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French Pages 614 [596] Year 2009
Lieux de sociabilité urbaine en Afrique
Ouvrage publié avec le concours du SEDET, du CEAN, du CNRS, de l'IRD, du ministère des Affaires étrangères, de l'IFAS (Johannesburg), des services culturels des ambassades de Lomé et d'Abidjan
Laurent Fourchard, Odile Goerg, Muriel Gomez-Perez (éd.)
Lieux de sociabilité
urbaine
en Afrique Ouvrage publié avec le concours du SEDET, du CEAN, du CNRS, de l'IRD, du ministère des Affaires étrangères, de l' IFAS (Johannesburg), des services culturels des ambassades de Lomé et d'Abidjan
L'Harmattan
Photographies
de couverture
En haut de gauche à droite: Salle de cinéma à Tunis (2008, Sophie Zimmermann). « Réjouissances lors de l'indépendance du Ghana devant le Club Hawaii (6 mars 1958) », Ghana lnformation Service, copie du BAPMAF music, archives Accra. Cérémonie Yeye Araba à Ife, remise d'un titre honorifique à une diplomate étasunienne, 2005 (droits réservés). En bas de gauche à droite: Fête dans une famille de notables à Lomé, vers 1930 (CAOM-Aix, droits réservés) Carrefour de Mapo Hall; vue générale sur le marché de rue du centre historique de la vieille ville d'Ibadan (1999, Jean-Luc Martineau).
iÇ) L'Harmattan, 5-7, rue de l'Ecole
2009 polytechnique, 75005
http://www.librairieharmattan.com diffusion. [email protected] harmattan I @wanadoo.fr
ISBN: 978-2-296-0897]-6 EAN: 9782296089716
Paris
REMERCIEMENTS Le colloque international intitulé Les lieux de sociabilité urbaine dans la longue durée en Afrique (Afrique du Nord et Madagascar inclus), fut organisé en juin 2006 conjointement par Odile Goerg (SEDET), et Laurent Fourchard (CEAN). Cet ouvrage, qui présente une partie des contributions, découle de cette initiative. Ce colloque scientifique n'aurait pas pu voir le jour sans le concours financier et logistique de plusieurs institutions et personnes. Nous remercions le laboratoire SEDET, (UMR 7135, Université Paris7-Diderot), le CEAN (Institut d'Études Politiques, Bordeaux), le CNRS (direction du département scientifique des sciences de l'homme et de la société), l'Institut de Recherche pour le Développement (IRD), le ministère des Affaires étrangères (MAE), l'Institut Français d'Afrique du Sud (IFAS, Johannesburg), les services culturels des ambassades de Lomé et d'Abidjan. Nous tenons à remercier tout particulièrement Sylviane Cheminot, Isabelle Nicaise (SEDET) et Élisabeth Vignati (CEAN), pour leur précieuse aide dans l'organisation de ce colloque. Nous souhaitons dire notre gratitude aux discutants responsables des diverses sessions qui ont largement contribué à nourrir la réflexion pendant le colloque: Rémy Bazenguissa-Ganga, Jean-Pierre Chrétien, Philippe Gervais-Lambony, Gabrielle Houbre, Dominique Malaquais, Issiaka Mandé, René Otayek, Faranirina Rajaonah, Jean Schmitz et Sid Ahmed Souiah. Par ailleurs, nous souhaitons vivement remercier l'ensemble des évaluatrices et évaluateurs des articles pour leur travail minutieux, les collègues qui ont accepté d'introduire chaque partie de cet ouvrage collectif et Sophie Renaud, de la société AME, qui a mené avec patience et rigueur ce long travail de correction des épreuves et de mise en page.
Laurent Fourchard,
Odile Goerg, Muriel Gomez-Perez
Sociabilité: concept, objet, problème. Du salon de Mme Du Deffan aux terrains africains. Omar CARLIER *
Du mot au concept. Du concept au terrain Sociabilité1. D'un vieux mot apparu en Angleterre, au début du XVIIIesiècle, repris en France peu après, les sciences sociales ont fait une notion opératoire, sinon un concept unifié. Une catégorie princeps, dont la portée n'a cessé de s'amplifier, du moins en France, entre les années 1970 et les années 1980, d'une discipline à l'autre, d'un terrain ou d'un objet à l'autre. On aurait pu s'attendre à ce qu'elle connaisse, en histoire, une certaine désaffection, sinon un véritable déclassement, dans la décennie suivante, notamment en raison de l'ascension d'une autre catégorie princeps, le réseau, venue de la sociologie, dont l'emprise sur les historiens n'a cessé de croître, des années 1980 à aujourd'huï2. En fait, le «réseau» des sociologues n'a pas effacé la « sociabilité» de l'historien. Au reste, Michel Forsé (1981) est de ceux qui, dès les années 1970, en sociologie, ont soutenu et mis en œuvre un usage complémentaire des deux notions. Et il est revenu à Michel Bozon (1984) en anthropologie sociale, d'en pousser le plus loin la démonstration. On ne peut pas dire qu'il y ait eu changement de paradigme, au sens de Kuhn (1962, 1983) même si les usages de chacun de ces termes ont pu connaître les variations et bifurcations inhérentes à la labilité des concepts en sciences sociales. D'une part, la sociabilité est devenue pour certains sociologues l'objet même de l'analyse des réseaux sociaux, centrée sur les «réseaux personnels »3. D'autre part, d'autres sociologues, parfois les mêmes, ont été
* Professeur, Histoire contemporaine du Maghreb, Université Paris Diderot-Paris 7, SEDET. ] Pour une histoire lexicale du mot et une introduction au concept voir Agulhon (1986). 2 Il semble néanmoins qu'un mouvement se dessine en faveur de nouvelles pistes, du moins en histoire, parmi lesquelles un réexamen et un réemploi, sur des bases nouvelles, du levier biographique (Jacques Revel et Sabina Loriga), et de l'analyse relationnelle (Maurizio Gribaudi) déjà mis en œuvre par la micro-storia italienne. 3
Ce qui suppose des enquêtes visant à recenser l'ensemble des relations qu'un
individu entretient avec les autres, et à établir statistiquement les formes que prennent ces relations. Voir sur tous ces points l'excellente étude de Pierre Mercklé (2004).
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conduits à sortir du cadre des «réseaux personnels» pour aborder les pratiques de relation à autrui dans leurs manifestations spécifiques, saisissables et mesurables (Ie bal, le sport). Il est vrai que les sociologues statisticiens du réseau ont cherché davantage que les historiens de la sociabilité à multiplier les résultats quantifiables et vérifiables, bien que ces derniers aient été particulièrement réceptifs à l'exigence de la mesure, du comptage et de la preuve, à un moment où l'histoire sociale et sérielle héritée de Labrousse connaissait une nouvelle jeunesse et atteignait son zénith, laissant supposer que la discipline refondée par Braudel allait pouvoir imposer son empire sur l'ensemble des sciences sociales. Du reste, Leroy Ladurie, inventeur de l'histoire du climat, pensait alors pouvoir franchir le «passage du Nord-ouest », suivant la métaphore marine de Michel Serres, surmonter le hiatus entre sciences molles et sciences dures, et relever le défi du modèle épistémologique poppérien conçu pour rendre compte des sciences de la nature4. Mais les limites d'une approche exclusivement quantitative et purement sérielle ont conduit les historiens à explorer d'autres alliances du côté de la sociologie compréhensive et de l'interactionnisme symbolique. Simmel, plus que Weber, a sans doute permis aux historiens de ne pas abandonner la sociabilité comme concept. En tout cas, le nombre et la qualité des thèses d'histoire ayant récemment pris pour objet un complexe de pratiques et de représentations justiciables de cette appellation montrent que l'hypothèse de l'abandon ne s'est pas vérifiée, et que, bien au contraire, la catégorie a retrouvé tout son éclat. Plus particulièrement avec le travail d'Antoine Lillti (2005) sur les Salons de l'Ancien Régime, une question sur laquelle on croyait, bien à tort, avoir tout dit. Les organisateurs de ce colloque ont donc pensé à bon droit que le terme de sociabilité mobilisé et développé naguère par Maurice Agulhon, en histoire, près d'un demi-siècle après sa première véritable conceptualisation en sociologie, par Georg Simmel, conservait suffisamment de force heuristique pour être mise au service d'une recherche comparatiste sur l'Afrique contemporaine, loin des terres initiales des grands auteurs européens de référence. Quelques pionniers en avaient exploré il est vrai l'intérêt empirique, sinon théorique, mais sans en développer à ce jour tout le potentiel5. De fait, la multiplication des travaux sur les syndicats et les partis, 4 Popper (1995) soutient que les seules véritables sciences sont celles qui reposent sur la vérification des hypothèses et conclusion du chercheur par un protocole expérimental que tout autre chercheur doit pouvoir répéter dans les mêmes conditions et mettre à l'épreuve, suivant le principe de « falsifiabilité» (1 ére édo allemande, 1935). 5 On me permettra de me compter parmi eux, du moins pour ce qui concerne le Maghreb moderne et contemporain. S'agissant de la sociabilité « spontanée », voir Carlier, 1990, sur le café maure.
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sinon sur les autres formes d'organisation associatives, ayant pris leur envol sur le continent primordial, ne suffisent pas à rendre compte de la complexité des formes historiques de nouaison du lien social, quels que soient les registres et les lieux de son exercicé. Le vaste chantier de la sociabilité « non organisée» est resté quasiment déserté. Il appartient au lecteur de juger si cette notion, proposée à la fois comme outil analytique exploratoire et comme catégorie agrégative et surplombante, a bien rempli son office, servant à aborder sous de nouveaux angles nombre d'aspects de l'histoire africaine moderne et contemporaine, et apportant sa contribution à l'amélioration de sa portée heuristique. Un bref retour s'impose, toutefois, sur les modalités de passage du mot au concept, dans le contexte européen, sur le cheminement de ce dernier dans le vaste champ des sciences sociales constituées7, et sur ses conditions d'appropriation en matière africaine.
L'indice lexical, de Shaftesbury
à Littré
En fait, l'idée que l'homme est naturellement « sociable» - le mot est attesté en français depuis Chapelain (1665)- a été tout d'abord discutée par deux philosophes anglais, au début du XVIIIesiècle. L'un, Anthony Shaftesbury, à qui l'on doit justement le mot sociability, soutenant le caractère inné de l'inclination de l'homme à se lier, à rechercher compagnie; l'autre, Mandeville, remettant en cause cette disposition native à l'intercourse, avec safable des abeilles, au profit d'une mécanique sociale fonctionnant dans son dos. Furetière (1690), lui, ne connaît encore que « social », « sociable », et « société ». Mais en jouant sur ces trois vocables, il fait ressortir déjà la double dimension du terme encore à venir de sociabilité8: celle du trait psychologique, relatif à l'individu, « d'un naturel doux et disposé à vivre en compagnie », et celle du trait sociologique, relatif à l'espèce, qui procède de la disposition des hommes à « faire liaison », « par intérêt ou par amitié », à former des collectifs, à « faire ensemble de petites sociétés », par exemple entre amis ou voisins, ou à en former de plus vastes et durables, par exemple les congrégations. L'Encyclopédie consacre enfin le mot, dans son tome XV, et soutient que «du principe de la sociabilité découlent toutes les lois de la société ». L'article, signé DJ, cite Puffendorf et Cumberland, convoque et conjugue Dieu et la raison, la nature et la 6 Comme Agulhon lui-même en avait fait l'expérience à ses débuts, à propos de la Provence des années 1748-1848 (cf. infra). 7 Qu'on n'aura pas la prétention de synthétiser ici. 8 Celle là même qui sera explicitée et discutée par Agulhon, deux siècles et demi plus tard.
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culture, l'anthropologie et la morale. Il fait valoir l'idée selon laquelle les hommes, « naturellement égaux », sont appelés à « se traiter comme tels », et annonce le principe kantien de réciprocité: «être à l'égard des autres hommes dans les mêmes dispositions où nous désirons qu'ils soient à notre égard ». Du XVIIe siècle au XIXe siècle, le champ lexical du social et du sociable ne cessera de s'enrichir, sans prendre appui toutefois sur d'autres usages du terme sociabilité que ceux développés au temps de l'Encyclopédie9. Littré, citant D'Alembert, met en relation les thèmes de la « conversation» et du « caractère national» français, celui-ci étant spécifié par celui-là. Toutefois, personne ne semble avoir pris garde qu'une notation précieuse de Furetière a été perdue. Ce dernier est en effet le seul à faire explicitement référence à l'idée de lieu, à celle d'un espace précis, d'un endroit concret, matérialisé, propice à l'échange et à la rencontre.
Le devenir du concept en sociologie
Les sciences sociales naissantes, et notamment la sociologie, vont d'abord tenter au XIXesiècle de replacer cette propension à faire lien, mais aussi à délier, en raisonnant à l'échelle des sociétés globales et en référant à l'histoire de l'humanité. Dans une perspective macrosociologique (avant la lettre), des théoriciens tels que Comte, Marx, Durkheim, Tonnies mettent en relation des types de religion, ou des types de rapports sociaux, et des phases historiques. Le premier, faisant valoir les progrès de la raison et de la science, en précurseur de Renan et de Weber, privilégie la succession des grands systèmes de croyances et de représentations qui sous-tendent les formes d'agrégation collective, les seconds analysent le procès de division sociale du travail. Marx selon que ce procès porte la différenciation des rapports de production et son développement ultime en classes irréductibles sous le capitalisme jusqu'au point de rupture avec l'État, jusqu'au dépassement de l'État, et du capitalisme. Durkheim et Tonnies, selon qu'il fait passer le monde social de la « solidarité mécanique» à la « solidarité organique », de la «ressemblance» à la « différence », pour l'un, ou encore de la « communauté» (Gemeinschaft), fondée sur le statut, à la « société» (Gesellschaft), fondée sur le contrat, pour l'autre. Dans ces deux derniers cas, le monde des hommes passe du holisme à l'individualisme, sans qu'il soit question toutefois de poser les bases du futur individualisme 9 Il n'est pas question dans ce rappel chronologique d'épuiser la série des entrées lexicales enregistrées par les dictionnaires de référence susceptibles d'éclairer la venue au jour du syntagme «lieu de sociabilité ». Toutefois, ce premier balisage permet de relever l'intérêt de Furetière pour la notion de lieu, oublié depuis. Or, il semble bien être le premier et le seul à mettre en avant l'idée de « lieu» comme espace ou endroit concret, matérialisé, propice à l'échange et à la rencontre.
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méthodologique, alors que ce dernier apparaît bien en puissance chez Weber, et plus encore chez Simmel. Or dans cette montée en puissance de la théorie sociale, le mot même de sociabilité, et avec lui ce qu'il contenait de capacité à converser, échanger, communiquer, est le plus souvent laissé en jachère. Il est présent chez Tonnies, sans être développé, et tout juste évoqué par Weber (1971), sans jamais être construit. Simmel est le seul, après Tarde, et avant Scheller, Gurvitch et Von Wiese, à accorder toute son attention à la sociabilité, au point de lui consacrer tout un article, placé de surcroît au coeur de sa sociologie (Simmel, 1981 - 1èreédo allemande 1917). En France, il faut attendre Gurvitch (1938) pour repenser systématiquement le lien social sous cette catégorie. Rompant avec l'historicisme de ses prédécesseurs, prenant certaines distances avec Durkheim, sans remettre en cause directement le postulat de la supériorité du tout sur les parties, le futur théoricien des « paliers en profondeur» veut « décomposer la réalité sociale dans ses données les plus simples ». Reprenant à la physique de son temps son vocabulaire des composantes de la matière et son approche contrastée, sinon contradictoire, de ses manifestations extrêmes (macro et micro), il met en vis-à-vis deux échelles et deux modes d'observation du social: la «morphologie des substrats matériels de la société, chiffrables et mesurables », ou «macro physique sociale », et l'agencement des « combats et équilibres mobiles [.. .] entre les formes de sociabilités» en tant qu'« éléments simples et irréductibles dont est composée la réalité sociale, (et) manières d'être lié par le tout et dans le tout », ou «microphysique sociale ». Il n'est pas question de partir de l'individu, ce qui relèverait d'une autre discipline, la psychologie, mais du lien et de la gamme des liens, qui font que les individus sont toujours déjà socialisés. La particule élémentaire n'est pas «l'individu isolé identique à tout autre », comme chez Hobbes, mais « la forme de sociabilité» dans « la pluralité (et l'entrecroisement) de ses principes de division », qui tiennent ainsi l'individuel et le social « dans une réciprocité de perspectives ». Car l'opposition analytique, héritée de Scheller, entre les différentes formes de la « sociabilité spontanée» et les diverses formes de la « sociologie organisée », qui amorce un modèle étendu à bien d'autres oppositions binaires (fusion/opposition, actif/passif, approchementléloignement, domination/collaboration etc), s'entend de formes qui « ne s'opposent pas autant qu'elles se superposent [...] dans la vie réelle du groupe »10.Gurvitch fait ainsi ressortir le caractère quasi infini
10 À l'articulation d'un Je et d'un Nous, qui esquisse déjà sa théorie des « paliers en profondeur», inspirée par Hauriou, Gurvitch distingue notamment la masse, la communauté, et la communion, selon une différenciation graduée du Nous plaçant le sujet entre « attraction» et « pression», du côté de « l'interpénétration des consciences », par opposition à une déclinaison des autres pronoms (moi, toi, lui, ils)
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des formes de sociabilité traversant tout groupe social, tout en espérant donner à sa typologie un caractère opératoire (l'hyper empirisme dialectique) sans procéder lui-même à cet examen empirique, pas même dans ses études sur Les classes sociales. D'une certaine façon, il reprend néanmoins la question là où l'avait laissée Weber, pas davantage soucieux de développement empirique, mais à partir d'un tout autre point de vue théorique. Ce dernier, en effet, un quart de siècle plus tôt, semblait avoir esquissé un champ d'investigation immense, en rangeant sous le mot sociabilité - fort rare chez lui, car il lui préfère « socialisation », sans chercher d'ailleurs à distinguer les deux termes, comme l'avait fait Simmeltout ce qui se situe entre la famille et l'État. Vaste programme! Mais, dans le même temps, il ironisait sur les « prétendues 'structures sociales' comme l'État, l'Église, le mariage» et la « conception' substantialiste' de ces concepts » (Weber, 1971: 58), et s'insurgeait contre la vision holiste, évolutionniste et déterministe du social, tout en concédant à Marx que le capitalisme est « la puissance la plus déterminante pour le destin de notre vie moderne ». Revenant avec force sur « la relation à autrui », et plus précisément sur la relation au «comportement d'autrui », au titre des « catégories de la sociologie », dans son classique Economie et Société, il proposait une sociologie « compréhensive» et probabiliste, une sociologie de l'action rendant compte de la capacité des individus à se situer et à anticiper, tout en restituant les écarts entre les intentions ou motivations des acteurs et les résultats de l'action. Malheureusement, le vaste programme placé par lui sous le terme sociabilité est resté en déshérence. Certes, après avoir distingué la «communalisation » (Vergemeinschaftung), fondée sur « le sentiment subjectif, traditionnel et affectif d'appartenir à une même communauté », et la «sociation» (Vergesellschaftung), fondée sur «un compromis d'intérêts motivés rationnellement », reprenant ainsi sans le dire un schéma déjà présent chez Durkheim et Tonnies, et avec eux une perspective historiciste, gouvernée cette fois par le principe tendanciel de rationalisation croissante, manière de retrouver aussi le grand principe de division du travail social, il opposait expressément «relations sociales ouvertes» et relations «fermées », à la façon de Scheller. Mais il restait sommaire sur les secondes, dans lesquelles il rangeait pêle-mêle «les communautés familiales, les relations sentimentales personnelle, les communautés religieuses, et les groupements économiques de caractère monopolistiques ou ploutocratiques» (Weber, 1971: 83), et tout à fait silencieux à propos des premières, qui paraissaient pourtant aussi intéressantes. C'était du moins l'avis énoncé trois ans plus tôt par son compatriote et contemporain, Georg Simmel. En fait celui-ci est le premier des qui différenciant les simples « convergences dans le rapport à autrui », du côté de la communication plus que de la communion. (Gurvitch, 1938 : 3).
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sociologues à développer pleinement la notion de sociabilité, à lui donner un véritable statut de concept. Il tient ce qu'elle désigne pour la quintessence du lien social, en tant que « forme ludique de la socialisation », «entièrement orientée vers les personnalités », «libérée de tout enracinement dans un contenu », « sans autre but que cette instance »11. Dans une société définie comme «action réciproque des individus qui la composent au sein d'une corrélation de circonstances », faite de «coopération et d'opposition », de liaison et de séparation, suivant la double métaphore du «pont» et de la « porte », la sociabilité, en tant que «jeu entre socialement égaux », devient une valeur en soi, et apparaît comme son expression «démocratique» (Simmel, 1981 : 128). Cette perspective interactionniste inspirera plus tard, à des titres divers, l'école sociologique de Chicago, la psychologie sociale de Moreno, la micro-sociologie de Goffman et de ses héritiers. En fait, Simmel retrouve et développe l'idée du «jeu de société» esquissée par Furetière, puis les hommes des Lumières, celle du bonheur d'être en agréable compagnie, pour deviser, ne fût-ce qu'un instant. Loin des structures lourdes, loin des faits massifs, il s'intéresse aux « détails de la vie de tous les jours », à des objets apparemment aussi «désuets» ou «futiles» que la coquetterie, ou la conversation. C'est que, pour lui, la première est l'expression la plus ludique et la plus légère de la sociabilité. Quant à la seconde, elle est un art d'être ensemble, bien plus qu'un simple bavardage, une sorte d'archétype du lien social, «le support le plus large de toute communauté humaine» (Simmel, 1981 : 131). Au vrai, Simmel avait en ces matières un prédécesseur en la personne de Tarde, aujourd'hui bien oublié. Dans un livre précurseur, L'opinion et la foule, publié en 1901, ce dernier soulignait déjà que « la passion pour l'actualité progresse avec la sociabilité, dont elle n'est qu'une des manifestations les plus frappantes »(Tarde, 1989 : 33). Or cette passion, qui ne concerne pas seulement « ce qui vient d'avoir lieu mais ce qui est à la mode », a partie liée avec l'essor de la presse quotidienne, l'émergence conjointe de l'opinion et de la foule, le passage de l'auditoire au public, dont la genèse remonte selon lui à la Révolution. Surtout, elle révèle l'importance de la conversation, à la fois «exercice continu et universel de sociabilité », et «agent le plus puissant/ de la propagation des sentiments, des idées, des modes d'action ». Tarde avance que les discussions parlementaires importent moins que les conversations privées, car « c'est là que le pouvoir s'élabore », et désigne les lieux ouverts où cette volubilité prend naissance et licence, les «cafés, les salons, les boutiques, les lieux quelconques où l'on cause », qu'il tient pour les «vraies fabriques du pouvoir ». Plus qu'aucun des sociologues de son temps, Tarde est sensible à cette relation intrinsèque entre le lien et le lieu. Il Simmel (1981). Le texte est écrit semble-t-il en 1916, tandis que celui de Weber est rédigé en 1922.
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Il reviendra à la sociologie américaine de donner corps à cette intuition remarquable, en abordant les lieux de sociabilité sous un autre angle, en termes de culture de loisirs, avec l'ouvrage fondateur de Robert Lynd, Middletown. A study of American culture, 1929. À la veille de la grande dépression, alors que l'école de Chicago monte en puissance et développe ses multiples travaux sur la ville, on commence à prendre la mesure de l'avènement d'une nouvelle société, la « société de consommation », amorcée entre 1910 et 1912 avec le modèle économique fordien, et symbolisé justement par la Ford T, susceptible d'être achetée par ceux-là même qui l'ont fabriquée. Ainsi se trouve élargie à la « société de masse» la perspective que Thorsten Veblen avait posée au tournant du siècle avec sa Classe de loisirs. C'est dans le prolongement de ce courant, relancé à partir de 1950, que Joffre Dumazedier écrit en 1954 un premier livre sur Les loisirs dans la vie quotidienne, en duo avec Georges Friedman, fondateur de la sociologie française du travail, et retrouve la problématique de la sociabilité, faisant en partie écho à Gurvitchl2. Douze ans plus tard, dans Loisir et culture, (1966) en plein triomphe des « trente glorieuses », alors que l'américanisation gagne l'Europe occidentale, Dumazedier reprend la distinction entre sociabilité spontanée et sociabilité organisée, en lui donnant une traduction empirique et statistique systématique, sur la base d'une enquête de terrain effectuée dans une ville moyenne de Haute-Savoie, Annecy. La première forme de sociabilité est plus particulièrement associée à la vie de bal et de café, la seconde à l'activité amicaliste des joueurs de pétanque et autres pécheurs à la ligne. On pourrait croire que cette sociologie des « riches» ou des « pays développés» n'a rien à faire avec la réalité des sociétés colonisées ou dominées du Tiers-monde. Ce serait oublier, sans méconnaître la différence énorme des contextes et des époques, que ces dernières ont pu connaître, bien avant le choc colonial, une culture « moderne» des loisirs débordant largement le cercle étroit des Sociétés de Cour. Pensons au monde ottoman qui à son apogée, sous le règne de Soliman, a diffusé progressivement dans toutes les villes de l'Empire la consommation et la fréquentation du café13. Pour en rester à l'Europe des villes et à la sociologie urbaine française, on retiendra, comme prolongement à l' œuvre de Dumazedier, la belle thèse consacrée trente ans plus tard par Michel Bozon (1984) à une autre ville moyenne de la province française. Entre temps, il est vrai, en contrepoint du concept de champ formulé et développé par Pierre Bourdieu, celui de réseau n'a cessé de faire son 12 L'ouvrage est publié dans la collection Civilisation de la vie quotidienne de L'Encyclopédie française. Dumazedier dira en suite sa dette envers les travaux d'économistes et de statisticiens devenus célèbres entre temps, notamment Fourastié et de Sauvy. 13 Et ce bien avant que cette nouvelle société du café ne trouve un terrain d'élection à Venise, Paris, ou Vienne. Voir pour la région du Maghreb, Carlier (1990).
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chemin, avant de s'imposer quasiment jusqu'à aujourd'hui à l'ensemble des sciences sociales, comme un des supports majeurs de leur développementl4. C'est que le mot et la chose, consciemment constitués comme tels par des acteurs intéressés à le faire (réseaux technologiques des moyens de communication, réseaux économiques des entreprises et maisons de commerce, réseaux religieux des églises et confréries, réseaux politique des États et partis nationaux et internationaux), voire intéressés au désintéressement (associations philanthropiques, sociétés de collectionneurs, avant les emballements d'un marché), ou au contraire mis au jour par le chercheur, en quelque sorte dans leur dos, s'avère d'une très grande utilité pour déterminer la pesée différenciée d'une pratique sociale (économique, religieuse etc). Le concept explicite, et prouve, en termes statistiques (volume, fréquence etc), la nature et la portée d'une typologie diversifiée des pratiques et des usages (sport, théâtre, cinéma etc) accordés à des écarts significatifs de genre, de classe d'âge, de revenu, de résidence, de niveau scolaire, de références religieuses, politiques etc. Il précise, ou révèle, le jeu des relations préférentielles entre des groupes distingués et opposés entre eux à de multiples égards. Pourquoi, dès lors, conserver le terme de sociabilité, alors que pratique sociale et interaction paraissent suffire? Il semble que le concept contienne pour les sociologues une charge sémantique sans laquelle les deux indices d'intensification et de spécification de la relation entre des hommes et des femmes engagées dans des pratiques conscientes ou inconscientes perdraient de leur pertinence. Il semble qu'il fonctionne comme la réponse à un double manque: celui qui résulte de l'élision de la relation concrètement observable entre des personnes nommées ou identifiées; et celui qui désigne en creux la dimension gratifiante de l'interaction, fut-ce dans l'altercation, et fait appel aux notions « subjectives» de plaisir, de jeu. Notions autrefois reprochées à Simmel comme insaisissables et renvoyant au mieux à la psychologie sociale. Si le concept de sociabilité n'a pas été absorbé par celui de réseau, ou évincé par lui, c'est parce qu'il permet de rendre compte de données irréductibles à la sécurité du décompte, et laisse un résidu, l'essentiel peut-être, dont ne rend pas compte la beauté du graphe. L'analyse en réseaux dit mieux qu'aucune autre qui « fait» ou « dit» quoi avec qui, mais sans expliciter ce faire et ce dire. On sait qui va au bal et avec qui, ou , quand et avec quelle fréquences, ou du moins quelles catégories d'âge, de sexe, de résidence, de métier etc sont engagées dans cette pratique dansante, 14 Le développement impressionnant de la radio et de la télévision, puis de la cybernétique, un siècle après la deuxième phase de la révolution industrielle, celle du chemin de fer et du télégraphe, a pour beaucoup contribué à l'essor de la problématique des réseaux. On se contentera d'évoquer ici, parmi quelques autres, l'œuvre pionnière d'un sociologue canadien, Jeremy Boissevain (1973).
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toutes choses éminemment précieuses, mais non ce qui se passe vraiment au bal, avant, pendant et après. Pour ce faire, il faut au moins en partie changer de source, de méthode et de disciplinel5. Venir au plus près des conduites verbales et gestuelles des acteurs, du lieu et du milieu, du moment et du temps, dans le cadre desquels ces pratiques prennent corps et le cas échéant s'intensifient, ou consolident la gamme des liens, ou le redéploiement de celle-ci, cela suppose de modifier l'approche sociologique, en y intégrant l'enquête nominale, mais aussi de solliciter d'autres disciplines. Bien que limitant son propre champ exploratoire au domaine de la sociabilité organisée, Maurice Agulhon s'en est avisé très tôt, allant chercher des outils supplémentaires d'analyse du côté de l'ethnographie.
Le moment Agulhon
Démontrer la valeur heuristique du concept en histoire, nul mieux que celui-ci ne l'a établi, dès la publication de sa thèse d'État, en 1966, voici quarante ans. Cette démonstration, il l'a maintenue avec bonheur par la suite. À titre personnel, pendant plus de quinze ans, avec des travaux ultérieurs tirés de cette thèse, ou en explorant de nouveaux domaines et de nouveaux terrains, tout en faisant siennes certaines des critiques adressées à sa première entreprise. Mais aussi, bien au-delà de sa propre production en ce domaine, qui ne représente que la première partie de son œuvrel6, en faisant école, qu'il l'ait voulu ou non. Sociabilité méridionale. Confréries et associations dans la vie collective en Provence orientale à la fin du 18è siècle, c'est sous ce titre qu'est publiée, dans les Annales de la faculté des Lettres d'Aix en Provence, le tome I de sa thèse. Une thèse dans laquelle Agulhon, soucieux «d'aborder une partie de l'histoire sociale considérée jusqu'ici comme mineure », jette son dévolu sur ces « groupements restreints et volontaires» que sont les associations, domaine réservé jusqu'ici aux juristes, trop souvent renvoyé par ailleurs au « fourre-tout du folklore et de la vie quotidienne ». Voulant étudier l'essor de «l'opinion rouge» dans le département du Var, Agulhon en cherche les racines antérieures à l'arrivée du suffrage universel (1848). Il découvre que diverses formes de sociabilité coexistant à un moment donné dans ce département, qu'elles soient religieuses ou laïques, populaires ou aristocratiques (ou bourgeoises), ont contribuées fortement à cet essor par leur interaction, sinon leur convergence. Le changement toutefois n'est pas univoque et s'opère de
15Ceci vaut également pour les autres disciplines des sciences sociales. 16 Sans trop simplifier, on peut dire qu'Agulhon (1979) est passé d'une exploration de la socialisation politique à une étude de la symbolique politique, inauguré par le premier volet d'un diptyque.
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façon ambivalente. On passe tendanciellement des confréries aux loges, mais celles-ci sont encore largement spiritualistes quand celles-là sont déjà très laïcisées. Agulhon va s'attacher, dès lors, à en explorer toutes les facettes et occurrencesl7. Le jeune historien aixois ne cite à cette époque ni sociologue ni ethnologue, et ne se livre à aucune recherche conceptuelle, mais c'est au terme de sociabilité qu'il a recours pour rendre compte de cette effervescence créatrice d'où procède la «démocratie radicale ». Dès la seconde édition toutefois (Agulhon 1968), il modifie le titre et en inverse les termes. L'idée de spécificité régionale n'est plus mise au premier plan, sans être encore écartée. Elle ne sera considérée que plus tard comme une «fausse piste ». En revanche, est fortement réaffirmée et durablement conservée l'idée que la sociabilité exprime « l'aptitude d'une population à vivre intensément les relations sociales ». C'est à étudier plus avant et très concrètement cette intensification, à partir du même terrain, et pour la même époque, que l'auteur consacre un nouvel ouvrage, La république au village (1970), en fait tiré lui aussi de sa thèse, mais exprimant de nouvelles exigences. Il s'agit toujours de penser l'irruption de l'idée démocratique dans les petites villes, bourgs et villages du Var, de 1814 à 1848, et de 1848 à1851, mais Agulhon resserre l'analyse sur une forme empirique de groupement, la chambrée, qui joue désormais un rôle distinctif au sein de l'essor général de la sociabilité populaire, et devient un support décisif de la politisation. Plus artisanale que paysanne, distincte du modèle associatif bourgeois, représenté par les loges et les cercles, mais en partie influencée par lui, et soumise à une nouvelle impulsion venue du dehors, la mutuelle, la chambrée devient la «forme normale de la sociabilité populaire à cette époque », dont la mutuelle serait en quelque sorte « le degré supérieur », et l'expression de son élite. Cette maison des hommes nouvelle manière combine l'ancien et le nouveau, le local et le national. Elle conserve la séparation des sexes, et continue l'ancienne activité ludique de lajeunesse, tout en s'ouvrant à de nouvelles pratiques Gouer aux cartes etc) et de nouvelles idées. Mais elle est moins propice au débat d'idées proprement dit, avec les éléments les plus éclairés du village, qu'à l'influence latente de l'esprit démocratique dont ces derniers sont les agents les plus actifs dans le contexte accéléré de 1848. Agulhon fait ressortir à cette occasion une double distinction. L'opinion publique n'est pas la mentalité. La radicalisation 17 Deux éléments, dit-il, ont servi de déclic. La lecture des Mémoires du baron Haussmann, préfet du Var en 1849, lequel soutient que les cercles laïques et les mutuelles fleurissant sous Louis-Philippe n'étaient qu'un avatar des anciennes confréries religieuses (et notamment des Pénitents). Or le recoupement des noms figurant dans les dossiers relatifs aux loges maçonniques et aux confréries conservés aux archives départementales, fait bien apparaître une « clientèle commune» (Agulhon, 1979 : 10-1 I).
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politique dans le Var relève d'un interaction forte entre une opinion publique brusquement reçue de la ville et une mentalité encore archaïsante mais travaillée par une véritable contamination mimétique. La sociabilité de la chambrée, qui revivifie l'ancienne vie associative sur la base d'une proximité d'âge et de classe (celle de jeunes artisans et paysans aisés) en quête de nouvelles espérances n'est pas celle du groupement paroissial ou municipal dont la solidarité s'accommode du coudoiement frictionnel de classes pareillement enracinées dans le sol. Un dernier livre, moins volumineux, mais encore plus attentif au concept qui en constitue le socle sémantique, vient clore le triptyque agulhonien, lequel va désormais ouvrir la voie à un véritable mouvement historiographique. Le cercle dans la France bourgeoise, 1810-1848, Etude d'une mutation de sociabilité. Titre et sous-titre sont encore plus explicites. Le premier associe sans détour l'émergence d'une nouvelle forme de sociabilité à l'ascension d'une classe sociale expressément désignée, à l'avènement des « bourgeois conquérants» (Morazé), tandis que dépérit la société de Cour, sinon les salons eux-mêmes. Agulhon conserve l'unité de temps mais, élargissant son regard au pays tout entier, focalise sa recherche sur un autre type de groupement, le cercle, qui par comparaison avec le salon, fait ressortir avec plus de force l'ampleur du changement amorcé sous l'Empire. Le cercle est masculin, coupé de tout lien avec le domicile privé, moins tourné vers ce qui faisait le sel de la vie mondaine, la conversation devant le beau sexe, le théâtre de société etc 18. C'est bien d'une mutation qu'il s'agit. Ce qui n'empêche pas le salon, et l'élite nobiliaire, de retrouver, y compris sous la République, une nouvelle jeunesse, dont Proust sera plus tard le génial analyste. Dans cette première partie de son œuvre, Agulhon n'a pas seulement mis à l'épreuve la notion de sociabilité. Il en a tout à la fois approfondi l'exploration et redéfini les perspectives, en proposant d'avancer avec prudence. D'un côté, il a accentué son intérêt pour « la vie quotidienne» et la «psychologie collective », et mobilisé de nouvelles disciplines, à commencer par l'ethnographie et l'anthropologie, pour ce qui a trait aux classes d'âge, à la fête, au rituel. De l'autre, il a voulu garantir la valeur heuristique de sa propre avancée, en proposant un projet susceptible de hiérarchiser les difficultés. Son avant propos de 1977 sonne comme un mot d'ordre: « dégager les institutions ou les formes de sociabilité spécifiques et en faire l'étude concrète/ (et pour ce 18 Nul simplisme sociologique chez l'auteur. Il ne s'agit du «cercle dans la France bourgeoise », non du cercle bourgeois. De même que le salon d'ancien régime avait ses bourgeois et ses hommes de lettres et de sciences dépourvus de titres nobiliaires, de même le cercle de la France bourgeoise, qui fait la part belle aux hommes fils de leurs œuvres, aux nouvelles élites économiques et intellectuelles (banquiers, négociants, manufacturiers/ journalistes, écrivains, professions libérales, hauts fonctionnaires) compte aussi en son sein des gens à particule, héritiers d'une ancienne élite pour laquelle la distinction est présupposée par la naissance.
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faire) rejoindre l'histoire des associations, qui fut pour nous d'abord un essai tout empirique et qui devient un projet raisonné/ malgré son caractère à première vue restrictif et partiel» (Agulhon, 1977 : Il). Agulhon invite donc à une progression programmée, en proposant de poursuivre l'expérimentation dans un champ d'abord limité à l'associatif, mais en soutenant une perspective pluridisciplinaire, et sans pour autant prêcher l'enfermement du concept dans des frontières strictes et définitives19. Après lui, non sans de multiples décalages, la production académique va suivre le chemin principal, mais explorer aussi des chemins de traverse irréductibles au seul fait associatif, retrouvant ainsi les traces laissées par Tarde et Simmel.
Dans le sillage des maîtres, vers d'autres rives On ne peut pas dire que l'exploration pionnière de l'historien aixois ait commencé dans l'indifférence générale. Deux collègues plus jeunes, appelés eux aussi à une grande notoriété, en perçoivent très tôt les promesses. Daniel Roche, qui deviendra son successeur au Collège de France, donne en 1969 un compte rendu de la thèse dans la Revue historique. Surtout, Michel Vovelle, son collègue et ami d'Aix en Provence, qui est le premier à mettre en exergue « les vues nouvelles d'Agulhon/ sur l'histoire des mentalités », dans un compte rendu de 1965, pour la plus modeste Revue d'histoire de l'Eglise de France, revient à plusieurs reprises sur l'œuvre de son aîné et sa catégorie princeps20. Toutefois, il faut attendre la décennie 1980 pour qu'un véritable mouvement historiographique se dessine et devienne visible en termes de publications. Celui-ci participe il est vrai d'une effervescence plus générale, qui concerne également la sociologie et l'anthropologie, mais cette émulation elle-même n'est pas étrangère à « l'effet Agulhon »21.Un article des Annales, paru en 1980, donne le signal, 19 Dans une autre formulation, Daniel Roche maintiendra quinze ans plus tard cette consigne de prudence. Hostile à «l'extension abusive du concept à tous les phénomènes de rencontre, de participation, de liaison privative ou familiale », l'auteur veut garder au concept sa capacité à permettre de «comprendre la façon dont se construit un espace public par rapport à la sphère privée, et réciproquement» (Roche, 1993 : 391). 20 Il en dresse le bilan dans un des chapitres de son Idéologies et mentalités (1982), (