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French Pages [249] Year 2009
CULTURES D’EUROPE CENTRALE N° 8
LIEUX COMMUNS DE LA MULTICULTURALITÉ URBAINE EN EUROPE CENTRALE
Textes réunis par Delphine Bechtel et Xavier Galmiche Coordination éditoriale : Clara Royer Maquette et réalisation graphique : Mateusz Chmurski et Malwina Jakubowska
Centre Interdisciplinaire de Recherches Centre-Européennes Université Paris-Sorbonne (Paris IV) 2009
Cultures d’Europe Centrale Revue publiée par le CIRCE Centre Interdisciplinaire de Recherches Centre-Européennes Université Paris-Sorbonne – Paris IV, Paris, 2009. Revue dirigée par : Delphine Bechtel et Xavier Galmiche Revue éditée avec comité de lecture. Comité de lecture : Bernard Banoun, Daniel Baric, Delphine Bechtel, Xavier Galmiche, Lubov Jurgenson, Michel Maslowski, Cécile Kovácsházy, Małgorzata Smorąg-Goldberg, Clara Royer, Thomas Serrier, Marketa Theinhardt. Comité consultatif : Adriana Babeţi (Timişoara), Omer Bartov (Providence), Andrei Corbea-Hoisie (Iaşi), Elżbieta Dzikowska (Łódź), Catherine Gousseff (Paris - Berlin), Jiří Holý (Prague), András Kányádi (Paris - Cluj), Csaba G. Kiss (Budapest), Alfrun Kliems (Leipzig), Philipp Ther (Francfort/ Oder - Florence), Robert Traba (Varsovie Berlin).
Imprimerie Corlet Numérique © Cultures d’Europe centrale n° 8, 2009
Cet ouvrage fait suite au colloque « La multiculturalité urbaine en Europe centrale (fin XIXe siècle-début XXIe siècle) : les lieux communs de la multiculturalité urbaine », organisé par le CIRCE qui s’est tenu les 26 et 27 octobre 2007 à l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV), dans le cadre du projet transversal « Espaces multiculturels » de l’École Doctorale IV. Toutefois, les contributions ont été éditées en vue de la constitution du présent volume.
Cet ouvrage est publié avec le soutien l’École doctorale IV et du Conseil scientifique de l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV).
Le CIRCE tient à remercier particulièrement le Professeur Marie-Madeleine Martinet, directrice de l’École doctorale IV de l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV) pour son soutien précieux. Ainsi que : Le programme ACCES du MEN L’UFR d’Études germaniques et l’UFR d’Études slaves de l’Université ParisSorbonne (Paris IV)
TABLE DES MATIÈRES Introduction .................................................................................................................9 Xavier Galmiche
La victoire du paradigme : la déclinaison toponymique, une figure des espaces multiculturels .....................................................................11 Haiganus Preda-Schimek
Entre Orient et Occident : de l’hétérogénéité de la pratique musicale dans les salons roumains vers 1830 ........................................................................29 Delphine Bechtel
Lieux et non lieux de la multiculturalité urbaine : la Galicie orientale juive d’avant 1939 comme terrain d’observation ................43 Börries Kuzmany
Le Lycée de Brody : un lebenswelt multiethnique....................................................65 Clara Royer
Un laboratoire littéraire de lieux communs : les mariages mixtes – Hongrie et Slovaquie ..........................................................85 Claire Le Foll
De l’arenda À l’art : déplacements et recomposition des lieux de la multiculturalité en Biélorussie, XIXe – début XXe siècles ................................ 101 Marketa Theinardt
Affinités parallèles : les artistes tchèques et allemands de Bohême et l’Exposition de la Bohême allemande à Liberec – Reichenberg en 1906 .......... 117 Tomasz Kamusella
Échange de paroles ou de coups en Haute-Silésie : la langue comme « lieu » de contacts et de luttes interculturels .................................................................. 133 Marina Dmitrieva
Le Palais de la Culture et de la Science à Varsovie : lieu commun ou terrain contesté ......................................................................... 153 Petra James
La « syntaxe du cri » : représentation de la multiculturalité urbaine des années cinquante chez Bohumil Hrabal ....................................................... 173
Alfrun Kliems
Tsiganes et Vietnamiens À Prague : Les adieux de Jáchym Topol àla Tripolis Praga .................................................... 189 Cécile Kovácsházy / Gabriella Horn
Lieux tsiganes/roms à Budapest : Des lieux en commun aux lieux communs ............................................................. 205 Bernard Banoun
‘L’Autre de l’Autre’. Minorité migrante, minorité sexuelle : Les gays turcs dans le Berlin d’aujourd’hui ......................................................... 225 Table des illustrations ................................................................................................. 243 Cultures d’Europe Centrale : présentation ................................................................... 245
INTRODUCTION Le CIRCE – Centre Interdisciplinaire de recherches centreeuropéennes, a entrepris un vaste chantier collectif sur les villes multiculturelles en Europe centrale, qui a constitué le socle de son programme de recherches dans les années 2005-2009. Ce programme s’est matérialisé par trois colloques internationaux (2005, 2006, 2007), qui ont donné lieu à trois publications collectives. Nous nous sommes d’abord penchés sur les critères de la multiculturalité urbaine, en particulier dans les capitales d’Europe centrale, mais aussi dans ses centres régionaux1. Puis nous avons tenté de relever la manifestation de la multiculturalité dans les villes moyennes et les bourgades de province2. Enfin, pour élargir l’enquête des volumes précédents de l’aspect sociohistorique à ses dimensions culturelles, ce troisième volet se concentre sur les lieux communs autour desquels s’est cristallisée l’expérience, réussie, malaisée ou conflictuelle, de la ville multiculturelle en Europe centrale. En Europe centrale, vaste aire culturelle à l’histoire partagée où se sont croisées nations et communautés, religions, langues et coutumes, les villes se sont caractérisées par leur multiculturalité. Celle-ci s’est matérialisée dans les expériences concrètes de leurs habitants ou dans les représentations qui en ont été retenues. Dans ces images émergent des lieux communs ou « situations-types » : lieux de rencontre (marchés, auberges, cafés, gares, hôtels, voire bordels, lycées et universités, musées et bibliothèques nationales ou communautaires), perçus comme carrefours du multiculturalisme ou au contraire comme pôles Les villes multiculturelles en Europe centrale, dir. Delphine Bechtel et Xavier Galmiche, Paris, Belin, « coll. Europes centrales », 2008. 2 Cultures d’Europe Centrale, n° 7 : Villes moyennes et bourgades, dir. Delphine Bechtel et Xavier Galmiche, Paris, CIRCE, 2008. 1
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Introduction
identitaires exclusifs ; lieux de l’interaction sociale publique et privée (associations, partis politiques, lieux de loisirs, promenades et corsos, lieux de culte). Ces lieux communs peuvent aussi s’incarner dans les cultures ou dans les langues, notamment à travers l’interculturalité et le phénomène des interlangues (créoles et pidgins, macaronisme, humour multilingue). Mais ces réalités sont aussi devenues des topoi, des lieux communs dans les représentations : clichés, stéréotypes, emblèmes. Ils se sont perpétués ou modifiés au cours du temps à travers des discours et des récits codés qui colportent des images du métissage (carrefour, meltingpot, bigarrure ou hybridité) ou inversement de l’enclavement (insularité, sentiment minoritaire ou défensif, mentalité obsidionale). Ces images se retrouvent également dans le genius loci prêté aujourd’hui à ces villes, dans les politiques municipales ou les pratiques citoyennes jusque dans les desiderata de la politique européenne. C’est la raison pour laquelle nous avons tenté de faire appel à tous les supports (documents politiques, littéraires, journalistiques, essais, mais aussi sources iconographiques, arts plastiques, photographie, films, musique, architecture et urbanisme). Certaines études rassemblées dans ce volume abordent ces lieux communs par des analyses thématiques : la taxinomie, la toponymie, les marqueurs identitaires dans une ville à plusieurs cultures, mais aussi la créolisation de la langue, le théâtre comme lieu de transferts culturels, ou les motifs romanesques de la multiculturalité (l’image de l’Autre ou le motif des mariages mixtes en littérature). D’autres articles s’attachent à un ou plusieurs aspects concrets de la réalité socioculturelle de certaines villes emblématiques : l’histoire du célèbre lycée de Brody, l’héritage ou bien le refus de la multiculturalité ancienne dans les romans ou les films consacrés à Prague, les pratiques musicales des salons à Jassy ou Bucarest, la peinture à Vitebsk et Minsk, les collections du musée de Liberec, l’altérité sexuelle dans le Berlin contemporain, la présence rom à Budapest, la destinée du Palais de la culture et de la science à Varsovie. Delphine Bechtel et Xavier Galmiche Paris, été 2009
LA VICTOIRE DU PARADIGME : LA DÉCLINAISON TOPONYMIQUE, UNE FIGURE DES ESPACES MULTICULTURELS
Xavier GALMICHE (Université Paris-Sorbonne et CIRCE)
Des variantes « assez nombreuses » : du sens au style Norman Davies a muni l’ouvrage, devenu classique, qu’est son Histoire de la Pologne d’une annexe qui répond à l’une des difficultés auxquelles sont confrontés tous ses collègues : le caractère changeant des toponymes et le casse-tête que cela représente pour certains lecteurs. Dans ce « répertoire géographique », il propose une véritable typologie de la variation toponymique : « la grande majorité des noms de lieux historiques dans les territoires polonais peut se classer en quatre ou cinq catégories : 1. Noms de lieux locaux : Poznań (polonais), Posen (allemand) ; 2. Noms de lieux officiels : Varsovia (latin), Warszawa (polonais) jusqu’en 1795, Warschau (allemand) 1795-1807, Warszawa 1807-1864, Varchava (russe) 1864-1915, Warszawa 1916-1939, Warschau, 1939-1945, Warszawa depuis 1945 ; 3. Noms de lieux politiques : Koenigshutte (1797-1921), auj. Chorzów ; 4. Noms en polonais : Londyn (Londres), Waszyngton (Washington), Rzym (Rome) ; 5. Versions étrangères de noms polonais »
mais il termine son exposé par une liste allongée à plaisir : « Mises côte à côte, toutes les variantes possibles pour le nom de chaque localité deviennent assez nombreuses. Lwów – Lviv – Lemberg – Lvov – Leopolis –
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Léopol ; Polska – Polen – Polin – Polsha – Polonia – Pologne – Poland1. » Certes, les morcellements du territoire et de la chronologie polonais ont compliqué à l’extrême cette fluidité toponymique, mais quiconque s’intéresse à l’histoire de l’Europe centrale est peu ou prou forcé de s’y confronter. Dans un récent travail d’édition consacré au Banat, transrégion entre Roumanie, Hongrie et Serbie, nous avons ainsi dressé un tableau d’équivalences, dont nous ne citons ici que les variations les plus spectaculaires2 : Roumain Belgrad Biserica Albă Szabadka Timişoara Tomnatic Transilvanie (parfois Ardeal)
Allemand
Hongrois
Weisskirchen
Fehértemplom
Freidorf Temeschwar (Temeschburg) Triebswetter Siebenbürgen
Szabadfalu Temesvár Nagyösz Erdély (aussi Transzilvánia)
Serbe Београд Бела Црква
Latin
Turc
Singidinum
Belgrat
Transylvania
Urdul
Subotica
Трансилванја
(slovaque : Sedmihradsko)
Proférées à la suite, les variantes d’un nom de lieu constituent une « déclinaison toponymique », dont les usages dépassent de loin les finalités utilitaires d’un usuel. Un bon exemple est fourni, dans le célèbre essai de Claudio Magris Danube, par le septième et capital épisode, consacré au Banat et intitulé « Penser ‘en plusieurs peuples’ » : « On parlait de vieilles histoires de Temesvár, Timişoara, Temeschburg, la ville (hongroise ? roumaine ? allemande ?) qui fut le théâtre de tant d’événements à l’époque des Tartares, à celle des Turcs et du prince Eugène ou à celle de François-Joseph3. » Dans le texte de Magris, la « déclinaison toponymique » (les versions respectivement roumaine, Norman Davies, Heart of Europe: A short History of Poland, Oxford, Clarendon Press, 1984. Histoire de la Pologne, tr. fr. Denise Meunier, Paris, Arthème Fayard, 1986. 2 Le Banat : un Eldorado aux confins, Cultures d’Europe centrale, dir. Adriana Babeti et Cécile Kovacshazy, Hors série n° 4, 2007, p. 32-33. 3 Claudio Magris, Danubio, Milan, Garzanti, 1986 ; Danube, tr. fr. Jean et Marie-Noëlle Pastureau, Paris, Gallimard, 1988, p. 357. 1
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hongroise et allemande du nom de la ville) est une façon marquante de rappeler les bouleversements de l’histoire, l’appartenance du Banat à des identités multiples, sa diversité diachronique. Le sens de cette formule ne fait pas de doute : la déclinaison signifie la volatilité des empires et la fluidité des frontières. En cela, c’est une unité de sens, un « sémème », si l’on veut, souvent repris dans les textes consacrés à l’entrelacs des identités et des cultures consubstantiel à l’Europe centrale, l’une des topiques du livre de Magris. Mais elle les exprime aussi par la stylistique, en jouant sur l’accumulation verbale, car dans ces formules, ce n’est pas tant le sens que l’effet itératif qui importe : la suite « Temesvár, Timişoara, Temeschburg » constitue un élément de répétition, tautologie du point de vue sémantique mais variation du point de vue phonétique, et cette musicalité presque pure en fait un « stylème », une pièce stéréotypée d’un style contribuant à la puissance rhétorique du texte, qui excite la nostalgie du lecteur. Ce stylème peut d’ailleurs être lui-même décliné à l’envi sur un axe horizontal – celui des toponymes des capitales (voire des capitales régionales) : « Prag, Praha », « Pressburg, Pozsony, Bratislava », « Lemberg, Lwóv, Lvov, Lviv », etc. – et sur un axe vertical, du pays à la ville voire au quartier et à la rue. Mais quel que soit le niveau toponymique où l’on regarde, on aperçoit l’Histoire renommant les lieux à tous les échelons de l’espace civique, et ainsi renforçant le sentiment de volatilité des repères. La dissémination délibérée de la déclinaison sur plusieurs niveaux toponymiques en est la projection stylistique dans l’espace textuel. Cet élément de discours est aussi un lieu commun au sens oratoire de trope, de formule de style, et l’objet de cette contribution est précisément d’évoquer le moment où l’établissement de la concordance cesse d’avoir une fonction purement informative : il sert à moduler le discours par un rythme répétitif doté d’une puissance poétique propre. Précisons au passage que ces tables de concordance sont nécessaires à la compréhension des variations comme des permanences des espaces multiculturels (pays, régions, villes, quartiers) en général ; à ce titre, elles constituent un passage obligé de l’historiographie sur l’Europe
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centrale4, mais il est évident que ces considérations pourraient être transférées à bien des zones géopolitiques marquées par les bouleversements de frontières, les identités multiples et les renversements d’allégeances, notamment les confins, tiraillés entre plusieurs centres nationaux et/ou impériaux. C’est pourtant bien d’Europe centrale qu’il s’agit ici, en tant que réalité à la fois territoriale, dont l’histoire longue voit d’ailleurs changer considérablement les contours, et discursive, objet, notamment dans les dernières décennies, d’un discours incluant récupération mémorielle et recréation verbale. Précisons encore que nous ne nous limitons pas ici aux ouvrages relevant de la pure historiographie, mais que nous élargissons aux divers genres de ce discours. Ce « corpus » inclut notamment tous les essais qui ont œuvré à la redécouverte d’un « continent oublié5 », ce que Jacques Le Rider appelle « ‘l’utopie rétrospective’ de la Mitteleuropa6 ». Il comprend des textes composés depuis la disparition de la Mitteleuropa culturelle, « officiellement » après la Seconde Guerre mondiale mais en fait peut-être dès la fin de la Première et la disparition de l’AutricheHongrie impériale : certains textes peuvent être considérés comme canoniques, depuis L’Homme sans qualités de Robert Musil, les romans de Jaroslav Hašek, Joseph Roth, Bruno Schulz, etc. Ce discours a connu une inflation spectaculaire depuis les années 1960 au point d’incarner aujourd’hui un rayon assez conséquent des bibliothèques, se dispersant dans des genres qui vont de l’historiographie classique à la fiction romanesque et à l’écriture du moi, et qui incluent de nombreux paliers entre ces différentes catégories : l’un des ouvrages emblématiques de cette vogue est justement Danube déjà cité, à la fois récit de voyage, essai de civilisation, usuel d’histoire(s) et de littérature(s), entremêlant à La question est centrale dans certaines publications spécialisées : voir par exemple Marina Chauliac, « Le nom des rues à Berlin-Est, palimpseste de l’histoire de la RDA », in « Politiques symboliques en Europe centrale », La Nouvelle Alternative, n° 66-67, juin 2006, p. 37-62, et en général les ouvrages sur les concurrences mémorielles en jeu dans les espaces anciennement multiculturels. 5 Voir Erhard Busek et Gerhard Wilflinger, Aufbruch nach Mitteleuropa. Rekonstruktion eines versunkenen Kontinents, Vienne, Atelier-Wiener Journal, 1986. 6 « Pour une histoire interculturelle de la production littéraire de langue allemande en Europe centrale », in Jacques Le Rider et Fridrun Rinner (dir.), Les littératures de langue allemande en Europe centrale. Des Lumières à nos jours, Paris, PUF, 1998, p. 36. 4
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l’exposé récits, anecdotes, citation de textes sacrés, histoires drôles, etc. On peut penser qu’une analyse plus systématique de la déclinaison toponymique devrait procéder en différenciant ces multiples paliers génériques. Il semble pourtant qu’une part de son efficacité provient justement du fait qu’elle se transmette d’un genre à l’autre. Aussi peuton mêler les citations d’ouvrages très divers du point de vue auctorial (historiographie au sens strict, témoignages, fictions, etc.), en renonçant d’ailleurs ici à multiplier les exemples, au profit de l’approche méthodologique. C’est ainsi que le chapitre de Danube sur le Banat accumule les « sémèmes » de la multiculturalité : les paragraphes suivant immédiatement la présentation de Timişoara sont l’occasion de découvrir la trajectoire d’un poète multilingue de la région, « Reiter Róbert devenu Robert Reiter, auteur de pages signées de ce nom, et ensuite Franz Liebhard », dont l’œuvre est, selon les mots mêmes de l’auteur, une tentative de « penser ‘en plusieurs peuples’ », d’où le titre du chapitre7. La carrière de cet auteur multilingue dont il énumère aussi les noms (Róbert / Robert / Liebhard) est l’occasion d’insister sur le fait que pour Magris, l’identité multiple du pays engage la pluralité de l’identité linguistique, familiale, individuelle, etc. L’important, on l’aura compris, réside dans cet « etc. ». Ainsi, s’il existe bien une répétitivité interne de la déclinaison, celle-ci semble aussi générer une répétitivité externe, au sens où la prise de conscience de la pluralité des lieux, consubstantielle à la déclinaison toponymique, est vouée à être aperçue dans d’autres mutations : elle est le fil d’Ariane qui mène à la découverte et à l’appréciation de la volatilité des destins et du caractère protéiforme des appartenances, ou peut-être le motif destiné à se diffracter dans de nombreuses catégories de l’existence. La déclinaison toponymique est donc davantage qu’un simple trope : elle est une véritable figure, c’est-à-dire que, sans bien sûr en être la source, elle se trouve au cœur d’un ensemble, composé de façon relativement stable, de procédés destinés à soutenir l’expression de ce qui apparaît comme les manifestations typiques de la multiculturalité (la « phénoménologie multiculturelle »). Elle emblématise le discours qui organise ses phénomènes les plus voyants par le recours à des formes esthétiques 7
Claudio Magris, Danube, op. cit., p. 358.
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propres. Dans les pages suivantes, on tentera pour cerner cette figure8 d’identifier le rapport de cette déclinaison au principe général du paradigme et d’en esquisser les extensions discursives à d’autres catégories poétiques (style, récit, motifs) ; puis de définir la nature rhétorique des textes dont elle est un emblème (le registre de la litanie, qui module l’aspect mémoriel du genre « apodémique »). Extensivité du topos : la victoire du paradigme L’efficacité poétique de la déclinaison toponymique repose par excellence sur l’axe paradigmatique, tel qu’il est défini par la sémiotique. Roman Jakobson voyait l’activité du langage « impliquer la sélection de certaines entités linguistiques et leur combinaison en unités linguistiques d’un plus haut degré de complexité9 ». Cette distinction entre les activités de combinaison et de sélection mène au clivage entre, respectivement, l’axe syntagmatique – celui des conjonctions – et l’axe paradigmatique, où les paradigmes sont les « éléments susceptibles d’occuper une même place dans la chaîne syntagmatique ou […] un ensemble d’éléments substituables les uns aux autres dans un même contexte10. » Lwów – Lviv – Lemberg – Lvov – Leopolis – Léopol : le paradigmatique s’ancre dans l’horizontalité (ici des toponymes sémantiquement équivalents) et, en dernière instance, dans la contingence, alors que le syntagmatique (syntaxique) organise une hiérarchisation verticale qui suppose la transcendance. Dans la toponymie, c’est le cas des publications refusant ostensiblement l’équivalence des noms de lieux, préférant une version nationale, fût-ce après qu’elle a cessé d’être l’appellation officielle – ou peut-être, par dépit et provocation, parce qu’elle a cessé d’être l’appellation officielle. L’aspect paradigmatique reconnaît un ordre phénoménologique où les expériences du monde voisinent, dans une matérialité qui les singularise Compris dans toute l’extension sémantique d’un mode qui, plus que de représenter la chose, la révèle, cf. Erich Auerbach, Figura. La Loi juive et la promesse chrétienne [1938], tr. Diane Meur, postf. Marc de Launay, Paris, Macula, 2003. 9 Roman Jakobson, « Deux aspects du langage et deux types d’aphasie », Essais de linguistique générale, t. I, Paris, Minuit, 1963, p. 45-46. 10 A.-J. Greimas, J. Courtes, Sémiotique, Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, p. 267. 8
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mais aussi dans une humilité égalitaire, alors que l’axe syntagmatique repose sur une représentation privilégiant une période de référence, désignée comme essentiellement supérieure aux autres. La « victoire du paradigme », c’est l’extension de ce mode de représentation non hiérarchisé d’une simple figure de style à des catégories fondamentales du discours. Notre analyse stylistique peut passer en revue les catégories littéraires investies par le paradigme, et nous essaierons de remonter l’axe de la représentation, du plus verbal au plus référentiel : syntaxe, tropes, récits et même motifs. A l’évidence, la « déclinaison toponymique » est liée à de nombreux stylèmes fondés sur l’accumulation, et, dans l’actualisation phonétique du texte dit (même quand le texte n’est que lu), au registre de l’inventaire. Ainsi Robert Musil évoque-t-il sa Cacanie en ces termes : « quelles provinces ! Il y avait les glaciers et la mer, le Karst et les champs de blé de Bohême, les nuits au bord de l’Adriatique, grésillantes comme l’activité des grillons, et des villages slovaques où la fumée sortait de la cheminée comme d’un nez retroussé, où les maisons s’étaient tapies entre deux collines comme si la terre avait entrouvert ses lèvres afin d’y réchauffer son enfant11. »
La médiocrité agréable et humaine de l’Empire austro-hongrois qu’est la Cacanie repose sur l’addition sans fin de pays et de régions, de paysages de montagnes, de plaines et de mers : à l’impact plastique de la mosaïque, unissant la diversité de taches de couleurs bigarrées répond nécessairement dans le discours la poétique de l’énumération, dressant la liste de parties égales en droit mais fortement différenciées en fait (ce qui explique ici la gradation dans le détail des descriptions). Ajoutons que ce passage de Musil est sans doute au style indirect libre, l’auteur assemblant (avec malice) les stéréotypes entendus de la bouche d’un grand nombre de locuteurs ou lus sous la plume d’un grand nombre 11 « Dort, in Kakanien […] was für Provinzen! Es gab dort Gletscher und Meer, Karst und böhmische Kornfelder, ruhelose Nächte mit dem Zikadenzirpen an der Adria und slowakische Dörfer, wo der Rauch aus Schornsteinen stieg wie aus umgekippten Naselöchern, ein zwischen zwei Hügeln kauerndes Dorf, als hätte die Erde ihre Lippen aufgeklafft, um ihr Kind dazwischen zu wärmen. », Robert Musil, Der Mann ohne Eigenschaften, ed. Adolf Frisé, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt, 12e éd. 2002, t. 1, p. 3233 ; tr. fr. Philippe Jaccottet, L'Homme sans qualités, Paris, Seuil, 1956, t. 1, p. 53.
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d’auteurs : à l’accumulation des provinces s’ajoute donc celle des discours proférés par les différentes communautés (nationales) sur les paysages qu’elles considèrent comme leur décor naturel. La déclinaison permet donc à l’espace de passer de la simple énumération cartographique à la polyphonie des autodiscours, éventuellement contradictoires, dont il résonne (cacophonie de la Cacanie ?). La déclinaison toponymique peut sembler porteuse de toutes les énumérations possibles, où le divers est goûté pour sa différence mais en même temps pour la pure égalité de ses divers composants. Elle peut déboucher sur des formes de narration itérative, comme dans ces mémoires du romancier roumain Ioan Slavici, qui rappelle la diversité des destins parallèles qui tissaient l’histoire de son village natal : « La maison de mes parents se trouvait sur la route d’Arad […]. De l’autre côté de la ruelle habitait l’aide-chirurgien Moldoványi, un Arménien marié à la sœur du médecin Cordina, qui était italien et avait deux garçons de mon âge. A droite de la maison de l’aide-chirurgien, en haut de la colline, se trouvaient les maisons spacieuses de la fille d’un comte hongrois, appelée Königseg, qui était mariée au Sicule appelé Bartha et qui avait trois garçons et deux filles. De l’autre côté de leur maison, habitait le contremaître Valerian, un Tchèque qui avait deux garçons et une fille. A gauche de la maison de l’aide-chirurgien, se trouvait celle d’un quiconque Koinok, un Magyar dont le garçon était d’une certaine manière mon maître ès frasques, et le voisin de Koinok était Voinovici, un boulanger serbe. A l’autre bout se trouvaient la mairie magyare et le notaire Löbel, et avant lui Kunfy, qui avait une maison pleine d’enfants, tous aussi juifs que leurs parents. Derrière nos maisons, on avait comme voisin Zorad, un Slovaque, et au bout du jardin, sur la ruelle qui descendait vers les pâturages, habitaient nos voisins Pârvu et Bucălan, et plus loin, se trouvait le quartier de cette communauté allemande établie au XIIIe siècle dans le Banat12. »
12 Ioan Slavici, « Lumea de atunci » [Le monde de ces temps-là], Amintiri [Mémoires], Bucarest, EPL, 1967 ; tr. fr. Cristina Jamet-Zaharia, in Cultures d’Europe centrale, Horssérie n° 4, op. cit., p. 164-165.
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Ici, le récit ou l’évocation de l’expérience de la multiculturalité, parfois dans ses aspects existentiels les plus anecdotiques, s’organise non seulement autour de thèmes et de motifs récurrents (des clichés ?), mais aussi selon une rhétorique à même d’en restituer la qualité sensitive (qu’elle soit connotée positivement ou négativement). Notamment l’usage de la parataxe réduit sur un ton affectueux le vécu irremplaçable de chaque famille des voisins en un élément du puzzle paisible dont semblait être faite la vie du village. Pratiquée avec discrétion par Slavici entre les paragraphes, la parataxe transforme le texte en un catalogue socioethnique où tous sont égaux et où nul n’est oublié, et ainsi le modalise au sens où elle restitue le regard subjectif de l’auteur (ou sans doute plutôt l’enfant qu’il a été) percevant cette réalité comme un monde constitué d’entités co-présentes, non concurrentes, comme une image immanente de la concorde. Il serait intéressant de retrouver la trace du paradigme dans de nombreux motifs purement référentiels de la multiculturalité dont l’inventaire se concentre souvent sur des catégories topographiques : la place, le carrefour, le port, l’hôtel, etc. On en comprend aisément la qualité de figuration (non seulement propre, mais imagée, symbolique ou métaphorique) mais on a souvent du mal à en concevoir la pertinence esthétique. A défaut, on succombe, alternativement, à la tentation de cautionner le sociologisme vulgaire qui considère ces images présentes dans les textes au sens large (incluant les arts nonverbaux) comme de simples illustrations d’une réalité historique, ou à la tentation de les isoler dans une analyse structurale interne. Au contraire, il semble opportun de comprendre en quoi leur représentation bénéficie d’un statut rhétorique qui enracine leur valeur et les associe au discours centre-européen par l’intermédiaire d’une figure. Il semble ainsi que l’analyse topique (aux deux sens du terme, topographique et rhétorique) de l’hôtel comme motif multiculturel dans un vaste corpus (qui, pour l’Europe centrale, irait par exemple du roman de Joseph Roth Hotel Savoy de 1929 à celui de Bohumil Hrabal Moi qui ai servi le roi d’Angleterre, rédigé en 1974) provient de la qualité paradigmatique même de l’espace interne de l’hôtel (sa répartition sérielle, due à l’accumulation des chambres renfermant autant de
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mondes parallèles), cristallisant aux yeux de l’auteur un type d’expérience existentielle déterminé par l’histoire. On peut proposer une interprétation sociopoétique globale, qui fasse toute sa place à l’aspect verbal de ces évocations et mettrait donc en cause le caractère « illustratif » de ces motifs. Quand dans ses textes de jeunesse Jaroslav Hašek raconte ses équipées en Hongrie, Galicie, mais aussi en Bulgarie, Serbie, Croatie, Slovénie, Italie et Suisse13, il se contente pour décrire d’accumuler noms de lieux et de peuples, vocables et jurons : la ville de Ruse (Roussé, Rusčuk, dans l’actuelle Bulgarie) apparaît ainsi par le tohu-bohu de son port où se mélangent « diverses nations, Bulgares, Grecs, Turcs, Arméniens, Tsiganes, Roumains et Serbes14 ». Ou plutôt, elle n’apparaît pas, elle n’est que dite : les textes de Hašek sont un bon exemple d’une représentation pratiquement non-iconique des lieux multiculturels, presque entièrement phagocytée par l’aspect verbal des marqueurs de la diversité, qui ont tous partie liée à la déclinaison toponymique. Ce trait est certes intéressant pour l’analyse du système des valeurs propre à cet écrivain (ou plutôt l’absence de valeurs qu’il professe, dans une logique anarchiste : aucun lieu n’est intéressant en soi et tout lieu est intéressant en tant que tel) mais aussi pour mesurer la prévalence de la rhétorique sur les impératifs supposés de la représentation mimétique. Mais le vrai triomphe du paradigme est sans doute dans ce moment où il a pénétré la perception au point que les figures esthétiques qui lui sont liées (l’accumulation, par exemple) fonctionnent comme clef implicite des particularités phénoménologiques de la réalité évoquée (sa pluralité, sa multiculturalité) : le paradigme est d’autant plus prégnant qu’il s’est fait discret, comme l’est un moule dont on a extrait l’œuvre d’art. Un bon exemple est fourni par la poétique du collage, traditionnellement considérée comme une provocation avant-gardiste a priori « purement verbale », textuelle et non contextuelle, et à ce titre rarement identifiée comme un reflet d’une situation existentielle 13 « Tout le monde va à Paris, Berlin, Londres, mais il faut bien qu’il y ait des imbéciles : moi, je vais dans les Balkans, en Russie, en Ukraine. » Cité par Libuše Moniková, entretien accordé à Falter, mars 1988. 14 Milan Jankovič et Radko Pytlík (éds.), « Z Nikopole na Ruščuk », Procházka přes hranice : idylky z cest a jiné humoresky, Československý spisovatel, Prague, 1976, p. 119.
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donnée : on peut au contraire tenter d’en donner une interprétation sociopoétique. Au cours de sa carrière d’écrivain, le Tchèque Bohumil Hrabal a constamment cherché à renforcer l’impression d’un monde dominé par le divers, le désarticulé, notamment en imposant à son texte un phrasé chaotique par l’emprise croissante de la parataxe. Les chapitres de son autobiographie Les Noces dans la maison se présentent comme la pure transcription d’un récit (en fait sa vie racontée par sa femme) marqué par une forte oralité, sans ponctuation. Il n’est certes pas indifférent que la femme de Hrabal fût une Allemande de Bohême et que la mixité du couple, par-delà et malgré l’épreuve de fait constituée par l’expulsion des Allemands de Bohême après la Seconde Guerre mondiale, ait nourri le discours sur la pluralité existentielle et culturelle de la vieille Bohême, inscrivant dans de nombreux textes l’expérience de la mémoire obsolescente de la multiculturalité de jadis, non seulement de façon positive par des histoires et des motifs mais aussi dans la structure des textes, qui apparaît ainsi comme la retombée esthétique d’une position phénoménologique, la transcription au sens fort d’une attention au divers indifférencié. Ailleurs, dans son recueil Vends maison où je ne veux plus vivre, Hrabal dépeint la Prague disparue comme un immense bric-à-brac, kaléidoscope où se combinent en positions toujours différentes les objets et même les personnages dépareillés, vestiges du monde passé et les débris de destins croisés : « Où donc a disparu l’aveugle de la gare Masaryk, […] il était vendeur de journaux et, quand soufflait la brise, cet aveugle faisait craquer et tourner ses pages de journal […] les gens passaient à côté de cette rotative vivante. […] Et […] le mutilé de la place Wenceslas, […] où donc est-il passé ? On le voyait toujours en train de remonter le ressort d’une bête à bon Dieu en fer blanc, l’insecte s’envolait et le mutilé le rattrapait […] ? Et où donc a disparu la femme aux pattes tout usées au-dessus des chevilles […]15 ? »
Si le texte ne souffle mot (ni motif, ni récit) de la présence ancienne des Allemands dans le paysage praguois ni de leur absence inédite, le titre de la nouvelle inaugurale du recueil est kafkárna (le mot, traduit 15 « Krásná Poldi », Inzerát na dům, ve kterém u nechci bydlet, Prague, Mladá fronta, 1965 ; éd. consultée, 2000, p. 109-110 ; tr. fr. Claudia Ancelot, Poldi la Belle, Paris, Laffont, 1987, p. 142-143.
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« Kafkaesques », signifiant littéralement kafkaillerie, évoque un magasin – bazar ou quincaillerie, une kaf-quincaillerie) : le nom travesti de Kafka peut être compris comme une clef interprétative, un « chiffre » proposé comme nonchalamment pour l’élucidation du tout16. Dans le premier texte, la coexistence tchéco-allemande disparue mais continuée dans le couple Hrabal continue de souffler dans la syntaxe ; dans le second, Kafka mort transparaît par-delà la disparition des « autres » communautés comme une effigie quasi muette mais emblématique : cette apparition, au sens presque fantomatique du terme, transfigure la vision d’un réel résiduel, hétérogène jusqu’à l’absurde. Elle se tient discrètement à portée de regard comme un souffleur dont la seule présence doit permettre à l’observateur attentif de retrouver la formule justifiant la coprésence de tant d’objets hétéroclites. En somme : s’il est vrai que la subsistance jusqu’à aujourd’hui de l’ancienne multiculturalité praguoise est indubitable dans les mœurs et la culture tchèques en général, en tant que réalité refoulée mais indélébile, elle constitue une multiculturalité subliminale17. On peut pareillement dire que la pratique du collage renouvelée par Hrabal comme catégorie poétique et syntaxique désigne pour lieu de la réalité diverse qu’il évoque le lieu taciturne de la multiculturalité : un lieu si commun qu’on le tait, un lieu qu’on tait comme pour attester de son évidence, un lieu qu’on ne peut dire que dans une accumulation apparemment asémantique, mais en réalité esthétiquement signifiante d’un rapport au réel toujours pluriel. Méthode apodémique, genre mémoriel et déploration Tentons pour conclure de prendre au sérieux la polysémie de l’expression « lieux communs » (non seulement « clichés » mais aussi « figures de discours », « topoi »), et d’inscrire les extensions progressives du trope précédemment envisagées dans l’histoire longue 16 Dans des textes moins narratifs, Hrabal ira jusqu’au bout de l’identification des paysages (urbains, mais pas seulement) à des collages. Voir dans ce volume la contribution de Petra James et Xavier Galmiche, « Il collage come sperimentazione esistenziale », in Intorno a Bohumil Hrabal, Annalisa Cosentino, Udine, Forum, 2006, p. 69-75. 17 Voir Xavier Galmiche « Multiculturalité et uniculturalisme. Le paradoxe de Prague » in Villes multiculturelles en Europe centrale, Delphine Bechtel et Xavier Galmiche (dir.), Paris, Belin, 2008, p. 41-63.
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de la rhétorique. On peut s’intéresser aux genres spécifiquement liés à l’évocation des lieux, et notamment à « l’éloge des villes », forme fixée par la littérature antique, et redécouverte par le récit de voyage progressivement codifié à partir de la Renaissance selon la méthode « apodémique » (le système de règles codifiant l’éloge)18. Ces textes récupèrent la tradition aristotélicienne et cicéronienne, pour laquelle « le topos désigne d’abord ‘le siège des arguments’ », une sorte de « magasin où l’on cherche les arguments », lié à l’art de la mémoire19. Notons que dès la Renaissance le genre apodémique, orienté vers l’apologie de la diversité et de l’abondance, voit le paradigme l’emporter sur le syntagme, d’un point de vue stylistique (« la parataxe accumulative se substitue à la syntaxe descriptive », « les auteurs recourent de préférence à des listes de substantifs plutôt qu’à des adjectifs descriptifs ») mais aussi sémiotique : « la parataxe a par elle-même une vertu mimétique, puisque [d]es fragments de phrases mis bout à bout rendent compte d’une [ville] fragmentée, dont l’écriture va assemblant les vestiges20. » Il serait certes très intéressant de mesurer l’impact des souvenirs, même diffus, laissés par les textes – au sens large, car il peut aussi s’agir de cartes – antiques ou modernes, de la Renaissance au XVIIIe siècle, dans la constitution des images contemporaines sur les espaces du discours centre-européen21. Mais c’est un autre aspect du genre apodémique que ce dernier semble perpétuer : le rapport au passé. Au cours du XXe siècle, le 18 Voir Emmanuelle Hénin, « Rome, un lieu commun ? Usage et usure du topos dans les récits des voyageurs français à Rome au XVIIe siècle », Revue d’histoire littéraire de la France, juillet-septembre 2004, n° 3, p. 597-619. Sur la tradition antique (revendiquée par les auteurs de la Renaissance), Hénin renvoie à Laurence Pernot, La Rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain, Paris, Institut d’Etudes Augustiniennes, 1993, t. I, chap. 1, « Les topiques, images du monde ». 19 Ibid., p. 600. L’expression de Cicéron se trouve dans Topiques, 7-8 ; trad. Henri Bornecque, Paris, Les Belles Lettres, 1924 : « De même, lorsque nous voulons dépister des arguments, nous devons savoir les lieux où on les trouve : c’est ainsi en effet qu’Aristote appelle comme qui dirait les magasins où l’on cherche les arguments. La définition du lieu pourrait donc être : magasin des arguments. » 20 Ibid., p. 603-604. Dans cet article, la ville est Rome. 21 Un bon exemple est celui de la récupération des allégories cartographiques par le romantisme, voir Xavier Galmiche, « L’Europe a-t-elle un corps ? A propos de quelques cartes anthropomorphiques », in Claude de Grève et Colette Astier (dir.), L’Europe, reflets littéraires, Paris, Klincksieck, 1993.
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discours rétrospectif sur l’Europe centrale tel que défini plus haut en tant qu’espace existentiel brutalisé par l’Histoire s’est développé comme une plaidoirie, la défense d’une victime. Le discours centre-européen, dont l’ambition est de ressusciter une mémoire difficile, « défend » le passé, comme un avocat. Le « topos multiculturel » dans sa dimension rhétorique – comme la déclinaison toponymique – a donc comme fonction de rappeler la diversité agréable de la région afin de perpétuer la conviction qu’elle est digne d’intérêt et qu’elle constitue une valeur qui continue à nous parler. Cette spécification de discours mémoriel permet de reconsidérer l’ensemble de la problématique centreeuropéenne et ses thèmes de prédilection dans la cohérence d’une remémoration, d’une apologie rétrospective. Psychologiquement, il peut être identifié à une expression mélancolique, l’éloge (ou l’élégie) d’un monde qui a été sacrifié et qui ne reviendra pas. Ainsi, le discours sur l’Europe centrale se présente comme la défense d’une entité soupçonnée par la Raison et condamnée par l’Histoire, et constitue son objet d’étude comme une entité victimaire. La déclinaison toponymique peut ainsi apparaître comme exercice rhétorique stimulant la pratique mémorielle destinée à la faire revivre, ou en tous cas à la pleurer : il faut savoir entendre résonner en elle, comme en tous les tropes reposant sur l’inventaire des qualités d’une entité disparue, une ressemblance formelle avec l’énumération des noms dans les déplorations funèbres. Cette pratique est donc le plus souvent grave, comme dans les mémoires de Gregor von Rezzori, où l’auteur mentionne les changements toponymiques qu’il a vécus enfant, dans la ville de Czernowitz, naguère un avant-poste de l’empire austro-hongrois sur sa frange orientale, devenue la capitale d’une province de la Roumanie fraîchement proclamée. Dans Sur mes traces, il évoque ces bouleversements, qui provoquaient « le désarroi des grandes personnes » et commente : « Ça ne nous dérangeait pas que les panneaux noir-jaune-or des postes de douanes aient été repeints en bleu, rouge et jaune. Ni que Czernowitz s’appelât maintenant Cernăuţi. Cela ne nous faisait ni chaud ni froid d’être devenus des citoyens roumains. Les seuls Roumains que nous voyions étaient les officiers de la caserne de cavalerie toute proche, lorsqu’ils passaient à
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cheval devant la grille de notre jardin, bariolés comme des soldats d’opérette. Ce n’était pas un changement radical par rapport aux Autrichiens22. »
Apparemment, l’auteur évoque sinon un monde euphorique, du moins une réalité qui ne suscite chez l’enfant qu’indifférence ; mais le texte témoigne plutôt du malaise de l’adulte revenant « sur ses traces » et méditant sur la dimension traumatique recouverte par ces bouleversements. Gregor von Rezzori développe à ce propos une théorie du temps très personnelle : « J’ai commis une fois une expression qui a peu à peu été intégrée dans le langage courant : le décalage des époques. J’entends par là le débord de certains éléments d’une réalité appartenant en propre à une époque révolue sur celle qui suit. Tous les phénomènes ne sont pas affectés par le même facteur de décalage. Certains se survivent à eux-mêmes. Ils sont ainsi porteurs d’une atmosphère qui trompe non seulement quelques individus isolés mais presque tout le monde sur la réalité effective. L’expérience du présent avance en parallèle. Nul ne vit totalement ici et maintenant. L’art – dans la mesure où il n’est pas en avance sur son temps – est un dangereux auxiliaire de ce décalage23. »
En introduisant une historicité qui sème le trouble et la confusion, la théorie du « décalage des époques » rend compte de la métamorphose opérée par la déclinaison toponymique Czernowitz, Cernăuţi, Tschernivtsi : elle fait passer de l’euphorie d’une multiplicité (qu’elle soit vécue dans le présent enfantin sans conflit et sans conscience, ou déguisée rétrospectivement sous les couleurs de la concorde) à l’amertume de la concurrence des mémoires. Le « danger auxiliaire de l’art » réside précisément dans ce renversement, dans le moment rhétorique qui fait nécessairement apparaître le caractère révolu du passé heureux sous l’aspect de la perte et crée les conditions de la nostalgie. 22 « Es focht uns [Kinder] nicht, daß die schwarz-gelb gestreiften Schilder [von Mauthäusem] jetzt blau-rot-gelb gestrichen waren. Auch nicht, daß Czernowitz nun Cernăuţi hieß. etc. » Mir auf der Spur, Munich, Bertelsmann, 2e éd. 1997, p. 30 ; tr. fr. Pierre Deshusses, Sur mes traces, Monaco, Ed. du Rocher, p. 32-33. 23 « Ich habe einmal ein Wort geprägt, das allmählich Aufnahme in den allgemeinen Sprachgebrauch findet: Epochenverschleppung. Damit ist gemeint das anachronistische Überlappen von Wirklichkeitselementen, die spezifisch einer vergangenen Epoche angehören, in die darauffolgende. etc. » Ibid., p. 13 ; tr. fr. Sur mes traces, p. 18.
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Mais la nature essentiellement oratoire de la pratique mémorielle induite par la déclinaison toponymique permet de procéder par la parole au mouvement inverse et de restituer la concorde perdue : elle s’oriente (de nos jours notamment) vers une plus grande liberté, parfois ironique, disons postmoderne, à mesure que la redécouverte du passé multiculturel s’est intégrée au discours dominant. On relève même des cas gentiment provocateurs reposant sur l’hybridation des deux formes nationales : Prague est présentée comme Tripolis24 par allusion à la « triple âme » que constituaient jadis ses trois populations tchèque, allemande et juive ; l’essayiste Andrzej Zawada a ainsi proposé pour désigner la réalité ancienne de la ville germano-polonaise de BreslauWrocław le mot-valise de « Bresław » ; l’historien slovaque Ľubomir Lipták cite les groupes musicaux de Bratislava Požoň sentimentál (la forme hongroise du toponyme, mais orthographiée à la slovaque) ou Pressburger Klezmer Band, où la variation toponymique s’associe à des éléments du macaronisme25. Il s’agit là du deuxième temps de la déploration, d’une conjuration, bien connue des anthropologues dans les cérémonies de deuil, reposant sur l’usage apotropaïque d’une formule. La déclinaison toponymique se complique apparemment, mais profondément peut-être se banalise-t-elle : elle n’est pas seulement formule de litanie, mais inclut manipulation, voire mystification ; elle semble avoir parcouru tout le spectre de la poésie, au sens fort d’une formule magique qui provoque le charme mais aussi le désenvoûtement. Ainsi, jusque dans ses variations, la déclinaison toponymique caractéristique du discours centre-européen apparaît non pas tant comme une invention contemporaine, mais comme l’avatar d’un trope traditionnel du genre apodémique, renouvelé à l’époque postmoderne : l’évocation des villes et de leur opulence (en tout cas toponymique, en l’absence parfois criante d’autres charmes) nourrit l’éloge d’une réalité d’avant les catastrophes où cette diversité était une évidence. Elle rend 24 Walter Schmitz et Ludger Udolph (dir.), Tripolis Praga : Die Prager Moderne um 1900, Dresde, Univ.-Verl., 2001. 25 Ľubomir Lipták, « La ville multiculturelle en Slovaquie. Passé ou tradition ? » in Catherine Servant et Étienne Boisserie (dir.), La Slovaquie face à ses héritages, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 41-56.
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possible une célébration itérative qui a un pouvoir de consolation, et c’est pourquoi il ne s’agit pas seulement de dire le nom d’une région, d’une ville, d’un quartier ; mais, de ces espaces où le monde était divers, il s’agit, pour goûter encore cette diversité longtemps après qu’elle eut disparu, d’égrener les noms, tous les noms.
ENTRE ORIENT ET OCCIDENT : DE L’HÉTÉROGÉNÉITÉ DE LA PRATIQUE MUSICALE DANS LES SALONS ROUMAINS VERS 1830
Haiganus PREDA-SCHIMEK (Chercheur invitée au CIRCE)
Le présent article aborde les influences centre-européennes dans le répertoire musical des salons moldo-valaques au cours de la première moitié du XIXe siècle1, dans le contexte de l’ouverture à l’Ouest des sociétés balkaniques à la suite de la guerre d’indépendance grecque (1821) : la musique de salon apparaît alors comme une pratique sociale bourgeoise de l’époque, importée de l’Ouest vers l’Est de l’Europe. On considérera ici les relations du milieu roumain à la musique et aux musiciens d’Europe centrale non pas d’un point de vue strictement bilatéral, mais au contraire comme partie intégrante d’un complexe dynamique composé d’influences culturelles de provenances diverses. Il convient d’aborder la variété des échanges des sociétés moldovalaques avec l’étranger et leur expérience des cultures d’origines diverses. Il s’est avéré nécessaire à cet effet d’analyser la structure ethnique ainsi que l’activité internationale et la mobilité de la classe supérieure roumaine en tant que public consommateur de musique.
Cet article a été écrit dans le cadre d’un projet de recherche soutenu par le Ministère de la Science et de la Recherche d’Autriche et ancré à l’Universität für Musik und darstellende Kunst de Vienne et au CIRCE à Paris (2007-2009).
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L’importance des influences italiennes et françaises sur le théâtre musical, des professeurs de musique et des chefs d’orchestre d’Autriche, Allemagne et Bohême-Moravie, ou encore des influences grecques et turques dans la musique d’église et la musique populaire, s’explique par trois facteurs : premièrement, la diversité ethnique dans la structure sociale des villes moldo-valaques y compris des boyards, la classe supérieure moldo-valaque qui comprenait aussi des catégories proches de la bourgeoisie ; deuxièmement, leur mode de vie cosmopolite, caractérisé par des voyages et de fréquents contacts avec l’étranger ; enfin, l’activité de musiciens étrangers travaillant en tant que professeurs privés dans les familles roumaines, qui ont par là contribué au transfert de la pratique musicale occidentale ainsi qu’à l’influence du goût musical. Particularités structurelles des hautes classes moldo-valaques La boyarie (boierime) moldo-valaque se caractérisait par une structure hétérogène, tant d’un point de vue ethnique que social. Il convient d’expliquer brièvement ces deux aspects. D’un point de vue juridique, tout individu libéré de l’impôt appartenait à la « boyarie ». Ceux qui bénéficiaient de ce privilège étaient les détenteurs des hauts postes gouvernementaux ainsi que les membres de la fonction publique ou de l’armée. C’est pourquoi la classe des boyards brassait, en fonction de l’origine et de la fortune, des catégories très diverses : la haute noblesse (à peu près 8,4 % en Moldavie et 2,2 % en Valachie d’après une estimation de 18592) ainsi que la moyenne et petite noblesse (boienaşi), qui pouvait être d’origine bourgeoise, voire rurale. Il était toutefois possible, à travers l’accès à, ou la perte de postes
2 Sur un total de 3 200 familles de boyards, seules 70 en Valachie (c’est-à-dire 2,2 %) faisaient partie des « grands boyards », alors qu’en Moldavie, ils étaient 300 sur 2 800 (ce qui correspond à 8,4 %). Cf. Dora d’Istria, Les Femmes en Orient, Zurich, Meyer & Zeller, 1859, vol. 1, p. 56. En ce qui concerne la proportion des boyards dans la population totale, un recensement du commando d’occupation russe de 1829 estimait à 766 familles les boyards en Valachie (toutes classes comprises), sur un nombre total de 165 000 familles (une proportion de 4,64 ‰), soit un tiers de la classe noble en France avant 1789. Cf. Neagu Djuvara, Intre Orient şi Occident. Ţările române la începutul epocii moderne [Entre Orient et Occident. Les pays roumains au début de l’époque moderne], Bucarest, Humanitas, 2006, 4e édition révisée, p. 138.
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de la fonction publique (dregătorii), de monter ou de descendre dans la hiérarchie en l’espace de deux générations3. La haute noblesse se fondait sur un noyau de 20 à 30 familles qui, à travers des alliances matrimoniales, avaient assimilé de vieilles familles nobles albanaises, serbes et grecques4 au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. Celles-ci appartenaient, tout comme les vieilles familles roumaines, à la « noblesse autochtone » (boieri pământeni), qui entretenait des relations très étendues avec Constantinople et les Balkans. A partir des occupations russes provisoires (1806-1812, 1829-1834 et 1853-1854), des relations familiales furent aussi nouées avec la noblesse et l’armée russes5. Si les gros négociants et les banquiers faisaient partie de la classe supérieure urbaine, ce n’était pas le cas de la classe des boyards (ils n’étaient pas comme eux libérés de l’impôt). Ils faisaient partie de familles de commerçants grecques, aroumaines, arméniennes ou juives, disposant le plus souvent d’un réseau international. Certains d’entre eux reçurent des titres de noblesse étrangers et devinrent par exemple barons autrichiens, comme le Grec Cristea Sachelarie, l’Aroumain Hagi Constantin Pop ou le Roumain Nicolae Voicu qui se désignait lui-même baron autrichien « von Woikowitz6 ». Ce mélange de la majorité roumaine avec une composante orientale et balkanique caractérisait également la structure de la moyenne et petite bourgeoisie de Bucarest. Des groupes bulgares, albanais, russes, grecs, arméniens et juifs exerçaient des métiers artisanaux et le commerce de détail. A la même époque se développèrent des colonies d’Européens occidentaux : Allemands, Autrichiens, Français, Italiens, Suisses étaient Les grandes familles sans fonction pouvaient devenir de petits boyards (mazili) tandis que les familles de paysans libres pouvaient s’élever jusqu’à la classe princière, à l’instar de Cantemir et Callimachi. Les agents de la révolution de 1848 appartenant à la classe des boyards, comme Nicolae Bălcescu et le général Gheorghe Magheru, descendaient de pasteurs, plus précisément de paysans libres. Cf. Neagu Djuvara, op.cit., p. 148. 4 Parmi les exemples célèbres, la famille albanaise Ghica, les Serbes Brancovici, les Grecs Cantacuzino, Catargi, Palladi et Rosetti. Cf. Djuvara, ibid., p. 141. 5 Entre 1829 et 1834, les principautés du Danube étaient placées sous protectorat russe. Le gouverneur Pawel Kisseleff introduisit un programme de réforme, connu sous le nom de « Règlement Organique ». 6 Djuvara, op.cit., p. 199 sqq. 3
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actifs dans diverses branches professionnelles qui requéraient des qualifications supérieures7. Par ailleurs, les contacts avec les cercles d’Europe occidentale équivalents (diplomates, bourgeoisie politiquement active, intellectuels, artistes) connurent une intensité jusque-là inédite. Les rencontres privées devinrent des moyens efficaces de diffusion des idées libérales. Des invités valaques et moldaves fréquentaient les salons parisiens8 et leur mobilité et leurs contacts firent d’eux les intermédiaires de réseaux de grande extension. D’autre part, les réseaux de sociabilités privées se répandirent à Bucarest et Jassy – leur ambiance et leur déroulement témoignent de similitudes avec les salons bourgeois européens de la même époque, mais sont aussi nettement empreints de la couleur locale, par l’« éclectisme multiethnique», dont il a déjà été question plus haut. La musique occidentale et la création d’un marché musical en Europe du sud-est La musique occidentale représentait un « produit culturel » relativement nouveau pour le public roumain. Les familles haut placées ouvrirent les portes de leurs salons à des invités éminents9, engagèrent des musiciens d’origine étrangère comme précepteurs et se mirent à jouer elles-mêmes du piano, de la harpe, de la flûte ou du violon. Dans le chapitre « Nouvelles villes entre 1821 et 1848 », il est question en particulier de communautés sud-slaves et de sociétés commerciales à Bucarest (Bulgares, Albaniens, Serbes) ; les commerçants bulgares de Gabrovo donnèrent leur nom à une rue célèbre (Gabroveni) dans le quartier commerçant de la vieille ville à Bucarest. Cf. Constantin C. Giurescu, Contribuţiuni la studiul originilor şi dezvoltării burgheziei române până la 1848 [Contributions à l’étude de l’origine et du développement de la bourgeoisie roumaine jusqu’en 1848], Bucarest, Editura enciclopedică, 1972, p. 93. Sur la contribution des habitants germanophones (aubergistes, brasseurs, ingénieurs, médecins, pharmaciens, artistes et enseignants) à la modernisation de la capitale valaque, cf. Fritz Valjavec, Geschichte der deutschen Kulturbeziehungen zu Südosteuropa, IV, Munich, Oldenburg Verlag, 1965, p. 70-87. 8 Ion Ghica évoque ainsi ses visites chez Madame Champy et chez le prince Czartorysky, lieux de rencontre de l’émigration grecque et polonaise, à Paris. Cf. Ion Ghica, Scrisori către Vasile Alecsandri [Lettres à Vasile Alecsandri], Bucarest, Editura pentru literatură, 1967, p. 203 et 212. 9 Ainsi Franz Liszt, lors de sa tournée de 1846-1847 de la Hongrie à l’Ukraine en passant par les principautés du Danube et en continuant vers Constantinople, joua dans le salon de Cleopatra Trubeţkoi à Bucarest et, en tant qu’invité du boyard Alecu Balş, à Jassy. 7
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Les écoles publiques de musique existaient encore à peine10. Aussi la pratique musicale de tradition occidentale était, jusqu’aux années 1850, l’apanage d’un cercle relativement restreint qui pouvait se permettre d’employer des précepteurs. Comme la musique était, dans la plupart des cas, enseignée dans le cercle privé et figurait peu, voire pas du tout, dans le programme des pensionnats et des écoles de filles, un marché privé pour les professeurs de musique venus de l’étranger se développa11. Les postes les plus importants étaient souvent occupés par les musiciens originaires de l’empire habsbourgeois, notamment des régions de Transylvanie et de Bucovine, où la population roumaine était très importante. Parmi eux, les Autrichiens Johann Andreas Wachmann et Ludwig Wiest, le Saxon de Transylvanie Alexander Flechtenmacher, formé à Vienne tout comme Heinrich Ehrlich12, ou encore František (Franz, François) Rouschitzky13, originaire de Bohême, donnèrent des cours privés et occupèrent successivement des postes de directeurs de théâtres et de fanfares militaires à Bucarest, Jassy ou Craiova. La musique éclectique locale de divertissement, mélange d’éléments européens, roumains, turcs, tsiganes, restait un produit apprécié du 10 L’école de chant, de déclamation et de littérature fut active entre janvier 1834 et l’automne 1837 dans le cadre de la Société Philharmonique fondée en 1833. Cf. Octavian Lazăr Cosma, Hronicul muzicii româneşti [Chronique de musique roumaine], Bucarest, Editura muzicală, 1975, vol. 3, p. 174 et 176. A Jassy, entre novembre 1836 et le printemps 1839, on note l’activité d’un « Conservatoire Philo-Dramatique », ibid., p. 176 et 178. 11 Il était fréquent de rencontrer des professeurs de musique d’origine étrangère, qui enseignaient aussi bien dans les écoles que dans le privé. Une liste dressée à l’aide de Bibliografia analitică a periodicelor româneşti [La bibliographie analytique des périodiques roumains], t.I (1790-1850) et t. II (1850-1859) compte 16 professeurs privés (parmi lesquels 9 ont des patronymes italiens), qui proposaient leurs services à des familles à Bucarest et à Jassy. Ibid., p. 181 sqq, note 4. Ils étaient certainement plus nombreux, mais une analyse systématique sur le sujet n’a pas encore été entreprise. 12 Né en 1822 à Vienne, fils d’un commerçant juif de Jassy, plus tard professeur de piano au Conservatoire Stern à Berlin (1864-1872 et 1886-1898). Cf. H. C. Colles, “Heinrich (Alfred) Ehrlich”, in Stanley Sadie (dir.), The Grove Dictionary for Music and Musicians, Londres, Macmillan Publisher, 1995, vol. 6, p. 78. 13 L’orthographe de son nom varie dans les sources du XIXe siècle : Ruşiţca, Rusisco, Ruşitschi, Rujitzchi, Rujinschi, Ruschinszki, Rouschinski. Cf. Gheorghe Ciobanu, Izvoare ale muzicii româneşti [Sources de la musique roumaine], t. 2, Muzică instrumentală, vocală şi psaltică, Bucarest, Editura muzicală, 1978, p. 47.
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marché musical, même dans les classes aisées. Des ensembles de musiciens professionnels, le plus souvent roms, formaient le « lien » entre les couches urbaines et les différentes formes de pratique musicale de la ville. Leur répertoire comprenait des créations originales de coloration orientale, du folklore de village et de la musique européenne à la mode comme les romances ou les airs d’opéra. Ces groupes proposaient un répertoire qui n’était pas clos sur lui-même, mais bien plutôt librement constitué d’improvisations. Le mélange de mélodies entre les genres religieux, profanes, musique artistique et musique populaire, était courant. « L’Orient » dans la musique de salon : différentes perceptions vers 1830 En analysant les albums pour piano diffusés dans les villes roumaines vers 1830, on constate le même mélange d’influences variées, y compris balkaniques et orientales. La différence avec les albums occidentaux consiste précisément en l’assimilation réaliste et assez peu retouchée des éléments « exotiques ». Rien d’exceptionnel, ni dans l’hétérogénéité des uns, ni dans la réticence des autres14. Pendant la première moitié du XIXe siècle, le vocabulaire sonore décrivant l’Orient dans la musique occidentale ne différait pas du discours conventionnel, il était donc à peine reconnaissable comme image de « l’Autre ». Un langage musical distinct ne s’est développé que graduellement, pour devenir plus 15 manifeste juste après 1860 , tandis que des caractéristiques levantines étaient absorbées tout naturellement trente ans plus tôt dans nombreuses compositions de facture européenne écrites à Jassy ou à Bucarest.
14 Des recherches sur les étapes précoces de l’orientalisme dans la musique occidentale indiquent une situation similaire par exemple dans l’opéra (« Türkenoper »), voir Michael Walter, « Die Oper als europäische Gattung », dans Peter Stachel et Philip Ther (dir.), Wie europäisch ist die Oper. Die Geschichte des Musiktheaters als Zugang zu einer kulturellen Topographie Europas, Oldenburg, Böhlau, 2009, p. 22-27. 15 L’évolution du langage musical par une chronologie des signifiants musicaux orientalistes a été analysée par Jean-Pierre Bartoli, « Esquisse d’une chronologie des figures de l’orientalisme musical français au XIXe siècle », in Louis Jambou (dir.), La musique entre France et Espagne, Interactions stylistiques, t. I (1870-1939), Paris, PUPS, 2003.
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La L perception de l’Orient dans la muusique de salon peut être mise en évideence par deux exem mples de l’époque (ill. 1 et 2) :
Ill. 1. François Rouschitzkky, Musique orientale. 42 Chansons et Danses moldaves, m valaques, gre recs et turcs (fragment dee la partition) 16
L’exemple L reproduuit ici est tiré de l’aalbum Chansons et Danses D moldaves, valaqques, grecs et turcs de d François Rouscchitzky et montre clairement les tourn nures orientales sttylisées pour répon ndre aux attentes du public local des salons. Ces mélo odies, retravaillées par un composiiteur d’Europe centrrale issu de Bohêm me17, représentent à la fois des créatiions hybrides, à 16 Le contenu intégral de cet c album de musique de salon rare, imprim mé en 1834 à Jassy ographie de l’Abeille)), est reproduit dans Gheorghe Ciobanu, Izvoare ale muzicii (Litho româneşti, t. 2, op. cit., p. 75-103. L’éditeur, dans un n texte introductif, meentionne que deux plaires de la première édition ont été préserrvés et sont conservés dans les Archives exemp Natio onales à Saint-Pétersb bourg et dans la B Bibliothèque de l’Associaation Roumaine des Compoositeurs (« Fondul Breazuul ») à Bucarest, cf. Ciobanu, p. 45 et 47 ainsii que la note 48. 17 Fr rançois Rouschitzky (Vienne, 1785-Jassy,, 1860 ?) étudia à Vienne chez le violon ncelliste Wenzel Rusziitska, son propre pèree, hautboïste à la chap pelle de la cour de Vienn ne ; avec son père et deux d frères (Wenzel et Georg), il créa un enssemble de musique de ch hambre, qui fut admis en tant que tel à la cchapelle de la cour duu prince Alexandru Ypsilaante, probablement juusqu’en 1813. A la fin n du contrat, les frèrees se dispersèrent. Georgg (1788-1869) entra en n 1810 à Klausenburg (Kolozsvár, aujourd’h hui Cluj) au service du magnat m hongrois Jánoss Bánffy ; Franz (18330-1831) devint profeesseur de piano et pianisste concertiste ainsi quue premier chef d’orch hestre de la fanfare miilitaire princière de
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la limite entre traditions orientale et occidentale, et des images de la société de transition qui en était friande. Comme le signifie le titre, un genre instrumental typique de la tradition occidentale, la « sonate », doit ici fusionner, sur le plan de la technique compositionnelle, avec un « bestref turc ». C’est pourquoi le déroulement mélodique comporte certaines caractéristiques propres à la musique artistique turque : une ligne mélodique riche en ornements, tournant autour d’une note pivot ; les points d’appui modaux peuvent aussi apparaître à la fin de la ligne et sur les temps non accentués de la mesure, bien que le morceau soit comme d’habitude construit de périodes ; de plus, l’oreille reconnaît des constructions modales avec des intervalles de demi-ton, des secondes augmentées et une sous-tonique mobile. Des compositeurs comme François Rousitzky18, formés dans la tradition centre-européenne et exerçant leur métier en Roumanie, se devaient donc – pour satisfaire le goût du public local – d’intégrer des tournures orientales dans leurs albums de salon. La multitude de mélodies aux sonorités orientales dans les albums de salon de Bucarest et de Jassy s’explique par plusieurs raisons. Tout d’abord, les sonorités orientales reflétaient la diversité ethnique de la société urbaine ; pour la plupart des habitants de la ville, quelle que fût leur catégorie sociale, de telles tournures étaient familières depuis l’enfance. D’autre part, la frontière entre musique légère populaire et Jassy. Cf. Octavian Lazăr Cosma, op. cit., p. 390 sqq et Viorel Cosma, Muzicieni din România [Musiciens de la Roumanie], Bucarest, Editura muzicală, 2006, vol. 8, p. 206. 18 Dans la première moitié du XIXe siècle, de nombreux musiciens issus de l’empire habsbourgeois étaient actifs dans les principautés du Danube (en Moldavie et en Valachie) : Elena (Eleonore) Asachi-Teyber (Vienne 1789-Jassy 1877), Franz Ruszitski, Heinrich Ehrlich (Vienne 1822-Berlin 1899), Alexander Flechtenmacher (Jassy 1823Bucarest 1898), Josef Herfner (Presbourg/Bratislava 1795-Jassy 1865), Eduard Hübsch (Bitse-Trenchin, en Slovaquie aujourd’hui 1833-Sinaia 1894), Carol Mikuli (Czernowitz 1821-Lemberg 1897), Johann Andreas Wachmann (Bohême (?) 1807-Bucarest 1863), Ludwig Wiest (Vienne 1819-Bucarest 1889) Alexis Gebauer (Klausenburg/Kolozsvár/ Cluj 1815-Bucarest 1889). Cf. Haiganuş Preda-Schimek, « Musical Ties of the Romanian Principalities with Austria between 1821 and 1859 », in Spaces of Identity. Tradition, cultural boundaries and identity formation in Central Europe and beyond, revue sur internet spacesofidentity.net, 2007, n° 6, http://pi.library.yorku.ca/ojs/index.php/soi/article/view/7972/7105.
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musiique artistique dan ns les salons étaitt loin d’être fixe. Par ailleurs, la thém matique érotique des d chansons d’am mour portées parr les musiciens romss incarnait pour les pianistes dillettantes l’attractio on principale : intéggrer de telles méllodies dans les allbums de salon garantissait g leur succèès commercial. En nfin, dans les années 1840, des chantts locaux, joués par des d musiciens pop pulaires, commenccèrent à être stylissés sous forme de mélodies m « nationalles » et, par consééquent, à être pro opagés dans les salon ns à des fins patrio otiques. Comparons C cet exeemple musical à l’aalbum de salon de Félicien David, Méloddies orientales, paru en 1836 à Paris (illl. 2). Les indicatio ons de temps et de liieu sous le titre (L Le Caire, 16 avrill 1834) attirent l’aattention sur le contexte de création du morceau et laaissent supposer que q la mélodie arabee introductive («« air arabe », meesure 1-8) a étéé entendue et immédiatement transccrite par le comp positeur. Pourtantt, le « morceau égyptien » ne diffère, ni n du point de vuee acoustique, ni du point de vue de laa technique compo ositionnelle, du styl yle superficiel, courrant à l’époque, des morceaux m de musiique de salon euro opéens. Il ne laisse pas non plus perceevoir la moindre expression de « diffférence ».
Ill. 2. Félicien David, D Mélodies orientalles (fragment de la parttition)
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Dans ses morceaux aux noms orientaux, composés de manière conventionnelle pour les salons, David ne faisait pratiquement pas usage de figures de style aux sonorités orientales – une réserve qui pourrait s’expliquer par la prudence vis-à-vis du goût du public parisien19. On créait donc une représentation sonore de l’Orient conforme aux oreilles occidentales20, de même qu’un morceau de musique aux sonorités occidentales devait être enrichi de tournures orientales afin de plaire aux auditeurs roumains. Le public de salon et l’expérience de l’« Autre » À partir de la confrontation des morceaux de salon contemporains de Rouschitzky et David, on peut se faire une image assez claire du goût en Europe occidentale et sud-orientale, en lien direct avec la structure socioethnique du public et son expérience culturelle de l’« Autre ». L’« éclectisme multiculturel » des villes roumaines (y compris de la classe supérieure) tolérait de toute évidence dans les années 1830 un caractère oriental nettement plus marqué que la société parisienne de la Monarchie de Juillet par exemple. Bien sûr, cela ne pouvait se produire que parce qu’à Bucarest ou à Jassy, l’« Orient » était immédiatement présent, non en tant qu’expérience culturelle, mais à travers les groupes de population balkaniques et turcs qui y vivaient, ainsi qu’à travers l’impact culturel de l’époque des Phanariotes21. Selon Jean-Pierre Bartoli, la rhétorique de l’exotisme de l’époque se fondait sur la quête de nouveaux effets. Si le public acceptait certaines formules qui lui étaient inconnues, celles-ci amenaient le compositeur plus loin et devenaient des « lieux », des figures de style associées à une certaine signification. Cf. « Esquisse d’une chronologie des figures de l’orientalisme musical français au XIXe siècle », art. cit., p. 203. 20 L’Orient de David, qui était saint-simoniste, était un lieu utopique de transfiguration d’événements bibliques, qu’il voulait saisir dans des images aux sonorités européennes. On retrouve une situation similaire dans des chants au texte religieux du XIXe siècle, décrits comme « chansons arabes », qui sont cependant « fondamentalement dans le style européen », comme le « No More Sea », n° 2 de Caroline Norton, extrait de Sabbath Lays, 1853. Voir aussi Derek Scott, « Orientalism and Musical Style », Critical Musicology Journal, A Virtual Journal on the Internet, exemple 3, note 12http://www.leeds.ac.uk/music/I 19
nfo/CMJ/Articles/1997/02/01.html,
21 Les princes dits « phanariotes » (provenant du quartier grec du Phanar à Constantinople) régnèrent entre 1711-1821 (Moldavie) et 1716-1821 (Valachie).
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Cependant, la réceptivité de l’élite urbaine (noble et bourgeoise), qui constituait le « public de salon », à une musique aux origines des plus diverses s’explique par plusieurs facteurs. Les barrières poreuses à l’intérieur de cette catégorie, la possibilité d’atteindre relativement aisément le statut des boyards ou plutôt de monter dans la hiérarchie sociale, faisaient de la société moldo-valaque une société d’esprit souple et capable de s’adapter. Elle se montrait ouverte aux pratiques culturelles bourgeoises (telles que l’apprentissage du piano ou la fréquentation des théâtres), qui lui permettaient de faire la preuve de sa nouvelle ou son ancienne position sociale. C’est ce qui explique la rapidité avec laquelle la musique européenne fut acceptée et – à partir des années 1830 – le développement croissant d’un marché musical européen dans les principautés du Danube. La flexibilité des barrières de classe chez les boyards expliquait pourquoi les normes de distinction sociale étaient toutes relatives. Les boyards conservaient une certaine proximité avec les couches sociales inférieures, y compris à travers la musique de divertissement commune à plusieurs nationalités . Dans la première moitié du siècle, on fait souvent mention d’ensembles célèbres de musiciens roms présents aux fêtes des familles de la haute noblesse. Les voyageurs étrangers témoignent avec ironie d’une musique qui leur paraît dissonante, inacceptable et primitive22. À l’époque, le public roumain n’était pas de cet avis. Il n’adopterait cette position que quelques décennies plus tard, lorsque la musique européenne deviendrait définitivement la marque de distinction des « élites », un « symbole de propriété et de culture » – tout comme dans les sociétés bourgeoises d’Europe centrale et occidentale. Entre 1830 et 1850, il subsiste de nettes différences dans le style de vie des sociétés occidentales et roumaines, qui sont tangibles dans la Stanislas Bellanger (1814-1859) relate, dans son compte rendu d’un voyage en Orient, des anecdotes et des scènes frivoles qui eurent lieu dans les salons de Bucarest probablement au début de 1840. Lors d’une soirée, il est surpris par une « musique âpre et dissonante » dans la chambre voisine. « C’est un orchestre tsigane. Une telle mélodie est indescriptible, il faut l’écouter pour pouvoir s’en faire une idée. À l’écouter toute la journée, on en perdrait l’ouïe et l’esprit ». Il dut pourtant – à l’instar de ses hôtes – « applaudir con furore ». Stanislas Bellanger, Le Kéroutza. Voyage en Moldo-Valachie, t. 1 (le seul paru), Paris, Librairie française et étrangère, 1846, p. 387.
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musique qu’ils consomment. Et pourtant ces « mondes » commencent à se rapprocher de plus en plus. La réceptivité aux éléments du patrimoine culturel « occidental » était certes importante dans la société roumaine, mais celle-ci n’était « consommable » qu’en combinaison avec un mélange d’éléments balkaniques-orientaux et locaux. C’est pourquoi les « morceaux orientaux » d’un David étaient, pour les salons parisiens, davantage le produit de la représentation occidentale de l’Orient qu’une image de l’Orient lui-même, comme l’a si bien formulé Edward Said23. La raison de ces différentes conceptions n’est à chercher ni dans les capacités compositionnelles, ni dans la position personnelle du compositeur, mais bien plutôt dans l’expérience culturelle différente du public. Les boyards roumains prisaient les tournures aux sonorités orientales populaires qui, à l’époque, étaient encore impensables dans les salons d’Europe centrale ou occidentale. Ceci montre le degré différent de familiarité des sociétés de l’époque avec des musiques multiethniques et, par conséquent, la différence de leur aptitude à accepter, d’un point de vue acoustique, des éléments d’aspect étranger, ainsi qu’à les apprécier d’un point de vue esthétique. Cet état de fait changera au cours du XIXe siècle tardif, avec l’intégration de l’orientalisme dans la musique occidentale (chez Bizet, Saint-Saëns, Ravel, etc.), alors que les sociétés d’Europe sud-orientale rejetteront de plus en plus leurs racines orientales en leur donnant une connotation péjorative. Le goût de la classe supérieure roumaine s’adaptera de plus en plus au « modèle cultivé et instruit » de la classe supérieure occidentale et perdra son caractère – ou plutôt sa richesse – exotico-hybride. Au plus tard à partir des années 1860 et tout comme dans l’évolution de la langue24, les éléments orientaux devinrent, dans le milieu roumain, le symbole d’une mentalité surannée, arriérée, et furent considérés comme l’« héritage » d’un passé surmonté grâce au rapprochement avec l’Occident. Par conséquent, ils furent souvent relégués aux contextes satiriques. 23 Edward W. Said, Orientalism : Western Conceptions of the Orient, Harmondsworth, Penguin 1985, p. 71 sqq, ainsi que Derek B. Scott, Orientalism and Musical Style, art., p. 1. 24 Ştefan Cazimir, Alfabetul de tranziţie [L’alphabet de la transition], Bucarest, Humanitas, 2006, p. 88 sqq.
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La réceptivité aux influences étrangères peut être perçue en partie seulement comme une conséquence du changement d’une société orientale vers une société structurée selon un modèle occidental. Elle repose bien plus sur dynamique ethnique et sociale de la population urbaine, y compris de la classe supérieure, tangible dès avant le tournant réformateur des années 1830. Le mélange multiethnique ainsi que son ambivalence entre musique populaire et musique artistique cultivée ne sont pas non plus le résultat d’une « incertitude esthétique », d’un « jugement artistique médiocre » ou d’une « immaturité de goût musical ». Au contraire, c’est précisément grâce à l’intérêt de cercles sociaux privilégiés que l’art des lăutari connut une prospérité que l’on peut reconstruire en partie grâce aux albums de salon et aux collections de chants populaires qui nous ont été transmis. Traduit de l’allemand par Sophie Zimmer
LIEUX ET NON LIEUX DE LA MULTICULTURALITÉ URBAINE : LA GALICIE ORIENTALE JUIVE D’AVANT 1939 COMME TERRAIN D’OBSERVATION
Delphine BECHTEL (Université Paris-Sorbonne et CIRCE)
Les villes et bourgades de Galicie orientale d’avant la Seconde Guerre mondiale constituent pour l’étude de la multiculturalité urbaine une sorte de « lieu commun », alternativement caractérisé par différents commentateurs de « creuset des peuples », « biotope polyethnique », « modèle pour l’Europe unifiée », « oasis de coexistence pacifique », voire « mélange fantastique d’ethnies, de religions et de langues », commentaires que l’on a pu aussi qualifier de véritable « imbroglio de stéréotypes »1. C’est en effet entre Lebenswelten vécues et remémorées et projections fantasmatiques que se situent les perceptions de ces villes, où l’on trouvait trois ou quatre groupes confessionnels et ethniques différents. Polonais, Juifs, Ukrainiens, Autrichiens y coexistaient dans des proportions variables, la majorité des localités se laissant bien décrire comme des villes à majorité polono-juive sur un arrière pays agraire ruthène.
Termes relevés par Peter Rychlo à propos de la Bucovine dans « Zum Problem der Synthese der Bukowiner Multikultur », in Czernowitz bei Sadagora: Identitäten und kulturelles Gedächtnis im mitteleuropäischen Raum, dir. Andrei Corbea-Hoisie et Alexander Rubel, Jassyer Beiträge zur Germanistik X, 2006, p. 184-185.
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Les critères et mesures de la multiculturalité sont multiples2, passant par les sources dites « dures » comme les statistiques à des sources plus « molles » que seraient les témoignages ou les mémoires rédigés dans une perspective documentaire, mémorielle, voire littéraire ou mythologisante/mythopoétique. On examinera ici quatre lieux dans lesquels ont pu s’ancrer la saisie ou les figures de la multiculturalité : les statistiques, la topographie des lieux, le théâtre et enfin la langue – pour aller du plus « hard » au plus « soft » –, en s’interrogeant sur leur qualité de lieux communs. La focale sera ici dirigée non pas vers la juxtaposition de données consacrées à des communautés distinctes formant un ensemble bariolé, mais au contraire vers ce fait, souligné par l’historien Moritz Csáky, que « les éléments qui composent cette diversité ne doivent être regardés que dans leur réciprocité3 », ce qui implique des relations à la fois dynamiques, mouvantes, mais aussi une interpénétration et une hybridation des cultures. Les statistiques : entre science dure et manipulation La statistique est l’instrument par lequel les métropoles (Vienne ou Varsovie) ont tenté de mesurer le degré d’intégration ou au contraire de diversité de leurs confins. Une fois publiées, les statistiques constituent aussi un lieu commun souvent cité pour justifier le rattachement, parfois guerrier, d’une ville ou d’une province à une entité nationale plus vaste. Plus récemment, la déclinaison des données statistiques prouvant la multiculturalité d’une ville a fait partie des lieux communs de la tendance multikulti (pour employer le raccourci en usage en Allemagne) qui se répand dans les médias, les discours politiques actuels. On cite volontiers des ribambelles de populations diverses, toutes plus exotiques les unes
2 Il en a été question notamment au colloque international « La multiculturalité urbaine : typologie, problématiques, critères, mesures ? », organisé par le CIRCE en janvier 2005, dont est issu le volume collectif Villes multiculturelles en Europe centrale, dir. Delphine Bechtel et Xavier Galmiche, Paris, Belin, 2008. 3 Moritz Csaky, « Le problème du pluralisme dans la région mitteleuropéenne », in Le Génie de l’Autriche-Hongrie, dir. Miklos Molnar et André Reszler, Genève/Paris, Institut d’Etudes européennes/PUF, 1989, p. 19.
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que les autres, pour prouver le degré de mixage des cultures, dans une perspective souvent plus invocatoire qu’analytique4. La multiculturalité urbaine en Galicie orientale peut formellement se décliner à l’aide de données statistiques. Pour donner quelques chiffres, entre 1921 et 1931, la population de Lwów est passée de 51 à 50,3 % de Polonais, de 35,1 à 31,9 % de Juifs, et de 12,4 à 16 % d’Ukrainiens. Ces proportions pouvaient varier selon les villes : durant la même période, la population de Stanisławów (aujourd’hui Ivano-Frankivsk) est passée de 27,7 à 29,4 % de Polonais, 37,6 à 34,8 % de Juifs, et 32,9 à 33,9 % d’Ukrainiens, et celle de Tarnopol de 38,3 à 34,7 % de Juifs, 33,1 à 37,7 % de Polonais, et 28,4 à 27,4 % d’Ukrainiens. Dans beaucoup de villes, les Juifs avaient formé la majorité absolue (comme à Kołomyja (51,9 %), Buczacz (63 %), Stanisławów (53,8 %), Tarnopol (52,2 %) ou Brody (76,3 %), ou au moins relative dans les villes encore en 1880, mais cette prééminence tendait à se restreindre avec l’immigration des Polonais du centre du pays après 1921, et celle des Ukrainiens des campagnes dans les régions du sud-est de la Galicie5. Toutefois, ces statistiques, même si l’on peut en commenter l’évolution d’un recensement à l’autre, ne nous livrent que des chiffres et des pourcentages statiques, une photographie instantanée des rapports entre des groupes hétérogènes, ne rendant que peu compte de l’interculturalité, c’est-à-dire des passages entre les cultures, et des véritables contacts quotidiens et dynamiques qui pouvaient exister entre ces communautés et les individus qui les composaient. Elles sont également partiales dans la mesure où elles étaient commanditées par un pouvoir qui avait ses objectifs propres. En outre, la formulation des questions exigeait toujours des sondés un choix définitif et unique entre plusieurs catégories proposées, mais aussi imposées, que ce soit pour la langue maternelle, la langue d’usage ou la religion.
Voir l’article de Xavier Galmiche dans le présent volume. Historia Polski w liczbach: Ludność – terytorium, Varsovie, Główny urząd statystyczny, 1993, p. 163 ; Bohdan Wasiutyński, Ludność żydowska w Polsce w wiekach XIX. i XX: studjum statystyczne, Varsovie, Wyd. Kasy im. Mianowskiego, 1930, p. 114 sqq. Yankev Leshtshinski, « Yidn in der shtotisher bafelkerung fun umophengikn Poyln », YIVO bleter XX n° 1 (1942) et XXI n° 1 (1943), ici p. 14. 4 5
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En Galicie furent réalisés trois sondages au début du XXe siècle, le sondage autrichien de 1910, et les sondages polonais de 1921 et de 1931, mais les catégories mesurant l’identité de la population variaient – tantôt la langue, tantôt la religion – sans jamais se recouper totalement. Le recensement de 1931 demandait la « langue d’usage », mais on ne pouvait donner qu’une seule réponse : la pratique multilingue et ses usages différenciés, pourtant extrêmement répandue dans les zones de confins, tombait ainsi dans le trou noir de la non-représentation, un « non lieu » de la statistique. En Russie tsariste, au recensement de 1897, 97 % des Juifs avaient déclaré le yiddish comme langue maternelle, tandis qu’en Galicie, juste de l’autre côté de la frontière, ce choix n’a jamais été proposé. Quelle valeur peut donc avoir le taux selon lequel 60 % des Juifs y déclarèrent le polonais comme « langue d’usage » en 1880, et 92,5 % en 19106 ? En tout état de cause, la majorité des Juifs galiciens s’exprimaient alors en yiddish au moins dans le cercle familial et probablement aussi dans d’autres lieux de sociabilité (synagogue, café, associations). Mais ils parlaient certainement aussi très largement l’allemand, langue officielle de la Double monarchie, et la polonisation est allée croissante durant ces trois décennies en raison de l’autonomie. Les statistiques citées n’aboutissent malgré tout qu’à un « non lieu », et dénotent surtout une stratégie de contournement d’une part face à l’obligation de se déterminer (il faut cocher une case) et d’autre part face à l’impossibilité de se déclarer yiddishophone ou polyglotte (ces cases n’existent pas), ce qui était pourtant la réalité la plus répandue. Il en est de même d’autres catégories de la population, la très petite « noblesse » terrienne polonaise qui s’était assimilée progressivement aux paysans ukrainiens ou les Ruthènes nobles qui s’étaient polonisés, ou encore les Arméniens, polonisés linguistiquement depuis des siècles mais qui avaient gardé leurs attaches religieuses particulières : ces catégories échappent à la saisie par les recensements, alors même qu’elles constituent l’un des phénomènes de transferts les plus typiques de ces régions aux identités complexes. 6
Historia Polski w liczbach, op. cit., p. 93.
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Le recensement polonais de 1921 ne demandait lui, que la religion et pas la langue. L’usage qui a été fait de ses résultats fut d’en déduire l’appartenance nationale, selon le schéma : catholiques romains = Polonais, gréco-catholiques = Ukrainiens, confession mosaïque = Juifs, laissant cette fois dans un trou noir et un « non lieu » de la représentation les populations gréco-catholiques s’exprimant en polonais ou s’identifiant avec la polonité, les catholiques romains s’identifiant avec l’ukrainité, ceux qui ne s’identifiaient pas clairement à des catégories ethnonationales ou encore les 10 à 20 % de Juifs totalement polonophones qui se sentaient peut-être avant tout, ou aussi, polonais. De plus, lors du recensement polonais de 1931, les chiffres ont été largement manipulés. Les fonctionnaires avaient pour mot d’ordre, en cas d’hésitation des sondés, d’inscrire le polonais comme langue d’usage, puisque le recensement devait justifier l’incorporation des confins orientaux à la Pologne7. Malgré cette pression, on remarque que 8 % des Juifs ont déclaré l’hébreu comme leur « langue parlée », ce qui était tout à fait improbable8. La statistique a cette fois été détournée par les sondés qui souhaitaient par ce choix indiquer leur soutien à la création d’un Etat national juif dans une Pologne qui ne prenait pas suffisamment en compte leurs revendications culturelles. La statistique s’avère donc l’instrument le plus imprécis qui soit pour mesurer la réalité linguistique d’un pays polyglotte. La description topographique : des (mi)lieux urbains à l’espace privé Le second lieu commun des descriptions de la multiculturalité en Galicie, c’est la description minutieuse de la topographie des lieux, que 7 S. Jerzy Tomaszewski, Rzeczpospolita wielu narodów, Varsovie, Czytelnik, 1985, chapitre « Statystyka i polityka », p. 28-29. 8 L’hébreu moderne n’a connu une renaissance écrite qu’à partir des années 1880 à travers le mouvement des « Amants de Sion ». En 1903, 14 instituteurs de Palestine décident d’en faire la langue d’enseignement dans les écoles de leur ferme collective (kibouts) et c’est à partir de ce moment que la langue connaît un développement, modeste encore, en tant que langue parlée. En Galicie, seul le yiddish était parlé depuis des siècles, personne en réalité ne pratiquait la langue hébraïque à l’oral. Ce choix correspondait plutôt à un but pratique : soutenir le développement d’un système scolaire avec l’enseignement de l’hébreu ou démontrer sa sympathie pour la mouvance sioniste.
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l’on découvre dans les guides touristiques, mais aussi dans les mémoires de ses habitants, qui sont autant de tentatives de dessiner la physionomie d’une ville. On y trouve typiquement l’énumération des rues et des places, du marché, des bâtiments représentatifs du pouvoir (château polonais, caserne, mairie, tribunal), des lieux de culte (églises de dénominations diverses, synagogues), puis l’inventaire de ses populations bigarrées et de ses hauts lieux de culture, pour terminer en général avec les lieux de divertissement et les bas-fonds. Ces descriptions, même si elles relèvent de la volonté de cartographier les lieux, obéissent en même temps à des schémas bien spécifiques. La construction de l’espace relève d’un choix personnel lié au regard que l’auteur porte sur la réalité désormais lointaine de son enfance ou d’un lieu qu’il a souvent quitté contre son gré. On trouve ainsi dans les mémoires du célèbre acteur de théâtre yiddish, puis allemand, Alexander Granach (1893-1945), un portrait de la bourgade de Horodenka où il passa plusieurs années de son enfance. Granach choisit une présentation géométrique particulière, décrivant la ville comme constituée de trois cercles concentriques, qu’il dévoile à partir des faubourgs en se rapprochant progressivement du cœur urbain de la ville. « Le cercle extérieur était presque comme un village. Les toits étaient de paille, certains avaient déjà des tuiles rouges, c’est là que vivait la population ukrainienne, qui vendait chaque jour ses pommes de terre, ses oignons, ses carottes, ses haricots, ses petits pois, ses poulets et autres marchandises sur le marché. Puis il y avait le cercle du milieu, où il y avait des maisons qui ressemblaient presque à des villas, aux toits de bardeaux et avec des jardins fleuris. Là habitaient les fonctionnaires du tribunal, de l’administration locale et des impôts. Au centre, entourés par ces deux anneaux, habitaient les Juifs9. »
Les trois cercles de Granach soulignent surtout des différences sociales et professionnelles, même si elles correspondent aussi à une répartition ethnique : les paysans étaient ukrainiens, les fonctionnaires polonais, et les Juifs, urbains par excellence, se concentraient au centre Alexander Granach, Da geht ein Mensch: Roman eines Lebens (1945), ici Munich, Piper, 1982, p. 69.
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ville, autour de la place du marché. En 1910, Horodenka comptait environ 11 000 habitants, dont 50,3 % de gréco-catholiques, 37,5 % de juifs et 11,9 % de catholiques romains, donc une bourgade ukraino-juive entourée des 48 villages ukrainiens qui relevaient de son district, avec une petite élite polonaise10. Mais Granach a pris le parti de ne pas insister sur ces divisions ethniques et culturelles, même s’il mentionne que « la poste dominait, mais le plus visible était la jolie église catholique polonaise avec son toit à bulbe, blanchie à la chaux et peinte ». Par la suite, il se penche sur le cœur juif de la ville, qui se compose d’un haut quartier bien tenu, autour d’une allée plantée de châtaigniers qui se terminait par l’école du Baron de Hirsch11, et d’un bas quartier, Proval’, situé sous les anciens remparts, peuplé de petits artisans prolétaires, aux rues pauvres, sales et nauséabondes… car les services de nettoyage de la commune n’y mettaient jamais les pieds12. Sa description souligne surtout les injustices sociales, les cercles concentriques se différenciant avant tout par leur fonction dans l’économie et la vie politique de la localité. Les quartiers juifs, ostensiblement délaissés par les services publics, se révèlent les nœuds précieux de la vie commerciale, et à côté du marché, Granach parle aussi longuement de la foire aux bestiaux du mardi à Toloka, où au milieu des beuglements des vaches, des hennissements des chevaux et des cris des gorets, se déroulaient de longs marchandages qui se terminaient joyeusement par le verre de « Mohoritsch » qui scellait la vente. Le critique littéraire juif polonais Artur Sandauer (1913-1989) choisit quant à lui de recourir à une cartographie différente. Revenant en 1939 en Galicie orientale lors de l’invasion allemande de la Pologne, il décrit dans Notices d’une ville morte sa ville natale de Sambor en ces termes : « Mon quartier natal de Targowica bordait d’un côté en traversant la rivière Młynówka au plus profond ghetto, et de l’autre côté, en montant par des Rudolf A. Mark, Galizien unter österreichische Herrschaft: Verwaltung, Kirche, Bevölkerung, Marburg, Herder-Institut, 1994, p. 102, 109. Voir aussi Sefer Horodenka, éd. Sh. Meltzer, Tel-Aviv, 1963. 11 Le Baron de Hirsch établit un réseau d’écoles juives modernes en Galicie. Celle de Horodenka fonctionna de 1898 à 1914. 12 Granach, op. cit., p. 70. 10
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Delphine Bechtel marches, au Rynek (la place du marché), le quartier des administrations, des écoles et des églises. Le fait que le Rynek se trouvait en hauteur avait pour moi un sens capital. En descendant les escaliers vers le quartier juif coupé en deux par la Młynówka, on descendait aussi tout au bas de l’échelle sociale13. »
Mais le quartier juif lui-même était divisé en deux : « sur la rive gauche, les maisons n’étaient pas encore trop délabrées et la langue polonaise résonnait autant que le yiddish ». Sur l’autre rive, dans le quartier de Blich, seul le yiddish avait cours et le vendredi soir, on entonnait des chants hébraïques. C’est écartelé entre ces deux univers, représentés par le ghetto juif haut en couleurs où l’on « jargonnait » (szwargotało) en yiddish et le lycée polonais, où il est initié à la culture européenne classique, aux humanités grecques et latines, qu’évolue donc Sandauer enfant. Élevé à Targowica, le quartier situé à mi-chemin entre ces mondes antithétiques et que ses parents avaient toujours eu le projet de quitter, il avoue l’impossibilité de se déterminer : « Se définir ? Mais le problème, c’est que j’ai toujours été un phénomène indéfini et une créature des confins (nieokreślonym i pogranicznym)14. » Certes, Sandauer a été éduqué à l’école par la culture polonaise : « par l’esprit, je me rattachais au Rynek. Je fréquentais ses écoles, c’est à ses balustrades et aux figures de stuc de ses maisons bourgeoises que j’exerçais mon sens de l’esthétique15. » Il entama plus tard des études de philologie classique, s’appropriant la civilisation grecque et l’univers de la Méditerranée antique. Mais son enfance en Galicie le rattache aussi à d’autres rivages : après le quartier polonais et le ghetto juif, il évoque en dernier lieu les faubourgs ukrainiens qui s’effrangeaient dans la campagne, ces étendues vertes et humides bordées de joncs et de roseaux qui longeaient le Dniestr et où les enfants allaient se baigner. Ce monde de l’eau symbolisé par Rusalka, la nymphe aquatique slave, pendant de la Galaté méditerranéenne, lié à la nature, au divertissement, au corps et à la tentation érotique, porteur de la promesse de l’amour, est finalement celui qui l’a marqué le plus au niveau fantasmatique. Dans sa représentation des « mythes spatiaux » (mity terenowe), Sandauer va bien Artur Sandauer, Zapiski z martwego miasta, Varsovie, Czytelnik, 1963, p. 82. Ibid., p. 82. 15 Ibid., p. 85. 13
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plus loin que les catégories ethniques et sociales pour s’évader vers des univers personnels et symboliques. Par une véritable « psychanalyse du terrain » (psychoanaliza terenowa), il rejoint presque les mondes oniriques de son proche voisin, Bruno Schulz de Drohobycz. Enfin, dans les chapitres de sa Marche de Radetzky (1932) consacrés aux confins galiciens de la monarchie austro-hongroise, Joseph Roth (1894-1939) décrit la configuration particulière de la petite ville de garnison où est nommé son héros, Charles-Joseph von Trotta. La bourgade de 10 000 âmes garde un caractère générique puisqu’elle ne reçoit pas de nom, mais elle est inspirée de Brody, ville natale de Roth située à la frontière russe. « Elle possédait une vaste place circulaire au milieu de laquelle se croisaient deux grandes rues. L’une allait de l’est à l’ouest, l’autre du nord au sud. L’une menait de la gare au cimetière, l’autre du château en ruine à la minoterie16. » Tout évoque l’enfermement, l’isolement de ce lieu au bout de l’Empire. Les édifices du pouvoir sont tous concentrés dans un périmètre réduit : « La caserne était derrière le jardin public. A sa gauche, le tribunal ; en face, la préfecture aux pompeuses et vétustes murailles ; derrière celle-ci, deux églises, l’une romaine, l’autre grecque. A sa droite le lycée. La ville était si petite qu’on pouvait la parcourir en vingt minutes. » Si les églises polonaise et ukrainienne sont mentionnées, rien dans la topographie de cette ville anonyme n’évoque la présence juive, alors même que Brody comptait des dizaines de lieux de culte israélites et que la synagogue fortifiée est l’un des monuments les plus imposants de la ville. « Les rues n’avaient pas de nom, les maisonnettes pas de numéro17 », ajoute Roth, ce qui n’était pas vrai non plus à Brody. La répartition professionnelle se divise en tiers égaux, le premier tiers vivant de l’artisanat, le second de l’agriculture et le dernier « d’une sorte de commerce ». Dans un premier temps, Roth déjudaïse la ville, il ne réintroduira les Juifs, prudemment, que de manière détournée. On peut opposer ce roman au reportage Juifs en errance que Roth avait rédigé quelques années auparavant, dans un esprit différent, sur les 16 Joseph Roth, La Marche de Radetzky, trad. fr. Blanche Gidon, Paris, Seuil, « Points », 1995, p. 159. 17 Ibid., p. 162 et 163.
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ghettos et lieux de vie juifs en Europe. Dans le chapitre « La petite ville juive », également inspiré par Brody, il donne des statistiques bien différentes : « La ville a 18 000 habitants, dont 15 000 sont Juifs (…). Des 15 000 juifs, 8 000 vivent du commerce. Ils sont petits commerçants, moyens commerçants et grands commerçants18. » Roth met là en valeur la présence juive, y compris dans la topographie des lieux : « Les huit cochers sont juifs. Ce sont des Juifs pieux, qui laissent pousser leur barbe… », « la ville a deux églises, une synagogue et environ 40 petites maisons d’étude19 ». Roth détaille les diverses occupations des prolétaires juifs et surtout leur univers religieux et spirituel durant de longues pages, en insistant notamment sur leur résistance au pouvoir de l’État et aux idées nationalistes. En revanche, dans son roman ultérieur La Marche de Radetzky, élégie à la monarchie habsbourgeoise désormais révolue, Roth ne met plus en avant la présence des Juifs dans la ville et n’insiste pas sur leur prédominance dans la sphère du négoce. Il évoque plutôt de manière oblique, peut être plus pour le coloris, ces « Juifs roux » grands et forts et aux rêves infinis, et les activités de trafic et de contrebande à la frontière austro-russe dont la ville est la plaque tournante. Roth transforme la bourgade réelle pour en faire une ville « coincée » au bout de l’Empire, mais en même temps ouverte sur le monde entier à travers ses activités de transit commercial, la frontière constituant, comme le limes romain de plus en plus poreux aux invasions barbares, un lieu de passage pour les biens les plus divers, venant de tous les coins du monde : « Ils faisaient commerce de duvet pour les lits, de crin, de tabac, de barres d’argent, de bijoux, de thé de Chine, de fruits du midi, de chevaux et de bestiaux, de jute et de laine […], de marbre d’Italie et de cheveux de Chinois pour la fabrication de perruques, de vers à soie et de soie manufacturée, de tissus de Manchester, de dentelles de Bruxelles et de caoutchouc de Moscou, de toiles de Vienne et de plomb de Bohême […]20. »
Joseph Roth, Juden auf Wanderschaft, Cologne, KiWi, 1985, p. 22 ; trad. DB. Ibid., p. 22-23. 20 Joseph Roth, La Marche de Radetzky, op. cit., p. 160. 18 19
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À travers cette accumulation à couper le souffle qui occupe plusieurs pages, Roth fait de Brody, bourgade frontalière oubliée, une capitale internationale, centre du monde, métropole des trafics tous azimuts. Il efface en grande partie la présence juive pour y mettre en relief une sorte d’abondance gargantuesque et universelle, comme anticipant une sorte de globalisation mondiale. Et il déplace sur le terrain du foisonnement et de la profusion le traditionnel motif de la mosaïque multiculturelle galicienne. Théâtre national ou lieu de passages ? Bien que parlé dans une certaine langue et abondamment revendiqué comme scène de l’identité nationale par les différents mouvements d’éveil nationaux, le théâtre, tout comme la musique, n’en est pas moins un art du spectacle vivant et à ce titre, accessible à tous bien plus qu’un livre. On peut donc s’interroger pour savoir si la fréquentation d’un théâtre « national par la langue » (pour employer une formulation anachronique) était uniquement le fait de la communauté concernée, ou si au contraire la visite dans les théâtres ou les concerts des autres communautés était monnaie courante. Ceci permettrait d’avoir une idée des pratiques sociales réelles et non pas seulement des représentations idéologiques ou normatives véhiculées par les programmes des théâtres « nationaux » respectifs. Si le Grand théâtre (Teatr Wielki), achevé en 1900 au bout de la promenade centrale de la ville de Lwów, formait le haut lieu de la représentation de l’identité dominante polonaise et si ses acteurs étaient les vedettes adulées de la haute culture polonaise de la métropole galicienne, il n’en reste pas moins que l’on peut répertorier de nombreux passages et transfuges dès lors que l’on se penche sur les scènes un peu moins officielles. C’est ce que l’on constate par exemple en étudiant la célèbre famille de musiciens et d’hommes de théâtre Gimpel de Lemberg. Yankev (Jakob) Ber Gimpel quitta ainsi le Teatr Skarbek polonais où il était choriste, pour fonder en 1889 le Lemberger deutschjüdisches Theater, le premier théâtre yiddish permanent de la ville, qui constitua un pilier de la culture yiddish jusqu’en 1939.
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Yankev Ber Gimpel eut deux fils : le premier, Emil (Shmuel Mendel, 1867-194?), lui succéda à la direction du théâtre yiddish, tandis que le second, Adolf (Aaron, 1875-194?) était clarinettiste à l’orchestre symphonique, directeur musical du théâtre yiddish, et en même temps directeur de la chorale de la synagogue progressiste de Lemberg. Sa carrière s’étendait donc de la musique classique à la liturgie synagogale, en passant par le divertissement théâtral et l’opérette yiddish, avec une polyvalence remarquable. A la génération suivante, Adolf eut trois fils, tous musiciens de renom : Karol (1890-1942) et Jakub (Jacob, 1906-1989), tous deux pianistes, et Bronisław (1911-1979), violoniste. Jakub jouait déjà du piano au théâtre yiddish de son grand-père à huit ans. Avec son frère cadet Bronisław, ils sortirent diplômés du Conservatoire de Lwów et partirent étudier à Vienne en 1922, à 16 et 11 ans. Bardés de prix, ils quittèrent la Pologne en 1937-38 pour faire carrière aux États-Unis, acquérant une notoriété mondiale. D’un point de vue prosopographique, ces exemples sont captivants car ils nous forcent à considérer les trois générations de cette famille sous l’angle de passages et de transfuges continus entre des cultures hautes et basses, polonaise, juive, autrichienne puis américaine, et entre des identités et des traditions religieuses, sociales, théâtrales et musicales très variées. L’histoire du fameux théâtre yiddish elle-même est éclairante. Lorsque Yankev Ber Gimpel obtint une concession pour ouvrir un théâtre « judéo-allemand », le contrat précisait qu’on s’exprimerait sur scène… en allemand, et que la musique serait jouée par un orchestre militaire autrichien ! De cette conjonction improbable naquit un théâtre qui proposait un répertoire de pièces d’auteurs yiddish comme Goldfaden, Lateiner, Hurwitz, Shaykevitch, que les acteurs s’efforçaient de traduire ou plutôt de transposer oralement dans une « sorte » d’allemand, jouant sur la proximité linguistique entre les deux langues, en ayant recours à la déformation de certaines voyelles. L’acteur Bentsion Polepade venu de Russie entama une révolution : il fut le premier à passer au yiddish sur
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scène, tout d’abord de manière tout à fait improvisée. Le public plébiscita cette initiative avec un tel enthousiasme qu’elle resta la règle21. Le théâtre grandit, attira de nouveaux acteurs, étendit son répertoire tant à l’opérette qu’au théâtre d’art et aux classiques européens. Sa notoriété croissante l’amena à faire des tournées dans toute l’Europe centrale, et notamment dans les villes où l’allemand était plus en usage que le yiddish, les acteurs adaptant leur langue aux compétences linguistiques du public qu’ils avaient en face d’eux. De même, durant la Première Guerre mondiale, qui causa une présence accrue de soldats autrichiens dans la ville, les acteurs se mirent également à jouer en daytshmerish, une sorte de yiddish germanisé plus facilement compréhensible des germanophones22. La langue de ce théâtre était donc éminemment flexible et adaptable selon les besoins d’un public lui aussi fluctuant, et attirait tant Juifs que non-Juifs, selon les endroits. Le théâtre Gimpel devint l’un des théâtres yiddish les plus populaires et les plus connus au monde, suscitant des critiques jusqu’aux États-Unis, où les metteurs en scène de la Second Avenue et de Broadway envoyaient des acteurs en tournée pour l’été et dépêchaient en même temps des recruteurs pour débaucher les meilleurs acteurs et les faire venir à New York23. Certains acteurs du théâtre yiddish poursuivaient leur carrière à Berlin, Vienne voire Hollywood, comme Rudolf Schildkraut ou Paul Muni (Weisenfreund). Plus encore, on constate dans les mémoires que la fréquentation des théâtres des petites villes plus provinciales ne se faisait pas purement selon des lignes ethniques. L’écrivain autrichien Soma Morgenstern (1890-1976) décrit dans ses mémoires la vie théâtrale de Tarnopol, une ville qui en 1910 comptait 28,5 % de catholiques romains, 30 % de gréco-catholiques et 41,3 % de Juifs sur une population totale de 33 800
Shloyme Prizament, « Yidish teater in Lemberg », in Yidish teater in Eyrope, t. 1 : Poyln, New York, Congress for Jewish Culture, 1968, p. 287-288. 22 Voir Delphine Bechtel, « Yiddish Theatre and its Impact on the German and Austrian Stage », in Jeanette Malkin et Freddie Rokem (dir.), Going Public: Jews and the Making of Modern German Theatre, à paraître à l’University of Iowa Press. 23 Yankev Mestel, « Fun mayne yugnt-yorn in Galitsye », Gedenkbukh Galitsye, dir. Nekhemye Tsuker, Buenos Aires, Tsukunft, 1964, p. 163. 21
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habitants24. Avant la Première Guerre mondiale, Tarnopol n’avait pas de théâtre permanent et ne connaissait donc que des troupes de passage. L’auteur évoque ses années d’adolescence et sa découverte successive du théâtre yiddish, polonais, puis ukrainien. On s’attend donc à découvrir trois univers séparés, comme l’indique le titre de son chapitre « Trois peuples, trois mondes, trois théâtres ». Or, à y regarder de plus près, chacun des théâtres présentés comme « nationaux » se révèle en réalité une porte ouverte sur le monde. Le théâtre yiddish était représenté par des troupes venant de Lemberg, notamment le fameux théâtre Gimpel, qui s’installait souvent pour plusieurs semaines d’affilée, ou par des troupes invitées d’Amérique. Morgenstern apprend à connaître à fond le répertoire du théâtre yiddish et rend un vibrant hommage à la prestation des acteurs, mais il a un souvenir pénible concernant l’auditoire : « ils se comportaient comme s’ils avaient un rôle actif à jouer au théâtre, à l’instar des acteurs. Ils parlaient, hélaient les gens sur la scène et forçaient les comédiens à parler fort – sûrement plus fort qu’ils ne l’auraient souhaité. Comme ce public était 100 % yiddish, cela nous rendait, nous les lycéens, très tristes, et nous lui en voulions25. »
A partir de la troisième classe du lycée, Morgenstern se met à fréquenter aussi le théâtre polonais : « Ces représentations se déroulaient dans une salle plus moderne que le théâtre yiddish, et le public se comportait comme dans une métropole. Je me demandais pourquoi et je trouvai bientôt la réponse. Et je dus faire amende honorable vis-à-vis des Juifs. Dans ce théâtre aussi, le public était composé à 80 % de Juifs. Mais ce n’étaient pas les mêmes qu’au théâtre yiddish26. »
La fréquentation du théâtre, comme en Allemagne, en Autriche, et souvent en Pologne aussi, était surtout le fait de la bourgeoise juive cultivée qui formait une partie non négligeable de l’élite urbaine. La Rudolf A. Mark, Galizien unter österreichischer Herrschaft, op. cit., p. 102, 109. Soma Morgenstern, In einer anderen Zeit : Jugendjahre in Ostgalizien, Lüneburg, Zu Klampen, 1995, p. 329. 26 Ibid., p. 330. 24 25
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distinction entre le public du théâtre yiddish et celui du théâtre polonais était donc plus sociale que nationale. Par ailleurs, les deux scènes se distinguent par leur programme : au théâtre polonais, on donne des comédies polonaises, des farces françaises, des classiques polonais (Fredro) mais aussi de la littérature mondiale (Roméo et Juliette, Hamlet), des adaptations de Dostoïevski ou Tolstoï… Contre toute attente, il s’agit d’un répertoire très peu polonais, hormis pour ce qui était du comique et de la farce, mais par ailleurs orienté vers le monde occidental et international. Mais l’impression la plus durable est celle que fait sur Morgenstern le théâtre ukrainien, qui jouait « de tout, des drames, des comédies, des farces, des opérettes et même des opéras ! » Selon Morgenstern, c’est le théâtre qui présente, à côté de pièces populaires ukrainiennes, le répertoire le plus varié : les Contes d’Hoffmann de Jacques Offenbach, le Faust de Gounod, la Traviata, et même Madame Butterfly27 ou encore Taifun de Melchior (Menyhért) Lengyel, où dans une scène mémorable, l’héroïne, jouée par l’actrice ukrainienne « Petrovytscheva, se moque de son mari japonais et lui crie : ‘Ty pohanyj ! ty zhovtyj’ [en parfait ukrainien des campagnes : tu es mauvais ! tu es jaune !]. Ce sur quoi, et c’est bien mérité, il l’étrangle! 28 » Morgenstern relève avec amusement l’incongruité de la situation, le heurt entre la rustique langue pré-carpatique et la situation improbable pour les lieux où elle est représentée. Mais on ressort surtout de cette leçon magistrale sur le théâtre d’une petite ville des confins avec une image bien différente de celle d’une lutte des nationalités par théâtre interposé, et bien plutôt avec celle d’une interpénétration des cultures, tant locales que lointaines. La langue : des langues nationales à l’hybridation créatrice La langue vivante, parlée, est depuis Herder et Fichte considérée comme le critère le plus évident de l’identité, mais peut-elle également être un lieu de la multiculturalité ? C’est ce qui ressort de nombreux témoignages concernant non pas la rectitude linguistique ni la pureté de 27 Il doit s’agir de la célèbre représentation de Madame Butterfly de Puccini avec la cantatrice ukrainienne Solomiya Krushelnitska. 28 Morgenstern, op. cit., p. 333.
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la langue, mais bien au contraire, de manière plus anecdotique et humoristique, les possibilités d’hybridation des langues en contact. La langue, on l’a vu au sujet des statistiques, n’est pas un signe de l’appartenance si les gens en parlent couramment plusieurs. Les originaires de Galicie évoquent souvent le programme linguistique des écoles de la contrée, qui ferait écarquiller les yeux à tout collégien de banlieue parisienne. Selon Mendel Meyrn-Lazar, par exemple, les enfants juifs apprenaient le polonais dans les deux premières classes, la troisième année on introduisait le ruthène et la quatrième l’allemand. A cela s’ajoutait, en cours de religion juive, soit dès l’âge de 5 ans, l’hébreu, langue de la Torah et l’araméen, celle du Talmud, sans parler du yiddish, langue maternelle et vernaculaire utilisée pour l’explication et l’enseignement des langues sacrées. Puis au lycée venaient le latin et le grec. Cela fait déjà huit langues, auxquelles il faut encore additionner les langues européennes, l’anglais, le français etc., pour lesquelles les meilleures familles engageaient pour leurs enfants des précepteurs privés : « l’enfant juif était multilingue29 ». La connaissance simultanée de plusieurs langues permet aussi une aisance ludique qui se traduit par le jeu du macaronisme et des blagues plurilingues dont les mémorialistes yiddish donnent de nombreux exemples. Le metteur en scène Michael Weichert (1890-1967) relate l’anecdote de l’étudiant de yeshivah qui apprend la ballade de Schiller « Die Bürgschaft » (La Caution), traduisant l’original allemand vers le yiddish en se balançant et en psalmodiant à la manière de l’étude de la Torah : Zu Dionys -- a nomen aza Dem Tyrannen – dem akhzer Schlich – iz gekrokhn Damon – vider a nomen Den Dolch – dem kheyle Im Gewande – unter der bekeshe30.
29 Mendel Meyrn-Lazar, « Geheyme yidishe studentn-oranizatsyes in Galitsye, A: Dos shul-vezn in Mizrekh-Galitsye », Yerlekher gedenkbukh Galitsye, Buenos Aires, « Galitsye », 1961, p. 220-221. 30 Mikhoel Vaykhert, Zikhroynes [Mémoires], Tel Aviv, Bukh-komitet, 1960, p. 93-94. L’original allemand signifie : « Vers Dionys, le tyran, s’avança Damon, le poignard sous sa
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Lorsqu’un membre de la famille lui demande ce qu’il est en train de faire, l’étudiant répond : « ikh fardaytsh Schillern », ce qui signifie tout autant qu’il « traduit » Schiller, qu’il le « germanise » (daytsh signifie « allemand »), mais aussi qu’il le « yiddishise » ou le « judaïse », puisque fardaytshn désigne le calque traditionnel de l’hébreu vers le yiddish utilisé pour l’apprentissage de la Torah. L’effet est évidemment comique et joue sur le décalage entre les niveaux de langue. Enfin, un dernier exemple de la flexibilité de la langue est fourni par Dov Sadan (1902-1989). Né à Brody, Dov Sadan émigrera en Palestine en 1925 et recevra en 1951 la première chaire de linguistique yiddish à l’Université hébraïque de Jérusalem. Il évoque dans ses souvenirs l’onomastique des noms de rue à Brody : à l’appellation officielle des rues, qui change avec la valse des régimes, la population juive de Brody préfère d’autres désignations, choisies selon des critères différents. Ainsi les Juifs appellent la Rue Mickiewicz plutôt Di gleblye (le rempart) ou bien Groyse Lemberger-gas (Grand’ Rue de Lemberg) et la Rue Slowacki plutôt Alte postgesl (Ancienne ruelle de la poste), conservant ainsi l’ancien nom autrichien. Beaucoup de noms sont yiddishisés : la Place du Sokol (Plac Sokoła) est transformée en Talmud-toyre plats (Place du Talmud-Torah), et la Rue de l’église (Ulica kościelna) devient Dr. Leyblingers gesl (du nom d’un médecin très populaire), tandis que la Rue ensoleillée (Ulica słoneczna) devient Mashes gesl (la Rue de Masha, d’après Masha Bernstein), et la rue du Maréchal (Ulica Marszałkowska) se métamorphose en Unter-Shoyels-tor (A la porte de Saül, du nom d’un magasin connu). Même les voies nommées par la municipalité d’après des personnalités juives de Brody sont sujettes à transformation : la Rue Meir Kalir (du nom d’un mécène et parlementaire) devient Reb Berishes gas (évoquant un célèbre shtadlan à l’époque du Conseil des quatre pays), et la Rue Nathanson (d’après le philanthrope, fondateur de l’hôpital) reste simplement Shpitol-gas (Rue de l’hôpital) ; enfin la Rue du Dr.
veste. » Les termes yiddish choisis dans cette transposition satirique sont typés et avilissent le style ampoulé de l’original.
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Goldhaber (notable, maire et fondateur de l’orphelinat) était nommée Leshniver gas (d’après Leshniv, communauté juive)31. Ainsi les habitants juifs de Brody se moquaient-ils bien du pouvoir et de sa nomenclature. La langue joue, échappe, se rit des théories nationalistes qui lui allouent le rôle de lieu fondateur des origines et des identités : elle refuse même les héros juifs. Elle est le véritable lieu de l’inventivité populaire, insaisissable par le pouvoir. Ces exemples très divers nous montrent à quel point les lieux réels de la multiculturalité sont éloignés de toute consignation statistique ou figée. La construction de l’espace, du voisinage, d’un quartier, permet d’interpréter les lieux signifiants et de rejeter ou de s’approprier ceux qui sont étrangers. La cartographie mentale d’un lieu identitaire est bien loin de celle d’une carte officielle, tout comme les expériences personnelles des lieux de rencontres et de culture sont éloignées de celles que leurs bailleurs et commanditaires veulent leur imprimer. Le théâtre, le spectacle, l’opéra, ne sont pas des dépositoires de l’identité du peuple comme l’affirmait Herder, mais bien plus des foyers de croisements fertiles, de rencontres inattendues avec les autres cultures de proximité. Finalement, c’est l’individu qui construit ce qui est proche comme ce qui lui est éloigné, et cette carte mentale n’est autre que celle qu’il se façonne en permanence comme le puzzle infini de sa vie.
31 Dov Sadan, « Broder gasn : a shpatsir iber a gevezener shtot », Yerlekher gedenkbukh Galitsye, 1961, op. cit., p. 71-81.
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Illustrations Ill. 1. Entrée de l’ancien théâtre Gimpel à Lemberg/ Lviv, actuellement Premier théâtre ukrainien pour enfants et la jeunesse
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Delphine Becchtel Ill. 2. Partition de l'op péra Bar Kochba d'Abraaham Goldfaden, l’unee des œuvres repréésentées au Théâtre Giimpel de Lemberg
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Ill. 3. Regina Prager, qui joua au théâtre Gimpell, poursuivit sa carrièree aux États-Unis
LE LYCÉE DE BRODY : UN LEBENSWELT MULTIETHNIQUE Börries KUZMANY (Université de Vienne - Université Paris-Sorbonne et CIRCE)
Quand l’Empire des Habsbourg s’empara des territoires sud-ouest de l’ancienne Pologne-Lituanie en 1772, créant le pays de la couronne de la Galicie et Lodomérie, elle acquit une région peu développée sur le plan administratif, économique et surtout au niveau de l’éducation générale. Bien que le système scolaire introduit par le nouveau pouvoir autrichien ne surgît pas du néant1, l’éducation se trouvait presque entièrement sous la coupe de l’Église, surtout l’éducation primaire. Les réformes générales de Marie-Thérèse et Joseph II des années 1770 et 1780 marquèrent le début d’un système scolaire désormais contrôlé par des institutions étatiques. Les ordonnances de Vienne prévoyaient la création d’une école élémentaire (Trivialschule) avec deux ou trois ans de scolarité dans chaque paroisse. Dans les grandes villes, c’est-à-dire au moins dans les chefs-lieux administratifs, une école allemande (Hauptschule) offrant trois à quatre ans de scolarité devait être établie. Le troisième type d’école prévu était l’école normale (Normalschule) pour la formation des futurs maîtres des Trivialschulen. En Galicie, la création de ces écoles resta plutôt programme que réalité. D’après les décrets de Joseph II, on aurait dû établir 2 200 écoles dans des paroisses grécocatholiques, 803 dans des paroisses catholiques romaines et 97 dans Voir la critique d’Adamczyk concernant cette attitude de l’historiographie autrichienne : Mieczysław-Jerzy Adamczyk, « Społeczeństwo polskie w Galicji wobec szkoły austriackiej (1774-1867) », in Czesław Majorek, Andrzej Meissner (dir.), Galicja i jej dziedzictwo : Myśl edukacyjna w Galicji 1772-1918, t. 2, Rzeszów, Wydawnictwo Wyższej Szkoły Pedagogicznej w Rzeszowie, 1996, p. 251-269. 1
© Cultures d’Europe Centrale, n° 8 (2009)
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d’autres paroisses chrétiennes. Selon une statistique de 1806, il n’y en eut que 341 au total, soit moins de 10 % du nombre visé2. L’enseignement obligatoire s’applique aussi aux Juifs. Chaque communauté juive est obligée d’installer une école allemande israélite (deutsch-jüdische Schule) pour promouvoir les idées de la Haskalah. L’introduction de la scolarisation obligatoire en Galicie incite particulièrement les Juifs orthodoxes et hassidiques à une forte résistance. Ils demandent régulièrement la fermeture des ces institutions, ce à quoi la Cour cède en 1806 en fermant les quelque 100 écoles allemandes israélites installées jusque là. Les enfants juifs ont désormais le droit de fréquenter les écoles chrétiennes, qui se transforment alors de plus en plus en écoles publiques générales3. La première décennie du XIXe siècle marque donc le début de l’histoire de l’école galicienne comme lieu de multiculturalité, bien qu’il ne faille pas oublier que les écoles chrétiennes étaient déjà auparavant un endroit où se rencontraient des enfants catholiques-romains et gréco-catholiques4, donc les groupes qui devaient adopter une identité polonaise et ukrainienne5 vers le commencement de la Première Guerre mondiale. Helmut Engelbrecht, Geschichte des österreichischen Bildungswesens, t. 3, Vienne, Öster. Bundesverlag, 1984, p. 103-122 ; Isabel Röskau-Rydel, Kultur an der Peripherie des Habsburger Reiches : Die Geschichte des Bildungswesens und der kulturellen Einrichtungen in Lemberg von 1772 bis 1848, Wiesbaden, Harrassowitz, « Studien der Forschungsstelle Ostmitteleuropa an der Universität Dortmund 15 », 1993, p. 68 et p. 94-104 ; Mieczysław-Jerzy Adamczyk, Szkoły obce w edukacji Galicjan : Kraje korony węgierskiej, t. 1, Varsovie, Oficyna Wydawnictwo Rytm, Węgierski instytut kultury w Warszawie, 1996, p. 73 ; id., L’éducation et les transformations de la société juive dans la Monarchie des Habsbourg 1774 à 1914, Paris, Honoré Champion, 1999, p. 55. 3 Isabel Röskau-Rydel, Kultur an der Peripherie, p. 68-71. 4 L’Église uniate, ou gréco-catholique comme on l’appelle en Autriche, fut établie avec l’Union de Brest en 1596, quand plusieurs évêques orthodoxes d’Ukraine et de Biélorussie actuelles acceptèrent la primauté du pape tout en obtenant le droit de garder le rite orthodoxe. Cette union ecclésiastique prit plus d’un siècle pour s’enraciner dans la région renommée « Galicie » par les Habsbourg. Sous la domination autrichienne, l’Église gréco-catholique et l’Église catholique romaine furent désormais placées officiellement au même rang. Ce rattachement à l’Église occidentale, mais aussi son soutien au mouvement national ukrainien, lui valut d’être persécutée en Ukraine après la Seconde Guerre mondiale. 5 J’utilise en alternance les mots « Ukrainien » et « Ruthène » pour désigner les précurseurs des Ukrainiens d’aujourd’hui. Le terme « Ruthène » est historique, le 2
Le Lycée de Brody
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Le lycée de la ville de Brody Pour illustrer l’école comme Lebenswelt multiethnique, l’Israelitische Realschule (école israélite moderne) de Brody offre un bon exemple. Elle est créée selon le modèle de la première école de ce type fondée à Tarnopol (Ternopol’, Ternopil’)6 en 1813, et ouvre ses portes en 1818 après plusieurs années de débat. Pourquoi Brody ? Brody est la deuxième ville de la Galicie après la capitale Lemberg (Lwów, L’vov, L’viv, Léopol) et presque trois quarts de ses habitants sont juifs. Ville commerciale dotée d’un privilège de libre échange, Brody prospère à l’époque7. Les commerçants juifs, qui sont en contact avec les centres de la Haskalah en Allemagne et estiment qu’une éducation séculaire est utile pour la vie commerciale, soutiennent l’établissement d’un collège où leurs enfants étudient durant trois ans les mathématiques, la comptabilité, le dessin, la géographie et les langues modernes comme le français et l’italien. En revanche, la langue d’instruction est l’allemand (le polonais n’étant pas même prévu comme matière facultative jusqu’à l’année scolaire 1854-55). Bien que ce soit une école juive et que le financement soit entièrement à la charge de la communauté israélite de Brody, elle attire dès le début des élèves des autres confessions. Les commerçants chrétiens avaient explicitement statué devant les autorités administratives qu’ils n’élevaient pas d’objection contre l’enseignement commun, d’autant que les enseignants étaient tous des chrétiens8. En 1853, cette institution devient la k. k. vollständige Unterrealschule (école compréhensive i.[mpériale] et r.[oyale] moderne) et sert désormais d’école publique – deux tiers des dépenses sont réglés par la mouvement national gagnant du terrain à la fin du XIXe siècle promeut le terme « Ukrainien ». 6 Tarnopol se trouve à 70 km de Brody et faisait partie de la Russie entre 1809 et 1815. 7 Sur la ville de Brody, voir Börries Kuzmany, Die Stadt Brody im langen 19. Jahrhundert. Eine Misserfolgsgeschichte?/ La Ville de Brody au cours du long XIXe siècle : histoire d’une contreperformance ?, thèse en cotutelle, Université de Vienne et Paris IV, tapuscrit, 2008. 8 « Neue Schule für Israeliten, zu Tarnopol in Galizien », in Sulamith : Eine Zeitschrift zur Beförderung der Kultur und Humanität unter den Israeliten, n° IV, t. 2, 1812 ; Central’nyj deržavnyj istoryčnyj arxiv Ukraïny u L’vovi (Archives centrales de l’Ukraine à L’viv, cité ci-après CDIAL), F. 146, op. 66, spr. 32, p. 16-17, 28-33, 39, 42-44, CDIAL, F. 146, op. 66, spr. 33, p. 55-67.
68
Börries Kuzmany
province, un tiers par la municipalité de Brody. En 1866, ce collège est transformé en k. k. Unterrealgymnasium (collège moderne), et à partir de 1875 jusqu’en 1879, il est élargi successivement en k. k. Oberrealgymnasium (combinaison de collège et lycée avec huit ans de scolarité menant au baccalauréat). Dans le contrat de 1879 (entré en vigueur en 1883) conclu entre le ministère de l’Éducation et la ville de Brody, l’État assume les frais du lycée à l’exception d’une contribution de 5 000 florins restant à charge de la commune, tant que la langue d’instruction reste l’allemand. En retour, la municipalité s’oblige à ériger et maintenir un nouveau bâtiment pour ce lycée, qui d’ailleurs existe encore aujourd’hui (voir ill. 7). Ce sujet est vivement discuté dans les décennies suivantes, dans la mesure où en Galicie presque tous les lycées (Gymnasium) sont polonisés dans les années 1870, et où il ne demeure que deux lycées allemands, celui de L’viv et celui de Brody9. Grâce au contrat de 187983 mentionné plus haut, la commune peut repousser les pressions venant de l’Inspection galicienne de l’enseignement (Landesschulrat, Rada szkolna) qui souhaite poloniser le lycée. Mais après que Brody perd son privilège de libre échange en 1880, la ville, en proie à une grave crise économique, se retrouve criblée de dettes. Les politiciens locaux des années 1890 s’inquiètent alors moins de la langue d’instruction que des dettes municipales. Fin 1896, ils votent unanimement la polonisation du lycée et donc le passage du Gymnasium sous la tutelle complète de l’Inspection galicienne d’enseignement10. Le lycée de Brody n’est progressivement polonisé qu’à partir de l’année scolaire 1907-1908. Chaque nouvelle classe commence désormais avec le polonais comme langue d’instruction. Le dernier baccalauréat en allemand a lieu en juin 1914, à la veille de la Première Guerre mondiale11.
Les années 1890 voient également la fondation de quelques lycées ukrainiens. Gazeta Brodzka, n° 1 et n° 2, 15 janvier 1897, « Sprawy miejskie », p. 2-3 ; CDIAL, F. 178, op. 1, spr. 1775, p. 4. 11 CDIAL, F. 146, op. 8, spr. 602, 2-10 ; CDIAL, F. 178, op. 3, spr. 936, p. 20, 26-27, 32-39, 49. 9
10
Le Lycée de Brody
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A cause des multiples prises et reprises de Brody par les armées russes et austro-hongroises pendant la guerre, le lycée est presque constamment fermé et le bâtiment endommagé. Après l’effondrement de l’Empire des Habsbourg en automne 1918, la République populaire d’Ukraine occidentale prend le pouvoir à Brody pour six mois. Les tentatives d’ukrainiser le lycée connaissent peu de succès, car la plupart des enseignants refusent de prêter serment au nouveau gouvernement. Quand les forces de la Pologne reconstituée entrent à Brody le 22 mai 1919, la situation se stabilise. Le lycée est renommé Gimnazjum im. Józefa Korzeniowskiego (collège-lycée Józef Korzeniowski), pour honorer le fameux écrivain polonais né à Brody. Suite au traité MolotovRibbentrop, les Soviétiques occupent la ville en 1939 et transforment le lycée en « Ecole n° 5 » avec pour langue d’instruction l’ukrainien, ce qui reste le cas jusqu’à nos jours12. Depuis 1997, il porte le nom de Himnazija im. Ivana Truša (collège-lycée Ivan Truš), d’après le nom d’un peintre ukrainien qui a fréquenté l’école entre 1879 et 1887. Les statistiques de la multiculturalité et leurs interprétations Même s’il est évident que l’espace scolaire était un Lebenswelt multiculturel dès l’introduction des écoles publiques au début de la domination autrichienne en Galicie, les statistiques qui le prouveraient sont rares avant la seconde moitié du XIXe siècle. En ce qui concerne l’Israelitische Realschule à Brody, nous disposons par chance d’une statistique concernant les élèves des dix premières années d’existence de cette école. Dès le début, il y avait constamment entre 15 % et 20 % d’élèves chrétiens fréquentant cette institution (voir ill. 1).
12 Ol’ha Matiko, Narys istoriji brids’koji himnaziji, Brody, Bibl. literaturno-krajeznavčoho žurnala « Bridščyna », 1996, p. 49-58.
70
Börries Kuzmany
10
11
54
59
56
1824/25
1825/26
12
10 13
37
Elèves juifs
54
46
1822/23
34
1821/22
42
30
1819/20
7
1818/19
12
1820/21
8
5
1817/18
80 70 60 50 40 30 20 10 0
1823/24
Ill. 1. Appartenance confessionnelle des élèves de l’Israelitische Realschule à Brody 1817-26
Elèves chrétiens
Ill. 2. Les élèves chrétiens de l’Israelitische Realschule en 1825-26 Nom
Age
Lieu de naissance
Hauswald, Johann
15
Brody
Profession des parents Charron
Voigt, Leon
18
Lublin
Savonnier
luthérien
Lang, Carl
16
Brody
Restaurateur
cath. rom.
Religion luthérien
Mantel, Joseph
14
Radzików
Maître potier
cath. rom.
Müller, Wilhelm
13
Brody
cath. rom.
Sturm, Titus
15
Snjatyn
Sachazek, Ferdinand
15
Brody
Ceranowitz, Felix
14
Brody
Commerçant Commissaire de district Fonctionnaire auprès du dépôt douanier Boucher
Plechowski, Johann
14
Brody
Wierzbicki, Franz
18
Stanislavčyk
Wisniewski, Johann
17
Lešniv
Huissier municipal Contrôleur des routes Économiste
cath. rom. cath. rom. cath. rom. cath. rom. cath. rom. cath. rom.
Pour l’année scolaire 1825-26, on a des données plus personnalisées. Parmi les 67 élèves de la Realschule, il y a 56 juifs, 9 catholiques romains et 2 luthériens, mais aucun gréco-catholique. Si on veut tenter de faire une distinction plus précise de la distribution, il faut analyser les noms de familles des écoliers chrétiens (voir ill. 2).
Le Lycée de Brody
71
Les protestants sont très vraisemblablement germanophones. La répartition des catholiques est en revanche bien plus difficile à déterminer. On peut présumer que les élèves Lang, Mantel, Müller et Sturm sont aussi germanophones, alors que Ceranowitz, Plechowski, Wierzbicki et Wiśniewski sont polonophones. Le cas le plus ardu est celui de Ferdinand Sachazek, car il porte un nom qui n’est ni allemand ni polonais mais tchèque, bien que né à Brody. Il est possible que son père ait été muté de Bohême ou de Moravie à la frontière galicienne. Sachazek serait alors le fils d’un fonctionnaire autrichien typique, qui devait au moins parler l’allemand sans problème. La langue maternelle des élèves juifs est sans doute le plus souvent le yiddish. En comparant ces chiffres13 avec ceux d’après 1853, lorsque la Realschule est transformée en école publique, on constate certains changements. Les Juifs forment encore la plus grande partie des élèves, mais on constate la croissance continue des gréco-catholiques, que nous pouvons largement identifier avec les ukrainophones. Dans les années 1870, ils représentent déjà environ 10 % des effectifs et atteignent vers 1900 un bon quart de l’ensemble des élèves, tandis que les Ruthènes ou Ukrainiens ne comptent plus qu’un dixième de la population de la ville (voir ill. 3). Le gymnasium est l’établissement d’enseignement le plus important de la région et fait de Brody un centre régional de formation. Il joue surtout un rôle crucial pour l’émancipation politique et nationale des Ukrainiens largement majoritaires aux environs de la ville, dans la mesure où le lycée leur donne la possibilité de former des élites nationales autres que des popes du village14. A la dichotomie culturelle 13 Sauf indication contraire, toutes les données statistiques concernant le lycée viennent de : pour les années 1851-1864, Tafeln zur Statistik der österreichischen Monarchie, Vienne, k.k. statistische Central-Commission, 1828-1864 ; pour les années 1865-1878, Statistisches Jahrbuch der österreichischen Monarchie, Vienne, k.k. statistische CentralCommission, 1864-1878 ; pour les années 1879-1914, Jahresbericht des k. k. Real und OberGymnasiums in Brody (à partir de 1908 en polonais : Sprawozdanie c. k. Gimnazyum im. Rudolfa w Brodach), Brody, J. Rosenheim (à partir de 1889 à la maison d’édition Feliks West), 1879-1914. 14 Svjatoslav Pacholkiv, Emanzipation durch Bildung : Entwicklung und gesellschaftliche Rolle der ukrainischen Intelligenz im habsburgischen Galizien (1890-1914), Vienne, Munich, Verl. für Geschichte u. Politik, « Schriftenreihe des Österreichischen Ost- und SüdosteuropaInstituts 27 », 2002, p. 286-306.
72
Börries Kuzmany
Cath. grecs
Cath. rom.
Protestants
1915
1910
1905
1900
1895
1890
1885
1880
1875
1870
1865
1860
1855
750 700 650 600 550 500 450 400 350 300 250 200 150 100 50 0
1850
dans les classes du Gymnasium entre les catholiques romains plutôt polonophones et les juifs plutôt germanophones (ou yiddishophones) se rajoutent dans les dernières décennies du XIXe siècle les grécocatholiques ukrainophones.
Juifs
Ill. 3. Nombre d’élèves au Gymnasium de Brody selon la répartition confessionnelle 1851-1914
Le rôle de Brody comme centre régional d’éducation s’impose : vers la fin du siècle, deux tiers des lycéens ne viennent pas de Brody mais des villages du district ou d’autres villes de Galicie orientale15. Le chef du district Mandyczewski initie alors en 1879 la fondation d’un internat chrétien, qui peut héberger environ 20, puis 30 élèves16. Là aussi, on trouve un lieu où les Lebenswelten des Polonais et des Ruthènes se croisent, parce qu’ils vivent dans le même bâtiment, mangent et très vraisemblablement jouent ensemble. Au début du XXe siècle, de 15 16
Kustynowicz, « Entstehungsgeschichte », partie 2, 1905, p. 18. Ibid., p. 22f.
Le Lycée de Brody
73
nouveaux foyers (bursy, comme on les appelait à l’époque) sont fondés auprès du lycée, mais ils se définissent maintenant selon des lignes nationales. À la fin du siècle environ 30 % des élèves résident dans des foyers. En 1903, deux foyers ukrainiens sont fondés par des associations. L’un, financé largement par des subventions publiques, est ukrainophile et héberge 50 enfants en 1914, alors que l’autre, qui accueille 32 lycéens, est de tendance russophile et dépend plutôt du financement privé. En 1905, une Bursa im. Józefa Korzeniowskiego est bâtie pour la jeunesse polonaise et accueille 62 pensionnaires en 1914. Finalement en 1908, une association juive fonde son propre internat, où 40 enfants logent en 1914 (voir ill. 4).
1913 33 32
63 62
37
Bursa im. o. T. Effinovča (1903)
Bursa im. J. Korzeniowskiego (1905)
Bursa dla żydowskiej młodieży (1908)
1914 50
Bursa im. M. Šaškevyča (1903)
70 60 50 40 30 20 10 0
60
40
Ill. 4. Nombre d’élèves dans les foyers « nationaux »
La fondation de foyers par nationalités à Brody correspond très bien à la situation générale en Galicie et dans toute l’Autriche-Hongrie. La dernière décennie de l’Empire est de plus en plus marquée par l’isolement volontaire des gens dans des associations ou des partis « nationaux », ce qui n’exclut pas forcément la loyauté vis-à-vis de l’État central. Cette nationalisation des Lebenswelten ne change pas la multiculturalité vécue au quotidien, parce que les élèves des trois
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Börries Kuzmany
groupes ethno-confessionnels – donc Polonais, Ukrainiens et Juifs – sont dans les mêmes classes, partagent les mêmes bancs et suivent les mêmes cours, à l’exception des leçons de religion. Ce qui disparaît cependant progressivement à cette époque est le « non-national » – c’est-à-dire une identité autrichienne pré-moderne, dans le sens d’une loyauté supranationale à la Maison d’Autriche et d’un patriotisme à l’égard de l’ensemble des pays héritiers des Habsbourg. Un autre exemple de la disparition d’une identité autrichienne supranationale est la polonisation du lycée, puisque dans le contexte galicien, l’allemand comme langue d’instruction possédait une certaine neutralité. Même si à la fin du XIXe siècle, la plupart des Juifs des classes aisées et moyennes avaient déjà l’allemand comme langue maternelle et non plus le yiddish, à Brody l’allemand était plutôt une lingua franca qu’une langue nationale. Par conséquent, les activistes ruthènes ou ukrainiens préféraient en général l’allemand au polonais dans les écoles17, même s’il était sûrement plus difficile du point de vue linguistique pour un enfant ukrainophone d’entrer dans un lycée germanophone que polonophone. C’était d’autant plus vrai que l’allemand enseigné dans les écoles primaires galiciennes (notamment dans les villages des paysans ruthènes) ne conférait guère les connaissances nécessaires pour suivre plus tard des cours dans cette langue. Pour de tels enfants il existait une classe préparatoire, où l’on révisait particulièrement la future langue d’instruction. Quand la commune voulut supprimer cette classe préparatoire en 1893 pour réduire les dépenses, un professeur remarqua que cela serait faire un grand tort aux enfants chrétiens qui, en règle générale, connaissaient mal l’allemand ; de plus, la suppression poserait des obstacles insurmontables aux moins aisés, qui ne pouvaient se permettre de payer un précepteur privé pour leurs enfants18. Finalement, la classe préparatoire ne fut pas supprimée et continua d’être un lieu de rencontre plurilingue où les enfants cherchaient à trouver une langue de communication commune. Marko Bardach, « Das deutsche Gymnasium in Brody », Ruthenische Revue, n° 1/6, 1903, p. 140-142, ici p. 142 ; Pacholkiv, Emanzipation, p. 122. 18 CDIAL, F. 178, op. 3, spr. 993, p. 159-162. 17
Le Lycée de Brody
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Pour démontrer et mesurer la multiculturalité dans l’espace scolaire, on est confronté à de graves difficultés méthodologiques, parce que les sources sont aussi ambiguës que le sujet de la multiculturalité lui-même. Un bon exemple est fourni par les statistiques classifiant les lycéens selon l’appartenance religieuse ou selon la langue maternelle. Les statistiques confessionnelles (cf. ill. 3) nous ont déjà poussés à remarquer qu’à partir des années 1890, la proportion des trois principaux groupes ethno-confessionnels tendait à s’équilibrer. Mais si nous regardons les statistiques concernant la langue maternelle, qui sont souvent interprétées comme celles de l’identité nationale, on obtient un résultat tout à fait différent (voir ill. 5). En 1896, l’année où la commune demande le changement de la langue d’instruction, les polonophones deviennent pour la première fois majoritaires (avec 38 % des élèves, contre 36,5 % de germanophones). Douze ans plus tard, il n’y a presque plus de germanophones et les polonophones constituent 70 % des lycéens. Cela indique-t-il que l’identité des Juifs est passée d’une orientation allemande à une orientation polonaise ? La réponse est à la fois « oui » et « non ». « Oui », parce que l’indication de la langue maternelle se faisait librement et que nous n’avons pas le droit de classer les gens aujourd’hui selon des nationalités présumées plus vraisemblables. Mais d’un autre côté, plutôt « non », parce que ces données ne présument en rien de la langue que les élèves parlaient à la maison : premièrement, parce qu’il est impossible que tous les locuteurs d’une langue disparaissent subitement en une décennie ; deuxièmement, ni le yiddish, ni la nationalité juive, ne sont reconnus par la statistique autrichienne, alors que parmi la jeunesse juive, le sionisme commence à jouer un certain rôle à partir du début du XXe siècle19 ; et troisièmement, les statistiques ignorent totalement le bi- ou multilinguisme très répandu en Europe centrale et orientale.
19 Pour le cas des lycéens à Brody, voir p. ex. : Die Welt, 12 août 1898, « Correspondenzen. Lemberg », p. 11.
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Börries Kuzmany Ill. 5. Nombre d’élèves au gymnasium de Brody selon la répartition linguistique/ nationale20 1851-1914
Ruthènes
Polonais
Juifs
Allemands
Cependant ces statistiques nous montrent autre chose : vers la fin du XIXe siècle, l’auto-identification publique des Juifs de Brody commence à se rapprocher progressivement de celle des Juifs galiciens en général. Si leur plurilinguisme (yiddish, allemand et polonais) ne change guère, les Juifs déclarent désormais le polonais comme langue d’usage ou langue maternelle, acceptant ainsi d’être associés à la cause polonaise dans la lutte nationale entre les Ukrainiens et les Polonais en Galicie. Il y avait certainement des Juifs enthousiastes s’identifiant véritablement avec la nation polonaise, mais en général on peut supposer qu’ils
20 Jusqu’à 1860, on trouve aussi la mention « Juifs » dans la rubrique de la « nationalité » des élèves. Entre 1860 et 1907 on n’y trouve que la catégorie « langue maternelle ». A partir de 1908 en revanche, cette rubrique est remplacée par « nationalité », où ne figurent que « Polonais », « Ruthènes » et « Allemands ».
1915
1910
1905
1900
1895
1890
1885
1880
1875
1870
1865
1860
1855
1850
750 700 650 600 550 500 450 400 350 300 250 200 150 100 50 0
Le Lycée de Brody
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adoptaient surtout une attitude pragmatique vis-à-vis de la nationalité dominante dans ce pays de la couronne. Un autre exemple du pragmatisme linguistique est l’instruction de la langue ukrainienne à Brody et sa croissance d’importance. Elle est introduite comme matière facultative en 1884, année où 50 lycéens suivent le cours. Selon les statistiques, il y a 49 élèves de langue maternelle ukrainienne et 52 élèves de confession gréco-catholique. Il est légitime de présumer que tous les gréco-catholiques parlaient l’ukrainien. Ce qui signifie que tous les élèves ukrainophones ne choisissaient pas nécessairement d’approfondir leurs connaissances dans leur langue21. Ill. 6. Croissance du nombre des élèves gréco-catholiques et d’élèves qui étudient l’ukrainien
200 150 100 50
119 52
156
147
176
50
0 1884 Elèves cath. grecs
1901
1914
Elèves étudiant l'ukrainien
L’instruction de l’ukrainien fut étendue à plusieurs reprises avant de devenir en 1900 matière « relative-obligatoire » – ce qui veut dire qu’une fois choisie par les parents pour un minimum de deux années scolaires, les élèves n’avaient pas le droit de l’abandonner. De plus en plus de parents obligent en effet leurs enfants à apprendre cette langue, 21
Kustynowicz, « Entstehungsgeschichte », partie 2 (1905), p. 5.
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certainement parce que sa valeur politique et économique progresse constamment. En 1901, il n’y a que 118 élèves de langue maternelle ukrainienne (ou 119 élèves de confession gréco-catholique), mais 151 lycéens inscrits au cours d’ukrainien – ce qui équivaut à 30 % de l’ensemble des élèves du Gymnasium de Brody. Contrairement aux années 1880, au début du XXe siècle tous les uniates approfondissent leurs connaissances dans leur langue maternelle et, par exemple en 1901, 32 élèves juifs ou catholiques romains sont également inscrits (voir ill. 6). Selon les mémoires de Kleparčuk, c’étaient plutôt les Juifs qui choisissaient l’ukrainien22. Les rencontres multiculturelles En regardant le calendrier des fêtes scolaires, on constate que l’école en tant que telle reste un bastion de la multiculturalité. La construction d’un nouveau bâtiment du lycée entre 1881 et 1883 amène une vague de patriotisme autrichien. L’immeuble ressemble à un lycée de n’importe quelle ville d’Autriche-Hongrie (voir ill. 7) ; en recevant par ailleurs le nom k. k. Rudolfsgymnasium, il est donc nommé d’après le prince héritier Rudolf, fils de François-Joseph et de la légendaire Sissi23. En 1882, une grande fête commémore le 600e anniversaire de la dynastie des Habsbourg. Ces dernières cérémonies sont loin d’avoir exclusivement lieu à Brody, puisqu’elles sont obligatoires dans toutes les écoles de l’Empire. Sans jamais complètement évincer les fêtes dynastiques, les fêtes nationales des différents groupes ethno-confessionnels gagnèrent successivement en importance à la fin du XIXe siècle dans l’ensemble de l’Autriche-Hongrie24. Von Puttkamer indique que malgré l’essor de ce second type de cérémonies, son impact resta plus vague qu’on aurait pu s’y attendre, vu l’importance des institutions scolaires dans la 22 Stepan Kleparčuk, Dorohamy i stežamy Bridščyny : Spomyny, Toronto, Rodyna, 1971, p. 67. 23 Kustynowicz, « Entstehungsgeschichte », partie 1 (1904), p. 23. 24 Cf. pour la Hongrie par ex. : Joachim von Puttkamer, Schulalltag und nationale Integration in Ungarn, Munich, Oldenbourg, 2003 ; pour l’Autriche et spécialement pour la Galicie : Daniel L. Unowsky, The Pomp and Politics of Patriotism. Imperial Celebrations in Habsburg Austria 1848 - 1916, West Lafayette, Purdue Univ. Press, « Central European Studies », 2005.
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diffusion de l’idée nationale en général. D’un côté, les emprunts aux cérémonies religieuses devaient souligner la sacralité des fêtes nationales, de l’autre, cette sacralisation en figeait le déroulement, les privant d’innovations et d’émotions spontanées. Pourtant, même si les fêtes scolaires nationales se déroulaient selon une routine ennuyeuse, elles permettaient de mobiliser à tout moment les sentiments nationaux, surtout lorsque les crises politiques ou militaires exacerbaient les antagonismes entre les peuples25. En ce qui concerne le reflet de l’antagonisme polono-ukrainien en Galicie orientale au lycée de Brody, l’année 1896-97 est très intéressante26. Même si tous les élèves n’ont pas encore une identité nationale entièrement établie, il ne faut pas oublier que ce sont en général les lycéens (et les étudiants) qui frayent le passage au nationalisme. Plusieurs fêtes scolaires se déroulent en 1896-97, dont la première est la commémoration du 300e anniversaire de l’Union de Brest qui avait créé l’Église gréco-catholique. L’Église catholique grecque est l’institution la plus importante pour l’identification ukrainienne en Galicie à l’époque, elle sépare les Ukrainiens de l’orthodoxie russe et du catholicisme latin polonais. Cependant l’Union de Brest, établie sous le règne et la pression des rois polonais, soude les Polonais et les Ukrainiens galiciens et les deux Églises catholiques reconnaissent l’autorité du pape. Par ailleurs, la confession grécocatholique sépare les Ukrainiens galiciens des Ukrainiens de l’empire russe qui sont orthodoxes. Même les fêtes célébrées au lycée chaque année à partir de 1896-97 en l’honneur des poètes Mickiewicz et Chevtchenko ne doivent pas être perçues comme des démonstrations nationales mutuellement exclusives. Comme dans tous les lycées galiciens, les écoliers dirigés par un enseignant organisent annuellement des déclamations de poèmes, des discours et des chants solennels. D’un côté on est donc en présence 25 Joachim Puttkamer, « Alltägliche Inszenierungen. Kirchliche und nationale Schulfeste in Ungarn 1867-1914 », in Martin Schulze Wessel (dir.), Nationalisierung der Religion und Sakralisierung der Nation im östlichen Europa, Stuttgart, Steiner, « Forschungen zur Geschichte und Kultur des östlichen Mitteleuropa 27 », 2006, p. 141-152, ici p. 143. 26 Kustynowicz, « Entstehungsgeschichte », partie 2 (1905), p. 25-26.
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d’une multiculturalité paritaire institutionnalisée. De l’autre, comme il s’agit de fêtes officielles du lycée, nous pouvons supposer que tous les élèves y sont présents27. Non seulement il devient alors impossible d’ignorer la fête de l’autre groupe, mais de plus, aux fêtes Mickiewicz il y a toujours une chanson interprétée par le chœur ukrainien et réciproquement aux fêtes Chevtchenko. Point intéressant, il n’y eut jamais de fêtes Goethe ou Schiller, bien que la langue d’instruction du lycée jusqu’en 1907 et partiellement jusqu’en 1914 restât l’allemand. Une telle fête aurait permis à tous les groupes ethno-confessionnels de participer sur un pied d’égalité, comme à une fête neutre ou une fête de la poésie en général. Mais ces cérémonies étaient explicitement organisées dans des buts nationaux. Et les fêtes Schiller et Goethe, qui existaient dans d’autres régions de l’Autriche-Hongrie, étaient loin d’être neutres elles aussi. En Bohème ou en Styrie, elles constituaient bien des moyens de la lutte nationale des germanophones contre leurs voisins slavophones. Il est donc compréhensible que le lycée de Brody n’ait pas voulu jouer cette carte, parce qu’en Galicie l’allemand était une lingua franca et non un moyen de manifestation nationale. En guise de conclusion Inspirés par les recherches de Pierre Nora sur les lieux de mémoire de la nation française28, bien des chercheurs se sont mis à retracer les lieux de mémoire de leur propre pays ou de l’Europe en général. Moritz Csáky a cependant remarqué que même si un lieu connaît une interprétation nationale dans une soi-disant mémoire collective actuelle, ses origines sont le plus souvent transnationales29. Le lycée de Brody présente un bon exemple de ce phénomène de supra- ou de transnationalité. Ce lycée est certainement le lieu de mémoire autrichien le plus fort dans la ville d’aujourd’hui. D’une part, le bâtiment lui-même ressemble Kleparčuk, Dorohamy, p. 66. Pierre Nora (dir.), Les Lieux de Mémoire, Paris, Gallimard, 1984-1992. 29 Jacques Le Rider et Moritz Csáky (dir.), Transnationale Gedächtnisorte in Zentraleuropa, Innsbruck-Vienne, Studien-Verlag, 2002, p. 7-10. 27 28
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trop à des immeubles similaires en Autriche pour ne pas laisser percevoir les vestiges de l’Empire des Habsbourg. D’autre part, c’est à Brody que naquit l’écrivain Joseph Roth, c’est là qu’il allait à l’école et passa son baccalauréat en 1913, dans l’avant-dernière classe ayant l’allemand pour langue d’instruction – ce qu’une plaque commémorative initiée par l’Association littéraire autrichienne rappelle aujourd’hui. Roth n’est pas seulement un auteur important de la littérature germanophone, il est sans doute le représentant du mythe littéraire de l’ancien Empire habsbourgeois30. Dans ses romans, il exalte l’espace multiculturel perdu de l’Europe centrale et orientale. Il n’idéalise toutefois pas ce temps passé autant que les lecteurs autrichiens d’aujourd’hui l’interprètent, en résonance avec leur propre nostalgie pour la grande puissance paisible de la Double monarchie. Les Autrichiens imaginent l’Autriche impériale comme une version de l’Autriche actuelle – un État-nation comme les autres – en ignorant que Roth pensait à quelque chose de tout à fait différent en parlant de l’Autriche. Il décrivait un État multiethnique et « non-national » en même temps. Dans la mémoire juive, le Gymnasium de Brody occupe une place importante, puisque dans l’histoire intellectuelle et culturelle du judaïsme ashkénaze, la ville en général joue un rôle crucial ; mais aussi parce qu’au moins deux tiers de la population de Brody étaient juifs ; et finalement, parce que c’est une école israélite laïque et moderne à sa création en 1818, et alors un phare de la Haskalah en Europe orientale. Même après la nationalisation de cette école en 1853, il restait toujours un bon tiers d’élèves juifs, parmi lesquels certains eurent une place dans Voir plusieurs travaux concernant le mythe de la Galicie : Claudio Magris, Lontano da dove. Joseph Roth e la tradizione ebraico-orientale, Turin, Einaudi, 1973 ; Delphine Bechtel, « Galizien, Galicja, Galitsye, Halytchyna : Le mythe de la Galicie, de la disparition à la résurrection (virtuelle) », Cultures d'Europe centrale, Le Mythe des confins, n° 4, 2004, p. 5677 ; Dietlind Hüchtker, « Der ‘Mythos Galizien’. Versuch einer Historisierung », in Michael G. Müller, Rolf Petri (dir.), Die Nationalisierung von Grenzen. Zur Konstruktion nationaler Identität in sprachlich gemischten Grenzregionen, Marbourg, Herder-Institut, 2002, p. 81-107 ; Kerstin Jobst, Der Mythos des Miteinander. Galizien in Literatur und Geschichte, Hambourg, Deutsche Gesellschaft für Osteuropakunde, 1998 ; Martin Pollack, Nach Galizien. Von Chassiden, Huzulen, Polen und Ruthenen: Eine imaginäre Reise durch die verschwundene Welt Ostgaliziens und der Bukowina, Vienne, Brandstätter, 1984.
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l’histoire et la littérature juives. Joseph Roth, par exemple, est récupéré tant comme Juif que comme Autrichien – alors que pour lui ces identités ne s’excluaient pas mutuellement. Dans la mémoire polonaise, c’est la lutte pour renverser la langue d’instruction du Gymnasium allemand qui domine31. Le changement effectué en 1907 est le symbole de l’achèvement du processus de la « galicisation » (donc de polonisation) et de la transformation de Brody en petite ville galicienne « ordinaire ». Après la Première Guerre mondiale, le lycée est rebaptisé Gimnazjum im. Korzeniowskiego, ce qui souligne d’un côté la polonité de l’école, mais d’un autre côté le patriotisme local, puisque l’écrivain polonais Józef Korzeniowski (17971863) est originaire de Brody32. En ce qui concerne les Ukrainiens, maîtres de cette école aujourd’hui, il est remarquable de voir à quel point ce lycée fonctionne comme lieu de mémoire nationale. Dès les premières années de la perestroïka, la municipalité de Brody prend l’initiative d’ériger un monument devant le lycée, représentant les portraits de cinq célèbres anciens élèves ou enseignants de l’école (voir ill. 7). Curieusement tous ces personnages, dont Ivan Truš, Osyp Rozdol’s’kyj, Vasyl’ Ščurat et Stepan Tudor (tous ukrainiens), y ont étudié à l’époque autrichienne, alors que la langue d’instruction était encore l’allemand. Le nom que porte le lycée aujourd’hui est celui d’un artiste ukrainien de la fin de siècle, Ivan Truš (1869-1947). Même dans la petite salle commémorative (kimnata muzej) du lycée actuel, il n’est guère fait mention de la période soviétique de cette école. Tout cela montre l’importance que les lycées galiciens de l’époque autrichienne ont pour le mouvement national ukrainien. Pour refermer le cercle de la multiculturalité, il faut savoir que le cinquième personnage représenté sur le monument érigé devant l’école en 1986 n’est autre que Joseph Roth. Il n’y figure donc pas de 31 Zbigniew Kościów, Brody : Przypomnienie kresowego miasta, Opole, Wojewódzka biblioteka publiczna im. E. Smołki, 1993, p. 44 f ; Edmund Bernhaut, Obrazki z przeszłości Brodów i powiatu Brodzkiego, t. 1, Brody, D. Brandon, 1938, p. 11-13. 32 Il s’agit du père de l’écrivain Józef Konrad Korzeniowski, plus connu sous le nom de Joseph Conrad (1857–1924).
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Polo onais ; mais un éccrivain « neutre » autrichien est ad dmis dans la mém moire ukrainienne sur l’ancienne muulticulturalité du lycée l et de la ville. Ill. 7. 7 Le Lycée Ivan Truš à Brody aujourd’hui, aavec le monument auxx anciens élèves
UN LABORATOIRE LITTÉRAIRE DE LIEUX COMMUNS : LES MARIAGES MIXTES – HONGRIE ET SLOVAQUIE
Clara ROYER (Université Paris-Sorbonne et CIRCE)
Aborder le sujet du mariage mixte dans une perspective multiculturelle, en tant que lieu de rencontre entre deux cultures et religions, portées par deux partenaires qui transmettraient ce lieu créé en commun à leurs enfants, est une démarche séduisante. Dans la Hongrie de l’avant Shoah, et ce de façon continue depuis l’introduction du mariage civil obligatoire par la loi XXI de 18941, le mariage mixte juif-chrétien devint un phénomène social d’importance et même un lieu commun littéraire. Budapest fut d’ailleurs perçue comme un cas d’école du mariage mixte, au point qu’en 1940, le phénomène retint l’attention outre-Atlantique d’un professeur de biologie américain, Raymond Pearl2. 1940, soit un an avant que la troisième loi antijuive ou loi XV de 1941 n’interdît ces mariages mixtes. Pourtant, Budapest et la Hongrie ne présentaient pas le plus grand nombre de cas – ainsi, depuis le début 1 Acquis fondamental qui transformait le mariage religieux en cérémonie facultative dépourvue de conséquences sur le plan du droit civil. Il fut complété par d’autres mesures comme la « réception du culte israélite » (loi XLII de 1895) qui, en conférant aux Juifs le statut de « religion reçue », étendait le régime d’égalité et de réciprocité entre cultes « reçus », notamment en droit matrimonial. 2 Raymond Pearl et Celeste Franklin, « Jewish and Christian Intermarriages in Budapest: A Footnote to Recent Social History », Bulletin of the History of Medicine, n° 8, 1940, p. 497-508. Cet article présentait des statistiques de la capitale sur les mariages entre 1897 et 1935 et donnait lieu à une réflexion de type socio-biologique, tout à fait dans l’esprit du temps.
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du XXe siècle, la ville d’Europe centrale où la pratique était la plus élevée était Trieste. Mais Budapest et l’ensemble de la Hongrie retinrent l’attention sur ce phénomène non seulement en raison de l’état exceptionnel de la législation hongroise3, mais aussi parce que le pays était encore perçu comme l’un des lieux de la réussite de l’assimilation juive à la société hongroise – la communauté juive budapestoise était majoritairement assimilée, de tendance néologue, revendiquant largement le hongrois comme langue maternelle et très peu réceptive aux idées sionistes. Cette tendance se poursuivit même dans l’entredeux-guerres, malgré le « cours chrétien » revendiqué par le régent Horthy, avec une moyenne de 20 % de mariages mixtes environ de 1918 à 1941. Taux de mariages juifs impliquant un conjoint non-juif dans la Hongrie de l’entre-deuxguerres (année/pourcentage)4 1914 14,13
19151917 22,45
1919
1920
1924
1926
1929
1931
1933
1935
1939
19,57
16,42
17,68
22,16
21,39
24,47
24,38
24,6
16,58
Le phénomène opposé se produisit dans la région slovaque de la nouvelle République tchécoslovaque, héritière de l’ancien Royaume de Hongrie et surtout du centre de l’orthodoxie juive qu’était Bratislava (Pozsony). La perpétuation du caractère villageois de la communauté juive de Slovaquie pendant l’entre-deux-guerres permit de maintenir sa structure religieuse orthodoxe : en 1930, 55 % des Juifs vivaient dans des villes ou villages de moins de 5 000 habitants ; seuls 18 % habitaient en grande ville, avec en tête Bratislava à raison de 15 500 habitants juifs Ce dispositif existait dans l’Allemagne wilhelmienne mais pas en Autriche, où l’un des partenaires devait se convertir ou quitter son culte pour devenir « confessionslos ». 4 Pour un tableau plus complet, cf. Yehuda Don et George Magos, « The Demographic Development of Hungarian Jewry », Jewish Social Studies, vol. 45, n° 3-4, été-automne 1983, tableau 15, p. 213. Voir aussi le tableau des taux de mariages mixtes contractés en fonction du sexe du partenaire juif proposé par Viktor Karády dans « Budapesti zsidókeresztény házasságok (1896-1950) » [Mariages juifs-chrétiens budapestois (1896-1950)], Önazonosítás, sorsválasztás. A zsidó csoportazonosság történelmi alakváltozásai Magyarországon [Auto-identification, choix de destin. Changement des formes historiques de l’identité de groupe des Juifs en Hongrie], Budapest, Új Mandátum, 2001, p. 249. 3
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et Košice avec 11 5005. Les statistiques révèlent peu de mariages mixtes. Et si les statistiques du mariage mixte en Hongrie, en Transylvanie et dans le Banat sont aujourd’hui connues notamment grâce aux travaux de Viktor Karády, seules celles de Košice sont accessibles grâce aux travaux de la chercheuse Eva Kovács, au contraire de celles de Bratislava6. Or, les statistiques pour Košice ne prenaient pas en compte la nationalité mais la religion seule : il n’est donc guère possible de savoir si ces mariages étaient contractés avec des Hongrois ou des Slovaques chrétiens, ni de quelle nationalité se revendiquaient les partenaires juifs qui, dans la Tchécoslovaquie de Masaryk, pouvaient se déclarer de nationalité juive, hongroise ou tchécoslovaque. Le mariage mixte ne se produisait généralement qu’en centre urbain, avec un partenaire juif de tendance réformée. Dans les cercles orthodoxes, il était exclu. Après un aperçu des enjeux du mariage mixte qui permettent d’en faire un lieu commun de la multiculturalité, cette étude propose un dyptique littéraire, par la confrontation entre deux écrivains juifs, l’un hongrois, Béla Zsolt, né en 1895 à Komárom (aujourd’hui Komárom en Hongrie et Komarno en Slovaquie), ville frontalière multiculturelle de l’ancienne Haute-Hongrie, l’autre slovaque, Gejza Vámoš, né en 1901 à Dévabánya dans l’actuelle Hongrie dans une famille juive de langue hongroise et qui, contrairement au reste de ses confrères littéraires juifs de la partie slovaque de la jeune République, rejeta la langue hongroise pour épouser la cause littéraire slovaque. La confrontation du motif du mariage mixte chez ces deux auteurs révèle comment le mariage mixte put devenir un laboratoire d’expérimentation de l’échec ou du succès de l’assimilation juive. Laboratoire car les deux écrivains, influencés par la pensée raciale
Cf. Hugo Stransky, « Religious Life in Slovakia and Ruthenia », in The Jews of Czechoslovakia, vol. II, Philadelphia, The Jewish Publication Society of America, Society for the History of Czechoslovakian Jews, 1971, p. 351. 6 Peter Salner, ethnologue à l’Institut de sociologie de l’Académie des Sciences Slovaque, a eu l’amabilité de m’adresser le résultat suivant pour une étude de cas de Juifs originaires de Bratislava : sur 149 survivants de l’Holocauste, seule une femme avait fait un mariage mixte. 5
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dominant l’entre-deux-guerres, y virent même un enjeu multiracial tout en dressant des conclusions radicalement opposées. Le mariage mixte multiculturalité ?
en
Hongrie :
une
facette
de
la
Si la question de la multiculturalité est problématique, cela est lié au fait que le mariage mixte pose d’emblée la question de la conversion. Le mariage mixte peut se concevoir comme une stratégie identitaire permettant de s’intégrer dans la société dominante et donc d’effacer ses différences7. Parmi les statistiques offertes, seuls les chiffres des conversions après le mariage sont connus. Or les conversions étaient un phénomène de réaction aux poussées d’antisémitisme de l’époque. On pourrait donc supposer que les mariages mixtes étaient un lieu d’effacement de l’identité juive : pourtant, d’après les statistiques, on constate qu’au contraire des conversions, ils furent moins nombreux dans les années dangereuses (1920-21, années de Terreur Blanche, 1938-1941, années des trois premières lois antijuives) que dans les années relativement calmes du tournant des années 1920-30. Les persécutions antisémites entraînèrent une chute de leurs taux. Ces variations se vérifient également pour les Juifs de Budapest, mais avec des chiffres absolus bien plus élevés qu’en province : la première moitié des années 1930 compta trois mariages mixtes pour sept mariages entre conjoints juifs. Ensuite, le phénomène déclina jusqu’à être interdit par la loi XV de 1941. Les hommes jouissant d’une plus grande liberté, le mariage avec une partenaire chrétienne n’entraînait pas systématiquement la conversion. Le mari chrétien ne se convertissait généralement pas à la religion juive de son épouse. En revanche, si on connaît des cas en nombre assez significatif de femmes catholiques converties au judaïsme de leur époux, les femmes juives acceptaient une conversion presque automatique à la religion chrétienne de leur mari. Il reste donc possible de considérer le mariage mixte comme un lieu de passage transconfessionnel, qui Cf. Viktor Karady, « Identity Strategies Under Duress Before and After the Shoah », in Randolph Braham et Attila Pók (dir.), The Holocaust in Hungary. Fifty years later, New York, Columbia University Press, 1997, p. 147-178.
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pourrait impliquer une certaine transmulticulturalité dans la cellule familiale. Le mariage mixte était une stratégie de « compensation sociale », liée à la sécularisation de la société, comme l’explique Viktor Karády dans son étude sur les mariages mixtes de Budapest entre les deux guerres8. Ainsi, une femme de Košice interviewée par Éva Kovács liait le grand nombre de cas de mariages mixtes de sa famille à sa faible religiosité9. Mais le mariage mixte est aussi une stratégie de vie à deux qui permet une compensation sociale et économique : un accès à une couche sociale jugée plus élevée, un accès aux valeurs dominantes de la société – les valeurs chrétiennes – et un apport financier en général grâce au partenaire juif du couple. Les statistiques des mariages mixtes en fonction des classes sociales analysées par Viktor Karády montrent que les fiancés juifs faisaient des mésalliances sociales de façon plus fréquente qu’ils ne choisissaient l’ascension sociale, et ce probablement pour acquérir ces valeurs chrétiennes offertes par l’épouse ou le mari non juif. Dans ses Mémoires intitulés Confessions juives écrits en 1942, le psychiatre juif hongrois István Kulcsár, né en 1901, décrivait notamment son mariage mixte en secondes noces avec une femme catholique, fille de militaire, comme une sorte de no man’s land où les deux partenaires fuient leur héritage respectif pour recréer une identité conjugale à part. Kulcsár avoue avoir espéré pouvoir devenir « aryen » grâce à son mariage, quand sa femme déclarait à sa mère qui, venue en visite, tenait des propos antisémites : « Je te prie de parler autrement quand tu te trouves dans un foyer juif10… » – une expression que l’on n’aurait jamais, selon lui, entendue dans un foyer juif. Ces différences 8 Viktor Karady, « Kettős heterogámia. Osztályviszonyok és felkezeti vegyes házasságok Budapesten a világháborúk között » [Double Hétérogamie. Rapports de classes et mariages mixtes religieux à Budapest entre les deux guerres], in Önazonosítás, op. cit., p. 225. 9 Entretien avec Erzsébet Weiss G., née en 1923 à Košice in Éva Kovács, Felemás asszimiláció. A kassai zsidóság a két háború között (1918-1938) [Assimilés à moitié. La communauté juive de Kassa entre les deux guerres (1918-1938)], SomorjaDunaszerdahely, Lilium Aurum Könyvkiadó, 2004, p. 173-176. 10 Balázs Körmendi (Dr. István Kulcsár), Zsidó Gyónás [Confessions juives], Budapest, Argumentum, 2006, p. 165.
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de perspectives contribuèrent pourtant à créer une autre identité familiale, ni juive ni chrétienne, mais mixte : « Nous nous distinguions socialement, nous n’appartenions ni à l’un ni à l’autre groupe. Et alors se forma progressivement et parallèlement notre nouvelle société, faite de Juifs christianisés et de mariages mixtes. […] Nous étions très heureux de notre nouvel environnement. Nous trouvions que ceux qui avaient dépassé les frontières dessinées par leurs origines et vivaient selon des principes humanistes plus vrais, plus généraux, étaient les gens les plus intéressants11. »
Le mariage mixte était finalement perçu comme le triomphe de l’amour sur les préjugés – une conséquence de la foi en l’assimilation juive dans la société hongroise. Outre l’expansion connue par le phénomène dans les années 1920-30, il n’y avait guère plus de divorces chez les maris juifs de leurs partenaires chrétiennes que de la part des maris chrétiens de leurs épouses chrétiennes. Mais il est vrai que les femmes juives divorçaient de leurs maris chrétiens plus fréquemment que la moyenne, et ce peut-être d’autant que religion juive était en général transmise à l’enfant si le père était juif, et non la mère, bien que selon la loi les fils issus de mariages mixtes dussent prendre la religion de leur père, et les filles celle de la mère, à défaut de contrat (reverzális). L’évolution du stéréotype littéraire pendant l’entre-deuxguerres : l’échec de la multiculturalité heureuse Le mariage mixte devint un motif littéraire privilégié sous la plume de certains écrivains hongrois, juifs ou non, en ce qu’il permettait de tenir un discours, illustré par la cellule du couple, sur le succès ou l’échec de l’assimilation juive au sein de la société. Or la vision du mariage mixte des écrivains de l’entre-deux-guerres fut non seulement en discordance avec le discours et les pratiques de la société, mais également avec l’héritage littéraire du motif depuis l’émancipation juive. L’un des premiers à avoir traité le motif était un écrivain juif hongrois assimilé de la fin du XIXe siècle, d’une génération célébrant les bienfaits de l’assimilation à la société hongroise. Lajos Dóczi, anobli 11
Ibid., p. 160.
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grâce au comte Andrássy dont il était le protégé, consacra plusieurs œuvres à cette thématique, dont la nouvelle intitulée « Un mariage mixte12 ». Construite comme un conte de fées, la nouvelle raconte la façon dont une jeune comtesse aux sentiments peu chaleureux envers les Juifs en vient à épouser l’un d’eux, séduite par la noblesse de son cœur, en plein débat sur la loi dite de réception du culte juif. Le mariage mixte reçut un traitement positif en 1918 sous la plume du poète Béla Balázs, le librettiste du Château de Barbe-Bleue de Béla Bartók, mais de façon plus ironique, dans sa nouvelle « Le mariage de Virginia13 » : Virginia Krsmárszky, une Slovaque habitant un village au pied des Tatras, au nom évocateur de virginité et de chrétienté (krs- évoque krst, « baptême »), finit par épouser son locataire, le « petit Juif » Ignác Blau, après l’avoir soigné par dévotion chrétienne et surmonté son dégoût au profit de la naissance de ses sentiments dans la familiarité donnée par la maladie. Or, pendant l’entre-deux-guerres, on est bien loin de ces narrations optimistes et favorables à l’assimilation. L’un des grands écrivains de la première génération de la revue Nyugat, Zsigmond Móricz, consacra en 1924 un court roman intitulé Jusqu’aux lueurs du petit jour narrant l’impossible union entre le Juif Ádám et la fille de l’intendant du grand propriétaire. Le mariage mixte est sous sa plume pour la première fois envisagé comme le laboratoire où s’étudie l’échec de l’assimilation juive. En une nuit, Ádám, Juif assimilé, est banni de la société, alors que le jeune homme a fait le sacrifice douloureux de renier son vieux père et sa religion pour obtenir la main de la jeune fille, à partir du moment où l’intendant apprend que le comte l’a remplacé par des régisseurs juifs, marchands de vin de la capitale. La narration de Móricz est impartiale, épousant tous les points de vue, et montre l’assimilation comme une double tragédie14. 12 Lajos Dóczi, « Egy vegyes házasság », in Beszélyek és vázlatok [Discours et esquisses], Budapest, Wodianer, sans date, p. 60-80. 13 Béla Balázs, « Virginia házassága » [Le Mariage de Virginia], in János Kőbányai (éd.), Minden hiábavalóság. A magyar zsidó próza száz éve (1848-1948) [Tout n’est que vanité. Cent ans de prose juive hongroise], Budapest, Múlt és Jövő, 1999, p. 241-247. 14 Zsigmond Móricz, Kivilágos kivirradtig [Jusqu’aux lueurs du petit du jour], Budapest, Szépirodalmi Könyvkiadó, 1974. L’histoire avait été inspirée par un petit drame
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Dans l’œuvre de Béla Zsolt, le motif du mariage mixte est introduit de façon quasi obsessionnelle pour servir de lieu symbolique de l’échec de l’assimilation. Obsessionnelle, car pas un de ses romans ne se construit en-dehors de la cellule du mariage, lequel n’aboutit jamais à la moindre vie de famille – ce qui est l’exact opposé du récit cité plus haut d’István Kulcsár. Trois de ses romans, écrits en 1926, 1931 et 1936, sont fondés sur un mariage mixte. Observateur lucide de son époque, Zsolt ne néglige pas la dimension sociale compensatoire de ce type de mariage : en général, le partenaire juif, que ce soit Eszter, héroïne du roman de 1926 Ça se termine en mariage, ou Gerson, l’anti-héros du roman de 1931 Gerson et son épouse, fait des mésalliances sociales. Eszter Horvát, juive bourgeoise anticonformiste, vit six ans avec Mihály Majoros, fils de prolétaires, avant de le quitter pour un homme qu’elle croit plus digne de sa classe, le baron autrichien Tauss, un officier contre-révolutionnaire qui la vole et la délaisse à son tour ; le parvenu Gerson épouse la secrétaire de sa compagnie, Elly, fille de colonel, chrétienne, issue de la gentry et déclassée. Le mariage mixte est un cliché travaillé par Zsolt tout au long de son œuvre visant une satire du modèle familial petit-bourgeois. Il suppose toujours une impasse sentimentale et sexuelle, car il repose systématiquement sur une série de compromissions qui trahissent l’échec de l’assimilation des Juifs au sein de la société hongroise. La sexualité du couple formé par Elly et Gerson est ainsi mécanique. Ce motif est traité de façon burlesque dans un passage parodiant le modèle familial bourgeois s’accomplissant dans l’acte sexuel, dépourvu de toute volupté : « Dans ces moments-là surgissent les mêmes idées que dans les moments les plus pathétiques des bourgeois : celles dont, au parlement, dans les éditoriaux, dans les discours de mariage et les discours funèbres, on se pare d’habitude. C’est à cela qu’il pense : il étreint “son épouse” pour qu’elle soit enfin “sa compagne”, que la flamme s’embrase “dans le foyer familial”, pour
similaire dont Móricz avait été témoin dans un petit village de Nyírség le 26 décembre 1899.
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fonder à présent une “dynastie” : il sème les graines des futurs Gerson qui seront de puissants PDG et colonels15. »
Dans le roman de 1926, la faille sexuelle apparaît autrement. Le partenaire non juif, Mihály, est un castré par parasitisme. Le pouvoir économique, « masculin », est détenu par Eszter, ce qui l’empêche de tomber amoureux de sa compagne. Mais lorsqu’il tente de s’unir à deux reprises avec une autre, il se heurte à son impuissance. Personnage féminisé, avec lequel les femmes se comportent comme s’il était « un eunuque ou un laquais », il finit après sa rupture avec Eszter par se fiancer malgré lui à la jeune vierge Vera – une virginité symbolique des impuissances névrotiques du personnage, lequel incarne symboliquement les impuissances magyares. Dans ce même roman, Ça se termine en mariage, l’histoire est encore optimiste, même si la satire y est acerbe. Eszter finit par épouser Mihály – d’où le titre ironique. Or ce mariage est bien plutôt une parodie de fin heureuse car tout le roman démontre l’irréductible distance qui sépare les deux partenaires – distance non seulement culturelle, mais également raciale. Ainsi, lorsque la Commune de 1919 met à mal la fortune d’Eszter, Mihály est désespéré : « La conduite d’Eszter, pensa-t-il, est caractéristique de l’esprit social juif qui, aux moments cruciaux, est capable de reléguer les intérêts personnels à l’arrière-plan pour atteindre les buts de leur race. La fille n’avait pas battu d’un cil quand elle avait appris que sa fortune était en danger, parce qu’elle attendait que la révolution permette à sa race sa réussite universelle16. »
Le langage racial tenu par Mihály est encore mis à distance par le jeu du dialogisme ironique et renvoyé dos à dos avec le langage de classe que se tient Eszter, l’ancienne sympathisante révolutionnaire qui s’allie à la contre-révolution. Mais les deux autres mariages mixtes romanesques se font l’écho du pessimisme grandissant de l’écrivain : dans le roman de 1936, la juive Flóra suit par amour un peintre révolutionnaire raté
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Béla Zsolt, Gerson és neje, Budapest, Genius kiadás, 2e éd., s. d., p. 205. Béla Zsolt, Házassággal végződik, Budapest, Genius kiadás, s. d., p. 61.
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qui se laisse progressivement séduire par le nazisme et la répudie. Chez Zsolt, le mélange est perçu comme une impasse. L’enfant mixte chez Béla Zsolt et Gejza Vámoš : corps monstrueux ou corps utopique ? Le mariage mixte aboutit certes dans un premier temps à un espace domestique commun. Mais l’enfant mixte est l’unique et rare « corps » commun, une incarnation qui inscrit cette transgression des clivages imposés par les normes sociales ambiantes dans un temps nouveau. Des trois mariages mixtes des romans de Zsolt ici évoqués, seul un enfant « mixte » est dépeint, le fils d’un personnage secondaire du roman de 1936, La Danubienne. De l’union entre la Juive Flóra et l’« aryen » Scholtz, figure hitlérienne à demi-mots, naît un monstre. En cela, Zsolt s’oppose irréductiblement au médecin qu’est Gejza Vámoš, qui non seulement bouleverse le tabou qui porte sur les mariages mixtes au sein d’une société slovaque qui ne connaît pas le même degré d’assimilation des Juifs, mais fait également de l’enfant mixte un idéal biologique et culturel. Emblématiquement, le portrait d’Eduard Joachim est livré à la lumière d’une lampe chirurgicale, médicalisation qui introduit la thématique raciale : « Tant qu’il fut hors de portée de la lumière de la lampe, il avait l’air seulement d’un échantillon de la race nordique. Mais dès que la lumière l’éclaira, le tableau fut entièrement détruit par son nez cornu et recourbé et ses oreilles écartées. Deux types funestes s’étaient rencontrés dans le corps du garçon sans s’être liés par un quelconque compromis l’un à l’autre. […] Dans le corps d’Eduard Joachim, deux races ancestrales s’étaient implantées l’une à côté de l’autre et la disharmonie des deux motifs avait dès le premier moment un effet grotesque, puis effrayant. Sa blondeur couleur de maïs et ses yeux couleur de glace étaient étrangers et effrayants pour moi en tant que Juif, – mais j’imaginais que son nez recourbé de Juif polonais et ses oreilles en forme d’ailes de chauve-souris pouvaient tout autant l’aliéner d’un nazi17. »
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Béla Zsolt, A dunaparti nő, Budapest, Nova Irodalmi Intézet, 1936, p. 249.
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L’enfant mixte chez Zsolt est un monstre – d’où le lexique bestial et le motif fantastique du mutant. Il porte d’ailleurs des « traits juifs caricaturaux ». Outre le corps, l’esprit est également dénaturé : par désir d’identification au père, l’adolescent hait sa mère parce qu’elle est juive, sans se rendre compte qu’il l’est également selon les lois de Nuremberg. « Les Juifs ont apporté la ruine sur l’Allemagne ! Et les Juifs veulent tuer le Führer ! Et le Führer a été envoyé par Dieu18 ! » La scène a beau concerner des personnages secondaires, elle est la clef du roman car c’est ce spectacle qui entraîne l’enfantement du propre fils de Viktor, Artúr – qui meurt à la naissance, par une ironique soirée de Noël 1935. La dernière partie du roman, ouverte après la scène présentant Eduard Joachim et aboutissant à l’accouchement du fils mort-né, est une longue déploration anticipée du fils idéal : Artúr, fils juif régénéré, prouverait aux yeux de tous qu’Hitler est diabétique et le vaincrait donc en invalidant ce stéréotype antijuif fondé sur la maladie. Cette scène utopique révèle une certaine lucidité angoissée de l’écrivain, dont le personnage de Juif pur et idéal est condamné à ne jamais voir le jour, laissant son père, Viktor, incarner le crépuscule des Juifs d’Europe. Le cas de Zsolt n’était pas unique au sein des écrivains de sa génération. Les figures des fils juifs hongrois sont souvent condamnées par la génétique ou par les obscures lois de Dieu19. Or, de même que le mariage mixte fut traité comme le lieu de tous les échecs, le métissage des fils fut souvent perçu comme un lieu angoissant ou une impossibilité, l’infertilité des mariages mixtes étant un stéréotype répandu en Europe centrale20. Werner Sombart, le théoricien du capitalisme juif, très commenté en Hongrie, estimait ainsi en 1912 que Ibid., p. 251. Voir la nouvelle de Károly Pap, « On verra demain ! », dans laquelle le protagoniste a l’intuition confuse que sa nature sanguinaire procède de l’union « contre-nature » de ses parents. La mixité du fils, pensée comme bâtardise de façon explicite dans la nouvelle, inscrit ainsi Pap en opposition directe avec Vámoš. Károly Pap, « Majd holnap! », in Novellák I [Nouvelles. I], Budapest, Múlt és Jövő, 1999, p. 220. 20 L’angoisse de la mixité fut commune à certains écrivains juifs de Vienne. Voir l’analyse des cas de Hugo von Hofmannsthal et de Wittgenstein par Sander Gilman, Smart Jews. The Construction of the Image of Jewish Superior Intelligence, Lincoln, University of Nebraska Press, 1996, p. 135-143. Sur l’horreur ressentie par Kafka pour l’enfant mixte, cf. Sander Gilman, « Kafka wept », Modernism/Modernity, vol. 1 n° 1, janvier 1994, p. 33. 18 19
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les « enfants mixtes » étaient condamnés au suicide ou à l’amoralité dans son ouvrage Die Zukunft der Juden21. S’il partageait avec Zsolt et d’autres écrivains une vision modelée par la thématique de la dégénérescence et par les théories raciales, Gejza Vámoš prôna le mariage mixte comme solution à adopter en vue de la régénérescence de la société slovaque. Cet écrivain-médecin proposa le mélange comme moyen de renforcer une nation à deux corps affaiblis, les Slovaques et les Juifs. C’était ainsi aller à l’encontre d’un tabou de société. Ainsi, la romancière slovaque Ľudmila Podjavorinská (18721951) avait traité en 1893 dans sa nouvelle « Différences et différends » le thème de l’amour entre un Slovaque chrétien et une jeune fille juive au XIXe siècle. L’amour entre Adam Hrehoš et la juive Hanula Bärová est condamné, au point que Hanula hait dans sa judéité le principal obstacle à son amour. Mais trahie par Adam, elle épouse avec sangfroid un usurier juif qu’elle manipule pour punir son ancien amant22. Vámoš bouleversait donc le tabou portant sur le mariage mixte au sein d’une société slovaque dont l’assimilation n’avait pas atteint le degré connu dans la Hongrie de Zsolt. Comme le révèlent le titre de son roman, Branche brisée, de même que la thématique de la régénérescence fondamentale dans le texte, Vámoš était par ailleurs familier de l’œuvre de Svetozár Hurban-Vajanský, l’auteur de Rameau desséché [Suchá ratolesť] en 1884, au cœur duquel se trouve la question de l’homogénéisation et de la régénérescence de la société slovaque. Or, Vajanský avait lui aussi présenté dans son roman Racine et pousses [Koreň a výhonky] une ville fictive, Rohov, peuplée d’« Abdéritains slovaques23 » dont la magyarisation infâme faisait l’objet de la satire de Cf. George Mosse, Les Racines intellectuelles du troisième Reich. La Crise de l’idéologie allemande, tr. fr. Claire Darmont, Paris, Calmann-Lévy, 2006, p. 171. 22 Ľudmila Podjavorinská, « Protivy », in Dielo, Bratislava, Tatran, 1987. 23 La tradition abdéritaine, fondée par Lucien dans l’Antiquité et diffusée en Europe centrale grâce à l’œuvre de Wieland, Les Abdéritains. Une histoire très vraisemblable, en 1774, pose par ses procédés héroïcomiques la question de l’imitation (mimicry) en décrivant la bêtise comportementale des habitants qui cultivent des valeurs étrangères et superflues. Voir Xavier Galmiche, « Abdéritains, crétins, culs-terreux et autres ploucs : représentations satiriques de l’autre dans l’Europe du début du XIXe siècle », communication au colloque La Peur de l’autre, Paris-Sorbonne Abu Dhabi, 17-19 mars 2009, à paraître. 21
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l’écrivain. A cette ville dégénérée, l’écrivain avait opposé la pureté idyllique du village slovaque24. En inscrivant son texte satirique dans un village slovaque fictif, Bahňany, la « ville de boue », Vámoš réagissait probablement au texte de son prédécesseur. L’intelligence juive et la force slovaque permettraient de créer un nouveau héros national, incarné dans son roman satirico-utopique de 1934, Branche brisée, par un enfant, Samko, né de l’union illégitime entre une mère juive et un père chrétien slovaque. Or, cette pensée du mariage mixte optimiste est inspirée du modèle d’assimilation juive hongroise vantée dans le roman dans un chapitre intitulé « Les Juifs du Nord et du Sud25 ». Samko, alias Mikulaš, nom qu’il adopte en fuyant le foyer religieux maternel pour vivre avec son père chrétien, porte en lui un modèle de l’homme nouveau utopique. Car si les bâtards de Zsolt sont monstrueux, le corps du blond Samko est harmonieux à l’image de son esprit. D’après la critique Dagmar Roberts26, cette vision du mélange aurait été influencée par Jindřich Kohn, l’auteur d’Assimilation et Epoques [Asimilace a vĕky] publié en 1936 à Prague, dans lequel Kohn argumenta en faveur de l’assimilation entre Juifs et Tchèques, pétris par une histoire similaire épousant un mouvement de balancier entre prospérité et déclin, d’autant plus capables de fraterniser qu’ils avaient, selon lui, une conscience nationale et ethnique par nature défensive. Or, Samko est le frère du héros-brigand Janošik : régénéré physiquement par rapport à ses demi-frères juifs, mais également culturellement grâce à l’éducation mixte, juive et philosophique, qu’il reçoit. Cet éloge du mélange est placé dans la bouche d’un porte-parole de l’écrivain, le personnage slovaque qui épouse une femme juive à la fin du roman. Ľudo Lapajovič, admirant la force physique du bâtard 24 Cf. Csaba G. Kiss, « “Patriotes” et “panslaves” dans les confins de Haute-Hongrie d’après les romans de Kalman Mikszáth et de Svetozar Hurban Vajanský », in Delphine Bechtel et Xavier Galmiche (dir.), Le Mythe des confins, Cultures d’Europe Centrale, n° 4, 2004, p. 163-165. 25 Gejza Vámoš, « Žid severu a juhu », d’abord publié dans Slovenské smery [Directions slovaques], année 1, 1933-34, n° 1, p. 2-13 ; n° 2, p. 65-77 ; rééd. Gejza Vámoš, Odlomená Haluz, Bratislava, Vydavateľstvo Spolku slovenských spisovateľov, 2004. 26 Cf. Dagmar Roberts, « Gejza Vámoš – A Case Study of Jewish Assimilation in InterWar Slovak Literature », Neohelicon XXXII, Budapest, Akadémiai Kiadó, 2005, p. 144.
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Samko, s’en prend aux conceptions puristes de l’aristocrate hongrois au nom ridicule de Töhötöm Fölöstököm27 : « Quoi la pureté […], on est bien avec ce genre de pureté ! D’un côté une nation patiente, bien brave, incapable de vivre. De grosses pièces de viande qui se font couper du bois sur le dos. Les veaux de Dieu dont n’importe qui fait ce qu’il veut. De l’autre encore, une nation d’éternels pisseurs, hypersensibles, aux jambes tordues, malins, toujours à se lamenter, toujours à ressentir les injustices, toujours à se considérer comme des martyrs. Qu’estce que ça me fait à moi qu’il y ait de la pureté ? Devant quoi devrais-je m’incliner ventre à terre ? Oui, c’est avec respect que je mettrais mon chapeau bas devant ces bâtards réussis qui seraient issus de ces races mélangées28. »
Un ultime débat oppose les deux personnages alors que Ľudo annonce sa décision d’épouser une Juive slovaque, dans un dernier chapitre ironiquement intitulé « Aïe ! et les pedigrees ! » et dont le soustitre « Et qu’en diront Perún et Adonaï ? » (Perún étant le dieu le plus puissant du panthéon slave), introduit le désir de l’écrivain de voir s’accomplir le mélange entre paganisme et judaïsme. La discussion est précédée par la description symbolique d’un « vieux mûrier desséché » au « vieux tronc stérile, avec ses petits fruits blancs immangeables ». À Töhötöm qui s’inquiète du « pedigree » de la descendance de son ami s’il épouse une Juive, Ľudo réplique par un éloge de la régénérescence dans la mixité. Et de conclure par cette exhortation : « Arracher seulement les branches de cette étrange souche où c’est possible, et la greffer, la planter dans les troncs indolents, la terre nouvelle29. » Le roman se clôt juste après cette réplique par le retour du motif du mûrier
27 Une onomastique satirique qui révèle les sentiments peu amènes de Vámoš envers l’aristocratie hongroise : Töhötöm, nom de l’un des sept chefs des tribus d’Árpád, ridiculise la revendication d’une lignée ancestrale du personnage aristocrate tout en faisant entendre le verbe tehetem, « je peux faire ». Or, fölöstök est une agglutination entre l’adjectif fölös, « excédentaire », et le nom commun tök, « courge », qui renvoie aussi aux testicules. 28 Gejza Vámoš, Odlomená Haluz, op. cit., p. 9. 29 Ibid., p. 240 et 241.
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sous les étoiles – lumière renvoyant aux bougies allumées des maisons juives lorsque les maisons slovaques sont plongées dans l’obscurité30 : « Les étoiles brillaient au-dessus du village et les feuilles du mûrier murmuraient dans la brise. Les feuilles du sombre mûrier stérile. La réponse était donnée dans un murmure depuis les jardins voisins par les pommiers, les poiriers, les pêchers. Des arbres vigoureux, sains, beaux et fertiles. Un jour, leurs vieux troncs vieillis avaient été croisés à des branches brisées31. »
Cette conclusion résout ainsi l’énigme posée par le titre. Le corps du fils mixte devient, avec l’esprit mixte développé par l’éducation judéochrétienne, le lieu de la rencontre entre deux cultures et deux races en vue d’une régénérescence et doit, dans l’univers utopique ouvert par le roman, être complété par une éducation mixte. Toutefois, cette vision résultait d’une pensée raciale plus marquée que chez un Béla Zsolt. En effet, Vámoš témoigna de l’influence qu’eurent sur lui les théories du psychiatre autrichien Richard von Krafft-Ebing32. Or, Krafft-Ebing voyait dans le fanatisme religieux un symptôme recouvrant une surexcitation sexuelle anormale qui pouvait conduire à des pratiques sexuelles maladives33. Par ailleurs, il liait la dégénérescence des Juifs à leur pratique du mariage endogame dans une conception toutefois anthropologique (et non raciale). Comme KrafftEbing, Vámoš associa le zèle religieux, qu’il stigmatisa dans le roman par le jeu d’une satire mordante, et la mentalité « séparatiste » de la communauté juive. En militant pour les mariages mixtes, en faisant de ses fils juifs « purs » des dégénérés et en stigmatisant le fanatisme religieux, Vámoš militait à sa façon contre la « neurasthénie juive » dénoncée par Krafft-Ebing. La confrontation de l’écriture du mariage mixte chez les deux écrivains – et l’opposition frappante des deux enfants, l’un héros, l’autre monstre – permet donc de comprendre quelques points intéressants. Ainsi que l’a remarqué Dagmar Roberts, art. cit., p. 142. Gejza Vámoš, Odlomená haluz, op. cit., p. 241. 32 ALU SNK 72 Z 21 : Gejza Vámoš – Chvála obmedznosti [Eloge de la limitation]. 33 Richard von Krafft-Ebing, Text-Book of Insanity, tr. angl. Charles Gilbert Chaddock, Philadelphia, F.A. Davis, 1905, p. 143. 30 31
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Chez Vámoš, le modèle juif hongrois, l’idéal masarykien et peut-être quelques éléments de messianisme juif entraînèrent une croyance dans la fécondité du modèle du mariage mixte, et cela même en 1934. Mais la grande originalité de Vámoš est à lire dans le bouleversement d’un tabou portant sur le mariage mixte, puisqu’il ne s’agissait pas d’un modèle pratiqué en pays slovaque, à partir d’un renversement original des théories racistes développées par l’époque. En revanche chez Zsolt, le mariage mixte reste un lieu de l’échec d’une multiculturalité, qui renvoie au succès d’une certaine vision raciale et du nazisme en Europe. Mais l’union mixte envisagée entre Juifs et non Juifs révèle d’autres enjeux chez Gejza Vámoš. L’écrivain à l’identité plurielle réagissait à la thématique si forte du travestissement du Juif assimilé dont le corollaire était une pensée du mélange comme stérile. Or Gejza Vámoš prôna dans son roman une identité non pas travestie mais régénérée par le biais d’une transformation par croisement, cette bouture qui change le nom de Samko en Mikuláš, et c’est sans doute ainsi qu’il faut comprendre la langue « bâtarde » de son texte, rêve d’une langue universelle issue d’une transformation régénératrice, fondée sur les meilleurs mots de toutes les langues, entrant en écho avec le messianisme de l’écrivain. Aussi n’est-il pas anodin que Vámoš ait été un membre de l’Association de l’Esperanto Universel, projet utopique linguistique qui suscita son intérêt dans les années 193034. Pour toutes ces raisons, il est possible de hasarder l’idée d’une forme-sens, au sens où Jean Rousset la définissait dans son ouvrage classique Forme et signification35 : une forme-sens de la mixité bâtarde, fondée sur un mélange porteur de la transformation de la société rêvée par l’écrivain.
34 Voir sa correspondance avec l’Association aux Archives Littéraires Nationales à Martin, ALU SNK 72 K 4, de 1931 à 1937. 35 Jean Rousset, « Introduction », Forme et signification, Paris, Corti, 1984.
DE L’ARENDA À L’ART : DÉPLACEMENTS ET RECOMPOSITION DES LIEUX DE LA MULTICULTURALITÉ EN BIÉLORUSSIE,
XIXE – DÉBUT XXE SIÈCLES Claire Le FOLL (Centre d'études des mondes russe, caucasien et centre-européen CERCEC / EHESS)
S’il est bien un lieu commun qui résume la manière dont la nation biélorusse est couramment présentée, c’est bien celui de multiculturalité. Dès les premiers pas du renouveau national biélorusse, au début du XXe siècle, les écrivains et intellectuels biélorusses n’ont pas manqué de souligner le caractère multiethnique de la population de Biélorussie et d’insister sur la nécessité de respecter les droits et la culture de tous les groupes nationaux vivant en Biélorussie1. Le représentant du mouvement national biélorusse lors de la Conférence des partis nationaux et socialistes en 1907 plaidait même pour la reconnaissance de la notion de « nationalité multiple » ou de « polynationalité », expliquant qu’il n’est pas rare de rencontrer, en Biélorussie notamment, des personnes qui « peuvent psychologiquement reconnaître appartenir en même temps à trois
Le premier parti socialiste et national biélorusse, le Rassemblement socialiste biélorusse (Belaruskaïa Sotsyialistytshnaia Hramada) avait inscrit dans son programme l’autonomie culturelle et nationale des minorités. Les éditoriaux du premier journal en langue biélorusse Nasha Niva célébraient le front uni des minorités nationales à la Duma entre 1906 et 1908.
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nationalités2 ». Ainsi, les premiers nationalistes biélorusses luttaient non pas pour l’indépendance mais pour l’autonomie biélorusse au sein d’un plus grand empire ou d’un Etat fédéral rassemblant toutes les nations de l’ancien grand-duché de Lituanie : lituaniens, polonais, juifs, ukrainiens, biélorusses3. En revanche, la multiculturalité n’est traditionnellement pas rattachée en Biélorussie à ses villes, comme c’est le cas en Europe centrale. En effet, le deuxième lieu commun de la Biélorussie est celui de sa ruralité, de la beauté de sa nature. Le héros archétypique de la littérature biélorusse classique est un paysan, parfois un seigneur, mais rarement, du moins avant l’époque soviétique, un citadin. Malgré la prééminence de ces deux clichés dans l’idéologie officielle comme dans l’inconscient collectif, force est de constater que « multiculturalité » et « ruralité » sont rarement pensées ensemble et associées. On essaiera pourtant de montrer que l’organisation socioéconomique semi-féodale encore dominante jusqu’à la fin du XIXe siècle a bien fait des zones rurales de la Biélorussie actuelle des lieux partagés, des « lieux communs de la multiculturalité », mais qu’au fil du temps et des transformations sociales et économiques, ces derniers se sont déplacés des campagnes vers les villes, et de la sphère socioéconomique vers des domaines plus symboliques et culturels. Un survol de la production littéraire du XIXe siècle donnera à voir le décalage entre cette multiculturalité vécue et les lieux communs, perceptions et représentations de cette réalité sociale. Enfin, la multiculturalité de la Biélorussie sera analysée essentiellement par le prisme des relations entre Juifs, Biélorusses et Polonais.
Intervention du camarade Stshastny à la conférence des partis nationaux et socialistes, citée par N. Nedasek, Bol’shevizm v revoliutsionnom dvijenii Belorussii. Vvedenie v istoriïu bol’shevizma v Belorussii, Munich, Institut po izcheniiu SSSR, 1956, p. 131. 3 Fin 1915, Ivan et Anton Lutskevitsh, deux fondateurs de la Hramada, rêvaient de faire renaître le grand-duché de Lituanie sous la forme d’une « Confédération du grandduché de Lituanie » qui devait réunir les représentants de quatre nationalités (biélorusse, lituanienne, juive et polonaise). 2
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L’arenda : interdépendance socio-économique et relations interethniques C’est au XVIe siècle que se mit en place l’arenda, le régime qui régit les relations sociales et économiques entre les différents groupes ethniques qui vivaient dans les provinces biélorusses jusqu’au XIXe siècle. Pendant les siècles qui précédèrent, différents groupes de population cohabitaient déjà sur le territoire du grand-duché de Lituanie mais la répartition des rôles économiques n’était alors pas aussi « ethnicisée » et systématique. A côté des Baltes et des Slaves ou Ruthènes (que l’on nomma plus tard Biélorusses et Ukrainiens), de nombreux étrangers s’installèrent dans les villes du grand-duché de Lituanie, attirés par la tolérance et les privilèges accordés par les grands-ducs : les marchands et artisans allemands s’intégrèrent sans difficultés dans les cités, qui accueillirent aussi des Écossais, des Anglais et bien sûr des Juifs qui reçurent des grands-ducs au XIVe siècle garanties et avantages favorisant leurs activités économiques4. Le flux d’immigrants juifs venus des villes allemandes augmenta aux XIVe et XVe siècles. Les privilèges accordés aux Juifs dans les domaines économique et religieux générèrent tensions et opposition de la part du clergé catholique, de la noblesse polonaise et des habitants des villes. Ces derniers en particulier, s’ils obtenaient du roi le privilège De non tolerandis, pouvaient limiter ou empêcher l’installation d’une communauté juive et les activités des Juifs dans le commerce et l’artisanat5. Les villes du grand-duché de Lituanie étaient donc des lieux d’affrontement et de tension entre groupes sociaux et ethniques. Israel Bartal, « L’implantation des ashkénazes en Europe de l’Est : Pologne et Lituanie », in Jean Baumgarten, Rachel Ertel et alii (dir.), Mille ans de cultures ashkénazes, Paris, Liana Levi, 1994, p. 82-92. Voir également les travaux de Jurgita SiauciunaiteVerbickiene, « The Jews » in Grigorijus Potasenko (dir.), The Peoples of the Grand Duchy of Lithuania, Vilnius, Aidai, 2006, p. 61 ; et sa thèse sur « Jews in the Society of the Grand Duchy of Lithuania : Aspects of Co-Living », Vilnius, 2004. 5 Iurgita Shautshiunaite-Verbitskene, « Ogranitsheniïa evreïskogo remesla i torgovli v gorodakh Velikogo Knïajestva Litovskogo », in Materialy Odinnadtsatoï ejegodnoï mejdunarodnoï mejdistsiplinarnoï konferentsii po iudaike. Tshast’ 1, Moscou, Sefer 16, 2004, p. 131-140. 4
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L’union de Lublin en 1569 et la formation de la République polonolituanienne (Rzeczpospolita) entérina des changements politiques importants qui eurent des répercussions sur l’organisation économique en Lituanie et Pologne. Elle donna aux nobles lituaniens et polonais les mêmes droits dans les deux parties de la République. Les nobles polonais purent ainsi acquérir des terres en Ukraine et Biélorussie et se préoccupèrent d’exploiter les richesses naturelles des confins orientaux. Le XVIe siècle est celui de la mise en valeur des domaines nobiliaires toujours plus nombreux6. Ces domaines fonctionnaient grâce, d’une part, au travail des paysans, réduits au servage à ce moment-là, et, d’autre part, grâce à un système d’affermage de la gestion des domaines, l’arenda (en latin « location »). Le propriétaire cédait par ce contrat la gestion de ses domaines à un fermier, qui était généralement juif, en échange d’une somme fixe7. Une grande partie de la population juive préféra alors s’installer sur les domaines seigneuriaux, dans les bourgades et villages relevant de l’autorité d’un noble et placés sous sa protection, plutôt que de vivre dans les villes, en particulier celles où s’appliquait le droit de Magdebourg et où ils étaient l’objet des attaques de leurs concurrents chrétiens. Dès lors et jusqu’à l’abolition du servage en 1861, voire jusqu’à la Révolution de 1917, les relations ethniques dans les zones rurales de la Biélorussie furent régies par cette organisation socio-économique, basée sur une convergence des intérêts économiques de la population juive et de la noblesse. Une répartition des rôles économiques se mit en place : les nobles (polonais) possédaient la terre, les paysans (biélorusses) l’exploitaient et les Juifs servaient d’intermédiaires entre villes et campagnes et entre classe possédante et paysannerie. Les trois groupes nationaux principaux de Biélorussie dépendaient donc de ce système économique agraire semiféodal et vivaient dans une relation d’interdépendance économique forte. Daniel Beauvois, Histoire de la Pologne, Paris, Hatier, 1995, p. 94-96. Le philosophe Salomon Maïmon a décrit dans ses souvenirs ce système d’arenda au travers de l’exemple de son grand-père qui « avait pris en fermage quelques villages aux alentours de la ville de Mir appartenant au prince Radziwill », Salomon Maïmon, Histoire de ma vie, Paris, L’Autre Rive, Berg International, 1984, p. 52-56. 6 7
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L’annexion des provinces biélorusses à l’empire russe à la fin du XVIIIe siècle ne modifia pas fondamentalement ce modus vivendi. Dès le règne de Catherine II, le pouvoir tsariste tenta d’urbaniser et d’industrialiser les provinces biélorusses et lituaniennes et d’atténuer la dépendance des paysans à l’égard des Juifs en expulsant ces derniers des campagnes. Mais les différents recensements et révisions effectués au cours des XVIIIe et XIXe siècles montrent que malgré son déplacement vers les centres urbains8, la population juive continua à tirer l’essentiel de ses ressources de l’économie rurale et se concentrait surtout dans les bourgades plutôt que dans les grandes villes. La stricte répartition des rôles économiques garantissait la stabilité des relations interethniques et l’installation d’un modus vivendi mais elle n’empêcha pas l’apparition de tensions : troubles agraires et jacqueries paysannes contre la noblesse terrienne, formation du mythe du « parasitisme juif » qui justifia des mesures restreignant leur droit de résidence dans les campagnes et accusations de meurtre rituel contre les Juifs (à Senno en 1799, à Velij en 1823). Ces faits relativement banals au XIXe siècle témoignaient à la fois de tensions sociales et d’un antijudaïsme religieux alimenté par le clergé local, qu’il soit uniate ou catholique. La violence émanait également fréquemment des propriétaires eux-mêmes qui abusaient de leur position et escroquaient, intimidaient, brutalisaient voire parfois torturaient « leurs » Juifs9. Les Au moment de leur intégration à l’empire russe à la fin du XVIIIe siècle, la plupart des Juifs (70 à 80 %) vivaient dans les campagnes, alors qu’ils n’étaient plus que 20 % à vivre dans des villages à la fin du XIXe siècle. Pour les chiffres du recensement général de 1897, voir Boris Brutskus, Statistika evreïskago naseleniïa, Saint-Pétersbourg, 1909, p. 3. 9 L’attitude du comte Zoritsh à l’égard des Juifs de ses domaines de Shklov fournit un exemple extrême de cet asservissement des Juifs. Dans les plaintes qu’ils ont adressées au Sénat en 1798, les Juifs énumérèrent leurs maux : voies de fait, coups de fouet, expulsions temporaires ou définitives, vol de leurs biens, pillage et destruction de leurs maisons, emprisonnement et mise aux fers, réquisition de leurs logements pour l’armée, extorsion de prêts sous la menace de peines corporelles, confection d’uniformes gratuits pour les cadets, surcharge d’impôts et de taxes. Cité par Sergueï Bershadski, « Polojenie o evreïakh 1804 goda », Voskhod, n° 4, 1895, p. 97-109. Par ailleurs, les archives historiques de la République du Belarus abondent de plaintes de Juifs volés, battus ou torturés dans la première moitié du XIXe siècle. Voir Claire Le Foll, Histoire et représentations des Juifs en Biélorussie (1772-1918), thèse d’histoire, EHESS, 2006, p. 339340. 8
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bagarres dans les auberges et autres scandales dans les débits de boisson ou sur le marché suite à une irrégularité étaient monnaie courante. Il n’en reste pas moins que le maintien en Biélorussie de cette configuration socio-économique de type féodal est sans doute pour beaucoup dans l’absence de pogroms dans cette région en 1881-1882. Comme l’ont montré plusieurs historiens, les pogroms qui éclatèrent en Ukraine et en Pologne doivent être considérés comme un phénomène urbain, spontané, et comme une conséquence de la modernisation rapide de la région10. L’abolition du servage a jeté sur les routes d’Ukraine d’anciens paysans à la recherche d’un emploi saisonnier dans l’industrie ou l’agriculture en expansion. L’industrialisation rapide de l’Ukraine (industrie sucrière et mines) et l’arrivée du capitalisme dans l’Empire russe en général modifièrent profondément l’organisation du travail et amplifièrent la concurrence entre citadins et ruraux. Les fortunes rapides et visibles de certains négociants juifs (Poliakov, Varshavski) ainsi que l’implication d’une révolutionnaire juive dans l’assassinat d’Alexandre II achevèrent de catalyser le mécontentement des travailleurs désœuvrés et déracinés envers la population juive, perçue à la fois comme alliée des nobles dans l’exploitation des paysans et comme concurrente dans le commerce et l’industrie. En Biélorussie et Lituanie, le faible degré d’industrialisation, la lente urbanisation et le maintien d’un status quo dans les relations économiques ont certainement contribué à atténuer et ralentir l’arrivée de cette violence anti-juive massive moderne. Voyons maintenant comment cette multiculturalité, dont les lieux partagés étaient en premier lieu l’auberge et le marché, s’est traduite dans l’imaginaire commun. Est-ce que ces lieux communs aux trois groupes ethniques principaux sont aussi devenus des stéréotypes dans les publications de l’époque ? 10 Michael I. Aronson, Troubled waters: the Origins of the 1881 anti-Jewish Pogroms in Russia, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 1990 ; id. « Geographical and Socioeconomic Factors in the 1881 Anti-Jewish Pogroms in Russia », The Russian Review, vol. 39, n° 1, jan. 1980, p. 18-31; John D. Klier, Shlomo Lambroza (dir.), Pogroms: anti-Jewish Violence in Modern Russian History, Cambridge University Press, 1992.
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La multiculturalité représentée : l’image du Juif dans la littérature biélorusse Ethnographes et mémorialistes observèrent et décrivirent volontiers cette division ethnique et sociale des rôles en Biélorussie. Les souvenirs de l’écrivain Abraham Paperna (1840-1919) sur sa ville natale de Kopyl sont assez représentatifs de ces descriptions mi-ethnographiques minostalgiques d’un passé déjà disparu, où les populations se différenciaient par leur confession et leur occupation mais ne s’affrontaient pas encore suivant les clivages modernes apparus à la fin du XIXe siècle dans les confins occidentaux de l’empire (race, classe sociale, nationalisme) : « Dans la Kopyl de l’époque, on comptait environ trois mille habitants, répartis dans trois groupes différents par leur nationalité et confession : les Juifs, les Biélorusses et les Tatares. Ces trois groupes, réunis sur un même territoire et soumis aux mêmes autorités, étaient totalement étrangers l’un à l’autre par la langue, les coutumes, les croyances et les traditions historiques. Ils étaient, autant par leur aspect extérieur que par leur esprit, les représentants de trois mondes distincts, mais n’en vivaient pas moins entre eux pacifiquement. Des intérêts économiques et de voisinage inévitables les rapprochaient. Il n’y avait pas d’envie entre eux parce qu’ils n’avaient rien à s’envier : tous gagnaient leur maigre pitance à grand peine, et surtout, il n’y avait pas de concurrence entre eux, car chacun de ces groupes, comme d’un commun accord, s’était donné un champ d’activité différent des autres. De cette manière, ils se complétaient l’un l’autre, plutôt qu’ils ne rivalisaient11. »
Si d’autres écrivains ou historiens juifs rendirent compte de cette « cohabitation pacifique12 », les ethnographes envoyés par le gouvernement russe dans les provinces occidentales après l’insurrection polonaise de 1863 pour cartographier et identifier les groupes qui y vivaient, reproduisaient plus ou moins fidèlement la rhétorique officielle en vigueur depuis la fin du XVIIIe siècle sur l’exploitation, la 11 Abraham Paperna, « Iz Nikolaevskoï epokhi », Perejitoe, t. 2-3, Saint-Pétersbourg, 1910-1911. Cité d’après la réédition dans Evrei v Rossii XIX vek, Saint-Pétersbourg, NLO, 2000, p. 33-34. 12 On peut se reporter notamment aux souvenirs de l’historien Saul Ginzburg, « Iz davnego proshlogo », Mishpokha, n° 11, 2002, p. 30.
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domination et le parasitisme supposés de la population juive13. Quelques-uns tentèrent pourtant de nuancer cette vision et d’opposer à ces lieux communs des observations plus objectives et scientifiques, basées sur les statistiques et l’ethnographie14. En revanche, dans la production littéraire de fiction, la multiculturalité des campagnes de Biélorussie était soit stéréotypée – dans la littérature populaire et le folklore –, soit gommée, voire absente. Ainsi la batleïka, le théâtre ambulant de marionnettes, mettait en scène, dans les intermèdes comiques, tous les types sociaux et ethniques de la société biélorusse mais d’une manière très caricaturale, un peu comme dans le théâtre de Guignol : l’arendator juif est cupide et malin, le pan (seigneur) polonais ridicule et pédant, le paysan biélorusse grossier et inculte, le soldat cosaque brutal, les tsiganes voleurs, etc15. La multiculturalité de la société biélorusse se manifestait également sur scène par la polyglossie. Ainsi le personnage du Juif, outre le fait qu’il était caricaturé de manière à faire ressortir certains traits considérés comme caractéristiques et susceptibles de faire rire (il est montré comme gros et prospère, porte un tonneau et est souvent roux et voûté), est affublé d’un fort accent zézayant et mêle à son biélorusse déformé des mots de yiddish et d’hébreu. L’étrangeté du personnage du Juif, qui le rend éminemment comique et populaire dans la batleïka, se manifeste également par le fait qu’il ouvre souvent son Talmud, et que par conséquent, fait notable, il sait lire. Le roi Hérode s’adresse à lui pour savoir si l’enfant – Jésus – est né. Le Juif répond qu’il ne peut rien dire sans « ses talmuds ». Il se plonge dans la lecture et prononce cette parodie de prière incompréhensible en hébreu déformé, mêlée de yiddishismes à effet comique et de biélorusse : Aleksandr Sementovski, Etnografitsheskiï obzor Vitebskoï gubernii, Saint-Pétersbourg, 1872 ; Aleksandr Dembovetski, Opyt opisaniïa Mogilevskoï gubernii, vol. 1-3, Mogilev, 1882-1884. 14 Illarion Zelenski, Materialy dlïa geografii i statistiki Rossii. Minskaïa oblast’, SaintPétersbourg, 1864; Nikolaï Gortynski, « Zapiska o evreïakh Mogileva na Dnepre, i voobshtshe v Severo-Zapadnom krae » (1870), cité dans Aleksandr Litin (dir.), Istoriïa mogilevskogo evreïstva. Dokumenty i liudi, t.1, Minsk, Iunipak, 2002, p. 114-120. 15 Sur le théâtre populaire en Biélorussie et la batleïka, voir Virginie Symaniec, L’histoire du théâtre en Biélorussie du XVIe au XIXe siècles, mémoire de maîtrise, Paris III, 1994. 13
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« Barukhaty edynoï, eleheïnu nalehoï, tsibele tate, nibele mame, et le tilleul est haut, les racines sont profondes, celui qui déterrera le tilleul régnera un siècle. Il est évident, tsar, que déjà neuf mois sont passés et que l’enfant est né16. »
Le théâtre populaire biélorusse fournit d’autres exemples de polyglossie et de macaronisme. La pièce de théâtre Komedia, écrite par le moine dominicain Gaétan Marasheùski en 1787, appartient au genre des drames scolaires créés par les séminaristes et jésuites pour « édifier » le peuple. Comme la batleïka, elle met en scène les différents groupes ethniques et sociaux qui vivaient en Biélorussie, en l’occurrence elle théâtralise la relation triangulaire entre le paysan biélorusse, l’arendator juif et le seigneur polonais. Devenue emblématique de cette multiculturalité traditionnelle revendiquée en Biélorussie, elle fut réécrite, réadaptée et rejouée à toutes les périodes charnières de l’histoire de la Biélorussie. La première version est bilingue : le paysan et le Juif sont biélorussophones alors que le seigneur, qui s’avère être le diable, s’exprime en polonais17. Cette pièce, comme la batleïka, comporte des exemples de macaronismes avec des mots en yiddish, limités à des interjections comme « vey mir, gvalt ! » (malheur à moi ! au secours !). La pièce donne une représentation caricaturale des relations entre Juifs, Biélorusses et Polonais, tout en restituant tous les ingrédients du modus vivendi décrit plus haut : interdépendance économique, arrangements d’intérêts, mais incompréhension réciproque, jalousie et étrangeté religieuse et linguistique qui limitent les échanges au seul domaine économique.
16 Batleïka de Slutsk, publiée dans Belaruskaïa narodnaïa tvortshasts’. Narodny teatr (L’œuvre populaire biélorusse. Le théâtre populaire), Minsk, « Navuka i tekhnika », 1983, p. 341. Le début rappelle une bénédiction en hébreu « baroukh ata Adonay, élohénou mélèkh haolam… ». Le mot yiddish ‘tsibele’ signifie ‘oignon’, le mot « nibele » peut rappeler le mot yiddish « nibelpe » qui signifie ‘obscénités’. ‘Tate’ veut dire ‘papa’ et ‘mame’ ‘maman’. 17 La version du metteur en scène, critique et dramaturge Frantsichak Aliakhnovitch écrite en 1920 et publiée en 1922 à Vilna sous le titre L’oiseau du bonheur, comporte des chants et des danses. Elle est entièrement en biélorusse. La dernière version, adaptée par Vladimir Rudov en 1990, revient au bilinguisme, mais cette fois biélorusse (le paysan et le Juif) et russe (le diable).
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En revanche, la littérature biélorusse du milieu du XIXe siècle se fait peu l’écho de cette multiculturalité, incarnée par le personnage du Juif. On y retrouve fréquemment son lieu privilégié, l’auberge, mais la présence et le rôle des Juifs sont minimisés ou même effacés. L’action se concentre sur les tensions et relations entre paysans biélorusses, fonctionnaires russes et seigneurs polonais. Seul l’écrivain polonophone et biélorussophone Vintsent Dunin-Martsinkevitsh (1808-1884) a fait intervenir dans son œuvre des personnages juifs parlant dans un biélorusse ponctué de mots yiddish, dans des emplois de moins en moins stéréotypés : un aubergiste antipathique et avide dans Pastorale (1846), un aubergiste un peu stupide mais pas méchant dans Hapon (1855), et enfin un charpentier naïf et trompé, loin du stéréotype du Juif roublard et exploiteur, dans la farce Galanteries (1870). L’écrivain Frantsishak Bahushevitsh (1840-1900), considéré comme le père de l’idée nationale biélorusse, s’est quant à lui distingué dans ses poèmes par une xénophobie anti-germanique et anti-juive. On y retrouve des éléments du folklore biélorusse antisémite et la rhétorique du Juif exploiteur, ainsi qu’une dimension nouvelle : le Juif, confondu avec l’Allemand dans le poème « L’Allemand », symbolise la ville, ce « creuset de peuples » où les Biélorusses sont mal à l’aise. La ville est pour Bahushevitsh un lieu étranger, dangereux, hostile, dominé par les « Autres » : le Juif et l’Allemand « sont les enfants d’une mère :/ leurs langues sont semblables, ils ont les mêmes manières./ Tous deux sont friands du travail d’autrui,/ Et certainement, tous deux se repaissent de pain azyme fait de sang !/ Tous deux mentent, tous deux volent18. » Avec la cristallisation du mouvement national biélorusse et le bouillonnement de la révolution russe de 1905, tout contribuait à un rapprochement politique des socialistes biélorusses, juifs, polonais, lituaniens et lettons, dans l’organisation d’actions politiques contre le tsarisme et la constitution de blocs politiques à la Douma. Le premier journal en langue biélorusse créé en 1906, Nasha Niva (Notre champ), adopta une attitude favorable aux droits de la minorité nationale juive et dénonça les pogroms et les manœuvres politiques des nationalistes 18
Poème « L’Allemand », publié dans Dudka belaruskaïa, 1891.
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antisémites, les Cent-Noirs. Le journal s’employa également à discréditer les préjugés antisémites et à célébrer les qualités propres des Juifs. Il était rappelé qu’ils étaient loyaux à la cause paysanne, éduqués, progressistes et bénéfiques à l’économie biélorusse. La littérature biélorusse contemporaine de Nasha Niva fit elle aussi plus de place aux Juifs et cessa de les présenter comme des exploiteurs. En faisant l’éloge des qualités morales et intellectuelles des Juifs, en célébrant la culture juive et la résistance face aux oppresseurs russes et polonais, certains écrivains assignèrent aux Juifs le rôle de soutien moral de l’intelligentsia biélorusse dans son combat pour l’éducation et l’émancipation19. Les dirigeants du mouvement national biélorusse lancèrent d’ailleurs explicitement un appel aux Juifs pour créer un front commun contre le tsarisme dans un article en yiddish20. Cependant les efforts des nationalistes biélorusses au début du XXe siècle pour associer leurs voisins à leur projet de renaissance nationale et de création d’un Etat fédéral furent ignorés par les autres nations, au premier rang desquelles les Juifs. Les lieux communs du quotidien, qu’ils soient économiques ou politiques, ne devinrent pas des lieux communs dans l’imaginaire des uns et des autres. Il fallut attendre la proclamation d’indépendance d’un État national biélorusse suite aux révolutions de 1917 pour que la multiculturalité en Biélorussie sorte du champ exclusif de l’économie et se concrétise dans le champ politique et culturel. Juifs et Biélorusses dans les années 1920 : un rapprochement pour créer un État et un art biélorusses ? Leaders nationalistes et bolcheviks de Biélorussie affichèrent la même préoccupation et volonté politique de protéger les cultures qui avaient été étouffées par le régime tsariste. Ainsi, la République populaire de Biélorussie (BNR) dont l’indépendance fut proclamée en mars 1918, et la République socialiste soviétique de Biélorussie (BSSR) créée en 1921 favorisèrent le développement des cultures minoritaires 19 Voir mon analyse de Zialionka de Tsiotka, Antos Lata et Simon le musicien de Yakub Kolas dans Le Foll, Histoire et représentations, op. cit., p. 461-468. 20 Anton Novina (pseudonyme d’Anton Lutskevitsh), « Vegn der natsionaler oyflebung fun di belorusen », Di yidishe velt, 1913, n° 9, p. 86-99, n° 10, p. 79-86.
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au sein de l’État biélorusse et s’engagèrent à respecter une certaine autonomie. En retour, les dirigeants biélorusses attendaient des minorités qu’elles participent à la construction d’un État biélorusse21. Sur le plan politique, cette multiculturalité se manifesta d’abord par la présence de Juifs et de Polonais au sein du gouvernement de la BNR et par la création en 1921 d’un ministère des minorités nationales, dirigé par Samuil Zhitlovski, le frère du philosophe Khayim Zhitlovski22. Après le traité de Riga en 1921 qui divisait le territoire biélorusse en deux parties, l’une polonaise et l’autre soviétique, les autorités soviétiques en Biélorussie mirent en place à leur tour une politique favorable aux cultures nationales23. L’égalité complète des quatre langues (biélorusse, yiddish, polonais, russe) était proclamée dès 1920. La politique des nationalités lancée en 1923 dans toute l’Union soviétique (korenizatsia ou indigénisation) garantissait le développement de toutes les cultures nationales et la promotion des élites nationales dans l’appareil soviétique. Des soviets nationaux, tribunaux, écoles, théâtres et périodiques furent créés dans les langues des minorités. Il n’est pas lieu ici de discuter des objectifs et résultats de cette politique des nationalités, de déterminer en particulier si elle conduisit à canaliser et atténuer les aspirations nationalistes de chacun des groupes comme l’espéraient Lénine et Staline, et donc à terme à créer un « homme nouveau » internationaliste, ou si elle renforça au contraire les nationalismes et amplifia les antagonismes. Malgré la multiplication des travaux sur la politique des nationalités en Union Soviétique, la question reste débattue et le cas spécifique de la BSSR est toujours 21 Claire Le Foll, « The ‘Belorussianisation’ of the Jewish population in Interwar Belorussia: Discourses and Achievements in Political and Cultural Spheres », East European Jewish Affairs, vol. 38 n° 1, avril 2008, p. 65-88. 22 Inna Gerasimova, « K voprosu belorussko-evreiskikh otnoshenii v period stanovleniia belorusskoi natsional'noi gosudarstvennosti (po materialam pressy 19171922) », in Etnitshnyia supol’nastsi u Belarusi: historyia i sutshasnasts’, Minsk, Depolis, 2001, p. 201-205; Id., « ’Belorusskaia problema i evreistvo’ v deiatel’nosti Isaaka Lur’e – rukovoditelia belorusskogo press-biuro v pravitel’stve BNR v 1920-1922 gg. », Belarus u XX stahoddze, n° 1, 2002, p. 41-44. 23 Sur la politique des nationalités en Union soviétique, voir Terry Martin, The Affirmative Action Empire. Nations and Nationalism in the Soviet Union, 1923-1939, Ithaca, Cornell University Press, 2001.
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insuffisamment étudié24. S’il apparaît que la création d’écoles nationales, de soviets nationaux et d’institutions pour chaque nationalité tendit à figer les limites entre chaque groupe national et contribua sans doute plutôt à une segmentation des cultures nationales25, cette atomisation est moins nette dans le champ culturel. Il semble que la « libération du national » engendra l’apparition de nouveaux lieux de croisement entre cultures. Ainsi certaines revues littéraires biélorusses (comme Maladniak) furent propices aux collaborations entre écrivains biélorusses et juifs26. Mais à maints égards, le lieu le plus emblématique de cette multiculturalité créative est probablement l’art. Dès 1918 et la nomination de Chagall au poste de commissaire aux Beaux arts pour la région de Vitebsk, l’école d’art de Vitebsk devint un lieu de création avant-gardiste accueillant professeurs et élèves d’origine juive, biélorusse, russe et polonaise27. Le studio de peinture ouvert en 1897 par Yehuda Pen qui accueillait principalement des enfants juifs se transforma en une école d’art où toutes les tendances de l’art contemporain se côtoyaient. La dimension nationale juive et quelque peu provinciale de l’art tel qu’enseigné par Pen fut bientôt supplantée, à l’arrivée de Chagall, par une recherche esthétique tournée vers « l’art de gauche » et mise au service de la propagande révolutionnaire. Après cette expérience de courte durée qui permit de faire travailler des artistes et élèves de toutes origines au service d’un art internationaliste, le paysage artistique de Vitebsk reprit une tonalité multiculturelle, et notamment juive : l’atelier de Pen fut transformé après sa mort en 1937 en galerie d’art où l’on exposait les travaux des artistes juifs. 24 Hormis la remarquable monographie d’Arkadii Zel’tser sur la population juive dans la province de Vitebsk Evrei sovetskoï provintsii : Vitebsk i mestetshki 1917-1941, Moskva, ROSSPEN, 2006, on manque de travaux sur les répercussions de la politique soviétique sur la sphère culturelle. 25 Le Foll, « The ‘Belorussianisation’… », art. cit., p. 71-80. 26 Les écrivains juifs Izi Kharik, Izrail Plaùnik, Ayzik Kutshar et Tsodek Dolgopolski publiaient régulièrement dans Maladniak des traductions biélorusses de leurs œuvres yiddish. Le critique littéraire Khatskel Dunets y rendait également compte de l’histoire et des enjeux de la littérature yiddish en Biélorussie. 27 Voir Claire Le Foll, L’école artistique de Vitebsk, Paris, L’Harmattan, 2002 ; Grigori Kazovsky, Artists from Vitebsk, Moscow, Image, n.d. ; Aleksandra Shatskikh, Vitebsk : the Life of Art, New Haven, Yale University Press, 2007.
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Dans le reste de la république soviétique de Biélorussie, la création d’un art national dans les années 1920 résulta également du travail commun et croisé d’artistes juifs, biélorusses et d’autres nationalités. Il faut rappeler que les minorités nationales de la BSSR ne possédaient pas leur propre institution artistique. La création d’un art national spécifiquement juif ou polonais n’était pas à l’ordre du jour des autorités biélorusses. Pourtant, la constitution d’un art national biélorusse n’aboutit pas à la mise à l’écart des autres groupes ethniques du processus de création. Le Musée biélorusse national, créé à Minsk en 1923, possédait un département juif dirigé par l’antiquaire Aleksandr Palees et exposait des objets religieux et ethnographiques28. Comme mentionné dans les catalogues de la première et de la deuxième expositions d’art pan-biélorusse (1925 et 1927) où devaient être présentées toutes les forces artistiques de Biélorussie, la renaissance d’un art biélorusse était entendue comme « le développement libre et conjoint de la création artistique biélorusse et de la création des minorités nationales de BSSR29 ». Les artistes d’origine juive constituaient la force vive de cet art national en construction. Ils représentaient environ la moitié des participants de la première exposition. Le catalogue du Musée des Beaux Arts de BSSR et ceux des expositions officielles de l’époque témoignent également de cette multiculturalité de l’art et des institutions artistiques dans la Biélorussie soviétique de l’entre-deux-guerres30. Des artistes d’origine juive comme Solomon Yudovin, Abraham Brazer, Yankel Kruger participèrent à l’art national officiel en réalisant les portraits peints et sculptés des personnalités officielles et furent même récompensés et remarqués en Russie en tant qu’artistes biélorusses. Parallèlement, ils continuaient à développer un art à « thématique juive » et représentaient la vie juive dans les bourgades. Ainsi le graphiste Yudovin, les sculpteurs Païn et Brazer et le peintre Kruger 28 « Pavedamlenne ab addzelakh i ekspanatakh muzeinykh ustanou BSSR », Polymia, n° 7, 1927, p. 269. 29 Katalioh usebelaruskai mastatskai vystauki, Mensk, 1927, p. 1. 30 Aux côtés des œuvres des artistes juifs « locaux », on trouve également beaucoup de tableaux et objets hérités du Musée juif de Petrograd/Leningrad après sa fermeture en 1929.
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réalisèrent des portraits de vieux Juifs en habits traditionnels et des croquis de la vie quotidienne du shtetl. Comme leurs collègues de Russie et d’Ukraine, ils cherchèrent leur inspiration du côté de l’art populaire et étudièrent, copièrent et utilisèrent les motifs découverts dans les synagogues ou sur les tombes des cimetières juifs. Chose plus inhabituelle, artistes juifs et biélorusses s’inspiraient dans leurs travaux de la culture populaire de l’Autre. David Yakerson et El Lissitzky illustrèrent des contes biélorusses et utilisèrent des motifs du folklore national31. Kruger mena une expédition ethnographique « pour l’étude de la création en Biélorussie » en septembre 1921. Dans la bourgade de Slutsk, il réalisa des esquisses et dessins des églises locales et de la vie quotidienne dans les campagnes biélorusses. De leur côté, certains artistes biélorusses s’intéressèrent à l’art populaire juif. Anatol’ Tychyna et Mikhas Filipovich firent une série de dessins de synagogues et de tombes juives32. Cet entremêlement et cette interchangeabilité des sources d’inspiration se traduisirent par la présence récurrente des mêmes motifs (églises, synagogues, faubourgs, paysage biélorusse), imprimant une « marque biélorusse » commune aux travaux des artistes juifs et biélorusses, ce qui fit dire à un critique d’art de l’époque que Yudovin, le peintre du shtetl et conservateur du Musée ethnographique juif de Petrograd, était un représentant de « l’art de Biélorussie »33. Ainsi, artistes juifs et biélorusses contribuèrent mutuellement à la construction de leur art national. Dans les années 1920, alors que les bourgades et leur fonctionnement économique traditionnel étaient « réformés » pour ne pas dire démantelés, c’est dans l’art que cette multiculturalité ancienne et rurale se logea et se refléta. A partir de la fin des années 1920 cependant, la « fête des nationalités » prit fin. La culture russe fut réhabilitée et l’« internationalisme » devint le mot d’ordre. Dans toutes les républiques un système de bilinguisme s’imposa – russe et langue de la république –, qui prévalut 31 Vaysrusishe folksmayses (fun vaysrusish), traduit du biélorusse en yiddish par Leyb Kvitko et illustré par Lissitzky (1923). Iakerson a illustré deux contes biélorusses en 1921 : Le conte de la petite chèvre de la grand-mère et Le conte de l’œuf d’or. 32 Ces dessins sont mentionnés dans l’inventaire du Musée biélorusse national. 33 Mikhail Kaspiarovitsh, cité dans Furman, Vitsebsk u graviurakh S. Iudovina, Vitebsk, 1926, p. 7.
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également dans la période de l’après-guerre. Avec l’indépendance de la Biélorussie en 1991, la multiculturalité d’antan servit à démontrer la tolérance nationale. Et – abus de mémoire ou opportunisme politique, mercantile ou esthétique – c’est l’artiste le plus célèbre né en Biélorussie, Chagall, pourtant très loin de se considérer comme biélorusse, qui est devenu l’un des emblèmes favoris de cette multiculturalité biélorusse harmonieuse.
AFFINITÉS PARALLÈLES : LES ARTISTES TCHÈQUES ET ALLEMANDS DE BOHÊME ET L’EXPOSITION DE LA BOHÊME ALLEMANDE À
LIBEREC – REICHENBERG EN 1906 Marketa THEINHARDT (Université Paris-Sorbonne et CIRCE)
La séparation politique et culturelle entre les deux principales nationalités de Bohême et de Moravie, les Tchèques et les Allemands, est un phénomène historique complexe, dont l’analyse reste toujours d’actualité et ouverte non seulement à de nouvelles interprétations, mais surtout aux nouveaux apports de la recherche. Elle se manifeste également de façon spécifique dans les beaux-arts, malgré une internationalisation progressive des courants artistiques propagée notamment par les Sécessions centre-européennes. Quelles étaient les raisons de cette situation, quelles motivations ont prédominé chez ces artistes et lesquelles étaient sous-jacentes ? Les motivations étaient certes politiques et idéologiques et sans doute économiques et matérielles, mais elles étaient aussi culturelles. Dans ce domaine, le tissu des relations mutuelles est souvent extrêmement subtil, parfois apparemment absent, ou enraciné dans des matrices distinctes. Nous rencontrons fréquemment un schéma particulier de ces relations artistiques que nous pourrions désigner comme des affinités ou adversités parallèles. Un regard porté sur l’Exposition de la Bohême allemande (Deutschböhmische Ausstellung) organisée en 1906 dans la ville de Liberec – Reichenberg en allemand – peut constituer le point de départ de notre réflexion sur les relations artistiques tchéco-allemandes dans les pays historiques du Royaume de Bohême, à cette époque partie la plus © Cultures d’Europe Centrale, n° 8 (2009)
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Marketa Theinardt
développée économiquement de la Cisleithanie, elle-même « moitié » la plus performante de la Double Monarchie austro-hongroise. L’Exposition de la Bohême allemande se tint douze ans après la date initialement proposée, mais elle était bien une réaction, certes très tardive, à l’Exposition du Jubilé organisée à Prague en 1891. A l’origine, l’exposition pragoise avait été conçue pour montrer le succès économique et culturel de l’ensemble des pays de la couronne de Bohême en vue du centenaire de la première exposition industrielle en Europe continentale qui avait été organisée à Prague à l’occasion du couronnement de Léopold II, roi de Bohême, en 1791. A la différence du premier événement, l’exposition de 1891 eut lieu dans la situation explosive des ressentiments nationalistes après l’échec des « Punktationen », consultations menées à Vienne entre les représentants tchèques et allemands pour résoudre les conflits nationaux des années 1880. La mise en pratique des articles des « Punktationen » aurait eu pour conséquence primordiale la division de la Bohême en territoires « exclusivement allemands » et « mixtes », fait célébré comme une victoire de la « cause allemande ». Les libéraux tchèques s’opposèrent avec véhémence à cette perspective en arguant du danger réel du morcellement de la Bohême en tant que pays historique, mais surtout de celui du démembrement de la nation « tchécoslave ». L’échec des « Punktationen » entraîna une opposition passive de la représentation politique allemande et les exposants allemands renoncèrent à participer à l’Exposition du Jubilé. Celle-ci se profila finalement comme une manifestation de la puissance industrielle, économique et culturelle des Tchèques. Sous le haut patronage de l’Empereur, qui l’avait visitée en personne en juin 1891, l’Exposition du Jubilé eut un énorme succès et accueillit deux millions et demi de visiteurs. S’avérant un outil efficace de propagation et d’accélération de la réussite économique, elle engendra d’autres grandes manifestations, telles l’Exposition ethnographique tchécoslave en 1895, l’Exposition ouvrière en 1902 ou l’Exposition de la chambre de commerce et d’artisanat en 1908. Comme ailleurs, à cette époque des grandes expositions, l’enjeu artistique était non négligeable : les architectes des différents pavillons, tout comme les sculpteurs et les décorateurs, avaient été soigneusement
Affinités parallèles : les artistes tchèques et allemands de Bohême
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sélectionnés et pouvaient réaliser leurs idées les plus novatrices. Ainsi, la dominante de l’Exposition du Jubilé fut le Palais de l’industrie : la gigantesque construction en métal et en verre conçue par l’architecte Bedřich Münzberger et l’ingénieur sidérurgiste František Prášil était inspirée des technologies récentes utilisées notamment pour l’Exposition universelle de Paris en 1889. Jan Kotěra, fondateur de l’architecture tchèque moderne, inaugura avec son pavillon de l’Enseignement professionnel, construit dans le cadre de l’Exposition de la Chambre de commerce et de l’artisanat en 1908, la phase du modernisme monumental1. Des expositions artistiques faisaient partie intégrante de ces grands événements : non soumise, désormais, aux pressions nationales, l’exposition qui présentait les cent ans de l’art de Bohême dans le cadre de l’Exposition du Jubilé pragoise2 put développer le modèle tchèque de l’histoire de l’art du pays, modèle bientôt confirmé dans les synthèses d’historiens de l’art comme Jiřík ou Harlas3. Les organisateurs de l’Exposition de la Bohême allemande furent confrontés à une concurrence tchèque de haute tenue, une concurrence identitaire soutenue par une force économique non négligeable, mais surtout une véritable culture nationale, potentiel que les Tchèques sauraient valoriser dès les premières années d’existence de la Tchécoslovaquie. La décision d’organiser en riposte une exposition allemande avait été d’emblée portée par les représentants de la ville de Reichenberg-Liberec, riche ville industrielle du nord de la Bohême qui aspirait à devenir le véritable centre de la Bohême allemande. Reichenberg-Liberec n’était pas une ville neutre, les forces nationalistes allemandes s’y étant progressivement consolidées. Les Tchèques y étaient très minoritaires : en 1910, ils représentaient seulement 6 % de la population totale, 8,5 % en incluant les agglomérations avoisinantes. Au total, Reichenberg-Liberec comptait vers la fin du siècle 34 000 habitants Voir par exemple Markéta Theinhardt (dir.), Prague, Paris, Citadelles & Mazenod, 2005. Cat. Roman Prahl (dir.), Umění na jubilejní výstavě před 100 lety, Prague, Národní galerie v Praze, 1901. 3 František Xaver Harlas, Malířství, Prague, 1908 ; František Xaver Jiřík, « Vývoj malířství českého ve století XIX », Dílo VI, 1908-1909, p. 117-226. 1 2
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et était la huitième ville du pays. Tandis qu’au début des négociations de 1894, les organisateurs de l’exposition allemande sollicitaient le soutien des villes du nord de la Bohême, en 1902, année de la reprise de ces négociations, l’appel fut élargi à toutes les villes et entreprises de la Bohême allemande. L’appel fut diffusé en 1904 dans tous les journaux allemands du pays. Les artistes étaient conviés par la Société de soutien à la science, l’art et la littérature allemande en Bohême. Le comte Franz Clam-Gallas fut nommé président d’honneur du comité de l’exposition tandis que le haut patronage était assuré par l’archiduc Ferdinand-Karl4. Le message idéologique de l’exposition tel qu’il fut exprimé dans l’appel « Les Allemands en Bohême » publié dans tous les journaux allemands à la fin de l’année 1904 était de démontrer que seule la nation allemande était porteuse du progrès, du développement économique, industriel et de la culture dans le pays. Si les pays de la couronne de Bohême étaient les plus industrialisés en Autriche, le mérite en revenait aux Allemands : logiquement donc, un tel pouvoir économique devait se traduire en pouvoir politique. L’Empereur visita aussi cette immense exposition dont les pavillons furent érigés avec des moyens considérables (tout a été démonté après l’exposition). Si sa présence et son discours allaient dans le sens de la conciliation entre les deux nations, la presse des deux camps antagonistes, elle, ravivait la haine : tandis que les Allemands garantissaient avec une ironie à peine cachée la sécurité des visiteurs Tchèques si ceux-ci s’exprimaient en allemand, la presse libérale tchèque appela en revanche au boycott de l’exposition, ce qui put provoquer certaines difficultés protocolaires, eu égard à la présence de députés et de membres tchèques du gouvernement dans la suite de l’Empereur. « L’affaire des drapeaux » fut aussi significative : les Allemands de Bohême avaient l’habitude de manifester leur appartenance nationale non pas par des drapeaux autrichiens (l’or et le noir des Habsbourg), mais par le tricolore noir-rouge-or allemand. On pourrait reléguer les 4 Pour des informations détaillées concernant l’organisation de l’Exposition de la Bohême allemande, voir Miloslava Melanová, Liberecká výstava 1906, Liberec, Kalendář liberecka, 1996 ; Führer durch die Deutschböhmische Ausstellung Reichenberg 1906, Reichenberg, 1906 ; Katalog der Deutschböhmischen Ausstellung, Reichenberg, 1906 ; E. Arnold (dir.), Die Deutschböhmische Ausstellung Reichenberg 1906. Industrie-, Gewerbe-, Kunst-und LandwirtschaftsAusstellung der Deutschen Böhmens, Reichenberg, 1909.
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différentes tactiques des représentants municipaux des villes de la Bohême septentrionale au rang de situations comiques de l’histoire, si elles n’étaient pas symptomatiques de la fin de l’idée de l’Etat autrichien et des événements qui allaient suivre dans la première moitié du XXe siècle5. La ville de Reichenberg-Liberec ne deviendrait-elle pas le bastion du Parti des Sudètes (SdP) de Konrad Heinlein et n’accueillerait-elle pas solennellement et la première Adolf Hitler après les Accords de Munich ? L’aménagement esthétique et la partie consacrée aux beaux-arts de l’Exposition de la Bohême allemande étaient ambitieux. La conception architecturale de l’ensemble des pavillons et des différentes attractions fut confié à Max Fabiani, architecte alors moderniste très en vogue issu de l’école d’Otto Wagner, qui préparait en parallèle la prestigieuse Exposition de l’Autriche à Earl’s Court à Londres. Le sommet esthétique de l’exposition était sans doute la Maison de l’art conçue par l’architecte Josef Zasche, natif de la ville de Jablonec (Gablonz). Ancien élève de Karl von Hasenauer à l’Académie des Beaux-Arts de Vienne, Zasche avait réalisé ses premiers projets dans les régions frontalières du nord de la Bohême et développé sa conception moderniste plus tardive en dehors de l’école d’Otto Wagner. Parmi les premiers projets de sa nouvelle orientation moderniste, géométrique et rigoureusement stéréométrique figure justement la Maison de l’art de Liberec, une construction provisoire de bois couverte de stuc (ill. 1). C’est cependant à Prague qu’il réalisa ses principales œuvres modernistes d’avant la Première Guerre mondiale (ill. 2). L’historien de l’architecture Zdeněk Lukeš mentionne que Josef Zasche fut l’un des rares architectes allemands de Bohême ayant entretenu des bonnes relations avec les architectes tchèques ; il collabora avec Jan Kotěra ou Pavel Janák, avec lesquels il partageait certaines idées. A la différence de la situation connue en Moravie et en Silésie, les architectes tchèques étaient dominants en Bohême, notamment à Prague. Lukeš affirme que pour l’obtention d’importantes commandes, il était plus avantageux de se déclarer Tchèque avant la Première Guerre mondiale et surtout après la fondation de la 5
Melanová, op. cit., p. 46.
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Tchécoslovaquie, tout comme d’être membre des associations d’architectes tchèques et de pouvoir publier dans leurs périodiques. Ainsi, un certain nombre d’architectes auraient même dissimulé leurs origines allemandes ou juives, en modifiant par exemple leur prénom6. La façade de la Maison de l’art était décorée par une mosaïque de verre de Richard Teschner, originaire de Karlovy Vary (Karlsbad) qui, après ses études à l’Ecole des Beaux-Arts de Prague et un court séjour à Vienne, regagna la capitale de la Bohême où il fréquenta les cercles littéraires (Meyrink, Leppin…), travaillant notamment dans le domaine des arts graphiques (illustrations, affiches…). Après son installation à Vienne en 1909, il intégra l’Atelier viennois et se consacra au renouveau du théâtre de marionnettes. L’artiste dominant l’Exposition de la Bohême allemande fut sans doute le sculpteur Franz Metzner, natif de Všeruby (Vscherau) près de Plzeň (Pilsen). L’architecte Max Fabiani plaça sa Fontaine des Nibelungen (ou Fontaine de Metzner, ill. 3) dans le hall du bâtiment principal de l’Exposition, Josef Zasche mit ses œuvres à l’honneur dans l’aménagement intérieur de l’exposition (ill. 4). L’apport de Franz Metzner constitua un atout important dans l’effort des organisateurs de l’Exposition pour présenter des expressions de l’art des Allemands de Bohême « authentiques » et de grande qualité artistique. Metzner faisait partie des sculpteurs dont le style évolua, entre autres, en concordance avec les concepts de l’architecture. Ainsi, ses fortes figures masculines stylisées en atlantes modernes furent intégrées dans d’importants projets architecturaux, comme la maison Zacherl de Jože Plečnik, élève de Wagner à Vienne entre 1903 et 1905, d’origine slovène. Quelques années plus tard, Metzner apparut déjà comme le sculpteur « attitré » de Josef Zasche (voir les sculptures du palais du Wiener Bankverein à Prague, 1906-1908, ill. 2). Une relation artistique comparable unit dans de nombreuses réalisations le sculpteur tchèque Jan Štursa et des architectes tels que Jan Kotěra ou Pavel Janák. Membre respecté de la Sécession de Vienne puis des Ateliers viennois, Metzner avait été l’auteur de l’une des 6 Zdeněk Lukeš, « Architektura v Čechách », cat. Mezery v historii 1890-1938. Polemický duch střední Evropy – Němci, Židé, Češi, Prague, Galerie Hlavního města Prahy et Museum österreichischer Kultur Eisenstadt, Ostdeutsche Galerie Regensburg, 1994, p. 112-115.
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« installations spatiales » de sculptures aménagées dans le légendaire bâtiment de l’association : lors de la vingtième exposition de la Sécession en 1904, il présenta le concept novateur d’un « monument spatial », La Terre, inspiré notamment par la Fontaine aux agenouillés du sculpteur belge George Minne, très apprécié des sécessionnistes viennois7. L’architecte Zasche ne manqua pas d’évoquer le principe de l’« installation spatiale » dans la présentation des œuvres de Metzner à la Maison de l’art de l’exposition de Liberec. L’arrière-plan idéologique des projets de Metzner, tels que La Terre ou La Fontaine des Nibelungen, initialement proposé pour l’espace situé devant la Votivkirche à Vienne, est à chercher dans les utopies sociales alternatives autour de la Neue Gemeinschaft réunissant surtout des adhérents de la « réforme de la vie » (Lebensreform), nourris aussi bien des idées naturistes que nietzschéennes. Les œuvres de Metzner les plus connues restent les puissantes statues pour le Monument de la bataille des nations (Völkerschlachtdenkmal), un travail pour lequel il quitta Vienne et s’installa à Berlin en 1906. Le détournement idéologique de ses œuvres commença dans les années 1920, après sa mort en 1919. La ville de LiberecReichenberg réussit en 1926 à ériger le monument devant la mairie. Perçu comme le symbole de la prétendue supériorité germanique, il fut détruit en 1945. Parmi les artistes dont l’œuvre fut exposée à la Maison de l’art en 1906, hormis les œuvres régionales dont la plupart ne dépassait pas le niveau, certes honorable, de l’amateurisme, citons Franz Thiele et August Brömse, professeurs de nationalité allemande à l’Ecole des Beaux-Arts de Prague et d’autres artistes importants comme Alfred Kubin, Emil Orlik, Richard Teschner, tous natifs de Bohême. L’ambition des organisateurs de l’exposition de présenter l’art de la Bohême allemande comme un ensemble spécifique se heurta toutefois aux mêmes difficultés que toutes les tentatives visant à établir une histoire de l’art autrichien dans son ensemble à une époque où s’élaboraient surtout les concepts et schémas des « écoles nationales ». Même la remarquable synthèse de Ludwig von Hevesi, qui reste encore à Voir par exemple Markéta Theinhardt (dir.), L’art en Europe centrale, Paris, Citadelles & Mazenod, 2008, p. 402-403.
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ce jour une source primordiale pour une présentation intégrale de l’art de la Monarchie autrichienne8, ne pouvait échapper à une vision morcelée. Aussi, les commentaires contemporains locaux9 n’évoquaient que timidement une richesse artistique commune, préférant l’appréciation individuelle des différents artistes à une impossible synthèse. L’insistance sur le modèle des « écoles nationales », en occurrence celui du modèle tchèque, est aussi l’une des raisons de la méconnaissance de l’art « allemand » produit dans les Pays tchèques (outre les raisons politiques et idéologiques bien connues qui sont certainement primordiales). Un autre pôle artistique de l’Exposition de la Bohême allemande se trouva dans la Maison de la ville de Liberec où fut exposée pour la première fois la collection de Heinrich Liebieg, aujourd’hui partie de la Galerie régionale de Liberec. L’origine de la fortune des Liebieg était l’industrie textile. La famille se consacra aussi aux œuvres de bienfaisance et au mécénat. Ferdinand Liebieg participa à la fondation du Musée des arts appliqués de la Bohême du nord (Nordböhmisches Gewerbemuseum) en 1873, célèbre encore aujourd’hui surtout pour ses riches collections d’objets en verre. Heinrich Liebieg, l’un des hommes les plus riches d’Autriche, fut anobli et appelé à la Chambre haute du Reichsrat. Lors de sa mort en 1904, sa collection, initiée dans les années 1860, comptait 209 œuvres, dont 132 tableaux et 77 aquarelles, gouaches et dessins. 136 œuvres étaient signées de la main d’artistes de l’ancienne monarchie, 37 d’artistes français et 33 d’artistes d’Allemagne. Dans son testament, il légua sa collection à la ville de Reichenberg, sa ville bienaimée, comme il l’appelait dans ce document. Son vœu était que l’ensemble de sa collection fût présenté dans le cadre de l’Exposition de la Bohême allemande. La collection avait été réunie selon un goût prononcé pour les tendances du réalisme ou du pré-impressionnisme. Parmi les œuvres allemandes dominent des chefs d’œuvre du « LeiblKreis » (cercle de Leibl) de Munich, et parmi les artistes autrichiens, ceux que l’historiographie récente désigne comme les impressionnistes 8 Ludwig von Hevesi, Österreichische Kunst des 19. Jahrhunderts, t. I-II, Leipzig, Verlag von E. A. Seemann, 1903. Cohérent, Hevesi se limite à l’art de la partie cisleithane ou « autrichienne » de la double monarchie. 9 E. Arnold, op. cit.
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d’atmosphère (Stimmungsimpressionnisten), comme August Pettenkofen, Eugen Jettel, Rudolf Ribarz, Emil Jakob Schindler, etc. L’ensemble français comporte des œuvres de peintres de Barbizon (parmi lesquelles un véritable chef d’œuvre de Théodore Rousseau) et notamment une impressionnante série de tableaux d’Eugène Boudin10. Une fois léguée à la ville, la collection Liebieg fut systématiquement élargie, notamment par des œuvres d’artistes allemands. Elle avait le potentiel de constituer le fondement d’un musée d’art d’un bon niveau européen, pouvant contribuer ainsi à l’aspiration de la ville de LiberecReichenberg à devenir un centre politique et culturel de la Bohême allemande, même si cette aspiration n’aurait pu être réalisée que dans le cadre de la Monarchie, dont la politique centrale tâchait de maintenir un équilibre entre les deux nations principales des pays de la Couronne de Bohême. Le même souci d’équilibre se manifesta également dans la politique d’autres établissements culturels. Fondée en 1835, l’association des artistes de Bohême (Kunstverein für Böhmen en allemand, Krasoumná jednota en tchèque) accueillit au Rudolphinum de Prague des associations et des groupes artistiques de la Bohême tout entière, allemands ou tchèques. L’association maintint son caractère mixte même entre les deux guerres et ne fut dissoute qu’en 1940 par un décret de l’administration d’occupation allemande. Des associations et des groupes allemands y exposèrent dès les années 1890 : l’Association des artistes allemands de Bohême – Concordia (Verein deutscher bildender Künstler in Böhmen – Concordia), l’Association pour la Bohême à Prague (Kunstverein für Böhmen in Prag), Les Pélérins (Die Pilger), l’Union des artistes allemands de Bohême (Deutsch-böhmischer Künstlerbund), puis après la Première Guerre mondiale, le Metznerbund, l’Association des femmes-peintres allemandes (Verein deutscher Malerinnen), l’Association des artistes plasticiens allemands de Moravie et de Silésie – 10 Sur la famille Liebieg et sa collection, voir Miloslava Melanová, « Heinrich Liebieg – Mäzen und Sammler », et Markéta Theinhardt, « Realität der Natur – Realität der Seele », in Markéta Theinhardt, Deutsche und österreichische Malerei des 19. Jahrhunderts aus den Sammlungen der Regionalgalerie Liberec, Liberec, Oblastní galerie v Liberci, 1997, p. 5-7 et 812.
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Scholle (Verein deutscher bildender Künstler Mährens und Schlesiens – Scholle), l’Association des artistes de Bohême du nord (Verein nordböhmischer Künstler) tout comme les groupes Junge Kunst et Prager Sezession. Cette énumération non exhaustive témoigne également du grand nombre d’associations artistiques allemandes, dont les activités n’ont pas encore été assez étudiées11. Fondée en 1902 par l’Empereur, la Galerie moderne (Moderne galerie / Moderní galerie) était une expression de la politique du pouvoir central visant une réconciliation nationale dans le domaine artistique : elle était divisée en deux sections indépendantes – tchèque et allemande –, mais comme les expositions du « Rudolphinum », la politique d’acquisitions de la section allemande de la Galerie moderne fut critiquée pour son conservatisme. Les concepts et mouvements artistiques modernes qui se succédèrent à partir de la fin du siècle avec une rapidité et une productivité étonnantes avaient un fort côté international, mais le modèle des « écoles nationales » restait présent, sinon déterminant. Pour illustrer la relation « parallèle » entre les Tchèques et les Allemands, on cite souvent l’observation du journaliste et écrivain de langue allemande Egon Erwin Kisch, qui raconte que la séparation entre les deux peuples était telle que les scientifiques ou les footballeurs de la même ville ne faisaient souvent connaissance qu’en participant simultanément à un colloque ou à un match à l’étranger… En général, on peut constater les mêmes relations entre les artistes et les mouvements artistiques, sauf quelques exceptions honorables et sous réserve d’informations encore manquantes. Les artistes tchèques ou allemands provenant des régions de Bohême et de Moravie cherchaient leurs références artistiques dans les grands centres artistiques – à Vienne, Munich, puis Berlin et aussi Paris. On peut néanmoins constater que si Prague devint alors progressivement l’un des foyers à la fois spécifiques et internationaux de l’art moderne, le « mérite » en incomba aux mouvements, groupes ou associations artistiques tchèques. Pour des raisons identitaires évoquées auparavant, les artistes germanophones d’importance recherchèrent leurs repères en Autriche allemande et en Allemagne. Même si un certain nombre d’entre 11
Cf. Arno Pařík, « Mezi Čechy a Němci », cat. Mezery v historii, op. cit., p. 22-42.
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eux revinrent volontiers présenter leurs œuvres en Tchécoslovaquie, ils n’y trouvèrent refuge et citoyenneté que pour le court laps de temps historique qui restait à cet Etat démocratique avant d’être englouti par l’Allemagne nazie en 1939. En fin de compte, et sous réserve des résultats des recherches à venir, on peut constater un seul cas de collaboration artistique moderne s’exprimant par le partage d’un même concept : le groupe des Huit (Osma) qui se réunit pour leur première exposition en 1907. Inspirés notamment par l’exposition mémorable des œuvres d’Edvard Munch organisée à Prague en 1905 par l’association Mánes, ces jeunes peintres issus des ateliers de Franz Thiele et de Vlaho Bukovac à l’Ecole des Beaux-Arts de Prague inscrivirent leur art dans la veine expressionniste, définie en tant qu’orientation artistique pour la première fois à Prague en 191012. Ces huit artistes étaient Friedrich Feigl, Max Horb, Arthur Pitterman-Longen, Willi Nowak, Emil Filla, Bohumil Kubišta, Antonín Procházka et Otakar Kubín, mais ils invitèrent également Georg Kars et Max Oppenheimer. Max Brod, ami de Max Horb, fut le seul à mentionner l’exposition dans le journal berlinois Die Gegenwart. Néanmoins, lors de la deuxième exposition du groupe en 1908, Max Horb, Feigl et Georg Kars préférèrent exposer dans le cadre de l’Association des artistes plasticiens allemands au Rudolphinum et le groupe Osma s’étendit à d’autres artistes tchèques. Sans entrer dans les détails de ce morceau d’histoire des avant-gardes, ce furent finalement les artistes tchèques du groupe des Huit qui allaient développer leur propre concept cubo-expressionniste puis cubiste reconnu aujourd’hui comme phénomène artistique spécifique, tandis que les artistes tels que Max Oppenheimer (MOPP) ou Georg Kars travailleraient en parallèle, tout en touchant à des problématiques plastiques très proches. Certes, on trouve donc des exemples d’une certaine collaboration dans le domaine culturel entre Tchèques et Allemands en Bohême (la situation se présente encore autrement en Moravie), mais on doit malgré tout conclure que le modèle d’un art national et des écoles nationales qui 12 En effet, le premier manifeste artistique de l’expressionnisme fut formulé par le jeune théoricien Antonín Matějček dans le catalogue de l’exposition des Indépendants organisée par l’Association Mánes en 1910.
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a marqué les conceptions artistiques du XIXe siècle était tellement dominant qu’il n’a pas permis, même dans le contexte des avant-gardes internationales, une vraie intégration, n’autorisant, dans le meilleur des cas, que des « affinités parallèles ».
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Illustrations Ill.1. Pavillon des arts à l’Exposition de la Bohême allemande à Liberec (Reichenberg) en 1906, architecte Josef Zasche
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Marketa Theinardt Ill. 2. Palais du Wiener Bankverein à Prague (1906-1908), architecte Josef Zasche, sculptures de Franz Metzner
Affinités parallèles : les artistes tchèques et allemands de Bohême Ill. 3. Franz Metzner, La fontaine des Nibelungen (1904)
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Ill. 4. Aménagement intérieur de la Maison des arts à l’Exposition de la Bohème allemande à Liberec (Reichenberg) en 1906, architecte Josef Zasche, sculptures de Franz Metzner
ÉCHANGE DE PAROLES OU DE COUPS EN HAUTE-SILÉSIE : LA LANGUE COMME « LIEU
» DE CONTACTS
ET DE LUTTES INTERCULTURELS
Tomasz KAMUSELLA (Trinity College, Dublin et Université d’Opole, Pologne)
La modernisation de la Haute-Silésie prussienne, initiée par le démantèlement progressif du servage dans la première moitié du XIXe siècle, culmina avec l’obtention du suffrage universel masculin en 1871 alors que fut fondé le Reich allemand. Le développement constant des mines de charbon et de la métallurgie de cette région s’accéléra fortement dans le dernier tiers du siècle. Ouvriers, techniciens spécialisés et cadres vinrent partout des empires allemand, austro-hongrois et russe s’installer dans cet ensemble industriel de villages et de communes à la croissance rapide. Les frontières des trois empires convergeaient aux confins les plus orientaux de la Haute-Silésie près de Myslowitz (Mysłowice, ill.). De l’autre côté de la frontière, sur les gisements de charbon communs, des bassins industriels naquirent parallèlement dans la Silésie autrichienne et autour de la ville alors russe de Dombrova (Dąbrowa Górnicza). Le village de Kattowitz (Katowice) illustre bien la croissance urbaine soudaine qui accompagna cette rapide industrialisation. Entre 1825 et 1866 (soit un an après l’obtention des droits municipaux), la population du site passa de 675 à 4 815 habitants, puis décupla, atteignant 43 137
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habitants en 19101. Entre-temps, la Prusse était devenue le cœur du Reich allemand, fondé en 1871. La dimension linguistique du nationalisme allemand se refléta dans la loi faisant de l’allemand la seule langue officielle de l’État, de ses administrations, et de l’enseignement. Pour être reconnu allemand, il fallait parler et écrire dans cette langue et, mieux, se déclarer protestant. Le temps où l’on pouvait être un bon Prussien en parlant une autre langue et en étant catholique était révolu. A présent, l’État exigeait que l’on devînt d’abord Allemand, toute identité prussienne non germanophone devant se mettre au pas. D’autant que le Kulturkampf mené par Berlin contre l’Église catholique ne se tempéra qu’à la toute fin des années 1880. C’étaient principalement les villes et bourgades, dépositaires du multilinguisme et de la multiethnicité traditionnelles en Europe centrale, qui étaient visées par cette instrumentalisation politique de la langue et ces tentatives officielles de soutenir une seule langue officielle nationale. Ce type de nationalisme ethnolinguistique, qui devint partie intégrante de la modernisation dans cette région d’Europe, cherchait à imposer le monolinguisme dans un État-nation donné. En Haute-Silésie, l’industrialisation rapide permit d’abord au multilinguisme de se diffuser dans les villes et bourgades de son bassin industriel. Mais les mesures autoritaires qui se déployèrent de plus en plus dans l’entre-deux-guerres limitèrent ensuite ce multilinguisme, avant que le totalitarisme nationalsocialiste puis son équivalent communiste dans la Pologne de l’aprèsguerre ne parvinssent presque à entériner le monolinguisme. Toutefois, les changements fréquents de rattachement étatique de la Haute-Silésie entre 1918 et 1945 eurent pour effet de préserver le multilinguisme régional. En 1989, avec la chute du communisme, la démocratie mit un frein, voire renversa cette politique monolinguiste décrétée par l’État. Telles sont les étapes qui seront retracées dans le cours de cet article. D’une langue insignifiante au nationalisme ethnolinguistique La mobilité spatiale et sociale suscitée par l’industrialisation et l’urbanisation commença à brouiller les frontières entre la partie Rozwój demograficzny Katowic, 2005 (consulté le 26.03.09): http://pl.wikipedia.org/wiki/Rozw%C3%B3j_demograficzny_Katowic.
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occidentale germanophone et la partie slavophone à l’est de l’Oder en Haute-Silésie. La langue n’était plus destinée aux seules fins de la communication. On était sommé de parler ou d’écrire dans ce qu’on réifia comme « langue », laquelle, selon cette ligne de pensée, ne pouvait être transmise par les parents que de façon imparfaite. Le soin de « perfectionner » la langue fut confié au système scolaire élémentaire. Bien que mis en place à la fin du XVIIIe siècle en Prusse, ce système ne parvint à inverser l’analphabétisme que dans les années 18702. Quel dialecte et quelles pratiques linguistiques devaient être qualifiés de « langue » fut d’abord déterminé par l’élite nobiliaire qui avait renoncé au latin et au français, autrefois privilégiés, en faveur des langues vernaculaires. A leur tour, les industriels, qui exigeaient une force ouvrière qualifiée capable de communiquer de manière claire, contribuèrent à ce choix. Les savants publièrent à point nommé dictionnaires, grammaires et manuels, afin de transmettre cette uniformité recherchée à travers des systèmes scolaires de plus en plus fréquentés. Au même moment, les nationalistes qui s’étaient faits hommes politiques emboîtèrent le pas à la France révolutionnaire où, en 1794, on interdit dans l’administration, l’éducation et la sphère publique l’usage d’autres langues que le français3. En Prusse, l’allemand fut ainsi consacré et la population germanophone, par-delà ses variantes dialectales, en vint à être perçue et à se percevoir comme parlant purement l’allemand. Un processus similaire au sein de la population des slavophones de Haute-Silésie débuta en 1849, lorsque le polonais standardisé fut introduit comme langue d’enseignement dans les écoles4, ce qui ne s’était jamais fait 2 Adolf Hytrek, Górny Szlązk pod względem obyczajów, języka i usposobienia ludności, Opole, Związek Górnoślązaków et Solpress, 1996 [1e éd. : 1879], p. 41. 3 John Edwards, Multilingualism, Londres et New York, Routledge, 1994, p. 154. 4 Dans le même but, la langue morave, fondée sur un dialecte local, fut introduite dans les écoles dans la partie la plus méridionale de la Haute-Silésie prussienne au sein des frontières de l’archidiocèse d’Olmütz (Olomouc). Le reste de la région, de même que la Basse-Silésie, fut incorporé au diocèse de Breslau, de sorte que la frontière ecclésiastique se traduisit en politiques scolaires différentes quant à la langue d’enseignement. Cf. Tomasz Kamusella, Silesia and Central European Nationalisms: The Emergence of National and Ethnic Groups in Prussian Silesia and Austrian Silesia, 1848-1918, West Lafayette, Purdue University Press, 2007.
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auparavant. Dans le sillage des révolutions ethnico-nationales de 1848, l’argument selon lequel les enfants slavophones de Haute-Silésie réussiraient mieux à l’école en recevant leur instruction dans une langue plus proche de leur langue vernaculaire l’emporta. Ceci, en contrepartie, leur assurerait ensuite la maîtrise de l’allemand et leur donnerait un accès plus rapide à la société prussienne dominante. Le succès de cette politique linguistique initialement catholique fut tel qu’elle fut presque aussitôt étendue aux écoles accueillant les slavophones protestants. Cette expérience de langues d’enseignement autres que l’allemand fut en grande partie interrompue en 1873, soit deux ans après la fondation de l’empire allemand5. De la fin du XVIIIe siècle aux années 1870, les continua autrefois largement distincts entre les dialectes germanique et slave6 s’entremêlèrent progressivement en Haute-Silésie, en raison de l’accroissement des interactions entre germanophones et slavophones, conséquent à l’industrialisation et à l’urbanisation. Le bassin industriel avait émergé aux confins orientaux de la région, au cœur même de la zone slavophone. L’abandon de l’utilisation du polonais dans l’éducation élémentaire ne permit pas, du moins aux yeux des slavophones de Haute-Silésie, d’associer leur(s) dialecte(s) slave(s) vernaculaire(s) à la langue polonaise, comme cela avait été le cas lors du processus antérieur qui avait englobé les dialectes allemands de la région sous l’appellation de langue allemande. La proximité géographique et linguistique des dialectes germaniques de Haute-Silésie avec le dialecte de Meissen qui fonde l’allemand standard7 conduisit à la disparition rapide de la diglossie auparavant marquée entres parlers standard et dialectal qui avait eu cours parmi les Piotr Świerc, Ks. Bernard Bogedein, 1810-1860, Katowice, Muzeum Śląskie, 1990. Le continuum dialectal dénote un territoire qui se développe en une succession de dialectes réciproquement intelligibles, variant imperceptiblement de village en village et de région en région. Toutefois les différences s’accumulent et les locuteurs de dialectes des deux extrémités du continuum peuvent rencontrer des difficultés pour se comprendre. Cf. J. K. Chambers et Peter Trudgill, Dialectology, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 6. 7 Tomasz Kamusella, The Politics of Language and Nationalism in Modern Central Europe, Basingstoke, Palgrave, 2009, p. 83. 5 6
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germanophones de la région8. Or, au même moment, une diglossie similaire s’accentua et se diversifia parmi les slavophones. Ils continuèrent d’abord de communiquer en famille dans leur(s) dialecte(s), le polonais standard demeurant la langue des offices religieux (à l’exception de la liturgie catholique, exclusivement conduite en latin jusqu’au début des années 1970) et de l’instruction religieuse dispensée dans les églises. L’allemand resta la langue de l’éducation scolaire, de l’ascension sociale, des administrations de l’État et de la vie publique. Au tournant du XXe siècle, le mouvement national polonais pénétra la Haute-Silésie depuis la province de Posen (Poznań) et à travers la frontière austro-hongroise avec la Galicie, ce qui contribua à l’instrumentalisation politique de la langue. Tandis que l’allemand était déjà perçu comme l’emblème de la germanité, le polonais de l’église se transforma en symbole de la polonité en Haute-Silésie. La plupart des protestants slavophones du nord-ouest de la région et des zones adjacentes de Basse-Silésie s’étaient alors déjà identifiés comme Allemands sur une base confessionnelle, ce qui facilita également le passage de leur langue vernaculaire du slave à l’allemand. Fait intéressant, dans leurs publications en langue polonaise, ils conservèrent leur différence vis-à-vis des catholiques slavophones en employant les caractères d’imprimerie gothiques (Fraktur). Les catholiques imprimaient leurs livres et revues en polonais en recourant aux caractère typografiques Antiqua, soient ceux police actuelle de notre alphabet latin9. Toutefois, cette instrumentalisation politique continue de la langue ne concerna guère la majorité des habitants de Haute-Silésie avant la fin de la Grande Guerre. Entre-temps, dans le bassin industriel florissant, en réponse aux mariages noués par-delà les frontières linguistiques et à la nécessité de communiquer sans équivoque dans les commerces, les La diglossie se réfère à la situation du bi- ou multilinguisme dans laquelle l’individu ou la communauté recourt à au moins deux langues ou formes langagières distinctes pour communiquer dans diverses sphères de la vie : ainsi, l’un est utilisé en famille et avec les voisins, l’autre au travail et à l’école, et un dernier encore à l’église. Cf. Charles Albert Ferguson, « Diglossia », Word, vol. 15, n° 1, 1959, p. 325-340. 9 Robert Fiedler, Tam jeszcze kęs polactwa. Wybór pism pastora z Międzyborza, éd. Stanisław Gajda, Opole, Instytut Śląski, 1987. 8
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mines de charbon et les ateliers, diverses stratégies de communication innovantes furent adoptées. Certains acquirent la langue de leurs conjoints, employés ou collègues – en général l’allemand, le processus étant facilité par l’éducation élémentaire en langue allemande. Mais la plupart du temps, la majorité de la population slavophone qui n’avait achevé que l’école élémentaire et n’avait au mieux qu’une maîtrise hésitante de l’allemand continua d’utiliser le dialecte en y disséminant des emprunts lexicaux et syntaxiques à l’allemand. Très souvent en réalité, les locuteurs de l’allemand (ou des dialectes germaniques) vivant au sein de zones slavophones n’avaient guère d’autre choix que de s’adapter en parsemant leur parler de slavismes, ce qui le rapprocha des dialectes slaves germanisés. C’est ainsi qu’émergea un créole germano-slave qui allait devenir la vivante lingua franca omniprésente dans le bassin industriel, méprisée par les nationalistes allemands tout autant que polonais, qui s’étaient donnés pour mission de protéger la pureté de leur langue respective, vouée à servir d’instrument de différenciation claire entre les membres des nations allemande et polonaise. Le créole perturbait l’adéquation entre langue et nation, permettant ainsi l’épanouissement tardif d’un multilinguisme a-national si typique des villes et bourgades centreeuropéennes avant l’émergence des États-nations. L’observation de ses divers éléments permet de classer ce créole dans l’allemand comme dans le polonais, voire de le considérer comme une langue à part, ce qui, du point de vue du nationalisme ethnolinguistique, équivaudrait à reconnaître ses locuteurs comme les membres d’une nation séparée10. Le créole, rejeton non désiré du métissage ethnolinguistique Le concept ci-dessus mentionné de « continuum dialectal » est issu de la linguistique des créoles, où il a fait sa première apparition en tant que « continuum linguistique » (Sprachkontinuum) au début du XXe siècle11. Un 10 Tomasz Kamusella, « Das oberschlesische Kreol: Sprache und Nationalismus in Oberschlesien im 19. und 20. Jahrhundert », in Markus Krzoska et Peter Tokarski (dir.), Die Geschichte Polens und Deutschlands im 19. und 20. Jahrhundert, Osnabrück, fibre, p. 142161. 11 David De Camp, « Toward a Generative Analysis of a Post-Creole Speech Continuum », in Dell Hymes (dir.), Pidginization and Creolization of Language, Cambridge,
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créole naît lorsque les locuteurs d’au moins deux langues mutuellement inintelligibles se rencontrent et entretiennent des contacts économiques et sociaux constants. Les éléments des deux langues fusionnent d’abord en pidgin, forme linguistique restreinte destinée à la communication entre adultes par-delà les barrières linguistiques. Lorsque par la suite le pidgin devient la langue maternelle d’enfants, il devient une langue à part entière et prend le nom de « créole ». L’association habituelle d’une langue à un statut social, déterminé par l’enseignement en langage standard, altère la situation communicationnelle en ouvrant un continuum linguistique créole12 qui connaît diverses formes langagières, se déployant d’ordinaire d’un créole de statut bas aux langues standards de statut élevé. En Haute-Silésie, la langue standard disposant du statut social le plus élevé était sans conteste l’allemand, bien que le polonais eût acquis une respectabilité en tant que langue ecclésiastique et offrît à ceux qui le maîtrisaient une carrière respectable pour qui choisissait de devenir prêtre catholique. Entre 1850 et 1945, tous les prêtres instruits au séminaire catholique de Breslau étaient requis de parler le polonais en plus de l’allemand, car les fidèles du diocèse de Breslau, concentrés en Haute-Silésie, étaient pour plus de moitié slavophones13. Au début du XXe siècle, le développement de la presse catholique polonophone de la région donna aux nationalistes polonais la « preuve » que ces slavophones parlaient le polonais et étaient donc membres de la nation polonaise. Mais la plupart des slavophones ou locuteurs de créole de Haute-Silésie étaient loin de partager cette vision et s’estimaient
Cambridge University Press, 1971, p. 349-370 : le continuum linguistique est par essence social. Mais lorsqu’une chaîne de formes linguistiques évoluant imperceptiblement de l’une à l’autre est projetée sur un plan spatial plutôt que social, on obtient le concept de continuum dialectal. 12 Le continuum linguistique créole est souvent qualifié de « post-créole » car son ouverture annonce en général le déclin d’un créole donné, le continuum fonctionnant comme un tapis roulant vers les langues standard. Dans une situation stable où tout le monde fréquente l’école, un tel changement du créole au standard s’accomplit en une à deux générations. 13 Joachim Jan Kopiec, Dzieje Kościoła katolickiego na Śląsku Opolskim, Opole, Instytut Śląski, 1991, p. 90-94.
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calomniés quand on les traitait de « Polonais »14. La majorité des Polonais de Galicie et de la province de Poznanie ne considéraient pas non plus les slavophones et les locuteurs du créole de Haute-Silésie comme des Polonais15. Toutefois, l’instrumentalisation politique du polonais en Haute-Silésie rendit la langue attrayante pour certains slavophones, surtout en dehors de la traditionnelle sphère de l’usage religieux et clérical. Le statut prestigieux de l’allemand et du polonais comme langues standards correspondant à des identités nationales reconnues tourna au désavantage du créole et des dialectes slaves. Le créole était traité en allemand de Wasserpolnisch (« polonais coupé à l’eau ») et en polonais de popsuta polszczyzna (« polonais corrompu »). Par ailleurs, le ou les dialectes slaves étaient associés aux zones rurales desquelles provenait la plus grande partie de la force ouvrière du bassin industriel. Bien des petits propriétaires faisaient la navette vers les mines et usines métallurgiques ; de même, un nombre tout aussi important d’ouvriers travaillaient aussi sur les terrains dont ils avaient hérité dans les villages ou cultivaient des jardins potagers et élevaient volaille et cochons dans les arrière-cours des immeubles dans les villes. La séparation entre la sphère urbaine et la campagne était donc floue et bien perméable16. De même, bien que le ou les dialectes slaves fussent traités par les citadins de « fumet de porcherie », la maîtrise de ces dialectes n’en resta pas moins préservée dans le bassin industriel, tandis que la connaissance du créole s’étendit également aux zones rurales. Illustration du créole germano-slave Faute de recherches encore à ce jour, il n’est pas aisé de présenter la dynamique du continuum post-créole tel qu’il se développa entre le créole et les langues standards, l’allemand et le polonais en Haute-Silésie. Toute 14 Petr Kacíř, « Problematyka narodowościowa na Śląsku Cieszyńskim w drugiej połowie 19 w. i na początku 20 w. w ocenie czeskiej historiografii », in Bernard Linek et al. (dir.), Fenomen nowoczesnego nacjonalizmu w Europie Środkowej, Opole, Instytut Śląski, 1997, p. 54. 15 Ladislav Pallas, Jazyková otázka a podmínky vytváření národního vĕdomí ve Slezsku, Ostrava, Profil, 1970, p. 50. 16 Bernard Linek, Robotnicy górnośląscy. Przemiany identyfikacji i tożsamości grupowej w XIX i XX wieku, Opole, Instytut Śląski, à paraître.
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enquête aurait eu un effet contraire aux prétentions linguistiques des nationalismes allemand ou polonais et était donc (souvent activement) découragée. Aussi, la possibilité même d’étudier ce créole comme objet de recherches académiques soulève encore aujourd’hui bien des réactions émotionnelles, tout comme la simple application des éléments de la linguistique créole à l’analyse de la situation sociolinguistique de HauteSilésie. Une attitude renforcée par l’argument selon lequel il ne serait approprié de parler de créoles qu’en contexte colonial, non européen, ce qui en soi reflète bien l’eurocentrisme, sinon le racisme, mis au service des nationalismes ethnolinguistiques d’Europe centrale17. Une série d’exemples du continuum post-créole de Haute-Silésie peut être dressée à partir de diverses publications en langue allemande et polonaise, en général folkloriques et fictionnelles. Aussi, les éléments allemands et slaves contenus dans les citations qui suivent sont enregistrés avec l’orthographe soit allemande, soit polonaise. Les éléments allemands sont indiqués en gras, les éléments slaves en italique. Les croisements syntaxiques, lexicaux, orthographiques ou flexionnels d’éléments germaniques sont indiqués en gras, slaves en italique, quelques compositions sont expliquées entre crochets. 0. Allemand standard. 1.1. Über Dächer über Häuser, wie der Kater zu die Mäuser, also schleicht sich Antek hin zu dem Bett von Schwägerin. Bruderlibe18. 1.2. Du Hacher verfluchter, pieronnischer Bux19. 2.1. Maryka übern Reifen springt, was die pajacy ham mitgebringt20.
17 Wyderka Bogusław, « Język, dialekt czy kreol? », in Lech M. Nijakowski (dir.), Nadciągają Ślązacy. Czy istnieje narodowość śląska?, Varsovie, Scholar, p. 187–215. 18 « Par-dessus les toits et les maisons, comme le chat vers les souris, ainsi Antek se glisse vers le lit de belle-sœur. Amour fraternel. » [Syntaxe polonaise dans la phrase allemande (le verbe n’est pas à la fin, ‘belle-sœur’ n’a pas d’article) ; pl. irrégulier Mäuser ; Antek, diminutif standard du prénom polonais Antoni.] 19 « Maudit vaurien, fichu garnement » [hacher ou chachor et bux ou buks : dial. silésien, « vaurien, canaille » ; pieronnischer : cf. l’adjectif dialectal silésien pieroński (litt. « touché par l’éclair », juron silésien), suffixe allemand standard.]
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2.2. Sollt ich kapitulirowatsch (...) Tatulek hat Krieg gemachen21. 3.1. Mach dem kanarek mal die klotka auf, da kann er sich rein und raushopsać22. 3.2. Die Mamulka denkt sich w doma, was sich macht Soldaten, denkt sich, żre kapusta, kloski, trinkt sich Wein (...). Hab geschrieben Mutter gestern, hab kanon puzowatsch, is psiakrew kaput gegangen, muß go bezahlowatsch. (...) Sabioł szablą ganz alleine tausendzwölf turkusen23. 4.1. Alexander scho na wander, kupiou buty za trzy knuty24. 4.2. Szlajfyrze mieli ta łośka z bruskami zamontowano na linksztandze przi kole25.
20 « Maryka saute par-dessus le cerceau que les garnements ont apporté. » [Pajac : clown, garnement ; was : forme dial. du pronom relatif ; ham : forme dialectale de haben.] 21 « Devrais-je capituler ? Papa a fait la guerre. » [verbe kapitulirowatsch : de l’all. kapitulieren, suffixe standard polonais –ować translittéré ; tatulek : dial. silésien.] 22 « Ouvre un peu la cage du canari, il pourra sauter dedans et dehors. » [kanarek (« canari »), pol. ; klotka : variante dialectale de klatka (« cage », pol.) ; rein und raushopsać : verbe polonais cf. all. hopsen « sauter », particules verbales séparables de l’allemand standard.] 23 « Maman pense à la maison à ce que font les soldats, elle pense, mange du chou, des nouilles, boit du vin… J’ai écrit à maman hier, j’ai nettoyé le canon, sacrebleu, il s’est pété, je dois le payer. Il a tué tout seul avec son sabre 1 012 Turcs. » [Mamulka : variante dialectale, w doma : variante de « w domu », kloski : variante du pol. kluski, puzowatsch cf. all. putzen et pol. pucować ; bezahlowatsch cf. all. bezahlen, suffixe verbal pol. ; syntaxe des parties allemandes calquée sur la grammaire polonaise, notamment l’usage du pronom réfléchi.] 24 « Alexandre est parti se promener, j’achète des chaussures pour trois balles. » [scho : dialectal au lieu de podszedl ; wander : « excursion, balade », germanisme lexicalisé en polonais ; kupiou : dialectal pour « kupię » ; za try knuty litt. « pour trois knouts, fouets. »] 25 « Les aiguiseurs [de couteaux] avaient monté l’axe avec des meules sur la barre du vélo près de la roue » [Szlajfyrze, cf. all. Schleifer : tourneur, tailleur, aiguiseur, cf. pol. szlifować et all. schleifen : « tailler » ; łośka cf. pol. oś « axe » ; broska : cf. pol. brus : « meule » ; linksztanga : « barre de vélo », emprunt à l’allemand.]
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5.1. Maryko, ty stara kryko, ty mos tyn pysk jak stary wertiko26. 5.2. A potym geburstag moł jego baba i bajtel27. 6.1. Za komuny szło nejwyżi pozaglondać na fajerwerki w telewizorze28. 6.2. Dziołcha była piykno - no wiycie: krew a mleko, jak to padajom29. 0. Polonais standard30. On peut suivre à travers ces exemples toutes les nuances et les dégradés d’un continuum linguistique qui s’étend du simple emprunt lexical à l’hybridation complète entre plusieurs parlers, tant par la fusion morphologique que par les calques syntaxiques. On pourrait tout autant, si l’on disposait de plus de place, tenter de retracer l’origine des éléments présents en les faisant remonter à leurs sources slaves et germaniques, à des emprunts au polonais, à l’allemand, au silésien, au tchèque et au morave. L’essor des États-nations en Europe centrale : la purge des dialectes et du créole Après 1918, les États-nations furent fondés sur un principe ethnolinguistique. La Haute-Silésie de l’empire allemand fut divisée entre l’Allemagne et la Pologne, hormis une mince bande de terre attribuée à la Tchécoslovaquie. Avant le partage de la région en 1922, la grande majorité des électeurs (donc des hommes), estimés entre 350 000 et
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« Marique, vieille bique, t’as une gueule de vieille barrique. » [kryko, dial. silésien « planche, bâton » ; wertiko, dial. silésien : « commode ».] 27 « Et ensuite, sa femme et son fils fêtèrent leur anniversaire. » [baba, dial. « femme » ; geburstag : all. « anniversaire » ; bajtel : dial. silésien, « enfant, garçon ».] 28 « Sous le communisme, on pouvait tout au plus regarder les feux d’artifice à la télévision. » [fajerwerki : « feu d’artifice », germanisme lexicalisé en polonais.] 29 « La nana était belle, vous savez, comme on dit, belle et fraîche comme le sang et le lait » [dziołcha : dial. pol. « fille, nana », piykno, dial. pol. cf. piękna ; wiycie, dial. pol. cf. wiecie ; krew a mleko cf. all. Milch und Blut ; padajom : 3e pers. pl. dialectale ; syntaxe dialectale calquée sur la grammaire allemande.] 30 Voir Tomasz Kamusella, « Das oberschlesische Kreol », art. cit., p. 146-147.
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500 000, désiraient que la Haute-Silésie restât unie, bien que restructurée en État-nation indépendant ou autonome au sein des frontières de l’Allemagne, avec l’allemand et le polonais pour langues officielles31. En dépit des souhaits de la majorité des habitants de Haute-Silésie, la langue fut transformée en instrument idéologique majeur pour créer, maintenir et rendre légitime l’État national. Aussi, le multilinguisme de la région et sa diglossie furent frappés d’anathème par les métropoles et voués à l’éradication. D’abord, entre 1922 et 1939, 190 000 habitants de Haute-Silésie qui se considéraient allemands quittèrent la partie polonaise de la région pour l’Allemagne, tandis que 100 000 Polonais auto-déclarés quittaient la partie allemande pour la Pologne32. Puis, après une brève période de transition, l’allemand fut supprimé des administrations publiques en Haute-Silésie polonaise et les autorités limitèrent progressivement l’accès au système éducatif germanophone des enfants parlant le dialecte, puisqu’officiellement, ils devaient devenir polonais. De même, ce ne fut que sur les instances des Alliés que Berlin toléra les écoles de la minorité polonophone établies en Haute-Silésie allemande et elle fit tout pour les démanteler. Varsovie percevait les dialectes slaves et le créole germano-slave de la région comme une forme « corrompue » de polonais ayant désespérément besoin d’une « purification », bien qu’après 1926 on fît des concessions sur l’utilisation orale publique du dialecte à partir du moment où il était purgé de ces « horribles germanismes33 ». D’autre part, comme il était impossible de nier le caractère slave du dialecte/créole, les autorités allemandes préférèrent souligner sa différence par rapport au polonais, rejetant ainsi les prétentions de Varsovie visant à en faire un dialecte du polonais. Aussi le bilinguisme fut-il encouragé dans l’idée de promouvoir par la suite le monolinguisme allemand. Sur le plan idéologique, on proposa le concept d’eigensprachiger 31 Andrea Schmidt-Rösler, « Autonomie- und Separatismusbestrebungen in Oberschlesien 1918-1922 », Zeitschrift für Ostmitteleuropa-Forschung, n° 1, 1999, p. 11. 32 Tomasz Kamusella, « Ethnic Cleansing in Upper Silesia 1950-89 and the Ennationalising Policies of Poland and Germany », Patterns of Prejudice, n° 2, 1999, p. 56. 33 Marian Grzegorz Gerlich, « ‘Śląska krzywda’ – przejaw zbiorowego poniżenia wśród górnośląskiej ludności rodzimej (okres międzywojnia) », Etnografia Polska, n° 1-2, 1994, p. 5-23.
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Kulturdeutsche (Allemand non germanophone, uni à la nation allemande par une culture nationale allemande commune mais pas par la langue), ce qui permettait de considérer les locuteurs du dialecte/créole de HauteSilésie comme une tribu adoptée (Adoptivstamm) de la nation allemande et leur langue comme un « dialecte culturel » (Kulturmundart) de la langue allemande34. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’ensemble de la Haute-Silésie fut réintégré à l’Allemagne nazie et la politique de création d’une nation (Volksgemeinschaft) et d’une langue homogènes fut poursuivie. Ceci se traduisit par l’introduction de l’allemand comme seule langue de la vie publique et même, totalitarisme oblige, privée. Les autres langues furent donc interdites, ce qui, dans le cas de la Haute-Silésie, signifiait la mise au ban de tout dialecte/créole, à présent identifiés, ironie de l’histoire, à la langue polonaise35. Après 1945, lorsque la Haute-Silésie, considérée comme partie des territoires allemands situés à l’est de la ligne OderNeisse (deutsche Ostgebiete) fut incorporée à la Pologne communiste, on suivit une même ligne politique, cette fois-ci au profit d’une stricte polonisation. On en parlait en termes de « re-polonisation » et de « dégermanisation », ce qui impliquait une « polonité naturelle » de la région depuis les temps ancestraux, seulement récemment dissimulée sous le « mince vernis de façade allemande ». Aussi le « transfert » (en réalité l’expulsion) des Allemands des territoires allemands situés à l’est de la ligne Oder-Neisse accordé à la Pologne ne fut pas véritablement appliqué en Haute-Silésie. L’outil prépondérant de la polonisation fut la langue : l’allemand fut en effet interdit et le dialecte découragé, d’autant que pendant la guerre, il avait été émaillé de germanismes au point qu’il
34 Carsten Eichenberger, Die Deutschen in Polen. Von der verleugneten Minderheit zur anerkannten Volksgruppe, Augsburg, Bukowina-Institut, 1994, p. 35 ; Pallas, Jazyková otázka, op. cit., p. 31. 35 Matthias Kneip, Die deutsche Sprache in Oberschlesien. Untersuchungen zur politischen Rolle der deutschen Sprache als Minderheitensprache in den Jahren 1922-1998, Dortmund, Universität Dortmund, 1999, p. 340.
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apparaissait même à la nouvelle administration polonaise comme un « dialecte de l’allemand36 ». Le changement de frontières et les expulsions de l’après-guerre rompirent avec la tradition de la large zone frontalière du bi- et du multilinguisme et des créoles qui avaient étendu les continua des dialectes slaves et germaniques de Białystok et Allenstein/Olsztyn, en passant par Poznań, Oppeln/Opole jusqu’à Olomouc, Prague et Brno. Les deux parties allemande et polonaise de la Haute-Silésie étaient sises au cœur de cette zone transitionnelle. Les politiques linguistiques totalitaires décourageaient tout écart du monolinguisme, faisant respecter l’usage de la langue « correcte » de l’État-nation. Ce changement fut ensuite renforcé par l’école élémentaire et le développement des médias de masse omniprésents (presse, livres bon marché, radio et télévision). L’urbanisation et l’industrialisation rapides de type soviétique facilitèrent ce processus. En conséquence, le continuum du dialecte slave du nord se divisa entre des zones d’utilisation des langues standards nationales officielles, chevauchant presque à la perfection les territoires de la Pologne dans le cas du polonais et de la Tchécoslovaquie dans le cas du tchèque et du slovaque. Bien que la différenciation dialectale fût préservée dans le langage quotidien dans les deux Allemagnes et en Autriche, la frontière politique clairement tracée entre les trois États germanophones et la Pologne et la Tchécoslovaquie se traduisit par une frontière équivalente du continuum entre une langue germanique de plus en plus éloignée des dialectes et les langues slaves du nord. C’était un événement sans précédent, puisque les changements de frontières politiques ne s’étaient jusque là guére, sinon pas du tout, traduits par des frontières linguistiques au sein du continuum linguistique. Et même si une telle évolution s’était produite, elle avait été progressive, non-organisée et étalée sur plusieurs générations.
36 Bernard Linek, ‘Odniemczanie’ województwa śląskiego w latach 1945-1950 (w świetle materiałów wojewódzkich), Opole, Instytut Śląski, 1997 ; Bogusław Wyderka, « O konieczności nowych badań gwar śląskich », Śląsk Opolski, n° 3, 1998, p. 1-4.
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La survie relative du pluralisme linguistique en Haute-Silésie après 1945 Avec la fin des expulsions en 1950 et la réduction des mesures draconiennes de re-polonisation et de dé-germanisation, un statu quo bancal se développa. Si la population locale multilingue, parlant à la fois l’allemand, des formes dialectales ou créoles et le polonais, ne fut pas évacuée, ce fut parce que Varsovie décida de la reconnaître comme polonaise sous l’étiquette ambiguë d’« autochtones » (autochtoni). Mais la raison principale, souvent sous-estimée, de ne pas les expulser était le besoin en ouvriers hautement qualifiés pour faire tourner le bassin industriel de Haute-Silésie qui générait près de la moitié du P.I.B. de la Pologne en 1950. Cédant à la pression des autorités, les autochtones cessèrent de transmettre l’allemand dans leurs familles pour ne pas condamner leurs enfants à l’exclusion sociale et économique. Les écoles et les médias, uniquement en polonais standard, polonisèrent de plus en plus le dialecte/créole. Incités par le miracle économique de la RFA, qui contrastait fortement avec l’affaissement puis la stagnation de l’économie communiste, tout comme par leur désir d’être réunis avec leurs semblables, bien des « autochtones » firent tout leur possible pour quitter la Pologne communiste pour l’Allemagne de l’ouest. Malgré la fermeture des frontières, 558 000 autochtones reçurent l’autorisation d’émigrer ou s’enfuirent en RFA entre 1950 et 198937. Ce phénomène d’émigration permit d’imprégner à nouveau le dialecte/créole de germanismes. Les émigrants utilisaient encore un allemand plus ou moins désuet s’ils étaient nés avant le milieu des années 1930, mais ceux qui étaient nés tout juste avant et après 1945 ne le savaient pratiquement plus, et leur langue restait émaillée d’emprunts slaves et polonais. A l’inverse, leurs enfants parlent et écrivent exclusivement en allemand et ne connaissent qu’une poignée d’expressions dialectales. Mais à partir des années 1970, ces émigrants furent autorisés à rendre visite à leurs familles en Pologne, ce qui stimula les germanismes dans le dialecte en Haute-Silésie.
37
Tomasz Kamusella, « Ethnic Cleansing in Upper Silesia », art. cit., p. 70.
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Dans les faits, les autochtones de Haute-Silésie étaient considérés comme des citoyens de seconde classe, voire comme des « cryptoAllemands » dans la Pologne communiste, ce qui se traduisait par un isolement social, économique et culturel. Cet isolement fut renforcé par l’endogamie qui ne cessa qu’à la fin des années 1980. La situation économique en Pologne était alors si désespérée que les autochtones, plus susceptibles de pouvoir partir à l’ouest que les citoyens polonais ordinaires, apparurent alors comme des conjoints séduisants pour les autres Polonais. Néanmoins, l’isolement social empêcha le dialecte/créole de s’assimiler à la langue polonaise. La re-germanisation du créole/dialecte s’accrut après la chute du communisme, lorsqu’on autorisa l’enseignement en allemand en HauteSilésie et que l’on reconnut la minorité allemande en Pologne. A ce jour, près de 250 000 autochtones vivant en Haute-Silésie ont reçu la citoyenneté et des passeports allemands38. Ceci leur a permis depuis les années 1990 de briguer légalement un travail saisonnier ou permanent en Allemagne et a donc rafraîchi la connaissance du dialecte parmi les émigrants de Haute-Silésie en Allemagne et dé-polonisé ce dialecte en Haute-Silésie elle-même. Tout dépend du regard de l’observateur Il n’existe pas de définition linguistique de ce qu’est une langue. Le statut de langue est déterminé par la politique, fondée sur l’utilisation réelle de la langue, mais souvent en association avec une législation sur cet usage. Plus l’instrumentalisation politique de la langue est forte (comme c’est le cas en Europe centrale et orientale), plus les décisions définissant ce qu’est une langue s’écartent de sa véritable réalité linguistique. Ainsi, l’existence du moldave et du roumain, qui sont quasiment identiques tant à l’oral qu’à l’écrit, a été préservée en tant que deux langues distinctes. L’éclatement de la Yougoslavie en sept Étatsnations successeurs s’est accompagné de celui de la langue serbo-croate en quatre langues, bosniaque, croate, monténégrin et serbe qui, dans la majorité, sinon l’intégralité des situations communicationnelles, sont 38 Tomasz Kamusella, « Dual Citizenship in Opole Silesia in the Context of European Integration », Facta Universitatis, Niš, 2003, p. 712.
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mutuellement intelligibles. En regard, le suisse allemand et le bas allemand, qui sont quasiment incompréhensibles l’un pour l’autre, ne sont considérés que comme des dialectes de l’allemand. De même, on exige des locuteurs des idiomes hollandais et bas-allemand qui n’ont aucune difficulté à communiquer, à considérer qu’ils parlent des langues différentes. Les langues sont tout aussi imaginées que les nations. Ce sont leurs locuteurs, dans le contexte de la situation politique et sociale dominante où ils se trouvent, qui décident ce qu’ils parlent et comment ils construisent leur situation ethnolinguistique donnée39. En Europe centrale, leurs décisions sont souvent allées de pair avec le souhait des autorités nationales d’introduire le monolinguisme, mais dans les zones urbaines frontalières, elles ont souvent contredit cette politique. Aujourd’hui en Haute-Silésie, le polonais standard tout comme le dialecte/créole sont utilisés au quotidien et transmis dans les familles. Les autochtones acquièrent l’allemand à l’école et à travers le travail en Allemagne. L’allemand a bien moins d’intérêt pour les Polonais ethniques qui, tout comme les autochtones, s’efforcent aussi de maîtriser l’anglais, mais seulement en raison de sa fonction de lingua franca mondiale, ce qui (du moins pour l’instant) n’interfère pas avec leur identité. Il est notable, mais non pas atypique, que les autochtones parlant le dialecte/créole l’interprètent à l’image de leurs choix identitaires. Aussi, ceux qui se considèrent allemands utilisent le créole/dialecte comme un signe de leur non-polonité, puisqu’ils n’ont souvent pas ou peu de connaissances de l’allemand. Certains le voient même comme un dialecte de l’allemand. Sans plus de surprise, les autochtones qui se définissent comme polonais voient le dialecte/créole comme un dialecte du polonais. Au cours du dernier recensement de 2002, plus de 170 000 autochtones se sont déclarés membres de la « nation silésienne ». Selon
39 Tomasz Kamusella, « On the Similarity Between the Concepts of Nation and Language », Canadian Review of Studies in Nationalism, vol. 31, 2004, p. 107-112 ; Dennis R Preston, « Folk Dialectology », in Dennis R. Preston (éd.), American Dialect Research, Amsterdam, John Benjamins, 1993, p. 333-378.
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eux, le créole/dialecte n’est rien d’autre que leur langue nationale, le silésien40. Dans la Pologne contemporaine, la Haute-Silésie, répartie entre les provinces d’Opole et de Silésie (Katowice)41 est la région la plus multiethnique et multilingue du pays. Un seul de ces villages ou villes peut être peuplé d’Allemands, de Polonais et de Silésiens, qui parlent l’allemand silésien, le polonais et le silésien. Toutefois, la plupart du temps, ces trois langues s’avèrent bien être le même dialecte/créole et l’expérience véritable du multilinguisme pourrait bien se réduire à unsimple code-switching entre le créole/dialecte et le polonais standard. Traduit de l’anglais par Clara Royer
Recensement polonais de 2002 : http://en.wikipedia.org/wiki/Polish_census_of_2002 (consulté le 08.04.09). 41 L’actuelle Province de Silésie, bien curieusement nommée, était connue comme Province de Katowice avant 1999. Son territoire ne consiste que pour un tiers des terres de la Haute-Silésie historique et elle n’est qu’un maigre vestige oriental de la Silésie historique, à califourchon entre la Silésie et la Petite Pologne (Małopolska). 40
Échange de paroles ou de coups en Haute-Silésie
Illustrations Ill. 1. Carte des provinces de Haute- et Basse-Silésie dans les frontières de 1937
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Ill.. 2. Le « coin des troiss empereurs » [Dreikaissereck], près de Myslow witz/Mysłowice, carte postale, 1902
LE PALAIS DE LA CULTURE ET DE LA SCIENCE À VARSOVIE : LIEU COMMUN OU TERRAIN CONTESTÉ
Marina DMITRIEVA (GWZO-Geisteswissenschaftliches Zentrum Geschichte und Kultur Ostmitteleuropas, Université de Leipzig)
Dans l’histoire de l’architecture, peu d’édifices ont provoqué autant de débats contradictoires et ont été si diversement interprétés que le Palais de la Culture et de la Science à Varsovie, construit entre 1952 et 1955 (ill. 1). Dans les interprétations du Palais, mythe et réalité sont étroitement enlacés. Il occupe une place centrale dans de nombreux ouvrages littéraires – de l’enthousiasme servile des vers au style du réalisme socialiste du début des années 1950, jusqu’aux anti-utopies des années de transformation post-socialiste. Le Palais est l’un des motifs principaux de plusieurs des œuvres de l’écrivain polonais Tadeusz Konwicki, surtout comme objet haï, détesté et combattu1. Dans sa nouvelle fantastique « Fourbi de lecture » (Czytadło, 1992), écrite juste après le tournant de 1989, le Palais prend les dimensions de la tour de Babylone, placé au centre du carrefour européen. La place qui cerne le Palais est imaginée comme un melting pot des cultures mondiales, la rencontre de l’Orient et de l’Occident, bazar apocalyptique vu par les yeux du protagoniste du roman et de son ami d’école, le karaïte Antoni Mickiewicz : 1
Tadeusz Konwicki, Mała apokalipsa [La Petite Apocalypse], Varsovie, Alfa, 1994 (première edition 1979); id., Wniebowstąpienie [En montant au ciel], Varsovie, Isky, 1967; id., Czytadło, Varsovie, Niezależna Oficyna Wydawnicza, 1992.
© Cultures d’Europe Centrale, n° 8 (2009)
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Marina Dmitrieva « Tous les peuples d’Asie et d’Europe orientale y faisaient commerce. Des Coréens et des Mongols, des Turcs et des Arméniens, des Arabes et des Cosaques, des Hindous et des Ouïgoures s’étaient mêlés à eux. Des peuples antiques indéfinissables, en costumes archaïques, s’y affairaient aussi, peut être des Assyriens ou des Hittites. Et tous se comprenaient par gestes, n’émettant que rarement des sons ronflants qui venaient peut-être de l’époque des antiques Sumériens ou du défunt Komsomol. […] On pouvait tout y acheter, tout ce que des civilisations disparues depuis longtemps, mais aussi l’époque atomique avaient produit. Sur des tapis orientaux s’étalaient des pyramides de parfums Dior et des cruches de kumys [lait de jument] venant du désert de Gobi. Des piles d’électronique japonaise et de verges de bouleau venant des bains de vapeur russes, au bord des camions ukrainiens dans la pénombre et des chèvres du Caucase qui bêlaient, attachées là et dont personne ne se souciait ; à l’ombre d’une palissade déglinguée, se détachaient les couleurs criardes de magazines porno et des missiles de type ‘Katioucha’ attendaient le client2. »
Dans cet amphigouri de cultures, de peuples, d’époques et d’artefacts de civilisation qui s’étend autour du Palais, sa désignation comme centre du monde pourrait suggérer qu’on tourne en dérision la conception qui avait été initialement à la base de ce projet architectonique et idéologique. Ce symbole du pouvoir dans la ville détruite par les Allemands et conquise par les Russes était un bâtiment multifonctionnel. Non seulement il était le siège de plusieurs institutions culturelles et administratives, mais il incorporait aussi dans son architecture et sa
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Tadeusz Konwicki, Czytadło, Varsovie, Niezależna Oficyna Wydawnicza, 1995, p. 57 : „Handlowały tu wszystkie narody Azji i wschodniej Europy. Pzemykali chyłkiem Koreańczycy i Mongołowie, Turcy i Ormianie, Arabowie i Kozacy, Hindusi i Ujgurcy. Kręciły się tu również jakieś niezidentyfikowane starożytne nacje w archaicznych strojach, może Asyryjczycy albo Hetyci. I wszyscy porozumiewali się na migi, z rzadka wydając jakieś charkotliwe dźwięki, może z epoki wczesnych Sumerów albo schyłkowego komsomołu. […] I kupić tu można było wszystko, co stworzyły zamierzchłe cywilizacje, a także epoka jądrowa. Na wschodnich dywanikach leżały piramidy pachnideł Diora i stały dzieże kumysu z pustyni Gobi. Walała się elektronika japońska i brzozowe wieniki z łaźni rosyjskich, drzemały przy krawężnikach ukraińskie ciężarówki i beczały uwiązane niedbale kozy z Kaukazu, w cieniu połamanych płotów jarzyły się kolorami wydawnictwa pornograficzne i czekały na kupców działa rakietowe typu ‘Katiusza’.
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fonction idéologique deux notions centrales de l’idéologie socialiste : la notion d’amitié des peuples et la notion de culture. La notion d’internationalisme avait été proscrite après la dissolution de la IIIe Internationale par Staline. Staline avait été baptisé « père des nations » en raison de sa préoccupation théorique des problèmes de nationalité et de sa politique nationale. Après la Deuxième Guerre mondiale, l’Union Soviétique se proclamait le « pays de l’amitié entre les peuples », au contraire de l’empire tsariste condamné comme « prison des peuples ». Avec l’agrandissement de la sphère d’influence de l’Union soviétique après la guerre et la formation du « camp socialiste » (les « démocraties populaires »), la notion d’amitié entre les peuples avait acquis une double signification, qui se rapportait à la situation interne ainsi qu’à la politique internationale. « L’amitié entre les peuples », déclarée comme « l’une des forces du mouvement socialiste de la société », se référait aux États multinationaux socialistes, c’est-à-dire surtout à l’Union Soviétique, mais aussi aux pays du camp socialiste ainsi qu’à certains pays du tiersmonde, que l’on envisageait d’inclure dans la « famille globale de la coopération fraternelle et de l’assistance mutuelle des peuples et des nations qui sont sur la voie socialiste3 ». La conception d’union familiale des « républiques-sœurs » (en russe au masculin – bratskie respubliki, républiques-frères), avait été représentée dans de nombreuses œuvres d’art dans les années d’aprèsguerre. Des exemples éminents en sont les pavillons des républiques de l’Exposition des acquis de l’économie nationale (VDNCH), construites dans le style national, et surtout la fontaine « Amitié des peuples » avec des sculptures représentant symboliquement chaque république (projet des architectes Constantin Topuridze et G. Konstantinovski en 1954). La deuxième notion, l’assistance mutuelle, appliquée au terrain international, s’incarnait uniquement dans le Palais de la Culture et de la Science à Varsovie. Non seulement sa silhouette « moscovite », c’est-à3 Bolshaia sovetskaia entsyklopedia (BSE) [Grande Encyclopédie Soviétique], 1969-1978 (internet: http://slovari.yandex.ru/dict/bse/article/00024/91600.htm). Voir aussi « Družba narodov SSSR » in BSE, Moscou, Izdatel’stvo ‘Sovetskaia enziklopedia’, vol. 15, 1952, p. 238-242.
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dire empruntée à l’Université de Moscou et au Kremlin, combinée avec les éléments « polonais » du décor architectural, devaient visualiser l’amitié intime entre les deux pays, mais les sujets des bas-reliefs et des statues représentant les peuples du monde – Chinois, Africains ou Indiens, c’est-à-dire les « bons » frères et sœurs parmi les « peuples arriérés », dirigés par deux jeunes gens armés de la théorie marxiste, léniniste et stalinienne, devaient montrer le direction de la voie socialiste. Pour cette raison, on avait lancé une campagne de propagande qui devait mettre en scène le Palais comme un cadeau des peuples de l’Union Soviétique au peuple polonais (ill. 2). C’était une manifestation « de grande amitié, indestructible et sincère4. » Le deuxième concept, qui s’était également imposé dans l’aprèsguerre, était la notion de culture. Sous le terme de « culture », ou plus précisément, sous celui de « patrimoine culturel », on entendait dans le socialisme, selon le discours de Lénine sur l’usage sélectif du patrimoine mondial au congrès de la jeunesse de 1920, l’acquisition de toutes les conquêtes « progressistes » de l’humanité qu’un « vrai communiste » devait nécessairement reprendre à son compte5. En vertu de ce goût éclectique de la compréhension mutuelle, les communistes pouvaient librement assembler une mosaïque des cultures du monde pour en créer une image qui correspondait toutefois à différents points de vue idéologiques, afin de bâtir une construction assez vague de la doctrine du réalisme socialiste qui avait été proclamée dans les années 1930 mais s’était vraiment imposée après la guerre. On faisait en tout cas la distinction entre les périodes « progressistes » et « réactionnaires ». A la fin de l’époque de Staline, on envisageait comme « progressives » les périodes de l’Antiquité et de la Renaissance, tandis que le Romantisme, le Gothique ou le Baroque avaient été qualifiés de « périodes sombres de l’humanité », c’est-à-dire réactionnaires. 4
Jerzy Janicki, O Pałacu Kultury i Nauki im. J. Stalina [Sur le Palais de la Culture et de la Science nommé d’après J. Staline], Varsovie, PWPN Wiedza Powszechna, 1955, p. 7. 5 Lenine, « Zadachi soiuzov molodezhi. Rech na III Vserossiiskom s’ezde Vserossiiskogo soiuza molodezhi » [Les tâches de l’union de la jeunesse de la Russie. Discours au 3e congrès de l’Union de la Jeunesse de la Russie], in : Lenin, Polnoe sobranie sochinenii, vol. 41, Moscou, Izdatel’stvo politicheskoi literatury, 1967, p. 303-317.
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Le Palais de la Culture, qui réunissait dans son architecture des styles et époques très différents – de la Renaissance cracovienne jusqu’au Classicisme varsovien et à l’Antiquité romaine ou au style égyptien – incorporait ainsi cette notion de la mosaïque culturelle et devenait le lieu de la culture socialiste par excellence. Pour compléter la notion de culture qui portait sur les beaux-arts et la littérature, le concept des sciences techniques fut ajouté – d’où le nom de Palais de la Culture et de la Science (Pałac Kultury i Nauki, PKiN). En réalisant ce projet, on créa un espace particulier situé dans la ville réelle et qui était simultanément idéel et réel. C’était un « espace autre », une « hétérotopie », pour reprendre l’expression de Michel Foucault : en tant qu’utopie réalisée, le Palais de la Culture était une hétérotopie du socialisme. En même temps, il était un signe des nouveaux rapports géopolitiques dans l’Europe de l’après-guerre, un bâtiment qui portait un message politique et idéologique clair. Mais comment fonctionne une hétérotopie socialiste au moment d’un tournant idéologique et politique radical ? Son message est-il compris autrement ou ignoré ? Une transformation de l’emplacement de l’utopie socialiste se passe-telle ici dans une dystopie ou, peut-être, dans un « non-lieu » postsocialiste, un espace situé au bord de la société, comme Konwicki l’a pensé dans son roman La petite Apocalypse6 ? Ma thèse est que c’est justement par le chevauchement des significations, des réceptions et des contextes, que cet immeuble, situé au centre de Varsovie, reçoit aujourd’hui un rôle encore plus significatif et en même temps ambivalent qu’au temps de sa construction : il est devenu un important point d’identification national et interculturel, un lieu de mémoire qui fait le lien entre les générations avec des expériences historiques tout à fait différentes. L’histoire de la construction La proposition de construire le Palais de la Culture et de la Science venait de l’Union Soviétique. L’auteur du projet et l’architecte en chef était Lev Rudnev, qui venait de terminer la construction de l’Université 6
Cf. note 1.
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de Moscou. Les architectes adjoints étaient Alexandre Chrjakov, Igor Rozhin et Alexandre Velikanov. Les architectes polonais n’avaient qu’un rôle subalterne de « conseillers ». L’Université de Moscou servit de modèle pour le palais varsovien. Rudnev était l’auteur d’un autre projet de gratte-ciel, celui du bâtiment monumental à Zadjadje, non loin du Kremlin. Ce projet ne put être réalisé, mais put aussi servir de modèle pour la construction varsovienne7. D’emblée, le Palais fut conçu comme un bâtiment polyvalent. Il hébergeait (et héberge encore aujourd’hui) trois théâtres, un cinéma, le Palais de la jeunesse avec des installations sportives dont une piscine, des salles de sport, des espaces pour des activités récréatives, la salle d'exposition et des espaces de conférence, le Musée de la technique, une salle de congrès, une partie des locaux de l’Académie des Science avec sa bibliothèque. L’esplanade devant le Palais – appelée Place des Défilés – était destinée à des manifestations de masse. Aujourd’hui, ce sont de grands concerts populaires qui y ont lieu. Le rôle important, symbolique de ce bâtiment devait être marqué par l’érection du monument à Staline dont il portait le nom. Ce monument, projeté par l’artiste Xaveri Dunikowski, ne fut pas réalisé en raison de la mort de Staline. L’emplacement du Palais dans la Varsovie d’après-guerre fut choisi avec attention : une structure urbanistique et socialiste totalement nouvelle devait naître pour faire concurrence au vieux centre-ville « féodal », détruit par les occupants allemands, et qui venait d’être reconstruit comme un lieu de mémoire nationale. La planification rectangulaire, les artères larges et droites venant trancher le corps de la ville ancienne concentrique, étaient au fondement de cette réorganisation urbaine. Une organisation autour d’une ligne dominante verticale faisait partie de ce plan de restructuration de l’espace. C’était l’idée principale de la reconstruction de villes dans l’URSS d’après la Seconde Guerre mondiale. Ce rôle devait être tenu par le Palais de
Sur les gratte-ciels staliniens, voir Vladimir Sedov, « Les gratte-ciels staliniens de Moscou », in Les Sept Tours de Moscou. Les tours babyloniennes du communisme 1935-1950, cat. d’exposition à Bruxelles, Bruxelles, Europalia International, 2005.
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Staline à Varsovie, auquel la vieille architecture civile du XIXe siècle devait céder la place8. L’idée initiale de Rudnev comprenait un bâtiment d’une hauteur de 100 à 200 mètres. D’après les souvenirs de Józef Sigalin, l’architecte en chef de Varsovie de cette époque-là, ce furent les architectes polonais membres de la commission de construction qui proposèrent la hauteur actuelle de 234 mètres, incluant la flèche et les trente étages9. Dans ce gratte-ciel qui devait être visible de loin, les architectes essayèrent de résoudre le principal problème des gratte-ciels, souvent discuté dans les revues spécialisées, celui de la perception d’un immeuble à partir d’une distance rapprochée. A Varsovie, ce paramètre fut si décisif qu’à côté du corps de bâtiment principal, qui s’érige à la verticale, on prévit une distribution de divers corps d’immeubles secondaires, avec une composition d’éléments verticaux et horizontaux. Les ailes étendues et les corps de construction massifs des parties séparées, les colonnes qui marquent les façades, les attiques couronnant les murs permettaient de garder la vue sur le Palais de quelque point de vue d’où l’on se plaçât. Le squelette du bâtiment, incluant fluides et praticables (approvisionnement en eau, électricité, ascenseurs ultra-modernes), recourait à l’expérience des architectes soviétiques, qui résultait ellemême des études de l’expérience américaine de construction des gratteciels d’avant-guerre. La forme hiérarchique pyramidale ainsi que l’équipement intérieur pompeux furent empruntés à des modèles américains plus anciens de style Art Déco. Les revêtements venaient de lieux différents, parmi eux la pierre de grès jaune clair de Pińczów ainsi 8
Sur le rôle urbanististique et idéologique du Palais, cf. David Crowley, Warsaw, Londres, Reaction books, 2003 ; Maria V. Strel’biskaja, Konfliktnye tendentsii v poslevoennoj pol’skoj urbanistike [Tendances conflictuelles dans l’urbanisme polonais d’après-guerre], thèse de doctorat, Moscou 2005 (tapuscrit). 9 Józef Sigalin, « O powojennej odbudowie Warszawy » [La reconstruction de Varsovie après la guerre], in Warszawa współlczesna. Geneza i rozwój, J. Kazimierski (dir.), Varsovie, PWN, 1981; voir aussi Edward Hardt, « Budowa Pałacu Kultury i Nauki – historia, technologia, wydarzenia » [La construction du Palais de la Culture et de la Science – Histoire, Technique, Evénement], in Renowacje i Zabytki, 3 (15), 2005, p. 38-48 ; Agnieszka Knyt, « Miasto pod Pałac » [La ville sous le Palais], in Karta n°39, 2003, p. 112-124.
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que le marbre du Caucase. Les éléments de décor en céramique étaient faits à Moscou, les carcasses métalliques à Dnepropetrovsk, l’ébénisterie, tout comme les meubles et les marqueteries, venaient de Lettonie et de Pologne. Le 30 septembre 1951, les architectes soviétiques arrivèrent en Pologne. A l’exception de Lev Rudnev qui avait visité Varsovie, jeune homme, en 1913, c’était leur premier voyage en Europe. Ils entreprirent un véritable circuit de recherche à Cracovie, Toruń, Płock, Kielce etc., avec pour but d’étudier l’architecture polonaise et ils « photographièrent tant et plus10… ». Les esquisses de Rudnev, conservées au musée d’architecture de Moscou11, témoignent des études des monuments d’architecture polonais qu’il qualifiait de « joyeux ». Le projet devait être socialiste dans le contenu et national dans la forme, ce dernier aspect ne devant pas être réalisé à Moscou et étant laissé aux « nationaux », donc aux Polonais. Cependant, l’application des éléments de l’architecture polonaise suscita des discussions parmi les architectes polonais qui se ressentaient aussi dans le discours concernant l’histoire de l’art : Quels éléments devaient être retenus comme nationaux polonais ? Quelles traditions – celle de la Petite Pologne (Cracovie) avec son héritage de la dynastie des Jagellons ou celle de Varsovie, qui était longtemps restée sous hégémonie russe, – étaient ici décisives ? Comment la Renaissance polonaise avec ses éléments italiens était-elle à concevoir comme style national12 ? Dans le journal de Józef Sigalin, qui retrace l’avancement du projet et les détails importants, le style global de la construction et les détails
Knyt, op. cit., , 120. Je remercie le directeur du Musée d’architecture Alexei Chussev de Moscou, David Sarkissian, la conservatrice générale, Irina Sedova et la conservatrice du département d’architecture soviétique, Olga Korchunova, pour m’avoir donné la possibilité d’étudier les esquisses. 12 Voir pour ce point : Tomasz Torbus, « Die Rezeption der Renaissance im Nachkriegs-Polen – die Suche nach einem Nationalstil », in Beate Störtkuhl (dir.), Hansestadt – Residenz – Industriestandort. Beiträge der 7. Tagung des Arbeitskreises deutscher und polnischer Kunsthistoriker in Oldenburg, 27-30 septembre 2000, Munich, Oldenburg, 2002, p. 313-325. 10 11
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architecturaux sont décrits comme « contradictoires »13. Cependant, la forme n’était pas encore fixée au début du projet. Comme les esquisses de Rudnev l’indiquent, il essaya diverses variantes. La silhouette du Kremlin qui s’était établie pour les bâtiments élevés de Moscou ou bien celle de l’université, devait relever d’une décision politique, marquant les circonstances. Le 21 avril 1952, il y eut une décision du Politbureau sous la direction de Bolesław Bierut sur le projet définitif. La construction du Palais fut achevée en 1955, donc après la mort Staline mais avant le XXe Congrès du parti communiste. L’iconographie du Palais Dès le début, une ambiance visionnaire accompagna toute l’entreprise. Des esquisses aux visions futuristes, ainsi que des photos, documentèrent la progression du projet dans la presse (ill. 3). Par conséquent, ce fut une réalisation exemplaire de l’exigence du réalisme socialiste – la fusion de la réalité présente et de l’avenir. Les esquisses de Rudnev indiquent le soin qui fut accordé aux détails. Il saute aux yeux qu’ils voulaient procurer l’impression d’un lieu exemplaire de la culture occidentale. Les personnages dessinés sur les esquisses sont habillés avec élégance, les hommes portent des smokings, les femmes des robes de soirée. Ces espaces devaient suggérer une appartenance à la tradition de la Pologne européenne et contemporaine, bien plus qu’à la culture populaire et traditionnelle, comme c’était souvent le cas dans les décors de certaines Maisons de Culture en URSS. La comparaison de la réalisation finale du projet avec les esquisses produit une impression décevante : les détails maladroits, les disproportions, la monumentalité excessive caractérisent la plupart des intérieurs ainsi que le décor de l’extérieur (ill. 4). De même que le design intérieur devait représenter un espace européen et polonais, le décor extérieur marque aussi l’utilisation d’éléments architecturaux nationaux et universels14. Mais la combinaison des attiques polonais du temps de Renaissance avec les 13 « kontrowersyjnym w sensie emocjonalnym i detali architektonicznych », Sigalin, op. cit., p. 235. 14 Tomasz Torbus, art. cit., p. 313-325.
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lourdes colonnades classiques et les piliers verticaux gothiques donnent une impression de désordre architectural15. Le bâtiment est flanqué par des obélisques égyptiens et deux fontaines (Rudnev mettait consciemment l’accent sur le mélange des styles, ce qui provoqua une certaine dissonance avec ses collègues polonais). Les figures monumentales devant les portiques et dans les niches représentaient les différents métiers, incarnant ainsi l’idéal de l’homme nouveau et de la nouvelle femme de la société socialiste. Deux monuments devant l’entrée principale – celui de Mickiewicz, sculpté par Ludwika Nitschowa, et celui de Copernic par Stanislaw Horno-Popławski – montrent les deux figures les plus importantes de la civilisation polonaise dans le style monumental. Cet éclectisme et cet archaïsme de la langue artistique, ces « découpages du temps » et cette « sorte de rupture absolue » avec le temps habituel et traditionnel (hétérochronies) sont, selon Foucault, les traits principaux des hétérotopies, qui sont à rapprocher de la volonté « d’enfermer dans un lieu tous les temps, toutes les époques, toutes les formes, tous les goûts16 ». La place centrale dans la ville, la monumentalité, les dimensions verticales et les éléments de décor éloquents montrent quel rôle était attribué au Palais de la Culture et de la Science. Comme avant-poste du socialisme, celui-ci était une affirmation symbolique à la frontière entre le camp socialiste et les alentours hostiles à l’époque de la guerre froide. Pendant que ce gratte-ciel imposait des formes de l’architecture de Moscou sur l’espace urbain varsovien, comme plus tôt la cathédrale Alexandre Nevski, construite dans le style néo-russe, le cadeau de Staline éclairait les rapports de pouvoir. Et, finalement, on pouvait 15 Sur les contradictions de la doctrine du réalisme soviétique par rapport au Palais, voir Waldemar Baraniewski, « Mieždu davleniem i ravnodušiem. Architektura v svete pol’sko-rossijskich otnošenij (XX vek) » [Entre pression et négligence. L’architecture du point de vue des rapports russo-polonais (XXe siècle)], in M. Poprzęcka, L. Iowlewa (dir.), Warszawa – Moskwa / Moskva – Varšava 1900-2000, Moscou, ArtChronika, 2005, p. 139-147, notamment p. 146. 16 Michel Foucault, « Des espaces autres (1967) », Hétérotopies. http://foucault.info/documents/heteroTopia/foucault.heteroTopia.fr.html. (25.05.09). Sur hétérochtonie et emplacement socialiste, voir Jan Behrends, Die Erfundene Freundschaft, Köln, Böhlau 2006 : « Das sowjetische Vorbild war Hegemonialmacht und utopischer Ort zugleich », p. 13.
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facilement deviner des modèles trans-atlantiques derrière les acquis des architectes soviétiques. Cette compétition indiquait la détermination à gagner la lutte idéologique qui se jouait entre les systèmes sociaux. La réception post-socialiste Bien que construit à la fin de l’ère de Staline, le Palais était lié à l’époque du stalinisme. Avec la déstalinisation vint une certaine incertitude sur le sort à réserver à cette construction symbolique. Vers les années 1970, le Palais se trouvait dans un état triste et négligé. Il continuait de s’imposer par-dessus la ville, malgré les essais de construire d’autres gratte-ciels modernes de béton et d’acier. Pour Tadeusz Konwicki, dont la vue sur le Palais de la Culture et de la Science (qu’il pouvait observer de la fenêtre de son appartement) correspondait à celle de beaucoup de ses contemporains, le Palais était « une construction immense avec une pointe qui éveillait des sentiments de peur et de haine (ill. 5). Une menace magique partait de cette construction… Un monument de la non-liberté, un gâteau en pierre menaçant. Maintenant, c'est seulement une grande baraque…, un vieil échafaudage, détruit par la moisissure et oublié sur le chemin de croix de l’Europe centrale17. » Après le tournant de 1989 et le passage au nouveau millénaire, on se posa à Varsovie, comme dans beaucoup d’autres villes d’Europe centrale et orientale, la question du destin de l’héritage de l’ère socialiste. Si, d’abord, des voix se firent entendre en faveur de la démolition du Palais, ou que des projets comme l’idée de Rezerwat (laisser le Palais tomber en ruines et en faire une sorte de « réserve » témoignant de la ruine du socialisme) furent discutés, on décida, finalement, de réapproprier le Palais de la Culture et de la Science. En 2005, il fut soigneusement restauré et en 2007, placé sous la protection des monuments historiques. Aujourd’hui palais de la culture, des sciences et du commerce, il offre un espace à de nombreuses grandes 17 « …Ogromna, spiczasta budowa budziła strach, nienawiść, magiczną grozę. Pomnik pychy, statua niewolności, kamienny tort przestrogi. …A teraz to tylko wielki barak, postawiony na sztorc. Zżarty przez grzyb i pleśń stary szalet zapomiany na środkowoeuropejskim rozdrożu. » Konwicki, Mała apokalipsa, op. cit., p. 6.
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expositions et congrès. Sur la Place des Défilés se tiennent des concerts et le Palais reste, sinon la plus grande, une attraction touristique de la ville. Pour 20 zloty, on peut monter au 30e étage et admirer le panorama de la capitale. Le Palais de la Culture et de la Science constitue sans aucun doute le centre de la ville. Il est entouré de centres commerciaux, d’hôtels à plusieurs étages et d’immeubles modernes. Plusieurs générations de Varsoviens lient leurs souvenirs d’enfance à une association de sport, à un club de photo ou une école de danse qu’ils ont fréquentés dans le Palais de la jeunesse, ou aux dimanches matins qu’ils ont passés au Musée de la Technique. L’utilisation du Palais est encore très variée, comme si les appels de Konwicki n’avaient pas été entendus de la population. Une question demeure toutefois : Que faiton avec un monument idéologique d’une époque, si cette époque est révolue ? Comment peut-on intégrer un bâtiment si chargé de signification ? Un livre paru récemment est consacré à ce problème : Le Palais de la Culture et de la Science entre idéologie et imagination de masse18. Ce volume, résultat d’un colloque interdisciplinaire, est adressé à la nouvelle génération qui a grandi dans le contexte de l’économie de marché et n’a aucune connaissance de l’arrière plan historique. On essaie d’y analyser le phénomène du Palais du point de vue de disciplines comme l’anthropologie culturelle, la théologie, la mythologie, la science cinématographique et les lettres, ainsi que l’onirologie (l’interprétation des rêves). Du point de vue urbaniste, le Palais de la Culture est vu comme le marquage du centre urbain (qui manquait à la Varsovie d’avant-guerre !), et en même temps, on l’analyse comme un lieu de mémoire (d’après la terminologie de Pierre Nora) et comme un axis mundi (d’après celle de Mircea Eliade) « de notre cosmos communiste » (ce qui fait penser au bazar mondial de Konwicki !). Pour les uns, le bâtiment marque « l’espace sacral socialiste ». Pour les autres, il incarne une expérience traumatique et le remplacement de l’espace privé par la propagande officielle dans une ville occupée. Dans les approches divergentes du PKiN, on constate une relative incertitude. Il manque 18 Zuzanna Grębecka et Jakub Sadowski (dir.), Pałac Kultury i Nauki. Między ideologią a masowa wyobraźnią, Cracovie, Nomos, 2007.
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les critères de permanence qui sont à trouver en dehors du refus émotionnel ou de la scientificité posée. L’architecte roumain Augustin Ioan pense que l’on ne pourrait décrire le paysage de l’architecture post-socialiste par l’approche conventionnelle de la théorie de l’architecture. On a besoin d’autres critères pour saisir la situation urbaine dans les grandes villes comme Bucarest, Varsovie ou Moscou. Ioan appelle ces villes ScarCities, les villes blessées. Contrairement aux villes européennes de l’Ouest, pense Ioan, dans lesquelles il y a un espace vécu, existentiel et déterminé par le genius loci, il y aurait dans les agglomérations post-socialistes des « lieux empoisonnés » par l’architecture, des lieux auxquels leur bon esprit aurait été volé par la construction. « Une fois les interventions violentes passées dans la substance de la construction historique brute, elles semblent aussi faire partie de l’identité de ces villes19. » Il classe dans ces lieux l’espace autour du Palais de la Culture et de la Science. A l’opposé de ces voix critiques, le Palais est aussi devenu, entre temps, un objet de culte. Les publications et une page internet font coexister une image virtuelle à côté d’un artefact réel20. La commercialisation du Palais de la Culture et de la Science se produit non seulement à travers des foires et des congrès, mais encore par la mise en valeur de son attractivité touristique, à travers sa promotion comme symbole de Varsovie sur les cartes postales, et par les projets comme l’installation du Musée du communisme dans le souterrain du Palais. Le but serait d’être ridicule et effrayant, à l’image du communisme lui-même. Un autre projet serait de planter un parc avec un lac autour du Palais21, ce qui fait penser à la nouvelle grotesque de Tadeusz Konwicki, La petite Apocalypse ci-dessus mentionnée, dans laquelle Antoni Mickiewicz voulait aussi transformer l’aire autour du
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Augustin Ioan, « ScarCity. Vom Genius Loci über (ver)Gift(ete) Orte zu einem denkwürdigen Stadtbild », in Boris Groys, Anne von der Heiden, Peter Weibel (dir.), Zurück aus der Zukunft. Osteuropäische Kulturen im Zeitalter des Postkommunismus, Francfort, Suhrkamp, 2005, p. 364-403, ici p. 378. 20 http://www.pkin.pl (31.07.08). 21 http://www.bryla.pl/bryla/1,85302,5271889,Rozmowy_z_zalozycielem_forum_skys crapercity_com.html (31.07.08).
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Palais en grand parc de loisirs, « un Disneyland au nom de Joseph Staline ». Paradoxalement, cette image virtuelle s’accorde bien avec l’ambiguïté du Palais. Le Palais de la Culture et de la Science qui fut construit comme une hétérotopie socialiste s’accommode très bien de l’hybridité post-socialiste et devient de plus en plus un lieu commun d’identification pour les représentants de générations, couches sociales et appartenances idéologiques tout à fait différentes. La banalisation du rôle historique du Palais de la Culture aide, certes, à sa commercialisation, mais elle empêche cependant son ancrage dans un contexte historique et urbanistique complexe. Dans les projets stratégiques du développement de la ville, on essaie toujours de combattre le Palais, en envisageant de placer par exemple le Musée d’art moderne sur la Place des Défilés ou une skyscrapecity capitaliste hypertrophiée pour surmonter le géant de l’époque stalinienne (ill. 6). C’est toutefois un problème très difficile à résoudre non seulement du point de vue urbain, mais, avant tout, pour les habitants qui ressentent un certain court-circuit émotionnel et intellectuel à chaque regard posé sur le bâtiment : ce symbole monumental d’une dictature étrangère aujourd’hui défunte et d’une dépendance surmontée tout récemment, reste un lieu de mémoire de l’histoire nationale et individuelle et un point d’identification contesté, mais d’autant plus significatif.
Le Palais de la Culture et de la Science à Varsovie
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Illustrations Ill. 1. Carte postale de Varsovie. Au premier plan le gratte-ciel d’avant-guerre – le bâtiment de l’Assurance « Prudential », maintenant hôtel « Varsovie », au fond le Palais de la Culture et de la Science, entouré par les gratte-ciels des années 1970 et 1980
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Marina Dmitrrieva Illl. 2. « Le Palais de la Culture C et de la Sciencee. Un cadeau des peuples d’URSS » Campagne de prropagande. Photograp phie, début des années 1950
Le Palaais de la Culture et de laa Science à Varsovie Ill. 3. Lee Palais de la Culture, odde de Jan Brzechwa
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Marina Dmitrrieva Ill. I 4. Le Palais de la Jeunesse. Les attiques dee style Renaissance polonaise sont combinés avec les colonnes mon numentales doriques.
Le Palaais de la Culture et de laa Science à Varsovie Ill. 5. Couverture de La Petite Apocalypsee de Tadeusz Konwickki, 1979
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Marina Dmitrrieva Ill. 6. Skyscrapecity. Pro ojet de 2008
LA « SYNTAXE DU CRI » : REPRÉSENTATION DE LA MULTICULTURALITÉ URBAINE DES ANNÉES CINQUANTE CHEZ BOHUMIL HRABAL
Petra JAMES (Université Paris-Sorbonne et CIRCE)
Deux grands poèmes de 1950, Bambino di Praga et Krásná Poldi (Poldi la Belle)1, ainsi que leurs versions en prose des années soixante illustrent la question de la multiculturalité chez Bohumil Hrabal. Le personnage de Franz Kafka, qui apparaît dans les deux textes, et le milieu urbain tel qu’il y est représenté, permettent de saisir le mode d’expression de la multiculturalité chez Bohumil Hrabal2. Conscient de l’importance du passé multiculturel de Prague, Hrabal semble appréhender le personnage et l’œuvre de Franz Kafka comme modèle d’un héritage riche quoique conflictuel des cultures tchèque, allemande et juive qui s’y sont côtoyées au cours des siècles. Or, le traitement changeant de la Le rappel de l’héritage de l’avant-garde, l’utilisation du vers apollinairien et de la forme du collage ont empêché la publication de ces deux textes sous forme de livre jusqu’en 1990, soit près de quarante ans plus tard. Des extraits ont cependant été publiés dans des revues littéraires au cours des années 1960 ; le texte intégral de Bambino di Praga est paru dans le 1er numéro de la revue Plamen en 1969. Pour l’histoire éditoriale de ces deux textes, voir les notes critiques dans Sebrané spisy Bohumila Hrabala 2 : Židovský svícen [Œuvres complètes de Bohumil Hrabal 2 : Le Chandelier juif], Prague, Pražská imaginace, 1991, p. 242-244. 2 Sur le concept de la multiculturalité chez Hrabal et son rapport à l’Europe centrale, cf. Jiří Pelán, « Bohumil Hrabal a střední Evropa » [Bohumil Hrabal et l’Europe centrale], in Kapitoly z francouzské, italské a české literatury [Chapitres sur les littératures française, italienne et tchèque], Prague, Karolinum, 2007, p. 473-482. 1
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ville et de sa topographie révèle le développement du concept de la multiculturalité propre à Hrabal. Jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, la culture de Prague a été définie par la cohabitation des Tchèques, des Allemands et des Juifs3. Pourtant, la multiculturalité de Prague y a toujours existé sous une forme à demi effacée, contestée sans cesse par la volonté des Tchèques de faire de Prague un espace uniculturel, tendance qui s’accentue après la Seconde Guerre mondiale après l’extermination d’une grande partie des Juifs de Bohême dans les camps de concentration et l’expulsion des Allemands. Néanmoins, la multiculturalité subsiste, selon Xavier Galmiche, « comme une réalité refoulée, à un niveau subliminal : elle peut être favorisée par certains facteurs sociologiques, mais aussi par des idéologies marquées par l’utopie de la concorde entre les peuples, et enfin comme composante existentielle de la vie quotidienne4. » Cette affirmation peut tout à fait s’appliquer aux textes de Hrabal, la multiculturalité n’y étant jamais explicite et pourtant toujours présente, de manière indirecte, constituant souvent l’axe sémantique des récits5. La position complexe de Kafka en tant qu’écrivain juif germanophone au sein de la société tchèque de Prague au début du XXe siècle concentre en lui les paradoxes de Prague, tout en relevant de plusieurs types de marginalisation : marginalité raciale, linguistique et sociale notamment. L’allemand de Kafka et, de manière générale, des Allemands de Prague était une langue isolée du contact avec l’allemand vivant et sociologiquement diversifié. C’était une langue « déterritorialisée », selon l’expression de Gilles Deleuze et de Félix Guattari. Dans leur ouvrage commun Kafka : pour une littérature mineure, Bernard Michel, Histoire de Prague, Paris, Fayard, 1998 ; Maurice Godé, Jacques Le Rider, Françoise Mayer (dir.), Allemands, Juifs et Tchèques à Prague 1890-1924, Montpellier, Université de Montpellier, 1996. 4 Xavier Galmiche, « Le paradoxe de Prague », in Xavier Galmiche et Delphine Bechtel (dir.), Les villes multiculturelles en Europe centrale, Paris, Belin, 2008, p. 53. 5 Voir notamment la fonction des sources allemandes utilisées dans le collage littéraire Toto město je ve společné péči obyvatel [Cette ville est à la charge de tous ces habitants] Paris; 1968 ; Miloslava Slavíčková, Hrabalovy literární koláže [Collages littéraires de Bohumil Hrabal], Prague, Akropolis, 2004. 3
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les deux auteurs parlent de l’aspect marginal, mais néanmoins révolutionnaire, de la langue de Kafka, dans laquelle il est possible de créer une expression originale de cette existence, désignée comme « une syntaxe du cri » : « On fera une syntaxe du cri, qui épousera la syntaxe rigide de cet allemand desséché. On le poussera jusqu’à une déterritorialisation qui ne sera plus compensée par la culture ou par le mythe, qui sera une déterritorialisation absolue, même si elle est lente, collante, coagulée. Emporter lentement, progressivement, la langue dans le désert. Se servir de la syntaxe pour crier, donner au cri une syntaxe6. »
L’expression « syntaxe du cri » semble s’appliquer aux textes de Hrabal des années 1950 : le cri du désarroi existentiel face à une situation historique extrême. Les références à Kafka dans ces textes sont alors plus qu’opportunes, au moment où Hrabal s’efforce de témoigner fidèlement des soubresauts de l’Histoire du XXe siècle, parfois nommé « siècle de Kafka ». Les auteurs de la littérature souterraine tchèque des années 1950 ont justement trouvé l’un de leurs maîtres en Franz Kafka dont l’œuvre contient des germes des idées préexistentialistes et des premiers signes des troubles identitaires qui caractériseront le XXe siècle7. Brouillage temporel des périodes « entre-deux » Hrabal, tout comme Kafka, a vécu à un moment charnière de l’Histoire, dans un temps « entre-deux » : Kafka vivant la fin de l’Empire austro-hongrois et le début de la Tchécoslovaquie indépendante ; Hrabal, la rupture entre la Tchécoslovaquie démocratique de l’avant-guerre et l’arrivée du régime totalitaire dans les années 1950. Ces deux périodes sont caractérisées par le même bouleversement de l’ordre de la société et de sa démographie. L’importance des périodes « entre-deux » pour la création artistique a été soulignée notamment par Hannah Arendt dans son ouvrage Between 6 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka: pour une littérature mineure, Paris, Editions de Minuit, 1975, p. 48. 7 Voir l’article de Xavier Galmiche, « Le paradoxe de Prague », art. cit., p. 54.
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Past and Future. Comme le précise Scott Spector dans son livre Prague Territories : « Hannah Arendt a recours aux journaux de Kafka pour illustrer comment une métaphore spatiale peut signaler une conscience de la part des acteurs de l’Histoire à certains moments privilégiés, auxquels elle se réfère en tant que période ‘entre-deux’. Non seulement les historiens ultérieurs, mais les acteurs eux-mêmes semblent être conscients de leur ‘place’ dans un moment historique entre un passé irrévocable et un avenir pas encore imaginable, ou bien entre […] ‘les choses qui ne sont plus et les choses qui ne sont pas encore’8. »
Arendt cite des exemples d’œuvres artistiques majeures, nées aux carrefours d’étapes historiques importantes, dont l’œuvre de Kafka. Ce qui définit le plus fidèlement le caractère spécifique des périodes historiques « entre-deux », c’est, selon Arendt, le constat d’un brouillage temporel. Dans les textes de Hrabal des années 1950 (comme dans ceux qui décrivent ces années), le temps semble s’être arrêté et demeure figé, tourné vers le passé, vers ce qu’il a été et qui n’est plus. C’est un tel malaise temporel qui caractérisait l’atmosphère de la Prague de Kafka. Ainsi que le remarque Emanuel Frynta, la ville était destinée, par son Histoire, à vivre entre passé et avenir, peinant à vivre son présent9. En effet, la fin de l’Empire austro-hongrois amène une situation nouvelle, non seulement sur le plan politique mais aussi socioculturel. Prague entre les deux guerres est un lieu polyethnique et multilinguistique, regroupant des communautés très divergentes, sources de tensions importantes10. Les Juifs se retrouvent au centre de ces troubles identitaires au point qu’il est impossible de décrire un Juif typique de Prague de cette période, sinon justement par son manque d’homogénéité identitaire. Pour les jeunes artistes tchèques des années 1950, anciens partisans enthousiastes des divers courants d’avant-garde des années 1930, le Scott Spector, Prague territories: National Conflict and Cultural Innovation in Franz Kafka’s Fin de Siècle, University of California Press, 2000, p. X. 9 Emanuel Frynta, Kafka et Prague, trad. fr. Pierre-André Gruenais, Prague-Paris, ArtiaHachette, 1964, p. 44. 10 Voir l’article de Xavier Galmiche, « Le paradoxe de Prague », art. cit. 8
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changement politique de 1948 coupe court à leur verve révolutionnaire d’antan : désormais, ils doivent trouver une nouvelle voie, parallèle à celle du réalisme socialiste officiel, vieillot en ce qui concerne les enjeux esthétiques et peu propice à une créativité artistique authentique et originale. Or, certaines remarques de Gilles Deleuze sur le concept changé du temps qu’entraînerait la fracture de la Seconde Guerre mondiale peuvent s’appliquer aux textes de Hrabal : « […] la subordination du temps au mouvement s’est renversée, le temps cesse d’être la mesure du mouvement normal, il se manifeste de plus en plus pour lui-même et crée des mouvements paradoxaux. Le temps sort de ses gonds11 […]. »
C’est dans ce contexte que Hrabal développe son écriture ainsi que les auteurs post-surréalistes. Les procédés du collage (présents dans les deux textes) sont profondément liés au concept du temps bloqué, tout en incarnant en même temps une nouvelle mimésis, une nouvelle « syntaxe », capable de représenter la société totalitaire naissante des années 1950. Chercher le Juif : deux versions de Bambino di Praga En écrivant Bambino di Praga, Hrabal rend hommage à la tradition moderniste et avant-gardiste, en employant le vers libre et en avouant sa dette à Zone d’Apollinaire. Ces déambulations urbaines s’inscrivent dans la tradition des textes surréalistes, tel Le Paysan de Paris d’Aragon, Nadja de Breton ou bien le Pražský chodec (Passant de Prague) de Nezval. Le narrateur de Bambino di Praga se laisse lui aussi séduire par les rencontres fortuites que procure la ville12. Les images poétiques portent également les traces du poétisme, mouvement d’avant-garde des années vingt, 11 Gilles Deleuze, « Préface pour l’édition américaine de l’Image-temps », in David Lapoujade (éd.), Deux régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995, Minuit, « Paradoxe », 2003, p. 329. 12 Sur le contexte littéraire de ces deux textes de Hrabal voir l’ouvrage de Jiří Pelán, Bohumil Hrabal: Pokus o portrét [Bohumil Hrabal : Tentative de portrait], Prague, Torst, 2002, p. 16-26. L’analyse détaillée des deux versions en vers a été entreprise par Miroslav Červenka, « Hrabal veršem », in Milan Jankovič et Josef Zumr (dir.), Hrabaliana, Prague, Prostor, 1990.
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propre aux Pays tchèques et caractérisé par une imagination joyeuse et ludique. C’est ainsi qu’y est évoquée une visite à la synagogue de Prague : « Ou bien à la synagogue, là où monte vers le ciel / la vigne de la voix d’un chantre/ et d’en haut Dieu urine sur les toiles/ où le rabbin, le chantre sur le dos,/ va et vient sur une corde raide/ en déclenchant un feu d’artifice/ là, un vieux juif luisant m’a approché/ en chuchotant venez-vous aussi de l’Est13 ? »
Le rabbin juif n’a ici rien de religieux : il est plus proche des magiciens, des prestidigitateurs et des clowns de foire, accessoires caractéristiques du poétisme. En revanche, l’évocation de l’élément juif en 1950 est presque un anachronisme, étant donné qu’à cette date, les Juifs ont quasiment disparu du paysage de la ville14. Dans Bambino di Praga, la présence de Kafka est uniquement esquissée, notamment par l’allusion à la scène sur laquelle s’ouvre Le Procès. De la même manière, la désignation « otec-kavka » (« père-choucas ») quand il est question d’un père trop autoritaire et sans imagination, donne une possible clé interprétative qui nous dirige vers Kafka. Néanmoins, la présence de Kafka émane avant tout de l’évocation des quartiers de Prague habités au début du siècle par les juifs germanophones. L’action pivote autour de la Place de la Vieille-Ville, du quartier de Josefov (l’ancien ghetto juif) et de Malá Strana, les rues devenant un labyrinthe moderne doté d’une force d’attraction mystérieuse qui fait revenir le narrateur au point de départ. Le narrateur de Bambino di Praga parcourt un trajet semblable à celui du récit Description d’un combat (1904), le seul texte de Franz Kafka où la topographie de Prague est explicitement présente. Ce n’est 13 Bohumil Hrabal, Bambino di Praga, Barvotisky, Krásná Poldi, Prague, Československý spisovatel, 1990 p. 30. 14 En 1939, le protectorat Bohème-Moravie comptait 135 000 juifs dont plus que 70 000 ont été exterminés. En 1945, il y subsistait 24 000 juifs, dont 18 000 quittèrent le pays au cours de la première vague d’émigration en 1948-1950. Bernard Michel, Histoire de Prague, op. cit., p. 334, 355. Cette évocation « positive » de la thématique juive va d’ailleurs contre la tendance officielle de l’époque, marquée par un antisémitisme montant, présent notamment dans le grand procès politique contre Rudolf Slánský en 1952.
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certainement pas par hasard que Hrabal publie ce texte en 1967 dans son anthologie Bohumil Hrabal présente…, reproduisant des textes des auteurs de Bohême négligés par les maisons d’éditions officielles. Ce choix témoigne de l’importance que Hrabal accordait à la topographie pragoise, souvent utilisée dans ses récits comme un outil de la mémoire, allant contre l’amnésie culturelle et historique à l’œuvre dans le pays15. Dans Bambino di Praga, Hrabal brouille ainsi les repères temporels et évoque la ville d’avant-guerre en rappelant son élément juif et en se tournant vers les réalités représentant le monde d’antan. Ces dernières étaient déjà en train de disparaître à l’époque où le texte est écrit, vouées à l’oubli, qu’il s’agisse du marché aux puces dans la rue Kotce, avec ses vieilles vendeuses de menus trésors, proposant des « planètes » (horoscopes) et prédisant la bonne fortune, ou bien des vieilles boutiques de petits artisans qui seront bientôt anéanties dans le processus d’étatisation. De nombreuses images de la réalité bouleversée, les reflets dans l’eau entre autres, rappellent la vision incertaine des trompe-l’œil et des anamorphoses baroques. Même les sites majeurs de Prague se trouvent chamboulés : dans l’imagination du poète et de l’enfant du Bambino di Praga, la cathédrale Saint-Guy se retrouve subitement transportée sur la Place de la Vieille Ville et l’église Notre-Dame du Týn se dresse soudain à côté du château. Ainsi, la stabilité du monde est fortement remise en question, la ville elle-même étant renversée dans la Moldau : « Le pont de Marysko, vu de Kampa, ressemble à une baignoire,/ les passants le traversent en glissant sur le derrière, assis sur des mécanismes à roulettes,/ en arc de cercle des tampons portant des caractères hébraïques,/ en bas gémit Prague, aux côtes brisées16 […] ». La structure de la ville est incertaine et menacée, comme dans l’architecture baroque. Les inscriptions en hébreu qui se trouvent sur quelques
Dans les deux textes, le narrateur part de la Vieille Ville, traverse le pont Charles et monte par les rues de Malá Strana, avec la seule différence que le narrateur de Bambino di Praga se rend au Château de Hradchin (Hradčany) tandis que celui de Description d’un combat sur la colline voisine de Saint-Laurent (Petřín). 16 Bohumil Hrabal, Bambino di Praga, op.cit., p. 21. 15
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statues du pont Charles font partie de la multiculturalité subliminale de Prague dont Hrabal affirme la présence. Dans la version en prose de Bambino di Praga, publiée en 1965 dans le recueil Vends maison où je ne veux plus vivre sous le titre plus explicite Kafkaesque, on remarque l’effort fait pour accentuer le caractère monstrueux de l’époque, car en Bohême on s’est habitué à mettre Kafka en rapport avec tout ce qui est absurde, qui n’a pas de sens, et le terme kafkaesque (kafkárna) est utilisé aux mêmes fins. En effet, à la fin du récit le narrateur est identifié comme « Monsieur Kafka », sa présence se faisant ainsi plus directe que dans Bambino di Praga. La dimension ludique qui marque certains passages de la version en vers est atténuée, le texte laissant plutôt retentir des accents existentiels, remettant en question la certitude identitaire de l’individu. On le remarque dans la nouvelle version du passage cité : « Voilà que j’entre dans une synagogue et un Juif crotté se penche vers moi et chuchote : Et vous aussi, mon bon monsieur, vous venez de l’Est ? Et je fais oui de la tête17. » Le Juif de la synagogue confond le narrateur tchèque avec l’un de ses compatriotes. Le narrateur confirme une fausse origine, révélant ainsi la profondeur de son incertitude identitaire. Dans Kafkaesque, on remarque l’effort d’inscrire encore plus solidement le récit dans la topographie de Prague et plus particulièrement dans son univers juif. Le récit se déroule toujours dans des endroits de Prague emblématiques de Kafka, tout près de l’ancien ghetto rappelé également par la mention du rabbin Löw, créateur légendaire du golem. Hrabal ajoute des noms à consonances germanojuives, comme celui du commerçant Alfred Wieghold, ou bien mentionne l’entreprise des frères Zinner, située rue Maislova, où travaille le narrateur. Ce petit détail mérite plus d’attention car l’identification ambiguë du narrateur et de Kafka s’y trouve concentrée. La question des problèmes identitaires est certainement une raison de ce dédoublement18. De 17 Bohumil Hrabal, Kafkárna, in Inzerát na dům, ve kterém už nechci bydlet (1965), Prague, Mladá fronta, 2000, p. 16 : trad. fr. Claudia Ancelot, Kafkaesque, in Vends maison où je ne veux plus vivre, Paris, Robert Laffont, 1989, p. 18. 18 Miloslava Slavíčková, in Hrabalovy literární koláže, op. cit., p. 229-261.
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surcroît, Hrabal a travaillé pendant les mois de juin et juillet 1949 comme modeste fonctionnaire d’une entreprise de menus produits ménagers, l’entreprise nationale ZDAR, Jáchymova 2. Or, il se trouve que l’entreprise des frères Zinner, une fois étatisée, s’appellera l’entreprise nationale ZDAR et que la rue Jáchymova se trouve juste au coin de la rue Maislova. En changeant ce petit détail, Hrabal offre une image significativement modifiée : d’un côté, elle renforce l’imagerie juive, de l’autre, elle confond les jalons temporels en laissant en suspens la période exacte à laquelle le texte se réfère et en le tournant intentionnellement vers la période d’avant 1948. Ce faisant, Hrabal insiste sur l’histoire multiculturelle de Prague qui, au moment de l’écriture du texte, n’est plus qu’un souvenir. L’évocation délibérée de la rue Maislova fait revivre le souvenir du banquier Mordechaï Maisel, le premier « Juif de cour » dans la Prague de Renaissance de l’empereur Rudolf II, l’Age d’Or des Juifs de Bohême. Grâce à Maisel, d’importantes constructions ont été effectuées dans le ghetto juif, dont la synagogue qui porte aujourd’hui son nom. La rue Maislova mène à l’Ancien cimetière juif (Starý židovský hřbitov) dans le quartier de Josefov. En invoquant le nom de Maisel, Hrabal installe délibérément son récit au cœur de la Prague juive historique. Du centre à la périphérie : de Bambino di Praga à Poldi la
Belle Entre l’écriture de Bambino di Praga et celle de Poldi la Belle, et ce malgré leur proximité temporelle, s’effectue un important changement de perspective et de point de vue du narrateur. Selon Kenichi Abe, Bambino di Praga offre une perspective triple : celle d’un passant de Prague, celle d’un enfant et celle du Christ qui « représente dans le texte le nombre infini de tous les regards possibles19 ». Dans les deux textes, le Christ est associé aux forces dynamiques de l’Histoire et en 19 Kenichi Abe, « ‘L’Elastique de la perspective’: essai d’analyse de Bambino di Praga et de Poldi la Belle », in Xavier Galmiche et Arnault Maréchal (dir.), Bohumil Hrabal : Palabres et existence, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2002, p. 43. Bambino di Praga le « Petit-Jésus-de-Prague », statuette située dans l’église Notre-Damede-la-Victoire (kostel Panny Marie Vítězné), à proximité du Pont Charles.
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particulier au personnage du poète ; cependant, la perspective totalisante de Bambino di Praga se trouve ébranlée dans Poldi la Belle. Dans le deuxième texte, la figure du Christ n’a plus « le rôle de la totalité de la perspective ». Le monde devient relatif et la perspective « élastique », facilitant de cette manière la « multiplication des perspectives20 ». En s’inspirant de la poétique de Franz Kafka, qui préfère à la totalité harmonieuse le détail minutieux du fragment, dispersé au milieu de l’ensemble inachevé, Hrabal abandonne lui aussi une vision totalisante pour embrasser une nouvelle mimésis fragmentaire, exprimant son désarroi devant le monde en ruine : il invente sa « syntaxe du cri ». L’expérimentation avec le collage dans Poldi la Belle correspond à l’effort de trouver une forme propice à l’expression de la réalité morcelée et dispersée : le texte se trouve fractionné en monologues intérieurs, « paroles trouvées », citations d’un roman jdanovien de l’époque, réflexions philosophiques et bribes de dialogues – soit l’existence dans sa complexité éparse. La rupture esthétique est soutenue par une rupture dans la vie personnelle de Hrabal. Durant l’été 1949, Hrabal travaille et habite encore au centre de Prague. Les lieux cités dans Bambino di Praga sont ainsi des lieux authentiques de la vie de Kafka au début du siècle, mais aussi de celle de Hrabal à la fin des années 1940. Ce mode de vie, d’une certaine manière « petit-bourgeois », change radicalement à la fin de 1949 quand Hrabal part travailler dans les aciéries de Kladno, petite ville voisine de Prague. Cette usine devient le lieu où se déroule le récit de Poldi la Belle et d’autres textes datant de cette période. Au début de 1950, il déménage à la périphérie, dans le quartier ouvrier de Libeň, où il passera vingt ans. Entre 1950 et 1952, il partage son appartement de Libeň avec Vladimír Boudník, un plasticien tchèque aujourd’hui reconnu comme l’un des artistes tchèques majeurs de la deuxième moitié du XXe siècle ; c’est aussi la période où il fréquente des jeunes post-surréalistes pragois, son appartement devenant un lieu primordial dans leurs rencontres21. Ibid., p. 45. Un événement important survient également dans la vie intime de Hrabal, l’engageant à réfléchir sur la multiculturalité changeante de Prague. En effet, en 1950, Hrabal 20 21
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L’espace dans lequel se déroule l’action de Poldi la Belle est un paysage détruit comme après un désastre, peuplé de petites gens perdues. Les remarques de Gilles Deleuze sur le nouveau régime d’images cinématographiques éclairent encore ici les textes de Hrabal : « Pourquoi la guerre comme coupure ? C’est que l’après-guerre en Europe a fait proliférer des situations auxquelles nous ne savions plus réagir, dans des espaces dont nous ne savions plus comment les qualifier. C’était des espaces "quelconques", déserts pourtant peuplés, entrepôts désaffectés, terrains vagues, villes en démolition ou reconstruction. Et dans ces espaces quelconques, s’agitaient de nouvelles races de personnages, un peu mutants : ils voyaient plutôt qu’ils n’agissaient, c’étaient des Voyants22. »
Le texte-collage de Poldi la Belle semble être fait de ce genre d’images-temps directes qui se suivent rapidement dans une perspective éclatée23. Les personnages de Hrabal appartiennent à la race des Voyants, ses récits étant peuplés de personnages étranges, évoluant dans des espaces périphériques, délabrés et détruits. Dans l’effort de renouvellement de l’expression artistique dans Poldi la Belle, l’œil devient l’organe le plus important ; en effet, c’est la vision qui déclenche l’écriture. Le caractère primordial de la vision relève des affinités avec la
rencontre son amour de l’époque (1950-1951), une jeune fille juive, Blanka Krauseová, qui apparaît dans ses textes des années 1950 sous l’appellation « krásná židovička » (« une belle petite juive ») ; au moment de leur rencontre, Hrabal a plus de 35 ans et Blanka seulement 18. Elle a derrière elle l’expérience de la guerre dans le ghetto de Terezín et le début de la stalinisation de la Tchécoslovaquie n’aide guère leur relation. La fin de la relation avec Blanka scelle ainsi symboliquement la fin d’une époque. Sans vouloir tirer de grandes conclusions de ce constat, il est intéressant de noter que Hrabal reste attentif à la richesse multiculturelle de la Bohème dans sa vie intime : après sa relation avec Blanka, il vit pendant un certain temps, dans les années 1950, avec une jeune Tsigane. Il se mariera finalement avec une Allemande tchèque dont la famille a été expulsée après la Seconde Guerre mondiale. 22 Gilles Deleuze, « Préface pour l’édition américaine de l’Image-temps », in David Lapoujade (éd.), Deux régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995, Minuit, Paris « Paradoxe », 2003, p. 329. 23 C’est aussi dans cette période que Hrabal écrit Poldi la Belle. Comme l’a déjà remarqué Miroslav Červenka, il y a moins de différences entre la version en vers et la version en prose de Poldi la Belle. Le collage-montage est déjà présent dans la version en vers dont la structure ne changera pas.
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poétique expressionniste, voire baroque, tout en faisant usage de l’héritage surréaliste24. Idéal de la construction du socialisme face à la réalité Hrabal écrit ses textes des années cinquante, dont Poldi la Belle, sans aucun espoir de publication, sa forme étant en contradiction totale avec les exigences de la littérature officielle, alors dominée par le réalisme socialiste et le roman de la construction [du socialisme] (budovatelský román)25. Poldi la Belle est une confrontation délibérée avec les exigences esthétiques de l’époque, d’autant plus que les aciéries de Kladno sont l’un des épicentres du mouvement prolétaire, célébré en 1951 par le futur deuxième président communiste, Antonín Zápotocký, dans le roman Rudá záře nad Kladnem [Lueur rouge sur Kladno] qui deviendra le classique du genre. Le contraste entre le texte de Hrabal et de Zápotocký ne peut être plus grand. Le collectivisme est la règle principale du roman de la construction, qui doit de surcroît exprimer la naissance de l’« homme nouveau », conscient de son rôle dans l’Histoire et dans la lutte des classes. Dans le texte de Poldi la Belle, au contraire, il s’agit de renforcer la position de l’individu face au monde et à l’Histoire. Hrabal n’utilise jamais une perspective collective : il multiplie les évocations des destins uniques. L’Histoire n’est jamais présentée comme un grand tableau formant un ensemble cohérent, mais plutôt comme une mosaïque de petites histoires incongrues, voire tout à fait absurdes. En décrivant la mort brutale d’un homme suite à un accident dans les aciéries, Hrabal ne présente pas la victime comme un membre de la classe prolétaire, mais comme le père et le mari de quelqu’un, accentuant ainsi son destin unique et personnel : « Et puis ! Le lendemain, il avait valsé et voilà !/ Et ouais mais il avait une femme et des enfants, non ?/ Et ben Madame va aller bosser/ et pour les enfants
24 Sylvia Richter fournit une étude éclairante de ce point dans « Observations sur une dimension mystique chez Hrabal », in Xavier Galmiche et Arnault Maréchal (dir.), Bohumil Hrabal : palabres et existence, op. cit., p. 161-170. 25 Le roman de la construction [du socialisme] est parfois désigné par le terme « roman jdanovien ». Voir Michel Aucouturier, Le réalisme socialiste, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1998, p. 84 ; p. 3.
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elle recevra des aides26 ! » De même, en décrivant l’ancien petit artisan qui arrive dans les aciéries avec Le Capital de Karl Marx à la main et l’enthousiasme révolutionnaire dans la tête, Hrabal n’a pas pour but de décrire la naissance d’un « homme nouveau ». Au contraire, l’artisan évolue dans le sens inverse : ayant été confronté pendant quelques jours à la réalité crue des aciéries, les grandes idées révolutionnaires s’envolent et le livre de Marx finit sous son lit : « […] surpris, resté debout à la porte,/ le pelletier,/ une petite valise à la main,/ le Capital de Marx dans l’autre, […] C’est par là que nous avons l’habitude de passer, moi et le pelletier,/ au Cheval noir/ jouer du piano et boire du rhum./ Le Capital gît sous le lit,/ tu parles d’une lecture / quand pendant le turbin tu bois vingt bières/ et n’en pisses pas plus d’une demie/ et qu’aux fours c’est onze quatre-vingt l’heure/ le premier mois27 ? »
En se jouant des règles du genre tout en respectant le décor obligé (les grands chantiers de l’industrie lourde), Hrabal dévoile facilement le caractère artificiel et absurde du concept esthétique du réalisme socialiste, dénué justement du réalisme et de tout contact avec la réalité. Kafka, les Tsiganes et la périphérie Si dans la version en vers de Poldi la Belle de 1950, le narrateur s’appelle Bohoušek (version diminutive de Bohumil, prénom de l’auteur), dans la version en prose publiée en 1965 sous le même titre, le narrateur est appelé Kafka à la fin du récit. Cette identification du narrateur avec Kafka et son apparition en dehors de Prague, dans des baraques miteuses où sont logés des ouvriers, sont significatives. Par ce déplacement, Hrabal affirme la volonté de l’artiste d’être là où les nouveaux enjeux de l’Histoire le placent : à la périphérie, où se sont déplacés des artistes et intellectuels tchèques dans la deuxième moitié du XXe siècle. En effet, l’intérêt pour la périphérie était déjà propre aux 26 Bohumil Hrabal, Krásná Poldi, in Bambino di Praga, Barvotisky, Krásná Poldi, Prague, Československý spisovatel, 1990, p. 71 ; trad. fr. Jean-Gaspard Páleníček, « Poldi la Belle », Liqueur 44, n° 80, automne 2006, p. 53. 27Ibid., p. 83, 85-86 ; trad. fr. ibid. p. 63, 65.
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artistes de l’avant-garde tchèque ; cependant, ils la concevaient comme espace-limite entre la ville et la campagne, lieu de transgressions et de rencontres-fortuites. Inspiré par la poétique du « Groupe 42 » (Skupina 42), mouvement post-surréaliste dont l’un des membres fondateurs est son ami, Jiří Kolář, Hrabal fait de la périphérie l’endroit de ses recherches esthétiques et existentielles. A la différence de Bambino di Praga, dans Poldi la Belle, les éléments juif et allemand sont apparemment absents. Cependant, le texte reflète le changement démographique réel qui s’opère au début des années 1950 : à la place des Juifs et des Allemands, désormais disparus de la carte démographique de Bohême, on retrouve des Tsiganes. Cette minorité, même si elle a toujours été présente en Bohême, devient justement plus visible à cette époque, avant de devenir la plus importante de la Tchécoslovaquie communiste. Après le putsch en 1948, le gouvernement adopta envers eux une nouvelle politique : dans l’effort pour sédentariser ces populations traditionnellement nomades, les Tsiganes furent déplacés dans des appartements aux marges des grandes villes ou bien dans les régions frontalières des Sudètes, occupant souvent les habitations abandonnées par les Allemands expulsés après la guerre. Dans la mesure où seulement 10 % des Tsiganes de Bohême-Moravie (500 ou 600 personnes) échappèrent au génocide nazi, la plupart de ceux des villes dans les années 1950 furent des immigrants, venant le plus souvent des différentes régions de la Slovaquie, apportant avec eux leurs coutumes et habitudes variées, enrichissant de cette façon la nouvelle multiculturalité de la Bohême28. Hrabal est très attentif à l’arrivée de cette nouvelle population, qui est introduite dans ses récits dès 1950. L’auteur s’y prononce clairement contre leur discrimination tout en évitant le piège d’un kitsch sentimental. L’image séduisante de Kafka à la marge de la ville, parmi les petites gens et les Tsiganes, offerte par Poldi la Belle, pousse à penser que Hrabal s’efforce de représenter le changement de concept d’espace marginal. Après l’expérience de la guerre et l’installation des régimes staliniens en Europe centrale, le grotesque expressionniste de Kafka 28
Xavier Galmiche, « Le paradoxe de Prague », art. cit., p. 60.
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devient soudainement bien réel. L’aliénation de l’individu au sein de la société de Prague, au centre même de la ville, tellement bien exprimée par Kafka, trouve son écho dans l’atmosphère des récits de Hrabal des années 1950, formulant la marginalité de ses personnages par leur déplacement spatial vers la périphérie urbaine. Laissant de côté toute simplification harmonieuse, Hrabal affirme l’importance primordiale de la conservation de la mémoire multiculturelle de Prague, voire de Bohême, même si ce n’est que sous une forme « subliminale ». Les textes de Hrabal expriment l’effort de trouver une expression appropriée à l’atmosphère du temps « entredeux » et de ré-explorer la position de l’artiste face à la nouvelle situation historique. Le personnage de Kafka dans ces textes constitue un vecteur crucial pour déceler les brouillages temporels et les déplacements spatiaux et territoriaux qui y sont à l’œuvre. Sa présence y fonctionne en tant que condensé de l’héritage de la multiculturalité de Prague, des questionnements identitaires et esthétiques. Les nombreuses références aux troubles identitaires laissent sous-entendre que pour Hrabal, c’est justement l’amputation des composantes allemandes et juives de la mémoire tchèque qui est en partie responsable du malaise existentiel ressenti en Tchécoslovaquie d’aprèsguerre, lequel trouve son expression forte dans les œuvres des artistes post-surréalistes tchèques. La forme du collage qui se réactualise dans l’art tchèque non-officiel de l’époque devient la forme propice à l’expression de la réalité de ces années. Dans les textes de Hrabal, le collage convient pour entreprendre les recherches ontologiques face à l’Histoire, introduisant la nouvelle « syntaxe du cri » appuyée par les tendances parallèles dans les arts tchèques de l’époque. Identifier le narrateur tchèque à Kafka dans les deux versions en prose de ces œuvres des années 1960 est un acte délibéré contre l’amnésie socioculturelle qui s’installe dans le pays et qui s’accentue au cours des années (soutenue par l’historiographie officielle biaisée), laissant sombrer dans l’oubli des chapitres importants de l’histoire. La multiculturalité menacée de Bohême ne cesse de hanter les récits de Hrabal dont la conscience historique va croissant pour se retrouver au
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cœur des plus grandes œuvres de l’auteur, rédigées au cours des années 1970 et 1980 : Moi qui ai servi le roi d’Angleterre, Une trop bruyante solitude et Les Noces dans la maison.
TSIGANES ET VIETNAMIENS À PRAGUE : LES ADIEUX DE JÁCHYM TOPOL ÀLA TRIPOLIS PRAGA Alfrun KLIEMS (GWZO-Geisteswissenschaftliches Zentrum Geschichte und Kultur Ostmitteleuropas, Université de Leipzig)
« Une fois encore il se tenait au carrefour. Un carrefour des plus ordinaires, de ceux que la civilisation duplique à la photocopieuse, tramways, autobus, voitures, mères de famille et vagabonds, foules entrant dans le métro, foules en sortant, sacs à vin et piétaille criante, habitants de toujours, manouches, chinetoques, mendiants et flicards, poussettes pleines d’aspirants tout nouveaux, smog1. »
Telle est la Prague de Jatek2, le héros du roman Ange de Jáchym Topol, dans une Prague du cœur des années 1990 qui ressemble bien peu au mythe urbain de l’ancienne Prague tchéco-judéo-allemande. A sa place, règne la confusion postsocialiste des visages et des physionomies, englobant Laotiens et Vietnamiens, Ukrainiens et Polonais, Tsiganes et Slovaques, piétaille de la mondialisation. Sous la plume de Topol cependant, ce mélange aux provenances multiples est bien plus que
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« Zas stál na křižovatce. Tý nejobyčejnější, tý, co ji civilizace sází přes kopírák, tramvaje, autobusy, auta, mámy a pobudové, davy z metra ven a davy zase sem, ochmelkové i pokřikující drobotina, starousedlící, cigoši, žluťasové, žebrácí i fízláci, kočárky s úplně novejma účastníkama », smog. Jáchym Topol, Anděl, Praha, Labyrint, 2000 (1995), p. 66 ; trad. fr. Marianne Canavaggio, Ange exit, Paris, Laffont, 1999, p. 83. 2 Jatek est le diminutif de « Jáchym », et évoque les termes tchèques jatky « abattoir » et jatec « prisonnier ».
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l’actuelle réaction aux phénomènes de globalisation3. Ses romans pragois Ange (1995) et La Sœur [Sestra] (1994) s’emparent de la diversité pour mieux raconter l’underground – le mot tchèque anděl est d’ailleurs polysémique, renvoyant d’une part à l’« ange », d’autre part au nom d’un quartier de Prague. La divided city ébauchée ici devient la ville idéale de l’underground, dans la mesure où les termes « riche », « établi », « officiel » ne lui servent que de niveaux de contraste : l’« under » a justement besoin d’un « ground » pour exister. Il s’agit donc ici de la fracture socioculturelle qui creuse l’espace urbain après le tournant de 1989, et en aucun cas d’un retour idéalisé à la Tripolis Praga, la « ville aux trois peuples » (tchèque, allemand, juif) avec son potentiel de mémoire, comme le voudrait la tendance dominante qui s’efforce de donner une seconde vie à l’ancien héritage multiculturel des villes d’Europe centrale – ne serait-ce que dans la littérature. Vers 1900, la Tripolis Praga multiculturelle représentait pour beaucoup d’écrivains un écran où ils pouvaient se projeter de manière multiforme : pour les auteurs juifs et allemands, c’était un ghetto, un îlot linguistique et un labyrinthe effrayant, pour les Tchèques, une capitale pleine de vie4. C’est principalement à l’œuvre de ces auteurs que l’on doit, jusqu’à aujourd’hui, le mythe de la Prague multiculturelle – et ce, quel qu’ait été le degré réel de communication entre ces trois groupes, tout comme la part de mise en scène dans les différences culturelles, nationales ou linguistiques. Tous ont contribué au mythe de la ville « dorée » et « maternelle », y compris les écrivains de la fin du XXe siècle tels qu’Angelo Maria Ripellino ou Claudio Magris5. Par leur hommage au paysage urbain de Prague, surdéterminé dans la littérature, ils poursuivaient l’essentialisation de Prague en supposant un ensemble préexistant, qui serait en outre abonné à tout ce qui est bizarre, magique, mystique et morbide. Chez Topol, en revanche, on ne trouve que peu de 3 Parallèlement au terme politiquement correct de « Rom », j’utilise aussi dans ce texte la désignation « Tsigane », employée dans les romans de Topol. 4 Au sujet des termes « écrivains allemands, tchèques, juifs allemands et juifs tchèques », voir les introductions au livre-catalogue Walter Schmitz et Ludger Udolph (dir.), Tripolis Praga. Die Prager Moderne um 1900, Dresde, W.E.B. Universitätsverlag, 2001. 5 Angelo Maria Ripellino, Praga Magica, Turin, Einaudi, 1973. Claudio Magris, « Prag als Oxymoron », Neohelicon, n° 7, 1979-80, p. 11-65.
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traces et d’allusions à la Prague tchéco-judéo-allemande. Dans Ange et La Sœur, il procède à un double changement : autres acteurs, mais aussi autres échelles de valeur. De l’élitisme de la Prague 1900, caractérisée par sa culture de l’écrit, il passe tout d’abord à l’argot des bas-fonds, puis aux locuteurs d’une « langue des Canaques6 » post-babylonienne (tant du point de vue du contenu que du point de vue politique). Le discours sur Prague comme ville aux trois peuples est un lieu commun classique, un topos littéraire. Selon Lothar Bornscheuer, les topoi ne se dissocient pas d’une histoire bien ancrée dans l’espace et le temps. Il définit quatre propriétés du topos en général : l’habitualité, la potentialité, l’intentionnalité et la symbolicité. Le terme d’habitualité recouvre les normes conventionnelles qu’une société a intériorisées dans son comportement, sa langue, sa conscience. Le topos représente ainsi une sorte de mémoire collective. Il transmet un savoir qui se veut gage d’identité et reflète l’autoperception que la société a sur elle-même. Le terme potentialité rappelle que le topos est utilisable dans divers contextes et ouvert à de nouvelles interprétations. Le terme d’intentionnalité évoque les influences que peut exercer le topos selon une situation historique donnée : il peut même être ravalé au rang de stéréotype ou de cliché, s’il n’est plus utilisé que de manière mécanique. Enfin, par symbolicité, Bornscheuer entend la « forme caractéristique » propre à chaque topos, constituée au cours de la cristallisation qui élève le topos au rang de symbole7. Toutes ces propriétés s’appliquent à la Prague multiculturelle des Tchèques, Juifs et Allemands, non pas dans des termes impliquant les relations historiques entre ces trois groupes et leurs conditions de vie respective, mais en tant que transmission d’un élément du discours. Le topos de la métropole pluriethnique semble faire partie de Prague au même titre que le Château, le Pont Charles et la Place Wenceslas. Il se retrouve utilisé dans plusieurs contextes, adoptant la fonction d’image 6 Le terme Canaque a en allemand, au-delà de son sens premier, une connotation péjorative et est aussi une insulte discriminatoire à l’égard des (salariés) étrangers, un peu l’équivalent en France du « bougnoule » (NdT). 7 Lothar Bornscheuer, Topik. Zur Struktur der gesellschaftlichen Einbildungskraft, Francfort/Main, Suhrkamp, 1976.
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condensée, mais aussi de récit ambivalent. L’actualisation ou la renaissance de ce topos à la suite de la « Révolution de Velours » laisse pourtant transparaître d’autres éléments, à savoir l’idéal caché d’une monoculture pure, divisée toutefois en trois (et par là même secrètement multipliée). Topol actualise Prague en tant que lieu commun de la multiculturalité, mais il oriente cette figure convenue dans une autre direction. A travers l’exemple d’Ange et La Sœur, je voudrais montrer comment il déplace la Tripolis Praga vers la Global City, la ville de l’underground et pour l’underground. Mais il faut d’abord considérer l’adaptation cinématographique d’Angel par Vladimír Michálek8. Né en 1962 (à Prague), Jáchym Topol appartenait, avant 1989, à l’underground, dont il était l’un des représentants renommés, et il est aujourd’hui devenu un écrivain-culte9. Selon Topol, l’underground a toutefois pris fin en même temps que le socialisme autoritaire d’État. Il pourrait encore se maintenir en Chine, au Vietnam ou dans d’autres régimes totalitaires, mais plus en Europe de l’Est, encore moins en Europe occidentale ou en Amérique. L’écrivain s’est toutefois efforcé de préserver à travers sa personnalité ce phénomène de groupe qu’est l’underground, allant jusqu’à clamer : « L’underground, c’est moi10 ! » Il convient d’esquisser au préalable ce qu’était l’underground en quelques traits, et ce aussi parce que, contrairement à Topol, j’y classe les romans publiés après 1989 et leur adaptation cinématographique. Dans un mouvement de négation et de provocation, l’underground s’est insurgé contre la société de consommation du socialisme tardif et a Vladimír Michálek, Anděl Exit, 2000. Une récente adaptation, faite par Vít Pancíř et présentée en avant-première en 2008, ne pourra malheureusement pas être prise en considération ici. 9 Une référence à des critiques, selon moi pertinentes, de l’œuvre de Topol : Květoslav Chvatík, « Zběsilost », Tvar, n° 16, 1994, p. 17 ; Petr Hřebíček, « Jáchym Topol – Sestra », in Vladimír Novotný (dir.), Postmodernismus v umění a literatuře, Plzeň, Pro Libris, 2003, p. 89-97 ; id., « Postmoderní profanace apokalyptického tématu. Ruská krasavice Viktora Jerofejeva a Sestra Jáchyma Topola », in Mezi moderností a postmoderností. Úvahy o typologii české prózy z konce tisícileté, Prague, Cherm, 2002, p. 45-59 ; Martin C. Putna, « Jáchym Topol a Martin Komárek: Hněv nad světem nedovykoupeným », in My poslední křesťané. Hněvivé eseje a vlídné kritiky, Prague, Herrmann 1994, p. 209-217. 10 Jáchym Topol, « Slalom mezi idejemi. Rozhovor se spisovatelem Jáchymem Topolem », Respekt, n° 25, 1994, p. 10. 8
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plaidé pour un mode de vie inspiré de la Beat Generation américaine. Ce qui comptait n’était pas un style uniforme ou une tendance dominante, mais la position affirmée des artistes et des intellectuels, leur indépendance de toute forme d’expression autorisée. A l’ère du socialisme, cela signifiait toutefois aussi que l’underground était synonyme de clandestinité. Et cela voulait dire qu’il était aussi, au sens littéral et politique du terme, interdit, espionné et persécuté. En conséquence, l’underground chercha à se transformer en une attitude, une vision de la vie englobante – c’est-à-dire à transformer la vie en art performatif. Il avait pour objectif la résistance, la dissidence et un mode d’expression global, orienté vers le non-conformisme. La catégorie-clé était la vie dans sa totalité. En se stylisant et se mystifiant lui-même, l’underground s’est créé son propre mythe, englobant la banalité, la brutalité et la vulgarité du quotidien. Il se montra réceptif aux scénarii d’inspiration mystico-religieuse et célébra une culture bohème qui s’insurgeait contre toute forme de petite-bourgeoisie. Après la chute du Mur, on assista à un changement des conditions de la contre-culture publique. D’une part, la censure politique, l’espionnage et les interdictions de publication et de représentation disparurent ; d’autre part, on dut faire face à des mécanismes de contrôle propres à l’économie de marché. D’un point de vue formel pourtant, la sphère commerciale était libre, de la même façon que le gouvernement pouvait être remplacé par un autre. S’opposer radicalement à tout establishment n’était donc plus une option pour l’underground. C’est à cette époque que le roman Ange fut adapté à l’écran et sortit en salle en 2000 sous le titre d’Angel Exit. L’adaptation du roman à l’écran par Vladimír Michálek est certainement le film de l’après-1989 qui véhicule l’image de Prague la plus fidèle à la représentation urbaine de l’underground. Le film est devenu une œuvre controversée de la Velvet generation, précisément parce que l’image déconcertante qu’il renvoie de Prague n’a pas su convaincre le cinéphile standard. Michálek a mis en scène le roman de Topol, qui se passe dans le milieu de la drogue, comme un trip halluciné, à l’aide d’une caméra numérique. Il parvient ainsi à transposer de façon convaincante le flot de paroles associatif de Topol, qui apparaît comme un mélange d’argot, de vulgarismes et de
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poésie. Il y a certes quelques décalages entre l’original et l’adaptation, qui méritent que l’on y revienne. Anděl, un nœud de communications du quartier pragois de Smíchov, est au cœur du livre et du film. Dans le film, les contours de la ville sont flous. Le flot d’images hallucinatoire ne laisse entrevoir pratiquement aucune caractéristique topographique de Prague. Durant ses deux premières minutes, le film détruit tout de suite les représentations romantiques de Prague comme « ville dorée », « petite mère », Tripolis ou lieu magique. Le clip est constitué de rafales d’images, de voix, de bribes de musique et de bruits. Le rythme rapide du montage est soutenu acoustiquement, en particulier à travers la sirène d’une ambulance ou le bruit du tram. Vladimír Michálek superpose dans son prologue cinématographique le kitsch des préparatifs de Noël, incluant commerce global et abattage sanglant : grâce aux gros plans, la caméra réduit, l’espace d’une seconde, le champ de vision à une carpe de Noël à l’agonie, puis à sa bouche en quête d’oxygène, au chien qui dévore ses restes dans la rue, à une ambulance dont le gyrophare est en marche, à des gens pressés. Des détails du même genre reviennent constamment jusqu’à ce que l’objectif se déplace de l’agitation annonciatrice de Noël vers la mort lente de l’objet, l’étouffement tranquille de la carpe. Le montage relie comme un leitmotiv le sang du poisson, un père Noël en plastique entre des palmiers et le rouge du soleil se couchant sur Prague. Selon leur montage, les plans peuvent faciliter ou compliquer la manière dont le spectateur perçoit la cohérence spatiale11. Dans Angel Exit, la perception spatiale du spectateur est clairement entravée. Premièrement, il manque les symboles bien connus de Prague : le quartier du château, le fleuve Vltava, le pont Charles, le quartier de Malá Strana, la colline de Petřín, la place Wenceslas, la place de la Vieille-Ville. De ce fait, le lieu de l’action demeure obscur au début. Deuxièmement, le déroulement chronologique de l’action est constamment interrompu par des coupures au montage. Troisièmement, l’absence de transitions progressives entre les plans renforce la séquentialité. Quatrièmement, 11 Nicole Mahne, Transmediale Erzähltheorie. Eine Einführung, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 2007, p. 93.
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le spectateur doit suivre une caméra mobile, qui balaie continuellement l’espace par rotations et zooms. D’autant plus que les panoramiques sont filés, c’est-à-dire qu’ils se distinguent par leur grande vitesse. Cinquièmement, le répertoire sonore, fait de bruits de circulation, de musique de Noël et de bruits d’abattoir, dissipe l’illusion d’un espace compréhensible dans sa totalité. A travers ce réseau de références, de correspondances et de contrastes, les informations spatiales échappent au spectateur. Tout ceci fait que, dans le film de Michálek, la Prague des derniers jours qui précèdent Noël laisse place à une accumulation de détails, de couleurs, de visages, de mouvements et de sons. La Prague de Michálek est la banlieue des exclus, où l’on escroque et l’on tue, ou plutôt où l’on se fait tuer. Ses images ne correspondent certainement pas à la période sereine de l’Avent. Le spectateur n’a de répit que lorsque son regard peut enfin se poser sur la Place Anděl, baignée dans la lumière rouge du soir, et que l’histoire de Mikeš (Jatek dans le livre) commence. Ces images n’ont pas grand-chose à voir avec l’image traditionnelle de la multiculturalité de Prague. Et pourtant, le clip filmé joue encore plus radicalement que son modèle romanesque avec les débris du mythe de la Tripolis Praga, dans la mesure où le mythe n’y est pas même envisagé. Vladimír Michálek a conçu une image autonome de Prague, d’une puissance inquiétante, une représentation autonome de la ville qui n’a pas tant à voir avec la Prague « réelle » qu’avec le concept de l’underground. La Prague de Michálek se montre mystique et impénétrable, car elle représente un univers parallèle et filme la vie d’en-bas. Il s’agit de survivre dans la banlieue : en effet, bien des personnages ne survivent pas dans le ventre de la ville, ce que symbolise, dès le début, la mort du poisson. Le paysage urbain du film s’adapte au combat pour la survie qui se livre dans la rue et dans les arrière-cours. Il atteint une élévation quasi mystique dans les images aux nuances rouge sombre et gris bleu. « Il lui fallait un ticket urbain, il lui fallait recouvrir le bourdonnement des ampoules, le sifflement de la meule, le cliquètement des tramways, le grincement des fils au vent et même les gargouillis des tuyaux
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souterrains, et puis la sirène, la scie circulaire, les ongles sur la vitre12. » Tel est le genre de descriptions des paysages urbains de Prague et de Paris qui traverse le roman Ange de Topol. Dans le film, elles sont transposées alternativement par des bribes d’images aveuglantes et de sons entrecoupés de la ville – et donnent ainsi à voir une Prague bien lointaine de son passé tchéco-judéo-allemand. Pourtant, dans le livre, il est encore fait mention du passé multiculturel de la ville : « Près de la synagogue, il avait senti une odeur d’urine. Depuis la guerre, c’était la quantième génération d’ivrognes qui se soulageait là ? Là, sous l’arcade, sur la porte fermée. Il y avait des panneaux d’affichage, il avait déchiffré les caractères des annonces : le club Perun recrutait des membres féminins, l’association Pour une Prague plus Belle et plus Claire faisait construire, tandis que le club de boxe Tatry Smíchiv affichait un calme complet. […] Il avait préféré relever la tête. Il savait qu’au-dessus des coulisses changeantes et amibiennes, disons les coulisses du quotidien, il verrait une inscription gravée en hébreu et en tchèque : “Paix et félicité au lointain comme au proche.” C’est ça. C’est ça, se disait Jatek13. »
C’est l’une des rares références à la Tripolis Praga, ici à la population juive d’autrefois et aux traces que celle-ci a laissées en héritage dans la ville. La Prague de Topol fonctionne comme un palimpseste, ou plutôt une colonne Morris. De nouvelles couches sont collées par-dessus le passé, par-dessus la synagogue. Des papiers, des affiches, des annonces témoignent d’un autre temps et d’autres habitants, d’une restructuration sociale, culturelle et politique qui a eu lieu sans jamais effacer complètement ce qui se trouve en-dessous. Dans ce passage, des bâtiments fermés et délabrés comme la synagogue demeurent, 12
« Potřeboval městskou vstupenku, potřeboval něčím přikrýt vrčení zářivek, svistot brusu, řinkot tramvají, skřípot drátů ve větru i chrčení v trubicích pod zemí, sirénu, cirkulárku, nehty na skle. » Jáchym Topol, Anděl, op. cit., p. 42 ; tr. fr., p. 54. 13 « U synagogy cítil moč. Od války tu chčije už kolikátá generace opilců. V podloubí na zatlučený hlavní dveře. Jsou tu vývešky, sledoval písmena, aby se dozvěděl: Klub Perun prijímá členky, spolek Za Prahu krásnější a jasnější buduje a Boxerská Jednota Tatry Smíchov je v naprostým klidu. (…) Radši zdvihl hlavu. Věděl, že nad vší touhle měňavou amébovitou kulisou, řekněme: všedního dne, uvidí hebrejsky i česky vytesaný nápis: ,Mír a zdar dalekému i blízkému‘. To určitě. To určitě, pomyslel si Jatek. » Ibid., p. 107 ; tr. fr., p. 131-132.
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immobiles, portant la trace de la mémoire historique. La plupart des passants ne s’en servent plus que comme lieux d’aisances publics. Mais Jatek, lui, lève la tête et déchiffre les inscriptions de la ville. Cela ne signifie pas pour autant qu’il poursuive les traces de l’« ancienne » multiculturalité. Il lit la ville avec des yeux nouveaux, qui sont après tout ceux d’un exclu, d’un ancien artiste underground, paranoïaque et toxicomane. Le livre et le film présentent les habitants actuels de Prague sous toutes leurs facettes. Leur aspect est lié à l’underground ou plutôt à la masse des exclus de la société. Ce sont des marginaux : loosers, drogués, sans-abris, dealers, prostituées, adeptes de sectes et profiteurs douteux de la chute du communisme : « Installé dans ses coulisses coutumières, l’underground était revenu à l’un de ses foyers les plus anciens : il était redevenu souterrain14. » Les habitants actuels de la ville ne sont, en fait, pas de nouveaux habitants, mais ils sont désormais plus visibles ; ils mettent en scène, au lieu de la diversité linguistique du pays, la fracture sociale de la ville, faisant de Prague une divided city classique : « Sur la colline de la neige, dans la ville de la gadoue. En bas, au carrefour, pullulaient les putains et les maquereaux, les déviants, les toxicomanes, les violeurs, ils pullulaient comme de la vermine dans une blessure fraîche15. » Il existe toutefois un groupe, et de manière illogique et ironique, un groupe ethnique, qui résiste au regard critique de Jatek : les Roms. Tout comme dans La Sœur, ils font l’objet d’une transfiguration romantique. Ils ont toujours été chez eux à Prague, plus exactement à Košíře, un quartier situé au-dessus de Smíchov. On dit que c’était autrefois un quartier tsigane, fondé par leurs familles qui tissaient leurs histoires avec art sur des tapis. Ce n’est qu’avec une certaine réserve que l’on peut qualifier de sentimental le regard que porte Topol sur les Roms de Prague. Il y a certes, au début, les pieuses femmes roms de Roumanie et, 14 « A underground se ve svých nejstarších klasických kulisách vrátil k jednomu ze svých nejstarších ohnisek; stal se podsvětím. » Ibid., p. 75 ; tr. fr., p. 94. 15 « Na kopci byl sníh, ve městě břečka. Dole na křižovatce se rojili kurvy a pasáci, úchylové, narkomani, násilníci, rojili se tam jak hmyz v čerstvé ráně. » Ibid., p. 79 ; tr. fr., p. 98.
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plus tard, les jeunes Roms qui jouent au football, vers lesquels le narrateur se sent attiré, ou encore la digression sur l’étymologie de Košíře, mais au contraire de La Sœur, ce n’est rien de plus qu’une sympathie imaginée. Le film et le livre diffèrent toutefois en un point sur la question tsigane. Dans les deux cas, Nadja se détache de la constellation des personnages. Dans le film, elle incarne une jeune fille tsigane ; dans le livre, l’appartenance ethnique de la jeune fille reste incertaine. Tout comme les autres personnages, Nadja est elle aussi une marginale qui a été élevée par une matrone qui l’a familiarisée avec des pratiques païennes. Après la mort de la vieille, elle arrive de sa campagne en ville chez un couple pragois qui la bat et abuse d’elle. Dans le livre, elle s’abandonne finalement à son sort et, par conséquent, à la mort ; mais dans le film, Mikeš sauve la jeune fille et disparaît avec elle dans le tunnel de la station de métro Anděl. A travers l’image finale qui les montre tous deux avalés par l’abîme du métro pragois, le film offre une vision sentimentalisée de la survie des « bons ». Dans le film, ceux qui restent sont, dans l’idéal, ceux qui sont le moins corrompus – et ce, par quelque groupe que ce soit : ils ne sont pas suffisamment établis, mais ils ne sont pas non plus complètement étrangers aux règles. La fin pourrait être qualifiée de kitsch ou de pathétique, mais elle montre qu’un « vrai » underground continue d’exister à côté de la pègre pragoise. Le livre repose encore sur le souvenir de la Tripolis Praga, mais un souvenir « couvert de pisse » – pour reprendre l’image déjà citée de la synagogue utilisée comme lieux d’aisances publics –, lui ajoute même une proportion de Tsiganes dont l’histoire et la langue sont les prétendus garants, mais laisse le personnage de Nadja sombrer sans attaches. Dans le film, les Tsiganes restent des personnages ahistoriques, sans forme concrète, parmi lesqueles c’est précisément une fille de la campagne qui survit au désastre urbain. Dans le roman La Sœur, Dieu, lit-on, envoie « ces pouilleux de manouches et leurs mioches16 » dans les métropoles européennes afin que les citadins voient combien la pauvreté rend amorphe. Ici aussi, les 16«
tyhle votrhaný cigy », Jáchym Topol, Sestra, Brno, Atlantis, 1994, p. 426.
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Tsiganes sont les bons sauvages des temps modernes, des « basanés vanu-pieds17 », des « spécimens de Roms balkano-finno-ougriennesques18 ». Leurs concurrents, en matière d’extension dans l’espace urbain, sont les Asiatiques à qui, si l’on en croit Potok, le personnage principal, l’avenir appartient. L’hétérogénéité culturelle dans les villes, en premier lieu à Prague et Berlin (ici : Berlun), comprend toutes les variantes de la différence, joue avec elles au point de les rendre méconnaissables, ou plutôt impossibles à distinguer. Chinois, Laotiens, Vietnamiens ou encore membres du peuple montagnard des Hmong – d’où qu’ils viennent, ils restent en marge et, crachés dans les rues de Prague, continuent de s’écouler, tout droit dans le monde clandestin de la ville, où ils nourrissent l’underground de Potok. Là, il les accueille dans son groupe, l’ORGANISATION. C’est à la fois une secte de jeunes et un clan de mafia, famille et club d’affaires pour un groupe d’ex-membres de l’underground, de punks, de prêtres autoproclamés, d’hommes d’affaires, de citadins et de villageois. Les Asiatiques qui viennent à Prague s’appellent Minh, Phu ou Vang ; ils ont évidemment un défaut : ils sont contaminés par le virus du génocide, comme les peuples européens. Et pourtant, La Sœur déploie, de page en page, un nouveau cosmopolitisme, un plaidoyer pour le nomadisme. Après toutes les guerres et les entretueries, il y a en effet, selon Potok, une exception dans la constellation des peuples : les Tsiganes. Ce qu’il justifie dans La Sœur de la manière suivante : « Mais il existe ici encore un peuple, qui assure un max côté survie, un peuple qui n’écrit pas, qui porte sa chronique dans ses cicatrices, même si c’est parfois sur la peau des autres… […] ce peuple vit dans une coexistence pas fastoche avec l’État, et l’État a toujours été pour lui un putain de voyou, c’est le Peuple de la Bande, qui veille sur sa famille sans s’affoler si parfois la famille a des poux… (…) et qui mène sa guerre miniature en faisant les poches et en jouant du couteau, qu’est-ce que ça pèse face un génocide… ?19 »
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Ibid., p. 426 : « ty bosory snědý ». Ibid., p. 41 : « takový balkánskougrofinskolesní romský typy ». 19 Ibid., p. 200 : « Ale je tu ještě jeden lid, vycvičenej v umění přežívání, a ten nepíše, ten má svý kroniky jen v jizvách, občas na cizí kůži…(…) tenhle lid žije v těžký koexistenci se státem a stát mu byl vždycky vragem, je to Lid tlupy, kterej vošetřuje rodinu a nic mu 18
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Potok voit dans les Roms un peuple pacifique, justement parce qu’il ne mène que des guerres en miniature. Il les décrit comme un peuple sans jalousie, rêveur et familial, à mille lieues de la dépendance au progrès technologique. Certes, l’ORGANISATION échoue à les prendre en modèle. Ce qu’elle réussit en revanche, c’est le mélange des cultures, la mondialisation de Prague : « au rez-de-chaussée et dans les caves se trouvait un petit camp d’entraînement laotien […] qui balançait dans les artères racornies de la Bohême bâtarde une bonne ration d’Asie20. » Rien n’est ce qu’il paraît, et c’est pourquoi il ne faut rien surestimer non plus – aucune ethnie, aucune culture, aucune langue : avec une exception justement, celle des « purs » Tsiganes, détachés de tout temps, de tout lieu, et de toute histoire. Dans le roman, les Roumains du camp, démunis, se révèlent être des voleurs portugais ; un étudiant bulgare en théologie n’est autre qu’une sorcière indienne ; des Arméniens en fuite : de sauvages Azerbaïdjanais; et des dissidents serbes : des Musulmans bosniaques. Potok en tire la conclusion suivante : « Nous sommes tous Canaques. La méga-race sortie du tunnel21. » Cette révélation va de pair avec le regard rétrospectif du narrateur sur sa propre appartenance. En effet, il est dit du narrateur qu’il a « des taches slaves jaunes », qu’il est « somnambule celte, troll germanique, ganef juif, Sida traînant en longueur, maquereau que tu es, crise de graphomanie aiguë22 ». Si tous sont des Canaques23, alors peu importe qui couche avec qui, qui vient d’où et qui va où. Seule – et là est le lien avec l’underground – la posture compte, c’est-à-dire la méfiance envers toute forme d’expression autorisée. « Nous sommes tous des Canaques » ne se réfère pas explicitement à tout et à tous, mais plutôt à ces habitants de l’autre ville, souterraine, qui reste fermée aux touristes par exemple – tout comme à l’habitant de la ville « normal », quelle que soit la catégorie dans laquelle nevadí, že je občas zavšivšená… (…) a vede svou miniaturní válku kapsy a kudly, a co to je proti genocidě… ». 20 Ibid., p. 43 : « (…) v našich přízemích a sklepech byl malej zasvěcovací laoskej tábor… a bastardí Bohemie dostávala do zkornatělejch tepen čerstvou asijskou dávku. » 21 Ibid., p. 213 : « Všichni jsme Kanaci. Megarasa z tunelu. » 22 Ibid., p. 47 : « žlutý slovanský skvrny[…] », « keltskej somnambul, germánskej trotl, židovskej ganef, přechozenej AIDS, ty frajírku, počínající surová grafománie. » 23 Cf. note 5.
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on le classe. « Nous sommes tous des Canaques » signifie aussi « nous sommes un peuple », « nous faisons partie d’une même tribu ». La posture est donc dotée de la dignité de l’ethnos, de la nation ou de l’appartenance nationale. « Prague n’est plus la ville de la coexistence pacifique. Mais elle est encore et toujours une ville au passé vivant », peut on lire dans le livre illustré Prag – Einst Stadt der Tschechen, Juden und Deutschen24. Une telle coexistence pacifique n’existe pas chez Topol, pas même dans La Sœur ou Ange. Elle n’est pas même envisageable, bien qu’elle soit toujours présente comme contre-point. L’option offerte par Topol est celle d’une sous-culture, et non d’une haute culture. Dans le détail, son œuvre révèle certes des ébauches, mais le radicalisme du présent dans son écriture lui interdit de les relier entre elles. Les déchirures synchrones et diachrones, les antagonismes et les « meurtres » sont incontournables. En enterrant les commémorations sentimentales, Topol permet de contourner ce qu’il appelle la « nature amibienne25 », polymorphe, du quotidien postsocialiste (ou plus précisément : de tout quotidien) et de maintenir dans la mémoire des habitants de la ville la perspective d’une stratification de l’histoire. Contrairement au gros de la littérature sur Prague, Jáchym Topol parvient dans ses romans à une symbiose d’un genre unique, une symbiose des déchirements culturels qui certes se réfère à Prague, mais qui ne s’y limite pas : elle a plutôt la fonction d’une vision urbaine globale. C’est précisément ainsi qu’il esquisse Prague comme la ville idéale de l’underground. La ville a toujours été une, elle est même la condition existentielle de l’art de vivre de l’underground. Elle a réuni et réunit encore le suburbain, qui se situe en marge, et le désaccord politique dans un non-conformisme social. L’ironie est que, avant 1989, l’underground se réunissait souvent à la campagne, là où les lieux de réunion échappaient au contrôle. Et pourtant il s’agissait d’un art exclusivement 24 Jiří Gruša, Eda Kriseová, Petr Pithart, Prag. Einst Stadt der Tschechen, Deutschen und Juden, Munich, Langen Müller, 1993, p. 93. 25 D’après la métaphore de l’amibe, créature dont la forme est changeante, alors que Jatek songe devant la synagogue aux fluctuations constantes et ambiguës de sa situation, entre infinie liberté et nécessaires limites.
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destiné à la ville. Une aspiration primordiale de l’underground consiste à subvertir les affirmations « officielles » de la ville, à déplacer les hiérarchies spatiales, parmi lesquelles les notions de centre et de périphérie, déterminées politiquement et motivées socialement. De plus, l’underground doit commencer au centre, à la tête de la hiérarchie, et attirer encore et toujours d’autres lieux en son centre, des lieux qui selon la définition publique ne font pas partie des lieux privilégiés, mais ne se situent pas non plus en dehors du centre de la ville, mais justement, en dessous. Dans son art et à travers son art, l’underground s’insurge contre la « colonisation de l’espace urbain » (Henri Lefèbvre), ce qui peut signifier : la consommation, l’organisation et tout ce qui est octroyé d’en haut. Il n’est pas à la recherche d’un romantisme rural et ne prône pas l’évasion à la campagne. L’underground ne fuit pas : il demeure et il détruit. Potok réunit en fait tous les ingrédients qui caractérisent un « véritable » habitant de la Tripolis : il a des racines slaves, celtiques, germaniques et juives, de plus c’est un futur artiste et écrivain : bref, un « transculturel » au sens de Wolfgang Welsch. Welsch rejette toute conception homogénéisante et séparatrice d’une culture idéale au profit d’une mise en réseau culturelle globale. En soi cela n’est pas inhabituel, sauf que l’interpénétration mutuelle et continue des cultures contemporaines ne commence pas au niveau « macrosocial » mais au niveau « microsocial », celui de l’individu, que le caractère transculturel de tous les individus amène à les considérer comme « métis culturels26 » : « C’est pourquoi il n’y a plus rien d’étranger à proprement parler. Tout est à portée de main, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur. De ce fait, on ne possède rien en propre. L’authenticité est devenue du folklore, elle est une particularité simulée pour les autres, dont l’indigène fait déjà partie depuis longtemps. »
26 Wolfgang Welsch, « Transkulturalität. Zwischen Globalisierung Partikularisierung », Jahrbuch Deutsch als Fremdsprache, n° 26, 2000, p. 327-351.
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Ceci nous amène à aborder le « trans ». Topol utilise dans ses romans une « poétique transitoire27 ». Ce concept désigne diverses formes de la transition, le moment de la prise de risque, tout ce qui met en danger l’identité, la difficulté de décrire le moi et sa place. L’adjectif « transitoire » renvoie au provisoire, au fugitif, au temporaire, à des composantes floues de la personne du transient (en gros : le SDF, celui qui ne fait que passer). Le transient, une catégorie créée par Dorothea Löbbermann, se réfère aux « autres » habitants de la ville, qui produisent d’ « autres » lieux28. Ivrognes, junkies, vagabonds, clodos et Tsiganes, ils ne suivent pas le chemin tracé des hauts lieux culturels, contrairement au touriste en excursion dans les villes : ils dérangent les itinéraires, créent des obstacles. Les personnages de Topol – son Potok en premier lieu – ne sont en ce sens pas des usagers ordinaires de la ville. Dans Ange, le carrefour du même nom représente encore un point fixe topographique, mais dans La Sœur, il n’y a plus qu’une Prague mégalomane dépourvue de tout marqueur touristique. Les romans de Topol, et même l’art de l’underground en général se lisent aussi de manière transgressive. La poétique de la transgression signifie la non-reconnaissance des frontières et des limites. Il ne s’agit pas ici d’un mouvement de A vers B et son retour. Il ne s’agit pas non plus d’un point d’arrivée quel qu’il soit. Il s’agit d’une percée perpétuelle, de la transgression en tant qu’événement, action, performance, et non en tant qu’aboutissement. Chez Michel Foucault, la transgression « franchit et ne cesse de recommencer à franchir une ligne qui, derrière elle, aussitôt, se referme en une vague de peu de mémoire, reculant ainsi à nouveau jusqu’à l’horizon de l’infranchissable29. » A travers ce mouvement continuel, les frontières elles-mêmes se transforment en espaces, des anti-espaces en perpétuelle reconstruction, qui deviennent extrêmement dangereux pour le corps. Les personnages de Topol imaginent la solitude 27 Rüdiger Görner, Grenzen, Schwellen, Übergänge. Zur Poetik des Transitorischen, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 2001, p. 7-12. 28 Doris Löbbermann, « Weg(be)schreibungen: Transients in New York City », Robert Stockhammer (éd.), TopoGraphien der Moderne. Medien zur Repräsentation und Konstruktion von Räumen, München, Fink, 2005, p. 263-285. 29 Michel Foucault, « Préface à la transgression » (1963), in Dits et Écrits, t. 1 : 1954-1975, Paris, Gallimard, 2001, p. 236.
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urbaine, la chute dans l’abîme post-multiculturel qu’est la (grande) ville de Prague, la mort, voulue ou non, en son sein, sans pour autant pouvoir ou vouloir renoncer à la ville. Il n’existe pas pour eux d’alternative à l’urbain, à la vie dans de (mouvantes) abîmes. Traduit de l’allemand par Sophie Zimmer
LIEUX TSIGANES/ROMS À BUDAPEST : DES LIEUX EN COMMUN AUX LIEUX COMMUNS Gabriella HORN (Center for Independent Journalism, Budapest) et Cécile KOVÁCSHÁZY (Université de Limoges / Freie Universität Berlin)
Le 7 juillet 1993, le parlement hongrois a adopté à une majorité de 96 % la loi LXXVII, dite « loi sur les minorités » (Törvény a nemzeti és etnikai kisebbségek jogairól)1. Elle reconnaît, selon des critères ethniques, l’existence de groupes précis ayant coexisté avec les Hongrois au cours des cent dernières années, groupes auxquels elle garantit des droits individuels et collectifs. Jusqu’à sa suppression le 1er février 2007, l’Office des minorités nationales et ethniques (Nemzeti Etnikai Kisebbségi Hivatal), sous tutelle du ministère de la Justice, était chargé de faire respecter les besoins et les intérêts de la loi2. D’après les critères de la loi de 1993, on compte treize minorités en Hongrie : bulgare, grecque, croate, polonaise, allemande, arménienne, roumaine, ruthène, ukrainienne, serbe, slovaque, slovène et rom, la plus importante en nombre, représentant ensemble plus de 10% de la population 1993, évi. LXXVII ; modification en 2005 : 2005/CXIV. On trouve une version en anglais de cette loi sur le site
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http://www.minelres.lv/NationalLegislation/Hungary/Hungary_Minorities_English.htm. 2
Il a été remplacé par un ombudsman des minorités, Ernő Kállai.
© Cultures d’Europe Centrale, n° 8 (2009)
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hongroise3. Les Juifs, traditionnellement assimilationnistes en Hongrie, ont choisi de ne pas être considérés comme une « minorité ». Si l’on prend également en compte l’immigration plus récente de Chinois, Russes, Anglais, Américains, Bosniaques, etc., on peut donc affirmer que la Hongrie est un pays multiculturel. En 2003, les Tsiganes représentent 5,69 % de la population totale en Hongrie pour une population totale de 10,5 millions4. Ils se répartissent en quatre sous-catégories. La première comprend les « Tsiganes Hongrois » ou « Romoungro », qui vivent en Hongrie depuis le XVe siècle : venus avec les Ottomans en tant que cuisiniers, forgerons, soldats ou artistes de cour, ils ont pour langue maternelle le hongrois et vivent essentiellement dans le Szabolcs-Szatmár-Bereg et le Nógrád (autour de Karancsság). Ce sont eux qui constituent la majorité des Roms de Hongrie, soit au moins 70 %. Les Tsiganes Olah (« Tsiganes valaques »), soit environ 20 % des Roms de Hongrie, ont quitté la Roumanie pour s’installer en Hongrie au cours du XIXe siècle et parlent pour la plupart la langue romani. On distingue parmi les Olah les Lovari (dont le dialecte est le plus souvent utilisé dans les écrits) et les Kalderash (le mot signifie « chaudronnier » en roumain, d’après un des métiers traditionnels de ces familles). Les Beash, qui ne se considèrent pas comme Roms, sont quant à eux présents en Hongrie depuis la fin du XIXe siècle ; certains d’entre eux parlent beash, une ancienne forme du roumain. Ils viennent également de Roumanie et représentent 8 à 10 %
Estimation, par ordre décroissant : Roms : 600 000 ; Allemands : 220 000 ; Slovaques : 110 000 ; Croates : 80 000 ; Roumains : 80 000 ; Arméniens : 30 000 ; Polonais : 15 000 ; Slovènes : 10 000 ; Serbes : 10 000 ; Grecs : 6 000 ; Bulgares : 3 000 ; Ukrainiens : 3 000 ; Ruthènes : 3 000 (Source : Loi de 1993, LXXVII, § 42). 4 Source : István Kemény, Béla Janky et Gabriella Lengyel, A magyarországi cigányság 1971-2003 [Les Tsiganes de Hongrie 1971-2003], Budapest, Gondolat Kiadó, 2004, p. 12. Voir aussi l’étude de István Kemény, Gábor Havas et Gábor Kertesi, Beszámoló a magyarországi roma (cigány) népesség helyzetével foglalkozó 1993 októbere és 1994 februárja között végzett kutatásról [Rapport sur la situation de la population Rom (tsigane) d’après les recherches effectuées entre octobre 1993 et février 1994] (tapuscrit), Budapest, MTA Szociológiai Intézete, 1994 ; et le volume de Katalin R. Forray et Erzsébet Mohácsi (dir.), Esélyek és korlátok. A magyarországi cigány közösség az ezredfordulón [Chances et limites. La communauté tsigane en Hongrie autour de l’an 2000], Budapest, Delphoi Consulting, 2000. 3
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de la population dite tsigane5 ; la plupart d’entre eux vivent au sudouest de la Hongrie, à la frontière avec la Croatie. On différencie encore les Beash muncsan (des montagnes) et les Beash argyelan (des forêts). Enfin, les Tsiganes des Carpates, qui vivent dans des villages au nord du pays et parlent un dialecte de la langue romani, constituent une quatrième petite minorité. « Le quart des Roms de Hongrie est regroupé sur deux régions administratives qui sont au nord-est du pays : celle de Borsod (dont le chef-lieu est Miskolc) et celle de Szabolcs (dont le cheflieu est Nyíregyháza)6. » Contre l’idée selon laquelle la minorité rom refuserait de « s’intégrer » à la culture majoritaire, rappelons que les statistiques concernant les pratiques linguistiques montrent qu’environ 80 % des Tsiganes en Hongrie ne parlent aucune langue tsigane (on doit du reste constater que la langue romani, du moins en Hongrie, est en perte de vitesse certaine) et que 90 % d’entre eux ont pour langue maternelle le hongrois. Précisons enfin, pour en finir avec des représentations fausses et pseudo-mythiques, qu’après un demi-siècle soviétique, 100 % d’entre eux sont aujourd’hui sédentaires. La Hongrie est un pays très centralisé : un cinquième des habitants du pays vit à Budapest, soit environ deux millions de personnes. 20 % des Roms vivent dans la capitale et ses environs industriels7. Toutefois, pour des raisons aisément compréhensibles, les chiffres concernant le nombre de Tsiganes à Budapest varient, selon les sources, de 30 000 à 120 000. La population tsigane rurale en Hongrie est donc supérieure à la population tsigane urbaine, même si actuellement le nombre de Roms à Budapest est en augmentation lente mais constante. L’afflux vers la capitale tient à des raisons univoquement économiques : on vient à Budapest pour trouver du travail. Les quatre groupes mentionnés plus haut se retrouvent à Budapest.
5
Voir Kemény-Janky-Lengyel, op. cit, p. 45. Ernő Kállai, A magyarországi cigányok története [Histoire des Tsiganes de Hongrie], Budapest, MTA, 2000, p. 17. 7 Forray-Mohácsi, op. cit., p. 8. 6
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Ce texte se focalisera sur la population rom de Budapest, afin de dresser une esquisse de topographie tsigane et de voir dans quelle mesure la multiculturalité budapestoise inclut ou non la culture rom, et plus simplement les personnes rom : y a-t-il un lieu commun (au sens littéral, spatial) qui rapprocherait Roms et non-Roms ? On verra que, malgré une certaine institutionnalisation, les lieux communs géographiques peinent à exister, tandis que les lieux communs, les stéréotypes racistes, connaissent un regain. Topographie rom à Budapest A Budapest, les Roms sont regroupés dans quelques quartiers, principalement à Pest dans la partie Est de cette rive. Ils habitent dans le quartier dit Dzsumbuj (« boxon ») du IXe arrondissement, entre Illatos út et Gubacsi út, où ils vivent en partie dans des squats ; dans le VIIIe arrondissements dans le district de Józsefváros, dans le Magdolna negyed (quartier Madeleine) et Orczy ; autour de la rue Nefelejcs (VIe et VIIe arrondissements, près de la Gare de l’Est), dans le petit quartier dit Csikágó ou « Chicago », autour des artères Thököly út, Dózsa György út, Damjanich utca, Rottenbiller utca8 ; dans le Xe arrondissement dans le quartier de Köbánya (notamment Szállás utca). Cette répartition révèle à la fois des similitudes et des différences nettes avec les autres pays d’Europe centrale et occidentale9. Elle pousse à s’interroger sur la pertinence de l’emploi du mot « ghetto » pour désigner ces quartiers. « Il n’y a pas de ghettos à Budapest », a déclaré le maire de Budapest, Gábor Demszky, lors de la célébration commémorative des victimes tsiganes de l’Holocauste le 2 août 2007. Une affirmation que les media
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Le surnom de « Chicago » a plusieurs explications : les bâtiments furent bâtis très rapidement au moment des festivités du Millenium (en 1896) qui célébrait les mille ans de la nation hongroise, et certains croient que le nom vient de cette époque où Chicago était le symbole de la prospérité américaine. D’autres pensent que le surnom provient de ce que les lieux étaient financés par les capitaux du crime. D’autres enfin comparent la structure des rues très droites à la ville américaine. 9 Voir l’analyse de Samuel Delépine des ghettos roms de Roumanie, analyse qui montre combien la situation est différente entre deux pays mitoyens, Quartiers tsiganes. L’habitat et le logement des Rroms de Roumanie en question, Paris, L’Harmattan, 2007.
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rom ont unanimement réfutée10, même si Budapest tente de récuser l’existence de ghettos (contrairement aux grandes villes des pays voisins). Dzsumbuj, quartier bâti à la fin des années 1930, a été conçu selon de louables intentions : créer des logements pour les familles (nontsiganes) venant de bidonvilles. En tout, 426 appartements de 28 m², sans salle de bain, avec un W.C. pour deux appartements. Pour y être admis, il fallait avoir au moins quatre enfants et l’un des parents devait être employé. A la fin des années 1970, environ 4 000 personnes vivaient là (soit une moyenne de dix personnes pour 28 m²). Les immigrés « tsiganes » ont commencé à s’y installer dans la seconde moitié des années 1980, issus en majorité de la région de Miskolc et venus chercher du travail dans la capitale. Récemment, en 2005, le gouvernement de Budapest et le ministère des Affaires sociales ont signé un accord de réhabilitation des lieux. Dans les faits, le maire du IXe arrondissement a promis de fermer le dzsumbuj d’ici la fin de l’année 2007 ; en 2009, les destructions sont toujours en cours, une partie du dzsumbuj a été scellée avec des cadenas, et portes et fenêtres ont été murées ; le reste est habité par une centaine d’habitants, sans qu’aucun chiffre fiable ne puisse être donné. Le ghetto tsigane le plus grand et le plus connu de Budapest se situe dans le VIIIe arrondissement de Budapest, dans Józsefváros. Il est tellement connu, thématisé et stigmatisé, qu’il possède un surnom, le « nyócker », abréviation de nyolcadik kerület, « huitième arrondissement », supposée reprendre l’intonation rom ou populaire. Il existe même un film d’animation à grand succès dont le quartier est le thème : Le Quartier, Nyócker (2004) du réalisateur hongrois de films d’animation 10
Les media ont énuméré les rues où la plupart des habitants logent dans des H.L.M. négligés depuis des dizaines d’années ou dans de vieux bâtiments sans aucun confort. www.romasansz.hu, l’un des sites internet roms a déclaré en réaction aux mots du maire que c’est pour diminuer le problème que l’existence des ghettos est déniée. Est citée l’histoire d’un petit garçon qui vivait dans le Dzsumbuj et se chauffait les soirs d’hiver au feu de cheminée parce que, comme les autres habitants du quartier, sa famille ne pouvait pas payer pour le chauffage. Le matin, il empestait la fumée à l’école faute de salle de bain. Rejetés pour cette raison, lui et ses frères et sœurs ont finalement été placés dans un orphelinat.
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Áron Gauder. Le film a obtenu en 2005 le Cristal du meilleur long métrage au Festival international du film d’animation d’Annecy11. Dans ce film, deux bandes de jeunes s’affrontent : l’une est dirigée par le malin et sympathique Rom, accompagné d’un Chinois fanatique d’arts martiaux, d’un Arabe fils d’Oussama, un poseur de bombes, d’un docte juif ashkénaze, et d’un brutal magyar. La bande d’en face est dirigée par le fils du proxénète du quartier, un blondinet amoureux de la sœur du chef rival. Cette très belle animation, avec des personnages en deux dimensions sur un décor en trois dimensions, est une sorte de remix moderne de Roméo et Juliette et de West Side Story, qui reprend avec humour tous les clichés racistes courants en Hongrie (et ailleurs). Nyócker ne se situe pas tout à fait en plein cœur de Budapest. Aucun Tsigane ne réside dans ce qui constitue la partie la plus centrale de la ville – du côté de Buda, le quartier du château et du côté de Pest, autour de la rue Váci, le Belváros, l’hyper-centre, c’est-à-dire la partie sud du Ve arrondissement. Nyócker n’est pourtant guère excentré, selon une échelle parisienne par exemple. Il fait partie de ce qu’on appellerait volontiers les beaux quartiers. En plein VIIIe arrondissement, il est en effet placé au bord des körút, l’équivalent budapestois du Ring viennois, et il est mitoyen du Belváros. Il est peuplé de Roms très pauvres, chômeurs pour une grande part, même si le chômage des Roms est bien moindre à Budapest qu’à la campagne où il touche près de 80 % de la population rom12. L’architecture des immeubles de ce quartier tsigane est pour l’essentiel une architecture impériale de l’époque austro-hongroise. On peut donc dire qu’un quartier où ne vivent que des Tsiganes très pauvres est situé presque au cœur de Budapest. Peut-on parler de « quartier tsigane » à propos de cette partie de la ville ? En termes de morphologie urbaine, un « quartier » trouve sa cohérence selon des
11 La musique du film a été composée par les groupes de hip hop hongrois rom L.L. Junior et Kamikaze. 12 Voir Melinda Kovai et Máté Zombory, « A magyarországi roma népesség foglalkoztatottsága » [L’emploi dans la population romani hongroise] in A romák esélyei Magyarországon [Les Chances des Roms en Hongrie], Budapest, Kávé Kiadó, 2002, p. 28.
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critères « économique[s], socia[ux] et administratif[s]13 ». L’usage parle bien de « quartier tsigane » à propos de cette partie du VIIIe arrondissement mais, comme le souligne Samuel Delépine dans l’ouvrage qu’il consacre à l’habitat tsigane en Roumanie (et la remarque peut s’appliquer à tous les pays d’Europe centrale), « l’unité des quartiers tsiganes est plus liée à la généralisation d’un niveau social très bas et à une marginalisation évidente qu’à la conjoncture des éléments de dynamique contenue dans [la] définition » proposée à l’instant. Toujours selon Samuel Delépine, « le quartier tsigane est avant tout un espace perçu14. » Le Magdolna / Józsefváros est bien dans la représentation des Budapestois le « quartier tsigane » et, au gré des fantasmes, un quartier mal famé, coupe-gorge, etc. Ce lieu commun – au sens rhétorique du terme – sur Nyócker stigmatise le manque de lieu en commun – au sens spatial de la locution – entre Roms et non Roms. Comme le rappelle Marcel Roncayolo, un quartier qui trouve son unité de l’intérieur tout comme dans le jugement porté sur lui par l’extérieur selon des critères ethniques s’appelle un ghetto15. Le quartier de Nyócker, très pauvre, est un taudis (slum), comme on en trouve dans de nombreuses villes d’Europe centrale16, habitations de fortune dans des immeubles en dur, dont les façades de pierre sont aujourd’hui délabrées et l’intérieur le plus souvent insalubre, mais dont l’élégance de jadis est encore remarquable. Dans les années 1970 et 1980, un grand nombre de bâtiments historiques qui avaient été nationalisés et qui se trouvaient dans un état lamentable, ont été détruits dans Óbuda, Józsefváros, Csepel, Újpest, Kispest, Angyalföld, Kőbánya, Pesterzsébet, soit des quartiers où se trouvait une grande proportion d’ouvriers, de pauvres et de Tsiganes. A la place, on a construit rapidement et à coût élevé des appartements de type soviétique, exigus et de mauvaise qualité. Avec l’arrivée de l’économie de marché, nombre de ceux qui étaient venus de diverses 13 Dominique Joye, Thérèse Huissoud et Martin Schuler, Habitants des quartiers, citoyens de la ville ?, Zurich, Seismo, 1995, rééd. 2007. 14 Samuel Delépine, op. cit., p. 52 et 53. 15 Marcel Roncayolo, La Ville et ses territoires, Paris, Gallimard, 1990 ; rééd. 1997, p. 119. 16 Un phénomène urbain que l’on trouve également en France à Perpignan, dans des quartiers où vivent des Gitans.
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régions du pays s’installer dans ces appartements de facture médiocre et se dégradant rapidement, durent déménager, et même, souvent, quitter Budapest en raison de l’augmentation constante des prix des loyers. Selon le sociologue János Ladányi17, un tiers des habitants de ces telep, ces cités de H.L.M., était des Roms, soit une proportion cinq fois plus élevée que la proportion des Roms dans l’ensemble du pays. Après le changement de régime de 1989, les gouvernements municipaux ont voulu se débarrasser de ces bâtiments problématiques dont la restauration aurait coûté très cher18. Ils ont donc accueilli avec enthousiasme les offres des investisseurs privés, et pour pouvoir leur proposer des cités vides, ont commencé à détruire des immeubles dont les habitants étaient locataires et non propriétaires, en leur offrant une somme compensatoire afin de les en déloger au plus vite. Ces logements détruits étaient souvent des appartements de première nécessité voire des squats, sans aucun confort, avec un coin cuisinesalle d’eau (mosókonyha), des caves et autres petits trous habités par des gens très pauvres ou des chômeurs. Les autorités locales, qui auparavant ignoraient l’existence même de ces bâtiments négligés, se sont tout à coup mis à faire appliquer leurs droits de propriété très strictement, et les familles – souvent avec plusieurs enfants – ont été mises à la rue19. Les autorités les chassaient d’un quartier à l’autre. Elles étaient plutôt soulagées de pouvoir se débarrasser de familles problématiques pour eux, qui demandaient des allocations et étaient au chômage. Comme aucune loi n’obligeait les autorités à offrir un minimum d’aide sociale, les prétendues restaurations des quartiers délabrés dans le centre de Budapest se sont faites ni plus ni moins par un échange de population des Tsiganes ayant été déplacés par quartiers entiers (Ferencváros, Józsefváros et Erzsébetváros)20. Les familles n’ont
17 János Ladányi, « Bulldózeres városrehabilitáció » [Réhabilitation de la ville au bulldozer], Mozgó Világ, décembre 2005, XXI, n° 12, p. 49-56. 18 En 2007, la municipalité possédait 42 % des appartements. 19 Source : interview en août 2007 d’Andrea Tóth et Elza Lakatos, du Roma Sajtóközpont [Centre de presse rom], http://www.romapage.hu. 20 János Ladányi, art. cit. En 2009, János Ladányi donne comme cause (parmi d’autres) de la crise économique en Hongrie la ségrégation fondamentale existant entre Roms et
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trouvé, en guise d’habitation, que des quasi-bidonvilles en très grande banlieue, et dans des circonstances encore plus misérables qu’avant. Ceux qui ne pouvaient faire autrement que de quitter Budapest ont acheté des petits taudis dans des villages très pauvres parce que la compensation financière ne leur permettait pas autre chose – taudis souvent à même la terre, une terre qu’ils ne possèdent en revanche pas. C’est ainsi que des villages-ghettos ont commencé à apparaître21. Aussi, contrairement à la France par exemple, à Budapest et en Hongrie, les quartiers de H.L.M. ne sont pas ghettoïsés (sauf deux exceptions : Kőbánya et Békásmegyer, au nord d’Óbuda). Ce sont des villages loin de la capitale qui le sont. Les bidonvilles, nyomortelep, (« terrains de misère ») ou cigánytelep (« terrains de Tsiganes »), sont des villages entiers de putri (maisons de fortune en pisé22, faites aujourd’hui de torchis ou de brique crue), comme du côté d’Ózd. Aujourd’hui, à Budapest, on constate un décentrement, un excentrement des Roms. La privatisation des logements et l’expulsion des locataires font que le fameux « quartier tsigane » du VIIIe est en train de se modifier rapidement et radicalement depuis quelques années. De nombreux chantiers, qui ont pour but la « restructuration » de cette partie de la ville, voient ainsi le jour, les plus grands d’entre eux étant actuellement le Corvin sétány (la promenade Sétány) et le Corvin-szigony (le harpon Corvin)23. Les lieux roms et gadjé sont donc encore moins communs que jamais. Depuis 1989, la discrimination spatiale ne fait que renforcer le lieu commun qui nourrit le rejet. En 1993, 30 % des familles tsiganes Gadjé, cf. « Az antiszociális szociálpolitika formáinak átalakulásai », Élet és irodalom, 3 janvier 2009. 21 Source : interview en août 2007 avec Tibor Derdák, directeur du lycée rom Kis Tigris à Alsószentmárton (www.kistigris.hu). 22 Putri que Menyhért Lakatos décrit admirablement dans son roman Füstös Képek, Budapest, Magvető Könyvkiadó, 1975, même si la période concerne l’avant-Seconde Guerre mondiale. 23 En attendant une expulsion générale qui paraît à ce jour irréversible, au vu de la pression commune des propriétaires et de la politique municipale de réaménagement urbain, un certain trafic suit son cours, qui entretient localement notamment un commerce de prostitution, couvert par une police plus facile à soudoyer qu’à mettre au pas de la loi.
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interrogées par István Kemény24 déclaraient vivre dans un environnement à majorité rom. Seulement dix ans plus tard, en 2003, 72 % des familles tsiganes disaient vivre à l’écart du reste de la population de Hongrie. Vers des institutions et une représentation ? Il existe néanmoins des marques institutionnelles d’une certaine mixité sociale ou ethnique, de lieux peut-être non communs mais luttant pour la mise en place, dans le futur, de lieux en commun. Une institutionnalisation de la vie rom se met en place, étant donné que son ancrage dans des lieux et des institutions restait à créer de toutes pièces. Les dernières années voient à Budapest la tentative de forcer à l’existence d’une concentration, d’une mise en lieu d’une culture, qui jusqu’alors était certes partout mais, de ce fait, nulle part. Budapest se distingue, par rapport à d’autres pays d’Europe, et même d’Europe centrale, par son nombre élevé d’organisations roms, municipales, nationales et internationales ; culturelles et politiques ; publiques et privées. Dans le cadre du programme européen PHARE (Poland and Hungary: Assistance for Restructuring their Economies), 16 millions d’euros ont été accordés à la Hongrie entre 1993 et 1997 pour l’intégration des Roms. Le Centre Européen pour les Droits des Roms (European Roma Rights Center) a son siège à Budapest ; subventionné de façon européenne25, il édite sa revue, le Roma Rights Quarterly. Il existe un grand nombre d’autres associations, plus ou moins subventionnées par le gouvernement. Ainsi, au niveau national, le MACIKA (Magyarországi cigányokért közalapitvány) distribue des fonds publics hongrois26. Le Roma Parlament, créé en 1990 par la Fondation 24 István Kemény, Béla Janky et Gabriella Lengyel, A magyarországi cigányság 1971-2003 [Les Tsiganes de Hongrie 1971-2003], op. cit. 25 Parmi les sponsors du ERRC, on compte la Commission européenne, le Bureau du Commonwealth de la Grande-Bretagne, le Ministère des affaires étrangères des PaysBas, l’Agence internationale de coopération et de développement (source : http://www.errc.org/). 26 Fonctionnant depuis plus de dix ans, il a été créé par le gouvernement pour fortifier l’identité rom, pour aider l’éducation des jeunes Roms et des institutions qui travaillent
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Amaro Drom, est la première organisation ayant pour but de coordonner les organisations roms de façon indépendante du gouvernement. Dans son bureau situé 6, rue Tavaszmező, dans le VIIIe arrondissement, en plein cœur du Magdolna, le bureau du Parlement Rom prodigue également des conseils juridiques et sociaux. C’est également là que siège le bureau éditorial du magazine Amaro Drom, publié par l’organisation, ainsi qu’une bibliothèque. Ses membres tendent à une visibilité parmi les Gadjé ; ainsi ont-ils une tente (la Roma Sátor) au fameux festival de musique Sziget, le plus grand festival de musique d’Europe27. Les Collectivités autonomes minoritaires élisent un Conseil national qui à son tour élit une Assemblée générale du Conseil National. On compte sept délégations civiles28 pour aider le gouvernement national. Parmi elles, Lungo Drom (« longue route »), sous l’égide de Flórián Farkas, est le parti politique qui a gagné l’élection des gouvernements de minorités (introduite en 1994, suite à la Loi de 1993) au printemps 2007. Il y a cinquante-trois membres dans le Gouvernement National de la Minorité Tsigane (Országos Cigány Kisebbségi Önkormányzat). Aux élections minoritaires, ont le droit de voter ceux qui sont citoyens hongrois, qui se reconnaissent de la minorité et se sont inscrits sur les registres électoraux29. A côté du développement d’institutions, quelques rares Roms sont parvenus individuellement à des mandats nationaux ou européens. C’est le cas de Dávid Daróczi, né en 1972, membre du Magyar Szocialista Párt et porte-parole du Premier ministre Ferenc Gyurcsány de 2005 à 2009. Ce journaliste économique a travaillé pour la radio tsigane, radio C, pour la création d’une intelligentsia rom. On peut postuler pour des bourses, des subventions, en tant qu’individus ou organisations, écoles, etc. 27 Site d’Amaro Drom : http://www.amarodrom.hu/. Site du festival : http://www.sziget.hu/fesztival. 28 Il s’agit de : Lungo Drom Országos Cigány Érdekvédelmi és Polgári Szövetség, Roma Polgárjogi Alapítvány, Magyarországi Roma Parlament, Cigány Szervezetek Országos Szövetsége, Magyarországi Cigányok Országos Fóruma, a Romaversitas Alapítvány, PHRALIPE Független Cigány Szervezet Országos Szervezete. 29 Pour les modalités d’élections, voir le site du Parlement : http://www.romaparlament.hu/.
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dont il a été le rédacteur en chef. Lívia Járóka, née en 1974, a été la première députée d’origine rom, élue au Parlement européen depuis 2004, et réélue en 2009, sous la bannière du parti Fidesz (droite libérale). Elle est membre du Groupe du Parti populaire européen (Démocrates-chrétiens) et des Démocrates européens. Viktoria Mohácsi, née en 1975, a également été eurodéputée de 2004 à 2009, sous la bannière du SzDSz (Szabad Demokraták Szövetsége) – Alliance des Libéraux Démocrates, économiquement à droite, culturellement à gauche ; au Parlement européen, elle appartient au Groupe Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe. Sándor Lakatos, né en 1974, a été directeur de cabinet comme conseiller au ministère de l’Économie de 2005 à 2006, puis directeur du CSR (Corporate Social Responsibility) du Ministère. Ces quelques exemples d’hommes et de femmes engagés dans la vie politique sont des exceptions d’autant plus connues de tous en Hongrie qu’elles marquent la rareté voire l’étrangeté de telles réussites et intégrations sociales. Si les institutions politiques représentatives nationales comptent peu d’hommes politiques tsiganes, une certaine politique gouvernementale volontariste d’intégration est visible. Toutefois, pour ne pas commettre de « ségrégation », la minorité rom est traitée par le gouvernement exactement comme tous les autres pauvres du pays, ce qui ne permet pas de régler les gigantesques problèmes d’intégration des Roms en Hongrie en général, et à Budapest en particulier. Bien des dépenses de taille sont engagées, pour des applications souvent bien peu efficaces. Néanmoins, sans pouvoir fournir de comparaisons précises, il semble que la situation soit un peu meilleure en Hongrie que dans les pays voisins (Slovaquie ou Roumanie). En ce qui concerne les média, la presse est également un moyen de représentation pour les Roms. La loi I de 1996 sur l’audiovisuel contraint les chaînes du service public à diffuser des informations dans les langues minoritaires, tandis que la loi CXXVII de 1996 sur l’agence de presse nationale tend à assurer l’égalité des chances pour les minorités nationales et ethniques. Le résultat se concrétise par la cigany félora, « demi-heure tsigane » hebdomadaire d’émission télévisée et
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radiophonique, souvent plus empreinte de racisme que d’une véritable démarche informative30. Fondé en décembre 1995, un centre de presse rom, le Roma Sajtó Központ (RSK), vise à donner une image plus variée et plus présente des Roms dans les media hongrois. Le centre est situé dans le quartier de Chicago mais il faut noter que la direction n’en est pas tsigane. Les fonds viennent à 70 % de sponsors privés et de fondations, et à 30 % de la publicité. Le Centre RSK est lié au site internet www.rroma.hu qui développe ces dernières années un travail d’histoire orale31. Sur internet, on trouve d’autres sites d’informations parfois en plusieurs langues, dont le français, tels que www.c-press.hu (Cigány közéleti informácios és szolgáltato hirportál), www.romnet.hu et www.romapage.hu. Rádio C est une radio à programmation rom, entièrement dirigée par des Roms, même si certains pigistes sont gadjé. Cette radio est écoutée par de nombreux Hongrois, Roms ou non. Elle est peut-être un des rares lieux de rencontre des non-Tsiganes avec les Tsiganes. Concernant l’enseignement supérieur, il n’existe pas de chaire universitaire de romologie à Budapest, alors qu’il y en a une à l’université de Pécs. Il n’y a que des « chaires de sociologie des minorités » (Kisebbségszociológiai Tanszék), comme à l’Université ELTE par exemple. Mais l’on trouve tout de même une formation linguistique et culturelle à l’Ecole Supérieure Catholique Vilmos Apor (Apor Vilmos Katolikus Főiskola) à Zsámbek, près de Budapest. Cet établissement propose une formation complémentaire au cursus général de pédagogie avec des cours sur la culture romani, des cours de langue lovari ou beash et, plus étonnant voire contestable, un enseignement de didactique « spécialisé » visant les élèves tsiganes. 30
Parmi les média qui proposent cette « demi-heure tsigane », on trouve Kossuth rádió, la radio nationale la plus écoutée, Ilona Varga en modératrice. Sur Klub Rádio, radio commerciale, un juriste intervient le vendredi midi pour les questions des minorités en général. MR4 offre 30 minutes par jour sur les minorités. ATV propose une heure le dimanche de 9h à 10h, il s’agit d’un programme religieux. Enfin, la Magyar Televizio diffuse un « Roma Magazin » de 30 minutes par semaine. 31 Le RSK a réalisé depuis 1971 plus de cent interviews (en hongrois), dont certaines sont consultables en ligne (http://www.rroma.hu/gss_rroma/alpha?do=3&pg=84&m132_act=6&st=4).
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Le parcours des différentes institutions roms de Budapest montre qu’une nouvelle étape se dessine actuellement : celle d’une intégration institutionnelle, d’un ancrage social, et c’est un phénomène à la fois nouveau et qu’on ne retrouve pas, loin s’en faut, dans toutes les capitales européennes. Pourtant, ces démarches d’institutionnalisation de la romitude semblent en fin de compte aboutir plutôt à des enclaves qu’à des lieux de rencontres multiculturelles. Cette voie est loin de signifier un progrès vers plus de compréhension et de tolérance. Les regains de violence extrême qui ont cours en 2009 en Hongrie à l’encontre des Tsiganes, accusés d’être responsables de la crise financière (mondiale…), en sont une preuve flagrante32. La fin des lieux en commun ? Disposer d’un lieu commun signifierait pour les Roms que le reste de la société leur reconnaisse le droit d’être là. Or beaucoup de Hongrois ne sont toujours pas convaincus de ce droit, même ceux qui parlent la langue du politiquement correct et vont à des concerts de musique rom à la mode. Il semble que les Roms soient, toujours aujourd’hui, acceptés uniquement dans des « rôles de Tsiganes », principalement celui de musicien33. En revanche, il y a peu de chance qu’ils deviennent membres de l’establishment : on trouve toujours aussi peu de médecins, de politiciens (sinon pour la représentation des Roms), de présentateurs télévisés roms, il y a peu de « têtes de Tsiganes » dans les media.
32 Parmi les dernières exactions commises à l’encontre des Roms en Hongrie, on compte celle du 23 février 2009 à Tatárszentgyörgy, où un père et son jeune fils ont été tués à coup de fusil portant, alors qu’ils sortaient de leur maison criminellement incendiée. La police a dans un premier temps refusé d’enquêter, alléguant un règlement de comptes. La plupart des médias, parmi lesquels Magyar Hírlap, ont profité de l’occasion pour dénoncer le « fléau tsigane ». Actuellement les partis d’extrême droite et les groupuscules néo-nazis ne cessent de se développer en Hongrie. Pour exemple, aux élections européennes du 7 juin 2009, le Jobbik (parti d’extrême droite doté d’une milice para-militaire) a obtenu 14,77 % des voix. Voir le rapport de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance publié le 24 février 2009 (http://www.coe.int/t/dghl/monitoring/ecri/Country-by-country/Hungary/HUNCbC-IV-2009-003-FRE.pdf). 33 Source : interview en août 2007 avec József Ignácz, rédacteur en chef de Rádió C (www.radioc.hu).
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Avoir un lieu, cela signifierait que la majorité de la population considère les Roms comme tout à fait égaux à elle. Cela signifierait que quand une jeune femme d’une trentaine d’années, mère de trois enfants – et ceci est une histoire survenue en 2008 à Budapest – attend à l’arrêt de bus et qu’un homme habillé en noir, tête rasée, vient et crache sur la femme, une fois, deux fois, et que les autres personnes ne bronchent pas, quand cette jeune femme monte dans le bus, que l’homme continue à l’insulter pour sa romanitude, il y aurait enfin quelqu’un pour prendre sa défense, au lieu qu’elle ne descende du bus plus tôt qu’elle ne le voulait, faute de soutien. Mais parce que cette jeune femme est une stagiaire journaliste dans l’un des plus grands quotidiens du pays, Népszabadság [Liberté du peuple], elle se console en écrivant un petit texte qui sera publié quelques jours plus tard dans le fameux journal. Ce qui pourrait passer pour une anecdote quotidienne sans grande importance est remarquable par le fait que pour une fois, une histoire de Tsigane est racontée directement à la première personne, sans anonymat ni intermédiaire gadjo : l’auteure y exprime la position de la majorité des Roms ; ils sont certes conscients de leurs droits, mais également de l’impossibilité d’être acceptés pour ce qu’ils sont34. Où sont donc les Roms de Budapest ? Et dans quels lieux les Roms sont-ils acceptés ? « Il faut donner un lieu aux Roms », écrit Gáspár Miklós Tamás. Ce philosophe, ancien membre du Parlement, explique qu’il y a une définition inacceptable et pourtant largement répandue du mot « hongrois » : un Hongrois, c’est un non-Tsigane35. Ce racisme hongrois, qui définit l’Autre comme non-Hongrois, s’est appliquée selon les périodes à différentes minorités (allemande, ou juive, pour la plus meurtrière) et elle s’applique en ce début du XXIe siècle de façon frénétique aux Roms. D’autres minorités (slovaque, roumaine, serbe) sont perçues comme partie prenante de la nation hongroise. Le philosophe ajoute que le discours public des Roms se réfère à la majorité de la population comme étant « magyare », alors que le discours public de la majorité ne considère pas les Roms autochtones
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Ágnes Farkas, « Nevetek » [« Rires »], Népszabadság, 3 octobre 2007. Gáspár Miklós Tamás, Népszava, 6 octobre 2007.
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comme hongrois. Le mot souvent employé pour désigner les Roms est « az etnikum », « l’ethnie ». Peut-être existe-t-il toutefois, et c’est heureux, un lieu commun, malgré tout, et de façon non consciente : c’est la langue. Quelques lexies romani sont en effet passées dans le langage hongrois le plus courant ou familier : c’est ainsi le cas des mots baró (« cool »), csaj (« nana »), kaja (« bouffe »), kéró (« maison »), pia (« boisson alcoolisée)36. Toutefois le simple mot de « cigány », encore aujourd’hui, reste en Hongrie souvent une insulte.
36 L’absorption de mots tsiganes au hongrois n’est toutefois pas un phénomène récent ; on le constate déjà dans les années 1920 avec le « pesti nyelv » (« la langue pestoise ») qui accueillait des lexies tsiganes mais également hébraïques, yiddish, allemandes, etc.
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Illustrations Ill.1. « Gendarmes du quartier de Nyócker en plein travail », extrait du film d'Áron Gauder, Nyócker (Le Quartier, 2004)
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Cécile Kovácsházy – Gabriella Horn Ill.2. Immeuble typique du quartier Dzsumbuj, IXe arrondissement de Budapest
Lieux tsiganes/roms à Budapest Ill.3. Immeuble typique du quartier Dzsumbuj, IXe arrondissement de Budapest
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Cécile Kovácsházy – Gabriella Horn Ill. 4. « Jeune Rom du quartier », extrait du film d'Áron Gauder, Nyócker (Le Quartier, 2004)
‘L’AUTRE DE L’AUTRE’ MINORITÉ MIGRANTE, MINORITÉ SEXUELLE : LES GAYS TURCS DANS LE BERLIN D’AUJOURD’HUI Bernard BANOUN (Université François-Rabelais, Tours)
Étudier la situation des homosexuels turcs dans le Berlin d’aujourd’hui nous met aux prises avec plusieurs lieux communs : sur une ville phare de la libération sexuelle liée au mythe de l’entre-deuxguerres, tels que les évoquent les romans d’un Christopher Isherwood, les souvenirs de Stephen Spender ou des films comme Cabaret ; sur les modes de vie et de sociabilité des homosexuels ; sur la population turque dans la ville multiculturelle. Mais si chacun de ces trois éléments semble être la porte ouverte à des clichés, leur mise en contact oblige à redéfinir leurs contours et conduit à les analyser en regard d’espaces réels et de perspectives historiques et culturelles qui diffèrent de l’un à l’autre et produisent des décalages souvent générateurs de conflits ou d’ignorance réciproque. L’étude de ces lieux communs oblige ainsi à redescendre du stéréotype vers le concret, sans oublier pourtant que ces deux aspects ne s’excluent pas mutuellement ; au contraire, le stéréotype peut se nourrir d’un fonds concret et, plus encore, le concret n’existe pas dépouillé de représentations stéréotypées qui l’informent, même s’il cherche parfois à s’en distinguer. La présente étude portera sur le mode de fonctionnement d’une double minorité : des individus, ne formant pas forcément un groupe constitué, qui relèvent de composantes identitaires sexuelles et © Cultures d’Europe Centrale, n° 8 (2009)
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Bernard Banoun
ethniques minoritaires à Berlin, métropole moderne nouvellement redevenue capitale allemande et dont la structure s’est modifiée en vingt ans. Les lieux communs seront les lieux au sens propre du terme, lieux partagés, mais aussi au sens de stéréotypes. Il existe relativement peu de représentations collectives de cette double identité – car la littérature ou les films de migrants ou consacrés à des migrants (notamment turcs vivant en Allemagne) se concentrent principalement sur l’« arrière-plan migratoire1 » ; la recherche est également peu abondante, et quelques éléments relevant plutôt d’une enquête tenteront de pallier ces carences2. Le sujet lui-même appelle quelques réserves préliminaires : le caractère doublement minoritaire supposé pour cette étude correspond à une ‘identité croisée’ entre origine culturelle ou nationale (la distinction s’impose puisque la population d’origine turque peut être de nationalité allemande) d’une part, et vie privée, pratiques intimes d’autre part. Deux types de données qui ne sont pas d’emblée adéquates structurellement sont donc mis en relation. C’est pourquoi on s’en tiendra, pour ce qui est de minorité sexuelle, à ceux qui sont socialement visibles, même si ce qui est visible ici ne peut prétendre à être représentatif, en raison du caractère même et de la sociabilité de cette minorité. Une autre réserve, liée à la précédente, doit être formulée : certains points présentés ici sont sans doute communs à l’ensemble des « LGTB » (abréviation utilisée dans les mouvements militants pour « lesbiennes, gays, trans, bis »). On se fondera cependant sur le cas des homosexuels masculins : d’une part pour restreindre le sujet, d’autre part car les liens et conflits entre domination masculine et homosexualité masculine sont d’autant plus frappants dans la conjonction des espaces allemands et turcs, enfin parce que l’homosexualité masculine est, parmi ces phénomènes minoritaires,
Cette expression est la traduction littérale de la dénomination actuellement utilisée (Migrationshintergrund) pour éviter des termes jugés dépréciatifs comme « immigré ». 2 L’auteur remercie Koray Yilmaz-Günay, président du Gladt (voir ci-après) pour le temps qu’il lui a consacré et pour la documentation fournie, sans laquelle cette présentation n’aurait pu être élaborée. Entretiens réalisés en septembre 2007. 1
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celui qui est parvenu à la plus grande visibilité et qui permet donc une articulation politique des sphères privée et publique. Après un rappel sur le contexte historique de la présence turque en Allemagne, préalable essentiel pour saisir cette double appartenance minoritaire, des lieux et figures berlinois seront présentés, puis le cas des gays turcs ou d’origine turque en Allemagne sera envisagé comme un aspect particulier des rapports entre Turcs et Allemands. Le contexte historique de la présence turque en Allemagne Il est important de rappeler l’origine et l’histoire de cette immigration assez récente et aux traits bien particuliers. En 1960, la République Fédérale ne comptait que 1500 ressortissants turcs3. Dans une période de forte croissance économique et de demande de main d’œuvre, la construction du Mur de Berlin en août 1961 mit un terme à l’emploi d’Allemands de l’Est (de la zone soviétique de Berlin-Est ou des environs brandebourgeois) ; ainsi, on comptait fin 1961 500 000 emplois non pourvus et seulement 180 000 Allemands de l’Ouest inscrits au chômage. On fit appel à des travailleurs turcs peu ou non qualifiés, main-d’œuvre idéale pour le marché du travail tel qu’il se présentait alors, d’autant plus qu’il s’agissait d’une immigration d’abord temporaire : selon un principe de rotation, les Turcs venus travailler devaient quitter l’Allemagne après deux ans et étaient remplacés par d’autres ressortissants du même pays4. Cette rotation se révéla cependant bientôt économiquement improductive, puisqu’il fallait renoncer à une main-d’œuvre tout juste formée et en former une nouvelle. La réglementation fut assouplie dès 1962, abrogée en 1964 et, en 1974, l’interdiction de regroupement familial (« Familiennachzug ») Les Turcs, Kurdes compris, en termes de nationalité. Sur ce point et ce qui suit, voir Theo Sommer, « Ein langer Weg. Aus ‘Mitbürgern’ müssen Bürger werden », in Türken in Deutschland, ZEIT-Punkte 1999/2, p. 2-7, cité in Michael Bochow, « Junge schwule Türken in Deutschland: Biographische Brüche und Bewältigungsstrategien », in LSVD Berlin-Brandenburg e. V (dir.), Muslime unter dem Regenbogen. Homosexualität, Migration und Islam, Berlin, Querverlag, 2004, p. 168-170. Le numéro de ZEIT-Punkte cité comporte un dossier important sur les Turcs en Allemagne. Sur les rapports entre Turcs et Allemands, voir aussi Dilek Zaptcioglu, Türken und Deutsche, Francfort/Main, Brandes & Apsel, 2005. 3 4
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fut levée5. De 1961 à 1973, les entreprises allemandes employèrent 740 000 Turcs ; les Turcs formaient ainsi en 1972 le plus important groupe étranger, numériquement, avant les Italiens et les Yougoslaves. En 1974, on comptait un million de Turcs et, malgré des mesures d’incitation au retour au pays au début des années 1980, dont firent usage quelque 360 000 Turcs, la population turque continua de croître pour atteindre en 1995 deux millions. En 2002, on considérait qu’il y avait deux millions de Turcs en RFA (clandestins non compris), auxquels on peut ajouter 400 000 personnes d’origine turque détentrices d’un passeport allemand. Parmi les citoyens turcs vivant en RFA, deux tiers y sont depuis plus de huit ans et les trois quarts des moins de quinze ans y sont nés6. Si l’immigration turque est importante dans l’ensemble de l’Allemagne, elle l’est particulièrement à Berlin, troisième ville au monde pour sa population turque après Istanbul et Ankara, car c’est là que la pénurie de main-d’œuvre, pour l’industrie électronique en particulier, s’était fait le plus nettement sentir après la construction du Mur. Trois quartiers berlinois sont à forte population turque : Kreuzberg, Neukölln et Wedding, donc trois quartiers de l’Ouest. Certaines caractéristiques de cette population en provenance de Turquie doivent être précisées. Cette immigration n’est pas représentative de l’ensemble de la société turque ; prendre conscience de ce fait (qui n’a rien d’exceptionnel) est important, car si l’on perçoit l’immigration du seul point de vue du pays d’accueil, on déshistorise et on décontextualise, ce qui fausse les analyses et schèmes explicatifs. En effet, il s’agit d’un phénomène double, comme l’a montré notamment 5 Cette date correspond d’ailleurs plus ou moins à la fin de la vague d’immigration turque, due à la récession consécutive à la crise pétrolière. 6 C’est cette immigration qui donne, depuis plusieurs années, une part importante de la littérature germanophone écrite par des minorités étrangères, avec des auteurs comme Feridan Zaimoglu et son célèbre Kanak Sprak. 24 Misstöne vom Rande der Gesellschaft (« Langue de canaque. 24 dissonances venues des marges de la société » – « Kanak » ou « Kümmeltürke » sont des dénominations péjoratives courantes pour parler des Turcs en Allemagne), ou encore Emine Sevgi Özdamar avec, entre autres, Die Brücke vom Goldenen Horn, Cologne, Kiepenheuer & Wisch, 1998 (Le Pont de la Corne d’or, trad. fr. Nicole Casanova, Paris, Pauvert, 2000), et Selam Berlin de Yade Karan, qui décrit le heurt entre Ossis, Wessis et Turcs juste après la chute du Mur.
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Hasan Basri Elmas dans une étude en français7 : la migration vers l’Europe se fait à la suite d’un exode rural d’est en ouest à l’intérieur même de la Turquie, des provinces pauvres vers l’ouest plus prospère, exode accéléré par la répression turque dans les régions kurdes. Dans un second temps, souvent à brève échéance ou directement, nombre de ces émigrés forment la majorité des migrants turcs arrivés en Allemagne depuis le milieu des années 1960 : ces immigrés sont donc originaires principalement d’Anatolie centrale et orientale, régions plus pauvres, rurales, aux mentalités plus traditionnelles que celles des classes moyennes des grandes villes, Ankara, Izmir et surtout Istanbul, cette dernière ville, berceau de la tulipe et du café pour les Occidentaux, étant elle-même la plus occidentalisée. Les proportions existant en Turquie sont donc déformées en Allemagne, avec une sous-représentation des classes moyennes turques occidentalisées et une surreprésentation des populations venues de milieux ruraux. On est ainsi en présence d’un milieu social composé d’anciens ouvriers et fils d’ouvriers ou de petits commerçants, dans des quartiers à population mixte, mais où une part importante de la vie sociale se déroule quasi exclusivement entre Turcs (cafés, clubs, magasins). Dans ce contexte semblent réunies les conditions pour des conflits, une minorité plutôt archaïque se trouvant plongée, à partir des années 1960, à l’époque de la révolution sexuelle et de l’opposition extraparlementaire, dans une métropole de tradition libertaire et libertine, avec une population très jeune (la vie n’y était pas chère ; de plus, quitter la RFA pour Berlin-Ouest permettait d’échapper au service militaire). Enfin, et ceci est important pour le sujet présent, Berlin devint l’une des métropoles gay en Europe dans le contexte et à la suite des mouvements dits de libération homosexuelle aux États-Unis (avec la révolte contre une descente de police devant le bar Stonewall Inn le 27 juin en 1969, commémorée depuis par le Christopher Street Day). Paradoxalement, la présence homosexuelle visible surtout dans des quartiers déterminés (à Berlin principalement Schöneberg et Kreuzberg)
Hasan Basri Elmas, « Exode rural et migration des Turcs et des Kurdes vers l’Europe », in Immigrés de Turquie. Hommes et migrations, n° 1212, 1998, p. 5-13.
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est un phénomène typique des métropoles occidentales ou occidentalisées, y compris à Istanbul8. Qu’en est-il, dans ces conditions, de l’articulation de deux minorités, de la turquité comme minorité ethnique et de l’homosexualité comme minorité sexuelle ? Avant d’aborder cette question, il faut évoquer quelques lieux et personnes qui sont les signes visibles de cette double minorité. Les lieux9 La nuit Dans le Berlin multiculturel, certains ‘mélanges minoritaires’ sont quasiment des phénomènes de mode. Ainsi existe-t-il depuis plusieurs années des soirées musicales orientalo-gays, très prisées, qui eurent lieu successivement au théâtre Metropol à Nollendorfplatz (l’ancien théâtre de Piscator dans les années 1920) sous le nom de Cilly Bam, au BKA sur le Mehringdamm sous le nom de Topparty, puis à Kreuzberg dans l’Oranienstrasse, à la discothèque SO 3610, sous le nom de Gayhane. Lors de ces soirées officient des icônes telle qu’İpek İpekçioğlu, lesbienne d’origine turque connue sous le nom d’Ipek comme DJ, ou tel que Cihangir Gümüstürkmen, connu sous le nom de Cihangir, peintre et danseur dans la tradition ottomane qui, interdisant aux femmes de danser le ventre nu, réserve cette activité à certains hommes. Cihangir importa cet art et fonda en 1997 le « Salon oriental » ; il fut l’une des premières drag queens orientales de Berlin. Connu sous le Voir sur ce point le dossier consacré à Istanbul dans le magazine gay français Têtu (n° 77, avril 2003). 9 Voir le dossier « Türken raus! Vom Coming-out in zwei Kulturen » paru dans le mensuel gratuit gay et lesbien berlinois Siegessäule, novembre 2003, p. 12-18. Ce titre, très controversé à l’époque, est un jeu de mots sur ‘Dehors les Turcs !’ et ‘Turcs, sortez du placard !’. Voir aussi le rapport du premier congrès fédéral des homosexuels originaires de Turquie, « 1. Bundeskongress türkeistämmiger Homosexueller », organisé par le LSVD Berlin-Brandenburg e. V. qui s’était tenu à la mairie de Berlin-Schöneberg du 9 au 11 novembre 2003 : http://www.berlin.lsvd.de/cms/files/dokubundeskongress.pdf (consultation le 26.9.2007). 10 Du nom de l’ancien code postal de cette partie de Kreuzberg, toujours employé dans le langage courant pour la distinguer du Kreuzberg 61 situé plus au sud-ouest, qui est l’un des quartiers gays. 8
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nom de Fatma Souad, il apparaît dans le film de Kutlug Ataman Lola und Bilidikid (1999)11. Ces personnages témoignent d’une mixité relative des milieux homosexuels et sont importants comme figures d’identification, mais ils ne sont pas forcément représentatifs de la situation réelle des homosexuels turcs12. Associations et militants En 1997, un cercle d’une petite dizaine d’amis s’était réuni pour former le groupe TürkGay qui fut jusqu’à 1999-2000 rattaché à l’association LSVD, le Lesben- und Schwulenverband in Deutschland e.V., Association des lesbiennes et gays en Allemagne, dont la section Berlin-Brandenbourg fonda en 1999 le MILES, Zentrum für Migranten, Lesben & Schwule, Centre pour les migrants, lesbiennes et gays. Le groupe se réunit ensuite, jusqu’à 2004, dans les locaux de Mann-O-Meter, lieu associatif subventionné par la ville (comparable au Centre Gay et Lesbien de la rue Keller à Paris), où l’on peut boire un verre et lire des journaux, mais surtout où se réunissent régulièrement des groupes, selon l’âge, les intérêts culturels ou l’origine. Fin 2004, ce groupe fonda une association (‘eingetragener Verein’) du nom de Gladt, acronyme de Gays und Lesben aus der Türkei (Gays et lesbiennes de Turquie13) et se vit attribuer des locaux dans le quartier (Bezirk) de 11 Cf. Christopher Clark, « Transculturation, Transe Sexuality, and Turkish Germany: Kutlug Ataman's Lola und Bilidikid », German Life and Letters, 59/4, 2006, p. 555-572. 12 D’autres lieux sont le café Berio, Maassenstrasse, dans le ‘Marais’ berlinois de Nollendorfplatz, qui a longtemps été un lieu où se retrouvaient des Turcs gays, mais sans aucun caractère « officiel », ainsi que les bars Möbel Olfe à Kottbusser Damm (Kreuzberg) et Gnadenbrot dans la Motzstrasse (Schöneberg), qui ont les mêmes propriétaires. – Les lesbiennes turques et kurdes se retrouvent au Bateau ivre, HeinrichPlatz, ou au Café Vorwien où ont lieu les soirées Balkan Beats et les piscines. – On peut mentionner aussi la Frobenstrasse, lieu de racolage de travestis et transsexuels, pour 90 % des migrants, principalement turcs, kurdes, de pays arabes et bosniaques ayant eux-mêmes une clientèle de migrants, à la différence des prostitués asiatiques qui ont plutôt une clientèle allemande ; il n’y a donc pas de mixité. 13 www.gladt.org. Le Gladt est une association parmi d’autres. On mentionnera aussi la revue bilingue turc-allemand Lubunya. Zeitschrift für türkenstämmige Lesben und Schwule, qui existe depuis début 2003 et son site www.lubunya.net. Cf. aussi Abdurrahman Merca, « Identität und Emanzipation bei türkischen Homosexuellen am Beispiel von TürkGay&Lesbian LSVD », in Muslime unter dem Regenbogen, p. 152-167, ainsi que
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Mitte à la maison des jeunes de la Kluckstrasse, car ses activités sont avant tout dirigées vers un public jeune. Le quartier met ainsi une salle à disposition et le land de Berlin subventionne l’association à hauteur de 19 000 euros par an, ce qui correspond au salaire d’un permanent ; le reste du financement provient de dons et des cotisations, en tout quelque 2000 euros actuellement. C’est la seule association de Turcs gays en Europe ayant gagné une telle reconnaissance et cette indépendance. Son président actuel est Koray Yilmaz-Günay ; 200 à 300 personnes fréquentent le Gladt, qui ne prétend donc pas être représentatif des minorités sexuelles d’origine turque, d’autant que parmi ces gens, une majorité a été socialisée et scolarisée dans la société allemande. L’association a choisi de ne pas travailler directement dans le sens d’un rapprochement entre Turcs et Allemands14 ; elle prend part à des actions militantes comme la « fête de rue » (Strassenfest) de Schöneberg ou le défilé du Christopher Street Day de Kreuzberg, donc au cœur du quartier turc et confronté directement à la population visée15, mais pas à la Gay Pride de Berlin, trop chère et considérée comme une attraction touristique. Les activités du Gladt, coordonnées par un salarié et des bénévoles, sont désormais principalement orientées vers les populations les plus difficiles à atteindre : moins les hommes, plus visibles dans la société turque et la vie publique, mais en priorité les femmes et les lesbiennes. Un tel projet laisse donc penser qu’il y a une identité double turque et gay, ce qui incite toutefois à réfléchir d’abord aux conflits inhérents à cette combinaison d’identités multiples, ensuite au rapport entretenu avec la « simple » minorité allemande gay.
www.delidivane.de et, sur les questions de genre et de sexualité dans le monde musulman, le site en anglais www.safraproject.org. 14 A la différence, par exemple, du Long Yang Club, composé de nombreux Thaïlandais et fréquenté par des Allemands (âgés en général) cherchant à y rencontrer des jeunes. Selon Koray Yilmaz-Günay, cette volonté de s’adresser à un public minoritaire nonallemand est un gage de durée. 15 Il existe un document sur le défilé de 2006, un film composé d’interviews, S/he Berlin, représentatifs de minorités, avec un gay, un transsexuel, une lesbienne.
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Turcs gays en Allemagne Vertus et limites de la satire : Ralf König Dans la société turque comme dans d’autres du pourtour méditerranéen, des pratiques sexuelles entre hommes, courantes, ne peuvent être associées à l’homosexualité comme affirmation ‘identitaire’16. Sur ce point, les analyses de Paul Veyne et la distinction opérée par Philippe Ariès à propos de la société romaine peuvent être reprises : entre d’une part les comportements homosexuels et d’autre part une homosexualité qui s’opposerait à l’hétérosexualité17, c’est-àdire entre des pratiques non nommées et une volonté de poser une identité de l’individu en fonction de son orientation sexuelle. Une telle opposition est exacerbée dans une ville comme Berlin où l’interdit pesant sur l’homosexualité est fortement atténué, où règne encore une sorte de tolérance, tandis que l’homosexualité demeure un tabou dans la socialisation turque, ce qui rend d’autant plus difficile le coming-out et même l’assimilation des homosexuels turcs au « milieu gay » allemand. De ce point de vue, un document intéressant, notamment par son côté caricatural, est un épisode des célèbres bandes dessinées gays du dessinateur de Cologne Ralf König18. L’une des séries réalisées par König raconte les aventures d’un couple d’hommes, Konrad, pianiste sage et casanier, et Paul, oiseau de nuit volage. Dans le volume paru en
16 Cf. Michael Bochow, « Sex unter Männern oder schwuler Sex », in Michael Bochow et Rainer Marbach, Islam und Homosexualität, Hambourg, MännerschwarmSkript, 2003, p. 99-115. 17 Philippe Ariès, « Réflexions sur l’histoire de l’homosexualité », Communications p. 5667, citation p. 58 ; Paul Veyne, « L’homosexualité à Rome », ibid., p. 26-33 : « En ce monde, on ne classait pas les conduites d’après le sexe, amour des femmes ou des garçons, mais en activité ou passivité : être actif, c’est être un mâle, quel que soit le sexe du partenaire dit passif. […] Un mépris colossal accablait l’adulte mâle et libre qui était homophile passif […]. » (p. 28-29). Cf. aussi Michel Foucault, « Des caresses d’hommes considérées comme un art », in Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, Quarto, 2001, p. 1134-1136 (compte rendu de J. Dover, Homosexualité grecque, Grenoble, La Pensée sauvage, 1982). Sur le dépassement (réel ou souhaité) de la dichotomie entre activité et passivité, voir René Schérer, « Préface », in Guy Hocquenghem, Le Désir homosexuel, Paris, Fayard, 2000, p. 8 (1re édition Paris, Éditions universitaires, 1972). 18 L’action se passe à Cologne, une autre des ‘métropoles gays’ d’Allemagne (avec Hambourg et Munich), mais est transposable à Berlin.
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2003, Sie dürfen sich jetzt küssen (Et maintenant, embrassez-vous)19, il est question de leur possible ‘mariage’20. Peu avant la date retenue pour la cérémonie, Paul, voulant se procurer de la drogue, tombe sur un jeune Turc de dix-neuf ans : on lui conseille de ne pas se laisser abuser par un « cube Maggi » qu’on lui vendrait en le faisant passer pour du haschisch, quand bien même le Turc en question est « sexy que ça devrait être interdit ». Göckhan, ce Turc velu stéréotype des fantasmes de Paul, parle un allemand caricatural (confusions entre accusatif et génitif, absence d’articles, incapacité à prononcer certaines suites de consonnes et notamment le ch, prononcé sch) : « Swanzisch Euro?! Ey Alter dem lohnt sisch nisch! […] Weil isch hab risiko, verstehste! Isch geh zu den Typ un hol haschisch, un isch komm vielleischt in knast davon, für swanzisch Euro, verstehste?! » et après une brève conversation avec sa sœur : « War mein blöden Schwester! Braucht ab und zu auf Backe, verstehste?! […] Hast dem blonden Tuss gesehn? Is ihr Freundin. Dem Tuss fick isch! […] Dem is voll geil, Alter21! ». Or Göckhan a des rapports sexuels avec Paul ; il pratique une sexualité exclusivement active, toujours sous le prétexte alibi qu’il n’y a pas de femme à disposition ; de plus, il ne veut pas que son partenaire sexuel masculin soit ouvertement homosexuel, lui défend d’avoir des relations avec d’autres, il veut en avoir la jouissance exclusive, reproduisant ainsi les schémas de domination masculine. Mais la description qui s’applique à Paul n’est pas moins réaliste et caricaturale : Paul vit dans une quête effrénée de partenaires sexuels, il est effrayé par la vieillesse (il va avoir 36 ans), il ne rechigne pas à pimenter les choses en se droguant, son téléphone portable sonne constamment pour annoncer des sms de Reinbek, Rowohlt, 2003. Trad. fr. Fabrice Ricker, Grenoble, Glénat, 2005. On appelle couramment en allemand « Homo-Ehe » (mariage homo) les dispositions juridiques d’une union inscrite à l’état-civil et célébrée en mairie (‘eingetragene Partnerschaft’). 21 « Sie dürfen sich jetzt küssen », p. 52-53, dans l’original, tout est en majuscules. Traduction de l’auteur de l’article, sans tentative d’adaptation : « Vingt euros ?! ça vaut pas la peine, vieux ! […] Je prends des risques moi, tu piges ? Je vais voir le type pour chercher du hasch et peut-être que je me retrouve en taule et ça pour vingt euros tu piges ?! […] C’était ma conne de sœur ! Il lui faut une raclée de temps en temps tu piges ?! T’as vu la nana blonde ? Sa copine. Je vais la baiser cette nana ! […] Elle est canon, vieux ! ». 19 20
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correspondants qui proposent des rendez-vous sexuels sous des pseudonymes typiques de ceux utilisés dans les réseaux de rencontres sur internet – et ce jusqu’au beau milieu de la cérémonie d’union civile. De plus, peu avant la cérémonie, il suit son copain turc dans la forêt dans l’espoir d’y trouver une dizaine de machos, tandis que ses amis, apprenant l’aventure, sont persuadés qu’il va se faire massacrer ; en réalité, le jeune Turc veut aller mater la fameuse blonde qui est au bord de l’eau avec sa sœur. König se livre donc à une surenchère de clichés, reflétant ainsi de manière exacerbée les attirances et conflits. Cependant, le dénouement a une visée ‘pédagogique’ : Göckhan surgit dans l’appartement du couple juste avant le mariage, met un œil au beurre noir à chacun des promis car il a compris que Paul est gay et a un compagnon, après quoi Paul explique à Göckhan qu’il est temps qu’il donne libre cours à ses vrais penchants, et surtout, qu’il doit laisser chacun agir comme bon lui semble : « Tu sais… Si t’aimes les mecs et que ça te pose un problème, il y a des endroits pour en parler. Il y a des groupes de jeunes, et même des Turcs pédés… Ils t’aideront à y voir clair […] et ce que les autres disent, c’est secondaire. […] Et si t’es pas pédé, c’est pas une honte non plus ! […] L’important c’est : t’es comme t’es et t’arrêtes de tabasser les gens uniquement parce qu’ils savent, à la différence de toi, ce qui est bon pour eux ! Tu vaux mieux que ça, Göckhan22 ! »
L’Allemand tente d’éclairer le Turc sur les valeurs du pays et de la société dans laquelle il vit. Mais cet effort, si louable soit-il, reflète seulement le point de vue de l’un ; d’une part il ne décrypte pas la socialisation du jeune Turc, d’autre part, pour le bien de la cause, il risque d’idéaliser la société allemande en matière de tolérance23. C’est P. 124-125. Il est frappant que le catalogue très riche d’une exposition consacrée à l’« histoire des lesbiennes et homosexuels berlinois » jusqu’à nos jours dans les quartiers de Kreuzberg et Friedrichshain ne fasse, sauf erreur, aucune place aux Turcs de Kreuzberg dans ses chapitres sur la situation depuis les années 1960, alors même que le musée où elle fut montrée est situé en plein quartier turc, sur l’Adalbertstrasse. Cf. Jens Dobler (dir.), Von anderen Ufern. Geschichte der Berliner Lesben und Schwulen in Kreuzberg und Friedrichshain, Berlin, Bruno Gmünder, 2003. 22 23
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pourquoi il est intéressant de confronter un tel document au projet des associations citées plus haut, qui émanent directement des personnes concernées. L’« Autre de l’Autre » Très instructif en matière d’interférence des ‘identités’ minoritaires est le projet en cours l’« Autre de l’Autre » initié par le Gladt. Ce titre peut évoquer, de loin, le célèbre film muet de Richard Oswald sur un sujet homosexuel, « Autre que les autres » (Anders als die Anderen, 1919). Mais il a surtout une résonance lévinassienne revendiquée, Günay ayant étudié entre autres la philosophie à Berlin : il s’agit de dépasser l’opposition entre sujet et objet, le sujet ne devenant tel qu’en reconnaissant le visage de l’autre et en assumant d’en être responsable. Sociologiquement, les termes s’entendent dans le sens suivant : l’autre (par rapport à l’Allemand) qui est lui-même un autre par rapport à sa communauté d’origine. Ce projet consiste en l’élaboration de vingt-cinq biographies exemplaires, récits d’expériences d’homosexuels et autres minoritaires de la communauté turque, l’ensemble ayant donné lieu à un spectacle réalisé par le comédien et metteur en scène turc Nurkan Erpulat (luimême cofondateur du Gladt), Jenseits – bist du schwul oder bist du Türke? (Au-delà – t’es pédé ou t’es Turc ?), créé en mai 2008 au théâtre HAU (Haus am Ufer, Hallesches Ufer) dans le cadre du festival Beyond Belonging24. La thèse de départ de ce projet était la suivante : celui qui est marginal dans une communauté elle-même minoritaire pourrait s’adapter ou s’intégrer plus facilement que les non-marginaux de cette communauté car sa marginalité serait mieux acceptée dans la culture d’accueil et apporterait même dans certains cas des avantages de par son originalité25. Dans le cas des Turcs gays, cela signifie qu’un homosexuel turc, étant marginal dans la société minoritaire turque en Allemagne, s’intégrerait plus aisément à la société allemande, tolérante vis-à-vis de 24 Cf. l’article de Michaela Schlagenwerth à propos de la reprise en décembre 2008 au Ballhaus Naunynstrasse, « Minus mal Minus ergibt Plus », in Tip 2008 (25), p. 14-15. 25 Par exemple en tant que comédien, dans le cas d’Erpulat, mais cela ne vaut pas pour tous les milieux et métiers.
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l’homosexualité. Rejoignant une ‘communauté’, celle des homosexuels, elle-même mieux intégrée dans la société allemande que la communauté turque, l’homosexuel turc rejeté de sa communauté d’origine s’intégrerait par ce moyen, en contournant l’obstacle de sa turquité. Mais ce schéma, si séduisant en théorie, fut infirmé par l’enquête. Il apparut que les expériences des gays et lesbiennes turcs et kurdes sont en majorité négatives, tant dans la société allemande que dans le ‘milieu’ gay, où les préjugés envers les migrants (pickpockets, porteurs d’infections sexuellement transmissibles) ne sont pas moindres qu’ailleurs. Ce constat conduit à un repli – ce qu’Ipek désigne par l’expression « orientation ethnique » – dans des lieux de sociabilités où, en l’occurrence, Turcs et Kurdes homosexuel(le)s se retrouvent entre eux, écoutent de la musique de leur pays, etc. Ils se rapprochent finalement plus de la culture progressiste telle qu’elle existe à Istanbul que de la société allemande : ils sont confrontés d’une part à l’homophobie envers les homosexuels allemands de la part de migrants turcs ou arabes, redoublée lorsqu’elle se concentre sur des homosexuels eux-mêmes turcs et arabes ; d’autre part au comportement type des homosexuels allemands qui leur imposeraient d’être soit turc, soit gay (ou lesbienne, etc.), mais pas les deux à la fois26. Ceci renvoie à un phénomène plus large, la difficulté pour les migrants (surtout les plus jeunes, peu socialisés par le monde du travail et l’environnement allemand en général) de trouver une position dans le conflit des valeurs dominantes des sociétés d’origine et d’accueil. Comment expliquer cette double exclusion ? On ne saurait d’une part sous-estimer les résistances de la société allemande, moins ouverte que ne le proclament le discours officiel et les médias, résistances qu’analyse notamment l’enquête en cours sur le rapport des Allemands aux étrangers perçus comme des groupes vivant sur leur territoire27. İpek İpekçioğlu, « Ethnoorientierung. Die Relevanz einer Subkultur », in Lebenswelten von Migrantinnen und Migranten in Berlin, Berlin, Berliner Senatsverwaltung für Jugend und Sport, Fachbereich für gleichgeschlechtliche Lebensweisen, 2001, p. 38-44. 27 Cf. le projet « Deutsche Zustände » mené par Wilhelm Heitmeyer à Bielefeld depuis 2002, sur la GMF (« Gruppenbezogene Menschenfeindlichkeit », « hostilité relative à des groupes ») : http://www.uni-bielefeld.de/ikg/Feindseligkeit/einfuehrung.html (consultation le 25 novembre 2008). 26
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D’autre part, cette exclusion résulte de la structure ou de la ‘nonstructure’ du milieu homosexuel, de l’existence réelle ou imaginaire d’une community gay. Alors que celle-ci, dans la suite de Stonewall, et surtout dans la lutte contre le sida, était arrivée à une certaine cohésion, à un engagement politique et à une forme de représentativité, son discours politique s’est dégradé et a été remplacé par un discours consumériste qui ne peut que renforcer les différences dues aux inégalités économiques entre personnes ayant une orientation sexuelle identique. Ainsi, l’analyse de Michael Pollak dans son article paru dans le numéro – fondateur pour les études sur l’homosexualité et le genre – de la revue Communications consacré aux « Sexualités occidentales », « L’homosexualité masculine, ou : le bonheur dans le ghetto ? », fait bien saisir les limites de l’espace de sociabilité homosexuelle comme possibilité d’exister hors des institutions familiales. « La ‘culture homosexuelle’ propose en même temps des structures qui permettent une gestion de la vie affective et sociale en dehors des contraintes de relations stables et durables28. » Le temps semble n’être plus (ou pas encore) où une identité sexuelle peut conforter l’identité sociale, alliant ainsi les sphères privée et publique comme pouvait encore le proposer Pollak au début des années 1980 : « Encourager le coming out, conçu comme l’acceptation individuelle de l’identité homosexuelle, mais aussi de l’appartenance à un mouvement social qui rend possible à un grand nombre cette identification d’une façon positive, contribue à faire intervenir le critère de l’orientation sexuelle dans la perception et la définition de tout rapport social29. » Un quart de siècle plus tard, il semble qu’un tel passage d’une sphère à l’autre ne puisse se produire que dans les cas où existe une position sociale ou ethnique déjà stable ; dans le cas des homosexuels d’origine turque, une improbable ‘identité homosexuelle’ ne trouve plus guère de lieu constitué dans lequel elle puisse se déployer, et cela même dans une ville libérale comme Berlin. Cette ‘identité croisée’ a donc une structure qui est aussi celle d’autres identités multiples plus généralement liées à une minorité et Michael Pollak, « L’homosexualité masculine, ou : le bonheur dans le ghetto ? », in Communications, op. cit., p. 37-55, citation p. 39. 29 Ibid., p. 50. 28
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une majorité. Mais ici, la coprésence des deux aspects minoritaires ou marginaux sert de révélateur aux limites de chacune de ces identités minoritaires prise à part. L’identité turque dans les milieux turcs en Allemagne est marquée par l’exclusion ; l’identité homosexuelle a, elle aussi, des critères d’exclusion, quand bien même elle repose sur des règles non-écrites, quand bien même elle n’est pas une classe sociale, mais une community qui a perdu sa cohésion et sa conscience de soi politique. Enfin, dans une structuration répartie en culture minoritaire et culture majoritaire, une telle étude met en évidence deux approches contraires qu’il faudrait toutefois arriver à combiner pour redonner plus de souplesse à l’articulation de ces identités. D’un côté, les enquêteurs et sociologues non-musulmans ont tendance à insister sur le ‘reliquat’ de culture d’origine chez les gays musulmans, sur la permanence de comportements de « domination masculine » aussi bien dans les rapports hommes-femmes que d’homme à homme, comportements qui, à en croire la postface de Bourdieu à son essai ainsi intitulé, pourraient être dépassés par l’utopie d’une sociabilité et d’un engagement dont les mouvements gays donneraient ou auraient fourni un modèle. C’est ainsi que certains des documents et enquêtes sur la question ont tendance à enfermer les homosexuels musulmans dans leur origine et à renvoyer dos à dos l’Occident libéré et l’Islam intolérant30. D’un autre côté, une association comme le Gladt se refuse à cette dichotomie considérée comme statique et improductive et s’efforce de penser le phénomène des turcs homosexuels dans un contexte plus vaste, celui de la résistance de la société allemande aux immigrés, aux différences. Cette réflexion s’accompagne d’une mise en réseau ou en écho des divers « groupes ethniques » dans l’espoir que chaque « minorité » ne s’arrête pas à une crispation identitaire31.
Notamment le volume cité Muslime unter dem Regenbogen. A côté d’actions destinées à toucher les plus insaisissables et indéfinissables, inidentifiables marginalités (les lesbiennes turques, kurdes, etc., les transgenres), d’autres actions menées par les mêmes associations envisagent la question des groupes et des minorités en dehors des questions de sexualité, par exemple pour combattre l’antisémitisme au sein même des populations musulmanes (Turcs, Kurdes, Palestiniens, 30
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Les lieux communs présentés permettent donc des interprétations complexes dans des combinaisons multiples : le lieu comme espace est un paramètre tangible et la séparation semble l’emporter ici sur le mélange, tant pour les quartiers de la ville que pour les bars ou clubs privés, lieux de rencontre, de drague, de racolage, etc. ; mais cette séparation est due aussi à une persistance des lieux communs comme représentations (ou constructions) stéréotypées de l’autre, sur le mode du renforcement mutuel des deux dimensions de l’expression « lieu commun » ; de plus, la genèse, la permanence et les mutations de ces lieux communs réels et métaphoriques ne peuvent être saisies que dans un champ incluant l’histoire, l’économie, la société et la culture. Un livre paru récemment fournira une conclusion provisoire. Intitulé curieusement Die Verschwulung der Welt. Rede gegen Rede. Beirut-Berlin. La Racedépisation du monde. Discours contre discours. Beyrouth-Berlin32, ce volume est la trace écrite d’un épisode du programme intitulé d’après Goethe « West-östlicher Diwan » (Divan occidental-oriental), qui met en relation, avec des séjours dans le pays du partenaire, un écrivain allemand et un écrivain du monde arabe. Dans le cas présent, il s’agissait de l’écrivain allemand homosexuel Joachim Helfer, auteur principalement de romans autofictifs, et du Libanais Rashid al-Daif, sociologue et romancier. Ce dernier a écrit et publié en arabe un texte où il décrit les semaines d’échange avec l’écrivain allemand, avec des commentaires portant non sur son œuvre, mais exclusivement sur la question de sa vie privée et de son homosexualité. L’édition allemande est complétée par un commentaire de Joachim Helfer, qui interrompt le discours d’al-Daif en livrant son propre point de vue à la fois sur les événements et sur la manière dont son partenaire libanais les perçoit ou déforme. Comme le relève Joachim Sartorius dans sa postface, à la suite Libanais) de Berlin-Kreuzberg dans le cadre du « conseil mobile contre l’extrêmedroite » (« mobile Beratung gegen Rechstextremismus »). 32 Frankfurt/Main, Suhrkamp, 2006. Le titre du livre est emprunté à Hubert Fichte. La traduction du titre est proposée sur le verlan ‘racedep’ (pour ‘pédéraste) ; cf. Race d’Ep, documentaire ‘culte’ de Lionel Soukaz et Guy Hocquenghem sur l’histoire de l’homosexualité (1979). « Homosexualisation », qui pourrait être une traduction, est un terme utilisé par Hocquenghem en rapport avec Herbert Marcuse, in Le Désir homosexuel, op. cit., p. 93.
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d’al-Daif, il apparaît que, plus que l’économie et la religion, la morale et « le lit » sont le « champ de bataille où s’affrontent la modernité occidentale et [les] Arabes33 ». Sans ériger l’Occident en modèle de liberté ni enfermer le monde arabe dans l’archaïsme, Helfer souligne d’abord malgré tout le fossé entre intolérance d’une part, plus grande tolérance de l’autre. Il montre également le décalage historique moins important qu’on ne le croit entre les deux civilisations, et ré-historicise les différences identitaires : l’évolution des mœurs et l’accroissement de la tolérance officielle en matière de sexualité seraient des phénomènes assez récents et, dans le cas de l’homosexualité (masculine principalement), très récents, puisqu’ils se sont produits dans les trois dernières décennies. La rapidité de l’évolution34 ne doit pas faire oublier le caractère actuel peut-être non irréversible de la tolérance. En ce sens, la question de l’homosexualité, même s’il s’agit d’une identité liée à l’intime et non à l’origine sociale ou ethnique, est peut-être, comme celle de la situation des femmes, dans ses liens avec la ‘globalisation’, la multiculturalité, les heurts (ou la formation) des identités, l’une des pierres de touche permettant d’estimer le degré de liberté d’une société. En effet, elle est une manière de trouver, non sans ambiguïté, face aux frontières des identités fluidifiées par les migrations et les évolutions socio-culturelles, une réalité ‘tangible’ contre laquelle s’ériger, comme « reterritorialisation perverse dans un monde qui tend à la déterritorialisation », comme le formule Hocquenghem en termes deleuziens35.
Die Verschwulung der Welt, op. cit., p. 199. Cf. Schérer, op. cit., p. 11. 35 Hocquenghem, op. cit., p. 91. 33 34
TABLE DES ILLUSTRATIONS p. 12 : Tableau d’équivalences toponymiques de villes d’Europe Centrale. Source : Le Banat : un Éldorado aux confins, Cultures d’Europe centrale, Hors série n° 4, 2007, p. 32-33. p. 35 : François Rouschitzky, Musique orientale. 42 Chansons et Danses moldaves, valaques, grecs et turcs (fragment de la partition). Source : Gheorghe Ciobanu, Izvoare ale muzicii româneşti [Sources de la musique roumaine], t. 2, Muzică instrumentală, vocală şi psaltică, Bucarest, Editura muzicală, 1978, p. 75-103. p. 37 : Félicien David, Mélodies orientales (fragment de la partition). Source : Félicien David, Mélodies orientales, Paris 1836. p. 61 : Entrée de l’ancien théâtre Gimpel à Lemberg/ Lviv, actuellement Premier théâtre ukrainien pour enfants et la jeunesse. Photo © Delphine Bechtel (2006). p. 62 : Partition de l'opéra Bar Kochba d'Abraham Goldfaden, l’une des œuvres représentées au Théâtre Gimpel de Lemberg. Source : Robert Goldenberg, « Goldfaden's Bar-Kokhba », The Mendele Review, 31 janvier 2008, revue internet http://yiddish.haifa.ac.il/tmr/tmr12/tmr12003.htm (consulté le 20.06.2009). p. 63 : Regina Prager, qui joua au théâtre Gimpel, poursuivit sa carrière aux États-Unis. Source : Robert Goldenberg, « Goldfaden's Bar-Kokhba », The Mendele Review, 31 janvier 2008, revue internet http://yiddish.haifa.ac.il/tmr/tmr12/tmr12003.htm (consulté le 20.06.2009). p. 70 : Appartenance confessionnelle des élèves de l’Israelitische Realschule à Brody 1817-26. Source : Börries Kuzmany d’après CDIAL, F. 146, op. 66, spr. 40, p. 34. p. 70 : Les élèves chrétiens de l’Israelitische Realschule en 1825-26. Source : Börries Kuzmany d’après CDIAL, F. 146, op. 66, spr. 40, p. 34-36. p. 72 : Nombre d’élèves au Gymnasium de Brody selon la répartition confessionnelle 1851-1914. Source : Börries Kuzmany d’après 1851-1864 : Tafeln ; 1865-1878 : Statistisches Jahrbuch ; 1879-1914 : Jahresbericht Gymnasium. p. 73 : Nombre d’élèves dans les foyers « nationaux ». Source : Börries Kuzmany d’après Jahresbericht Gymnasium (1913, 1914), Bursy, p. 40. p. 76 : Nombre d’élèves au gymnasium de Brody selon la répartition linguistique/ nationale 1851-1914. Source : Börries Kuzmany d’après 1851-1864 : Tafeln ; 1865-1878 : Statistisches Jahrbuch ; 1879-1914 : Jahresbericht Gymnasium. p. 77 : Croissance du nombre des élèves gréco-catholiques et d’élèves qui étudient l’ukrainien. Source : Börries Kuzmany d’après Jahresbericht Gymnasium. p. 83 : Le Lycée Ivan Truš à Brody aujourd’hui, avec le monument aux anciens élèves.
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Photo © Börries Kuzmany (2007). p. 86 : Taux de mariages juifs impliquant un conjoint non-juif dans la Hongrie de l’entredeux-guerres (année/pourcentage). Source : Yehuda Don et George Magos, « The Demographic Development of Hungarian Jewry », Jewish Social Studies, vol. 45, n° 3-4, étéautomne 1983, tableau 15, p. 213. p. 129 :Pavillon des arts à l’Exposition de la Bohême allemande à Liberec (Reichenberg) 1906, architecte Josef Zasche. Source : Miloslava Melanová, Liberecká výstava 1906, Liberec, Kalendář Liberecka, 1996. p. 130 : Palais du Wiener Bankverein à Prague (1906-1908), architecte Josef Zasche, sculptures Franz Metzner. Source : Miloslava Melanová, Liberecká výstava 1906, Liberec, Kalendář Liberecka, 1996. p. 131 :Franz Metzner, La fontaine des Nibelungen (1904). Photo © Marketa Theinhardt. p. 132 :Aménagement intérieur de l’exposition dans la Maison des arts à l’Exposition de la Bohème allemande à Liberec (Reichenberg) 1906, architecte Josef Zasche, sculptures de Franz Metzner. Source : Miloslava Melanová, Liberecká výstava 1906, Liberec, Kalendář Liberecka, 1996. p. 151 : Carte des provinces de Haute- et Basse-Silésie dans les frontières de 1937, Source : http://www.z-g-v.de/doku/hintergrund/popup_htm/schlesien1.htm, © Kartendienst Andreas Toscano del Banner Munich. p. 152 : Le « coin des trois empereurs » [Dreikaisereck], près de Myslowitz/Mysłowice, carte postale, 1902. Source : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Dreikaisereck1902-2.jpg (consulté le 28.08.2009). p. 167 : Carte postale de Varsovie. Photo © R. Jabłoński, éditions « Festina », Varsovie. p. 168 : « Le Palais de la Culture et de la Science. Un cadeau des peuples d’URSS » Campagne de propagande. Photographie, début des années 1950. Source : Karta, n° 39 (2003). p. 169 : Le Palais de la Culture, ode de Jan Brzechwa. Source : Przyjaźń, n ° 22 (1953). p. 170 : Le Palais de la Jeunesse, Varsovie. Photo © Martina Dimitrieva (2007). p. 171 : Couverture de La Petite Apocalypse de Tadeusz Konwicki, 1979. Source : Tadeusz Konwicki, Mała apokalipsa, Varsovie, Niezależna Oficyna Wydawnicza, 1993. p. 172 : Skyscrapecity. Projet de 2008. Source : Gazeta Wyborcza. p. 221 : « Gendarmes du quartier de Nyócker en plein travail », extrait du film d'Áron Gauder, Nyócker (Le Quartier, 2004). Avec l’aimable autorisation du réalisateur. p. 222 : Immeuble typique du quartier Dzsumbuj, IXe arrondissement de Budapest. Photo © Glódi Bálazs (2004). p. 223 : Immeuble typique du quartier Dzsumbuj, IXe arrondissement de Budapest. Photo © Glódi Bálazs (2004). p. 224 : « Jeune Rom du quartier », extrait du film d'Áron Gauder, Nyócker (Le Quartier, 2004). Avec l’aimable autorisation du réalisateur.
CULTURES D’EUROPE CENTRALE Revue publiée par le CIRCE Centre Interdisciplinaire de Recherches Centre-Européennes Université Paris-Sorbonne (Paris IV)
L’idée d’ « Europe centrale » est apparue au XIXe siècle pour désigner tout d’abord la « Mitteleuropa » germanique, soit réduite à la petite Allemagne bismarckienne, soit étendue à la sphère d’influence germanique de l’Empire austro-hongrois. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Europe centrale désignait plutôt les « petits peuples slaves », longtemps considérés sous l’angle strict de leurs frontières nationales, et l’on s’est résigné à ne voir en eux que la pointe la plus proche du « glacis communiste » : c’était, pour reprendre l’expression de Milan Kundera, l’époque de « l’Occident kidnappé ». Depuis 1989, c’est une évidence qu’il faut dépasser ces clivages obsolètes et susciter une réflexion transversale qui interroge sous le signe d’une « histoire partagée » la cohérence et les divergences de cette vaste région multiculturelle, « entre Allemagne et Russie », mais composée d’une mosaïque de cultures imbriquées les unes dans les autres et qui se sont mutuellement fertilisées. Cette conviction est à l’origine du Centre interdisciplinaire de recherches centre-européennes (CIRCE), qui prend en compte les apports de l’histoire et des sciences sociales, tout en s’attachant aussi à l’étude des phénomènes esthétiques (littéraires et artistiques). Les thèmes de recherche abordent les enjeux collectifs de cette aire culturelle commune : croisements et passages littéraires, historiques, sociologiques, politiques et identitaires, autour de programmes
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pluriannuels, parmi lesquels figurent « Les confins en Europe centrale », « L’illustration en Europe centrale », « Identités et modernité en Europe centrale » et « Les villes multiculturelles en Europe centrale ». La revue Cultures d’Europe Centrale publie en numéros thématiques les travaux issus des programmes de recherche organisés par le CIRCE, ainsi que des ouvrages « hors série » consacrées à une culture particulière, dossiers et anthologies, ou édition d’un texte classique dont l’absence en français constitue une lacune dommageable pour la connaissance de la culture en question. La revue est une revue éditée, depuis sa création. Le comité de lecture retravaille avec chaque auteur sa contribution, afin de constituer chaque volume en un tout cohérent. La préparation de chaque numéro est confiée à un ou plusieurs rédacteur(s) ; néanmoins, les opinions exprimées dans les textes sont de la stricte responsabilité de leur auteur.
Numéros parus N° 1 (2001) : « Figures du marginal dans les littératures centre-européennes » N° 2 (2002) : « Merveilleux et fantastique dans les littératures centre-européennes » N° 3 (2003) : Esthétique des confins I : « Le Voyage dans les confins » N° 4 (2004) : Esthétique des confins II : « Le Mythe des confins » N° 5 (2005) : Esthétique des confins III : « La Destruction des confins » N° 6 (2006) : « L’illustration en Europe centrale aux XIXe et XXe siècles. Un état des lieux » N° 7 (2008) : « La multiculturalité urbaine en Europe centrale (fin XIXe siècledébut XXIe siècle) : Villes moyennes et bourgades » À signaler : Les Villes multiculturelles en Europe centrale Paris, Belin, 2008.
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Numéros Hors série : Hors série n° 1, 2002 : « Poésie latine de Bohême, Renaissance et maniérisme : anthologie » Hors série n° 2, 2003 : « Aux frontières, la Carinthie. Une littérature en Autriche des années 1960 à nos jours » Hors série n° 3, 2004 : « La Terre des grandes promesses et des partis pris », édition bilingue et commentée d’extraits choisis du roman La Terre promise de Władysław Stanisław Reymont Hors série n° 4, 2007 : « Le Banat, un Eldorado aux confins » Hors série n° 5, 2007 : « Karol Irzykowski (1873 -1944), La Chabraque (Pałuba, 1903) », édition bilingue et commentée d’extraits choisis du roman
A paraître : « Mémoires de Silésie : du souvenir à la reconstruction » « La Slovaquie » « La Transylvanie » « La Voïvodine »
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Rédaction de la revue : CIRCE Université Paris-Sorbonne (Paris IV) 108, BD. MALESHERBES 75850 PARIS CEDEX 17 Téléphone : 01 43 18 41 57, Télécopie : 01 43 18 41 46 http://www.circe.paris-sorbonne.fr Responsables de la publication : Xavier Galmiche et Delphine Bechtel Mail: [email protected] [email protected] Diffusion : Association pour la diffusion de la culture centre-européenne ADICE http://www.adice.fr Informations: [email protected] Numéro ISSN : 1633-7452 Périodicité : 1 ou 2 par an, année de première publication : 2001 Langue : Français Sujets : Europe centrale et orientale, littérature, culture et histoire (domaines allemand, autrichien, balte, biélorusse, hongrois, polonais, roumain, slovaque, tchèque, ukrainien, russe, yiddish, etc.). Tarif : selon les numéros, frais de port en sus. N° 1 : 7 euros ; N° 2 : 8 euros ; N° 3: 12 euros, N° 4 : 15 euros ; N° 5 : 15 euros, N° 6 : 15 euros, N° 7 : 15 euros, N° 8 : 15 euros. Hors-série : N° 1 : 6 euros ; N° 2 : 15 euros, N° 3 : 15 euros, N° 4 : 15 euros, N° 5 : 15 euros.