Les coopérants français en Afrique: Portrait de groupe (années 1950–1990) 2336008858, 9782336008851

La présence d'un grand nombre de Français dans les Etats africains devenus indépendants constitue une des caractéri

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Les coopérants français en Afrique: Portrait de groupe (années 1950–1990)
 2336008858, 9782336008851

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Coordonné par

Odile Goerg et Françoise Raison-Jourde

Les coopérants français en Afrique Portrait de groupe (années 1950-1990) Cahiers Afrique n°28

Laboratoire SEDET Université Paris-7 – Denis-Diderot

Les coopérants français en Afrique Portrait de groupe (années 1950-1990)

Coordonné par

Odile GOERG et Françoise RAISON-JOURDE

Les coopérants français en Afrique Portrait de groupe (années 1950-1990) Cahiers Afrique n°28

Publié avec la participation du Laboratoire SEDET Paris-7 – Denis-Diderot

© L’Harmattan, 2012 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-336-00085-1 EAN : 9782336000851

En hommage à Annie Duperray-Madiéga, actrice de la coopération et membre du groupe de recherche sur les coopérants

Annie Duperray-Madiéga (8 août 1942 – 10 février 2012)

Hommage à Annie Duperray-Madiéga

Claude-Hélène PERROT∗

Annie Duperray-Madiéga1 nous a quittés le 10 février 2012. Le 14, nous avons été nombreux à l’accompagner au cimetière d’Amplepuis, dans les monts couverts de neige du Beaujolais, à une soixantaine de kilomètres de Lyon. Amplepuis ne cessa pas de compter pour elle et, quand il fallut vendre la dernière maison où vécurent ses parents, cela ne fut pas sans peine. C’est à Amplepuis, dans le quartier Déchelette, qu’Annie a passé son enfance et son adolescence. Ses parents habitaient alors rue Déchelette, dans ce quartier dont l’éponyme est un industriel du textile (tissus de coton). Son père travaillait à l’usine. Annie évoquait souvent cette période et les conditions de vie dans la cité ouvrière : l’alignement dans les cours de quatre « toilettes » collectives (sans eau), où il fallait descendre en toute saison et par-delà, des jardins potagers, chaque famille ayant son jardin avec une cabane pour ses poules et lapins. Elle en a fait d’ailleurs le sujet d’un de ses premiers travaux, son mémoire complémentaire de DES, intitulé La population ouvrière d’Amplepuis (faculté des lettres de Lyon, 1967). Annie alla à l’école de l’entreprise Déchelette, tenue par des religieuses. À douze ans, elle passa au pensionnat Saint-Charles d’Amplepuis. C’est là qu’une religieuse, du nom de sœur Marie-Hélène, qu’impressionnaient son goût pour l’étude et ses succès scolaires, intervint auprès de ses parents pour qu’elle poursuive au-delà du baccalauréat. Son père, qui appartenait à une fratrie de dix enfants et n’avait pu réaliser son propre désir de faire des études, l’encouragea. Après le brevet elle entra en pension à l’école de la Charité de Roanne. Annie lisait beaucoup, sans cesse, nous dit sa sœur Yvonne et, à l’âge de douze ans, elle aurait déclaré à sa mère : « Je partirai en Afrique » ; à l’époque, dans les écoles religieuses, « il y avait toujours deux ou trois écoliers africains – boursiers ou enfants de riches, on ne sait pas – qui venaient faire leurs études en France ». Après le bac (section mathématique) passé à Roanne, ce fut la faculté des lettres de Lyon, et la licence d’histoire et géographie. Elle se lia d’amitié ∗

Professeure émérite. Université Paris 1 - Cemaf. Née le 8 août 1942 à Saint-Just-la-Pendue non loin de Roanne. Amplepuis ne possédait pas alors de maternité. Anne-Marie pour l’état-civil, elle a choisi de se faire appeler Annie. 1

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) avec deux étudiantes d’autres sections. Elles prirent ensemble la décision de partir à Ouagadougou en Haute-Volta, après que l’une d’elles, Claude Boudry, leur lut, dans un bus, la lettre de la directrice du collège de filles de Kologh Naaba qui réclamait pour son établissement (privé) des professeurs en toutes disciplines. Ce fut pour toutes les trois, en 1966, le premier contact avec l’enseignement, en même temps qu’elles découvraient la terre africaine, à la faveur de maintes excursions en Haute-Volta et dans les pays voisins. Au bout d’un an, le trio décida d’aller vivre dans un quartier qui n’était pas « résidentielblanc », celui de Saint-Léon. Mais, bien vite, l’idée s’imposa à elles que, sans CAPES ou agrégation, il serait très aléatoire de poursuivre une carrière dans l’enseignement. En 1969, Annie, comme ses deux amies, revint en France pour préparer les concours. Elle obtint l’agrégation d’emblée, dès 1970. Et l’année suivante elle repartit à Ouagadougou, cette fois « en coopération », comme assistant et maître-assistant à l’Université, poste qu’elle occupa jusqu’en 1984, année où les remous de la révolution sankariste provoquèrent le départ de plusieurs coopérants français. Entre temps elle avait fondé une famille avec Georges Madiéga, qui allait lui aussi devenir historien, et le Burkina resta sa terre d’élection en Afrique ; l’histoire de ce pays, notamment pendant la période coloniale, demeura le sujet principal de ses recherches. En suivant les différentes étapes de son parcours, on est frappé par la constante association de la recherche et de l’enseignement. Elle mena de front ces deux activités, bien que son itinérance dans deux universités d’Afrique centrale (Yaoundé 1984-1988 puis Libreville 1988-1994) n’ait pas facilité des recherches localisées au Burkina. On la revoit, mince et frêle, accompagnée de ses quatre garçons, se déplaçant avec une montagne de bagages et assurant la logistique des installations successives. Pratiquer le métier d’historien pour Annie c’était tout d’abord prêter une extrême attention aux sources, qu’il s’agissait tout d’abord de repérer. Sa prospection commença dès 1970 à Paris partout où il y avait des archives sur l’histoire de la Haute-Volta à l’époque coloniale, à commencer par celles du ministère de la FOM, rue Oudinot (qui plus tard seront transférées à Aix-en-Provence). Elle s’intéressa particulièrement à celles qui portaient sur la partie du pays qui allait faire l’objet de son doctorat de 3e cycle : Les Gourounsi de Haute-Volta : conquête et colonisation, 1896-1933. Sa thèse, soutenue en 1978 à l’université Paris I, sous la direction d’Henri Brunschwig, a été publiée en 1984 par l’Institut Frobenius de Francfort (voir la liste de ses publications jointe). Une fois en poste à Ouagadougou, elle étendit sa prospection aux chefslieux des cercles de Haute-Volta et aux archives d’autres pays d’Afrique occidentale (Niger, Côte d’Ivoire, Ghana, Sénégal). Plus tard elle découvrit des stocks d’archives non répertoriées, en particulier celles de l’Inspection

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HOMMAGE À ANNIE DUPERRAY-MADIÉGA du Travail en Haute-Volta. Elle exploita également la presse et les revues syndicales. Dès le départ, elle intégra les témoignages oraux dans ses sources. À l’université de Ouagadougou, elle participa jusqu’en 1984 aux activités du Laboratoire universitaire de tradition orale (LUTO) regroupant anthropologie, histoire, géographie, sociologie, philosophie. Elle inclut « les témoignages vécus de la période coloniale » dans l’inventaire des différentes sources de l’histoire de la Haute-Volta, qu’elle coordonna pour un projet d’ouvrage collectif sur la Haute-Volta, financé par la Mission de Coopération française2. En 1980, elle s’inscrivit en doctorat d’État sous la direction de C. Coquery-Vidrovitch à l’université Paris VII, sur un sujet très général : Évolution économique et sociale des pays de la Haute-Volta : 1919-1960. Mais rapidement elle allait concentrer ses recherches sur un sujet qui lui tenait particulièrement à cœur : le travail et les travailleurs dans la HauteVolta coloniale. Laissons-lui la parole : « J’ai recentré mon travail sur la question de la main-d’œuvre et son rôle central dans l’étude économique de la Haute-Volta coloniale. Ce travail s’articule autour de trois thèmes : travail forcé (théoriquement aboli en 1947), migrations de travail (en A.O.F., au Ghana et jusqu’au Gabon dans les années 60), débuts du travail salarié concernant les activités les plus variées (plantations de cacao ou de café, mines d’or du Ghana et de Côte d’Ivoire, chantiers de construction des chemins de fer, maisons d’import-export coloniales, fonction publique : poste, enseignement, santé, administration). L’utilisation conjointe de sources coloniales classiques (rapports, statistiques, etc.) et de témoignages de travailleurs permet d’étayer l’étude de cette question et d’éclairer ses liens éventuels avec le sous-développement actuel »3.

Il est clair qu’elle n’allait pas se limiter dans ses investigations au factuel et au quantitatif. Son but était d’approcher son sujet de l’intérieur, en se mettant à l’écoute des intéressés eux-mêmes. Son retour en France ne se fit pas sans difficultés. À Lyon, où elle s’installa avec sa famille, il lui fallut attendre deux ans une affectation à l’IUFM de Grenoble (1996-2006). Entre temps elle enseigna l’histoire et la géographie dans un lycée de Lyon, comme une débutante. On est impressionné par les divers obstacles qu’elle a rencontrés sur sa route et qu’elle a affrontés avec vaillance, s’adonnant à ses tâches d’enseignante sans en négliger 2

Une partie de ces recherches a été utilisée pour rédiger le chapitre concernant la Haute-Volta dans un ouvrage sur le bilan de la colonisation française en Afrique noire : L’Afrique au temps des Français. Colonisateurs et colonisés, c. 1860-1960 sous la direction de C. CoqueryVidrovitch, 1992, La Découverte. 3 Annie Duperray-Madiéga, CV. (2006), p. 6.

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) aucune, activités administratives incluses. La formation des maîtres était pour elle une question primordiale et la disparition programmée des IUFM lui parut être une mesure regrettable et inquiétante. Les liens qu’elle avait noués dès 1980 avec le laboratoire SEDET (Sociétés en développement dans l’espace et dans le temps) de l’université Paris VII, et dont elle devint membre titulaire en 1998, se fortifièrent quand elle habita Lyon. Elle participa activement aux activités du SEDET: publications collectives, colloques internationaux. Avec Georges Madiéga, elle s’est impliquée dans l’association Via Nebba, ONG créée en 1984 avec son concours, en vue de contribuer au mieux-être du pays gourmantché (micro-crédits, puits, centres de soins de santé, écoles). C’était aussi pour elle le moyen de maintenir vivants ses liens avec le Burkina. Au cimetière, Georges déposa sur son cercueil deux pagnes, dont l’un gourmantché, blanc et indigo, et égrena lentement un peu de terre du pays. Malheureusement elle ne put mener son grand ouvrage à son terme. Il était en voie d’achèvement quand se déclara, en 2009, le dernier épisode du cancer qui devait l’arracher à la vie. Non seulement elle avait réuni toute la documentation dont elle avait besoin, mais elle en avait rédigé plusieurs chapitres. Récemment elle avait décidé d’en extraire un article sur la naissance du syndicalisme en Haute-Volta, à Bobo-Dioulasso, dans les années 1940, lui aussi resté en chantier. Que faire pour que cet énorme travail devienne accessible ? Principales publications 1967 : Les Missions africaines de Lyon au Dahomey, 1860-1914, 71 f. dactyl., D.E.S. d’histoire sous la direction du professeur A. Latreille, faculté de lettres de Lyon. La population ouvrière d’Amplepuis, 45 f. dactyl., mémoire complémentaire de géographie sous la direction du professeur R. Lebeau, faculté de lettres de Lyon. 1975 : « Activités commerciales en pays voltaïques au XIXe siècle », Annales de l’École supérieure des lettres et des sciences humaines, Ouagadougou, n° 1, p. 46-54, 3 cartes. « Deux enquêtes sur les rites agraires en Haute-Volta », Annales de l’École supérieure des lettres et des sciences humaines, Ouagadougou, n° 2, p. 34-41. 1978 : Les Gourounsi de Haute-Volta : conquête et colonisation, 1896-1933, 379 f., multigr., thèse de 3e cycle sous la direction du professeur H. Brunschwig, université Paris I.

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HOMMAGE À ANNIE DUPERRAY-MADIÉGA 1984 : Les Gourounsi de Haute-Volta : conquête et colonisation 1896-1933, Stuttgart, Steiner-Verlag-Wiesbaden, 280 p., 28 cartes. (Studien zur Kulturkunde, n° 72). 1985 : « Les Yarse du royaume de Ouagadougou : l’écrit et l’oral », Cahiers d’Études africaines, 98, XXV, 2, p. 179-212. 1992 : « La Haute-Volta (Burkina-Faso) », in C. Coquery-Vidrovitch (dir.), L’Afrique occidentale au temps des Français : colonisateurs et colonisés, c. 1860-1960, Paris, La Découverte, p. 251-288. 1995 : « Travailleurs voltaïques entre Gold Coast/Ghana et Côte d’Ivoire », in M. Michel (dir.), Décolonisations européennes, Publications de l’université de Provence, IHCC/IHTP, p. 215-231. 1999 : « Une frontière fantôme : le 11e parallèle entre Gold Coast et HauteVolta », in F. Bernault (dir.), Enfermement, prison et châtiment en Afrique du XIXe siècle à nos jours, Paris, Karthala, p. 133-162. 2001 : « L’inspection du travail en AOF et les travailleurs de Haute-Volta, 1932-1960 », in C. Coquery-Vidrovitch, O. Goerg, C. Tshimanga, Histoire et devenir de l’Afrique noire au XXe siècle, travaux en cours, Paris, L’Harmattan, p. 193-211. 2003 : « Paroles de travailleurs en AOF, 1930-1960 », in H. d’Almeida Topor, Le travail en Afrique noire. Représentations et pratiques à l’époque contemporaine, Paris, Karthala, p. 229-259. « Travailleurs de Haute-Volta et code du Travail outre-mer », in G. Madiega, O. Nao, Burkina Faso, cent ans d’histoire, 1895-1995, tome 2, Karthala/PUO, p. 1525-1563. 2004 : « Burkina Faso (Upper Volta) : Nineteenth Century », in K. Shillington (ed), Encyclopedia of African History, New York, London, Fitzroy Dearborn, vol. 1, p. 180-182. « Burkina Faso (Upper Volta) : Colonial Period », in K. Shillington (ed), Encyclopedia of African History, New York, London, Fitzroy Dearborn, vol. 1, p. 182-183.

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Les coopérants français en Afrique : portrait de groupe (années 1950-années 1990)

Odile GOERG∗ Françoise RAISON-JOURDE∗∗1

Partir en Algérie ou en Afrique noire en tant que « coopérants » tentait comme une aventure, une façon de s’accorder un ultime délai avant l’établissement. (situé en 1969) Annie Ernaux Les années (Gallimard, Folio, 2008, p. 97)

Aux origines du projet Alors que la génération des anciens administrateurs coloniaux disparaît, que les premières cohortes de coopérants s’effacent et avec eux, peu à peu, la notion même de coopération, le moment semble venu de se pencher sur ces acteurs de la présence française d’un nouveau genre émergeant au sortir de la colonisation. Inaugurée dès les indépendances par des accords bilatéraux, la coopération crée d’autres modes de recrutement et de travail, instaurant la règle de la neutralité et de la distance respectueuse vis-à-vis des États indépendants, ligne de conduite parfois malaisée à suivre, notamment pour ceux dont les motivations de départ dépassent la recherche d’un meilleur salaire ou poste. Sans négliger la coopération en tant que base légale et institutionnelle de cette présence, cette publication souhaite aborder les coopérants en tant que groupe, analyser le rôle qu’ils jouèrent et les motivations, concrètes ou idéologiques, qui les poussèrent à s’expatrier temporairement vers des pays africains devenus indépendants. Ils sont saisis ici, non pas à travers des schèmes théoriques généraux, mais dans une dimension très concrète et incarnée, celle des interactions complexes et subtiles entre des individus aux statuts et personnalités différents. L’optique est résolument celle de l’histoire sociale, mais aussi de l’histoire des idées et des transferts culturels dans le cadre ∗

Professeure d’histoire de l’Afrique contemporaine. Université Paris Diderot-SEDET. Historienne, professeur émérite. Université Paris Diderot-SEDET. 1 Ce texte doit beaucoup aux réflexions collectives du groupe de recherche. ∗∗

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) global des relations internationales de la deuxième moitié du XXe siècle. Par ce biais, il s’agit d’examiner l’élaboration et la reconfiguration de relations dites alors de coopération avec des pays sous-développés, aujourd’hui communément appelées Nord-Sud, dans un contexte de globalisation toujours plus prégnant. Aux origines de ce travail se trouve un projet initié par un petit noyau de chercheuses qui furent aussi coopérantes : Annie Duperray (université de Grenoble ; coopérante au Burkina Faso, au Cameroun et au Gabon), Françoise Imbs (université Paris Diderot, coopérante au Burkina Faso et au Rwanda) et Françoise Raison-Jourde (université Paris Diderot, coopérante à Madagascar). D’autres membres du groupe Afrique-océan Indien du SEDET (université Paris-Diderot) se joignirent à elles. Ce groupe se donnait pour objectif de dresser une histoire sociale et culturelle des coopérants français, dans leur diversité, d’explorer l’impact de leur séjour en tant que groupe dans les États concernés, leur perception de l’environnement professionnel et social, leur action dans ce cadre mais aussi d’envisager les retombées de cette expérience sur leur trajectoire personnelle et leur carrière professionnelle ultérieure. Le projet fut intitulé : « Coopérants français en Afrique : expérience personnelle et regards croisés. De l’Union française aux États indépendants (1946-fin du XXe siècle) »2. Cet ouvrage constitue un jalon supplémentaire d’une riche recherche en cours3. L’approche sociale, culturelle et politique permet d’apporter un nouvel éclairage sur des questions relatives au développement ou aux relations Nord-Sud, formulées de manière parfois très abstraite ou formelle et d’en proposer une heuristique au plus près des expériences vécues par les différents partenaires. Elle prend en compte l’expérience humaine générée par la présence de Français en Afrique et permet ainsi d’interroger des situations de confrontations ou de circulations Nord-Sud, à partir d’expériences très concrètes, qui ont nourri des représentations complexes et évolutives. Ce projet ne s’intéresse pas seulement aux Français en situation en Afrique. Il cherche également à mesurer en quoi leur expérience a eu un impact dans leur vie au retour en France (carrière, engagements militants, maintien des liens…) et à voir comment s’est négociée leur réinsertion, qui témoigne bien 2

Ce programme de recherche a reçu un financement de l’université Paris-Diderot en 2008 au titre du BQR ainsi que d’une aide régulière du SEDET. 3 Une table ronde intitulée « Coopérants en Afrique : premières approches et réflexions méthodologiques » a été organisée le 16 décembre 2009, suivi d’un atelier sur « Coopérants et Français en Afrique, de l’Union française aux États indépendants (1946-1998) lors du 2e Congrès des Études africaines en France, 6-7-8 septembre 2010, Bordeaux. Un colloque (2930 novembre 2012) examine plus particulièrement la thématique suivante : « Coopérants et coopération en Afrique. Circulations et transferts culturels (années 1950 à nos jours) » ; il consacre tout un atelier à « La coopération venue “de l’Est” ». Il est organisé par Odile Goerg et Marie-Albane de Suremain dans le cadre du groupe de recherches sur l’Afrique et l’océan Indien (AOI) du SEDET-université Paris Diderot, en collaboration avec le Centre d’histoire de Sciences Po (CHSP) de l’Institut d’études politiques de Paris.

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INTRODUCTION souvent d’un réinvestissement d’acquis accumulés lors d’un séjour outremer. Malgré l’importance quantitative des coopérants et leur rôle souvent éminent dans certains secteurs de l’économie et de la gestion à leur retour en France (notamment la culture ou l’aménagement du territoire), ils n’ont été que peu étudiés. Leur nombre s’élève pourtant à 14 000 environ pour ceux recrutés par le ministère de la Coopération autour de 19724, mais leur renouvellement constant fait qu’un groupe bien plus important est concerné. Marie-Albane de Suremain souligne les lacunes de l’historiographie, notamment pour les périodes les plus récentes5. Les travaux sur les administrateurs coloniaux sont nombreux et leurs témoignages écrits se sont multipliés récemment, mais ces autres figures d’expatriés restent peu explorées, alors même que leur nombre augmente et que leur profil se diversifie à partir des années 1950. Les administrateurs disparaissent après 1960 comme catégorie d’acteurs du fait des indépendances, dans la terminologie du moins, car beaucoup se reconvertissent en coopérants et « assistants techniques » et connaissent une deuxième carrière africaine. De même, malgré l’intérêt et la réflexion que suscitent certains sous-groupes contemporains, notamment les « humanitaires », partiellement héritiers des coopérants, il n’existe pas d’étude globale consacrée à ces acteurs alors que se développent les travaux sur l’expertise6. Cet ouvrage vise donc à combler partiellement ces lacunes, en proposant une exploration de groupes des coopérants, et à ouvrir des pistes de recherche7. D’une génération à l’autre L’analyse se situe dans la moyenne durée. Elle débute avec la création de l’Union française en 1946, période de transformation du mode de gestion coloniale et de diversification professionnelle des Français en poste en Afrique, observée précocement par Georges Balandier8. L’étude s’achève en 4

Ceci sans compter les VSN (Volontaires du Service national) qui deviennent majoritaires dans les années 1980. Chaque année il en part 10 000 de France. À partir de 1984, un contrat de coopérant ne peut être renouvelé sur plus de 6 ans. 5 Pour les deux premières décennies, voir la thèse de Suzie Guth (1982). 6 Divers aspects sont en cours d’étude, notamment l’expertise médicale, agricole, hydraulique…Voir : Vincent Bonnecase (2011), Christophe Bonneuil (2001), Françoise Dufour (2010), Joseph Morgan Hodge (2007), Guillaume Lachenal et Bertrand Taithe (2009), Cyrus Veeser (2010). 7 Des enquêtes sont toujours en cours, notamment auprès des Africains qui ont côtoyé, de près ou de loin, des coopérants français. 8 Georges Balandier, « La situation coloniale : approche théorique », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 11, 1951, p. 44-79 ; et Sociologie des Brazzavilles noires, Paris, Presses de la FNSP, 1955.

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) 1998, année de la suppression du ministère de la Coopération. Entre les deux, la coopération connut une phase d’apogée puis de reflux à partir des années 1980. La présence en grand nombre de Français dans l’Empire puis dans les États africains9 et la continuité avec des formes antérieures de présence (Institut Pasteur, IFAN, Ortsom, etc.) est un fait marquant, un des liens qui continue d’unir la France et ses anciennes colonies. Ce trait constitue même une des caractéristiques majeures du mode de relations entre la France et son ancien Empire, qualifié pour cette raison de « pré carré ». Il contraste avec le retrait anglais de l’Afrique, voire la rupture avec d’anciennes colonies. Au-delà de ce survol, certains tournants se dégagent. Après la Deuxième Guerre mondiale sont repensés et réorganisés les liens et circulations entre métropole et colonies. L’ENFOM (École nationale de la France d’outre-mer) participe de cette réflexion, certains enseignants et élèves envisageant puis cherchant à préparer une éventuelle indépendance. Julien Hélary témoigne des débats au sein de l’École. D’autres institutions que le ministère des Colonies interviennent désormais outre-mer. Aux groupes socio-professionnels habituels (enseignants, personnel médical) vient s’ajouter, dans la mouvance du Fonds d’investissement et de développement économique et social (FIDES), avec les plans de 1946-1952 et de 19531958, toute une gamme de techniciens venus apporter des compétences spécifiques : ingénieurs, agronomes, spécialistes des travaux publics, démographes, architectes, urbanistes… Les femmes, plus nombreuses, ne viennent plus seulement en tant qu’épouses mais aussi comme professionnelles car de nouveaux métiers apparaissent, notamment celui d’assistante sociale (DoreAudibert, 1999). Les années 1950 constituent donc une décennie fondamentale où commencent à se diversifier les acteurs français en Afrique : diversification professionnelle et sociale mais aussi des attitudes et des opinions, sensibles dans les relations et modes de collaboration avec les Africains, les modes de vie…10 Tout en restant contraintes par le carcan colonial, les relations et circulations entre Français et colonisés se renouvellent, dans le cadre de partis politiques11 ou des loisirs.

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Environ 150 000 Français déclarés vivent en Afrique dans les années 1975-1980, c’est-àdire plus qu’au temps des anciennes colonies. 10 Quentin Duvauchelle, Les Européens dans les villes de l’Afrique équatoriale française (Gabon, Moyen-Congo, 1945-1960), mémoire de DEA sous la direction d’Odile Goerg, université Paris Diderot, 2003. 11 Jean Suret-Canale, Les groupes d’études communistes (GEC) en Afrique noire, Paris, L’Harmattan, 1994.

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INTRODUCTION Après les indépendances, en 1958 pour la Guinée12, en 1960 pour la majorité des autres, des Français arrivent dans le cadre des accords de coopération bilatérale signés entre la France et les anciennes colonies. Les années 1960-70, années des possibles, voient la montée en puissance de la coopération. Les coopérants sont alors volontiers associés à la phase des utopies africaines des années 1960-1970, porteurs du credo d’un développement rapide. Après 1975, année de publication du rapport Abelin, du nom du ministre de la Coopération d’alors13, un tournant est assumé avec franchise : la coopération doit soutenir les intérêts privés (banques, groupes pétroliers, sociétés de commerce ou d’étude et conseil). Il s’agit en fait d’avaliser une évolution en marche. Une forme de « lobbysme » a en effet « investi une partie des structures d’aide » publique aux pays en voie de développement. Le Fonds d’aide et de coopération (FAC), dont les crédits sont en baisse, a cessé de financer les écoles, les routes ou les barrages. Il n’intervient plus que pour « financer des études et catalyser des capitaux »14. Ceci se fait via la Caisse centrale de coopération économique (CCCE) qui aide les PME françaises à s’implanter sur le marché africain, ou réciproquement, contribue à développer des PME africaines. Celles-ci sont repérées par des VSN qualifiés (anciens élèves d’écoles de commerce, ingénieurs, etc) recrutés par les attachés commerciaux d’ambassade avec lesquels ils auront à œuvrer. Dans les années 1980, début de la décrue, le profil des intervenants français, leur positionnement social et politique continuent à se diversifier. La génération du déclin est analysée par Marie-Albane de Suremain qui, au-delà des chiffres, restitue les changements d’ambiance et les réorientations qui se traduisent par des profils quelque peu modifiés ; ainsi la qualification professionnelle des coopérants s’accroît en général. Ce demi-siècle de parcours allant de 1946 à 1998 est marqué par une double rupture politique, celle des premières indépendances (1958-1962) et celle des années 1970 dans certains États, comme Madagascar, qui voit le retrait de la majorité des coopérants français et l’arrivée de coopérants d’autres nationalités (pays de l’Est…). Au début des années 1980, l’ouverture de la coopération vers des pays « hors champ » ne semble pas toutefois avoir modifié les lieux d’affectation majoritaire des coopérants. Parallèlement, les pays mettent en place, à des rythmes différents, la nationalisation des cadres 12

Les coopérants français y furent moins nombreux et côtoyèrent des envoyés des pays de l’Est : pour l’enseignement, voir : Abdoulaye Diallo, Acteurs et actrices du système éducatif guinéen sous Sékou Touré : enjeux politiques et implications sociales (1957-1984), thèse de doctorat sous la direction d’Odile Goerg, université Paris Diderot, 2008 (ch. VI « Les enseignants étrangers dans la Guinée révolutionnaire », p. 292-325). 13 UDF, tendance démocratie-chrétienne, Pierre Abelin fut ministre de la Coopération sous J. Chirac de 1974 à 1976. G. Balandier et S. Hessel ont participé à la commission de rédaction du rapport. 14 Les citations proviennent de l’intéressante analyse de Patrice Claude : « La coopération en question. I. Un ‘lobbysme’ feutré », Le Monde, 18 décembre 1979.

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) (zaïrianisation, camerounisation, ivoirisation). Celle-ci est volontairement lente dans certains cas, ce qui explique le sentiment des jeunes Africains diplômés et en partie aussi les résultats du sondage effectué par Louis Harris auprès d’un « échantillon représentatif » de 800 Africains publié par Jeune Afrique (28 novembre 1979)15. De ce sondage, aux questions certes assez vagues, ressort en effet une image bien négative de la coopération française. Des figures déconcertantes de diversité Sur la durée, il s’agit d’un groupe composite : quoi de commun entre les anciens administrateurs reconvertis, persuadés de connaître l’Afrique grâce à un passé de « broussard », les tout jeunes idéalistes et les coopérants venus « faire du CFA », sinon le statut, qui leur donne une position à part ? Entre devoir de neutralité et point de vue exceptionnel sur les coulisses du pouvoir, le coopérant navigue dans l’ambiguïté, parfois en eaux troubles, allant de la reproduction néocoloniale d’un rapport de domination à l’appui indirect à des mouvements contestataires. Cette question est abordée, sous un angle empirique, par Honoré Ouédraogo qui montre à quel point la part des coopérants dans l’enseignement catholique en Haute-Volta a pesé sur les réformes scolaires et restreint la marge de manœuvre du gouvernement. De même, l’analyse par Céline Labrune-Badiane de la contribution antillaise et guyanaise à la coopération témoigne à la fois d’une continuité des fonctions d’administrateur au statut de coopérant et de la redécouverte des « racines africaines », pour une nouvelle génération partie aider ses « frères africains ». L’approche en termes d’histoire sociale permet de distinguer dans la masse des coopérants des « assistants techniques ». Sous cette dénomination anodine, ils sont parfois, paradoxalement, chargés de responsabilités au cœur des appareils étatiques. Ce terme d’assistant technique met l’accent sur leur nécessaire neutralité politique. Il implique qu’on puisse séparer tâches techniques et tâches politiques et prétend inverser le rapport précédent où Africains et Malgaches étaient de simples techniciens au service de supérieurs français pensant à leur place les modes de fonctionnement de l’administration et les décisions politiques. L’influence de ces hommes ne doit pas être sous-estimée car ils sont centraux dans le dispositif institutionnel et les représentations africaines de la Coopération. Évoquant leur cas, P. Claude parle d’une « véritable hiérarchie parallèle »16. Leur cohabitation avec les nationaux ou avec les jeunes coopérants peut être problématique. La diversité des filières induit aussi celle des coopérants. Les rapports entre acteurs (Français comme Africains) se développent d’abord surtout 15 16

Voir l’extrait du Monde reproduit à la fin de l’introduction. « La coopération en question. II. Une ‘chasse gardée’ ? », Le Monde, 19 décembre 1979.

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INTRODUCTION dans un cadre institutionnel (soit bilatéral, soit dans le cadre de la Communauté économique européenne ou d’institutions mondiales), mais aussi à travers des engagements individuels ou par le biais d’organismes privés. Aux coopérants recrutés par le gouvernement français en accord avec les autorités locales, mais pouvant dépendre de plusieurs ministères (Coopération, Éducation nationale, Enseignement et Recherche…), s’ajoutent des intervenants envoyés par d’autres institutions, en particulier les institutions religieuses. Dans ce cadre, les Églises jouent un rôle actif que ce soit la Délégation pour la coopération catholique (DCC), la Communauté évangélique d’action apostolique protestante (CEVAA) ainsi que d’autres instances telles les multiples associations oeuvrant en Afrique (ONG, Ingénieurs sans Frontières, Groupement des Retraités Éducateurs sans frontières …) qui s’installent selon des chronologies variables. C’est aussi le cas des VSN (Volontaires du Service national), échappant ainsi à la conscription militaire, mais redevables de deux ans de service outre-mer. Cette catégorie d’acteurs, bénéficie souvent de revenus limités par rapport aux « coopérants » stricto sensu ; elle noue, de ce fait, avec les sociétés locales des rapports de proximité et développe d’autres modes de conduite basés sur une économie sobre du quotidien. La contribution de Faranirina Rajaonah propose ainsi des portraits vivants des volontaires partant sous l’égide des missions protestantes à Madagascar. Leurs rapports avec les services encadrant leurs compatriotes rattachés directement au ministère de la Coopération ne sont pas toujours faciles. Il est difficile toutefois au coopérant d’échapper aux représentations qui le précèdent, même si son salaire est limité ou son souhait de vivre simplement sincère. Cependant la figure du VSN et des coopérants associatifs domine positivement dans les souvenirs des anciens. La majorité des coopérants a, elle, un niveau et un mode de vie qui tend à la rapprocher des anciens colons. Dans les capitales, ils forment à eux seuls un « milieu » et peuvent éviter, s’ils le souhaitent, les contacts avec les « Blancs » qui sont restés après l’indépendance, mais ceci est quasiment impossible dans les petites villes de province. Quant aux échanges de vue avec des coopérants étrangers, ils sont souvent décevants. Ainsi, le Mali comptait certes des coopérants soviétiques mais, dans le contexte de la guerre froide, ceux-ci vivaient repliés sur eux-mêmes et, selon plusieurs VSN, étaient muets car surveillés. Au même moment à Madagascar ou en Côte d’Ivoire, l’accent était mis dans les discours sur la proximité sociopolitique avec les nationaux : les Français étaient la 19e tribu, ou la 51e ethnie ! Outre les « vieux coloniaux », les coopérants rencontraient à la piscine, au tennis ou à la chasse, des militaires, pôle majeur de circulation des analyses sur l’Afrique, enrichis par leurs expériences antérieures de positionnement dans l’ex-Empire français. Leurs entrées étaient souvent plus aisées que celle des coopérants dans les milieux africains et malgaches qu’ils 19

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) avaient côtoyés antérieurement. De même, tout lien avec une des Églises chrétiennes ouvrait à des contacts potentiels avec des missionnaires dont l’organisation en réseaux fournissait bien des informations sur les campagnes et sur les ressorts de l’action du pouvoir. Au-delà de cette diversité typologique, les coopérants sont aussi fruits de leur temps. On peut ainsi dégager des contrastes de génération. La notion de génération permet de mettre à jour, dans la complexité des cas individuels, une succession d’attitudes collectives : ainsi Julien Hélary analyse, pour les années 1950, les modes de continuité et discontinuité à l’œuvre parmi les administrateurs formés à l’ENFOM qui, dans le contexte de l’après-guerre, prépare en quelque sorte les indépendances en intégrant des élèves africains et en réformant, parfois à la marge uniquement, la formation scolaire. Nombre de ces élèves poursuivent une carrière outre-mer, recyclant ainsi leur savoir et savoir-faire, et modifiant, ou non, leur regard sur l’Afrique, leurs pratiques et leur mode de relations avec les Africains. Leur succède la génération des années 1960 sensibilisée par la guerre d’Algérie, déterminant une volonté d’« engagement » anticolonial au service des pays indépendants. Ceci a particulièrement marqué la jeunesse de gauche et chrétienne. Dans l’optimisme et l’enthousiasme du « développement » du « Tiers Monde », vocables qui s’imposent alors, ces Français, le plus souvent jeunes, peu expérimentés, à majorité masculine, s’embarquent pour cette aventure. Ils sont portés par des mouvements politiques ou sociaux. Françoise Raison-Jourde explore le bagage idéologique forgé au sein de mouvements pour la plupart chrétiens. Ce bagage premier d’expériences de jeunesse et de représentations est décisif, car les coopérants lisent peu sur place, faute de bibliothèques et librairies, et perdent de vue nombre d’anciens compagnons de route. Ils sont confrontés au prosaïsme du quotidien ne correspondant que de loin à l’Afrique rêvée. Les contradictions s’avèrent alors fortes entre les motivations de départ, les grandes espérances, la volonté d’action et la capacité réelle à agir ou les pesanteurs ambiantes. La génération suivante voit le statut de la France se modifier, voire s’altérer. Celle-ci reste une référence pour de nombreux États africains et leurs élites, mais les jeunes Africains commencent à se tourner, de plus en plus, vers d’autres interlocuteurs et horizons. Alors que les critiques du néocolonialisme et de la Françafrique se déploient, les États africains s’émancipent progressivement puis de manière accélérée d’un mode de relations à la fois serré et inégalitaire sous l’influence des mutations politiques dans les États indépendants, des changements idéologiques (fin de la guerre froide, redéfinition des concepts de « développement » et de « coopération »), de la pression des contraintes de l’Union européenne et de la mondialisation. Les coopérants sont pris, à leur corps défendant bien souvent, dans cette tourmente alors que par ailleurs l’on passe d’une conception unilatérale de l’aide au multilatéralisme.

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INTRODUCTION Ce sont donc des strates de coopérants qui se succèdent tout autant qu’une diversité interne des statuts et des personnalités. Une rupture générationnelle prend place entre ceux de la vague humaniste enthousiaste liée aux indépendances, ceux des années 70, qui ont souvent « fait » 68, prêts à la critique, volontiers ironiques, et ceux qui arrivent dans les années 1980, bien loin de l’expérience coloniale. Privilégier l’oralité et le quotidien Divers angles d’approche ont été dégagés dans le cadre de la recherche. D’une part en amont, sont étudiés les modalités de recrutement et les profils sociologiques des candidats au départ ainsi que leurs motivations. Des cycles de préparation théorique, pour ces coopérants totalement ignorants des réalités locales, se mettent sur pied peu à peu sous l’égide d’organismes publics ou privés mais ils touchent peu de candidats au départ et se limitent forcément à de vagues généralités. D’autre part, sur place, sont examinés les conditions de travail, le mode de vie, les types de contact avec les nationaux (collègues, amis…) ainsi que les perceptions qu’en ont ceux-ci. Finalement, que représente l’expatriation en tant que « coopérant » ? Quelles pratiques sur place et quelles traces au retour ? Les thématiques majeures d’histoire sociale sont ainsi suivies sur plus de cinq décennies. L’approche par le quotidien tient une place fondamentale. Elle met ainsi en lumière des formes d’acculturation culinaire ou festive, qu’on retrouve une fois de retour en France : consommation fréquente du riz ou de poisson, préparation de plats emblématiques du pays connu ensemble lors de réunions d’anciens coopérants, assistance à des concerts de groupes venant d’Afrique, retour sur le « terrain » avec les enfants ou petits-enfants, voire avec une classe entière, création ou soutien d’ONG en liaison avec le séjour de jadis… L’approche a valorisé les enquêtes orales : les générations en poste dans les années 1970-1980, qui furent les plus actives dans les relations de grande proximité entre la France et l’Afrique, arrivent en effet à la retraite et recueillir leur témoignage est précieux. Toutefois, la réticence de certains anciens coopérants aux demandes d’entretiens est manifeste. Elle tient peutêtre à leur désillusion, au terme de dix premières années d’attente utopique, où l’on croyait au « développement rapide » et à l’émergence de sociétés basées sur le « socialisme africain » que prônent Nyerere et Senghor. Elle peut tenir aussi au contraire à leurs implications au cœur des politiques locales souvent décriées aujourd’hui. D’autre part, le passage de relais était très aléatoire entre les coopérants eux-mêmes car la brièveté de bien des séjours, notamment pour les VSN, ainsi que l’absence de continuité dans les liens humains nuisent aux formes

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) de leur mémoire et limitent la transmission des expériences17. La création d’associations des Français de l’étranger, au début des années 1980, a pu contrebalancer ce morcellement et créer une sorte de mémoire commune. Au final, l’échantillon des enquêtés est en deçà des objectifs initiaux du groupe de recherche mais il est complété par des entretiens effectués pour les contributions spécifiques des divers chercheurs. Un questionnaire a été mis au point et testé en 2008-2009 ; il peut servir de matrice pour les enquêtes à mener auprès des autres groupes d’acteurs. Françoise Imbs propose une analyse globale des coopérants interviewés, en éclairant le vécu relationnel et l’impact de l’expérience africaine sur les carrières ou formes de militantisme postérieures. Dans l’éventail des catégories socio-professionnelles ainsi inventoriées, les métiers de l’enseignement sont sur-représentés mais il ne faut pas oublier que 70 % des coopérants, à peu de chose près, sont enseignants. Bien d’autres sources complètent les entretiens oraux. Archives, publications diverses comme les bulletins de liaison émanant de la coopération publique, tel celui du Blact (Bulletin de liaison des agents en coopération) ou de la coopération privée (Églises, mouvements de laïcs en leur sein), articles de presse africains ou malgaches sont enrichis par les mémoires que de nombreux coopérants, marqués par cette expérience, ont écrits18. L’exploitation de fonds d’archives, encore peu travaillés, permettrait de mieux contextualiser encore des destins individuels. Laurent Manière évoque ainsi la richesse des fonds du CAC (Centre des archives contemporaines), dépositaires d’archives des ministères de la Coopération et de l’Éducation nationale notamment. Dans cette recherche, qui laisse une grande part à l’enquête prosopographique, le choix d’une focalisation sur quelques pays au profil sociopolitique spécifique (Bénin, Burkina Faso, Cameroun, Côte d’Ivoire, Guinée, Sénégal, Togo et Madagascar essentiellement) et d’exemples ciblés, permet de mettre en évidence une typologie de la présence, des expériences et des perceptions de Français en Afrique. Les sources, notamment les entretiens, mettent en évidence certaines caractéristiques des coopérants. Biologiquement, le coopérant-type, a fortiori le VSN, n’a pas de « vieux ». Il s’organise dans une grande famille de jeunes. Il est peu bavard sur ses origines sociales, avec lesquelles il est momentanément en rupture. Cet aspect peut plus facilement aujourd’hui être pris en compte. La vie des Français en Afrique et leurs relations avec les Africains sont en partie déterminées par leur situation personnelle : arrivée en tant qu’homme ou en tant que femme, en célibataire 17

Constat frustrant pour quiconque entamait un travail en profondeur. En 1970 un groupe de Tananarive compte 44 membres dont plus de la moitié sont recrutés depuis octobre 1968. Le temps de présence moyen est de deux ans et demi. 18 Parmi les plus récents, voir : Dine (2005), Hammer (2005) ; David (2007) ; Colin (2007) ; Rossi (2009), Erny (2012).

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INTRODUCTION ou en couple, avec ou sans enfant. La structure démographique des « communautés françaises », avec leurs modèles familiaux restreints au regard de sociétés africaines affectées par une transition démographique en cours, a suscité ainsi des réactions contrastées : de l’étonnement teinté d’un soupçon de réprobation à la fascination pour une structure familiale permettant de réaliser des projets économiques, de carrière, des investissements importants pour une descendance limitée – modèle envisageable pour les bourgeoisies urbaines notamment. Cette présence des familles ou de célibataires coopérants venus du Nord au contact de modèles familiaux, variés eux aussi, au Sud, a joué un rôle de révélateur des perceptions générées par l’évolution des schémas démographiques. Cette caractéristique joue sur les formes de sociabilité et d’intégration et sur le type de liens qui peuvent se nouer sur place, avec les sociétés locales ou, strictement, entre Français ou expatriés. Certains Français effectuent des séjours successifs dans plusieurs pays, étapes d’un cheminement qu’il est instructif de suivre, l’expérience initiale venant enrichir la suivante ou orienter certaines attitudes. Le contexte géopolitique est en effet essentiel pour comprendre leurs actions et l’impact qu’elles ont eu : chaque pays représente un cas spécifique et s’inscrit dans une chronologie propre qu’il faut maîtriser pour pouvoir cerner le positionnement des coopérants. Les données locales sont bien sûr à prendre en considération dans l’analyse du mode de relations sociales entre Français et Africains. La spécificité du statut ou de la localisation joue un rôle important également, comme le montrent les nombreux cas individuels étudiés à Madagascar : isolé dans un collège rural ou immergé dans le grand collège de Tananarive, où enseignent de nombreux Malgaches, le coopérant ne vit pas la même chose et son insertion dans la société s’en ressent. Finalement, l’ouvrage s’achève par une ouverture géopolitique, l’étude des coopérants d’un autre monde, celui de l’URSS, dans le contexte des luttes de libération nationales et de la guerre froide. La contribution d’Anna Pondopoulo, basée sur les mémoires publiés récemment de diplomates soviétiques, propose une autre vision et un autre vécu de la coopération. Elle aborde la présence des Soviétiques tout autant sous l’angle politique que sous celui du quotidien de ces expatriés peu familiers du continent africain. Cette analyse donne une autre perspective, fort intéressante, sur les modes de rencontre entre puissances étrangères et pays africains. Sa dimension comparative permet de mettre en relief les spécificités des divers types de coopération. À travers les différentes contributions, le questionnement s’est situé dans une perspective postcoloniale, c’est-à-dire en éprouvant la permanence de configurations coloniales dans le contemporain et en interrogeant l’impact des relations de type colonial jusqu’à nos jours, à travers les politiques, les institutions, les représentations ou les individus. La question des formes de rupture/continuité s’incarne ici dans des agents de la présence étrangère, les coopérants. Cette démarche est fondamentale pour comprendre d’un point de 23

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) vue social, culturel et politique ce que fut, concrètement, la passation de pouvoir au moment de l’indépendance (néocolonialisme, Françafrique…). Dans cette perspective, la perception des Européens répandue en Afrique est pour le moins ambiguë, allant de l’envie à la distance prudente, et ambiguës aussi sont les relations tissées au quotidien, dans un cadre professionnel ou non. Ils sont enviés pour leurs compétences techniques ou leur niveau de vie et même quelquefois sollicités comme intermédiaires entre Africains. Cependant il paraît préférable, en général, de garder une certaine distance vis-à-vis de ces étrangers, différents par leurs « mœurs » et suscitant bien souvent l’étonnement plus que l’admiration ou la sympathie à l’égard de leurs éventuels efforts pour s’intégrer dans les sociétés locales. Cet autre versant de la recherche sur la coopération et les coopérants, à savoir les regards et jugements des Africains, est à peine amorcé mais s’avère bien évidemment indispensable pour la compréhension des décennies ayant suivi les indépendances.

Et maintenant, elle guettait par le hublot l’apparition des Baléares qui lui offraient la promesse… du retour dans la douceur d’un pays natal qui ne l’aurait pas vu naître, et son coeur se mettait à battre plus fort jusqu’à ce qu’elle aperçoive la ligne grise des côtes africaines et sache qu’elle était enfin de retour chez elle. Car c’était en France qu’elle se sentait en exil, comme si le fait de ne plus respirer quotidiennement le même air que ses compatriotes lui avait rendu leurs préoccupations incompréhensibles et vains les propos qu’ils lui tenaient, une mystérieuse frontière invisible avait été tracée autour de son corps, une frontière de verre transparent qu’elle ni le pouvoir ni le désir de franchir. Jérôme Ferrari Le sermon sur la chute de Rome, (Actes Sud, 2012, p. 114)

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INTRODUCTION Un sondage de « Jeune Afrique » LES AFRICAINS JUGENT LA COOPÉRATION L’hebdomadaire Jeune Afrique a publié dans son numéro du 28 novembre, un sondage Louis Harris réalisé auprès d’un « échantillon représentatif » de huit cents Africains. « Trois questions (sur vingt-deux) concernaient plus précisément l’image de la coopération française : - « Quelle opinion avez-vous des coopérants français en Afrique ? » 53 % des « sondés » ont une « assez mauvaise » ou « très mauvaise » opinion (contre 46 % « très bonne » ou « assez bonne »). - « La coopération française vous paraît-elle postitive ou négative pour les pays aidés » ? 42 % des personnes interrogées la jugent « positive » et 57 % « négative ». - Enfin à la question : « La coopération française en Afrique sert-elle d’abord les intérêts de l’Afrique, ou d’abord les intérêts de la Frranc » ? 90 % disent la seconde solution. Encart du Monde, 19 décembre 1979 (cf. articles cités de P. Claude)

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Voir aussi les références bibliographiques des diverses contributions.

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Certains administrateurs furent ensuite coopérants : leurs témoignages sont cités dans la catégorie suivante car ils concernent les deux périodes.

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Comment appréhender le groupe de coopérants ? Approches méthodologiques

L’ENFOM (1946-1959) : la coopération au programme ?

Julien HÉLARY∗

Émettre l’idée d’un lien entre l’ENFOM1 (l’École nationale de la France d’outre-mer), institution coloniale s’il en est, et la coopération, initiée sous son titre officiel par les accords éponymes de 1960, peut certainement paraître, de prime abord, surprenant, voire paradoxal. C’est construire un pont sans barrage entre la période du colonialisme tardif (1946-1960) et celle des indépendances. Une manière de remettre en cause la pertinence de la rupture consacrée de l’année 1960, pendant laquelle la France accorde leur indépendance à douze États africains. En cela, étudier de manière nécessairement incomplète, les continuités entre les évolutions de l’ENFOM au crépuscule de son existence et la coopération à l’aurore de son développement, nous permet de suivre Frederick Cooper lorsqu’il précise que « la ligne de partage entre la période coloniale et la période des indépendances est pensée de manière tellement axiomatique que personne ne se demande vraiment quelles différences a entraînées l’acquisition de la souveraineté » (Cooper, 2008 : 7). Notre travail souhaite démontrer que les membres de l’ENFOM (corps professoral, élèves et en particulier, ceux africains, massivement présents à partir de 1956-57) réfléchissent, critiquent, prennent en compte, voire anticipent pour certains la coopération franco-africaine. En effet, si les toutes dernières années d’existence de l’ENFOM sont celles de « l’africanisation du corps des élèves », la période du colonialisme tardif (après la Seconde Guerre mondiale), marquée par une accélération de l’évolution politique de l’Empire est une période où les travaux d’élèves semblent témoigner d’une évolution des structures et des consciences au sein d’une école dont les ∗

Doctorant. Université Paris Diderot-SEDET. L’ENFOM est, lorsqu’elle ferme ses portes en 1960, le lieu de formation exclusif des administrateurs coloniaux depuis 1922 sachant que l’école existe depuis les années 18871889. De 1946 à 1960, son organisation est à géométrie variable puisqu’elle épouse l’évolution de l’Empire. Elle regroupe trois sections : la section administration qui existe depuis la naissance de l’ENFOM, la section magistrature créée en 1905 et une dernière section, inspection du travail et affaires sociales en 1949. La section administration, aux effectifs les plus importants, s’organise elle-même en plusieurs branches qui là encore évoluent au rythme des évolutions politiques : la section indochinoise disparaît en 1954 avec les accords de Genève, la section nord-africaine est progressivement intégrée entre 1945 et 1950 à l’ENA et la section africaine et malgache persiste jusqu’en 1959.

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) membres n’ont jamais semblé aussi divers. Ces derniers sont partagés entre des opinions situées aux confins de visions moderniste et développementaliste d’une part, passéiste et traditionnelle d’autre part. Si « l’Etat francoafricain [prend] toute son ampleur, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, au moment où les territoires africains acquièrent leur souveraineté » (Dozon, 2003 : 252), c’est certainement parce que la coopération est un des lieux privilégiés du réemploi des anciens administrateurs coloniaux mais aussi parce que cet État franco-africain a commencé à être pensé par certains administrateurs pendant les années 1950. Mais que signifie coopération pour un fonctionnaire-stagiaire de l’ENFOM de la fin des années 1950 ? Nous retiendrons la définition la plus convaincante et la plus précise. En 1959, Barthélémy Johasy, alors qu’il décrit le fonctionnement de la 8e session de formation des cadres de la coopération pour l’Afrique noire et Madagascar, avance que : « La notion de coopération suppose la réunion impérative des quatre principes essentiels ci-après : 1) l’existence d’un besoin économique commun entre un certain nombre d’individus, 2) le désir, la volonté et la décision de ces derniers de travailler ensemble pour satisfaire ce besoin dans les conditions optimales de qualité et de coût ; l’expression travailler ensemble étant entendu dans le sens général de mettre en commun les efforts (financiers, musculaires, intellectuels ou autres…), 3) la liberté de l’adhésion à cette action commune, 4) l’égalité entre les adhérents »2.

La coopération doit être une démarche collective qui désire répondre volontairement, dans l’égalité et la liberté, à un besoin identifié collectivement au départ. Nous sommes alors en présence de « principes » dont on sait qu’ils sont faits tout autant pour être poursuivis que pour être maintenus à distance. En quoi la démarche et les projets construits à l’ENFOM poursuivent une coopération idéale tout en s’en maintenant à distance, voilà une autre manière de s’interroger sur notre paradoxe de départ. « L’assistance technique » ou proto-coopération au sein de l’ENFOM Les membres de l’ENFOM attentifs aux enjeux géopolitiques du développement Existe-t-il des élèves tiers-mondistes à l’ENFOM d’après-guerre ? Une question volontairement provocatrice pour mettre en lumière la volonté d’une importante minorité d’élèves de vouloir saisir les enjeux géopolitiques 2

Archives nationale d’outre-mer (ANOM), Aix-en-Provence, Fonds ministériel, 3écol/159, « 8e session de formation de cadres de la coopération pour l’Afrique noire et Madagascar », mémoire de fin d’étude de Johasy, 1959, p. 11.

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L’ENFOM (1946-1959) : LA COOPÉRATION AU PROGRAMME ? de l’après Seconde Guerre mondiale, et plus précisément la situation des colonies dans toute sa complexité, à commencer par celle des différents points de vue politiques et idéologiques de l’époque. En 1948, une lettre manuscrite, rédigée par huit élèves et destinée à la direction, proteste contre le manque de diversité politique au sein des abonnements de presse de la bibliothèque de l’école. Les élèves concernés, évidemment de gauche et peut-être proches du PCF, réclament en particulier l’achat de L’Humanité : « La salle des revues de la bibliothèque est abondamment pourvue de journaux et revues de tous genres et toutes tendances ; toutefois, il semble que celle de gauche y soit assez mal représentée. Aussi pensons-nous que l’introduction à l’école de journaux et revues progressistes permettrait aux élèves de prendre une conscience plus complète et, par là, plus exacte des mouvements d’idée en France. Nous pensons que, puisque l’école est abonnée à plusieurs journaux de partis, comme L’Aube et le Populaire, il serait intéressant qu’elle achetât aussi L’Humanité. Il nous semble également que l’introduction à l’école de l’hebdomadaire Action et des revues L’Europe et La Pensée apporteraient un heureux contrepoids à Climats et Écrits de Paris par exemple. Au cas où l’absence de crédits pourrait être présentée comme une objection, nous pensons que la revue de Paris, la revue et le Mercure de France, auxquelles personnes ne s’intéresse, pourraient être sacrifiées sans inconvénient. Suivent huit signatures manuscrites »3.

Une des preuves les plus nettes de cet intérêt des élèves pour les enjeux internationaux concernant les relations entre la métropole et ses possessions d’outre-mer est le manifeste de 1956 paru dans le journal des élèves, Bleu d’outre-mer. Il est l’œuvre du Groupe d’étude politique d’Afrique et de Madagascar (GEPAM) constitué parmi les élèves dès 1952. Parmi les revendications, nous pouvons citer : l’autonomie interne des territoires de l’Union française, « la restitution du pouvoir politique aux Africains et aux Malgaches », la limitation du travail de l’administrateur colonial à celui de conseiller économique ou d’exécuteur des travaux administratifs, un « changement radical apporté aussi bien dans les concours que dans l’enseignement en intégrant l’école coloniale dans l’ENA comme sous section outre-mer », « l’africanisation progressive du corps des administrateurs d’outre-mer, l’introduction dans l’enseignement d’un programme technique spécialisé et d’une formation économique et sociologique sérieuse ». Cette « affaire Bleu outre-mer » est au cœur de nombreuses séances du conseil de perfectionnement que nous n’avons pas le temps de détailler ici mais qui témoignent, dans leur ensemble, d’un dialogue impossible entre les élèves et les membres du conseil dans la mesure où la direction de l’école, au 3

ANOM, Fonds ministériel, 1écol/40 d. 7, « Lettre de huit élèves au directeur de l’ENFOM », 10 mai 1948.

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) lieu de chercher à comprendre les origines de cette colère, se braque et attaque ses élèves en niant leur possible nature d’interlocuteur crédible et respectable. Or, les élèves ont simplement le souci de prendre en compte de manière concrète les changements politiques radicaux qui se déroulent en Afrique, en particulier l’évolution progressive vers l’assistance technique. Cette incompréhension entre le monde des adultes-responsables encore marqués par la colonisation de l’entre-deux-guerres et la sphère des élèves, progressistes parce que plus jeunes, doit évidemment être nuancée car la réalité est nettement plus complexe et la diversité d’opinions concernent toutes les classes d’âge et toutes les fonctions au sein de l’ENFOM. Les élèves de l’ENFOM découvrent, dans les années 1950, une partie des acteurs de l’assistance technique qui peuvent suivre certains cours dispensés dans l’ancienne école coloniale. Cette question est d’ailleurs au cœur des échanges entre puissances coloniales elles-mêmes, lorsqu’elles décident d’échanger leurs méthodes et points de vue au cours de rencontres internationales. C’est le cas de la Summer School qui se tient à Cambridge du 18 au 28 septembre 1950. Lors de cette rencontre, le directeur de l’ENFOM, Paul Bouteille note avec intérêt que : « les Britanniques, sous le vocable générique d’“officers”, rangent non pas seulement les fonctionnaires des cadres de commandement territorial et d’administration générale, mais aussi les fonctionnaires de certains cadres techniques : ingénieurs d’agronomie coloniale, vétérinaires, spécialistes des questions de productions et de commerce d’outre-mer, etc. La Summer School constitue donc une initiative originale, non suivie jusqu’ici en France à ma connaissance, tendant à réunir dans un cycle d’enseignement commun tous les fonctionnaires civils supérieurs concourant au maintien de l’influence britannique dans le Commonwealth, en vue d’assurer la coordination des efforts et des méthodes entre les différents services coloniaux »4.

Bien que la démarche surprenne Paul Bouteille, des enseignements destinés aux administrateurs coloniaux en formation et aux multiples acteurs du développement de l’Afrique sont dispensés à l’ENFOM pendant les années 1950. C’est en particulier le cas du cours de sciences sociales d’outre-mer, créé en 1952 par Monsieur Dulphy qui profite de son discours inaugural pour préciser que : « cet enseignement s’adresse en premier lieu aux fonctionnaires des cadres généraux du Département, justifiant d’une solide expérience de l’outre-mer, mais que leur vocation appelle plus particulièrement à s’intéresser aux problèmes sociaux : administrateurs, médecins, membres de l’enseignement. Il est également ouvert aux représentants du secteur privé qui par inclination ou obligation désirent se spécialiser dans les questions sociales. Ainsi se 4

ANOM, Fonds ministériel, 1écol/40 d. 22, « Lettre du directeur de l’ENFOM au ministre de la France d’outre-mer », 10 octobre 1950, p. 2.

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L’ENFOM (1946-1959) : LA COOPÉRATION AU PROGRAMME ? trouvent associés dans cette enceinte tous les éléments appelés à unir leurs efforts dans la promotion de l’action sociale »5.

Ce cours est donc l’occasion de réunir au sein de l’ENFOM les principaux acteurs de la Coopération à venir : les anciens administrateurs, certes, mais également le monde hospitalier et éducatif. Or l’on sait, depuis les travaux de Suzie Guth (1984) en particulier, que la majorité des coopérant(e)s étaient des enseignants. Si l’ENFOM accueille des acteurs de l’assistance technique, elle est aussi progressivement en lien avec des organisations dont l’assistance technique est l’objectif. L’ENFOM en contact avec de organisations vouées à l’assistance technique L’ENFOM entretient des relations avec deux institutions concernées par les questions d’assistance technique et plus précisément de coopération avec l’Afrique, le comité français de l’entr’aide universitaire mondiale et le centre parisien d’initiative aux problèmes africains. Ainsi en 1951, le comité français de l’entr’aide universitaire sollicite les membres de l’ENFOM pour intervenir dans un cycle de conférences, témoignant ainsi de l’insertion de l’ENFOM dans les réseaux universitaires, intellectuels liées aux actions envers les pays que l’on appelle désormais les pays du Tiers Monde ou sous développés : « Monsieur le directeur, comme nous en avons convenu, je vous adresse le programme des travaux de notre conférence annuelle consacrée à “l’assistance technique aux pays sous-développés et la protection des civilisations locales”. Cette conférence se tiendra sous la présidence du Dr Wertheim, professeur de sociologie asiatique à l’université d’Amsterdam et avec la participation de professeurs, soit de votre institution comme Monsieur Richard Mollard, soit de l’École des Hautes Études comme Monsieur Olivier Lacombe ou de l’Institut d’Études Politiques comme Monsieur Guernier et de spécialistes de l’UNESCO et du Musée de l’Homme »6.

L’ENFOM participe également au projet de création d’un centre parisien d’initiative aux problèmes africains à destination des étudiants américains. Le ministre des Affaires étrangères annonce en septembre 1951 à Paul Bouteille l’existence de ce projet : « L’annonce de la création d’un centre d’initiative aux problèmes africains a été faite à New-York par les soins de notre attaché culturel et nous espérons 5

ANOM, Fonds ministériels, 1écol/40 d. 35, « Discours inaugural au cours de sciences sociales de Gaston Dulphy », 16 octobre 1952, p. 5. 6 ANOM, Fonds ministériels, 1écol/40 d. 27, « Lettre de Monsieur Charles Lacaze, président du comité français de l’entr’aide universitaire mondiale à Paul Bouteille », 28 juin 1951.

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) que la première session pourra s’ouvrir à la rentrée prochaine. Sous ce pli, je vous prie de bien vouloir trouver le texte de communiqué publié à New-York à cet effet. Je vous serai obligé si vous vouliez bien me faire connaître dès maintenant les observations, précisions et indications complémentaires que ce texte vous suggère et que je transmettrai aussitôt à notre attaché culturel aux États-Unis. Sans doute serait-il nécessaire que le comité de coordination se réunisse au début du mois d’octobre pour étudier et mettre au point le début de la session. Je désire attirer votre attention sur l’intérêt d’une date rapprochée afin que les décisions qui seront prises puissent être envoyées à New-York en temps utile7 ».

L’objectif du centre est de « dissiper les préjugés d’une partie de l’opinion américaine contre l’administration de la France, et de donner à des spécialistes américains appelés à travailler en Afrique une connaissance utile de ces problèmes »8. Le réseau de comités de réflexion concernant l’outremer a donc nettement conscience de la nécessité de s’entraider pour convaincre du bien-fondé de la présence française en Afrique et de sa capacité à accompagner les actions envers l’outre-mer. L’africanisation des cadres : des Noirs à l’école des Blancs L’engagement de l’ENFOM sur la voie de la coopération peut donc être perçu, d’une part, à travers la volonté d’une partie de ses élèves de saisir les enjeux géopolitiques et idéologiques de la relation entre la métropole et ses colonies de moins en moins dépendantes et d’autre part, par le contact entre l’ENFOM et des organisations dont l’assistance technique est l’objectif principal. Mais la réforme structurelle de 1956-57 apparaît comme une preuve encore plus nette de la dynamique de coopération, du moins si l’on s’entend sur le fait que cette dynamique doit permettre aux acteurs africains de progressivement remplacer l’administrateur colonial français. Il s’agit de l’africanisation massive des cadres au sein de l’ENFOM qui répond au décret du 14 mai 1956. Les concours A’ et B’ sont créés. Il s’agit de concours parallèles aux concours A et B déjà existants9 destinés cette fois-ci exclusivement aux candidats provenant d’Afrique. L’objectif officiel est de compter dans l’école 67 % d’élèves africains à partir de 1957-58 comme le rappelle le directeur Paul Bouteille lors de la séance de la commission permanente du Conseil de perfectionnement de l’ENFOM du 22 octobre 1957 : 7

ANOM, Fonds ministériel, 1écol/40 d. 25, « Lettre du ministre des Affaires étrangères à Paul Bouteille », 15 septembre 1951. 8 ANOM, Fonds ministériels, 1écol/40 d. 25, « Lettre du ministre des Affaires étrangères à M. l’ambassadeur de France à Washington », non daté. 9 Le premier est la voie d’accès classique après classe préparatoire, le second est une intégration de professionnels de l’outre-mer après examen et contrôle de l’expérience acquise.

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L’ENFOM (1946-1959) : LA COOPÉRATION AU PROGRAMME ? « Monsieur Bouteille expose les impératifs, issus de la Loi-cadre, qui ont conduit à l’élaboration du présent projet de réforme de règlement organique de l’école, en particulier l’obligation de porter à 67 % le pourcentage des originaires des Territoires d’Outre-Mer admis à l’École. Il ajoute qu’à la faveur de cette réforme, certaines dispositions pédagogiques ont été introduites dans le nouveau projet de texte. Il rappelle les raisons de l’institution du concours C en 1956 ; il s’agissait au moment où la Loi-cadre n’était pas encore votée, de faire vite et de recruter des originaires d’Outre-Mer parmi les licenciés en droit sans emploi ; il paraît maintenant nécessaire de revenir aux règles pédagogiques normales, en doublant les concours A et B de deux concours A’ et B’ similaires mais réservés aux seuls originaires de l’OutreMer. Le cycle de perfectionnement dit cycle D, subsiste, et la durée des études est portée de 18 mois à deux ans, le concours C n’est maintenu qu’à titre provisoire, en 1958 et 1959 »10.

La suite de notre propos s’appuie sur l’une des conséquences pédagogiques de cette réforme issue de la Loi-cadre : la multiplication de mémoires de fin d’étude rédigés par des élèves d’origine africaine. Les analyses qui vont suivre ne s’appuient que sur une dizaine d’entre eux, dont la plupart des auteurs sont africains, mais la suite de nos recherches s’attachera à approfondir l’étude de ces sources particulières et passionnantes. L’importance de l’éducation : l’administrateur futur expert pédagogue ? Le contre modèle : l’administrateur autoritariste et paternaliste L’évolution de certains esprits se perçoit de manière évidente par un retour critique à l’encontre d’une part de certaines structures politicoéconomiques anciennes et, d’autre part, des Français présents en Afrique avant la Seconde Guerre mondiale de manière générale, et des administrateurs coloniaux de cette époque en particulier. Les mémoires étudiés dénoncent systématiquement les anciennes formules coopératives : Société indigène de Prévoyance (SIP), Société de Prévoyance rénovée (SPR) et Société mutuelle de Protection rurale (SMPR). Les reproches sont nombreux : aspect directorial – pour ne pas dire dictatorial – de l’administrateur colonial (adhésion forcée des paysans « indigènes », détournement de la main-d’œuvre et du budget à son profit), « cotisation obligatoire considérée comme un super-impôt »11. Même si les 10

ANOM, Fonds ministériel, 1écol/14, « Procès verbal de la commission permanente du Conseil de perfectionnement de l’ENFOM du 22 octobre 1957 », p. 2. 11 ANOM, Fonds ministériels, 3écol/119, Rosier, « Coopération et paysannat en Guinée française », 1954, p. 44.

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) mœurs ont certainement évolué dans les années 1950, « il faudra du temps pour que soit surmonté le souvenir des sociétés de prévoyance qui constitue un facteur paralysant de l’œuvre de développement coopératif, par suite de leur action malheureusement liée très souvent dans le passé à l’indigénat et au travail forcé »12. Parallèlement à ces critiques, les élèves-stagiaires proposent de nouvelles solutions laissant une place bien plus large aux populations locales et à leur savoir technique. Les reproches peuvent directement viser les générations précédentes d’administrateurs coloniaux puisque selon Maurice Cognard, « rien n’a été fait afin de procurer une base solide à l’action de modernisation de la production, destinée à l’amener à un niveau mondial […] il faut d’ailleurs dire qu’à ce sujet l’administration, sauf des cas très individuels, n’a jamais cherché à travailler en liaison très étroite avec les services agricoles à qui elle aurait pu seule procurer les moyens de cette politique de vulgarisation »13. Les choses sont claires, pour ces jeunes administrateurs coloniaux stagiaires, le développement de la coopération ne peut se faire qu’avec le soutien d’administrateurs coloniaux qui seraient prêts à jouer le rôle de catalyseurs des actions économiques et sociales en mettant en réseau les acteurs spécialisés des différents domaines d’action. En d’autres termes, « il ne suffit pas, lorsque l’on crée un barrage, de dessiner les meilleurs plans, d’assurer l’approvisionnement, de penser même à la main-d’œuvre… il faut encore prévoir le circuit dans lequel circuleront les salaires versés et créer toutes les structures économiques nécessaires pour que l’investissement féconde véritablement le pays dans lequel il se fait »14. Les administrateurs coloniaux ne peuvent donc plus jouer le rôle de bâtisseurs sur lequel les générations plus anciennes fondent leur fierté et le sens de leur action afin, souvent, de faire oublier leur mission de maintien de police et justice, d’encadrement strict des populations indigènes. Il faut donc changer le contexte, voire le paradigme. Les évolutions politiques des années post Seconde Guerre mondiale doivent donc être sérieusement prises en compte. « Le code du travail et les organisations syndicales sont d’introduction récente [respectivement 1953 et 1946]. Avant c’était le régime de l’indigénat et des travaux forcés, l’individu étant laissé en tête à tête avec un patronat souvent peu scrupuleux (entreprises privées ou administration) : dures conditions

12

ANOM, Fonds ministériels, 3écol/140, Aubenas, « 8e session de formation des cadres de la coopération pour l’Afrique noire et Madagascar », 1959-60, p. 41. 13 ANOM, Fonds ministériel, 3écol/142, Cognard, « Société de prévoyance, coopératives et avenir africain en Côte d’Ivoire », 1958-59, p. 100. 14 ANOM, Fonds ministériels, 3écol/134, Assoumou, « Sous développement et expansion. Essai sur le jeu multiplicateur du Cameroun », 1957-58, p. 33.

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L’ENFOM (1946-1959) : LA COOPÉRATION AU PROGRAMME ? de travail, salaire insuffisant ou inexistant, absence de tout contrat de travail (individuel ou collectif) »15.

Mais les administrateurs ne sont pas les seuls Français visés par les critiques. La relève ne s’attaque pas qu’aux anciens, elle vise aussi directement les patrons que la citation précédente cible déjà en partie, comme responsables directs du dysfonctionnement des coopératives : « L’esprit individualiste bien connu des planteurs européens, de bananes principalement, n’a pas permis à ces diverses coopératives de fonctionner comme de véritables mutuelles »16. Ces remises en cause visent le pacte colonial qui est, selon ces nouvelles générations, et en particulier selon les élèves d’origine africaine, entièrement à revoir. L’éducation est la pierre angulaire de la coopération Si nous avons retenu le mémoire de Pierre Lenain daté de 1947, ce n’est pas seulement parce qu’il s’intitule « La coopération, prochaine phase de l’évolution économique et sociale du paysannat noir », mais également car il pose parfaitement les termes du débat sur l’éducation à la sortie de la Seconde Guerre mondiale. Encore une fois, la formulation des questions qu’il soulève est si proche de ce qui est répété par ses camarades pendant les treize années qui suivent qu’il est difficile de ne pas identifier cette fois-ci, concernant la relation entre coopération et éducation, une rupture en 1946. Ainsi, lorsque cet élève essaie de construire un modèle de coopération efficace et moderne, il en arrive à la « conclusion intermédiaire que l’étape consistant à diminuer les intermédiaires entre les consommateurs européens ou américains et les paysans noirs devra se combiner avec le développement massif de l’enseignement technique, qui donnera les spécialistes que la métropole ne pourra pas toujours donner en nombre suffisant »17. Deux problèmes sont clairement soulevés : la nécessité de la formation progressive de personnels originaires d’Afrique pour que ces colonies puissent un jour s’auto-suffire et la nature de cette formation. Cela dit, l’auteur reconnaît qu’« hormis quelques exceptions, il [l’éducateur] ne pourra vraisemblablement pas, du moins au début, être recruté sur place. Il faudra donc avoir recours à des Européens salariés, contractuels et non fonctionnaires de préférence, recrutés dans la métropole »18. Dès lors, « le personnel doit être absolument parfait dans son double rôle de technicien et d’éducateur ». 15

Id., p. 64. ANOM, Fonds ministériels, 3écol/119, Rosier, « Coopération et paysannat en Guinée française », 1954, p. 69. 17 ANOM, Fonds ministériels, 3écol/67, Lenain, « La coopération, prochaine phase de l’évolution économique et sociale du paysannat noir », 1947, p. 19. 18 Id., p. 21-22. 16

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) L’administrateur colonial chargé de corriger les mémoires prend peur face à ce nouveau personnage de l’expert européen, appréhendé d’emblée comme un potentiel concurrent dans l’exercice du pouvoir de l’administration sur les populations indigènes. Ainsi, sur la fiche de correction, ce dernier précise que : « L’optimisme généreux de l’auteur ne montre pas assez l’écueil possible : le comportement de ces moniteurs européens, qui seront peut-être tentés de faire plus de politique que de technique, au cours de leur mission d’éducateur. On peut craindre que ces métropolitains peu au courant des réalités coloniales subordonnent leur foi de coopérateur au mot d’ordre du militant. Comment l’administration française pourrait-elle limiter, si le besoin s’en faisait sentir, l’action de ces cadres permanents, si celle-ci s’opposait d’une manière systématique à la sienne ? »19.

Cette remarque émane de Nicolas Luca, administrateur colonial alors chargé du suivi d’un certain nombre de jeunes stagiaires membres de l’ENFOM. La réaction est celle d’un professionnel qui se sent attaqué dans ses prérogatives par cette nouvelle présence française qui semble appeler à s’accroître dans les colonies, sur lesquelles ils avaient jusque là l’essentiel du pouvoir. La peur principale repose sur l’intrusion du politique, constante dans le comportement des administrateurs coloniaux. Dans ce cas précis, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, M. Luca ne réussit pas à concevoir que son rôle en Afrique n’est compréhensible que dans le cadre d’un vaste projet politique qui n’est autre que la colonisation, entamée, pour la France, il y a 116 ans. Mais à mieux lire Nicolas Luca, ce n’est pas seulement l’introduction du politique qui fait peur à cet administrateur colonial, alors chargé du cours sur l’Afrique noire à l’ENFOM20, mais l’introduction et le développement d’une idéologie différente de la sienne – la leur –, voire strictement opposée. L’administrateur colonial craint très clairement que les acteurs de la coopération soient des agitateurs politiques qui diffusent les idéaux d’autonomie, de gestion collective, de liberté et pourquoi pas, d’indépendance. Avant de revenir sur les tensions qui entourent la définition du formateur, du coopérateur ou plus simplement et de manière plus élégante, de 19

ANOM, Fonds ministériels, 3écol/67, fiche de correction du mémoire « La coopération, prochaine phase de l’évolution économique et sociale du paysannat noir », 1947. 20 Nicolas Luca est né en 1908 et entre à l’ENFOM en 1929. Il est en poste au Niger de 1934 à 1944, date à laquelle il intègre le ministère de la France d’outre-mer au sein duquel il occupe plusieurs postes de 1944 à 1948 et profite de ce passage à Paris pour être nommé chargé de cours à l’ENFOM de 1946 à 1948. Il repart en poste pendant un an au Niger en 1949 puis deux au Tchad. En 1951, il rentre en France en raison d’une maladie contractée en Afrique. Deux ans plus tard, en 1953, guéri, il retrouve un poste au ministère de la France d’outre-mer jusqu’en 1958. Il termine sa carrière (1959-1974) au Niger comme directeur de cabinet de Hamani Diori.

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L’ENFOM (1946-1959) : LA COOPÉRATION AU PROGRAMME ? l’expert, nous pouvons constater que l’éducation est très régulièrement placée au premier rang des objectifs. Ainsi, en 1954, l’élève Guy Rosier n’hésite pas à affirmer que « l’éducation véritable du paysan noir est au centre du problème [dans la mesure où] sans cette éducation, l’œuvre entreprise risquerait d’aboutir à une opération vaine ou ce qui est pire, à un déséquilibre fatal pour l’une ou l’autre des parties en présence »21. Cette question de l’éducation est d’autant plus importante que « c’est le premier point sur lequel la SIP a manqué son premier devoir »22. Cette insistance systématique sur la nécessité d’éduquer les populations locales afin qu’elles puissent, le moment venu, gérer leur développement économique seul, est certes un indice sur la dynamique politique de ces années d’après-guerre, mais dit aussi beaucoup d’un changement de point de vue sur les populations d’Afrique subsaharienne. Cette perception nouvelle de « l’homme noir » est le signe tangible qu’une nouvelle génération d’administrateurs coloniaux s’est épanouie après la Seconde Guerre mondiale. Une preuve supplémentaire pour faire de cette guerre le véritable moment charnière, celui du passage d’un colonialisme traditionnel, « préservationniste » puisant ses repères dans le XIXe siècle à un colonialisme rénové, « développementaliste » (Cooper, 2008 : 283) puisant sa nouvelle dynamique dans le rôle joué par les populations africaines au cours du conflit mondial et dans la constatation de la situation difficile de la France au sortir de cette guerre. En cela, la présence à l’ENFOM d’élèves issus des colonies est un révélateur efficace du changement de paradigme, comme le montre parfaitement la critique virulente du stéréotype sur la fainéantise du Noir par Jean Assoumou dans son mémoire de 1957-58 : « Toutes sortes de légende ont couru et courent encore sur l’inadaptation du Noir au travail moderne. Nous en laissons la responsabilité à leurs auteurs. Nous ne tomberons cependant pas dans l’extrême contraire en magnifiant à l’excès les aptitudes du Nègre […] le travailleur camerounais n’est dans l’ensemble, ni plus ni moins, apte que l’honnête travailleur de n’importe quel autre pays. Ici comme ailleurs, tout est question d’éducation par l’habitude. […] C’est le problème de l’éducation qui se trouve ainsi posé »23.

Fin des déterminations racistes basées sur des capacités innées en raison d’un génome donné une fois pour toutes. Les hommes nés en Afrique subsaharienne cessent d’être soit décriés, soit, ce qui en terme de perception raciste ne change rien, magnifiés, pour être abordés comme des êtres 21

ANOM, Fonds ministériels, 3écol/119, Rosier, « Coopération et paysannat en Guinée française », 1954, p. 4. 22 ANOM, Fonds ministériel, 3écol/142, Cognard, « Société de prévoyance, coopératives et avenir africain en Côte d’Ivoire », 1958-59, p. 12. 23 ANOM, Fonds ministériels, 3écol/134, Assoumou, « Sous développement et expansion. Essai sur le jeu multiplicateur du Cameroun », 1957-58, p. 62.

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) humains dont les capacités dépendent de ce que leurs aînés ou camarades leur apportent. Un plaidoyer pour l’enseignement donc, et une invitation à la formation d’experts responsables et performants… qui n’est pas le moindre défi d’autant qu’un jour, « c’est eux à leur tour, qui, sur leurs exploitations, deviendront à leur retour, le personnel d’encadrement, soit selon la formule déterminée du pilotage, soit selon la méthode traditionnelle de la discussion sous l’arbre à palabres »24. Les difficiles questions de l’identité et de la formation des experts Comme nous venons de le voir, dès 1947, Pierre Lenain précise que « le personnel doit être parfait dans son double rôle de technicien et d’éducateur ». Un personnel constitué d’experts de leur discipline, formés à la coopération d’autant plus qu’« il faut un enseignement plus direct, plus pratique. [En effet] Faute de celui-ci, les paysans guinéens se sont plaints de ne retirer que de modestes profits de cette coopération, parce que l’administration a voulu organiser dans le détail cette institution. Or dans cette attitude, il y eut certainement de la bonne volonté mais aussi une ignorance foncière de la coopération et de la mentalité de ces agriculteurs noirs »25. Là encore, choc des générations : les administrateurs d’après la Seconde Guerre mondiale demandent régulièrement, concernant l’enseignement qu’on leur dispense à l’ENFOM mais aussi à propos des compétences qu’il faut transmettre aux populations africaines, une prise en compte constante des problèmes pratiques afin que la distance entre les apprentissages et les problèmes de terrain soit minime. Les administrateurs souhaitent que l’enseignement soit adapté et immédiatement applicable lors de leur séjour dans les colonies. Si les stagiaires de l’ENFOM dessinent facilement le portrait du parfait expert-coopérateur, ils relèvent, sans davantage de difficulté, les problèmes qui persistent dans la formation de ces derniers et le danger que peuvent représenter ceux d’entre eux qui seraient trop progressistes. Le constat de l’inadaptation des enseignements proposés aux experts peut être lapidaire lorsqu’il concerne les experts français (« On n’a pas fait souvent grand-chose pour éduquer le futur coopérateur »26) ou circonstancié lorsqu’il concerne la question des experts africains : « Était établi un programme de formation des cadres coopératifs africains, lequel approuvé par le département et le comité directeur du FIDES entrait en 24

ANOM, Fonds ministériel, 3écol/142, Cognard, « Société de prévoyance, coopératives et avenir africain en Côte d’Ivoire », 1958-59, p. 117. 25 ANOM, Fonds ministériels, 3écol/119, Rosier, « Coopération et paysannat en Guinée française », 1954, p. 93. 26 ANOM, Fonds ministériel, 3écol/142, Cognard, « Société de prévoyance, coopératives et avenir africain en Côte d’Ivoire », 1958-59, p. 23.

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L’ENFOM (1946-1959) : LA COOPÉRATION AU PROGRAMME ? application en octobre 1955. Ce programme comprenait : un stage théorique préparatoire qui rassemblait les stagiaires de tous les territoires. […] Là selon une revue de gouvernement général parue en 1956, les techniciens de l’office, par ces cours en salle et des visites commentées d’usines, de stations et d’ensembles agricoles, plongèrent ces jeunes gens, durant un mois, dans un véritable bain d’imprégnation paysanne. Un stage pratique de […] huit mois et demi. Dans ces centres, fonctionnant alors en jumelage avec la SMPR locale, les stagiaires devaient participer activement à la vie d’une mutuelle, acquérant la formation pratique qui était destinée à faire d’eux de véritables éducateurs de paysans. […] Il s’est avéré extrêmement difficile de former du personnel d’encadrement pour les coopératives »27.

Le projet basé sur une alternance entre cours théorique et stage pratique dans des coopératives modèles doit permettre à l’élève d’acquérir la connaissance du milieu et des acteurs ainsi que les compétences techniques nécessaires à l’encadrement efficace des populations visées. Ce modèle n’est pas sans rappeler un modèle bien connu des administrateurs stagiaires : le cursus de l’ENFOM. Finalement, progressivement, en critiquant les méthodes d’enseignement en place dans les années 1950, en pointant systématiquement les points d’achoppement, les administrateurs de la fin des années 1950 dressent un portrait de l’expert parfait qui se rapproche étrangement, de manière réellement troublante, du portrait que les cadres de l’ENFOM font de l’élève idéal. Ainsi après avoir rappelé qu’« en dernière analyse, le système d’assistance technique, lourd et complexe à la tête, repose à la base, sur la conscience des experts, sur leur bonne volonté, sur leur sens de l’humain »28, Roger Cornelis dresse un portrait évocateur de l’expert parfait qu’il intitule « à la recherche de l’homme » : « C’est ainsi que le choix des experts devra être déterminé en tenant non seulement compte de leurs compétences techniques, mais aussi de leur compréhension profonde de la culture et des besoins spécifiques locaux et de leur aptitude à adapter leurs méthodes de travail aux conditions locales, sociales et matérielles. […] Ils devront recevoir une formation au cours d’un stage avant leur départ »29.

Ce sont toutes les qualités attendues chez l’administrateur colonial que l’on retrouve décrites ici. Ces mêmes qualités qui sont alors mises en avant par les administrateurs coloniaux (connaissance du terrain, sens pratique, savoirs anthropo-sociologiques, stage obligatoire pendant le cursus) pour affirmer leur supériorité sur les élèves issus de l’École nationale d’administration. Des méthodes proches avant le départ mais également sur le terrain 27

Id., p. 76-77. ANOM, Fonds ministériels, 3écol/129, Cornelis, « L’assistance technique et l’organisation des Nations-Unies », 1956-57, p. 17. 29 Id., p. 24. 28

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) puisque les experts « travaillant seuls comme l’administrateur, doivent parcourir le pays, recherchant le contact et les occasions de rencontre »30. Mais l’analogie va plus loin puisque Roger Cornelis cite à l’appui le rapport d’un expert français qui souhaite que soit créé un centre de formation pour experts : « Il est absolument nécessaire de connaitre aussi les milieux, la structure de ces milieux, les respects qu’ils ont, les dégoûts qu’ils ont, les craintes qu’ils ont, la façon dont ils ont été façonnés par une évolution, ou historique, ou sociale, ou économique, qui les a fait ce qu’ils sont. Il y a là toute une table de références qu’il faut étudier et qui devrait être le vrai objet d’un centre de préparation des experts s’il en existait un, dont j’ai rêvé pour la France et dont je ne suis pas sûr hélas ! qu’il verra le jour à un moment où à un autre. Je souhaiterais que, dans un pareil centre, on distribue un enseignement de sociologie d’anthropologie même, afin d’apprendre un minimum de choses aux gens que l’on enverrait ensuite comme experts, afin qu’ils ne fassent pas des fautes majeures, en heurtant par ignorance ou par légèreté, les tabous d’un pays déterminé, en bousculant des vénérations qui peuvent, parfois, nous faire sourire, mais qui sont les leurs… »31.

C’est toute la politique éducative des années 1950 de l’ENFOM qui est ici décrite. L’ancienne école coloniale, sous l’influence d’un certain nombre d’élèves et de professeurs, souvent venus de l’extérieur, introduit effectivement, au rythme des évolution politiques qui transforment l’Empire, des enseignements de sciences humaines et sociales, censés former les administrateurs à être davantage des spécialistes de l’homme que de l’ordre. Comment dès lors ne pas voir dans les souhaits de Roger Cornelis, que ce soit au travers de ses mots, ou de ceux qu’il choisit de rapporter, l’idée que l’ENFOM, au sein d’un Empire dont l’évolution peut la priver rapidement de son sens, doit devenir un centre de formations d’experts pour la coopération. Finalement, il s’agit de dire, en d’autres termes, qu’en cas de changement de contexte géopolitique, les administrateurs formés dans les années 1950 sont déjà de parfaits experts prêts à l’emploi. Reste à savoir si l’évolution des mentalités est à ce point avancée chez tous et si réellement, les élèves de l’ENFOM de la fin des années 1950 sont prêts à considérer les populations africaines comme leurs égales dans le travail quotidien. Le risque est bien entendu qu’une coopération, pensée par des administrateurs coloniaux qui ne voient pas d’un mauvais œil de l’animer, soit encore le lieu d’un sentiment de supériorité de l’homme blanc sûr de son modèle et de sa force.

30

ANOM, Fonds ministériel, 3écol/142, Cognard, « Société de prévoyance, coopératives et avenir africain en Côte d’Ivoire », 1958-59, p. 112. 31 Id., p. 24-25 (Roger Cornelis cite lui-même cet expert dont il ne dit rien de plus).

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L’ENFOM (1946-1959) : LA COOPÉRATION AU PROGRAMME ? Le paradigme européen reste-t-il un principe supérieur ? La hiérarchie chromatique, la supériorité de l’homme blanc et moderne, inhérente à la colonisation depuis ses débuts, ne disparaît jamais totalement de ces mémoires rédigés à la veille des indépendances, que les auteurs soient des élèves français ou africains. Ce constat fait, il faut préciser, à la suite de Frederick Cooper, que le concept même de modernité est « parfois plus une source de confusion qu’une source de clarté » (Cooper, 2010 : 153) La modernité européenne, toujours émise depuis l’Europe, peut être sûre d’elle-même et devenir la condition nécessaire et suffisante de sa supériorité ou être reprise pour être critiquée par les populations colonisées. Les mémoires que nous avons lus hésitent entre ces deux conceptions. La « modernité » française La France, certaine de sa modernité, apparaît en tête sur la ligne droite et ascendante du progrès et coopère visiblement avec un temps d’avance. Elle serait une élite éclairée de la marche en avant de l’Humanité dans la suite logique des doctrines républicaines de la Troisième République. L’administration est un guide dont le but « est de mettre sur pied une organisation fondamentale du paysannat agricole, qui fait appel aux ressources du vieil esprit communautaire du paysan noir en même temps qu’à l’esprit moderne de coopération et de travail organisé »32. Dès lors, les transferts de compétences peuvent apparaitre comme la suite de la mission civilisatrice. Dans le domaine agricole, les objectifs essentiels sont les suivants : « extension des surfaces cultivées, accroissement de la productivité, égale promotion de toutes les cultures, meilleure utilisation des productions »33. Le transfert technique est parfois défini de manière plus précise et dévoile alors une stricte application des techniques européennes en Afrique qui seraient donc universelles : « il faudra pratiquer le remembrement34 volontaire des surfaces appartenant aux membres du groupement ». L’objectif est l’africanisation des cadres puisqu’il faut parvenir à « placer la production agricole aux mains des Noirs sans courir le risque de voir se constituer parmi eux une féodalité nouvelle »35.

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Id., p. 29. ANOM, Fonds ministériel, 3écol/159, Johasy, « 8e session de formation de cadres de la coopération pour l’Afrique noire et Madagascar », 1959, p. 14. 34 Le remembrement est une politique agricole qui se développe depuis le début du XXe siècle en France et qu’une loi de 1941 essaie d’imposer sur l’ensemble du territoire. 35 ANOM, Fonds ministériels, 3écol/67, Lenain, « La coopération, prochaine phase de l’évolution économique et sociale du paysannat noir », 1947, p. 25. 33

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) « Le but de l’assistance technique est de renforcer les économies des pays sous-développés afin de favoriser leur indépendance économique et politique et ensuite seulement afin de… permettre à leur population d’atteindre un niveau de vie plus élevé de bien-être économique et social »36.

Les choses ne peuvent être dites de manière plus claire : d’abord l’économique et le politique et dans un second temps, si possible, bien-être des populations et préoccupations sociales. Modernité, oui, mais sans oublier une tendance générale à conserver l’Afrique qui peuplait les rêves des administrateurs avant leur départ, l’Afrique décrite dans les récits de voyages, l’Afrique présente en 1931 dans le vaste enclos de l’exposition universelle de Paris. C’est pourquoi entre « ces deux tendances, évolués et paysans, citadins et ruraux, qui ont longtemps déchiré la société occidentale et qui risquerait de déséquilibrer la société guinéenne d’une manière grave, le FERDES37 a réagi : la cause du village l’emporte, l’Afrique éternelle reprend ses droits »38. Dès lors, l’expert de la coopération redevient le père protecteur des enfants africains dont il faut faire grandir l’organisation sociale en prenant soin de ne pas les perdre en raison d’un changement de repères trop rapides « car, cet homme, qui n’a pas été formé à penser ses actes, ne saurait sans préjudice être livré à lui-même »39. Le pire serait que l’agneau quitte le troupeau, c’est pourquoi, la coopération ne saurait jamais être trop prudente, l’expert, « le vulgarisateur », « le missionnaire rédempteur » devrait-on dire, devrait pouvoir « choisir ses agriculteurs témoins parmi les jeunes gens qui, ayant quitté l’école, pullulent plus ou moins désœuvrés dans la ville et les villages »40. Nous retrouvons quelques ressorts essentiels de l’argumentaire en faveur de la mission civilisatrice des prémisses de la Troisième République : le Noir-enfant privé de raison, le nécessaire contrôle d’insectes qui, très nombreux, pourraient se multiplier en abondance, rapidement et de manière non contrôlée. Seules les Lumières françaises sont en mesure de redonner forme raisonnable à cette société anarchique qu’est le village africain, évidemment essentialisé par l’article défini « le ». Face à cette première acception du terme de modernité, certains travailleurs africains s’en saisissent pour revendiquer les améliorations nécessaires à leur condition. Ainsi, dans L’Afrique nouvelle, hebdomadaire catholique de Dakar, une tribune est donnée à un ensemble d’agriculteurs sénégalais le jour de Noël en 1959 : 36

ANOM, Fonds ministériels, 3écol/129, Cornelis, « L’assistance technique et l’organisation des Nations-Unies », 1956-57, p. 21. 37 Fonds d’équipement rural pour le développement économique et social. 38 ANOM, Fonds ministériels, 3écol/119, Rosier, « Coopération et paysannat en Guinée française », 1954, p. 107. 39 Id., p. 16. 40 Id., p. 18.

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L’ENFOM (1946-1959) : LA COOPÉRATION AU PROGRAMME ? « Nous sommes les paysans pour qui jamais rien ne change – qui souffrons constamment de la faim – qui manquons des conditions les plus simples pour une vie décente… nous demandons au gouvernement de faire triompher notre cause, à mettre un terme à notre misère »41.

Et le lecteur de saisir la distance entre les promesses de modernité et la quotidien qui ne progresse pas. L’Africain essentialisé comme inférieur Si l’élément français est systématiquement moderne, qu’il soit administrateur, « vulgarisateur », « expert », cette modernité est soulignée par sa réciproque : l’Africain est constamment essentialisé, c’est-à-dire réduit à une essence unique à qui l’on refuse une existence par définition plus complexe et infiniment variée. Cette essentialisation permet de tenir systématiquement des discours généralisants, s’appuyant sur une nature immuable et, allant de pair, sur des arguments racialistes, pour ne pas dire racistes. Nous retrouvons dans ces écrits de jeunes hommes de la fin des années 1950 les stéréotypes véhiculés depuis le XIXe siècle à l’encontre des « nègres »42 : le Noir est tout d’abord un fainéant, puis un enfant à gouverner et enfin un arriéré qui n’a pas les capacités nécessaires pour s’insérer dans une économie moderne. La fainéantise des Africains, omniprésente au XIXe siècle dans l’imagerie populaire (Bancel et alii, 1993), se retrouve dans certains mémoires qui aimeraient leur apprendre à travailler : « C’est pourquoi aux agriculteurs guinéens, il convient, non pas de présenter une politique désastreuse de facilité mais de montrer que le mouvement de coopération rurale procure des avantages qu’à ceux qui sont travailleurs et sérieux »43.

Certaines maximes, plus tranchantes, prennent un caractère éternel : « si en Afrique on travaille facilement les foules par la parole, on ne les fait pas facilement travailler, même dans leur intérêt »44. La mise en place de la coopération n’est jamais imaginée autrement que par une contrainte dont seule la nature est en discussion. Les Africains seraient donc des enfants qu’il faut gouverner et avec qui discuter de la mise en place d’un système économique partagé serait du temps perdu. Mieux 41

ANOM, Fonds ministériels, 3écol/140, Aubenas, « 8e session de formation des cadres de la coopération pour l’Afrique noire et Madagascar », 1959-60, p. 49. 42 Pascal Blanchard et Nicolas Bancel, De l’indigène à l’immigré, Paris, Gallimard, 1998. 43 ANOM, Fonds ministériels, 3écol/119, Rosier, « Coopération et paysannat en Guinée française », 1954, p. 91. 44 ANOM, Fonds ministériel, 3écol/142, Cognard, « Société de prévoyance, coopératives et avenir africain en Côte d’Ivoire », 1958-59, p. 113.

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) vaut, selon les élèves de l’ENFOM, contraindre ces êtres fainéants, certes, mais somme toute, gentils. « Le mode d’action de cette mise en œuvre [celle de la coopération agricole] sera-t-il coercitif ou persuasif, contrainte nue ou pression indirecte ? Sans doute ne faut-il exclure ni l’une ni l’autre, et envisager à la fois des contraintes sociologiques et des incitations d’ordre économique »45.

Si certains préfèrent la persuasion, plus convenable dans le cas d’une République démocratique, d’autres ne s’encombrent pas de ce genre de nuance. Ainsi, « de même qu’on a eu aucun scrupule à obliger ces populations à accepter le dispensaire, l’école, l’impôt, le garde cercle, etc. dès l’instant qu’on admît que cela se faisait dans leur intérêt, de même sous des formes diverses, le paysan doit être “précipité” dans le progrès technique »46. Si les guillemets de « précipité » semblent traduire une certaine gêne, l’idée reste la même : les Noirs sont des pantins que l’on peut projeter dans la direction souhaitée, quitte à utiliser la violence réelle ou symbolique. Enfin, le Noir est un arriéré qu’il faut convertir à la modernité. Un exemple parmi d’autres, « l’Antaisaka est avide de gain mais n’a malheureusement pas le sens commercial »47. D’où la nécessité pour que les objectifs de développement soient atteints que « préalablement ou parallèlement aux actions techniques, [soit] entreprise une action psychologique tendant à libérer l’individu de l’emprise paralysante du substratum social actuel et lui faire acquérir le sens économique »48. Pourtant, à la même époque, dans les mêmes pays, des paysans, des ouvriers, des syndicalistes, des étudiants, des hommes politiques, des femmes démontrent le contraire par leurs revendications économiques, politiques et sociales, au point de contraindre la métropole à des évolutions politiques rapides. Dès lors, nous sommes conduits à nous interroger sur le niveau de conscience de ces changements chez les élèves de l’ENFOM. La lecture du panel de mémoire dont cet article essaie, entre autres, de faire la critique, nous éclaire largement sur ce point et met en lumière un résultat essentiel : le corps des élèves de l’ENFOM dans les années 1950 est d’abord un ensemble caractérisé par sa diversité et ses divergences.

45

ANOM, Fonds ministériels, 3écol/140, Aubenas, « 8e session de formation des cadres de la coopération pour l’Afrique noire et Madagascar », 1959-60, p. 66. 46 Id., p. 56. 47 ANOM, Fonds ministériel, 3écol/159, Johasy, « 8e session de formation de cadres de la coopération pour l’Afrique noire et Madagascar », 1959, p. 7. 48 Id., p.14.

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L’ENFOM (1946-1959) : LA COOPÉRATION AU PROGRAMME ? Un état d’esprit en évolution On assiste tout d’abord à un retour critique sur les principes euro/francocentristes qui fondent l’action coloniale française depuis ses débuts. Ces réflexions commencent par la constatation de différences irréductibles dont il est urgent de prendre conscience. Derrière ce constat, c’est toute la mission civilisatrice et le projet assimilationniste qui sont définitivement mis hors jeu. « L’étude d’une coopérative-pilote française […] nous a livré un enseignement essentiel : l’action coopérative est irréductible à un schéma type »49. Plus loin, Paul Aubenas fait le constat de différences majeures qui rendent ineptes toutes tentatives de comparaison entre la métropole et la situation des colonies françaises : « La production agricole française ne représente que 19 % du revenu national contre 100 % outre-mer, [En France], l’État peut pallier les effets des pénuries par des importations massives sans risque majeur, ni pour le revenu du producteur, ni pour le revenu national, […] le paysan français lui-même, par son aptitude et grâce au milieu hautement mercantile qui l’entoure ne subit pas les effets de l’action administrative avec la même amplitude, […] la population agricole représente moins de 22 % en France contre souvent 90 % outre-mer »50.

Dès lors, une remarque de bon sens s’impose : « Il est bien évident que ce qui est parfois difficile à obtenir dans certaines régions de France, riches, économiquement développées, l’est plus encore en Afrique »51. De ces différences pratiques, issues d’observations de terrain, certains élèves vont plus loin et reviennent par raisonnement inductif sur les principes même de l’œuvre républicaine dans les territoires d’outre-mer. « Peut-on […] importer de toute pièce et plaquer à l’Afrique des systèmes (capitalisme, liberté individuelle, démocratie, etc…) sur la validité desquels les peuples d’Occident commencent eux-mêmes à s’interroger ? »52 s’interroge Paul Aubenas à la sortie de son stage dans la coopérative de Laventie dans le Pas de Calais. Et de répondre par la négative puisqu’il lui semble que : « plutôt que de procéder par addition de réformes transplantées d’une civilisation étrangère quelconque, n’est-il pas plus courageux, plus intelligent, peut-être plus facile, en tous cas dans le sens d’une fidélité à l’Afrique, à ses habitants, à la démocratie dont on se réclame et dont on vit, d’engager 49

ANOM, Fonds ministériels, 3écol/140, Aubenas, « 8e session de formation des cadres de la coopération pour l’Afrique noire et Madagascar », 1959-60, p. 41. 50 Id., p. 42. 51 ANOM, Fonds ministériel, 3écol/142, Cognard, « Société de prévoyance, coopératives et avenir africain en Côte d’Ivoire », 1958-59, p. 105. 52 ANOM, Fonds ministériels, 3écol/140, Aubenas, « 8e session de formation des cadres de la coopération pour l’Afrique noire et Madagascar », 1959-60, p. 60.

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) résolument les populations dans la bataille pour une mutation des structures communautaires traditionnelles à des structures communautaires modernes et progressives, dont la coopération m’apparait comme une des formes les plus susceptibles d’adaptation »53.

La dynamique nouvelle est claire : la coopération plutôt que la colonisation en tant que processus plus facilement adaptable et tout simplement plus pertinent. En somme, la coopération devient le moyen d’être en accord avec les principes républicains français et son ambition universelle qui doit savoir s’adapter aux espaces dans lesquels elle souhaite s’implanter. Mais la critique est parfois plus large et plus philosophique à la fois et sonne comme une dénonciation en règle des pratiques administratives françaises en Afrique depuis plus d’un siècle : « Il faut éviter, en effet, de plaquer un ensemble de structures occidentales sur des bases qui leur sont totalement étrangères [car] vouloir inculquer purement et simplement nos techniques reviendrait en quelque sorte à poser le postulat qu’il n’existe qu’une civilisation : la nôtre. Dans un excès de logique, nous perdons parfois le contact avec le réel : nous voulons que tous profitent des bienfaits de notre civilisation. Par cette voie, les plus vifs détracteurs du racisme s’en font parfois les artisans, en souhaitant avec force, voir étendre leurs institutions à des civilisations qui non seulement sauront mal les utiliser parce que mal adaptées à elles, mais auxquelles elles risquent de faire plus de mal que de bien. L’assistance technique – comme tout effort en faveur des PSD – implique au départ un jugement de valeur. Celui qui rétablit l’égalité entre les cultures, entre les civilisations, entre les hommes enfin. Là est peut-être le chemin vers l’égalité profonde »54.

Roger Cornelis, fort de son observation méthodique de l’assistance technique des Nations unies, prend de la hauteur et remet en cause les fondements scientifiques et politiques du projet colonial français. La hiérarchie chromatique, socle d’une politique raciste dont le code de l’indigénat n’est qu’un avatar parmi d’autres, est néfaste et indéfendable. Le temps est venu de postuler l’égalité entre les acteurs de la coopération et de cesser toute hiérarchie en prenant soin de comprendre que la différence ne peut plus s’analyser comme la supériorité naturelle des Uns et le retard essentiel de l’Autre. Les Africains doivent devenir des partenaires au risque de prolonger un rapport colonial encore longtemps. En effet, l’un des objectifs mis en avant par quelques-uns est d’éviter à tout prix les scenarios néocoloniaux. Le prolongement de relations de type colonial est à l’esprit de certains qui ne reculent pas devant une prospection politique critique. Qui aurait pensé que des scenarios néocoloniaux puissent 53

Id., p. 61. ANOM, Fonds ministériels, 3écol/129, Cornelis, « L’assistance technique et l’organisation des Nations-Unies », 1956-57, p. 30. 54

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L’ENFOM (1946-1959) : LA COOPÉRATION AU PROGRAMME ? être émis de manière critique par des élèves de l’ENFOM ? Et pourtant « la préoccupation dominante de ces jeunes États est louable et double : sortir de leur infériorité matérielle et préserver jalousement leur indépendance toute fraîche ». « L’aide étrangère s’avère nécessaire. Mais le danger est grand, que si on lui ouvre trop grand la porte, l’étranger ne contrôle rapidement toute l’économie du pays, ne la mette à son service sans souci de l’intérêt des populations locales et… ne réduise à néant l’indépendance nouvellement acquise »55.

Cette remarque prend acte de l’indépendance trois ans avant qu’elle n’advienne, preuve que ce changement politique est déjà dans certains esprits qui cherchent donc à jouer un rôle dans le rapport entre la France et ses futurs partenaires indépendants. Preuve aussi que les opinions sont diverses dans cette ENFOM des années 1950 où nostalgie coloniale d’avantguerre et perspectives géopolitiques révolutionnaires se côtoient. Par cette démarche, il est évident que certains élèves ne sont pas dupes : ils ne seront pas administrateurs coloniaux mais espèrent trouver une place dans les enjeux à venir. La suite de nos études part de ce constat et cherchera à comprendre en quoi certains d’entre eux ont parfaitement réussi leur reclassement dans un cadre nouveau aux logiques finalement pas si différentes que celles de la période précédente. Car là réside sûrement le résultat essentiel : en étant capables d’anticiper les indépendances, ou du moins de les imaginer, les administrateurs coloniaux perdent leur statut de colonial mais pas leur influence sur les réalités de l’action politique en Afrique. Bibliographie BANCEL Nicolas, BLANCHARD Pascal et GERVEREAU Laurent (dir.), 1993 : Image et colonies. Iconographie et propagande coloniale sur l’Afrique française de 1880 à 1960, Paris, MHC-BDIC. COHEN William B, 1973 : Empereurs sans sceptre. Histoire des administrateurs de la France d’outre-mer et de l’école coloniale, Paris, Berger Levrault. COOPER Frederick, 2008 : L’Afrique depuis 1940, Paris, Payot. ____ , 2010 : Le colonialisme en question. Théorie, connaissance, histoire, Paris, Payot. DOZON Jean-Pierre, 2003 : Frères et sujets. La France et l’Afrique en perspective, Paris, Flammarion. GUTH Suzie, 1984 : Exil sous contrat. Les communautés de coopérants en Afrique francophone, Paris, Sylex. 55

Id., p. 19.

55

Coopérants en Afrique au temps du déclin (années 1980-1990)

Marie-Albane de SUREMAIN∗

Bien des travaux ont déjà été consacrés aux coopérants en Afrique, qu’il s’agisse de la mesure de leur nombre ou de leur profil sociologique, des politiques ou encore des institutions qui ont porté leur présence outre-mer. Ainsi, au-delà du petit ouvrage, très ironique, sur Les colonies de vacances (Negroni, 1977), tableau d’impressions sociologiques, la thèse de la sociologue Suzie Guth (Guth, 1982) étudie de manière approfondie l’importance de la présence des coopérants en Afrique ainsi que leur profil socio-professionnel, leurs motivations, l’évolution de leur carrière. Cependant, ces travaux ne dépassent pas la période qui voit l’accession au pouvoir de la gauche mitterrandienne, à l’orée de la décennie 1980. Les deux années passées par Jean-Pierre Cot et son équipe (1981-1983) au ministère de la Coopération, manifestent déjà une volonté de rupture par rapport aux pratiques précédentes marquées par un fort héritage colonial. Le projet est d’intégrer la coopération dans une politique plus globale de développement. Même si cette équipe reste relativement peu de temps en place, la décennie 1980 marque une inflexion dans l’histoire de la présence française à l’étranger, sur fond de crise économique et de reconsidération des rapports Nord-Sud (Vivien, 1982). La thèse de sciences politiques de Julien Meimon (Meimon, 2007) étudie, elle, le ministère de la Coopération, de sa genèse en 1959 à sa disparition en 1998, en s’intéressant moins à la coopération comme politique publique, à supposer que l’on puisse l’identifier comme telle, qu’à une « sociologie de cette institutionnalisation ». Ces deux thèses sont d’un intérêt majeur pour élaborer une histoire socioculturelle des coopérants en Afrique, en insistant sur les relations complexes nouées entre ces personnels et leurs collègues des pays d’accueil – car les coopérants sont bien partis pour travailler et pas seulement pour profiter de « piscines et cocotiers » – ainsi qu’avec des personnes de profils et d’origines variées, au fil des rencontres de la vie quotidienne et des loisirs. L’expérience de la coopération a pu modifier les représentations et perceptions que les coopérants se faisaient des sociétés du ou des pays d’accueil, des transferts d’ordre culturel ou politique ont pu se produire et avoir des ∗

Maître de conférences, UPEC - IUFM de Créteil, SEDET- Paris Diderot.

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) effets lors du retour de ces personnels à la fin de leur « exil sous contrat » (Guth, 1982). L’objectif est de faire ici le point sur le contexte et les ressources disponibles pour étudier la période courant de 1981 à 1998, en aval des travaux de Suzie Guth, jusqu’à la fusion du ministère de la Coopération au sein du ministère des Affaires étrangères en 1998, afin de préciser les traits caractéristiques des coopérants en Afrique à cette époque. Ils constituent en fait une nébuleuse aux contours parfois très flous. Nous verrons cependant dans quelle mesure les décennies 1980 et 1990 constituent un moment de déclin, du moins quantitatif, de la présence des assistants techniques ou coopérants en Afrique. Ceci correspond à la fois à une nouvelle conception des relations entre l’ancienne métropole française et ses anciennes colonies, ainsi qu’à l’expression de choix budgétaires très contraints par une crise économique persistante. Cette diminution générale revêt cependant des aspects spécifiques, en fonction des types de profession exercée et des secteurs de coopération, des statuts, des États concernés mais aussi du genre. Ceci ne marque cependant pas nécessairement la fin de toute présence française ou européenne en Afrique, celle-ci pouvant revêtir d’autres formes. Estimer le retrait des coopérants en Afrique Rassembler les éléments nécessaires à l’estimation du retrait des coopérants en Afrique implique à la fois de repérer les grandes évolutions de la « politique » de coopération pendant ces deux décennies et les ressources pour pouvoir identifier la nébuleuse des coopérants, qui ne constituent pas un corps. Du désir de rupture politique à la dissolution du ministère de la Coopération Dans l’histoire de la coopération comme politique – même si la logique de celle-ci est problématique et que les acteurs en sont multiples – la période des années 1980-1990 possède une cohérence propre : lorsque le socialiste François Mitterrand est élu président de la République en 1981, encore sous le signe de l’Union de la gauche, Jean-Pierre Cot est nommé ministre délégué à la Coopération et au Développement. Avec son équipe, il souhaite ouvrir une nouvelle ère dans la politique de coopération, en s’émancipant de l’héritage néocolonial et en rattachant ce ministère à celui des Relations extérieures. Il s’agit en particulier d’abolir la distinction entre les pays d’Afrique dits « du champ » – notamment les quatorze anciennes colonies française faisant partie de la zone franc, et les trois anciennes colonies belges d’Afrique1 – qui relèvent spécifiquement du ministère de la Coopération, et 1

Pour les variations d’extension du champ, voir infra : À la recherche des coopérants.

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COOPÉRANTS EN AFRIQUE AU TEMPS DU DÉCLIN (1980-1990) ceux dits « hors-champ », localisés en Afrique, en Amérique ou en Asie et qui bénéficient d’aides au développement (Vivien, 1991 : 24). L’enjeu est de placer sur un même plan tous les États engagés dans ces accords bilatéraux de développement et d’associer les différents départements ministériels français dans une politique nationale de coopération (Vivien, 1982 : 54). La vision de Cot des relations avec l’Afrique est aussi inspirée par un certain tiers-mondisme. Cependant, le projet de rupture avec un héritage et des pratiques néo-coloniales est contrecarré par la cellule africaine de l’Élysée et Cot démissionne dès 1982 (Meimon, 2007 : 418). En 1986, le gouvernement de cohabitation mené par Jacques Chirac rétablit la distinction entre pays du champ et hors-champ. À peine quelques années plus tard, la politique africaine de la France connaît une inflexion certaine, jalonnée par des événements marquants tant sur le plan symbolique que de manière très sonnante et trébuchante : discours de La Baule du président Mitterrand en 1990, dévaluation du franc CFA en 1994, année tragiquement marquée par le génocide rwandais, affaire Elf en 1996, crise du Zaïre en 1997 et fin du règne de Mobutu. Ce sont autant de signes d’effritement des fondements des habitudes politiques françaises en Afrique, le tout sur fond d’européanisation de l’aide au développement. Sans entrer dans l’analyse d’événements très complexes, détaillée dans des travaux d’histoire institutionnelle ou de sciences politiques, on pourra retenir ici qu’en décembre 1998 le ministère de la Coopération fusionne avec le ministère des Affaires étrangères, dont l’administration centrale est réorganisée. Le ministère de la Coopération disparaît le 1er janvier 1999. Il reste certes un ministre délégué à la Coopération, mais il ne dispose pas d’une administration autonome. Ces quelques jalons donnent déjà une idée de la multiplicité des acteurs impliqués et de la dispersion des sources pour aborder une telle histoire. Sources et ressources Les sources disponibles pour étudier ces deux décennies sont multiples mais tout aussi discontinues et hétérogènes que celles exploitées pour la période précédente. Les fonds conservés au Centre des archives administratives de Fontainebleau sont importants2. Pas moins de 138 versements couvrent en majorité les décennies 1960 et 1970. Ils permettent d’appréhender les missions de coopération du point de vue des administrations centrales ainsi que de suivre la multiplicité et la succession des services d’origine de ces archives : au ministère de l’Éducation nationale, une direction de la Coopération avec la communauté française et l’étranger à partir de 1963, puis une direction de la Coopération de 1965 à 1972, une mission des Relations internationales en 2

Voir dans cet ouvrage, Laurent Manière, « Entamer une recherche sur les coopérants français au Centre des archives contemporaines (CAC) de Fontainebleau ».

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) 1973, un service des Affaires internationales entre 1974 et1980, puis une direction des Affaires internationales en 1981 et enfin une direction de la Coopération, Relations internationales à partir de 1982. L’apparition ou la disparition des termes « coopération » ou « relations internationales » donne une idée des inflexions données à cette politique à l’égard d’États africains qui étaient le plus souvent d’anciennes colonies françaises. On y trouve aussi des rapports ministériels telles les enquêtes Marcomer concernant la décennie 1970 ou le Rapport Vivien de 1982. Des fonds provenant du quai d’Orsay, telles les activités des ministres de la Coopération pour la période 1980-1995 ont été déménagés au Centre des archives diplomatiques de la Courneuve. Ils concernent surtout la politique générale de coopération. En revanche, pour ne pas se limiter à un point de vue central, les archives relevant des missions diplomatiques locales (ambassades, consulats, missions culturelles… dont pouvaient dépendre certains coopérants) de différents États d’Afrique ont été rapatriées au Centre des archives diplomatiques de Nantes3. On y trouve ainsi celles de Bangui, Sao Tomé, Port-Louis, Lomé, Libreville, Victoria et du service culturel d’Harare. Les fonds correspondant aux missions de Bamako, Conakry, Ouagadougou et Kinshasa sont en cours de classement. Il existe déjà des inventaires pour ceux de Kigali, Dakar, Yaoundé, Nouackhott, Niamey, Djibouti et Tananarive. Des archives sont également disponibles pour les postes de N’Djamena et de Bujumbura, sans être encore classées. Dans chacun des fonds classés existe une sous-série administrative concernant l’assistance technique. On y trouve généralement des dossiers relatifs à la gestion des personnels en coopération, notamment leur statut, la législation les concernant, la gestion des carrières, les effectifs et les programmes d’emploi dans les pays concernés, les salaires, les conditions de séjour, les questions syndicales. Il existe aussi des dossiers individuels de coopérants, dont la consultation est soumise à autorisation. L’on n’y trouve guère d’instructions générales communes à l’ensemble des postes – elles relèvent davantage des fonds du ministère de la Coopération – mais les dossiers des projets comportent des correspondances et rapports d’activités qui donnent des informations sur les conditions de travail et le positionnement des agents de coopération au sein de ces actions. Ces ressources permettent d’inscrire dans le contexte spécifique d’un « poste » de coopération ou d’un État les témoignages recueillis lors des entretiens. Il existe aussi des dossiers personnels sur des coopérants aux archives nationales des différents pays d’accueil, qui peuvent compléter le travail d’enquête orale mais leurs conditions de consultation sont variables selon les États. 3

Je remercie Claire Bernard-Deust, responsable des archives des services de Coopération, au Centre des archives diplomatiques de Nantes, pour sa disponibilité et les informations communiquées.

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COOPÉRANTS EN AFRIQUE AU TEMPS DU DÉCLIN (1980-1990) Quant aux coopérants saisis en tant que groupe, si les débats parlementaires permettent surtout de retracer les enjeux de la politique de coopération, les informations les plus précises sur leurs fluctuations numériques et leur profil proviennent de rapports réalisés par l’administration de la Coopération elle-même ou encore des Affaires étrangères. On citera notamment la grande enquête portant sur l’assistance technique française entre 1960 et 2000, menée sous l’égide d’un ministère de la Coopération en sursis et publiée en 1994 (ministère de la Coopération, 1994). Dans ce cadre, Michel Gaud, rédacteur en chef de la revue Afrique contemporaine, a réalisé en particulier une synthèse rétrospective sur la présence française en coopération, ressource précieuse d’autant que les données compilées pour reconstituer les groupes de coopérants sont très disparates. À la recherche des coopérants Tout comme pendant la période antérieure (Guth, 1982), la diversité de situation des coopérants dans les années 1980-1990, à commencer par celle des services les employant, constitue un écheveau difficile à démêler. Elle rend l’identification de ce groupe d’autant plus périlleuse, ainsi que la constitution de données numériques, le raccordement d’informations hétérogènes ou le lissage de séries discontinues. La définition du périmètre des États relevant de la coopération est une des premières difficultés à résoudre. Le rapport de 1994 ne concerne que les pays dits du champ, c'est-à-dire les trente-six États d’Afrique au sud du Sahara, de l’océan Indien ou des Caraïbes, qui ont signé avec la France des accords de coopération. Cet ensemble s’est constitué progressivement. Il comptait quatorze pays en 1960. Y ont été ajoutés en 1966 trois États qui étaient d’anciennes colonies belges : le Burundi, le Rwanda et le Zaïre ; puis, en 1976-1977, les petits États lusophones ainsi que la Guinée équatoriale, Djibouti, les Comores et les Seychelles ; enfin, en 1988, l’Angola, le Mozambique et les Petites Antilles. De manière temporaire, entre 1982 et 1986, la compétence du ministère de la Coopération a été élargie à l’ensemble des pays du Tiers Monde, sauf en matière culturelle. La définition du champ est redevenue plus étroite, à la suite de l’alternance en 1986 et de la nomination d’un gouvernement de cohabitation de droite. À l’exception des anciennes colonies belges4, le nombre des coopérants dans ces nouveaux États est resté peu important relativement au « pré carré » des quatorze États, faisant partie de la zone franc, dans la continuité de la période coloniale. La deuxième difficulté concerne les catégories de personnel impliqué. Le rapport de 1994 s’est centré sur l’assistance technique directe, c’est-à-dire des coopérants civils de longue durée, dont les contrats de travail, 4

Le ministère de la Coopération a repris dans ces trois pays 310 agents précédemment gérés par le Quai d’Orsay dans les années 1968-70, selon le rapport de J. Dequecker, s.d. (1970).

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) généralement de deux ans, peuvent être renouvelés plusieurs fois (ministère de la Coopération, 1994 : 5). Sont exclus de ces travaux les experts envoyés en mission de courte durée (moins de six mois) ; les coopérants militaires qui relèvent de la mission militaire de coopération et sont détachés pour l’instruction et la formation des armées nationales ; enfin, les volontaires, qu’ils accomplissent en coopération leur service militaire (coopérants du Service national, CSN)5 ou qu’il s’agisse de volontaires civils des organisations non gouvernementales. Une telle définition du profil pertinent introduit une discordance avec l’enquête statistique de S. Guth, qui avait exclu en effet les missions de courte durée et les membres d’organisations non gouvernementales (ONG), mais avait inclu les Volontaires du Service national (VSN), identifiés le plus souvent comme catégorie spécifique, ce qui rend malgré tout un certain nombre de comparaisons possibles. Les deux types d’enquête ont exclu de la même manière « les experts sur marchés », ou « assistance technique indirecte », c’est-à-dire des agents recrutés par des sociétés d’études ou des organismes parapublics, aussi dénommés « opérateurs délégués », ainsi que les agents des services français à l’étranger : ambassades et missions de coopération, centres culturels (ministère de la Coopération, 1994 : 5). En revanche, certaines administrations pouvaient gérer directement des coopérants. Ce fut le cas du ministère de l’Éducation nationale pour les enseignants du supérieur. Ces personnels ont été pris en compte aussi bien dans les travaux de S. Guth que dans le rapport de 1994. Celui-ci a également considéré l’assistance technique fournie directement par des organismes publics français de coopération sur leur budget propre, les principaux étant l’Office de la recherche scientifique et technique outre-mer (Orstom) et le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD). Des sociétés d’intervention dans les secteurs du développement rural, les chemins de fer, etc. ont aussi fourni une forte assistance technique. Certains volontaires dépendent d’ONG et constituent donc une catégorie tout à fait particulière. Il en est cependant fait mention par endroit dans le rapport de 1994 parce que ces ONG bénéficient souvent de crédits gouvernementaux, notamment du ministère de la Coopération et parce qu’un pourcentage non négligeable de ces volontaires sont des CSN. Les espaces de recoupement entre les différentes catégories peuvent donc être multiples. Une place particulière doit par ailleurs être faite aux Volontaires du Progrès, association très proche du ministère de la Coopération et qu’il subventionne fortement. La complexité de la définition du groupe, ou plutôt des différentes catégories de coopérants, s’ajoute au fait que les statistiques à leur sujet n’ont 5

Désignés comme CSN dans le rapport du ministère de la Coopération de 1994, ils sont aussi nommés Volontaires du Service national (VSN) dans les documents des années 1960 et 1970.

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COOPÉRANTS EN AFRIQUE AU TEMPS DU DÉCLIN (1980-1990) pas été systématiques. En effet, le dernier document de synthèse complet date de 1970 (Dequecker, 1970). Par la suite plusieurs types de données ont été compilées, ce qui rend l’évaluation numérique de leur présence difficile. Malgré ces incertitudes, il est manifeste que la décennie 1980 ouvre une ère de retrait des coopérants. Le temps de la « déflation » : la bataille des chiffres Les années 1980 ouvrent une période de repli de la coopération dans un contexte de dépression économique qui se traduit par des coupes budgétaires aussi bien en France que dans les pays d’accueil. Un certain type de discours, plus critique, à propos de la coopération devient davantage audible. Les risques inhérents à une coopération essentiellement de substitution sont plus facilement soulignés : aucune échéance n’est fixée pour le départ de ces agents exerçant des responsabilités à la place de ressortissants locaux, et sans qu’ils soient en mesure de préparer leur relève. Cette aide est de plus souvent mal répartie, « tantôt enclavée dans des organismes mal intégrés aux structures nationales tantôt “saupoudrée” dans une multitude de localisations géographiques ou sectorielles » (ministère de la Coopération, 1994 : 3). Ces difficultés ont contribué à justifier les redéploiements, c’est-à-dire les réductions quantitatives, même si on a pu affirmer que les aides seraient plus ciblées et plus efficaces. Dans les années 1990, l’objectif affiché de la restructuration institutionnelle est d’intégrer l’assistance technique dans une stratégie globale d’aide au développement. Incertitudes statistiques Les incertitudes statistiques sont très importantes, comme le montre la synthèse de Michel Gaud (ministère de la Coopération, 1994). Il confronte ainsi pour une même date des chiffres variant de manière importante en fonction de la source (tableau 1). Tableau 1 : Variation du nombre de coopérants selon les sources (1962-1989) Sources Triboulet 1964 Decquecker 1970 BDP/SEQI* Réponses aux questions des parlementaires Informatique

1962

1970

8 559 8 553 8324

10 330 10 296

1979

1985

1989

11 129 10 976 10 906

9 483 8 210

7 882 7 348

* Bureau pour le développement de la production Source : ministère de la Coopération, 1996 : 96.

63

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) Les causes d’incertitude ont de multiples origines. Il peut s’agir du décalage entre les postes théoriquement ouverts et les postes effectivement pourvus. En 1983, l’écart est de près de 1 500 personnes, ce qui représente une marge d’erreur d’environ 14 %. En 1991, il est d’un peu plus de 700 postes, soit 11 % de variation possible. Ces écarts sont moins importants chez les enseignants (de l’ordre de 5 %) que chez les techniciens (22 %). Le décalage peut aussi venir de la prise en compte ou non des coopérants dépendant des organismes inter-États, les statistiques nationales les incluant ou non. La marge d’incertitude est supérieure à 23 % au Burkina Faso en 1985 et même 34 % pour les seuls techniciens. Quant aux enseignants des écoles françaises, on ne sait pas toujours s’ils sont inclus ou non dans les statistiques globales ou s’ils sont considérés comme relevant de l’assistance technique indirecte, de même que les personnels des centres médico-sociaux. Juridiquement, ces enseignants ne dépendent plus du ministère de la Coopération depuis 1990, mais d’une agence autonome, même si, financièrement, leur rémunération est assurée grâce à une subvention par ce ministère. Pour compléter et aller plus loin que le rapport de 1994 dont les statistiques sont arrêtées en 1993, on peut se reporter à l’Atlas statistique des moyens de l’aide française aux pays du champ de 1980 à 1994 (ministère de la Coopération, 1996), et aux chiffres rassemblés par J. Meimon dans le cadre de sa thèse (Meimon, 2007), notamment les questionnaires budgétaires, pour les années 1994-1997. Des coopérations en diminution… depuis quand ? Les synthèses établies par Meimon montrent la nette tendance à la diminution du nombre des coopérants sur la période qui nous intéresse plus particulièrement ici, c’est-à-dire du début des années 1980 à l’absorption du ministère de la Coopération par le ministère des Affaires étrangères en 1998 (graphique 1). La question est de savoir si la décennie 1980 marque un tournant dans l’investissement dans la coopération française ou si le phénomène a été amorcé plus tôt. Classiquement, cette diminution semble en effet un phénomène nouveau. Dès la publication du rapport Vivien de 1982, la qualité et l’efficacité de la coopération est prônée plutôt que le recours au nombre des coopérants pour assurer une aide au développement mais aussi l’influence de la France. La diminution des effectifs ne commence véritablement qu’en 1984. Le gouvernement de droite de J. Chirac, à partir de 1986 et malgré quelques discours ne revient pas sur cette tendance. Sur le plan politique, il s’agit d’établir de nouveaux rapports vis-à-vis des États africains, moins marqués par l’héritage colonial : pour cela il faut que des personnes qualifiées du pays d’accueil remplacent les coopérants. Le contexte de crise économique encourage le choix de faire des économies en réduisant ce type de

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COOPÉRANTS EN AFRIQUE AU TEMPS DU DÉCLIN (1980-1990) personnel, en comptant également sur les missions financées par la Communauté européenne et par les ONG, une autre forme de substitution. Graphique 1 : Effectifs des coopérants dépendant du ministère de la Coopération de 1982 à 1997 12000 10832 10000 8975 7669

Effectifs

8000

6309 6000 4161 4000 2319 2000

0 1982

1985

1988

1991

1994

1997

Années

Sources : Atlas statistique des moyens de l’aide française aux pays du champ de 1980 à 1994, et questionnaires budgétaires (pour les années 1994-1997), cité par Meimon (2007).

Tableau 2 : Variation des effectifs de coopérants (1965-1990) (chiffres arrondis) 1965 Coopération 9 500 dont coopérant du Service national (950) Assistance militaire et technique 1 900 Autres administrations civiles* 1 000 Organismes (Recherche scientifique, 2 900 sociétés d’intervention) Volontaires 600 dont Volontaires du Progrès (350) Total 16 000

Variation 1990/1965 + 30 % (0 %) - 50 % - 95 %

1975

1990

10 700 (1 350) 1 000 ?

6 800 (950) 900 50

2 000

1 200

- 60 %

650 (360) 14 500

1 200 (550) 10 150

+ 100 % (+ 60 %) + 35 %

* Pour 1965 : 700 dans les quatorze États du champ au titre de l’éducation nationale et de l’Office de coopération radiophonique (OCORA) et 300 environ dans les anciennes colonies belges. Pour 1990 : essentiellement des agents appartenant au service de coopération technique internationale. Source : Ministère de la Coopération, 1994 : 65.

Cependant, la synthèse de Gaud insiste au contraire sur l’ancienneté de la déflation, qu’il fait remonter à 1965 (ministère de la Coopération, 1994 : 65

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) 65). En construisant des séries cohérentes à partir de statistiques dont le domaine de définition diffère, il montre l’intensité de la diminution entre 1965 et 1990 (tableau 2). La tendance générale est en effet à la baisse sur l’ensemble de la période. Toutefois, il s’agit surtout des membres de l’assistance militaire et des effectifs de police (compris dans la rubrique « autres administrations civiles ») ou bien des organismes de recherche scientifique, ou encore des membres des sociétés d’intervention. Les coopérants relevant du ministère de la Coopération, y compris les coopérants du Service national, voient en revanche leurs effectifs augmenter dans la décennie 1970, avant de diminuer à leur tour. L’évolution à la hausse des volontaires est, elle, constante et l’on voit le processus de substitution à l’oeuvre. Insister sur l’ancienneté de la diminution globale du nombre des coopérants peut être interprété comme une manière de minimiser le désengagement de l’État et de l’inscrire dans une tendance de longue durée. Cette évolution est cependant plus complexe en raison de la variation du périmètre concerné. Les États concernés étaient quatorze en 1960 mais trente-sept en 1992, ce qui accentue la tendance relative à la diminution. Homogénéiser les statistiques permet cependant d’avoir une vision plus précise. En regroupant à chaque fois les personnels dépendant du ministère de la Coopération, de l’Éducation nationale et de l’Office de la coopération radiophonique (OCORA), les écoles françaises et les effectifs à l’échelle des dix-sept États (les quatorze États de 1960 et les trois anciennes colonies belges) la diminution en 1990 est de 40 % depuis 1965 (tableau 3). Tableau 3 : Diminution des effectifs de coopérants de 1965 à 1990 1965 Agents relevant du ministère de la Coopération 9 500 Éducation nationale, OCORA 700 Écoles françaises Extension champ (36 pays en 1990) Dont les anciennes colonies belges 300 Effectifs présents dans : Les 14 États 10 200 Les 17 États 10 500

1990 6 800

Variation en % - 28 %

540 1 200 900 6 100 6 400

- 40 % - 40 %

Source : d’après ministère de la Coopération, 1994 : 67.

Ces statistiques lissent l’évolution sur la période et gomment l’apogée des années 1970, comme le montrent les travaux de S. Guth. Le rapport Dequecker (1970) insiste lui aussi sur le maintien d’une forte présence de coopérants jusqu’en 1970. Le ministère de la Coopération a connu ses premières restrictions budgétaires en 1966, mais l’assistance technique a été maintenue ou augmentée grâce au recours aux Volontaires du Service national et à la contribution des États, les situations nationales variant. 66

COOPÉRANTS EN AFRIQUE AU TEMPS DU DÉCLIN (1980-1990) Histoires nationales L’investissement français et celui des pays d’accueil a varié en fonction d’intérêts politiques et économiques nationaux (tableau 4). Tableau 4 : Évolution du nombre de coopérants par État de 1965 à 1990 Pays Madagascar Tchad Bénin Burkina Sénégal Centrafrique Congo Cameroun Mali Côte d’Ivoire Niger Togo Gabon Mauritanie

1965 1 770 523 233 423 1 433 535 538 785 350 1 592 377 137 449 221

1990 497 151 93 200 805 313 316 488 237 1 334 318 143 510 266

Variation en % - 72 - 72 - 60 - 53 - 44 - 42 - 41 - 38 - 32 - 17 - 16 +4 + 14 + 20

Source : ministère de la Coopération, 1994 : 1166.

La diminution est la plus forte à Madagascar, au Tchad, au Bénin, au Burkina Faso, en Centrafrique et au Congo. Les effectifs les plus élevés sont concentrés au Sénégal et en Côte d’Ivoire. Ce ne sont donc pas les pays dont les besoins en termes de développement sont les plus intenses, si l’on se réfère aux taux d’alphabétisation ou au PIB par exemple, qui accueillent le plus grand nombre de coopérants. Outre le contexte de dépression économique, les facteurs de cette diminution ont pu aussi être d’ordre politique, comme après l’arrivée au pouvoir à Madagascar en 1972 du chef de l’État-Major Ramanantsoa, en remplacement du président Tsiranana et la dénonciation des accords de coopération portée par le mouvement de Mai 72. La baisse a été forte également au Sénégal, même si l’ancienneté et la qualité des liens faisaient partie des thèmes récurrents des discours officiels dans les deux États. Les pays les plus riches, les mieux pourvus en ressources minières ou agricoles ont connu l’évolution quantitative la moins défavorable, comme au

6

On pourra noter cependant que les totaux des coopérants des quatorze pays mentionnés pour les deux dates (9 540 et 7 328) ne correspondent pas aux totaux donnés par ce même rapport dans le tableau de synthèse de la p. 67. Ceci souligne la difficulté à rassembler des données fiables mais n’infirme pas la tendance à la diminution.

67

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) Gabon ou en Côte d’Ivoire7. Là, le président F. Houphouët-Boigny souhaitait recourir aux services de cadres étrangers pour moderniser le pays. Du point de vue français, l’intérêt d’une telle présence coopérante dans les pays considérés comme relativement riche et stables est aussi de pouvoir compter sur des voix à l’Assemblée générale de l’ONU. Les enjeux géostratégiques ont pu intervenir également dans le cas de Djibouti et du Tchad. Malgré la diminution des crédits français, le maintien, voire l’augmentation de la présence coopérante a pu s’effectuer grâce au système dit de la « globalisation ». Dans les pays pour lesquels la France a plafonné sa contribution financière, les dépenses correspondant aux assistants techniques en surnombre sont prises en charge par le pays d’accueil qui les rembourse au ministère de la Coopération. C’est le cas en Côte d’Ivoire par exemple à partir de 1967, ce qui a permis une hausse rapide des effectifs (graphique 2) ou encore, après 1976, au Gabon. Le sens de cette présence forte est essentiellement politique. Toutefois, même dans les cas de « globalisation », la crise des années 1980 et les difficultés budgétaires aiguës ont frappé les pays africains et entraîné des coupes dans les budgets de coopération. En Côte d’Ivoire, les presque 4 000 coopérants en 1980 ne sont plus que 1 400 en 1990 et 700 en 1992 (graphique 2). Graphique 2 : Effectifs des coopérants en Côte d’Ivoire (1962-1993)

Source : ministère de la Coopération, 1994 : 123.

7

Dans le cas du Togo, l’assistance technique a été suspendue après les événements de 1992. Pour la Mauritanie, la croissance des effectifs part d’un niveau initial très bas.

68

COOPÉRANTS EN AFRIQUE AU TEMPS DU DÉCLIN (1980-1990) Des facteurs politiques ont pu aussi se conjuguer aux difficultés financières comme au Burkina Faso. En 1984, à la suite du coup d’État de Thomas Sankara, le nombre de coopérants est réduit de 310 à 230. Outre l’impact des conjonctures politiques et économiques, les effectifs de coopérants varient aussi fortement en fonction de leur statut et des activités qu’ils exercent. Profil des coopérants Les coopérants sont majoritairement des enseignants, de plus en plus fonctionnaires de catégorie A ; ils sont surtout affectés dans les capitales et restent généralement des hommes. Chacune de ces caractéristiques est sujette à des variations. Enseignants et assistance indirecte Les enseignants constituent près des trois quarts des effectifs relevant du ministère de la Coopération, et la baisse des effectifs dans les années 1980 les touche un peu plus fortement que les techniciens, leur part relative passant d’environ 72 % à 68 % en 5 ans (tableau 5). Tableau 5 : Enseignants et techniciens du ministère de la Coopération (1981-1991) Enseignants (% du total) 1981 1982 1983 1984 1985 1986 1987 1988 1989 1990 1991

Techniciens

Total 10 489

5 750 (72 %)

2 242

5 500 (72,5 %)

2 079

4 382 (68 %) 3 994 (69 %) 3 696 (68 %)

2 058 1 793 1 745

7 992 8 052 7 579 6 755 6 440 5 787 5 441

Source : d’après Ministère de la Coopération, 1994 : 107.

Les statistiques concernant les techniciens sont moins précises que celles rassemblées par S. Guth, mais elles permettent de voir la répartition des effectifs par grandes masses et de montrer que les coopérants sont restés pour près des trois quarts des enseignants, comme à la fin des années 1970 (tableau 6). 69

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) Tableau 6 : Répartition (en %) des coopérants en fonction de leur activités (1962-1979)8 Activités Enseignement et formation Développement * Administration ** Santé Source : S. Guth, 1982 : 173.

1962 37,8 24,6 25,5 12,1

1967 58,5 21,5 11,2 8,8

1970 64,6 17,1 10,1 8,2

1973 66,1 14,2 10,4 9,3

1979 74,1 10,1 6,8 9,0

Quant à l’assistance technique indirecte, elle recouvre les organismes d’intervention, de recherche et des volontaires des ONG mais exclut les enseignants des écoles françaises. Ces organismes sont très variés : il peut s’agir d’établissements publics comme l’Orstom, le CIRAD, l’Office français de coopération pour les chemins de fer et le matériel d’équipement (OFERMAT) ou bien de sociétés d’économie mixte, de sociétés anonymes, ou encore d’associations ou d’établissements publics internationaux comme l’Agence pour la sécurité de la navigation aérienne en Afrique et à Madagascar (ASECNA). Au début des années 1990, ces effectifs correspondent à un tiers ou à la moitié de ceux de l’assistance technique directe non militaire au Niger, au Rwanda, au Burkina-Faso et au Cameroun. Ils représentent entre la moitié et la totalité de l’assistance directe aux Comores, au Togo, au Mali, en Guinée-Bissau, au Bénin. Ils sont même plus élevés en Guinée9 qui, ayant dit non à la Communauté française et pris son indépendance dès 1958, n’a pas développé avec la France de coopération bilatérale similaire à ce qui a été mis en place dans les pays du champ. Le développement rural est un secteur privilégié de la coopération indirecte. On compte 333 assistants techniques « indirects » pour 356 « directs », dans les pays du champ. La santé est aussi un secteur important de la coopération indirecte sans que l’on dispose de données exhaustives. L’évolution la plus spectaculaire est celle des volontaires, qui se substituent pour une part à la coopération bilatérale entre États. Leurs effectifs doublent en 25 ans, l’inflexion majeure se situant vers 1980. Globalement, ils ne représentent qu’un peu plus de 10 % des effectifs au début des années 1990, mais cette proportion est variable en fonction des secteurs et des pays. Dans le domaine du développement rural, on compte 267 Volontaires du Progrès fin 1991, alors que 66 personnes relevaient de l’assistance technique 8

Dans ce tableau, la coopération dans le développement concerne à la fois les secteur rural ou industriel, les équipements et communications, les postes et télécommunications, les chemins de fer. Le terme « administration » recouvre l’administration générale ou spécialisée, la justice, les activités culturelles. Ces statistiques montrent l’augmentation de la part relative des enseignants d’un peu plus du tiers au tout début des années 1960 à près des trois quarts des coopérants à la fin des années 1970. 9 187 sur 286 en 1991, y compris 41 enseignants du lycée français. Rapport de la mission de coopération de Conakry, 1991.

70

COOPÉRANTS EN AFRIQUE AU TEMPS DU DÉCLIN (1980-1990) sur marché, avec appel d’offres. Les Volontaires du Progrès représentent donc près de 40 % du dispositif d’appui au développement rural dans les pays du champ (Randriamampita, 1992). Les organisations non gouvernementales sont également très présentes dans le domaine de la santé, sans que l’on dispose de statistiques systématiques. Certains États accueillent davantage d’ONG que d’autres. Sur les 267 Volontaires du Progrès engagés dans le développement rural, environ 30 % sont concentrés dans trois pays : Mali, Bukina-Faso et Sénégal. Si l’on considère tous les secteurs d’activité, 45 % des Volontaires du Progrès (224) sont concentrés en 1991 dans cinq États : Burkina Faso, Cameroun, Mali, Sénégal, Togo et 70 % (332) dans neuf pays – les précédents auxquels on ajoute le Bénin, la Guinée, le Niger et le Tchad. Les contractuels, une variable d’ajustement Si l’on détaille le profil des enseignants et des techniciens, une part importante d’entre eux est constituée de contractuels, même si elle est en diminution, passant des deux cinquièmes à un peu plus du quart entre 1981 et 1991 (tableau 7). Tableau 7 : Proportion (en %) de coopérants contractuels (1981-1991) Années 1981 1982 1983 1984 1985 1986 1987 1988 1989 1990 1991

Enseignants

Techniciens

Total 42

35

52

32

53

20 18 16

55 58 53

40 40 37 33 31 30 28

Source : d’après Ministère de la Coopération, 1994 : 107.

Cette diminution succède à une phase de croissance pendant les années 1960 et 1970. La part des contractuels a en effet augmenté entre 1963 (12 % des effectifs, 1 000 contractuels pour 7 800 fonctionnaires) et 1981 (42 % des effectifs)10. Un rapport du début des années 1980 indique que « ce sont les enseignants contractuels qui représentent de façon très nette l’effectif en brousse […] les fonctionnaires ont davantage le choix de leur affectation » 10

Pour un tableau récapitulatif des effectifs d’enseignants et de techniciens en coopération entre 1963 et 1990, voir en annexe.

71

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) (ministère de la Coopération, 1981). La tendance s’est ensuite totalement inversée. La part des contractuels passe de 35 % en 1985 à 16 % en 1991. La répartition des effectifs de 1990 entre fonctionnaires et contractuels correspond à celle du lendemain des indépendances : 4 000 enseignants au total dont 3 300 fonctionnaires et 700 contractuels. Un tel retournement reflète l’exigence de qualification des pays d’accueil ainsi que, dans une moindre mesure, la politique de titularisation des enseignants engagée après 1981. Mille enseignants en ont bénéficié, en application de la loi Le Pors par le ministère de l’Éducation nationale entre 1984 et 1989. Beaucoup d’entre eux sont restés en coopération. En revanche, dans le cas des techniciens, malgré la déflation des années 1980, le nombre des techniciens contractuels est resté quasiment stable entre 1973 et 1990, passant de 1 050 à 1 150. Leur part relative a donc augmenté, jusqu’à représenter près de 60 % de leur catégorie. Leur maintien paraît nécessaire, en particulier dans les secteurs du développement rural et des infrastructures. Les personnels avec le statut de fonctionnaire sont davantage concentrés dans les corps des vétérinaires inspecteurs et surtout des médecins militaires des troupes de marine, ce qui souligne les continuités avec les héritages de la période coloniale. Ceux-ci bénéficient d’une formation spécifique. Des coopérants plus qualifiés Au lendemain des indépendances, les coopérants cadres de catégorie A ne représentaient que la moitié des effectifs. Une décennie plus tard, la proportion était à peu près similaire. En revanche à l’orée des années 2000, le niveau de formation des assistants techniques, y compris des volontaires, s’est considérablement accru, sans que l’on ait cependant de statistiques précises. Un retour sur les premières décennies de la coopération permettra de mieux saisir la situation des années 1980 (tableau 8 et graphique 3). Tableau 8 : Évolution de la proportion de cadres A chez les enseignants et les techniciens de 1963 à 1978 Années Enseignants dont contractuels Techniciens dont contractuels Total

72

1963 35 % ? 73 % ? 55 %

1967 35 % ? 75 % ? 54 %

1974 48 % (52 %) 76 % (75 %) 60 %

1978 79 % (75 %) 75 % (70 %) 77 %

COOPÉRANTS EN AFRIQUE AU TEMPS DU DÉCLIN (1980-1990) Graphique 3 : Évolution de la proportion de cadres A chez les enseignants et les techniciens de 1963 à 1978 100

Proportion (en %) de cadres A

90 80 70 60 50 40 30 20 10 0 1963

1967

1974

1978

Années Enseignants du secondaire et du supérieur

Techniciens

Ensemble

Source : ministère de la Coopération, 1994 : 110.

Dans ces statistiques, les coopérants du Service national n’ont pas été comptabilisés. En raison de leur jeunesse et de leur moindre qualification, leur présence aurait sans doute fait diminuer la proportion de cadres. Si le niveau de qualification des techniciens est relativement stable, l’amélioration de la qualification des enseignants est manifeste et a permis à l’ensemble d’atteindre la valeur élevée d’environ 80 % de cadres de catégorie A en 1978. L’inflexion majeure s’est produite entre 1974 et 1978. En effet, jusqu’à la fin des années 1960, la qualification des enseignants est restée stable. Ensuite, la coopération française s’est davantage orientée vers l’enseignement secondaire et est restée importante encore dans le supérieur. Les effectifs d’instituteurs et de personnels assimilés de catégorie B ont décru en valeur absolue et relative. Depuis 1978, il n’existe plus de statistiques de ce type à disposition. Gaud fait cependant l’hypothèse que la composition de la population n’a pas dû être beaucoup modifiée de ce point de vue, d’autant que des personnels ont été titularisés et que l’enseignement est resté de haut niveau (ministère de la Coopération, 1994 : 111). Depuis 1978, un cinquième des coopérants reste donc relativement peu qualifié ou encore inexpérimenté, comme les coopérants du Service national. Dans les capitales plus qu’en « brousse » En 1990-1991, près de 70 % des assistants techniques français sont affectés dans des capitales. La proportion est encore plus forte pour les 73

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) techniciens, à 80 %, alors qu’elle est de 64 % pour les enseignants. Un peu plus du tiers des enseignants exercent dans des villes secondaires ou dans les campagnes. Cependant, « gens de terrain », les techniciens peuvent aussi être amenés à faire des missions dans les régions. Les situations varient selon les États, notamment ceux qui ont plusieurs grands centres urbains. Environ la moitié des coopérants sont affectés dans la capitale en Côte d’Ivoire (47 %), au Cameroun (48 %), à Madagascar (52 %). En revanche la proportion est beaucoup plus forte au Sénégal (74 % des coopérants sont affectés à Dakar) et au Zaïre (86 % à Kinshasa). L’ancienneté de la fonction de capitale est également importante. Au Burundi, 92 % des coopérants sont affectés à Bujumbura, alors qu’au Rwanda voisin, 45 % le sont à Kigali (cf. le fait que l’université est à Butare). Ces deux petits États, tous deux d’une densité très élevée, constituaient en effet une seule colonie et Kigali n’était alors qu’un centre urbain secondaire. Après les indépendances, les fonctions administratives et sociales du nouvel État rwandais sont restées déconcentrées. Des coopérantes en faible nombre La proportion de femmes parmi les coopérants n’a cessé de décroître tout au long de la période, jusqu’à être inférieure au cinquième des coopérants en 1991. S. Guth donne une photographie de la situation en 1972 (tableau 9). Tableau 9 : Répartition en pourcentage des personnels par sexe et par statut (1972) Ensemble des assistants techniques Civils non enseignants contractuels Civils enseignants contractuels Civils non enseignants fonctionnaires Civils enseignants fonctionnaires

Hommes 72 88 72 88 62

Femmes 28 12 28 12 38

Source : ministère de la Coopération, cité par Guth, 1982 : 178.

Les femmes sont donc surtout des enseignantes fonctionnaires, contrairement à la représentation répandue de la femme d’enseignant, enseignante elle aussi, mais en contrat local. Le rapport de 1994 retrace l’évolution de la présence féminine (tableau 10).

74

COOPÉRANTS EN AFRIQUE AU TEMPS DU DÉCLIN (1980-1990) Tableau 10 : Proportion de femmes parmi les coopérants de 1973 à 1991 Années Contractuels Fonctionnaires* (dont enseignantes) Ensemble* Total effectifs de femmes (dont contractuelles)

1973 22 % 30 % (38 %) 28 %

1980 21 % 29 % (32 %) 25 % 2 500 (930)

1991 11 % 20 % ? 18 % 900 (170)

*militaires hors cadre/ hors budget exclu. Source : ministère de la Coopération, 1994 : 108.

La proportion serait encore inférieure en tenant compte des coopérants du Service national. Elles ont été plus touchées que les hommes par la déflation des années 1980, surtout parmi les contractuels. Selon certains témoins, les épouses, notamment d’Africains, auraient été incitées à démissionner. Les titularisations dans le corps enseignant ont en effet été en grande partie féminines. L’élévation du niveau de qualification des coopérants et l’africanisation des personnels de catégorie B, telles les institutrices, infirmières, assistances sociales, etc., expliquent aussi cette masculinisation des coopérants. Elles se répartissent de manière assez homogène dans les différents États. Elles sont relativement plus nombreuses au Sénégal (25 % des coopérants en 1991) et un peu moins au Burkina Faso, au Cameroun, en Centrafrique, en Mauritanie et au Niger (16-17 %) sans que cela puisse s’expliquer uniquement par un contexte culturel ou religieux ou par des conditions de vie qui seraient particulièrement difficiles.

Malgré leur aspect parfois disparate, hétérogène ou discontinu, ces statistiques permettent de brosser un tableau des traits caractéristiques des coopérants en Afrique, de statuts toujours divers mais de plus en plus qualifiés, dans les dernières décennies du ministère de la Coopération. Pour compléter ces bilans statistiques, il faudrait apporter des éléments d’appréciation des origines sociales de ces personnels d’assistance technique, ou encore de leurs itinéraires souvent complexes au fil de leurs affectations successives. C’est la dynamique de ces itinéraires qui pourrait être ainsi envisagée. D’autres sources, notamment des récits biographiques, des témoignages écrits ou des enquêtes orales permettraient aussi d’enrichir ce tableau encore impersonnel. Ces éléments invitent surtout à pousser l’enquête dans des directions laissées en grande partie de côté par les travaux menés jusqu’à présent, en particulier les aspects sociaux, politiques et culturels de cette expérience de coopération et de travail en Afrique (car il ne s’agissait pas seulement de

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) « colonies de vacances »), la question des transferts culturels, au sens large, après les indépendances. Bibliographie DEQUECKER J., s.d. (1970) : Assistance technique en personnels. Évolution des effectifs de 1960 à 1970, rapport interne ministère de la Coopération, ronéoté. GUTH S., 1982 : Exil sous contrat. Les communautés de coopérants en Afrique francophone, thèse doctorat ès-lettres et sciences humaines, université René Descartes, Paris V. MEIMON J., 2007 : En quête de légitimité. Le ministère de la Coopération (1959-1999), thèse de doctorat de sciences politiques, Lille. Ministère de la Coopération, 1981 : Service de la Coopération technique : l’Assistance technique en 1980. Actualisation mai 1981, document dactylographié 9 p. + annexes. ____ , 1994 : L’assistance technique française (1960-2000), Rapport d’étude, La Documentation française, Paris. ____ , 1996 : Atlas statistique des moyens de l’aide française aux pays du champ de 1980 à 1994, s.l.. NEGRONI (de) F., 1977 : Les colonies de vacances. Portrait du coopérant français dans le Tiers Monde, s.l., Hallier. TAVERNIER Y., 1999 : La coopération française au développement : bilan, analyses, perspectives, rapport au premier ministre, Paris, La Documentation française. RANDRIAMAMPITA G., 1992 : Dispositif d’assistance technique au développement rural, ministère de la Coopération et du Développement, Paris. TRIBOULET R., 1964 : Rapport sur la coopération franco-africaine, ministère de la Coopération, Paris.

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COOPÉRANTS EN AFRIQUE AU TEMPS DU DÉCLIN (1980-1990) Annexe : Évolution des effectifs des assistants techniques contractuels entre 1963 et 1991 Années

Enseignants Techniciens Total Effectifs dont contractuels Effectifs dont contractuels Effectifs dont contractuels Eff. % Eff. % Eff. % 4 040 758 19 4 709 266 6 8 749 1 024 12 8 811 1 308 15 8 489 1 515 18 8 573 1 696 20 717 8 776 2 058 23 5 406 1 522 28 3 676 865 24 9 082 2 387 26

1963 1964 1965 1966 1967 1968 1969 1970 5 552 1 688 30 2 871 876 1971 5 845 1 861 32 2 773 920 1972 6 356 2 171 34 2 885 1 058 1973 6 498 2 154 33 2 866 1 141 1974 1975 6 824 2 924 43 2 427 1 099 1976 6 964 2 914 42 2 387 1 073 1977 7 148 2 935 41 2 358 1 080 1978 7 485 2 893 39 2 216 1 053 1979 7 933 3 167 40 2 244 1 090 1980 7 902 3 252 41 2 390 1 169 1981 1982 1983 1984 1985 5 750 2 017 35 2 242 1 164 1986 1987 5 500 1 734 32 2 079 1 100 1988 1 095 1 162 1989 4 382 877 20 2 058 1 130 1990 3 994 705 18 1 793 1 041 1991 3 696 590 16 1 745 930 Source : ministère de la Coopération, 1994 : 107.

31 33 37 40

8 423 8 618 9 241 9 364

2 564 2 781 3 229 3 295

30 32 35 35

45 45 46 48 49 49

9 251 9 351 9 506 9 701 10 177 10 292 10 489

4 061 3 987 4 015 3 946 4 257 4 421 4 395

44 43 42 41 42 43 42

52

7 992 8 052 7 579 6 755 6 440 5 787 5 441

3 181 3 254 2 834 2 257 2 007 1 746 1 520

40 40 37 33 31 30 28

53 55 58 53

Il s’agit ici des contractuels au sens strict, ce qui exclut les coopérants du Service national (CSN). Pour les décennies 1960 et 1970, les effectifs d’enseignants ne comprennent pas le supérieur alors géré par le ministère de l’Éducation nationale. À partir de 1988, les statistiques n’incluent pas les enseignants des écoles françaises.

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Entamer une recherche sur les coopérants français au Centre des archives contemporaines (CAC) de Fontainebleau

Laurent MANIÈRE∗

Le Centre des archives contemporaines de Fontainebleau (CAC) peut être riche d’informations pour les chercheurs qui s’intéressent aux coopérants français en poste dans les anciennes colonies, et plus largement hors de France. Cette contribution souhaite servir de guide de travail en présentant les fonds issus des ministères de la Coopération et de l’Éducation nationale, les plus prometteurs pour explorer cette thématique encore peu étudiée. Pour se faire une première idée du contenu des versements disponibles à Fontainebleau, il faut utiliser la base de données PRIAM3 disponible en ligne1. En rentrant les mots-clés adéquats correspondant à des problématiques de recherche spécifiques (« personnel », « coopérants », « assistants techniques », « assistance technique », « enseignement »…), la base de données oriente le chercheur vers les notices des versements potentiellement intéressants. Chaque versement est découpé en plusieurs articles pour lesquels on dispose d’un bref résumé2. Pour avoir une idée plus précise du contenu de ces articles, il est impératif de prendre connaissance des inventaires détaillés de chaque versement, disponibles sur les sites de Fontainebleau ou Paris3. Une première consultation de ces répertoires nous a permis de dresser une liste des fonds les plus prometteurs. Ce travail a été complété par plusieurs visites au CAC, destinées à sonder le contenu de certains cartons.



Docteur en histoire. Chercheur associé au SEDET. http://www.culture.gouv.fr/documentation/priam3/pres.htm. Les versements sont postérieurs à 1958 et ont été classés chronologiquement suivant l’origine du service qui les a produits. 2 Les notices comprennent d’autres informations. L’on apprend par exemple que le versement 19770508 correspond au n° 0508 de l’année 1977, qu’il émane du service des Affaires internationales du ministère de l’Éducation nationale, que les dates extrêmes des documents qui le constituent vont de 1929 à 1973 et, enfin, qu’il est divisé en 151 articles. 3 Ces répertoires et états des versements sont consultables en salle de lecture des Archives nationales de Fontainebleau, et pour la plupart, aux Archives nationales de Paris (salle des inventaires du CARAN). 1

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) Ministère de la Coopération Créé en 1959, le ministère de la Coopération entretient des relations avec les pays suivants, tous situés au sud du Sahara et dont le français est la ou une des langues officielles : Bénin, Burundi, Cameroun, Cap-Vert, Centrafrique, Comores, Congo, Côte d’Ivoire, Djibouti, Gabon, Guinée, Guinée équatoriale, Haïti, Haute-Volta, Madagascar, Mali, Île Maurice, Mauritanie, Niger, Rwanda, Sénégal, Sao Tomé, Îles Seychelles, Tchad, Congo, Zaïre4. Les versements les plus intéressants sont ceux émanant de la direction de la Coopération culturelle et technique (DCCT) et de la direction de l’Administration générale (DAG). Direction de la Coopération culturelle et technique (DCCT) La DCCT a pour mission la préparation et la réalisation des projets de coopération dans les domaines de l’enseignement, de la formation professionnelle, des affaires culturelles, de la recherche scientifique, de la santé publique et des affaires sociales. La DCCT assure notamment la gestion administrative et financière des personnels de coopération, parmi lesquels les coopérants civils et les Volontaires du Service national (VSN). Au vu des données personnelles qu’ils contiennent, les « dossiers individuels de carrière » de ces personnels sont soumis à un délai d’incommunicabilité de cinquante années5. Hors dérogation, ils ne sont donc pas consultables avant la fin des années 20206. Les sources suivantes peuvent en revanche être exploitées : - De très nombreux rapports, études et documents généraux sur les grands enjeux de la coopération et l’assistance technique éparpillés dans tous les versements7. - Des documents relatifs au recrutement et à la formation des coopérants, notamment des textes sur le statut et la gestion des agents d’assistance

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L’action du ministère de la Coopération ne concerne d’abord que les États appartenant à la Communauté française. Son action s’étend ensuite progressivement à la Guinée ainsi qu’aux anciennes colonies belges. 5 Pour les coopérants civils, voir versements 19810008, 19810009, 19810035, 19810045, 19810091, 19810703, 19810704, 19820673, 19820674, 19830621, 19830622, 19840225, 19840722, 19850061, 19850738, 19860025. Pour les VSN, voir versements 19810144, 19820083, 19830461, 19840226, 19850108, 19860347. 6 En effet, pour chaque versement, le délai d’incommunicabilité court à compter de la date du document le plus récent. 7 Il est donc difficile de les repérer sans avoir étudié les répertoires des inventaires. À noter cependant pour son intérêt particulier, le versement 19810216, art. 18-21 : rapports, études, documents généraux sur les grands problèmes de la coopération, en particulier sur les problèmes de personnel, 1967-1969.

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ENTAMER UNE RECHERCHE AU CAC DE FONTAINEBLEAU technique et des VSN8 ou encore des informations sur les effectifs et leur formation9. - Des informations concernant les conditions de vie des Français à l’étranger10. L’on trouvera des enquêtes sur le coût de la vie outre-mer et des détails sur les indices de rémunération11, des exemples de revendications syndicales des coopérants émanant du Bureau de liaison des agents de la coopération technique (BLACT), des documents relatifs aux rapports avec les syndicats, notamment la Fédération des personnels de coopération outremer (FPCOM)12. À signaler l’intérêt tout particulier des « Enquêtes sur les opinions et les attitudes des personnels d’assistance technique » effectuées par la société de sondage Marcomer13. Il s’agit de quatre études réalisées à la demande du secrétariat d’État auprès du ministère des Affaires étrangères (MAE). Elles ont été effectuées par correspondance auprès d’un échantillon représentatif des agents de l’assistance technique dans 18 pays d’Afrique et à Madagascar et portent sur Le public africain et l’image de la coopération (octobre 1970, 1 volume), Les opinions du personnel français d’Assistance technique en Afrique noire et à Madagascar (novembre 1971, 2 volumes dont un d’annexes statistiques), Les opinions et les attitudes des personnels d’Assistance technique en Afrique noire et à Madagascar (1974, 2 volumes), Les opinions et les attitudes des personnels d’Assistance technique en Afrique et dans l’océan Indien (avril 1978, 2 volumes). Une partie des archives de la DCCT a été regroupée en Dossiers géographiques, utiles pour qui s’intéresse à la coopération dans un pays particulier14. Ce fonds est d’une consultation pratique car sa taille relativement réduite permet de passer tous les documents en revue. La qualité des notes de synthèse, des rapports de mission ou des rapports de fin de mission des ambassadeurs permet d’avoir une vision synthétique de la coopération dans chacun des pays. Une étude comparatiste entre plusieurs États est envisageable grâce à la constitution presque symétrique des dossiers qui comprennent généralement les rubriques suivantes :

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19810216, art. 28-29 et art. 33-65 ; 19810443, art. 32-35 et 36-38. Ces derniers articles contiennent des données intéressantes sur le passage à l’indépendance et l’évolution du statut des personnels de l’assistance technique de 1959 à 1975. Plusieurs articles sont consacrés au Bureau de liaison des agents de la Coopération technique (BLACT). 9 19810443, art. 39-41. 10 19810216. 11 19810216, art. 17. 12 19810216, art. 30. 13 19810216, art. 14. 14 19810532, art. 1-8 (1974-1980) ; 19820311, art. 1-135 (1959-1977) ; 19820670, art. 10-16 (1960-1979) ; 20000138, art. 3-6 (1960-1982) ; 20020230, art. 29-54 (1959-1989) ; 20020264, art. 4-18 (1971-1983) ; 20020267, art. 1-4 (1970-1982). Les descriptions des articles disponibles dans PRIAM3 permettent d’avoir une idée des pays concernés.

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) - Informations générales : Brochures éditées par la DCCT ou d’autres directions du ministère telles Conjoncture et Coopération ou Données statistiques sur les activités économiques culturelle et sociales de… ; notes de synthèse préparatoires aux voyages des responsables français ou aux audiences des gouvernements étrangers ; accords de coopération, nombreux rapports notamment ceux rendus par les ambassadeurs à la fin de leur mission diplomatique ou encore les Bulletins d’informations des missions d’aide et de coopération établies dans chaque pays qui sont des synthèses mensuelles de l’activité d’un État dans tous les domaines. - Engagements de la DCCT : décisions financières du fonds d’aide et de coopération ; procès-verbaux des différentes commissions mixtes. Ces commissions ou comités, tenus chaque année, sont un moyen pour les parties de contrôler l’application des accords de coopération et surtout de fixer par négociation le contingent de coopérants et les fonds accordés par la France. - Des dossiers thématiques : enseignement secondaire, primaire et supérieur, formations professionnelles, actions pédagogiques, art, santé qui comprennent des correspondances, rapports, projets et notes de synthèse. Dans le domaine culturel, les dossiers sont composés presque exclusivement des synthèses des services culturels des ambassades et des rapports d’activités des Centres culturels français. - Pour certains pays, on trouvera des dossiers consacrés à une affaire précise. Les autres directions Les archives de la direction de l’Administration générale (DAG) comprennent des textes juridiques utiles, notamment les accords et conventions en matière de coopération15. L’on trouve également dans les versements issus de cette direction des renseignements sur les personnels d’assistance technique, en particulier des séries de tableaux d’effectifs mensuels, des informations sur les statuts et les rémunérations, des interventions politiques, syndicales et parlementaires relatives au niveau de vie des coopérants16. Un versement est spécifiquement consacré à l’élaboration des coefficients de correction applicables à la rémunération des personnels en fonction du niveau de vie du pays dans lequel ils exercent. Il comprend notamment des documents sur les statistiques des prix à la consommation, les principes de fixation des coefficients de majoration ainsi qu’une enquête par pays sur la consommation des ménages de coopérants avec des données comprises entre 1961 et 198117. La direction du Développement économique appelée encore direction du Développement a versé des documents utiles pour qui veut explorer des 15

19870249, art. 1-9 et 19870010, art. 1-3. 19870010, art. 5-28 et 19870011, art. 1-3. 17 19870006, art. 1-38. 16

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ENTAMER UNE RECHERCHE AU CAC DE FONTAINEBLEAU projets ou un thème précis de coopération : l’enseignement technique et professionnel, la santé, la justice, l’informatique, les équipements et infrastructures, l’industrie… Il n’y a en revanche que peu de données sur les personnels sauf pour la coopération en matière sanitaire et sociale et dans l'enseignement technique et professionnel18. D’autres versements peuvent être ponctuellement intéressants. L’on pense notamment aux dossiers des chargés de mission géographique pour chaque État africain. Ceux-ci présentent une documentation sur la situation intérieure et les relations extérieures de chaque État avec la France et les organisations internationales ainsi que des informations ponctuelles sur les personnels d’assistance technique. Enfin, les versements de l’Orstom fournissent quelques documents concernant l’Office de coopération et d’accueil universitaire, le recrutement, les dossiers individuels ou l’évaluation mais ils sont soumis au seuil d’incommunicabilité fixé à cinquante ans. La direction de la Coopération du ministère de l’Éducation nationale Dans le contexte des changements politiques de l’après-guerre, le ministère de l’Éducation nationale mit sur pied des services successivement ou conjointement chargés des affaires relatives aux territoires d’outre-mer et à l’étranger. Le décret du 15 août 1945 fixa les attributions et l’organisation du service des Relations interuniversitaires et culturelles entre la France et l’étranger et celui du 18 août 1945 constitua le service de Coordination de l’enseignement dans la France d’outre-mer. Le 1er janvier 1949, les deux services furent fusionnés en un service universitaire des relations avec l’étranger et la France d’outre-mer (SUREOM). En août 1959, le SUREOM fusionna avec la direction de l’Enseignement et de la jeunesse au ministère de la France d’outre-mer pour former la direction de la Coopération avec la Communauté et l’étranger (DCCE) destinée à collaborer avec le ministère des Affaires étrangères (direction des Affaires culturelles et techniques) et celui de la Coopération (DCCT)19. La DCCE comptait à sa création trois sous-directions (accords internationaux et échanges universitaires, formation et coopération, personnels) avec un bureau de services communs. Le grand nombre de fonctionnaires envoyés en coopération posa des problèmes récurrents à l’ensemble de la sous-direction du personnel, particulièrement démunie. Par le décret du 18 18

19940355, art. 18-64 et 19940358, art. 2, 24 et 30. Pour examiner la préhistoire de la coopération scolaire, voir Harry Gamble, « La crise de l’enseignement en AOF (1944-1950) » et Laurent Manière, « La politique française pour l’adaptation de l’enseignement en Afrique après les indépendances (1958-1964) », Histoire de l’éducation, n° 128, L’enseignement dans l’Empire colonial français (XIXe-XXe siècles), octobre-décembre 2010, p. 129-162 et 163-190. 19

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) mars 1964, la DCCE devint direction de la Coopération composée de deux sous-directions seulement (accords internationaux et échanges universitaires), recrutement et formation des personnels en coopération. Une section de liaison avec les services chargés de la gestion des personnels détachés remplaçait la sous-direction du personnel. Le plus clair de la réforme était le transfert de la gestion du personnel détaché à la direction des Personnels. La direction de la Coopération prit ensuite plusieurs noms : mission des Relations internationales (1973), service des Affaires internationales (19741980), direction des Affaires internationales (1981) et direction de la Coopération, Relations internationales (1982-1987). La direction de la Coopération du ministère de l’Éducation nationale fournit des documents utiles aussi bien sur les relations avec l’étranger dit traditionnel que sur ceux relevant du ministère de la Coopération. L’on trouve des accords de coopération dans le domaine de l’enseignement mais aussi des documents sur le personnel enseignant et administratif en poste à l’étranger. Il peut s’agir de statistiques, de textes relatifs au statut, de documents relatifs a la rémunération. Comme dans les autres versements des fiches individuelles sont la plupart du temps incommunicables. La direction de la Coopération gère également les écoles françaises à l'étranger20. Les dossiers du versement 19770475 abordent essentiellement les problèmes de coopération dans le domaine de l’enseignement en Afrique francophone, plus spécialement dans l’enseignement supérieur (prévision des postes, rémunération des personnels enseignants en Afrique, retour en France de personnel enseignant français, africanisation des postes, textes et projets de loi…) d’où de nombreuses missions en Afrique et la tenue de commissions mixtes franco-africaines tant en France que dans les pays intéressés. L’on peut connaître la situation pour chaque pays grâce à un classement géographique des articles21. Le versement 19770508 qui comprend plus de 150 articles est d’une très grande richesse. L’on y trouve les rapports des missions d’inspection générale à l’étranger. Alors que la gestion administrative des personnels détachés a souvent échappé aux services chargés des relations extérieures et des affaires d’outre-mer au ministère de l’Éducation nationale, le contrôle professionnel a toujours été de leur ressort. Des inspecteurs généraux étaient envoyés en mission aux frais du service compétent auquel il faisait rapport. Les articles 54 à 56 regorgent de rapports de missions d’inspection réalisées entre 1960 et 1969 qui concernent l’Afrique et Madagascar22. Toutes les 20

19910066, art. 12-48 : réglementation et rapports de rentrée, demandes de transfert de dossiers scolaires, personnel enseignant (rapports, notes), budgets et bourses (textes officiels, dossiers individuels par pays). 21 Art. 5-18. 22 L’on trouve également de très nombreux rapports plus anciens sur la situation de l’enseignement en Afrique dans la France d’outre-mer.

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ENTAMER UNE RECHERCHE AU CAC DE FONTAINEBLEAU disciplines (langues, scientifiques, philosophie…) et les ordres d’enseignement (secondaire, technique, supérieur) sont concernés. Ces rapports sont l’occasion d’aborder les difficultés de la coopération et les questions de statut des professeurs (non titulaires pour beaucoup) et parfois leur incompétence. L’on trouve quelques rapports individuels d’inspection de professeurs hors de France. Les articles 120 à 121 concernent les conférences des ministres de l’Éducation nationale français et africains qui se tenaient deux fois par an. La direction de la Coopération assurait une mission de préparation et d’expertise pour ces réunions qui insistèrent sur le recrutement de personnel enseignant français, sur leurs conditions de vie et leurs difficultés23. D’autres versements comme le n° 19880537 fournissent des informations ponctuelles sur la gestion des personnels coopérants avec des listes nominatives, des fiches de renseignement, des dossiers individuels pour l’Algérie, le Maroc, la Tunisie et l’Afrique noire. L’on trouve également dans ce versement la trace d’une vaste enquête réalisée sur les coopérants en 1982. Élaborée à partir de fiches questionnaires pour le Maroc et l’Algérie24, elle a été conçue à partir des 700 réponses aux 1 500 questionnaires envoyés. Enfin, le versement 19930063 comprend des rapports de missions d’inspecteurs généraux à l’étranger pour les années 1971 à 1978 ainsi que des informations sur le statut des coopérants civils et les relations de l’administration avec les organisations syndicales.

Les documents disponibles au CAC apparaissent comme des sources fondamentales dans le cadre d’une réflexion globale sur les coopérants. Les enquêtes d’opinion réalisées par MARCOMER peuvent permettre d’enrichir un travail sociologique sur les mentalités. Les archives de l’Éducation nationale, et notamment les rapports des inspecteurs généraux, permettront d’appréhender la catégorie des enseignants. En revanche, pour les échelles d’analyse plus fines, l’exploitation des documents se révèlera plus aléatoire et moins fructueuse. Les séries géographiques ne pourront sans doute être véritablement utiles que pour compléter un travail qui aura déjà été inspiré par d’autres sources.

23

L’on trouve aussi des renseignements sur ces conférences dans le versement 19771257. Noms, affectations, grades, fonctions et disciplines, diplômes, ancienneté en coopération, liste d’aptitude, classement aux concours de recrutement dans le supérieur. 24

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Regards de coopérants sur leur expérience africaine

Françoise IMBS∗

Cet article tente une première synthèse des enquêtes menées jusqu’à présent par notre équipe auprès de 27 anciens coopérants ayant travaillé dans 17 pays d’Afrique subsaharienne entre les indépendances et le début des années 1990. À partir de questionnaires et d’interviews qui s’appuient sur leurs souvenirs et leurs réflexions actuelles, nous avons voulu cerner ici plus particulièrement le regard qu’ils ont porté et portent aujourd’hui sur les pays où ils ont vécu et sur l’action qu’ils y ont menée. Précisons d’emblée que nous avons considéré comme « coopérants » les personnes dépendant directement ou indirectement du ministère de la Coopération, donc en incluant les VSN et VSNA (Volontaires du Service national actif) et les VP (Volontaires du Progrès), ainsi que des universitaires en coopération ayant été à certaines périodes gérés directement par le ministère français de l’Éducation nationale. Nous avons aussi intégré à notre étude trois épouses de coopérants n’ayant bénéficié que d’un contrat local. Par définition le coopérant menait, dans le cadre de ses fonctions, une action auprès de « bénéficiaires » et partenaires locaux : élèves ou étudiants, paysans et paysannes, collègues, supérieurs hiérarchiques et subordonnés, etc. Mais comment vivait-il son activité professionnelle et les diverses relations qu’elle impliquait ? Comment percevait-il alors et perçoit-il aujourd’hui son impact ? Par ailleurs, pour peu que le coopérant se soit intéressé aux réalités sociales, culturelles et politiques du pays d’accueil, voire qu’il s’y soit impliqué – ou bien l’y ait été par la force des évènements –, son regard et l’impact éventuel de sa présence débordent forcément le strict champ professionnel. Qu’en a-t-il été ? Qu’en dit-il aujourd’hui ? Quelle qu’ait été sa durée – deux années pour les VSN et VSNA, jusqu’à 28 ans pour l’un des interlocuteurs – l’expérience de coopération aura été une expérience forte ; peut-on en dire autant de son impact après le retour en France ? Un simple souvenir, un carnet d’adresses, un rôle de « passeur », un engagement ?



Géographe. Université Paris Diderot-SEDET.

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990)

Carte : Nombre de séjours de coopérants par pays (40 séjours pour 27 coopérants interrogés)

Réalisation : Clément Verfaillie.

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REGARDS DE COOPÉRANTS SUR LEUR EXPÉRIENCE AFRICAINE Comprendre les réponses données à ces interrogations exigeait de connaître également le contexte dans lequel ont vécu les coopérants. Conditions de vie matérielles, environnement géographique et sociologique, formes de sociabilité au sein et en dehors du milieu des expatriés : nous avons collecté de nombreuses données sur ces thèmes, mais nous n’en ferons pas ici l’analyse systématique, d’autant plus que bien des ouvrages les ont abordés sur des bases nettement plus élargies que les nôtres. On trouvera en annexe 1 les principaux items de notre questionnaire, lequel a aussi servi de guide pour les entretiens. Nous nous concentrerons ici sur quatre dimensions de « l’expérience coopérante » telle qu’elle est perçue par ceux qui l’ont vécue. À savoir : le coopérant comme acteur de développement de par son activité professionnelle, le coopérant dans son rapport au champ socioculturel africain, le regard du coopérant sur la politique menée dans son pays de séjour tant par les responsables nationaux que par la France et ses représentants, et enfin la part de l’Afrique dans la vie de l’ex-coopérant après son retour définitif en France. Reconnaissons d’emblée que l’échantillon est limité et qu’il est fortement biaisé. Par sa taille d’abord : sur la centaine d’entretiens envisagés, nous en avons réalisé 27 (dont 10 femmes) seulement. Si l’on tient compte du fait que les témoins peuvent avoir exercé successivement dans plusieurs pays, chaque pays comptant pour un « séjour », nous avons couvert 40 séjours (voir le détail de l’échantillon en annexe 2). La distribution géographique se rapproche plus de l’idéal de départ (voir carte ci-contre) : nous voulions interroger au moins une personne par pays d’Afrique francophone, et au moins 3 ou 4 pour les pays ayant reçu le plus grand nombre de coopérants. Comme nous avons assez vite, pour des raisons pratiques, renoncé à couvrir le Maghreb, seuls manquent au rendez-vous le Tchad et le Burundi. Mais Madagascar est représentée par 6 « séjours », tandis que les deux autres poids lourds quant aux effectifs totaux de coopérants, à savoir la Côte d’Ivoire et le Sénégal, ne comptent ici respectivement que 4 et 2 « séjours ». En ce qui concerne les emplois tenus, les 23 enseignants et administratifs de l’enseignement constituent 85 % de l’échantillon, contre un taux allant de 60 à 78 % selon les années dans les effectifs totaux de coopérants. Parmi ces 23 on trouve 9 personnes ayant exercé au moins pendant une partie de leurs séjours en coopération dans les universités africaines, et 7 dans l’enseignement supérieur professionnel : on est certainement très loin des moyennes ! Le petit lot de non-enseignants a travaillé dans le secteur agricole (2 cas), les chemins de fer (1 cas), et l’administration centrale (1 cas). Deux autres biais sont encore plus flagrants. La répartition chronologique en est un : pour 18 interlocuteurs le premier départ se situe dans les années 1960, pour 6 autres entre 1970 et 1977, et seulement pour 3 entre 1980 et 1984. Ce qui n’aura sans doute guère changé entre les débuts et la fin de l’« ère des coopérants », c’est l’âge des primo-partants – les trois89

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) quarts, dont 6 VSN, avaient moins de 30 ans –, et la très grande diversité de la durée de l’expérience de coopération. Mais il y a eu vraisemblablement un « effet de génération », qui aura pu modifier les motivations et les comportements entre les jeunes partis dans les années 1960 qui avaient vécu, fût-ce de loin, la guerre d’Algérie et les indépendances africaines, parfois aussi Mai 68, et ceux partis dans les années 1980. Si le tiers des personnes enquêtées travaillait en Afrique encore dans les années 1980, la plupart y étaient arrivées bien plus tôt. Nous ne pourrons donc pas analyser les éventuels effets de génération. Il est aussi tout un groupe sociologique que nous n’avons pas pu, faute de contacts, interroger. On sait que, dans la plupart des pays, on pouvait distinguer chez les coopérants deux types d’intérêt pour l’Afrique : les uns recherchaient la rencontre avec les populations et se trouvaient mus par la volonté des changements ; les autres – osons la caricature – se focalisaient sur le trinôme « piscine, chasse et cocotiers ». Les deux groupes partageaient travail et parfois certains loisirs, mais l’estime réciproque n’était pas souvent au rendez-vous. Les 27 personnes interrogées appartiennent dans leur totalité au premier groupe… Faut-il regretter une telle discrimination, non voulue au départ ? Il nous semble que cet échantillon donne de fait une image plus riche de la présence des coopérants en Afrique, et se révèlera plus pertinent pour, plus tard peutêtre, essayer une comparaison avec leurs cousins d’aujourd’hui que sont les expatriés des ONG humanitaires ou de développement. Les coopérants, acteurs des constructions africaines Sentiment de légitimité, fort investissement personnel, bilan nuancé de l’impact de l’action : ainsi peut-on résumer les souvenirs et le regard que portent aujourd’hui ces anciens coopérants sur ce qu’a été leur vie professionnelle. Les coopérants ont une image positive de la raison d’être de leur présence, ils ne contestent pas le bien-fondé des principes généraux qui guident, au niveau du discours, la politique de coopération française. Un « passage de témoin » et des restructurations s’imposent au lendemain des indépendances, les jeunes États africains se fixent de nouveaux objectifs de développement : pour toutes ces tâches les ressources locales en termes de formateurs, de techniciens, de cadres sont partout insuffisantes. Certes l’écart est grand entre la très faible qualification des responsables locaux que constate tel coopérant arrivant à Bangui en 1972, et le vivier que d’autres découvrent à Madagascar dans les années 1960. Certes l’africanisation progresse au fil des décennies, d’abord parmi les supérieurs hiérarchiques des enquêtés puis parmi leurs collègues. Mais ces derniers, même lorsque par exemple au Sénégal ils estiment que « la coopération est un instrument au service de l’impérialisme français, dont Senghor est un laquais », ne retournent en rien 90

REGARDS DE COOPÉRANTS SUR LEUR EXPÉRIENCE AFRICAINE ces critiques contre les coopérants avec qui ils travaillent ; à leurs yeux leur présence correspond à un besoin et ne menace pas l’emploi local. Et lorsque, toujours au Sénégal, des élèves prennent prétexte d’une visite officielle du président Pompidou pour écrire au tableau noir « à bas l’impérialisme français », cela ne viserait en rien leur chef d’établissement français. Le questionnaire demandait aux destinataires de classer les motivations ayant guidé leur décision de partir en coopération. Parmi les 7 items proposés, le désir « d’agir en faveur du développement, de jouer un rôle dans la transition post-coloniale » s’est trouvé dans la moitié des cas en première ou seconde position (les avantages matériels n’ont été cités que deux fois). On ne s’étonnera donc pas que nos interlocuteurs contredisent l’image du coopérant se contentant de faire le minimum. Les techniciens passent des journées entières sur leurs terrains d’intervention car « il faut faire que cela marche ! » ; au Cameroun un agronome crée des organisations paysannes et lance des journaux paysans. Les VSN et les jeunes volontaires des collèges privés de Haute-Volta et de Madagascar ont en charge des classes de tout niveau, alors qu’ils sont le plus souvent dépourvus de formation et d’expérience préalables ; ils doivent donc apprendre avant de prétendre transmettre. Apprendre sur place, puisque c’est seulement une fois arrivé que l’on découvre quel emploi vous est attribué, avec des ressources documentaires limitées, à une époque où internet n’existe pas ; et transmettre à des élèves dépourvus de manuels scolaires, à une époque où la télévision est une rareté et où les cassettes audio sont le seul matériel audio-visuel disponible. Alors les informateurs évoquent des préparations de cours se prolongeant jusqu’à 11 heures du soir… « on était enthousiaste, ce qui compensait la compétence limitée ». De plus, si les structures restent souvent très semblables à celles que l’on a connues en France, il existe des contenus innovants qu’il faut sans délai mettre en œuvre : par exemple dès 1965 l’Afrique s’invite dans les programmes d’histoire et de géographie du secondaire, au taux de 50 % pour la première, de 25 % (en Terminales) à 100 % (en classe de 3e) pour la seconde ; les manuels correspondants tarderont à venir. Pour les coopérants ayant déjà une certaine expérience, la nouveauté a aussi souvent été dans la nature et le niveau de responsabilité du nouvel emploi. Tel enseignant d’un lycée de Côte d’Ivoire devient chef d’établissement, en charge de 1 200 élèves dont 300 internes, et de ce fait en relation fréquente avec les autorités locales et régionales : il connaît des semaines de 60 heures. Tel autre devient inspecteur pédagogique, et son mandat couvre plusieurs pays d’Afrique centrale. Un autre encore participe à la création d’une école de journalisme : il y consacre 12 heures par jour. Un spécialiste de la fiscalité française se trouve au bout de quelques mois de présence au Sénégal recevoir carte blanche pour créer de toute pièce une nouvelle branche du service des impôts qui soit affranchie de l’héritage colonial. Les universitaires interrogés n’avaient, sauf exception, que l’expérience du secondaire lorsqu’ils ont été orientés vers les universités africaines, souvent toutes 91

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) jeunes comme à Bangui, Kisangani, Lomé, Lubumbashi, Niamey et Ouagadougou. Ils participent aux débuts de celles-ci : les bibliothèques et les outils pédagogiques sont squelettiques ou inexistants, tout le monde est débutant, bien loin de quelque tutelle théorique ; « on a appris sur le tas », et c’est souvent l’enseignant qui fournit aux étudiants manuels et photocopies. Internet n’existe pas encore, alors les congés d’été se font studieux, à courir bibliothèques et librairies spécialisées. Face à la demande d’assurer des cours dans des domaines que l’on a encore peu explorés : « on fait ce qu’il faut faire », et le temps disponible pour la recherche en est d’autant écourté. L’investissement professionnel a plus d’une fois débordé les limites habituelles du métier exercé. Des enseignants du secondaire ont initié qui un ciné-club pour les élèves au Bénin, au Mali, au Sénégal, qui un club de théâtre en Côte d’Ivoire. Dans des collèges privés de Haute-Volta et de Madagascar les jeunes coopérants ont dirigé une troupe scoute, organisé des voyages ou des camps de formation dans les campagnes, ou encore entraîné les élèves dans des actions en faveur de leurs villages d’origine ou d’un quartier proche de l’école : champs collectifs, reforestation, réfection d’un toit d’école, alphabétisation… On parle ailleurs de cours du soir donnés à titre bénévole. Des universitaires ont organisé des voyages d’étude, fondé une revue : certes on peut considérer que cela fait partie du métier, mais tout le monde ne le faisait pas. S’adapter, changer, innover, les interlocuteurs ne s’en plaignent pas, bien au contraire. Échapper à la routine, avoir plus d’autonomie dans le travail, plus de responsabilités, c’est ce que plusieurs cherchaient dès le départ, c’est ce qui a été pour tous un enrichissement, une expérience qu’ils n’auraient pu faire qu’à un âge plus avancé s’ils étaient restés en France. Ou qu’ils n’auraient pas pu faire avec la même intensité : un technicien agronome, parti à 22 ans au Cameroun, reconnaît que « ce sont les quatre années où j’ai le plus appris », et il se souvient que dans un séjour ultérieur en Guinée « chaque jour il y avait du nouveau ». Tout ceci dans un contexte très positif – du moins au niveau des souvenirs – en ce qui concerne l’entourage professionnel : très bons contacts avec des élèves et étudiants travailleurs, disciplinés et très motivés, bonnes relations avec des collègues ou employés africains toujours courtois, même si dans certains cas les comportements paraissent éthiquement discutables et les pratiques pédagogiques bien routinières. Les supérieurs hiérarchiques font confiance et laissent beaucoup de liberté ; en cas de conflits entre Africains, le regard, et parfois l’arbitrage, du coopérant étranger est apprécié car il bénéficie d’un préjugé d’impartialité. Le sentiment d’être utile a accompagné pendant leur séjour la plupart des interlocuteurs, comme l’exprime l’un d’eux : « en coopération j’avais l’impression de changer les choses, d’amener un plus ». Mais que pensent-ils de l’impact de leur action à moyen et long terme ? La réponse varie selon l’angle de vue, selon qu’ils évoquent les personnes formées ou encadrées ou bien l’évolution des pays pour lesquels ils les ont formées. 92

REGARDS DE COOPÉRANTS SUR LEUR EXPÉRIENCE AFRICAINE Dans le premier cas le bilan paraît très largement positif, tant sur le plan des acquis que des carrières professionnelles. En RCA « beaucoup d’ingénieurs formés sont devenus responsables de projets, voire ministres » ; en Guinée l’émergence de leaders paysans a été favorisée. Dans un collège protestant malgache « les élèves ont été formés au raisonnement rigoureux, le taux de réussite au bac a été élevé, des élèves d’origine modeste ont eu des métiers de cadre, qu’ils ont exercés dans l’honneur et l’intégrité » ; dans un lycée de filles en Côte d’Ivoire « devant s’insérer dans une société machiste, les élèves ont acquis la certitude qu’elles valaient la plupart des hommes » ; en Haute Volta « certaines élèves ont fait une carrière politique ». Il y a eu, bien sûr, des déceptions, par exemple un ancien élève devenu trafiquant de diamants ; des étudiants « arrivistes, dont le seul but était l’enrichissement personnel ». Moins anecdotique : un universitaire déplore que les jeunes universités africaines où il œuvrait, s’étant libérées de l’emprise dakaroise, avaient remplacé l’idéal pan-africaniste par un nationalisme étroit ; un autre, que ses collègues africains restaient trop attachés à la reproduction du modèle français. Mais nos interlocuteurs ne semblent pas avoir rencontré le problème du chômage des diplômés : « à cette époque les cadres formés trouvaient emploi et bonnes places ». Il en aurait peut-être été autrement si notre échantillon avait comporté plus d’expériences ayant dépassé le milieu des années 1980. Lorsque le regard des coopérants sur l’impact de leur action adopte une échelle plus large que celle des individus, le bilan devient plus mitigé, voire franchement négatif. Certains avaient déjà, au cours de leur séjour, bien perçu les limites de la portée de leur action personnelle. Pour l’un d’eux la décision de revenir en France au bout de six ans a été « en partie motivée par des doutes sur l’apport de (son) enseignement au développement du pays ». Et tel formateur de journalistes camerounais est « parti soulagé, ayant eu l’impression d’avoir formé 98 % de griots et 2 % de martyrs ». Pour le plus grand nombre des interlocuteurs, le regard critique porte surtout sur ce qui s’est passé après leur départ. Ceux qui avaient des postes de responsabilité déplorent que les successeurs africains qu’ils avaient formés aient été ensuite orientés vers d’autres types d’emplois. Ils observent des régressions sur le plan qualitatif, des pertes de dynamisme, en rapport avec le contexte socio-politique. « J’ai réalisé qu’en fait le gouvernement (guinéen) était hostile à l’action d’animation sociale que moi-même et les autres volontaires avions menée ». Des bibliothèques universitaires montées ou enrichies grâce à l’action de coopérants périclitent par la suite. Chez un enseignant ayant passé 15 ans en Côte d’Ivoire à la tête de plusieurs établissements la réflexion s’élargit à l’ensemble de la politique de développement menée dans le pays : « j’ai actuellement la conviction que le système éducatif, calqué sur celui de la France, a favorisé l’exode rural et la pensée unique estimant que le débouché normal était la fonction publique ». Une autre enseignante, tout en restant convaincue de la légitimité qu’a eue sa 93

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) présence à Madagascar, critique la définition trop technique qui a été donnée à la notion de développement, et « s’interroge aujourd’hui sur ce qu’aura été, sur le long terme, l’action de la coopération ». C’est toute la problématique des modèles de développement et des modalités de ce dernier qui est ici rejointe1. Les coopérants dans le champ socioculturel africain Plus encore que l’action en faveur du développement, c’est la découverte d’autres cultures qui a motivé le départ : pour les deux-tiers des personnes enquêtées, ce mobile est cité en première ou deuxième position. Il n’est pas nécessaire pour cela d’avoir été au préalable particulièrement sensibilisé à l’Afrique : dans la moitié des cas aucune connaissance préalable de l’Afrique n’est évoquée. L’autre moitié de notre échantillon cite des circonstances diverses, d’intensité variable : un oncle missionnaire, des relations de compagnonnage et d’amitié avec des étudiants africains au cours des années d’université, une première initiation par des lectures, des films, des cours d’histoire, ou encore l’un ou l’autre voyage, souvent un engagement militant dans des groupes chrétiens ou politiques, voire une formation reçue au sein d’institutions chrétiennes. Nos interlocuteurs ne précisent pas le contenu qu’ils donnent au terme de « culture », mais il est manifeste que cela concerne les modes de vie, de comportement, de pensée, autant que les productions culturelles proprement dites. C’est ce sens large que, comme eux, nous adopterons dans ce qui suit, où nous décrirons les modalités de la découverte culturelle en analysant l’espace géographique de celle-ci, allant des lieux les plus proches aux plus éloignés, de ceux qui offrent a priori le cadre le plus évident pour des rencontres à ceux qui nécessitent des initiatives plus déterminées. Une fois sur le terrain la découverte a pris plusieurs chemins, depuis les opportunités offertes par l’activité professionnelle elle-même, par les relations avec l’entourage immédiat, ou l’offre culturelle en milieu urbain, jusqu’aux initiatives partant à la rencontre de ceux que l’on voulait connaître. Les expériences favorisées par l’activité professionnelle étaient a priori les plus aisées, mais en fait elles ont été d’une fréquence et d’une intensité très variables selon les personnes et le milieu d’insertion. Dans tel collège malgache les enseignants du cru ont à cœur d’informer les VSN sur les règles de politesse locales et plus généralement sur la civilisation du pays ; les élèves de Terminales initient aux danses et à la musique locales ces jeunes professeurs qui ont presque le même âge qu’eux et qui, de leur côté, 1

Voir dans cet ouvrage, l’article de Françoise Raison-Jourde, « Culture et passions politiques au sein du milieu coopérant en Afrique subsaharienne (1960-1975) ».

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REGARDS DE COOPÉRANTS SUR LEUR EXPÉRIENCE AFRICAINE lient amitié avec les étudiants de l’université de Tananarive où ils complètent leur formation. À Brazzaville une infirmière est invitée dans la famille de ses patientes une fois sorties de l’hôpital, ou par des mères dont elle a soigné les enfants. Ailleurs des enseignants accueillent volontiers les visites impromptues de leurs étudiants et invitent systématiquement leurs collègues africains ; des amitiés durables se nouent, sources de partages instructifs, de participation à la vie quotidienne et aux cérémonies familiales, mariages ou enterrements, des partenaires de travail. Il arrive que l’exercice même du métier conduise à des expériences imprévues : à San Pedro un chef d’établissement dont un interne s’est noyé en mer est amené à participer à des rites traditionnels à l’occasion du rapatriement du corps du défunt dans son village. Mais le milieu professionnel peut aussi se montrer réservé, voire réticent. Les invitations sont souvent à sens unique – pour des raisons, pense-t-on, de trop fort contraste des niveaux de vie, de codes culturels trop différents – ; en pays musulman les invités viennent sans leur épouse. Certains interlocuteurs regrettent de n’avoir été invités dans une famille africaine que de façon exceptionnelle, d’autres n’ont même eu avec leurs collègues que des rapports très formels. Il est aussi arrivé que l’évolution politique ait refroidi des relations au départ plutôt aisées, par exemple au Bénin où une certaine xénophobie se développe tout à la fin des années 1960. En RCA, par crainte des services secrets du régime, « les gens avaient trop peur de se montrer avec des Français ». Le même coopérant aura plus tard en RDC, dans une ville située loin de la capitale et caractérisée par un véritable melting-pot ethnique, des collègues au contraire très demandeurs de contacts avec les étrangers, avec lesquels il se découvrira beaucoup de centres d’intérêt communs. Ce qui se traduira par de nombreuses invitations réciproques et de multiples virées en voiture – la sienne, bien sûr. En dehors des relations et expériences plus ou moins facilitées par l’activité professionnelle, l’entourage géographique proche offrait à nos interlocuteurs des opportunités qu’ils ne se sont pas privés de saisir. Mais là aussi les possibilités de satisfaire l’appétit de découvertes culturelles ont été bien inégales. Les coopérants ne choisissaient généralement pas eux-mêmes leur lieu de résidence, qui était déterminé par leur employeur direct ou par la Mission de Coopération. Les relations quotidiennes ne sont pas les mêmes selon que le logement est un logement de fonction situé sur le lieu de travail, qu’il se trouve dans une zone d’habitat mixte ou dans un quartier d’expatriés. Cependant, même dans ce dernier cas, les activités de la vie pratique ont pu fournir des occasions de rencontre pour peu que l’on s’y soit prêté : ainsi en a-t-il été notamment pour les femmes de l’échantillon fréquentant marchés et boutiques, surtout lorsqu’elles s’y rendaient accompagnées de leurs enfants. Les interlocutrices ont plusieurs fois souligné à quel point l’enfant a été un fort créateur de liens entre adultes, au moins autant que l’appartenance à une même classe d’âge. 95

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) La quasi-totalité des personnes enquêtées a vécu en ville ; 60 % des séjours se sont passés dans une capitale, soit une proportion à peine supérieure à celle recensée pour l’ensemble des coopérants (55 %), et même un peu inférieure au taux enregistré pour les enseignants (63 %). Dans un tel cadre il était facile pour les expatriés, une fois quitté le travail, de vivre en circuit fermé à l’écart des milieux africains. Les interlocuteurs estiment que tel était le choix de la majorité des coopérants, à l’exception peut-être des VSN et des coopérants civils les plus jeunes ; les jugements qu’ils émettent sur les ségrégations de fait observées sont sévères, car les occasions d’enrichissement culturel ne manquaient pas. Eux-mêmes ont beaucoup fréquenté, dans les capitales, les Centres culturels français, dont les responsables avaient autant le souci de promouvoir les productions africaines dans toute leur diversité que de diffuser la culture française ; des relations amicales ont pu ainsi se nouer avec le milieu artistique local. Il y avait dans les villes de quelque importance des cercles et clubs de loisir, surtout sportifs, dont certains étaient en fait réservés aux expatriés ; d’autres avaient une clientèle mixte, et l’on nous cite le cas d’un centre béninois qui, par son titre même de « Trait d’Union », se voulait explicitement lieu de rencontres francoafricaines. Une partie de nos enquêtés a volontiers fréquenté ce deuxième type de cercle, d’autres les ont fui par manque de goût pour les fêtes qu’ils organisaient et les mondanités qu’ils entretenaient. La fréquentation d’une paroisse, la participation à des offices chrétiens plus ou moins marqués selon les pays par une adaptation des rites, des musiques et des enseignements au contexte local, a également offert un champ d’observations culturelles. Les interlocuteurs évoquent aussi les spectacles orientés vers le public africain : concerts, concours de joutes verbales, rencontres sportives ; mais ils ne parlent que très rarement des « maquis », ces restaurants à l’ambiance décontractée faite de cuisine locale, de musiciens du cru et de danses : notre échantillon serait-il constitué de gens trop sérieux, trop pudiques pour les avoir fréquentés ? À une époque où, sauf exception, la population africaine résidait à une très forte majorité dans les campagnes, c’est en se rendant dans celles-ci que l’expérience du contact avec une autre culture pouvait être la plus forte, la plus nouvelle. Les coopérants interrogés ont beaucoup voyagé, cherchant à dépasser une approche trop uniquement touristique. La chasse et la plage les intéressaient peu, ils sont allés dans les villages « en brousse », où ils se souviennent avoir souvent bénéficié d’un très bon accueil, le cas échéant plus chaleureux qu’en ville. Ils y ont rencontré des anciens combattants, les notables et parfois les guérisseurs du coin, assisté à des festivités locales – tam-tam, spectacles de luttes, danses de possession –, voire participé à des rites traditionnels. Le contact était facilité et rendu plus intéressant lorsque l’on était introduit par un collègue, un élève, une nounou, un conjoint africain, un missionnaire ou un catéchiste, qui facilitaient les rencontres, expliquaient les rites, servaient d’interprète. Fonction essentielle que cette 96

REGARDS DE COOPÉRANTS SUR LEUR EXPÉRIENCE AFRICAINE dernière, car si les interlocuteurs ont souvent essayé d’apprendre quelques éléments des langues locales, utiles pour les relations de politesse ou au marché, seuls trois d’entre eux nous ont dit avoir été à même de parler ou au moins de comprendre l’une de ces langues. Dans ces trois cas l’apprentissage approfondi avait été motivé par le souci de faciliter les contacts avec la famille du conjoint africain ou de moins dépendre des traducteurs lors des enquêtes et entretiens menés dans le cadre d’une recherche universitaire. Ces deux types de situation, assez éloignés du profil ordinaire du coopérant, permettaient une plongée dans les cultures africaines assurément sans commune mesure avec les visites ponctuelles de villages ; mais même dans ces deux cas de figure la maîtrise de la langue n’a pas été systématique, car elle ne semblait pas indispensable. Ces coopérants en recherche de connaissance et de compréhension des cultures et des sociétés africaines ont été en quelque sorte des apprenants, des consommateurs qui se sont enrichis, fût ce de façon inégale, par les relations que nous venons de décrire. Ils avaient une fonction d’acteur de par leur activité professionnelle, mais en dehors de celle-ci ont-ils essayé d’apporter quelque chose aux sociétés et aux modes de vie qu’ils découvraient ? Le mode de vie des coopérants a sans doute eu un impact indirect sur les milieux africains qu’ils côtoyaient, par des processus d’imitation ou de rejet ; mais aux yeux des interlocuteurs l’influence qu’a pu avoir leur type de consommation et de comportement social était faible ou difficilement mesurable, et ne se distinguait pas des effets de la présence des autres expatriés et de la diffusion par les médias de modèles occidentaux. Les exemples donnés de participation plus directe et volontaire à l’évolution et à la production culturelle du pays d’accueil – en dehors de leur activité professionnelle ellemême, et des productions scientifiques dans le cas des chercheurs – n’ont été le fait que d’un petit nombre d’entre eux : 9 personnes au total, dont 6 femmes. On peut regrouper ces exemples en trois grands types : animation, production, formation. Les coopérants ont organisé des conférences, des séances d’astronomie dans des quartiers, participé à la création d’un ciné-club ouvert à un large public, à des émissions de radio, initié des actions dans le cadre d’un Centre culturel français, écrit des articles culturels dans des journaux locaux. L’un d’eux a produit des films pédagogiques, et monté avec ses élèves un film de 30 minutes en français et bambara destiné au grand public, qui portait sur les problèmes du mariage au Mali. Ce film a reçu un prix dans un festival international, il est passé dans les cinémas des associations au Mali, et a été diffusé pendant une dizaine d’années dans les foyers de travailleurs maliens en France. Mais l’influence peut-être la plus profonde à nos yeux a été l’action auprès des femmes. À Madagascar trois enseignantes en collège, jeunes épouses de VSN, ont organisé pendant deux ans un cercle de planning familial, occasion de donner toute une éducation sexuelle à une époque et dans des milieux où celle-ci était taboue. Sur une plus longue 97

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) durée, une infirmière a donné en RDC et au Rwanda une formation aux femmes qu’elle rencontrait aussi bien dans son voisinage immédiat et au marché, dans une relation informelle « de mère à mère », que dans le cadre d’un bénévolat auprès d’un Centre de développement, d’un secrétariat social en brousse ou d’écoles de formation sociale. Formations et échanges ont porté sur des thèmes très divers, entre autres d’éducation nutritionnelle, sanitaire et sexuelle, sur la physiologie féminine, l’éducation des enfants, les relations entre époux, la vie de famille, le statut de la femme. Nous avons voulu savoir si les coopérants ont été des « passeurs de culture », favorisant la circulation des idées par les livres ou les journaux qu’ils pouvaient prêter à leurs collègues ou à leurs élèves et étudiants. Il semble qu’en dehors des ouvrages professionnels cela ait été très rare. Sans doute est-ce dû au fait que la bibliothèque personnelle des coopérants, souvent riche de tous les ouvrages indispensables à l’exercice de leur profession et qu’ils ne trouvaient pas dans les bibliothèques locales, était peu fournie dans les autres domaines. La raison nous en paraît simple : la dotation en bagages accordée par le ministère de la Coopération était fort modeste, d’autres urgences s’imposaient au moment de faire les cantines au départ de France. Le rôle de passeur s’est plutôt exercé par des échanges oraux : « le coopérant est (en RDC) très sollicité pour donner des informations sur le monde, il assure une ouverture, une connexion avec le monde, car il a l’expérience de l’ailleurs ». En définitive c’est dans le cadre de leur activité professionnelle que l’apport culturel des coopérants a pu être le plus significatif, aussi bien de façon directe qu’indirecte. Mais cela échappe à une définition d’objectifs quantifiés, à une évaluation précise et à long terme. Le regard des coopérants sur les politiques africaines « Les » politiques africaines recouvrent celle menée dans le pays de séjour par les gouvernements du pays et celle menée, au nom de la France, par ses représentants. Les politiques menées par les gouvernements des pays de séjour Les coopérants de notre échantillon, au moment du premier départ, n’avaient en général que peu de connaissances sur les cultures qu’ils cherchaient à découvrir ; par contre la plupart s’étaient déjà intéressé aux politiques africaines. Certes ils n’avaient souvent que peu de notions précises sur celle menée dans le pays où ils se sont trouvés affectés, mais des rencontres avec des condisciples africains, des lectures, certains cours, des voyages ou même des stages avaient pu leur donner une première initiation. Ils avaient

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REGARDS DE COOPÉRANTS SUR LEUR EXPÉRIENCE AFRICAINE une perception surtout globale du contexte : il est significatif que, comme nous l’avons déjà indiqué plus haut, la moitié d’entre eux ait cité le désir de jouer un rôle dans la transition post-coloniale parmi les deux principales motivations de leur départ. On se souviendra que plus de la moitié est partie au cours des années 1960, à une époque encore proche de la guerre d’Algérie et des indépendances africaines, où le thème de la décolonisation n’était pas réservé à une presse et à des cercles de réflexion et de militance spécialisés. Un seul de nos interlocuteurs a fait état d’un engagement au sein d’un parti politique avant son départ ; si les autres étaient sensibles à la dimension politique, la plupart ne se percevaient pas comme particulièrement « politisés ». On ne peut s’empêcher de penser que leur situation de coopérant avait quelque chose de paradoxal. Généralement ils s’intéressent à la politique du pays où ils se trouvent, ils s’en font une opinion, ils apprécient de pouvoir en discuter. Mais ils ont, sauf exception, conscience d’être astreints à une obligation de réserve dans ce domaine : « être dans un pays étranger signifie ne pas se mêler des affaires locales, mais accepter de faire ce qu’on nous dit de faire ». Certains ont une conception radicale de ce devoir : « la non-ingérence était une règle absolue… nous pouvions être amenés à appliquer une politique éducative dont nous n’approuvions pas les fondements, mais que nous nous interdisions de discuter ». Il ne semble pas qu’il y ait eu de mise en garde systématique à l’arrivée, mais certains coopérants ont pu selon les cas bénéficier de conseils de prudence de la part de compatriotes, recevoir des instructions données par leur chef d’établissement, ou même devoir signer un engagement. Une enquête des Renseignements généraux avant leur recrutement, des interventions ponctuelles de la part de la Mission de Coopération locale au cours de leur séjour, leur ont fait prendre conscience qu’ils étaient surveillés. Le devoir de réserve n’a pas empêché les coopérants de se tenir au courant de la vie politique du pays de séjour, ni d’être témoins directs de celleci, voire de prendre parfois quelques initiatives. Ipso facto les coopérants connaissent et mettent en œuvre les orientations du pays concernant leur domaine d’activité, mais les enquêtés s’intéressent aussi à la politique sur un plan plus général. Cherchant à s’informer sur celle-ci, ils évoquent rarement les média locaux, ni même RFI ; leurs connaissances viennent surtout d’échanges informels. Les ambassades de France n’ont été que très rarement sources d’information sur le sujet, d’autant plus que nos interlocuteurs les fréquentaient peu. Ils nous disent avoir pu beaucoup mieux s’initier à la politique locale, et même en discuter, dans le cadre de conversations avec des collègues, étudiants et amis africains, ainsi qu’avec les autres expatriés, dont certains travaillaient dans des ministères et de ce fait en savaient long. Les rencontres à caractère politique avec des responsables du pays ont été plus rares : elles étaient liées à un contexte professionnel particulier – enquêtes pour une thèse, fonction de chef de projet ou d’établissement –, ou à des activités syndicales ou associatives. 99

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) Contrairement au cas général, un climat de défiance et d’espionnite aiguë a empêché tout échange sur un thème politique avec les autochtones au Cameroun, au Congo-Brazzaville et en République Centrafricaine. À l’opposé, au Niger « les collègues africains parlaient parfois plus volontiers avec des Français qu’avec des compatriotes car… c’était moins dangereux pour eux » ! Le devoir de réserve fonctionnait à sens unique : il n’empêchait pas la politique et les conflits locaux de s’inviter directement dans la vie des coopérants, de par les évènements survenant dans le pays et de par l’exercice du métier lui-même. Les situations vécues ont été très variables selon le lieu, l’époque et la durée de leur séjour. Plus de la moitié des témoins n’évoquent que des années calmes, les autres ont été témoins de situations violentes. Des manifestations, des grèves d’étudiants en RDC, à Madagascar et au Rwanda, des émeutes à Madagascar et en Mauritanie, des coups d’État réussis en Haute-Volta et au Mali ou des tentatives qui échouent au Sénégal et au Rwanda, le tout suivi de sévères répressions et parfois de morts. On peut se retrouver avec des policiers devant chaque salle de classe à Dakar, des étudiants manquent à l’appel au Cameroun ; on entend parler d’exécutions sommaires au Congo-Brazzaville. Les coopérants restent à l’écart mais ils ne peuvent éviter les conséquences directes des événements, par exemple quand ils circulent : contrôles policiers, barrages, couvre-feux. La méfiance rend plus difficile la poursuite des enquêtes de terrain. Des mouvements spontanés d’hostilité dans la rue en Haute-Volta ou en RDC à l’égard des Français expriment en fait, tout comme tel attentat anti-français dans un cinéma en RCA, un mécontentement plus général, mais ils participent à un climat qui inquiète. Plusieurs interlocuteurs disent avoir très mal vécu ces périodes de tension, qui les ont incités à demander leur départ. Même pendant les périodes calmes la politique s’invite dans l’exercice du métier, et l’on s’y trouve impliqué sans l’avoir voulu ou sans en avoir d’emblée conscience. Des enseignantes en Haute-Volta participent sans état d’âme au lever des couleurs qui se fait chaque matin dans leur collège et y chantent l’hymne national. Un enseignant est témoin des pratiques de corruption à l’examen d’entrée en classe de 6e en Côte d’Ivoire. Un administratif, occupant un poste important dans un ministère sénégalais et se voulant « politiquement totalement muet », sent que certains collègues africains le perçoivent comme une menace politique parce que… il en sait trop ! Des pétitions circulent contre un chef de projet jugé trop favorable à la promotion de leaders et d’associations paysannes susceptibles de devenir un contrepouvoir. Le proviseur d’un établissement ivoirien dont les locaux servent de bureaux de vote lors d’élections présidentielles doit à sa fonction l’obligation d’assister au dépouillement, dont sa présence est sensée garantir ipso facto le sérieux… pour constater ensuite la falsification des résultats lors de leur publication par le préfet du lieu. Un autre au Sénégal doit gérer une grève d’élèves très dure, dirigée non contre lui-même mais contre le pouvoir 100

REGARDS DE COOPÉRANTS SUR LEUR EXPÉRIENCE AFRICAINE politique ; il y parvient, mais demande ensuite sa mutation. Au Rwanda l’élection d’un doyen de faculté, à bulletin secret, oppose deux candidatures à forte connotation politique ; laissant aux collègues du pays la décision, les coopérants électeurs s’entendent entre eux pour s’abstenir, mais ils sont par la suite jugés responsables de l’élection du candidat qui ne convenait ni à l’ambassade de France ni au gouvernement en place, lesquels dès lors se méfient d’eux… L’implication de facto dans le cadre de réunions de travail a eu, dans un autre cas, des conséquences radicales : deux contrats rompus, à la demande des autorités du Burkina-Faso, pour « comportement incompatible avec les objectifs de la révolution ». Tous ces exemples tirés des enquêtes n’ont rien d’exceptionnel ; des coopérants ont vécu des situations beaucoup plus dramatiques : guerres urbaines, évacuations à répétition, début de génocide… mais ils n’appartiennent pas à cet échantillon. Curieux et témoins de la chose politique, les coopérants en ont-t-ils été acteurs, prenant des initiatives, faisant subir quelques entorses à leur devoir de réserve ? Acteurs ils l’étaient de fait, par contrat pourrait-on dire : « j’étais acteur, au service de là politique du moment, sans que les responsables français se préoccupent de mon action ». Mais au-delà ? Sauf exception, très peu. D’aucuns ont essayé d’être un relais d’information auprès des autorités françaises locales sur certains aspects du paysage politique que leurs fonctions ou leur proximité avec les acteurs locaux leur permettaient de mieux percevoir : par exemple sur la société civile, sur les tensions ethniques. Sans succès : on ne leur demandait rien, on ne cherchait pas à bénéficier de leur éventuelle expertise, jugée sans valeur. Sauf pour un enquêté, élu au Conseil supérieur des Français de l’étranger, régulièrement consulté ; il a été ainsi amené à transmettre à l’ambassade de France, à la demande de représentants de l’opposition gabonaise avec lesquels il était en contact, un état de leur opinion et des documents, mais nous ignorons quel a été le résultat de cette action. Certains universitaires ont eu des initiatives plus « offensives » sous forme d’articles d’analyse politique, parus dans des revues locales ou en France dans le quotidien Libération (à la fin des années 1960). D’autres ont plus modestement appuyé ponctuellement des démarches de collègues auprès des autorités locales et en faveur d’étudiants, discuté avec un ministre de la politique linguistique du pays, témoigné avec succès pour faire sortir un étudiant de prison. Nous n’avons recueilli que deux témoignages d’actions se voulant de plus grande portée ou plus risquées. Un jeune VSN s’est engagé dans l’action syndicale avec des étudiants de l’université de Tananarive où il poursuivait des études parallèlement à son travail d’enseignant. Il est intervenu pendant une demi-heure à la tribune d’un Congrès national de l’ensemble des associations étudiantes pour présenter une analyse à tonalité marxiste de la société en termes de classes, assurément très critique à l’égard des gouvernants du pays, et dont la presse locale a rendu compte : il l’a payé du refus d’un nouveau contrat. À l’opposé, en Côte d’Ivoire, un chef d’établissement a eu le souci d’apporter sa pierre à 101

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) l’effort des autorités du pays en faveur de la construction d’une unité nationale par delà les appartenances ethniques, par exemple en instituant une fête au drapeau à l’occasion de chaque rentrée scolaire. Lorsque plus tard une évolution vers une forme de culte de la personnalité a conduit les autorités à exiger un salut au drapeau chaque jour et un chant patriotique au début de chaque cours, il a de sa propre initiative réduit la périodicité de ces cérémonies. À la grande satisfaction des enseignants, et sans problèmes avec des autorités locales surtout soucieuses de bénéficier de ses qualités de négociateur lors de grèves d’enseignants ou de révoltes d’élèves. Échanges et expériences directes, surtout lorsqu’ils s’étendent sur un bon nombre d’années, conduisent à un jugement global sur le fonctionnement et l’avenir politique des pays de séjour. Nous avons déjà signalé qu’à leur première arrivée les coopérants n’ont guère de connaissances précises dans ce domaine ; mais ils se souviennent avoir débarqué avec des images parfois bien tranchées : vision idéalisée du Sénégal à partir de la figure de Senghor, régime estimé « corrompu » à Madagascar. Une fois sur place les jugements radicaux se nuancent et vont jusqu’à s’inverser : « en six ans j’ai vu la situation à Madagascar ne cesser de s’aggraver : pénuries, misère, émeutes ; mais mon jugement de départ était péremptoire et sous-estimait les difficultés de la situation ». Dans le sens opposé « on voit progressivement que les espoirs tiers-mondistes ne se réalisent pas » ; « on est de plus en plus désespéré par les gouvernements locaux, qui sont minables ». En 15 ans de séjour en Côte d’Ivoire un coopérant, « bluffé » au début par Houphouët-Boigny, a ensuite mieux perçu certaines faiblesses des orientations politiques adoptées tout en gardant espoir pour l’avenir, puis été témoin du poids de la corruption ; en fin de séjour il estimait que du fait de multiples contradictions internes « à la mort d’Houphouët le pays risquait d’imploser ». Aujourd’hui, après le retour définitif en France, c’est le pessimisme qui domine chez nos interlocuteurs, ainsi que nous l’avons déjà observé plus haut à propos de l’apport de la coopération au développement ; « l’image de l’Afrique est un peu désespérée » conclut l’un d’eux. Les politiques menées par la France Nous avons été amenée plus haut à évoquer le caractère souvent « peu coopératif » des rapports entre les coopérants interrogés et les représentants sur place de la France, dont ils dépendaient non dans leur travail mais sur le plan administratif du fait de leur contrat. En dehors de quelques exceptions un manque manifeste d’intérêt – c’était d’ailleurs réciproque – pour des relations autres que formelles pouvait se combiner, de la part des ambassades, avec une surveillance méfiante à l’égard des relations entre les coopérants et leur entourage africain, suivie par des rapports – secrets, et qu’on a su par la suite bien éloignés des réalités de terrain – transmis à Paris. Pour éviter de

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REGARDS DE COOPÉRANTS SUR LEUR EXPÉRIENCE AFRICAINE tomber dans la caricature, précisons que les rapports avec les conseillers culturels ont parfois été plus cordiaux parce que non hiérarchiques, et que dans certains cas, surtout à partir des années 1980, on reconnaît qu’un dialogue s’est établi entre les diplomates et les syndicats ou associations d’expatriés. De même c’est à partir de cette période que les nouveaux contractuels ont bénéficié de stages dignes de ce nom avant leur départ, alors qu’auparavant seuls les organismes de volontariat avaient développé cette pratique ; de même on nous signale avoir reçu du ministère de la Coopération une « lettre de mission » précisant les tâches à assumer. De par leur activité professionnelle et du fait qu’ils résidaient le plus souvent dans les capitales, les coopérants étaient bien placés pour observer et expérimenter tout ou partie des politiques menées par la France dans les pays où ils œuvraient ; ils ont volontiers donné leur opinion à ce sujet. Sauf exception elle était plutôt favorable au départ, caractérisée par une adhésion aux objectifs officiels de coopération. Au contact des réalités vécues sur place, la perception du rôle de la France « devient moins naïve », les critiques étant plus ou moins vives selon les pays et les époques concernés. Très souvent nos interlocuteurs dénoncent le décalage entre les actions dites « de développement », initiées ou soutenues par la France, et les besoins réels du pays : actions menées au coup par coup, au gré des opportunités du moment, sans réflexion globale et, de ce fait, d’une efficacité faible ou nulle ; désordre et double emplois sont particulièrement perceptibles lorsque plusieurs pays se concurrencent pour apporter leur aide sur un même territoire. Certains universitaires, par exemple au Cameroun et en RDC, ont constaté avoir été affectés à des emplois qui ne répondaient pas à une demande locale, voire même pas à un réel besoin ; ou encore que « l’attribution des bourses pour la poursuite des études en France se fait n’importe comment » ; ce qui veut dire : en fonction de demandes de politiciens et non de la valeur des étudiants. Un coopérant resté 13 ans en Côte d’Ivoire, en contact fréquent avec les autorités locales et globalement favorable à la politique menée par la France dans ce pays, n’en constate pas moins qu’elle fait preuve : « d’un certain paternalisme ; le pays est tenu par une flopée de conseillers techniques français, permettant ainsi aux responsables politiques locaux de se consacrer à leurs affaires personnelles », de sorte que « dans certains ministères ces conseillers constituent un État dans l’État » ; plus tard, avec l’arrivée de l’alternance en France en 1981, « j’ai compris qu’avant de juger une idée (concernant l’action à mener dans le pays) on regardait d’abord la couleur politique de celui qui la proposait. Le jugement en dépendait ». À propos de la RDC on observe que la politique menée par la France est déterminée par ses propres intérêts, économiques, culturels et politiques, et non par ceux du pays. En Mauritanie on perçoit que « les coopérants ne sont pas là pour assurer le développement du pays mais pour servir aux entreprises françaises ». C’est pour le Gabon que la critique est la plus radicale : « dans cette dictature bananière les autorités françaises étaient complices du 103

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) régime » ; « pour les autorités locales aussi bien que françaises le coopérant intéressant c’est celui qui rapporte de l’argent » ; « on a vu un sénateur venir toucher de l’argent auprès d’ELF » ; « on a bien vu fonctionner la Françafrique, on était en plein dedans ! ». Tout comme pour la politique menée par les responsables africains, il était difficile pour les coopérants de faire déboucher leurs critiques de l’action de la France sur des initiatives au cours de leur séjour même. Ils en ont discuté avec d’autres expatriés, parfois avec des amis et des collègues africains ; l’un ou l’autre a diffusé des informations sur le sujet à des étudiants ou des élèves. Très peu ont essayé d’amorcer un échange critique avec les autorités françaises locales, et dans l’un de ces rares cas la démarche a été très mal reçue. L’un des articles de ce volume évoque des groupes de coopérants ayant diffusé des analyses critiques en direction de la France pendant la période de leur séjour2. Aucun des membres de l’échantillon n’évoque une tentative de ce genre ; ils ont vraisemblablement réservé l’expression de leur vision aux échanges épistolaires avec la famille ou les amis. Pour conclure cette analyse d’un double regard de coopérants sur la politique menée dans les pays où ils œuvraient, nous associerons un peu d’humour et beaucoup de gravité. Pour l’humour, ce témoignage : « lorsque des ministres français en visite officielle dans le pays venaient (dans la ville de province où je résidais), ils étaient comme en vacances ; ainsi l’un d’eux était beaucoup plus préoccupé par sa collection de papillons qu’il espérait enrichir lors de sa sortie en brousse que par la situation locale ». Pour la gravité : après 28 années passées dans six pays d’Afrique occidentale et centrale, l’un des coopérants garde de cette expérience, à propos de la situation globale de l’Afrique, « un sentiment d’injustice et de fatalité, où les Puissants continuent leur prédation ». Il n’est pas le seul dans notre échantillon à penser de la sorte. L’Afrique quand on n’y est plus « Curieusement mon rapport à l’Afrique s’est construit de façon intense après mon retour. Je constate avec étonnement que malgré la superficialité de mon expérience africaine vécue, j’ai construit avec le années un attachement qui plonge au plus profond de moi-même ». Est-ce le cas de tous ? Les coopérants ont conscience d’avoir beaucoup donné et beaucoup reçu. Mais aujourd’hui, lorsqu’ils s’essaient à un bilan global des effets de leur action et de celle des politiques sur l’évolution et le devenir des populations africaines, la déception domine et le diagnostic est sévère. L’afrooptimisme n’est pas au rendez-vous des réflexions partagées. Et pourtant le

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Voir infra, l’article de Françoise Raison-Jourde.

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REGARDS DE COOPÉRANTS SUR LEUR EXPÉRIENCE AFRICAINE « virus de l’Afrique » continue à les influencer de multiples façons, le goût d’y agir se manifeste chez nombre d’entre eux. Qu’ils aient passé en Afrique sud-saharienne deux années seulement comme VSN ou épouse de VSN, qu’ils aient quitté définitivement le souscontinent il y a 43 ans (c’est-à-dire en 1969) ou il y a 18 ans (donc en 1994), les interlocuteurs reconnaissent combien ils sont encore aujourd’hui marqués par cette expérience ; pour pratiquement tous elle aura caractérisé leur jeunesse, et pour certains plus du tiers ou plus de la moitié du temps de la vie professionnelle. L’impact durable sur la vie quotidienne peut se traduire en termes de fruits exotiques et de recettes de cuisine, de rites journaliers tels que « la sieste et l’apéritif le soir avant le dîner » ; d’habitudes de sociabilité comme « l’accompagnement des visiteurs jusqu’à la porte du jardin », d’une gestion du temps laissant plus de place aux relations d’amitié – notamment celles avec le réseau des anciens expatriés – et acceptant les visites imprévues ; d’un style de vie plus simple et de principes pour l’éducation des enfants plus décontractés. Il a suffi de deux ans pour que « Madagascar (soit) devenue un élément de mon identité ». L’impact de ce qui a été vécu peut aussi poser des problèmes : une réadaptation difficile, un choc culturel à rebours, des difficultés pour des enfants qui vivent mal la perte d’un paradis… Plus globalement encore l’impact touche la vision globale du monde, la conception de l’existence : « ce n’est pas le salaire qui compte mais l’intérêt d’un travail », on en retire « un faible attachement aux biens matériels ». Et puis, enveloppant tout cela, il y a « une nostalgie profonde qu’alimentent encore des parfums, des goûts, des odeurs, des couleurs… » ; et les étoiles, la nuit, tellement plus brillantes… L’intérêt, voire la passion, qu’ont mis ces coopérants pour découvrir la culture et s’informer sur la politique africaine pendant leur séjour ne se sont bien sûr pas interrompus avec leur retour. On suit de plus ou moins près les évolutions politiques et socio-économiques par les journaux, par des documentaires à la télévision, grâce à des bulletins et sites d’information spécialisés. On profite des productions culturelles africaines accessibles en France : livres, musées, spectacles, concerts. Plus encore, pour pratiquement tous nos interlocuteurs la poursuite de relations personnelles avec les amis, les anciens collègues ou étudiants laissés là-bas, assure un contact très concret avec l’Afrique réelle, celle d’aujourd’hui ; courrier et plus encore téléphone et envois d’aides financières maintiennent le lien. Il arrive que celui-ci se distende et disparaisse avec les problèmes pratiques de communication, les années, les décès ; mais plus souvent il se revivifie par des visites au pays, parfois régulières et toujours très appréciées sur place, et en sens inverse par l’accueil en France des amis venant du pays. Il est bien évident que le lien est permanent dans le cas des couples mixtes, mais ce cas est très peu représenté dans l’échantillon. L’expérience africaine a-t-elle eu des prolongements dans la carrière professionnelle en France ? Les situations sont très contrastées. Les 9 105

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) universitaires enquêtés ont tous fait sur place des recherches qui se sont conclues par des thèses leur ayant ouvert les portes des universités françaises : ce fut un des modes de contact utilisé pour construire l’échantillon, mais nous savons bien que ce débouché n’a rien eu d’une loi générale pour l’ensemble des coopérants ayant œuvré dans les universités africaines. Les 18 autres membres de l’échantillon ont été réintégrés dans l’administration française lorsqu’ils étaient fonctionnaires, les plus jeunes ont repris des études, d’autres ont cherché puis trouvé un emploi ; mais la plupart considèrent que leur expérience africaine n’a apporté aucun bonus à leur carrière professionnelle. Du moins directement, car la découverte et l’apprentissage d’autres types de relations humaines a été très précieux pour ceux qui ont ensuite exercé en France des fonctions de direction ou d’animation. Devenu chef d’établissement, l’un des interlocuteurs a adopté, avec semble-t-il le même succès qu’en Afrique, « un style de direction très différent des usages français, privilégiant le dialogue et la palabre ». Pour un autre « l’expérience de la négociation lente, à la malgache, a beaucoup servi dans le métier de financier exercé au retour dans le milieu agricole et agro-alimentaire ». Pour un autre, c’est pour l’exercice de la fonction de maire que des acquis africains se sont révélés « très utiles » ! L’action des universitaires devenus spécialistes de l’Afrique a bien évidemment eu une dimension et un impact particuliers de par leurs enseignements, leurs travaux et ceux qu’ils ont initiés et dirigés, leur participation à des rencontres scientifiques. Nous nous attarderons ici plutôt sur le cas des autres types d’engagement « de retour » en direction de l’Afrique. Qu’ils aient ou non tiré quelque profit de leur période africaine pour leur parcours professionnel ultérieur, la plupart de nos interlocuteurs une fois rentrés ont voulu continuer à agir au-delà des seules relations personnelles. Nous avons vu plus haut qu’ils avaient perdu beaucoup de leurs illusions sur la durabilité des résultats de leur action sur place, ils n’en ont pas pour autant renoncé totalement à leurs idéaux de départ. Certains se sont orientés vers l’action culturelle au sens large du terme, par exemple en donnant conférences ou causeries pour des publics divers, ou en participant à des manifestations telles que le Printemps des poètes africains et malgaches. Ils se sont tournés souvent vers le monde des associations et des ONG, en leur apportant leur contribution financière, en s’engageant dans leurs activités d’animation en France, en y prenant des responsabilités ; ils en ont parfois créé eux-mêmes. Rétifs envers l’assistanat, ils appuient des associations locales dans leur ancien pays d’intervention, ils en sont membres ; ils assurent bénévolement des missions ponctuelles correspondant à leur champ de compétence. La prise de responsabilité dans les actions orientées vers l’Afrique au sein de structures spécifiquement politiques est beaucoup plus rare, nous n’en avons rencontré que deux exemples. Une expérience d’appartenance temporaire à la cellule Afrique d’un parti s’est révélée décevante et a peu duré. Une autre

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REGARDS DE COOPÉRANTS SUR LEUR EXPÉRIENCE AFRICAINE a été, en plusieurs étapes, jusqu’à l’appartenance à la Commission des Affaires étrangères à l’Assemblée nationale. Cette faible présence – ou visibilité – des anciens coopérants dans le champ politique s’observe-t-elle au-delà de notre échantillon ? Ont-ils eu dans l’ensemble plus d’influence dans le cadre de la société civile : syndicats et médias – absents des témoignages collectés –, ONG et autres associations ? La meilleure méthode pour répondre ultérieurement à ces questions sera peut-être non pas de procéder par questionnaires et entretiens, mais en partant d’en haut, c’est-à-dire des instances directrices de ces institutions.

Résumons en quelques mots ce qui caractérise les différentes modalités de l’insertion des coopérants interrogés dans les réalités de l’Afrique d’après les indépendances : ils ont été acteurs dans les domaines de la transition post-coloniale et du développement, surtout consommateurs en matière culturelle, et observateurs des mondes politiques. Une fois rentrés, marqués par l’expérience africaine, ils apparaissent comme des amoureux, déçus mais amoureux quand même. Mais comment mesurer l’impact de leur présence au-delà de leurs perceptions personnelles ? Nous venons de poser plus haut la question en ce qui concerne les relations entre la France et l’Afrique ; elle se pose de façon plus générale pour l’évolution de l’Afrique en Afrique même. Les coopérants ontils été plus qu’un épiphénomène, aux effets peut-être discutables, une « parenthèse » – pour paraphraser une remarque concernant la période coloniale ? Sans doute pourrions-nous essayer d’élargir l’échantillon sociologique vers les non-enseignants et chronologique vers la période des années 1980 et 1990. Faudrait-il l’orienter vers des coopérants plus proches du modèle « piscine, chasse et cocotiers », modalité de présence en Afrique peu explorée ici ? Plus fondamentalement, il faudrait interroger les Africains eux-mêmes, collègues des universités africaines, administrateurs ou chercheurs et, plus largement, tous ceux qui ont été amenés à côtoyer des coopérants au cours du séjour dans leur pays, élèves ou simples voisins. Leur regard est déterminant pour évaluer ce qu’aura été, pour l’Afrique, la participation des coopérants à son Histoire. Bibliographie Ouvrages sur les coopérants et la politique française de coopération Collectif, 1970 : « Les coopérants et la coopération », Esprit, n° 7-8, juilletaoût. 107

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) GUTH Suzie, 1984 : Exil sous contrat. Les communautés de coopérants en Afrique francophone, Paris, Sylex. HANSSEN Alain, 1989 : Le désenchantement de la Coopération, enquête au pays des mille coopérants, Paris, L’Harmattan. MEIMON Julien, 2007 : En quête de légitimité. Le ministère de la Coopération (1959-1999), thèse pour le doctorat de sciences politiques, université de Lille 2. Ministère de la Coopération, 1994 : L’assistance technique française (19602000). Rapport d’étude, Paris, La Documentation Française. Ouvrages de méthodologie BERTHIER Nicole, 2000 : Les techniques d’enquête, Paris, Armand Colin. BLANCHET Alain et GOTMAN Anne, 1992 : L’enquête et ses méthodes : l’entretien, Paris, Nathan. BLANCHET A., GHIGLIONE R. et alii, 1987 : Les techniques d’enquête en sciences sociales, Paris, Dunod/Bordas. GHIGLIONE Rodolphe et MATALON Benjamin, 1978 : Les enquêtes sociologiques, théories et pratique, Paris, Armand Colin. SINGLY (de) François, 1992 : L’enquête et ses méthodes : le questionnaire, Paris, Nathan.

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REGARDS DE COOPÉRANTS SUR LEUR EXPÉRIENCE AFRICAINE Annexe 1 : Questionnaire d’enquête : les principaux thèmes

1. Identification au premier départ - Région(s) d’origine et de vie avant le premier départ famille enfance jeunesse. - Formation préalable : études post-secondaire (nature, lieu, diplômes obtenus). - Activité salariée préalable au premier départ : nature, statut, lieu, durée, éventuellement salaire. 2. Motivations et contexte du premier départ 2.1 Antécédents familiaux, amicaux, associatifs, militants ayant joué en faveur d’un départ. 2.2 Motivations, à classer par ordre d’importance Meilleure rémunération. Meilleures conditions matérielles pour la vie quotidienne. S’émanciper à l’égard de la famille. Échapper au service militaire classique. Avoir plus de responsabilités dans le travail. Opportunités en matière de tourisme, sports, autres loisirs. Découverte d’autres cultures. Liaison avec un éventuel militantisme antérieur. Jouer un rôle dans la transition post-coloniale. Agir en faveur du développement. Autres motivations. 2.3 Avez-vous bénéficié d’une préparation à la rencontre d’un autre pays, d’autres cultures ? De votre propre initiative ? Si oui de quelle façon ? Par le biais de vos études ou d’une activité professionnelle antérieure au premier départ et de quelle façon ? Par l’organisme qui vous a recruté ? Si oui, selon quelles modalités ? 3. Conditions d’existence (réponse distincte pour chacun des séjours) 3.1 Caractères de l’environnement local - Caractères géographiques * localité de résidence : nom, taille (ordre de grandeur de la population), activités économiques principales, distance à la capitale ;

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) * lieu de résidence dans la localité : type de quartier (résidentiel, commerçant, blanc, mixte, africain, etc.), type d’habitat (villa, appartement, etc.) ; * lieu de travail : nature du lieu (école, ministère etc.) et type de quartier. - Caractères sociologiques/relationnels * dans le cadre de l’activité professionnelle • collègues : nombre (ordre de grandeur) et pays d’origine des autres coopérants et expatriés ; nombre (ordre de grandeur) des nationaux ; • supérieur(s) hiérarchique(s) : fonction précise, nationalité, degré de dépendance à son égard ; • autres personnes concernées par votre activité (élèves, étudiants, salariés africains) : type de relation avec eux dans le cadre du travail. * au lieu de résidence (logement). Viviez-vous seul, en famille, avec d’autres coopérants, etc. ? Aviez-vous des domestiques : nombre, fonction, lieu de résidence, etc. ? * hors de l’activité professionnelle Si vous aviez des enfants, comment étaient-ils scolarisés ? Connaissiez-vous le nombre (ordre de grandeur) et le pays d’origine des autres expatriés de votre localité de résidence ? Quelles activités de loisir étaient pratiquées par vous-même et par votre famille : nature, fréquence, avec qui et où ? Quels autres types de relations (voisinage, amitié, activités sociales diverses) étaient pratiqués par vous-même et par votre famille : nature, fréquence, avec qui et où ? 3.2 Impact de la situation de coopérant sur le mode de vie et sur les sociétés locales - Impact économique En quoi et dans quelle mesure votre situation économique était-elle différente de celle antérieure à ce séjour ? Et de celle de vos collègues africains ? Avez-vous pu épargner ? Quels aspects de l’impact économique sur les sociétés locales liés à votre activité professionnelle vous ont frappé ? Quels aspects de l’impact économique liés à votre mode de vie hors de l’activité professionnelle vous ont frappé? - Impact socioculturel Vous êtes-vous intéressé aux différents aspects de la culture du pays de séjour ? Lesquels et de quelle façon ? Quels aspects de l’impact socioculturel sur les sociétés locales liés à votre activité professionnelle vous ont frappé ? Quels aspects de l’impact

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REGARDS DE COOPÉRANTS SUR LEUR EXPÉRIENCE AFRICAINE socioculturel liés à votre style de vie hors de l’activité professionnelle vous ont frappé ? - Définir en une dizaine de mots les objets et les lieux symboliques du style de vie des coopérants. 4. Analyse par les coopérants du contexte politique (réponse distincte pour chacun des séjours) 4.1 Connaissance de la situation politique du pays (acteurs, orientations, contraintes, etc.). Vous sentiez-vous concerné par ce contexte ? De quels outils disposiez-vous pour accéder à cette connaissance ? Avez-vous discuté de la situation du pays de séjour avec d’autres expatriés ? Avec des Africains ? Avec des acteurs politiques du pays de séjour ? Avez-vous pendant votre séjour été témoin ou impliqué dans des événements à caractère politique ? Aviez-vous l’impression d’en savoir plus que l’homme de la rue ou les élites locales ? Aviez-vous l’impression d’en savoir plus que les représentants officiels de la France ? Si oui sur quels points ? Leur avez-vous transmis des informations ? Vous l’a-t-on demandé ? 4.2 Connaissance de la présence française dans le pays : acteurs, objectifs, contraintes, volume, secteurs d’impact, etc. ? De quels outils disposiez-vous pour accéder à cette connaissance ? Comment auriez-vous décrit le caractère de cette présence lors de votre séjour ? Quelle en était votre appréciation ? En avez-vous discuté avec d’autres ? Avec qui ? 4.3 Analyses et actions menées sur place ou à destination de l’extérieur concernant la situation politique du pays et/ou la présence française. Sur ces situations, avez-vous produit, seul ou en groupe, des analyses ? Avez-vous mené, seul ou en groupe, des actions ? Si oui quels types d’action suivis de quels modes de diffusion ? Ces analyses et ces actions étaient-elles en lien avec une structure ? Si oui laquelle : syndicats, associations, partis, groupes informels, etc. ? 5. Fruits de l’expérience de coopération au retour en France 5.1 Sur le plan professionnel Avez-vous pu valoriser l’expérience acquise lors de votre séjour (connaissance de l’Afrique, expérience en Afrique d’une plus grande responsabilité professionnelle, etc.) ? Si oui, de quelle façon ? Si non, pourquoi ?

111

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) 5.2 Sur le plan de l’action collective Votre expérience a-t-elle eu des prolongements de type engagement associatif ou politique ? 5.3 Sur le plan personnel Avez-vous gardé des relations ou des contacts avec des gens rencontrés en Afrique : coopérants ou non, africains ou autres ? Vous tenez-vous au courant de la situation africaine globale ou de celle de tel ou tel pays ? Si oui comment et dans quels domaines ? Et de l’action de la France en Afrique, ou dans tel ou tel pays ? Pensez-vous que votre expérience en coopération a modifié votre mode de vie : rytme de vie, cuisine, habitudes culturelles, sociabilité, etc. ?

112

Annexe 2 : Données sur les séjours en coopération des personnes enquêtées BÉNIN (Dahomey)

LIEU

Porto-Novo

BoboDioulasso

ENQUÊTÉS (initiales)

H. D.

B. L.

A. D.

A. D.

J.-F. H.

A. D.

J. V.

G. M.

A. E.

P. E.

C. B.

C.-H. P.

J.-L. T.

C. L.

B. L.

B. L.

B. L.

B. L.

ARRIVÉE

1960

1965

1966

1971

1971

1985

1981

1971

1962

1963

1971

1963

1967

1975

1971

1972

1978

1982

DÉPART

1965

1967

1969

1984

1974

1988

1985

1976

1965

1965

1974

1974

1969

1981

1972

1978

1982

1984

DURÉE SÉJOUR

5

2

3

13

3,5

2,5

4

5

3

2

3

11

2

6

1

6

4

2

EMPLOI

BURKINA (Haute-Volta)

CAMEROUN

Ouagadougou

CONGO

Village (3 ans) puis Maroua Yaoundé (1 an)

Yaoundé

CÔTE d’IVOIRE

PointeNoire

Brazzaville

YamousDimbokro San Pedro Korogho soukro

Abidjan

Chargé de Enseignant Chef de Enseignante cours Chercheur lycée Enseignant service Enseignant Enseign. Enseignante lycée Enseign. école de Enseignant Responsable Proviseur université puis Enseignant Enseignant Enseignant (3 ans) puis Proviseur Proviseur collège CFCO (3 ans) puis lycée école université journa- e université projet rural lycée (1 an) puis enseignant université université lycée censeur lycée lycée privé (Chemin de université privé d’infirmiers chercheur université lycée lisme fer) (2 ans) CNRS (3 ans)

Contractu Titulaire Titulaire el Contractuel détachée détachée DCC

Volontaire Titulaire Contractuel du Progrès détaché

113

STATUT

Titulaire détachée

VSN

SEXE

F

H

F

F

H

F

H

H

ÂGE (à l’arrivée)

?

22

23

28

29

42

22

28

Titulaire Titulaire Contractuel Contractuel Contractuel Contractuel Contractuel détachée détaché

?

Contractuel

F

H

H

F

H

H

H

H

H

H

28

30

25

35

?

39

29

35

39

39

REGARDS DE COOPÉRANTS SUR LEUR EXPÉRIENCE AFRICAINE

PAYS

114

Annexe 2 (suite) : Données sur les séjours en coopération des personnes enquêtées

GABON

GUINÉE

LIEU

Libreville

FoutaDjalon

MADAGASCAR

Tananarive

MALI

Brousse

Village

Village

Bamako

Kayes

ENQUÊTÉS (initiales)

C. R.

G. R.

A. D.

J. V.

V. N.

D. B.

M. B.

J.-F. H.

M.-P. J-S.

N. V.

J.-P. B.

F. B.

G. L.

N. V.

ARRIVÉE

1978

1984

1988

1987

1967

1967

1967

1967

1980

1967

1968

1968

1963

1972

DÉPART

1980

1991

1994

1993

1969

1969

1969

1969

1986

1972

1970

1970

1973

1975

DURÉE SÉJOUR

2

7

6

5,5

2

2

2

2

6

5

2

2

10

3

EMPLOI

Enseignant Enseignante Enseignant Enseignante Enseignant Responsable Enseignant école Enseignante Enseignante École des collège collège collège université projet supérieure uiversité université cadres et privé privé privé et ENS agricole PTT université

STATUT

Contractuel

Titulaire détaché

Titulaire détachée

Contractuel

Épouse de VSN, contrat privé

VSN

Épouse de VSN, contrat privé

VSN

Titulaire détachée

VSN puis contrat SATEC

SEXE

H

H

F

H

F

H

F

H

F

ÂGE (à l’arrivée)

39

?

45

28

23

26

22

25

28

Enseignant Enseignante Enseignant collège collège lycée Privé privé technique

Projet agricole

VSN

Épouse de VSN, contrat privé

Titulaire détaché

?

H

H

F

H

H

26

25

23

?

31

Projet agricole

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990)

PAYS

Annexe 2 (suite) : Données sur les séjours en coopération des personnes enquêtées MAURITANIE

NIGER

RÉPUBLIQUE CENTRAFRICAINE

LIEU

Nouakchott

Niamey

Bangui

Brousse

Lubumbashi puis Kisangani

Kisangani

Butare

Butare (3 ans) et Nyakinama (3 ans)

RWANDA

SÉNÉGAL

TOGO

Ziguinchor

Dakar

Lomé

ENQUÊTÉS (initiales)

M. L.

M.-T. L.

J.-L. T.

J.-L. P.

N. V.

P. E.

J.-L. P.

P. E.

A. B.

A. H.

C. R.

C. R.

C. R.

C. R.

H. D.

ARRIVÉE

1960

1970

1971

1972

1975

1970

1976

1973

1977

1962

1966

1974

1965

1972

1965

DÉPART

1974

1974

1974

1976

1982

1973

1978

1976

1983

1976

1972

1976

1966

1974

1972

DURÉE SÉJOUR

14

4

3

4

7

3

2

3

6

14

6

2

1

2

7

Enseignant université

Enseignant université

Enseignante université

Ministère Éducation nationale

Enseignant lycée

Proviseur lycée

Enseignante université

Titulaire détaché

Contractuel ?

Titulaire détaché

Titulaire détachée

Titulaire détaché

VSN

Contractuel ?

Titulaire détachée

EMPLOI

Inspecteur primaire Enseignante École puis Enseignant normale directeur École d’Administr. normale

Directeur Enseignant Enseignant université IUT agricole université

Ministère des Enseignant Impôts et lycée enseignant IUT

115

STATUT

Titulaire détaché

Titulaire détachée

SEXE

H

F

H

H

H

H

H

H

F

H

H

H

H

H

F

ÂGE (à l’arrivée)

36

32

?

23

34

38

27

41

30

29

27

35

26

33

?

Contractuel Contractuel ? Contractuel ?

VNS puis Contractuel ? contractuel

REGARDS DE COOPÉRANTS SUR LEUR EXPÉRIENCE AFRICAINE

RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE du CONGO

PAYS

Portraits de groupe : singularité et diversité

Culture et passions politiques au sein du milieu coopérant en Afrique subsaharienne (1960-1975)

Françoise RAISON-JOURDE∗

Jetant un des premiers regards critiques sur la coopération, F. Oualalou rappelle pour la revue Esprit (1970 : 154) que « toute coopération est un acte politique », qu’elle aille « dans le sens des intérêts étrangers, de la corruption chez les nationaux ou de l’élucidation des vrais besoins du peuple ». L’essentiel est dans la manière de poser les problèmes qui, d’avance, engage tel ou tel type de solution. Les partenaires que sont les coopérants sont engagés, qu’ils en soient conscients ou non, dans des tâches incluant une dimension politique. C’est pourtant un langage opposé que tient le ministère français lors de leur départ pour l’Afrique. Envoyés en attendant que des cadres locaux soient formés1, ils seraient des assistants techniques donc neutres, devant assurer avec conscience, dans la discrétion, les tâches que les autorités africaines leur assignent. S’ils acquiescent à cette exigence – ce n’est pas toujours le cas – les coopérants s’interrogent assez vite sur leur rôle, celui de leurs supérieurs locaux, celui de l’aide française. Loin de leur société, certains s’interrogeront plus radicalement sur l’autre et ses réactions à leur présence et seront amenés, à l’aide d’une culture politique préexistante ou d’une conscience forgée sur le tas, à l’analyse de ce rapport. Nous employons à dessein le mot culture, car rares sont les affiliations politiques2. Les syndicats recrutent mais surtout pour des raisons corporatistes. Quant au militantisme, ce mot présent dans certains entretiens désigne la passion pour la tâche exercée et le désir de lucidité plus que des prises de position publiques. Celles-ci ne peuvent advenir qu’en contexte de crise aiguë et collective, incluant le rapport à l’étranger, et les impliquant de ce fait. Les choix étayant nos analyses concernent des « minorités actives », (Moscovici, 1976) ayant gardé des archives, et accepté des entretiens. Ce profil marque les limites du texte. Rappelons que les coopérants ne sont pas ∗

Professeure émérite. Université Paris Diderot-SEDET. Argument valable en Haute-Volta, non au Bénin qui exportait des enseignants. Ce point sera discuté plus loin. 2 On repère des adhérents du RPR, du PSU. Le PC est absent, ses candidats exclus, la SFIO stigmatisée pour ses liens avec le fonctionnariat colonial, le PS affranchi de l’héritage de Guy Mollet n’apparaît qu’après 1971. 1

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) les seuls Français présents en Afrique. Des interférences s’y produisent avec d’autres milieux. Surtout ce sont des strates de coopérants qui se succèdent, avec entre eux un passage de relais très aléatoire3. Une rupture générationnelle prend place entre ceux de la vague humaniste enthousiaste liée aux indépendances et ceux des années soixante-dix, qui ont souvent « fait » Mai 68, prêts à la critique. Pour ces deux groupes comme pour les VSN, la formation de jeunesse, bagage premier d’expériences et de représentations, est décisive, car ils liront peu sur place, faute de bibliothèques et librairies, et perdront de vue nombre d’anciens compagnons de route. Ils seront confrontés au prosaïsme du quotidien ne correspondant que de loin à l’Afrique rêvée. Leurs motivations de départ4 étaient diverses. Le militantisme sous des formes variées poussait-il vers le départ en coopération ? Peut-être, pour les trotskistes5 ou les chrétiens déjà actifs sous la guerre d’Algérie. Ils demandaient alors ce pays, ou après 1970, des États s’affichant marxistes, comme le Congo Brazzaville dont un ministre venait à Paris en quête de ce profil de candidats (Halimi, 2002). Mais d’ordinaire les dossiers étaient triés à Paris pour éliminer des gens estimés « dangereux ». Des enquêtes étaient souvent6 menées, mais le filtrage était imparfait. En Afrique, les opportunités de confrontation à des réalités choquantes variaient beaucoup selon les tâches, de même que la liberté de parole. On pouvait au Mali sous Modibo Keita, être expulsé pour très peu de mots. Une étude des cas d’expulsion ou de non renouvellement de contrat pour diffusion d’idées ou de livres interdits ou soutien à des groupes d’opposants serait un complément nécessaire à notre travail7. Notre première partie évoquera une coopération portée par « l’air du temps », non exempt d’une illusion lyrique qui permet d’user du discours du développement sans en reconnaître la mystification. Nous scruterons l’effet de légitimation produit par cet appel à l’effort pour sortir l’Afrique du « sous-développement », dans les années 1960-70. Ce thème hégémonique dans le discours public africain et français concerne les indépendances et

3

Constat frustrant pour qui entamait un travail en profondeur. En 1970 un groupe de réflexion à Tananarive compte 44 membres dont plus de la moitié recrutés depuis octobre 1968. Temps de présence moyen : deux ans et demi. 4 Gagner plus, avoir des perspectives de travail et carrière plus ouvertes, un poste en Université (très rare en France avant 1968), s’éloigner un temps de la famille, d’un ex-conjoint, etc. 5 Mais c’est alors parce qu’ils n’ont pu aller en Algérie. D’autre part c’est difficilement vérifiable. 6 La candidature de J.-P. Hammer (2005 : 62), communiste recherché pour aide à un membre dirigeant du FLN, fut retenue. Les conseillers d’ambassades françaises repéraient les « perturbateurs » et les signalaient quand ils demandaient à passer dans un autre pays. 7 Travail déjà partiellement accompli sur le cas de Madagascar (Raison-Jourde et Roy, 2010).

120

CULTURE ET PASSIONS POLITIQUES EN MILIEU COOPÉRANT (1960-1975) l’aide désintéressée de la France, voilant la continuité avec la présence coloniale antérieure8. La deuxième partie analysera le retournement qui se produit dans la vision des groupes de coopérants les plus politisés autour de 1968-71, ses causes et ses effets en Afrique et en France : passage de relais entre deux générations, épreuve des contradictions et désillusions, interrogation devant le poids du passé. Mais aussi inscription de l’Afrique dans un Tiers Monde devenu la « périphérie » exploitée d’un « centre » capitaliste où figure la France. Pour suivre la montée de l’idéologie dite dépendantiste, nous avons eu l’opportunité d’accès à des archives éclairant le basculement d’un courant chrétien français acquis jusqu’en 1970 à l’idéologie du développement. Il s’agit du mouvement personnaliste9 de La Vie Nouvelle qui a essaimé en Afrique. La place faite aux chrétiens dans ces deux parties n’est pas surprenante. Ceux-ci, souvent chrétiens de gauche – catégorie quasi oubliée – furent très présents dans la coopération. Revues et bulletins, consacrés au Tiers Monde, dans les années 1960-80 l’attestent10 et nourrissent la pensée et l’action coopérantes. Nous avons aussi pris en compte l’arrivée d’enseignants marxistes en université et leur effort pour intégrer l’Afrique à leur relecture de l’œuvre de Marx et y former des disciples. Quel fut leur degré d’influence ? Dans une troisième partie, nous scruterons le bulletin du Gimoi, rédigé à Paris entre 1972 et 1974, par des coopérants « engagés » rentrés de Madagascar, en lien avec ceux restés sur le terrain. Nous comparerons à leurs propos ce que la presse de l’ÎIe écrit à leur sujet. L’air du temps des années 1960 : « l’illusion lyrique » Une histoire centrée sur les déploiements de symboles ou les événements signifiant l’avènement des indépendances mettra en avant les ruptures opérées au seuil des années 1960. La vision des coopérants arrivés alors corrobore cela. Très jeunes, ils n’ont aucune idée des années cinquante en Afrique. La plupart n’ont rien lu sur les empires coloniaux, pan d’histoire dorénavant délaissé (Cooper, 2010), alors que dix ans plus tôt, le prix de l’Union Française récompensait ses lauréats avec les livres de la « bibliothèque coloniale ». Leur vision de 1960 est celle d’un passage par une année zéro, début symbolique d’une ère analogue à celle qu’inaugure la Révolution 8

Le ministère de la Coopération est l’héritier de celui de la France d’outre-mer, ex-ministère des Colonies. 9 Dans la mouvance d’E. Mounier, fondateur de la revue Esprit (Winock, 1996). 10 Ainsi Croissance des jeunes nations, fondée en 1961 par R. Hourdin, Frères du monde, (franciscains de Bordeaux), Missi, (jésuites de Lyon), Foi et développement (dominicains), etc.

121

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) dans l’histoire française. Ce basculement lié à la coupure événementielle masque la forte continuité entre les années cinquante et soixante. Trois repères sont proposés pour illustrer cette continuité : le thème de la modernisation, transposition d’un Plan Marshall à l’Afrique, celui du développement, enfin la sidération née du « grand bond en avant » chinois, dans un climat millénariste. Modernité et modernisation Ces deux thèmes courent sur les deux décennies 1950-60. Les coopérants occidentaux en sont porteurs comme d’une évidence qui ne se discute pas. La modernité est associée au progrès technique, à la libération des potentialités de chaque individu, à l’acquisition du bien-être social et personnel. L’Europe, l’Amérique avec Rostow et l’Union soviétique, dans la ligne de Marx et Lénine, pensaient le progrès en ligne droite et dans des termes communs. Les marqueurs du progrès sont l’industrialisation, le machinisme agricole11, la commercialisation des produits. La tâche assignée aux sciences humaines, dans les universités neuves ou à l’Orstom12 est d’aider à déjouer les « résistances » paysannes expliquées par un attachement obscurantiste aux traditions. Passage de l’économie de subsistance à celle de marché, de la parenté large, support de « l’économie de l’affection », au ménage restreint. La colonisation ne parlait pas en termes foncièrement différents, quand elle traitait du rôle émancipateur de l’école, inaugurait routes, ports ou hôpitaux. On notera que la lutte contre la « résistance des traditions » est déjà l’obsession de la dernière décennie coloniale, marquée par le soulèvement de 1947 à Madagascar, celui des Mau-Mau en 1953 au Kenya, celui de 1956 au Cameroun. Tous mouvements discrédités comme barbares et inspirés par des « sorciers ». L’hymne national camerounais assumait ce regard sur le passé dans sa première strophe qui ne fut modifiée qu’en 1972 : « O Cameroun berceau de nos ancêtres/ autrefois tu vécus dans la barbarie/ comme le soleil tu commences à paraître/ Peu à peu tu sors de ta sauvagerie »13. La modernisation exaltée est en phase avec l’apport des coopérants, centré sur l’enseignement (quasiment le même qu’en France), avec la reconnaissance envers la France. Ainsi lit-on dans le Courrier de Madagascar, journal quasi officiel, à l’occasion des vœux de Nouvel An du Président aux Français : « collaborons pour ce pays qui est à nous » (4 janvier 1966), et encore : « Indispensable pour réaliser notre plan, l’aide française n’est assortie 11

Les ouvrages subventionnés, avec des photos de moissonneuses-batteuses dans la plaine malgache de l’Alaotra, donnent une vision surdimensionnée de l’agriculture alors que domine la petite propriété paysanne. 12 Office de la recherche scientifique et technique outre-mer, implanté dans l’après-guerre, en Côte d’Ivoire, au Congo, à Madagascar enfin au Cameroun. 13 C’était à l’origine, en 1928, un chant d’école normale presbytérienne.

122

CULTURE ET PASSIONS POLITIQUES EN MILIEU COOPÉRANT (1960-1975) d’aucune condition » (24 mars 1966). Les coopérants sont de fait nombreux à verser dans l’idéalisme, associant leur départ à une démarche généreuse de la mère patrie. Un imaginaire du développement et du sous-développement Mot-valise, le premier terme, au cœur des articles de presse et allocutions de chefs d’État, est le référent identitaire essentiel des coopérants. Une multitude d’interventions françaises présentées comme désintéressées, seraient conformes à la vision du bonheur universel élaborée par les philosophes du XVIIIe siècle. « Histoire d’une croyance occidentale » avance à juste titre G. Rist (1996). Le mot, d’usage ancien14, fait illusion. « On se sent obligé de tenir pour acquis que le développement existe, qu’il fait l’objet d’une définition univoque, qu’il a une valeur positive et qu’il est […] nécessaire » (Rist, 1996 : 12). Le terme de sous-développement est récent, introduit par le président Truman, en 1949, après le lancement en 1947 du plan Marshall pour l’Europe. Il s’agit de moderniser les régions « économiquement arriérées » du monde, de les développer. Le terme était intransitif, il devient transitif pour marquer la capacité de l’Occident à décider d’un changement provoqué et maîtrisé à grande échelle. Or, on ne s’interroge pas sur les modes de développement de l’Europe, des États-Unis dans le passé. Quant au futur, on pense possible en envoyant argent, techniques et enseignants vers ces zones, de les mettre en mouvement. Ces initiatives seraient nécessitées par l’état de sous-développement « naturel », sans rapport avec les chocs historiques : traite, conquête et exploitation coloniale. Cette vision consensuelle recouvre un malentendu dénoncé par M. Gluckman de l’école de sociologie de Manchester, puis par G. Balandier (1951 : 44-79) usant du terme de « situation coloniale », ainsi que G. Condominas. Tous réintroduisent l’analyse des rapports de pouvoir et d’exploitation. Historicisé, ce moment est envisagé comme transitoire, en ville où des Africains sont déjà partie prenante de la modernité. L’essentiel de la population africaine (entre 70 et 85 %) n’en est pas moins enraciné dans les campagnes où, les stratégies d’usage de gros matériel agricole ayant fait faillite, les agronomes, sociologues et géographes en coopération ont mission de se focaliser sur les communautés villageoises. Un thème récurrent depuis le début de la colonisation, rajeuni par les regards sur la Chine de 1960. On est donc assuré du développement pour demain. À preuve quelques citations, extraites du Courrier de Madagascar : « Après 1 000 ans de soif, le souhait du président Tsiranana se réalise dans le Sud (du pays) : chaque 14

J. Piel, Esquisse d’une histoire comparée des développements dans le monde jusque vers 1850, Paris, Erasme.

123

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) village aura bientôt son puits » (26 avril 1966), « 52 millions d’arbres ont été plantés en 20 ans » (25 avril 1966). Le coopérant est ainsi pris au piège d’un discours que chacun tient en public, les autorités du pays à tous niveaux aussi bien que ses confrères. Il n’ose décourager ses partenaires mais n’est-il pas lui-même tenu à ce langage par les attentes qui ont motivé son propre départ ? Les discours sur la générosité gratuite de la France – fallacieux15 – sont une antienne gratifiante, l’assistance à plus faible que soi est adossée à des siècles de vocabulaire chrétien, l’école est la voie de la méritocratie et du progrès et l’agronomie, à preuve la Chine, en passe de supprimer les famines. La distance prise avec la vieille Europe, l’espérance violente d’amélioration de la condition d’autres hommes sur d’autres continents rappellent les socialismes utopiques de 1848 et surtout les Saint-Simoniens partant pour l’Algérie et l’Égypte, rêvant d’un futur canal de Suez. « Je crois, répond un lecteur à la revue Esprit lançant l’enquête déjà citée (1970 : 61), que ce qui anime le coopérant, c’est cette croyance en un continuel progrès, et en cela – étrangement – il rejoint l’Européen du XIXe siècle ». La situation des expatriés, proches par l’âge (entre 25 et 40 ans), rompant avec le foyer familial et donc la transmission culturelle entre générations16 et contraints de recréer une structure sociale, comme les fondateurs de colonies utopiques du XIXe siècle, pourrait accréditer l’idée d’une « innocence historique » (de Negroni, 1977 : 62) s’ils ne débarquaient dans des ex-colonies en évitant une question : sommes-nous désirés ici ? Les courants porteurs de nouveaux millénarismes Les chrétiens Ceux-ci étaient nombreux parmi les coopérants, même si certains, s’éloignant de leur milieu, avaient saisi l’opportunité d’une liberté plus grande pour une rupture silencieuse. Cessant d’être repérés comme tels, ils n’en restaient pas moins pénétrés d’un idéal philanthropique et oblatif. Ils avaient été formés à l’ouverture sur l’universel par la dimension des Églises, mais sur des bases implicites de théologie politique divergentes. Dans les années cinquante, les scouts de France entendaient rebâtir une civilisation

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Une très large partie de l’argent donné ne sort pas de France ou y est rapatrié ensuite sous forme de salaires ou d’achats à des entreprises. Il représente donc une subvention déguisée au privé. 16 Comment rendre aujourd’hui la radicalité de la coupure ? Absence de couriels et téléphones portables, de Skype, cherté des billets d’avion. Jusqu’en 1965, les chercheurs de l’Orstom ne rentraient que tous les 3 ans.

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CULTURE ET PASSIONS POLITIQUES EN MILIEU COOPÉRANT (1960-1975) chrétienne17 à travers le monde. Leurs anciens étaient formés par le courant du catholicisme social « intransigeantiste »18, réticent envers toute prise de position politique, de droite (Maurras et l’Action française condamnés) ou de gauche. Ils se rallièrent aisément à la coopération pour le développement (Harang, 2010 : 139) et passèrent sans état d’âme de la valorisation de l’Empire à celle de la Communauté, porteuse de solidarité et de là à celle d’engagement dans le Tiers Monde, recyclage sans heurt de la notion de mission civilisatrice de la France. Dans le contexte des indépendances fêtées par des manifestations d’enthousiasme unanimistes, les désirs de départ pour un continent pensé novateur furent donc nombreux et les organismes (ministère de la Coopération, services de coopération catholiques et protestants, AFVP19) furent débordés par les demandes venues de l’Institut laïc missionnaire d’Ad Lucem20, d’anciens scouts ou éclaireurs ou de la JEC. Se retrouvèrent ainsi sur les terrains de coopération deux courants différents. L’un pétri d’humanisme chrétien, attiré par des pays où la présence du catholicisme semblait forte grâce à des réseaux de collèges privés (cas de la Haute-Volta) ou cherchant des attaches dans des lieux d’inculturation spirituelle comme les monastères de Tioumliline au Maroc, Bouaké en Côte d’Ivoire ou Ambositra à Madagascar. Lieux déjà fréquentés par des familles de coloniaux, ou de militaires. Ce courant modéré était susceptible d’entrer sans réaction critique dans le langage du développement. L’autre, marqué par le contexte de la guerre d’Algérie, sera analysé plus loin. Des éléments de ce premier courant avaient été formés à une mystique de la rencontre des cultures. Au cercle Saint Jean-Baptiste, fondé en 1944, on était convaincu que la démarche de conversion était indissociable du milieu culturel qui devait donc être intimement connu. La distance était affirmée avec certaines missions de l’entre-deux-guerres qui déclaraient que les païens n’avaient « aucune culture », et faisaient un récit triomphaliste des conversions de masse (Rwanda). Au lieu d’exiger qu’on s’en détache il fallait soi-même s’y immerger, voie proposée à des laïcs qui exerceraient une tâche scolaire, médical ou de recherche. Le cercle était né de la rencontre d’une religieuse, née Le Roy-Ladurie, et du père Daniélou, spécialiste des origines chrétiennes à l’Institut catholique et aumônier de l’ENS de Sèvres. Il devint dès 1944, aumônier du Cercle divisé en aires (dont les mondes 17

Plusieurs mouvements conçus dans les années trente étaient mal dégagés de cette ambiguïté, tels la Ligue universitaire et catholique appelée après guerre Ad Lucem et qui se positionnera entre mission et développement. 18 Courant nourri de la doctrine sociale de l’Église, très critique vis-à-vis du capitalisme libéral. Voir plus loin. 19 Association française des Volontaires du Progrès. 20 Sur cet Institut fondé en 1932, voir F. Denis (1996). L’association dépérit dans les années 1970, quand les laïcs au travail voulurent autonomiser leur engagement. La hiérarchie refusa alors cette perte de contrôle.

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) musulmans, hindou, l’Afrique noire, groupe fondé en 1953 par Luce Lamy). Au fil des sessions intensives et des cours21 par correspondance, les figures de référence n’étaient pas les églises de mission mais des individualités charismatiques ayant cherché leur voie dans une certaine distance, comme V. Lebbe mort en 1940 en Chine, Y. Monchanin, prêtre lyonnais fondateur d’un ashram, ou L. Massignon, figure bien connue des opposants à la guerre d’Algérie, disparu en 1962. L’idéal de la fondatrice avait été d’accueil aux étrangers, étudiants, soldats, « surtout des élites », afin de leur faire connaître « des familles de vieille tradition chrétienne et française… des jeunes filles des milieux des ambassades et officiers coloniaux » (Jacquin, 1987 : 80). Idéal réorienté en direction des étudiants des anciennes colonies, voire des exilés. On rencontrait aux réunions du groupe grâce à l’hospitalité de L. Lamy qui travailla elle-même auprès de la coopération, les abbés Sastre et Yago (futurs évêques du Bénin et de Côte d’Ivoire) aussi bien que des gens en résidence surveillée tel J. Rabemananjara, député malgache condamné après 1947. Le réseau intellectuel du P. Daniélou fournissait des possibilités de rencontre avec R. Dumont, R. Guillain, Alioune Diop, Léopold Senghor, M. Biardeau. Il attirait des étudiants des Langues Ô et surtout des Sévriennes. La mort des deux piliers du cercle en 1973-74, mit fin à une expérience qu fléchissait depuis 1965. À cela deux raisons : le concile Vatican II avait banalisé la démarche du Cercle et la coopération ouvrait larges les vannes pour recruter. Le thème du développement s’imposait dans ce cadre. Pour un deuxième groupe, la guerre d’Algérie avait révélé le rapport de violence de la conquête et des révoltes, l’étouffement des cultures autochtones, le pillage des colonies. Ce rapport de force dévoilé donnait à penser que le sous-développement était un produit de l’histoire, fait que le Cercle saint Jean-Baptiste marqué par une vue spiritualiste et culturaliste prenait peu en compte. Ce deuxième courant était porté par la JEC qui, du fait qu’elle n’avait pas de relais en Afrique, à la différence du scoutisme, était d’autant plus apte à percevoir l’ambiguïté des tâches assignées aux militants outre mer. D’où cette réaction dans un livre rassemblant des témoignages d’instituteurs coopérants (Vulliez, 1969 : 48) : « Je pensais à la mission comme prise en charge du monde. Je découvre […] une chrétienté lourde de structures para-ecclésiales. Dispensaire, atelier, ouvroir comme on n’en voit plus chez nous […] L’Église reste très cléricale ».

Constat rassurant pour les uns qui y voient un relais identitaire, irritant pour d’autres. Se lier avec la mission catholique, n’était-ce pas encourager la prolongation d’une présence coloniale ?

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Entre 1955 et 1963, le bulletin de l’Institut comptait 2 300 abonnés dans 90 pays.

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CULTURE ET PASSIONS POLITIQUES EN MILIEU COOPÉRANT (1960-1975) Des contacts s’étaient créés entre JEC et étudiants africains et malgaches22 dès les années cinquante par le biais des aumôneries. Leur responsable le plus connu était J. Ki Zerbo. La JEC appuya la demande d’indépendance totale23 et rapide de l’Afrique à la suite de la FEANF. Le « pas de politique » qui était de règle dans l’Action catholique perdit définitivement son sens. La guerre d’Algérie accentua ces divergences en provoquant un engagement des jécistes pour sortir l’opinion métropolitaine du désintérêt et de l’ignorance vis-à-vis de l’outre-mer24. Il y eut éloignement à l’égard de parents qui avaient été sensibles à l’exotisme et au triomphalisme flatteur de L’Exposition coloniale de 1931 et passifs devant le pétainisme. Il y eut rupture avec la hiérarchie ecclésiale. À la suite de la JEC, un milieu plus large de jeunes catholiques découvrant via Témoignage chrétien la torture et les camps de regroupement se trouva concernée. Le clivage de générations est sidérant. « La guerre d’Algérie a été vécue par les étudiants chrétiens en particulier… comme un événement qui a tellement innervé toute leur vie, à tout moment, que ce fut pour eux un événement fondateur, un fait de génération » écrit à ce sujet J. Julliard25. On devine, et cela est confirmé dans les entretiens (cas d’A. Duperray), que des départs vers le Maghreb et l’Afrique ont un lien avec ce vécu26, même si l’expérience de solidarité avec des Algériens en France ne laissait rien présager de la réalité à l’arrivée. Les lectures de ce milieu chrétien furent dans la première décennie des indépendances, Suicide ou survie de l’Occident, publié en 1958 par L. Lebret, dominicain fondateur du groupe et de la revue Économie et Humanisme, compagnon de réflexion de J.-M. Albertini27, de F. Perroux et J. de Castro28. On passait du but de civiliser l’autre centrée sur la conversion, à l’analyse du sous-développement, et à l’aide au développement (des conditions de vie, du niveau d’éducation). D’où le succès de certains livres : Les mécanismes du sous développement d’Albertini, en étaient à leur neuvième édition en 1973. L’humanisme chrétien assurait que ce développement serait respectueux d’un héritage de valeurs et harmonieux. 22

Leur nombre s’éleva jusqu’à 6 000 (Guimont, 1997) et on les rencontrait dans toutes les villes universitaires. 23 Elle participa au Congrès des étudiants africains qui adressa des félicitations à la Guinée indépendante. 24 En 1955, un jéciste, Chapuis fut élu vice-président de l’UNEF, responsable de l’outre-mer. J. Julliard, proche de la JEC, lui succéda. En 1956, M. de la Fournière, jéciste, fut élu à la tête de l’UNEF. 25 Cahiers IHTP, 1988, n° 9, p. 140. Constat analogue de G. Belloncle dans L’Hivernage (1980 : 22). Le héros de ce roman a été bouleversé par la lecture des travaux de G. Tillon sur une Algérie clochardisée. 26 Dans les promotions de 30 Sèvriennes de 1957 et 1958, il y eut 4 départs pour cette zone, un à Dakar, un à Oran, deux à Madagascar. Le fait était insolite, encore qu’une jéciste soit déjà partie pour la Côte d’Ivoire. 27 Tous deux furent directeurs de recherche au CNRS. 28 Sur ce groupe voir Ch. E. Harang (2010) et D. Pelletier (1996).

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) L’intérêt pour l’œuvre du père Lebret provenait de ses liens premiers avec la JOC, puis de la formation d’experts pour des enquêtes d’aménagement du territoire assumées par l’IRFED29 fondé en 1958 (Pelletier, 1996). Il venait encore de son compagnonnage avec le mouvement La Vie Nouvelle (Lestavel, 1995) présenté plus loin. Il travailla dans divers pays latino-américains entre 1952 et 1959, puis au Sénégal avec Mamadou Dia, jusqu’à la chute de ce dernier en 1962 (R. Colin 2007). Lebret avait élaboré des protocoles d’enquête à la fois exigeants et empiriques. Estimant à juste titre les données statistiques locales non fiables, il jugeait le travail de terrain indispensable à mener au niveau des paysans. Il œuvra avec les coopérants de la CINAM30 et ceux de l’Animation rurale. Sa vue du sous-développement, phénomène social global, incluait des causes historiques, démographiques, structurales, mais il n’entendait pas faire d’une discipline un système unificateur de sa pensée ou d’un terme (l’impérialisme) la clef de ces situations. Il vantait sans complexe la fécondité de l’empirisme dans Dynamique concrète du développement paru en 1961 aux Éditions ouvrières. Plan d’aménagement du territoire, coopératives d’épargne et de crédit mutuel, animation rurale, associations villageoises (qui seront 2 000 en 1980 au Burkina Faso, dans la région du Yatenga), étaient ses maîtres-mots. Il fut lu par les géographes, sociologues, économistes et urbanistes. Mais cet empirisme ainsi que le niveau étatique des plans qui lui étaient confiés suscitèrent des critiques à propos de l’Amérique latine puis des gouvernements africains devenus prédateurs et autoritaires, de même que son silence en matière politique et, de ce fait, sa divergence d’avec son ami H. Desroches. Enfin la résistance de Lebret, puis de son équipe à l’hégémonie de la pensée marxiste à propos du Tiers Monde était évidente. Il avait investi son expérience dans la rédaction du projet d’encyclique Populorum Progressio (Le développement des peuples), en 1964 mais était mort avant la sortie du texte31. Un des principaux continuateurs de ce courant fut Guy Belloncle, ancien de l’ENS de Saint-Cloud. Auteur d’une dizaine d’ouvrages sur des terrains d’Afrique de l’Ouest, expériences d’alphabétisation d’adultes au Mali, coopératives paysannes (1982), ce sociologue passionné croit au passage de la tradition communautaire africaine, sur le mode du mir russe, aux coopératives et associations villageoises. La « villagisation » du développement lui parait inséparable d’une lutte pour le pouvoir où les paysans s’allieraient aux intellectuels dans un «bloc moteur historique », selon l’expression de J. KiZerbo. Il accorde aux premiers une confiance non dénuée de populisme, fait 29

Institut international de recherche et de formation en vue du développement harmonieux. Compagnie d’études industrielles et d’aménagement du territoire, souvent associée aux travaux de Lebret. 31 V. Cosmao, dominicain qui fut aumônier des étudiants de Dakar et succéda à Lebret analyse les retouches ultérieures sur le texte et ses limites, dans « En relisant Populorum Progressio 10 ans après ». Foi et développement, n° 45, mars 1977. 30

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CULTURE ET PASSIONS POLITIQUES EN MILIEU COOPÉRANT (1960-1975) référence à leur génie propre contre les théoriciens du développement du type d’A. Meister32. Il n’est pas seul. Les géographes de l’Orstom resteront fidèles à l’empirique et au concret, attachés, dans la ligne de Lebret, à l’aménagement du territoire et à sa « préférence affective ou raisonnée pour les stratégies et techniques paysannes » (J.-P. Raison, 2007 : 497-515), choix de la monographie, ou enquête sur la colonisation des terres neuves, les rapports ville-campagne. Cette confiance mystique de Belloncle dans les paysans, anime aussi les adeptes de la Chine. La mystique maoïste et ses disciples en Occident Un concert admiratif salue, jusque dans Paris-Match, la mobilisation des masses paysannes chinoises pendant l’hiver 1957, pour la construction du barrage des Ming, proche de Pékin. Les photos montrent des fourmis humaines portant sur la tête pierres et terre dans des paniers. Aucune machine. Cette année, lit-on, sur tout le pays, 100 millions d’hommes et femmes ont été mobilisés pour des travaux d’irrigation. On déduit de ces images et hors de toute enquête que l’investissement humain est transposable en Afrique, car peu coûteux, et plus efficace que la mécanisation agricole qui s’est rapidement enlisée faute de techniciens de maintenance. Les coopérants sont donc requis en ce sens, assistants techniques dans les ministères de l’Agriculture, sociologues de l’Animation rurale, au grand dam des sociétés mixtes d’aménagement. Le but : faire du maoïsme sans Mao ! T. Mende (1958) prend au pied de la lettre les affirmations des autorités à propos du Grand Bond en avant.33 Mais une mobilisation des paysans ne suppose-t-elle pas un rapport autre avec l’État, fût-il africain ? De plus les densités de population en Afrique n’ont rien à voir avec celles de la Chine. On s’étonne de la crédulité d’agronomes ou de journalistes portés par l’attente eschatologique concernant des sociétés dites « neuves ». René Dumont donne dans le Monde (12 octobre 1958) sa caution à « l’extraordinaire développement de l’agriculture chinoise » attesté par Bettelheim de retour de voyage, avec en sous-titre : « La récolte globale des aliments de base a augmenté de 70 % en un an ». Il ne doute pas de ce « fait absolument sans précédent dans l’histoire agricole du monde […]. Plus de 30 millions d’ha de terres irriguées nouvelles, soit plus en 15 à 18 mois que la Chine n’avait réalisé en deux millénaires ». En 1958 démarre la deuxième étape du Grand Bond en avant : la création d’une foule de petits hauts-fourneaux de campagne. Dumont estime, dans Le

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Selon Meister (1977) seule la déstructuration des sociétés « traditionnelles » permettra le développement, impulsé par l’individu. Belloncle lui répond dans La question paysanne en Afrique noire, Paris, Karthala, 116 p. 33 G. Ardant plaide l’investissement humain dans Le Monde en friche (Paris, PUF, 1959) très lu par les coopérants.

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) Monde que « le niveau culturel de la paysannerie chinoise risque […] de dépasser celui de la nôtre en une génération ». Dès septembre 1962 un démenti était opposé à ce délire par Guillain dans quatre articles du Monde. Les Chinois affrontaient la famine, drame silencieux observé par toute l’Asie. Pourquoi cette distorsion de la réalité ? À tous les échelons, les responsables ruraux avaient gonflé les chiffres pour répondre aux attentes d’en-haut. En 1960, on cessa de les publier et on ne parla plus du plan, assurance mystique sur le papier du miracle à venir. Or les mêmes qui avaient diffusé des éléments de pure propagande étaient invités par des organismes de planification africains et malgaches à présider à leurs travaux ! L’Afrique lointaine percevait ces annonces merveilleuses avec décalage. Des dirigeants leur accordaient une foi intéressée alors que certains experts les avaient déjà démenties mais que d’autres juraient toujours par la Chine. La voie chinoise de G. Etienne, parue en 1962, fut très lue en Afrique et G. Sala, coopérant à Tananarive consacra en 1966 des pages dithyrambiques au Grand Bond en avant et à l’acier populaire. Auparavant T. Mende et R. Dumont avaient été présents aux journées malgaches du Plan en 1962. Le Commissariat au Plan avançait que si le dixième de la population travaillait trois mois par an sur ce mode, cela correspondrait à un milliard de francs CFA par an, presque autant que les investissements du FAC et du FED. Pareil état « d’ébriété idéologique »34 à l’égard du modèle chinois se comprend sans s’excuser, du fait de l’investissement par les coopérants d’un temps court de leur vie dans des pays qu’ils espéraient voir de leurs propres yeux « décoller ». Mais leur vision se modifia peu à peu. Dix ans après les Indépendances, le retournement critique Le malaise perçu par les coopérants comme lié à leur présence. Au début des années 1970, un coopérant doué d’un minimum de conscience sociale ne pouvait jouir d’un salaire majoré35, du service de domestiques, de découvertes exotiques, sans vivre un porte-à-faux quotidien36 plus ou moins masqué. « Le sourire bienveillant, ils offrent à tous leur sympathie débordante » (Negroni, 1977 : 45-46). Chercher à se défaire du déjà vu, à entrer dans le regard de l’autre sur le monde – louable intention – égare 34

Expression de C. Simon à propos des pieds- rouges en Algérie (2010 : 101). À Madagascar, il l’était de 60 %, dans le secondaire et davantage dans le supérieur favorisé par la loi Lamine Gueye. Et bien plus encore dans les pays du Sahel (90 % au Tchad). 36 Dans Esprit (1970) sont rapportés les jeux de mots sur les immatriculations de voitures de coopérants en CT pour l’Algérie : Colon temporaire ou Chercheur de trésor. Ailleurs en TTCI : Tire tout de la Côte d’Ivoire. 35

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CULTURE ET PASSIONS POLITIQUES EN MILIEU COOPÉRANT (1960-1975) parfois dans des projections naïves. Si le coopérant pénétré des dernières théories part « en brousse », il y découvre « les plantes qui guérissent… le refus de la valeur travail et de l’échange marchand… une société sans école, sans classe et contre l’État. Il perçoit la société indigène comme un univers sans répression ». Ce qu’entend stigmatiser de Negroni (173), ce n’est pas encore la repentance occidentale, c’est l’ethnocentrisme qui fait projeter sur des sociétés africaines les utopies nées de la perception occidentale de l’autre. M. Gadant (1988) confirme cette ignorance, hors faits d’actualité, à propos de l’Algérie et surtout de l’islam : « l’idée que nous en avions était extrêmement floue ». L’universalisme ignore ses propres angles morts. Dans l’enseignement, secteur majeur de la coopération, des tensions naissaient du fait que la relève locale était trop lente à venir. Il s’avérait qu’en Afrique occidentale, l’éclatement de la Fédération en 1960 avait multiplié au sein des divers États les postes de la haute administration ou d’ambassades, vers lesquels s’orienter. Or dans le même temps, la part du budget consacrée à l’enseignement était très supérieure à ce qu’elle était en France. Au Sénégal, le nombre de lycées passa de 2 à 12 en 6 ans. Loin de se réduire, la demande de coopérants augmentait donc et avec eux l’impact de la culture française. Il est vrai que dans les ministères, si des assistants techniques occupaient encore des postes convoités par des nationaux, c’était aussi parce qu’on craignait l’indocilité d’anciens opposants, ou qu’on se souciait d’établir peu à peu dans le recrutement local un équilibre ethnique37. Dans les campagnes, les transformations promises n’étaient pas au rendezvous. Les réformes s’enlisaient, mais la bourgeoisie de fonctionnaires et planteurs s’étoffait, des tensions de classes apparaissaient (Raison-Jourde et Roy, 2010). Dans ce contexte il devenait inévitable de soutenir certains collègues du pays dans leurs options contre d’autres nationaux. De l’assistance au risque de la militance ? Les années 1968 et 1969 furent marquées par des crises où les autorités sénégalaises et ivoiriennes s’empressèrent de voir la réplique lointaine du Mai 68 de France, donc la main de l’étranger. Qu’en est-il ? Du fait du silence des radios locales, l’influence de Mai 68 se ressentit moins chez les coopérants38 que chez les VSN apportant le renfort de leurs expériences récentes aux anciens de la FEANF ainsi qu’aux étudiants français nombreux,

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Très bien analysés par M. Laurent (entretien avec A. Duperrray) sur ses postes en Côte d’Ivoire. Certains proviseurs ivoiriens recrutaient 1 500 internes avec des crédits pour 1 000, moyennant bakchich. 38 Voir M. Augé : « Au fond nous étions des privilégiés sans […] revendications radicales » (2011 : 95-98).

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) inscrits à Dakar ou Abidjan. Sur ce plan les archives de Nantes39 apportent des informations qui infléchissent quelque peu les analyses d’I. Thioub et de A. Bathily, de M. Diouf et M. Mbodj (1992, t.2 : 267-310) estimant nulle l’influence étrangère. Les chefs d’État attachés à une culture française fixée dans le cadre mandarinal de leur jeunesse, avaient demandé la validité de plein droit des diplômes. Les créations de Dakar, Abidjan, Tananarive, étaient donc des enclaves françaises rattachées au ministère de l’Enseignement supérieur à Paris, qui assurait franchises universitaires et autonomie des enseignants et étudiants vis-à-vis des Missions de coopération et des ambassades. De ces subtilités, Français comme Africains évoquant la masse des « coopérants » n’étaient pas conscients. Or, du fait de la combativité syndicale locale, des grèves étudiantes eurent lieu à Dakar40 entraînant le renvoi de 10 Africains ou Libanais munis de passeports français et de nombreux Africains non sénégalais. Tous protestaient contre l’entrée de la troupe sur le Campus et la mort d’un étudiant. Puis ce fut Abidjan en 1969, avec le renvoi de quatre enseignants pris comme boucs émissaires, un enseignant du lycée technique et trois normaliens41, ensuite Tananarive où Tsiranana chuta en 197242 à la suite des grèves et manifestations de l’université ainsi que des collèges dans tout le pays. Les autorités s’avisèrent alors des inconvénients de la présence forte43 d’éléments français à l’aura intellectuelle neuve couplée avec des franchises faisant des campus des espaces potentiels de mobilisation critique. La révolte s’était nourrie de revendications d’africanisation des enseignants et des programmes non souhaitées par les dirigeants. D’où un combat à fronts renversés, qui obligea treize Français ou Belges telle L. Kesteloot, plaidant l’africanisation en lettres, sociologie, histoire ou droit44, entre 1968 et 1972. Mais ce fut aussi la césure avec les diplômes français. Ces crises incitèrent la 39

CADN, Nantes, Messages du SDECE (25 mai et 4 juin 1968) et de l’Ambassade de France (3 juin 1968). 40 L.S. Senghor ferma les départements de sociologie et de psychologie, d’où le départ de L.V. Thomas et de P. Fougeyrollas qui glissa à la tête de l’IFAN et fut expulsé en 1971 pour soutien à une nouvelle grève. Voir Bianchini (2004), Fougeyrollas, (1971) et Blum, à paraître. Je remercie F. Blum qui a enrichi mes sources. 41 Ce sont Tristani, Terray, doyen par interim de la faculté des lettres à 30 ans, M.L. Terray et P. Osmo. À l’origine, une pétition signée à Dakar par des coopérants soutenant De Gaulle et publiée par la presse d’Abidjan. En réaction fut montée une contre-pétition qui recueillit plus de 200 signatures et irrita vivement l’ambassade. 42 Les tracts y visaient les accords de coopération, « accords d’esclavage » (Rabenoro, 1995 ; Blum, 2011). 43 Sur dix enseignants en faculté des lettres, un Africain (non ivoirien). En 1969, un Africain sur 70 au lycée. 44 Les cursus de droit incluaient droit romain, histoire du droit français, droit constitutionnel français, rien sur les droits coutumiers africains. Les historiens demandaient l’abandon du quadripartisme, la fusion d’histoire ancienne et médiévale, pour introduire un certificat d’histoire africaine décrié comme une histoire au rabais.

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CULTURE ET PASSIONS POLITIQUES EN MILIEU COOPÉRANT (1960-1975) revue Esprit à lancer en 1969 une enquête (200 réponses), d’où ressort, selon son classement : A) le combat équivoque du coopérant (Goussault, 1970 : 239), piégé par la reconduction des rapports coloniaux, devenu « un administrateur néocolonial » (Ph. P. pour le Congo, 1970 : 47). B) La mise en cause du mythe de la générosité de la France, et des avantages mutuels supposant l’harmonie entre « les intérêts des firmes capitalistes françaises outre-mer et l’intérêt des peuples “aidés”, en fait de couches sociales minoritaires » (Esprit, 1970 : 75). La critique touche le domaine culturel où le « mythe de la scolarisation totale » à brève échéance (Bianchini, 2004 : 27) voile le but de pérennisation des diplômes et du français au service des enfants de la bourgeoisie. « À qui profite la Coopération ? » interroge le titre d’une brochure éditée par le Cedetim (1971) qui répond : la coopération masque un rapport impérialiste. L’Impérialisme : nouveau terme mobilisateur, absent des réponses de coopérants à Esprit mais déjà présent dans la contribution de Goussault : « coopérer sans illusion ». Directeur de l’IEDES, concurrent de l’IRFED fondé par Lebret, il écrit : « L’aide française s’inscrit dans un rapport entre pays “du centre” et pays “de la périphérie” dont on sait qu’il est à l’origine du sous-développement ». Les deux effets qui en résultent sont le pillage et la déstructuration des économies et sociétés du Tiers Monde (1970 : 242). L’écart entre les réponses de coopérants et celles de Goussault et Lacoste (Esprit, 1970 : 198-215) mérite réflexion. Les uns, aux prises avec la singularité de réalités locales, ont une vue parcellaire mais aigue. Les autres ont une analyse mondialisée45. Ils ont lu A. G. Frank (1972), C. Furtado (1974), F. H. Cardoso diffusés par Maspero ou Anthropos. Ces analyses sudaméricaines parties du Brésil ou du Chili46 donnent une vue du capitalisme parvenu au stade de l’impérialisme (S. Amin). Il y a pillage des ressources (P. Jalée), mais dans quel contexte pour l’Afrique des coopérants ? Mondialisée, l’analyse perd en substance concrète et sensible. Le thème impérialiste à dominante économiciste s’impose tel un prêt-àpenser pour rendre compte de toutes les situations du Tiers Monde. Il est popularisé par la guerre du Vietnam et la mythification de Castro et du Che. D’où le retour de la question posée en première partie : d’où provient cette unanimité reformulée désormais en termes marxistes ? Vers l’Afrique sont certes partis – et c’est un fait nouveau – de jeunes normaliens, passés par un séminaire que tint deux ans durant rue d’Ulm, G. Balandier, dans le but d’attirer vers ce continent des chercheurs de qualité, et de leur faire oublier le Brésil des Formes élémentaires de la 45

Ce qui ne signifie pas indifférence. Ils suivent avec passion l’évolution de Cuba, puis le drame du Chili. 46 Elles recensent l’industrie dépendant des USA, les latifundia et leurs sans-terre, la bourgeoisie aimantée par le consumérisme et la culture américaine, les bidonvilles de prolétaires.

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) parenté « chef d’œuvre de mise en œuvre du désordre du réel au bénéfice d’une logique »47. Choisir l’Afrique c’était rompre avec les sociétés « froides » de Lévi-Strauss, mais était-ce oublier la lecture du jeune Marx, au programme de l’agrégation, engagée par leur autre maître, Althusser, reclus entre bibliothèque et séminaires, bien éloigné du tohu-bohu africain (Augé, 2011) ? Sous l’influence de Balandier presque tous ont changé de discipline48. Le renouveau d’intérêt pour une Afrique où se joue une histoire neuve, s’énonce donc dans les termes du sociologue, de l’anthropologue, avec des intellectuels en lieu et place de l’ethnologue, riche d’une expérience de terrain, mais sans vraie base universitaire. L’enseignement qu’ils donnent aux étudiants ou lycéens africains, vise la formation de disciples par la lecture de textes. Mais ne reviennent-ils pas ainsi vers Althusser aux dépens de Balandier ? Il n’est pas exclu que cette exégèse de textes ait fasciné les élèves de J. Bazin, à l’ENS de Bamako qui stupéfièrent, d’après E. Terray, un inspecteur général de passage, alors même que Marx leur restait mal connu. Le marxisme africain tend dés lors à être une culture politique sophistiquée (de griot ?) plus qu’une expérience de luttes49. En Algérie, M. Gadant note, après les cours d’E. Balibar venu en mission sur Pour Marx, que l’abstraction d’Althusser traitant d’infrastructure et de superstructure donne aux étudiants « une légitimité entre Centre et Périphérie, tout en les rendant inoffensifs à leur propre société » (1988 : 59). Cette effervescence atteint-elle les coopérants ? M. Augé, rentré à Paris après son travail de terrain à l’Orstom et qui rédige d’emblée n’écrit pas pour eux, pas plus qu’E. Terray, rentré aussi mais privé de terrain et qui aiguise ses exigences théoriques sur une lecture de C. Meillassoux (1964) laudative et critique à la fois et revient au texte de Morgan, Ancient Society (1877) inspirateur de Marx pour le dépoussiérer et l’utiliser dans l’analyse des sociétés africaines. C. Coquery-Vidrovitch élabore un mode de production africain (1969), alternative féconde au mode de production asiatique que Gallissot et Suret-Canale étendent à l’Afrique. Cela, peu de coopérants le savent. Trop abstrait, écrit pour Paris plutôt que pour les Africains ?

47 Entretien avec E. Terray, directeur d’études à l’EHESS (Paris, 28 mars 2012) dont le propos fait écho à celui d’Y. Duroux (Paris, 2 juillet 2009) parti pour Madagascar pour y tenter une aventure sur le mode levi-straussien. 48 Vers Abidjan sont partis M. Augé (lettres), E. Terray et P. Osmo philosophes, vers Yaoundé J.Y. Tadié futur spécialiste mondialement connu de Proust, vers Brazzaville P. Bonnafé, à Tananarive R. Waast transfuge de l’X vers les sciences humaines, Y. Duroux, philosophe. Un peu plus tard ce sera Jean Bazin, à l’ENS de Bamako. 49 Sur le même constat à Madagascar, voir Raison et Roy (2010), pour l’Afrique orientale, voir Copans (1991).

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CULTURE ET PASSIONS POLITIQUES EN MILIEU COOPÉRANT (1960-1975) Le renouvellement50 de l’histoire tarde à venir, pour restituer la profondeur des sociétés et leur diversité, leurs innovations entre héritage et combats de la modernité. L’histoire coloniale est de production un peu plus rapide, car les archives sont en France et son contenu est congruent avec le marxisme. Aussi en dehors du cas de la Haute Volta où J. Ki Zerbo fait circuler vers les enseignants coopérants des fiches pédagogiques51, ceux-ci se sont rabattus sur des livres militants précocement édités : l’Histoire d’Afrique de J. Suret-Canale dont le premier tome publié dès 1958 est réédité en 1961 et 1968, ou son Histoire de l’Afrique occidentale (avec D. T. Niane, ministre de l’Éducation nationale guinéen) publiée à Conakry en 1960 rééditée en 1961 et 1964 à Présence africaine et surtout en 1964 le tome II de l’Histoire d’Afrique, sur l’ère coloniale (1900-1945) réédité en cinq langues. L’Histoire de la nation malgache du naturaliste P. Boiteau (1958), introuvable sur place, recopiée en bibliothèque par des élèves en quête d’une histoire nationaliste, acquérait une aura mythique. Voilà donc une source évidente d’influence marxiste dans la culture des coopérants historiens. Les manuels scolaires à fort tirage édités ensuite, s’ils échappent à ce moule, seront souvent décevants, tel celui de 1969 : Madagascar Étude historique, aux éditions Nathan. Il tente de fonder la « légitimité imaginée » du nouvel État tout en occultant la relation du politique au sacré ancestral, en postulant l’existence d’un « contrat de citoyenneté contre l’inégalité des ordres sociaux anciens et l’inexistence sociale des esclaves » (D. Galibert, 2009 : 102). Faute de place, nous ne développons pas ces vues mais traiterons de la pédagogie des coopérants lors du colloque prochain, tenu dans le cadre du SEDET. Penser en termes de modes de production implique, pour échapper à la scolastique, un riche travail de terrain, tel celui de C. Meillassoux52 (1964) qui pose la question des transitions entre modes. Le succès est vif : nombre d’épigones abordant un terrain53 s’interrogeront d’abord sur les transitions, une abstraction de plus, sans rapport, note M. Gadant, avec le quotidien des relations sociales. Cette passion pour la théorie n’est-elle pas le signe qu’on ne croit plus (mais y a-t-on cru ?) dans ces milieux, à un développement

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Y. Person publie Samori. Une révolution dyula, entre 1968 et 1975, C. H. Perrot publie sa thèse en 1982, E. Terray achève ses travaux de terrain en 1976 et soutient en 1984 sa thèse d’anthropologie historique. 51 F. Imbs, géographe, accumule au fil d’enquêtes villageoises, des documents d’histoire orale mis à disposition des historiens. Elle utilise, ainsi qu’A. Duperray les ouvrages de SuretCanale jusqu’à la publication de l’Histoire d’Afrique de J. Ki Zerbo en 1972. 52 Anthropologie des Gouro de Côte d’Ivoire, Mouton, Paris, 1964. Il est suivi par P. Ph. Rey, E. Terray, B. Schlemmer, R. Waast. 53 Qui dira la difficulté des premiers terrains, l’aridité des séjours en brousse, l’énigme des conduites paysannes pour des jeunes majoritairement citadins et donc le besoin éperdu de maîtres à penser !

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) rapide54 ? Le présent est prisonnier de la force des choses. Sceptique également, la démarche de G. Althabe lui aussi élève de Balandier, doit être mise à part, car son livre (1969) eut un fort impact sur les coopérants enseignants et les étudiants de Madagascar. Privilégiant dès 1964 le terrain, il renvoie dos à dos les « développementistes » et les marxistes auxquels il reproche d’appliquer à des sociétés de rapports non marchands des concepts forgés pour des sociétés industrialisées. Il nous reste à scruter les milieux de coopérants chrétiens que nous avons suivis depuis 1960, pour comprendre par quels canaux le marxisme les atteint et ce que produit leur analyse. Le ralliement des chrétiens au marxisme : le cas de La Vie Nouvelle Ce milieu est a priori éloigné des althussériens. D’où vient son adhésion ? Du tiers-mondisme français en bonne part. Il est abonné aux revues déjà mentionnées, elles-mêmes engagées dans ce virage, et adopte avec elles les figures de « saints » de l’époque : le Che, Camillo Torrès, prêtre mort au combat dans le maquis colombien. Il vibre d’espoir pour les communautés de base paysannes du Brésil55. Sur place des groupes échangent sur l’Afrique des analyses, en ville56 et à échelle nationale. Le paradoxe est qu’ils ont renoncé à être entendus de leurs organes de tutelle. Ils misent sur des nationaux isolés et critiques et mettent à leur disposition relevé des faits et interprétations. Puis ils les envoient en France, assumant par ce « retour » le risque de témoigner contre l’idéalisme des anciens de leurs groupes d’origine. Sur un de ces groupes, chrétien, discret mais non clandestin, La Vie Nouvelle (abrégée dans la suite en LVN), nous avons eu accès aux archives d’un informateur de qualité : M. Combes, qui fut prêtre à Madagascar entre 1956 et 1972, adhéra à LVN puis devint permanent du mouvement à Paris entre 1973 et 1977. Intimement liée à Économie et Humanisme de ses débuts aux années soixante (A. Cruiziat, son fondateur était un ami de Lebret) LVN participa de son engagement en Afrique. Elle développa un des versants du catholicisme social : son utopie communautaire57, selon une « conception globalisante et organiciste du développement » (Pelletier, 1996 : 362). On 54 Le premier n° des Cahiers d’Études africaines incluant dans un titre le terme de développement date de 1986 (n° 103) un an après la Table Ronde montée par E. Terray sur l’État en Afrique. 55 Évolution divergente de celle lancée par les épiscopats africains ou malgaches lancées dans l’inculturation de la catéchèse, portée par une affirmation identitaire des « valeurs » locales. 56 Les chrétiens ne sont pas seuls. E. Terray signale le groupe formé de chercheurs en sciences humaines de l’Orstom et de l’Université, français et africains, à Abidjan, J. P. Dozon en évoque un à la fin des années soixante-dix. 57 Les membres dits communautaires tenaient une caisse de solidarité permettant des actions du type des futures ONG en milieu malgache, ou pour soutenir des VSN.

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CULTURE ET PASSIONS POLITIQUES EN MILIEU COOPÉRANT (1960-1975) compte une vingtaine de groupes et environ 250 membres à Tunis, Alger, Rabat, Dakar, Ouagadougou, Bamako, Abidjan et Tananarive (Lestavel, 1995 : 322-326) et un bulletin, Entre deux mondes. Sa ligne était un tiersmondisme renvoyant dos à dos libéralisme et marxisme, non engagé politiquement. Vision mise à mal, nous allons le voir, par l’irruption des analyses venues d’Algérie et de Madagascar. Fondé en 1956 par d’anciens scouts, le groupe de Tananarive fut réorienté, après 1967, par un géographe de l’Orstom venu d’Aix-en-Provence où il avait soutenu des Algériens dans la clandestinité58. On y comptait une cinquantaine de personnes59 échangeant beaucoup. Il en résulta l’envoi au Conseil national de LVN en 1971, d’un texte en rupture affirmée60 avec les professions de sympathie des groupes de France pour la coopération. Les positions du groupe d’Alger étaient identiques. M. Combes revient en 1973 sur le clash dont ce texte fut l’objet, amenant le départ de Cruiziat et la montée de Ph. Warnier, porteur de convictions marxisantes. « LVN [qui] se lança dans le mythe du Développement et de la Coopération […] était idéologiquement mal outillée pour analyser ces situations nouvelles, tactiquement coincée par une politique de coopération qu’elle avait elle-même préconisée »61.

Ce sont les contradictions aiguës vécues à Madagascar, qui avaient amené une radicalisation des analyses locales élargies par les analyses de Ph. Hugon, spécialiste de sciences économiques, discipline mondialisante. M. Combes, enseignant de sociologie à l’Académie militaire puis aumônier des étudiants en 1972, avait lu Lebret dès 1955 et le pensait dépassé. Il travaillait Debray, Giap, Marx, le jeune Marx revisité par Althusser, Poulantzas, Jalée et Samir Amin. Autant d’auteurs demandés par des coopérants anxieux de rattraper leur retard idéologique sur Paris ! Mais étaient-ils plus que des marqueurs ? Se réclamant du marxisme62, les coopérants ne lisaient pas Marx mais plutôt « Marx pour les chrétiens » (on dirait aujourd’hui Marx pour les nuls !) dans des compilations à but didactique de J. Guichard comme Le marxisme, théorie de la pratique révolutionnaire63. On en retenait lutte des classes et impérialisme. S. Amin qui prédisait 58

Le groupe comprit dans cette phase neuf enseignants, un militaire, deux animateurs ruraux, un banquier, deux prêtres, un assistant dans un ministère et un ingénieur. 59 Du VSN au banquier en passant par des économistes et ruralistes. 60 Son but : orienter l’action de LVN « dans les luttes à venir pour la libération et le développement réels des pays du Tiers Monde ». La coopération est qualifiée de mystification. 61 Texte de préparation du Conseil national. 62 Ce brevet de progressisme est revendiqué en réaction au raidissement du Vatican sur le terrain de la sexualité (Humanae Vitae) et aussi dans le cadre de l’Union de la Gauche dont Ph. Warnier, ancien du PSU, est partisan. 63 30e mille en 1975, publié par la Chronique sociale de Lyon.

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) l’effondrement de la Côte d’Ivoire « capitaliste », était le plus cité des auteurs marxistes. À Paris une nouvelle génération de l’équipe Tiers Monde de LVN incluant cinq coopérants rentrés de Madagascar en 1973-74, était passée d’un rôle marginal à celui d’éclaireuse de la révolution mondiale. Or cette mise en cause des analyses d’A. Cruiziat, si elle permit la montée d’éléments « marxiens », fut aussi à l’origine d’une chute de moitié des effectifs (5 000 membres en 1971, 2 400 en 1977). Le différend se doublait d’un conflit de générations. Les quinquagénaires jugeaient inadmissible le tour pris par les analyses en termes de « tout politique » sur le Tiers Monde et la société en France. D’Afrique vinrent des protestations. B. Zoegger écrivait de Bamako en 1976 : « Vous tombez dans le marxisme systématique, notamment dans l’explication des problèmes du Tiers Monde […] affirmer que [sa] situation dépend uniquement de la domination capitaliste internationale relève pour moi du simplisme. Certes je ne méconnais pas l’importance de cette exploitation à l’échelle mondiale. Mais il y a des problèmes spirituels, sociologiques et de mentalités propres aux pays du Tiers Monde que ceux-ci n’ont pas encore résolu…Vous n’analysez jamais ces problèmes. Il semble qu’il suffit d’abattre le capitalisme pour que tous les problèmes soient résolus »64.

On se proposa de lui donner la parole au week-end sur l’impérialisme prévu pour 1976, mais qui fut annulé65. Un des carrefours programmés portait sur « Le coopérant. En quoi joue-t-il le jeu de l’impérialisme ? A-t-il une marge de manœuvre dans le système ? Faut-il encore partir en coopération ? » (25 février 73). Un week-end prévu pour avril 1976 sur le Tiers Monde dut aussi être annulé : il ne comptait que 30 inscrits. Effet de la mondialisation : il ne proposait aucune situation africaine. Reste de ce projet un document qui s’intitulait : Les idéologies du sous-développement. Par delà ces controverses internes, l’accord se fait sur la responsabilité entière de l’impérialisme occidental (ou soviétique, ajoute LVN), dans la situation en Afrique, approchée en termes économiques, l’infrastructure étant « déterminante en dernière instance ». L’orthodoxie règne donc ! Dans les analyses des coopérants d’Alger comme de Tananarive, le point aveugle de la réflexion est avant tout politique. À Alger la désillusion est celle des internationalistes, souvent trotskistes. Ce profil est rare en Afrique où l’on ne peut discuter le nationalisme africain, décolonisation oblige. Les coopérants de gauche évitent d’analyser les liens entre ce nationalisme et la construction de l’État. 64

Archives M. Combes. Détail révélateur, on y prévoyait nombre de militants étrangers avec un accent sur l’Amérique latine, les colonies de l’Espagne et du Portugal, l’Algérie et le Maroc. Personne sur l’Afrique subsaharienne. 65

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CULTURE ET PASSIONS POLITIQUES EN MILIEU COOPÉRANT (1960-1975) Prétendue « indispensable » à l’affirmation de la nation, elle vise la pérennité des chefs d’État au pouvoir. L’école est un deuxième point aveugle. L’indépendance a permis de rompre avec le malthusianisme scolaire et la frustration intense induite, de promettre « la scolarisation totale » pour un horizon proche (Bianchini, 2004 : 27) mais sans cesse repoussé. Ce mythe n’est perçu et analysé comme tel que par de rares coopérants car il met en cause la principale justification donnée à leur présence. Dans les faits l’école élargit le fossé entre ceux qui y accèdent et les autres. L’insertion dans un ouvrage collectif sur l’éducation au Sénégal (Balans, Coulon et Ricard, 1971) d’un texte d’I. Illich interrogeant ce mythe pour l’Amérique latine, sonne comme une alerte pour la bonne conscience coopérante. Dans tous ces cas, les marxistes restent persuadés de la validité universelle de leurs concepts. Ne sont-ils pas à ce titre très occidentaux et perçus comme tels par les nationaux ? La question sera posée avec le Gimoi dernière pièce offerte à la réflexion. Un cas d’école : le bulletin du Gimoi et les réactions malgaches à sa diffusion Diffusé entre le 20 janvier 1972 et le 2 juin 1974 (n° 26) à partir de Paris où il est en partie rédigé, multigraphié et posté, ce bulletin encore issu d’un groupe, se base sur des documents et analyses envoyés de Madagascar. Ce système permet certes d’éviter l’accusation d’ingérence dans les affaires de l’Île mais il prêtera, nous le verrons, à critique. Lancé en période de crise politique à la suite de la répression des manifestations paysannes du Sud malgache (1971) il est réalisable grâce au nombre élevé de coopérants présents dans l’Île et au noyau efficace mobilisé parmi ceux rentrés depuis 1970, liés par le souci engagé d’une évolution malgache encore incertaine, que scrutent aussi les autorités françaises. Qui sont-ils ? Comment se sont-ils résolus à ce projet militant coûteux et surtout dévoreur d’énergie ? Aux origines du bulletin et de son succès : les crises d’avril 1971 et mai 1972 Les articles sont anonymes mais rédigés par d’anciens coopérants déjà cités. Une enseignante de philosophie, un journaliste VSN issu de l’École de journalisme de Lille, formateur de plusieurs promotions de confrères. Celuici collabore discrètement au magazine Réalités Malgaches lancé en 1970 par un ancien élève. Le ton de leurs articles politiques y est distancié, au regard d’une presse qui donne dans l’éloge pompier des officiels. Il devient parfois frondeur envers le pouvoir ou les œuvres de la mission catholique. F. Raison y donne des textes d’histoire. Leymarie fournit aussi la Revue française

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) d’études politiques africaines dirigée par Ph. Decraene, avec des articles de coopérants (au moins sept) sur politique et société. La situation de coopérant oblige à un devoir de réserve66, mais comment s’en tenir à celui-ci quand la présence française est aussi forte jusqu’au cœur du pouvoir ? Les auteurs s’en estiment affranchis au vu de l’impasse politique où la maladie de Ph. Tsiranana plonge l’Île depuis 1970 et surtout de la répression du Sud en 1971, que la capitale et la presse internationale ignorent tout d’abord. Ils en viennent à se partager la rédaction d’articles pour Esprit, Les Temps Modernes, de courriers de protestation devant la faiblesse des analyses du Nouvel Observateur ou de l’Express. Des papiers ont déjà circulé sur place sous le manteau. Les 30 pages de Dix ans de République ont valu aux deux auteurs, O. Raparison et à E. Chapuis, administrateur de la FOM attaché au ministère des Finances, dix mois de prison. La bourgeoisie nationale, libelle de G. Althabe, circule et les lecteurs curieux de la presse gauchiste malgache reconnaissent son style percutant dans une série d’articles anonymes en français du journal Andry-Pilier (Raison-Jourde et Roy, 2010 : 305). G. Althabe rentre en 1971 ainsi que Ph. Leymarie, précédé d’un an par M. Henriet, actif aumônier protestant de l’Université67, bientôt en charge de la Cimade. C’est ce noyau autour duquel gravitent cinq ou six autres anciens, qui lance le Gimoi, Groupe d’information sur Madagascar et l’océan Indien68. Les correspondants informels à Madagascar seront des orstomiens et universitaires, des coopérants du secondaire public et privé, dispersés en province. Le bulletin contient des traductions en français de la presse malgache. Les contacts sont noués avec le Cedetim69, Amnesty internationale, l’extrême gauche et le PS. En 1972 éclate la crise décisive justifiant le ton alarmiste du bulletin. À la suite de grèves et de manifestations impliquant les étudiants de la capitale, mais aussi, fait stupéfiant, des collégiens et lycéens de toute l’île (RaisonJourde et Roy, 2010 et Raison-Jourde, 2011), la Première République chute après le 13 mai. Le bulletin soutient les étudiants déportés vers l’ancien bagne de Nosy Lava dans le nord-ouest de l’île, en diffusant une pétition. La notoriété des intellectuels signataires (Casalis, Clavel, Deleuze, Foucault, 66

Voir les réponses à l’enquête d’Esprit (1970). Certes, la non-ingérence découlant de l’indépendance neuve des pays d’accueil est un idéal, mais le coopérant peut avancer des choses que son partenaire local n’a pas le droit de dire. Il peut aussi, servant alors de bouc-émissaire, être mis en cause, ainsi en Côte d’Ivoire en 1969. 67 Coopérante en lycée, Ch. Henriet s’est vu annoncer un non-renouvellement de contrat visant en fait son mari. 68 Un des pôles du groupe sera le 60, bd Saint Marcel à Paris, où vivent dans des bâtiments mitoyens deux des animateurs, l’une hébergeant des réfugiés politiques sud-américains. Ces gîtes ont un esprit communautaire prolongeant le côté d’improvisation féconde et bohème de la vie de coopérant ou VSN. 69 Centre de documentation et d’études sur les problèmes du Tiers Monde.

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CULTURE ET PASSIONS POLITIQUES EN MILIEU COOPÉRANT (1960-1975) Jankelevitch, Maspero, Rodinson, Sartre, Vidal-Naquet) donne à penser que cinq mois après le lancement, les antennes et l’entregent dont dispose l’équipe sont remarquables. Une semaine après les faits, le n° 5 offre une restitution des événements combinant précision, riche information et pédagogie. Il reste à ce jour une des meilleures synthèses pour aborder la crise vécue de l’intérieur70. En retour, la revue de la presse française et étrangère faite à Paris pour les lecteurs de Madagascar ou des Mascareignes est un travail de « pro », dû à Leymarie. Les analyses sont relancées par le changement de régime, la libération des prisonniers politiques de 1971 et de leur chef Monja Jaona, la dénonciation des accords de coopération. Mais aussi l’éclatement du parti Monima de Monja dont sort le MFM, « parti prolétarien » mené par de jeunes intellectuels. Ceux-ci sont alliés à des éléments du lumpenprolétariat de la capitale et ont été formés par Y. Duroux et G. Althabe. L’écho de la scission est perceptible : des fidèles du Monima la regrettent. L’avènement d’un régime de transition militaire et la course de la « bourgeoisie nationale » vers les postes de fonctionnaires sont jugés inquiétants. Le coopérant, agent inconscient de l’impérialisme français ? Les buts du bulletin sont reprécisés dans les numéros 6 et 7. Il émane d’un « groupe de travail et de combat » anti-impérialiste Il est fait par des Français pour les Français, destiné avant tout aux organes de presse ou associations, aux partis, travaillant sur le Tiers Monde. Les numéros 18 et 20 écrits en phase de renégociation des accords de coopération, y voient un « instrument objectif de l’impérialisme français ». Dès lors que faire de la coopération ? Il est vrai que le nouvel ambassadeur, M. Delauney, mis en cause par le bulletin pour sa répression antérieure de l’UPC au Cameroun, est perçu comme l’instrument de Foccart. Les analystes apportent-ils pour autant leur soutien à Ratsiraka, brillant ministre des Affaires étrangères entré en fonction après la chute de Tsiranana ? En fait non. Le Gimoi doit se méfier « des dessous de cette politique… tous azimuts » inspirée par la « bourgeoisie nationale ». Il ne veut pas être une simple agence de presse visant une information neutre. Il se doit de relater plus spécifiquement les luttes ouvrières et paysannes apparues à la faveur de la crise, d’obliger les partis et organes progressistes en France à « se situer par rapport aux forces politiques malgaches autrement qu’à travers des habitudes historiques, pour une 70

Sur Europe I, le 17 mai (débat sur les stratégies mondiales), les trois questions posées au général Gallois, le sont sur Madagascar et l’océan Indien par des membres du Gimoi qui est cité dans Le Monde le 21, ainsi que dans l’Humanité. Althabe écrit dans Politique Hebdo le 1er juin, Ch. Henriet dans Tribune socialiste, A.-M. Goguel le 20 mai dans Réforme. Tous rédigent le numéro de la Revue française d’études politiques africaines de juin 1972.

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) part dénuées de fondement réel »71. Se tournant vers la gauche française, il déplore son relatif échec dans la lutte contre « notre » impérialisme. « Nous sommes ici [à Tananarive] les instruments objectifs de l’impérialisme français ». D’où le besoin de protestation explicite contre « des agissements particulièrement oppressifs à l’égard du peuple malgache ». Le bulletin fabriqué en France, sert d’exutoire au malaise et contradictions des coopérants en poste. De ceux que leur position « privilégie pour connaître l’impérialisme agissant directement ou par l’intermédiaire du Portugal et de l’Afrique du Sud »72. « Quel dommage qu’avec nos numéros déjà sortis, nous ne soyons pas à même de publier une sorte de Livre Blanc de l’impérialisme à Madagascar à l’occasion des négociations [des nouveaux accords de coopération] en cours ». Deux tâches s’imposent à partir de la « situation d’avant-garde » de l’Île dans l’océan Indien occidental : la démystification de l’« aide » et de la « coopération » et la critique des thèses sur la bourgeoisie nationale, « étape progressiste inéluctable des pays sous domination impérialiste ». Ces débats, notent-ils, n’ont jamais eu lieu au Gimoi qui pourrait être en France un lieu (articulé avec d’autres) où les organismes de lutte dans les pays sous domination impérialiste française confrontent leur situation et stratégies. « Qu’en est-il des liens avec le groupe Info-Congo ? » De fait, le Gimoi a commencé à jouer un peu ce rôle entre les organisations de lutte de l’océan Indien, mais sur un mode pragmatique, grâce aux amitiés nouées par Ph. Leymarie, les analyses se sont déjà étendues à La Réunion où Témoignage Chrétien de La Réunion, lié au PC local, scrute Madagascar73, à Maurice où le Gimoi soutient la montée du MMM (Mouvement militant mauricien), aux Seychelles, aux Comores non indépendantes et à Djibouti. Le bulletin relie dans son analyse des points de présence ou d’influence française. Dans le n° 26 (2 juillet 1974), l’analyse s’étend à l’océan Indien entier dans le contexte de la guerre froide. Une carte du monde y est reconfigurée autour de Madagascar. Ces années sont celles de la fermeture du canal de Suez obligeant les pétroliers à emprunter le canal de Mozambique, d’où une focalisation des intérêts et convoitises sur les îles.

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Allusion évidente aux liens étroits des ministres de la Première République avec la SFIO, que cherche à entretenir Resampa désormais passé dans l’opposition en les renouant avec le PS né en 1971. 72 L’océan Indien occidental est la zone des indépendances tardives : le Mozambique et les Comores (sauf Mayotte) en 1975, Djibouti en 1977, le Zimbabwe en 1980, cependant que Diego-Garcia reste base des USA. 73 Lien fait par A. Lorraine pour Témoignage Chrétien de La Réunion et la Fédération de la jeunesse autonomiste réunionnaise, et par A.C. Robert.

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CULTURE ET PASSIONS POLITIQUES EN MILIEU COOPÉRANT (1960-1975) La cessation de la parution Le bulletin disparaît un an après la redéfinition de ces objectifs. Que s’est-il passé ? C’est au tour des Parisiens de s’expliquer. Dureté du travail d’abord. Le bulletin est tiré à 1 200 exemplaires dont 600 servis gratuitement, en France et dans l’océan Indien. Outre 266 abonnés, les bulletins se vendent en librairies spécialisées ou militantes : Présence africaine, Maspero, ou à des réunions tiers-mondistes. En dépit du travail gratuit fait pour rédiger, tirer et envoyer, un numéro de 16 pages coûte 800 francs. Or on est passé à 25 pages en élargissant l’analyse. Deuxième raison, à la faveur d’avancées politiques dans plusieurs pays, la presse moins muselée s’est renouvelée. Un passage de relais se fait. Des thèmes fédérateurs radicaux comme celui de l’indépendance à la Réunion perdent de leur crédibilité ; l’idée de départementalisation fait son chemin74. Si M. Debré, bête noire du Gimoi, reste député, il est éloigné de l’île, de 1966 à 1973, par ses fonctions ministérielles. Troisième raison non dite, résultant de l’arrestation de Manandafy, leader du MFM en mai 1973 : les divisions entre Paris et Tananarive à propos de l’intervention d’un avocat français, payé par appel du Gimoi auprès de ses lecteurs. Libéré en 1974, le jeune leader surestime le poids de son parti dans la vie publique. Mais le Gimoi ne lui a-t-il pas servi de caisse de résonance, l’auréolant d’une légitimité excessive ? « Le MFM ne travaille plus au niveau des masses [l’a-t-il jamais fait amplement ?] mais il se livre simplement à l’analyse traditionnelle gauchiste », écrit le 23 novembre 1973 à Roy un ami quittant le groupe. Enfin les anciens coopérants vivent d’autres luttes ou professionnalisent celles-ci sur l’Afrique du Sud, le boycott des agrumes Outspan, la lutte antiapartheid. M. Henriet assume la direction de la Cimade, J.-P. Raison celle du secteur Afrique au secrétariat international du PS. Leymarie, pigiste à RFI, espère y entrer à plein temps. Il y a donc eu réinvestissement sur le long terme, en France, d’activités et analyses menées dans le cadre d’une coopération critique. Naîtront aussi de ces analyses, nombre de travaux universitaires. Le livre de Ph. Leymarie (1981) se profile dans le n° 26 du Gimoi sur Mai 72, on retrouvera la plume de G. Althabe dans les Cahiers d’études africaines. A. Bouillon poursuivra son analyse avec Madagascar, le colonisé et son âme, thèse soutenue avec R. Barthes, (1981), etc.

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Le Gimoi avait qualifié celle-ci d’utopie. Rappelons que Maurice était devenu indépendante en 1968.

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) L’analyse des réalités malgaches au prisme de concepts réducteurs Le Gimoi est efficace, la presse malgache réagit favorablement en 1972 à ses propos, ce qui conforte les auteurs dans l’utilité de leur rôle internationaliste. Mais peu à peu elle marque des désaccords. Comment interpréter cet éloignement ? Quels points les séparent ? Il nous semble que, dans le moment, les rédacteurs gauchissent la réalité sur trois points. Ils surestiment le potentiel révolutionnaire de la crise de 1972. La grève a touché la seule jeunesse scolarisée. Certes des mouvements sporadiques affectent les usines de la capitale et de Diego Suarez, les plantations de sisal du Sud, mais ils sont brefs et non coordonnés. La population est paysanne à 85 % et le Gimoi (n° 12) insiste sur la contestation paysanne de l’autorité des chefs de canton et fonctionnaires qui serait épaulée par les Zwam, jeunes chômeurs urbains. Or les paysans qui perçoivent les événements urbains déformés par les rumeurs voient en eux des voleurs à la sauvette sur les marchés, des semeurs de troubles. Le retour à l’analyse réaliste d’A.-M. Goguel en 1970 dans Esprit permet de mesurer la dérive du groupe sous le coup des événements de 1971-72, dans sa hâte de « placer » l’Île au premier rang des expériences progressistes du jour. Elle avait écrit : « Je ne crois pas […] que la coopération soit seule responsable du maintien au pouvoir d’une “bourgeoisie” qui serait aussitôt renversée par une révolution prolétarienne, au cas où “l’aide” cesserait. La situation actuelle est le produit d’une longue histoire que l’on ne peut ignorer, d’une situation internationale, […] qui impose un certain nombre de contraintes objectives [...]. Sur le plan intérieur des jacqueries sont toujours possibles, mais comment concevoir une révolution tant que les masses populaires restent atomisées, ignorantes, inorganisées et […] marquées par le souvenir de la répression de 1947 ? Une révolution suppose la maturation, dans les profondeurs mêmes de la société, d’une force […] qui peut mûrir un jour. Cela dépendra en partie du degré de conscience et d’enracinement des élites du pays ; mais je ne crois pas que l’assistance technique y puisse grand-chose ni pour l’empêcher ni pour le précipiter » (Goguel, 1970 : 98).

Autre espoir infondé : la constitution d’un Front de classes, thème des gauchistes après 1968. Althabe préconise un Front articulé par le MFM, « vigoureuse force révolutionnaire», autour des paysans75. Or l’analyse de ce parti est en décalage avec la réalité. Son but serait de « détruire le pouvoir capitaliste76 fondé sur l’exploitation, le pouvoir associé aux andriana77 qui

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Le Gimoi cite encore Tribune socialiste du 31 mai 1972 où Ch. Henriet s’exprime sur le front. 76 Pouvoir fondé non pas sur un capitalisme local très peu développé mais sur la prolifération d’un fonctionnariat autoritaire et irresponsable.

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CULTURE ET PASSIONS POLITIQUES EN MILIEU COOPÉRANT (1960-1975) sont les classes dominantes et aux féodaux ». Il veut édifier un pouvoir où le peuple « dirigera le partage des richesses et sera maître des industries ». On s’interrogera sur le mot peuple et surtout sur l’évocation d’une société de classes. Une métaphore ancienne assimile le corps social au corps humain dont le peuple est le tronc, les groupes de statut inférieur les pieds, les andriana équivalents des nobles, la partie supérieure, justifiant sa prééminence par la transmission du flux sacré du Hasina. Ce schéma organiciste vertical n’est pas de classes mais de quasi castes. Les cadres de représentation séculaires sont niés et le réel forcé. La lutte de classes78 est vue comme incitation à l’anarchie ! Enfin la temporalité dans laquelle le Gimoi inscrit ses analyses est orientée sur un mode millénariste vers une déflagration imminente et inévitable, très éloignée de la perception locale du temps que maîtrisent les ancêtres. On rappelle que le général Bigeard est à la tête des 4 500 hommes du corps expéditionnaire (sic) français, lui dont Massu fut à Alger le chef et maître à penser. « Les peuples réunionnais et malgache savent […] que leur libération passera par l’affrontement violent avec les troupes françaises ». On cite Tselatra (extrême-gauche) du 30 septembre 1972 : « Les militaires des bases étrangères sont là pour écraser la lutte de libération du peuple ». Propos inspirés du Vietnam, images apocalyptiques sur lesquelles des parachutistes blancs écrasent les civils malgaches bombardés par des avions volant en rase mottes ! Toutes ces vues seront démenties par la réalité. Mais le mot de Front était indispensable pour que l’Île soit homologuée pays révolutionnaire. Concepts et images sont plaqués pour rallier une gauche et une extrêmegauche françaises peu au fait des réalités malgaches. Le Gimoi peine à soutenir l’extrême-gauche malgache qui tient une partie de sa légitimité de cet appui extérieur. Le degré de francisation culturel de certains de ses militants, fruit de la croissance des lycées et de l’université où œuvrent les coopérants79, se révèle intense. Le soutien réciproque « en miroir », est facilité par l’oubli ou l’ignorance de concepts malgaches essentiels à la pensée du politique, liés à la langue, aux figures et scénarios du passé.

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Même s’il existe des andriana illustres par leurs ancêtres et prééminents par leurs diplômes, il en existe aussi de pauvres, des paysans. L’assimilation avec les nobles féodaux du Moyen-Âge est trompeuse. 78 La stratégie préconisée à Maurice est celle du « trois contre un », petite et moyenne bourgeoisie sous la direction des masses laborieuses, contre la classe dirigeante et possédante. (projet du n° du Gimoi sur Maurice). 79 Dans les années 1975-85, un langage clairement marxiste sera employé par les instituteurs, en rupture avec celui de la famille axé sur les ancêtres et celui des églises le dimanche !

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) Un ton qui crée le malaise du côté malgache Le Gimoi adopte enfin un ton décalé en rupture avec la componction journalistique antérieure. Légèreté irrévérencieuse vis-à-vis des autorités. Ce registre ne passe pas bien. Ady Gasy (catholique de gauche) sous le titre : « Ne nous jugez pas de Paris », cite les propos du n° 6 : « L’ordre règne à Madagascar par la grâce bottée d’un aristocrate francophile, général de son état […]. Pour renvoyer ce peuple en colère à ses usines, à son chômage silencieux, à ses écoles, on lui a jeté quelques os ». Il critique une « tendance bien française […] de vouloir à tout prix mettre en catégories occidentales les réalités malgaches […] Que le Gimoi respecte notre gouvernement […]. Qu’il ne nous méprise pas en nous traitant de peuple auquel on jette quelques os […] Nous refusons de recevoir des leçons de politique malgache de Paris ». J. W. Lapierre, rentré de Madagascar en 1968, professeur de sociologie à l’université de Nice, regrette le manque d’études et analyses sur des problèmes d’économie, de culture et de propositions réalistes. « Je trouve le Gimoi très partisan (ce qui serait tout à fait légitime pour un organe de propagande à Madagascar mais un peu moins pour un bulletin d’information publié en France). Nous n’avons pas à faire les révolutions des autres »80. Le principe de la coopération lui-même est discuté par les Malgaches. Dès 1968 leur presse s’était félicitée du début de déflation des coopérants rivaux des nationaux sur le marché du travail81. De plus écrit Sahy (presse indépendante) du 24 juillet 1968 : « cela nous aidera à prendre conscience de nos affaires. Il est important que nous n’imitions pas aveuglément les programmes français… qu’on malgachise donc l’enseignement et qu’on n’enseigne que ce qui est utile pour l’avenir ». Fanasina (protestant) rapporte le 2 octobre 1968, son dialogue avec des coopérants : « 1) C’est malgré nous que nous vous avons appelés car les enseignants malgaches sont en nombre insuffisant. 2) Dans cette mission, il y a une manœuvre de colonisation spirituelle, car si la France s’y prête c’est qu’il y a quelque chose (sic). 3) La coopération […] n’est rien d’autre qu’une nouvelle forme de l’ancien ministère des Colonies ».

80

Courrier à A.-M. Goguel, 19 mai 1973. Le mécontentement décelable depuis l’indépendance dans la capitale – mais non en province – concerne les VSN ou coopérants instituteurs, à preuve cette fiche de renseignement dans les archives de la Vice-Présidence (ARM, VP, 299, Tananarive). « La présence de 33 jeunes Français à l’hôtel Glacier, appelés à exercer la fonction d’instituteurs suscite des commentaires défavorables à Tananarive… Le public… voit mal pourquoi des jeunes Malgaches diplômés restent sur le pavé alors qu’il y a toujours de la place pour les Français » (22 septembre 1966). 81

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CULTURE ET PASSIONS POLITIQUES EN MILIEU COOPÉRANT (1960-1975) Après la mobilisation en France pour les victimes de la répression du Sud malgache, le bulletin Samy Isika, de l’AEOM82, reconnaît l’utilité des informations transmises, dont certaines puisées à des sources confidentielles. Mais « nous dénonçons […] toute ingérence indue des coopérants dans les affaires internes de l’association. En effet, non contents de se définir une ligne française d’action, certains précisent “la façon dont le milieu progressiste malgache en France doit agir” […] Ces coopérants vont jusqu’à s’ériger en direction politique occulte »83. Le Gimoi est visé, à preuve le brouillon d’une lettre de Goguel (5 mars 1972) adressée à l’AEOM pour réfuter la volonté d’ingérence et plaider la convergence de vue. Mais le texte décisif vient de Lumière (2 juin 1974) : « Qu’y a-t-il de plus dur pour un Malgache ? C’est de voir que des étrangers se servent de son pays comme cobaye [...] Ces jeunes étrangers ont des idées généreuses, pro malgaches. Ils ont surtout des principes indiscutables […] le monopole de la Vérité, “made in France ou made in Canada”84. Ils savent plus que nous ce qu’il nous faut. Ils pensent sans nous et contre notre bien.

Le but prêté à ces coopérants ? « Ce qu’ils ne peuvent réaliser chez eux, ils veulent le réaliser chez nous. Car nous sommes faibles, habitués à […] être colonisés. À peine arrivés ils veulent tenir la barre. L’expérience qu’ils ont de leur pays, de leurs milieux, ils veulent que ce soit notre expérience à nous. Les longues étapes qu’ils ont parcourues durant des siècles, ils veulent que nous les ayons parcourues en deux ans. […] ils nous imposent leur manière de voir. […] Eux ils aiment plus que vous votre Nation. Ils veulent plus que vous l’évolution du pays. Ils vous lancent dans l’inconnu ».

On perçoit dans ce texte une passion nationaliste, une hotsilité à l’internationalisme (masque du marxisme ?) qui permet de comprendre encore mieux l’arrêt du Gimoi. Les Malgaches entendent être maîtres chez eux. Conclusion Cette recherche s’est concentrée sur deux groupes de coopérants « engagés », de part et d’autre d’une charnière générationnelle située vers 1968-71 et les a suivis jusqu’à la fin des années 1970. Sachant combien il est délicat d’être à la fois témoin, mémorialiste et analyste, nous avons étalé ici les 82

Association des étudiants originaires de Madagascar. Samy Isika, suppl. au n° de décembre 1971, p. 45. 84 Cet article suit l’expulsion de coopérants canadiens. Nous n’avons pu trouver trace de cette affaire. Lumière est le journal en langue française des Jésuites. Ceux-ci avaient des VSN parmi leurs enseignants. 83

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) pièces de dossiers successifs avec le souhait que le lecteur ait les cartes en main, prenne connaissance de leur contenu et apprécie par lui-même en dernier ressort une situation contradictoire, riche en malentendus, souvent productifs. Le degré d’implication, la suractivité du type de coopérants concernés ici ont marqué leurs partenaires locaux qui avouent leur nostalgie de cette époque riche de discussions passionnées et d’amitié. De même, une fois rentrés les coopérants feront évoluer la vision de l’Afrique dans la société civile française, car ils radicaliseront la critique de l’emprise néocoloniale. Or ces jeunes mus par une aspiration au changement transférée dans l’ailleurs, se sont trouvés campés dans une position de fait néocoloniale, même s’ils ne pouvaient se penser ainsi, faute d’avoir connu « la colonie ». Une ambiguïté naît de ce que leur dire et leur faire héritent du prestige, de l’autorité, voire de la crainte du Blanc qu’ils remplacent sans l’avoir connu. Succession trop proche pour que leurs vis-à-vis autochtones, n’ayant dans l’ensemble pas connu de guerre de libération, aient acquis une réelle autonomie. Même quand les coopérants prenaient les réalités locales pour objet d’analyse, la conviction restait acquise que les étrangers sont des médiateurs nécessaires pour accéder à la connaissance du pays et à sa transformation. Mais aussi bien, certains chefs d’États africains n’étaient-ils pas intégrés à la France au point d’en avoir été ministres et de ne rien vouloir changer à un système d’enseignement qui leur avait si bien réussi ! Dans ce contexte, ne surestime-t-on pas le poids de la culture politique des coopérants, l’efficacité de leurs analyses et options, dans un contexte d’époque surdéterminant le rôle du politique ? Ils espèrent un grand avenir pour l’Afrique. Cette aspiration se structure selon deux modalités idéologiques successives dont on repère les effets de domination sur eux et autour d’eux. D’abord le thème du développement visant à sortir des sociétés « archaïques » de l’immobilité. Ce terme intégrateur permet de pacifier et réduire les contradictions. La seconde modalité, instruisant le procès de mise en dépendance du Tiers Monde par le capitalisme, inscrit l’Afrique dans un ensemble victimisé et réclame sa libération. Les contradictions entre centre et périphérie ainsi qu’entre classes sociales africaines émergeantes sont cernées, sur le registre de l’affrontement, de la révolution à venir. Ceux qui ont d’abord récusé la nouvelle idéologie sont contraints de se définir par rapport à elle ou de s’isoler. Les modalités repérées présentent quelques points communs. Idéalisme souvent porté par un fond chrétien ou par l’analyse de la violence coloniale, attente millénariste vis-à-vis de « Nations prolétaires » africaines porteuses de salut. Mais le nouveau langage, mondialisé à la différence du premier, qui prenait en compte avant tout l’Afrique, s’inscrit dans un cercle universel tendant à la clôture idéologique. Les initiatives locales s’en trouvent découragées. Le risque est dans l’incapacité où la globalisation met les décideurs 148

CULTURE ET PASSIONS POLITIQUES EN MILIEU COOPÉRANT (1960-1975) de saisir le moment historique singulier vécu par chaque pays, la diversité des représentations de la société et du politique héritées du passé. Cela amène l’évanouissement des responsabilités des acteurs locaux. Certains régimes souscrivant à ce nouveau langage universel, assument la phraséologie marxiste. D’autres mobilisent contre lui les classes moyennes et élites anciennes. Nationalistes, elles accusent les coopérants mués en boucs émissaires d’ingérence néocoloniale, d’aventurisme narcissique. Nous n’avons pas à faire les révolutions des autres, avançait J.W. Lapierre. Cet aphorisme un peu désenchanté contiendrait-il une part de vérité au sens où, dans ce début des indépendances, l’impact de la masse des coopérants dans les anciennes colonies oscillait entre reproduction et, à l’opposé, inversion des conduites antérieures ? Bibliographie AMIN S., 1967 : Le développement du capitalisme en Côte d’Ivoire, Paris, Éd. Minuit. ____ , 1973 : Le développement inégal : essai sur les formations sociales du capitalisme périphérique, Paris, Éditions de Minuit. BALANDIER G., 1951 : « La situation coloniale : approche théorique », Cahiers internationaux de sociologie, n° 11, p. 44-79. ____ (dir.), 1961 : Le Tiers Monde, Sous-développement et Développement, Paris, PUF. BELLONCLE G., 1980 : L’hivernage, roman, Paris, L’Harmattan. BIANCHINI P., 2004 : École et politique en Afrique noire. Sociologie des réformes du système d’enseignement au Sénégal et au Burkina Faso (1960-2000), Paris, Karthala. BOUILLON A., 1981 : Madagascar. Le colonisé et son âme. Essai sur le discours psychologique colonial, Paris, L’Harmattan. CABEDOCHE B., 1987 : Conscience chrétienne et tiers-mondisme. Itinéraire d’une revue spécialisée, Croissance des jeunes nations dans le paysage politique et intellectuel en France. 1961-1986, doctorat de sciences politiques, Rennes, 2 vol. CHRISTIN O., 2010 : Dictionnaire des concepts nomades en sciences humaines, Paris, Métailié. COLIN R., 2007 : Sénégal notre pirogue. Journal de bord 1955-1980, Paris, Présence Africaine. Collectif, 1970 : « Les coopérants et la coopération », Esprit, n° 7-8, juilletaoût.

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La coopération dans l’enseignement privé protestant. Les Volontaires du Service national du DEFAP à Madagascar (1962-1975)

Faranirina V. RAJAONAH∗

Le Service civil international, initié en 1920 par l’ingénieur Pierre Ceresole (1879-1945)1, pacifiste suisse, prit de l’importance après la Seconde Guerre mondiale, avec un intérêt particulier pour le Tiers Monde, concept qui émerge à cette époque. La création, aux États-Unis en 1961, du Peace Corps qui recrute des jeunes gens chargés généralement pendant deux ans d’enseigner l’anglais à l’étranger va dans le même sens. Il s’agissait de suppléer à l’insuffisance de professeurs et, de façon plus large, à celle de cadres moyens (Schommer, 1970-1971). Du côté français, ce sont, à partir de 1962, les Volontaires du Service national (VSN), des jeunes appelés mis à la disposition du ministère de la Coopération, qui prennent part à cette tâche. Réservé, sauf exception, à des personnes qualifiées, le service en coopération attire un grand nombre de candidatures parmi lesquelles une sur six seulement est retenue2. Les VSN nommés en Afrique subsaharienne le sont en majorité dans des établissements publics, mais une minorité d’entre eux travaille pour le secteur privé. C’est le cas à Madagascar. La question des coopérants mis à la disposition du gouvernement malgache a suscité différents travaux (de Negroni, 1977 ; Goguel, 2006 ; Raison-Jourde, 2002). La participation quelques années de suite à la session de préparation des volontaires envoyés à Madagascar par la Délégation catholique de coopération a éveillé ma curiosité pour les appelés ayant effectué leur service au sein de structures confessionnelles. Cette contribution étudie le cas des VSN nommés dans des institutions protestantes, presque exclusivement des établissements d’enseignement. Ils sont envoyés par le Département évangélique français d’action apostolique (Défap), service protestant de mission, l’interlocuteur du ministère de la Coopération pour les relations avec tous les organismes ∗

Professeure d’histoire. Université Paris Diderot-SEDET. Pierre Ceresole participa, notamment de 1934 à 1937, à des campagnes de reconstruction en Inde après un tremblement de terre au Bihar. 2 Centre d’information de la Coopération, Le Service national en coopération, Paris, ministère des Affaires étrangères, 1970, 14 p. 1

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) protestants, quelles que soient la confession de rattachement (calviniste, luthérienne, évangéliste, adventiste) et la nationalité des sociétés missionnaires à l’initiative des œuvres (américaine, britannique, française ou encore norvégienne). Au point de départ une interrogation : en quoi les VSN rattachés au privé ressemblent ou diffèrent-ils de leurs collègues du public ? D’une première exploration de la documentation, il ressort qu’à l’ambiguïté de la situation de tout coopérant3 s’ajoute celle du statut d’envoyé d’un organisme associé à l’action missionnaire. De fait, le VSN détaché auprès d’une institution protestante reste un Vazaha (un Blanc) nanti des attributs que les Malgaches prêtent au Blanc, dont la capacité à infléchir des décisions importantes. De plus, même s’il s’en défend, il est considéré comme faisant partie des missionnaires, avec ce que cela suppose d’attentes mais aussi de réserves de la part des chrétiens malgaches. En effet, parallèlement à la marche vers l’indépendance politique, on était progressivement passé « d’un christianisme missionnaire à un christianisme malgache » tant dans les milieux protestants que catholiques (Rabearimanana, 1993). Ainsi les Églises autrefois rattachées à la London missionary society (LMS) ou à la Mission protestante française (MPF)4 avaient acquis leur autonomie. Les VSN se trouvaient en porte-à-faux par rapport à diverses représentations communes chez les Malgaches. Moins bien payés que leurs collègues de la coopération publique, ils étaient loin de se sentir constamment en vacances (de Negroni, 1977), vivant dans des conditions quelquefois rudes et en marge des communautés protestantes malgaches. Comme d’autres VSN, ils en arrivaient à s’interroger sur le bien fondé de leur présence dans un pays où l’influence culturelle de la France devait à la longue alimenter la contestation contre le gouvernement. Mais, exerçant dans des établissements plus respectueux de la culture malgache et travaillant principalement avec des Malgaches, ils ont bénéficié d’expériences différentes et plus originales que d’autres coopérants. L’étude couvre la décennie la plus favorable à la coopération : elle commence avec les premiers départs vers la Grande Île en 1963 et s’arrête au lendemain de la révolution de 1972 qui fut suivie de la révision des accords de coopération entre Madagascar et la France. D’ailleurs, de façon plus générale, le Défap relève, à partir de 1973, le recul progressif du service militaire en coopération5. Après une analyse de ce qu’implique être un VSN envoyé par le Défap, la contribution étudie les profils des candidats et de leurs épouses, dont

3

Voir Esprit, juillet-août 1970, numéro spécial sur les coopérants. La Mission protestante française était la dénomination à Madagascar de la Société des missions évangéliques de Paris durant la période coloniale. 5 Archives Défap (Ar. Défap), Conseil du Défap du 10 mars 1973. 4

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VOLONTAIRES DU SERVICE NATIONAL DU DEFAP À MADAGASCAR (1962-1975)

quelques-unes ont également le statut de coopérantes. Elle se termine sur leurs expériences de l’altérité en milieux malgaches. Être envoyé du Défap : une dénomination lourde de sens Les sources Ce travail repose essentiellement sur des documents conservés aux archives du Défap6. Deux entretiens très fouillés réalisés par Françoise Raison-Jourde dans le cadre du programme de recherche du SEDET sur les coopérants7 et quelques observations personnelles complètent ces archives. Que les documents ne soient pas classés a posé quelques problèmes ; aussi cet article n’est pas une étude exhaustive. Cependant, la diversité des données a permis d’aborder sous différents angles la question des coopérants. Ont été accessibles des procès-verbaux d’assemblées générales du Défap et de la commission chargée d’examiner les dossiers d’appelés candidats. La correspondance, entre les responsables du Défap et le ministère de la Coopération d’un côté, leurs homologues malgaches ou les VSN de l’autre, est riche d’informations. Les enquêtes menées auprès de coopérants en service rentrés en France ou prêts à recommencer l’expérience sont des sources inestimables. Enfin, le Journal des Missions évangéliques (JME), le périodique du Défap, consacre également des articles aux VSN et aux sessions de préparation au départ. Ambiguïté et diversité des statuts des coopérants Les pasteurs Nouvelon, puis Jean Keller, Maurice Pont et André Honegger, lui-même ancien VSN au Cameroun, ont successivement dirigé le « Service des coopérants », dénomination commune de la Représentation d’Églises protestantes d’outre-mer auprès des ministères français, qui s’occupe du recrutement des jeunes gens désireux d’effectuer leur service dans des œuvres dépendant de cette confession à l’étranger (Honegger, 1972 : 131-136). Exerçant en général comme enseignant, le VSN travaille pendant deux années scolaires ; par conséquent, il prolonge d’un semestre, avec un 6

Claire-Lise Lombard, responsable de ce centre d’archives, m’a autorisée, à certaines conditions, à consulter des archives non encore inventoriées se rapportant aux décennies 1960 et 1970. Je la remercie très sincèrement. 7 Entretien de F. Raison-Jourde du 19 octobre 2009 avec Jean-François Hérouard, VSN à Paul Minault, collège intermissionnaire protestant de Tananarive de 1967 à 1969. Entretien du 15 octobre 2009 avec l’ex-VSN Denis Beaudouin et sa femme Monique Beaudouin, enseignants au même établissement de 1967 à 1969. Ces entretiens sont également utilisés dans la contribution de Françoise Imbs à cet ouvrage.

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) contrat civil complémentaire, son temps légal de service, fixé à 18 mois. Le Défap qui centralise les candidatures les examine en fonction des demandes adressées chaque année par des Églises d’Océanie et d’Afrique8. Arguant de « besoins spécifiques »9 le Défap tient à une certaine autonomie par rapport au ministère de la Coopération dans le choix des futurs coopérants. Il refuse ainsi de recourir au formulaire-test proposé pour la sélection des appelés destinés au service public, s’en remettant plutôt à la « connaissance personnelle des candidats, jointe, comme c’est mon cas, à une connaissance précise des lieux de travail et des partenaires employeurs », écrit Honegger10. Le voyage aller-retour, qui inclut 100 kg de bagages en franchise par bateau, ainsi que l’assurance invalidité et décès du VSN sont à la charge de l’État français11 ; le reste l’est à celui de l’institution pour laquelle il travaille : traitement, indemnités (équipement et allocations familiales), frais médicaux, logement et mobilier. Il a également droit à deux mois de congé à son retour définitif en France, en compensation de grandes vacances éventuellement consacrées à la formation d’enseignants ou à l’encadrement de jeunes. Tout ce qui concerne les épouses de VSN (transport, traitement si elles travaillent et tout autre frais) relève des institutions qui les emploient12. Les sources de financement sont variées : budget d’établissements scolaires pourvus ou non de subventions, crédits alloués par la Communauté évangélique d’action apostolique (CEVAA) ou provenant d’organismes privés13. En effet, les VSN effectuent leur service soit dans des églises membres ou non de la CEVAA, soit dans des institutions interecclésiatiques ou œcuméniques. La dernière possibilité est de travailler pour des institutions dépendant de missions qui assurent le recrutement en France (la mission adventiste pour une minorité de coopérants à Madagascar)14. Comme le traitement du VSN est aligné sur celui des expatriés travaillant dans ces organismes, avec 8

Il s’agit d’une vingtaine de pays. Le Cameroun et Madagascar sont les mieux représentés pour l’Afrique subsaharienne. Mais le Gabon, la Zambie ou le Rwanda comptent aussi quelques envoyés du Défap. 9 Notons une certaine originalité de l’enseignement protestant sur laquelle je reviendrai et l’insertion souhaitable des VSN dans une communauté chrétienne. 10 Ar. Défap, Lettre d’André Honegger du 16 mars 1977 à Thomas, Direction de la Coopération culturelle et technique, ministère de la Coopération. André Honegger parle de plusieurs voyages par an pour rencontrer les responsables des Églises à l’étranger. 11 Un coopérant exerçant dans un établissement catholique regrette que les VSN au service du privé ne soient pas bien informés de leurs droits et sont défavorisés par rapport à ceux travaillant pour la coopération d’État : Guy Berson, « Lettre ouverte à un futur coopérant » (Antsirabe, 27 avril 1968), communiquée par F. Raison-Jourde. 12 Ar. Défap, Circulaire du 10 janvier 1966 de la Représentation d’Églises protestantes d’Afrique et de Madagascar auprès des ministères français adressée aux présidents et secrétaires généraux des Églises d’outre-mer possédant des collèges. 13 Ar. Défap, Commission des candidats, document préparatoire pour la réunion du 17 février 1973. 14 Ibid.

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un plancher et un plafond fixé par le ministère de la Coopération, les conditions de vie des coopérants ne sont pas identiques, la dispersion à travers l’île des lieux d’affectation accentuant les différences. Il résulte de tout ceci que le VSN dépend de trois autorités au moins : le gouvernement français, le Défap, à la fois garant et intermédiaire, enfin son employeur, en l’occurrence un Malgache directeur d’école ou président d’Église15. À cette liste, il faut, dans certains cas, ajouter une société missionnaire spécifique, par exemple la mission adventiste. Le VSN peut porter l’étiquette de « coopérant français », de « militaire » ou de « missionnaire » (Honegger, 1972). De fait, pour le Défap le détachement outre-mer d’appelés du contingent est censé « permettre à bon nombre de jeunes universitaires ou étudiants une année d’expérience d’une très grande richesse, tout en rendant un service immense à la Mission et aux jeunes Églises »16. Le « type-idéal » du détaché du contingent pour des Églises protestantes Les appels à candidature, publiés dans le Journal des missions17, relayé par le « bouche à oreille »18, ne sont pas toujours bien diffusés. La commission des candidatures estime qu’il faut faire un peu plus de publicité par des lettres aux pasteurs et aux mouvements de jeunesse. En effet, même dans le Midi de la France, terre de protestantisme, c’est souvent par hasard que les jeunes ont des renseignements sur la coopération dans le privé19. « Être protestant et désireux de travailler dans l’Église, avoir 21 ans, être au moins bachelier ou, pour quelques cas, être diplômé d’agriculture, ou avoir fait 5 années de médecine. Une candidature n’est acceptée que sur références pastorales ». Telles sont les « principales conditions » requises du candidat au « Service national-coopération dans le cadre des Églises ». Parlant de ces coopérants, Jean Keller écrit : « Nous leur demandons de se considérer comme des missionnaires, et aux Églises de les assimiler à des missionnaires, quoiqu’ils ne le soient pas complètement, au sens que nous donnons à ce terme (c’est-à-dire des envoyés répondant à une vocation particulière) »20.

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Le Défap envoie également des animateurs ruraux. « Service militaire et mission », JME, avril 1963. 17 Ainsi dans les numéros de septembre 1967 ou de juillet-août 1968. 18 « Aussi demandons-nous instamment à ceux qui liront ces lignes de faire connaître cette possibilité à tous ceux qu’elle peut intéresser », JME, avril 1963. 19 Ar. Défap, Commission des candidats, 1973. 20 Ar. Défap, Extraits d’entretien sur les détachés du contingent avec les présidents et secrétaires généraux des Églises d’Outre-mer en rapports avec la Société des Missions de Paris (10 novembre 1965). Le mot « missionnaires » est souligné par Jean Keller. 16

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) Loin d’apporter une précision, ce commentaire ajoute à l’ambiguïté du statut de ces VSN, censés pouvoir annoncer l’Évangile (ou tout au moins en être des porteurs)21. Mais ce critère laisse au Défap une liberté par rapport au ministère de la Coopération dans le choix de ses envoyés. Le Défap peut avoir des exigences sur le plan spirituel. Néanmoins, son conseil affiche officiellement une relative souplesse, laissant à la commission de recrutement la possibilité de retenir la candidature d’une « personne qui ne fait pas profession de foi chrétienne mais est prête, en toute connaissance de cause, à se mettre au service d’une Église »22. Le questionnaire à remplir par le candidat au détachement est également instructif. En plus de sa paroisse d’origine (celle de sa famille ou la sienne) et du mouvement de jeunesse dont il a pu faire partie, on s’enquiert, de façon plus générale, de son intérêt pour le monde protestant et la religion réformée. Lit-il habituellement, de temps en temps ou jamais, un des journaux protestants (Réforme, Illustré protestant, Le Semeur ou un journal régional) ? En revanche, les membres de la commission de recrutement ne semblent pas juger utile de se faire une idée sur les autres sources d’information du candidat, comme l’indique un point d’interrogation en marge d’une question portant sur la lecture de grands hebdomadaires qui renseignerait plutôt sur les sympathies politiques : Le Nouvel observateur, L’Express ou Le Nouveau Candide23. Garant des VSN vis-à-vis des Églises d’Afrique, le Défap leur assure une brève préparation avant leur départ. Le viatique d’un envoyé dans le Tiers Monde Ce bagage est donné au cours d’une session de « trois journées d’information africaine et missionnaire » qui réunit à la Maison des Missions, au 102 boulevard Arago (Paris), l’ensemble des nouveaux appelés. Sont invitées des personnes originaires des pays où ils vont exercer et vivant en France ; parmi elles des membres des représentations diplomatiques, consul ou conseiller d’ambassade. Des aumôniers de la communauté malgache qui, en général, poursuivent leurs études de théologie, participent également aux séances. Des missionnaires et des coopérants apportent leur témoignage24. Pour s’en tenir aux anciens de Madagascar qui interviennent dans ces journées, citons parmi les plus âgés Étienne Krüger, directeur de 21

Ar. Défap, Commission des candidats, « Les envoyés du Defap », Document préparatoire pour la réunion du 17 février 1973. 22 Ar. Défap, Assemblée générale 1980, Dossier « Envoyés ». 23 Ar. Défap, Service de l’Information, Appelés 1966. Questionnaire remis directement par le pasteur Ledoux aux candidats au détachement. 24 Ar. Défap, Circulaire du 24 août 1966 de J. Keller aux militaires détachés à l’enseignement protestant rentrés en 1966.

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l’école Paul Minault, lycée intermissionnaire protestant de Tananarive où travaillèrent plusieurs VSN et Marc-André Ledoux, membre de l’association Amitiés Tiers Monde25 et responsable du scoutisme au Cameroun et à Madagascar. Beaucoup plus jeune : le pasteur Marcel Henriet. Des VSN rentrés en France écrivent sur leur séjour en coopération, indiquent des lectures utiles à la connaissance de la Grande Île. L’essentiel de la préparation consiste en des entretiens sur quelques questions de fond. Le thème du Tiers Monde et celui du développement sont évidemment au cœur des discussions. Ainsi André Dumas, professeur à la faculté de théologie protestante, en parle à la session de 1969. Il évoque la complexité du problème du sous-développement, l’Occident se sentant de moins en moins solidaire du Tiers Monde, dépourvu de tout moyen de pression ; mais il ne cède pas pour autant au pessimisme. Il fait confiance aux avancées de la technologie qui laissent espérer une production suffisante pour « nourrir véritablement tous les hommes » ainsi qu’aux modèles de développement non calqués sur les voies empruntées par l’Occident et respectueux des valeurs de chaque société. Aussi, l’homme doit être au centre du développement, à comprendre comme son « épanouissement » qui est « tout autre chose qu’un accroissement purement économique ou quantitatif ». Ceci suppose un travail en profondeur sur les relations sociales qu’il faut « guérir » car « soulager l’homme c’est le développer ». De ce point de vue, on s’appuie sur Jésus-Christ qui sauve et guérit, offre l’exemple d’un véritable humanisme. Ceci implique la prise de conscience de l’autre, de « Jésus présent dans la personne du prochain ». L’Église a donc un rôle à jouer dans le Tiers Monde, sauf à le laisser se développer en dehors d’elle, « malgré elle et peut-être contre elle »26. D’autres membres du Défap tiennent un discours similaire. Ainsi André Honegger, qui a dirigé le service de coopération, déclare : « La Société des Missions a toujours considéré que le développement essentiel, celui qui entraîne tous les progrès dans tous les domaines, et donne sens à ces progrès, c’est le développement de l’homme. Et que le secret du développement de l’homme, c’est Jésus-Christ, la prédication de l’Évangile, la conversion, la foi, l’action de l’Esprit Saint, bref, le salut »27.

Toutefois, dans les séances de travail réunissant des membres du Défap et des représentants des Églises outre-mer, les débats sur le développement 25

Cette association, présidée au début des années 1970 par le pasteur J. Graff, regroupe des protestants de langue française qui entreprennent des actions pour « les sociétés en pleine évolution ». 26 Ar. Défap, André Dumas, « Quelques réflexions à propos du développement » (notes prises par un auditeur pendant la séance du 14 octobre 1969). 27 Ar. Défap, Réponse au questionnaire du département de l’information sur le développement.

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) vont plus loin que ces déclarations assez convenues. Tant en Europe qu’en Afrique, certaines catégories de personnes tiennent d’abord au développement économique et sont loin de se contenter de cette conception chrétienne du développement. Est aussi souligné le fait que les Africains sont les mieux indiqués pour penser leur développement. Kenneth Kaunda, président de la Zambie, et Julius Nyerere, président de la Tanzanie, en ont donné l’exemple. Cette remarque renvoie à la question de l’autonomie, « primordiale quand on parle de développement », selon Victor Rakotoarimanana, président des Églises réformées malgaches28. Celui-ci invite alors à se départir de la conception que les pays nantis ont du développement, indissociable dans leur idée d’une domination sur les pays pauvres et source de tensions dans ceuxci. En effet, seule la classe au pouvoir en profiterait. Pour le pasteur Marcel Henriet, cette minorité (20 % de la population malgache) inclut les paroissiens protestants des villes et quelquefois des campagnes auxquels il importe par conséquent d’adresser une pastorale de justice et du don29. Ainsi, le développement exige un investissement de la part des Malgaches eux-mêmes. Au cours de ces sessions de préparation, les VSN ont bien sûr droit à des présentations des sociétés vers lesquelles ils sont envoyés et n’échappent pas toujours à des exposés donnant une vision stéréotypée de l’autre. À l’Occidental, qui arrive avec la technique et la science, s’opposerait l’Africain immergé dans la nature. Alors que l’Occidental cherche constamment à se surpasser et à utiliser la nature, « l’homme exotique » qui vit en harmonie avec elle ne tiendrait pas à la modifier. Il « sait rester assis et être heureux »30. Mais les nouvelles recrues entendent également des spécialistes leur parler de la pluralité des Afriques. Ainsi Philippe Decraene, journaliste au Monde, est venu en 1969 les entretenir des « gouvernements africains ». Quelle a été la portée de ces journées de préparation ? Certains VSN estiment que leur initiation à la connaissance des sociétés africaines n’est pas suffisante. Un ancien VSN aurait souhaité une formation « moins missionnaire », « plus laïcisée, insistant plus par exemple sur l’histoire du pays que sur l’histoire de la mission, insistant sur la civilisation, la psychologie africaine – ou malgache –, l’état politique actuel, les problèmes qui se posent à ces pays du Tiers Monde ». Le même proposait d’ailleurs des interventions plus ciblées en fonction des pays d’accueil, déclarant tout simplement que plusieurs conférences s’étaient avérées inutiles pour sa formation de « futur Malgache »31 (Morel, 2011).

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Ar. Défap, Séance de travail à la Maison des Missions du mardi 17 mars 1970. Ar. Défap, Introduction du pasteur Henriet à un entretien sur « La responsabilité des Églises et le rôle des institutions dans le développement » (4 novembre 1970). 30 Ar. Défap, Notes pour les Journées de préparation 1967. 31 Ar. Défap, Lettre d’A. Morel du 23 mars 1966. Notons que c’est la pratique actuelle dans les sessions de préparation des envoyés de la Délégation catholique de coopération. 29

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Quelques lectures sont également conseillées aux futurs VSN. L’Afrique ambiguë (1957) de l’anthropologue et sociologue Georges Balandier32 et l’Afrique noire est mal partie (1962) de René Dumont33 sont des classiques pour ceux qui vont travailler en Afrique. À ces ouvrages s’ajoutent d’autres plus spécifiques pour les « envoyés » à Madagascar : sur l’œuvre missionnaire, mais également sur l’ethnologie et l’histoire34. Des « anciens » de Madagascar proposent le livre critique de l’économiste René Gendarme, les travaux plus classiques d’Henri Vidal et de Charles Cadoux pour une mise à jour de la bibliographie et bien sûr, au début des années 1970, l’étude de l’anthropologue Gérard Althabe35. Cependant un ouvrage qui paraît tout à fait indiqué pour cette catégorie de VSN, quoique ou parce que dérangeant, est assurément celui de Roland de Pury (1967). Dans ce recueil de lettres publiées par l’Illustré protestant, ce pasteur, présent à Madagascar de 1961 à 1966, critique les mœurs politiques dans la Grande Île ainsi que les priorités d’un gouvernement qui fait passer l’instruction et la santé après la bureaucratie et une armée de pur prestige. Une lettre de mai 1965, intitulée « Vivent les morts, meurent les vivants », est un réquisitoire implacable contre la propension des Malgaches à investir dans l’immobilier locatif et dans les tombeaux (qu’il qualifie de « casinos mortuaires »), sans oublier les dépenses pour la réalisation du famadihana, l’exhumation, cela au détriment des vivants, en particulier des enfants dont il faudrait « stopper la production ou augmenter la production de nourriture ». L’Église ne doit pas confondre « l’obéissance à la foi avec l’abandon à l’instinct de reproduction », écrit-il. Ce « théologien non conformiste » fustige également le « légalisme et le moralisme affligeant » de l’Église malgache « marquée par un siècle et demi de mission anglo-saxonne » et par des compétitions entre notables (Kirschleger et alii, 2008). Il est sarcastique à l’endroit des Merina, trop facilement chrétiens pour l’être véritablement et par conséquent mal placés pour faire progresser l’Évangile. Il revient des « Antipodes » sans illusion, avec le constat que Madagascar est 32

Il soulève la question cruciale de la position des Européens qui portent peut-être en eux l’ambiguïté de l’Afrique, façonnée en partie par eux dans sa modernité. Celle-ci leur renvoie alors l’image de leurs propres incertitudes et incapacités (p. 19 et sq). 33 Il analyse parmi les obstacles au développement de l’Afrique ceux inhérents à la mauvaise gouvernance et ceux liés au processus de décolonisation. 34 Citons pour chacun de ces domaines : Gustave Mondain, Un siècle de mission à Madagascar, Paris, Société des missions évangéliques, 1920 ; Raymond Decary, La mort et les coutumes funéraires à Madagascar, Paris, Maisonneuve Larose, 1962 ; Pierre Boiteau, Contribution à l’histoire de la nation malgache, Paris, Éditions sociales, 1958 ou Hubert Deschamps, Histoire de Madagascar, Paris, Berger-Levrault, 1960. 35 René Gendarme, L’économie de Madagascar, Paris, Cujas, 1960-1963 ; Henri Vidal, La séparation de l’Église et de l’État à Madagascar (1861-1968), Paris, Cujas, 1971 ; Charles Cadoux, La République Malgache, Paris, Berger-Levrault, 1969 ; Gérard Althabe, Oppression et libération dans l’imaginaire. Les communautés villageoises de la côte orientale de Madagascar, Paris, Maspero, 1969.

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) « en pleine voie d’analphabétisation ». Dans un tel contexte, qu’attendre des missionnaires, de la coopération ? La lecture de l’ouvrage laisse présager aux jeunes envoyés l’inanité d’une aide pour ce pays où « les morts ne font que sucer les vivants et ne leur rendent rien. Comme les dieux » (de Pury, 1967). Par ailleurs, Roland de Pury est pour une laïcisation de l’enseignement, car « l’école n’a pas tant à faire des chrétiens qu’à instruire des enfants ». Il suggère à terme de céder tous les établissements confessionnels aux États qui bénéficieraient d’une aide aussi longtemps que nécessaire, avec la possibilité pour les envoyés de dispenser des leçons bibliques dans les écoles du dimanche et de créer éventuellement des écoles « en pleine brousse païenne », comme au début de la mission. Or la plupart des VSN enseignent dans des établissements protestants dont l’existence elle-même pourrait induire un certain désengagement de l’État malgache par rapport à l’instruction de tous les citoyens. D’ailleurs, à la fin de leur séjour, un certain nombre de VSN se posent des questions sur le bien fondé de la coopération dans l’enseignement36. Le malaise auquel s’expose le VSN vient également de son statut d’Européen et les formateurs ne manquent pas de lui faire une série de recommandations à ce sujet. Savoir vivre en coopération « Comme tout Blanc, nous avons au départ sur nous l’hypothèque colonialiste. Beaucoup pensent (et même disent) que nous sommes ici pour gagner de l’argent (tous les Blancs sont riches) », écrit un VSN à la fin de son séjour à Madagascar37. Jean Andriamampita, étudiant malgache en théologie, résume la situation du coopérant dans une formule lapidaire : il arrive « en position de puissance »38. Il apparaît comme supérieur par ses connaissances et par sa maîtrise du français qui reste la « langue haute ». Les coopérants sont riches même s’ils sont moins bien payés que d’autres Européens39. Georges Balandier (1957) parle de la convoitise suscité par son équipement pourtant modeste et relève que l’élément de confort le plus banal peut être alors « détestable » pour des personnes qui vivent dans le dénuement (Balandier, 1957). Mais le coopérant est également l’étranger utile. Ainsi, il s’avère un relais efficace entre les Églises d’Afrique et celles d’Europe. « Les aides matérielles et financières arrivent plus facilement par l’intermédiaire des volontaires » ou des missionnaires qui engagent avec eux leurs parents, leurs 36

Ce point est développé dans la troisième partie de l’article. Ar. Défap, « Notes de fin de séjour d’un coopérant à Madagascar », 1969, signé de J.-F. H. (Jean-François Hérouard). 38 Ar. Défap, Journées information « coopérants » (1964-1969), Journées 1967. 39 Ibid. 37

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amis, leurs paroisses, leur pays, pense-t-on40. Que ceci pourtant les préserve du péché d’orgueil ! Et les conseils se multiplient, comme dans une brochure, à diffusion interne au Défap, réalisée au cours de l’année 1973 et destinée en priorité à des jeunes ou des adultes qui se posent la question d’un départ possible pour le Tiers Monde41. Les coopérants doivent avoir conscience qu’ils sont des étrangers. « Vous serez étrangers ; c’est vous qui serez autres et vous serez des problèmes », rappelle aux VSN un intervenant à l’une des sessions de formation. Il insiste sur la complexité de l’attitude des Africains à l’endroit des Blancs perçus comme supérieurs, douteux ou intéressés, en tout cas difficiles à comprendre42. Il ne faut pas que les coopérants oublient que leur présence se justifie par un objectif précis : participer à la formation de cadres nationaux et au développement de la culture nationale43. Il est suggéré aux coopérants de « se faire pardonner » leur situation d’étrangers, de savoir s’intégrer dans des équipes, de refuser des postes de direction et de « se laisser transformer par le contact avec des hommes d’une autre culture »44. Ils sont invités à s’intéresser à l’histoire du pays où ils exercent, à se conformer aux règles de politesse qui y ont cours. Pour éviter toute déception, ils sont prévenus que les élites africaines, en prise avec d’autres usages et liens sociaux, n’auront pas en Afrique l’attitude qu’elles avaient pendant leurs études en France45. L’art de vivre en coopération suppose humilité et simplicité. Il ne faut pas s’enfermer dans l’image d’un « grand personnage », ni se prendre au sérieux. Après des rappels d’ordre pratique (prenez de la nivaquine, abonnez vous au Monde hebdomadaire, conservez les circulaires de la Mission d’aide et de coopération), la session destinée aux partants de 1967 se termine sur ces mots : « Vous n’êtes pas des héros, à certains points de vue, vous êtes des heureux, des planqués »46. Pourtant, il n’a pas été facile pour ces jeunes gens de s’adapter à la vie à Madagascar et les conseils prodigués par des collègues malgaches ayant séjourné en France ont été bien appréciés. De ce point de vue, le collège Paul Minault avec, à la différence des établissements secondaires publics, un corps enseignant majoritairement malgache, offrait un cadre assez exceptionnel. Selon Jean-François Hérouard, les Malgaches mettaient en garde 40

Ar. Défap, Jean Rabe Arson, Président synodal de la région d’Antalaha (Madagascar), « Les vraies valeurs du travail des volontaires », s.d. 41 Y sont par exemple recensés le numéro spécial « Les coopérants et la coopération » de la revue Esprit de juillet-août 1970, des articles de périodiques catholiques et protestants, des revues Tiers Monde, Nouvel Africasia. 42 Ar. Défap, Journées information « coopérants » (1964-1969), Journées 1967. 43 Fathallah Oualalou, « Point de vue du Tiers Monde », Esprit, juillet-août 1970. 44 M. Blondin, « Le coopérant et ses exigences », Deux-Tiers, n° 7, novembre 1971 (cité dans la brochure « Coopérants »). 45 Ar. Défap, Journées d’information « coopérants » (1964-1969), Journées 1967. 46 Ibid.

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) « les jeunes vazaha » contre d’éventuels impairs dans leurs comportements. Ils leur apprenaient les postures à adopter, comme se baisser en passant devant une personne âgée, ne pas regarder en face son aîné, toujours s’excuser avant de prendre la parole. Les quinze premiers jours du couple Hérouart se passèrent ainsi en initiation à un nouveau savoir-vivre47. Profils de coopérants Pourquoi partir outre-mer ? Parlant surtout des VSN appelés à travailler dans les établissements publics, Michel Grossetti analyse le départ comme « une possibilité parmi d’autres » pour des jeunes adultes confrontés à une rupture inévitable : la fin des études, le service militaire, la nomination dans un poste éloigné (Grossetti, 1985). La coopération attire seulement parce que la situation en France n’est pas stabilisée et qu’il s’agit d’un engagement temporaire présentant des avantages : profiter d’un autre cadre de vie, éviter la caserne, obtenir des revenus plus substantiels qu’en France48. François de Negroni qui fut coopérant à Madagascar dans le public, de 1968 à 1973, a une vision positive de cette rupture, parlant plutôt d’attrait que de nécessité (de Negroni, 1977). Dans sa « Lettre à un coopérant » que les VSN envoyés par le Défap connaissaient sans doute49, Pierre Erny parle, quant à lui, du séjour en Afrique comme d’un « rite de passage ». La coopération répondrait à « un besoin d’Afrique » pour exporter des messages et des révolutions qu’on n’a pu implanter en France ou, mieux encore, « pour se réconcilier avec soimême et l’Autre que l’on porte en soi ». Ceci ne répond pas nécessairement aux attentes des Africains, parfois sceptiques à propos des discours sur l’aide au développement et préférant à des « apôtres idéalistes et idéologues » aux motivations peu claires « de purs techniciens ou des gens qui franchement viennent faire du CFA ». Néanmoins, des coopérants ont été véritablement

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Entretien de Françoise Raison avec Jean-François Hérouard, Paris, 19 octobre 2009. Selon une brochure du Centre d’information de la coopération, les demandes pour être VSN sont nombreuses, avec six fois plus de candidatures que de postes à pourvoir. 49 Une copie de cette « lettre » parue dans Projet, n° 68, septembre-octobre 1972, p. 906-923 se trouve dans les archives du Défap sur la coopération. Une synthèse en est donnée dans un document circonstancié à usage interne, datant du dernier trimestre de 1972 et intitulé « Les coopérants. Le point sur les problèmes d’évangélisation », consacré à la recension d’articles de revues sur ce thème. Ont été par exemple recensés les contributions au numéro de la revue Esprit (juillet-août 1970) sur « Les coopérants et la coopération », l’article de Ekwa, « Tarzan, clochard ou coopérant ? » publié dans Deux-Tiers, n° 5, juin 1970, ou encore de H. Vulliez, « L’homme de la civilisation solidaire », Cahiers universitaires catholiques, n° 5, mai-juin 1970. 48

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mus par une vocation dans laquelle « intervient quelque chose de gratuit qui dépasse les aspects purement utilitaires », ajoute Pierre Erny. Bien entendu, ces considérations générales sur les départs en coopération concernent également les VSN nommés dans des établissements protestants. Le pasteur Jean Keller confirme que ces jeunes se trouvent à une période charnière de leur existence : ils se préparent à entrer dans la vie professionnelle. « Ils ne seraient pas partis outre-mer sans la question de leur service militaire »50. Certains candidats espèrent effectivement profiter d’une période de détente : l’un d’entre eux préfère l’Océanie ou Madagascar à l’Afrique pour faire de la voile. Plus sérieusement, on note le souci de s’ouvrir à d’autres mondes ; à cet effet, Jean Keller recommande à ses interlocuteurs d’outre-mer de faciliter les voyages pendant les vacances. On peut aussi se poser des questions sur leur affectation à Madagascar. Si le géographe Alain Morel, attiré par l’Afrique, fut déçu d’être affecté dans une île qui lui paraissait si petite sur un planisphère et qui n’était pas l’Afrique (même s’il reconnut quelques années plus tard sa chance) (Morel, 2011), quelques appelés ont demandé expressément de servir dans la Grande Île. Les liens avec des personnes ayant connu Madagascar, en tant que missionnaires ou pour une autre raison, éclairent le choix de quelques-uns des VSN. Le donnent par exemple à penser les nominations d’un Delord et d’un Vernier, anthroponymes de familles connues au sein de la MPF, ou encore celle d’un Charles Robequain51. Tissot, responsable du Foyer de l’Union chrétienne des jeunes gens de Tananarive intervient pour la venue à Madagascar de deux détachés du contingent. Il est difficile de se prononcer sur l’engagement de ces recrues au sens de « don de soi-même » et non comme « une occasion à saisir pour faire son service (militaire) dans des conditions agréables », pour reprendre les termes de la notice d’information du Défap. Cependant, compte tenu de leurs rémunérations comparées à celles des VSN du public et plus encore des coopérants pourvus d’un contrat civil, ils n’espèrent probablement ni vivre dans le luxe, ni « faire du CFA », selon la formule triviale52 et, de fait, des jeunes partent avec l’esprit missionnaire. Il en est ainsi d’un coopérant qui hésitait depuis plusieurs années entre la vocation pastorale et une profession laïque, attendant que « Dieu lui parle » selon ses propres mots. Intégré au sein de l’Institut de préparation à l’enseignement secondaire (IPES), il rompt en

50

Ar. Défap, Extraits d’un entretien sur les détachés du contingent avec les présidents et secrétaires généraux des Églises d’outre-mer en rapports avec la Société des Missions de Paris (10 novembre 1965). 51 Géographe auteur de Madagascar et les bases dispersées de l’Union Française, Paris, PUF, 1958. 52 Voir plus loin pour la question des rémunérations et la comparaison entre VSN de la coopération d’État et ceux de la coopération privée.

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) 1970 son engagement avec l’Éducation nationale pour « servir sa foi » dans la SMEP comme VSN53. Protestants en priorité Certes l’appel à candidature ne spécifie pas qu’il faut être protestant, il n’en reste pas moins que, dans leur grande majorité, les VSN détachés dans des institutions protestantes le sont ou, en tout cas, appartiennent à des familles confessant cette foi. Les recommandations de pasteurs exigées du candidat témoignent aussi de la familiarité avec les milieux protestants. Mais le Défap veille à garder une ouverture, fût-elle limitée. Ainsi sur les 44 VSN envoyés outre-mer en 1967, on compte 27 réformés et 10 luthériens, les autres se répartissant entre Église évangélique, baptiste, mennonite, adventiste ou celle de l’Assemblée de Dieu54. En 1972, les réformés et luthériens restent majoritaires (23 sur 37) mais les membres de communautés évangéliques forment un groupe relativement important (13 VSN)55. Notons en 1974 le recrutement de deux catholiques face « au grand nombre de membres de l’Église réformée de France, de l’Église luthérienne et des Églises évangéliques »56. En fait, le Défap répond également au souhait de ses partenaires : ceux-ci préfèrent recevoir des coopérants qui sont de leur confession ou qui représentent d’anciennes sociétés missionnaires ayant œuvré dans leur pays. Le secrétaire général de l’enseignement protestant à Madagascar va jusqu’à demander le remplacement par un protestant de l’enseignant catholique membre d’une équipe de trois personnes qui doit animer un stage pédagogique. « Nous pensons que le catholique dont vous parlez restera loyal et correct, seulement pour des raisons locales il est préférable qu’il soit protestant », écrit-il à Jean Keller, son interlocuteur au Défap57. Aucune surprise par conséquent en ce qui concerne les profils des envoyés vers la Grande Île. Les adresses en France des candidats au départ donnent les premières traces de leurs itinéraires. La moitié d’entre eux résident dans les régions d’implantation historique du protestantisme : l’Est et le Midi surtout, secondairement la Charente et le Bordelais. Une dizaine de futurs VSN vit à Paris et sa grande couronne ; le reste est dispersé entre le Nord, la Bretagne et le département du Rhône. Les anthroponymes nous mettent aussi sur la voie et la connaissance que Claire-Lise Lombard a du milieu protestant m’a été d’un grand secours. Une quinzaine de VSN établis en dehors de l’Est et du Midi 53

Ar. Défap, Dossier de J. G (année 1974). « Nos détachés », JME, septembre 1967. 55 Ar. Défap, Procès-verbaux des conseils de commissions de 1971 à 1974, Commission élargie des candidats du 5 février 1972. 56 Ar. Défap, Commission des candidats du 1er février 1975. 57 Ar. Défap, Correspondance par pays, 1966-1967, Lettre du 3 mai 1966. 54

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ou pour lesquels l’adresse manque sont de famille protestante, avec pour deux détachés des pères pasteurs, dont l’un a été missionnaire à Madagascar. D’autres indices sont également instructifs. Il en est ainsi de l’engagement dans des mouvements de jeunesse (trois chefs éclaireurs unionistes) ou de la confession de l’épouse. Mais une femme catholique pratiquante, qui a tellement apprécié le travail au sein d’un collège protestant partage le souhait de son mari de revenir à Madagascar58. De jeunes diplômés, célibataires ou en couple De 1965 à 1975, les VSN ont représenté entre 10 % et 19 % de l’ensemble des coopérants en Afrique francophone (Guth, 1982). En 1972, sur 1 728 coopérants en poste à Madagascar, on compte 216 VSN au total. Après la révolution de mai 1972, les effectifs diminuent progressivement ; en 1978, 511 coopérants, dont 17 VSN, travaillent dans la Grande Île59. Les VSN au service d’institutions protestantes ne constituent qu’une minorité. De 1963 à 1972, le Défap a envoyé 526 VSN pour les Églises d’outre-mer, ce qui revient à une moyenne de 50 détachés par an répartis entre une vingtaine de pays (Honegger, 1972)60. Madagascar est, avec le Cameroun, l’un des États ayant le plus bénéficié de cette coopération protestante. Durant la première décennie de la coopération, 85 VSN, âgés de 21 à 25 ans, ont fait leur service à Madagascar61. Tout comme le ministère de la Coopération, le Défap prévient des difficultés auxquelles les femmes s’exposent pour trouver une activité professionnelle. Cependant, si la majorité des VSN sont célibataires, un quart d’entre eux (23 sur les 85) partent en famille, avec enfant(s) dans quelques cas. Leurs candidatures ont été acceptées dans la mesure où les épouses pouvaient espérer un poste d’enseignant, avec un contrat civil, en étant au moins titulaires du baccalauréat62. C’est le cas pour la plupart des femmes sur lesquelles j’ai des informations. Elles ont exercé dans le même établissement que leurs maris, généralement un collège, un lycée ou une école de formation pédagogique. Mais il est rare, à partir des documents consultés, d’avoir des précisions sur leur niveau d’études au-delà du baccalauréat et les enseignements qu’elles assurent ne permettent pas de s’en faire une idée ; en 58

Ar. Défap, Commission de candidatures 1974, Dossier de C. Notice d’information à l’usage des agents de la Coopération, 1979. 60 En comparaison, les VSN partis dans le cadre de la coopération catholique était de 240 par an en 1972 contre 35 pour la coopération protestante (Ar. Défap, PV de commissions de 1971 à 1974 ; commission élargie de candidats du 5 février 1972). 61 Ce décompte, fait à partir des listes établies par la commission des candidats, donne seulement un ordre de grandeur. Il faudrait pour avoir des chiffres exacts se référer aux dossiers administratifs dont la consultation reste réservée pour des raisons évidentes. 62 « Nos détachés », JME, septembre 1967. 59

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) effet, à l’instar de leurs époux, elles dispensent fréquemment des cours dans plusieurs matières et/ou dans différents cycles, en raison de la pénurie de personnel (j’y reviendrai). Toutefois, trois épouses de VSN ont une licence d’enseignement (anglais et histoire), une quatrième a un diplôme de technicien supérieur en chimie et une autre un diplôme d’infirmière d’État. Vivant à une trentaine de kilomètres de Tananarive, à la station missionnaire d’Ambatomanga qui abrite un collège théologique, cette dernière n’a pas dû rester inactive. En fait, en dehors de l’enseignement, d’autres possibilités s’offraient aux femmes vivant à la capitale, comme la direction de l’internat des enfants de missionnaire, poste pour lequel est sollicitée la candidature de l’épouse d’un ancien VSN désireux de revenir à Tananarive63. Les profils des VSN sont d’une grande diversité, avec pour certains une formation de qualité qui leur a permis de répondre aux demandes les plus complexes, comme enseigner le français, l’histoire-géographie et les mathématiques dans un lycée pour un coopérant qui fit HEC64. Un autre promu de l’IEP de Bordeaux et de la faculté de droit de Paris a été professeur de philosophie65. En plus de titulaires d’un brevet de technicien, d’ingénieurs dans des secteurs variés, d’enseignants agrégés, certifiés ou licenciés, de diplômés en théologie, le Défap recrute des jeunes qui reprendront leurs études à la fin de leur service. Quelques VSN et/ou leurs femmes en poste à Tananarive ont profité des cours à l’Université, la Fondation Charles de Gaulle, qui délivrait des diplômes français. C’était une façon de valoriser le séjour en se formant à un métier ou, tout simplement, en manifestant un intérêt pour la culture du pays. Une enseignante épouse de VSN entreprit une licence d’histoire-géographie qu’elle acheva à son retour en France66. Son mari diplômé d’HEC décida de suivre des cours d’histoire, dont des enseignements sur Madagascar, et de préparer une licence de sociologie ; un coopérant arrivé en même temps que le couple, en 1967, s’inscrit à une maîtrise dans la même discipline et à une maîtrise de lettres modernes. La fréquentation de l’Université donnait l’occasion de nouer des rapports intéressants avec quelques-uns des enseignants qui savaient avoir à faire à une catégorie de jeunes adultes différents de la majorité des étudiants (malgaches ou français), mais également avec des condisciples malgaches dont certains étaient leurs collègues. Aller à l’Université, un des endroits les plus symboliques de l’influence de la France, c’était baigner dans l’atmosphère du campus d’Ambohitsaina (la colline de l’esprit) qui devint, par l’intermédiaire de la Fédération des associations d’étudiants de Madagascar (FAEM), un des hauts lieux de la critique de la politique culturelle du pouvoir, à la charnière des décennies 1960-1970. Des 63

Ar. Défap, Commission de candidatures 1974 (dossier C.). Entretiens de F. Raison-Jourde avec Denis et Monique Beaudouin, 15 octobre 2009. 65 Entretiens de F. Raison-Jourde avec Jean-François Hérouard, 19 octobre 2009. 66 Entretiens de F. Raison avec Denis et Monique Beaudouin, 15 octobre 2009. 64

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VSN seront d’autant plus sensibles à la contestation en 1972 qui emportera la Première République malgache qu’ils se posaient eux-mêmes des questions sur la finalité de la coopération, presque toujours dans l’enseignement. Être au service d’institutions malgaches. Le collège Paul Minault et autres lieux Au cours des années 1950, parallèlement au processus de décolonisation politique, les sociétés missionnaires avaient, l’une après l’autre, accordé leur autonomie aux églises qui étaient sous leur tutelle, sans pour autant se désintéresser complètement de leurs anciens champs d’évangélisation. Toutefois, les communautés réformées malgaches constituèrent en 1968 la FJKM (Fiangonan’i Jesoa Kristy eto Madagasikara : l’Église de Jésus-Christ à Madagascar). Le secrétaire général de l’enseignement protestant, Hermann Ravelomanana pendant cette période, fut le principal interlocuteur du Défap dans la mesure où quasiment tous les VSN ont été des enseignants. Seul un conducteur des travaux des bâtiments de la FJKM a travaillé au siège de cette Église à Tananarive. Avec près de 100 000 élèves dans les écoles protestantes à la fin des années 1960, Madagascar est un champ privilégié pour la coopération par l’intermédiaire du Défap67. Cependant, de part et d’autre, on note le souci de considérer la période missionnaire comme bien révolue. Jean Keller rappelle que la présence d’enseignants étrangers dans les établissements d’Afrique « commence à devenir une anomalie » ; elle ne peut être que transitoire et ne doit pas retarder l’objectif fondamental : l’africanisation de l’œuvre scolaire68. De son côté, Hermann Ravelomanana tient à jouir de toute latitude dans l’affectation des VSN, manifestant son impatience face à certaines requêtes, à des vœux que seule justifierait la connaissance d’un directeur d’établissement, aux lettres adressées directement à Paris. À ce propos, il fait remarquer à Jean Keller : « […] ces jeunes pensent relever de Paris. Nous allons essayer de leur dire qu’ils travaillent dans le cadre d’une église et d’un collège auprès desquels ils doivent se sentir responsables comme tout le monde […] Comme vous, je suis d’accord que si certains d’entre eux ne veulent pas travailler dans une église qu’ils demandent à être rapatriés ou à travailler ailleurs dans l’administration ».

Il ajoute dans la même lettre : « Abauzit ira à Paul Minault, car voilà le malheur : ce collège devient le pôle d’attraction ; ils [c’est-à-dire les VSN] 67

« Être coopérant », JME, juillet-août 1968. Ar. Défap, Circulaire de Jean Keller aux présidents et secrétaires généraux des Églises d’outre-mer possédant des collèges, 10 janvier 1966. 68

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) demandent à y servir »69. Le VSN dont il est question se sentait isolé à Imerimandroso, bourg qui abrite une station missionnaire renommée depuis les dernières décennies du XIXe siècle. À Imerimandroso exerçait le révérend Hardyman qui possédait sans doute à l’époque l’une des meilleures bibliothèques particulières de l’île. Y vivaient également un petit noyau de coopérants européens70. Mais la station se trouve à 200 km environ de la capitale et à une cinquantaine d’Ambatondrazaka, la seule ville de cette région du lac Alaotra. Hermann Ravelomanana avait eu un précédent mouvement d’humeur, demandant au même Jean Keller de lui écrire une lettre attestant la difficulté sinon l’impossibilité d’envoyer un militaire détaché dans un lieu isolé, afin, dit-il, de pouvoir fournir des explications aux directeurs d’établissements non pourvus en VSN71. En fait si le collège intermissionnaire Paul Minault de Tananarive qui forme une élite malgache (majoritairement mais pas exclusivement protestante) jouit d’une excellente réputation et si quelques coopérants obtiennent leur transfert dans cet établissement, les VSN sont dispersés à travers l’île, mais de façon privilégiée dans les anciens districts ecclésiastiques de la MPF. Cependant les coopérants ne sont pas au service des seules écoles qui relèvent de cette mission. Plus des 25 % des VSN exercent essentiellement dans des collèges luthériens, secondairement chez les adventistes ou les évangélistes. Lieux de première affectation de VSN de la coopération protestante, Madagascar 1963-1973 (avec indication des anciennes sociétés missionnaires)72 Lieux Nombre VSN Tananarive (collège Paul Minault, intermissionnaire) 10 Ambatomanga (collège MPF) 10 Fianarantsoa (collège Randzavola ex Rabaut Saint Étienne, MPF et 10 collège normal NMS de Masombahoaka) Fandriana (école normale et collège luthériens NMS) 10 Tamatave (MPF) 6 Ambositra (collège Benjamin Escande, MPF) 4 Antsirabe (collège luthérien NMS) 4 Manatantely - Fort-Dauphin (collège luthérien, mission américaine) 4 Diego-Suarez (MPF) 4 Autres 19 Non précisé 4 Total 85 69

Ar. Défap, Correspondance 1966-1967, Lettre du 8 septembre 1966. Information communiquée par Françoise Raison-Jourde. 71 Ar. Défap, Correspondance 1966-1967, Lettre de Ravelomanana à Keller du 8 septembre 1966. 72 Tableau établi à partir d’informations contenues dans différents documents conservés aux Archives du Défap. 70

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Le tableau ci-dessus donne des chiffres précis pour des établissements tous bien situés. La rubrique « autres » regroupe les endroits qui ont accueilli entre un et trois coopérants. Certains chanceux résidaient en Imerina, dans des petits centres bien reliés à la capitale (Arivonimamo, Ambatolampy, Ambohimiadana), d’autres dans une capitale régionale comme Majunga, mais les VSN de Befandriana Nord, Mandritsara ou encore Betroka devaient se sentir isolés. Le couple nommé dans ce dernier parle d’une « petite ville de brousse », où, de plus, des locaux insuffisants (et vétustes) obligent à prendre les collégiens à mi-temps, dans la chaleur de l’après-midi pour les élèves de 4e et de 6e73. Les époux abordent ici un premier problème important dans l’enseignement : celui des conditions matérielles différentes d’un établissement à l’autre. Enseigner Les grands collèges de Tananarive, de Fianarantsoa ou Fort-Dauphin sont bien installés ; il n’en est pas de même pour des écoles de centres secondaires. La mission luthérienne américaine qui a créé le collège de Betroka ne veut absolument pas aider à la construction de nouveaux locaux. À Fandriana, dans le pays betsileo où l’enseignement est pourtant très valorisé, « le contraste est frappant entre la luxueuse et prestigieuse École normale subventionnée à coups de millions par le fond mondial de Genève et la très modeste école luthérienne bâtie sur un maigre fond FAC ». Les 42 élèves de la première sont encadrés par six enseignants et disposent de neuf salles bien équipées, d’une bibliothèque, d’excellentes installations sportives, d’une salle de spectacles et de deux internats. Une trentaine d’enseignants ont à leur charge les 981 élèves de la seconde. Les bâtiments abritent une vingtaine « de salles crasseuses aux vitres manquantes et aux portes branlantes » et un internat vétuste pour une trentaine d’élèves. Pour en rester à Fandriana, un couple de VSN travaille dans les deux établissements. À l’École normale, le mari enseigne la pédagogie du français et de l’éducation physique ainsi que l’histoire et la géographie ; la femme, le français. Au collège où les effectifs avoisinent les 70 élèves par classe le premier s’occupe d’histoire et d’anglais et son épouse de français74. Et pourtant, ce couple paraît relativement privilégié par rapport à d’autres VSN, tant sur le plan des obligations horaires (21 h hebdomadaires) que des matières à dispenser. En effet, un de leurs collègues, nommé à Antsirabe, assure 27 h dans une ferme-école et un collège distants de 8 km ; il doit enseigner les 73

Ar. Défap, Lettre du 27 juillet 1972 du couple A. en réponse au questionnaire envoyé aux coopérants en service par la Commission information du Groupement d’anciens coopérants africains et malgaches. 74 Ar. Défap, Lettre du couple A. au pasteur Honegger, à leur retour de Madagascar, 28 juillet 1972.

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) sciences naturelles, la physique-chimie, la géographie, le français, le secrétariat et la comptabilité, sans compter l’aide apportée à la bibliothèque. Tout cela pour des élèves de différents niveaux75. Évidemment le VSN nommé dans un poste isolé, comme Befandriana-Nord, est pénalisé tant par les effectifs (une cinquantaine d’élèves par classe) que par la diversité des matières : histoire-géographie, anglais, français, mathématiques. Mais au collège Paul Minault, sauf exception, la plupart des VSN ont dispensé des cours dans une ou deux matières au maximum : 20-21 h de français pour l’un d’entre eux, 19 h de sciences naturelles et chimie pour sa femme (couple G., information du 28-12-1973). Mais tous faisaient leurs premières armes dans l’enseignement. Le pasteur Jean Keller sollicite pour ces jeunes la compréhension de ses partenaires d’outre-mer. La plupart des VSN n’ont aucune expérience pédagogique. Il faudrait éviter de leur donner un horaire trop lourd et, en aucun cas, de leur confier la direction d’un établissement, clause qui ne fut pas scrupuleusement respectée76. Affecté à Mandritsara, un de ces endroits éloignés de la capitale qui accueillit deux VSN en une décennie, Alain Rainaud devint la deuxième année codirecteur par intérim du collège ; resté une troisième année, il en fut le seul directeur intérimaire avant d’être nommé officiellement par le gouvernement malgache77. En plus de consignes pour leur travail, ces coopérants ont besoin de conseils pour s’adapter au mieux à des mondes nouveaux pour eux. De la jeunesse, ils ont peut-être « l’esprit d’indépendance », des idées toutes faites et la propension à discuter. Ils risquent de commettre des impairs par ignorance ou par manque de prudence. Mais l’aide que ces VSN, moins bien rémunérés que leurs collègues au service des États, apportent à l’enseignement protestant, reste « inappréciable ». Aussi le Défap attend des responsables d’Église indulgence et exercice du ministère pastoral à leur endroit. Cela devrait faciliter leur intégration78.

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Ar. Défap, Réponse de B. au questionnaire envoyé aux coopérants en service par la Commission information du Groupement d’anciens coopérants africains et malgaches. Afin de ne pas alourdir les notes, cette référence qui revient fréquemment sera indiquée dans le corps du texte comme suit : (Initiales du VSN, poste, éventuellement date de la réponse). 76 Ar. Défap, Jean Keller, Extraits d’entretien sur les détachés du contingent avec les présidents et secrétaires généraux des Églises d’outre-mer en rapports avec la Société des Missions de Paris (10 novembre 1965). 77 Ar. Défap, Commission de candidatures de 1974. 78 Ar. Défap, Jean Keller, Extraits d’entretien sur les détachés du contingent avec les présidents et secrétaires généraux des Églises d’outre-mer en rapports avec la Société des Missions de Paris (10 novembre 1965). Ce document, déjà cité, apporte un éclairage fondamental sur la situation de ces coopérants.

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Expériences de l’altérité Les entretiens effectués par Françoise Raison-Jourde avec le couple Beaudouin et Jean-François Hérouard ainsi que les réponses à un questionnaire envoyé par le service de coopération du Défap aux VSN en service79 ou encore quelques lettres écrites au retour en France fournissent de précieux renseignements sur la vie quotidienne de ces coopérants. Ces documents informent aussi sur leurs rapports avec leur entourage malgache ou vazaha, sur leurs réflexions à propos de leur travail dans un contexte de plus en plus tendu sur le plan politique. Confrontés à des conditions matérielles difficiles pour certains, à des problèmes d’insertion pour d’autres, et conscients, dans leur grande majorité, de l’ambiguïté profonde de la coopération, ces VSN sont loin d’être en « colonies de vacances » et leurs situations varient selon les endroits où ils résident. Être moins bien payé que dans le public Comme leurs collègues au service de l’État malgache, les VSN ne touchent pas de rémunération à proprement parler. Ils perçoivent « (en nature ou espèces) des prestations destinées à assurer subsistance, équipement et logement »80. Alors que le règlement de ces dépenses incombe au service de la Coopération pour les VSN au service d’un État, il n’en est pas de même pour les coopérants du privé. Du côté catholique, la responsabilité financière revient aux écoles. Du côté protestant, ce sont les Églises auxquelles sont rattachés les établissements qui se chargent du « traitement » des coopérants, des éventuelles indemnités par enfant et des frais d’équipement à verser à leur départ de France. Elles doivent également assurer le logement, le mobilier, l’eau et l’électricité. Le traitement net, aligné sur celui d’un jeune missionnaire, « soit environ la moitié de ce que reçoit un coopérant de l’administration »81, suit un barème variable suivant les régions. À Fianarantsoa en 1968, un VSN touchait 21 696 francs malgaches (fmg, l’équivalent du franc CFA)82. Un VSN en poste à Paul Minault gagnait 25 000 fmg la même année83. Les VSN de la coopération catholique percevaient autour de 20 000 fmg tandis que ceux travaillant pour l’État malgache recevaient 57 000 fmg et le coopérant civil titulaire d’une licence 80 000 79

Par exemple, 40 des 65 coopérants en service dans tout le pays en avril 1972 ont répondu à ce questionnaire. 80 Brochure éditée par le ministère français des Affaires étrangères sur le « Service national en coopération ». 81 Ar. Défap, PV de Conseils de commissions de 1971 à 1974 ; commission élargie des candidats du 5 février 1972. 82 Les documents consultés ne donnent aucun chiffre. Je suis redevable à Claire-Lise Lombard de cette information qu’elle a trouvée dans le dossier administratif d’un coopérant. 83 Ce renseignement m’a été communiqué par Denis et Monique Beaudouin en juillet 2011.

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) fmg84. Le VSN devenu coopérant civil à la fin de son service dans un établissement confessionnel continue d’être rémunéré au « taux missionnaire ». Ces différences sur le plan matériel entretiennent nécessairement un sentiment d’injustice. Cependant, la comparaison avec la situation d’un Malgache ayant fait des études supérieures amène peut-être à relativiser les problèmes. Un titulaire de la licence d’enseignement commençait alors sa carrière avec 40 000 fmg environ ; l’allocation enfant s’élevait à 3 000 fmg contre 5 300 fmg pour un VSN de la coopération protestante. Et un simple enseignant malgache n’avait pas droit au logement. En ce sens, le VSN qui, par ailleurs, n’avait pas la charge d’une parentèle plus ou moins large, faisait figure de favorisé, même si son collègue malgache comptait quelquefois sur des ressources du terroir de son village ancestral. Toujours est-il que le VSN mène un train de vie différent du sien. L’aide ponctuelle de parents, par exemple pour l’achat d’une voiture, facilite aussi la vie de certains coopérants. Ces possibilités confirment leur statut de vazaha, quoique moins riches que leurs compatriotes travaillant dans le public ou les Européens versés dans les affaires. L’un d’entre eux relève certes que le salaire est « largement suffisant lorsqu’on peut faire caisse commune avec un collègue » et qu’il a eu « beaucoup de mal » s’étant retrouvé seul après le départ de son colocataire (F. H., Ambositra). Mais il est rare de voir les coopérants se plaindre de vivre chichement. Et, en tout cas, sûrement aucun ne s’est engagé dans la coopération protestante afin de pouvoir épargner. Vies de Vazaha ? « Case, appartement ou maison » ? Cette question posée au coopérant à propos de son logement rend compte, une fois de plus, de la variété des configurations. Le couple en poste à Betroka occupe une « petite case malgache » de deux pièces, sans eau courante, avec un mobilier de fortune et un réduit comme cuisine équipée d’un petit gaz à deux feux sans four. Les époux apprécient les améliorations apportées à leur cadre de vie depuis leur arrivée : un seau à douche, un grillage aux fenêtres pour se protéger des moustiques, l’électricité trois heures par jour et bientôt dans la cuisine un évier alimenté par l’eau contenue dans une barrique à l’extérieur de la maison. Mais le tout leur suffit. Malgré le choc imaginable du dépaysement à l’arrivée, ils ont dû prendre rapidement conscience que ces menus détails représentaient un luxe à Betroka et qu’ils faisaient l’objet d’une réelle sollicitude de la part de la direction de l’école85. 84

Guy Berson, « Lettre ouverte à un futur coopérant » du 27 avril 1968. Document communiqué par F. Raison-Jourde. 85 Lettre du couple A., Fort-Dauphin, 27 juillet 1972.

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Les VSN installés dans une station missionnaire, à Majunga, à Manatantely (Fort-Dauphin) ou à Fandriana retrouvent le « tout confort » dans leurs maisons (entendre constructions en dur). Les habitations (« un joli bungalow » à Fandriana) avec plusieurs pièces ont un jardin, l’eau et l’électricité. Chacune a cuisinière et réfrigérateur. Un inconvénient cependant : VSN et missionnaires vivent en vase clos, à l’écart du reste de la population. Entre la case malgache sommaire et la maison missionnaire, il existe évidemment d’autres types de logements : un appartement d’une pièce, une petite maison avec chambre, bureau, cuisine et douche, une plus grande avec deux pièces, cuisine et salle de bain. La possibilité d’employer du personnel de service, à plein temps ou non, donne également une idée de la diversité des situations des VSN et bien sûr de leurs besoins, selon la composition des foyers. Quelques célibataires ne se font pas aider (G. M. à Arivonimamo, 14 avril 1972). Volonté de ne pas changer les habitudes, souci d’économie, réticence vis-à-vis de la pratique ou, tout simplement, parce que cela leur paraît superflu ? Cependant, les coopérants, célibataires ou mariés, recourent fréquemment à une femme de ménage ou à une lavandière une fois par semaine, comme la plupart des familles malgaches jouissant d’une petite aisance. Vient la catégorie des VSN qui embauchent des domestiques à temps complet : « homme à tout faire », « fille », femme de ménage hébergée par l’employeur. Ils ont adopté un usage courant à Madagascar chez ceux qui en ont les moyens. La différence réside dans le salaire versé au personnel. Un seul document nous livre une information précieuse : 180 F à 200 F (9 000 fmg à 10 000 fmg) par mois pour une femme de ménage à temps plein (C. C., Tananarive, 11 avril 1972). À titre indicatif, un kilogramme de riz coûte entre 30 fmg et 45 fmg selon la saison86. Notons qu’un seul couple évoque le recours au baby-sitting pour leur enfant confié quelquefois à un de leurs élèves. Cette pratique était exceptionnelle ; de nos jours, elle n’est pas encore entrée dans les mœurs des Malgaches. C’est sans doute par la nourriture et les loisirs que le mode de vie de ces VSN, et en fait de la majorité des coopérants, se distingue le plus de celui de leurs hôtes malgaches, même ceux qui gagneraient plus qu’eux. Aucun coopérant ne dit avoir complètement adopté l’alimentation malgache. Un VSN de Mandritsara note : « Pas de pommes de terre », tandis qu’un autre écrit avec humour « Il vaut mieux aimer le riz ». Il semble en tout cas que la tendance la plus courante reste de manger vazaha, même si tout ce qui n’est pas légume revient cher. Mais il est préférable de faire soi-même la cuisine si on veut « une alimentation européenne normale », pour reprendre la formule du questionnaire adressé aux VSN, « sinon il faut aimer le riz et accepter une imitation de cuisine française par un Malgache » (D. B., Fianarantsoa, 12 avril 1972). Néanmoins, des coopérants se sont habitués au 86

Archives de la République de Madagascar, Monographie d’Antsirabe, 1971.

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) riz : onze kilogrammes par mois pour J.-F. Hérouard qui, de plus, fait de la rougaille chaque fois qu’il le peut, tandis que sa femme prépare du poisson au coco comme à Majunga87. Le tourisme contribue également à différencier les coopérants de la population d’accueil. Non que les Malgaches qui en ont les moyens ne circulent pas mais les motivations et les habitudes ne sont pas les mêmes. Pour prendre l’exemple des Tananariviens : en dehors de visites familiales, les destinations privilégiées sont la côte Est (Tamatave, Ambila-Lemaitso sur le chemin de fer Tananarive-Côte Est) et Majunga sur la côte Nord-Ouest, accessible par la route. La découverte d’autres horizons et le goût de l’aventure font partie des raisons qui ont poussé des jeunes gens à partir en coopération. Jean Keller demande d’ailleurs aux responsables des Églises d’outremer d’aider les VSN désireux de voyager. Les excursions dans les environs du lieu de résidence sont fréquentes. En circulant à travers le pays, les coopérants comptaient éventuellement sur l’hébergement par les réseaux protestants de missionnaires et de pasteurs (C. C., Tananarive, 11 avril 1972). Sauf pour de rares propriétaires d’une voiture, les déplacements s’effectuaient en taxi-brousse. Certains VSN firent le périple du Grand Sud, d’autres assistèrent au fitampoha, le périodique bain des reliques royales sakalava dans l’Ouest88. Ce fut aussi la mode de visiter le pays zafimaniry sur le gradin forestier du Sud-Est et d’en rapporter des objets en bois sculpté (Coulaud, 1973). Les coopérants voyageurs pouvaient partir avec des collègues et/ou des amis malgaches qui ont ainsi eu l’opportunité de mieux connaître leur propre pays89. Mais ces voyages ne suffisent pas à atténuer l’isolement intellectuel. La radio est utile, ne serait-ce que pour capter « France-Inter à défaut d’autre chose », précise L. J., affecté à Fandriana, gros bourg de 5 000 habitants, bien desservi par le taxi-brousse. Le sentiment de vivre un peu en dehors du temps, faute d’avoir accès à la presse quotidienne ou, tout au moins, à un hebdomadaire est fort, notamment chez ceux qui résident loin de la capitale. Il n’y a pas de librairie à Mandritsara, note laconiquement un VSN. La liste des « abonnements souhaitables » est révélatrice des manques ressentis : Le Monde-sélection hebdomadaire (le plus fréquemment cité), l’Express « bourgeois mais agréable à lire et bien synthétisé » (J. V., Tananarive, 15 avril 1972), le Nouvel Observateur, le Canard enchaîné. Quelques-uns suggèrent également un abonnement à Lumière, hebdomadaire d’analyse des jésuites, ou au mensuel Réalités malgaches. Il n’existe pas d’étude sur les 87

Entretien de F. Raison-Jourde avec Jean-François Hérouard, 19 octobre 2009. Respectivement information de Monique et Denis Beaudouin (entretien avec F. RaisonJourde, 15 octobre 2009), et de J.-F. Hérouard (entretien avec F. Raison-Jourde, 19 octobre 2009). 89 Entretien de F. Raison-Jourde avec J.-F. Hérouard, 19 octobre 2009, et témoignage personnel à propos de VSN de l’enseignement public. 88

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modalités d’accès à l’information internationale des membres de l’élite malgache, mais, d’une part, la presse venant de l’étranger circulait, d’autre part, les VSN et leurs collègues avaient au moins en partage ces deux organes publiés sur place. Enfin, des VSN occupèrent une partie de leurs temps libre à l’animation de mouvements de jeunesse et/ou d’un ciné-club. Ce sont des occasions d’entretenir des relations avec les élèves dont certains de leur âge. Intéressant partenariat au travail Autant, de façon générale, les VSN semblaient à l’aise dans leurs rapports avec les collègues de travail et les élèves, échappant au cloisonnement entre Malgaches et Français, autant ils « redoutèrent » les paroisses malgaches. Cependant, dans l’un et l’autre cas, la méconnaissance de la langue était un sérieux handicap. « Je trouve qu’il serait souhaitable de pouvoir informer les nouveaux sur la possibilité d’apprendre la langue du pays avec des ouvrages très simples…avant même de partir », suggère A. R. VSN à Mandritsara. Ceci étant, les coopérants des établissements protestants ont tout de même connu une expérience fondamentalement différente de celle de leurs collègues au service des États. En effet, durant la Première République, le corps enseignant des lycées publics, dirigés presque toujours par des Français, malgré un début de malgachisation des cadres, était lui aussi très majoritairement français. Ce n’était pas le cas dans les écoles protestantes : la direction incombait à des Malgaches et le personnel était presque entièrement malgache. Quelques VSN sont élogieux sur la façon dont certains directeurs (ainsi Justin Rasolomanana de Paul Minault ou Ravonimanantsoa du collège Benjamin Escande d’Ambositra) géraient leurs établissements et soutenaient les coopérants. Par ailleurs, alors que l’État recrutait son personnel en fonction des critères requis par les cycles d’enseignement, le gouvernement étant soucieux de l’équivalence des diplômes avec l’ancienne métropole, la qualification professionnelle dans les écoles protestantes était moins stricte. Ainsi, au collège de Fandriana, le tiers des enseignants malgaches avait le BEPC, un autre tiers le CAE (niveau seconde) ; le reste du personnel était formé par des titulaires du pré-baccalauréat et un bachelier90. Le collège Paul Minault n’hésitait pas à embaucher comme chargés de cours des étudiants de l’Université, des condisciples de quelques VSN. Les rémunérations des coopérants et de leurs collègues malgaches étaient comparables (identiques selon Denis et Monique Beaudouin). Ceci facilitait considérablement les rapports des Malgaches avec les coopérants, fussent-ils des Vazaha. Enfin, depuis la période coloniale, les établissements protestants n’avaient 90

Ar. Défap, Lettre du couple Adam au pasteur Honegger, 28 juillet 1972.

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) jamais cessé d’accorder plus d’attention à la culture et à la langue malgaches que les écoles d’État. Ce sont, dans les relations entre les enseignants, autant d’atouts qui ont permis à des VSN de vivre une expérience assez exceptionnelle dans le métier. « On a donc très vite été plongés dans une réalité sociale de classe moyenne protestante malgache… que je n’ai jamais retrouvée au Cameroun », déclare Jean-François Hérouard lors de son entretien avec F. Raison-Jourde. Exercer dans un collège protestant évitait, au moins en partie, de nouer des relations postcoloniales. Ajoutons que la jeunesse des VSN favorisait leurs rapports avec les grands élèves. « Relations faciles car on est presque du même âge et l’on sort facilement du cadre des cours pour parler d’autres choses » (L. J, Fandriana, 11 avril 1972). C’est avec deux élèves qu’Alain Morel fit une grande balade sur la côte Est jusqu’à Mananjary, dans une vieille 2 CV prêtée par la FJKM. Fait plutôt rare : il eut l’occasion d’être accueilli dans des familles d’élèves (Morel, 2011). La complexité des relations à l’Autre À la cordialité de l’attitude des Malgaches au travail, s’oppose leur réserve en dehors du travail. Ceci déçoit des VSN qui, ayant peut-être entendu louer leur sens de l’hospitalité, espéraient des rapports amicaux. Si la plupart admettent que les relations avec les collègues sont assez faciles, le point de vue est nuancé par l’adjectif « superficielles », « succinctes » ou encore « pas très profondes ». « Elles ne vont jamais très très loin », écrit G. M. du collège Johnson d’Arivonimamo. Si la question de langue ne se pose pas entre collègues, des problèmes demeurent. L’argent est l’une des causes de malentendu entre Malgaches et Français. Parmi ces derniers, quelques-uns ont le sentiment que seul l’argent intéresse l’Autre. « Les relations se soldent par des prêts en raison du mythe du Blanc toujours riche et du Noir toujours pauvre ». Par conséquent, si l’on veut entretenir les relations, il faut éviter de faire intervenir des questions d’argent91. De plus, le VSN reste un Vazaha toujours intimidant, qu’il est a priori difficile d’honorer convenablement, d’autant que les Malgaches reçoivent peu en dehors de la famille. « Nous pensons enfin à une chose importante : les Européens, nous le savons, aimeraient souvent être invités, et c’est en effet normal que s’établissent des relations fraternelles entre eux et nous. Seulement voilà, sauf dans quelques grandes villes, il n’est pas dans nos habitudes de faire des invitations comme

91

Ar. Défap, Synthèse des résultats du questionnaire envoyé par des ex-coopérants à des coopérants en service en avril 1972.

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vous en faites en France, à moins que ce ne soit pour de grandes circonstances, mariage par exemple, et nous ne faisons pas de protocole »92.

Ce point de vue d’un Togolais est valable pour des Malgaches. « Même si les relations sont bonnes, les Malgaches n’osent pas nous inviter chez eux ; ils ont peur de mal nous recevoir (cette mentalité se rencontre même au niveau des profs pourtant souvent invités chez nous) », écrit le couple de VSN de Betroka93. De plus, les centres d’intérêt ne sont pas toujours les mêmes en raison de différences entre les modes de vie, les cultures ou les niveaux d’instruction. À la limite, le coopérant qui aime voyager et censé partir au bout de deux ans est perçu comme un touriste, pour lequel il est inutile de s’investir. Il arrive aussi que des enseignants malgaches aient des préoccupations plus urgentes qui leur laissent peu de loisirs : « Les professeurs locaux ne s’intéressent qu’à leurs classes car ils préparent tous plus ou moins le baccalauréat », relève l’un des VSN en poste en avril 197294. « Bonnes en général », les relations avec les Malgaches en dehors des collègues, des élèves et du personnel de maison, sont réduites par les difficultés de communication. En tout état de cause, deux ans de séjour sont insuffisants pour nouer des liens solides. Sans cela, il faut se contenter de « salutations dans la rue et au marché ». Cependant, les rapports deviennent « très agréables si on baragouine un peu leur langue » (L. J., Fandriana, 11 avril 1972) et les contacts semblent plus faciles dans les villages qu’en ville. Mais ce sont les rapports avec les communautés de chrétiens qui sont parmi les plus compliqués. En effet, le Défap, les Églises malgaches et, sans doute, les simples fidèles attendent des VSN une participation à la vie des paroisses. Cela exige beaucoup d’effort d’adaptation pour ces jeunes gens. La lettre citée plus haut du pasteur J. R. Graff de l’association Amitiés Tiers Monde pose les problèmes de fond, explique les points de vue des Églises locales et suggère des solutions aux coopérants. « La première chose, pour les coopérants […] c’est qu’ils soient présents à l’Église commune, c’est-à-dire l’Église du pays, dans la ville ou dans le village où ils vont vivre […] Si les coopérants ont une Église où l’on prêche en français comme à Andohalo [à Tananarive], ou comme à Douala, ou à Abidjan, ou à Nouméa… qu’ils y aillent, mais qu’ils viennent aussi quelquefois à l’Église du peuple »95.

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Amitiés Tiers Monde, Protestants de langue française dans les sociétés en pleine évolution, Lettre du pasteur J. R. Graff, 20 septembre 1971. 93 Lettre de E. et R. Anthérion, 27 juillet 1972. 94 Synthèse des résultats du questionnaire…, 1972, cité. 95 Première lettre pour l’année 1971-72 d’Amitiés Tiers Monde rédigée par J. R. Graff, 20 septembre 1971.

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) L’obstacle que constitue la langue ne serait pas insurmontable grâce au recours à un interprète et les nouveaux partants sont invités à faire l’effort d’aller au culte régulièrement même s’ils ne comprennent rien. Il est aussi recommandé de faire preuve de patience car les « cultes sont souvent nettement plus longs qu’en France et les gens trouveraient très mal que l’étranger parte avant la fin. Qu’il ne le fasse pas ». Les salutations à la sortie qui prolongent la durée du culte sont à considérer comme un signe d’un respect. De même, il arrive que l’assemblée installe le coopérant à « une place d’honneur », le sollicite pour une lecture ou un message. « Missionnaire » (sans la dénomination), le VSN a le statut de raiamandreny (père et mère). « Un VSN est un ancien d’Église », même à 22 ans96. Ces pratiques doivent étonner ces jeunes gens, même s’ils sont presque tous de confession réformée (calviniste ou luthérienne) et si quelques-uns d’entre eux ont eu des engagements dans leur paroisse en France. Quelquefois l’étonnement s’accompagne d’une déception. Ces Églises, « jeunes » car autonomes depuis à peine une décennie, apparaissent comme « trop traditionnelles » (J.-D. D. à Manatantely, 20 avril 1972), trop conformistes, exigeant par exemple du nouveau venu qui veut prendre part à la communion une lettre de recommandation de son église d’origine. D. B, VSN à Fianarantsoa, écrit avec humour en réponse à la question sur les relations avec l’Église : « Assez faciles, si on aime les antiquités ! ». Et finalement, malgré le caractère très vivant des cultes, un VSN garde l’impression d’une communauté « recroquevillée » (M. D. à Ambatomanga). En Imerina, cela tient en partie à la spécificité des paroisses protestantes considérées par les fidèles comme leur fiangonan-drazana, les églises de leurs ancêtres, avec l’idée de patrimonialisation et la réticence vis-à-vis de l’Autre, inhérente à cette qualité. Un couple affecté à Fandriana constate que la seule participation à la communauté requise des VSN se limite aux collectes glissées dans des enveloppes à leur nom97. Cette pratique courante à l’occasion de fêtes oblige quasiment à une compétition financière entre les membres éminents de la paroisse auxquels les VSN sont censés appartenir. Enfin, la difficulté que le VSN éprouve à trouver sa place dans la paroisse locale peut venir de profondes différences dans les croyances. Le couple A. de Betroka, qui a manifesté son désaccord à l’endroit des pratiques d’exorcisme pour guérir des malades, s’est vu « perdu » et rejeté par la communauté en même temps que l’ensemble des professeurs partageant son avis. La mesure a touché le collège tout entier qui fut également rejeté, une cause de difficultés supplémentaires pour un établissement défavorisé sur le plan matériel98. 96 Ar. Défap, Synthèse des résultats d’un questionnaire envoyé aux VSN en service en avril 1976. 97 Ar. Défap, Lettre au pasteur Honegger du couple A., 28 juillet 1972. 98 Ar. Défap, Lettre réponse du couple A., datée du 27 juillet 1972.

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À la capitale, la paroisse de langue française offre une opportunité pour des couples travaillant au collège Paul Minault, même si les rapports entre VSN et missionnaires en titre sont complexes. VSN et Vazaha Les Européens auxquels les coopérants ont le plus fréquemment à faire sont les missionnaires dont quelques-uns dispensent des cours. Leur rigidité indispose, amuse ces jeunes gens ou, en tout cas, leur apparaît comme d’un autre temps. Il leur est cependant impossible de les ignorer complètement car les missionnaires restent des interlocuteurs des Églises pour lesquelles ils travaillent. Ainsi le poids au sein du comité directeur d’un établissement d’un missionnaire jugé trop autoritaire est source de malaise ; s’en suit une demande de mutation de la part d’un VSN99. Un couple résidant à Fandriana entretient seulement des rapports de travail avec les missionnaires norvégiens et américains100. Cependant, comme nous l’avons évoqué, les coopérants bénéficient d’aides ponctuelles de la part des missionnaires (accueil au cours de voyages, prêt de voiture) et les relations ne sont pas toujours compliquées. Un VSN nommé au collège luthérien de Manatantely FortDauphin apprécie ses rapports avec les Américains qui relèvent de la mission à l’origine de la station (J.-D. D., Manatantely, 20 avril 1972). En dehors de missionnaires et surtout de collègues de travail, les VSN de la coopération protestante, nommés dans des centres secondaires ou des bourgs, n’avaient pas beaucoup d’occasions de fréquenter des Vazaha. Betroka en comptait une dizaine ; Fandriana une vingtaine sur les 5 000 habitants en période scolaire. Il n’en était pas de même à la capitale où la diversité des activités culturelles (avec l’Alliance française, le Centre culturel Albert Camus, etc.) favorisait les échanges. La présence de l’Université représentait un autre atout. Un couple d’étudiants entretint ainsi avec les enseignants des relations de « grande proximité » et reçut des professeurs de France en mission à Madagascar, désireux de rencontrer de jeunes malgaches101. En revanche, les revenus des VSN ne leur permettaient sûrement pas de mener le train de vie de Vazaha huppés qui, par exemple, allaient régulièrement au Sport-Club. De plus, ce cercle marqué par l’héritage de la colonisation (ne serait-ce que par la forte présence d’Européens dont des descendants de vieilles familles de colons et la rareté des Malgaches appartenant à la seule bonne bourgeoisie des cadres de sociétés) n’intéressait sans doute pas la grande majorité d’entre eux. Au contraire, ils devaient plutôt trouver astucieux de se conformer à l’attitude préconisée par l’un deux au sujet des relations avec les Européens : « Surtout ne pas se presser car on 99

Ar. Défap, Lettre de J.-L. R. à Keller, 20 avril 1966. Ar. Défap, Lettre de E. et D. A. au pasteur Honegger, 28 juillet 1972. 101 Entretien du couple Beaudouin avec F. Raison-Jourde, 15 octobre 2009. 100

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) n’en sort plus. Les ignorer pendant longtemps » (D. B., Fianarantsoa, 12 avril 1972). En fait, la plupart des VSN étaient tout à fait conscients des tensions dans un pays indépendant mais encore inféodé à son ancienne métropole, en particulier dans le domaine de l’enseignement. S’interroger sur la coopération Plus que la médiocrité des résultats scolaires, sauf dans les grands collèges, c’est la portée de la coopération elle-même qui suscite la perplexité chez les VSN102. Un premier point d’ordre général renvoie aux relations entre la France et ses anciennes colonies. Comptant sur l’aide octroyée par la première, les dirigeants des États nouvellement indépendants seraient souvent tentés de « sauvegarder leur bien-être de fonctionnaires privilégiés » au détriment de mesures d’utilité publique exigeant des sacrifices. De plus, la coopération « vise à maintenir l’influence de la métropole » dans tous les domaines, avec « un enseignement strictement calqué sur l’enseignement français ». Un deuxième problème concerne plus spécifiquement l’enseignement protestant dont le bien fondé paraît discutable, selon J.-F. Hérouard. À celuici, on avance communément trois justifications : l’insuffisance des écoles publiques, la formation des élites chrétiennes et la nécessité de contrebalancer le poids des congrégations catholiques. Or aucun de ces arguments n’est valable. Instruire les jeunes fait partie des obligations de l’État. Les notables des paroisses eux-mêmes préfèrent envoyer leurs enfants dans les établissements publics. Enfin, la concurrence avec l’Église catholique incite à accorder la priorité à l’enseignement secondaire, avec à l’arrière-plan une compétition entre les Églises protestantes. Ces choix, onéreux pour des institutions aux moyens réduits, limitent les taux de réussite. Aussi « l’école est parfois considérée comme une entreprise commerciale qui doit fournir de l’argent à l’Église ». « Bien mauvais calcul d’ailleurs, ajoute J.-F. Hérouard, car en définitive l’école est un poids très lourd pour l’Église, pompant ses ressources en moyens et en hommes ». Sont ainsi soulignées les contradictions de l’enseignement protestant. Certains VSN estiment ne pas participer au développement du pays, mais à celle d’une élite dont le seul objectif est d’avoir un diplôme103. Dans un tel contexte, les églises n’auraient-elles pas plutôt intérêt à concentrer leurs efforts sur les internats et les mouvements de jeunesse au lieu de dépenser autant pour préparer de futurs fonctionnaires ou de futurs chômeurs ? Le 102

Les « Notes de fin de séjour d’un coopérant à Madagascar » de Jean-François Hérouard font un bilan très clair des problèmes. Sauf indication contraire, les citations figurant dans ce passage intitulé « S’interroger sur la coopération » sont tirées de son analyse. 103 Ar. Défap, Synthèse des résultats des questionnaires envoyés aux VSN en service en avril 1974.

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pasteur Marcel Henriet suggérait d’associer formation professionnelle et biblique dans des fermes-écoles, des centres artisanaux et des écoles ménagères104. Pourtant, malgré l’ambiguïté d’une politique néo-colonialiste, l’aide au développement intellectuel devrait être maintenue car « il y a tellement, tellement à faire dans ces pays ! Bien plus que dans une caserne en tout cas ! », écrit J.-F. Hérouard. Dans cette configuration, il reste deux possibilités aux VSN qui, non intégrés dans les paroisses et donc peu aptes à être des « missionnaires », sont présents uniquement pour enseigner : exercer dans les lycées publics ou dans les établissements protestants. « Dans le premier cas, il fera un travail plus efficace, soutenu et multiplié par une bonne organisation et du bon matériel. Dans le second, disons que l’ambiance sera peut-être plus sympathique (mais pas toujours hélas !), que les collègues seront en grande majorité des Malgaches, mais aussi… voir les contradictions soulignées ci-dessus ».

Il s’agirait alors de « coopérer sans illusion »105. Les ambiguïtés de la coopération, l’orientation générale de la politique du gouvernement malgache, cautionnée par la France, et la diffusion d’une certaine culture politique dans le cercle des coopérants106 font que des VSN des écoles protestantes prennent parti dans la critique de l’État PSD (Parti social démocrate du président Tsiranana). L’impossible neutralité « Assistants techniques », les coopérants sont censés ne pas se mêler de politique. Ce ne fut pas le cas pour quelques-uns d’entre eux, en particulier les enseignants du collège Paul Minault qui se sont entretenu avec F. RaisonJourde : Denis Beaudouin, Monique Beaudouin et Jean-François Hérouard. Leur statut d’étudiants et la rencontre avec des condisciples ou des enseignants malgaches engagés en politique allaient leur faire abandonner la réserve recommandée par leurs autorités de tutelle. La première démarche fut l’adhésion à l’Association des étudiants de Lettres (AEL), une des composantes de la Fédération des associations des étudiants de Madagascar (FAEM) de tendance tiers-mondiste. Suivit le congrès de la FAEM à Tamatave où « on faisait notre Mai 68 », selon J.-F. Hérouard qui y participa avec Philippe Leymarie. Le premier y produisit « une analyse de classe de la société malgache » qu’il présenta à la tribune du congrès. Ceci lui valut une 104

Ar. Défap, Exposé du 4 novembre 1970. Yves Goussault dans le numéro spécial de la revue Esprit (juillet-août 1970), consacré à la coopération. 106 Voir dans cet ouvrage l’article de F. Raison-Jourde. 105

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) mesure de rétorsion de la part du pouvoir qui lui fit perdre l’espoir de prolonger son séjour dans un autre cadre. En fait, l’apolitisme est difficile à respecter, sinon impossible pour des coopérants107, notamment à Madagascar pendant les années qui précèdent la chute de la Première République. Travaillant pour des institutions attachées à la culture malgache, les VSN de la coopération protestante ont senti au sein de leurs établissements un regain de nationalisme. Le problème d’intercompréhension linguistique « dépasse alors son aspect technique de difficulté d’expression pour devenir le symbole de l’opposition à tout ce qui est étranger. Certains n’hésitent pas à faire des fautes exprès » (C. C., Tananarive, 11 avril 1972). Des professeurs malgaches ont eu « tendance à oublier qu’on ne parlait pas leur langue » ; les relations s’améliorèrent après des échanges (J.-D. D., Manatantely, 20 avril 1972). En fait, aucun VSN ne s’est plaint d’une hostilité pendant la révolution de mai 1972. Bien au contraire, l’un d’entre eux parle de manifestation d’amitié108, des liens qui expliquent le désir de revenir dans la Grande Île. Entrer au club des anciens de Madagascar Presque tous les coopérants admettent que deux ans ne suffisent ni pour connaître le pays, ni pour arriver à des résultats probants mais presque tous estiment avoir acquis en maturité. « Excellente expérience pour la responsabilité et la patience », « très grand apprentissage de la liberté », « séjour enrichissant mais pas rentable car bref », « confrontation de son propre individu avec le monde » ou encore « très bon décapant » : voilà quelques réflexions à propos du séjour malgache. Malgré les difficultés auxquelles il a été confronté, un VSN n’en conclut pas moins : « Quoi qu’il en soit, actuellement nous nous trouvons très bien ici, le pays est magnifique, il fait beau. Les Malgaches nous trouvent-ils à leur goût : c’est une autre question » (L. J., Fandriana, 11 avril 1972). Les avis sont plus divergents à propos d’une suite éventuelle à l’expérience de coopération. Des VSN rebutés par les problèmes ont clairement exprimé leur rejet du système. « Nous ne pensons pas retourner un jour en Afrique ; l’Africain nous paraît trop loin, trop différent, trop marqué par le climat (ce qu’il ne peut faire aujourd’hui, il le fera demain) ». « L’humilité, la patience, le flegme n’étant pas tellement notre fort, on a tendance à s’exciter. Alors il faut partir avant de devenir comme beaucoup ici qui restent pour faire du CFA… ». Un autre VSN déclare ne pouvoir continuer à offrir l’image du « coopérant modèle », en cultivant l’hypocrisie inhérente à l’ambiguïté de la coopération, surtout celle de la coopération missionnaire,

107 108

« Coopérant, monnaie d’échange », Cahiers universitaires catholiques, mai-juin 1970. Ar. Défap, Commission de candidatures, 1974, Lettre de candidature du couple C.

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indissociable de la notion de pouvoir et de responsabilité dans l’église109. Mais il en est qui veulent repartir. Selon le Défap, un VSN sur dix effectue un deuxième séjour en coopération ou en qualité de missionnaire. En règle générale, ce sont les Églises qui rappellent d’anciens VSN, à la demande des directeurs d’écoles. C’est le cas du couple G., rentré à la fin de l’année scolaire 1970-1971. A.-M. G. dispensa des cours de physique-chimie à Paul Minault. J. G. y fut professeur de français. Une fois rentré, celui-ci finit ses études et commença à enseigner à l’université de Besançon. En 1974, en pleine période de bouleversement politique à Madagascar, marqué en particulier par la révision des accords de coopération avec la France, les époux postulèrent de nouveau pour le collège Paul Minault. Ils avaient gardé des liens, en se tenant informés sur la situation du pays, en nouant des contacts avec des Malgaches de leur ville. Le responsable du service de coopération du Défap parle de J. G. en ces termes : « Encore le cas d’un coopérant passionné par son travail à Madagascar, revenu en France avec désir de repartir »110. Il en va de même des époux C., également anciens VSN à Paul Minault en 1971-1973. Après avoir achevé sa licence de théologie à Montpellier, C. émet le souhait d’exercer comme pasteur à Madagascar, car dit-il « La situation actuelle de Madagascar est pour moi un appel à manifester que l’on peut être là-bas Français et frère ». Sa femme fait état de profonds liens d’amitié avec des Malgaches. Pour la vie du couple, « les deux années de coopération ne doivent pas être une parenthèse vite fermée »111. Dernier exemple : les trois années à Mandritsara, un endroit plutôt isolé, n’ont pas découragé A. R. qui envisage d’y revenir pour deux années scolaires112. On peut repérer des indices encore plus personnels de l’attachement de coopérants à un pays, en l’occurrence Madagascar, comme le souhait d’y fonder famille ou le fait de donner un prénom malgache à un enfant qui y est né. Jean-François Hérouard n’hésite pas à déclarer : « Madagascar est un élément de mon identité ».

Un coopérant au service de l’État malgache aurait pu s’exprimer comme Jean-François Hérouard. De fait, le séjour à l’étranger, dans un monde qui les dépaysait, fut pour les VSN du privé ou du public une expérience marquante. Des liens d’amitié qui se sont tissés à Madagascar ont été entretenus une fois de retour en France. Les coopérants rejoignent alors le « club des 109

Synthèse des résultats au questionnaire…, 1972, cité. Ar. Défap, Commission des candidatures 1974. 111 Ibid. 112 Ibid. 110

185

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) Malgaches» où l’on fait connaissance avec d’autres « anciens de la Grande Île ». Cependant durant la période malgache, les conditions matérielles, le contexte professionnel et les réseaux sociaux ont fait la différence entre les deux catégories de coopérants, s’agissant particulièrement des VSN des institutions protestantes. Mais les trajectoires de ces derniers ont également varié suivant les postes occupés et les relations avec les Malgaches qui ne dépendaient pas uniquement d’eux. Des interviews du personnel domestique (avec lequel les rapports ont pu se maintenir), de collègues, d’élèves et de leurs parents devraient enrichir cette approche. Si le comportement de certains coopérants a suscité des critiques, la société d’accueil n’a pas toujours répondu à l’attente des premiers dont on espère beaucoup, trop peutêtre. Un membre de l’association Amitiés Tiers Monde écrit : « N’est-ce pas normal qu’un étranger soit un point de mire ? Et s’il va à l’Église comme nous venons de lui demander, n’avons-nous pas le droit d’attendre encore plus de lui ? Soyez en sûrs et certains : si un coopérant se comporte bien, on ira à lui spontanément, sinon on s’en détournera, et même, sans le lui dire, mais il le sentira peut-être, on se moquera de lui. C’est tout »113.

Cependant, en même temps qu’il invite le coopérant à bannir toute idée colonisatrice, toute idée de supériorité, dans la même lettre, un Ivoirien déclare sentencieusement à ceux qui bénéficient de la coopération protestante : « Il me semble que nous devons cesser de considérer les coopérants comme des “Saints”, et d’être plus exigeants pour eux que pour nous ». Bibliographie BALANDIER Georges, 1957 : L’Afrique ambiguë, Paris, Plon. COULAUD Daniel, 1973 : Les Zafimaniry : un groupe ethnique de Madagascar à la poursuite de la forêt, Tananarive, Fanontam-Boky Malagasy. GOGUEL Anne-Marie, 2006 : Aux origines du mai malgache. Désir d’école et compétition sociale 1951-1972, Paris, Karthala. GROSSETTI Michel, 1985 : L’intérieur de la parenthèse. Le mode de vie des enseignants français en coopération dans l’ancienne zone coloniale de la France, thèse de sociologie, Toulouse.

113

Première lettre d’Amitiés Tiers Monde, 20 septembre 1971, signée de J. Graff qui rapporte les points de vue de bénéficiaires de la coopération protestante en Afrique et à Madagascar. Cette réflexion suit un paragraphe qui commence ainsi : « À Madagascar, et pas seulement à Madagascar… ».

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VOLONTAIRES DU SERVICE NATIONAL DU DEFAP À MADAGASCAR (1962-1975)

GUTH, Suzie, 1982 : Exil sous contrat. Les communautés de coopérants en Afrique francophone, thèse de doctorat-ès-lettres et sciences humaines, université René Descartes, Paris V, Paris. HONEGGER André, 1972 : « Le service des coopérants », Journal des Missions évangéliques, JME, octobre-novembre, p. 131-136. KIRSCHLEGER Pierre-Yves, LOUPIAC Paul, ROTT Martin, ZORN JeanFrançois, 2008 : Roland de Pury (1907-1979). Un théologien protestant non conformiste en son siècle, Lyon, Olivétan. « Les coopérants et la coopération », numéro spécial de la revue Esprit (juillet-août 1970). MOREL Alain, 2011 : Quarante ans d’Afrique et de déserts. Carnets de route d’un géographe, Paris, Ibis Press. NEGRONI (de) François, 2007 [1977] : Les colonies de vacances. Portrait du coopérant français dans le Tiers Monde, Paris, L’Harmattan. PURY (de) Roland, 1967 : Des antipodes. Lettres de Madagascar, Suisse, Delachaux et Niestlé. RABEARIMANANA Lucile, 1993 : « D’un christianisme missionnaire à un christianisme malgache (1940-1960) », in B. Hubsch (dir.), Madagascar et le christianisme, Paris, Karthala, p. 367-390. RAISON-JOURDE Françoise, 2002 : « Coopérants français et acculturation étudiante à la fin des années soixante à Madagascar. Un processus explosif au sein d’une société à l’identité fragile », Revue historique des Mascareignes, n° 4, p. 67-78. SCHOMER Marc, 1970-71 : Volontaire étranger que fais-tu dans le Tiers Monde ?, Paris, Institut international de recherche et de formation en vue du développement harmonieux.

187

Les coopérants dans l’enseignement secondaire en Haute-Volta (Burkina Faso) jusqu’au milieu des années 1970

Honoré OUÉDRAOGO∗

Après son accession à l’indépendance, accroître l’offre scolaire fut d’emblée une priorité de la politique éducative de la Haute-Volta, actuel Burkina Faso1. En 1961, la conférence d’Addis-Abeba sur le développement de l’éducation en Afrique, avait défini pour les États africains un rythme de croissance de l’expansion scolaire. La Haute-Volta souscrivit à cette logique d’augmentation des infrastructures scolaires et d’accroissement des effectifs de scolarisés. Affirmer que les infrastructures et le personnel pédagogique constituent les principaux facteurs du développement de l’offre scolaire semble une évidence. En accédant à l’indépendance, la Haute-Volta ne disposait que de seize établissements d’enseignement secondaire : deux collèges publics et quatre collèges privés pour l’enseignement général, trois cours normaux publics et un cours normal féminin privé pour la formation des maîtres. Dans l’enseignement technique, un centre d’apprentissage public et quatre établissements privés, dont un féminin, complétaient la panoplie de l’enseignement secondaire. En matière de personnel éducatif, en 1962, le pays comptait dans l’enseignement secondaire (public et privé), en tout et pour tout, deux professeurs nationaux licenciés. Les autres enseignants, soit plus de quatre-vingts, étaient par conséquent étrangers2. Et pourtant, malgré cette dépendance absolue vis-à-vis de l’étranger, les Voltaïques parlaient eux aussi d’expansion scolaire, dans la ferveur de l’indépendance. Pour légitime que fût cette aspiration, on peut se demander comment l’État voltaïque pouvait résoudre immédiatement la question du personnel administratif et pédagogique de son enseignement secondaire. Pendant plus d’une décennie, la coopération de suppléance s’organisa et se développa. Des expatriés aux ∗

Docteur en histoire. Université Saint-Thomas d’Aquin (Burkina Faso). En 1984, le régime dirigé par Thomas Sankara (de 1983 à son assassinat en 1987) décide le changement de nom du pays, pour marquer la rupture avec le passé. 2 Archives de l’enseignement catholique (AEC) Burkina Faso (BF), carton n° 25, Rapport avec le ministère, dossier « Plan de 1962 », « Aménagements nationaux », p. 5. Enseignants non voltaïques dans l’enseignement public : 25 licenciés, 5 chargés d’enseignement, 3 professeurs de CEG, 15 instituteurs, 1 professeur d’EPS. Dans l’enseignement privé : 8 professeurs licenciés, 2 chargés d’enseignement et 22 instituteurs. 1

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) statuts divers furent confrontés aux conditions de vie et de travail de ce pays réputé austère. Quel fut l’apport de la coopération française au développement de l’enseignement secondaire burkinabè, de l’indépendance au milieu des années 1970 ? Cet article s’articule en deux moments essentiels. Dans un premier temps, il s’intéresse aux aspects quantitatifs de la coopération ; dans un second temps, il prend en compte les conditions d’exercice de la coopération au Burkina Faso durant la période concernée. Les principales sources d’information sont les entretiens oraux avec les anciens coopérants3, et les archives, notamment celles de l’enseignement catholique au Burkina Faso et celles de l’ambassade de France à Ouagadougou. « Boucher des trous » en attendant la relève4 En proclamant l’indépendance du pays en 1960, les autorités voltaïques ne se doutaient pas de la lenteur de la relève du personnel qualifié pour les différents services. En raison des besoins immenses auxquels le pays ne pouvait faire face sans une aide extérieure, pendant une durée plus ou moins longue, la Haute-Volta, comme d’autres anciennes colonies françaises, signa des accords de coopération en matière d’assistance technique en 1961 avec la France. Ces accords servirent de cadre pour la fourniture d’experts et de techniciens (Ligot, 1964 : 103). En matière de scolarisation, ceux-ci furent complétés par les accords de coopération culturelle, pour lesquels il était précisé que « s’agissant de l’enseignement primaire secondaire et technique, la France s’engage à aider au développement de l’enseignement dans chaque État et à faciliter sur son propre territoire la formation des ressortissants africains, notamment par la mise à disposition du personnel enseignant qualifié et du personnel de l’inspection pédagogique, par l’organisation des examens et concours et par l’assistance au fonctionnement des services administratifs » (id. : 107). Dans l’enseignement public Ainsi, à partir de 1961, avec l’entrée en vigueur des accords de coopération, un nouveau type de personnel pédagogique et administratif effectuait son entrée dans les établissements secondaires. Il prenait la relève du personnel colonial que la marche vers l’indépendance puis son accession avait fait déserter les collèges voltaïques ; ainsi, en 1959, la plupart des membres du 3

Ces entretiens ont été réalisés dans le cadre de notre thèse. Le réseau des coopérants catholiques a été le plus accessible, ce qui explique le déséquilibre de certaines parties de notre étude qui tend à privilégier ceux-ci au détriment des coopérants de l’enseignement public. 4 Domenach et Goussault, 1970 : 3.

190

COOPÉRANTS DANS L’ENSEIGNEMENT SECONDAIRE EN HAUTE-VOLTA personnel du collège moderne de Bobo-Dioulasso, titulaires ou contractuels, avait demandé à quitter la Haute-Volta. Sur quatorze, quatre restèrent, soit un renouvellement du personnel de 71 %5. La mise en œuvre des accords de coopération fut donc une bouée de sauvetage pour l’enseignement voltaïque. L’assistance technique dans l’enseignement fut d’abord constituée de fonctionnaires français détachés, encore appelés coopérants civils. Ce personnel comprenait des fonctionnaires du ministère de l’Éducation nationale de la République française mis à la disposition du gouvernement de la Haute-Volta : professeurs agrégés, certifiés ou licenciés, adjoints d’enseignement licenciés, chargés d’enseignement non licenciés. À ces fonctionnaires détachés de la France, s’ajoutaient des agents contractuels recrutés en France ou dans d’autres États. À partir de 1964, l’assistance technique s’enrichit d’une nouvelle section : les sursitaires qui devaient accomplir leur service militaire. D’abord appelé « service militaire en coopération », la nouvelle section devint en 1967 le corps des appelés du « Service national actif » puis « Volontaires du Service national actif » (VSNA) (Hessel, 1970 : 9). Jean Suret-Canale mentionne l’arrivée et l’augmentation des représentants de cette nouvelle composante de l’assistance technique en ces termes : « On aura également recours à partir de 1964, et dans une proportion croissante, aux Volontaires du Service national (VSNA), appelés du contingent admis à remplacer leur service militaire par un service en coopération » (Suret-Canale, 1964 : 224).

En Haute-Volta, la contribution des VSNA au développement de l’enseignement secondaire fut importante. C’est à eux qu’on attribuait volontiers les postes difficiles6, parce que les autres les refusaient, alors qu’il s’agissait de jeunes dépourvus à la fois d’expérience professionnelle et d’expérience du pays, et que ces postes requéraient des agents exceptionnellement expérimentés. Le tableau n° 1 permet d’appréhender l’évolution de la part du personnel éducatif par rapport à l’effectif total de l’assistance technique française en Haute-Volta de 1960 à 1971. Il présente également les effectifs des coopérants dans l’enseignement selon leur statut.

5

Centre des archives diplomatiques de Nantes (CADN), MCAC de Ouagadougou, carton n° 8, dossier sur la situation de l’enseignement 1954-1960, rapport sur la situation de l’enseignement du second degré au 1er janvier 1959, p. 8. 6 Entretien avec Françoise Imbs, Paris, 12 décembre 2007.

191

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) Tableau 1 : L’assistance technique française en Haute-Volta (1960-1971)7 Années 1960-61 1961-62 1962-63 1963-64 1964-65 1965-66 1966-67 1967-68 1968-69 1969-70 1970-71 1971-72

Effectif total 384 359 351 384 423 450 485 506 494 468 464 465

Assistance technique enseignants Civils Militaires Total % 74 74 19,5 93 93 26,0 119 119 34,0 162 162 42,0 157 30 187 44,0 195 36 231 51,5 201 53 254 52,5 228 50 278 55,0 199 60 259 52,5 192 59 251 53,5 195 56 251 54,0 194 60 254 54,5

On ne peut que souligner la place prépondérante accordée progressivement à l’enseignement par l’assistance technique. L’importance du personnel enseignant apparaît nettement sur ce tableau. Entre 1960 et 1971, on constate une diminution du nombre de coopérants dans les autres secteurs où leur effectif passe de 310 à 211. En revanche la part des enseignants, en progrès continu, passe de 19,5 % à 55 % du total de 1960 à 1967. À partir de 19651966 jusqu’en 1971-1972, plus de la moitié du personnel de l’assistance technique en Haute-Volta est affectée à l’enseignement. L’augmentation de l’effectif total de l’assistance technique résulte de leur présence dans l’enseignement où elle culmine en 1967-1968. Les nombreuses créations de collèges à partir de 1961 rendirent cet enseignement « dévoreur » de personnel expatrié. L’enseignement secondaire fut le plus gros « consommateur » de personnel d’assistance technique. Cette forte proportion atteste la prépondérance du secteur culturel dans la politique française d’aide au développement. La présence des sursitaires ou militaires depuis 1964 constitua un appoint important qui permit de répondre à la demande croissante depuis 1960. L’assistance technique avait un volet financier qui n’était pas négligeable, tant pour la France que pour les pays bénéficiaires. Les Volontaires du Service national permirent de minimiser le coût des dépenses françaises pour l’assistance technique comme on peut le constater à partir du tableau suivant.

7

CADN, MCAC de Ouagadougou, carton n° 654, Éducation et formation 1967-1973, dossier statistiques scolaires 1971, sous-dossier Fiches Éducation nationale, « L’Éducation nationale voltaïque, renseignements statistiques », p. 15.

192

COOPÉRANTS DANS L’ENSEIGNEMENT SECONDAIRE EN HAUTE-VOLTA Tableau 2 : Effectifs du personnel et dépenses françaises pour l’assistance technique dans l’enseignement voltaïque de 1960 à 19678 Années Effectifs

60-61

61-62

Civils 74 93 Militaires Total 74 93 Coût (en anciens francs/métro) Civils : 4 millions 296 372 AF/an

Militaires : 0,5 million AF/an

Total

62-63

63-64

64-65

65-66

66-67

67-68

119 119

162 162

157 30 187

195 36 231

201 53 254

228 50 278

476

648

628

780

804

912

-

-

-

-

15

18

26,5

25

296

372

476

648

643

798

830,5

937

Ce tableau fait ressortir l’évolution annuelle des dépenses de la France pour les enseignants que celle-ci envoyait en Haute-Volta et montre le coût de l’apport des militaires, les dépenses pour un militaire étant huit fois moins élevées que pour un enseignant civil, à savoir 0,5 million anciens francs/ métro pour le premier et 4 millions pour le second. D’une manière générale, pour l’État voltaïque, les agents de l’assistance technique coûtaient moins cher. Pour chaque enseignant de l’assistance technique, l’État assurait le loyer et une contribution mensuelle de 40 000 F CFA. Le coût total par agent et par an était estimé à 800 000 F CFA9. Il importe de souligner la présence d’enseignants d’autres nationalités dans l’enseignement public, même s’ils restent minoritaires par rapport à ceux de l’assistance technique française. À titre d’exemple, en 1969-1970, on dénombrait huit professeurs canadiens, quatre allemands, cinq américains et trois britanniques dans les établissements publics voltaïques, soit 20 contre 251 français (11,5 %)10. En outre, à côté des coopérants envoyés dans le cadre de l’assistance technique par l’Administration publique, il y avait de nombreux personnels étrangers de statut divers, enseignant dans les établissements privés confessionnels.

8

CADN, MCAC de Ouagadougou, carton n° 654, Éducation et formation 1967-1973, dossier statistiques scolaire 1971, sous-dossier Fiches Éducation nationale, Éducation nationale, renseignements statistiques, 1968. 9 Centre national des archives (CNA), 32V36, Éducation nationale, Situation de l’enseignement du premier degré 1964-1968, exposé introductif aux assises nationales, Joseph KiZerbo, Annexes. 10 CADN, MCAC de Ouagadougou, carton n° 654, Éducation et formation 1967-1973, dossier statistiques scolaires 1971, sous-dossier Fiches Éducation nationale, statistiques scolaires 1969-1970.

193

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) Dans l’enseignement privé confessionnel Le christianisme, introduit au début du XXe siècle, avait trouvé un terrain favorable en Haute-Volta. Au plan numérique, les chrétiens ne furent tout de même jamais majoritaires. À titre d’exemple, en 1967, ils représentaient 7 % de la population totale contre 27,5 % pour les musulmans et 65 % pour les adeptes de la « religion traditionnelle »11. Pourtant, l’Église catholique, notamment, exerçait une influence prépondérante dans ce pays. Une des expressions de cette influence était la forte présence de catholiques au sein de l’appareil d’État. Ceci s’expliquait par l’important investissement de l’Église catholique sur le plan culturel et social, notamment dans les domaines de la scolarisation et de la santé. Après l’indépendance et jusqu’en 1969, la politique scolaire nationale conserva une place de choix à l’enseignement privé confessionnel qui permit à l’Église catholique de continuer à tisser un vaste réseau scolaire. Dans l’enseignement secondaire, on assista à une poussée rapide des établissements catholiques. En 1959, veille de l’indépendance du pays, on comptait cinq collèges d’enseignement général ; cinq ans après (en 1964), on en dénombrait 12 dont trois avaient été transformés en lycées. La moitié (50 %) de ces collèges était des établissements féminins. En outre, plusieurs établissements catholiques d’enseignement technique – industriel, tertiaire et ménager – avaient été créés (Ouédraogo, 2010 : 248-277). Dans tous ces établissements, les religieux et les religieuses formaient le personnel administratif et pédagogique. Au tournant de l’indépendance du pays, on assista à la laïcisation progressive du personnel éducatif des collèges catholiques avec l’apport de plus en plus important d’enseignants expatriés. Avant la mise en place d’organismes ecclésiaux de coopération, le canal de recrutement était celui du cercle familial ou le réseau des amis des missionnaires déjà en poste en HauteVolta. C’est dans ce cadre que Marcel Gagneux arrive comme professeur, au collège Joseph Moukassa de Koudougou. Originaire de Haute-Savoie (France), titulaire de la première partie du baccalauréat, il fut sollicité par son oncle, frère Camille Mercier, à qui était confiée la charge d’ouvrir le dit collège en octobre 1961. Marcel Gagneux arriva en Haute-Volta le 20 septembre 196112. Le cas d’Anne-Marie Duperray confirme bien ce mode de recrutement. Voici comment elle se retrouva coopérante au collège de Kologh Naaba à Ouagadougou de 1966 à 1969 : « Une amie dont la sœur connaissait la directrice du collège de Kologh Naaba et la directrice avait

11

CADN, Ambassade de France/Ouagadougou n° °7, dossier « Querelle de l’enseignement catholique 1967-1968 », ambassadeur de France en Haute-Volta au ministre des Affaires étrangères, n° 49/DAM du 17 février 1968, p. 4. 12 Archives du collège Joseph Moukassa, registre des professeurs.

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COOPÉRANTS DANS L’ENSEIGNEMENT SECONDAIRE EN HAUTE-VOLTA besoin de trois ou quatre enseignants. Avec trois autres, nous sommes parties répondre à ce besoin de la directrice »13. Lorsque le Service national actif se mit en place en 1964, les congrégations religieuses utilisèrent ce canal pour faire affecter, dans leurs établissements, leurs jeunes confrères, appelés sous les drapeaux. Les Frères des écoles chrétiennes réussirent à affecter quelques-uns de leurs confrères dans leurs collèges au Burkina Faso et au Mali. Le cas de Nicolas Capelle en est une illustration. À la question de savoir comment un membre d’une congrégation religieuse s’est retrouvé coopérant, il répond : « C’est en 1964 que je suis allé en coopération, d’abord à Sikasso au Mali puis à Nouna en Haute-Volta. À l’époque, j’étais sursitaire parce que je n’avais pas fait mon service militaire à cause des études. Pendant les années de scolarité, il était difficile de faire son service militaire. Comme on avait le choix, tous les frères ne faisaient pas le service militaire mais ils partaient plutôt en coopération. À l’époque on faisait un an de coopération. Je suis parti donc en coopération en septembre 1964 et je suis revenu à Paris en juillet 1965. Après un mois de congé, j’ai rejoint la caserne militaire pour quatre mois de formation. La coopération en Afrique comptait double, et réduisait ainsi le temps du service militaire. C’est donc sous statut militaire que je suis allé en coopération. Mais en réalité pendant mon séjour je n’ai vu aucun militaire »14.

L’affectation des religieux sursitaires dans les communautés de mission en Afrique ne semblait pas être source de difficultés particulières. Cependant la gestion de ces religieux VSNA n’a pas toujours été conforme aux engagements pris par les missionnaires comme le montre l’itinéraire de Nicolas Capelle. Officiellement recruté comme coopérant pour le collège moderne de Toussiana, il séjourna pendant la première moitié de son année de coopération au cours Normal de Sikasso au Mali avant de rejoindre le collège d’enseignement général de Nouna pour le reste de l’année. Dans une correspondance à ses parents, il expose la complexité de sa situation : « Vous savez que je suis dans une situation illégale. Depuis le début le F. Visiteur d’Afrique essaie de mettre en règle mon changement de pays dû aux compétences diverses des frères militaires. Mais la question ne s’arrange pas du tout et les ministères semblent exiger mon renvoi en Haute-Volta qui était ma première destination. D’ici le 9 janvier je serai définitivement fixé, cependant entre temps je dois faire mes valises et me tenir sur le qui-vive

13 14

Entretien avec Anne-Marie Duperray, Lyon, 30 janvier 2008. Entretien avec Nicolas Capelle, Paris, 26 septembre 2007.

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) attendant un ordre qui me conduira à Nouna petit bled du Nord de la HauteVolta. Quand cela aura lieu je vous dirai… »15.

Aux exigences plutôt martiales de l’assistance technique, l’Église de France répondit par la mise en place de services propres de coopération, parmi lesquelles la Délégation catholique pour la coopération (DCC), et fut particulièrement active dans le recrutement d’enseignants en France pour le Burkina Faso. Des agences de coopération comme le service de Coopération au développement (SCD) et la FIDESCO sous-traitaient avec elle pour le traitement des dossiers des volontaires auprès des services étatiques. Fondée en 1967 par l’épiscopat français, à la demande des pouvoirs publics français et des évêques africains16, la DCC a d’abord été présente en Afrique avant d’élargir son rayon d’action à d’autres continents. En exécution des conventions particulières conclues respectivement avec la DCC et la Société des Missions évangéliques, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères chargé de la Coopération put mettre à la disposition des Œuvres privées, sur leur demande, des appelés du contingent affectés au service de la Coopération pour accomplir une mission de coopération dans leurs établissements d’enseignement en Afrique noire et à Madagascar17. Vis-à-vis du secrétariat d’État aux Affaires étrangères, la DCC fut chargée de sélectionner les candidatures et de lui présenter les dossiers officiels des candidats retenus ; elle propose leur affectation à un emploi outre-mer. Elle est également responsable de l’incorporation jusqu’à la libération du Service actif, de la prise en charge des appelés du contingent mis à sa disposition et de l’application des dispositions légales et règlementaires relatives au statut de ces appelés. Répondant à la demande des Églises locales, « la DCC se met au service de partenaires du Tiers Monde qui initient eux-mêmes leurs actions de développement… C’est à leur demande que la DCC répondra »18. Notons que les missionnaires incitaient les jeunes Français à devenir volontaires pour la coopération. Martine et Jean-Paul Machet montrent également comment ils se sont retrouvés au collège Joseph Moukassa à Koudougou : « Michel Grivel fut le premier à nous parler de Moukassa où il avait enseigné. Frère Camille19, originaire de Tours-en-Savoie, nous a convaincus de privilégier la HauteVolta, plutôt que l’Institut de gestion de Tananarive, malgré une très forte 15

Correspondance privée du frère Nicolas Capelle, Lettre à ses parents et à sa sœur, Sikasso, 30 décembre 1964. 16 Entretien avec Brigitte de Panthou, Paris, 6 juin 2007. 17 Secrétariat d’État aux Affaires étrangères chargé de la Coopération, Notice technique sur la coopération dans l’enseignement privé dans les États d’Afrique au sud du Sahara et à Madagascar, décembre 1967. 18 Archives de la DCC, P. Jactat, Évaluation-capitalisation de l’action de la DCC au Burkina Faso, 2004, p. 36. 19 Frère Camille Mercier était le fondateur et le directeur du collège Joseph Moukassa.

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COOPÉRANTS DANS L’ENSEIGNEMENT SECONDAIRE EN HAUTE-VOLTA différence de rémunération »20. S’agissant des jeunes religieux ou des séminaristes, un jeu subtil tacite se jouait entre les missionnaires et la DCC. Celle-ci lui soumettait la liste, à charge pour elle de l’entériner. Une telle pratique permettait aux congrégations religieuses de faire bénéficier leurs jeunes religieux ou des séminaristes français du statut et des avantages de coopérants DCC qu’elles recevaient dans leur mission. C’est ainsi que les Frères de la Sainte Famille, basée en région lyonnaise, soumirent à cette institution plusieurs candidatures de leurs confrères appelés du Service militaire : Robert Ruffier en 1970, puis Yves Perrier-Muzzet en 1971, entre autres, furent affectés dans le juvénat de Saaba à Ouagadougou ou dans le collège à Koudougou. Les premiers départs de coopérants sous la bannière de la DCC ont lieu en 1968. Cette année, vingt-sept arrivent au Burkina Faso. Si dans son projet général, la DCC envoie des volontaires dans plusieurs secteurs, en HauteVolta, le secteur scolaire s’est très rapidement révélé avide de volontaires. De fait, sur les vingt-sept coopérants qui arrivèrent en Haute-Volta en 1968, un seul était destiné à des activités pastorales à la Mission catholique de Toma. Les vingt-six autres étaient affectés dans des activités scolaires, soit dix-neuf dans les collèges confessionnels et sept dans les petits séminaires du pays21. C’est donc l’enseignement secondaire confessionnel qui s’affirma comme le lieu privilégié de coopération entre la DCC et l’Église catholique en Haute-Volta (voir le détail des effectifs de volontaires dans les établissements en annexes 1 et 2). Sur la période allant de 1968 à 1980, de réguliers « consommateurs » de coopérants se dégagent : le collège Joseph Moukassa, collège Tounouma, le collège de la Salle, le séminaire de Pabré, le collège de Diébougou. En revanche des petits séminaires comme celui de Koudougou s’étaient passé des coopérants de la DCC. Le graphique 1 révèle également la présence tardive de coopérants dans les établissements confessionnels féminins. Jusqu’au milieu des années 1970, aucun collège féminin, pourtant nombreux dans le pays, ne reçut de coopérants de la DCC. Le Service militaire ne concernant que les garçons, et dans un contexte où l’enseignement des filles par des femmes était en vigueur, il est évident que les collèges féminins furent les parents pauvres de la coopération. Un fait important est le retrait des congrégations internationales féminines de certains établissements à partir de 1974. Le recours à des coopérants par les congrégations autochtones en est une conséquence (Ouédraogo, 2010 : 421-424).

20

Entretien avec Martine et Jean-Paul Machet, Belley (France), 27 janvier 2008. Archives de la DCC, P. Jactat, Évaluation-capitalisation de l’action de la DCC au Burkina Faso, 2004, p. 15-17. 21

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) Graphique 1 : Effectifs de coopérants DCC dans les établissements secondaires catholiques de 1968 à 1980 20 Effectifs dans les collèges pour garçons 18 Effectifs dans les collèges pour filles 16 14

Effectifs

12 10 8 6 4 2 0 1968

1969

1970

1971

1972

1973

1974

1975

1976

1977

1978

1979

1980

Source : Archives de la DCC, P. Jactat, Évaluation-capitalisation de l’action de la DCC au Burkina Faso, 2004, p. 15-17.

Enfin, entre cet organisme et l’Église en Haute-Volta, s’était établi un partenariat durable, comme en témoignent les effectifs de volontaires dans les établissements (graphique 1 et annexes 1 et 2). Les partenaires voltaïques étaient dans leur grande majorité des congrégations religieuses : les frères des Écoles chrétiennes, les frères de la Sainte-Famille, les diocèses. Ce qui ne manquait pas d’influer sur les rapports entre la DCC et les partenaires Voltaïques. Une certaine sécurité s’était installée, sécurité quant à la demande de renouvellement de poste. « De toute façon il y avait un certain nombre de partenaires (voltaïques) certains »22 ; sécurité aussi pour la régularité des versements des indemnités des volontaires. « On s’appuyait sur les partenaires “institutionnels” dont on sait qu’ils verseront les indemnités chaque mois »23. En somme, le partenariat entre la DCC et l’enseignement catholique voltaïque était dynamique et cordial. Ce que les responsables de la DCC résumaient en ces termes : « le Burkina tournait seul »24. Le renouvellement continu des demandes des volontaires par le Burkina Faso a ainsi établi le pays comme un partenaire fidèle de cet organisme. Les sollicitations du Burkina Faso étaient telles que la DCC fut submergée, au point de refuser de répondre favorablement à toutes les 22

Id., p. 39. Ibid. 24 Ibid. 23

198

COOPÉRANTS DANS L’ENSEIGNEMENT SECONDAIRE EN HAUTE-VOLTA demandes ; Pierre-Yves Pecqueux, directeur de la DCC de 1983 à 1990, le reconnaît implicitement : « À une époque, on s’est décidé à ne pas augmenter le nombre de volontaires au Burkina, parce que si on augmentait les volontaires au Burkina c’était au détriment d’autres pays »25. L’importance de la demande en provenance de Haute-Volta s’expliquait par la situation interne des congrégations enseignantes qui éprouvaient des difficultés d’une part à renouveler leur personnel et d’autre part à trouver un personnel local, religieux ou laïc. Dans les différentes congrégations, c’est vers la fin des années 1970 que les premiers religieux africains qualifiés firent leur entrée comme enseignants dans les établissements secondaires. Chez les frères de la Sainte Famille c’est en 1977 que le premier Voltaïque obtint une licence d’enseignement ès-lettres. Ainsi qualifié pour l’enseignement secondaire, il prit place au sein d’un corps enseignement composé d’expatriés français. En attendant que de nombreux religieux voltaïques se munissent des diplômes requis pour l’enseignement secondaire ou que l’université de Ouagadougou produise en quantité des diplômés qualifiés pour assurer cet enseignement, la coopération inter-Églises a permis de combler ce manque crucial de personnel d’encadrement. Ainsi, dès les premiers moments et même pendant longtemps, l’apport de la DCC fut décisif pour la scolarisation des jeunes Voltaïques tant dans les séminaires que dans les lycées et collèges privés catholiques26. De 1961 à 1966, l’enseignement secondaire Burkinabè connaît une prodigieuse expansion. L’enseignement secondaire public, jusque-là concentré à Ouagadougou et à Bobo-Dioulasso, s’implante dans des villes moyennes. Sept établissements publics dont une école normale, sont créés contre neuf établissements privés (cinq féminins et deux établissements municipaux). À ces établissements d’enseignement général et normal, s’ajoutaient cinq centres d’enseignement ménager et familial (CMF) qui, jusqu’en 1969, étaient classés comme établissements d’enseignement secondaire. Le fonctionnement de ces établissements fut possible grâce à un personnel expatrié parmi lequel figurent en premier lieu les coopérants français. Le nombre des enseignants étrangers était appelé à décroître au fur et à mesure que les autochtones pouvaient assurer la relève de l’emploi dans les postes occupés. La Haute-Volta ne pouvait compter indéfiniment sur l’apport des enseignants étrangers qu’elle n’avait pas contribué à former. À partir de 1972, la présence de Voltaïques dans l’enseignement secondaire s’affirma nettement dans l’enseignement public du fait des résultats de la politique scolaire mise en œuvre au milieu des années 1960 avec l’ouverture 25

Id., p. 24. Notons qu’à partir de 1966, on assiste à une poussée des établissements privés laïcs qui absorbèrent une masse de plus en plus importante d’élèves. Mais ces établissements recoururent très peu à la coopération française tant et si bien que nous ne les intégrons pas dans notre analyse. 26

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) d’une École normale supérieure puis d’un Centre d’enseignement supérieur à Ouagadougou. Si la présence d’éléments nationaux s’accentua à partir de cette date, elle ne mit pas fin à la coopération dans l’enseignement secondaire. Dans l’enseignement confessionnel, l’africanisation du personnel se fit plus lentement. L’élargissement de l’offre scolaire, qui enregistra la création de nombreux collèges et lycées privés laïcs pendant les années 1970, n’utilisant que du personnel local, accentua la demande de personnel d’encadrement local et contribua incontestablement à retarder l’africanisation du personnel dans les établissements confessionnels. Incontestablement, dans l’enseignement public comme dans l’enseignement confessionnel, l’assistance technique a permis de suppléer à la carence du système éducatif national. La coopération fut, en outre, le lieu d’expériences originales pour de nombreux expatriés. Les conditions de vie et de travail des coopérants enseignants en Haute-Volta Pendant la période coloniale, la Haute-Volta n’était pas la destination favorite des expatriés français et ceux qui, au bout d’âpres tractations rejoignaient les postes voltaïques, entamaient, dès que possible, des demandes de mutation pour d’autres territoires. Tout se passait comme s’il fallait éviter toute affectation en Haute-Volta, et si l’on y était nommé, il fallait en repartir le plus tôt comme le révèle le rapport sur le cours normal de 1952 : « Difficultés relatives au personnel : arrivée tardive de deux ménages, cours qui n’ont pu effectivement débuter qu’en janvier, départ après les vacances de Pâques d’un professeur, demandes simultanées de départ formulées par les deux ménages précités, après trois mois passés dans l’établissement »27.

Ainsi, les difficultés de recrutement du personnel métropolitain et l’instabilité du corps enseignant des établissements secondaires furent les traits marquants de la vie scolaire pendant la période coloniale. Les causes d’un tel désintérêt apparaissent dans le même rapport scolaire de 1952 qui mentionne que : « Trois années consécutives nous ont permis de nous rendre compte, qu’à Ouahigouya, poste de brousse, au climat pénible, pendant les mois de mars à mai – mois de « soudanite » –, il faut affecter un personnel volontaire, ayant une vocation coloniale affirmée. Une partie du personnel présent cette année,

27

CNA, 32V35 : Rapport de fin d’année année scolaire 1952-1953, Ouahigouya, p. 1.

200

COOPÉRANTS DANS L’ENSEIGNEMENT SECONDAIRE EN HAUTE-VOLTA a montré son incapacité d’adaptation à cette vie de brousse pour laquelle, il faut un tempérament particulier et une santé solide »28.

Toute la difficulté de la coopération dans l’enseignement résidait dans la double exigence d’une vocation et d’une compétence pédagogique. Quelles étaient alors les conditions de vie et de travail des coopérants après l’indépendance ? Des conditions d’enseignement difficiles En théorie, la mission assignée aux coopérants enseignants était précise. Selon Claudine Enjalbert, « ces enseignants sont chargés de mission par le ministre des Affaires étrangères qui les met à la disposition des pays qui en font la demande ; pour eux il ne s’agit pas de dispenser un enseignement calqué sur celui qui est donné en France mais d’aider les pays en voie de développement à se doter de moyens de formation répondant à leur données propres, de caractère social, politique et économique, répondant aussi à leurs objectifs de croissance » (Enjalbert, 1970 : 28). L’existence d’une école adaptée aux réalités nationales eut permis l’atteinte de ces objectifs et nécessité des coopérants un nécessaire travail d’adaptation aux programmes d’enseignement. Or à la suite de l’indépendance, malgré les discours consensuels sur la nécessité de son africanisation, l’enseignement voltaïque demeura outrageusement calqué tant dans son organisation que dans la plupart des disciplines, sur le système scolaire français. Les fameuses CONFEMEN (Conférences des ministres de l’Éducation nationale), rassemblant les ministres des anciennes colonies d’Afrique et celui de la France, furent plutôt un cadre politique de pérennisation du système scolaire de l’ancienne métropole dans les différents pays africains. Dans ce contexte, les coopérants apparurent plutôt comme « les gardiens du temple » scolaire français dans les pays francophones. Les principaux changements qui nécessitèrent une adaptation s’effectuèrent en histoire-géographie. La réforme de l’OCAM29 adoptée en 1965, avant sa mise en application générale dans les territoires en 1967, fut expérimentée en Haute-Volta sous la houlette du professeur Joseph Ki-Zerbo. Ce nouveau programme défini par la conférence d’Abidjan (22-28 avril 1965) plaçait l’Afrique et ses civilisations au centre de l’enseignement de l’histoire30. Les enseignants d’histoire-géographie de ces années se souviennent encore de leurs conditions de travail où l’absence totale de documents les obligeait à être ingénieux pour élaborer leur cours. Françoise Imbs

28

CNA, 32V35 : Cours Normal de Ouahigouya, Rapport de fin d’année, année scolaire 19521953, p. 36. 29 Organisation commune africaine et malgache (puis Mauricienne). 30 Nations nouvelles, Revue de l’OCAM, n° 7 nouvelle série, mars 1966, p. 36.

201

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) raconte comment, avec l’appui de Joseph Ki-Zerbo, furent introduits ces nouveaux programmes : « C’était la première année où l’histoire africaine devait être appliquée. On se retrouvait à avoir à enseigner l’histoire européenne où on avait des manuels français et l’histoire africaine pour laquelle on n’avait rien. Mais comme on avait Ki-Zerbo qui était inspecteur d’académie, il a fait des polycopiés qui nous ont été utiles. Mais on a dû improviser »31.

Premiers à tester ce programme africanisé, les enseignants d’histoiregéographie, nationaux comme expatriés, ont essuyé les plâtres. Comme le souligne Anne-Marie Duperray, cela les a obligés à avoir une politique commune avec tous les enseignants du secondaire de la ville de Ouagadougou qui se regroupaient pour préparer les cours. Pour les enseignants d’une même discipline, un cours était diffusé à la radio nationale chaque mercredi matin, par l’un d’entre eux32. Ils pouvaient ainsi pallier le manque de documentation. Dans ce contexte, les enseignants d’histoire-géographie avaient une grande liberté pédagogique pour faire différentes expérimentations. Cette expérimentation s’accomplissait au prix d’un volume de travail important. L’intensité du travail est d’ailleurs soulignée par de nombreux coopérants. Au cours de sa première année de coopération, Anne-Marie Duperray, qui se vit confier les classes de la 5e à la terminale, se retrouva avec douze cours à préparer, soit six cours d’histoire et six de géographie. De même, dans sa correspondance privée avec ses parents, le frère Nicolas Capelle témoigne du poids de la charge scolaire : « Le travail qui me revient est un peu pesant : maths, sciences, français, histoire en 6e. Moi, un si grand matheux ! Chaque cours de maths, de sciences me prend 2 h de préparation ! Il me faut d’abord comprendre la leçon et faire les exercices et ensuite mâcher tout cela pour ces crânes dont le mécanisme interne est réglé par le facteur “lenteur africaine”… »33.

Se retrouver enseignant de plusieurs disciplines à la fois littéraires et scientifiques, dans un contexte culturel différent du sien, à vingt-deux ans alors qu’on n’a pour tout bagage intellectuel que le baccalauréat comme c’était le cas de Nicolas Capelle34 pouvait se révéler la cause de graves difficultés. L’extrême jeunesse du coopérant, le manque de qualification ainsi que la diversité des tâches pédagogiques débouchaient sur des situations difficiles comme en témoignent les récits d’anciens élèves. Le manque 31

Entretien avec Françoise IMBS, Paris, 12 décembre 2007. Entretien avec Anne-Marie Duperray, Lyon, 30 janvier 2008. 33 Fr. Nicolas Capelle, collège Charles Lwanga, lettre à ses parents et à sa soeur Jeanine, Nouna, 14 janvier 1965. 34 Entretien avec Nicolas Capelle, Paris, 26 septembre 2007. 32

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COOPÉRANTS DANS L’ENSEIGNEMENT SECONDAIRE EN HAUTE-VOLTA de compétence pour enseigner la discipline provoquait d’importants désagréments pour les élèves et de l’embarras pour le coopérant. On peut illustrer ceci par le cas d’un enseignant de mathématiques dans les classes du premier cycle au collège Joseph Moukassa à la fin des années 1960. Alors que ses élèves contestaient le corrigé d’un exercice qu’il leur proposait, il n’eut d’autres formules pour les convaincre que de dire : « Et pourtant Marie m’a dit que c’est comme ça ». Marie, professeur de maths au second cycle dans le même établissement, était son épouse. La contestation des élèves remonta à la direction de l’établissement qui ne tarda pas à découvrir que celui-ci n’était qu’un répétiteur de cours que lui préparait son épouse35. À cela s’ajoutaient des difficultés matérielles, comme le manque d’électricité pour la préparation des cours. C’est notamment le cas de ceux qui résidaient dans les zones rurales ou semi-rurales comme Nouna : « la Mission qui a des ateliers fait fonctionner pendant le jour des moteurs et nous en profitons donc. Mais de 22 h à 7 h 30, il n’y a pas de lumière »36. Cela requiert une bonne organisation de l’enseignant qui doit assumer toutes les tâches de préparation et de correction. Vient ensuite le manque de livres, ce qui obligeait enseignants et élèves à se contenter du minimum disponible. Françoise Imbs reconnaît avoir ouvert sa bibliothèque personnelle à ses élèves du fait que les différentes bibliothèques étaient extrêmement pauvres en ouvrages37. Les conditions de travail étaient comme on peut le constater, peu favorables. Cependant plus éprouvantes étaient les conditions de vie des coopérants. Les conditions de vie des coopérants en Haute-Volta. La Haute-Volta au milieu des années 1970 présentait des infrastructures limitées, même à Ouagadougou comme l’analyse Sophie Dulucq : « des problèmes de ravitaillement, de production d’espace urbain légal, d’équipement public, se posaient à cette ville primatiale. Mais la médiocrité des moyens dont disposait l’État l’empêcha de mettre en place une politique cohérente de gestion urbaine, d’investissement et d’habitat » (Dulucq, 1997 : 324).

Malgré le sous-équipement général du pays, il importe de distinguer les coopérants résidant dans les grandes villes des autres. Pour ces derniers, le climat et l’isolement constituaient de redoutables adversités. Quelques années après l’indépendance, Nicolas Capelle, religieux de la congrégation 35

Entretiens avec Antoine Zougmoré, Koudougou, 14 décembre 2010, et Edouard Guissou, Ouagadougou, 12 janvier 2011. 36 Nicolas Capelle, correspondance privée, collège Charles Lwanga, Nouna, 14 janvier 1965. 37 Entretien avec Françoise Imbs, Paris, 12 décembre 2007.

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) des frères des Écoles chrétiennes, affecté à Nouna comme coopérant VSNA, est très précis, dans une des correspondances à ses parents : « c’est dimanche ; il est 14 h 20. Température : 40 sous la véranda. Silence complet. […] Les élèves sont dans leur coin, il s’em… C’est dur la vie en brousse ! »38.

Bardé de certitudes à son arrivée, le coopérant est vite saisi par les difficultés dont celle de l’adaptation au climat et certainement celle de la nourriture déroutante, quoique nos investigations n’en aient pas repéré expressément. De cette vie « en brousse » Nicolas Capelle en fait une description aussi émouvante que saisissante à ses parents en février 1965 : « Je dis que c’est dur, oui comme toute œuvre d’éducation, mais j’ajouterai plus par là car le climat s’ajoute à tout le reste. D’autre part nous sommes ici en brousse sans aucun moyen de divertissement. Ceci paraît peut-être rien mais c’est énorme. Il y a certains jours où le travail de classe pèse et où on voudrait bien sortir, se divertir, changer d’idées mais c’est impossible… Où partir ? Pour voir quoi ? La brousse ? Mais c’est toujours pareil ! Et dans cette petite chambre comment remuer, comment ne plus penser deux secondes à ces cahiers qui sont sur la valise, à ces bouquins qui bourrent tous les rayons du seul meuble que contient la chambre… Vraiment la vie en brousse, la vie du missionnaire, quand on lui a retiré tout ce qui tient du folklore et tout ce qu’on raconte dans les livres pieux à sensations-fortes-pour-vieillesfilles-incapables-de-s’atteler-à-une-tâche, est terne et sans grandes consolations. Heureusement que nous avons la vie commune qui nous permet de sortir ensemble et d’organiser des journées de détente comme nous avons fait jeudi dernier en allant rencontrer les frères de Sikasso qui passaient à 120 km de chez nous. Sans ces sorties on deviendrait neurasthénique. Je me demande comment font les laïcs missionnaires qui sont ici ; ils vivent seuls ; la plupart sont toujours chez nous car ils sentent bien qu’ils ont besoin d’un soutien je pense que certains se sont engagés sans savoir ce qui pouvait les attendre. C’est dommage car les déboires sont rapides. Vouloir aider un pays c’est bien mais il faut savoir s’y prendre et il faut que ceux qui vous reçoivent veuillent ton aide sinon tu fais du très mauvais travail et quand tu seras parti il ne restera plus rien. Le travail missionnaire est, je crois, mal connu ; et il existe beaucoup de gens pour en parler en France, par exemple, mais très peu savent exactement ce que ça peut être et combien il est difficile. Mais il vaut la peine »39.

Parmi les aspects difficiles de la vie de coopérant dans les régions les plus reculées, soulignés par Nicolas Capelle, figurent l’isolement et le manque de distraction qui font peser sur les expatriés le poids de la solitude et du silence. Cette difficulté renforce incontestablement des liens de 38 39

Nicolas Capelle, correspondance privée, collège Charles Lwanga, Nouna, 23 mai 1965. Id., 14 février 1965.

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COOPÉRANTS DANS L’ENSEIGNEMENT SECONDAIRE EN HAUTE-VOLTA solidarité entre expatriés. Il est certain que beaucoup sont partis en coopération en pensant d’abord à eux : gagner de l’argent, passer utilement et agréablement le temps plutôt que de tourner en rond dans une caserne, sans compter ce goût bien naturel de l’aventure. Ils ne se doutaient pas de l’austérité de la vie du coopérant telle que l’a expérimentée Nicolas Capelle dans son collège de Nouna : « À 5 h la nature se réveille et les hommes avec elle. Mais l’eau courante n’existe pas. Il faut remplir son seau au puits et se laver dehors. Dans ces conditions là, croyez que c’est en général rapide et bien fait (au moins suffisamment…). D’ailleurs ici, à Nouna, les garçons ont le même régime : le matin ils se lavent directement au puits qui se trouve près du collège et je vous assure de croire qu’ils vont vite »40.

Le caractère austère de la vie du coopérant n’est pas propre aux coopérants « broussards ». Ceux affectés dans les grandes villes la connaissent aussi. Même s’ils étaient mieux lotis, ils étaient loin d’avoir toutes les commodités souhaitées. « Les magasins avec des produits européens étaient rares. Moi j’achetais par exemple la viande du marché qui était d’ailleurs très bonne. Mais si l’on voulait des produits européens, fromage et autre ça coûtait cher. Pour s’habiller, imaginer qu’à Ouagadougou, il n’y avait pas de pressing. Par conséquent, il fallait qu’on ait un domestique pour faire la lessive. On n’avait pas de machine à laver »41.

Même dans la capitale, les moyens de communication qui auraient pu réduire un tant soit peu l’isolement des coopérants étaient très limités, ce qui leur laisse un goût d’amertume. « À cette époque on n’avait pas le téléphone. Je ne téléphonais pas à mes parents. J’ai téléphoné une seule fois à mes parents au moment de mai 1968 quand il y avait la grève générale. J’avais une radio ordinaire qui ne me donnait que les nouvelles de Haute-Volta et assez peu de l’extérieur. J’ai donc téléphoné pour savoir comment ça allait et pour leur dire de ne pas s’inquiéter »42.

Cependant, il faut éviter de tomber dans les pièges d’une généralisation hâtive. Tous les coopérants n’étaient pas logés à la même enseigne. Il faut distinguer les Volontaires du Service national, encore appelés « militaires », des autres coopérants. Ces derniers bénéficiaient d’avantages que n’avaient 40

Id., 18 janvier 1965. Entretien avec Françoise Imbs, Paris, 12 décembre 2007. 42 Ibid. Elle souligne par ailleurs que le téléphone était rare et que pour téléphoner, il fallait se rendre à la poste centrale de Ouagadougou. 41

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) pas les premiers. Ils bénéficiaient de logements plus commodes, comme le suggère Françoise Imbs : « Il y avait des logements comme mon premier logement où j’étais pendant un an. […] et il y avait un immeuble de trois étages où résidaient les coopérants du VSN. C’était une autre catégorie ». Les assistants techniques non VSN, comme Françoise Imbs, étaient mieux logés et avaient de meilleurs traitements qui leur permettaient de mieux se prendre en charge. « Il n’y avait pas que les avantages du salaire. Nous étions logés sans rien payer. C’était un accord entre l’État et la Coopération française. Mais cela n’était pas un privilège par rapport à nos collègues voltaïques qui étaient aussi logés. C’est plus tard qu’on leur a donné des prêts pour qu’ils construisent et des parcelles à titre avantageux. À l’époque, tous les enseignants qu’ils soient coopérants ou qu’ils soient voltaïques étaient logés par l’État »43.

En revanche, plus mal lotis, tant du point de vue de logement que du point des indemnités, les VSN devaient recourir à leurs ressources personnelles ou familiales pour améliorer leur sort. Le couple Machet en donne un témoignage : « La rémunération était faible et nous a permis de nous nourrir mais pas d’acheter la mobylette Peugeot que nous avions financée avec nos économies, Jean-Paul avait enseigné deux ans à l’école supérieure de commerce de Lyon avant de partir en Haute-Volta »44.

Pour les volontaires de la DCC, comme c’était le cas du couple Machet, les dispositions statutaires et le régime de vie coopérants, tenant compte de l’emploi de l’appelé en coopération dans une communauté religieuse, précisent que celui-ci « bénéficie des prestations nécessaires à sa subsistance et à son entretien en nature, soit pour celles d’entre elles qui ne seraient pas fournies, sous forme d’une indemnité, à l’exclusion de toute autre rémunération »45. La gratuité de logement et de nourriture leur était assurée. Toutefois, ceux-ci connaissaient des conditions de vie difficiles comme nous l’a souligné d’ailleurs avec une grande pudeur le couple Machet. L’accueil des coopérants DCC jusqu’au milieu des années 1970 se fit au moment où l’enseignement catholique voltaïque était plongé dans la plus grave crise de son histoire qui eut pour conséquence la remise des écoles primaires catholiques à l’État, et la redéfinition d’un nouveau régime financier pour 43

Ibid. Entretien avec Martine et Jean-Paul Machet, Belley, 27 janvier 2008. Le couple Machet a enseigné au collège Saint-Joseph Moukassa de Koudougou de septembre 1975 à juin 1977. 45 Secrétariat d’État aux Affaires étrangères chargé de la Coopération, Notice technique sur la coopération dans l’enseignement privé dans les États d’Afrique au sud du Sahara et à Madagascar, décembre 1967. 44

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COOPÉRANTS DANS L’ENSEIGNEMENT SECONDAIRE EN HAUTE-VOLTA l’enseignement secondaire confessionnel (Ouédraogo, 2010 : 410-419). La gestion des coopérants se fit dans un contexte financier particulièrement austère des établissements secondaires catholiques. En raison de la crise de cet enseignement (1967-1970) suivie de la redéfinition du régime de subvention moins favorable, les collèges catholiques avaient la charge des salaires des coopérants. Il semble alors qu’il était difficile pour les établissements catholiques d’offrir davantage de commodités aux volontaires qu’ils recevaient au titre de la coopération. Pour de nombreux volontaires, la coopération fut un lieu d’épreuves où ils se dévouèrent sans réserve pour exercer leur métier. On comprend alors les éloges que le père Gilles de Rasilly, missionnaire au Burkina Faso de 1951 à 2003 et qui les a vus à l’œuvre, fait à leur endroit : « Ils se sont donnés à l’apostolat avec beaucoup de générosité même sur le plan financier. Pour les laïcs, pendant longtemps, il faut saluer l’aide qu’ont apportée les volontaires laïcs qui ont fait un très très beau travail. Il y en a qui sont restés très longtemps et après au fur et à mesure qu’on a pu trouver des diplômés, il y a eu des Burkinabè qui ont été engagés »46.

Conclusion Dans cet article, nous nous sommes donné pour « référence première, les besoins de ceux qui sont dans le besoin » (Domenach et Goussault, 1970 : 3), à savoir les besoins des établissements secondaires burkinabè. Les collèges et lycées ont largement bénéficié de la présence numérique d’enseignants coopérants sans laquelle ils n’auraient pu se développer. Mais dans cette période de forte demande de coopérants pour l’enseignement, une question mérite d’être posée : à qui a profité finalement la coopération ? Par le resserrement des liens culturels et administratifs, la France a certainement bénéficié de cet outil diplomatique. La coopération dans l’enseignement secondaire fut incontestablement le lieu privilégié d’exportation de la langue, des méthodes d’enseignement et de la culture françaises. Or cette période d’apogée coïncide avec la montée d’une revendication de réforme du système scolaire. Depuis la fin des années 1960, des voix s’élevaient au Burkina Faso pour revendiquer la mise en place d’un nouveau système scolaire qui prenne en compte la culture et les langues nationales. Dans une certaine mesure, la coopération fut un obstacle à la voltaïsation de l’enseignement. Malgré cet aspect de la coopération que Stéphane Hessel a qualifiée de « voile d’attendrissement sur la misère et la faim » (Hessel, 1970 : 6), gageons que c’est animés de bonnes intentions que de nombreux hommes et

46

Entretien avec le père Gilles de Rasilly, Paris, 9 novembre 2007.

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) femmes se sont donnés sans réserve, convaincus d’œuvrer pour un meilleur devenir du Burkina Faso. Sources d’archives Centre des archives diplomatiques de Nantes (CADN), Mission de Coopération et d’Action culturelle (MCAC) de Ouagadougou Carton n° 8, dossier sur la situation de l’enseignement 1954-1960, rapport sur la situation de l’enseignement du second degré au 1er janvier 1959. Carton n° 654, Éducation et formation 1967-1973, dossier statistiques scolaire 1971, sous dossier « Fiches Éducation nationale », pièce « L’éducation nationale voltaïque renseignements statistiques ». Carton n° 654, Éducation et formation 1967-1973, dossier statistiques scolaires 1971, sous-dossier « Fiches Éducation nationale », pièce « Statistiques scolaire 1969-1970 ». Carton n° 654, Éducation et formation 1967-1973, dossier statistiques scolaire 1971, sous-dossier « Éducation nationale », pièce « Éducation nationale, renseignements statistiques, 1968 ». Centre national des archives (CNA) du Burkina Faso 32V35 : Cours Normal de Ouahigouya, Rapport de fin d’année, année scolaire 1952-1953. 32V36 : Éducation Nationale, Situation de l’enseignement du premier degré 1964-1968, exposé introductif aux assises nationales, Joseph KiZerbo, Annexes. Archives privées Archives de l’enseignement catholique (AEC), Burkina Faso - Archives du collège Joseph Moukassa, registre des professeurs (19611979). - Archives de la DCC (Délégation catholique pour la coopération), JACTAT P. Évaluation-capitalisation de l’action de la DCC au Burkina Faso, novembre 2004. Archives personnelles Correspondance privée du frère Nicolas Capelle, Lettre à ses parents et à sa sœur (1964-1965). 208

COOPÉRANTS DANS L’ENSEIGNEMENT SECONDAIRE EN HAUTE-VOLTA Sources orales Capelle Nicolas, ancien coopérant, entretien à Paris, le 26 septembre 2007. Duperray Anne-Marie, ancienne coopérante, entretien à Lyon le 30 janvier 2008. Guissou edouard, ancien élève, entretien à Ouagadougou le 12 janvier 2011. Imbs Françoise, ancienne coopérante, entretien à Paris le 12 décembre 2007. Machet Jean-Paul, ancien coopérant, entretien à Belley le 27 janvier 2008. Machet Martine, ancienne coopérante, entretien à Belley le 27 janvier 2008. Panthou Brigitte, responsable de la DCC, entretien à Paris le 6 juin 2007. Rasilly (de) Gilles, missionnaire, entretien à Paris le 9 novembre 2007. Zougmoré Antoine, ancien élève, entretien à Koudougou le 14 décembre 2010. Bibliographie DOMENACH J.-M. et GOUSSAULT Y., 1970 : « Les coopérants et la coopération », Esprit, n° 394, juillet-août, p. 1-4. DULUCQ Sophie, 1997 : La France et les villes d’Afrique noire francophone, Quarante ans d’intervention (1945-1985), Paris, L’Harmattan, 438 p. ENJALBERT Claudine, 1970 : « Tableau des institutions », Esprit, n° 394, juillet-août, p. 13-36. HESSEL Stéphane, 1970 : « De la décolonisation à la coopération », Esprit, n° 394, juillet-août, p. 5-12. LIGOT M., 1964 : Les accords de coopération entre la France et les États africains et malgache d’expression française, Paris, Le monde contemporain, La Documentation française, 187 p. OUÉDRAOGO Honoré, 2010 : Les défis de l’enseignement secondaire en Haute-Volta (Burkina Faso), Acteurs, expansion et politiques scolaires, 1947-1983, thèse de doctorat, université Paris 7 - Denis Diderot, 640 p. SURET-CANALE Jean, 1964 : Afrique noire, l’ère coloniale 1900-1945, Paris, Éditions sociales, 636 p.

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) Annexe 1 : Les coopérants DCC dans les établissements secondaires catholiques (1968-1980) Années Coll. Moukassa (G.) Coll. De la Salle (G.) Coll. Tounouma (G.) Coll. Toussiana (G.) CFP Fada (G.) Coll. Diébougou (G.) CFP Nouna (G.) Coll. filles Banfora Coll. Nouna (G.) Coll. filles Tounouma Coll. filles Ouahigouya Coll. filles Ste Monique CMF Ouahigouya (F.) Coll. filles Tenkodogo Kologh Naba (F.) CTF Hamdallaye (F.) CFP Bobo (G) CT Lavigerie (F.)

68 1 5 1 1 3 3

Totaux

19

3

69 2 2 3 2 2

1

70 1 6 2 2 1 3

71 2 1 2 2 2 2

72 1 6 3 1 3

73 2 1 1 1 2

74 2 1

75 4 4 3

76 1 4

77 3 2 3

78 2 6 1

1 3

3 1 1 2

1 1

2 3 2

2

17

17

2 1 2 1

2 2 2 2 2

2

2

80 2

2 1 2 1

1

1

79 1 1 1 1 1

2 2

2 1

2

20

9

2 14

16

11

14

7

7

15

14

Note de lecture du tableau : (F.) et (G.) pour respectivement : « filles » et « garçons ». Source : Archives de la DCC, P. Jactat, Évaluation-capitalisation de l’action de la DCC au Burkina Faso, 2004, p. 15-17.

Annexe 2 : Les coopérants DCC dans les petits séminaires et au Juvénat (1968-1980) Années Sémin. de Pabré Juvénat Ste Famille Sémin. de Baskouré Sémin. de Nasso Sémin. De Tionkuy Intersémin. de Kossogin Juvénat St Camille Sémin. de Koudougou Total

68 1

69 2

2 2 2

1

7

3

70 2 2 2 4 3

13

71 2 1 1

72 1 1 2 1 2

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1

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75 2 2 1

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1

1 1 2 4

6

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1 1 2

Source : Archives de la DCC, P. Jactat, Évaluation-capitalisation de l’action de la DCC au Burkina Faso, 2004, p. 15-17.

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Portraits de coopérants antillais et guyanais au Sénégal (1960-1980)

Céline LABRUNE-BADIANE∗

Après la départementalisation des « vieilles colonies » en 1946, puis l’indépendance de ses anciennes colonies en Afrique et la mise en place d’un système de coopération au cours des années 1960, la France redessine les liens qui l’unissent aux différentes parties de son ancien Empire, avec la mise en place de la coopération notamment. Parallèlement, de nouvelles relations s’instaurent entre les différentes parties de l’ancien Empire, et plus particulièrement entre les Antilles et l’Afrique, « deux sœurs séparées pendant de longs siècles par l’histoire »1, dans le sillage du mouvement de la Négritude alors à son apogée. À son retour de voyage aux Antilles, Senghor déclarait ainsi à la presse : « Les Antillais […] nous ont aidés grâce à l’assistance technique, à renforcer nos liens avec la France, et en sens inverse […] nous avons essayé de faire la symbiose négro-africaine »2. Parmi les coopérants français en Afrique – comme ce fut le cas dans l’administration coloniale – figuraient en effet des agents originaires de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Guyane, citoyens français depuis 1848, symboles de la réussite de la politique assimilationniste française (Hélénon, 1997). Dans le cadre de cet article, ce sont ainsi les expériences particulièrement intéressantes que ces coopérants vivent au Sénégal, des années 1960 au début des années 1980, que nous souhaitons restituer. Siège de l’Afrique occidentale française, le Sénégal maintient en effet des liens « privilégiés » avec la France après son indépendance et son premier président, L. S. Senghor, s’est par ailleurs activement attelé au rapprochement de l’Afrique et de sa diaspora. Ces migrations s’inscrivent ainsi dans des espaces reliés historiquement par l’esclavage et la colonisation et dans le cadre de relations politiques et économiques définies en grande partie par l’ancienne puissance coloniale. Tandis que leurs parcours scolaires et professionnels et leur statut de coopérant les rapprochent de leurs collègues métropolitains, Antillais et Guyanais ont la couleur de la peau et le statut d’ex-colonisés en commun avec les ∗

Docteure en histoire. SEDET et AIHP/Géode, université des Antilles et de la Guyane. « Senghor, ce soir en Martinique », Le soleil, 13 février 1976. 2 « Avec les Antillais, nous avons fait la symbiose négro-africaine », Le soleil, 23 février 1976. 1

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) Sénégalais. Ils se trouvent ainsi dans une position ambigüe et ont eux-mêmes parfois des difficultés à se situer, se considérant alors soit comme pleinement Français soit comme descendants d’Africains3. Parmi eux se trouvent des intellectuels, influencés par les idées du mouvement de la Négritude, parfois déçus par la départementalisation : ils partent ainsi à la découverte de l’Afrique et plus exactement de leur part d’africanité. Restituer ces expériences permet d’éclairer d’un nouveau jour les héritages de l’esclavage et de la colonisation dans les constructions identitaires à travers les relations qui se nouent entre la France et ses anciennes colonies en Afrique et en Amérique ainsi que d’observer les prémisses d’un nouveau type de relations Sud-Sud. Il s’agit ici d’abord d’identifier ces Caribéens qui partent dans le cadre de la coopération, puis de se demander quelles sont les relations qu’ils entretiennent avec les Sénégalais et les Français de métropole, et en quoi leurs expériences au Sénégal sont différentes ou non de celles des autres coopérants. Deux types de sources permettent de répondre en partie à ces questions : des récits de vie des acteurs eux-mêmes retracés à l’aide d’entretiens, de mémoires publiées, d’articles de presse ou de romans (Juminer, 1979 ; Zobel, 1982 et 1983), parfois autobiographiques, ainsi que les dossiers personnels des coopérants regroupés dans la sous-série 4C aux Archives nationales du Sénégal (ANS). Une population numériquement faible mais démographiquement significative Afin d’identifier et de quantifier cette communauté, il a d’abord fallu la repérer dans les archives. La sous-série 4C comprend 4 081 dossiers de coopérants originaires de France principalement4. S’y trouvent des fiches individuelles – où figurent des éléments d’état-civil, des données sur la situation matrimoniale et familiale, des informations sur le parcours scolaire et les diplômes obtenus –, des lettres de motivation, des bulletins de notes, des arrêtés de nomination, d’avancement ou de mutation, les demandes et obtention de congés administratifs. Pour identifier les Martiniquais, les Guadeloupéens et les Guyanais, un premier tri a été effectué par le lieu de naissance5. 89 coopérants répertoriés dans la sous-série 4C sont nés en Martinique, en 3

Sur la question des processus de constructions identitaires dans la Caraïbe, voir notamment C. Chivallon (1997) et J.-L. Bonniol (2001). 4 Quelques-uns des coopérants sont originaires de pays d’Europe de l’Est. 5 Ce choix comporte bien sûr des limites : les Antillais et Guyanais, partageant une culture et une langue commune, ne naissent pas nécessairement aux Antilles ou en Guyane et inversement, tout individu qui naît aux Antilles ou en Guyane n’est pas de ce fait Antillais ou Guyanais. Le lieu de naissance constitue néanmoins une porte d’entrée et les dossiers personnels ainsi que le recoupement avec d’autres sources permettent de confirmer ou non l’identité de ces coopérants.

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PORTRAITS DE COOPÉRANTS ANTILLAIS ET GUYANAIS AU SÉNÉGAL (1960-1980) Guadeloupe ou en Guyane. En recoupant avec d’autres sources6, cette liste n’étant pas exhaustive, cette étude porte sur 96 individus qui correspondent à 2,3 % des coopérants7. Or, il est significatif de noter que les Martiniquais, Guyanais et Guadeloupéens représentent 1,7 % de la population française totale en 19698 : ils sont donc mieux représentés parmi les coopérants français du Sénégal que dans la population française totale. Des facteurs d’ordre économique expliquent en partie que la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane soient des terres d’émigration (Anselin, 1979 ; Constant, 1987), et ce depuis le début du XXe siècle, vers l’Amérique centrale (au moment de la construction du canal de Panama), l’Europe (la France) ou encore les colonies françaises en Afrique (Afrique occidentale française, Afrique équatoriale française et Madagascar et au Maghreb) et en Asie (Indochine). D’après V. Hélénon, le choix d’une carrière coloniale pour les administrateurs antillais et guyanais fut parfois motivé par les perspectives de promotion professionnelle et sociale mais aussi parce qu’« [ils] pensaient appliquer en Afrique les principes assimilationnistes qu’ils estimaient avoir fait leurs preuves dans les colonies dont ils étaient originaires » (Hélénon, 1997 : 356). Dans l’entre-deux-guerres, il s’agit davantage d’étudiants et d’intellectuels puis à partir des années 1950, dans un contexte économique difficile, auquel s’ajoute la pression démographique, alors que les conditions sociales sont précaires et que les perspectives professionnelles sont étroites, sur fond de revendications indépendantistes, ce mouvement migratoire s’accentue et se dirige plus particulièrement vers la France métropolitaine, pour beaucoup dans le cadre de la politique migratoire mise en place au début des années soixante par l’État9. Ainsi, en 1969, « un Antillais sur cinq vit en France » (Anselin, 1979 : 147), tant des hommes que des femmes10. Du fait des conditions socio-économiques sur place, Antillais et Guyanais quittent donc leurs îles et territoires respectifs afin d’évoluer professionnellement et socialement. C’est d’ailleurs pour la plupart depuis la France métropolitaine, où des rencontres (amoureuses, amicales…) attisent le désir d’Antillais et de Guyanais de connaître l’Afrique et ouvrent des opportunités professionnelles particulièrement intéressantes dans le contexte des indépendances africaines, que les coopérants partent vers le Sénégal à partir de 1960.

6

Il s’agit principalement de la presse et les entretiens. La constitution d’un « fichier coopérants », permettant de croiser l’ensemble de ces données, est en cours. 8 D’après les chiffres de l’INSEE, ils sont 851 000 en 1969. INSEE, Tableaux de l’économie française, p. 144 cité par A. Anselin (1979 : 146). 9 Le Bureau pour le développement des migrations des départements d’outre-mer (BUMIDOM) a été créé en 1961. 10 Sur la dimension genrée des migrations, voir S. Condon (2000). 7

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) Partir en coopération et « retourner »11 en Afrique Comme pour l’ensemble des coopérants français, la première génération est majoritairement composée d’agents de l’administration coloniale (Guth, 1982 : 153). Emmanuel Serbin, instituteur martiniquais, arrivé au Sénégal avec sa femme, également institutrice, a ainsi été nommé au poste d’inspecteur de l’enseignement primaire le 12 avril 1960 soit quelques jours après que le Sénégal ait accédé à son indépendance. Il a exercé cette fonction pendant 7 années, demandant à plusieurs reprises d’être reconduit, soutenu dans sa démarche par le directeur de l’Assistance technique, A. Moustapha Sarr, puisque « le nombre d’inspecteurs primaires et d’inspecteurs primaires délégués dont le gouvernement dispose, ne lui permet pas de pourvoir à son remplacement »12. Il est néanmoins renvoyé dans son administration d’origine la même année, ayant atteint le nombre maximum de renouvellement de contrat permis par le ministère de la Coopération. Une des spécificités qui singularise les coopérants antillais et guyanais – parmi les coopérants français au Sénégal – réside dans les motivations de quelques-uns d’entre eux même s’il n’est pas encore possible de la chiffrer. Ces motivations sont diverses, comme pour l’ensemble des coopérants français : politiques (communistes ou panafricanistes), « humanitaires » ou développementalistes, professionnelles ou pécuniaires pour l’essentiel. À cela s’ajoutent des motivations d’ordre identitaire : des Antillais et Guyanais partent à la découverte d’eux-mêmes sur la terre de leurs ancêtres, « la patrie authentique » (Chivallon, 2004 : 167). Ce désir d’Afrique est né à Paris, au sein des milieux étudiants et intellectuels africains et antillais où des liens se sont créés, parmi ceux qui résident dans le même pavillon à la cité universitaire notamment (P. Dewitte, 1985 ; O. Sagna, 1986). Insérés dans les réseaux communistes, nombre d’entre eux s’engagent politiquement dans la lutte pour les indépendances africaines. C’est aussi au sein de ces milieux qu’est né à la fin des années trente le mouvement de la Négritude initié par le Sénégalais Léopold Sédar Senghor, le Martiniquais Aimé Césaire et le Guyanais Léon Gontran-Damas dont l’objectif est de revaloriser l’image de l’Afrique. À travers la poésie, ils prônent un retour avant tout symbolique vers le continent. Dans leur sillage, l’écrivain martiniquais Joseph Zobel (1915-2006) éprouve le désir de se rendre en Afrique, ce dont il fait part à sa collègue de la Radiodiffusion française d’outre-mer, la journaliste sénégalaise Annette M’Baye d’Erneville. Celle-ci le met en relation avec son ami Amadou Mahtar M’Bow, ministre de l’Éducation au Sénégal. Soutenu dans 11

Sur le désir de retour en Afrique de la diaspora caribéenne et les retours effectifs des Antillais en Afrique, voir A. François (2011), D. Chancé (2002) et C. Labrune-Badiane (à paraître en 2013). 12 ANS, 4C 944, « Lettre du directeur de l’Assistance technique à M. le directeur de la Mission d’aide et de coopération », le 14 août 1967.

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PORTRAITS DE COOPÉRANTS ANTILLAIS ET GUYANAIS AU SÉNÉGAL (1960-1980) ce projet, Zobel écrit donc directement au ministre en 1957 « [présumant] que [son] nom ne lui est pas tout à fait inconnu » puisqu’il est l’auteur de la Rue Case-Nègre qui a eu « un certain retentissement ». Il lui rappelle qu’ils ont en outre de nombreux amis en commun et lui fait part de ses motivations : « Je suis âgé de quarante ans et si réellement j’ai tout le talent que me concède un certain public et nombre de voix autorisées, je suis persuadé que c’est en Afrique, au contact du peuple africain dont je suis issu et dont je porte avec fierté toutes les caractéristiques – et à son actif –, que ce talent devra produire ses fruits les meilleurs. Au surplus, l’expérience même que j’ai apprise en Europe m’indique l’Afrique où le problème des cadres entre autres se pose avec autant d’urgence que d’acuité ; et je me réjouirai d’apporter sur le plan culturel ma contribution à une Renaissance, dont sans s’en rendre compte peut être, le monde attend son salut »13.

J. Zobel légitime sa demande en rappelant qu’il est un écrivain martiniquais et noir. Il illustre ainsi de manière très claire le discours de la Négritude auquel le terme de « Renaissance » fait référence. En outre, écrivant au ministre de l’Éducation du Sénégal, il demande à aller « en Afrique », ce qui trahit une certaine vision mythifiée mais très contemporaine du continent. Son positionnement racial constituerait d’ailleurs un atout que d’autres Martiniquais, Guadeloupéens et Guyanais ont pu mettre en avant ; il faudrait pour préciser cela une étude systématique. Il est intéressant de noter que Senghor a lui-même encouragé ces coopérants « métis »14 à s’engager à ses côtés car il considérait leur « double culture » comme une compétence. En rendant visite à son ami Aimé Césaire à Fort-de-France en 1976, Senghor fait part à son auditoire de sa joie d’avoir « de nombreux Antillais comme collaborateurs ». Henry Jean-Baptiste, son conseiller financier, originaire de la Martinique, l’a d’ailleurs accompagné lors de ce voyage. Né dans le milieu de la bourgeoisie de couleur, d’un père commerçant, élevé par ses tantes alors enseignantes, il a fait des études brillantes qui l’ont mené jusqu’à l’ENA d’où il est sorti major de sa promotion. Il choisit ensuite de partir en Afrique en précisant : « ce n’était pas pour faire carrière, j’étais un des rares Antillais énarques, c’était facile ». Les motivations qu’il invoque sont plus profondes : il voulait « retrouver l’Afrique des ancêtres », tout en rappelant qu’il n’est pas Africain mais Martiniquais. Son image de l’Afrique est nourrie par les écrits de Césaire mais aussi par ses tantes qui « portaient l’Afrique en elles ». À Paris, il a rencontré « par hasard » l’ambassadeur du Sénégal en France qui lui a indiqué que Senghor cherchait un conseiller financier. Il a donc accepté l’offre puis est parti avec sa femme et ses deux enfants au Sénégal où il a vécu pendant neuf années comme coopérant. Il est 13 14

ANS, 4C1854, « Lettre de J. Zobel au ministre de l’Éducation du Sénégal », 21 juin 1957. Entretien avec H. Jean-Baptiste, conseiller financier de Senghor, Paris, 21 juin 2012.

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) possible de multiplier les exemples mais ce n’est pas notre propos dans cet article (Labrune-Badiane, à paraître). Il s’agit là de montrer une des singularités des parcours de ces coopérants. Par ailleurs, tous les coopérants antillais et guyanais ne partent pas dans cette perspective ; néanmoins même s’ils constituent une minorité d’intellectuels il n’est pas possible d’éluder cette dimension dont la portée symbolique est fondamentale. Leur démarche et l’accueil que leur réserve la plus haute autorité de l’État inaugurent de nouveaux rapports entre le Sénégal et la diaspora noire. Pour le président du Sénégal, les Antillais sont « porteurs et témoins du message d’universalité » en tant qu’héritiers de l’Europe et de l’Afrique. Parce qu’ils représentent l’avenir, Senghor a donc tenu à la « présence […] de nombreux Antillais [au Sénégal] […]. Au nombre de [s]es proches collaborateurs, Henry Jean-Baptiste et Raymond Relouzat et d’autres […] en portent le plus éloquent témoignage ». En outre, il « sollicite de nouveaux concours, notamment dans le domaine de l’éducation »15. Même s’il semble que ce discours n’ait pas massivement suscité de vocations, il témoigne tout de même d’une réelle volonté politique de développer des liens plus étroits entre les Antilles (y compris Haïti) et le Sénégal. Selon Xavier Orville, son conseiller culturel de 1979 à 1981 puis ensuite celui d’Abdou Diouf durant deux années, c’est avant tout aussi son amitié avec Césaire qui explique qu’il a « une sorte de préjugé favorable pour les Antillais » et que « beaucoup d’Antillais ont pu aller travailler avec lui en Afrique » (Jos, 2006 : 36). Éléments du profil En utilisant les données figurant dans les dossiers personnels, il est possible d’établir un profil du coopérant en termes de sexe, de département de naissance, de niveau d’étude16, d’âge au moment du départ en coopération, de situation matrimoniale et familiale, de profession, de type de lieu d’habitation (ville, village, chef-lieu, etc.). Comme l’ensemble des dossiers personnels, les dossiers des coopérants ne sont pas consultables avant un délai de cent années après la date de naissance ; néanmoins il est tout de même possible, mais plus long, de les consulter après avoir obtenu une dérogation. Dans le cadre de ce travail, ce sont les bordereaux de versement, permettant d’établir le sexe, la profession et la localité donc le département de naissance des coopérants, qui ont essentiellement été utilisés. Les dossiers individuels consultés permettront d’illustrer et d’affiner ces premiers 15

ANS, Dossier documentaire sur Senghor, « Réponse de Monsieur le président Léopold Sédar Senghor, président de la République du Sénégal, au discours de bienvenue de Monsieur Aimé Césaire, député-maire de Fort-de-France », le 13 février 1976. 16 Le lieu d’obtention du diplôme renseigne aussi sur le nombre des coopérants qui sont passés par la métropole et ainsi de comprendre dans quelle mesure ce passage joue sur les trajectoires de ces coopérants.

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PORTRAITS DE COOPÉRANTS ANTILLAIS ET GUYANAIS AU SÉNÉGAL (1960-1980) résultats qui sont le produit d’un travail en cours. La communauté des coopérants antillais et guyanais est composée majoritairement d’hommes (61 % sont des hommes) mais l’écart homme/femme est faible et équivalent à ce que l’on observe au même moment pour la population antillaise et guyanaise en France17. D’après Alain Anselin, l’absence de « sur-masculinité » des migrants antillais et guyanais en France métropolitaine est notamment due « à la politique même de la France en matière de migrations antillaises, qui tend à favoriser le départ des femmes vers la France » ainsi qu’« au caractère définitif de l’implantation » (Anselin, 1979 : 150). La répartition plutôt équilibrée des sexes parmi les coopérants au Sénégal reflète donc la situation en métropole : comme lorsqu’elles partent en métropole, les femmes antillaises et guyanaises ne sont pas nécessairement accompagnées d’un conjoint18. Ce fait est d’autant plus étonnant que l’écart est beaucoup plus significatif parmi les coopérants français en Afrique au sein desquels, en 1972, on compte 72 % d’hommes et 28 % de femmes (Guth, 1982 : 178). La présence de femmes antillaises et guyanaises en France s’inscrit en fait déjà dans une dynamique migratoire et pour celles-ci la coopération représente un prolongement – temporaire – de leur migration en métropole. Les bordereaux de versement indiquent également la localité de naissance des coopérants. Les Martiniquais dominent de manière très nette : 76 % des coopérants originaires des départements d’outre-mer en poste au Sénégal sont nés en Martinique, 16 % sont nés en Guadeloupe et 8 % en Guyane. La Martinique a – dès la fin du XIXe siècle – le système scolaire le plus complet de la Caraïbe française : elle dispose d’établissements d’enseignement primaire mais surtout, contrairement à ses voisines, d’un enseignement secondaire et supérieur plus développés illustrant ainsi le désir du Conseil général « de faire de la Martinique une référence en matière d’éducation à la française » (Farraudière, 2008). La Guyane, moins peuplée, a le système scolaire le moins abouti et les taux de scolarisation les plus faibles. Cette explication n’est pourtant pas complètement satisfaisante et ne permet pas de comprendre qu’il y ait une telle différence entre le nombre d’originaires de la Guadeloupe et de la Martinique, comparativement aux chiffres avancés par V. Hélénon : entre la fin du XIXe siècle et 1939, 46 % des administrateurs antillais et guyanais en Afrique sont originaires de la Guadeloupe, 41 % de la Martinique et 13 % de la Guyane (Hélénon, 1997 : 53). Pour une analyse plus fine de cette répartition, il faudrait disposer de données concernant d’autres États africains afin d’établir s’il y a également une surreprésentation des Martiniquais. En métropole, même si l’écart n’est pas autant 17

Soit 57 % d’hommes (Anselin, 1979 : 150). Seule l’exploitation des dossiers personnels permettra de connaître le nombre exact de coopérantes partant en couple et ainsi de comparer ce taux avec celui des coopérants métropolitains. 18

217

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) significatif, il est intéressant de noter que les Martiniquais sont plus nombreux que les Guadeloupéens à travailler dans la fonction publique19 et ce sous l’effet d’une politique de recrutement plus précoce en Martinique. Les liens de Senghor et Césaire peuvent également expliquer à la fois l’attrait plus grand des Martiniquais pour le Sénégal et un recrutement facilité au sein des réseaux constitués par ces deux grandes figures. Ainsi, Henry Jean-Baptiste, proche des deux hommes, fut à l’origine des recrutements de Xavier Orville et Raymond Relouzat, conseillers culturels de Senghor, ainsi que de Bernard Régis, conseiller technique au ministère de l’Information et à la Cour suprême. Selon ce dernier, « à travers mon cas, c’est la matière grise martiniquaise qui s’exportait dans un pays ami de la Martinique »20. Afin d’établir la répartition professionnelle des coopérants antillais et guyanais, dix secteurs professionnels ont été établis : l’enseignement (instituteurs et enseignants du secondaire), la culture (conseillers culturels, agents de la radio-télévision sénégalaise), le social (assistant social), la santé (médecin, infirmier), la recherche, l’administration, la justice, les douanes, les travaux publics et divers (un architecte, une technicienne de laboratoire et un agent d’imprimerie). Pour 5 % d’entre eux, la profession n’est pas précisée sur le bordereau de versement. Graphique 1 : Distribution des coopérants selon leur profession (1960-1980) 60 49

50

Effectifs

40

30

20 11 10

7

7

6

4

3

1

5

3

2

19

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En 1968, d’après les chiffres de l’INSEE, 32 % de Martiniquais et 21,6 % des Guadeloupéens travaillent dans la fonction publique. http://cedref.revues.org/196#bodyftn8, consulté le 2 juillet 2012. 20 Portrait de Bernard Régis, France-Antilles, le 4 novembre 2009.

218

PORTRAITS DE COOPÉRANTS ANTILLAIS ET GUYANAIS AU SÉNÉGAL (1960-1980) Un premier constat s’impose : la diversité des professions dans lesquelles sont représentés les Antillais et les Guyanais (graphique 1). Étant donné la faiblesse numérique de l’effectif, moins de 100, il n’a pas été possible de distinguer l’évolution par secteur professionnel de 1960 à 1980 ; or Suzie Guth a montré une nette évolution en faveur de l’enseignement due aux besoins croissants dans le cadre du développement de la scolarisation – et spécifiquement de l’enseignement secondaire – au cours de cette période : ce secteur réunissait 37,8 % des coopérants français en Afrique en 1962, part qui a doublé puisqu’on passe à 74,1 % en 1979 (Guth, 1982 : 173). En ce qui concerne le Sénégal en particulier, on passe de 59 % en 1963 à 73 % en 1971 (Cruise O’Brien, 1977 : 188). Parmi les dossiers personnels conservés dans la sous-série 4C, 65 % des coopérants sont des enseignants or 51 % des coopérants antillais et guyanais travaillent dans ce secteur (enseignement). Ils sont en revanche mieux représentés dans le secteur de la justice (11 %)21, comme ce fut le cas au cours de la période coloniale (Manchuelle, 1992). Ce pourcentage plutôt élevé s’explique sans doute par le fait que le seul établissement d’enseignement supérieur aux Antilles soit l’école de droit de Fort-de-France. Graphique 2 : Distribution des coopérants selon le sexe et la profession (1960-1980) 60 Femmes Hommes

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Lorsque ces données sont croisées avec le sexe du coopérant (graphique 2), il est possible de constater l’inégale répartition des hommes et des 21

De 1963 à 1966, 2,3 % des coopérants français au Sénégal travaillent pour le ministère de la Justice (Cruise O’Brien, 1972 : 188).

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) femmes entre ces différents secteurs professionnels : 28 % des hommes sont enseignants et 19 % travaillent dans le domaine de la justice. Les femmes antillaises et guyanaises – comme les métropolitaines – ont des métiers dans des secteurs considérés comme féminins : elles travaillent quasi exclusivement dans l’enseignement (81 %) et dans une moindre mesure dans la santé (3 %) et le social (5 %). Ce qui est sans doute plus surprenant est le fait qu’elles soient près de deux fois plus nombreuses (30) que les hommes (17) à travailler dans l’enseignement tandis que dans l’ensemble des coopérants enseignants français les hommes restent numériquement majoritaires. Les coopérants antillais (plutôt martiniquais) et guyanais au Sénégal sont ainsi majoritairement des hommes, enseignants et de surcroît plutôt diplômés, étant donné la prédominance de professions qui nécessitent des qualifications plutôt élevées, comme pour l’ensemble des coopérants français. Néanmoins, ces caractéristiques laissent entrevoir quelques spécificités qu’il sera nécessaire d’affiner en poursuivant l’exploitation des archives. Ces Antillais et Guyanais n’en font pas moins partie de ce « cercle » (de Negroni, 1977) des expatriés qui se caractérise par un mode de vie spécifique. En outre, le statut de coopérant, qu’ils ont choisi, annonce le caractère temporaire de la migration et donc du « retour » quand c’est le cas. Le « cercle martiniquais » : des sociabilités proprement antillaises à Dakar22 Se tenant à l’écart de la société sénégalaise, souvent plus aisés financièrement, les coopérants français ont un mode de vie spécifique : ils scolarisent leurs enfants dans les écoles françaises ou religieuses (école française de Fann, Institut St Jeanne d’Arc…), vivent dans les mêmes quartiers (Fann, Plateau…), ne parlent pas le wolof, fréquentent les mêmes restaurants, etc. La vie sociale des coopérants – y compris les coopérants antillais et guyanais23 – est d’ailleurs plus intense que celle qu’ils mèneraient dans leur territoire d’origine : les loisirs (sports, activités culturelles) se font d’ailleurs le plus souvent dans un cadre associatif qui s’appuie parfois sur des bases régionales ou sociales (Lions et Rotary club). En effet, selon Rita Cruise O’Brien, « Regional ties and communality are maintained locally through a number of amicales (friendly societies) in which people of the same region of origin – Basque, Breton, or Corsican, for example – join together for 22

Cette association existe au moins depuis les années 1930 mais nous n’avons pas retrouvé – à Dakar – d’information plus précise sur la date de sa création, ni d’archives sur son fonctionnement. Les informations sur celle-ci ont pu être recueillies lors d’entretiens. 23 Dans son étude sur les Français au Sénégal, même lorsqu’elle aborde la question des relations raciales, Rita Cruise O’Brien n’évoque à aucun moment la présence d’une communauté antillaise tout comme Pierre Biarnès ce qui traduit sans doute leur peu de visibilité en général ou au moins parmi les coopérants français.

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PORTRAITS DE COOPÉRANTS ANTILLAIS ET GUYANAIS AU SÉNÉGAL (1960-1980) folklore festivals, annual banquets or the sponsorship events as they did before the war » (Cruise O’Brien, 1972 : 232). Le « cercle martiniquais » (appelé également Association des Antillais de Dakar ou Club antillais selon nos interlocuteurs) comptait des membres originaires de la Martinique mais aussi de la Guadeloupe et de la Guyane. Cette association avait pour objectif de faire vivre la culture antillaise à Dakar mais elle fonctionnait aussi comme une instance représentative auprès des autorités. Antillais et Guyanais, coopérants mais pas seulement, célébraient en famille les fêtes catholiques vêtus du « traditionnel » madras, participaient aux bals, reconnus comme les plus festifs de Dakar, assistaient aux conférences… D’après Henry Jean-Baptiste, des Sénégalais comme des Français de métropole se joignaient à eux. Même s’il admet avoir vécu dans un quartier bourgeois, à Fann, ne savoir que très peu parler le wolof et avoir scolarisé ses enfants dans une école française, Henry Jean-Baptiste affirme son désir de s’intégrer à la société sénégalaise et avoir aussi bien fréquenté des Européens que des Sénégalais dans le cadre des différentes activités, tant professionnelles que culturelles ou sportives, qu’il exerçait : sa proximité avec le président Senghor « était source de relations multiples » ; il fut également président du Djaraf, club de football dakarois. Henry Jean-Baptiste donne ainsi à voir des mondes moins cloisonnés entre lesquels existent des passerelles que certains ne franchissent jamais néanmoins. Il appartient tout de même à une élite sociale et un milieu professionnel pour qui les opportunités de contact avec les Sénégalais sont plus nombreuses que pour la middle-middle class, aussi bien pour les Antillais que pour les Français de métropole (Cruise O’Brien, 1972 : 245). Les témoignages des Antillais et Guyanais ayant vécu au Sénégal laissent entrevoir des tensions entre Sénégalais, Antillais et Guyanais, excolonisés, noirs et parallèlement coopérants et Français. En 1959, à son arrivée à Dakar, étape de son voyage vers la Côte d’Ivoire, Maryse Condé est accueillie par « Tonton Jean », l’oncle de son amie Yvane, un médecin militaire guadeloupéen. Selon ce « mulâtre souriant et hâlé », « les Africains détestent [les Antillais] et [les] méprisent […]. Parce que certains d’entre nous ont servi comme fonctionnaires coloniaux, ils nous traitent de valets tout juste bons à exécuter la sale besogne de leurs maîtres » (Condé, 2012 : 42). De ses expériences futures en Côte d’Ivoire et en Guinée, Maryse Condé conclut que c’est davantage l’incompréhension qui domine dans les relations entre Antillais et Africains. Dans son roman Les héritiers de la presqu’île, l’écrivain guyanais Bertène Juminer, professeur à l’Université de Dakar, par le biais de son personnage principal Bacon, un détective privé sénégalais évoque, avec une condescendance certaine, « ces transfuges, également à l’aise dans l’une et l’autre communauté […] goulument installés sous les mamelles de l’équivoque » (Juminer, 1979 : 61). Pour Henry JeanBaptiste, « c’est toujours ce qui arrive quand on est intermédiaire… on était entre le Blanc et l’Africain ». Antillais et Guyanais occupent des postes 221

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) auxquels ils sont parfois considérés comme moins légitimes que les Sénégalais, voire même que les Toubabs. L’intégration des Français, qui portent le lourd héritage historique de la colonisation, n’est néanmoins pas plus aisée. Outre cet héritage, car nous l’avons déjà évoqué Antillais et Guyanais furent aussi fonctionnaires de l’administration coloniale, ils portent les stigmates de l’esclavage et sont considérés avec dédain comme descendants d’esclaves par certains Sénégalais. D’après Jeanne, petite-fille et fille de Martiniquais qui ont fait une grande partie de leur carrière au Sénégal et s’y sont installés dès le début du XXe siècle : « les Africains nous appelaient fils d’esclave »24. La couleur de la peau ne parvient pas à masquer les différences culturelles majeures creusées par l’histoire. D’ailleurs, la plupart des Antillais se sentent étrangers au Sénégal, valorisant une culture proprement antillaise, aux origines certes multiples, mais bien inscrite dans un territoire. Leurs relations sont de ce fait parfois plus étroites avec l’élite métisse St-Louisienne catholique25 et, malgré tout, avec les Français de métropole. De cette expérience africaine, nombreux furent les écrivains caribéens, coopérants au Sénégal, qui éprouvèrent les limites d’une appartenance culturelle commune fondée essentiellement sur la couleur de la peau (Labrune-Badiane, à paraître). Ainsi, X. Orville « souhaite à tout Martiniquais, l’aventure même ambiguë en Afrique pour se rendre compte de ce qu’elle est vraiment et pour se positionner par rapport à elle. […] J’ai appris que j’avais des ancêtres africains, mais que je suis Antillais, c’est-à-dire que je fais partie d’une communauté métisse et cette communauté n’est pas africaine et les Africains sentent bien que nous sommes des parents, des cousins, des frères mais ils ne nous considèrent pas du tout comme des Africains. Nous sommes des Antillais » (Jos, 2006 : 37). Qu’en est-il des relations avec les Français de métropole marquées également par cet héritage colonial et les inégalités sociales ? Rita Cruise O’Brien montre le peu d’interférences, voire la séparation, entre les communautés noires et blanches, même parmi ceux qui se rendent au Sénégal « with good intentions about getting to know Africans » (Cruise O’Brien, 1972 : 245). Les Antillais et Guyanais, ni noirs ni blancs, brouillent les frontières « raciales » même si ce sont davantage des facteurs d’ordre culturel, social et religieux qui fondent la distinction entre Français et Sénégalais. Ainsi, quoique dans le cadre de la coopération, où Français, noirs et blancs, de métropole et des départements d’outre-mer sont socialement égaux, la couleur de la peau reste un élément d’identification marqué par l’héritage de l’escla-

24

Entretien avec Jeanne C., Fort-de-France, le 16 décembre 2011. F. Manchuelle observe cette proximité entre Antillais et métis St-Louisiens dès la fin du e XIX siècle : « la plupart des membres du service judiciaire de la colonie étaient des Antillais de couleur, lesquels avaient souvent épousé des femmes créoles (les Créoles sont les mulâtres sénégalais) » (Manchuelle, 1992 : 393). 25

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PORTRAITS DE COOPÉRANTS ANTILLAIS ET GUYANAIS AU SÉNÉGAL (1960-1980) vage, de la colonisation où elle fut un facteur de domination, mais aussi par les luttes pour l’égalité et l’émancipation dont elle fut l’un des moteurs. Conclusion La présence de coopérants antillais et guyanais au Sénégal s’inscrit dans le cadre de la reconfiguration des relations de la France avec ses anciennes colonies. Au-delà de la décolonisation, tant aux Antilles qu’en Afrique, des liens étroits de dépendance (principalement économique) se sont en fait maintenus avec l’(ancienne) métropole (qui est toujours la métropole pour les Antillais et les Guyanais) : le choix d’une carrière coloniale puis d’un contrat de coopérant pour les Ultra-marins s’inscrit dans le prolongement d’une migration en métropole et fait écho aux peu d’opportunités en matière d’éducation et de perspectives professionnelles dans leurs territoires d’origine. Parallèlement, le système de coopération dans les anciennes colonies françaises d’Afrique est fondé sur le manque de personnels et de cadres africains et fait exploser aussi, si cela est encore nécessaire, le mythe de la mission civilisatrice. En outre, les liens qui se créent en Afrique entre Antillais, Guyanais, Français de métropole et Sénégalais, révèle le poids des représentations sociales et culturelles héritées de l’esclavage et de la colonisation encore à déconstruire. Bibliographie ANSELIN A., 1979 : L’émigration antillaise en France. Du Bantoustan au ghetto, Paris, Anthropos. BIARNÈS P., 1987 : Les Français en Afrique Noire de Richelieu à Mitterrand, Paris, Armand Colin. BONACCI G., 2008 : Exodus ! L’histoire du retour des Rastafariens en Éthiopie, Paris, Scali. BONNIOL J.-L. (dir.), 2001 : Paradoxes du métissage, Paris, CTHS. CHANCE D., 2002 : « Diaspora et créolité », Cahiers Charles V, n° 31, p. 5373. CHIVALLON C., 1997 : « Du territoire au réseau, comment penser l’identité antillaise », Cahiers d’Études africaines, vol. 37, n° 148, p. 767-794. ____ , 2004 : La diaspora noire des Amériques, Expérience et théorie à partir de la Caraïbe, Paris, CNRS édition, collection Espaces et Milieux. CONDON S., 2000 : « Migrations antillaises en métropole », Les cahiers du CEDREF [En ligne], 8-9 | 2000, mis en ligne le 21 août 2009, Consulté le 2 juillet 2012. URL : http://cedref.revues.org/196 223

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) CONSTANT F., 1987 : « La politique française de l'immigration antillaise de 1946 à 1987 », Revue européenne de migrations Internationales, vol III (3), p. 9-29. CONSTANT F. et DANIEL J., 1997 : Cinquante ans de départementalisation Outre-Mer, Paris L’Harmattan. CRUISE O’BRIEN R., 1972 : White society in Black Africa: The French of Senegal, Londres, Faber and Faber limited. DEWITTE P., 1985 : Les mouvements nègres en France 1919-1939, Paris, L’Harmattan. FANON F, 1955 : « Antillais et Africains », Esprit, p. 261-269. FARRAUDIÈRE S., 2008 : L’école aux Antilles françaises. Le rendez-vous manqué de la démocratie, Paris, L’Harmattan. FRANÇOIS A., 2011 : Rewriting the return to Africa, Lanham MD, Lexington Books. GROSSETTI M., 1986 : « Enseignants en coopération. Aperçu sur un type particulier de trajectoires sociales », Revue française de sociologie, 1986, 27-1, p. 133-148. GUTH S., 1982 : Exil sous contrat. Les communautés de coopérants en Afrique francophone, thèse doctorat ès-lettres et sciences humaines, université René Descartes, Paris V, Paris, 1982. HÉLÉNON V., 1997 : Les administrateurs coloniaux originaires de Guadeloupe, Martinique et Guyane dans les colonies françaises d’Afrique, 1880-1939, thèse de doctorat d’histoire de l’EHESS, Paris. ____ , 2005 : « Races, statut juridique et colonisation. Antillais et Africains dans les cadres administratifs des colonies françaises d’Afrique », in P. Weil et S. Dufoix, L’esclavage, la colonisation et après…, Paris, PUF, p. 229-242. LABRUNE-BADIANE C., à paraître, « Voyages vers un continent imaginaire. Antillais au Sénégal (1960-1970) », Outre-Mers. MANCHUELLE F., 1992 : « Le rôle des Antillais dans l’apparition du nationalisme culturel en Afrique noire francophone », Cahiers d’Études africaines, vol. 32, n° 127, p. 375-408. NEGRONI (de) F., 1977 : Les colonies de vacances, Paris, Hallier. SAGNA O., 1988 : Des pionniers méconnus de l’indépendance : africains, antillais et luttes anti-colonialistes dans la France de l’entre-deuxguerres, thèse de doctorat d’histoire, université Paris VII, Paris.

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PORTRAITS DE COOPÉRANTS ANTILLAIS ET GUYANAIS AU SÉNÉGAL (1960-1980) Sources Littérature-Mémoires Condé Maryse, 2012 : La vie sans fards, Paris, J.-C. Lattès. Jean-Baptiste Henry, 2011 : D’une île à l’autre, Paris, L’Harmattan. Jos Joseph, 2006 : Xavier Orville : figures d’un destin, Paris, L’Harmattan. Juminer Bertène, 1979 : Les héritiers de la presqu’île, Paris, Présence africaine. Zobel Joseph, 1982 : Et si la mer n’était pas bleue, Paris, Éditions caribéennes. ____ , 1983 : Mas Badara, Paris, Nouvelles éditions latines. Entretiens Henry Jean-Baptiste, conseiller financier de Senghor (1970-1979), Fort-deFrance, 16 décembre 2011 et Paris, 21 juin 2012. Jeanne C., élève à l’institut St Jeanne d’Arc et au Lycée Lamine Gueye, Fort-de-France, 16 décembre 2011. Hector St-Prix, élève au lycée Van Vollenhoven (1949) et pharmacien à Rufisque (1961-1968), Fort-de-France, le 15 décembre 2011. Archives nationales du Sénégal, sous-série 4C : dossiers personnels des coopérants Ba Elimane, Les dossiers individuels de personnel de l’Assistance technique conservés dans la sous-série 4C des Archives nationales du Sénégal. Une source au service de l’histoire du Sénégal et de la coopération française, mémoire de l’EBAD, 2003. Emmanuel Verbois, 4C944. Joseph Zobel, 4C1854.

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En contrepoint

Les envoyés d’un autre monde : les coopérants soviétiques dans les souvenirs de leurs compatriotes, agents diplomatiques et consulaires (années 1960-1990)

Anna PONDOPOULO∗

On assiste, ces dernières années à la recrudescence des recherches, en Russie et ailleurs, traitant de l’histoire des relations entre l’URSS et l’Afrique (par exemple Davidson, 2002 et 2003 ; Mazov, 2008 ; Matousevitch, 2006 ; Katsakioris, 2006 ; Quist-Adade, 2001). Le retour sur les problématiques de la coopération de l’URSS avec le Tiers Monde très présentes à l’époque de la guerre froide (pour le bilan de ces écrits voir Tiraspolsky, 1987) se fait aujourd’hui avec de nouvelles interrogations, grâce à l’ouverture de certaines archives en Russie et la publication des mémoires et des autobiographies d’hommes politiques soviétiques. L’analyse des biographies constitue un terrain propice pour l’étude de l’histoire du développement (Copans, 2011 : 664), tandis que les sujets discutés dans le cadre des écrits sur la sociologie et l’histoire du développement pourraient enrichir le regard sur l’histoire de la coopération soviétique en Afrique. Cependant, malgré la mise en circulation de nouvelles sources d’archives, le vécu des acteurs de la coopération, leurs sensibilités personnelles, le caractère de leurs interactions avec les Africains et les représentations qui les accompagnent restent un sujet peu visité. En revanche, ces sources restent interrogées sous l’angle du bilan de la coopération soviétique en tant qu’échec ou réussite, questionnement inadéquat pour les historiens. La publication, à partir de 1997, par l’Institut d’Afrique et par le Conseil des vétérans du ministère des Affaires étrangères des recueils de souvenirs de diplomates ayant servi en Afrique1 représente une collection précieuse de témoignages sur les différentes périodes de la coopération soviétique en Afrique. À travers certains de ces textes, nous analyserons les thèmes privilégiés évoqués par les diplomates lorsqu’ils décrivent la vie en Afrique des coopérants soviétiques. Il ne s’agit pas de confondre diplomates et coopérants, car ils appartiennent à des corps différents, mais les agents consulaires et diplomatiques étaient chargés de la gestion de la coopération et de la vie quotidienne des coopérants. Ils sont donc ∗

Docteure en histoire. INALCO-SEDET. Afrika v vospominanijax veteranov diplomatičeskoj služby [L’Afrique dans les souvenirs des vétérans du service diplomatique] ; le cinquième volume a été publié en 2004.

1

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) des observateurs directs des conditions de travail et d’éventuels conflits ou problèmes qui en découlaient. Étudier les thèmes qui organisent leurs réflexions, permet de mettre en évidence les particularités de la situation de coopérants soviétiques et de formuler des hypothèses de recherche pour approfondir la question de la coopération soviétique en Afrique. Les motivations et les particularités du départ ; l’encadrement des coopérants La coopération soviétique avec l’Afrique s’est construite dans l’urgence ; elle a été inspirée par l’impératif politique. De nombreux chercheurs constatent et décrivent la rapidité et le caractère extraordinaire de la mise en place des organismes et des structures conçus pour organiser les relations avec l’Afrique et pour former les spécialistes dans ce domaine (Mazov, 2008 ; Bartenev, 2007, Katsakioris, 2006 ; Matusevich, 2006 ; Chelli, 1977). Elle s’est faite durant une courte période entre le XXe congrès du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS) de 1956, où le fameux défi de Mikoyan fut lancé aux chercheurs « orientalistes », spécialistes de l’Asie (ce qui stimula également les études africaines), et les quelques années qui ont suivi les Indépendances africaines. Comment les coopérants eux-mêmes et les diplomates chargés de les encadrer ont-ils vécu leur nomination en Afrique ? Les diplomates évoquent le caractère soudain et inattendu de leur départ, en réponse à l’ordre imposé par les ministères ; le plus souvent rien ne les prépare à ce départ ; aucun désir ou choix personnel ne motive leur destination ; la perspective du service africain est vécue comme un exil ou comme un devoir à accomplir qui nécessiterait une part d’héroïsme et de stoïcisme. Cette situation de mal-être lié à la destination africaine perdure au fur et à mesure que les relations avec les nouveaux pays se développent. Ainsi, le premier consul général nommé à Pointe-Noire en 1978 soulignait que sa nomination en Afrique, où il est resté trois ans dans des conditions climatiques sévères et dans une situation militaire et politique complexe, représentait une nouvelle épreuve pour son « endurance, fermeté, sang-froid et clairvoyance politique, surtout après le service en Asie du Sud-Est » (Grušin, 2004 : 103). Le départ des premiers Soviétiques pour le Mali s’est fait de manière brusque, après « l’année de l’Afrique » : « les jeunes diplomates, connaissant le français et l’anglais, étaient convoqués au Service des ressources humaines du ministère des Affaires étrangères et on nous a déclaré qu’on nous envoyait dans les ambassades de nouveaux pays africains, sans même nous demander notre avis. On ne prenait aucunement en considération nos situations familiales ni même notre état de santé : par exemple, on ne nous permettait pas d’amener avec nous les enfants d’âge

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COOPÉRANTS SOVIÉTIQUES DANS LES SOUVENIRS DE LEURS COMPATRIOTES scolaire, qu’il fallait placer d’urgence dans des internats à Moscou » (Egorov, 2004 : 154) ; « On m’a proposé le poste de deuxième secrétaire à l’ambassade de la Fédération du Mali, dans sa capitale à Dakar. J’ai accepté avec joie, car je connaissais Dakar depuis ma première visite en Afrique, mais j’ai été déçu, car la Fédération du Mali a éclaté » (id. : 157).

Le jeune diplomate savait que le Mali était l’un des pays les plus pauvres, qu’il était enclavé, près du Sahara, que son climat était « très difficile », et que sa capitale, Bamako, n’était pas du tout « Rio de Janeiro » (id. : 158). Il est plutôt affligé par sa nouvelle nomination : « J’en étais très abattu ». Les agents diplomatiques et autres envoyés au Mali sont assez nombreux mais aucun parmi eux, sauf l’auteur des souvenirs cités, ne connaissait l’Afrique : « Finalement j’ai été dans le deuxième groupe de diplomates, qui partaient au mois de janvier 1961, avec femmes et enfants, nous étions à peu près vingt. J’étais le seul qui ait déjà vu l’Afrique » (id. : 158). La première rencontre avec l’Afrique est décrite comme un choc et une avalanche d’impressions. L’étonnement suscité par l’aspect du paysage et des habitants domine dans ces premières réactions, à côté d’observations sur la difficulté de s’adapter à un climat inhabituel. Création d’un espace soviétique Le thème de la nouveauté du contact avec l’Afrique est omniprésent dans les récits soviétiques. Les nouveaux arrivants, qui se sentent pionniers, sont confrontés à la nécessité de construire leur espace de vie et de travail : les souvenirs à ce sujet sont nombreux. Les souvenirs attachés à ces lieux de travail et de vie quotidienne et les commentaires sur la distance entre idéal et réalité sont chargés de sens. On y retrouve des stéréotypes sur les « Blancs » et les « Noirs », sur les Soviétiques et les « étrangers occidentaux » privilégiés aussi bien que les fantasmes sur la « belle vie ». Les souvenirs des modalités d’installation sur le sol africain révèlent également le degré d’autonomie par rapport au « centre » de ces agents expatriés : l’ouverture des premiers établissements et la création d’un espace soviétique représentaient, pour eux, les premières expériences de communication directe avec les Africains. Ainsi, le thème de l’aménagement des lieux de vie est-il doublement important : il cristallise des représentations de soi-même et de l’Autre. Le consulat soviétique établi à Pointe-Noire, sur la côte atlantique du Congo, faisait partie de ces nouveaux établissements ; il devait servir les besoins de nombreux bateaux de pêche soviétiques qui y faisaient escale. Son premier consul se souvient de ses efforts pour organiser la vie de

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) consulat et pour convaincre « le centre », selon son expression, d’acheter les locaux d’une entreprise française en faillite. Il fait part de sa solitude à la fois face à Moscou et aux autorités congolaises sur place : « Nos problèmes laissaient indifférentes les autorités locales. Ni le maire, ni le président du comité régional du Parti congolais de travail (PCT) ne se sont manifestés pour m’aider ». Les autorités municipales s’opposaient même à la décision du gouvernement congolais d’ouvrir le consulat. Pour résoudre leurs problèmes matériels, les Soviétiques s’appuyèrent largement sur l’aide des militaires cubains. Le jeune deuxième conseiller de l’ambassade soviétique à Bamako constatait, avec tristesse, que, tandis que l’ambassade de l’URSS était installée à côté d’autres représentations diplomatiques dans « le plus grand hôtel de la ville, le Grand Hôtel », les fonctionnaires, eux, logeaient dans un « quartier noir », loin du centre, certes dans des villas en location, mais à l’étroit et serrés les uns contre les autres : « Notre maison sans étages avait juste quelques chambres et une terrasse découverte, avec un jardin ombragé, où poussait un palmier et un citronnier couvert de fruits. On partageait cette villa avec la famille de l’interprète de l’ambassade, Petr Proničev. Les villas voisines étaient aussi occupées par les familles des membres de l’ambassade soviétique » (Egorov, 2004 : 160).

Par la suite, confrontés aux nécessités d’économiser les devises, les Soviétiques furent contraints de déménager leur ambassade à la périphérie, « dans un autre bâtiment très modeste dans une banlieue de Bamako ». Le cadre de vie des Soviétiques arrivés à Bamako s’inscrivait nécessairement dans la ville encore récemment coloniale, construite par les Français et toujours habitée en partie par eux. Les souvenirs évoquent ce cadre particulier, nouveau pour le regard des ressortissants de l’URSS, qui ont eu tendance à l’idéaliser. Les premières impressions soulignent le contraste entre les banlieues, avec leurs « pauvres cabanes en banco aux toits de paille, des chiens efflanqués et des chèvres, des poules traversant devant nous, et des groupes des gens noirs, surtout des femmes, avec leurs vêtements bigarrés, avec leurs charges tout simples », et le centre de la ville et « des belles villas blanches », « des pelouses et des fleurs », des boutiques dont les noms rappellent Paris (« Bata », « Printemps »), « le cinéma ‘Rex’ », des maisons à deux-trois étages. Les Européens sont rares dans la rue, mais les passants paraissent plus prospères : des hommes en habits traditionnels blancs, des femmes, toutes en tenue africaine et portant des bijoux en or. À son arrivée au Congo-Brazzaville, le premier ambassadeur de l’URSS (Ivan Spickij, 1964-1969 nommé après des postes diplomatiques en Iran, en Afghanistan et en France) fut choqué par l’aspect peu reluisant et miséreux du bâtiment que ses collègues avaient choisi pour l’ambassade, mais aussi par les moyens très réduits accordés à cet établissement : le personnel 232

COOPÉRANTS SOVIÉTIQUES DANS LES SOUVENIRS DE LEURS COMPATRIOTES manquait cruellement et les salaires avaient été fixés selon le barème le plus bas, car les instances ministérielles n’avaient pas pris en compte le fait que Brazzaville, à l’époque, figurait parmi les capitales les plus chères. Il fallut intervenir personnellement auprès du président du Conseil des ministres Kossyguine pour relever le niveau de vie des représentants soviétiques (Spickij, 2001 : 22). L’ambassadeur et ses collègues prirent des initiatives à l’égard du « centre » à Moscou, et lui imposèrent leurs points de vue en ce qui concernait les conditions de la vie quotidienne de la colonie russe : par exemple, la question cruciale du choix du nouveau terrain pour l’ambassade ; option pour son achat et non pour sa location. Les Russes sur place négocièrent avec les anciens propriétaires français sans demander l’avis des instances diplomatiques supérieures. Ainsi, un bon prix fut-il négocié, ce qui permit la construction d’une salle de cinéma de deux cents places : « nous avons pressuré la compagnie française comme nous l’avons pu, jusqu’au bout […]. Ainsi nous avons réglé le problème d’aménagement de notre ambassade en tenant compte des intérêts de toute la future communauté soviétique au Congo » (Spickij, 2001 : 26).

Coopération soviétique et perception des Africains et de leurs régimes politiques Le thème de la difficulté et de l’instabilité des contacts avec les Africains est récurrent. Comment les auteurs l’interprètent-ils dans leurs souvenirs? Ce sont surtout les changements dans l’orientation politique des régimes, suivis par le changement d’attitude à l’égard des Soviétiques, qui sont évoqués. Pour les observateurs russes, l’attitude des partenaires africains paraissait profondément ambiguë. Ceci ressort notamment des récits sur le Congo, le Mali et la Guinée. L’ouverture de l’ambassade au Congo-Brazzaville fut précédée par la signature, en 1964, d’un accord sur la coopération culturelle et scientifique et d’un autre sur le commerce (Spickij, 2001 : 23). Le président MassambaDébat accorda au nouvel ambassadeur un entretien d’une heure et demi au lieu des trente minutes protocolaires. Les Soviétiques remarquaient que c’était surtout les jeunes qui témoignaient leur enthousiasme par rapport à la perspective de la coopération avec l’URSS ; ils espéraient que l’aide massive de l’URSS allait se déverser sur le Congo qui venait de rompre avec la puissance coloniale (id. : 23). Les Soviétiques relevaient chez cette jeunesse des « tendances à trop compter sur l’aide des autres » [iždevenčeskie nastroenija] et des penchants à « faire des discours creux ». Les Soviétiques expliquaient les ambivalences de leurs partenaires par leur position ou origine sociale. Par exemple, le consul au Congo, Grušin, qualifiait le Parti congolais du travail comme formé de petits-bourgeois233

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) démocrates, ce qui expliquerait, selon lui, les changements dans son attitude à l’égard des Russes. L’instabilité politique dans le pays augmentait le sentiment de malaise qu’éprouvaient ces derniers en 1977. Marien Ngouabi fut assassiné et le Comité militaire dirigé par Joachim Yhombi-Opango prit le pouvoir. Ce personnage était bien connu des Russes, car après avoir fait ses études militaires en France, il fut nommé, en 1965, au poste d’attaché militaire du Congo à Moscou. Devenu chef de l’État-Major, il installa un régime autoritaire et corrompu. La colonie soviétique à Pointe-Noire fut témoin d’une crise sociale et politique aiguë en 1978-79, lorsque, selon l’expression du consul, « personne ne travaillait » à Pointe-Noire. Lorsque Yhombi-Opango fut destitué et que le conflit armé se propagea dans la ville, ce furent les Cubains qui protégèrent « les camarades soviétiques » des attaques éventuelles (Grušin, 2004 : 103). Tous les spécialistes soviétiques qui se trouvaient en ville, ainsi que les capitaines des navires, ne devaient pas quitter leur domicile. Le fait que le nouveau chef de la zone militaire était un ancien diplômé de l’École militaire soviétique Frounze ne diminuait pas pour autant le sentiment d’instabilité et d’insécurité qu’éprouvaient les Soviétiques. Le maintien des liens avec l’ex-métropole et, en général, avec le bloc occidental par leurs nouveaux partenaires fut jalousement ressenti par les Soviétiques qui y voyaient l’une des raisons des variations dans l’attitude de leurs partenaires. Ils estimaient, par exemple, que si le premier ambassadeur soviétique au Mali, Aleksandr Ivanovič Loščakov, n’avait pas été reçu par Modibo Keita, pour la cérémonie de la présentation des lettres de créance, aussi rapidement qu’ils l’espéraient, c’était parce que la France avait gardé dans ce pays toute son influence. Aux yeux des observateurs russes, des facteurs externes déterminaient les attitudes des gouvernements : ainsi, selon le secrétaire de l’ambassade à Bamako, Egorov, les Soviétiques se décidèrent à multiplier leurs contacts avec le Mali de Modibo Keita après l’intervention du Parti communiste français : « C’était peut-être d’après les conseils de communistes français que le CC du PCUS a décidé de considérer attentivement la République du Mali » (Egorov, 2004 : 162). Un an après la création du Mali, Modibo Keita a été invité à visiter l’URSS : il fut le deuxième chef africain, après Sékou Touré, à effectuer une telle visite. La délégation de l’Union soudanaise fut invitée aux XXIIe et XXIIIe congrès du PCUS. Les contacts idéologiques et les rapports entre les partis précédaient les relations entre les gouvernements. Le rapprochement entre les Soviétiques et les Maliens se renforça en 1962 : Modibo Keita confirma son désir de coopérer avec l’URSS. Mais, comme pour le Congo, les représentants soviétiques percevaient un écart entre le discours du parti au pouvoir, et la pesanteur des liens réels avec la France : les Soviétiques remarquaient qu’au moment du départ des troupes françaises en 1962, de nombreux Maliens avaient manifesté contre ce départ (id. : 163).

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COOPÉRANTS SOVIÉTIQUES DANS LES SOUVENIRS DE LEURS COMPATRIOTES On voyait également des concurrents redoutables pour l’influence soviétique dans les Chinois. Au Congo, les slogans de l’extrême-gauche se propageaient dans la jeunesse, vite attirée par Pékin et les « petits bréviaires de Mao » (Spickij, 2001 : 24). De l’ambassade chinoise, voisine de celle de l’URSS, les haut-parleurs transmettaient ostensiblement la chanson L’Orient est rouge qui était devenu symbole de la Révolution culturelle. Il fallut se plaindre auprès du ministère des Affaires étrangères pour que ces pratiques cessent (id. : 24). Découvrant que les étagères des libraires à Brazzaville étaient envahies par les publications chinoises, le chef d’une délégation officielle réprimanda même ses compatriotes pour leur peu de zèle dans la propagande. Finalement, les Soviétiques furent obligés de reconnaître que l’aide chinoise au Congo avait été plus importante que celle de l’URSS, ce qui avait déterminé la tolérance des autorités congolaises à l’égard de l’abondance de la propagande maoïste. Comme pour le Congo et le Mali, l’écart entre les discours et la réalité des relations devient flagrant en Guinée. Les Soviétiques percevaient la Guinée comme un pays progressiste « en avant-garde de la lutte des peuples africains pour l’indépendance », qui réalisa un certain nombre de réformes sociales importantes : l’institution de chefs fut supprimée ; des grandes entreprises étrangères furent nationalisées ; des coopératives agricoles furent créées ; on introduisit une devise nationale ; la lutte contre l’illettrisme commença (Gorbunov, 2000 : 45). L’URSS fut l’un des premiers pays à reconnaître la Guinée nouvelle ; leurs relations diplomatiques datent d’octobre 1958. Par conséquent, la Guinée occupa, dans les projets russes concernant l’Afrique, une place hautement symbolique. Malgré le volume important de l’aide (les pays socialistes auraient apporté 70 % de l’aide étrangère, tandis que la part de l’URSS dans l’aide internationale correspondrait à 45 %), les différents aspects de la coopération laissaient les Russes sceptiques quant à son efficacité. Les mémoires analysées reviennent constamment sur les faiblesses et limites de la coopération, vécues intensément à l’époque même des faits2. Les Russes étaient conscients de leur « lenteur », du fait qu’ils réagissaient avec retard aux demandes sur place. Les ministères soviétiques livraient trop lentement le matériel nécessaire et sans respecter l’ordre des livraisons techniques. On regrettait également les erreurs d’estimation attribuées au manque de connaissance du terrain. L’ambassade constatait, enregistrait et répertoriait les carences et en informait les « instances supérieures », mais les informations envoyées ne produisaient pas les effets désirés (id. : 47). Les partenaires guinéens, de leur côté, changeaient systématiquement les options prises pour les chantiers soviétiques et modifiaient les fiches techniques et même la situation géographique. D’une part, les investissements soviétiques correspondaient peu aux besoins réels de la Guinée (ibid.). D’autre 2

Les correspondances de l’époque analysées par Sergej Mazov l’attestent (Mazov, 2008).

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) part, pour les Soviétiques, les responsables guinéens paraissaient « impatients » et « mégalomanes ». Ils percevaient chez les dirigeants de la Guinée une surestimation de leur rôle dans le mouvement de libération africain. Les projets, que l’on souhaitait réaliser avec l’aide des Russes, correspondaient à cette idée de grandeur projetée au niveau international : une station radio superpuissante, un stade capable d’accueillir les jeux panafricains, un institut destiné à former un nombre impressionnant de cadres, un aérodrome pour recevoir les avions les plus modernes. Toutefois, les Soviétiques ne décourageaient pas les Guinéens, bien au contraire, ils les stimulaient. La crise de 1961, au centre de laquelle se trouvèrent l’ambassade et l’ambassadeur soviétiques, porta ombrage à l’activité des Russes dans la capitale. Certains participants du « complot » de 1961 furent accusés par les autorités guinéennes d’entretenir des relations avec les ambassades des pays de l’Est3. Les activités de propagande et de diffusion de l’idéologie communiste à travers des brochures furent une occasion d’incriminer l’ambassade soviétique. Cet argument fut avancé pour expulser l’ambassadeur soviétique (id. : 53)4. Les Soviétiques se trouvèrent dans le collimateur également parce que l’historien Djibril Tamsir Niane, présenté comme le théoricien du complot, avait effectué un séjour d’un mois en URSS, peu de temps auparavant. Comment la communauté soviétique en Guinée réagit-elle au « complot » de 1961 qui se traduisit par une mobilisation des enseignants et des étudiants, notamment pour protester contre les arrestations arbitraires, à laquelle se joignirent les étudiants guinéens à Moscou ? En 1962, les relations entre la Guinée et l’URSS étaient encore envenimées par le « problème des étudiants » et Sékou Touré voulut même rompre les accords de coopération économique et culturelle avec l’URSS5. 3

Ce « complot » correspond en fait à un mouvement de revendications des enseignants, à la fois de type corporatiste (pour de meilleures conditions de travail et de salaire) et politique (conserver une liberté d’expression et indépendance syndicale). Voir notamment Diallo (2008a, ch. III). 4 L’histoire de cette expulsion en décembre 1961 est bien décrite, surtout en France (Bianchini, 2011 : 98-100, 106 pour le récit de Jean Suret-Canale des relations du régime guinéen avec l’URSS) et récemment en Russie (Mazov, 2008). L’ambassadeur Solod essaya d’élargir les contacts avec les Guinéens qui se positionnaient à gauche du président ce qui répondait à sa lecture de la nature sociale et politique de la « lutte nationale et libératrice » de la Guinée. Les réflexions de l’ambassadeur ont été rapportées au président et à son entourage. 5 Une centaine d’étudiants guinéens se trouvait à cette époque en URSS : soixante-quinze d’entre eux adressèrent, par télégramme, leur protestation contre la répression du mouvement. Sékou Touré exigea leur renvoi immédiat mais les signataires refusèrent de partir par crainte de représailles et écrivirent même dans ce sens au Conseil supérieur de l’URSS. Dans ce contexte, certains retirèrent leur signature. Les autorités guinéennes proposèrent aux Soviétiques d’utiliser la force pour expulser les étudiants contestataires dans un avion spécial envoyé par la Guinée. Les autorités soviétiques finirent par faire savoir aux étudiants que leur séjour en URSS ne pouvait plus se prolonger et ils furent renvoyés.

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COOPÉRANTS SOVIÉTIQUES DANS LES SOUVENIRS DE LEURS COMPATRIOTES Après l’expulsion de leur ambassadeur, l’attitude des représentants soviétiques fut plutôt effacée. Officiellement, ils adoptèrent le point de vue du régime : dans ses souvenirs, le conseiller d’ambassade commente l’allocution de Sékou Touré de décembre 1961 ; il y relève le thème de la condamnation du « gauchisme », mais aussi de « l’organisation raciste [sic], réunissant l’élite de l’ethnie peule » (Gorbunov, 2000 : 52)6 : il ne contredit en rien ces déclarations (id. : 52)7. Le vice-président du Conseil des ministres de l’URSS, Anastas Mikoyan, se rendit en Guinée pour chercher une sortie à cette situation de crise. Sa visite se déroula dans le cadre de l’exposition commerciale et industrielle organisée par l’URSS à Conakry au mois de janvier 1962 (sur une surface de 3 500 m²). Les Russes rencontrèrent d’ailleurs des problèmes d’organisation, car ils espéraient effectuer les travaux d’installation sur place par des firmes spécialisées, mais ils découvrirent qu’il n’y en avait pas. Lors de ces pourparlers, les Guinéens exprimèrent de nombreux griefs aux partenaires soviétiques. Selon eux, ces derniers ne communiqueraient pas suffisamment avec l’administration ; ils négligeraient la formation de cadres subalternes sur place et auraient un penchant démesuré pour le confort (id. : 57). Certains griefs semblaient fondés : les livraisons soviétiques parvenaient avec un grand retard et les bateaux frigorifiques pour le transport des fruits guinéens (bananes et ananas) arrivaient en décalage par rapport aux récoltes. L’exposition en question fut une réussite et fit oublier la situation de crise. Le nouvel ambassadeur, Dmitrij Degtjar’ (en poste en 1962-1964), fonctionnaire issu des services du Plan, connaissait mieux le domaine des échanges économiques avec les pays étrangers. Une recrudescence du commerce s’en suivit. Mais les diplomates chargés des questions économiques faisaient un bilan critique. Ils remarquaient que la plupart des coopérants employés dans les représentations commerciales et économiques (celles du Comité d’État pour les échanges économiques) n’avaient aucune expérience du travail à l’étranger et ne connaissaient pas le français (id. : 63). Au fond, toute la conception soviétique de la coopération devait être repensée : elle ne prenait pas suffisamment en compte les particularités locales et surestimait la capacité du partenaire à créer les conditions d’accueil des coopérants et des investissements. L’auteur de ces souvenirs considère, avec le recul, que les chantiers soviétiques de cette période furent sans lendemain, du fait de leur vocation à renforcer le secteur d’État, tombé depuis en décadence. Mais, selon lui, les spécialistes soviétiques marquèrent la mémoire des Guinéens par le caractère plutôt désintéressé de leur travail, par 6

Il s’agit probablement d’une révolte des commerçants à Labé (Bianchini, 2011 : 100). Un « complot » dit « peul » fut dénoncé bien plus tard, en 1976. 7 Pour les enjeux politiques de l’après référendum, on consultera Goerg, Pauthier et Diallo, 2010.

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) leur simplicité et par l’aspect « autre » de leur présence, plutôt exotique : ceci aurait créé, selon lui, des bases positives pour les contacts ultérieurs (id. : 64). D’autres témoignages confirment la difficulté qu’ont les coopérants soviétiques à dépasser les barrières linguistiques et celles de la communication, et donc à rendre leur travail efficace. Le cas de l’enseignement en Guinée a été étudié, récemment, donnant un éclairage enrichissant. Les entretiens recueillis par Abdoulaye Diallo auprès des enseignants et anciens étudiants guinéens qui côtoyaient les professeurs soviétiques mettent en lumière les problèmes crées par le faible niveau de français des enseignants soviétiques (Diallo, 2008a : 274 ; 280-281 ; 285). Ils furent souvent obligés de s’appuyer sur des interprètes, ce qui alourdissait leur travail, ou bien ils se faisaient mal comprendre par leurs élèves. Ces entretiens évoquent également la vie quotidienne isolée des Soviétiques, loin de leurs hôtes africains (id. : 282-283 sur « Petit Moscou »). Cependant, certains témoignages nuancent cette image, mettant en relief la bonne volonté des Soviétiques cherchant à apprendre vite et à communiquer leur enthousiasme à leurs publics. Il faudrait certainement multiplier les entretiens des deux côtés et nuancer les questionnaires, en les orientant explicitement vers les aspects concrets de l’interaction entre les Guinéens et les Russes. Par ailleurs, Vl. Bartenev traite la question de l’efficacité des enseignants soviétiques en Guinée à travers l’analyse des correspondances du ministère de l’Éducation nationale de l’URSS (Bartenev, 2007). Il présente un bilan tout aussi désastreux de l’envoi massif d’enseignants qui, en raison de leur non-préparation linguistique, étaient peu efficaces. Les relations entre les gestionnaires des échanges des deux pays s’en ressentirent et l’image de l’URSS en fut ternie. Tout un pan des témoignages correspond au constat de l’inefficacité de l’action des coopérants en raison de l’absence de leurs connaissances de l’Afrique et d’informations fiables. Au début, cette méconnaissance jouait de mauvais tours aux organisateurs de la coopération : le diplomate Spickij évoque l’envoi d’un navire de blé à destination du Congo de Patrice Lumumba, en 1960, suite à la directive du vice-président du Conseil des ministres, Mikoyan ; mais le blé fut renvoyé, car au Congo, qui achetait de la farine belge, il n’y avait pas de moulins pour le moudre. Ce navire fut alors acheminé vers la Guinée, le Ghana, le Maroc, mais partout refoulé. Sa cargaison fut enfin vendue au rabais à la Tunisie, où on l’utilisa comme aliment pour le bétail (Spickij, 2001 : 18). L’expérience de la coopération avec la Guinée est considérée par le chercheur russe Serguej Mazov comme « un fiasco », en raison, notamment, de son inadaptation au milieu d’accueil. Il cite un correspondant de la radio russe à Conakry, qui avait commenté cette coopération en ces termes : « Nous leur offrions tout ce qu’ils voulaient, mais ils ne savaient pas ce

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COOPÉRANTS SOVIÉTIQUES DANS LES SOUVENIRS DE LEURS COMPATRIOTES qu’ils devaient en faire »8 (Mazov, 2008 : 151). Certaines marchandises n’étaient pas utiles ou bien on les livrait en trop grandes quantités, tandis que les équipements tombaient rapidement en panne faute de savoir-faire des destinataires. Les hangars dans le port de Conakry étaient remplis de cuvettes de toilettes et de boîtes de conserves de crabes, de tonnes de stylos à plume. Des épaves de camions fabriqués en URSS et de cars hongrois délabrés se couvraient de rouille dans le port : n’ayant pas appris à les conduire, les chauffeurs guinéens les endommageaient rapidement. Comment gérait-on les conflits relationnels qui résultaient nécessairement de ces dysfonctionnements ? Avons-nous dans les souvenirs les traces et interprétations de ces conflits? Dans leurs relations, les Soviétiques cherchent des repères et un style qui leur soit propre. Certains s’adressent aux autorités diplomatiques, notamment directement à l’ambassadeur. Par exemple, le responsable du groupe de militaires à Brazzaville (il s’agit du milieu des années 1960), se plaignit que les officiers congolais mis sous sa responsabilité pour apprendre à manipuler et à assembler l’équipement militaire, s’investissaient peu dans le travail, notamment dans celui d’entretien des engins, et quittaient systématiquement leurs postes plus tôt que prévu9. Il demanda à l’ambassadeur d’en informer le président du pays en personne. Mais le responsable congolais de ce groupe accusa à son tour les Soviétiques de ne pas fournir dans les bons délais les pièces et outils, et même de les expédier, par erreur, dans d’autres pays africains (Spickij, 2001 : 28). Ainsi les Soviétiques découvrent-ils que les carences dans le fonctionnement du système d’aide soviétique devaient être rattrapées au niveau de la communication personnelle et informelle, plutôt qu’à celui des échanges officiels, ministériels et diplomatiques. La recherche d’interlocuteurs informels et d’intermédiaires afin de promouvoir les projets soviétiques prend de l’importance, au fur et à mesure que les coopérants envoyés par l’URSS se familiarisent avec leurs pays d’accueil. Dans le cas soviétique, (mais pas seulement puisque l’ambassadeur Spickij évoque la situation délicate de son homologue égyptien qui voulut intervenir en faveur d’un coopérant égyptien), l’ambassade servait de « parechocs » entre les autorités africaines et les coopérants. L’élaboration de leurs propres marques dans la communication sur le terrain et de leur style individuel de contacts allait de pair, pour les Soviétiques, avec la mise en place des politiques « plus réalistes » dans le Tiers Monde accompagnées de la prise des distances vis-à-vis « du progressisme» (Kridl Valkenier, 1973 : 91).

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« My davali im vsë, čto oni xoteli, a oni ne znali, čto s etim delat’ », cité dans Mazov, 2008. Dans les années 1970, la présence militaire soviétique au Congo prit de l’importance ; le Congo joua un rôle essentiel dans la réussite de l’opération militaire soviéto-cubaine en Angola ; il servit de base arrière aux troupes cubaines chargées de protéger l’enclave de Cabinda (Laïdi, 1983 : 684).

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) Les coopérants dans les situations de crises politiques et de conflits armés Les souvenirs des conflits militaires sont particulièrement révélateurs de la condition des ressortissants soviétiques dans les pays africains. Les représentations des guerres et des conflits rendent visibles la nature de la présence soviétique et mettent en évidence ses particularités. Au début des années 1990, en Éthiopie, les Soviétiques sont témoins de la guerre avec le Front de libération de Tigray et avec l’Érythrée, dont les troupes commandées par Issayas Afewerki prirent finalement le dessus. La situation fut particulièrement ambiguë : tout en maintenant ses relations avec son partenaire éthiopien privilégié, la Russie devait s’adapter aux changements dans la région et aux progrès des forces opposées au régime en question. La nouvelle Russie avait d’ailleurs de moins en moins d’affinités idéologiques avec ce pouvoir qui continuait à se déclarer communiste. Les Russes liquidèrent leur base militaire à Dahlak, en mer Rouge, suscitant un fort mécontentement de l’Éthiopie officielle. Pour l’ambassadeur russe en place il était clair que le régime de Mengistu était condamné ; par conséquent, il lui fallait prendre des dispositions pour protéger les ressortissants russes. La question de la sécurité des coopérants prit alors de l’ampleur : « à l’époque, nos spécialistes étaient dispersés dans tout le pays, d’une raffinerie de pétrole à Assab sur la mer Rouge jusqu’au désert d’Ogaden, où les géologues prospectaient des gisements de pétrole. En tout, avec les membres des familles, il y avait à peu près 3 000 coopérants soviétiques en Éthiopie en 1990 » (Mironov, 2004 : 217).

On est surpris que l’ambassadeur semble être peu au courant de la vie de certains de ces ressortissants. Il supposait qu’ils pouvaient se trouver dans une situation délicate : « comme nos géologues à Dire Dawa, au mois de mai 1991, lorsque les combats pour cette ville ont éclaté. On pouvait s’attendre à ce que les adversaires de Mengistu les exterminent, en tant qu’alliés du régime. À Ambo, nos spécialistes qui travaillaient à la station phytosanitaire ont été témoins d’attitudes hostiles. Mais en somme, la population était plutôt amicale à l’égard des Soviétiques. C’est surtout pour les militaires qu’on avait des soucis » (ibid.).

Il s’agissait surtout d’évacuer les spécialistes qui se trouvaient à la périphérie. Au début des années 1990 on assiste à l’émergence d’un autre modèle de coopération, moins dépendante des structures idéologiques et administratives, moins contrôlée, plus autonome, attachée aux contextes et aux impératifs des partenariats locaux, que ses acteurs gèrent selon leurs connivences, 240

COOPÉRANTS SOVIÉTIQUES DANS LES SOUVENIRS DE LEURS COMPATRIOTES déterminées par des intérêts lucratifs et personnels. S’agit-il de l’apparition d’un nouveau profil de coopérant qui serait plutôt un « mercenaire du développement » et un entrepreneur à son compte, dans le style de Kurtz qui, dans Au cœur des ténèbres de Conrad, s’enfonce dans le continent africain ? Nous percevons ce nouvel aspect de la présence russe encore soviétique, mais déjà en transition vers un autre système, dans les récits sur l’évacuation du personnel au moment de la guerre. L’ambassadeur évoque l’indécision de Moscou et sa réticence pour confronter les problèmes liés à une évacuation en urgence ; c’était sous la pression des organisations impliquées directement dans la coopération et dont les représentants se trouvaient sur place que le ministère des Affaires étrangères réagit. L’évacuation commença au mois de février 1991. Elle se reposait entièrement sur l’ambassade ; son descriptif nous donne une certaine idée de l’existence plutôt autonome de ces coopérants, dans les endroits peu contrôlés par le « centre » à Addis-Abeba, sans parler du « centre » à Moscou. Motivés par les questions matérielles, ils agissaient à leurs risques et périls : « C’était difficile. Certains endroits éloignés n’avaient pas de transports, avec certains on n’avait pas de liaison. Certaines personnes ne voulaient pas partir, en espérant gagner encore un peu d’argent, car la situation matérielle en Russie de 1991 était rude » (Mironov, 2004 : 217).

Selon l’ambassadeur, au mois de mai 1991, presque toutes les femmes et la plupart des spécialistes de la périphérie ont pu être évacués. Mais de nombreux coopérants restèrent à Addis-Abeba, encerclée par les combattants du Tigray qui entrèrent dans la ville le 28 mai 1991. La description de l’évacuation de la capitale nous donne une idée de l’importance de la présence soviétique dans cette ville et en Éthiopie en générale (id. : 218-219). À l’intérieur du territoire de l’ambassade, particulièrement vaste (qui s’étalait sur 14 ha et avait un périmètre de 5 km) et qu’il fallait sécuriser, il restait 300 personnes sans compter les fonctionnaires de l’ambassade ; et sans compter les spécialistes qui résidaient dans d’autres quartiers d’Addis-Abeba et qui se réfugièrent dans la représentation de l’URSS. En outre, il y avait beaucoup de militaires, d’officiers et de soldats, qui, jusqu’à la dernière minute, se trouvaient dans la représentation du conseiller militaire, située à l’extrémité de la ville : on envisageait de les évacuer par deux grands avions militaires ; finalement les nouveaux maîtres de la ville mirent la main sur ces deux avions les considérant comme butin de guerre. Il y avait aussi l’hôpital de la Croix-Rouge soviétique dont le personnel opérait tous les belligérants, sans faire de différence. La situation prit un tournant dangereux pour l’ambassade soviétique, encerclée par les combattants du Tigray qui en bloquèrent les entrées et les sorties. Ils ne pouvaient éprouver à l’égard des Soviétiques que de l’hostilité, car durant la guerre avec la Somalie et avec l’Érythrée, l’URSS fournissait 241

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) des crédits militaires au gouvernement pro-marxiste de l’Éthiopie ; de nombreux habitants du Tigray ont souffert des bombardements soviétiques10. Ces souvenirs de la crise de 1991 vécue à l’intérieur de l’ambassade évoquent le rôle important de l’initiative personnelle des agents sur place, trouvant une issue à la situation face à laquelle Moscou était impuissante et surtout trop éloignée pour intervenir. Les échanges privés avec les Américains permirent d’établir des contacts avec les nouveaux occupants de la ville. L’ambassadeur décrit sa sortie problématique de l’ambassade afin de rencontrer les représentants des nouveaux pouvoirs et sa traversée de la ville. Les gardes tigréens entouraient l’ambassade : c’étaient des garçons et des fillettes de 13-15 ans, armés de Kalachnikovs : on leur offrit des sandwichs et du thé, des matelas ; on put discuter avec une des fillettes qui dit avec fierté qu’elle avait tué 3 soldats éthiopiens. Les Russes réussirent à sortir à bord de deux voitures, portant un drapeau rouge. Dans les rues, ils aperçurent beaucoup de cadavres. Immédiatement, le problème linguistique émergea : il ne fallait surtout pas parler l’amharique, dorénavant langue de l’ennemi, et pourtant la seule langue du pays que les Russes connaissaient. Arrêtés constamment sur leur passage, ils improvisèrent des phrases du type : « Kalachnikov – Rossia – khorocho »11. Ils rentrèrent finalement en contact avec les autorités militaires des Tigrés et obtinrent la permission d’évacuer leurs compatriotes avec deux avions. Cependant le nouveau commandant de l’aéroport ne les autorisa pas à décoller. Suite aux recours à la médiation des Américains, les contacts avec le chef des rebelles, à Londres, furent établis et, au bout de plusieurs essais infructueux, les Russes purent enfin partir. En revanche, les autorités de l’aéroport gardèrent un hélicoptère, qui appartenait aux géologues. Ce récit mouvementé écrit par l’ambassadeur de l’époque et qui met en exergue son rôle et son courage durant cette crise, est cependant révélateur de la condition des coopérants soviétiques. Leur présence massive dans certains pays les rendait vulnérables dans les situations de conflits armés à l’issue incertaine, à cause notamment de l’implication intense de la Russie dans ces conflits. Nous voyons que la logistique nécessaire à l’évacuation ne s’est pas véritablement mise en place ; nous constatons un certain 10

Cependant, en 1989 les Soviétiques avaient pris en considération la possibilité d’avoir « des relations de travail » avec le Front de libération du peuple du Tigray ; c’est ainsi que l’ambassadeur soviétique a pu avoir, selon lui, « de très bonnes relations » avec le chef tigray Meles Zenawi. L’Algérie avait joué un rôle dans ce rapprochement ; par son intermédiaire, une rencontre d’un représentant soviétique (qui était en l’occurrence le futur ambassadeur et à l’époque, le conseiller de l’ambassade), avec les chefs du Tigray a eu lieu dans l’ambassade de l’URSS aux États-Unis (Mironov, 2004 : 221). Dans ses souvenirs, l’ambassadeur soulignait que ce rapprochement relevait plutôt d’une bonne entente personnelle de ses protagonistes. Par la suite, les nouveaux chefs d’Addis-Abeba ont déclaré qu’ils considéraient comme tournée la page de l’histoire où l’URSS offrait son aide militaire au régime de Mengistu en appuyant sa lutte contre « le mouvement de libération du peuple éthiopien » (id. : 222). 11 Un mélange des mots non-articulés « Kalachnikov-Russie-bien ».

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COOPÉRANTS SOVIÉTIQUES DANS LES SOUVENIRS DE LEURS COMPATRIOTES désengagement de Moscou et, en tous cas, une lenteur dans sa prise de décisions. Dans ces cas le rôle important revient à l’initiative personnelle de ceux qui sont supposés gérer la coopération localement, et certainement aux coopérants eux-mêmes ; à cette époque des années charnières 1990, les Soviétiques apprennent à surmonter les divisions et les interdits imposés par la guerre froide. Nous découvrons également l’importance pour la vie quotidienne des coopérants de la communication entre le centre et la périphérie et, en général, des transports et de la logistique. Ces problèmes deviennent particulièrement aigus au moment des crises politiques. Ainsi, la présence soviétique très marginale en République de Djibouti joua-t-elle un rôle significatif au moment de l’évacuation des réfugiés du Yémen. L’indépendance de Djibouti (ancien territoire français des Afars et des Issas) date de 1977 ; les relations diplomatiques avec l’URSS furent établies en 1978, tandis qu’en 1982, la ligne d’Aeroflot fut ouverte. C’était une escale pour les vols russes vers l’Afrique de l’Est et du Sud, aussi bien que vers l’Antarctique. En revanche, les bateaux qui traversaient la mer Rouge préféraient passer par Aden, et « on les voyait peu à Djibouti » (Danilov, 2004 : 124). En somme, la présence des représentants soviétiques s’y réduisait, excepté les familles des membres de l’ambassade, à deux familles d’agents d’Aeroflot. Les intérêts du ministère de la Marine civile furent confiés à un employé d’une compagnie anglaise, un Indien, qui vivait à Djibouti depuis longtemps. Ce poste soviétique avait pour mission d’observer la situation en Éthiopie et en Somalie, et surtout en République du Yémen. En 1986, lors du conflit armé au Yémen, ce poste permit l’évacuation des milliers de citoyens soviétiques qui se trouvaient dans ce pays. On peut imaginer le chaos dans lequel se déroula leur embarquement à Aden : ils furent transportés par les navires soviétiques, mais ils se plaignaient que les Indiens et les Pakistanais prenaient leurs places au moment de l’embarquement : « On ne voulait pas prendre d’étrangers sur les barques qui partaient de la plage, mais ils sont très habiles et ils montaient, malgré tout, même si on les repoussait ». Dans ses souvenirs, le représentant diplomatique soviétique à Djibouti se plaint que sa tâche d’accueil des réfugiés était rendue encore plus complexe par la présence massive de journalistes occidentaux conviés à la première session de l’Autorité intergouvernementale pour la sécheresse et le développement (IGADD) récemment crée. L’effet médiatique de ce débarquement spectaculaire fut donc multiplié. Les navires soviétiques emmenèrent deux cadavres : l’un d’un colonel de l’ÉtatMajor, tué lorsqu’il était intervenu « pour empêcher la tuerie entre les officiers des ethnies différentes » ; l’autre, celui d’un coopérant décédé d’une crise cardiaque au moment de l’embarquement. Il y avait aussi des blessés. Outre les Soviétiques, il y avait 211 citoyens de la RDA et 21 ressortissants de la Tchécoslovaquie.

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) La petite colonie soviétique vécut l’arrivée des réfugiés comme un véritable désastre ; d’ailleurs, elle s’accompagna de nombreux incidents. Les matelots de certains navires refusèrent de décharger les bagages gratuitement ; il fallait donc trouver les moyens de les payer. Une autre anecdote évoque un capitaine qui avait un attaché-case rempli de billets vierges d’Aeroflot qu’il cherchait à revendre à un prix intéressant. Un représentant français demanda à son homologue russe de prendre en charge plusieurs dizaines de Roumains transportés par un bateau français et qui devaient rester à Djibouti en attendant le vol d’Aeroflot. Or, ils étaient si ivres qu’ils pouvaient à peine marcher. Ces détails anecdotiques dessinent un tableau de désordre et de chaos humain sur le fond duquel on imagine une petite ambassade devant prendre, en catastrophe, des risques et des initiatives sans pouvoir attendre les décisions de Moscou. Nous pouvons également imaginer l’importance numérique de ces coopérants réfugiés issus du Yémen et rassemblés à Djibouti ; il s’agissait d’une véritable présence internationale, où les ressortissants des pays socialistes prédominaient. Selon l’auteur de ces souvenirs (qui occupait le poste de conseiller d’ambassade), du 18 au 28 janvier 1986, les navires soviétiques transportèrent 5 216 personnes (dont 4 323 citoyens soviétiques et 993 étrangers) (Danilov, 2004 : 137). Ce fut le Comité d’État pour les relations économiques (le GKES selon l’abréviation en russe) qui prit en charge le remboursement des frais, en distribuant la facture entre les organismes de coopération et les ministères pour lesquels travaillaient les spécialistes évacués. Cette démarche demanda aux fonctionnaires de l’ambassade tout un travail de statistique et d’établissement des listes précises de personnes rapatriées. La perception des pays occidentaux Nous l’avons vu : pour les Soviétiques, l’Afrique fut autant un lieu de contacts avec les Africains qu’avec les Européens et les Américains ; c’était indéniablement un espace ouvrant sur le monde et un carrefour international, un substitut à l’Occident inaccessible. On devrait se demander si l’expérience de la vie à l’étranger de centaines de coopérants n’a pas préparé, à sa façon, la perestroïka et la chute de l’URSS. Les souvenirs du consul de Pointe-Noire évoquent ce côté « occidental » de la ville qui correspondait, pour la communauté soviétique, à un lieu de contacts avec les représentants des pays occidentaux. Malgré la phraséologie marxiste du parti au pouvoir, les Soviétiques réalisent que le capital français prédomine et que tous les points stratégiquement importants sont contrôlés par les Français. Au début des années 1980, la colonie française à PointeNoire comprenait à peu près quatre mille personnes. Le consul remarquait que tous les administrateurs et ingénieurs du port et des chemins de fer étaient des Français ; qu’ils étaient propriétaires de nombreuses entreprises, 244

COOPÉRANTS SOVIÉTIQUES DANS LES SOUVENIRS DE LEURS COMPATRIOTES et de l’une des deux compagnies pétrolières. La colonie française comptait de nombreux médecins et enseignants. Progressivement, le consul soviétique apprit à consulter ses homologues, français et belges. L’emprise sur l’Afrique passait également par la maîtrise du français. Les personnes ayant vécu en France et connaissant le français furent prioritaires pour le départ dans les pays francophones de l’Afrique. L’un des diplomates, nommé, dès l’indépendance au Mali, soulignait qu’il avait travaillé huit ans en France et que c’est en France qu’il avait pris connaissance des problèmes africains : « J’ai appris qu’il y avait énormément de spécialistes français qui travaillaient en Afrique. J’ai rencontré René Dumont » (Egorov, 2004 : 154). Les contacts avec les ressortissants français rendaient visible la particularité de statut des Soviétiques et la précarité de leur existence : ces coopérants et fonctionnaires n’étaient pas comme les « autres ». Le consul à PointeNoire remarquait que les spécialistes français touchaient des salaires de trois à quatre fois supérieurs à ceux des Russes. L’un des enseignants français lui raconta que son épouse et lui touchaient, ensemble, un million de francs CFA, ce qui, dans cinq ou sept ans, devait leur permettre avec le capital constitué, de rentrer à Lyon pour ouvrir leur business. Le consul en tirait des conclusions sur l’aspect intéressé de la présence française en Afrique. Cependant, ces différences dans le traitement ajoutées à l’importance numérique et économique des Français créaient le sentiment d’inégalité et de marginalité éprouvé par les Soviétiques. Ils voyaient ce pays comme la zone d’influence néocoloniale de la France, éloignée des objectifs de la construction socialiste. Décidément, les Français étaient toujours chez eux au Congo : le spectacle de leur vie quotidienne suscitait chez les Soviétique un mélange d’envie et de désapprobation tout en augmentant leur sentiment de différence et de marginalité. Le consul notait qu’à Pointe-Noire il y avait un bon club français de yachts, et aussi un centre culturel. Il remarquait que leurs enfants faisaient leurs études dans un lycée français et entraient ensuite dans les universités en France. Cependant, la vie des Français au Congo n’était pas de tout repos. Ils se trouvaient en concurrence avec les Italiens et avec les Américains. Au consulat russe, on apprit progressivement à tirer le meilleur parti de cette concurrence et à choisir ses partenaires. Le consul remarquait que l’un de ses collègues du consulat avait établi de bonnes relations avec les représentants italiens et américains chargés des constructions de chemin de fer. Mais les Français « ne tardèrent pas à lui montrer qui était le chef ». Le directeur général d’une société commerciale « DaronShipchandler »12, Henri Daron, cessa de lui vendre sa marchandise à prix d’amis, tandis qu’avec le consul en personne il avait « gardé des relations amicales » (Grušin, 2004 : 112).

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Toujours présente au Congo.

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) Les domaines de la coopération Est-il possible de repérer, d’après les récits de consuls et d’ambassadeurs, les domaines de coopération dans lesquels les Soviétiques furent particulièrement présents ? Ces documents sont nécessairement impressionnistes et fragmentaires ; ils ne nous communiquent pas d’informations précises à ce sujet ; ils ne contiennent pas non plus de chiffres exacts. Cependant ils nous aident à mieux représenter l’univers de la présence soviétique et à nous faire une idée de son poids, en ouvrant ainsi de nouvelles pistes pour la recherche. Quelquefois ils contiennent aussi des opinions sur les coopérants et sur les résultats de leur action. Dans ses souvenirs, le consul à Pointe-Noire souligne l’importance du groupe des spécialistes civils et militaires soviétiques. C’étaient surtout des enseignants de lycées, des médecins, des marins militaires ; il y avait aussi un représentant militaire soviétique (un lieutenant-colonel) affecté auprès de la direction politique congolaise de la zone militaire. Les enseignants étaient envoyés au Congo pour une durée de deux ans, avec une possibilité de prolongation d’un an. Ils enseignaient dans les lycées, surtout les sciences et les mathématiques, à côté des enseignants français, et, selon le consul Grušin, avec des résultats mitigés. Ils enseignaient en français, après avoir suivi des cours de langue de dix mois auprès du ministère de l’Instruction publique ; leur niveau de français était très faible, ce qui, vis-à-vis des élèves, les désavantageait par rapport à leurs collègues français. Le consul dressait un constat pessimiste à ce sujet : « À mon avis, notre État n’aurait pas du investir dans le séjour de ces spécialistes. Durant mon congé, j’ai exprimé cet avis à l’adjoint du ministre de l’Instruction publique. Mais rien n’a changé » (Grušin, 2004 : 112). Les spécialistes militaires furent particulièrement nombreux, sans que l’on sache la proportion réelle de leur effectif par rapport aux autres. Il s’agissait notamment de techniciens et de formateurs qui acheminaient le matériel sophistiqué et apprenaient aux Congolais comment le manipuler. Puisque le gouvernement soviétique avait offert au Congo plusieurs vedettes rapides et plusieurs avions de chasse « MiG », un groupe de marins fut envoyé pour former des équipages militaires. Plusieurs ingénieurs travaillaient dans les mines de plomb et de zinc. Selon le consul, l’accord sur l’exploration et l’exploitation des ressources minières stipulait que tout le minerai extrait devait être envoyé en URSS. Mais la direction congolaise le rompait fréquemment, et c’étaient les compagnies occidentales qui recevaient le produit, contre des sommes en devises, tandis que « nos bateaux non chargés mouillaient au port ». La même chose se produisit pour les exportations d’espèces de bois rares. Au Mali, le rapprochement du gouvernement de Modibo Keita avec l’URSS aboutit à la signature d’un accord de coopération économique, qui inaugura l’intervention des spécialistes soviétiques dans plusieurs domaines. 246

COOPÉRANTS SOVIÉTIQUES DANS LES SOUVENIRS DE LEURS COMPATRIOTES Les Russes accordèrent aux Maliens des crédits successifs de 45 millions de roubles et de 10 millions de roubles. Les géologues soviétiques découvrirent des gisements permettant la fabrication de ciment sur place ; le chantier de l’usine de transformation fut lancé. Les Soviétiques découvrirent également de nouveaux gisements de magnésium et de bauxite. Des pourparlers commencèrent concernant la construction, par les Soviétiques, d’une usine métallurgique. Avec l’aide technique de l’URSS, une compagnie d’aviation « Air-Mali » fut créée ; elle fut dotée de plusieurs avions soviétiques avec des équipages. On octroya une aide à l’Office du Niger : un diplomate soviétique considérait que « par conséquent, les récoltes du coton et du riz ont sensiblement augmenté » (Egorov, 2004 : 164). Le gros des efforts des partenaires russes se fixa dans le domaine de l’influence idéologique et culturelle. À Bamako, ils construisirent la Maison de la radio ; ils inaugurèrent une librairie russe et les cours de langue, aussi bien que le Centre de formation professionnelle et technique pour trois cents auditeurs. Plus de cent enseignants furent envoyés au Mali. Plusieurs dizaines de Maliens partirent pour faire leurs études en URSS. On construisit un stade de vingt-cinq milles places, qui représentait « un don du peuple soviétique » : l’endroit fut surtout destiné à accueillir les manifestations politiques ; les Russes accordèrent alors à ce geste une importance idéologique, et ce chantier devint donc prioritaire. La signature de l’accord de coopération économique stimula le développement du commerce bilatéral : l’URSS importa du Mali des arachides, ce qui n’était pas très intéressant pour les Soviétiques, car on devait les payer en devises internationales, en se substituant, en quelque sorte, à la France. Les exportations soviétiques consistaient en matériel agricole et en équipements. D’autres pays socialistes s’engagèrent au Mali : la Tchécoslovaquie, la Bulgarie, et surtout Cuba. Les Soviétiques reconnaissaient que les coopérants de ces pays connaissaient souvent mieux le français et étaient donc plus efficaces (id. : 165). Par ailleurs, au niveau de l’ambassade, les tâches correspondaient, selon les souvenirs des témoins, à des activités de routine surchargées de paperasses inutiles, notamment en raison de l’abondance des dépêches chiffrées contenant les directives du ministère des Affaires étrangères et du Comité central du Parti communiste. Il s’agissait principalement des documents idéologiques émanant du parti, des discours de Khrouchtchev dont le déchiffrement et la traduction revenaient au « petit personnel » de l’ambassade : « Avec le conseiller de l’ambassade nous allions au bord du Niger, et làbas, couchés sur le sable, loin des regards, afin de respecter le secret, nous traduisions ces papiers » (id. : 164). C’était aussi la période des échanges de chercheurs et de délégations scientifiques : les africanistes soviétiques, tels Potexin ou Olderogge, se rendirent au Mali. Mais une importance capitale revenait à la coopération 247

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) dans le domaine militaire. Dès 1962, immédiatement après le départ des troupes françaises et la liquidation de leurs bases militaires, de nombreux spécialistes militaires soviétiques s’installèrent au Mali. Ils utilisèrent pour la formation du personnel militaire malien l’ancienne base française à Kati13. Les conseillers militaires accompagnèrent également les cargaisons d’armements soviétiques. Le diplomate Egorov se souvenait qu’au début, les Russes n’avaient pas d’attaché militaire permanent, mais se faisaient représenter par un général qui se fit remarquer en se promenant partout accompagné d’un petit crocodile, qu’il espérait apprivoiser, mais qui mourut de faim, car son maître le nourrissait uniquement de mangues. En Guinée, les coopérants soviétiques étaient essentiellement présents dans l’exploration géologique, dans les chantiers routiers et dans d’autres travaux de construction. Les ingénieurs soviétiques accompagnaient les machines et les outils nécessaires pour ces travaux (Gorbunov, 2000 : 46). Lorsque le conseiller d’ambassade de l’URSS arriva à Conakry en avril 1961, 350 représentants et spécialistes soviétiques (y compris les membres de leurs familles) se trouvaient en Guinée. À part le personnel de l’ambassade et des représentations économique et commerciale, ce contingent comprenait les correspondants de la radio et de la TV, les représentants de la presse et de Soveksportfilm (l’organisme qui gérait l’exportation de films soviétiques à l’étranger), mais aussi les géologues, les ingénieurs, enseignants et agrotechniciens (id. : 47). Les Soviétiques s’engagèrent à construire la station radio, un institut polytechnique, une usine frigorifique, deux hôtels, un stade, le bâtiment de l’Assemblée nationale, la résidence du chef de l’État et à reconstruire l’aéroport international. En dehors de la capitale, les Soviétiques devaient construire une cimenterie et une ébénisterie, une fabrique du traitement des peaux, une fabrique de conserves, des fermes d’élevage, une usine de transformation de viande ; il s’agissait également d’aménager les rizières. Les premières années de la présence officielle soviétique au Congo furent marquées par la signature de plusieurs contrats fixant le cadre pour la coopération économique et technique ; les Soviétiques construisirent à Brazzaville une maternité, un hôtel ; ils menèrent des travaux de prospection géologique et la construction d’un barrage ; un centre culturel fut ouvert. Au milieu des années 1960, dans les établissements scolaires, travaillaient environ soixante enseignants ; il y avait également des spécialistes militaires. À 13

Il est intéressant de comparer ces informations avec les souvenirs d’Amidou Marikou, militaire malien qui côtoya ces premiers conseillers militaires soviétiques et par la suite fut envoyé en URSS pour parachever son éducation d’officier (Boilley et Marikou, 2001). Il communique beaucoup de détails pittoresques qui, en somme, mettent en relief les mêmes problèmes : la méconnaissance réciproque des partenaires, leurs codes culturels différents, le problème linguistique handicapant, mais aussi les jugements portés sur les Soviétiques à travers les comparaisons avec les Français. La gravité de ces problèmes présentée du côté africain paraît encore plus grande.

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COOPÉRANTS SOVIÉTIQUES DANS LES SOUVENIRS DE LEURS COMPATRIOTES cette époque, le nombre des ressortissants soviétiques atteignait presque 300 personnes (Spickij, 2001 : 26). L’importance numérique de ces coopérants, mais aussi leur présence dans les régions rurales et dans les différentes provinces des pays en question ouvrent au chercheur des perspectives stimulantes d’enquêtes à effectuer. Ces faits amènent également des interrogations au sujet de leur autonomie et des modes de vie et des pratiques qu’ils ont élaborées en osmose avec les milieux d’accueil. Les difficultés du service. Les particularités de la condition soviétique C’est au niveau du commerce, confrontés aux lois du libre marché et à la concurrence avec les pays occidentaux, que les Soviétiques connaissent les plus grandes difficultés, avec des répercussions sur la coopération en général et sur les situations concrètes des coopérants. Découvrant l’économie sousdéveloppée, mais néanmoins impliquée dans les échanges internationaux et surtout dépendant de l’ancienne métropole, les organisateurs et les acteurs de la coopération soviétique réalisent rapidement les limites de leur action. Ainsi, le consul soviétique au Congo, observait-il, impuissant, le niveau modeste des échanges commerciaux avec les Congolais. Tandis que les entrepreneurs locaux touchaient dix pour cent sur chaque transaction commerciale avec les sociétés occidentales, ils recevaient en cadeau de la part des Soviétiques, une effigie de Lénine. Ses interlocuteurs congolais lui apprirent que les branches entières de l’appareil d’État avaient, en somme, fusionné avec les grands groupes occidentaux. De nombreux agents d’État trouvaient leur intérêt dans ce système corrompu et ne souhaitaient pas sa disparition. Le consul soviétique évoquait le cas du maire de Pointe-Noire, membre du comité central du parti au pouvoir, qui touchait des commissions versées par des sociétés occidentales. Une compagnie pétrolière italienne lui offrit un voyage d’une semaine en Italie ; « il en est revenu tout impressionné » ; « il était actionnaire de nombreuses entreprises, mais dans ses conversations avec moi, il discutait avec enthousiasme les perspectives de la construction socialiste au Congo ». Les Soviétiques reprochaient aux Congolais, notamment à leurs dirigeants, leurs « espérances de vivre gratuitement » (Grušin, 2004 : 117). En somme, les représentants soviétiques reprochaient aux Congolais de vouloir profiter de deux sources d’aide à la fois et de louvoyer entre les deux blocs. Certains parmi les interlocuteurs congolais du consul déclaraient que l’aide soviétique n’était pas suffisamment importante. Les Congolais espéraient que les Soviétiques investiraient davantage dans l’industrie de bois et

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) dans le pétrole14. Mais à côté de deux entreprises pétrolières sur place, l’implantation des Soviétiques fut impossible. La distance séparant la réalité économique et les déclarations pro-socialistes détermina la perception, par les Soviétiques, de leurs partenaires africains comme « fourbes » et « voulant jouer un double jeu ». Au Mali, la réforme monétaire et l’introduction du franc malien eurent des effets néfastes sur la vie matérielle des spécialistes étrangers en général, et des Soviétiques en particulier, creusant la différence entre eux et leurs collègues des pays capitalistes. Tandis que les Français se ravitaillaient en France et dans les pays voisins, les ressortissants de l’URSS furent obligés de se nourrir sur le marché local. À ces désagréments matériels se rajoutaient les difficultés de supporter le climat sans en avoir l’habitude : tout cela faisait que la vie paraissait « bien dure » (Egorov, 2004 : 167). Cependant les Soviétiques appréciaient le caractère des Maliens, qu’ils trouvaient ouverts et joyeux. Pour en parler, ils s’appuyaient d’ailleurs, sur l’opinion des Français : « Les Français disaient qu’ils ne fermaient jamais leurs maisons » (id. : 169). Ils en retiennent des bons souvenirs : « Malgré les conditions climatiques inhumaines, nous nous souvenons avec beaucoup de sympathie de notre séjour de trois ans. Mon épouse travaillait comme enseignante de russe dans un lycée professionnel ; elle aimait bien ses élèves (id. : 172). La vie africaine permit aux ressortissants de l’URSS de découvrir l’univers des échanges capitalistes, les lois du libre marché et de se rendre compte des faiblesses du système du socialisme planifié confronté à l’économie mondiale. De ce point de vue, les séjours africains furent pour eux pleins d’enseignements et représentaient, également, une douloureuse remise en question de leurs valeurs et une découverte des carences de leur société d’origine. En somme, la découverte de l’Afrique fut celle du monde européen postcolonial ; les séquelles du passé colonial furent peu remarquées, ou plutôt ignorées par les envoyés soviétiques : en revanche, on émettait des jugements positifs sur le fonctionnement des entreprises françaises, notamment au Congo, et on reconnaissait leur efficacité et leur bonne organisation. Par ailleurs, des spécialistes africains qui avaient été formés en URSS étaient désavantagés sur le marché du travail local par rapport à ceux qui revenaient de l’Occident : ils n’accédaient qu’à des positions subalternes. Pour faire face aux contraintes de la société où ils ne se sentaient pas à l’aise, les ressortissants de l’URSS reproduisaient, dans le cadre des établissements soviétiques, les conditions de vie de la mère-patrie. Les récits de la vie quotidienne du consulat à Pointe-Noire nous en fournissent des 14

« Toutefois, en dehors de domaines politiques et militaires, la coopération congolo-soviétique était très faible, tandis que celle avec la France restait essentiellement économique et basée principalement sur le pétrole et l’aide économique qu’elle fournissait au Congo, (Bazenguissa-Ganga, 1997 : 273).

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COOPÉRANTS SOVIÉTIQUES DANS LES SOUVENIRS DE LEURS COMPATRIOTES descriptions éloquentes. Le consul faisait part de l’état de tension permanente ressentie par la colonie soviétique l’une des raisons étant dans une situation économique et politique complexe. Le gros du travail de son bureau correspondait à la gestion de conflits liés aux navires de pêche, à la réception de la marchandise et au contrôle de son stockage. Les Soviétiques souffraient, les employés du consulat et les spécialistes compris, du manque d’activités culturelles : en dehors des activités professionnelles, la vie était « peu civilisée » : pas de musées, pas de théâtres, aucun lieu de loisir (Grušin, 2004 : 123). Le centre culturel du consulat français représentait le seul foyer d’animation. La seule distraction était la plage, l’océan ; ils y allaient tous les dimanches pour se cacher du soleil brûlant sous le feuillage peu dense de quelques rares palmiers ; « mais on essayait, comme on pouvait, d’améliorer notre séjour dans ce coin peu commun pour un homme russe ». Pour améliorer la sociabilité et créer une ambiance festive et reposante, les employés du consulat prirent l’initiative de célébrer, tous les ans, à partir de 1979, l’anniversaire de Lénine. Deux ou trois fois par semaine le consulat organisait des projections de vieux films soviétiques, d’abord en plein-air, ensuite en salle. On fêtait solennellement toutes les dates officielles, on organisait des conférences et des concerts d’amateurs. Le consul concluait : « En somme, on essayait de vivre amplement notre vie soviétique » ; « la conscience d’accomplir notre devoir nous donnait des forces et nous aidait à surmonter les difficultés » (Grušin, 2004 : 123).

Il nous semble que le retour dans les textes analysés de plusieurs problématiques communes laisse transparaître au moins deux constantes qui seraient intéressantes à explorer dans l’avenir, en interrogeant les acteurs directs de la coopération soviétique. Premièrement ces acteurs dont nous découvrons les traces dans les souvenirs des agents diplomatiques et consulaires semblent posséder une certaine marge d’autonomie et d’indépendance dans la prise de décision. Probablement nous sous-estimons le degré de cette autonomie. Deuxièmement, la représentation de l’isolement des représentants soviétiques au sein des mondes qui les entourent devrait être remise en question, reconsidérée et repositionnée dans les contextes particuliers, spatiaux et temporaires. D’une manière générale, nos lectures démontrent que durant les années de leur présence, les Soviétiques se sont confrontés aux mêmes difficultés que les agents du développement issus d’autres pays (Hüsken, 2010). Ce sont l’insatisfaction quant à leur impact sur les sociétés africaines, la nécessité de construire leurs propres réseaux locaux d’influence, avec en contrepartie une dépendance croissante, la distance

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LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) grandissante qui les sépare ainsi des ministères et des agences de coopération à Moscou. Certes, les recherches postérieures devraient s’attacher à établir une périodisation fondée de la coopération et à considérer ses étapes en détail. Également, une confrontation entre les souvenirs, les correspondances officielles émanant des organismes soviétiques et les observations étrangères serait nécessaire. Bibliographie BARTENEV Vladimir, 2007 : « L’URSS et l’Afrique noire sous Khrouchtchev : la mise à jour des mythes de la coopération », OutreMers, t. 95, n° 354-355, p. 63-82. BAZENGUISSA-GANGA Rémy, 1997, Les voies du politique au Congo, Paris, Karthala. BIANCHINI Pascal, 2011 : Suret-Canale de la Résistance à l’anticolonialisme, Paris, L’Esprit frappeur. BOILLEY Pierre, MARIKOU Amidou, 2001 : Mémoires d’un crocodile, du sujet français au citoyen malien, propos recueillis et mis en forme par Pierre Boilley, Mali, Éditions Donniya. CHELLI Milena, 1977 : « L’évolution historique de l’organisation des recherches sur l’Afrique en U.R.S.S. », Revue d'études comparatives EstOuest, vol. 8, n° 1, p. 165-178. COPANS Jean, 2011 : « Usages du développement : mémoires, politiques et sciences sociales », Cahiers d’Études africaines, LI (2-3), 202-203, p. 659-694. DANILOV P. P., 2004 : « O rabote Posol’stva SSSR v Djibuti po évakuacii iz NDRJ sovetskix i inostrannyx graždan v janvare 1986 goda », [Au sujet du rôle de l’ambassade de l’URSS à Djibouti au moment de l’évacuation des citoyens soviétiques et étrangers de la République du Yemen au mois de janvier 1986], Afrika v vospominanijax veteranov diplomatičeskoj služby, [L’Afrique dans les souvenirs d’anciens diplomates], v. 5, Moskva, Institut Afriki RAN, Sovet veteranov MID, p. 124-138. DAVIDSON A., MAZOV S., CYPKIN G. (éds.), 2002 : SSSR I Afrika 19181960 : dokumentirovannaja istorija vzaimootnošenij [l’URSS et l’Afrique 1918-1960 : l’histoire documentée des relations], Moskva, IVI RAN. DAVIDSON Apollon (éd.), 2003 : Stanovlenie otečestvennoj afrikanistiki, 1920-e- načalo 1960-x, [Le développement des études africaines en Russie, dans les années 1920-1960], Moskva, Nauka.

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COOPÉRANTS SOVIÉTIQUES DANS LES SOUVENIRS DE LEURS COMPATRIOTES DIALLO Abdoulaye, 2008a : Acteurs et actrices du système éducatif guinéen sous Sékou Touré : enjeux politiques et implications sociales (19571984), thèse de doctorat sous la direction d’Odile Goerg, université Paris Diderot-Paris 7. ____ , 2008b : Sékou Touré : 1957-1961. Mythe et réalités d’un héros, Paris, L’Harmattan. EGOROV V.M., 2004 : « Vozvraščenie v Afriku », [Le retour en Afrique], Afrika v vospominanijax veteranov diplomatičeskoj služby, v. 5, Moskva, Institut Afriki RAN, Sovet veteranov MID, p. 154-172. GOERG O., PAUTHIER C., DIALLO A., 2010 : Le non de la Guinée, 1958 : entre mythe, relecture historique et résonances contemporaines, Cahiers Afrique n° 25, Paris, L’Harmattan, 2010. GORBUNOV O. L., 2000 : « Dva goda v Gvinee » [Deux ans en Guinée], Afrika v vospominanijax veteranov diplomatičeskoj služby, Moskva, Institut Afriki RAN, Sovet veteranov MID RF, vol. 3, p. 45-64. GRUŠIN I. N., 2004 : « Vospominanija general’nogo konsula » [Les souvenirs d’un consul général], Afrika v vospominanijax veteranov diplomatičeskoj služby, v. 5, Moskva, Institut Afriki RAN, Sovet veteranov MID, p. 103-123. HÜSKEN Thomas, 2010 : « Outside the Whale: The Contested Life and Work of Development Experts », Journal für Entwicklungspolitik, XXVI, 3 p. 14-28. KATSAKIORIS Constantin, 2006 : « L’Union soviétique et les intellectuels africains. Internationalisme, panafricanisme et négritude pendant les années de la décolonisation, 1954-1964 », Cahiers du monde russe, vol. 47, 1, p. 15-32. KRIDL VALKENIER Elizabeth, 1973 : « L’URSS et le Tiers Monde », Politique étrangère, n° 1, p. 85-97. LAÏDI Zaki, 1983 : « L’URSS et l’Afrique : vers une extension du système socialiste mondial ? », Politique étrangère, n° 3, p. 679-699. MARIN Cécile, 2008 : La présence soviétique en Afrique Noire, 1960-1968 : les cas de la Guinée, du Ghana et du Mali, mémoire de master recherche 2e année, sous la direction de Maurice Vaïsse, Institut d’études politiques. MATUSEVICH Maxim, 2006 : Africa in Russia, Russia in Africa. Three Centuries of Encounters, Trenton, Africa World Press. MAZOV S.V., 2008 : Politika SSSR v Zapadnoj Afrike, 1956-1964. Neizvestnye stranicy istorii xolodnoj vojny, [La politique de l’URSS en Afrique occidentale, 1956-1964, Des pages inconnues de l’histoire de la Guerre froide], Moscou, Nauka. MIRONOV L. D., 2004 : « Addis-Abeba. Trevožnaja vesna 91-go » [AddisAbeba, le printemps trouble de 91], Afrika v vospominanijax 253

LES COOPÉRANTS FRANÇAIS EN AFRIQUE (ANNÉES 1950-1990) veteranov diplomatičeskoj služby, v. 5, Moskva, Institut Afriki RAN, Sovet veteranov MID, p. 215-230. QUIST-ADADE Charles, 2001 : In the shadows of the Kremlin and the White House: Africa’s media image from communism to post-communism, Lanham, Md., University Press of America. SPICKIJ I. S., 2001 : « Obrazovanie afrikanskix otdelov v MID i moj opyt raboty v narodnoj respublike Kongo v 1964-1969 gg » [La création des départements d’Afrique au ministère des Affaires étrangères et mon expérience de travail dans la République populaire de Kongo en 1964-1969], Afrika v vospominanijax veteranov diplomatičeskoj služby, vol. 2, Moscou, Institut d’Afrique, p. 13-47. TIRASPOLSKY Anita, 1987 : Les trois dimensions du commerce extérieur de l’URSS, thèse, sous la direction de Georges Sokoloff, Paris, Institut national des langues et civilisations orientales.

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Table des matières

Hommage à Annie Duperray-Madiéga par Claude-Hélène PERROT ............................................................................ 7 Les coopérants français en Afrique : portrait de groupe (années 1950-1990) Par Odile GOERG et Françoise RAISON-JOURDE ........................................... 13 COMMENT APPRÉHENDER LE GROUPE DES COOPÉRANTS ? APPROCHES MÉTHODOLOGIQUES L’ENFOM (1946-1959) : la coopération au programme ? par Julien HÉLARY ......................................................................................... 35 Coopérants en Afrique au temps du déclin (années 1980-1990) par Marie-Albane de SUREMAIN .................................................................... 57 Entamer une recherche sur les coopérants français au Centre des archives contemporaines (CAC) de Fontainebleau par Laurent MANIÈRE .................................................................................... 79 Regards de coopérants sur leur expérience africaine par Françoise IMBS ....................................................................................... 87 PORTRAITS DE GROUPE : SINGULARITÉ ET DIVERSITÉ Culture et passions politiques au sein du milieu coopérant en Afrique subsaharienne (1960-1975) par Françoise RAISON-JOURDE ................................................................... 119 La coopération dans l’enseignement privé protestant. Les Volontaires du Service national du DEFAP à Madagascar (1962-1975) par Faranirina V. RAJAONAH ...................................................................... 153 Les coopérants dans l’enseignement secondaire en Haute-Volta (Burkina Faso) jusqu’au milieu des années 1970 par Honoré OUÉDRAOGO ............................................................................ 189 Portraits de coopérants antillais et guyanais au Sénégal par Céline LABRUNE-BADIANE ..................................................................... 211 EN CONTREPOINT Les envoyés d’un autre monde : les coopérants soviétiques dans les souvenirs de leurs compatriotes, agents diplomatiques et consulaires (années 1960-1990) par Anna PONDOPOULO .............................................................................. 229

L’Afrique aux éditions L’Harmattan Dernières parutions François Hollande et la Françafrique – Le défi de la rupture

Wouako Tchaleu Joseph

Depuis de longues décennies, les réseaux occultes et mafieux de la Françafrique ébranlent l’existence du continent africain jusque dans ses fondements. Le socialiste François Hollande a, pendant sa campagne électorale, affirmé sa ferme volonté de rompre avec la Françafrique. Y réussira-t-il ? Pourra-t-il débarrasser l’espace franco-africain de cette politique funeste tant décriée par les Français et par les Africains de bonne volonté ? (Coll. Pensée Africaine, 12.00 euros, 102 p.) ISBN : 978-2-336-00341-2, ISBN EBOOK : 978-2-296-50663-3 Communauté internationale et gouvernance démocratique en Afrique

Pokam Hilaire de Prince

Depuis les années 1990, la communauté internationale se pose en partenaire incontestable de la gouvernance démocratique en Afrique subsaharienne. Cependant, ce partenariat semble parfois subverti par les enjeux de certains de ses acteurs. (Coll. Affaires stratégiques, 11.50 euros, 80 p.) ISBN : 978-2-336-00093-0, ISBN EBOOK : 978-2-296-50661-9 franc (Le) CFA instrument du sous-développement

Prao Yao Séraphin

Ce livre aborde les causes du sous-développement des pays africains de la zone franc. Il montre que le franc CFA et ses mécanismes agissent comme un virus qui détruit les structures sociales et productives des pays africains de la zone franc. Le franc CFA a conduit au sousdéveloppement des structures financières de la zone franc et au retard économique. L’abandon du franc CFA et la construction d’un cadre théorique alternatif pour une monnaie décolonisée s’imposent. (Coll. Défense, Stratégie et Relations Internationales, 46.00 euros, 456 p.) ISBN : 978-2-336-00278-1, ISBN EBOOK : 978-2-296-50561-2 Cinquante ans d’indépendance en Afrique subsaharienne et au Togo

Sous la direction de Gayibor Théodore Nicoué

1960-2010 : l’heure des bilans ou des interrogations pour l’Afrique indépendante ? Doit-on se réjouir d’une Afrique prétendument sur la bonne voie, avec un taux de croissance supérieur à 5 % ? Ou s’offusquer des images misérabilistes montrant la sécheresse, la faim ou les conflits dans bien des régions du continent ? Il faudrait à l’Afrique plus d’un Mandela pour prétendre renouer avec un espoir raisonnable... (Coll. Études africaines, 30.00 euros, 296 p.) ISBN : 978-2-336-00073-2, ISBN EBOOK : 978-2-296-50578-0 Rationalités et problématique du développement en Afrique

Minyem Charles - Postface de Pius Ondoua

La rationalité africaine semble avoir disparu tel que le présente l’état des lieux et les causes de cette disparition sont historiques, religieuses, politiques et sociales. Toute recherche de solution au problème de la mort de la culture africaine qui n’intègre pas sa complexité est vouée à l’échec. Pourtant, c’est la rationalité africaine qui constitue la seule base véritable du développement de l’Afrique. (Coll. Pensée Africaine, 14.00 euros, 134 p.) ISBN : 978-2-336-00140-1, ISBN EBOOK : 978-2-296-50603-9

Architecture militaire traditionnelle en Afrique de l’Ouest – du XVIIe à la fin du XIXe siècle

Bah Thierno Mouctar

Cet ouvrage présente un panorama des différents types d’architecture militaire à caractère défensif de l’Afrique de l’Ouest, avec une description minutieuse des techniques de construction et des dispositifs de défense, qui apparaissent d’une grande ingéniosité, notamment les tata (fortifications en banco). (Coll. Défense, Stratégie et Relations Internationales, 29.00 euros, 284 p.) ISBN : 978-2-336-00086-2, ISBN EBOOK : 978-2-296-50610-7 géant (Le) d’Afrique, le géant d’Asie – Histoire d’un combat méconnu

Yabili Marcel

Voici le premier regard direct d’un Africain averti sur le phénomène de la Sinafrique. Si, en 1885, à Berlin, plusieurs puissances coloniales s’étaient partagé l’Afrique, c’est la première fois de l’Histoire qu’une seule puissance est tentée de s’emparer de l’ensemble du continent et d’en accaparer des matières premières et des valeurs ajoutées en échange de biens et de services. La tentation coloniale chinoise se pare d’amitié agressive et ne se prive pas de corruption. (Coll. Points de vue, 24.00 euros, 232 p.) ISBN : 978-2-296-96783-0, ISBN EBOOK : 978-2-296-50235-2 école (L’) en situation postcoloniale

Cahiers Afrique n° 27 Sous la direction de Céline Labrune-Badian, Marie-Albane De Suremain, Pascal Bianchini

En situation coloniale, le rôle de l’école fut un instrument de la «mission civilisatrice» autant qu’un outil de domination politique, sociale et culturelle. Paradoxalement, les indépendances africaines ne constituent pas une rupture fondamentale. L’affirmation de nouvelles identités, par l’africanisation des personnels et surtout des contenus des enseignements, constitue un défi majeur. Ces articles montrent les freins, les difficultés mais aussi les efforts consentis par les institutions et les populations. (Coédition Laboratoire SEDET-CNRS, Coll. Etudes africaines, 25.00 euros, 252 p.) ISBN : 978-2-296-99289-4, ISBN EBOOK : 978-2-296-50446-2 Culture et développement en Afrique

Mbom Clément - Préface d’Abdou Diouf

L’entrée dans les moeurs en Afrique de l’exploitation idoine de la culture comme l’un des facteurs importants du développement assurerait son existence par une socialisation et une historicisation assumées qui deviendraient une seconde nature. En clair, il revient à l’Afrique d’inventer sa méthode de développement en tenant compte de toutes les données qui sont les siennes. (Coll. IREA (Institut de recherche et d’études africaines), 20.00 euros, 190 p.) ISBN : 978-2-296-99294-8, ISBN EBOOK : 978-2-296-50447-9 concurrence (La) des organisations régionales en Afrique

Sous la direction de Fau-Nougaret Matthieu

Le phénomène de régionalisation sur le continent africain est un phénomène qui, tout en étant assez ancien, connaît un réel renouveau. Depuis l’adoption de la charte constitutive de l’Union africaine, la relance de l’intégration régionale africaine emprunte plusieurs chemins dont celui de la rationalisation. Si la finalité est connue, quelles sont les voies pour y parvenir ? Quels sont les enjeux et les risques ? (46.00 euros, 456 p.) ISBN : 978-2-296-99476-8, ISBN EBOOK : 978-2-296-50328-1 Histoire des relations entre l’Afrique et sa diaspora

Goma-Thethet Joachim

La diaspora, le panafricanisme, l’unité africaine, les États-Unis d’Afrique sont des concepts intimement liés qui n’ont cessé d’évoluer avec le temps. Cet ouvrage consacré aux relations entre l’Afrique noire et sa diaspora, du XIXe au XXe siècle, indique les rapports qui ont été établis entre les Africains du continent et ceux vivant en Amérique et en Europe. Il examine

le rôle que pourraient jouer les Africains de la diaspora pour relever les défis africains en ce début du XXIe siècle. (Coll. Etudes africaines, 18.00 euros, 184 p.) ISBN : 978-2-296-99467-6, ISBN EBOOK : 978-2-296-50325-0 discrimination (La) au travail en Afrique – Analyse des procédés de l’OIT

Dehoumon Mathieu

De nombreuses personnes se retrouvent dans la situation de discrimination au travail lorsqu’elles postulent à un emploi, et d’autres se résignent devant le refus, au sein de l’entreprise, d’accéder à des postes de responsabilité malgré leurs compétences. Au coeur du mandat de l’O.I.T. se trouve l’objectif d’éliminer cette différence de traitement. Comment l’O.I.T. contribue-t-elle à améliorer l’accès au travail des femmes, des hommes et des personnes vulnérables en Afrique ? (Coll. Etudes africaines, 58.00 euros, 700 p.) ISBN : 978-2-296-96423-5, ISBN EBOOK : 978-2-296-50141-6 Énergies renouvelables en Afrique subsaharienne

Kapseu César, Djongyang Noël, Elambo Nkeng George, Petsoko Maturin, Ayuk Mbi Egbe Daniel - Préface de Jacques Fame Ndongo ; Postface de Samuel Domngang Le développement et l’appropriation des énergies renouvelables subissent actuellement un regain d’intérêt, du fait de la hausse du prix de l’énergie et de l’impérieuse nécessité de trouver de nouvelles sources d’énergie. Pour accompagner ce développement, cinq chercheurs dressent pour la première fois un état complet des connaissances théoriques et pratiques sur cette technologie et ses applications. (Coll. Harmattan Cameroun, 37.50 euros, 370 p.) ISBN : 978-2-296-99102-6, ISBN EBOOK : 978-2-296-50287-1 Afrique (L’) en musiques (Tome 1) – Rapport au sacré, à la divinité, à la nature

Manda Tchebwa Antoine

L’Afrique est une mosaïque de peuples et d’imaginaires. Un continent riche de ses paysages sonores bigarrés. A l’intersection de plusieurs disciplines, ce livre fait le compte des trésors émotionnels de l’Afrique, à travers une exploration des épopées dynastiques, corporatives et religieuses, des légendes et des mythes. Par le biais de la musique, on mesure le rapport entre l’homme, le sacré, la divinité et la nature. (Coll. Racines du Présent, 21.00 euros, 198 p.) ISBN : 978-2-296-96406-8 Afrique (L’) en musiques (Tome 2) – De l’art griotique à la polyphonie australe

Manda Tchebwa Antoine

Trois facettes du large fond des musiques du patrimoine africain émergent de cet ouvrage : les musiques dites de griots ou jeliya, au carrefour de la geste ancestrale et de la littérature orale mandingue ; les musiques du désert maure à cheval entre l’art poétique du griot soudanais et les influences arabo-berbères ; les musiques australes (Afrique du Sud), riches des influences des trois continents. (Coll. Racines du Présent, 24.00 euros, 232 p.) ISBN : 978-2-296-96407-5 Afrique (L’) en musiques (Tome 3) Panorama des instruments de musique du patrimoine africain

Manda Tchebwa Antoine

En Afrique, chaque élément de la nature est une muse qui inspire et aide à célébrer la vie. Les rythmes cosmiques, pulsés par une multiplicité d’instruments, s’expriment dans l’alternance infaillible des lever et coucher du soleil. Cette alternance des saisons de pluie et des saisons sèches, de la période de soudure et des crises acridiennes... se reflète jusque dans les rythmes de la musique. (Coll. Racines du Présent, 20.00 euros, 188 p.) ISBN : 978-2-296-96408-2 Afrique (L’) en musiques (Tome 4) – Contexte urbain

Manda Tchebwa Antoine

Après avoir parcouru la carte musicale africaine, pays par pays, sied-il de constater l’essentiel : toute l’Afrique est musicale ; toute l’Afrique chante, prie et danse. Ce livre, riche

d’illustrations, conte et raconte l’histoire de l’Afrique à travers un passionnant survol de ses multiples expériences nationales et transnationales. ISBN : 978-2-296-96409-9 (Coll. Racines du Présent, 36.00 euros, 348 p.) francophonie (La) économique – Horizons des possibles vus d’Afrique

Tchaha Serge - Préface d’Abdou Diouf

Vu d’Afrique, la langue française peut-elle aider à développer le continent et contribuer à faire progresser les autres régions du monde ? De 220 millions aujourd’hui, la sphère francophone passera à 650 millions de locuteurs en 2050. Comment, dans le Nouveau Monde qui s’annonce, les enfants de Cheikh Anta Diop pourront-ils tirer profit du fait de parler français ? Comment la francophonie économique permettra-t-elle d’élargir et de redéfinir la géographie des affaires des Africains ? ISBN : 978-2-296-99458-4 (Coll. Etudes africaines, 23.00 euros, 218 p.) à quoi sert la philosophie pour la jeunesse en Afrique ?

Banona Nseka Donatien - Préface de Stanislas Deprez

«Fort de ses expériences dans diverses universités africaines, l’auteur expose les raisons pour lesquelles les étudiants se méfient de la philosophie. L’auteur démontre en quoi philosopher est nécessaire à tout humain... Soulignant l’importance de l’éducation pour la démocratie et pour le développement de la personne, l’auteur fait deux propositions majeures qui, si elles étaient appliquées, contribueraient grandement au développement de l’Afrique». (Coll. Pensée Africaine, 11.50 euros, 86 p.) ISBN : 978-2-296-96779-3 Repenser la relation Homme-milieu en Afrique

Sous la direction de Mayama Alain

Parler de la relation Homme-milieu, c’est reconnaître l’interaction entre l’Homme et la nature. Repenser cette relation sous-tend que les règles qui la régissent aujourd’hui posent problème. L’Homme qui tire sa vie et son existence de la nature a l’obligation de conserver cette nature, faisant appel à un sens des responsabilités plus accru de l’Homme envers la création. Ce livre attire l’attention sur la question écologique, notamment le respect de l’environnement. (Coll. Harmattan Congo, 13.50 euros, 120 p.) ISBN : 978-2-296-96781-6 Changements climatiques, dynamiques des milieux et crises de sociétés en Afrique de l’Ouest – Bénin, Mali, Sénégal, Togo

Sy Boubou Aldiouma - Préface du Pr Mamadou Moustapha Sall

La maîtrise du phénomène «changement climatique» devient indispensable pour le bienêtre social et économique. L’Afrique de l’Ouest, une région vulnérable et parmi les plus exposées aux modifications climatiques dans le monde, connaît depuis quelques années des phénomènes extrêmes. Les bouleversements climatiques sont abordés et vécus différemment par les acteurs sociaux : migration climatique, accentuation de la désertification et de l’érosion côtière, dégradation de l’environnement, etc. (26.00 euros, 260 p.) ISBN : 978-2-296-99517-8 TVA (La) en Afrique centrale

Ireh Assim Thomas - Préface de Bernard Castagnede

Face à la persistance de la crise économique, l’adoption d’une réforme fiscalo-douanière fondée sur la TVA, réputée impôt neutre et productif, est un véritable enjeu financier pour les États de la CEMAC. L’auteur se propose d’évaluer la TVA comme la charnière de modernisation des systèmes fiscaux qui reste le principal levier dont disposent les pouvoirs publics pour faire sortir de la crise les États membres de la CEMAC, tout en assurant un développement de leurs politiques fiscales et économiques. (54.00 euros, 620 p.) ISBN : 978-2-296-99149-1

L'HARMATTAN, ITALIA Via Degli Artisti 15; 10124 Torino L'HARMATTAN HONGRIE Könyvesbolt ; Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest ESPACE L'HARMATTAN KINSHASA Faculté des Sciences sociales, politiques et administratives BP243, KIN XI Université de Kinshasa

L’HARMATTAN CONGO 67, av. E. P. Lumumba Bât. – Congo Pharmacie (Bib. Nat.) BP2874 Brazzaville [email protected]

L’HARMATTAN GUINÉE Almamya Rue KA 028, en face du restaurant Le Cèdre OKB agency BP 3470 Conakry (00224) 60 20 85 08 [email protected] L’HARMATTAN CAMEROUN BP 11486 Face à la SNI, immeuble Don Bosco Yaoundé (00237) 99 76 61 66 [email protected] L’HARMATTAN CÔTE D’IVOIRE Résidence Karl / cité des arts Abidjan-Cocody 03 BP 1588 Abidjan 03 (00225) 05 77 87 31 [email protected] L’HARMATTAN MAURITANIE Espace El Kettab du livre francophone N° 472 avenue du Palais des Congrès BP 316 Nouakchott (00222) 63 25 980 L’HARMATTAN SÉNÉGAL « Villa Rose », rue de Diourbel X G, Point E BP 45034 Dakar FANN (00221) 33 825 98 58 / 77 242 25 08 [email protected] L’HARMATTAN TOGO 1771, Bd du 13 janvier BP 414 Lomé Tél : 00 228 2201792 [email protected]

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Les coopérants français en Afrique Portrait de groupe (années 1950-1990) La présence en grand nombre de Français dans les États africains devenus indépendants constitue une des caractéristiques majeures du mode de relations entre la France et son ancien Empire. Cet ouvrage se penche sur les acteurs de la coopération, venus dans le cadre d’accords bilatéraux. Il s’agit d’analyser ces coopérants en tant que groupe, d’appréhender les motivations, concrètes ou idéologiques, qui les poussèrent à s’expatrier et d’étudier le rôle qu’ils jouèrent localement. Au-delà de la diversité des parcours, on peut distinguer des générations : la première intègre d’anciens administrateurs reconvertis, aux côtés de jeunes venus investir leur énergie au service du Tiers-Monde. L’optique est résolument celle de l’histoire sociale, mais aussi de l’histoire culturelle et des transferts opérés dans ce cadre, ainsi que l’étude de l’impact au retour en France sur les carrières, l’engagement militant ou le maintien des liens avec les pays quittés.

Ce Cahier est coordonné par Odile Goerg et Françoise Raison-Jourde, toutes deux professeures d’histoire et membres du laboratoire SEDET de l’université Paris-7–Denis-Diderot.

Publié avec la participation du SEDET et de l’université Paris-7 – Denis-Diderot.

Photographie de couverture : Sortie sur le terrain d’une enseignante française en coopération avec les étudiants de première année de géographie du Centre d’enseignement supérieur (CESUP, première dénomination de l’université) de Ouagadougou, Burkina Faso, 1968. Cliché : Françoise Imbs.

27 €

ISBN : 978-2-336-00885-1