Cultures d'Europe centrale, n° 6: L’Illustration en Europe centrale aux XIXe et XXe siècles [6] 2952271089

The art of illustration in Central Europe

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Table of contents :
Table des matières

Les auteurs ................................. 6
Avant-propos ................................ 7

Radim Vondráček
Et patati et patata humoristique…
Sur les limites de l’illustration tchèque dans la première moitié du XIXe siècle ..................................................................................... 14

Sabine Grabner
Peter Fendi, illustrateur des Ballades de Schiller ................................... 29

Maria Poprzęcka
Artur Grottger, illustrateur de l’histoire contemporaine de la Pologne .. 42

Petr Štembera
Les illustrations parisiennes de Luděk Marold ou l’illustrateur victime des éditeurs ..................................................... 58

Geneviève Lacambre
Les Documents décoratifs de Mucha ...................................................... 78

Katalin Gellér
Aspects de l’illustration hongroise entre 1895 et 1920 ......................... 91

Krisztina Passuth
Fragment et totalité. À propos de l’Album de József Rippl-Rónai........ 107

Markéta Theinhardt
L’artiste est le personnage : František Kupka et ses illustrations
pour la Ballade d’un homme et de ses joies d’Antonín Sova ................... 122

Xavier Galmiche
« Impressionniste et ironique », l’autre symbolisme d’Antonín Sova.
À propos du livre de Sova, Ballade d’un homme et de ses joies, illustré par František Kupka ............................................................... 134

Pierre Brullé
L’illustration des poèmes de Mallarmé par Kupka, la « mésaventure » d’un livre impossible ............................................. 143

Laurence Sigal-Klagsbald
Le Cantique des cantiques illustré par Kupka ...................................... 169

Elisabeth Krimmel
L’illustration expressionniste allemande, sismogramme d’une époque 184

Ewa Bobrowska-Jakubowski
L’illustration au service de l’idée :
Arthur Szyk et la tradition polonaise de l’illustration engagée ............ 203

Arnault Maréchal
Le Bateau ivre de Rimbaud illustré par Toyen .................................... 224

Kristýna Matysová
Illustrer Hrabal : la poétique hrabalienne à travers les illustrations
de Josef Jíra, de Vladimír Tesař et de Vladimír Boudník .................... 233

Annexes ............................................................................. 244
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Cultures d'Europe centrale, n° 6: L’Illustration en Europe centrale aux XIXe et XXe siècles [6]
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Cultures d’Europe centrale N° 6

L’Illustration en Europe centrale aux xixe et XXe siècles Un état des lieux Actes du colloque organisé par le Centre Interdisciplinaire de Recherches Centre-Européennes (CIRCE), Université de Paris-Sorbonne (Paris IV) les 3 et 4 décembre 2004

Textes réunis par Markéta Theinhardt et Pierre Brullé

Centre Interdisciplinaire de Recherches Centre-Européennes Université de Paris-Sorbonne (Paris IV) 2006

Comité scientifique : Delphine Bechtel, maître de conférence (HDR) à l’Université de Paris­Sorbonne (Paris IV) ; Gerbert Frodl, directeur de la Österreichische ­Galerie, Vienne ; Xavier Galmiche, professeur à l’Université de Paris-­Sorbonne ­(Paris IV) ; Helena Koenigsmarková, directeur du Musée des Arts appliqués, Prague ; Geneviève Lacambre, conservateur général honoraire du patrimoine, chargée de mission au Musée d’Orsay, Paris ; Ségolène Le Men, professeur à l’Université Paris X - Nanterre ; Serge Lemoine, professeur à l’Université de Paris-Sorbonne (Paris IV), directeur du Musée d’Orsay, Paris ; Krisztina Passuth, professeur à l’Université de Budapest ; Markéta ­Theinhardt, maître de conférence à l’Université de Paris-Sorbonne (Paris IV).

Centre Interdisciplinaire de Recherches Centre-Européennes (CIRCE) Université de Paris Sorbonne – Paris IV, Paris, 2006 Imprimeries Corlet Mise en page : Arnault Maréchal ISBN : 2-9522710-8-9 Dépôt légal : premier trimestre 2007

© Adagp, Paris 2007 pour les œuvres des artistes suivants : Oskar Kokoschka, Alfred Kubin et František Kupka © Mucha Trust -Adagp, Paris 2007 © Kirchner, Ingeborg et Dr. Wolfgang Henze-Ketterer, Wichtrach/Berne © Ludwig Meidner-Archiv, Jüdisches Museum der Stadt Frankfurt am Main © Arthur Szyk Society, New York © Cultures d’Europe centrale n° 6, 2006

Le colloque « L’Illustration en Europe centrale au XIXe et au XXe siècle - Un état des lieux » organisé par le Centre Interdisciplinaire de Recherches Centre-Européennes (CIRCE), Université de Paris-Sorbonne (Paris IV) les 3 et 4 décembre 2004 a été réalisé avec le soutien du Comité scientifique et de l’École doctorale IV de l’Université de Paris-Sorbonne (Paris IV), du programme ACCES (Ministère de l’Éducation nationale, de la Recherche et de la Technologie), du Ministère des Affaires Étrangères, de l’Ambassade de la République tchèque en France et de l’École Normale Supérieure.

Les actes du colloque sont publiés avec le soutien du Comité scientifique et de l’École doctorale IV de l’Université de Paris-Sorbonne (Paris IV). Le CIRCE tient à remercier particulièrement le Professeur MarieMadeleine Martinet, directeur de l’École doctorale IV de l’Université de Paris-Sorbonne (Paris IV) pour son soutien précieux. Les éditeurs remercient les auteurs et toutes les personnes ayant contribué à la réalisation de ce volume, notamment Delphine Bechtel, maître de conférences (HDR), et le Professeur Xavier Galmiche, directeurs du CIRCE, pour leur soutien et leur relecture attentive des textes présentés. Ils expriment également leur reconnaissance aux différentes personnes qui leur ont permis de réunir l’iconographie de ce volume, en particulier au prince régnant de Liechtenstein pour les aquarelles de Peter Fendi, aux responsables de la Arthur Szyk Society à New York pour les vignettes d’Arthur Szyk et à Juliette Braillon au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme à Paris pour les illustrations de František Kupka pour Le Cantique des cantiques, ainsi qu’aux services photographiques des institutions suivantes : Galerie nationale hongroise, Budapest ; Polish Museum of America, Chicago ; The Jewish Museum, New York ; Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, Paris ; Musée des arts décoratifs, Paris ; Galerie nationale, Prague ; Musée des arts décoratifs, Prague. Pour son suivi et sa synthèse du colloque, les organisateurs du colloque remercient Hana Konicka, maître de conférences (HDR) à l’Université de Paris-Sorbonne (Paris IV).

Table des matières Les auteurs ............................................................................................ 6 Avant-propos . ....................................................................................... 7

Radim Vondráček Et patati et patata humoristique… Sur les limites de l’illustration tchèque dans la première moitié du XIXe siècle ...................................................................................... 14 Sabine Grabner Peter Fendi, illustrateur des Ballades de Schiller . ................................. 29 Maria Poprzęcka Artur Grottger, illustrateur de l’histoire contemporaine de la Pologne . 42 Petr Štembera Les illustrations parisiennes de Luděk Marold ou l’illustrateur victime des éditeurs .................................................... 58 Geneviève Lacambre Les Documents décoratifs de Mucha ...................................................... 78 Katalin Gellér Aspects de l’illustration hongroise entre 1895 et 1920 ......................... 91 Krisztina Passuth Fragment et totalité. À propos de l’Album de József Rippl-Rónai........ 107 Markéta Theinhardt L’artiste est le personnage : František Kupka et ses illustrations pour la Ballade d’un homme et de ses joies d’Antonín Sova .................. 122

Xavier Galmiche « Impressionniste et ironique », l’autre symbolisme d’Antonín Sova. À propos du livre de Sova, Ballade d’un homme et de ses joies, illustré par František Kupka . ............................................................. 134 Pierre Brullé L’illustration des poèmes de Mallarmé par Kupka, la « mésaventure » d’un livre impossible . ........................................... 143 Laurence Sigal-Klagsbald Le Cantique des cantiques illustré par Kupka ...................................... 169 Elisabeth Krimmel L’illustration expressionniste allemande, sismogramme d’une époque 184 Ewa Bobrowska-Jakubowski L’illustration au service de l’idée : Arthur Szyk et la tradition polonaise de l’illustration engagée ............ 203 Arnault Maréchal Le Bateau ivre de Rimbaud illustré par Toyen .................................... 224 Kristýna Matysová Illustrer Hrabal : la poétique hrabalienne à travers les illustrations de Josef Jíra, de Vladimír Tesař et de Vladimír Boudník .................... 233

Annexes . ........................................................................................... 244

Les auteurs Radim Vondráček, conservateur au Musée des arts décoratifs de Prague, spécialiste de l’art graphique et de l’art du livre Sabine Grabner, conservateur à la Galerie autrichienne du Belvédère, Vienne, ­spécialiste de l’art autrichien du XIXe siècle Maria Poprzęcka, professeur et directeur de l’Institut de l’histoire de l’art à ­l’Université de Varsovie, spécialiste de l’art du XIXe et du XXe siècle Petr Štembera, conservateur au Musée des arts décoratifs de Prague, spécialiste des arts graphiques du XIXe et du XXe siècle Geneviève Lacambre, conservateur général honoraire du patrimoine, chargée de mission au Musée d’Orsay, ancien directeur du Musée Gustave Moreau, spécialiste de l’art du XIXe siècle Katalin Gellér, chercheur à l’Institut de l’histoire de l’art de l’Académie hongroise des sciences, collaborateur de l’Institut culturel de l’Europe centrale, spécialiste du symbolisme et de l’art nouveau Krisztina Passuth, professeur à l’Université Eötvös Lorand de Budapest, ancien conservateur à la Galerie nationale de Budapest et au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, spécialiste de l’art de l’Europe centrale, notamment des ­avant-gardes Xavier Galmiche, professeur à l’Université de Paris Sorbonne - Paris IV, spécialiste de la littérature tchèque Markéta Theinhardt, maître de conférences à l’Université de Paris Sorbonne - Paris IV, ancien conservateur à la Galerie nationale de Prague, spécialiste de l’art du XIXe siècle Pierre Brullé, historien de l’art indépendant Laurence Sigal-Klagsbald, conservateur, directrice du Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, Paris Elisabeth Krimmel, chercheur indépendant à Darmstadt, ancien conservateur à la Galerie nationale de Berlin, spécialiste de l’art allemand du XIXe et du XXe siècle Ewa Bobrowska-Jakubowski, docteur en histoire de l’art, coordinatrice des programmes académiques du Musée d’art américain à Giverny, Terra Foundation for American Art, ancien chef des collections artistiques de la Bibliothèque polonaise, spécialiste de l’art polonais du XIXe et du XXe siècle Arnault Maréchal, diplômé à l’Université de Paris Sorbonne – Paris IV, UFR ­d’études slaves, section tchèque Kristýna Matysová, doctorante à l’Université de Paris Sorbonne – Paris IV et à l’Université Charles de Prague

Entre texte et image Avant-propos

L’art de l’illustration s’est développé, au XIXe et au XXe siècle, comme le phénomène corrélatif par excellence entre la culture littéraire et celle des beaux-arts. Délaissant le système des emblèmes et des allégories en vogue jusque-là, l’illustration moderne a produit un nouveau système allusif, manifestant une polysémie qui se traduit dans une tension dynamique entre le texte et l’image. Cette tension est caractéristique de l’illustration moderne, quelle qu’ait pu être la fonction à laquelle ses réalisations étaient destinées : fins didactiques, informatives, interprétatives etc. Dans l’historiographie consacrée à ce domaine, le XIXe siècle est souvent considéré comme l’âge d’or de l’illustration. À juste titre car, liées au rapide progrès technique, à commencer par l’invention de la lithographie en 1796 par Alois Senefelder, en passant par les techniques mécaniques et photomécaniques, jusqu’à l’introduction de la photographie proprement dite en tant que moyen d’expression légitime de l’illustration, toutes ces évolutions ont facilité la propagation rapide de l’information visuelle, surtout dans la



Avant-propos

presse illustrée, ainsi que la diffusion de masse des éditions illustrées à bon marché. Une réaction logique à cette évolution a été le mouvement pour le renouveau du beau livre, représenté par exemple par le très influent mouvement Arts and Crafts au Royaume-Uni avec William Morris et la Kelmscott Press (1891-1898). Certains artistes se sont ainsi plutôt orientés vers le livre de bibliophilie à tirage limité, faisant appel pour leurs illustrations à des techniques artisanales anciennes comme celle du bois gravé, tant vantée en France, à la fin du XIXe siècle, par Octave Uzanne. Cette tendance correspondait en particulier aux idéaux néoplatoniciens issus du concept symboliste. Ainsi, selon le critique Edouard Dujardin célébrant « le cloisonnisme » dans La Revue indépendante en 1888 (n° 17, p. 490), la ligne exprime ce qui est éternel, la couleur ce qui est momentané : la ligne est presque un signe abstrait qui saisit le caractère du sujet, tout en renvoyant à la méthode des artistes populaires, créateurs d’images d’Épinal, ou encore aux artistes japonais qui se sont d’abord exprimé par la ligne. Préoccupés par les correspondances entre les arts, certains mouvements artistiques ont porté une attention toute particulière au rapport entre la littérature et les beaux-arts, comme par exemple le romantisme et le symbolisme. Ce rapport qui renvoie bien sûr à l’Ut pictura fait partie des interrogations fondamentales sur le concept de l’art. Il est significatif à cet égard que les premières illustrations modernes aient souvent été conçues par des artistes de renom et qu’elles aient pris pour sujet des textes-mythes comme La Bible ou des grandes œuvres littéraires comme La Divine Comédie de Dante, le Faust de Goethe ou les œuvres de Shakespeare... en créant ainsi de nouvelles images-codes. Les illustrations d’œuvres littéraires ont évolué progressivement vers une émancipation de l’image par rapport au texte, ou encore vers une interprétation libre, plaçant les deux types d’expression, texte et image, au même niveau. Nombreux sont également les livres

Entre texte et image



d’auteurs pour lesquels s’opère une fusion subjective totale entre expression écrite et expression plastique. La tradition de l’ancienne gravure populaire, à caractère souvent emblématique, a engendré au XIXe siècle des images sans textes - ou pour lesquelles le texte, conçu comme une légende, se limite à un simple rôle interprétatif ou explicatif. La gamme de ces représentations va des feuilles humoristiques ou de véritables romans en images, qui préfigurent avant 1900 le roman-photo, jusqu’à des cycles graphiques suivant une idée abstraite. Les avant-gardes ont de leur côté développé d’autres aspects encore, conceptuels ou techniques. Pensons par exemple à la nouvelle sémantique de l’ornement élaborée en réaction à l’ornement Art Nouveau, à l’introduction des éléments de typographie, à l’utilisation nouvelle du collage et du photomontage ou encore à l’approfondissement psychanalytique du motif dans l’illustration surréaliste… Liée d’une certaine façon à la question de la synesthésie, l’ancienne problématique de la relation entre le texte et l’image a perduré, même si elle intégrait d’autres aspects selon la nature des projets artistiques.

Au XIXe siècle, l’illustration occupait, tout comme les arts graphiques, une position subalterne dans le système hiérarchisé établi par les Académies, ce qui était particulièrement le cas en France, dans le cadre officiel de la création artistique. Dans d’autres pays, comme ceux d’Europe centrale, où une pareille hiérarchie était également en vigueur, certains projets d’illustration ont cependant pu gagner un autre statut. Rappelons par exemple le cas des illustrations de Peter von Cornelius pour le Faust de Goethe, publiées en 1808, où il introduit des éléments gothicisants, ou encore ses illustrations du Chant des Nibelungen. Autorité centre-européenne incontestable, directeur des Écoles des Beaux-Arts à Düsseldorf puis à Munich,

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Avant-propos

Cornelius est connu entre autres pour avoir été à l’origine du renouveau de l’illustration et de la peinture monumentale. Il faut observer à ce sujet que le statut privilégié de l’illustration et des arts graphiques en général a souvent été porté par le concept d’un art national. Suivant l’exemple de Cornelius, Christian Ruben, directeur de l’École des Beaux-Arts de Prague dans les années 1840, a considéré comme l’une des tâches primordiales de son établissement l’illustration du Manuscrit de Dvůr Králové, considéré - avant que son authenticité soit contestée - comme un équivalent tchèque, plus ancien encore, du Chant des Nibelungen. Le projet échoua, mais fut finalement réalisé par Josef Mánes à la fin des années 1850. Artiste marginal par rapport aux établissements officiels, mais adulé par les cercles patriotiques tchèques, Mánes a réussi à concevoir une synthèse entre des éléments considérés comme nationaux et des éléments classiques ; il a ainsi été à l’origine d’une importante tendance de l’art national tchèque. Le cas de Mánes est particulièrement intéressant et significatif, car il témoigne de l’ambiguïté avec laquelle sont considérés les arts mineurs, au rang desquels comptait encore l’illustration à cette époque : si l’opinion patriotique regrette que le destin de cet artiste génial ne lui ait pas permis de créer de grandes œuvres d’art comme des tableaux d’histoire ou des décorations monumentales et l’ait réduit à s’abaisser à des travaux d’art appliqué, elle élève néanmoins ses œuvres sur le piédestal de l’art national. Le nom de Mánes sera inscrit dans l’intitulé de l’association sécessionniste des artistes tchèques (Association des artistes plasticiens Mánes – SVU Mánes) justement parce qu’il avait travaillé dans tant de domaines différents, y compris celui des arts appliqués. Alors que se développe en Europe centrale la notion d’un art national, l’illustration et les arts graphiques qui s’inscrivent dans cette idée deviennent, assez tôt dans le XIXe siècle, un formidable moyen pour diffuser cette

Entre texte et image

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idéologie, gagnant ainsi un statut assez privilégié en dépit de la hiérarchisation académique toujours en vigueur. Cette hiérarchisation sera définitivement abolie par les différentes « sécessions » à Munich, Vienne, Prague, Cracovie..., et par des mouvements pour la réforme des arts en Hongrie, abolition confortée par la fondation de nombreuses écoles supérieures des arts décoratifs, souvent à l’initiative de l’État, et d’ateliers collectifs de création. Le livre et l’illustration connaissent alors un véritable épanouissement créatif, dont l’un des exemples les plus connus est celui de la Wiener Werkstätte, l’Atelier viennois, auquel on doit maintes réalisations remarquables en ce domaine. Dans le cadre de cette présentation, il convient aussi de noter le rôle de Paris, capitale internationale des arts, dans l’épanouissement de nombre d’artistes originaires d’Europe centrale. Les artistes étrangers qui venaient en France pour se confronter aux tendances du moment et y gagner gloire et renom ont souvent eu du mal à s’intégrer dans les structures artistiques existantes. Pressés par le besoin de gagner leur vie, beaucoup se sont tournés vers l’illustration, avant tout destinée à la presse illustrée, mais aussi à des éditions bon marché ou marginales, parfois à des ouvrages de bibliophilie. C’est ainsi que, dans le domaine des arts graphiques appliqués, tels l’illustration ou l’affichisme, sont intervenus de nombreux artistes étrangers, dont certains ont considérablement contribué à l’enrichir. Parmi eux, les artistes venus d’Europe centrale, porteurs d’un important savoir-faire technique et artistique, se sont acquis une grande réputation, en particulier trois d’entre eux auxquels sont consacrées différentes études dans le présent volume : Luděk Marold, Alfons Mucha et František Kupka.

Phénomène culturel riche et souvent de haute qualité artistique, l’illustration moderne constitue, avec ses problématiques diverses, un sujet

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Avant-propos

de recherche interdisciplinaire par excellence ; elle reste cependant relativement peu étudiée. Le Centre interdisciplinaire de recherches centre-européennes (CIRCE) se devait donc d’aborder l’étude de son développement dans l’aire géographique aux croisements multiples qui l’intéresse. Pour ce faire, a été envisagée l’organisation d’une série de colloques ayant pour sujet l’illustration centre-européenne au XIXe et au XXe siècle. Le premier colloque, organisé en décembre 2004, s’est fixé pour objectif de dresser un état des lieux général de l’illustration centre-européenne moderne : nous souhaitions ainsi recenser les aspects retenus par la recherche actuelle en ce domaine, dans leur pluralisme et leur variété. L’appel à communication pour ce colloque a donc été délibérément formulé de façon très ouverte pour englober sans exclusive les approches les plus différentes et pour aboutir le cas échéant à un aperçu des nouvelles directions possibles pour la recherche en la matière. Le présent volume rassemble des essais forcément assez divers, étant donné l’ampleur du phénomène, son étendue géographique - le vaste espace culturel des pays centre-européens, avec l’Allemagne, l’Autriche, la Pologne, l’Hongrie, les Pays tchèques - et son extension historique - du début du XIXe siècle à la deuxième moitié du XXe siècle. Il est certain que, dans l’approche très libre que nous avions choisi d’adopter, nous ne pouvions rendre compte de tous les aspects de ce vaste sujet, et nous regrettons particulièrement de ne pas avoir pu donner, dans notre panorama, la place qui aurait dû revenir aux avant-gardes, pourtant assez fertiles en solutions expérimentales originales. Néanmoins, ce volume, riche en informations et en analyses précises, révèle des caractéristiques fondamentales de l’illustration centre-européenne moderne, à travers l’étude d’ensembles marquants, parfois inédits ou pour le moins peu connus. Il est le premier à réunir, autour d’une problématique aussi importante que celle de l’illustration, des contributions concernant ses réalisations en Europe centrale, espace cultu-

Entre texte et image

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rel caractérisé par une « histoire partagée » et pourtant si complexe. Nous espérons qu’il pourra ouvrir de nouvelles perspectives de recherches approfondies sur des sujets éventuellement plus circonscrits.

Markéta Theinhardt et Pierre Brullé

Et patati et patata humoristique… Sur les limites de l’illustration tchèque dans la première moitié du xixe siècle Radim Vondráček

Si l’art du livre fait partie des domaines généralement peu étudiés de l’histoire de l’art tchèque, c’est encore plus le cas pour l’illustration de la première moitié du XIXe siècle. Nos connaissances sont parfois tellement lacunaires qu’il me semble qu’elles pourraient mériter le titre du recueil de scènes humoristiques créé par le peintre, lithographe et illustrateur Antonín Jan Gareis l’aîné (1793-1863), Et patati et patata humoristique pour éveiller une humeur allègre et souriante. L’œuvre de Gareis, forte personnalité de la scène artistique pragoise de la première moitié du xixe siècle, mériterait une . Humoristische Knall - und Blitzszenen zur Erweckung eines fröhlichen und lachlustigen Sinnes, in 6 grösseren und 12 kleineren Garnituren von Federzeichnungen in Callots ­Manier. ©Cultures d’Europe centrale n° 6 (2006)

Et patati et patata humoristique…

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attention monographique ; elle peut en tout cas nous servir ici de référence pour jeter un regard plus général sur les caractéristiques de la création dans le domaine de l’illustration à cette époque et sur les nombreuses pages qui ne sont pas encore recensées. Quelles sont les raisons d’une telle méconnaissance de l’illustration de cette époque qui a pourtant joué un si grand rôle dans l’histoire des Pays tchèques et qui est traditionnellement désignée, dans le sens du concept national-linguistique, comme celle du « renouveau national » ? Les synthèses fondamentales sur l’illustration tchèque se consacrent peu à cette période, passant sous silence un grand nombre d’artistes. L’une des raisons de ce manque d’intérêt réside certainement dans le caractère bilingue de la culture tchèque du XIXe siècle, caractère qui a longtemps été négligé. L’intérêt de l’histoire littéraire s’est ainsi exclusivement porté sur les imprimés en langue tchèque et la bibliographie nationale rétrospective dont le principal critère était l’aspect linguistique (l’expression en tchèque, en slovaque ou en allemand) a procédé de la même façon. Pour cette raison, la bibliographie sur les ouvrages publiés en Bohême et en Moravie a longtemps

­ rfunden und gezeichnet von Anton Gareis. 6 Blätter, Prague et Berlin, C. Henning, E 1831. . Cf. František Horák, Česká kniha v minulosti a její výzdoba [Le Livre tchèque dans le passé et son ornementation], Prague, František Novák, 1948 ; Myriam Bohatcová et al., Česká kniha v proměnách staletí [Le Livre tchèque au fil des siècles], Prague, Panorama, 1990 (ici seulement quelques petits chapitres sur l’illustration éducative de la première moitié du XIXe siècle, p. 360-364 et sur les « pionniers de l’illustration moderne tchèque », p. 366-372). . Knihopis českých a slovenských tisků od doby nejstarší až do konce XVIII. století [Bibliographie des imprimés tchèques et slovaques des origines jusqu’au XVIIIe siècle], vol. I, Zdeněk Tobolka (éd.), Prvotisky (do roku 1500) [Incunables jusqu’à l’an 1500], Prague, Knihkupectví Františka Topiče, 1925 ; vol. II, Tisky z let 15011800 [Imprimés de 1501 à 1800], Zdeněk Tobolka et František Horák (éd.), t. IIX, Prague 1939-1967 (à partir de 1994 ont paru d’autres suppléments).

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Radim Vondráček

fait l’impasse sur les textes dans d’autres langues que le tchèque. Il manque ainsi pour le XIXe siècle une bibliographie de l’importante et riche production des imprimés en langue allemande. Pourtant c’est justement dans ces publications que l’on trouve la plupart des illustrations dignes d’intérêt, œuvres d’artistes de Bohême comme Josef Bergler, Josef Führich, Leopold Friese, Jiří Döbler et également Antonín Gareis déjà mentionné, originaire, comme les autres artistes cités, du milieu germanophone. Au cours des dernières décennies, la recherche des imprimés du XIXe siècle a été de plus marquée par le manque d’intérêt des spécialistes pour la production imprimée de la période relativement « récente », c’est-à-dire après 1800, date de délimitation courante des « imprimés anciens ». Certes, dans les décennies passées, la bibliographie nationale tchèque, qui comportait à l’origine des imprimés du XVe au XVIIIe siècles, a été systématiquement complétée par la production du XIXe siècle, mais cette partie reste uniquement accessible sous la forme d’un fichier manuel conservé à la Bibliothèque Nationale de Prague. Les imprimés de Bohême et Moravie en langues étrangères y man. De la bibliographie « bohemicale » en langue étrangère n’a été publiée, sous forme de CD-ROM, que la première partie consacrée aux imprimés des XVIe et XVIIe siècles : Bibliografie cizojazyčných bohemikálních tisků z let 1501-1800 [Bibliographie des textes bohemicaux en langues étrangères], t. I., Produkce tiskáren na dnešním území České republiky v 16. a 17. století [La Production des imprimeries sur l’actuel territoire de la République tchèque aux XVIe et XVIIe siècles], réunie par Anežka Badŭrová, CD-ROM, Prague, Akademia, 2003. . Plusieurs spécimens intéressants ont été indiqués par Roman Prahl (dir.), Prag 1780-1830. Kunst und Kultur zwischen den Epochen und Völkern, Prague, Eminent, 2000, notamment p. 206-219. . Gareis est né à Klosterfreiheit près d’Ostritz en Haute Lusace, non loin de la frontière de la Bohême. Son origine allemande a certainement contribué au fait que son œuvre ne fut jamais spécialement étudiée dans les Pays tchèques. Sa biographie est le plus souvent tirée d’une ancienne publication consacrée au frère de Gareis : Richard Förster, « Franz Gareis », Neues Lausitzisches Magazin, vol. 89, 1913, p. 1-116, sur Antonín Gareis p. 109 seq. . Voir Jaroslava Pokorná, « Národní retrospektivní bibliografie 19.století včera, dnes a zítra » [La bibliographie rétrospective nationale hier, aujourd’hui et demain] in Štěpánka Běhalová (dir.), Tiskárny a tisky 19. století. Sborník příspěvků z celostátní

Et patati et patata humoristique…

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quent toujours, à quelques exceptions près, et la mise en œuvre d’une base de données qui leur serait consacrée n’est pas pour l’instant envisagée par les institutions bibliographiques tchèques. Un autre problème sérieux est lié au travail des bibliothèques : l’attention des bibliothécaires s’est surtout orientée vers les auteurs des textes, le cas échéant sur le titre, l’incipit etc. Les bases de données contempo­ raines enregistrent très rarement le nom de l’illustrateur. Comment rechercher alors des imprimés où le texte ne représente pas un élément décisif et d’où il peut même être absent ? Ceci concerne par exemple les éditions en cahiers des différentes séries graphiques, albums de modèles, volumes cartographiques, cycles d’illustrations indépendantes etc., que l’on ne retrouve que difficilement dans les bibliothèques et qui ne sont pas faciles à trouver non plus dans des collections graphiques, car les musées se sont concentrés sur l’acquisition et l’inventaire de feuilles séparées. Les inventaires ne nous apprennent souvent même pas que ces imprimés sont conservés dans un ensemble unique, doté d’un titre, d’une introduction ou d’une couverture originale. Ce sont précisément ces minces volumes de feuilles graphiques, rares dans les bibliothèques, qui sont artistiquement les plus intéressants dans la production tchèque du début du XIXe siècle. Ils jouent, comme nous le verrons plus loin, un rôle clé dans l’œuvre d’Antonín Gareis par exemple. Ils nous permettent aussi de nous interroger sur les limites et la délimitation de la notion d’« illustration », à savoir si on peut intégrer ces œuvres dans la notion générale d’illustration. Le plus souvent, on entend effectivement par cette notion des images que l’on trouve dans des livres ou revues, et qui se rattachent à un texte concret. La recherche sur l’illustration tchèque konference, Jindřichův Hradec 3.-4. září 1997 [Actes du colloque national imprimeries et imprimés du XIXe siècle, Jindřichův Hradec 3 – 4 septembre 1997], Jindřichův Hradec, Okresní muzeum, 1998, p. 22-24.

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ne s’est pas spécialement consacrée aux cas où le texte disparaît ou à ceux dans lesquels sa présence est marginale. Elle ne s’est pas non plus consacrée à l’évolution générale de la relation entre le texte et l’image et n’a donc pas enregistré les transformations essentielles qui se sont produites dans l’illustration, par exemple le fait que l’on peut observer une émancipation notable de l’image par rapport aux modèles littéraires depuis le XVIIIe siècle. Alors que la compréhension des allégories baroques dépendait des exégèses, à partir des Lumières, l’illustration a tendu de plus en plus à parler pour elle-même et à se libérer du « substrat » littéraire. De façon similaire aussi, d’autres disciplines artistiques se sont libérées des contraintes de l’allégorie (paysagisme, vedute, représentations de genre). Elles aussi se sont servies de moins en moins des codes littéraires, sans la connaissance desquels les représentations restaient incompréhensibles auparavant. L’exigence de clarté explicite faite à l’illustration dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle fait écho au débat philosophique sur les sens, notamment sur le sens visuel, et sur le rôle clé des images explicites et des symboles aussi bien pour la connaissance que pour la création artistique. En Allemagne (notamment sous influence de Christian Wolff et Alexander Gottlieb Baumgarten) et en France, on a largement discuté des différents types d’imagination et de manières de penser (genera cogitandi) et on a fait le postulat de leur conjonction dans l’idéal de la « cognition vivante »10. . Gottfried Willems, Anschaulichkeit: Zur Theorie und Geschichte der Wort-BildBeziehung und des literarischen Darstellungsstil, Studien zur deutschen Literatur, vol. 103, Tübingen, Niemeyer, 1989, p. 55, 126, 131. . Voir Peter Bürger, « Zur Geschichtlichkeit von Anschauung / Anschaulichkeit als ästhetische Kategorie », in Willi Oelmüller (dir.), Kolloquium Kunst und Philosophie I. : Ästhetische Erfahrung, Paderborn, Schöningh, 1981, p. 41-49. 10. Pour la notion de Wolff de cognitio viva et les discussions sur le caractère imaginatif de la pensée (chez Herder et autres) qui en découlaient cf. Ulrich Gaier, « Denken als Bildprozess. Vorstellungsart und Denkbild um 1800 », in Helmut J. Schneider, Ralf Simon, Thomas Wirtz (dir.), Bildersturm und Bilderflut um 1800 : Zur schwierigen Anschaulichkeit der Moderne, Bielefeld, Aisthesis Verlag, 2001, p. 19-51.

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Dans ce contexte noétique et esthétique, on a souligné de plus en plus souvent la façon vivante de concevoir (lebendiges Anschauen), par opposition aux notions abstraites, sèches11. Ce contexte philosophique apporta une nouvelle justification aux illustrations des livres. L’image livresque a été comprise dans sa spécificité (dans le sens du Laokoon de Lessing12) comme indépendante de la parole, dépassant ainsi les limites qui lui avaient été fixées jusque-là. Cette émancipation a conduit, selon certains chercheurs contemporains, à la naissance de l’illustration dans le vrai sens du mot, car sa notion « présuppose la conscience d’une différence essentielle entre l’art de la parole et l’art de l’image13 ». L’un des domaines où, à la fin du XVIIIe siècle, l’illustration du livre a pu mettre en œuvre ses nouvelles prérogatives a été celui du livre d’images pour enfants. Le nouveau genre de l’illustration éducative que l’on rencontre dans les abécédaires, syllabaires et encyclopédies illustrées pour enfants (par exemple chez Friedrich Justinus Bertuch à Weimar) tente d’offrir au regard de l’enfant un grand nombre d’informations sans avoir recours à de longs commentaires verbaux. À la différence du type plus ancien de l’Orbis pictus de Comenius, les auteurs de ces livres ne se sont pas contentés de sai11. Cf. par exemple la notion d’« Anschauung » chez Goethe: Christian Möckel, Anschaulichkeit des Wissens und kulturelle Sinnstiftung. Beiträge aus Lebensphilosophie, Phänomenologie und symbolischem Idealismus zu einer Goetheschen Fragestellung, Logos Verlag, Berlin, 2003 (par exemple dans le chapitre « Lebendige Anschauung als Weg der Erkenntnis », p. 29-36). Les classiques allemands ont étendu la catégorie d’« Anschaulichkeit » au domaine de la langue et de la pensée, par exemple pour Herder, même la poésie peut devenir une image sensorielle, cf. Ulrich Gaier, « Denken als Bildprozess », art. cit., p. 47-48. 12. Gotthold Ephraim Lessing, Laokoon : oder über die Grenzen der Malerei und Poesie, Erster Teil, Berlin, Voss, 1766 (première édition). 13. « Übrigens wird es auch erst in diesem Zusammenhang sinnvoll, von Illustrationen zu sprechen. Der Begriff der Illustration setzt das Bewusstsein einer wesensmässigen Unterschiedlichkeit von Wort-und Bildkunst voraus. », Gottfried Willems, Anschaulichkeit, op. cit., p. 131.

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sir les notions, en ne représentant que les traits caractéristiques des figures ou des situations, mais ils ont essayé de saisir de la façon la plus véridique possible les détails censés amener le lecteur à une observation attentive et à une réflexion autonome sur ce qu’il voit14. Les illustrations destinées aux adultes avaient pour but d’attirer l’attention de façon assez similaire, qu’elles aient accompagné des ouvrages didactiques, scientifiques ou bien des textes littéraires. Les images livresques ellesmêmes visaient à instruire ou à raconter des histoires, sans soutien ­verbal. De nombreuses publications imagées virent alors le jour, dans lesquelles le texte était souvent réduit à une introduction ou à un commentaire. À cette catégorie appartienent les ouvrages topographiques ou historiques, par exemple les albums d’« images de l’histoire » patriotique, ainsi que les cycles autonomes d’illustrations sur les motifs de célèbres œuvres littéraires, en poésie ou en prose. Ces derniers conservaient bien un certain lien avec leur modèle littéraire, mais les artistes les traitaient plus librement, interprétant subjectivement le texte, choisissant des passages clés de la narration, toujours en quête d’une représentation saisissante. De la production tchèque de la première moitié du XIXe siècle, rappelons au moins deux exemples concrets de cette tendance. Le premier est le cycle des scènes inspirées par la fameuse ballade de Gottfried August Bürger Le Chasseur sauvage (Der wilde Jäger) dessiné par le célèbre élève de l’École des beaux-arts de Prague Josef Führich, puis transposé à l’eau-forte par Antonín Gareis en 182715. Les images jouent ici le rôle principal, ­tandis 14. Pour la problématique théorique des livres d’enfants illustrés voir Jens Thiele (dir.), Das Bilderbuch. Ästhetik-Theorie-Analysen-Didaktik-Rezeption, Oldenburg, Isensee Verlag, 2000. 15. « Der wilde Jäger von Bürger in 5 bildlichen Darstellungen, gezeichnet von Joseph Führich, radiert von Anton Gareis, und mit kritischen Aufsätzen begleitet von Anton Müller k.k. Professor der Aesthetik an der hohen Schule zu Prag. Herausgegeben durch Peter Bohmanns Erben, Prag, 1827 », Prague, héritiers de Peter Bohmann, 1827.

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que les vers de Bürger ainsi que les commentaires du poète et spécialiste en esthétique Anton Müller, écrits sous la forme de lettres à un cousin, se trouvent au second rang. On observe la même situation dans le cas du célèbre album patriotique sur les motifs de l’histoire de Bohême, L’Histoire de la Bohême en images (Dějiny české v obrazích), publié en cahiers de 1820 à 1833 sous la direction du peintre et lithographe pragois Antonín Machek16. Les images lithographiées selon les dessins de Josef Führich, Josef Bergler, Antonín Machek, Leopold Friese, entre autres, l’emportent sur le commentaire bilingue écrit par l’historien Václav Hanka, commentaire qui manque d’ailleurs dans de nombreux exemplaires. Par leur inventivité visuelle, les compositions historiques retenaient sans doute plus l’attention du lecteur que le texte17. Ces exemples, ainsi que les livres illustrés pour enfants, nous permettent d’observer le processus d’émancipation de l’image par rapport au texte. Cette tendance se manifeste encore plus nettement dans une autre partie de l’œuvre graphique d’Antonín Gareis, partie bien plus amusante, à savoir ses scènes humoristiques et caricaturales18. Se battant pour attirer le plus grand nombre de clients possible, les lithographes pragois s’orientèrent 16. Le titre bilingue sur la couverture du premier cahier, imprimé encore chez Adolf Kunike à Vienne en 1820, est le suivant : « Deginy české w obrazích. / Nawržené, w kámen psané a wydané od Ant. Machka, degino- žiwopisce w Praze. / s wyswětlugjcjm textem pro Čechy a Němce. … », « Geschichte der Böhmen oder Czechen in Bildern / Entworfen, lythographirt und herausgegeben von Ant. Machek Historien u. Portraitmahler in Prag./ … Nebst erklärenden Texten für Czechen und Deutschen. … » 17. Antonín Gareis a réalisé pour cet album 14 lithographies, la plupart selon les dessins de Josef Führich (par exemple « le saut de Horymír » du château fort de Vyšehrad). 18. Leur majeure partie fut publié dans le chapitre « Mezi žánrem a karikaturou » (Entre genre et caricature) introduit par Roman Prahl dans cat. Jana Wittlichová, Radim Vondráček (dir.), Litografie aneb kamenopis : Počátky české litografie 1819-1850 [Aux origines de la lithographie tchèque 1819-1850], Prague, Národní galerie v Praze / Uměleckoprůmyslové muzeum v Praze, 1996, p. 88-95.

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progressivement vers des motifs susceptibles d’intéresser les couches bourgeoises les plus larges. Karel Henning et Antonín Machek surtout ont bien ­compris que la demande de séries lithographiques avec des scènes satiriques et humoristiques était bien assurée. Gareis dirigea l’atelier lithographique de Henning à partir des années 1820 et c’est justement là qu’il réalisa un grand nombre de ses idées. La plupart d’entre elles se passent de modèles littéraires ou d’explications verbales. Ainsi les images de la série de Henning Fantaisies folles et scènes anglaises de vie. Pour l’esprit et la bonne humeur sont compréhensibles sans commentaire particulier19. Les silhouettes en noir en blanc renvoient aux très populaires projections de lanterne magique, au cours desquelles on exhibait des images d’esprits et de fantômes, mais elles sont « allégées » par un titre humoristique. À côté des parodies mettant en scène les puissances infernales (par exemple dans la scène tirée du Faust de Goethe) ou des sorcières, il y en a d’autres sur la mode, avec des habits présentés sur des squelettes, ou sur la supériorité du genre féminin, avec par exemple la feuille « Balançoire vivante ». Également de Gareis et éditée par Henning, la série Et patati et patata humoristique pour éveiller une humeur allègre et souriante, publiée sous son titre allemand en 1831, est bien plus difficile à comprendre20. Gareis a réalisé ses scènes « à la manière de Callot », comme l’indique le sous-titre, en lithographie à l’encre, ce qui lui a permis de se rapprocher le plus que possible de l’eau-forte aux morsures multiples de Jacques Callot. Les images sont divisées en plusieurs bandeaux aux correspondances hypothétiques. Au milieu d’une des feuilles, nous voyons un achalandage de victuailles avec une pancarte indiquant des anchois et de la moutarde, à gauche un vétéran de guerre et une vieille devant la loterie, et des deux côtés des pickpockets. 19. Phantasmagorien und englische Sachenbilder. Für Witz und Laune, 1.Heft. 6 Blätter, Prague et Berlin, C. Henning, après 1831. 20. Cf. note 1.

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On ne peut pas exclure que ces motifs aient suivi un texte, mais même ainsi on peut comprendre que le dénominateur commun de cette feuille était le thème du marché et de l’argent, ou plutôt le thème « comment perdre son argent ». En témoignent également les petites scènes des bandeaux supérieur et inférieur. En haut, on voit un bateau naufragé avec des marchandises, en bas des brigands attaquent une calèche. Sur une autre feuille sont représentés des exemples de présomption et d’amour-propre, masculins et féminins : à gauche un homme attifé d’un énorme nœud de rubans autour du cou chancelle, à côté se tient une matrone coiffée d’une tresse, assise dans une attitude hautaine ; à droite, on fait le portrait d’un officier, les pieds et les mains garrottés. On peut lire de la même manière les motifs des deux autres bandeaux : en bas nous voyons un pigeon « gonflé » et une pipe et un balai se faisant la révérence ; en haut se déroule, à côté d’une casserole et d’un sceau, une bataille entre des pantoufles et des bottes de cavalier à éperons. Une gamme encore plus riche d’allusions et de sens cachés est mise en jeu dans la suivante des six feuilles lithographiées au milieu de laquelle nous regarde un cordonnier chargé d’un encombrant collier de chaussures autour du cou. À côté de lui, une servante se penche sur la margelle d’un puits en puisant de l’eau dans son seau, à sa gauche, la jupe d’une lavandière est soulevée par le vent. Si l’on ajoute à ce groupe les autres personnages à droite, une laitière pliée en deux et un homme barattant le beurre, nous sommes amenés à penser aux connotations érotiques éventuelles de ces motifs. « Le seau », « la traite », « le barattage du beurre » et les « coups d’alêne » d’un cordonnier appartenaient tout à fait au répertoire des doubles sens et allusions piquantes du temps, qui étaient l’épice de telles scènes et que l’on rencontre également dans la poésie de l’époque. Aujourd’hui nous ne sommes pas en mesure de déchiffrer toutes les scènes représentées par Gareis, si ce n’est approximativement. Des explica-

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tions trop rationnelles et analytiques de ces inventions picturales s’avèrent souvent vaines. Certaines des « blagues » de Gareis rappellent le sens de l’humour du poète et prosateur Josef Jaroslav Langer. Celui-ci publia à la même époque – en 1832 – sa prose satirique Une journée à Kocourkov, où Kocourkov représente une ville ou un village où tout va de travers…21. Dans cette ville imaginaire (tout comme dans le Krähwinkel allemand) tout est à l’envers, par exemple des personnes en bonne santé se servent de béquilles pour épargner leurs pieds. Ce texte est une satire des bourgeois circonspects et prétentieux qui font bêtise sur bêtise. L’humour de Gareis trouve souvent son origine dans des choses et des situations mises à l’envers. Nous connaissons par exemple ses petites scènes avec le célèbre baron de Münchhausen ou encore une lithographie où le boucher et le bœuf échangent leurs rôles : le bœuf vend au marché le boucher bien dépecé. En nous interrogeant sur les séries humoristiques de Gareis, nous sommes amenés à problématiser la notion de l’illustration. La relation à un modèle textuel quelconque, même à un spectacle, n’a pas été pour l’instant établie ; nous ne possédons aucun commentaire, aucune indication. Nous avons malgré tout l’impression que l’image joue ici avec des significations comme un écrivain peut jouer avec les mots. Nous y retrouvons un enchaînement significatif de motifs, un jeu d’associations et de parallèles, un humour verbal qui se sert des moyens linguistiques. Le contexte littéraire est cependant présent au moins à un autre titre : le renvoi à Jacques Callot et à sa figuration fantastique et grotesque n’est pas arbitraire. Gareis se déclare non seulement admirateur du célèbre graveur, mais également partisan de la poétique romantique, plus concrètement de l’œuvre d’ E.T.A. Hoffmann, admirateur lui aussi de la vision du monde inventée par Callot. Il est probable que Gareis connaissait les célè21. Josef Jaroslav Langer, « Den v Kocaurkowě », Časopis českého museum, VI, 1832, p. 18-53, 283-313.

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bres Fantaisies à la manière de Callot d’E.T.A. Hoffmann. Cette œuvre est parue pour la première fois en Allemagne dans les années 1814-1815, donc encore à l’époque du séjour de Gareis en Allemagne22. La préface de cette œuvre est devenue le plus célèbre hommage littéraire à Callot : Hoffmann y admire ses figures dessinées d’un trait léger, ses riches compositions conçues à partir d’éléments hétérogènes, l’originalité de sa fantaisie romantique qui se manifeste même dans ses représentations du quotidien23. À la lumière de cette lecture se précise ce qu’a pu signifier cette « manière de Callot » pour Gareis : son intérêt pour la physionomie du quotidien et son regard ironique démasquant le grotesque du monde des bourgeois semblent être remarquablement en phase avec la poétologie de Hoffmann. L’œuvre de Gareis, tout comme celui de Hoffmann, peut être un exemple des corrélations multiples entre le mot et l’image dans l’art du XIXe siècle24. Les corrélations et l’accord mutuel de ces deux modes d’expression sont manifestes chez Gareis, surtout là où l’on possède un certain « mode d’emploi » pour les déchiffrer. C’est le cas de certaines scènes de rue de Gareis où le comique des situations est accompagné de brefs jeux de mots. Dans un ensemble de lithographies des années 1840, l’auteur joue avec le double sens des mots – par exemple un couple d’amoureux pauvres devant un vendeur des saucisses25. Le titre « Quatre sous la paire » (Vier Kreuzer das Parl) 22. Gareis a étudié jusqu’à 1812 à Dresde, il séjourna ensuite brièvement à Berlin, puis vécut en Silésie, à partir de 1818 à Breslau (aujourd’hui Wrocław) ; il a donc pu connaître assez tôt l’œuvre de Hoffmann. 23. Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, « Jacques Callot » in Fantasiestücke in Callots Manier. Blätter aus dem Tagebuche eines reisenden Enthusiasten, Berlin, AufbauVerlag, 1976, p. 14-15. 24. Certains auteurs se sont intéressés à « l’intermédialité » dans l’œuvre de E.T.A. Hoffmann, ainsi par exemple Olaf Schmidt, Callots fantastisch karikierte Blätter. Intermediale Inszenierungen und romantische Kunsttheorie im Werk E.T.A. Hoffmanns, Philologische Studien und Quellen 181, Berlin, Erich Schmidt, 2003. 25. En tchèque et en allemand, les expressions « párek » ou « Parl » signifient à la fois « couple » et « paire », les saucisses se vendant par paires.

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est une allusion ironique à ce qui se vend ici en réalité. Sur une autre feuille, Gareis travaille avec différentes associations du terme « Wach’holder » qui peut faire allusion à un « amant vigilant » (wacher Holder) ou bien au genièvre (Wacholder), plante jadis utilisée pour les avortements. La présence d’un jeune campagnard, vendeur de plantes médicinales, à la porte du jeune couple ajoute à la scène, avec le texte, plusieurs significations sarcastiques, souvent contradictoires26. Gareis a représenté d’autres situations comiques aux titres ironiques, ainsi dans la série de lithographies à l’encre connue sous le titre Images de la vie pragoise (Bilder aus dem Prager Leben)27 : on y rencontre une fois de plus des vendeurs serviables, des balayeurs malicieux, des servantes gracieuses volontairement aidées par des valets ou des raccommodeurs des casseroles. Avec ces tableaux de genre, parfois presque sardoniques, liées à la vie citadine, Gareis s’inscrit dans la tradition du dessin humoristique cultivée par des élèves et professeurs de l’École des beaux-arts de Prague, y compris son directeur Josef Bergler. Gareis a étudié en Allemagne, il a peut-être même visité Paris, mais après son arrivée à Prague en 1822 il s’est inscrit dans cette école et il a certainement bien connu les dessins et gravures de Bergler. Les vœux de Nouvel An de Bergler, où l’image était également accompagnée de dires ironiques, ont pu inspirer Gareis et ses condisciples. Ainsi, par exemple, sur une eau-forte pour l’année 1816, nous voyons un homme lisant son journal qu’il commente ainsi : « Si tout était aussi vrai que l’arrivée du Nouvel An ! » Les motifs comiques ou moralisateurs de la vie quotidienne ont trouvé leur place dans la peinture de genre et ils ont influencé d’autres domaines, 26. Y compris l’impératif « Amateur, sois vigilant ! » 27. L’ensemble porte un titre bilingue : Bilder aus dem Prager Leben / Obrazy z pražského života, sans autre indication ; c’est Gareis lui-même qui l’a édité - selon la datation des feuilles, en 1847.

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y compris les illustrations de la littérature religieuse, comme le démontrent par exemple les illustrations de l’édition tchèque du traité moralisateur Les Dix Commandements de Dieu de Franz Rittler, publié en 1827 à Prague dans la traduction de Jan Javornický28. Elles prenaient pour modèle les illustrations de Johann Blaschke dans la première édition du livre, en 1818 à Vienne29. L’illustrateur tchèque – il s’agit peut-être de Gareis luimême - a librement transformé le modèle. Si l’on compare les eaux-fortes de Blaschke avec les lithographies de l’édition tchèque, on s’aperçoit que les illustrations pragoises renforcent le côté théâtral et « scène de genre » des situations, la scène est plus succincte, la caractérisation des personnages plus expressive. Le cas de ce livre d’histoires moralisatrices est cependant plutôt exceptionnel, car dans la première moitié du XIXe siècle la littérature publiée en langue tchèque n’était que rarement accompagnée d’illustrations – l’intérêt des ardents patriotes portait surtout sur un renouveau linguistique et une coûteuse décoration aurait augmenté le prix de livres destinés également aux couches populaires. Il semble qu’en Bohême de nombreux illustrateurs et lithographes aient préféré à l’époque des images « sans mots », ce qui explique la vogue de ces différentes séries graphiques, le plus souvent éditées en cahiers. L’œuvre de Gareis en est un bon exemple. Il ne suffit pas d’expliquer ce phénomène par les transformations générales du rapport entre mot et image, il faut aussi en chercher les raisons dans la politique des maisons d’édition et dans les problèmes liés au bilinguisme de la culture en Bohême à l’époque. Le marché du livre, qui d’ailleurs n’était pas très riche, a été divisé entre productions en langue tchèque et productions 28.« Desatero Božích přikázání. K rozjímání vssechněm, kdož se Boha bojí, a dobré swědomí milují. Dle Rüttlera wyložené, a w kamenotisku wyobrazené od Jana Jawornického, Biskupského Notárya a Cýrkwického Faráře. W Praze 1827, písmem Synů Bohumila Haase. », Prague, fils de Bohumil Haas, 1827. 29. Franz Rittler, Die zehn Gebote, in den Unterhaltungen eines Grossvaters mit seinen Enkeln, Vienne, Josef Grämmer, 1818.

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en langue allemande. Ceci a limité la possibilité de grands tirages et menacé économiquement les entreprises d’édition elles-mêmes. Pour cette raison, certains imprimeurs et éditeurs orientèrent leurs efforts vers les lecteurs des deux populations du pays afin d’élargir leur clientèle. L’une des façons de résoudre ce problème était d’éditer des albums illustrés et des séries graphiques dans lesquels la part du texte était réduite ou imprimée dans les deux langues (comme c’est le cas avec l’Histoire de la Bohême en images de Machek). On ne peut s’interroger sur ces œuvres, qui se trouvaient à la limite entre le livre illustré et la gravure libre, uniquement du point de vue de l’histoire de l’art : comme nous l’avons vu, leur interprétation ne peut pas se passer d’une collaboration interdisciplinaire approfondie, de recherches bibliographiques poussées et d’analyses littéraires. Il conviendra aussi de répertorier la gamme plus large des ateliers de lithographes et de graveurs sur ­cuivre qui ont produit encore d’autres formes de dessin appliqué, comme par exemple les jeux de société et les jeux de cartes qui sont souvent l’œuvre d’éminents illustrateurs et dessinateurs, notamment les cartes de transformations réalisées par le graveur Vincenc Raimund Grüner. C’est d’ailleurs de ce dernier que s’est inspiré Antonín Gareis pour ses projets de jeux de cartes. Tout comme dans ses séries humoristiques, nous retrouvons dans ces petits imprimés une inventivité, un esprit et une fantaisie remarquables, les mêmes que nous avons observés dans le contexte de l’illustration tchèque du début du XIXe siècle.

Pour les illustrations de cet article, voir cahier 1, planches I à IV.

Peter Fendi, illustrateur des Ballades de Schiller Sabine Grabner

Dans la collection du prince régnant de Liechtenstein se trouve une série de 30 aquarelles du peintre viennois Peter Fendi (1796-1842) qui illustrent les Ballades de Friedrich von Schiller. Ces œuvres datent des années mille huit cent trente ; les feuilles sont d’assez grand format (24 x 32 cm) et chaque feuille est signée et, à une exception près, datée. Les scènes sont esquissées au crayon, réalisées à l’aquarelle et partiellement rehaussées à la gouache. Les éditions illustrées des poèmes de Schiller, de Goethe, de Wieland ou d’autres poètes allemands étaient très populaires au début du XIXe siècle, comme en témoignent diverses publications des maisons d’éditions à Leipzig, Stuttgart et Tübingen. Citons par exemple les livres de poche Penelope ou Minerva pour lesquels travailla principalement l’illustrateur de Schiller Johann Heinrich Ramberg, entouré de Julius Schnorr von ©Cultures d’Europe centrale n° 6 (2006)

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Carolsfeld ou de Johann Ender. Plusieurs petits cahiers consacrés à une seule ballade furent publiés aussi avec des dessins en silhouettes, comme Le Chant de la cloche (Das Lied der Glocke) ou Le Combat avec le dragon (Der Kampf mit dem Drachen) illustrés par Moritz Retsch ou Chevalier Toggenbourg (Der Ritter Toggenburg) par Gustav Dittenberger. On peut aussi citer un recueil de Ferdinand Lütgendorf von Leimburg qui mêle divers thèmes tirés de Schiller. Le choix des Ballades illustrées par Fendi est révélateur du goût de l’époque ; il s’agit d’ailleurs des plus importants poèmes de Schiller. Fendi n’a pas envisagé d’utiliser ses compositions à l’aquarelle pour illustrer un livre, et ces feuilles n’ayant pas été conçues pour accompagner un texte, il faut les considérer comme des œuvres d’art à part entière. Pour les comprendre, on doit cependant connaître le poème qu’elles illustrent. Fendi a toujours choisi de représenter le tournant ou l’acmé de l’histoire : le nombre des illustrations est ainsi déterminé par les épisodes marquants du déroulement du texte, ce qui implique que le nombre de feuilles consacré à chacun des poèmes varie. Ainsi six aquarelles illustrent Le Chant de la cloche ; pour La Marche à la forge (Der Gang nach dem Eisenhammer) il y en a cinq et pour La Caution (Die Bürgschaft) quatre. Deux aquarelles sont consacrées à chacune des ballades suivantes, Le Comte de Habsbourg (Der Graf von Habsburg), Chevalier Toggenbourg, Héro et Léandre (Hero und Leander), Les Grues d’Ibycus (Die Kraniche des Ibykus), L’Anneau de Polycrate (Der Ring des Polykrates), Le Combat avec le dragon ; une seule feuille illustre les poèmes Fidélité allemande (Deutsche Treue), Le Plongeur (Der Taucher) et Le Gant (Der Handschuh). Comparée aux tableaux de Peter Fendi comme La Fille devant la loterie, 1829 (Vienne, Österreichische Galerie), La Pauvre Veuve de l’officier, 1837 (Vienne, Österreichische Galerie) ou Le Petit Vendeur de Bretzels, 1828 (Vienne, Wien Museum), cet ensemble d’aquarelles est pratiquement

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inconnu. Le public connaît plutôt les aquarelles de Fendi représentant des enfants, des petites images intimes de la vie quotidienne et les scènes de la Cour qui documentent la vie familiale de la Maison impériale. Ces dernières furent commandées par l’archiduchesse Sophie, belle-fille de l’empereur François Ier et mère du futur empereur François-Joseph, qui voulait de cette façon donner à sa mère Caroline de Bavière des nouvelles de l’évolution des petits archiducs. Dans l’aquarelle La Prière du soir, 1839 (Vienne, Albertina), Fendi a représenté le moment où les quatre enfants de Sophie arrêtent de jouer et accourent pour dire leur prière du soir ; cette aquarelle est une des plus intimes que Peter Fendi ait jamais réalisées. On affirme que c’est l’archiduchesse Sophie qui amena Fendi à se consacrer à une lecture approfondie de la poésie de Schiller. On peut supposer par conséquent qu’elle été également l’instigatrice de la collection des Ballades peintes ; le format unifié des feuilles prouve également qu’elles ont été conçues dès le début comme une série. Lorsque les 17 premières feuilles furent présentées en 1834 à l’exposition de l’École des Beaux-Arts de Vienne, elles étaient annotées dans le catalogue comme n’étant pas à vendre. Le premier indice que l’archiduchesse ait été la propriétaire de la collection des Ballades est la page de titre de 1836 portant des armes de la Maison de Habsbourg-Wittelsbach. L’historique des feuilles est le suivant : après la mort de l’archiduchesse, la série reste dans la propriété de l’empereur François-Joseph ; en 1903 elle se trouve selon Schaeffer au château . Thieme-Becker, Allgemeines Lexikon der bildenden Künstler von der Antike bis zur Gegenwart, vol. 11, Leipzig, 1915, p. 382 (Leo Grünstein) ; cat. Peter Fendi. 1796-1842, Katalog der 56. Wechselausstellung der Österreichischen Galerie, Vienne, Österreichische Galerie, 1963 (par Hubert Adolph), p. 10 ; Walter Koschatzky, Österreichische Aquarellmalerei 1750-1900, Vienne, 1987, p. 108 ; Id., Peter Fendi (1796-1842) Künstler, Lehrer und Leitbild, Salzbourg, 1995, p. 67. . Katalog der Akademie-Ausstellung des Jahres 1834, Vienne, 1934, cat. n° 67-72, 76, 77, 117, 166, 170, 171, 178, 182, 183, 187, 188.

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Klesheim, chez l’archiduc Carl Ludwig. En 1915, dans le dictionnaire d’artistes Thieme-Becker, Grünstein indique l’archiduc Ferdinand Carl comme son propriétaire. Ensuite, la série d’aquarelles se retrouva dans une collection particulière au Tyrol du Sud, puis sur le marché de l’art. Depuis 1982 elle fait partie de la collection du prince régnant de Liechtenstein.

L’archiduchesse Sophie, commanditaire de Peter Fendi On ignore toujours à quel point l’archiduchesse Sophie est intervenue dans le programme des ballades à illustrer. Pour l’instant inaccessibles, les archives de l’archiduchesse pourraient contenir des informations sur cette question. On ne sait malheureusement pas non plus à quand remonte le rapprochement du peintre et de l’archiduchesse Sophie. La première aquarelle qui prouve cette relation montre Le Petit François-Joseph avec un grand chapeau haut-de-forme en train de conduire un équipage avec son frère Ferdinand Max (collection particulière) ; elle peut dater de 1833 vu l’âge

. August Schaeffer, Moderne Meister, Vienne, 1903, p. 51. En dépit de l’assertion de Schaeffer, la collection était déjà à cette époque propriété du fils de l’archiduc Carl Ludwig, Ferdinand Carl. Carl Ludwig était décédé sept ans auparavant. . Thieme-Becker, op. cit., p. 384. . Walter Koschatzky, Peter Fendi, op. cit., p. 66. Dans le cas des « deux séries » mentionnées par Koschatzky, il s’agit probablement et des aquarelles et des lithographies selon les copies effectuées par Albert Schindler. Une partie des feuilles a été présenté en 1963 à l’exposition de Peter Fendi à l’Österreichische Galerie (cf. cat. Peter Fendi, op. cit., cat. n° 53-56, 75, 77.) . Walter Koschatzky, Peter Fendi, op. cit., p. 66 ; Id., Aquarellmalerei, op. cit., p. 108. . Le propriétaire du fonds privé et familial habsbourgeois, Dr. Otto HabsburgLothringen, m’a donné l’espoir d’un accès prochain à ces archives.

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des enfants représentés. Koschatzky mentionne des commandes datant déjà de la fin des années mille huit cent vingt et il affirme que l’impératrice Carolina Augusta aurait offert à sa belle-fille Sophie la première feuille, Le Matin des noces (Der Brautmorgen) du Chant de la cloche, portant une dédicace datée le 15 juin 1828, mais il n’en avance pas la preuve. La seule certitude reste donc que Peter Fendi n’était pas inconnu à la Cour et que l’archiduchesse lui avait confié la série des Ballades pour cette raison, et ceci au plus tard en 1831, date que portent les feuilles les plus anciennes. Né en 1796, Peter Fendi était dès les années vingt déjà un peintre renommé. À partir de 1824, il avait participé avec ses peintures aux expositions de l’École des Beaux-Arts de Vienne, et en 1830 le tableau La Fille devant la loterie avait été acheté par la Galerie impériale. Fendi avait également un grand nombre de mécènes dans les classes aisées. Suite à un accident survenu peu après sa naissance, il souffrait d’une malformation de la colonne vertébrale : ne pouvant effectuer que des travaux légers, il gagna principalement sa vie comme dessinateur d’objets d’art de l’Antiquité. Peu après la fin de ses études de dessin et de peinture d’histoire à l’École des Beaux-Arts de Vienne, il a pu étudier et dessiner la collection d’antiques de l’anatomiste et ophtalmologue Joseph Barth. La perfection du dessin qu’il atteignit ainsi lui ouvrit en 1818 l’emploi de dessinateur et graveur au Cabinet impérial des médailles et des antiques, où il travailla jusqu’à sa mort en 1842. Parallèlement à ce travail de dessinateur, il étudia . Walter Koschatzky, Peter Fendi, op.cit., p. 82 ; Gerbert Frodl, Klaus Albrecht Schröder (dir.), Wiener Biedermeier. Malerei zwischen Wiener Kongress und Revolution, Munich, Prestel, 1992, cat. n° 122 (De façon erronée, on mentionne ici l’archiduc Carl Ludwig qui est né seulement en juin 1833). Hubert Adolph suppose que le contact était établi la même année par le comte Moritz Dietrichstein, car celui-ci dirigea à partir de 1833 le Cabinet impérial des médailles et des antiques et était ainsi le supérieur direct de Fendi (Walter Koschatzky, Peter Fendi, op. cit., p.64, il renvoie à Hubert Adolph, Peter Fendi, Phil. Diss., Innsbruck, 1951, p. 26). . Walter Koschatzky, Aquarellmalerei, op. cit., p. 108.

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l’art néerlandais du XVIIe siècle, s’investit dans la peinture à l’huile, l’eauforte et la lithographie.

Peter Fendi, illustrateur des Ballades de Schiller La commande d’illustrer à l’aquarelle les Ballades de Schiller représenta pour le peintre un nouveau défi. Il y avait là d’une part une difficulté technique, car il n’avait jamais travaillé à l’aquarelle que pour de petites études, comme nous le verrons plus tard ; d’autre part il n’avait pas vraiment d’expérience du commentaire pictural d’un texte littéraire : il avait certes étudié ce domaine dans la classe de peinture d’histoire à l’École des BeauxArts, mais il ne l’avait jamais vraiment pratiqué. Il n’est donc pas étonnant qu’il se soit inspiré, au début, d’illustrations existantes. Ainsi la seconde feuille du poème historique Le Comte de Habsbourg de 1832 présente certaines similitudes avec l’illustration de Johann Friedrich Ramberg publiée peu de temps avant dans le livre au format de poche Penelope :  « À Aix-la Chapelle, dans l’antique salle, Le roi Rodolphe, revêtu de ses ornements impériaux, Était assis dans sa majesté sacrée Au festin solennel de son couronnement.10 »

Rodolphe écoute un chanteur lui raconter une histoire qui s’est passée il y a longtemps dans une forêt sombre où le jeune comte de Habsbourg offrit son cheval à un prêtre pour qu’il puisse se dépêcher auprès d’un malade avec ses sacrements. Chez Ramberg on peut voir Rodolphe qui écoute, plongé dans sa méditation. Fendi en revanche représente l’empereur au moment où il reconnaît le prêtre dans la personne du chanteur et où, ému, 10. Léon Mis, trad. fr., Ballades de Goethe et de Schiller, Paris, Aubier / Montaigne, Paris, 1943, édition bilingue, p. 310-317.

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il dissimule ses larmes : « et cache ses larmes, qui coulent abondantes »11. Cependant la composition qui représente le souverain assis à gauche, seul à une table sous un baldaquin, et le prêtre jouant de la harpe est très similaire chez Ramberg et Fendi, tout comme le décor gothique tardif qui ne pouvait pas être considéré comme « antique » en 1273, lors de l’élection du roi romain. De même la seconde feuille du Chevalier Toggenbourg, également de 1832, rappelle la composition de Ramberg publiée en 1823 dans Penelope qui montre le héros en ermite devant sa cabane. Fendi a cependant ­complété la représentation par la vision de l’homme, vision que l’on peut ­comprendre comme un élargissement du texte de Schiller, car le poète écrit : « Ses yeux sont tournés vers le couvent, là-bas; il regarde, des heures entières, la fenêtre de la bien-aimée, jusqu’à ce qu’il l’entende s’ouvrir, jusqu’à ce que la gracieuse et chère image se montre et se penche vers le vallon, paisible et douce comme celle d’un ange.12 »

Fendi ne s’est pas contenté du regard de la bien-aimée de la fenêtre, comme par exemple Gustav Dittenberger dans ses dessins en silhouettes de 1823, ou bien Philipp Foltz qui, alors même que Fendi réalisait les aquarelles inspirées par les Ballades de Schiller, décorait les murs du bureau de la reine de Bavière dans la Résidence munichoise avec des illustrations des mêmes poèmes. Chez Fendi la dame apparaît comme un fantasme, sous la forme d’une mariée qui porte un long voile et une couronne de myrte. Finement dessinée, la figure se dresse au-dessus de la vallée profonde qui sépare l’ermitage de l’église située au sommet de la montagne. 11. Léon Mis, ibid., p. 322-323.  12. Léon Mis, ibid., p. 244-245.

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L’année suivante, en 1833, lorsque l’artiste exécuta les cinq aquarelles pour la ballade La Marche à la forge, les illustrations livresques publiées n’avaient déjà plus aucune importance pour lui. Fendi compléta ses illustrations de nombreux éléments censés faciliter la compréhension de l’histoire. Les enfants en train de jouer, la représentation touchante de la mère et de son enfant, ainsi que l’attitude libre des rudes compagnons à la forge, tout cela indique que Fendi avait trouvé sa propre voie, car l’enrichissement des scènes par des détails narratifs caractérise désormais toutes ses œuvres, peintures ou aquarelles. Une conception similaire se manifeste également dans l’œuvre de Philipp Foltz déjà mentionnée. On ignore si Foltz et Fendi se connaissaient, mais l’archiduchesse Sophie qui, issue de la maison royale de Bavière, ­restait en relation épistolaire avec sa famille, a pu recevoir de Munich l’un ou l’autre projet d’illustration des Ballades de Schiller par Foltz. On peut par exemple comparer la manière dont les deux artistes ont illustré la scène dans l’église : « Puis, lorsque le prêtre s’incline pieusement, /et, tourné vers l’autel, / ­montre, dans ses mains levées vers le ciel, / le Dieu présent »13. Les deux artistes représentent le valet Fridolin de profil, en enfant de chœur, tenant d’une main la chasuble du prêtre et sonnant la cloche de l’autre. On ne peut donc exclure que Fendi ait été inspiré par la composition de l’artiste munichois, mais Fendi suit le texte plus en détail en faisant participer à la messe ­uniquement des gens âgés, mères et enfants, tandis que la porte ouverte montre les moissonneurs au travail : « car c’était le temps de la moisson, et dans la grande chaleur des champs les moissonneurs travaillent avec ardeur. Aucun enfant de chœur n’était venu qui pût servir la messe selon les rites.14 »

13. Ibid., p. 266-267.  14. Ibid., p. 264-265.

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Pour les six aquarelles inspirées par Le Chant de la cloche, le plus célèbre poème de Schiller, Fendi s’engage dans une voie complètement nouvelle. Il réussit à évoquer le son solennel et métallique de la cloche sans pourtant la représenter. Présente dans chacune des scènes, la sensation acoustique est en fin de compte rendue par leur ambiance, car à la campagne, comme chacun sait, le son de la cloche est un élément important de la vie. Selon l’expression de Schiller, sa bouche métallique se consacre seulement aux choses éternelles et graves. La cloche accompagne l’homme au baptême et au mariage, elle l’avertit de l’orage et des catastrophes, elle annonce la mort, et ses battements réguliers lui rappellent le caractère passager de la vie. La série de Fendi situe justement le cours de la vie dans une perspective d’éternité, conformément aux intentions de Schiller. Cependant les scènes ne se déroulent pas en ville comme l’avait voulu le poète, mais à la campagne. Le personnage principal n’est donc pas, chez Fendi, un bourgeois, mais un paysan. Ce qui est encore plus frappant, c’est que chaque feuille saisit une histoire complète en elle-même ; on ne peut que rarement discerner un lien entre elles, concrétisé par exemple par la présence récurrente de personnes ou d’objets. L’ambiance des scènes diffère également d’une illustration à l’autre, ainsi l’église est située une fois au bord d’un lac, une autre fois dans un pré ou au pied d’une montagne. Il se peut que le peintre ait eu l’intention de souligner ainsi la valeur universelle du poème de Schiller. Cette série est donc plus qu’une illustration, elle est un commentaire. Dans ce sens, l’artiste s’est servi d’un riche langage symbolique : il a intégré un rouet et une cage ouverte dans la scène où le jeune homme voit pour la première fois la jeune fille, ou encore il fait pousser des chardons à côté du tombeau qu’on prépare pour l’épouse défunte. Quelques allusions historiques sont également intéressantes : ainsi le buste de l’empereur François Ier en César romain situé dans le coin de piété à côté d’un tableau représentant le Bon Pasteur et un autre tableau figurant la Mère de Dieu peuvent renvoyer à l’identité

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de la protectrice de Fendi. On ne s’attendrait cependant pas à voir le buste d’Andreas Hofer, héros de la résistance tyrolienne contre Napoléon, figurer en bonne place en haut de la feuille qui représente le matin du mariage. Laissons de côté la question de savoir s’il s’agit ici d’une prise de position politique du peintre Fendi en 1833 ou bien d’un essai maladroit du citadin Fendi pour localiser la scène. En tout cas, la chambre paysanne ne peut pas se trouver dans les montagnes d’Autriche occidentale car l’église que nous voyons par la fenêtre est typique de la Basse-Autriche et de la Moravie : plus concrètement, il s’agit de la façade de l’église Heiligenstädter à Vienne15. Le Chant de la cloche faisait partie des compositions les plus connues de Fendi au XIXe siècle, certainement en raison de sa diffusion sous la forme de lithographies réalisées par Friedrich Leybold d’après les copies effectuées par Albert Schindler, un élève de Fendi16. Si l’on considère que les illustrations n’existent jamais « en soi », mais qu’elles fonctionnent plutôt comme instrument de la connaissance, aidant à la compréhension des textes, le degré de popularité des dessins de Fendi pour la Cloche est étonnant. Cependant il faut considérer qu’à l’époque on avait plutôt tendance à être éduqué par le texte et par l’image ensemble. Cette attitude générale explique certainement la large popularité de ces Ballades de Schiller, « contes moralisateurs en strophes » selon Mecklenburg17. En principe, chacun des poèmes, qu’il se déroule dans l’Antiquité, au Moyen Âge ou dans l’époque contemporaine, se rapporte à un comportement idéal, renvoyant aux positions exemplaires des protagonistes et à des sentiments admirables. À ce moment au plus tard, Fendi comprit que le message moralisateur de ces poèmes pouvait être transmis avec plus de per15. Cf. la Vue de l’église Heiligenstädter par Peter Fendi, Vienne, Wien Museum, inv. n° 18.442. 16. Vienne, Wien Museum, inv. n° 99.085/1-6. 17. Helmut Koopman (éd.), Schiller-Handbuch, Stuttgart, Alfred Kroner,1998, p. 322.

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tinence si l’histoire était représentée de façon plus proche de la vie. Ainsi les quatre feuilles de la troisième Ballade, La Caution (Die Bürgschaft), représentent un cycle complet. Le personnage principal n’a que trois jours pour régler ses affaires familiales. S’il tarde, son ami qui garantit son retour mourra sur la croix. Le temps qui presse intensifie la représentation de la troisième feuille où il se dépêche à travers la foule pour sauver son ami. L’éclairage des scènes correspond à la chronologie de l’histoire : la première feuille montre le ciel dans les couleurs du matin, le retour du héros est dépeint dans les couleurs du soleil couchant, le crépuscule du soir tenu dans une tonalité chaude est l’ambiance de la dernière image où le Tyran de Syracuse, ému par cette amitié indéfectible, prononce les mots célèbres : « Acceptez-moi pour compagnon ; /exaucez ma prière,/ et permettez-moi d’être en tiers dans votre union18 ! » Peter Fendi et la peinture d’aquarelle Les feuilles pour La Caution datent des années 1834 et 1835. Non seulement l’interprétation du texte est remarquable, mais aussi la technique de l’aquarelle. Rappelons que lorsqu’il commença son travail sur le thème des Ballades, Fendi connaissait à peine cette technique à laquelle il n’attribuait pas la valeur d’une représentation picturale de plein droit. Jusque-là, il considérait l’aquarelle comme un moyen technique approprié à l’ébauche rapide de scènes, aux études préparatoires d’une composition picturale19. Ses petites vues laissaient déjà présager son talent dans ce domaine. Les feuilles des Ballades sont d’un format relativement grand, ce qui a constitué un défi supplémentaire pour l’artiste. En plus, chacune des illustrations devait couvrir l’intégralité de la feuille. Le côté fragmentaire des études 18. Léon Mis, Ballades, op. cit., p. 294-295. 19. Cf. les reproductions dans Walter Koschatzky, Peter Fendi, op. cit.

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préparatoires effectuées sur des tout petits papiers20 devait être évité dans le grand format, et cela a été apparemment particulièrement difficile car la technique d’esquisse et celle de réalisation étaient identiques. La comparaison entre les premières et les dernières feuilles des Ballades montre comment l’artiste a surmonté cette difficulté. Comparé avec la représentation de la ville de Syracuse dans La Caution, sa profondeur avec la silhouette de l’Etna à l’arrière-plan, ou avec les couleurs douces, magistralement harmonisées de L’Anneau de Polycrate de 1835, la première feuille du Chevalier Toggenburg de 1832 donne une impression de maladresse et de lourdeur. La texture de cette vue est sèche et les petits coups de pinceau trahissent un manque d’assurance technique. En plus, Fendi a utilisé au début la gouache, qui se rapproche, par ses qualités opaques, couvrantes, de la peinture à l’huile. Les plans blancs ne sont pas libres, mais rehaussés par le blanc, les nuances sont atteintes par superposition de plusieurs couches qui confèrent à cette vue un caractère compact. En ce qui concerne la composition également, l’art de Fendi a rapidement évolué. Ici, nous devons à nouveau mentionner le rôle de l’archiduchesse Sophie, car c’est elle qui le soutint par une commande importante qui constitua le plus grand défi pour lui à cette époque : celle de la Réunion familiale, une aquarelle de grand format datant de 1834 représentant 37 membres de la famille impériale réunis dans une conversation détendue (collection particulière). C’est à ce moment au plus tard qu’il perfectionna sa technique. Après cela, aucun défi ne devait plus l’effrayer, pas même la scène du Plongeur où une foule de spectateurs veut être témoin du second saut du Plongeur dans les eaux déchaînés, saut qu’il va risquer bientôt par amour de la fille du roi ou par soif du pouvoir, mais auquel il succombera. Les 20. Les études préparatoires pour les illustrations des Ballades se trouvent dans les collections du Wien Museum, de l’Albertina de Vienne, dans la collection du ­prince régnant de Liechtenstein et dans des collections particulières.

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têtes et les corps sont positionnés avec une véracité étonnante, ils occupent l’espace nécessaire et leur physionomie est reconnaissable même dans les derniers rangs. À titre de comparaison, je rappellerai la scène du Comte de Habsbourg de 1832, dans laquelle Fendi dépeint en détail les princes électeurs au premier plan, les autres personnages et le peuple à l’arrière-plan n’étant en revanche que superficiellement traités, parfois seulement par des taches de couleur. *** Le travail pour illustrer les ballades de Schiller a eu une grande importance dans l’œuvre de Fendi. On peut même affirmer que son art a gagné en maturité grâce à cette tâche et qu’avec elle il est devenu le plus important dessinateur de son temps à Vienne. La couleur finement posée, d’une intensité éclatante mais en même temps transparente, caractérise les aquarelles que Fendi a réalisées jusqu’à sa mort en 1842. On ne sait pas ce que l’archiduchesse Sophie voulait faire avec ces aquarelles, car les documents à ce sujet nous manquent. Il se peut qu’elle ait envisagé de créer à la Hofburg une chambre dédiée au poète. Pour cela, elle se serait alors inspirée du bureau de la Résidence munichoise aménagé au même moment par Philipp Foltz avec l’aide de Wilhelm Lindenschmidt. En considérant qu’un tel projet ait existé, il était de toute façon condamné après la mort de François Ier et les mesures d’austérité adoptées par Ferdinand Ier. En 1836 Fendi créa la dernière feuille de cet ensemble d’illustrations, la feuille de titre ; ces aquarelles qui avaient peut-être servi auparavant à des fins édifiantes devinrent ainsi, en tant que portfolio, un objet de délectation privée. Pour les illustrations de cet article, voir cahier 2, planches XI à XIV.

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Quelles que puissent être ses qualités, l’illustration reste le plus souvent considérée comme une discipline artistique minorum gentium. Opérant en général sur une petite échelle et à l’aide de ses propres techniques (dessin, gravure), assez fréquemment négligée car subordonnée au texte, elle garde un statut de parent pauvre par rapport au « grand art » de la peinture. Par ses liens étroits avec le texte, l’illustration semble avant tout un champ de recherche particulièrement adapté pour l’analyse de la relation mot-image, alors que par ailleurs son étude relève du même type d’analyse que l’ensemble des arts visuels. Ayant conscience de la complexité de ces problèmes, nous souhaitions juste rappeler le statut secondaire de l’illustration pour présenter ici un cas paradoxal : la carrière d’une illustration ©Cultures d’Europe centrale n° 6 (2006)

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qui accède à un statut autonome et atteint pour le grand public le statut de « grand art », d’art suprême, en remplissant et réalisant un rôle non seulement important mais élevé et sublime, tout en révélant par là-même tous les problèmes posés par la peinture d’histoire, dans le sens traditionnel et académique du terme. Ce cas spécial et bien particulier est constitué par l’ensemble des dessins que contiennent les cycles de l’artiste polonais Artur Grottger (1837-1867). Exécutés dans les années 1861-1866, ces compositions se rapportent aux dramatiques événements contemporains provoqués par le soulèvement polonais contre la Russie, sous le pouvoir de laquelle se trouvait durant tout le XIXe siècle la plus grande partie des territoires polonais. L’insurrection éclata en janvier 1863 et dura jusqu’au printemps 1864. Les meneurs furent alors pendus et une terrible vague de répressions toucha tous ceux qui avaient pris part à l’insurrection : peine de mort, bagne, déportation à vie ou à très long terme en Sibérie, confiscation de tous les biens, énormes amendes et contributions. Sur le plan politique, la défaite et la déroute de l’Insurrection entraînèrent la liquidation pure et simple des quelques ves­ tiges d’autonomie du Royaume de Pologne et finalement l’intégration de ces territoires à l’empire russe. Il sera peut-être utile ici de faire un bref rappel historique : l’État polonais avait cessé d’exister en 1795 suite au partage de son territoire entre la Russie, l’Autriche et la Prusse ; il ne retrouva son indépendance qu’en 1918, à la fin de la Première Guerre mondiale. Cet état d’esclavage poli­ tique eut pour conséquence, a contrario, que presque tout l’art polonais du XIXe siècle dut passer sous les fourches caudines des servitudes patriotiques, qui le formèrent tout autant qu’elles le déformèrent. L’art de Grottger est précisément reconnu comme le plus parfait exemple de cet art patrioticomartyrologique, et ce à juste titre.

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Tout d’abord quelques mots sur l’auteur. La vie de Grottger remplit toutes les conditions requises pour créer la légende biographique de l’artiste modèle, merveilleusement doué, conscient de sa vocation artistique, noble, altruiste, aimé de tous, beau… Ayant surmonté ses erreurs de jeunesse, il devient un artiste décidé à consacrer sa vie au service de la Patrie… Il rencontre l’amour idéal et meurt de la tuberculose, à l’âge de 30 ans, au sommet de sa réussite artistique. La légende autour de son nom, qui s’était déjà forgée de son vivant, ne souffrit aucunement du fait que lui, le plus polonais des artistes polonais, n’était pas un Polonais « en chair et en os ». Son père était l’enfant naturel d’un comte polonais et d’une gouvernante française ou suisse de la maison des Grottger, maison dont il reçut ce nom à consonance germanique. Sa mère, dont le nom de jeune fille était Blahao de Chodietow, était quant à elle d’origine polono-hongroise. Habitant les vastes étendues et les territoires multinationaux de la monarchie austro-hongroise, la famille du peintre dépendait du pouvoir autrichien. La légende ne se troubla pas non plus du fait que l’artiste ait vécu et créé presque tout le temps à Vienne, dans un milieu artistique cosmopolite ; par conviction il était assez libéral, pas particulièrement religieux, et entretenait des sympathies slavophiles, ce qui parmi les Polonais relevait de la rareté. Né en Podolie (aujourd’hui en Ukraine) en 1837, Artur Grottger ­commença ses études à Lemberg, puis à Cracovie, et les continua à Vienne et ensuite à Munich. Ces deux derniers centres artistiques définissent les deux pôles artistiques entre lesquels son art ne cessera d’osciller. D’un côté, le style Biedermeier viennois tardif, avec sa Gemütlichkeit, son côté agréable, une anecdote claire et sentimentale, une illustration littérale, une vignette décorative, une prédilection pour les charmes révélés par le quotidien. De l’autre côté, Munich, les œuvres de Kaulbach et de Cornelius qui éveillè. Grottger est mort en 1867 dans le sud de la France, à Amélie-les-Bains où il était en cure.

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rent chez ce jeune artiste le désir d’un art élevé, universel, symbolique. Par contre, on peut, en se référant au vieux schéma de Wilhelm Pinder sur les générations, inscrire Grottger dans cette génération qui apparaît après celle du Biedermeier -« ces maîtres de ce qui est proche » (nach den Meistern der Nähe), petit, quotidien, pratique - génération qui passe du côté des « maîtres du lointain pathétique » (der pathetischen Ferne), élevé, mythifié, héro­ ïque. Ici réside la source des tensions internes à son art. Parmi les travaux de jeunesse de Grottger, on peut distinguer d’un côté ceux qui relèvent d’une tentative assez conventionnelle de composer des tableaux historiques à caractère anecdotique ou sensationnel, peints encore dans le cadre de ses études à Vienne, de l’autre ceux qui s’inscrivent dans le cadre de son intense collaboration avec les revues et les magazines illustrés viennois, auxquels il livrait pour des raisons financières des dessins, eux-mêmes transposés sur bois par des xylograveurs professionnels. Parmi toutes les illustrations de Grottger, il existe une très grande variété de dessins : compositions sur des thèmes historiques et ethnographiques, dessins de reportage sur des événements contemporains, scènes de genre illustrant des romans à la mode, scènes de contes, vignettes. Toutes ces productions prouvent un bon savoir-faire, mais ne sortent pas de l’ordinaire. En revanche, ses cycles de dessins traitant du thème, alors plus qu’actuel, de l’Insurrection nationale assurèrent à l’artiste une place à part et insolite dans le monde de l’art polonais. Le premier de ces cycles, Varsovie (Warszawa), vit le jour en 1861 sous l’impulsion des rumeurs et des nouvelles relatant la répression violente de la grande manifestation patriotique qui avait eu lieu dans l’ancienne capitale de Pologne. L’inspiration formelle, dont l’origine trouvait sa source dans les cartons, tant admirés par Grottger, des artistes allemands - Kaulbach, . Musée National, Wrocław.

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Rethel, Schwind… - fut ici mise à profit pour une symbolisation visuelle des événements et incidents qui venaient d’éclater. Sous le titre Aus der Warschau, le cycle fut exposé au Kunstverein viennois à l’automne de la même année, suscitant l’intérêt non seulement du public polonais, mais entraînant aussi pour l’artiste les premières chicanes et restrictions approuvées et appuyées par la censure. Peu de temps après fut édité un album comportant des photographies de ces dessins réalisées par la firme Miethke und Wawra ; l’album était dédié « à la mémoire des compatriotes tombés ou blessés dans les rues de Varsovie et à l’éternelle honte des assassins le 27 février – 8 avril » de l’année1861. La plupart des tableaux de ce premier ensemble se rapportent à des événements concrets. Voici les titres que l’auteur donna lui-même aux scènes de ce cycle : Bénédiction, Le Peuple à l’église, Un paysan et un noble, Les Juifs de Varsovie, Première victime, Une veuve, Fermeture des églises. Ce ne sont cependant pas des scènes relevant du reportage journalistique stricto sensu, genre d’ailleurs pratiqué par Grottger illustrateur, car ces images donnent un tableau symbolique des événements, incidents, attitudes et atmo­sphères ; représentant soit un personnage, soit de petits groupes, elles sont à la fois monumentales et pathétiques dans leur expression, malgré le réalisme des costumes et de certains détails très « parlants ». L’accueil enthousiaste que ces dessins reçurent et le rôle qu’ils jouèrent dans la propagande en faveur du sort de la Pologne incitèrent l’artiste à composer et éla­borer une nouvelle version de ce cycle en vue de l’exposition de Londres en 1862. Prévus pour un public non polonais, ces nouveaux dessins expriment les choses de manière plus explicite, plus compréhensible ; ils sont moins spontanés, plus riches en détails et composés avec plus d’application. Il y avait cependant parmi eux des tableaux assez exceptionnels en comparaison de ceux que Grottger avait jusqu’alors créés, ses travaux ayant été privés jusque-là de vues ou de panoramas au contenu symbolique – on pouvait y découvrir

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la Place du Château royal de Varsovie dévastée (pl. 9) et le désert sibérien enneigé avec une tombe de déporté ; Grottger a intitulé ces compositions : Rue déserte, dépeuplée, telle qu’elle apparaissait dans la nuit après les combats et Dernier regard sur sa patrie d’un déporté en Sibérie. Ce cycle fut le seul à ne pas avoir été mis en circulation dans le grand public sous forme de reproductions car, avant de le livrer à l’exposition, on n’eut pas le temps de le reproduire, donc d’en faire des tirages ; ayant ensuite trouvé acquéreur, il disparut dans des collections privées, et ce jusqu’en 1988, année où il fut présenté pour la première fois en Pologne. Cette forme de narration cyclique constituée d’images dessinées au crayon et rehaussées à la gouache sur carton se trouva être parlante et très porteuse. C’est pourquoi l’année suivante, en 1863, lorsque éclata l’Insurrection et que l’artiste se décida à ne pas prendre part aux combats, sur les conseils de ses amis et en raison de sa situation familiale, il se mit au travail sur les cycles suivants, ce qui ne fut rien moins qu’une sorte d’expiation. Le cycle Polonia vit le jour dès 1863, durant les combats qui avaient lieu dans les territoires annexés et occupés par les Russes, dans la brûlante et nerveuse atmosphère de conspiration pro-insurrectionnelle, alors que des nouvelles dramatiques lui arrivaient quotidiennement. La réalisation de ce cycle entraîna pour Grottger la perte de sa bourse impériale, obtenue grâce à l’Empereur François-Joseph alors qu’il n’était encore qu’un jeune artiste très prometteur, et également sa rupture avec l’Académie de Vienne. Dans les années 1864-1865, juste après la chute de l’Insurrection, Grottger ­commença à composer le cycle Lithuania, cycle totalement achevé en 1866, après que Grottger eut définitivement quitté la capitale habsbourgeoise. Ces deux cycles sur l’Insurrection, Polonia et Lithuania, se ­ présentent . Victoria and Albert Museum, Londres. . Musée des Beaux-Arts, Budapest. . Musée National, Cracovie.

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comme deux genres poétiques et deux types de construction absolument différents. Leur seul point commun est d’être totalement étrangers au type du dessin de reportage de presse et d’aspirer au « grand art » sous la forme du carton. Polonia prolonge et développe la structure narrative de Varsovie, en ceci que chacun des tableaux dont se compose ce cycle perd toute référence à un quelconque événement concret. Dans les différentes compositions, Allégorie de la Pologne, Recrutement, On apprête les faux, La Lutte, Le Refuge des blessés, La Défense des assiégés, Dévastation, Après la bataille, Le Deuil, les détails réalistes très précis sur l’Insurrection abondent, mais ces scènes ne s’inscrivent aucunement dans une histoire concrète : elles constituent au contraire une séquence lâche de tableaux symbolico-métaphoriques, que la composition allégorico-classique qui représente en guise de titre la Patrie libérée de ses fers par des héros dévêtus ne fait que souligner amplement. Il n’y a ici ni continuum fictionnel, ni suite temporelle claire d’événements, ni narration englobante et totalisante tournant autour d’un héros unique. Envisagé dans sa totalité, le cycle Lithuania se présente au contraire comme un roman épique qui traite, lui par contre, du destin d’un seul et unique héros, le paysan-insurgé présent dans chacune des planches : La Solitude, Le Signal, Le Serment, La Bataille, L’Ombre, La Vision. Chaque carton séparé porte la marque d’une métaphore poétique qui se réfère à tout l’imaginaire du théâtre romantique, avec des apparitions surnaturelles et des fantômes. En elle-même, cette forme traduisait le thème et les circonstances dans lesquelles l’œuvre a vu le jour. Sans les références directes à l’actualité du cycle précédent, Lithuania fut créé sous l’emprise d’une certaine distance, dans une aura déjà mythifiée de la relation avec les événements qui, bien que récents, faisaient déjà partie du passé, événements regardés de surcroît comme à travers le filtre de la poésie romantique.

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Enfin arriva le moment de traiter d’un thème universel, auquel Grottger songeait d’ailleurs depuis sa plus tendre jeunesse. Peut-être que le retour à cette vieille idée de La Guerre fut inspiré par des événements qui eurent lieu au même moment : les combats italo-autrichiens et surtout la campagne austro-prussienne, à laquelle le frère de l’artiste, Aleksander, prit part. Ce projet devait être son opus magnum, une accusation passionnée du manque de probité de la nature humaine, une œuvre à la hauteur de celle de Dante. L’artiste termina La Guerre en 1866, à Paris, un an avant sa mort. Ce cycle contient plus de dessins que les cycles antérieurs, 11 en tout : Viens !, À travers la vallée de larmes, Présage sinistre, Le Tirage au sort, Départ pour la guerre, Hécatombe, La Famine, Trahison et châtiment, Hommes ou chacals ?, Plus rien que la misère, Le Pillage avant le Te Deum, O humanité! Race de Caïn!. Ce cycle était conçu, tout du moins au début, sous une forme allégorique, mais durant sa réalisation il prit en partie la forme de tableaux réalistes, proches par leur caractère de ceux du cycle Polonia. De la conception antérieure il ne reste que les silhouettes de l’artiste et de sa muse traitées de façon allégorique, stylisées comme celles de Dante et de Béatrice : au début elles avaient même les traits de l’artiste et de sa fiancée, témoins muets ou commentateurs des différentes scènes. En 1867, le cycle Lithuania fut exposé à l’Exposition Universelle à Paris, où il n’attira aucunement l’attention. En revanche, l’Empereur FrançoisJoseph acheta La Guerre, ce qui permit à l’artiste mortellement malade de rembourser ses dettes. Le caractère patriotique de l’art de Grottger, son extraordinaire popularité ainsi que la forte résonance émotionnelle qu’il provoqua durant de nombreuses décennies eurent pour effet de paralyser toute tentative de l’analyser de manière scientifique. C’était l’art national sacro-saint, adoré, . Musée National, Wrocław.

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échappant à toute critique, tout comme son créateur. Par contre, durant l’entre-deux-guerres, observé à travers le prisme de la perspective moderniste, il fut disqualifié par l’épithète de « kitsch patriotique », signe de l’embarras de l’histoire de l’art et des historiens vis-à-vis d’un pareil phénomène. Cependant, bien que cela puisse paraître étonnant, l’œuvre de Grottger et surtout ses cycles de dessins devinrent à partir des années 1970 un champ de recherche particulièrement excitant et riche en questionnements, surtout pour l’histoire de l’art orientée vers une méthode et une théorie bien définies, comme si l’embarras des méthodes traditionnelles envers ce genre d’art populaire était devenu un défi pour la recherche. Pour traiter des dessins de Grottger on réalisa les tentatives d’habillage méthodologique les plus diverses, à commencer par les analyses sémiotiques et les recherches structuralistes sur les formes narratives visuelles, sans parler de celles de l’herméneutique contemporaine, inspirée des travaux critiques de Max Imdahl, de Michael Brotje, de Michael Baxandall et de Norman Bryson. Cette fortune critique de Grottger se trouve être un magnifique matériau d’analyse pour sa Rezeptiongeschichte, l’histoire de son accueil critique. Son œuvre fut également analysée du point de vue du féminisme radical. Aujourd’hui, on peut dire qu’aucun autre artiste polonais ne s’est vu consacrer une telle quantité d’écrits aussi ambitieux et hétéroclites. Ce vaste état des recherches permet également d’observer l’œuvre de Grottger sous l’angle qui nous intéresse, son rapport à l’illustration. Ce sont des relations à différents niveaux. Premièrement Grottger fut un illustrateur tout court. Son travail pour la maison d’édition viennoise de Rudolf Waldheim fut pour lui une remarquable école d’apprentissage du dessin, il lui permit aussi d’acquérir un grand savoir-faire dans le domaine de la composition. En tant qu’illustrateur de magazines viennois, Grottger réalisa non seulement des illustrations liées directement à un texte (feuilletons, articles) mais aussi, ce qui était caractéristique pour le dessin de presse, des

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illustrations de faits divers, basées sur des observations ou des témoignages, mais ne se rapportant pas directement au texte qui les accompagnait. Ses cycles concernant l’Insurrection se rattachent à cette deuxième catégorie. Les cycles furent justement examinés en partant de leurs sources visuel les . Observé sous cet angle, l’art de Grottger révèle des relations inattendues et étonnantes entre les différentes représentations produites. L’utilisation de matériaux visuels de différentes provenances était une pratique universellement répandue et admise pour les artistes du XIXe siècle, c’est le cas de Grottger dont les champs d’inspiration sont amples et divers. Ce qui frappe dans ses cycles, c’est le mélange entre le « grand art », et l’art dit « bas ». Mais ce qui y prévaut, c’est l’art contemporain de l’époque, ou en tout cas pas trop éloigné dans le temps, et plutôt celui des galeries de second ordre. Il y a en effet en eux justement plus d’illustrations s’inspirant de Schwind, de Richter et de l’imagerie populaire que des chefs-d’œuvre du Kunsthistorisches Museum de Vienne. Le plus souvent, donc, Grottger s’inspire de l’illustration populaire ; il y puise de façon chaotique et accidentelle. On trouve parmi ses sources des illustrations de Daniel Chodowiecki, un artiste appartenant encore au XVIIIe siècle (illustrations pour les pièces de Shakespeare, le cycle Lebenslauf ), la série History of England, éditée par R. Bowyer, propriétaire de l’officine Historic Gallery, 1795-1803, des cycles d’illustrations allemands comme la Goethe-Galerie et la Schiller-Galerie du « génie de l’illustration » Wilhelm von Kaulbach ou encore le cycle Notre Père de Ludwig Richter. Certaines compositions sont proches de leur modèle original comme Comète de La Guerre peut l’être du Notre Père qui êtes au cieux du cycle Notre Père de Ludwig Richter, mais dans la plupart des cas, les emprunts s’entremêlent les uns aux autres et se superposent. Parfois . Mariusz Bryl, Cykle Artura Grottgera. Poetyka i recepcja [Les cycles d’ Artur Grottger. Poétique et réception], Poznań, Wydawnictwo Naukowe im. Adama Mickiewicza w Poznaniu, 1994. Voir en particulier le chapitre I, « Obraz i wzór » (Image et modèle) dont je tire plusieurs exemples.

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ils définissent le schéma de la composition, parfois seulement un personnage, un geste ou bien, comme en passant, l’expression d’un visage. Il y a beaucoup d’emprunts à l’illustration de reportage contemporaine. Enfin Grottger adapte ses propres illustrations pour de nouveaux besoins, de nouvelles circonstances. Surtout dans le cas des deux versions de Varsovie, pour le cycle le plus ancien, il n’est pas difficile de retrouver les modèles originaux qui l’inspirèrent dans la production d’illustrations de Grottger lui-même, réalisées pour des magazines viennois ; le cycle dans sa totalité a en particulier de nombreux points communs avec le genre de la narration journalistique. En travaillant sur Varsovie, Grottger n’eut pas à chercher très loin pour établir la structure narrative de base des événements. Il avait sous la main tout un éventail de personnages et de situations particulières, qui pouvaient être anoblies en abordant une thématique nouvelle par une technique différente. Il a par exemple utilisé pour sa composition La Veuve du cycle Varsovie le motif d’une illustration qu’il venait de réaliser pour le récit de J. Temme Die Frau des Hinzurichtenden, 1861. L’artiste réalisa ici une transmutation de la poétique Biedermeier à l’intérieur de l’imaginaire patriotico-martyrologique, provoquant l’anoblissement d’images de circonstance, futiles dans leur essence, qui se retrouvèrent projetées et baignées dans un nouveau contexte de sens, générant de nouvelles significations. Naturellement la révélation des emprunts les plus inattendus peut provoquer une joie malicieuse. C’est le cas par exemple dans le cas du carton VII du cycle Polonia – Après le départ de l’ennemi : il s’agit de l’une des ­scènes les plus implacables de toute l’œuvre de Grottger. Meurtre, viol, pillage – tout ici a été représenté ou suggéré par l’artiste. La plus expressive des figures est une femme morte, qui vient d’être violée, comme en ­témoigne sa chemise déchirée sur ses épaules et lacérée sur sa poitrine. Pour l’historien de l’art, la plus proche analogie, qui vient tout de suite à l’esprit, est celle que l’on peut faire avec l’une des victimes de l’Entrée des Croisés

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dans Constantinople de Delacroix (1840). Mais le modèle le plus riche qui inspira le carton Après le départ de l’ennemi se trouve être l’illustration pour La Courtisane amoureuse de La Fontaine par Adrien Freart (1839) ; celle-ci appartient à l’art populaire et, plus exactement, à ce qu’il peut produire de plus trivial. La ressemblance des motifs et de la composition est évidente. Comme on le voit, les nombreux modèles, souvent démultipliés, superposés, entremêlés, imbriqués les uns dans les autres ont été soumis par Grottger à différentes modifications profondes, ainsi qu’à des transmutations. Beaucoup de ces opérations peuvent être définies, en utilisant la notion jadis introduite par Fritz Saxl d’« inversion énergétique » : dans son errance et son vagabondage, le même geste inséré dans différentes images sert différentes expressions, parfois même des significations qui se contredisent. S’il y a quelque chose de caractéristique chez Grottger dans sa relation aux modèles dont il s’inspire, c’est sa tendance évidente à les traiter comme un magasin de « formes vides » pouvant recevoir et accueillir différents signifiants, et pas du tout comme des objets intentionnels et signifiants, susceptibles d’être réinterprétés. D’où certaines caractéristiques des emprunts Grottgeriens : différentes « liaisons dangereuses » entre les ­images, un « éclectisme stylistique », une « superposition de sources ». Apportant dans son œuvre, au dessein des plus sérieux et élevés, des éléments de l’imagerie populaire, Grottger provoqua leur anoblissement, parfois – comme on a pu le voir – de façon très risquée. Il a en effet anobli la totalité de ce genre que constitue l’illustration du « fait divers » de presse. Mais son œuvre ne s’arrête pas à ses rapports particulièrement tortueux et embrouillés avec l’illustration : à l’exception de la deuxième version de Varsovie qui disparut très vite dans des collections britanniques, tous les cycles de Grottger ont été immédiatement reproduits au moyen de la photographie. En choisissant comme médium le carton, Grottger se rattachait tout autant à la forme noble des cartons nazaréens qu’à la mul-

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tiplication « moderne » de la technique photographique, ce dont il était conscient. La simple technique du dessin illustré au crayon trouva un vecteur dans cette nouvelle technique de reproduction qui lui assura, malgré les restrictions de la censure, une diffusion extraordinairement large. Mais s’ensuivirent également différentes répercussions quant à la réception et à l’accueil de son œuvre. Le cycle Polonia, exposé à l’automne 1863 au Kunstverein de Vienne, alors qu’il était déjà propriété du comte hongrois J. Pálffy, demeura, du moins dans sa version originale, inconnu en Pologne jusqu’en 1938, donc justement tout au long de la période de la plus grande popularité de Grottger. Les cartons du cycle Polonia, assez grands (presque 100 x 75 cm), étaient toujours présentés sous la forme de reproductions d’un format plus réduit. Ceci influença-t-il le caractère de leur réception, ou bien, au contraire, l’habitude largement répandue au XIXe siècle et plus tard de rechercher dans l’œuvre avant tout une narration illustrée l’emporta-t-elle sur la façon de la comprendre ? En tout cas il est utile de se souvenir que l’artiste lui-même décida des moyens de diffusion de son œuvre, et ce avant même de l’exposer, puisqu’il remettait ses cartons entre les mains de la firme photographique viennoise Miethke und Wawra, ce qui en fait un précurseur de cette nouvelle technique de reproduction qu’était la photographie. L’œuvre, inaccessible dans sa forme originale, s’incrusta dans l’inconscient collectif de quelques générations par l’intermédiaire de sa version réduite à une simple trame narrative, et donc confinée au rang d’une simple illustration de fait divers circonstanciel. Même si on la suit pas à pas, dans les moindres détails, la réception de l’œuvre de Grottger est l’histoire extraordinaire d’une légende, dont les mécanismes furent lancés par une femme, sa fiancée, et quelques amis, et qui devint après des années une manière de fêter les anniversaires officiels et d’éduquer historiquement la nation au niveau de l’école primaire. Personne, pas même le grand peintre de scènes historiques Jan Matejko, ne

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se sera enraciné comme Grottger dans la mythologie polonaise, ne se sera hissé au niveau d’un monument national aussi incontournable, banal, un peu comme le Mont Blanc ou la Tour Eiffel pour la France. En liant symbolisme poétique et narration épique, en créant des héros qui sont à la fois des archétypes et des idéaux, en transformant l’Insurrection en une guerre sainte intemporelle, Grottger a contribué, comme aucun autre artiste, à créer un ensemble, terriblement résistant et durable, de mythes polonais et de stéréotypes patriotico-martyrologiques. Ses images ont été conservées dans les intérieurs des maisons, accrochées aux murs des salons, collées dans des albums, distribuées tant sous la forme de reproductions bon marché ou de cartes postales que dans des portfolios de luxe. Après que la Pologne eut recouvré son indépendance en 1918, ils se retrouvèrent bien entendu reproduits dans les manuels scolaires. C’est alors que se produisit l’identification des images grottgeriennes avec la mythologie insurrectionnelle, elles contribuèrent du reste dans une large mesure à ce que la conscience des Polonais soit dominée par une vision apologétique de l’Insurrection, et ce pendant plusieurs décennies. Ses cycles furent une source d’inspiration pour une production littéraire, poétique et graphomaniaque. L’œuvre sacralisée grandit pour atteindre le statut d’art monumental, toute critique à son endroit étant considérée comme blasphématoire. Grottger fut intégré au panthéon des artistes-prophètes, expression qui était le plus haut des critères auxquels l’art pouvait prétendre. Il nous faut remarquer que la spécificité de la réception de l’œuvre de Grottger repose sur la possibilité de considérer des clichés photographiques comme des quasi-originaux. Les cycles de Grottger, dès leur début, connurent une vitalité peu commune dans le domaine de la reproduction, on peut dire qu’ils furent créés pour être reproduits. De plus, au sens de leur rayonnement dans le tissu social et le public, et non dans celui d’une quelconque valeur artistique ou commerciale, le poids de ces reproductions

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dépassa les œuvres originales et le sens de celles-ci ; ces dernières apparaissaient de temps en temps dans des expositions, mais leur rayon d’action, leur portée dans la société et donc leur fonction sociale ont été par la force des choses très faibles et de peu d’ampleur. Mais c’est justement parce que cette œuvre a fonctionné dans la sphère du monde social et du sociétal sous une forme illustrée d’un format réduit qu’elle eut le temps de se voir mythifiée et sacralisée. Car, comme le montrent les recherches effectuées au sujet de son accueil, la condition exigée pour qu’une œuvre possède une influence mytho-créatrice est contenue dans la possibilité pour elle de connaître une réception et un accueil démultipliés, et aussi une réception qui se déroule dans des conditions tout autres que celles qui ont cours dans des situations artistiques, à des moments privilégiés. Nous sommes en apparence au centre même d’un cercle vicieux, pavé de contradictions, étant donné que l’intention première de Grottger était très élevée. Quittant les simples travaux d’un illustrateur, il tenta d’élever et d’anoblir ce genre qu’était l’illustration de presse des faits divers et des événements brûlants de l’actualité. Cependant son intention d’être largement diffusé et reproduit diminua la portée de son dessein premier. Agissant contre celui-ci, il transforma effectivement le noble carton en une simple photographie. Mais c’est en élargissant le champ de l’accueil et de la réception de son œuvre que la reproduction mécanique lui permit d’atteindre auprès du grand public le rang le plus élevé, celui d’artiste prophétique. En dernière instance le but et le dessein que Grottger s’était fixés furent donc atteints. Comme nous l’avons dit, lorsque Grottger exposa La Guerre à l’Exposition Universelle à Paris en 1867, son cycle passa presque inaperçu : il n’y avait rien de bien étonnant à cela car, dans le contexte de l’art d’alors, cet étrange conglomérat stylistique à la symbolique inopportune et peu li­sible malgré son message universel devait apparaître totalement anachro-

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nique. On peut cependant voir les choses tout autrement : en se décidant à une duplication mécanique de ses dessins, Grottger n’a-t-il pas été l’inspirateur de toute reproduction mécanique de cycles narratifs, reproduction qui aboutira, avec la culture de masse, à la bande dessinée ? Né en 1838, Wilhelm Busch, qui est considéré comme le créateur du genre, n’était-il pas du même âge que lui ?

Traduction de Gilles Renard

Pour les illustrations de cet article, voir cahier 1, planches V à VIII.

Les illustrations parisiennes de Luděk Marold ou l’illustrateur victime des éditeurs Petr Štembera

Rétrospectivement, la brève vie de l’artiste tchèque Luděk Marold (1865-1898) est apparue pour certains de ses contemporains comme un destin brisé, raté essentiellement en raison de son engagement, au service d’éditeurs avides, dans l’activité dévorante de l’illustration. Après avoir étudié en 1881-1882 à l’École des Beaux-Arts de Prague, dont il est finalement exclu, Marold suit l’enseignement de l’Académie de Munich de l’automne 1882 à 1887, époque dont il garde pour souvenir de n’y avoir « rien fait si ce n’est d’étudier la bière munichoise ». Au cours de ses années d’étude . Luděk Marold, « Velectěný pane! », Volné směry, vol. 3, nº 4-5, Číslo Maroldovo (numéro consacré à Marold), 1899, p. 173-174. Lettre du 9 décembre 1890 à Jan ©Cultures d’Europe centrale n° 6 (2006)

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à Munich, il se lance dans l’illustration de livres et de revues, activité à laquelle il passe la plus grande partie de son temps. À partir de 1884, il envoie des illustrations aux grandes revues pragoises Světozor et Zlatá Praha, deux revues qui publieront, au cours de sa vie et peu après sa mort, près de 300 de ses dessins. Pendant ces années munichoises, il illustre également la revue populaire locale Fliegende Blätter, ainsi que deux romans en 1886, travaux qui représentent ses premières importantes sources de revenu. En 1888 et 1889, il revient à Prague, à l’École des Beaux-Arts et à l’École des Arts Appliqués. Il obtient alors une bourse pour poursuivre ses études à Paris grâce à son grand tableau de genre Le Marché aux œufs de Prague de 1888 (Prague, Galerie Nationale), mais, comme nous le verrons plus loin, il n’aura que de rares occasions de pratiquer la peinture. C’est cependant en tant que peintre qu’il part étudier à Paris, impatient « de couvrir de grandes surfaces et de pouvoir improviser avec passion et de jeter des univers entiers d’architectures, d’habitants de la terre et d’esprits célestes, saints et païens sur les murs et les voûtes », avec la promesse d’un futur poste de professeur de peinture à Prague. À partir de l’été 1889, il vit à Paris où il étudie la peinture décorative avec une bourse d’État. Mais il abandonne rapidement ses études et s’établit à son propre compte pour se consacrer presque totalement aux illustrations. Le professeur P.-V. Galland, avec qui il devait étudier, s’était renseigné sur Marold auprès d’un certain nombre de collègues auxquels il avait fait parvenir dessins, illustrations et reproductions de quelques tableaux. Tous – Bonnat, Meissonnier, Gérôme, Louvrier de Lajolais – tombèrent d’accord pour reconnaître le talent remarquable de Marold et le recommandèNeruda qui envisageait d’écrire un portrait de Marold ; Neruda étant mort peu après, le portrait de Marold resta inédit. La lettre fut publiée dans le numéro de Volné směry mentionné ci-dessus. . Karel Boromejský Mádl (dans les notes suivantes K.B. Mádl), « Za Luďkem Maroldem », Zlatá Praha, vol. 16, nº 5, 9 décembre 1898, p. 57.

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rent - Bonnat suggérait même que l’étudiant fréquente l’atelier de Gérôme ou celui de Cabanel. Les qualités d’illustrateur de Marold n’échappent à aucune des personnes consultées et, dans leur lettre à Galland, tous semblent prédire d’une même voix son orientation future. Louvrier de Lajolais et Galland lui-même – chez lequel Marold ne reste que peu de temps, de l’automne 1889 au printemps 1890, parce qu’il « n’a plus rien à apprendre chez lui » et n’a pas envie de « copier et de transposer mécaniquement ses projets » - disent que, « dès que les éditeurs parisiens reconnaîtront la main de Marold, ils voudront l’avoir pour leurs livres illustrés et leurs revues [et lui feront] des offres mirobolantes. » Le critique K. B. Mádl, qui a été ami de Marold et peut-être le plus grand connaisseur de son œuvre, considérait que « s’il était resté sur la voie qu’il [avait] lui-même considérée comme la bonne [c’est-à-dire la peinture décorative], certains murs et voûtes des immeubles monumentaux tchèques auraient été couverts des peintures dont il avait rêvé. » Marold n’est pas l’unique responsable du fait qu’il ne soit considéré que comme illustrateur ; une grande responsabilité en incombe effectivement aux critiques des revues d’alors, qui le représentent toujours comme un illustrateur à succès, et ce dès ses débuts parisiens. Seule l’association culturelle Umělecká Beseda, dont il est membre, le présente en 1890 au concours de décoration du Rudolfinum de Prague, et la même année au concours pour l’affiche officielle de l’exposition du Jubilé à Prague, prévue pour 1891. Mais Marold n’est pas retenu pour participer à ces concours, et il n’est pas non plus sollicité pour les concours de décoration d’autres bâtiments prestigieux de Prague : le Musée National en 1893, la Banque Régionale en 1894,

. K. B. Mádl, « Luděk Marold », Volné směry, numéro consacré à Marold, op. cit., p. 177. .4 K. B. Mádl, « Slečna Zd. Braunerová napsala … », Volné směry, vol. 3, nº 6, 1899, p. 313.

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l’Académie des sciences tchèque en 1895, Académie dont il est pourtant élu membre la même année. Dans le domaine des commandes publiques, il ne reste à son retour de Paris à la fin de l’année 1897 que le Crédit municipal (banque d’épargne) de la ville de Poděbrady et en 1897-1898 l’immense panorama de La Bataille de Lipany, projet qui n’enthousiasme guère Marold. Au cours du travail sur cette commande, il s’épuise à la tâche et sa santé déjà délabrée en souffre. Marold meurt prématurément en décembre 1898. Les débuts parisiens de Marold comme illustrateur indépendant, en 1889, n’ont pas été faciles : il habite dans un pauvre hôtel avec un ami, le peintre tchèque Rudolf Vácha, lequel va devenir peu après un portraitiste demandé – il est en particulier l’auteur du Portrait de la cantatrice Krauss (Paris, Musée de l’Opéra National de Paris). Vácha a évoqué cette période dans ses souvenirs : « Nous sommes allés à La Revue Illustrée voir Baschet, on n’y payait que 50 francs le dessin ; alors nous nous sommes rendu chez Hachette, boulevard Saint-Germain. Là, ils ont donné à Marold 150 francs par dessin et lui ont aussitôt commandé les illustrations pour un roman publié dans Le Monde Illustré. À la publication du dessin, Baschet s’est manifesté pour surenchérir. Il y a eu de plus en plus

. Rudolf Vácha, «Marold byl přítelem... », Volné směry, Numéro consacré à Marold, op. cit., p. 202. « Il m’a envoyé, quelques jours avant sa mort, l’album de son magnifique panorama avec la dédicace suivante : «À mon cher ami … pour qu’il sache comment on ne peint pas un panorama.» » . Ajoutons encore quelques commandes privées importantes : un grand panorama de la ville de Mělník pour un bar à vin et deux panneaux décoratifs pour une pâtisserie – les deux en 1887, et un grand maître-autel représentant l’Archange Michel, en 1889 (installé postérieurement en 1908 dans la nouvelle église d’Ostrava), donc encore « avant Paris », et deux panneaux de réclame pour le bureau de tabac de sa tante, peints à Paris en 1893.

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de commandes. Il a eu rapidement 1000 francs de revenu par mois. »

Le témoignage de Zdenka Braunerová, femme peintre vivant alors à Paris, contredit cependant celui de Vácha : selon Braunerová, le ­premier travail important de Marold à Paris aurait été la page de faux titre du Catalogue des Arts décoratifs, travail commandé à l’origine à un autre artiste tchèque installé à Paris, le peintre Vojtěch Hynais, qui avait pris Marold sous son aile, le laissant travailler et même, pendant une certaine période, habiter dans son atelier montmartrois. Selon ce témoignage, cette ­ commande aurait marqué pour Marold le début d’une « carrière faite de gloire et de reconnaissance » à Paris, mais Braunerová se trompe certainement car Marold n’a été chez Hynais qu’à la fin de 1890 et au début de 1891, et non en 1889. Nous disposons aussi des souvenirs de Marold lui-même confiés dès cette époque à l’écrivain et journaliste Jan Neruda, auteur de « Portraits » dans Národní listy : « […] trois mois à Paris sans argent […] alors je me suis mis à l’illustration, j’ai les plus importantes maisons [d’édition] et beaucoup de travail […] J’ai vraiment beaucoup à faire, fournir des illustrations pour trois grandes maisons d’édition. »

À partir de là, la carrière de l’artiste tchèque s’envole. Dès 1890, le critique du Figaro Albert Wolff écrit à propos de ses illustrations pour le roman de Perret, Les Filles Mauvoisin, le premier livre illustré par Marold à Paris, que l’artiste va devenir l’un des meilleurs illustrateurs français. Rapidement . Rudolf Vácha, « O pobytu Luďka Marolda v Paříži », Národní politika, vol. 57, nº 43, 12 février 1939, p. 3. . Zdenka Braunerová, « Stojí přede mnou jako živý...», Volné směry, numéro consacré à Marold, op. cit., p. 196. . Lettre à Jan Neruda, op. cit., voir note 1.

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Jean Lorrain se joint aux louanges, ainsi qu’Edmond de Goncourt et d’autres. Pour sa capacité à saisir la Parisienne de l’époque, Marold est ­comparé aux peintres et dessinateurs en vogue comme Béraud, qui a été son modèle lorsqu’il était à Prague, mais aussi Vierge, Chéret, Nittis, Stevens, Boldini, Fortuny et Gandara. En 1891, il participe au Salon avec l’aquarelle d’un nu - « expressément à la demande de la rédaction de la revue Le Monde Illustré10 », écrit-il à l’éditeur pragois Jan Otto. Par ailleurs La Revue Illustrée fait participer Marold à l’exposition d’art de Munich, où il obtient la médaille d’or, et certaines de ses aquarelles sont achetées par la Nouvelle Pinacothèque de la capitale bavaroise. En 1892, six de ses dessins sont intégrés dans le recueil Les Illustrateurs de livre11. En 1892 et en 1893, il participe aux expositions parisiennes Noir et Blanc et fait l’objet de critiques favorables. En 1893, des éditeurs américains entrent aussi en contact avec lui ; il est alors question qu’il travaille pour le Scribner’s Magazine et pour le New-York Herald, auquel a collaboré pour une courte période un autre Tchèque de Paris, Emanuel Nádherný, qui dessine « à la Marold ». Il doit aussi illustrer un album-souvenir de l’Exposition Universelle de Chicago qui se déroule en 1893. Les maisons d’édition américaines, ainsi que les éditeurs anglais et allemands publient entre-temps les traductions de livres au format de poche avec ses illustrations. En 1895, année où il devient le plus jeune membre de l’Académie tchèque, Marold doit, grâce au Figaro, participer aux publications pour le centenaire de l’invention de la lithographie – plusieurs projets de pages de garde et d’affiches ont été conservés. Il remporte plusieurs prix aux expositions internationales de Dresde et Berlin et participe en 1898 à l’exposition de la Sécession viennoise. 10. Jana Orlíková, « Luděk Marold – poselství okouzleného zraku » (Luděk ­Marold – message d’un regard enchanté), cat. Luděk Marold 1865-1898, Prague, Obecní dům, 1998, p. 127. 11. Les Illustrateurs de livre, Paris, Armand Guérinet, 1892.

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Avec la célébrité, les conditions de vie de Marold se sont améliorées. Nous avons vu qu’en 1890 Marold touchait 1000 francs par mois. Il écrit en 1891 au peintre K. V. Mašek, venu avec Mucha à Paris en 1887, mais bientôt retourné à Prague : « Tout est terriblement cher ici, je trime, j’ai quelques jolies rentrées, jusqu’à 1300 francs mensuels, jamais en dessous de 1000.12 » Son cahier de compte des années 1892 et 1893 indique par exemple : pour l’illustration d’Exil de Rama, par Valmiki, 50 francs ; pour la danseuse « Loïe Fuller », 75 francs. Il y a même quelques dessins à 100 francs et plus. Malheureusement les cahiers de comptes des autres années n’ont pas été conservés, en particulier celui de 1895, quand il conçut les affiches pour l’Exposition indienne de Londres13. Parue dans la Česká Revue en 1899, la grande nécrologie de Marold par William Ritter – dont une nouvelle avait justement été publiée dans Le Bambou avec des illustrations de l’artiste prodige - nous renseigne également sur les relations financières de l’illustrateur avec ses éditeurs parisiens : en 1892-1893 Marold reçoit « 50 fr. par dessin (il doit en réaliser un par jour) ; l’éditeur [Édouard Guillaume] le paye suffisamment pour le tenir dans une dépendance totale, d’une part pour l’empêcher de travailler pour les autres, d’autre part pour lui faire un nom tel qu’il lui soit possible d’augmenter les prix. » Toujours d’après Ritter, en plus de le tenir financièrement, Guillaume abuse Marold en vendant les originaux qui sont passés par la librairie au double du prix touché par Marold14. Mais n’oublions pas 12. « Tady je strašně draho, co já se nadřu, mám někdy hezké příjmy, až 1.300 fr. měsíčně, pod 1.00 fr. žádnej měsíc a mám pořád fret. » cité dans Karolína Fabelová, Karel Vítězslav Mašek, Prague, Eminent - Patrik Šimon, 2002, p. 33. 13. Památník Národního Písemnictví, Fond Karásek, Literární fond n°1409 (Sbírka korespondence a rukopisů Karáskovy galerie, n°195/989). Ce « Cahier de comptes » retient uniquement les versements venus de chez Guillaume ; Marold a certainement tenu un « journal de caisse » des revenus provenant d’autres éditeurs tels que Baschet, Hachette, Lemercier etc. qui n’a pas été conservé. 14. William Ritter, «Luděk Marold », Česká revue, vol. 2, 1898-1899, t. II, p. 568– 569. Selon le catalogue de la deuxième Vente d’aquarelles originales… ayant servi aux

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que les illustrations pour les livres et les revues publiés ou co-publiés par Guillaume, la revue Le Bambou en particulier, ne sont pas, et de loin, les seules sources de revenus de Marold : il est également payé par de grandes revues, parfois par plusieurs à la fois, et perçoit des revenus pour les gravures tirées en grande quantité à partir de ses originaux - qu’il s’agisse des « actualités », dont celles du théâtre, des « portraits », des nus, des esquisses des « Douze mois » (1893 et 1894)15. Et, à partir de 1895 jusqu’en 1898, il reçoit beaucoup d’argent de la revue munichoise Fliegende Blätter à laquelle il fournit à distance, dans ce cas à la demande expresse de la rédaction, près d’une centaine de dessins. Fliegende Blätter doit alors particulièrement bien payer car, selon le souvenir de l’illustrateur tchèque Jan Dědina, celui-ci avait reçu pour trente dessins dans les Fliegende Blätter plus que pour toutes ses illustrations parisiennes16. Après son mariage et la naissance de son fils, Marold quitte l’atelier de Hynais en 1891 pour s’installer boulevard Raspail ; trois ans plus tard il loue une grande maison avec un jardin et un atelier à Meudon, près de Paris. Là, presque tous les Tchèques qui passent à Paris lui rendent visite. Jan Dědina, qui, ironie du sort, avait rejoint Paris dans l’intention de peindre, voulant surtout éviter de finir illustrateur comme Marold, a été un de ces visiteurs. Il se rappelle avoir été ébloui par la technique de son aîné qu’il

illustrations de la « Collection Guillaume », 7 et 8 juin 1894, Galerie Georges Petit, il s’y trouvait 165 œuvres originales de Marold, dont 9 dépassèrent la somme de 200 francs, une atteignant même 450 francs. 15. Marold perçoit de l’argent également pour des affiches commerciales, menus et travaux décoratifs pour l’imprimerie Lemercier, y compris plusieurs allégories des « Saisons » (après 1895). 16. Jan Dědina, Moji přátelé umělci. Vzpomínky, Prague, Voleský, 1940, p. 70 et 72. Marold a publié une centaine d’illustrations dans Fliegende Blätter entre 1896 et 1898.

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s’efforça plus tard d’imiter dans ses propres illustrations, aidé par Marold lui-même. Dědina se souvient ainsi : « À nos yeux, Marold était un millionnaire. Il gagne bien sa vie mais, pour y arriver, doit faire toutes [sortes de dessins] […] il travaille étonnamment vite. Trois illustrationsaquarelles par jour à 375 fr. […] Mais par rapport à la situation à Paris, sachant qu’il paye 2.000 de loyer, une bonne, qu’il doit bien s’habiller et habiller sa femme et son fils.17 »

D’ailleurs, même après son retour à Prague, on ne peut pas dire qu’il vive dans la misère18. Contrastant avec son succès parisien, ses prix sont cependant moins importants dans son pays natal. Comme nous l’avons déjà dit, ses illustrations parisiennes sont publiées à partir de l’automne 1889 dans les revues pragoises Zlatá Praha et surtout Světozor où elles deviennent bientôt omniprésentes - dans Světozor il s’agit de reprises du Monde illustré. Ces publications donnent un aperçu assez fidèle du travail de Marold comme illustrateur à succès, mais omettent le fait qu’il est également peintre. Du reste, il se présente lui-même sous ce jour par les œuvres qu’il envoie aux expositions annuelles à Prague, des ensembles d’aquarelles d’illustrations mais jamais de tableaux - il manque évidemment de temps pour cela19. Il faut cependant noter que Marold, alors réputé comme illustra17. Jan Dědina, «Journal », cit. dans Petr Volf, « Causa Luděk Marold », Reflex, vol. 9, n° 28, 1998, p. 58. La femme de Marold avait la réputation d’être particulièrement exigeante. 18. Une petite digression concernant les prix : grâce aux revues et publicités, nous savons ceci: Excursion en train aller/retour Paris-Dieppe : 6 fr., aller/retour ParisLondres en train et bateau : 41 à 75 fr. ; journal : 5 centimes ; journaux illustrés de 5 à 10 c. ; un abonnement annuel de la revue humoristique Le Rire – 8 fr. ; un costume d’homme : autour de 20 fr. ; un chapeau de femme  : à partir de 3,5 fr., une entrée au Moulin de la Galette pour 1,5 fr., aux Folies Bergères et au Casino de Paris pour 2 fr. etc. 19. Marold ne participe pas à l’exposition rétrospective de l’art tchèque au cours de l’exposition du Jubilé de 1891 bien qu’il y ait été le seul Tchèque parisien invité.

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teur dans le monde entier, n’a aucune commande dans son pays ! En 1890, deux livres sont édités à Prague, mais il s’agit de dessins de l’année précédente. Aucune des quatre grandes maisons d’éditions tchèques ne propose à Marold de travailler à distance - alors que, plus tard, lorsqu’il sera retourné en Bohême, ses éditeurs parisiens continueront de le relancer. Aucun éditeur ne l’engage, ni Jan Otto, entre autres pour Zlatá Praha, ni František šimáček pour Světozor, ni František Topič20, pourtant tourné vers la France, ni encore Josef R.Vilímek21. Peut-être est-ce parce qu’à Prague l’illustration de genre est le domaine réservé de Viktor Oliva, peintre et illustrateur versatile doté d’un trait « à la Marold », qui est son ami depuis longtemps et qui abat à Prague autant d’ouvrage que lui à Paris. On peut regretter en tout cas que Vilímek, éditeur de deux importants livres d’histoire illustrés, une Histoire de la nation tchèque en images de Jan Dolenský parue en 1893 et une Histoire illustrée du monde de Jaroslav Kosina parue en 1897, n’ait pas invité Marold à participer à ces projets aux côtés d’Oliva et de Věnceslav Černý, un illustrateur plus faible et trop descriptif. Peut-être ne connaissaitil pas les dessins hussites créés par Marold en 1891, dessins qui sont probablement à l’origine du panorama de 189822 ; en revanche pouvait-il ignorer l’Histoire de France de Victor Duruy que Marold illustre par 18 dessins en 1891 et qui est publiée en 1892 ?

20. Marold illustre cependant de temps en temps sa revue Švanda dudák et propose une illustration de couverture pour la collection Čítárna Švandy dudáka. 21. Vilímek publie en 1890 les Chants de Záviš avec des illustrations de Marold de 1889 ; il avait publié également des dessins dans l’almanach humoristique Humoristický kalendář à la fin des années 1880 avec une couverture bien particulière. 22. Marold a été à l’origine du sujet ainsi que de la solution technique du panorama. Comme il l’écrit, il avait acquis ces connaissances à Dresde et à Munich (lettre adressée le 9 octobre 1897 au comité de l’Exposition de l’architecture et ingénierie qui se trouve dans les archives de la collection graphique du Musée des arts décoratifs de Prague, n° inv. 25517. Il a dû percevoir 25.000 florins et 20% de la recette de l’entrée.

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La lecture des textes de l’époque sur Marold – les commentaires de ses illustrations, les quelques articles importants publiés de son vivant et la masse de textes publiés après sa mort – permet de découvrir quelques stéréotypes alors en vigueur qui semblent aujourd’hui plutôt ridicules, entre autres des histoires dignes d’un roman-feuilleton. On nous raconte ­comment un pauvre garçon a pu parvenir au succès dans le grand monde souvent hostile, avec un curieux mélange de sentiment national et de patriotisme : un jeune et fier Tchèque a quitté les Fliegende Blätter à Munich après qu’il lui eut été interdit de signer ses illustrations « Marold, Mnichov » ! (appel­ lation de Munich en tchèque). En général, dans ces histoires, l’Allemagne a le mauvais rôle ou est en tout cas suspecte, bien que les académies allemandes, en premier lieu celle de Munich, aient accueilli la plupart des artistes de la génération de Marold, insatisfaits de l’enseignement rigide qu’ils trouvaient à Prague. L’Académie de Munich est alors en quelque sorte une anti­ chambre des « véritables » académies de Paris. On retrace aussi le parcours de Marold comme celui d’un autre de « nos »artistes d’origine modeste qui a acquis la gloire à Paris à force de labeur23 – un travail d’abeille, dur, honnête et intense. Paris est à la fois considérée comme métropole des arts de renommée mondiale, en opposition avec la Munich provinciale, et comme capitale d’une France à l’époque amicale et favorable. Se joignant au duo d’artistes tchèques parisiens à succès Brožík et Hynais, Marold constitue avec eux un triumvirat, auquel se joindra plus tard Mucha. Si son succès est incontestable, certains de ses aspects sont cependant débattus après sa mort et au cours des expositions de l’année 1899 ; on discute en particulier la question de savoir si Marold est un Tchèque « convenable ». Pour un grand nombre d’auteurs tchèques, Marold est resté « des nôtres » même à Paris. Il est resté Tchèque, au fond de lui-même et dans 23. Jiří Rak écrit dans Bývali Čechové, Jinočany, H + H, 1984, p. 93 : « La misère et les privations font partie des attributs les plus courants des patriotes tchèques ».

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ses pensées… Toute nouvelle œuvre française qu’il illustre est une célébration de « notre » fierté nationale… « Nous » avons été reconnaissants aux Français qui ont permis à Marold d’acquérir une gloire internationale et l’ont accueilli comme l’un des leurs, estime K. M. Čapek (Čapek-Chod) dans le texte du catalogue de l’exposition posthume au Musée municipal en 189924. À l’opposé, Gamma le voit comme un étranger, il affirme que « Paris l’a gâté, il n’y a rien de tchèque en lui.25 » Quant à William Ritter, qui n’est pas tchèque - il est d’origine suisse - mais connaît particulièrement bien, par ses liens et ses voyages, la culture de Bohême, il écrit dans le même catalogue : « il n’a rien de national, Paris se l’est approprié… Il a ébloui le grand Paris par les nuances à caractère international de ses travaux.26 » Et Mádl ajoute : « Prague l’a prêté à Paris, qui a empli de miasmes ses nerfs, sa chair et ses sens, et a marqué son œuvre […] Bien qu’il soit resté tchèque de cœur et de nationalité, bien qu’il soit mort à Prague, ce qui restera de lui est presque exclusivement parisien […] et malgré tout, sa mort a été un drame national.27 » Sa mort prématurée – une santé fragile et esquintée par des années d’un labeur épuisant pour les éditeurs parisiens et, sur la fin, le rythme de travail effréné lors de la réalisation du panorama à Prague - a conféré à Marold une auréole de martyr, l’un des attributs favoris des patriotes. D’ailleurs, quel artiste aurait-il été s’il n’avait pas dû faire 24. « …même étant à Paris … il a gardé son caractère tchèque … chacune des œuvres illustré par lui a été une fête de notre fierté nationale … Nous fûmes reconnaissants envers les Français d’avoir aidé nos peintres à atteindre la gloire mondiale, et d’avoir accueilli notre Marold comme l’un des leurs. », K. M. Čapek, texte du catalogue de l’exposition posthume, « Výstava Maroldova », Prague, Městské museum, 1899, p. 12. 25. « Paříž ho zkazila ; není v něm nic českého ! », Gamma (Gustav Jaroš), « Výstava Luďka Marolda », Česká stráž, vol. 10, nº 12, 22 mars 1899, p. 2. 26. « Nemá v sobě nic národního, Paříž si ho přisvojila...velkosvětským nádechem svých prací oslnil i velkou Paříž. », William Ritter, texte du catalogue de l’exposition posthume « Výstava Maroldova », op. cit., p. 6. 27. K. B. Mádl, «Luděk Marold », Volné směry, numéro consacré à Marold, op. cit., p. 189.

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face à l’adversité tout au long de sa vie, à commencer par sa naissance hors mariage et son enfance dans une famille morcelée, en continuant par son renvoi de l’Académie de Prague et le retrait de sa bourse d’études à Paris28, en poursuivant avec son travail d’esclave pour l’édition et ainsi de suite… Quel artiste aurait-il été s’il n’avait pas souffert et payé pour son œuvre le prix le plus élevé, celui de sa vie ? La quasi-totalité des articles sur Marold le présente comme la victime de ses éditeurs : l’ayant pris dans leurs griffes, ils ne l’ont plus lâché et l’ont pressé d’un nombre toujours croissant de commandes. Peut-être un choix de citations suffira-t-il… Ainsi William Ritter écrit : « Il a souffert : la nécessité et les conditions du combat pour la survie – il faisait alors ce qu’on lui permettait de faire !!! Il était condamné à un travail forcené, pour ainsi dire de journaliste, à des commandes pour une heure précise pour gagner toujours de l’argent.29 » K. M. Čapek estime que « l’activité d’un génie condamné à l’illustration est un véritable purgatoire… beaucoup de ces choses laissent entendre qu’elles sont le fruit des obligations découlant des contrats.30 » Selon K. B. Mádl enfin, « son pinceau agile n’a pu ensuite

28. Cet épisode resté longtemps imprécis a été élucidé plus tard par K. B. Mádl dans « Slečna Zd. Braunerová napsala… », Volné směry, vol. 3, nº 6, 1899, p. 312313. 29. William Ritter, « O Maroldovi », Volné směry, numéro consacré à Marold, op. cit., p. 188-189. Ritter estime dans le catalogue de l’exposition posthume, « Výstava Maroldova », op. cit., p. 7 : « C’est comme si Fortuny et Boldini avaient été condamnés à travailler pour [l’éditeur] Baschet – dont le mérite n’a été que d’avoir découvert Marold – pour Guillaume, Calmann-Lévy !!! […] il a seulement travaillé pour l’argent. » 30. « Činnost genia k ilustraci odsouzeného je přímo očistcem...mnoho jeho věcí naznačuje, že jsou výplody nutnosti, vyplývajícími ze smluvných závazků. », K. M. Čapek, dans catalogue de l´exposition posthume «Výstava Maroldova », op. cit., p. 12.

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suivre le rythme, ni sa plume alerte, pour satisfaire toutes les commandes et toutes les mains avides qui se tendaient vers ses aquarelles.31 » « Un grand artiste qui ne compte pas s’esquinter au travail ordinaire d’un artisan d’art ne devrait jamais se mettre la bride de l’illustration au cou s’il n’est pas sûr de rester maître de sa volonté et de pouvoir échapper, dès que l’inspiration le saisira, au travail forcé qui le dégoûtera en empêchant son évolution […] Marold est resté à un travail de mercanti » écrit William Ritter en 1899 dans la Česká Revue32. Ce texte peu connu est en fait le seul texte qui évoque la relation entre Guillaume et le peintre, son fonctionnement, la tyrannie de l’éditeur envers l’artiste. D’après Ritter, Guillaume exige que Marold se concentre sur la « chair » et la nudité : « des filles nues, toujours des filles nues en toute occasion. […] Quand vous ne savez pas comment vous en sortir, déshabillez ! […] Et Marold déshabille.33 » Cette thèse est loin d’être vérifiée en toute occasion et la plupart des livres illustrés par Marold, le plus souvent avec Gambard, Mittis et Calbet, proposent une lecture sérieuse d’auteurs importants, classiques ou contemporains : Gœthe, Cervantès, Chateaubriand, Diderot, Chamisso, Sterne, La Fontaine, Bourget, Claretie, Daudet, Lorrain, Margueritte, Theuriet, Coppée, frères Goncourt, Dumas fils, Tolstoï, Jókai, ainsi que des traductions des classiques orientaux. Zdenka Braunerová a particulièrement souligné la « souffrance » de Marold : « Il vivait dans la misère comme un vrai aristocrate des choses de l’esprit ! […] plus la louange exprimée à l’égard de son talent est grande, plus le reproche de devoir vivre de ses illustrations est amer. Il n’est pas vrai qu’il le voulait ainsi […]. Il n’était pas content de sa glorieuse carrière 31. « A potom již nestačil jeho hbitý štětec, ani jeho svižné pero na všechny zakázky, objednávky a pro všechny lačné ruce, chtivě se po jeho akvarelech natahující. », K. B. Mádl, « Luděk Marold », Volné směry, numéro consacré à Marold, op. cit., p. 177. 32. William Ritter, « Luděk Marold», Česká Revue, vol. 2, 1898-1899, t. II, p. 565. 33. William Ritter, Ibid.

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parisienne […] Les éditeurs lui tournaient autour comme des impresarii autour d’une prima donna […] Goncourt disait à propos de lui qu’il aurait mérité un meilleur destin que seulement d’illustrer à la commande et de vivre du journalisme artistique […] Et il regrettait qu’un artiste de cette trempe ait dû se contenter de simples reproductions mécaniques de ses dessins.34 » Comme Ritter et d’autres auteurs, Braunerová trouve tragique le fait que Marold n’ait pas eu le temps de transposer son travail dans une technique graphique plus digne, par exemple « de l’éterniser à l’eau-forte ». Marold aurait certainement pu le faire, mais il évolue dans un tout autre monde, celui de la reproduction mécanique de masse de ses œuvres. L’eauforte, la lithographie d’auteur et d’autres techniques aussi lentes appartiennent au monde des luxueux albums d’artistes destinés aux collectionneurs et amateurs d’art graphique comme ceux publiés par L’Estampe moderne ou L’Estampe originale : un monde auquel Marold est étranger, contrairement à Mucha, un monde aux antipodes de celui des revues populaires comme L’Illustration ou des éditions de livres de petit format supervisées par Guillaume pour de nombreux éditeurs et publiées à plusieurs milliers d’exemplaires ! Il est pourtant certain que personne n’a obligé Marold à travailler dans l’illustration : il a choisi cette voie de son plein gré35 et de façon pragma­ tique, non seulement pour gagner sa vie, comme un « bon job »36, et pour 34. Volné směry, numéro consacré à Marold, op. cit., p. 196. 35. « Il a pris son destin en mains et il savait qu’il allait réussir », F. X. Harlas, Seznam děl souborné výstavy Luďka Marolda k jeho 70. narozeninám, Prague, Myslbek, 1935, p. 14. Voir aussi Jiří Olič, «Lehký, hbitý, třpytivý… Na okraj výstavy Luďka Marolda », Respekt, 1-7 février 1999, p. 22 : [Marold] « acceptait son destin avec légèreté, d’un cœur joyeux et ne se sentait condamné en aucun cas aux travaux forcés dans le bagne du journalisme. ») 36. Ce qu’il faut tout de même prendre au sérieux… En 1897, Marold écrit à Dědina : « … Jdou kšefti, jen je provádějte dobře a poctivě. » («Il y a du boulot, faites-le juste avec zèle et conscience. »), lettre de Marold de Prague à Dědina à Paris, 27 juillet 1897, archives de la petite-fille de Dědina, Prague.

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se faire un nom37, mais aussi et surtout parce que l’illustration, qu’elle ait été à la plume, à l’encre, au crayon ou à l’aquarelle, lui convenait en fait par sa rapidité. Il est effectivement incroyablement alerte et rapide, ce qui ravit Dědina. On mentionne souvent son œil de lynx qui s’améliore sans cesse, de plus en plus subtil, de plus en plus aigu, « […] jusqu’à ce qu’à la fin il ait comme un appareil photo instantané auquel n’échappait pas le moindre mouvement […] Dans son œil se projette tout ce qui est furtif et fuyant ; et tout ce qui est pittoresque, parlant et frappant, s’imprime dans sa rétine.38 » Il est tout à fait possible, voire presque certain, que la rareté de ses tableaux de la période parisienne s’explique justement par le fait que la peinture était tout simplement un medium trop lent, contrairement aux « aquarelles sur le vif ». Dès les années 1870, certains peintres utilisent la photographie comme outil de travail. Dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, cette pratique devient courante ; elle est notamment intéressante sur le plan financier car il n’est plus nécessaire de payer des dizaines de séances de pose à des modèles. Parmi les Tchèques de Paris, Hynais utilise les photographies, en particulier celles de Suzanne Valadon, modèle du tableau La Vérité, 1889 (Prague, collection particulière), tout comme Mucha ou Vácha dont on dit que la carrière prometteuse de portraitiste de la haute société s’est terminée quand on s’est rendu compte qu’il ne faisait que « projeter » une photographie, probablement une diapositive, et dessinait directement sur la toile qui était d’une certain façon photosensible. 37. En 1891, Marold écrit à K. V. Mašek : « Tu ne veux pas illustrer, mais c’est la façon la plus ordinaire pour se faire une place et un nom, on doit toujours être dans leur champ de vision. S’imposer avec un tableau (entrer au Salon et mieux encore y réussir) n’est pas possible pour un pauvre. ». Cité dans Karolína Fabelová, Karel Vítězslav Mašek, op. cit., p. 33. 38. K. B. Mádl, « Luděk Marold », Volné směry, numéro consacré à Marold, op. cit., p. 179.

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Marold travaille bien évidemment également à partir de photographies ; il possède ainsi une grande collection de fleurs, paysages et nus, ainsi que des camera lucida, comme le rapporte Ritter39, qui fut très désagréablement surpris de constater que Marold avait « copié » certaines photos, mais l’en excusa pourtant paradoxalement : « Je ne reproche en aucune façon à l’artiste de poids qu’est Marold d’avoir agi ainsi une ou deux fois dans des circonstances difficiles ; je regrette toutefois qu’il n’ait pas procédé ainsi plus souvent pour gagner un peu de temps libre, afin de pouvoir se consacrer à des travaux plus sérieux. » Ritter est en fait bien loin de la vérité : Marold, comme d’autres peintres, n’a pas « copié » les photographies une ou deux fois, mais des milliers de fois ! Cette manière de procéder ne doit pas être prise au pied de la lettre, comme en témoigne la comparaison de la photographie et de l’aquarelle « l’Automne » extraite d’une série de « Saisons » de 1897 : sur la photographie, on voit un modèle mi-allongé, mi-agenouillé sur un tapis dans un atelier, entouré de divers objets, tandis que sur l’aquarelle destinée au calendrier, le modèle est dans un pré fleuri. Et certaines choses ne seraient pas possibles sans la photographie, comme l’architecture des palais et d’autres constructions que l’on peut voir sur les séries d’affiches pour l’Exposition indienne de Londres en 1895 : elles ont été esquissées par Marold et, pour certaines d’entre elles, peaufinées jusqu’à une fidélité quasiphotographique par des lithographes. D’ailleurs les grandes revues illustrées - surtout celles qui veulent se maintenir au premier rang, comme L’Illustration, utilisent la photographie dès l’époque « pré-photographique » pour saisir les évènements de l’actualité, en France ou à l’étranger ! Les années 1890 se caractérisent dans la presse par la médiatisation d’évènements d’actualité présentés sous forme de dessins « d’après photographie ». Marold est l’auteur de dizaines d’entre eux, entre autres des actualités théâtrales publiées au début dans Le Monde 39. William Ritter, « Luděk Marold », Česká Revue, art. cit., p. 564 et 569.

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illustré. Certains originaux ont même été conservés, comme par exemple les aquarelles qui représentent « Le dépouillement d’une momie » (1891) ou « L’entrée au Salon du Champs de Mars » (1890), « Fête de la presse à Bruxelles » (1891), ou encore une scène pragoise publiée à la fin de l’année 1897 dans L’Illustration représentant un orage sur la place Venceslas, « Les troubles de Prague ». Certaines de ces compositions anecdotiques ou « événementielles » sont publiées simultanément comme gravures, par exemple en 1891 « La fête chez le Président Carnot » et « L’inauguration de l’exposition française à Moscou », ainsi que des portraits des chanteurs de music-hall Kam-Hill et Yvette Guilbert qui ont participé à la fête du Figaro. D’ailleurs le premier dessin parisien de Jan Dědina pour les journaux tchèques était un évènement représenté d’après photographies : des foules sur le boulevard lors de la visite du Tsar en 1896 ; ce n’est qu’après que suivirent des représentations « à la Marold » des rues et des parcs de cette ville. Il est intéressant d’examiner la manière particulière qu’ont Marold et les illustrateurs de son temps d’utiliser la photographie. Dans sa critique de la rétrospective Marold en 1998-1999, Jiří Olič estime que « l’hyperréaliste Marold a su l’emporter [sur le phénomène de la photographie] par l’illusion de sa technique […] par exemple la manière de représenter les personnes en train de parler, de la façon la plus magistrale.40 » La décision de Marold de se consacrer à l’illustration est indubitablement conditionnée par la situation de la presse à l’époque à Paris où, au cours de la dernière décennie du XIXe siècle, sont publiés plus de 200 journaux illustrés qui ont un besoin continu d’images. Marold est venu à Paris au bon moment, à l’époque de la grande explosion de la xylographie de reproduction.

40. Jiří Olič dans Respekt, op. cit..

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Dans les années 1880, un peintre « classique » peignant selon un procédé lent, accumulant pour chaque œuvre une quantité d’études et d’esquisses détaillées, comme par exemple Brožík ou Hynais, aurait à peine pu survivre grâce aux illustrations. Marold a sans doute été comme des dizaines, sinon des centaines, de jeunes peintres de cette génération qui, pour reprendre l’analyse de Jiří Olič citant Walter Benjamin, « prenaient conscience de la spécificité de l’œuvre d’art dans le siècle de la reproductibilité technique […] et pour qui l’aura de l’original indiffère.41 » Marold profite tout simplement des occasions proposées et réussit remarquablement, mieux que les autres. Peut-être même trop en tout cas : ces années de travail acharné devaient finir par l’épuiser… Le départ de Marold de Paris pour Prague fin 1897 a certainement eu plusieurs raisons : parmi les plus régulièrement citées, il y a le désir de rentrer au pays, l’épuisement dû au tourbillon incessant dans lequel il a travaillé durant ces années42, de nouvelles invitations, y compris celle de recommencer à peindre… On peut cependant imaginer une autre raison à ce retour : la prise de conscience intuitive que l’époque des grandes revues illustrées touchait à sa fin. Les illustrations était effectivement de plus en plus fréquemment remplacées par la reproduction photomécanique dans le meilleur des cas, par la photographie dans le pire, et leur besoin allait donc diminuant. De nombreux illustrateurs de la génération de Marold réagirent à cette nouvelle situation en rejoignant les revues humoristiques et satiriques, souvent orientées politiquement, qui se fondaient sur le dessin, un dessin linéaire ou en aplats, à l’exact opposé du travail de Marold. Il est sans doute parti à temps, alors que disparaissaient l’illustration de qualité et

41. Ibid.. 42. « Dès que je pourrai me débarrasser ne serait-ce qu’un peu de l’illustration », paroles de Marold rapportées par le peintre Vladimír Županský dans « Vzpomenu zde... », Volné směry, numéro consacré à Marold, op. cit., p. 230-231.

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la xylographie qui avaient tant compté dans son succès, lui permettant de devenir célèbre comme Florian, Schmidt, Boileau, Steinmann…

Plus de cent ans après sa mort, l’œuvre de Marold reste probléma­tique, comme l’a montré par exemple la réception critique de l’exposition de 1998-1999 à la Maison Municipale à Prague. Le fait que la plus grande partie de son œuvre consiste en de « simples » illustrations lui donne une position en dehors des schémas linéaires dominants de l’art tchèque. Sa carrière et son œuvre vont ainsi à l’encontre de la conception toujours fort répandue selon laquelle l’Artiste ne doit pas travailler pour les masses, mais doit au contraire problématiser les choses, démolir le monde ancien pour en préparer un nouveau… Ce n’était assurément ni le programme ni le problème de Luděk Marold, le premier Tchèque de ce temps à avoir acquis le statut d’un « artiste pop ».

Pour les illustrations de cet article, voir cahier 1, planches IX et X et cahier II, planche XV.

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Avant que paraissent, en 1902, les Documents décoratifs par A. M. [Alfons-Maria] Mucha à la Librairie centrale des beaux-arts, 13 rue Lafayette à Paris, le XIXe siècle a vu se multiplier divers types de manuels illustrés pour les artistes. Par exemple, au début du siècle, Mandevare proposait une méthode de dessin des plantes en partant de la feuille pour aller à la branche, puis à l’arbre. Je voudrais aussi signaler les méthodes de dessin qui, comme celles de Roullier et de Mme Cavé au milieu du siècle, vont jusqu’à utiliser une surface transparente pour relever la ligne cernant le modèle et un système de projection sur le mur ou la toile, plus perfec. Principes raisonnés du paysage, à l’usage des écoles des départements de l’empire français, dessinés d’après nature par N.-Al.-Michel Mandevare, Paris, M. Boudeville, 1804, composé de douze cahiers de planches gravées grand in-folio avec texte. . Il existe plusieurs éditions de cet ouvrage, Le dessin sans maître. Méthode pour apprendre à dessiner de mémoire, sous le nom de Marie-Élisabeth Blavet, dame Boulanger, puis dame Cavé, auteur du texte, à partir de 1850, ainsi que des versions abrégées. ©Cultures d’Europe centrale n° 6 (2006)

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tionné – peut-être plus pratique – que le traditionnel agrandissement par mise au carreau. Il y a aussi les recueils de motifs décoratifs de tous les temps et de tous les pays, dont le répertoire est établi en étudiant les objets accumulés dans les collections et les musées – tel le South Kensington Museum (l’actuel Victoria and Albert Museum) à Londres ou les collections ethnographiques du musée de la Marine alors installé au Louvre, à Paris, ou encore les présentations des Expositions universelles, dès celle de Londres en 1851. Les motifs sont mis à plat et extraits de leur support d’origine, tel que textiles, objets métalliques, céramiques, livres illustrés, et constituent ainsi un riche répertoire qui peut être utilisé dans tous les formats et dans toutes les techniques. Grammar of ornament, remarquable ouvrage d’Owen Jones, faisant état des connaissances en ce domaine au moment de l’Exposition universelle de Londres au Crystal Palace de 1851, paraît à Londres en 1856 et fait l’objet, en 1865, d’une édition française, la Grammaire de l’ornement. Il a bénéficié de nouveaux procédés d’impression en chromolithographie chez Firmin Didot à Paris. C’est le même procédé de chromolithographie qui est utilisé en France à partir de 1869 pour les fascicules de L’Ornement polychrome

. Pour la préparation des planches sur la Chine du Recueil de dessins pour l’art et l’industrie, qu’il publie par fascicules, en collaboration avec Eugène Collinot, à partir de 1859, Adalbert de Beaumont étudie en 1861 au musée de la Marine les objets acquis en 1855 de Charles de Montigny, consul à Shanghaï et Ningpo, comme le montre la correspondance, récemment publiée, avec Charles Cournault, de Nancy. Voir E. Hecre, Les Orients de Charles Cournault, exposition à La Douèra, « Demeure des Cournault », Malzeville, 2004, p. 163, 165. . The Grammar of ornament, by Owen Jones, illustrated by examples from various styles of ornament, Londres, Day and son, 1856, in folio, 157 p., 112 planches. L’édition française est également publiée à Londres, chez B. Quaritch, en 1865, sous le titre Grammaire de l’ornement, par Owen Jones, illustrée d’exemples pris de divers ­styles d’ornement.

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d’Auguste Racinet. Il sert aussi plus tard en Allemagne pour l’ouvrage de H. Dolmetsch, dont l’éditeur A. Guérinet présente, à l’extrême fin du siècle, une édition française, l’Anthologie de l’ornement. Dictionnaire des styles. Recueil chronologique d’ornements en couleurs de toutes les époques d’art... Enfin, parallèlement, les recueils reproduisant des objets d’art variés se multiplient, par exemple le périodique L’Art pour tous dirigé par Charles Sauvageot, qui, dès la fin du Second Empire, montre en noir et blanc des pièces provenant de collections d’amateurs ou, plus rarement, de musées. Victor Ruprich-Robert publie à partir de 1866 La Flore ornementale. Architecte spécialisé dans l’architecture religieuse et sa restauration, il deviendra professeur d’architecture à l’École des arts décoratifs, et ses motifs végétaux, de la description naturaliste à la stylisation, voire à la transformation en prototypes de reliefs sculptés, sont fortement marqués par son souci de proposer des modèles dans l’esprit médiéval, à la suite de Viollet-le-Duc. Il existe bientôt, lorsque s’impose le japonisme, des recueils de motifs japonais, par exemple, en Angleterre, celui d’Andrew Tuer en 1892, d’après les pochoirs pour textiles qui arrivent par milliers à partir de la fin des années 1880. Citons aussi les trente-six numéros richement illustrés de la revue Le Japon artistique, documents d’art et d’industrie réunis par S. Bing, qui paraissent de mai 1898 à avril 1891 et que l’on peut réunir en trois ou six volumes. Mucha, d’ailleurs, comme tous les artistes proches de lui, de . L’Ornement polychrome. Cent planches en couleurs... contenant environ 2.000 motifs de tous les styles, art ancien et asiatique, moyen âge, Renaissance, XVIIe et XVIIIe siècles, recueil historique et pratique, publié sous la direction de M. A. Racinet, Paris, F. Didot, 1869. Un deuxième volume de cent-vingt planches parut à partir de 1885 et il y eut une réédition en 1888. . Flore ornementale: essai sur la composition de l’ornement : éléments tirés de la nature et principes de leur application... : herbier artistique contenant plus de 500 plantes par V. Ruprich-Robert, gravure de Cl. Sauvageot, Paris, Dunod, 1866-1876, deux volumes in-folio. Le musée d’Orsay conserve un album de dessins préparatoires à cette ­publication (ARO 1981-1 à 176).

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Paul Gauguin à Georges Auriol, s’intéresse aux arts décoratifs japonais. Il possède même une sculpture japonaise dont les sinuosités ne sont pas sans rapport avec ses motifs favoris, notamment pour le traitement des chevelures qui rappelle le motif des vagues en bois, en bronze, ou en papier d’écorce de mûrier découpé, comme les katagami. Mais ce ne sont là que quelques exemples de ces publications à l’usage des artistes et des artisans, qui relèvent largement de l’éclectisme.

Ainsi convient-il de noter la mutation qui se produit à la fin du siècle, avec le développement de l’Art nouveau et l’apparition de recueils avec des motifs décoratifs originaux qui sont créés par des artistes vivants, en un temps où l’art décoratif atteint le statut d’œuvre d’art, admis dans les Salons parisiens à côté de la peinture, de la sculpture, de la gravure et de l’architecture. Ce moment se situe précisément dans le courant des années 1890, lorsque Mucha connaît ses premiers succès à Paris, dans le domaine de l’illustration, de l’affiche et bientôt des panneaux décoratifs. Sans revenir sur la carrière de l’artiste, on peut indiquer qu’il a obtenu de nombreuses récompenses à l’Exposition universelle de 1900 à Paris, pour laquelle il s’est activement dépensé dans différentes techniques. Le catalogue officiel des beaux-arts est sommaire dans ses descriptions, puisque, dans la classe 7, groupe II de la section autrichienne, on trouve sous le nom de : « Mucha (Alfons-Marie), né à Eibenschitz (Moravie), élève de J. P. Laurens, Boulanger et Lefèvre. – A Paris, rue du Val-de- Grâce, 6. 99. Notre Père 100. La Femme, panneau décoratif 101. Les Mois ; dessins 102. La Nature »

. Voir à ce sujet le catalogue de l’exposition Katagami, les pochoirs japonais et le japonisme, Paris, Maison de la culture du Japon, 19 octobre 2006 - 20 janvier 2007.

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et, dans la classe 9, sous le nom estropié de « Murka (A.), – A Paris, rue du Val de Grâce, 6. 22. La Nature, buste bronze. »

Dans l’article « Un maître décorateur après une visite au pavillon de la Bosnie », paru dans Le Mois littéraire et pittoresque de mai 1900, Abel Fabre, très proche de Mucha, explique assez clairement où sont exposées les différentes participations de l’artiste : au Grand Palais, dans le groupe II, section viennoise, deux panneaux symboliques [sans doute L’Aurore et Le Crépuscule] ; dans la section des Autrichiens habitant Paris, douze médaillons pour Le Mois littéraire et pittoresque de 1899 ; dans le palais autrichien du quai d’Orsay : vingt-cinq originaux du Pater achevé d’imprimer le 20 décembre 1899 chez Champenois pour l’éditeur H. Piazza à Paris. Au Champ-de-Mars, dans la section « Bijouterie », il y avait une vitrine de « Bijoux Mucha » et de statuettes d’art en bronze, et, dans la section « Parfumeurs », le décor de la parfumerie Houbigant. On sait également que Mucha fit l’important décor du pavillon de la Bosnie-Herzégovine, dont le musée d’Orsay conserve des fragments et des dessins préparatoires, et qu’il dessina des modèles de bijoux pour le bijoutier Fouquet, avant de réaliser après l’exposition de 1900, la boutique Fouquet, rue Royale, dont le décor et le mobilier sont maintenant répartis entre le musée des Arts décoratifs et le musée Carnavalet à Paris. Enfin, il donne un modèle de tapis à la firme Ginskey, installée en Bohême, dont le décor avec des motifs de cercles excentrés est bien caractéristique de son répertoire décoratif.

. Catalogue de l’exposition Mucha 1860-1939, peintures, illustrations, affiches, arts décoratifs, Paris, Éditions des musées nationaux, 1980, L. 43, p. 136.

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S’y ajoutent diverses affiches, des programmes et des diplômes pour les manifestations officielles de l’Exposition universelle de 1900.

Des souvenirs tardifs de Mucha, repris par son fils Jiři et par Mme Dvořak dans sa thèse, laisseraient penser qu’il a exposé en 1900 les Documents décoratifs. Ceci n’est pas prouvé. La plupart des planches ne sont pas datées et certaines portent des dates postérieures à 1900 – la planche 7 est de 1901 – ce qui montre bien un travail continué après l’Exposition universelle même si certains motifs ont déjà servi en 1900 : ainsi la première planche, reproduite sans la lettre, a déjà été utilisée comme motif pour le menu d’un banquet officiel de l’Exposition universelle de 1900 et comme couverture du programme des fêtes officielles de la même exposition. Selon un procédé fréquemment utilisé pour la préparation de ses grands décors pour le pavillon de la Bosnie-Herzégovine, il photographie un modèle qu’il fait poser dans son atelier pour donner plus d’exactitude à la pose dessinée10. Le motif est utilisé par la suite pour des couvertures de revue, par exemple Paris illustré de décembre 1903 ou The Index du 1er juillet 1905, mais, dès octobre 1900, on en trouve un amusant plagiat en couverture du numéro de la revue estudiantine Au quartier latin, avec un homme en haut-de-forme et la silhouette du Panthéon remplaçant celle du pont Alexandre III. Cela atteste bien le succès de Mucha et les multiples commandes auxquelles il devait répondre.

. A. Dvořak, Alphonse Mucha : book illustrations and mural paintings, The University of North Carolina at Chapel Hill, Ph. D., 1978, fac-similé UMI, Ann Arbor – Londres, 1979, p. 43. 10. Musée d’Orsay, PhO. 1979-80. Le modèle porte une jupe, mais d’autres photographies montrent la même pose où la jupe est remplacée par un drapé. Voir catalogue de l’exposition Mucha 1860-1939, peintures, illustrations, affiches, arts décoratifs, op. cit. , n° 58, repr.

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Avant d’étudier plus avant le recueil des Documents décoratifs, il convient de rappeler que les travaux monographiques ont l’inconvénient d’isoler les artistes et n’insistent guère sur les amitiés et relations parisiennes de Mucha, si l’on excepte les glorieuses rencontres avec Gauguin, Sarah Bernhardt ou Whistler. En effet, Mucha a fait partie d’un groupe de décorateurs autour de Maurice Pilliard Verneuil et Georges Auriol et a participé, avant 1902, date de parution des Documents décoratifs, à d’autres recueils de modèles originaux. Déjà, il s’était retrouvé en leur compagnie, avant 1900, pour fournir les modèles de couverture de la revue L’Image qui paraît entre décembre 1896 et décembre 1897. Si Mucha donne le modèle de la deuxième couverture11, il partage ce travail avec Georges Auriol, Georges de Feure et Victor Prouvé, entre autres, la couverture changeant à chaque numéro. Son style s’affirme alors, mêlant figures féminines et décor floral, comme en 1897, avec l’illustration d’Ilsée, princesse de Tripoli de Robert de Flers, un des fleurons de la renaissance, à la fin du siècle, du livre illustré de luxe. La revue Art et Décoration rend compte au printemps 1901 d’une publication de la Librairie centrale des Beaux-Arts, 13 rue Lafayette (qui publiera en 1902 les Documents décoratifs de Mucha)12 : il s’agit d’un recueil dû à M. P. Verneuil, G. Auriol et A. M. Mucha, intitulé Combinaisons ornementales, les motifs proposés se multipliant à l’infini à l’aide d’un miroir, comme l’indique le sous-titre. En fait, la publication était accompagnée d’un double miroir qui permettait toutes les variations possibles, selon le principe du kaléidoscope. On pouvait ainsi créer un motif d’angle ou de milieu à partir des lignes, des formes ornementales, des végétaux, des animaux proposés. Chaque artiste a gardé sa personnalité, comme le montrent les quel11. Oubliée dans le catalogue Mucha, Paris, 1980, mais signalée par Philippe ­ hiébaut, lors de l’exposition La lettre Art nouveau en France, Les dossiers du musée T d’Orsay, n° 55, Paris, Musée d’Orsay, 1995, p. 77. 12. Art et décoration, 1er semestre 1901, p. 205. La couverture de la publication est de Georges Auriol.

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ques planches reproduites, dont une en trois couleurs - c’est le principe arrêté pour ce volume - de Mucha13. À la différence des recueils destinés à une technique, une matière particulière - et ils sont nombreux à l’époque - il faut noter qu’aucune échelle n’est indiquée dans les Combinaisons ornementales et que les motifs peuvent servir aussi bien pour l’architecture que pour les bijoux. Le but est clairement pédagogique car, lorsque les élèves ont compris les règles, ils peuvent créer de nouveaux motifs. Rappelons que Mucha, après avoir enseigné à l’académie Carmen, est alors professeur à l’académie Colarossi. C’est également dans ce contexte pédagogique que se situent les Documents décoratifs. L’ouvrage comprend une préface de Gabriel Mourey et soixante-douze planches numérotées signées de Mucha. La plupart n’ont pas de titre et il n’existe pas de liste explicative, au moins dans l’exemplaire relié de la Bibliothèque du musée des arts décoratifs à Paris14. Le sous-titre du recueil montre la diversité des sujets abordés : « panneaux décoratifs. - études et applications de fleurs. - papiers peints. - frises. - vitraux. - orfèvreries, etc., etc. ». Les techniques utilisées sont multiples et, comme pour Ilsée, l’impression a dû nécessiter le travail de toute une équipe15. L’article de présentation dans le supplément d’Art et Décoration d’octobre 1902 au moment même de la parution, énumère les différents procédés utilisés : l’héliotypie, la chromolithographie, les coloris posés à la main ou au patron, l’héliogravure en noir ou en couleurs16. 13. Ibid., p. 208. 14. Il manque d’ailleurs plusieurs planches (n° 4, 9, 21) car la publication de format in-folio se présentait en feuilles séparées, comme l’est encore l’exemplaire conservé au Musée des arts décoratifs de Prague. 15. Pour Ilsée, princesse de Tripoli de Robert de Flers, M. Louis Bocquin, fils d’un des artistes qui ont travaillé à la réalisation de l‘illustration, a donné en 1986 au musée d’Orsay des dessins préparatoires et des planches d’essai pour cet ouvrage (Musée du Louvre, département des arts graphiques, fonds du musée d’Orsay, RF. 41220 à 41250). 16. Art et Décoration, octobre 1902, p. 3.

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Quelques pages sont reproduites en fac-similé sur papier vergé bleu clair ou gris, contrecollé sur des feuilles au format du recueil. Ce sont les croquis d’après nature qui sont présentés ainsi, notamment des dessins botaniques de plantes, dont l’esprit n’est pas très différent des études natura­ listes qu’avait données Ruprich-Robert à la génération précédente. Ils sont à la base même des stylisations avec cernes et aplats colorés dont Mucha donne de nombreux modèles pour surface plane (dans le décor de l’habitation, le textile par exemple), y mêlant parfois des animaux (planche 42). On y retrouve ce qui avait fait le succès des illustrations d’Ilsée, dans un esprit assez proche de La Plante et ses applications ornementales par Eugène Grasset17, un recueil paru quelques années auparavant. Mucha donne aussi des modèles stylisés dans les domaines dans lesquels il excelle et qui offrent alors des débouchés aux futurs décorateurs, comme tout ce qui relève du livre et de la publicité. Le texte s’inscrit dans un réseau de courbes décoratives et voisine avec un visage ou une figure féminine, souvent en partie dénudée. Les lettres doivent se plier à ces espaces irréguliers. Il propose même une page d’alphabets (planche 54), mais, à la différence de ceux de Grasset ou d’Auriol, ces modèles ne feront pas repris ultérieurement par les éditeurs. Il publie ainsi une affiche pour Nectar liqueur superfine (planche 4) dont on peut se demander s’il ne s’agit pas d’un produit fictif18, une couverture pour Art et décoration (planche 57), une annonce « Vient de paraître » pour ses propres Documents décoratifs (planche 13), des propositions pour des couvertures de catalogues commerciaux ou des emballages (planche 56), des modèles pour des têtes de chapitre décorées 17. Cet ouvrage de format grand in-folio contient 72 planches et, si la préface est datée de 1896, il ne paraît que vers 1898 à la Librairie centrale des Beaux-Arts, vraiment spécialisée dans ce type de publication illustrée pour artistes. 18. Aucune étiquette n’est visible sur le flacon, l’exemplaire cité par Jana Smejkalova dans Alfons Mucha– Plakaty, Brno, Moravska galerie, 1979, n° 45 et repris dans la liste des affiches du catalogue Mucha, Paris, 1980 (Annexe « Affiches », A.42, p. 114) ne porte aucune marque d’imprimeur.

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(« introduction », « préface », « avant-propos », planche 19). La plupart du temps, l’usage du motif proposé est bien défini. Ainsi les figures féminines inscrites dans des ronds (planche 46) sont des modèles de vitraux, comme il en utilise à la boutique Fouquet. À côté des modèles destinés aux surfaces planes, il existe une série originale d’une vingtaine de planches qui proposent des modèles de bijoux (planche 50), de verreries, de meubles et d’accessoires variés pour la maison, voire des intérieurs complets (planche 72). Ce sont des dessins d’une extrême virtuosité, traités seulement en noir avec des rehauts de blanc. La planche 53, par exemple, qui montre des modèles de dentelles sur fond sombre pour mettre en valeur la transparence des étoffes, est à rapprocher des travaux de l’école des Arts et métiers de Vienne, où un nouveau professeur, M. Hridlicka19, a prôné l’abandon des copies d’ancien et un retour aux motifs inspirés de la nature. Ces nouveaux travaux qui lui ont valu un grand prix à l’Exposition universelle de 1900 n’étaient sans doute pas ignorés de Mucha. La présentation de Gabriel Mourey, dans sa préface aux Documents décoratifs de Mucha, est intéressante. Il reconnaît que Mucha y résume sa carrière depuis Gismonda et, notamment dans les motifs végétaux, reprend une thématique déjà explorée dans l’illustration d’Ilsée. Il rappelle aussi qu’il a été élève de Jean-Paul Laurens, songeant sans doute à la perfection du modelé des figures féminines. Il reconnaît à Mucha la capacité de faire une synthèse neuve : « De la nature, il sait extraire les éléments de beauté et d’harmonie. » Il va même jusqu’à proposer une géographie des styles : les races germaniques chérissant les lignes aiguës et brisées, tandis que la ligne courbe appartient aux Byzantins, aux Latins et aux Slaves. C’est dans cette dernière catégorie qu’il classe Mucha : 19. M. P. Verneuil, « École de dentelles de Vienne », Art et décoration, 2e semestre 1903, p. 256 et suiv.

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« De ce genre composite, quelque peu byzantin et où s’allie à des souvenirs de classicisme quelque morbidesse toute contemporaine, il restera l’initiateur et c’est une justice à lui rendre qu’il se montre toujours sincère et primesautier jusque dans ses complications, jusque dans ses subtilités les plus audacieuses.20 »

Gabriel Mourey (1865-1943) est un écrivain et critique d’art fort actif à l’époque, dont le goût se situe dans le juste milieu. Ses autres travaux nous le montrent s’intéressant à l’orfèvrerie, et à des peintres tels qu’Albert Besnard, Mathurin Meheut, Daniel Vierge, Zuloaga. En 1902 précisément, il écrit Des hommes devant la nature et la vie, un ouvrage consacré à Rodin, Helleu, Le Sidaner, Steinlen, Émile Claus, Paul Renouard, Charles Cottet, J.W. Alexander, Jean-François Raffaëlli, Fritz Thaulow, Gaston Latouche, Albert Baertsoen, Aman-Jean, Auguste Lepère. Ces artistes, tous de qualité, sont pratiquement ceux qui exposent à la Société nouvelle, une association dont il est le président de 1900 à 1906 ; elle organise des expositions au printemps à la galerie Georges Petit avant le Salon de la Société nationale et a pour but de mettre en valeur leurs œuvres auprès du public des amateurs susceptibles de les acheter. Ils sont le symbole de cet art à succès qui est en quelque sorte le nouvel art officiel au lendemain de l’exposition universelle de 1900. On retrouve leurs peintures sur les cimaises du musée du Luxembourg. Il est sympto­matique que Gabriel Mourey ne s’intéresse pas aux artistes d’avantgarde comme Cézanne ou Gauguin, pratiquement au terme de leur carrière. Cela permet de situer Mucha dans ce courant qui rejette l’académisme dépassé et se teinte parfois de symbolisme, mais qui est l’image même du goût dominant. Par l’usage quasi abstrait de sinuosités dissymétriques, notamment ces motifs en réserve qui viennent se surimposer sur les figures féminines au

20. Gabriel Mourey, préface aux Documents décoratifs de Mucha, p. 3.

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modelé photographique, Mucha sait proposer des formules originales qui perdureront dans le domaine de la typographie jusque vers 1914. Mucha rapporte que l’éditeur parisien a vendu les exemplaires de cet ouvrage dans les écoles et bibliothèques de tous les pays d’Europe. Il ne faut pas s’étonner qu’il se trouve à Paris à la Bibliothèque des arts décoratifs et à la bibliothèque Forney, cette dernière destinée à la formation des artisans du faubourg Saint-Antoine près duquel elle était alors située avant son déménagement à l’Hôtel de Sens. Mais un exemplaire est conservé aussi à la bibliothèque du musée national Adrien-Dubouché, provenant de l’ancien fonds de la Bibliothèque de l’École d’Art décoratif de Limoges, destiné à l’instruction des porcelainiers21. À l’étranger, on le trouve même à Kyoto parmi les instruments de travail des étudiants japonais du début du XXe siècle22 et sans nul doute a-t-il été diffusé outre-Atlantique où Mucha devait lui-même enseigner quelques années plus tard. D’après le témoignage d’un élève américain, Charles Dana Gibson, Mucha faisait ses cours en commentant ses propres planches de motifs, ce qui fascinait son public23. Les soixante-douze planches des Documents décoratifs n’ont pas épuisé la capacité de Mucha à fournir des modèles. Tandis que Verneuil, en 1903, attire l’attention sur l’adaptation du décor à la forme en donnant en exemple des motifs d’Auriol, de Grasset, de Lalique, mais aussi de Mucha avec quatre exemples de décor floral24, il continue à le solliciter pour sa nouvelle publica21. Je remercie ma collègue Chantal Meslin-Perrier de m’avoir indiqué qu’il apparaît dans le plus ancien registre d’inventaire de la bibliothèque, rédigé au début du XXe siècle, mais sans date précise d’entrée. 22. Il a été présenté dans l’exposition Art Nouveau in Japan 1900-1923. The New Age of Crafts and Design, Tokyo, Craft Gallery, The National Museum of Modern Art, 17 septembre - 27 novembre 2005, n° 1-9, repr., prêté par Museum and Archives of Kyoto Institute of Technology. 23. Voir A. Dvořak, op. cit., 1979, p. 85. 24. M. P. Verneuil, art. cit., p. 269 et p. 274-275.

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tion La Plante qui paraît de 1904 à 1905. Cependant, Mucha prépare un nouveau recueil intitulé Figures décoratives par A. M. Mucha. 40 planches reproduisant en fac-similé les dessins de l’artiste, comprenant plus de deux cents arrangements, qui paraît à la Librairie centrale des beaux-arts en 1905. Il s’agit non plus d’adapter les motifs à l’usage, mais d’adapter les figures féminines drapées aux espaces les plus divers (portion de cercle, triangle etc.) dans l’agencement d’une page d’illustration, de la couverture d’un livre ou d’une revue. C’est en effet dans le domaine de l’édition que le style de Mucha va se perpétuer, au moins jusqu’à 1914, tandis qu’à l’horizon se profile bientôt l’anathème lancé par l’Autrichien Loos contre l’ornement, qui deviendra la caractéristique du style de la génération suivante.

Pour les illustrations de cet article, voir cahier 3, planches XXI et XXII.

Aspects de l’illustration hongroise entre 1895 et 1920 Katalin Gellér

Au tournant du siècle, l’art hongrois peut être caractérisé par la confluence de divers courants, sous-tendue par des efforts de renouvellement d’origines multiples. L’illustration n’échappe pas à cette grande variété d’approches, à ce pluralisme, reflétant les spécificités régionales de la Monarchie austro-hongroise, véritable carrefour des idées entre traditionalisme et modernisme. La dualité entre « universel/moderne » et « local/ traditionnel » joue un rôle important dans l’évolution des arts novateurs en Hongrie, où les origines de l’Art Nouveau ne peuvent être dissociées de notions historiques et ethnographiques.

. Cf. Katalin Gellér, A szecessziós könyvillusztráció Magyarországon, 1895-1925 [L’illustration Art nouveau en Hongrie, 1895-1925], Miskolc, Miskolci Galéria, 1997. ©Cultures d’Europe centrale n° 6 (2006)

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Pour expliquer la signification du livre en Hongrie à cette époque, on peut citer les paroles du héros du roman de Mihály Babits, Les Fils de la mort, qui, regardant un ouvrage édité en Angleterre, s’exclame : « De nos jours, nous puisons nos plus grandes sensations dans les livres. » Quand on recherche les facteurs de ces grandes sensations, on arrive à des considérations d’ordre esthétique, sociologique et idéologique. Commençons par les questions esthétiques. L’histoire de l’illustration à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle est indissociable de l’apparition d’une nouvelle conception du livre, vu comme unité du texte, de l’image et de la typographie. Inspirée par les réformateurs anglais, cette nouvelle conception du livre et de l’illustration est apparue relativement tôt en Hongrie. En théorie comme en pratique, le livre est devenu une entité autonome avec ses lois propres. Disciples continentaux des pionniers anglais et principaux maîtres de la Wiener Werkstätte (Atelier de Vienne), Josef Hoffmann et Kolo Moser ont écrit dans leur programme esthétique que « le livre est une œuvre d’art en tant qu’unité et c’est par là que nous jugeons de sa valeur. » Selon le théoricien d’art hongrois Lajos Fülep, « le véritable livre est un organisme vivant, une œuvre d’art sensitive, tissée de nerfs, tout comme une peinture de Millet ou une sculpture grecque. » Le livre doit répondre aux exigences de la composition conjointe harmonieuse de toutes ses parties : la reliure, le couvre-livre, la page de titre, . Mihály Babits, Halálfiai [Les fils de la mort], Budapest, Szépirodalmi Kiadó, 1984, p. 394. . Josef Hoffmann et Kolo Moser, Arbeitsprogramm. Hohe Werte, 1904-05, vol. 1, n° 15. . Lajos Fülep, « A könyv » [Le livre], 1906, in A művészet forradalmától a nagy forradalomig [De la révolution de l’art à la grande révolution], Budapest, I. Magvető, 1974, p. 114.

Aspects de l’illustration hongroise entre 1895 et 1920

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la feuille de garde, l’ex-libris, les vignettes, les lettrines et les illustrations. Quant à l’illustration, un rôle primordial est accordé à la ligne arabesque, qui devient un moyen autonome d’expression dans l’Art Nouveau. Les artistes s’efforcent de fondre en une seule et même entité les lettres et les images grâce à cette ligne arabesque qui joue un rôle décisif dans la constitution de la page organisée selon ses lois internes. Dans ce processus, même le sujet passe au second plan. Selon la définition bien connue de la décoration du livre par Maurice Denis, le but est de « trouver cette décoration sans servitude du texte, sans exacte correspondance du sujet avec l’écriture; mais plutôt une broderie d’arabesques sur les pages, un accompagnement de lignes expressives. » La nouvelle conception du livre réside en second lieu dans la volonté de lui voir jouer un rôle social. Les initiateurs de la réforme du livre se sont révoltés contre la production en masse de livres de mauvaise qualité. Pour eux, l’esthétique du livre relevait d’une notion synthétique de la beauté, englobant tout l’univers quotidien et toutes les classes sociales. Le livre est même devenu partie intégrante des intérieurs Art Nouveau. Elemér Czakó, un des protagonistes de ce renouvellement en Hongrie, a souligné qu’on atteint des objectifs démocratiques par la réforme esthétique du livre : « Par sa fraîcheur, l’illustration exerce une plus grande influence que les œuvres monumentales… par l’intermédiaire des journaux, des revues, des livres pour enfants, des livres de luxe, des journaux de voyage et des recueils de poésie, elle pénètre dans toutes les familles… »

. Maurice Denis, « Définition du néo-traditionnalisme» (1890) in L. Rouart et J. Watelin, Théories 1890-1910. Du Symbolisme et de Gauguin vers un nouvel ordre classique, Paris, Bibliothèque de l’Occident, 1920, p. 10-11. . Elemér Czakó, A könyvnyomtatás és a könyvdíszítés iparművészete [L’art décoratif de l’imprimerie et de la décoration du livre], Budapest, Magyar Könyvszemle / Magyar Nemzeti Múzeum, 1901, t. IX, p. 126.

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La troisième cause de la sensation éprouvée par le héros du roman de Mihaly Babits évoqué plus haut réside dans le fait que le livre s’intègre dans une nouvelle conception du monde, une nouvelle manière de penser dont il est à la fois l’incarnation spirituelle et matérielle. Dans ce roman, les étudiants emportent avec eux aussi bien le Zarathoustra de Nietzsche que des recueils de Max Stirner, de Herbert Spencer, de Marx, de Tolstoï et du philosophe gnostique Jenő Henrik Schmitt. Babits s’est abonné à la revue Studio quand il enseignait à Brassó (aujourd’hui Braşov en Roumanie), aux confins de la Monarchie. Le livre comme médiateur des idées et nouvelle forme basée sur des lois fonctionnelles a donc joué un grand rôle pour les érudits de l’époque. Dans son essai Le poète et aujourd’hui, le poète autrichien Hugo von Hofmannstahl considère que, si le symbole des époques précédentes a été le geste des mains jointes pour la prière, l’ère moderne est caractérisée par l’homme tenant un livre. De là proviennent les postures émouvantes de personnes tenant entre leurs mains des livres, sur les ex-libris par exemple. Sándor Nagy s’est lui-même représenté dans son atelier parisien, feuilletant le « Livre de la vie », dans une œuvre intitulée Souvenirs de Paris (vers 1921). Cette œuvre évoque le moment où, guidé par les idées de Jésus Christ et de Tolstoï, il a trouvé dans l’art décoratif le but de sa vie et de son art : se consacrer au monde, servir autrui. L’histoire de l’illustration hongroise commence de manière spectaculaire avec deux chefs-d’œuvre : l’album de József Rippl-Rónai (18611927), tout à fait enraciné dans l’Art Nouveau français, et un recueil de poésies illustrées par quelques peintres qui, tout juste rentrés de Munich, un des centres importants du Jugendstil, se sont installés en 1896 à Nagybánya, . Hugo von Hofmannsthal, Der Dichter und diese Zeit. Ein Vortrag, in Prosa II, Francfort-sur-le-Main, S. Fischer, 1959, p. 237.

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un petit village de Transylvanie, où ils ont fondé une des écoles de peinture de plein air les plus importantes de Hongrie. L’album Les Vierges illustré par Rippl-Rónai sur les textes de l’écrivain belge Georges Rodenbach, auteur du Règne du silence et de Bruges-la-morte, est paru chez l’éditeur Samuel Bing à Noë1 1895, en même temps que le recueil de son ami James Pitcairn Knowles. Lors de son long séjour en France de 1887 à 1901, Rippl-Rónai a été conquis par le courant de l’Art Nouveau. Il avait fait la connaissance des Nabis à l’occasion de son exposition au Champs-de-Mars en 1894 et leur amitié l’avait conforté dans ses aspirations. Ses sujets - intérieurs, femmes tenant des fleurs à la main, jardins, promeneurs - sont d’ailleurs proches de ceux des Nabis et des écrivains du cercle de la Revue Blanche. D’après ses mémoires, il aurait même rencontré Stéphane Mallarmé et a réalisé des dessins « colorés et au contour accentué » en lisant son recueil intitulé Les Pages (il s’agit certainement de la première édition, parue en 1891, avec un frontispice à l’eau-forte de Renoir)10. Les lithographies en couleur de la plaquette Les Vierges sont exemplaires de sa recherche d’harmonie, d’intimité, d’expression du silence et de sentiments profonds. La particularité de cet album réside dans le fait que les images ne sont pas de simples illustrations : le texte a en effet été inspiré par les lithographies. . Cf. Mária Bernáth, Rippl-Rónai József, Budapest, Gondolat, 1976; Cat. Exp. Rippl-Rónai József gyűjteményes kiállítása [József Rippl-.Rónai’s Collected Works], Budapest, Magyar Nemzeti Galéria, 1998; Katalin Gellér, « József Rippl-Rónai’s Secessionist Image of Arcadia », The Unity of Lifework. Acta Historiae Artium, vol. 40, Budapest, Akadémiai Kiadó, 1998, p. 155-174; Cat. Exp. Nagybánya művészete [L’Art de Nagybánya], Budapest, Magyar Nemzeti Galéria, 1996. . Georges Rodenbach, Les Vierges, Paris, Chamerot-Renouard, 1895; cf. Katalin Gellér, « Rippl-Rónai kapcsolata Mallarmé-val és körével » [La relation de RipplRónai avec Mallarmé et son cercle], Ars Hungarica, Budapest, 2000, n°1, p. 109120. 10. Rippl-Rónai emlékezései [Les souvenirs de Rippl-Rónai], Budapest, Nyugat, 1911, p. 130-131.

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L’album de Rippl-Rónai est le pendant de celui du peintre écossais James Pitcairn Knowles intitulé Les Tombeaux qui traite de la mort, tandis que le peintre hongrois représente l’été, la joie de vivre. Sur ses trois lithographies, on peut voir des jeunes filles qui se promènent, lisent et cueillent des pommes dans un jardin. Elles sont dissimulées derrière des chapeaux, on ne peut deviner leur visage, comme si elles portaient des masques. Rodenbach a mis en valeur leur représentation stylisée : les jeunes filles, les « Vierges », sont parties « à la recherche de leur Destinée ». Rodenbach décrit une des Vierges comme si elle était l’archétype d’un personnage symbolique : « Elle ne communie pas avec la Nature. L’azur, les arbres, les eaux naturelles lui semblent brutaux. Elle ne les aime que réfléchis dans les miroirs. Or, dans les livres aussi, on voit les choses comme en reflet. Charme de l’artificiel ! Voluptueuse langueur du mensonge et du songe ! La Vierge, dans les livres, rêve la vie, à l’amour de l’amour…11 » Ces lignes ont probablement été inspirées par la figure de la jeune fille lisant. L’iconographie renvoie ici à l’art du Moyen-Âge - les représentations des Saints ou de la Vierge tenant un livre entre leurs mains - mais aussi aux peintres préraphaélites (Edward Burne-Jones, La Fille du roi, ou la Princesse Sabra, 1865-66) et à des œuvres d’artistes français comme La Légende d’Armand Point ou La Promeneuse d’Hubert de la Rochefoucauld, peintre avec lequel Rippl-Rónai a d’ailleurs exposé plusieurs fois. La troisième lithographie montre trois jeunes filles cueillant des pommes. Elles sont en accord profond avec leur environnement, leurs gestes sont précieux et fins comme ceux des figures de Maurice Denis, qui a souvent dessiné des scènes semblables. L’écrivain déploie une image symbolique : les arbres portent « des fruits de vie ». « Ô tronc de la tentation ! Arbre de la science amère qu’est le corps de la femme ! » 11. Georges Rodenbach, Les Vierges, op. cit.

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Sur la dernière image, une femme est assise dans un fauteuil et regarde « la maison où sa vie s’est bornée… » Rodenbach écrit que « maintenant chacune, devenue Épouse, s’est réalisée soi-même, en n’étant plus à l’unisson qu’avec un site unique… » Les figures gracieuses de Rippl-Rónai reflètent la beauté de la vie contemplative, esthétique, l’unité avec la nature. Ses lithographies sont caractérisées par l’économie des moyens dans le dessin ainsi que dans les couleurs. La surface du papier mise en relief, le mouvement ondulant de la ligne et les taches de couleurs en font un ensemble harmonieux. Si le texte de Rodenbach est plein d’allusions symboliques, les illustrations de Rippl-Rónai en elles-mêmes n’indiquent pas de contenu symbolique, elles ne sont basées que sur des qualités purement graphiques. Mais l’ensemble du texte et de l’image se déploie en une œuvre empreinte de symbolisme typiquement Art Nouveau, qui évoque par la métaphore des saisons les différentes phases de la vie, comme les peintures de Maurice Denis intitulées Septembre, Octobre, Avril et Juillet. On peut même y déceler une parenté avec le dessin arabesque qui anime les œuvres de Paul Ranson Tristesse ou Jalousie. Inspirée de l’art japonais, la technique utilisée pour la confection de l’album de Rippl-Rónai est révolutionnaire, même dans le cadre de l’histoire du livre d’artiste en France. Ces types de livres japonais d’origine chinoise sont réalisés comme des dépliants : l’image et le texte - d’ailleurs gravés sur bois à l’origine - sont imprimés de pair seulement sur un seul côté de la feuille, qui est ensuite pliée de telle sorte que le côté vierge reste à l’intérieur du pliage. Selon les mots d’Antoine Terrasse : « Patronnées par Bing, il était juste que les plaquettes fussent imprimées comme les albums japonais sur un côté de la feuille : révolutionnaires pour l’époque, elles constituent

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une quintessence de «l’esprit nabi» pour l’illustration de livre.12 » La suite des pages est conçue comme une espèce de polyptique ou de paravent ; les motifs principaux des Vierges se retrouvent d’ailleurs sur une esquisse de paravent projeté par Rippl-Rónai pour le docteur Henri Bourbon. Sans précédent dans l’art hongrois, le livre de Rippl-Rónai est resté sans répercussion. On ne peut guère citer, comme représentants connus et populaires de l’orientation française dans les années « 1900 », que János Vaszary (1867-1939), éminent précurseur de l’Art Nouveau en Hongrie, et Árpád Basch (1873-1944), disciple du style Mucha. Une autre réalisation originale et de grande importance pour l’art du livre en Hongrie est constituée par les illustrations précédemment citées des peintres de l’école de Nagybánya pour les poèmes de József Kiss, dans un livre paru en 1897. Elles ont été publiées sous forme ancienne, dans une édition de luxe typique du XIXe siècle. Différentes techniques y sont employées, dont l’huile. La plupart des illustrations, ainsi que les dessins de Károly Ferenczy (1862-1917) pour les poèmes Le Prologue, La Demoiselle Ágota et Le Chant de la couturière, représentent des images caractéristiques de l’époque. Ferenczy utilise le lieu commun de la nature reflétant le sentiment des figures humaines. Le peintre recourt parfois au triptyque avec une clarté du dessin et un art de la ligne qui lui sont propres. Deux compositions sur le sujet de Daphnis et Chloé montrent bien les caractéristiques de son art. L’une évoque son attirance effective pour la mythologie classique, l’autre pour la vie contemporaine avec un léger accent mondain. Alors que, dans la seconde composition, le couple citadin, moderne est accentué avec une ligne sinueuse et décorative, la scène des héros mythologiques n’est pas exé12. Antoine Terrasse, « Les arts graphiques » in Claire Frèches-Thory / Antoine Terrasse, Les Nabis, Paris, Flammarion, 1990, p. 250.

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cutée au fusain comme la première, mais à l’huile. Les personnages y sont intégrés dans la nature, Ferenczy n’utilise pas de contours forts, plutôt des effets picturaux. Les autres illustrateurs du livre de József Kiss - Simon Hollósy (18571918), István Réti (1872-1945), Béla Iványi Grünwald (1867-1940) et János Thorma (1870-1937) - ont dessiné des scènes reflétant l’atmosphère des poèmes : les gens au quotidien et parfois l’ambiance de la ville. Certaines illustrations d’Iványi Grünwald montrent que ce dernier s’est inspiré dans son expression des compositions de Toulouse-Lautrec : il utilise par exemple l’effet de silhouette, sa composition étant cosntruite par plans. À l’opposé de ces deux volumes exceptionnels, les ouvrages plus populaires se transforment également progressivement, comme en témoignent les illustrations des éditions de luxe - celles du peintre János Vaszary par exemple dans le recueil des poèmes de Petőfi, paru en 1900 - ou les vignettes des journaux et des livres. Une grande partie de ces dessins ornementaux s’inscrivent dans la recherche d’un style hongrois, dans la création d’un langage moderne et traditionnel à la fois. La quête du style hongrois s’est avant tout manifestée par l’utilisation de motifs populaires et de sujets nationaux, et cela dans toutes les branches de l’art. Dans le journal L’Art décoratif hongrois se succèdent ornements modernes et vignettes décoratives, composés à partir de motifs populaires traditionnels relevés dans les collections d’art populaire nées avec le Romantisme et l’Historicisme. Parmi ces collections étudiées par les artistes, ce sont les volumes de József Huszka qui ont exercé la plus grande influence, car l’auteur a conçu une théorie concernant l’utilisation des motifs populaires et essayé de les systématiser. Il était convaincu que les motifs floraux les plus répandus de l’art populaire hongrois - rose, œillet, tulipe, ainsi que celui de la queue de paon - venaient du pays ancestral des Hongrois. En comparant

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les motifs hongrois aux motifs orientaux, il aboutissait à la conclusion que certains ont des origines communes - entre autres, sassanides. Les recueils de Huszka ont inspiré toute une génération d’artistes débutants au tournant du siècle, architectes, peintres, dessinateurs. Ils ont remplacé les motifs floraux de l’Art Nouveau, lis ou iris, par ceux de l’art populaire, créant ainsi un art moderne spécifiquement hongrois. Les motifs choisis, comme celui de la tulipe, étaient cependant aussi répandus dans l’Art Nouveau international que dans l’art populaire hongrois. En Hongrie, il est rare de trouver des dessins dans lesquels l’auteur analyse la forme des plantes et des animaux comme dans Grammar of Ornament d’Owen Jones ou dans La Plante et ses applications d’Eugène Grasset. La source de ces artistes n’était pas la nature mais l’ethnographie, c’est à dire des motifs de fleurs et d’animaux déjà stylisés, ordonnés décorativement de manière symétrique. Les artistes ont collecté eux-mêmes des motifs dans les régions transdanubienne et transylvanienne. Pour les représentants de l’Art Nouveau hongrois, les motifs de l’art populaire, l’architecture rurale, l’artisanat villageois, les broderies et les costumes de différentes régions sont la source pure, le sanctuaire où est préservé le passé de l’art hongrois et d’où peut naître un style moderne original. Ce courant fut principalement représenté par les membres de l’école d’art de Gödöllő fondée en 1901, qui se sont rassemblés autour de valeurs comme le travail en commun et l’amitié. Au centre de l’école, il y avait un atelier de tissage où l’on confectionnait des tapisseries, des kilims… Des projets de vitraux, de meubles ou d’objets en cuir y ont aussi été réalisés. Gödöllő fut aussi le centre du renouveau du livre et de l’illustration. Aladár Körösfői-Kriesch (1863-1920) et Sándor Nagy (1869-1950) ont illustré un recueil de poèmes en 1904 qui a été considéré comme le premier livre Art

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Nouveau en Hongrie13. La collaboration du dessinateur et du typographe n’apparaît pas toujours clairement dans leurs illustrations, la presse n’ayant pas pu en général réaliser leurs projets visant à créer l’unité de la page. Les artistes de Gödöllő ont utilisé des motifs populaires stylisés surtout dans leurs illustrations de livres pour enfants. Mariska Undi (1877-1959) a été la plus systématique dans l’emploi des motifs populaires. Dans son livre pour enfants, elle est la seule à avoir réalisé le concept de la double page inventée par Morris. Il est pourtant impossible de généraliser : les membres de l’école de Gödöllő n’ont pas toujours utilisé des motifs empruntés à l’art populaire. Et quand ils les employaient, c’était de manière très stylisée. Les dessins de Laura Kriesch (1879-1966), par exemple, montrent plutôt une ressemblance avec ceux de Jessie M. King et de Kate Greenaway. La plupart des œuvres graphiques de l’école de Gödöllő se retrouvent dans l’illustration de contes et de mythes. Sándor Nagy a représenté l’histoire de Pelléas et Mélisande dans un minutieux dessin à la plume, d’une grande finesse décorative et descriptive. Les dessins représentant Tristan et Iseut de Rezső Mihály (1889-1972) ont plutôt suivi quant à eux les jeux linéaires de Beardsley. Essentiellement dessinateur, doué d’une imagination originale, Sándor Nagy a créé un monde de monstres où l’on peut découvrir les éléments du culte mystique du soleil et des indices de sa nouvelle conduite de vie, sorte de mode de vie « réformé ». Il a lui aussi suivi l’exemple anglais, mais on peut également le comparer aux dessinateurs allemands. Une de ses illustrations de jeunesse a été réalisée pour le poème de Paul Verlaine, illustration d’autant plus remarquable qu’elle a été signée par le poète lui-même14. 13. Béla Lázár, « Egy könyvről, amely művészet » [Un livre qui est une œuvre d’art], Magyar Iparművészet (Arts Décoratifs Hongrois), 1904, p. 34-41. 14. Sur le dessin, on peut lire : « Pleurant sans cesse / Oh, qu’as tu fait toi qui voilà / de ta jeunesse? / Verlaine », citation approximative du poème « Le ciel par-dessus le toit ».

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D’autres artistes ont suivi le sillage de l’Art Nouveau hongrois. Dans les dessins d’Anna Lesznai (1885-1966), les fleurs, les papillons et les jardins stylisés sont les portraits intérieurs de ses amis, écrivains, poètes, peintres tout en révélant des motifs populaires stylisés. Il en est de même dans son livre pour enfants, écrit et illustré pour son fils, qui offre un accord parfait entre la typographie et l’image. Parmi ces artistes, les architectes ont une place à part. Leurs dessins qui s’appuient sur les motifs de l’art populaire, les broderies etc. ont cependant rejeté l’ornementation de la surface plane au nom de la loi de la construction. Dans leurs albums, les architectes ont dessiné les différents types d’édifices villageois, la manière de bâtir et les vestiges de l’architecture moyenâgeuse qui subsistaient dans les campagnes. La construction de ces bâtiments, les matériaux utilisés, les techniques et leurs ornements préférés ont servi de modèle. Ils se tournèrent vers l’architecture en bois, fréquente chez les Sicules de Transylvanie et en Transdanubie, voyant dans cette architecture une signature du passé qui mérite attention. Les objets et les motifs caractéristiques de l’art populaire comme les portails, les stèles en bois, les églises villageoises sont devenus les symboles des aspirations artistiques de toute une génération qui a commencé sa carrière vers 1902. Le clocher moyenâgeux de l’église de Körösfő, en Transylvanie, a été dessiné tant de fois par des peintres et des architectes qu’il a été comparé au motif récurrent du Fuji-Yama chez les Japonais. Par l’utilisation de motifs typiques de cette région, l’Art Nouveau se manifeste comme la recherche d’un nouvel ordre symbolique. Parmi ceux qui ont cherché l’inspiration directement dans l’art populaire, Lajos Kozma (1884-1948) évoque une ambiance automnale dans son album intitulé Les Derniers Rêves - Les Mélodies paru en 1908. Il présage la mort prochaine de l’art villageois par des lignes sinueuses. Pour son recueil de ballades sicules édité en 1907 et pour La Chanson sur le roi Attila parue

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en 1909, Károly Kós (1883-1977) a puisé son inspiration dans les chansons populaires. Ses personnages portent des costumes traditionnels et l’histoire se déroule dans le cadre d’une architecture inspirée par l’art de la région où ces ballades sont nées. Il a écrit le texte à la main comme les auteurs des livres anciens. Le style décoratif sert à l’évocation d’un passé élevé à des horizons mythiques. Comme Károly Kós, Ede Thoroczkai Wigand (18701946), suivant en cela la théorie romantique sur l’identité des Huns et des Sicules, fait évoluer ses personnages du mythe hunnique dans un milieu paysan sicule, tant dans ses livres que dans ses vitraux. L’influence anglaise est indéniable chez les artistes de l’Art Nouveau hongrois, car elle correspond à une volonté d’émancipation par rapport au voisin autrichien15. Deux tendances anglaises majeures sont toutefois à dégager, celles de Walter Crane d’abord qui, dès son exposition en 1900 à Budapest, a connu un énorme succès. C’est d’ailleurs à travers ses œuvres que le public hongrois a fait la connaissance de l’art et l’esthétique préraphaélites. L’autre influence anglaise importante est celle d’Aubrey Beardsley, après son exposition au Musée des Arts Décoratifs de Budapest en 1907. Beardsley a influencé l’art d’Attila Sassy, surnommé Aiglon (1880-1967) et celui d’Emil Sarkadi (1881-1908). Contrairement à ce qui peut être observé dans le cas des artistes tchèques et polonais qui entretiennent des liens étroits avec la capitale de la Monarchie, les contacts avec Vienne sont moins perceptibles dans un premier temps. La Sécession viennoise n’a finalement exercé une influence en Hongrie que vers 1909. Aucun artiste hongrois n’a joué de rôle important 15. Les origines de l’anglomanie en Hongrie remontent au cœur des événements du XIXe siècle, à l’époque des réformes nationales : après la répression de la révolution de 1848 et de la lutte de libération de 1848-1849, les relations avec l’Angleterre furent renforcées.

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dans les pages de Ver Sacrum. En revanche, Josef Divéky (1887-1951) s’est largement fait remarquer d’abord à la Wiener Werkstätte, puis dans l’illustration de livres hongrois. Il a travaillé pour les plus importantes imprimeries hongroises de l’époque, comme Kner ou Tevan. C’est en réalité la seconde génération des dessinateurs qui a puisé dans l’exemple autrichien. Pour ne citer qu’eux, Rezső Mihály et István Balogh ont commencé leur carrière de graphiste comme disciples de Beardsley, mais plus tard ils ont développé un style géométrique personnel. Dans le livre pour enfants écrit et illustré par Mihály, l’artiste suit le sillage des dessinateurs autrichiens, dans le format presque carré de l’ouvrage, inspiré par les éditions Gerlach et Schenk. On peut constater que ces deux artistes, comme la plupart des graphistes hongrois, entre autres Ferenc Helbing (1870-1958), Artúr Lakatos (1882-1968), Gyula Tichy (1879-1920) et Kálmán Tichy (1888-1968), ont développé un style personnel dérivé de formes déjà établies. De cette génération, il faut souligner l’importance de Lajos Gulácsy (1882-1932), le peintre et dessinateur le plus original du symbolisme en Hongrie. Après avoir débuté avec des dessins esthétisants, il s’est vite orienté vers un univers « surréalisant ». Ses illustrations pour Les Strophes d’un peintre portant cagoule, parues en 1912, sont marquées par une mise en forme romantico-symbolique. Le mouvement rapide ou hésitant de sa main, le geste même, sont visibles sur les fines vignettes dont le dessin laisse appa­ raître un univers à la fois rêveur et angoissant. Il est également nécessaire d’aborder la question des imprimeries. La réalisation du livre comme œuvre globale fut très difficile, même dans les pays plus traditionnellement ancrés dans l’art de l’imprimerie. Dans le renouvellement des différentes techniques artisanales, l’acquisition de presses constitue la dernière étape, même chez les pionniers anglais. Ce

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n’est qu’en 1891 que William Morris a fondé son imprimerie, la Kelmscott Press. En Hongrie, Károly Kós a été le seul artiste à fonder une imprimerie dans sa maison de Sztána. Ce n’est pas un hasard si les historiens du livre distinguent les livres de peintres des livres incluant des images typographiques, car le développement de ces dernières dépend du développement des imprimeries, plus tardif. Avec les années dix du XXe siècle, sont apparus des artistes spécialisés dans la décoration du livre ; des œuvres sont nées de la collaboration entre artistes et imprimeurs, comme dans le cas de l’éditeur Imre Kner et de l’architecte-dessinateur Lajos Kozma16. Parmi les artistes spécialisés dans le livre, Álmos Jaschik (1885-1950), excellent dessinateur et designer, pouvait unir la figure, la lettre et l’ornement. Il a souvent utilisé le type d’encadrement inventé dans l’atelier de Morris et inspiré des anciens missels. Mais les motifs décoratifs ont bien changé chez le maître hongrois : il les a remplacés par des motifs empruntés à l’art populaire. L’illustration hongroise est passée de l’Art Nouveau à l’Art Déco dans les œuvres de Lajos Kozma et d’Arnold Gara (1882-1929). Au départ, les projets de pages de titres d’Elek Falus (1884-1950) étaient composés de motifs floraux ; plus tard, il les a placés dans un encadrement au contour épais, enserrés dans une structure presque constructiviste. Au cours de la période 1895-1920, l’illustration et l’art du livre ont connu une grande effervescence et une grande variété en Hongrie. D’une part, les œuvres ont cherché à intégrer les principaux mouvements de l’époque, d’autre part, elles se sont démarquées du mouvement international de l’Art Nouveau par la volonté d’inventer une voie, une variation natio16. Cf. György Haiman, A Kner család és a magyar könyvművészet 1882-1944 [La famille Kner et l’art du livre hongrois 1882-1944], Budapest, Corvina, 1979.

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nale comme ce fut le cas en Finlande, en Pologne, en Irlande ou encore en Russie. L’Art Nouveau reste influent après 1920, parfois même avec sa signification antérieure, et il servira indéniablement de base aux nouveaux courants que sont l’Art Déco et le modernisme.

Avec les remerciements de l’auteur à Ilona Kovács et à Anne Charron pour la relecture.

Pour les illustrations de cet article, voir cahier 2, planche XVI et cahier 3, planches XXIII à XXV.

Fragment et totalité. À propos de l’Album de József Rippl-Rónai Krisztina Passuth

József Rippl-Rónai (1861-1927) fait partie des rares artistes hongrois dont le nom n’est pas entièrement inconnu en France, non seulement parce que, tout au long de sa vie et dans tout son œuvre, il présente une certaine orientation française, mais aussi parce que son activité a laissé des traces à Paris même, aussi bien dans la peinture que dans les arts graphiques. Ami des maîtres Nabis, partageant avec eux des aspirations semblables, auteur d’un Portrait du peintre Pierre Bonnard, 1897 (Budapest, Galerie Nationale) et d’un Portrait d’Aristide Maillol, 1899 (Paris, Musée d’Orsay), auteur égale-

©Cultures d’Europe centrale n° 6 (2006)

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ment du livre lithographié Les Vierges, Rippl-Rónai a pu gagner une place, si modeste soit-elle, dans la reconnaissance publique en France. En 1913, l’artiste hongrois publie aux éditions Könyves Kálmán Műkiadó un album où sont rassemblés cinquante de ses dessins créés au début des années 1910 et même avant. Par ce projet singulier, que nous allons détailler, Rippl-Rónai tente de réaffirmer sa prééminence de parangon de la modernité. Dans les années dix, Rippl-Rónai n’est plus le maître incontesté qu’il a été jusqu’alors. En 1910, par exemple, Lajos Fülep, l’un des plus importants critiques et historiens d’art du début du XXe siècle, écrit : « Aujourd’hui, je suis d’avis que Rippl-Rónai n’a pas réalisé tout ce à quoi il aurait été appelé vu son talent, qui est parmi les plus riches. Comme l’œuvre de chacun des plus grands de nos jours, la sienne est aussi un fragment, non pas parce qu’il mène une interminable lutte intérieure surhumaine, mais plutôt à cause d’une certaine prudence sage »

Ce commentaire qui souligne le caractère « fragmentaire » des œuvres de Rippl-Rónai et sa prudence blessa le maître, qui ne supportait guère d’être critiqué. Cependant, dans le même article, Fülep reconnaît l’importance du peintre : « Rippl fut le seul à amener un vent frais et vif dans la peinture hongroise. En Hongrie, il fut à la fois notre Cé-

. Georges Rodenbach, Les Vierges, Paris, Impr. Chamerot et Renouard, Galerie Bing, 1895. . Rippl-Rónai József ötven rajza (Cinquante dessins de J. R.-R.), Budapest, Könyves Kálmán, 1913. . Lajos Fülep, « József Rippl-Rónai », A Ház [La Maison], n° 10, décembre 1910, p. 223-228, repris in Lajos Fülep, Magyar Művészet. Művészet és világnézet [L’art hongrois. Art et esprit], Budapest, Corvina, 1971, p. 135-139, citation p. 139. . Lajos Fülep, « Előszó », op. cit., p. 4-14, citation p. 13.

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zanne et notre Gauguin… Aujourd’hui il n’est plus le seul, et il est possible que la nouvelle génération le dépasse. Si cela se produit effectivement, ce sera en partie grâce à luimême […] »

Un peu plus tard, entre 1910 et 1913, Rippl-Rónai sera même considéré comme « le Matisse de la peinture hongroise », comme la grande figure de la peinture Fauve en Hongrie. Au tournant du siècle encore, un équilibre complexe de tons pastel faibles et tendres régnait dans les œuvres graphiques de Rippl-Rónai, s’accordant à l’élégance fragile des figures féminines. À partir de 1910, en revanche, l’artiste réalise ses compositions avec des couleurs agressives et des contours, si possible, encore plus tranchés. En parlant de cette période, il affirme lui-même : « Aujourd’hui, je suis nerveux, mes yeux et mon esprit ont envie de passions, de couleurs vives, fortes, de contours explicites. Aujourd’hui j’aimerais que mes tableaux trépignent de colère, qu’ils fassent une orgie, qu’ils se marient et qu’enfin, ils s’étouffent dans une énorme harmonie de couleurs. »

Avant même d’être un illustrateur ou un graphiste, Rippl-Rónai a été peintre, et les changements qui touchent son style, voire ses idées et sa manière de voir, peuvent être appréhendés tout d’abord dans sa peinture. Nous pouvons le constater en notant ses couleurs propres et criardes qu’il n’a pas mélangées : il met sur la toile la couleur directement sortie du tube ; tout au plus mélange-t-il les couleurs sur sa palette. Il a souvent insisté sur . Lajos Fülep, « József Rippl-Rónai », op. cit., p. 139. . Lettre de József Rippl-Rónai à János Rónai, Kaposvár, 1910, in Rippl-Rónai József gyűjteményes kiállítása (József Rippl-Rónai, exposition rétrospective), Budapest, Galerie Nationale, 1998, p. 507. . Rippl-Rónai József emlékezései (Mémoires de József Rippl-Rónai) Budapest, ­Nyugat, l9ll, p. 57.

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le principe de la « peinture simultanée », selon lequel il faut développer chaque partie de la toile en même temps, créant ainsi une harmonie totale entre les parties de l’œuvre. C’est ainsi que le cadre pictural, dans la plupart des cas, a perdu sa profondeur, se simplifiant jusqu’à devenir plat et lisse. La structure n’est plus créée par les formes et leurs nuances, ni par la perspective visible, mais uniquement par les taches de couleurs et par les traits compacts et épais qui en dessinent les contours. Dans cette nouvelle manière picturale, le trait devient essentiel pour la création définitive de la composition : sans le trait, tout se décompose. Dans l’art de Rippl-Rónai, le trait surgit au même moment que la couleur elle-même. Il sera accentué dans deux genres à la fois : sur la toile, en tant que contour des taches de couleurs, et en même temps, en tant que dessin autonome, souvent de manière particulièrement radicale. Pendant les années 1910, le style graphique de Rippl-Rónai est aussi vibrant et plein de dynamisme que sa technique de peinture. Dans le tableau intitulé Lazarine et Annella (1911, collection particulière), par exemple, c’est grâce à un réseau de traits brunâtres, épais et vibrants, hormis les touches de peinture blanche et rouge, que les formes des figures habillées en blanc et en rouge deviennent lisibles. Ici, les traits représentent à la fois le côté pictural et le côté graphique de l’œuvre. Le spectateur a alors l’impression que le réseau de contours est « jeté » sur la surface de manière improvisée et libre. Cette nouvelle technique de composition de Rippl-Rónai diffère non seulement de son style précédent, mais aussi de celui des artistes hongrois les plus modernes de l’époque, notamment de Károly Kernstok, Róbert Berény, Lajos Tihanyi, Ödön Márffy. Il peut sembler que ces traits larges, « fibreux » ou « filandreux », d’une épaisseur variée deviennent, de temps à autre, incertains, ils se dédoublent ou se multiplient, disparaissent ou deviennent trop denses, de manière apparemment aléatoire. Pour des yeux . Ibid., p. 20.

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habitués aux lignes propres et constructives, ces traits peuvent paraître trop désordonnés, « cotonneux ». En tout cas, ce fut l’opinion du critique le plus reconnu des années vingt, Ernő Kállai, qui a trouvé son idéal dans l’art constructiviste. Dans son ouvrage Új magyar piktura (Nouvelle peinture hongroise) paru en 1925, il formule à l’égard de Rippl-Rónai une critique encore plus sévère que celle de Lajos Fülep : « Le trait avec lequel l’artiste encadre les valeurs estompées de la période noire aussi bien que les couleurs intenses des années dix, n’a qu’une fonction de cerne, de circonscription, de délimitation. Il ne marque aucune structure, aucune dynamique, mais, omettant tout élément essentiel, il réduit l’importance des choses à une formule décorative. »

De plus, Kállai traite l’artiste de négligé et de superficiel, considérant que « pour ce qu’il a pu obtenir sur le plan de la discipline spirituelle et de l’harmonisation stylistique avec sa peinture de laissez-faire, sensible et proche de la négligence, il peut remercier les Français10. » Selon Kállai, si Rippl-Rónai a pu s’adapter à une tradition étrangère, c’est parce qu’il a nié ses origines hongroises. En effet, le critique, de culture allemande, trouve dans la tradition française les origines du traitement des plans et du dessin de Rippl-Rónai, ajoutant que l’artiste n’a pu adopter ces valeurs qu’en niant ses origines hongroises. Bien sûr, cette analyse est bien trop abrupte, surtout si l’on observe que Rippl-Rónai, pendant cette période, entre 1902 et 1910, appartient à la culture hongroise beaucoup plus qu’à la culture française, du moins en ce qui concerne son mode de vie, ses relations amicales et ses intérêts. Il n’arrive en fait à un point charnière que, justement, en 1910.

. Ernő Kállai, Új magyar piktura (Nouvelle peinture hongroise), Budapest, Amicus, 1925, 2e édition, Budapest, Gondolat, 1990, p. 41. 10. Ibid., p. 46.

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À partir de 1908, un des soucis principaux de Rippl-Rónai fut de maintenir une relation amicale étroite avec le groupe MIENK (« Cercle des impressionnistes et des naturalistes hongrois »), un cercle de peintres hongrois de plus en plus radicaux. Rippl-Rónai trouvait tout naturel d’exposer avec ce groupe d’artistes et de représenter avec eux l’art hongrois. À l’âge de 50 ans, Rippl-Rónai pensait devenir un mentor, un guide spirituel pour les jeunes peintres de vingt ou vingt-cinq ans face à l’académisme de l’époque. Or le groupe, qui comprenait des artistes bien plus jeunes que lui, ne l’invita pas à son exposition Œuvres récentes organisée en décembre 1909 au Salon Könyves Kálmán, exposition considérée comme le premier événement collectif de l’art de l’avant-garde, marquant un virage vers une nouvelle approche picturale. Rippl-Rónai fut tenu à l’écart de cet événement et ainsi, une fois pour toutes, du mouvement de l’avant-garde hongroise. Bien qu’il ait alors échafaudé, dans plusieurs directions, des buts artistiques à atteindre collectivement - notamment dans le renouvellement de l’art décoratif, dans l’architecture intérieure moderne, dans la connaissance des arts orientaux et africains par le grand public - il resta cependant assez isolé avec ces idées. Il se rendit vite compte qu’il était oublié des courants les plus importants et les plus novateurs de Hongrie. Il écrira ensuite dans un constat amer : « Les jeunes s’agitent sans aucune modestie. Ils sont trop sûrs d’eux. Ils aiment beaucoup diriger et moins faire de l’art et se donner du mal. Ils se contentent de très peu de choses. Un ou deux faux succès leur suffisent largement.11 »

11. Rippl-Rónai levele testvérének (Lettres de Rippl-Rónai à ses frères), Budapest, Ödönnek, 15 juin 1912. Cité par Maria Bernáth, Rippl-Rónai József, Budapest, Kiadó, 1998, p. 281.

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Alors qu’il s’exprime ainsi sur ses jeunes rivaux, il n’abandonne pas son activité de peintre, bien au contraire. Pendant cette période, son art se renouvelle complètement : c’est à ce moment-là que naissent ses tableaux « à grains de maïs » et la plupart des dessins qui, liés à ces tableaux, leur sont semblables dans le rendu. Comme si, de son côté, il répondait aux ambitions « indépendantistes » des jeunes – sans en être pourtant conscient – en devenant encore plus moderne et encore plus osé qu’eux. Il avait vu des œuvres créées dans l’esprit fauve auparavant : c’étaient les toiles très colorées et aux dessins noirs des peintres hongrois qui, de retour de Paris, représentèrent le Fauvisme en Hongrie. Parmi ces peintres, il faut mentionner le nom de Béla Czóbel qui avait déjà exposé avec les Fauves à Paris au Salon d’Automne en 1905. Il est donc probable que Rippl-Rónai a eu une première connaissance du Fauvisme grâce à lui, connaissance bientôt ­complétée par la découverte de Matisse. Quand, après de longues années, Rippl-Rónai retourne à Paris en mars 1910, il écrit : « La première exposition privée que j’ai vue, tout de suite après mon arrivée, était celle de Matisse, chez Bernheim. J’y ai trouvé presque toutes ses toiles connues. Je ne dirais pas que ce qu’il crée a une vraie valeur, mais, rien à dire, ce qu’il fait est très intéressant. Un homme de couleurs, de palette très riche, qui parle peu mais dit beaucoup, du moins en ce qui concerne sa peinture. Sinon, il papote, il n’arrête pas de glouglouter.12 »

En février et mars 1910, Matisse exposa 65 toiles et 26 dessins à la galerie Bernheim-Jeune13. À cette occasion, Rippl-Rónai a pu connaître ses dessins 12. József Rippl-Rónai, « Művészet Nyugaton » (L’art de l’Ouest), Világ, Budapest, 30 avril 1910, nouvelle publication in Sándor Kávássy, Rippl-Rónai írásaiból (Textes de Rippl-Rónai), Dunavecse, sans mention d’éditeur, 1967, p. 34. 13. Cat. Le fauvisme ou l’épreuve du feu. Éruption de la modernité en Europe, Paris, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 1999, p. 443.

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d’une manière approfondie, expérience qui a très certainement marqué son art. C’est à ce moment-là que Rippl-Rónai devient, selon l’expression de Mária Bernáth, un « fauve doux »14. On peut estimer en quelque sorte que, lors de cette exposition de 1910, Rippl-Rónai rencontre un autre « fauve doux », du moins plus « doux » que ne l’a été Matisse lui-même quelques années auparavant. En tout cas, cette rencontre produit son effet : RipplRónai reprend le message de Matisse et le traduit dans son propre langage, aussi bien dans sa peinture que dans ses dessins, et l’Album de 1913 en est une manifestation. Les compositions de l’artiste hongrois deviennent plus vibrantes, plus synthétiques. Le détail, le fragment, gagne un sens autonome propre ; le détail est particulièrement souligné car il devient essentiel dans la construction du tableau, alors qu’auparavant les grandes compositions étaient conçues comme des scènes de genre, ce qu’indique leurs titres quasi-anecdotiques. Cette approche thématique est désormais reléguée au second plan, au profit d’un travail purement décoratif de composition des plans. L’importance des contours et des réseaux intérieurs de traits renforce le côté décoratif des œuvres de cette nouvelle période.

Autour de 1910, Rippl-Rónai redécouvre le trait dont il avait déjà exploité les possibilités au tournant du siècle, dans ses lithographies Les Vierges ou dans d’autres réalisées plus tard. Son nouveau style pictural se double d’un nouveau style graphique. Pour que le fragment produise un effet en dépit de la fragmentation de la composition qu’il induit, le détail 14. Mária Bernáth, « A szelíd «Fauve». Rippl-Rónai pöttyös képeinek stílusáról » (Le « Fauve doux ». Le style des tableaux « à grains de maïs » de Rippl-Rónai), Művészettörténeti Értesítő, XLIII, 1994, p. 165-171. Voir aussi Marianne Gergely, «Kései elégtétel. Rippl-Rónai vitatott « pöttyös » korszaka » (Consolation tardive. La période contestée des « grains de maïs » de Rippl-Rónai) in cat. Rippl-Rónai gyűjteményes kiállítása (Rippl-Rónai, exposition rétrospective), op. cit., p. 84.

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doit être fort, accentué. Ici, le contour a un rôle décisif. Le critique György Gombosi décrit bien le renouvellement technique et stylistique du dessin de Rippl-Rónai : « C’est le contour qui devient […] le porte-parole du dessin. Mais il n’est pas mélodique ni stylisé ou régulier comme dans les dessins techniques précoces de l’art décoratif. Non, il s’agit de quelque chose de tout à fait différent : du contour dans le sens moderne qui a comme premier signe extérieur l’épaisseur. On a l’impression qu’il a même du poids. Il n’est pas uniforme ni régulier, mais fibreux, filandreux, touffu, tantôt il se relâche en traits de plume, tantôt il se fond comme une tache. L’artiste monte d’abord des traits plus clairs, sur lesquels il a osé écrire avec la matière plus dense, avant tout pour corriger sans cesse le premier trait toujours visible, pour accentuer encore plus le trait définitif sans effacer le premier…15 »

Ce changement de style est lié à un changement de thématique. En raison de leur caractère fragmentaire justement, les dessins des années dix se rattachent à une thématique plus réduite que celle des dessins réalisés auparavant ou encore des tableaux peints au même moment. Dans les compositions picturales de Rippl-Rónai, les intérieurs et le jardin de la villa Róma, dans la petite ville de Kaposvár, apparaissent peuplés de personnages, membres de la famille et amis proches ; le nu n’apparaît qu’exceptionnellement, de manière abstraite, partie d’un projet de composition plus monumental. Dans ces œuvres, le nu a rarement une connotation érotique ou un caractère personnel. En revanche, la plupart des dessins représentent des nus - de plus, des nus de personnages très caractéristiques, aisément identifiables, souvent dans des positions alanguies, voire provocatrices, avec une nuance 15. György Gombosi, « Rippl-Rónai rajzairól » (Les dessins de Rippl-Rónai) in Új magyar rajzművészet Rippl-Rónaitól Vajdáig. Emlékezés Gombosi György művészettörténészre (Nouvel art graphique hongrois de Rippl-Rónai à Vajda. Hommage à l’historien d’art György Gombosi), Budapest, Erasmus, Galerie Nationale, 1984, p. 19.

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érotique assez peu dissimulée. Il semble que tout ce qui avait été omis de ses tableaux aux thématiques bourgeoises s’affirme dans l’œuvre graphique. L’apparition des modèles nus dans les dessins de Rippl-Rónai n’est pas due au hasard : lors de son voyage à Paris en 1910, l’artiste fait la connaissance de l’envoûtante guitariste Fenella Lowel, qu’il invite dans sa maison en Hongrie. Fenella arrive à Kaposvár à l’été 1910 et reste près d’une année avec le couple Rippl-Rónai16. Pendant cette période, Fenella pose régulièrement pour les nus du maître : c’est elle que représentent la plupart des dessins de l’Album, même si d’autres jeunes filles sont représentées nues sur les dessins, comme si le personnage de Fenella avait accéléré un processus poussant l’artiste à représenter toute une série de jeunes femmes, apparemment avec la spontanéité la plus totale. Ces dessins à l’encre de Chine intimement liés les uns aux autres donnent l’impression de refléter différents aspects d’une même existence libre et légère. Bien qu’ils ne présentent aucune similitude formelle avec les dessins de nus de Rodin, nous devons reconnaître que la thématique, la pose légère des corps, le rendu des mouvements et le côté insouciant de l’atmosphère révèlent une certaine parenté intérieure entre les nus de Rodin et ceux de Rippl-Rónai. En fait, RipplRónai a fait poser ces femmes - dont Fenella – nues dans son atelier ou dans son propre jardin comme bien d’autres artistes de son temps17. Les dessins de Rippl-Rónai qui feront partie de son Album en 1913 présentent certaines similitudes avec les dessins des Fauves français - dans leur thématique, dans leur style, dans leur spontanéité et leur liberté - sans 16. Sur Fenella Lowell, voir cat. Rippl-Rónai József gyűjteményes kiállítása (József Rippl-Rónai, exposition rétrospective), op. cit., p. 348-350. 17. Voir par exemple János Horváth, « A Róma-villa egykor és ma » (La villa « Róma » autrefois et aujourd’hui), in cat. Rippl-Rónai József gyűjteményes kiállítása (József Rippl-Rónai, exposition rétrospective), op. cit., p. 171. Pour l’art hongrois, nous pouvons mentionner le cas du peintre Károly Kernstok dans la propriété duquel, à Nyergesújfalu, posèrent bien des modèles nus, jeunes hommes et filles, à partir de 1908.

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qu’il y ait pourtant d’analogies concrètes. Nous ne pouvons cependant prétendre que Rippl-Rónai ait déjà connu alors d’autres dessins de ces artistes que ceux exposés par Matisse à la galerie Bernheim-Jeune en 1910. Il est par ailleurs peu concluant de rapprocher les dessins de Rippl-Rónai de l’album de lithographies réalisé par Matisse en 1906 : ces nus aux silhouettes composées d’un seul trait fin, d’un seul élan, ne peuvent passer pour les prédécesseurs directs des nus de Rippl-Rónai. Si nous voulons trouver des préfigurations aux dessins de Rippl-Rónai chez les Fauves français, il faut plutôt observer des dessins plus anciens, réalisés vers 1906, et certainement pas les lithographies et les œuvres graphiques. Le critique György Gombosi caractérise ainsi l’évolution de RipplRónai : « L’enchevêtrement passionnant du contour, qui cache en même temps la planification et la composition les plus ­sûres, la mise en page large, les traits de base allant d’un bord à l’autre qui habillent le dessin d’accents et de scansions sont les caractéristiques les plus essentielles de son style.18 »

Ajoutons que le fait que les dessins s’étendent d’un bord à l’autre crée une tension spécifique dans les compositions. La tension est de plus augmentée par le fait que, souvent, les figures dépassent du cadres des dessins, une partie de leur tête, de leurs bras, de leurs jambes est coupée, ce qui produit une impression encore plus grande de spontanéité. Pour accentuer encore cet effet, l’artiste a introduit du texte dans les parties plus vides de la feuille. Ces textes, tout comme les figures, sont tracés à l’encre de Chine ou au brou, en s’incrustant dans telle ou telle surface blanche ; ainsi ils 18. György Gombosi, Új magyar rajzművészet Rippl-Rónaitól a Nyolcakig (Nouvel art graphique hongrois de Rippl-Rónai aux « Huit »), Budapest, Erasmus, 1945, sans pagination.

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ré­équilibrent et complètent la composition19. Ces textes livrent par ailleurs des informations sur certains modèles, par exemple : « Deux sœurs : la Margit, 16 ans, et Juliska 19 ans ». Rippl-Rónai ajoute même l’adresse des modèles à Budapest, comme s’il s’agissait d’un aide-mémoire, d’une note rapide. La composition en diagonale et la position décontractée du corps des modèles renvoient aux gravures sur bois de Matisse, réalisées vers 1906 (Le Grand Bois, 1906, Petit bois clair, 1906, Petit bois noir, 190620). Sur les dessins de Matisse, les figures sont également cadrées au plus près, les corps sont pareillement marqués par des contours noirs très épais, mais aucun texte n’est intégré à la composition. En revanche, chez Matisse, les figures sont entourées de pointillés, ce qui leur accorde une atmosphère directe. Avec des particularités différentes, les gravures sur bois de Matisse et les dessins de Rippl-Rónai sont de « vraies œuvres fauves ». Même si le dessin de Matisse et sa technique de composition varient, comme au cours de l’année 1906, son trait, plus simple, plus léger, dessiné avec plus de dynamisme, va plus à l’essentiel, contrairement aux contours plus lourds, plus « cotonneux » de Rippl-Rónai. Un dessin comme Sans titre (nu de dos), 190621, tracé d’une ligne claire et aiguë, avec la tête seulement à moitié dessinée, est plus assuré, plus dur que n’importe quel dessin de Rippl-Rónai. Cependant, le Nu de profil, 1906, qui est un dessin préparatoire à l’encre de Chine pour le Grand Bois22, crée un tissu de traits aussi complexe que dans les œuvres du maître hongrois. Les œuvres graphiques de Rippl-Rónai de cette période, en particulier ses figures, peuvent être également comparées aux dessins grandioses et fins 19. Cf. Marianne Gergely, « Rippl-Rónai József  : Két akt » (József Rippl-­Rónai, Deux nus) in Modernizmusok. Modernismen, Európai Grafika, Budapest, Galerie ­Nationale, 2004, p. 155. 20. Cf. in cat. Le Dessin fauve, 1900-1908, Marseille, Musée Cantini, 2000, n° 182, 183, 184. 21. Pierre Schneider, Matisse, Paris, Flammarion, 1992, p. 212. 22. In cat. Le Dessin fauve, op. cit., p. 180.

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de Henri Manguin ou aux figures en mouvement d’Albert Marquet, tracées d’un trait plus épais. On ignore comment Rippl-Rónai a conçu le projet de son Album. D’après l’historienne de l’art Marianne Gergely23, Rippl-Rónai aurait créé les dessins de l’Album en vue de cette publication. Mais cette thèse est tout à fait discutable, d’une part parce que Rippl-Rónai n’envisageait jamais rien à long terme, d’autre part parce que tous les dessins ne se trouvent pas dans l’Album. Certains des plus beaux n’y figurent pas, notamment celui intitulé Nu, composé en diagonale, représentant un fragment de corps féminin, magnifiquement campé24. Il en est probablement ainsi car l’artiste l’avait déjà vendu au Musée des Beaux-arts de Budapest en 1911. Ceci laisse penser que Rippl-Rónai n’a pas vraiment composé l’Album ; il a plus vraisemblablement simplement rassemblé des dessins en 1913, avant tout dans un but commercial. Cet ensemble comprenait ses nus dessinés en 1910 et en 1911, ainsi qu’un certain nombre d’œuvres plus anciennes, notamment de l’année 1906. Le style de l’Album est donc disparate, mais les dessins à contours épais et « cotonneux » dominent et le thème principal est le nu. Les dessins de l’Album produisent un effet sur le spectateur par leur côté instantané. Réalisés directement d’après le modèle, ces dessins à l’encre de Chine sont parfois tracés à la plume, technique que l’artiste utilisait souvent à cette époque-là25. Le dessin représentant les deux sœurs Juliska et Margit en est un exemple, comme certaines figures dessinées plus tôt, d’un trait moins sophistiqué, plus fin, parmi lesquelles des portraits en buste ou 23. Marianne Gergely, « Kései elégtétel.Rippl-Rónai vitatott pöttyös korszaka »,RipplRónai József gyűjteményes kiállítása (József Rippl-Rónai, exposition rétrospective), op. cit., p. 81-88. 24. Nu, Galerie Nationale, n° inv. 1911-339, repr. par exemple in Modernizmusok. Modernismen, op.cit., p. 154 ou in cat. Rippl-Rónai, musée Maurice Denis, St-­Germainen-Laye, Paris, Somogy, 1998. 25. Rippl-Rónai József gyűjteményes kiállítása (József Rippl-Rónai, exposition rétro­ spective), op. cit., p. 441.

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jusqu’aux genoux de Fenella habillée, une guitare à la main. Les dessins de nus représentent parfois plusieurs figures, l’artiste insistant sur la silhouette d’un des modèles, dessinée d’un seul trait (Bain de soleil à deux) ou, au contraire, plaçant les figures sur un pied d’égalité en les dessinant de la même manière (Juliska G. et Margit G.)26. Il convient d’ailleurs de distinguer les dessins de nus à une ou deux figures, caractérisés par une grande spontanéité, d’autres dessins qui font intervenir un plus grand nombre de personnages dispersés sur la feuille, dessins qui peuvent avoir servi d’esquisse pour une composition plus importante. Le dessin À trois, réalisé pour la publication de l’album Cinquante dessins de Rippl-Rónai préfigure par exemple le tableau Mes modèles dans mon jardin de Kaposvár, 1911 (Kaposvár, Rippl-Rónai Múzeum). Györgyi Imre indique que : « Pour dessiner l’une des figures féminines qui représentait Fenella, une Parisienne à la figure très belle – et qui était le modèle permanent de Rippl-Rónai pendant son séjour en Hongrie –, l’artiste commanda une photographie mise en scène artistiquement par lui-même, auprès de la photographe Olga Máté.27 » Le dessin a été créé d’après la photographie mise en scène et la composition à cinq personnages de Rippl-Rónai intitulée Mes modèles dans mon jardin de Kaposvár constituait le « projet » pour un tableau de grand format28. Une composition à l’huile a également été peinte d’après la photo ; seule la dernière phase, la fresque murale projetée, n’a pas été réalisée. En 1910-1911, Rippl-Rónai est de plus en plus occupé par la réalisation de son « projet », un grand ensemble de figures dans un paysage ou 26. Datée par l’artiste « 1906 » en haut à gauche, cette feuille est cependant datée 1911 dans l’ouvrage Új magyar rajzművészet Rippl-Rónaitól Vajdáig (Nouvel art graphique hongrois de Rippl-Rónai à Vajda), op. cit., p. 31. 27. Rippl-Rónai József gyűjteményes kiállítása (József Rippl-Rónai, exposition rétro­ spective), op. cit., p. 349. 28. Ibid.

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dans un intérieur, conception qui était en parfaite harmonie avec les aspirations des artistes de l’avant-garde hongroise de l’époque, le Groupe des Huit (Nyolcak), cristallisées dans les compositions intitulées Arcadie. Leurs idées et leurs projets – ainsi que les tableaux qu’ils ont réalisés – ont sans doute eu une influence sur Rippl-Rónai. L’album des cinquante dessins de Rippl-Rónai a été réalisé en zincographie, technique grâce à laquelle la fraîcheur parfaite des dessins a pu être conservée. Par la suite, Rippl-Rónai y a ajouté encore cinq dessins reproduits en offset, mais la reproduction de ces derniers n’est pas de même qualité. L’Album est imprimé sur un papier brut, de couleur beige, qui dissimule, dans la mesure du possible, les taches et les imperfections liées à la technique même. La fraîcheur, le côté cru de la combinaison papierimpression témoigne d’un véritable élan fauve. L’album des cinquante dessins de Rippl-Rónai offre un aperçu de l’art du maître hongrois au début des années dix, ainsi que des tendances artistiques modernes à ce moment. Il donne aussi à voir un aspect assez peu connu de l’art graphique hongrois, quelque peu différent des aspects précédents de l’Art nouveau.

Pour les illustrations de cet article, voir cahier 3, planches XXVI à XXVIII.

L’artiste est le personnage : František Kupka et ses illustrations pour la Ballade d’un homme et de ses joies d’Antonín Sova Markéta Theinhardt

Reconnu et célébré aujourd’hui pour avoir été, avec Kandinsky, Malévitch et Mondrian, l’un des grands pionniers de l’art non figuratif, František Kupka (Opočno, 1871 – Puteaux, 1957) fut également un remarquable illustrateur. Désirant contribuer par ses dessins allégoriques ou satiriques, visionnaires ou prosaïques, à la lutte sociale, il a été, avec des artistes comme Steinlen et Willette, Grandjouan et Hermann-Paul, l’un des dessinateurs les plus marquants de la presse parisienne au début du XXe siècle . Le présent texte est une version élargie de la postface pour Antonín Sova, Ballade d’un homme et de ses joies, Musée d’Orsay, éditions des Cendres, Paris, 2002, Markéta Theinhardt & Pierre Brullé, « Les joies de l’illustrateur », p. 119-123. ©Cultures d’Europe centrale n° 6 (2006)

František Kupka et ses illustrations pour Sova

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(Cocorico, L’Assiette au beurre, Le Canard sauvage, Les Temps nouveaux…). Kupka s’est également révélé un exceptionnel illustrateur de livres, dans le cadre du travail sur l’iconographie de l’encyclopédie historique et géographique d’Élisée Reclus, L’Homme et la Terre (1904-1908), comme dans la décoration de livres de bibliophilie. En 1902, Kupka reçoit la commande d’un ensemble d’illustrations pour une œuvre d’Antonín Sova. Le 19 août, il écrit à son ami l’écrivain satiriste Josef Svatopluk Machar : « Qu’est-ce qui pourrait t’intéresser ? J’ai fait huit dessins pour le livre de Sova, Ballade d’un homme et de ses joies, qui doit paraître cet automne chez Hejda et Tuček à Prague. » L’artiste était alors déjà connu comme illustrateur, dans les cercles artistiques et litté­raires tchèques, pour certaines compositions inspirées par les poèmes d’Edgar Poe, mais surtout pour ses Fous, une allégorie lithographique créée en 1899, dont Sova possédait un exemplaire. Kupka n’avait jamais occulté son engagement politique et sa participation importante à l’exposition ouvrière de Prague cette même année entérina l’image d’un artiste politiquement marqué. Il y présenta notamment un ensemble de dessins du cycle L’Argent, publié la même année par L’Assiette au Beurre et montré ensuite à Vienne au Hagenbund, dans le cadre d’une exposition envoyée par la SVU Mánes (Société des artistes plasticiens Mánes). Premier travail de Kupka comme illustrateur de livre, les huit dessins pour la Ballade de Sova appartiennent pleinement à l’œuvre de dessinateur qu’il produit alors. D’une importance majeure à ses yeux, ce projet répondait à son goût pour la philosophie et le développement narratif, . Archives du Musée de la littérature tchèque (Památník národního písemnictví, PNP) à Prague. . Deux dessins originaux de cette série sont conservés à la Galerie Nationale de Prague.

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dont on trouve d’autres exemples dans son œuvre, notamment dans les gravures d’inspiration symboliste des Voix du silence et les numéros spéciaux de L’Assiette au Beurre. Ces huit compositions, conçues tels les tableaux d’une pièce de théâtre, sont de véritables mises en scène. La présence d’un podium au premier plan de chaque image et celle du rideau qu’ouvre le fou dans la première et qu’il referme dans la dernière attestent en effet cette conception théâtrale. Si les illustrations de Kupka renvoient bien évidemment au texte, reprenant certaines situations fortes ainsi que nombre d’éléments mentionnés par le poète, leur déroulement témoigne aussi d’une autonomie du visuel, prévalant dans le traitement moderne des histoires en images publiées dans la presse ou en recueil ; Kupka avait du reste adopté la même approche scénaristique pour un projet avorté sur le thème de la Vérité conçu en 1900. Autre signe de modernité : Kupka s’est personnellement représenté en la personne de « l’Homme ». À cette fin, l’artiste a eu recours à des photoposes où il a mimé certaines attitudes de son personnage. Dans le cycle, le fou présente un aspect traditionnel, qui contraste et crée une tension avec la représentation de la vie moderne et de sa neurasthénie. La réception du livre a été partagée. L’influent critique tchèque de l’époque, F. X. Šalda, apprécie la performance de Sova qui, selon lui, renouvelle le genre de la ballade et saisit la tragédie de l’homme moderne, mais émet des réserves quant à la participation de Kupka : « Le livre de M. Sova a été illustré par le dessinateur satirique réputé M. Kupka. Quelques feuilles dans ce livre, même si elles apportent un écho indigent, sont, précisément pour cela, assez intéressantes. Mais où est la synthèse de l’illustration et de la typographie sans laquelle ne peut naître aucun ensemble artistique ? L’illustrateur vit ici

. Lette de Kupka à Hanuš Jelínek, 28 septembre 1900, Archives PNP.

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(comme d’ailleurs partout chez nous) sa vie indépendamment de la vie du livre : il se moque de la typographie, de la mise en page et de la reliure. Quand comprendra-t-on enfin chez nous que, tant que le dessinateur sera séparé du typographe, tant que l’illustration n’aura aucun lien plastique avec la lettre, tant que leur relation mutuelle et leur accord, leur harmonie décorative et l’impression donnée ne seront pas au cœur des préoccupations et des efforts de l’artiste, l’illustration du livre ne sera rien d’autre qu’une spécialité artistique sans véritable goût. »

Dans sa revendication argumentée et parfaitement dans l’esprit de l’époque concernant le « beau livre », Šalda s’en prend à tort à l’illustrateur. Kupka lui-même a été fort déçu par le résultat imprimé. Dans une lettre à Machar, il écrit : « J’ai été d’une humeur de chien toute la journée après avoir reçu un exemplaire du livre de Sova avec mes illustrations complètement salopées, à vomir, mais, par un heureux hasard, je suis tombé sur un type qui m’a rendu cent francs qu’il me devait, alors j’ai acheté du bon vin. » Édité par la maison Hejda et Tuček, réputée pour ses productions bon marché, le livre était destiné à l’instruction d’un public modeste, ce qui rejoignait les convictions du poète et de l’artiste, tous deux engagés dans une critique sociale sans concession. Dans Zlatá Praha, le compte-rendu du livre est en revanche très favo­ rable. Il souligne la valeur des illustrations : « […] elles manifestent une relation entre l’auteur et l’illustrateur fort différente de celle à laquelle nous sommes habitués. Il est des cas où l’illustrateur n’est pas en mesure

. František Xaver Šalda, Soubor díla F. X. Šaldy 14, Kritické projevy, 5, 1901-1904 [Œuvres complètes de F.X. Salda, Textes critiques 5], Prague, Melantrich, 1953, p. 112. . Lettre de Kupka à Machar, 6 décembre 1902 (traduction du tchèque de la ­correspondance Kupka-Machar par Erika Abrams, tapuscrit), Archives PNP. Voir aussi la lettre du 20 août 1903, Archives PNP, Prague.

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de donner une forme visuelle aux personnages du texte, où sa main est trop rude et trop lourde pour rendre la délicatesse de la fantaisie du poète et la finesse du verbe. Certaines illustrations brouillent et gâchent l’impression d’un livre. Ici il en va autrement. Les deux artistes, le poète et le dessinateur, sont complices. L’illustrateur n’est pas en retrait, il ne boite pas derrière le texte ; au contraire, plus le poète est délicat et s’exprime à mots couverts, libérant ses idées sous forme d’arabesques tordues, jouant avec des masques ironiques et des allusions, plus les images de Kupka sont percutantes et fortes, évoquant clairement et caractérisant de façon saisissante des scènes et des visions qui, dans l’imagination du poète, ne sont restées que des spectres allégoriques […]. »

Dans les conditions de sa production, la Ballade de Sova illustrée par Kupka ne pouvait être une synthèse exemplaire du beau livre 1900. Il n’en reste pas moins que cette première expérience du livre illustré permit à l’artiste de développer un concept profondément moderne, à la fois dans le principe de l’autoprojection et dans le déroulement narratif et autonome des images. Examinons justement de plus près ces deux derniers points, caractéristiques du concept moderne de l’artiste. Kupka appartient au nombre des artistes qui ont exprimé leur concept par le moyen de l’autoportrait. L’un de ses plus anciens autoportraits connu est la gravure Mon Portrait (1902, épreuve unique, coll. part., Paris) qui a été, comme le montre une photographie de l’époque, mise à l’honneur, entourée de « bouquets Makart », lors de l’exposition itinérante de ses œuvres organisée en Bohême et en Moravie dans les années 1905-1907. Œuvre graphique magistrale qui témoigne du savoir-faire technique de son auteur, elle est en même temps le manifeste de son programme artistique, . [S.], « Ant. Sova : Balada o jednom člověku a jeho radostech », Zlatá Praha, 20 février 1903, n° 17, p. 203.

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une sorte de manifeste introduisant l’exposition. Concentré sur le front et les yeux qui se dégagent des parties sombres de la figure avec leur regard qui semble à la fois percer la surface de la réalité des choses et plonger dans une introspection, ce portrait sans apparat s’inscrit certes dans une longue tradition iconographique, mais, dans ce cas précis, celle-ci est revue par le symbolisme ambiant. Rappelons la fonction sociale de l’autoportrait qui peut bien appartenir à la sphère strictement privée de l’artiste mais sert le plus souvent à extérioriser le credo de celui-ci en accompagnant dans cette fonction les manifestations monographiques ou de groupe (surtout à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, alors que se multiplient les expositions). En effet, les œuvres qui ont été présentées lors de l’exposition itinérante ont montré leur auteur comme un critique acerbe et ironique de la réalité sociale et en même temps comme peintre et dessinateur d’idées philoso­ phiques ancré dans la large mouvance du symbolisme. Outre les autoportraits proprement dits, Kupka n’a pas hésité à introduire son portrait dans ses compositions symboliques (et symbolistes). C’est le moi qu’il interroge ici, en lui prêtant ses propres traits et en le plaçant dans un certain contexte philosophique ou social. Un exemple remarquable en est sa composition Méditation de 1899 (Galerie des Beaux-Arts d’Ostrava). L’homme agenouillé nu face à la magnificence des hautes montagnes, qui porte indéniablement les traits de l’artiste, ne regarde pourtant pas les sommets : il contemple leur reflet à la surface du lac. Petr Wittlich voit transparaître dans « cette confession picturale de la nouvelle religion naturelle, et peut-être aussi de la croyance dans la force du surhomme […] une sorte de complexe psychique personnel, que l’on appelle communé-

. Cf. « ‘Explications des tableaux de Kupka’, extraits choisis », cat. Vers des temps nouveaux, Kupka - œuvres graphiques 1894-1912, Paris, musée d’Orsay, Réunion des musées nationaux, 2002, p. 81.

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ment narcissisme. » Le même auteur estime par ailleurs que « ce dessin peut éventuellement être compris comme une allusion aux idées développées par Friedrich Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra que Kupka avait lu précédemment. La mise en scène du dessin rappelle librement le lac de Silvaplan et ses rives non loin de Surlei, où Nietzsche eut en 1881 sa vision mystique fondamentale, qui donna naissance à l’idée de ‘l’éternel retour’.10 » Ce qu’on peut affirmer en effet est que Kupka a introduit le personnage qui porte ses traits dans une iconographie nietzschéenne11. Quant à l’interprétation de cette œuvre, on pourrait la rapprocher aussi du texte de la Table d’émeraude attribué à Hermès Trismégiste, texte supposé contenir des arcanes immémoriaux et très apprécié des cercles théosophiques auxquels Kupka appartenait à Vienne12. Le principal reste cependant le motif récurrent chez Kupka : un personnage à l’identité affirmée  confronté, d’une façon ou d’une autre, à la juxtaposition du monde « réel » et du monde « idéel » - ou à un autre questionnement existentiel. Ainsi nous pouvons reconnaître les traits de l’artiste dans le personnage du cavalier, dernier venu dans la « spirale de la vie » qui aboutit au « monde des idées » représenté par les panneaux des figures hippiques, dans la gouache Au manège (1894-1895, ancienne coll. Waldes). Dans Élévation13, illustration allégorique de l’amour idéal et de l’amour bas . Petr Wittlich, « Traverser l’eau noire », cat. Vers des temps nouveaux, op. cit., p. 29. 10. Petr Wittlich, Ibid. 11. Plusieurs exemples de représentations du philosophe ont par exemple été réunis dans l’exposition Die Lebensreform - Entwürfe zur Neugestaltung von Leben und Kunst in der Moderne, Darmstadt, Institut Mathildenhöhe, 2001-2002. 12. Kupka mentionne le texte de la Table d’émeraude par exemple dans La Création dans les arts plastiques, Paris, Cercle d’art, 1989 (première édition française établie par Erika Abrams), p. 166. « Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut / ce qui est en haut est comme ce qui est en bas / pour l’accomplissement de la Chose Unique. » 13. Publié dans le n° 41 de Cocorico du 1er -15 octobre 1900.

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et hypocrite (1900, reproduction photomécanique, coll. part., Paris), l’artiste s’est représenté dans la figure de l’homme qui porte sa bien-aimée vers les hautes sphères spirituelles. Il est également l’homme qui se promène dans l’allée des Sphinx du tableau Voie du silence intitulé également Quam ad causam sumus14 (1900-1903, Galerie nationale de Prague), composition reprise dans le cycle graphique des Voix du silence (1900-1903, plusieurs collections, par exemple Galerie nationale de Prague ou Centre Georges Pompidou, Musée national d’Art moderne, Paris). Kupka multiplie ses autoreprésentations dans un contexte de critique sociale. S’il s’est représenté dans son œuvre graphique La Vie en rose, ce qu’elle serait pour moi si j’avais beaucoup d’argent15 (1900, lithogravure et aquarelle, coll. part., Paris) sur un trône entouré des beautés du monde entier et d’un squelette de dinosaure, dans un milieu parisien et surtout montmartrois, où des monuments sont érigés en honneur des dessinateurs Steinlen et Willette et où tout est gratuit, cette composition peut aussi s’expliquer par le genre de la commande. La Vie en rose, revue illustrée satirique montmartroise, avait demandé à ses illustrateurs de s’imaginer « la vie en rose » et elle publia au fur et à mesure les résultats de cette « enquête ». De même dans une composition destinée à la revue illustrée Cocorico16, l’artiste s’est représenté à bord du bateau « gaulois » parmi les membres de la rédaction et les artistes collaborateurs de la revue : hormis Kupka en train de trinquer avec un singe, animal très souvent représenté dans ses allégories satiriques de l’époque, on reconnaît par exemple Alfons Mucha dans sa chemise « slave » ou Willette déguisé en Pierrot, son personnage fétiche.

14. Ce tableau porte l’inscription « Quam ad causam sumus » sur le socle d’un des Sphinx, mais il ne s’agit pas du tableau éponyme exposé à Vienne en 1895 dont nous ne connaissons que des descriptions. 15. Publié dans La Vie en rose, n° 43, 10 août 1902. 16. Publié en couverture de Cocorico, n° 37, 15 juillet 1900.

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Kupka introduit des personnages qui portent ses traits dans d’autres dessins critiques qui débordent le contexte plus ou moins personnel mentionné précédemment. Ainsi on voit ce personnage autoréférentiel tenir un drapeau rouge sur le projet d’affiche pour l’Exposition ouvrière de Prague (1902, gouache sur papier, Galerie nationale de Prague), exposition qui a lieu en 1902 et à l’occasion de laquelle sont exposées plusieurs de ses œuvres, notamment le cycle L’Argent pour la revue satirique L’Assiette au beurre17. Il s’est représenté sous les traits du plus pauvre parmi ceux qui votent en Belgique selon le « vote plural », car, tandis que le plus riche possède trois bouches et un ventre plein d’argent, le plus pauvre n’a pas de voix du tout et a tout juste un sou dans le ventre, ce qu’il faut sans doute lire également comme une allusion à la condition des artistes18. On peut le reconnaître aussi dans la figure de l’homme assis au premier plan du Bois de Boulogne, surtout dans sa version réalisée à la gouache (1907, ancienne coll. Waldes). Il s’agit d’une « allégorie réelle », vision idyllique et futuriste de la vie du peuple, thématiquement très proche d’une vignette pour L’Homme et la Terre d’Élisée Reclus (1907-1908, fin du chapitre II du livre IV, « Répartition des hommes ») où un homme mi-allongé vu de dos au premier plan - probablement une autre autoprojection -, un journal déplié à côté de lui, observe les « cycles de la vie », les « âges de l’homme ». On peut encore reconnaître le type « kupkaïen » dans d’autres illustrations de ce livre monumental, par exemple dans l’homme en habit d’ouvrier qui porte avec sa femme deux jeunes enfants nus vers un futur lumineux, laissant derrière eux, jonchant le sol, les symboles d’un monde corrompu. Kupka recourt à une composition académique classique, mais remplit ce

17. Publié dans L’Assiette au beurre, n° 41, 11 janvier 1902. 18. Le Vote plural (en Belgique), publié dans L’Assiette au beurre, n° 57, 3 mai 1902.

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schéma d’un nouveau contenu (1907-1908, Livre IV – « Histoire contemporaine », frontispice). L’exemple type de l’image autoreprésentative est la composition du cycle La Paix portant le commentaire parlant : « Vous devriez bien nous la ­foutre !… »19. Le personnage vêtu d’une blouse d’ouvrier, qui porte ceinture rouge, défie les pantins politiques belliqueux soutenus par de grands prédateurs – les grandes puissances et leur capital. Cette image emblématique ne représente pas seulement le défi lancé par les démunis au capital, mais aussi le défi de l’artiste à la société bourgeoise. La « bourgeoisie » est à cette époque ressentie comme l’ennemi déclaré de l’art et des artistes de tous horizons. Elle l’était pour des artistes qui, comme Kupka à cette époque, avaient intégré dans leur concept artistique un projet social, comme pour des adeptes d’un concept élitiste, Joséphin Péladan par exemple, caractérisé pour cette raison de « traditionalisme subversif ». Dans son œuvre d’illustrateur et de dessinateur, Kupka n’a pas tenté d’imprégner ses représentations d’un style de dessin portant absolument sa marque, un procédé fort répandu, pratiqué déjà notamment, entre autres, par son ami et compatriote Vojtěch Preissig pour L’Assiette au beurre. Ce n’est que plus tard, en illustrateur pour les bibliophiles, qu’il a intégré dans ses dessins des éléments de l’art antique grec ou hébreu qu’il a étudié de façon approfondie pour se documenter. Artiste professionnel longuement formé dans les écoles des beaux-arts traditionnelles, il mène plutôt une polémique avec les schèmes formels de la composition ou du dessin académique, en leur donnant par exemple un autre contenu ou en dépassant les principes convenus de la perspective ou du cadrage. Il a bien créé le personnage de Monsieur Capital, qui, dans ses dessins critiques, est l’adversaire principal de tout ce qui est juste dans ce monde,

19. L’Assiette au beurre, n° 177, 20 août 1904.

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le cynique qui tire toutes les ficelles20. Mais le personnage qui porte les traits de l’artiste est beaucoup plus complexe : c’est l’homme moderne qui observe et qui subit ou se révolte. Ce personnage est parfois « le narrateur », mais, bien qu’il porte ses traits, il ne se confond pas avec l’auteur. Cette distinction est due au subjectivisme de l’artiste, attitude fondamentale du symbolisme et c’est dans ce contexte que s’inscrit le principe de l’autoprojection des illustrations de la Ballade de Sova. Nous avons déjà mentionné une certaine autonomie visuelle des illustrations de Kupka par rapport au texte de Sova, le déroulement narratif et autonome étant, à côté de l’autoprojection, un autre trait important de leur modernité. Le critique de la revue Zlatá Praha a bien noté comment les illustrations ont tiré « l’allégorie » du poète vers la vie contemporaine21. À l’époque où il a réalisé les illustrations pour la Ballade, Kupka a déjà fait l’expérience du principe des cycles graphiques narratifs, les scénarios dont il a lui-même été l’auteur (L’Argent par exemple, publié par L’Assiette au beurre, ou le projet autour de la Vérité déjà cité). Les cycles graphiques sont devenus, à la fin du XIXe siècle, un important genre d’expression artistique. Les artistes se sont inspirés par exemple des images d’Épinal ou de leurs équivalents produits dans d’autres pays, comme les cycles du romanticisme ou ceux du Biedermeier en Europe centrale, mais également des revues illustrées de l’époque pour lesquelles certains d’entre eux travaillaient. Le recours à ce type de narration était le moyen par excellence « d’habiller » une idée ou un raisonnement tout en se servant des outils propres aux beaux-arts, comme le proposaient les théories du symbolisme. On peut à cet égard citer 20. Sur la représentation de Monsieur Capital comme personnage, voir par exemple dans « Explications des tableaux de Kupka », extraits choisis », cat. Vers des temps nouveaux, op. cit., p. 80-99. 21. Cf. note 7.

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l’exemple parlant et extrêmement influent des cycles de Max Klinger : Un gant (Ein Handschuh), 1881, Un amour (Eine Liebe), 1887, De la mort I (Vom Tode I), 1889, Fantaisie autour de Brahms (Brahmsphantasie), 1894. Les huit illustrations pour la Ballade de Sova peuvent donc être considérées non seulement comme complément du texte, mais aussi comme un cycle narratif autonome, imprégné d’un symbolisme non dépourvu d’ironie et qui n’hésite pas à « s’habiller » de façon moderne.

Pour les illustrations de cet article, voir cahier 3, planches XIX et XXX.

Antonín Sova : « Impressionniste et ironique », l’autre symbolisme d’Antonín Sova À propos du livre de Sova, Ballade d’un homme et de ses joies, illustré par František Kupka

Xavier Galmiche

Cette présentation de la Ballade d’un homme et de ses joies d’Antonin Sova illustrée par Frantisek Kupka a été publiée en introduction à la traduction française citée en référence. Elle figure ici comme complément à l’article de Markéta Theinhardt.

1903, l’année où Antonín Sova publia sa Ballade d’un homme et de ses joies, vit aussi la parution d’un recueil d’« études critiques », Impressionnistes . Antonín Sova, Balada o jednom člověku a jeho radostech, Prague, Hejda a Tuček, 1903 ; édition bilingue tchèque-français, trad. fr. Xavier Galmiche, La Ballade d’un

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et ironiques, par l’écrivain et critique Jiří Karásek ze Lvovic, la figure la plus connue de la décadence praguoise. Cet ensemble de portraits d’auteurs contemporains, où Sova prenait, parmi de nombreux autres, une place importante, a pour préambule un texte intitulé « Contribution au développement de l’art moderne » qui peut apparaître à la fois comme une première récapitulation et, encore, comme un programme, et qui soulignait l’antagonisme constitutif de cet art : « La fin du siècle dernier a introduit dans l’art des éléments aussi divergents que le chimérique et la critique, le désir et l’expérimentation, la fiction et l’analyse. La génération de ces années-là a apporté son imagination – la plus colorée, la plus ardente qui soit – pour dire la vanité et le leurre de la vie. Même ses auteurs les plus féeriques, s’échappant en une abstraction projetée dans des dimensions cosmiques, errent à travers la réalité comme sur le rivage d’une mer morte, et ne goûtent aux fruits de la terre qu’avec un sentiment d’amertume. »

Dans la foulée de ces concepts, d’une ampleur qui sied bien à la critique symboliste, Karásek établit au cours du texte la présence dans « l’art homme et de ses joies, Paris, Musée d’Orsay, éditions des Cendres, 2002. . Jíří Karásek ze Lvovic (1871-1951) était l’un des fondateurs de la Moderní revue, périodique prestigieux qui, depuis sa création en 1894, avait contribué à ancrer dans le monde tchèque l’esthétique « fin de siècle ». . Ce volume contient des portraits critiques de Hubert Gordon Schauer, les membres de  la jeune critique tchèque (František Xaver Šalda, František Václav Krejčí, Arnošt Procházka), Josef Svatopluk Machar, Jaromír Borecký, Otakar Auředníček, Jaroslav Kvapil, Otakar Březina, les frères Vilém et Alois Mrštík, Růžena Svobodová, Josef K. Šlejhar, Karel Hlaváček, Luisa Ziková, Stanislav K. Neumann, Viktor Dyk, Josef Holý, Petr Bezruč, Jan z Wojkowicz, Otakar Theer, Jan Opolský, Karel Sezima, Jaroslav Hilbert. . Jíří Karásek ze Lvovic, Impresionisté a ironikové. Kritické studie, rééd., Prague, Aventinum, 1926, p. 5.

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moderne » d’une tendance contradictoire à la « décadence » qui « exprime les sensations » et au « synthétisme » qui « exprime les idées », un voisinage permettant, comme l’indique le titre du livre, une perception de l’existence à travers le sentimentalisme de l’impression et l’amertume intellectuelle de l’ironie. Tous ces termes peuvent très précisément être appliqués à la poésie d’Antonín Sova (1864-1928). En 1903, celui-ci est un poète au sommet de sa carrière. Originaire de Pacov, bourg situé dans une région paisible et idyllique de Bohême du Sud, il a délaissé des études de droit, collaboré au Dictionnaire Otto - la grande encyclopédie tchèque de la fin de siècle -, travaillé comme copiste à la mairie de Prague (épisode dont on trouve un écho dans La Ballade d’un homme et de ses joies) et il est devenu en 1898 directeur de la Bibliothèque municipale de Prague. Son œuvre prolixe le fait passer de l’atmosphère parnassienne de la génération de ses aînés, dominée par la figure imposante de Jaroslav Vrchlický, à un art éclectique : on y trouve une méditation réflexive, où la mémoire des lieux, notamment ceux de l’enfance (Fleurs des humeurs intimes, 1891 ; Scènes de mon pays, 1892), ouvre des perspectives proches des « paysages intimes » des peintres contemporains, dotées d’une sensualité troublante, noyées de perceptions floues ou composites (reflets, mélanges de couleurs, voire synesthésies) ; cette tendance ne s’éteindra pas avec le temps, comme le montrent encore Les Chants de la patrie, 1918. Mais son œuvre propose aussi une observation aiguë du monde social (Strophes réalistes, 1890) et une évocation de la désillusion (L’âme brisée, 1896, composition où Sova passe au vers libre) qui peut aller jusqu’au sarcasme (dans Compassion et révolte, 1894) et prendra le ton combatif de « l’héroïsme social » à mesure que s’approchera la Première Guerre mondiale : L’Aventure du courage, 1906 ; Combats et destins, 1910. C’est cette attitude, unissant donc impressionnisme et ironie, que l’on goûte dans La Ballade d’un homme et de ses joies. Sova y évoque le tragique

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existentiel de l’humanité moderne à travers la figure d’un homme sincère mais souvent ridicule, incité par un « fou » de Carnaval à jeter un regard rétrospectif sur sa vie et, « livré aux solitudes » (str. 119), progressivement mené, par des visions d’un fantastique parfois grotesque, à tirer la seule conclusion possible : le suicide. L’œuvre frappe en effet par l’association d’une imagerie stéréotypée à connotation faustienne (notamment dans la scène du « pacte » des treize premières strophes - l’heure / où au fou il vendit son cœur, str. 91) avec des situations et des expressions d’une modernité crue et prosaïque – cette connexion trouvant une résonance particulière dans les illustrations que František Kupka conçut pour la première édition. Combinaison correspondant au mal psychologique propre à la génération fin de siècle « alternant virilité et neurasthénie, désespoir et confiance » ; association grinçante, tout comme est grinçant l’anachronisme par lequel Sova s’autorise à insérer par exemple dans un décor médiéval le récit d’une « grève » opposant échevins et « scribes », mais aux allures bien modernes (str. 100 à 105). Un historicisme déformé prend ici la coloration de l’anarchisme. Karásek avait bien saisi cette ambivalence quand il écrivait : « Il est étrange de voir Sova opérer [dans La Ballade d’un homme et de ses joies] à l’aide de deux éléments : le fantasmagorique et le réaliste. Il y a des pages où le fantastique dessine comme les plus bizarres dessins de givre au fenêtres, et en même temps des pages où Sova est un observateur sobre, dépourvu de perceptions excitées et hallucinées. »

. Voir la postface de cette édition. La Ballade d’un homme et de ses joies sera insérée par la suite au Livre des ballades [Kniha baladická], Prague, Štorch-Marien, 1915. . Voir Miroslav Červenka « Rozhodující léta v díle Antonína Sovy » [Les années décisives de l’œuvre d’A. Sova], in Symboly, písně a mýty, Prague, Československý spisovatel, 1966, p. 13 seq. . Jíří Karásek ze Lvovic, « Antonín Sova » in Impresionisté a ironikové, op. cit. , p. 48.

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On a parfois comparé Sova à François Coppée, qui, lui aussi, avait rompu avec l’élitisme raffiné du parnasse ; mais l’immédiateté recherchée par Sova n’a pas la mièvrerie du poète français, son art propose au contraire (par exemple dans Tristesses apaisées de 1900), en décalage avec le symbolisme mystique et métaphysique d’un Otakar Březina, ce que nous appellerions un « autre symbolisme » et que le critique Šalda décrit ainsi : « social […], psychologique et sociologique, […] qui dépeint la misère, la colère, la bassesse, la bizarrerie, la tromperie, la décomposition, le désespoir. » On notera d’ailleurs au passage comment Sova prend ses distances, dans La Ballade d’un homme et de ses joies, avec des valeurs communément attachées au symbolisme : en montrant son héros refusant les « aspirations héroïques » et les jubilations aériennes proposées par les joies supérieures qui « dansent par-dessus l’abîme » (str. 108 à 112), Sova prend sans doute aussi ses distances avec l’idéalisme néo-platonicien d’une certaine « poésie des sommets », incarnée en Bohême précisément par Březina, mais plus largement véhiculé par le nietzschéisme de rigueur dans le monde intellectuel des années 1890, et cette prise de distances se fait au profit de l’évocation plus humble et plus prégnante du monde immédiat. Le genre de l’œuvre lui-même est complexe, semblant hésiter entre un récit allégorique10 et une technique dramatique : la poésie raconte par gran. Les titres tchèques des recueils sont, dans l’ordre où ils sont ici évoqués : Květy intimních nálad, Z mého kraje, Zpěvy domova, Realistické sloky, Zlomená duše, Soucit a vzdor, Dobrodruství odvahy, Zápasy a osudy, Vybouřené smutky. . Dans sa critique de Vybouřené smutky, citée par Alexandr Stich dans sa postface à l’anthologie des poèmes de Sova Když ona přišla na můj sad : výbor z lyriky, Prague, Československý spisovatel, 1987. 10. L’homme de Sova est un pèlerin déçu, le monde qui s’offre à ses yeux semble attirant mais s’avère vain : tous ces traits font penser à l’œuvre majeure du récit allégorique dans la littérature tchèque, Le Labyrinthe du monde et le paradis du cœur de Jan Amos Comenius (1643). Parfois les allusions à ce texte reposent presque sur des citations mot à mot, comme la description des trônes chancelants (str. 55), évoqués par Comenius dans le chapitre XIX.

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des scènes (l’apparition du fou, le surgissement du palais de glace, le cortège des joies conviées au bal, puis leur disparition fantomatique et la quête de l’homme dépossédé à travers le monde), selon un mode d’exposition que l’on peut considérer comme proche du théâtre, mais d’un théâtre d’ombres. On pourrait comparer ce texte à bien des réalisations dramatiques du symbolisme, de Maeterlinck à Ibsen (la critique compara l’homme de la Ballade à Peer Gynt), et aussi à certains des « contes lyriques » de la fin-desiècle en Bohême (de Julius Zeyer ou Jaroslav Kvapil, par exemple). Mais l’importance de l’intrigue et du drame s’efface derrière l’ambition poétique, la quête d’un monde subliminal où - on l’a déjà dit - restent pourtant en vigueur les lois de la sensualité et de la libido : selon la leçon baudelairienne, le principe de joie ou de plaisir (c’est en tchèque le même mot) est de « susciter, toujours plus haut, / des désirs extravagants, /du réel passant les barreaux, / où les voiles du rêve, blancs, / flottent comme l’opalescence / qui sut tourmenter notre enfance » (« toužit kamsi výš a výš,/ kam vedou touhy pošetilé/ za daných skutečností mříž,/ kde vlají roušky snů jen bílé, / těch, které z dětství s námi šly/ a sladce tak nás trápily... » str. 25), et il semble que le but véritable de l’œuvre d’art consiste, davantage que dans l’exposition d’une histoire ou d’une tragédie, dans l’évocation de ce monde d’en-deçà du seuil. De fait, Sova laisse surgir dans son texte des images ou des métaphores complexes dont il ne prend pas vraiment le soin d’assurer la cohérence symbolique (tel ce lion mort, les pattes croisées, devant un trône qui excite l’ambition de l’homme, str. 59) ; il semble de plus que l’analyse des aléas de la perception prenne le pas sur la narration elle-même et que l’auteur s’applique à entrelacer des développements purement lyriques ou descriptifs à l’intérieur les passages particulièrement dramatiques d’une intrigue qui devient alors secondaire. Ce phénomène est particulièrement sensible par exemple dans la belle scène des trois messagers noirs venus annoncer à

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l’homme son ultime déchéance (strophes 88 à 91), et dont l’évocation spectaculaire, que Kupka retint d’ailleurs pour l’une de ses planches, commence à la strophe 88, continue à la strophe 90, la strophe intercalaire insérant – aparté ou digression – des considérations générales sur la vanité. Ce mépris pour l’économie narrative de l’œuvre littéraire doit sans doute être compris comme l’un des signes de cet impressionnisme moins attaché au pur récit qu’au reflet du monde sur la psyché humaine, qui passe par la fusion de plusieurs genres littéraires et une sorte d’éclectisme stylistique. Sans doute la forme strophique contraignante retenue par Sova y contribue-t-elle également, le dizain d’octosyllabes recouvrant en réalité une séquence classique de la poésie traditionnelle, deux quatrains suivis d’un distique, ce dernier ayant un peu le rôle d’un refrain : ces trois éléments fonctionnent comme des unités prosodiques et sémantiques souvent assez autonomes. Or, c’est dans le distique final que se situent le plus souvent les images les moins reliées à l’intrigue : il assure dans le texte une espèce d’espace ouvert, permettant à tous les reflets de venir s’y glisser11. Or, rien n’est plus fécond chez Sova que le thème du reflet, et rien ne l’ancre plus profondément dans la poésie impressionniste. Reflets observés dans la nature bien sûr : vapeurs déversées sur le paysage comme ces « aériennes roseurs d’aurore : / rayons légers et rires d’or… » (« vzdušné, celé v červáncích,/ a lehkost mají, žár a smích » str. 108) ; mélange de sensations d’enfance aboutissant à des visions proches du fantastique : « sous les pommiers, / près d’oiseaux gobant la rosée / dans les fleurs fortes du jardin, 11. La prosodie régulière de ce texte constitue l’un de ses attraits mais aussi l’une des difficultés de sa mise en français. Nous avons tenté une traduction respectant et la régularité rythmique (optant simplement pour l’octosyllabe) et le principe de la rime ou, dans les cas désespérés, de l’assonance, en nous donnant pour ce faire des licences - l’omission de quelques nuances, que la consternante concision du tchèque rend de toutes façons inévitable, et le remaniement éventuel, strophe par strophe, d’un schéma des rimes très régulier dans l’original (a-b-a-b-c-d-c-d-e-e).

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/ dans des prairies où la faux tinte, / quand l’air, quand l’or du couchant / s’étend sur les plumes du paon » («… v sadě květly jabloně /a ptáci z květů pili rosu / na bujně zkvětlém záhoně/ kdy z luhů slyšel cinkat kosu, / kdy v šero, s dnem jež splývalo / se paví oko zdvíhalo... » str. 113). Mais la surface du monde humain chatoie, elle aussi, de tels miroitements : on lit ainsi que, dans le salon où l’homme est dépeint dans la première strophe, sur « les murs d’un vert d’herbe se posent, / en les moirant, des flamands roses » (« na stěnách v zeleň do trávy / si stoupli štíhlí plameňáci »). Ce salon ressemble à s’y méprendre à celui où s’enferme le héros d’Une âme gothique de Karásek, faux « roman » presque sans intrigue, publié en 1901, récit d’une désillusion menant à une mort par inanition qui ressemble assez au suicide de la Ballade de Sova. Lisons : « Au milieu des vieux murs, couverts de tentures et de papier peint démodé, d’où le regardaient les portraits mornes, au milieu de meubles blottis contre le mur comme apeurés, il commença de rêver à la vie qu’il ne savait pas vivre, à son secret attrayant.12 » Il faudrait comparer ces intérieurs chamarrés de subtiles nuances, voulues ou produites par l’altération du temps, avec le texte qui servit de modèle à Karásek, et qui n’est autre qu’À rebours de Joris-Karl Huysmans. Le décor conçu par Des Esseintes, l’esthète du texte français, se distingue en effet notamment par un salon où règne pareillement « un vague accord de teintes joyeuses et sombres, délicates ou barbares »13 et dans tous les cas ces intérieurs aux coloris fanés sont présentés comme le refuge par excellence de ces âmes tremblantes. Les figures d’hommes solitaires et prostrés entre les reflets vaguement fantastiques balayant les murs de leurs vieilles demeures, ces figures four12. Jíří Karásek ze Lvovic, Gotická duše, román, Prague, Moderní Revue, 1900 ; éd. consultée Prague, Vyšehrad, 1991, p. 21. 13. Joris-Karl Huysmans, À Rebours, 1884 (chap. 1) ; éd. consultée, Paris, Pocket, 1997, p. 89

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nies par les « héros » ou « anti-héros » de ces textes se ressemblent. Elles ne peuvent pas précisément passer pour des symboles, mais plutôt pour des masques, une sorte d’élément plastique sur lesquels glissent les diverses passions et désillusions de la vie. Elles sont la matière où se réfléchit une attitude ombrageuse et pourtant compatissante, qui définit dans l’existence une éthique, sans doute caractéristique de la fin-de-siècle, hésitant entre révolte et renoncement14 - surface sur laquelle passent les reflets de l’impression et de l’ironie.

14. Aussi bien la retrouve-t-on chez le héros de Výpravy chudých [Expéditions de gueux], un roman de Sova exactement contemporain de La Ballade d’un homme et de ses joies, et significativement sous-titré Z kroniky osamělého studenta [Extraits de la chronique d’un étudiant solitaire].

L’illustration des poèmes de Mallarmé par Kupka, la « mésaventure » d’un livre impossible Pierre Brullé

Constituant un pan important de sa création, l’activité d’illustrateur de l’artiste tchèque František Kupka (1871-1957) a parfois été occultée par son statut de pionnier de l’art non figuratif. Ses illustrations comptent pourtant parmi les plus fortes et les plus subtiles du début du XXe siècle et témoignent remarquablement de son exceptionnel génie de dessinateur comme de son engagement total dans chacun des projets qui l’ont occupé. Installé en France dès la fin du XIXe siècle, Kupka a commencé par travailler comme dessinateur dans la presse, souhaitant alors, comme il l’a lui-même expliqué plus tard, « aplanir les maux dont souffre la société ©Cultures d’Europe centrale n° 6 (2006)

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[…] par des dessins » et renonçant de facto à la carrière à laquelle il pouvait prétendre après ses années de formation aux Académies des Beaux-Arts de Prague puis de Vienne, en particulier en peinture d’histoire. Ses exceptionnelles qualités artistiques sont bientôt largement appréciées, qu’il s’agisse de la férocité de ses dessins satiriques - publiés par exemple dans L’Assiette au beurre, en particulier à l’occasion de trois numéros spéciaux dont il est l’auteur unique, « L’Argent » en 1902, « Religions » et « La Paix » en 1904 -, de la grande liberté de ses interprétations des poèmes d’Edgar Poe publiées dans Cocorico ou encore de la précision de ses reportages dessinés pour L’Illustration. Et ce travail sporadique mais régulier le fait remarquer de certains éditeurs qui lui confient différents projets d’illustration livresque aux objectifs variés mais qui correspondent toujours à des préoccupations personnelles de l’artiste. Au nombre de ces projets, on peut citer La Ballade d’un homme et de ses joies d’Antonín Sova en 1903, Le Cantique des cantiques dans la version scénique établie par Jean de Bonnefon en 1905 et trois projets relatifs à la Grèce antique, Les Érinnyes de Leconte de Lisle en 1908, la Lysistratè d’Aristophane et le Promètheus d’Eschyle conçus simultanément en 1909-1911, sans parler de l’énorme travail iconographique pour L’Homme et la Terre, l’encyclopédie historique d’Élisée Reclus, qui l’a occupé juste avant, de 1905 à 1908. . Cf. František Kupka, « Enquête sur la vie des peintres » in cat. Vers des temps nouveaux, Kupka - œuvres graphiques 1894-1912, Paris, musée d’Orsay, Réunion des musées nationaux, 2002, p. 202. . Ses images sont aussi reproduites dans la presse étrangère, par exemple à Prague dans Zlatá Praha, Práce et Matice Svobody, à Berlin dans la Berliner illus­ trierte Zeitung ou à Leipzig dans Das Album. Cf. cat. Vers des temps nouveaux, op. cit., p. 58-73. . Antonín Sova, Balada o jednom člověku a jeho radostech, Prague, Hejda a Tuček, 1903 ; édition bilingue tchèque-français, trad. fr. Xavier Galmiche, La Ballade d’un homme et de ses joies, Paris, Musée d’Orsay, éditions des Cendres, 2002. Le Cantique des cantiques qui est sur Salomon, traduit et remis à la scène par Jean de Bonnefon, Paris, Librairie universelle, 1905. Sur Kupka et son travail sur Le Cantique des

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En 1909, alors qu’il exprime régulièrement dans sa correspondance une grande lassitude de son activité d’illustrateur et son désir de reprendre enfin sa création picturale pour mettre en œuvre les fruits d’une réflexion esthétique profonde et déjà ancienne, Kupka entreprend, de son propre chef, d’illustrer un choix de poèmes de Stéphane Mallarmé (1842-1898). Ce projet est resté très peu connu pour la bonne raison qu’il n’a jamais vu le jour en raison du refus de la fille du poète d’accorder la permission d’utiliser les textes de son père. Brutalement stoppé, ce travail était cependant suffisamment avancé pour que les assez nombreuses études dessinées et les quelques gravures déjà exécutées qui ont été conservées nous permettent aujourd’hui d’en apprécier les qualités et d’en imaginer, tant bien que mal, la portée.

Grâce à quelques documents d’archives, nous pouvons ressentir l’enthousiasme premier de l’artiste pour ce projet très personnel et imaginer le désappointement qui en a suivi l’abandon. Kupka évoque à deux reprises son travail sur Mallarmé dans sa correspondance avec son ami l’écrivain satiriste Josef Svatopluk Machar. Le 5 février 1909, il écrit :

cantiques, voir Margit Rowell, « Kupka : illustrations to the Song of Songs » in cat. The Song of Songs illustrated by F. Kupka, Jérusalem, The Israel Museum, 1980 ; Laurence Sigal-Klagsbald, « Le Cantique des cantiques par Kupka » in cat. Le Cantique des cantiques par Kupka, Paris, Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, Cercle d’art, 2005, p. 46-92. Leconte de Lisle, Les Érinnyes, Paris, P. Romagnol, 1908. Aristophane, Lysistratè, trad. fr. Lucien Dhuys, Paris, A. Blaizot, 1911. Eschyle, Promètheus, trad. fr. Lucien Dhuys, Paris, A. Blaizot, 1924. Sur Kupka et l’illustration, voir Pierre Brullé, « Du livre illustré au livre d’artiste » in cat. Vers des temps nouveaux, Kupka - œuvres graphiques 1894-1912, Paris, musée d’Orsay, Réunion des musées nationaux, 2002, p. 130-153. Sur L’Homme et la Terre, voir Marie-Pierre Salé, « Reclus et Kupka, «L’Homme est la nature prenant conscience d’elle-même» » in cat. Vers des temps nouveaux, op. cit., p. 100-129.

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« J’ai une masse de choses en train, mais malheureusement il faut me remettre aux illustrations, je suis en pourparlers pour faire le Prométhée d’Eschyle mais ça traîne. Pour finir le Cantique il me faudra deux ans de travail encore ; en attendant je joue avec Mallarmé dont j’illustre et grave les poèmes. Là, je n’ai que des accords, ce qui m’est assez proche, alors que le reste exige des montagnes de documentation. »

Et quelques semaines plus tard, le 15 mars, il évoque encore ce sujet avec passion et confiance : « En attendant, je vis avec Mallarmé, je crois que ce sera un joli petit livre, je devrais en avoir fini au début août, on pourrait donc l’imprimer à l’automne. » Quatre autres lettres, adressées à Kupka par l’helléniste Lucien Delamarre - aux côtés de Kupka dans ce nouveau projet sans que l’on comprenne bien à quel titre - et datées du mois de mars 1909, nous renseignent sur le brutal dénouement de l’histoire de ce projet. La première, datée du 6 mars, donne quelques indications sur les modalités techniques de cette édition : tirage envisagé de 60 exemplaires sur Japon contenant 3 états des gravures et 200 sur vélin avec un seul état, plus dix exemplaires réservés aux collaborateurs. Dans la même lettre, Dhuys s’enquiert mine de rien de « la propriété litté. Lettre de Kupka à Machar, 5 février 1909, traduction d’Erika Abrams. La correspondance de Kupka avec le poète Josef Svatopluk Machar (1864-1942) est conservée à Prague dans les archives littéraires du Musée national de la littérature tchèque (PNP, Památník národního písemnictví), sous la cote 28/B/11. Kupka fait ici allusion à son travail pour une nouvelle version illustrée du Cantique des cantiques, après celle de 1905 ; ce projet l’occupera jusque dans les années trente, cf. Laurence Sigal-Klagsbald, op. cit., note 3. . Lettre de Kupka à Machar, 15 mars 1909, archives PNP, Prague. . Lucien Delamarre, connu sous le nom de plume de Lucien Dhuys, a été associé à deux des trois « projets grecs » de Kupka, le Promètheus et la Lysistratè, dont il a été le traducteur et dont il a écrit les préfaces dans lesquelles il analyse précisément les illustrations du texte antique proposées par Kupka. Lettres de Delamarre à Kupka, archives Kupka, Paris. Les quatre lettres citées sont reproduites en annexe.

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raire des œuvres de Mallarmé », point sur lequel achoppera le projet. Dans la deuxième, datée du 13 mars, Delamarre donne plusieurs fois la preuve de sa légèreté, en particulier en ce qui concerne la demande des droits : il a égaré l’adresse communiquée par Kupka de Mme Bonniot, la fille de Mallarmé, qu’il s’entête d’ailleurs à appeler Mme « Bonniol ». Dans la troisième, datée du 15 mars, Delamarre donne rendez-vous à Kupka pour rendre visite à Geneviève Mallarmé. Datée du 23 mars, la dernière lettre relative à cette affaire nous apprend la « mésaventure » des deux comparses : le livre ne verra finalement jamais le jour en raison de l’opposition de la fille de Mallarmé. Le refus de cette autorisation ne semble pas démonter Delamarre outre mesure puisqu’il envisage de nouveaux projets, proposition très décalée par rapport aux préoccupations fondamentales de Kupka, qui nous révèle le malentendu entre les deux hommes sur ce qu’ils recherchent chacun et nous autorise à penser que c’est bien Kupka lui-même qui a eu l’idée d’illustrer un choix de poèmes de Mallarmé.

Réalisés dans des techniques variées, graphite, crayon noir gras, crayon bleu, plume ou lavis d’encre, plus de quarante dessins qui se rapportent à ce projet d’illustration sont aujourd’hui connus. Certaines études ont été exécutées directement sur des feuilles de papier Arches de format moyen (33 x 25,5 cm) : il s’agit le plus souvent de compositions très abouties, dont quelques gravures ont d’ailleurs été tirées pour ainsi dire trait pour trait . Geneviève Mallarmé, épouse Bonniot (1864-1919) . Une étude pour Les Fenêtres appartient au Museum Kampa, Prague. Quatre pour Les Fleurs font partie des collections du Musée d’Israël, Jérusalem. La plupart se trouvent aujourd’hui en mains privées. Des extraits de la série de projets d’illustration pour La Dormeuse ont été exposés dans le cadre de la rétrospective Kupka à La Haye au Paleis en 1996 – avec deux études pour Sainte - et dans le cadre de l’exposition Action restreinte – L’Art moderne selon Mallarmé au musée de Nantes en 2005.

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– l’artiste est d’ailleurs allé, dans le cas de certaines feuilles parmi les plus achevées, jusqu’à imiter à l’encre les effets de la morsure du burin ou de la pointe sèche sur le cuivre. Fidèle à son habitude de conserver l’ensemble de ses recherches, Kupka a fait contrecoller sur des feuilles de même qualité des études préliminaires de plus petite taille, exécutées sur des papiers quelconques, entre autres sur des calques qui lui permettaient d’inverser ou de reporter certains motifs au cours de son travail. Dessinées avec un luxe de précision qui justifie qu’on les considère comme quasi définitives, interprétation confirmée par l’existence de leur transposition en gravure, quelques-unes des feuilles les plus achevées portent une numérotation, indice qui ne nous a pas permis malheureusement de reconstituer de manière certaine l’organisation du recueil envisagée par l’artiste et la logique d’ensemble de l’ouvrage prémédité, mais d’établir en revanche dans deux cas la correspondance entre des images créées pour se répondre, en précédant et suivant un même poème, dans une conception semblable à celle adoptée pour L’Homme et la Terre avec des têtes de chapitre surplombant le début de l’exposé et des vignettes de fin de chapitre censées prolonger en point d’orgue l’impression produite par la lecture du texte. Les compositions dessinées font parfois apparaître le titre du poème illustré, élégamment calligraphié en anglaise – c’est le cas pour Apparition, Le Faune, Frisson d’hiver et aussi pour La Dormeuse, une traduction du poème de Poe par Mallarmé, pour laquelle Kupka a multiplié les études. Dans d’autres cas, une lettrine dessinée dans un graphisme également raffiné nous a indiqué la première lettre de l’incipit et finalement mis sur la piste du texte illustré : nous avons ainsi pu reconnaître les compositions relatives aux poèmes Les Fenêtres, Les Fleurs et Sainte. Quant à la composition prévue pour illustrer Plainte d’automne, c’est son seul motif qui nous a permis de l’identifier, nous y reviendrons.

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Un seul dessin, qui se rapporte très vraisemblablement à Mallarmé d’après différents indices, dont la technique utilisée et l’existence d’une transcription gravée, n’a pu être rattaché à un poème particulier : il s’agit d’une composition de bas de page, qui représente l’arche d’un monument funéraire dans un vieux cimetière romantique envahi par la végétation ; elle a été gravée, probablement par Kupka lui-même, de même que les compositions pour Le Faune, La Dormeuse, Apparition, Frisson d’hiver, Sainte. Le format relativement réduit des gravures - larges de 8 à 9 cm alors que les compositions dessinées sont deux fois plus grandes - confirme le fait mentionné par Kupka que l’ouvrage projeté aurait dû être « un joli petit livre ». Nous devons donc garder à l’esprit, en évaluant la qualité de ce travail, l’ambition paradoxalement modeste de l’artiste, que nous pouvons assimiler à un exercice de dévotion intime - et surtout nous ne devons pas oublier que nous en sommes réduits à examiner des éléments provisoires, la plupart des gravures n’ayant pas de deuxième état par exemple. Notre examen de ces vestiges et notre tentative de reconstitution doivent donc être prudents car il est difficile d’imaginer ce qu’aurait été ce livre s’il avait pu être réalisé. Notons encore que, pour ce que nous en connaissons, le choix de Kupka s’est porté sur huit poèmes de Mallarmé parmi les plus connus à l’époque : Apparition, Le Faune, Frisson d’hiver, Plainte d’automne, La Dormeuse, Les Fenêtres, Les Fleurs et Sainte. À l’exception de ce dernier, les poèmes cités

. Cette feuille non identifiée se rapporte peut-être aux Tombeaux de Mallarmé, celui de Poe ou celui de Baudelaire ; à moins qu’il ne s’agisse d’une illustration pour le poème Sur la tombe de Béranger ou encore pour Toast funèbre en hommage à Théophile Gautier… Kupka maîtrisait différentes techniques de gravure (eauforte, lithographie, bois gravé). Dans certains cas, il a été assisté par un praticien comme Deloche pour les bois gravés de L’Homme et la Terre. Il ne semble pas que cela ait été le cas ici.

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ont effectivement tous fait partie du recueil conçu par le poète lui-même en 189210.

L’ensemble des illustrations imaginées par Kupka pour son « Mallarmé » mérite d’être étudié poème après poème. La synthèse de nos différentes observations nous permettra de mieux comprendre les intentions de l’illustrateur. Nous verrons également au cours de cette étude comment certaines compositions trouvent des échos particuliers dans la création picturale de l’artiste. Pour le poème Apparition11, Kupka a représenté un couple de jeunes amoureux qui s’embrassent (« - C’était le jour béni de ton premier baiser. »). Derrière eux, quelques arbres frêles comme des bouleaux entre lesquels se dessinent, aériennes, les silhouettes diaphanes d’anges musiciens (« La lune s’attristait. Des séraphins en pleurs / Rêvant, l’archet aux doigts […] tiraient de mourantes violes / De blancs sanglots »). Imaginant une vignette qui aurait trouvé sa place à la fin du poème d’après sa numérotation, Kupka a dessiné une femme à l’élégance mutine qui marche dans une rue ensoleillée (« Quand avec du soleil aux cheveux, dans la rue / Et dans le soir, tu m’es en riant apparue »). Sur la gravure qui reprend très exactement le motif lyrique imaginé pour l’en-tête, Kupka a ajouté en bas de la planche la silhouette prosaïque d’un homme vêtu d’une jaquette d’aspect vieillot, représenté de dos, qui évoque le narrateur (« J’errais donc, l’œil rivé sur le pavé vieilli. ») : l’artiste a peut-être ainsi voulu imaginer une autre manière 10. Stéphane Mallarmé, Vers et Prose – morceaux choisis, première édition, Paris, ­Librairie académique Perrin & Cie, 1892 ; rééd. avec une postface de Jean-Luc Steinmetz, Paris, Le Castor Astral, 1998. 11. Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1998, p. 7. Ce projet d’illustration est reproduit dans Serge Fauchereau, Kupka, Paris, Albin Michel, 1988, n° 3.

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de prolonger l’atmosphère du poème, il s’agit en fait plutôt d’une de ces annotations dont il avait l’habitude d’agrémenter ses gravures12. Dans les trois images, les habits contemporains mais légèrement surannés des protagonistes viennent cristalliser symbolisme et modernité dans une synthèse surprenante. Pour illustrer Sainte13, Kupka a imaginé l’atmosphère recueillie d’une chapelle de style gothique flamboyant, au fond de laquelle rayonne un vitrail qui occupe presque tout l’espace de la composition. Inscrite dans une mandorle festonnée, « la Sainte pâle, étalant / Le livre vieux qui se déplie / Du Magnificat ruisselant / Jadis selon vêpre et complie », la « Musicienne du silence ». Au premier plan, se dessine la silhouette d’un autel, sur le côté en enfilade, un retable surmonté d’anges musiciens, le tout encadré par les lignes en ogive de la voûte qui pèsent, en le rythmant, sur cet espace confiné, ouvert seulement sur l’image lumineuse du vitrail. Kupka s’est essentiellement concentré sur la fenêtre, mais les autres éléments du décor sont parfaitement esquissés, même s’ils sont laissés dans l’ombre ou représentés en contre-jour. Le motif du vitrail recoupe d’ailleurs, rappelons-le, certaines préoccupations plastiques de l’artiste, dont plusieurs œuvres picturales portent la marque évidente, en particulier La Cathédrale, 1913 (Museum Kampa, Prague) ou les œuvres de la série Contrastes gothiques, 1920-1925 (plusieurs versions dont celle du Musée national d’art moderne, Paris)14. 12. Cf. les états des planches gravées pour Promètheus et la Lysistratè. 13. Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 26-27. 14. Cf. František Kupka, La Création dans les arts plastiques, Paris, Cercle d’art, 1989, p. 154. Dans son livre, Kupka décrit la dissociation du rouge et du bleu telle qu’il a pu l’observer devant les vitraux de Saint-Germain-l’Auxerrois : « En jouant des violets, il faut tenir compte de la vitesse de propagation des vibrations, différente pour le rouge et pour le bleu. Les trois vitraux qu’on voit derrière le maître-autel de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois sont ourlés de méandres bleus et rouges, les deux couleurs occupant des étendues parfaitement égales. De près, le bleu domine. De

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Sur une autre feuille, Kupka a dessiné en bas de page un projet de vignette qui représente l’intérieur d’une église gothique avec un gisant disposé en perspective à gauche et quelques rangs de chaises à droite ; au fond la porte de la sacristie, également de style gothique flamboyant, vient compléter le dispositif spatial de la composition. Les deux compositions décrites ont été gravées et, sur le deuxième état de la gravure du vitrail, Kupka a dessiné, en écho à l’image principale, l’image subsidiaire d’une musicienne en habit médiéval, légèrement déhanchée sur sa « mandore »15. Le poème Les Fleurs16 livre très peu de pistes figuratives d’ensemble et il a donc dû représenter un défi pour l’illustrateur. Renouant d’une certaine façon avec la sensualité orientale du Cantique des cantiques, Kupka a choisi de représenter la danse d’Hérodiade, dont le nom est presque incidemment mentionné par Mallarmé à la moitié du poème. Sur cet unique indice, réduit et fragile, l’artiste a échafaudé une mise en scène sophistiquée de la femme altière et angoissée, et il n’est pas exclu que l’imagination de l’illustrateur se soit également nourrie ici de la lecture du Fragment de la pièce éponyme. Les deux feuilles les plus abouties (Musée d’Israël, Jérusalem) montrent la danseuse en partie dénudée, « danseuse maigre » comme le note Kupka sur une étude préliminaire. Déhanchée dans un mouvement de danse orientale, cambrée dans une attitude provocante, elle se dresse au milieu de la scène alors qu’à ses pieds se vautrent des convives ivres de vins et d’autres plaisirs - les corps enlacés effondrés sont éloquents comme les loin, si l’on s’adosse à la porte d’entrée, ces bordures ne sont pas violettes comme on s’y attendrait, mais rouges. Le bleu reste en chemin. » 15. À propos de la mandore, cf. Jean-François Chevrier, cat. Action restreinte – L’Art moderne selon Mallarmé, Musée de Nantes, Paris, Hazan, 2005, p. 110-113. 16. Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 10-11. Quatre études pour cette illustration, dont deux très poussées, sont conservées au Musée d’Israël à Jérusalem, associées à tort à un ensemble d’études pour le Cantique des cantiques. Elles sont décrites sous les n°s 9.1, 9.2, 9.3, 9.4 dans le cat. The Song of Songs illustrated by F. Kupka, op. cit.

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admirables coupes et cratères souvent renversés. La tête de la femme est parée de fleurs ; des guirlandes et couronnes florales jonchent le sol, abîmées. Avec sa somptueuse colonnade ouvrant sur des jardins et des collines que l’on aperçoit au-delà, l’architecture gréco-romaine imaginée par l’artiste construit un dispositif théâtral qui met en valeur la figure de la danseuse. L’illustration inventée de toutes pièces par Kupka relève ici plus de la matérialisation d’une rêverie que d’une exégèse ou d’un commentaire. Pour rendre le climat du poème Les Fenêtres17, Kupka a essayé différentes mises en scène de la chambre d’hôpital avec le malade en robe de chambre qui se dresse près de son lit. Dans une première esquisse sur laquelle il a écrit le mot « soleil », Kupka envisage un alignement de lits d’hôpital avec la présence macabre de la mort dans le lit voisin de celui du personnage principal ; un crucifix est accroché au mur. Dans une esquisse plus expressive, il a représenté le malade qui fait face à la fenêtre et lève les bras au ciel, dans une sorte de prière à la lumière. Pour finir, il a choisi de montrer le moribond qui, s’étant approché de la fenêtre, se cale dans son renfoncement et repose sur la croisée sa main décharnée. Au travers des carreaux, on aperçoit, dans la pâle lumière d’un soleil hivernal, la ville, des maisons de banlieue et au loin des cheminées d’usine. Il y a une parenté évidente entre cette figure et celle du lecteur maladif, aux mains crispées, de La Gamme jaune, 1907 (deux versions : Museum of Fine Arts, Houston ; Musée national d’art moderne, Paris), une œuvre majeure qui témoigne magistralement de l’avancée des recherches de Kupka à ce moment dans le domaine de la « synchromie » et de ses préoccupations liées à l’impact psycho-physiologique des facteurs picturaux, en particulier à celui de la couleur – une œuvre

17. Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 9.

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qui a été interprétée comme un portrait de Baudelaire, qui a été, avant Mallarmé, le traducteur d’Edgar Poe en français18. Pour les deux poèmes en prose, Frisson d’hiver et Plainte d’automne19, Kupka se contente d’une évocation très circonscrite. Évitant délibérément de représenter les « toiles d’araignées » et les « grandes croisées » qui constituent, par leur mention répétée, un aspect immédiat de Frisson d’hiver, Kupka s’est arrêté sur le motif marquant de la « pendule de Saxe » flanquée de ses dieux – en tout cas d’un petit Bouddha - et surmontée par la « glace de Venise, profonde comme une froide fontaine, en un rivage de guivres dédorées » dans laquelle se reflète une pipe – La Pipe est d’ailleurs le titre d’un autre poème en prose de Mallarmé. Dans le dessin définitif, on peut découvrir, reflété dans le bas du miroir, le visage à peine distinct d’une femme (« Ah ! je suis sûr que plus d’une femme a baigné dans cette eau le péché de sa beauté ; et peut-être verrais-je un fantôme nu si je regardais longtemps. »). Pour cette composition, deux états de gravure sont connus : le premier est juste au trait alors que sur le second apparaissent quelques reflets dans l’espace du miroir, dont celui d’un visage féminin, et, en cul-de-lampe, une belle arachnide. Avec l’image de ce miroir animé, l’artiste a rendu de manière très convaincante l’atmosphère du texte dont il a pourtant volontairement limité les implications mélancoliques. Seule une étude de vignette de fin de poème a été conservée pour Plainte d’automne : Kupka a choisi de représenter le chat, « compagnon mystique », « esprit », « pur animal », posté sur un fauteuil, devant une fenêtre qui donne sur une « grande allée de peupliers » ; dans cette allée, on aperçoit derrière les 18. Cf. par exemple la notice de Markéta Theinhardt in František Kupka, la collection du Centre Georges Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris, Centre Pompidou, 2003, p. 63. 19. Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 414-415. Le projet d’illustration pour Frisson d’hiver est reproduit dans Serge Fauchereau, Kupka, Paris, Albin Michel, 1988, n° 4.

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arbres le joueur d’orgue de Barbarie et au fond une silhouette féminine qui rappelle les promenades passées avec Maria - la scène est baignée par une lumière de fin de journée qui exacerbe le sentiment de poignante mélancolie développé par le texte. Pour la fameuse églogue mallarméenne, Le Faune, magistralement interprétée par Manet en 1876 avec l’accord amical du poète20, il semble que Kupka ait très vite renoncé à représenter le faune lui-même, en tout cas de manière flagrante – il est tout juste reconnaissable dans une première esquisse très imprécise. Ses illustrations se placent du point de vue du faune et se concentrent sur l’évocation des nymphes (« Ces nymphes, je les veux perpétuer. / Si clair, / Leur incarnat léger, qu’il voltige dans l’air / Assoupi de sommeils touffus. »). Pour dépeindre leur bain, l’artiste a envisagé deux compositions assez différentes. Dans la première, qui a d’ailleurs été gravée avec le titre, il a opté pour la représentation d’un groupe de nymphes plus ou moins charnues, qui se pressent autour de la base d’une colonne grecque dressée sur un promontoire d’où certaines plongent dans un lac qui peut nous rappeler la symbolique attachée par l’artiste à l’eau dans des œuvres comme L’Autre Rive, 1895 (ancienne collection Waldes) ou plus tard dans Les Touches de piano - Le Lac, 1909 (Národní galerie, Prague)21. Les corps de ces nymphes évoquent la diversité de types féminins chère à Kupka, qu’il avait déjà mise en scène dans Epona-Ballade - Les Joies, 1901-1902 (Národní galerie, Prague) ou dans Soleil d’Automne, 1905-1906 (Národní galerie, Prague). Mais contrairement à ces représentations picturales d’un esprit assez féroce, il émane des projets d’illustration au crayon et au lavis 20. Stéphane Mallarmé, Ibidem, p. 22. Stéphane Mallarmé, L’après-midi d’un f­aune, avec des bois gravés d’Édouard Manet, Paris, Alphonse Derenne, 1876. Cf. Jean-Michel Nectoux, Mallarmé, un clair regard dans les ténèbres – peinture, ­musique, poésie, Paris, Adam Biro, 1998, p. 31. 21. Cf. par exemple Peter Wittlich, « Traverser l’eau noire » in cat. Vers des temps nouveaux, op. cit., p. 22-47.

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d’encre de Chine pour Le Faune un charme très XVIIIe siècle français, dans l’esprit de Clodion par exemple. Cette représentation peut aussi évoquer l’étude préparatoire au pastel pour L’Eau ou la Baigneuse, 1906-1909 (Musée national d’art moderne, Paris) avec la baigneuse debout qui rentre dans l’eau, bien que, dans ce dessin, le corps de la femme soit d’une morphologie plus antiquisante, moins sibylline et délicate que celle des nymphes du Faune. Dans une approche différente, également très détaillée, Kupka a choisi de représenter deux nymphes couchées nues dans la pénombre, tandis que bien d’autres s’ébattent à l’arrière-plan, au bord ou dans une pièce d’eau parcourue par des cygnes. Cette composition ne semble pas avoir été retenue pour agrémenter le titre mais avoir été finalement destinée à décorer la fin du poème : fort simplifié, ce motif apparaît effectivement dans une vignette en bas de la page gravée. Avec cette image, Kupka reste assez proche de l’illustration de Manet - tout du moins dans le traitement de l’enchevêtrement des branches qui ombragent la scène, traitement qui rappelle le foisonnement végétal d’où émerge le faune dans le bois gravé du maître impressionniste, ou dans celui de la profondeur de champ. La gravure qui a été conservée porte aussi le seul essai de lettrage gravé : le titre « Le Faune » y est élégamment inscrit en anglaise, comme prévu sur une des études dessinées. La Dormeuse fait partie des poèmes d’Edgar Poe traduits par Mallarmé22. La série exceptionnellement fournie de 14 études pour l’illustration de ce texte témoigne de l’exploration intense et systématique du motif à laquelle s’est livré Kupka : variation du cadrage, de l’importance relative des différents éléments de l’image… jusqu’à différentes recherches sur le style du mobilier, en particulier celui des colonnes, avec ou sans cariatides, du baldaquin. Dans une étude très poussée, Kupka a même envisagé de représenter une fenêtre à droite de la composition, dans la lumière de laquelle 22. Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 743.

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le lit massif aurait dessiné sa sombre silhouette. La scène est, quoi qu’il en soit, baignée par un « éclairage mystique » comme l’a noté l’artiste sur un premier dessin à peine esquissé au graphite, reprenant l’adjectif du poème - « mystique » donc, si ce n’est morbide, voir macabre (« Étrange est ta pâleur ! […] La dame dort ! […] Que doucement autour d’elle rampent les vers ! »). Kupka avait déjà travaillé sur ce poème au début du siècle dans le cadre de la série des illustrations de Poe publiées dans Cocorico, avec Terre de songes, Le Ver vainqueur et un frontispice pour Le Corbeau23, trois poèmes également traduits par Mallarmé. Ces quatre projets d’illustration marquaient d’ailleurs un moment particulier de la création de l’artiste tchèque dans la mesure où elles développaient le même esprit de fantaisie macabre et de questionnement métaphysique qui imprègne cette période et dont Kupka pouvait alors se moquer sans totalement s’en affranchir. Pour son illustration de La Dormeuse publiée dans Cocorico, Kupka avait représenté la femme alitée, dans un cadrage horizontal plus rapproché : les ombres de deux squelettes en conversation se profilent sur le couvre-pieds mais leur présence est à peine perceptible tant le regard est distrait par la grande justesse des autres détails, en particulier la figure de la dormeuse proprement dite avec ses cheveux étalés autour d’elle, par les deux amours sculptés sur le pied du lit au premier plan ou par l’encadrement fait des longues chevelures de trois femmes qui y sont blotties, encadrement qui rappelle le travail décoratif pour le frontispice du Corbeau ou celui de Vue d’une fenêtre de carrosse (Museum of Modern Art, New York)24. Rappelons que ce travail d’il23. Stéphane Mallarmé, ibid., p. 747, p. 737 et p. 731. Le frontispice pour Le Corbeau (ancienne collection Jacques Damase) a été reproduit dans l’article d’Édouard Dévérin, « François Kupka », L’Art décoratif, Paris, juillet-décembre 1909, p. 3-14. 24. Voir aussi une composition au fusain sur le même thème, inscrite également dans un encadrement art nouveau mais dans un format vertical, avec les ombres des deux squelettes projetées sur le sol, au pied du lit sur lequel repose la dormeuse

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lustration de Poe débouche, avec Terre de songes, également intitulée L’Idole noire, sur le cycle gravé Les Voix du silence, une des plus importantes réalisations de l’artiste vers 1902-1903, auquel cette composition a été rattachée. On peut aussi noter qu’une autre gravure du cycle, intitulée Les Nénuphars (ou Le Commencement de la vie), peut également renvoyer d’une certaine manière à l’œuvre de Mallarmé, en l’occurrence au poème Le Nénuphar blanc, tout comme la gravure éponyme de l’ancienne collection Martinel.

À l’examen de l’ensemble des illustrations inspirées à Kupka par les poèmes de Mallarmé, nous ne pouvons qu’être impressionnés par l’attention qu’il a apportée aux moindres détails, sans que ce soin devienne jamais ostentatoire. Mais qu’attendre d’autre de la part d’un artiste qui a - au sens figuré ! - « [erré] sur l’Elbrouz et l’Ararat », « [sillonné] la Susiane et la Mésopotamie25 » pour rendre au mieux la réalité des civilisations qu’il a pratiquées dans ses projets d’illustration antérieurs ? Il s’agit pourtant ici d’une tout autre recherche. D’ailleurs, dans la lettre à Machar déjà citée, Kupka lui-même déclare que, heureusement, pour Mallarmé, il n’a « que des accords, ce qui [lui] est assez proche, alors que le reste exige des montagnes de documentation.26 » Le travail de Kupka sur les poèmes de Mallarmé est unique dans son œuvre d’illustrateur en particulier parce qu’il porte sur un recueil composite, ce qui a dû représenter une difficulté supplémentaire pour l’artiste, dénudée et derrière lequel apparaissent en cortège quelques squelettes costumés et emperruqués, reproduite in cat. Kupka-Waldes – Malíř a jeho sběratel [KupkaWaldes – Un peintre et son collectionneur], Prague, Peter Meissner, 1999, p. 272 et p. 340. 25. Lettre de Kupka à Machar, citée par Laurence Sigal in cat. Le Cantique des cantiques par Kupka, op. cit., p. 48. 26. Lettre de Kupka à Machar, 5 février 1909, op. cit.

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alors que dans ses autres projets reposant sur un seul texte il avait pu développer une unité de style. Kupka a néanmoins trouvé très librement ses « accords », créant une atmosphère qui répond parfaitement dans sa discrétion volontaire au texte mallarméen, comme il avait su auparavant se mettre au service du monumental ouvrage d’Élisée Reclus, L’Homme et la Terre, en s’effaçant devant le texte27. Pour produire l’atmosphère générale souhaitée, en dépit de la diversité des époques et des lieux dessinés, il semble que l’artiste se soit lui-même mis à l’unisson de l’exigence mallarméenne de peindre « non pas l’objet, mais l’effet qu’il produit28 ». Il préfère ainsi éviter toute redondance et privilégie le contrepoint. Pour cela, il joue en particulier sur les échos produits par la récurrence de certains motifs d’une poésie à l’autre - par exemple celui de la fenêtre, présent dans Sainte, dans Plainte d’automne et, bien sûr, dans Les Fenêtres, motif qui fait écho aux « grandes croisées » évoquées dans Frisson d’hiver. Et nous pouvons imaginer que Kupka a envisagé de représenter, dans une des compositions les plus abouties pour La Dormeuse, une fenêtre ouverte sur la nuit derrière le lit justement pour créer un écho supplémentaire qu’il a finalement trouvé superflu. Mais Kupka a surtout travaillé avec un raffinement exceptionnel l’éclairage de chacune des situations qu’il a mises en scène29. Que ce soit dans d’autres projets d’illustration comme celui des Érinnyes ou dans certaines peintures comme Epona-Ballade - Les Joies, 1901-1902 (Národní galerie, 27. À propos de l’atmosphère, cf. la présentation de Michel Draguet, « D’écume et de silence » in Stéphane Mallarmé, Écrits sur l’art, Paris, GF Flammarion, 1998, p. 54. 28. Stéphane Mallarmé cité in cat. Whistler, Paris, musée d’Orsay, Réunion des musées nationaux, 1995, p. 264. 29. Sur la « théâtralité » de l’œuvre de Mallarmé, voir Michel Draguet, op. cit., p. 65-66 et Albert Thibaudet, La Poésie de Stéphane Mallarmé, Paris, Gallimard, 2006 (première édition 1926), p. 335-352.

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Prague) ou Soleil d’Automne, 1905-1906 (Národní galerie, Prague), les occasions ne manquent pas d’observer l’importance de cet aspect dans l’art de Kupka. Ici, l’éclairage est sans doute moins spectaculaire, mais peut-être n’a-t-il jamais eu une raison d’être aussi essentielle : c’est effectivement lui qui engendre l’atmosphère particulière attachée à chaque poème et en dernier ressort à l’ensemble des illustrations. Rappelons aussi que, dans son livre La Création dans les arts plastiques, Kupka consacre deux chapitres aux « effets de lumière » et à l’« atmosphère », parmi les différents « agents et facteurs » qu’il détaille successivement30. On pourrait encore souligner la sophistication et l’efficacité de la conception spatiale imaginée par Kupka pour chacun des poèmes qu’il a à illustrer : chaque image semble être une boîte magique dans laquelle viennent se concentrer et jouer de multiples reflets, fluides et chatoyants. Dans une intelligence remarquable du texte, liée à une familiarité réelle avec l’esthétique mallarméenne, Kupka a une fois de plus élevé l’art de l’illustration à un très haut niveau pour un projet d’un extérieur pourtant modeste. Il ne s’agit certes pas d’une interprétation formaliste de Mallarmé - nous sommes loin du geste radical de Marcel Broodthaers biffant les pages d’Un coup de dés - mais par son approche intime, respectueuse et raffinée, Kupka a su rendre à Mallarmé un hommage juste et sensible, qui restitue la rêverie mallarméenne dans l’esprit de l’époque dont elle fait encore partie et dont Kupka lui-même est issu, avec ses œuvres de jeunesse marquées par le symbolisme tardif. Kupka fait ainsi preuve dans ce projet singulier de la même fidélité à l’auteur illustré que dans d’autres projets pour lesquels il accumulait les recherches iconographiques sans pour autant restreindre les prouesses de son imagination, bien au contraire.

30. Cf. aussi František Kupka, La Création dans les arts plastiques, op. cit., p. 185188.

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Il faut encore ajouter qu’en dépit des apparences ce projet est en phase avec le déroulement de la création picturale de Kupka au moment où il aborde son travail de « synchromies » et de « symmorphies » : nous avons évoqué successivement plusieurs rapprochements avec des peintures, mais le plus éloquent reste celui avec certaines idées développées dans La Création dans les arts plastiques. Le « Mallarmé » de Kupka doit donc aussi être considéré dans ce qu’il révèle des préoccupations les plus personnelles de l’artiste à ce stade de son développement.

En interdisant à Kupka l’utilisation des textes de son père, Geneviève Bonniot-Mallarmé n’a sans doute fait qu’être fidèle à la position de Mallarmé vis-à-vis de l’illustration, exprimée en particulier dans sa réponse à une enquête d’André Ibels sur ce sujet parue dans Le Mercure de France de janvier 1898 : « Je suis pour aucune illustration, tout ce qu’évoque un livre devant se passer dans l’esprit du lecteur.31 » On peut néanmoins regretter que Kupka ait été empêché d’aller au bout de son projet et donc d’inscrire officiellement son nom dès cette époque dans la constellation des artistes qui ont relevé le défi d’illustrer Mallarmé : Manet (1832-1883), Rops 31. Cité par François Chapon, Le Peintre et le Livre, Paris, Flammarion, 1987, p. 12. Voir aussi Luce Abélès, « ‘Je suis pour - aucune illustration’ : Mallarmé et le livre illustré » in cat. exp. Mallarmé 1842-1898 - Un destin d’écriture, Paris, Gallimard, Réunion des Musées Nationaux, 1998, p. 109-115. Une pareille réticence peut être perceptible dans une des lettres de Mallarmé à Debussy où le poète écrit : « Je sors du concert, très ému : la merveille, votre illustration de l’Après-midi d’un faune, qui ne présenterait de dissonance avec mon texte, sinon qu’aller plus loin, vraiment, dans la nostalgie et dans la lumière, avec finesse, avec malaise, avec richesse. » Nous soulignons le terme d’« illustration », mais peut-être faut-il y voir une réponse à la formulation de Debussy qui présentait la musique de son prélude comme « une illustration très libre du beau poème de Mallarmé. » Cf. Jean-Michel Nectoux, Mallarmé, un clair regard dans les ténèbres – peinture, musique, poésie, Paris, Adam Biro, 1998, p. 163-173.

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(1833-1898), Whistler (1834-1903), Redon (1840-1916), quatre artistes dont certaines œuvres peuvent être mises en relation avec la création de Kupka32. « Je joue avec Mallarmé », « Je vis avec Mallarmé », confiait Kupka à Machar, soulignant sa familiarité avec l’œuvre du poète français au moment où il entreprenait d’illustrer ses poèmes. On peut relever par ailleurs un assez grand nombre d’indices qui attestent la longue fréquentation de Mallarmé par Kupka, de la publication dans Cocorico de ses illustrations des traductions de Poe par Mallarmé au début du siècle jusqu’aux titres de certaines conférences données à ses étudiants tchèques dans les années vingt33. On peut encore ajouter que Kupka a utilisé le manuel de mythologie de Mallarmé, Les Dieux antiques34, pour perfectionner sa connaissance du sujet, ou que son nom a été rapproché de celui du poète par la critique de l’époque35… C’est néanmoins quand Kupka lui-même exprime son intérêt pour l’art de Mallarmé que l’on peut le mieux apprécier l’importance pour l’artiste de la référence au poète et à son esthétique. En 1913, dans une lettre à son ami le critique d’art viennois Arthur Roessler, Kupka expose ainsi sa position, radicale et complexe à la fois : 32. Cf. cat. exp. Vers des temps nouveaux, op. cit. Cf. Jean-François Chevrier, cat. Action restreinte – L’Art moderne selon Mallarmé, op. cit. Cf. Jean-Michel Nectoux, Mallarmé, un clair regard dans les ténèbres, op. cit. 33. Dans les années vingt, Kupka donne des conférences aux étudiants tchèques à Paris, dont certaines témoignent encore de son intérêt pour Mallarmé : « Mallarmé – équivalents verbaux et plastiques », « Symbolisme, Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé », « Le Symbolisme et les équivalents plastiques », « Mallarmé et l’esprit nouveau à Montmartre » Cf. Ludmila Vachtová, Frank Kupka, Londres, Thames & Hudson, 1968, p. 288, note 29. 34. Stéphane Mallarmé, Les Dieux antiques, Paris, J. Rothschild, 1880. Ce livre ­figurait dans la bibliothèque de Kupka. 35. Cf. André Gybal, Le Journal du Peuple, juin 1921, « Comme la poésie de Mallarmé, sa peinture, dis-je, est toute musique… », cité par Louis ArnouldGrémilly, Frank Kupka, Paris, Povolozky & Cie, 1922, p. 74.

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« Depuis que j’ai laissé tomber l’illustration, tous les jours de la vie sont pour moi une fête dont je ne cesse de rendre grâce. Longtemps longtemps j’ai dû attendre, et ce n’est qu’à quarante ans passés que mes rêves commencent à se réaliser. Peut-être que c’est tant mieux, l’art m’est devenu d’autant plus sacré, tellement sacré que j’essaie et que je veux faire tout mon possible pour le libérer de toute la basse crasse de nos besoins banals. J’y ai beaucoup réfléchi et j’y travaille très sérieusement. Je n’admets même pas que l’art soit mis au service des états d’âme, moins encore qu’on l’assujettisse à d’autres servitudes. Quelque chose comme l’acte de Mallarmé pour la poésie. La lisibilité etc. – cela n’a rien à voir avec ma création. Lignes, plans, couleurs et valeurs.36 »

À la même époque, Kupka fait également référence à Poe et à Mallarmé dans une version manuscrite du chapitre « Agents et facteurs » de La Création dans les arts plastiques : « Ainsi que dans les langages humains l’extériorisation de la pensée consiste en articulation d’un composé d’images verbales, dans les arts plastiques l’artiste articule les formes et les couleurs. Poe et Mallarmé ont su mettre de côté le vulgaire descriptif et agir sur le sensoriel et l’intellect du lecteur par la consonance phonétique, parfois elle seule ennoblissant ainsi leur énoncé verbal. Cette consonance seule suffit pour s’emparer du lecteur, qui, associant ou non, est mis dans un état d’enchantement. Il n’y a pas de sens des mots, il y a à peine un sens, on ne suggère pas d’idées, on en provoque une sélection au nombre de celles qui s’adaptent au rythme provocateur, à l’accord ou au heurt. Ceux qui y cherchaient des définitions d’images, des descriptions de situations toutes faites pour en meubler leur tête vide, n’ont rien compris à ces poètes nobles [rayé : Et l’ardent sanglot même de Baudelaire s’élève au-dessus de la banalité que les formes réelles trop lourdes n’y envoient que leur

36. Lettre de Kupka à Roessler, 2 février 1913. La correspondance de Kupka avec le critique d’art viennois Arthur Roessler (1877-1955) est conservée à l’Archiv der Stadt Wien à Vienne ; elle est en allemand.

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écho.] C’est toujours la puissance des moyens qui agit le plus fort sur les [centres] sensoriels et par là sur l’intellect. C’est la force des vocables, c’est par elle que le poète impressionne, c’est dans elle qu’est l’art et non pas dans la qualité du sujet, même bien pénétré. Les moyens convergés vers un but narratoire pâlissent forcément là où on ne cherche à mettre en lumière que l’objective image. Et si c’est par celle-là que l’artiste, poète, peintre, sculpteur, veut impressionner, subordonnant pour elle le comment, le lecteur ou le spectateur au lieu d’être élevé est éclaboussé par l’élément déprimant de la vulgarité.37 »

Kupka a lui-même souscrit à l’idéal d’un art libéré « de toute la basse crasse de nos besoins banals » sans pour autant être assujetti « à d’autres servitudes » comme les « états d’âme », d’un art visant « à agir sur le sensoriel et l’intellect du lecteur » ou du spectateur, et le développement de sa réflexion sur ces sujets, en particulier à partir de l’approche qu’en offrait Mallarmé, a considérablement compté dans son évolution artistique. Par son intelligence plastique du verbe comme par sa conception exaltée du Livre, le poète a exercé une influence considérable sur les artistes de la génération suivante. Sa poésie tant vantée constituait par ailleurs un défi pour les illustrateurs, dans cette période qui peut être considérée comme un âge d’or du livre de peintre38. En 1932, Matisse (1869-1954) a à son tour illustré les poésies de Mallarmé. À propos de ce travail qui marquait ses débuts dans le domaine du livre illustré, Matisse se souvenait en 1946 : « D’abord mon premier livre – les Poésies de Mallarmé. Des eaux-fortes d’un trait régulier, très mince, sans hachures, ce qui laisse la feuille imprimée presque aussi blanche qu’avant l’impression. […] Le problème était donc d’équi-

37. Manuscrit autographe en français pour La Création dans les arts plastiques, a­ rchives Kupka, Paris. 38. On peut aussi citer l’exemple d’un Mallarmé illustré par Marie Laurencin et gravé par Galanis en 1931.

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librer les deux pages – une blanche, celle de l’eau-forte, et une noire, relativement, celle de la typographie. J’ai obtenu son résultat en modifiant mon arabesque de façon que l’attention soit intéressée par la feuille blanche autant que par la promesse de lecture du texte. Je compare mes deux feuilles à deux objets choisis par un jongleur. Supposons, en rapport avec le problème en question, une boule blanche et une boule noire et d’autre part mes deux pages, la claire et la sombre si différentes et pourtant face à face. Malgré les différences entre les deux objets, l’art du jongleur en fait un ensemble harmonieux aux yeux du spectateur.39 »

Kupka lui-même a toujours eu un grand souci de l’équilibre harmonieux du livre, bien qu’il soit pratiquement impossible d’en juger d’après les vestiges de son « Mallarmé », et il l’a exprimé dans une note de La Création dans les arts plastiques : « Il y aurait également beaucoup à dire de l’illustration des livres, genre qui peut fort bien figurer dans les plus hautes sphères de l’art. […] Lorsque les proportions chantent, que les équilibres sont heureux, que le blanc des gravures fait entendre un soprano, soutenu par l’alto ou la basse des noires typographies, l’illustration ainsi comprise n’est pas indigne d’un grand artiste.40 »

En 1926, quelques années après avoir écrit ces lignes, Kupka devait donner corps à ce projet, non plus dans le domaine du livre illustré, mais dans

39. Henri Matisse, « Comment j’ai fait mes livres » repris in cat. exp. Matisse et Tériade, Le Cateau-Cambrésis, Musée Matisse, 1996, p. 17. Ce texte évoque l’expérience de Matisse à propos du livre illustré par Matisse, Stéphane Mallarmé, Poésies, Lausanne, Albert Skira et Cie, 1932. 40. František Kupka, La Création dans les arts plastiques, trad. fr. et reconstitution par Erika Abrams, Paris, Cercle d’art, 1989, p. 192.

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celui du livre d’artiste, avec l’exceptionnelle synthèse morphologique que constitue la suite de bois gravés de Quatre Histoires de blanc et noir41.

Pour les illustrations de cet article, voir cahier 4, planches XXXIII à XXXVI.

41. Frank Kupka, Quatre Histoires de blanc et noir, Paris, G. Kadar, 1926.

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Annexe : Quatre lettres de l’helléniste Lucien Delamarre à Kupka relatives au projet d’un recueil illustré des poésies de Mallarmé. 6 mars 1909 Cher Monsieur Kupka, Je puis maintenant vous dire que vous pouvez commencer le tirage des gravures pour extraits de Stéphane Mallarmé, chez Wittmann, 10 rue de l’Abbaye. Nous avions tout d’abord parlé de cinquante exemplaires sur japon contenant les trois états. Ajoutons-y 10 exemplaires tirés hors série pour ceux qui font le livre. Soit en tout 60 exemplaires sur Japon contenant 3 états des gravures et 200 sur vélin avec un seul état. La maison Wittmann n’a pas pu me dire exactement le prix de revient, sans avoir vu bien exactement le travail à faire. On m’a indiqué comme prix maximum 18 frs. le cent, sur japon, papier compris. Mais sans doute que ce prix peut être baissé. Vous pourrez, comme bon vous semblera, ou bien me faire envoyer les factures, ou bien les payer vous-même et me les présenter ensuite. Je vous serais reconnaissant, au cas où vous auriez des renseignements sur la propriété littéraire des œuvres de Mallarmé, de bien vouloir me les envoyer. Recevez, cher Monsieur Kupka, l’expression de mes sentiments distingués. L. Delamarre *** 13 mars 1909 Cher Monsieur, J’ai bien reçu votre lettre et j’ai écrit aussitôt à Madame Bonniol [sic] pour la prier de me recevoir afin de causer sur les droits d’auteur des œuvres de son père. Mais au moment d’envoyer la lettre il m’est impossible de retrouver la vôtre contenant l’adresse de cette dame. Je vous prierais donc de me la renvoyer au plus tôt. J’ai reçu la visite de M. Wittmann qui m’a demandé quelques renseignements. Mais je lui ai dit que les exemplaires sur japon auraient en tout quatre états. Je crois m’être trompé. Il me semble que nous avions convenu de trois états seulement ? En attendant le renseignement demandé, je vous prie, cher Monsieur, de recevoir l’expression de mes meilleurs sentiments. L. Delamarre Quelqu’un m’a dit que Madame Bonniol [sic] « n’était pas commode ». J’espère l’adoucir. ***

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15 mars 1909 Cher Monsieur, Je viens d’écrire à M. le docteur Bonniol [sic], le prévenant que je me rendrai mercredi à 2h1/2 chez lui pour causer avec sa femme sur l’autorisation et demander les conditions. Si vous voulez bien venir me rejoindre, je vous attendrai dans une voiture devant le numéro 105 de la rue de Miromesnil. Je serai là vers 2h20. Recevez, cher Monsieur, l’expression de mes meilleurs sentiments. L. Delamarre 201 rue du Temple *** 23 mars 1909 Cher Monsieur Kupka, Je suis sans aucune nouvelle de vous depuis notre entrevue de mercredi avec Madame Bonniol [sic]. Est-ce de la faute de la poste ? Je commence à être un peu inquiet, car vous m’aviez promis de m’envoyer l’adresse de l’avocat spécialiste pour les affaires d’édition. En tous cas je cherche moi-même ardemment par quel ouvrage nous pourrions remplacer celui qui nous a donné une telle mésaventure. C’est assez difficile, car il faut 1°/ que l’ouvrage n’ait pas encore été bien illustré. 2°/ qu’il soit dans le domaine public. 3°/ qu’il convienne à votre genre de composition. 4°/ qu’il ne soit pas trop volumineux. J’avais pensé entre autres choses à illustrer une pièce de Shakespeare. On n’a encore absolument rien fait de ce poète en France. J’hésite entre : Le roi Lear Hamlet Othello Que pensez-vous de mon idée ? Cela n’empêche pas que vous en conserviez les dessins et planches du livre de Mallarmé. J’ai toujours l’intention de le faire, pour plus tard, si on peut s’arranger. Mais ce n’est plus pressé. J’espère, cher Mons. Kupka, avoir de vos nouvelles, d’ici peu, soit par lettre, ou téléphone, ou par votre visite si vous pouvez. Bien cordialement vôtre L. Delamarre

Le Cantique des cantiques illustré par Kupka Laurence Sigal-Klagsbald

En 1919 deux Tchèques se rencontrent à Paris : le peintre František Kupka (1871-1957) qui y vit depuis plus d’une vingtaine d’années et Jindrich Waldes (1876-1941), un industriel extrêmement opulent, particulièrement inventif et courageux, qui est venu en France pour voir ­comment vont ses usines. Le nom du peintre a été indiqué à Waldes, qui est collectionneur, et en particulier collectionneur d’art tchèque. D’emblée les deux hommes sympathisent et Waldes acquiert, dans un premier lot d’œuvres, l’ensemble des illustrations pour Le Cantique des cantiques auxquelles Kupka a travaillé de 1905 à 1909. Cet ensemble exceptionnel a sans doute . Cf. la présentation biographique de Waldes in cat. Le Cantique des cantiques par Kupka, Paris, Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, Cercle d’art, 2005, p. 109120. ©Cultures d’Europe centrale n° 6 (2006)

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constitué l’œuvre la plus chérie du collectionneur, devenu par la suite l’ami et le mécène de Kupka, une œuvre qui a éveillé beaucoup d’énergie. Le Cantique des cantiques occupe une place tout à fait singulière dans l’œuvre de Kupka car l’illustration de ce livre a occupé l’artiste pendant une très longue période qui couvre plus d’un quart de siècle. Il a effectivement conçu un premier ensemble d’illustrations pour une édition illustrée de la version scénique proposée par Jean de Bonnefon en 1905, alors que la seconde version, imaginée d’abord de 1905 à 1909, ne sera publiée qu’en 1931, dans une édition de bibliophilie. Il faut encore mentionner un ensemble de compositions plus tardives encore, récemment découvert au musée lorrain de Nancy. Cet engagement et cette préoccupation peuvent étonner de premier abord de la part d’un libre esprit qui n’hésitait pas à l’occasion, et particulièrement dans cette période, à fustiger les religions. Pour comprendre comment Kupka en est venu à s’intéresser à ce texte et comment il s’en est emparé, il faut revenir en arrière, à la première version du Cantique illustré par Kupka. En 1904, un écrivain aujourd’hui oublié, Jean de Bonnefon, compose une version pour la scène du Cantique des cantiques, s’inscrivant ainsi dans . Il est aujourd’hui conservé au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, Paris. . Le Cantique des cantiques qui est sur Salomon, traduit littéralement et remis à la scène par Jean de Bonnefon, illustré par F. Kupka, Paris, Librairie universelle, 1905. Le Cantique des cantiques, texte et traduction illustrés par François Kupka, préface inédite et traduction du texte hébreu par Paul Vulliaud, Paris, éditions d’art H. Piazza, 1931. . Sur Kupka et son travail sur Le Cantique des cantiques, voir Margit Rowell, ­ « Kupka : illustrations to the Song of Songs » in cat. The Song of Songs illustrated by F. Kupka, Jérusalem, The Israel Museum, 1980 ; Laurence Sigal-Klagsbald, « Le Cantique des cantiques par Kupka » in cat. Le Cantique des cantiques par Kupka, op. cit., p. 46-92. . Cf. L’Assiette au beurre, numéro spécial « Religions », 7 mai 1904.

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le fil des exégètes chrétiens qui, à partir d’Origène, suivi par les pères de l’Église, puis Fénelon, Bossuet et Renan pour finir, ont vu dans Le Cantique des cantiques non pas un poème avec un narrateur, comme dans le canon biblique aussi bien juif que chrétien, mais une pièce de théâtre de structure grecque, d’inspiration orientale, assyrienne, où les différents versets seraient en fait des déclamations faites par différents acteurs. Ainsi, Origène, qui ouvre cette voie interprétative, identifie non pas une bien-aimée et un bienaimé, mais une bien-aimée, un Roi - Salomon -, un berger, des bourgeois de Jérusalem, un chœur, des soldats, des femmes du harem, une sœur de la bien-aimée… Origène considère qu’une partie des annotations que l’on trouve dans le poème - qui est certes assez fluide et construit avec des répétitions, des césures, des ruptures de lieu, de temps - sont la marque d’un poème dramatique. À la suite de tous ces auteurs qui se sont essayés à traduire, à commenter et à adapter Le Cantique des cantiques, Jean de Bonnefon propose sa propre version scénique qui sera créée en 1905, et dont le livret sera confié dès 1904 à Kupka pour illustration et ornementation. 1904 est une année cruciale pour Kupka car il rencontre alors Eugénie Straub - déjà mère d’une petite fille - avec laquelle il noue la relation de sa vie. Il y a donc une coïncidence entre la découverte par Kupka du Cantique des cantiques sans doute liée à la commande de Jean de Bonnefon et cette rencontre avec sa future épouse : il ne s’agit pas d’une simple hypothèse car, à chaque étape du processus qui va le conduire à la publication du Cantique en 1931, il n’aura de cesse de rappeler cette rencontre de 1904 et les moments émouvants qu’il a partagés cette année-là avec celle qui allait devenir sa femme. Cette coïncidence professionnelle et émotionnelle va le mettre, pour ainsi dire, sur la piste du Cantique. La page de titre du Cantique des cantiques de 1905 est révélatrice de la conception très ornementale et graphique de l’ensemble des illustrations conçues pour cet ouvrage. Avec cette représentation de la Sulamite dans

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une posture sensuelle et provocante très fin-de-siècle, l’inspiration viennoise de Kupka est particulièrement évidente. Parmi les feuilles achetées par Waldes en 1919, on peut mentionner un chemin de fer qui se rapporte à cette première version du Cantique des cantiques ; on y voit, représentées dans des vignettes juxtaposées, les scènes suivantes : le roi dans sa litière précédé de soldats, la danseuse, la Sulamite pâmée devant le trône, avec son escalier flanqué de lions sculptés, ou encore devant le lit à baldaquin. Ces différentes compositions ont été traitées en bois gravés, disposés hors texte dans l’ouvrage. La seule gravure qui accompagne le texte est la page de titre au début du texte : la composition imaginée par Kupka représente la Sulamite debout dans un jardin, avec le Temple à l’arrière-plan ; on peut remarquer la typographie originale du titre : des caractères latins dessinés dans l’esprit des lettres hébraïques, écriture que l’on trouve dans plusieurs ouvrages ou dessins de cette époque, chez des artistes juifs également, par exemple chez Alphonse Lévy. Toutes les pages de texte sont organisées avec un encadrement de guirlandes florales de roses ou de lys, déclinées dans différentes couleurs, rose, orange, bleu, vert. Le premier Cantique des cantiques illustré par Kupka a été édité en 1905 par la Librairie Universelle, qui commande justement à ce moment à l’artiste tchèque, pour complaire aux souhaits du grand géographe et militant anarchiste Élisée Reclus, l’illustration de son monumental ouvrage encyclopédique de géographie humaine, L’Homme et la Terre, publié d’abord en fascicules, comme cela se faisait alors. Le livre lui-même va être publié, à partir de 1905 et jusqu’en 1908, en six épais volumes dont l’iconographie a été confiée à Kupka. L’artiste entreprend à son tour un effort de recherche gigantesque, un travail de documentation encyclopédique pour illustrer le livre de Reclus, dont on peut observer l’effet dans ses autres projets d’illustration.

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Kupka décide alors, de son propre chef, d’imaginer une nouvelle série d’illustrations pour Le Cantique des cantiques, en s’attaquant cette fois au poème biblique original. De 1905 à 1909, Kupka se concentre sur ce nouveau projet de livre qu’il compte publier comme ouvrage de bibliophilie. En 1905, dans une lettre à son ami le poète satiriste tchèque Joseph Svatopluk Machar, Kupka décrit en des termes extrêmement poétiques et enthou­siastes son travail, sa recherche documentaire : « Et c’est encore ensemble que nous avons fait le pèlerinage de l’Euphrate. J’ai lu ton admirable inscription babylonienne et d’autres esquisses d’époques reculées. Pendant ce temps, pour ma part, j’errais sur l’Elbrouz et l’Ararat, avec les Akkadiens, les Touraniens etc., je déchiffrais les inscriptions d’Assurbanipal et de Nimrud, je sillonnais la Susiane et la Mésopotamie, j’ai lu la Bible, j’illustre le Cantique des cantiques. »

Dans une autre lettre à Machar, en novembre 1908, Kupka explique sa situation : « Je n’aime pas travailler sur commande pourtant l’argent me fait bien besoin et j’ai bien du mal à joindre les deux bouts, on veut que j’illustre le Prométhée d’Eschyle, et Sophocle aussi, et ainsi de suite, et je suis tombé amoureux d’Aristophane qui me repose de mes Juifs avec qui je n’ai toujours pas fini. Si je trouve l’éditeur qu’il me faut, j’en aurai pour deux ou trois ans de travail encore. J’assiste à des cours d’histoire et j’y mène aussi ma femme, ça remplace le théâtre. »

. Lettre de Kupka à Machar, 11 septembre 1905, traduction d’Erika Abrams. La correspondance de Kupka avec le poète Josef Svatopluk Machar (1864-1942) est conservée à Prague dans les archives littéraires du Musée national de la littérature tchèque (PNP, Památník národního písemnictví), sous la cote 28/B/11. Cf. cat. Le Cantique des cantiques par Kupka, op. cit., p. 47-48. . Lettre de Kupka à Machar, 20 novembre 1908.

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Le 5 février 1909, il écrit, encore à Machar : « J’ai une masse de choses en train, mais malheureusement il faut me remettre aux illustrations, je suis en pourparlers pour faire le Prométhée d’Eschyle mais ça traîne. Pour finir le Cantique il me faudra deux ans de travail encore ; en attendant je joue avec Mallarmé dont j’illustre et grave les poèmes. Là, je n’ai que des accords, ce qui m’est assez proche, alors que le reste exige des montagnes de documentation. »

Lorsque, accaparé par d’autres projets, en particulier ses projets d’illustration « grecs », mais aussi par la reprise de sa création picturale qui le conduira à peindre vers 1911-1913 ses premières grandes œuvres non figuratives, Kupka interrompt l’élaboration de son grand projet d’une nouvelle version du Cantique des cantiques, en 1908-1909, il laisse un ensemble qui comprend une suite hébraïque complète du texte, trente pages au crayon, à l’encre, à l’aquarelle. Il y a également quatorze pages qui rassemblent des essais de titre ou de mise en page, des traductions, des annotations, des lavis d’encre isolés, une suite complète du texte en français, des pages avec le texte travaillé par Kupka lui-même au crayon et au lavis d’encre, et toutes sortes d’esquisses qui appartiennent à différentes phases de son travail ainsi qu’un projet de reliure. C’est cet ensemble que Jindrich Waldes achète en 1919. Parmi les feuilles rattachées à la suite hébraïque de l’ancienne collection Waldes, il y a des pages dont le texte est entièrement écrit à la main, comme s’il était composé en caractères d’imprimerie. L’une d’entre elles . Lettre de Kupka à Machar, 5 février 1909. Kupka fait ici allusion à son travail pour une nouvelle version illustrée du Cantique des cantiques, après celle de 1905 ; ce projet l’occupera jusque dans les années trente, cf. Laurence Sigal-Klagsbald, art. cit., note 4.

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indique : « Le Cantique des cantiques, traduction littérale, d’après les textes hébreux, grecs et latins, disposition primitive sans division en versets et en chapitres. » Cette page est importante, car l’ouvrage originalement projeté par Kupka devait être calligraphié en hébreu comme en témoignent les pages de la suite aquarellée et quelques essais de gravure qui ont été conservés. Kupka apporte ici une traduction sans en citer l’auteur, car il a en fait erré entre de très nombreuses traductions. À un certain point de son travail, comme nous l’indique un projet pour la page de titre, il avait envisagé d’utiliser la traduction d’Alexandre Guillemin, une traduction relativement récente pour l’époque puisque publiée en 1849. Kupka n’a finalement pas utilisé cette traduction, ni dans cette page, ni dans les pages où le texte est publié en français : il a « bricolé » sa propre traduction après diverses lectures, celles des Septante, de la Vulgate et du Rabbinat – on trouve également des indications montrant que ses recherches l’ont conduit au Séminaire rabbinique. Kupka a tant lu, s’étant emparé de ce texte et s’en étant approprié la teneur, qu’il estime ne plus avoir besoin de personne pour produire sa propre traduction. On est en droit de s’étonner que Kupka, qui n’est ni juif ni philosémite, se soit embarrassé d’une version hébraïque : il a dû faire un effort considérable non seulement pour apprendre à écrire cette langue sans faute, mais encore pour la calligraphier avec une telle maîtrise qu’il a pu jouer sur l’étirement horizontal des lettres hébraïques de telle sorte que, dans ces pages, le texte hébreu est justifié des deux côtés, exercice d’une telle complexité qu’il échappe à quiconque n’est pas scribe professionnel. C’est donc véritablement une prouesse pour un homme qui n’a pas eu cette éducation de pouvoir produire un texte d’une ordonnance à ce point raffinée et élégante. De plus, Kupka, qui a plusieurs modèles sous les yeux, crée sa propre typographie, son propre dessin, un type extrêmement fin et délié, dans une parfaite harmonie avec ses dessins. Alors pourquoi l’hébreu, pourquoi

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cet effort prodigieux, exceptionnel qu’il n’a fait pour aucun autre livre ? La réponse est assez prosaïque : l’artiste a considéré que le texte était ainsi plus court et qu’ainsi il évitait le problème du choix de la traduction. Bien que Kupka soit parti de l’idée d’illustrer le poème biblique original, sa seconde illustration du Cantique des cantiques reste parfois marquée par une conception scénique qui apparaît dans la mise en scène des personnages, dans leur cadrage ou encore dans la présence du rideau qui ouvre et ferme le livre (p. 1 et p. 30 de la suite hébraïque aquarellée) – manière déjà utilisée par l’artiste en particulier pour l’illustration de la Ballade d’un homme et de ses joies d’Antonín Sova publié en 1903. Les autres illustrations de la suite hébraïque sont composées selon un système de doubles pages elles-mêmes disposées de la manière suivante : chaque page est divisée en deux à mi-hauteur, avec une illustration dans la partie haute et un texte centré dans la partie basse, encadré par des motifs décoratifs sur lesquels Kupka va jouer sans aucune espèce de répétition. C’est ainsi que défilent colonnes, candélabres et pendeloques... Les numéros des versets sont indiqués à l’encre rouge, numérotation qui reprend celle du canon biblique juif, tandis que les textes des versets sont écrits à l’encre noire, en passant à la ligne à chaque nouveau verset. Il faut bien comprendre qu’à l’exception de la première et de la dernière page du livre, caractérisées par la réminiscence théâtrale du rideau, les ­compositions imaginées par Kupka reposent sur des doubles pages, avec une progression de la lecture dans le sens de l’hébreu. Dans leur présentation actuelle10, cette intention est difficile à appréhender car la conti. Antonín Sova, Balada o jednom člověku a jeho radostech, Prague, Hejda a Tuček, 1903 ; édition bilingue tchèque-français, trad. fr. Xavier Galmiche, La Ballade d’un homme et de ses joies, Paris, Musée d’Orsay, éditions des Cendres, 2002. 10. Dans l’exposition du Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme en 2005.

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nuité des doubles pages est assurée seulement en rapprochant deux doubles feuilles consécutives : en fait Kupka avait dans l’idée de présenter les pages en repliant les feuilles telles qu’elles sont montées aujourd’hui, rien ne figurant au dos des compositions aquarellées de façon à éviter toute apparition d’un motif peint sur le verso de la page. Les paires sont conçues par Kupka d’une part par la répétition du principe d’encadrement de la structure précédemment décrite, mais également par un système d’harmonie chromatique. Toutes ces illustrations sont marquées par l’harmonie de vives couleurs et une profusion décorative caractéristique. Prenons par exemple la page 16, très intéressante sur le plan formel : il s’agit du passage où la bien-aimée entend quelqu’un frapper à la porte, c’est son amoureux qui lui demande de lui ouvrir, mais elle ne se hâte pas et quand elle ouvre le bien-aimé a disparu… Dans l’embrasure de la porte entrouverte on voit la Sulamite et sur la page faisant face l’ombre de l’amoureux qui vient de s’éloigner. Le système des doubles pages fonctionne par contraste d’une scène à l’autre, si l’on peut dire. Ainsi, l’image suivante représente le berger figuré comme un kouros grec face à un pommier stylisé, le troupeau et le jardin, dans une atmosphère diurne contrastant avec l’atmosphère nocturne de la double page précédente. Dans Le Cantique, différents lieux sont évoqués, entre autres la ville de Jérusalem, le Palais du roi, le Jardin, ce jardin merveilleux où poussent diverses essences comme la rose de Saron, le pommier, les grenades, jardin conçu comme un reflet du jardin d’Eden ; c’est ainsi que Kupka le comprend, puisqu’il place au centre de ce jardin le pommier qui est l’écho de l’arbre de vie et de la connaissance et qui revêt aussi pour l’artiste une signification toute particulière, puisqu’il renvoie au pommier de St-Prix

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sous lequel il a connu sa femme Eugénie, comme il y fait allusion dans ses dédicaces. La double page suivante, qui représente, en contraste chromatique ­complet avec celle qui a précédé, la Sulamite entourée par les femmes du harem, témoigne aussi de la grande richesse stylistique, de la profusion décorative que peut déployer Kupka. L’encadrement est ici constitué par un ensemble de pendeloques qui n’est pas sans évoquer le style des décorations de Klimt. Avec ses nombreux éléments décoratifs de broderie et de tapisserie, cette double page est particulièrement marquée par la profusion de motifs ornementaux, notamment ceux des textiles dont le dessin évoque ceux des tissus brodés d’Ouzbékistan. Dans la double page qui représente le cortège royal avec le roi dans sa litière, rafraîchi par l’éventail de son serviteur, on peut apprécier la dynamique d’ensemble qui anime la suite et emporte le regard d’une page à l’autre ; il en est de même dans la double page représentant les biches du mont de Béther qui descendent dans le jardin et vont se désaltérer à une fontaine au clair de lune. Les contrastes chromatiques d’une double page à l’autre permettent de changer d’atmosphère, dans un renouvellement permanent de l’attention. Il y a dans ces pages une énergie qui transparaît dans tous les détails de la composition, qu’il s’agisse des encadrements, des couleurs, de la construction même des images, construction par le jeu combiné des regards qui se répondent, par la direction des mouvements et des attitudes, et parfois dans des contrastes extrêmement forts, presque disharmonieux, des couleurs. Par le recours systématique à de tels contrastes, Kupka a su conférer un exceptionnel dynamisme à toute la suite des compositions. Il est important de noter le travail stylistique très consciencieux et studieux de Kupka qui combine précision de la citation et liberté de l’imagination. En dépit de la très vaste documentation réunie par l’artiste sur

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les cultures du Moyen Orient, on trouve en fait un mélange de styles très improbable dans ces illustrations, par exemple dans celle qui représente les femmes du harem où figurent aussi bien des réminiscences égyptiennes avec certains personnages de profil, des musiciennes en particulier, qu’une atmosphère grecque primitive. S’inscrivant dans cette inspiration grecque, on peut aussi citer les deux pâtres dans un paysage dans le fond duquel se dessine un petit temple dorique. Ce n’est pas l’Orient des romantiques français, l’orientalisme d’un Delacroix par exemple, mais ce n’est pas non plus un Orient inventé de toutes pièces. Kupka s’est effectivement servi de différentes sources iconographiques dont il a laissé des indices dans son travail. Il s’est inspiré en particulier d’un ouvrage en plusieurs volumes de Georges Perrot et de Charles Chipiez qui avaient fait un inventaire des monuments du Moyen Orient en séparant Assur, la Chaldée, Sumer, la Palestine etc.11 Dans la double page qui représente le cortège royal, Kupka a cité directement un bas-relief intitulé La Treille d’Assurbanipal ou La Litière d’Assurbanipal (British Museum, Londres) publié dans l’ouvrage de Perrot et Chipiez12 : si l’on compare la composition de Kupka avec la scène sculptée assyrienne, on retrouve effectivement le même geste du roi qui tient sa coupe, les mêmes motifs ailés qui ornent le bas de la litière, la même présence de grands palmiers stylisés dans le jardin. Ici les colonnes qui encadrent le texte sont constituées par quatre robustes soldats au garde-à-vous, dont les jambes solides renvoient à celles du berger, parfois comparées à des colonnes de marbre dans Le Cantique des cantiques. Le casque pointu des soldats est, lui aussi, tout à fait typique, similaire aux coiffures de Sumer dans des bas-reliefs et dans les sculptures assyriennes. Au loin, comme dans d’autres compositions, on voit se profiler, dessinée au crayon, la silhouette 11. Georges Perrot et Charles Chipiez, Histoire de l’art dans l’antiquité, Paris, ­ ibrairie Hachette & Cie, 1884, tome II. L 12. Perrot et Chipiez, op. cit., p. 106-107.

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de la ville de Jérusalem avec les tours inspirées par la reconstitution proposée et publiée par Chipiez pour le Temple de Jérusalem. Ici encore, il ne s’agit pas d’une simple hypothèse car Kupka indique ses sources : il note le nom de Chipiez, de même qu’il a pu mentionner ailleurs Vuillemin, les exégètes protestants comme Ferdinand Hitzig (1807-1875) ou encore des exégètes juifs comme Salomon Munk (1803-1867). Tous ces rapprochements, qui s’appuient sur des annotations de la main de Kupka, sont donc avérés. Pour les éléments de paysage ou du décor architectural, Kupka a fait d’importantes recherches documentaires, mais dans la description des personnages, il est beaucoup plus libre, en tout cas pour les personnages féminins pour lesquels il crée librement attitudes et costumes. Cependant, là aussi des références transparaissent : nous avons déjà cité la forme du casque des soldats, inspiré des sculptures d’Assur ; un autre exemple est celui du costume que Kupka fait porter à la matrone dans la page d’ouverture du livre : il semble inspiré directement par le portrait d’une femme de Bethléem de Jean-Jules-Antoine Lecomte du Nouÿ ; ceci donne une idée de l’étendue de la recherche et de l’inspiration visuelle dont s’est servi Kupka. Kupka n’était pas un homme religieux, loin s’en faut, et il n’a, semble-t-il, eu aucune tentation spirituelle malgré sa longue fréquentation du Cantique. Il a donc décrit Le Cantique des cantiques d’un point de vue très littéral, le lisant comme un poème amoureux, érotique – d’ailleurs sa description de l’anatomie des différents protagonistes du poème est très directe. Au contraire, du côté juif, Le Cantique des cantiques a été lu de façon pour ainsi dire doctrinale comme un texte allégorique13 et non pas littéral : il est une allégorie de l’alliance entre le divin et l’assemblée d’Israël, qui se trouve dans la quête infinie d’un Dieu qui se dérobe. L’image de la bien-aimée qui 13. cf. Bernard Maruani, « Le Cantique des cantiques dans la tradition juive» in cat. exp., op. cit., p. 74-92.

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arrive trop tard à la porte renvoie à cette quête éperdue… Il y a une tension permanente, avec ces deux amants qui se cherchent sans jamais se retrouver. Le Cantique est un poème sur le désir, la tension amoureuse et la recherche de l’autre, à l’opposé d’une symbiose. Cette lecture juive a empêché de l’illustrer tous les artistes juifs au tournant du XIXe et du XXe siècle qui ont cherché un second souffle dans un art juif échappant à une dimension purement religieuse et se sont tourné vers l’illustration de textes profanes. On chercherait donc en vain des illustrations du Cantique des cantiques car, de siècle en siècle, Le Cantique des cantiques a toujours été lu comme un poème allégorique, ce qui empêche d’aller y voir le corps et le charnel. Il y a donc un certain évitement du Cantique des cantiques dans l’art juif, faute de pouvoir affronter les difficultés d’un texte qui n’est pas purement charnel et sensuel, mais qui fait de l’amour de Dieu une tension asymptotique : on peut au mieux approcher l’amour de Dieu à travers l’amour charnel à son sommet et c’est dans cette tension-là que se fait la lecture du Judaïsme14. En 1909, Kupka se lasse de son projet pour Le Cantique et en 1919, il vend toute sa série d’études à Waldes, tombé sous le charme de cette suite de dessins. Ce dernier insiste désormais auprès de Kupka pour que celuici fasse aboutir ce projet et arrive à faire éditer cette nouvelle version du Cantique ; il lui apporte son aide financière dans ce but. En 1920, Kupka reprend chez les Waldes les feuilles de la suite hébraïque et se met donc 14. Il y a une petite exception avec Zeev Raban, un artiste d’Europe orientale qui émigre en Terre Sainte au début du siècle et qui commet un Cantique, mais où les protagonistes sont très vêtus, et il puis adopte surtout la vision juive où il n’y a qu’un seul personnage masculin. Il n’y a pas la dualité entre un Roi un peu trop libidineux et un amant berger qui est le véritable aimé : c’est, dans son interprétation, le Roi Salomon qui incarne la totalité de cet amour parfait avec la Sulamite. Voir aussi les illustrations de Moses Ephraïm Lilien pour le livre de poèmes du ­Baron von Münchhausen qui s’intitule Juda. Cf. cat. exp. p. 60, note 28, ill. 11.

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au travail pour l’éditeur Piazza, commençant à exécuter les gravures avec le texte en hébreu. Mais Piazza tombe malade, Kupka est déprimé, et en 1922 le projet est à nouveau arrêté. À ce stade, le livre est toujours fidèle à la conception initiale de Kupka, avec 30 pleines pages en couleurs assorties du texte hébraïque, un texte français suivi et puis une version en français illustrée par d’autres compositions. La découverte d’une nouvelle traduction, celle de Paul Vulliaud15, parue en 1925, va cependant amener l’artiste à modifier l’ordonnance initiale telle qu’elle apparaît dans la série Waldes. Dans l’édition finalement imprimée, l’artiste substitue cette traduction à celle d’Alexandre Guillemin, qu’il avait choisie dans son projet des années 1905-1909. Kupka s’ouvre tardivement à une vision nouvelle, celle de la lecture juive du Cantique avec son interprétation ésotérique de la relation entre la Sulamite et le bien-aimé comme l’union de Dieu et du peuple d’Israël16. En 1928-1929, Kupka reprend son travail avec Piazza pour de nouveaux essais, travail énorme au cours duquel ses compositions évoluent considérablement, tout en reprenant des motifs anciens par des procédés apparentés au collage. Au moment de la réalisation du livre, Kupka renonce au type de caractère hébraïque utilisé dans la suite dessinée. Il substitue au texte hébraïque la traduction en français de Paul Vulliaud, réservant le texte en hébreu pour des pages ornées de motifs décoratifs en noir et blanc, qui 15. Paul Vulliaud, Le Cantique des cantiques d’après la tradition juive, Paris, Presses universitaires de France, 1925, rééd. Éditions d’Aujourd’hui, 1975. Exégète chrétien extrêmement érudit, grand amateur de kabbale, traducteur de différents textes kabbalistiques, qui a publié en 1923 ce qui est sans doute l’un des ouvrages les plus importants sur la kabbale en deux volumes sur sa doctrine et son histoire, Paul Vulliaud, est aussi le traducteur d’un grand poème mystique de Salomon Ibn ­Gabirol connu pendant des siècles dans le monde chrétien sous le nom ­d’Avicébron. Salomon Munch également cité par Kupka, a identifié les deux noms. 16. Cf. Bernard Maruani, « Le Cantique des cantiques dans la tradition juive » in cat. Le Cantique des cantiques par Kupka, op cit, p. 73-92.

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reposent entre autres sur des jeux constructifs à partir de l’étoile à six branches et son origine florale, le lys et la rose, le motif d’une fleur à six pétales. On peut aussi remarquer le motif d’un arbre séfirotique inscrit dans une arcature et, parmi les formes de colonnes qui flanquent le texte, le côté libertin de certains motifs d’inspiration clairement sexuelle. En raison de la transparence du papier et de la construction du livre en accordéon, Kupka est amené à faire une autre modification au projet initial : pour orner les pages vides, il conçoit toute une série de médaillons décoratifs17. On peut aussi remarquer l’évolution entre certaines compositions aquarellées et l’image gravée et imprimée en couleurs qui en a été tirée dans le livre publié en 1931 : par exemple, pour la scène nocturne dans les monts de Judée, on voit la communauté de structure, de coloris, mais Kupka a dessiné un ciel étoilé tout à fait nouveau, totalement inventif, qui est comme une citation du motif de ses œuvres intitulées Printemps cosmique (Národní galerie, Prague). Bien que la publication de ce livre illustré ait été dans un décalage inouï par rapport au reste de la création artistique du maître tchèque – son recueil Quatre Histoires de blanc et noir a été publié cinq ans plus tôt, en 1926 – la deuxième version du Cantique des cantiques témoigne encore de l’extraordinaire génie d’illustrateur de Kupka, en dépit des complications de sa réalisation tardive. La très longue gestation de cet ouvrage dit aussi à quel point ce texte, lié à des réminiscences personnelles, a eu une grande importance dans la vie de l’artiste.

Pour les illustrations de cet article, voir cahier 2, planches XVII à XIX et cahier 4, planches XXXI et XXXII. 17. Un ensemble d’études pour ces médaillons est conservé au Musée d’Israël à ­Jérusalem.

L’illustration expressionniste allemande, sismogramme d’une époque Elisabeth Krimmel

Dans l’art allemand moderne, dès l’époque Romantique, l’illustration a eu un rôle de médiateur esthétique important. À partir de 1905-1907, la sensibilité brutale des artistes expressionnistes remit en question l’esthétique du livre issue du Jugendstil (l’Art nouveau) et de l’impressionnisme, esthétique qui était elle-même fruit d’une contestation et était encore largement en vogue. Né d’une analyse déchirante, violente, du moi et de la société, le livre expressionniste génère une nouvelle esthétique, dans une filiation qui, remontant au Romantisme, se rattache aux formules du pathos des arts

©Cultures d’Europe centrale n° 6 (2006)

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graphiques allemands du XVIe siècle : nombre de ces ouvrages recourent d’ailleurs à la technique spécifique du bois gravé. Portée par quelques grands maîtres, l’illustration expressionniste doit être considérée comme « illustration de soi », tant le résultat constitue une œuvre à part entière, quelles que soient l’importance et les qualités du texte ayant pu servir de point de départ à ces créations. Une caractéristique notable du livre expressionniste est justement que les écrivains et les artistes appartenant aux mêmes cercles ont souvent été liés par une même approche, une même sensibilité. Les artistes expressionnistes ont par ailleurs eu une prédilection pour certains auteurs, comme Dostoïevski, révélateurs de leur orientation. Un autre phénomène tout à fait remarquable est la ­double aptitude (Doppelbegabung) de ces artistes capables de formuler litté­ rairement et plastiquement leur univers, leurs écrits constituant un autre moyen de l’expression de soi comme le manifestent Kokoschka et Kubin par exemple. Le sujet étant extrêmement vaste et varié, les appréciations de ce phénomène ayant déjà une longue histoire, de son rejet jusqu’à sa redécouverte, nous nous contenterons de la présentation et de l’interprétation de quelques exemples caractéristiques, dans une lecture croisée du texte et de l’image, pour tenter finalement d’établir quelques tendances de style de ces ouvrages. Dès la fin du XIXe siècle, la sensibilité naturaliste a amené Käthe Kollwitz (1867-1945) à dépeindre la détresse sociale, dans une approche très expressive du motif. Dans sa biographie, Käthe Kollwitz se rappelle la . Cf. Lothar Lang, Expressionistische Buchillustration in Deutschland 1907-1927, Leipzig, Edition Leipzig, 1975; Ralph Jentsch, Illustrierte Bücher des deutschen ­Expressionismus, Stuttgart, Cantz, 1989. En français, voir cat. exp. Figures du ­Moderne, L’Expressionnisme en Allemagne 1905-1914, Paris, MAMVP, 1992.

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forte impression que lui a laissée la représentation de la pièce de théâtre de son ami Gerhart Hauptmann, Les Tisserands (Die Weber), écrite en 1892, d’abord interdite puis finalement jouée à la Freie Bühne à Berlin en 1893. Ce « drame social » a pour cadre historique le soulèvement de 1844. Käthe Kollwitz abandonna la série qu’elle consacrait alors à Germinal de Zola pour se lancer dans la création d’une série de lithographies inspirées par Les Tisserands. La première lithographie de la série, Misère (Not), illustre le deuxième acte du drame, avec pour cadre la chambre au plafond bas de la famille Baumert. La lumière qui pénètre par la fenêtre illumine la pièce misérable et exiguë où sont entassés outils et objets domestiques. Un projecteur imaginaire jette sa lumière sur une enfant amaigrie, d’une pâleur de mort, et sur d’autres témoins muets. Un métier à tisser domine la scène, dont les éléments remplissent tout l’espace libre, privant d’air les habitants. Avec des hachures denses, Kollwitz dessine la lumière crépusculaire qui éclaire la pièce. Le contraste entre les figures humaines modelées plastiquement et les objets aux contours géométriquement précis renvoie au conflit inévitable entre l’homme et la machine. Inspirée par L’Histoire de la grande guerre paysanne allemande de 15241525 de Wilhelm Zimmermann, parue en 1844, Kollwitz réalise une série de sept eaux-fortes en transposant ce thème historique dans le présent. La deuxième feuille, Violée (Vergewaltigt, 1907-1908), représente le corps écartelé d’une jeune femme aux vêtements retroussés qui gît dans l’herbe. La diagonale de son puissant corps renversé domine pratiquement tout l’espace de l’image. Dans l’obscurité nocturne, le corps est éclairé comme . Käthe Kollwitz, Aus meinem Leben, Berlin, Gebr. Mann, 1958, p. 48-49. Käthe Kollwitz et Gerhart Hauptmann s’étaient connus en 1883. Käthe Kollwitz, Ein Weberaufstand, Berlin, sans éd., 1893-1897. . Käthe Kollwitz, Bauernkrieg, Berlin, sans éd., 1902-1908.

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par un projecteur, ce qui produit une vive émotion chez le spectateur. Des contours plus fins ainsi que des bouquets libres de lignes dessinent en détail la femme violée, le lieu du crime et la nature indifférente : l’effet d’horreur émanant de cette image est plus expressionniste que ne le laisse attendre l’esthétique naturaliste des moyens picturaux. Les deux séries ont été éditées sans texte, comme albums autonomes. Kollwitz produit des illustrations d’un texte que le spectateur n’a pas besoin de lire. Cependant, tout comme dans le cas d’une lecture, les images le transportent dans le temps de l’injustice sociale du passé et du présent, tout contribuant à lui transmettre directement, personnellement, une émotion. Les tourments que cause à la jeune femme l’injustice sociale lui ont ouvert la perspective d’une création artistique originale. L’un des premiers artistes de l’expressionnisme a été le peintre et poète Oskar Kokoschka (1886-1980). En 1907, il a écrit et illustré Les Garçons rêveurs (Die Träumenden Knaben). Le livre, dédié à Gustav Klimt, fut édité pour la première fois en 1908 par la Wiener Werkstätte (Atelier viennois). Le conte fut un peu plus tard mis en scène, avec Assassin, espoir des femmes (Mörder, Hoffnung der Frauen), un vrai drame expressionniste également écrit par Kokoschka, dont la représentation à la Kunstschau de 1909 causa un scandale. Les Garçons rêveurs a tout d’une jolie fantaisie barbare. Kokoschka y chante de façon quasiment post-pubertaire l’amour entre le jeune Oskar et la princesse Li, et se révolte contre les mœurs hermétiques du monde des adultes. L’inspiration féerique des moyens picturaux, en particulier le traitement ornemental et en aplats des îlots verts, s’inscrit dans l’enthousiasme plein de pathos du renouvellement de l’art par la Sécession vien. Oskar Kokoschka, Die Träumenden Knaben, Vienne, Wiener Werkstätte, 1908. . D’abord publié dans la revue Der Sturm, Berlin, 14 juillet 1910.

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noise. Kokoschka présente images et texte avec l’exactitude du rêve : rivières bleues avec poissons rouges, branchages jaunes des coraux sur prés de collines vertes, amants effondrés, voilier errant avec une sirène séductrice qui animent la poésie. Image et texte témoignent du talent double de l’artiste, qui englobe invention et réalisation. En 1910, Else Lasker-Schüler découvrit à la galerie berlinoise Der Sturm le livre de Kokoschka Les Garçons rêveurs, qu’elle considéra comme un évangile de l’amour et qui lui inspira le dithyrambe suivant : « Les Princesses de Kokoschka sont des miracles qui poussent dans des serres, on peut compter les fils de leur étamines. Des créatures végétales, vampiriques, toutes ses créatures respirent ; la vérité de leur ressemblance est bouleversante et voilée d’un exquis parfum de politesse. ­Klimt est botaniste, Kokoschka est une plante. Là où Klimt cueille, Kokoschka dégage la racine ; là où Klimt fait épanouir l’être humain, Kokoschka fait prospérer une ferme de créatures nées de la poussée de ses couleurs. Je frémis devant les canines pointues qui se sont fendillées, là-bas, dans la chair bleuâtre de la bouche du vieillard ; ­Kokoschka et Klimt voient et sèment l’animal dans l’homme et le récoltent selon leurs couleurs. Fatiguée d’amour, la dame laisse glisser par terre son corps flatteur fait de rêves cruels, elle retombera toujours en douceur sur ses griffes roses et blanches. »

. « Treibhauswunder sind Kokoschkas Prinzessinnen, man kann ihre feinen Staub-und Raubfäden zählen. Blutsaugende Pflanzlichkeiten alle seine atmenden Schöpfungen ; ihre erschütternde Ähnlichkeitswahrheit verschleiert ein Duft, aus Höflichkeit gewonnen. Klimt ist Botaniker, Kokoschka Pflanze. Wo Klimt pflückt, gräbt Kokoschka die Wurzel aus, wo Klimt den Menschen entfaltet, gedeiht eine Farm Geschöpfe aus Kokoschkas Farben. Ich schaudere vor den rissig gewordenen spitzen Fangzähnen dort im bläulichen Fleisch des Greisenmundes ; Kokoschka und Klimt sehen und säen das Tier im Menschen und ernten es nach ihrer Farbe. Liebesmüde lässt die Dame den schmeichelnden Leib aus grausamen Träumen zur Erde gleiten, immer wird sie sanft auf ihre rosaweissen Krallen fallen. » cat. Oskar Kokoschka – Vom Erlebnis im Leben. Schriften und Bilder, dir. Otto Breicha, Graz, Künstlerhaus, janvier-février 1976, p. 89.

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Dans le livret de son drame Assassin, espoir des femmes rédigé en 1907, Kokoschka écrit : « L’histoire se déroule dans l’Antiquité. Ciel nocturne. Le sujet du drame est la lutte des sexes qui est en même temps une lutte entre le Soleil et la Lune et qui est portée par deux chorales – les Guerriers et les Filles - et par deux personnages principaux – l’Homme et la Femme. » Partageant les thèses développées par Johann Jakob Bachofen dans son livre Le Matriarcat (Das Mutterrecht), l’auteur conclut la pièce de telle sorte que la victoire de la Femme sur l’Homme est subordonnée à la soumission de la première. Kokoschka écrit plus tard : « Je dois à Bachofen l’interprétation grecque de la matière dont sont faits les rêves, Eros et Thanatos. Une paire aux antipodes de celle du Progrès et des Lumières. J’ai réfléchi jour et nuit à l’énigme qui se cache derrière l’Amour et la Mort. »

En 1910, Herwarth Walden publia dans sa revue Der Sturm la courte pièce illustrée de Kokoschka, à l’initiative de l’architecte Adolf Loos qui en est le dédicataire. La première feuille manifeste déjà par son insistance orgiastique une symbiose totale entre texte et image. À la qualité bidimensionnelle des lettres, l’auteur n’hésite pas à opposer dans l’image la profondeur de la perspective : les corps des personnages déformés par l’expressivité se rangent de façon simultanée de l’avant vers l’arrière. Le système des lignes de force intenses qui échappent à tout contrôle décoratif dépasse toutes les règles de l’anatomie humaine. En même temps, une lumière émane à

. Cat. Oskar Kokoschka ausgewählt von Serge Sabarsky. Die frühen Jahre. Aquarelle und Zeichnungen, Hannovre, Kestner-Gesellschaft, février-avril 1983, p. 27; cat. Der Sturm. Herwarth Walden und die europäische Avantgarde. Berlin 1912-1932, Berlin, Orangerie du Château de Charlottenburg, septembre-novembre 1961, p. 10. . Cat. Oskar Kokoschka, Hannovre, 1983, op. cit., p. 28.

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travers la peau tatouée des figures principales, mutilées, et raconte avec une précision coupante la passion d’Oskar Kokoschka pour Alma Mahler. L’Homme sortant du tombeau (Grab-Entsteiger), motif bien connu des Jugements derniers médiévaux, apparaît dans certaines compositions de Kokoschka, par exemple le projet de peinture pour le Crématorium de Breslau (1914). Il a été publié sous une forme transformée, la même année, dans l’illustration pour la cantate de Bach Ô Éternité, mot qui tonne (O Ewigkeit, Du Donnerwort). L’amour d’Alma Mahler et l’éclat de la Première Guerre mondiale ont tenu lieu d’impulsion initiale pour la création de ces neuf lithographies. « Un mystère érotique se forme, lié au mythe d’Adam et d’Eve », explique Kokoschka en 1917 au critique musical Paul Bekker : « La vision de la ‘Femme’, telle que l’homme la crée dans ses pulsions érotiques, en faisant lui-même sa maîtresse, se livrant lui-même au pêché dont il finit par mourir, devient l’idée dramatique principale10. » Tout à fait dans le sens du Matriarcat de Bachofen, il a interverti les sexes des allégories Espoir et Peur : chez Bach, elles sont respectivement chantées par une voix masculine et une voix féminine ; chez Kokoschka, l’Espoir est féminin et mène en tant que force dominante la Peur, qui est masculine. L’avant-dernière lithographie de la série montre l’Homme qui sort sa tête d’une tombe sur laquelle est assise la Femme, scène significative du triomphe de la Femme  continuant à vivre alors que l’Homme est voué à la mort. Au dessus de la Femme, Kokoschka a dessiné un petit croissant de lune qui . Oskar Kokoschka, O Ewigkeit, Du Donnerwort (Bachkantate), Berlin, Fritz Gurlitt, 1914. 10. « Es formt ein erotisches Mysterium,im Anklang an den Adam-Eva-Mythos. Die Vorstellung des ‘Weibes’, wie sie der Mann im erotischen Triebe sich selbst schafft, sich selbst zur Herrin setzt und dadurch sich selbst der Sünde als deren Folge der Vergänglichkeit, dem Tode überantwortet, wird zur leitenden dramatischen Idee. » Paul Bekker,“Eros als Todbringer. Zu Kokoschkas Bach-Mappe“, in cat. Oskar Kokoschka – Vom Erlebnis im Leben, op.cit., p.60.

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éclaire la scène ; à l’horizon le soleil semble se coucher. Les riches valeurs entre noir et blanc associent couleurs et sentiments. La discorde émotionnelle est menée à un point apocalyptique par l’inscription en image-miroir : « Lasciate ogna speranza / voi que entrate. ». Alfred Kubin (1877-1959) est le poète et l’illustrateur des côtés nocturnes et sombres de la vie. L’accueil de son roman L’Autre Côté paru en 190911 fut partagé entre rejet violent et accueil enthousiaste. Franz Marc voyait dans ce livre « un hommage à Balzac », Kandinsky a parlé en 1911 d’une « vision du Mal », Sigmund Freud a analysé le roman comme le signal et le résultat d’une psychose endogène surmontée par la créativité12. Kubin a jeté sur le papier L’Autre Côté en trois mois seulement. Il semble qu’au début il n’ait même pas été capable de faire un trait sensé, mais après « les idées affluèrent à moi en abondance, jour et nuit elles m’ont cinglé au travail. Imprégné par le milieu et complètement immergé dans l’intrigue, il s’est produit en moi quelque chose comme une tension électrique de l’âme et j’ai vécu comme le voyeur secret de mes propres fantômes.13 » Le roman décrit avec une précision oppressante le déclin d’un empire fantasmagorique. L’apocalypse où se rencontrent l’infernal et le grotesque commence par l’attaque de la ville par des animaux de tous genres : des lignes particulièrement fines hachent et contrecarrent les contrastes en clair-obscur pour créer une scène inquiétante. Une immense araignée den11. Alfred Kubin, Die andere Seite, Leipzig, Philipp Reclam jun., 1984. (première édition Alfred Kubin, Die andere Seite, Leipzig, G. Müller, 1909). 12. cf. Ruth Greuner, postface à Alfred Kubin, Die andere Seite, Leipzig, Philipp Reclam jun., 1984. 13. « […] strömten mir die Ideen in Überfülle zu, peitschten mich Tag und Nacht zur Arbeit. Durchtränkt vom Milieu und völlig eingelebt in die Handlung, bildete sich so etwas wie eine elektrische Seelenspannung und ich lebte wie ein heimlicher Zuschauer meiner eigenen Phantome. » Alfred Kubin, Die andere Seite, op. cit., p. 231.

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sément dessinée souligne l’atmosphère menaçante. Elle grimpe à travers la place vide et ne s’arrête que devant un squelette humain. Le dessin raffiné renforce l’effet piquant et grinçant de cette histoire macabre. Cette stratégie picturale ne peut pas dissimuler son origine : en 1887, Odilon Redon avait lithographié son Araignée, qui, souvent reproduite, a servi de modèle pour Kubin. De plus, Kubin a indiqué avec précision l’origine de ses idées : « Dans la phase de la réalisation artisanale la fantaisie choisit : formes gardées en mémoire, choses vues dans les premières années de la vie, impressions laissées par de nombreux tableaux et feuilles graphiques (de Félicien Rops, Odilon Redon, Goya, James Ensor etc.), photographies, esquisses dessinées dans des musées, voyages, instruments, ferrures de portes, marqueteries, toits de tours…14 »

Les 52 illustrations du roman varient en technique et en style. Elle sont insérées dans le texte sans système : il s’agit d’images cadrées ou en pleine page, de vignettes, claires ou obscures, esquissées en lignes denses ou libres. Il s’agit parfois de tableaux de voyage dessinant des lieux pittoresques, de passants habillés à l’ancienne, de portraits, de cauchemars et de fantaisies qui, dans leur diversité, n’ont qu’un point en commun : l’identification de l’image et du texte toujours au même endroit. Dans l’écriture comme dans le dessin se manifeste une nervosité zigzagante. Le 13 juin 1906, Max Dauthendy écrit à Alfred Kubin : « Je me délecte de voir comment, sous vos yeux, le moderne se transforme en chaos, on peut le goûter et le sentir.

14. « Im Stadium handwerklicher Gestaltung wählt die Einbildungskraft aus : im Gedächtnis aufbewahrte Formen, in frühen Jahren Gesehenes, Eindrücke zahlreicher Bilder, graphische Blätter (von Félicien Rops, Odilon Redon, Goya, James Ensor etc.), Photos, zeichnerische Notizen aus Museen, von Reisen, Geräte, ­Torbeschläge, Intarsien, Turmhelme… » Ibid., p. 231.

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L’époque de la science exacte, de la statistique, des écoles-prisons et de l’absence de Dieu se transforme grâce à vous en contrée sauvage ; et la mystique, l’énorme araignée descend des murs comme une ombre monstrueuse, pour se poser sur la table de dissection entre les pincettes et le microscope.15 » 

Pour s’assurer la fidélité de Max Beckmann (1884-1950) qu’il avait sous contrat, le directeur de galerie berlinois Paul Cassirer demanda au peintre d’illustrer le poème épique de Johannes Guthmann (1876-1956) Le Retour d’Eurydice (Eurydikes Wiederkehr) en 1908. Un an après, Beckmann livra neuf lithographies publiées aux éditions de la revue Pan. La deuxième feuille représente Orphée, allongé sur le dos, désespéré. La scène est esquissée en lignes denses pour souligner sa solitude pathétique de l’homme livré à l’Univers sombre. Les nuages de la tempête sont dessinés par des hachures énergiques ; ils symbolisent la discordance entre le chagrin d’amour et l’universelle puissance du destin. Les illustrations expression­ nistes de Beckmann rendent au drame antique le dynamisme archaïque que le texte de Guthmann avait perdu. En 1911, Max Beckmann lithographia des motifs du Nouveau Testament. Son retour à la thématique chrétienne correspondait à ses sentiments pleins de pathos avant la Première Guerre mondiale, sentiments exacerbés par la lecture de Nietzsche et de Dostoïevski. La deuxième feuille représente le Christ dans le désert ; sa figure est dessinée par des lignes dou15.« Dass sich unter Ihren Augen das Moderne in ein Chaos verwandelt, ist ein Genuss zu sehen, zu riechen und zu schmecken. Das Zeitalter der exakten Wissenschaft, der Statistik, der Schulzuchthäuser und der Gottesleere wird von ihnen in eine Wildnis verwandelt, und die Mystik, die grosse Riesenspinne steigt als ein unfassbarer Schatten von den Wänden herab auf den Seciertisch zwischen Pincetten und Mikroskop. » Ruth Greuner, postface à Alfred Kubin, op. cit., p. 225-226.

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ces et denses. Son regard défie un ennemi invisible. Hermétiquement enveloppé dans son habit, il est livré au Tout ou Rien. « Ce qu’était Dante pour Michel-Ange, Dostoïevski pourrait le devenir pour moi », répondit Max Beckmann lorsqu’il fut chargé en 1912 par Karl Scheffler, éditeur de la revue Kunst und Künstler (Art et Artiste) d’illustrer les Souvenirs de la maison des morts16. La cinquième des neuf feuilles, intitulée L’Enfer, correspond exactement au texte : « Lorsque nous ouvrîmes la porte de la salle de bain, je crus que nous étions arrivés en enfer… Impossible de trouver sur le sol la moindre place sans corps accroupi sur le sol… Les têtes à demi rasées et les corps rougis des détenus me parurent encore plus horribles qu’avant. […] L’eau jetée sur les pierres brûlantes créa un nuage chaud remplissant le bain. […] Tout le monde poussa des cris de joie.17 »

Les gestes sont pathétiques, les mouvements des hommes sont nerveux. Au milieu de la vapeur leurs corps illuminés suscitent des sensations claustrophobes. Dès l’âge de 19 ans, Ernst Barlach (1870-1938) déclara : « La sculpture ne me suffit plus, c’est pourquoi je dessine, et parce que cela ne me suffit pas non plus, j’écris.18 » Les éditions de la revue Pan n’éditèrent qu’en 1912 sa première pièce de théâtre, La Journée morte (Der Tote Tag)19. Le 16. Max Beckmann, Fedor Dostojewski. Aus einem Totenhaus. Das Bad, Berlin, ­Bruno Cassirer, 1913. « Was Dante für Michelangelo war, das könnte Dostojewski für mich werden. » cité in Ralph Jentsch, Illustrierte Bücher des deutschen Expressionismus, Stuttgart, Cantz, 1989. 17. Cité d’après cat. Max Beckmann. Graphik, Malerei, Zeichnung, Leipzig, ­Museum der bildenden Künste, février-avril 1984, p. 81, trad. de l’allemand par Markéta Theinhardt. 18. Catherine Krahmer, Barlach, Hambourg, Rowohlt, 2002, p. 45. 19. Ernst Barlach, Der Tote Tag, Berlin, Paul Cassirer, 1912.

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texte est accompagné de 27 lithographies originales. Il s’agit d’œuvres d’art à part entière, seulement adjointes comme support pictural au drame familial mystique. La feuille 21, L’Invisible II (Das Unsichtbare II), montre, sur un podium au premier plan, la mère et le fils, protagonistes d’une journée sans Dieu. Densément entourées des lignes, modelées en clair-obscur par des hachures, chacune des figures est seule. Malgré leurs gestes lourds et leurs articulations volumineuses, elles dansent de façon extatique l’une contre l’autre, mais en même temps se déplacent ensemble vers un espace au-delà, un état qui est approfondi par la métaphore d’une échelle courbée. Cette nouvelle façon de réunir le réel et l’irréel correspond au caractère des personnages et de la narration. Ainsi, malgré la séparation du texte et de l’image, La Journée morte est une œuvre d’une exceptionnelle unité artistique. Écrit en 1917-1918, le drame d’Ernst Barlach Le Pauvre Cousin (Der Arme Vetter)20 montre comment l’homme est livré à l’univers et traite du désir de rédemption. Barlach a illustré les cinq actes du drame par 36 lithographies ; les images sont insérées dans le texte comme pour une méditation. Illuminé par une lanterne, Hans Yver, le pauvre cousin, poussé par le mécontentement de soi, se retrouve au bord d’une rivière. Enveloppé dans son manteau, les bras croisés, debout et déhanché, il regarde le ciel étoilé. Le déchirement intérieur du protagoniste est exprimé par des grands traits et des hachures denses. Les moyens picturaux les plus simples matérialisent visuellement un univers cosmique auquel le paysage intérieur de l’homme est étranger. En 1913, Ernst Ludwig Kirchner (1880-1938) créa un bois gravé pour la page de titre de la chronique de Die Brücke. Le logo est situé au-dessous du plan déplié d’un pont. Chiffres et lettres sont distribués symétriquement 20. Ernst Barlach, Der Arme Vetter, Berlin, Paul Cassirer, 1919.

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par rapport aux portraits des quatre membres fondateurs. Comparé à celui de travaux précédents, le style du bois gravé s’est techniquement affiné. Ainsi la feuille donne, en dépit des contrastes noir et blanc expressionnistes, l’impression d’une typographie équilibrée. En 1914 Kirchner a effectué trois lithographies en couleur pour le roman d’Émile Zola La Bête humaine21. Dans la feuille L’Assassin, il a représenté le moment où Jacques Lantier séduit la jeune assassine Séverine et la tue ensuite. Avec leurs corps crispés et anguleux, les protagonistes font penser à des marionnettes. L’espace illuminé en clair-obscur est déformé par le bricà-brac de la scène. Ces différents éléments appartiennent au vocabulaire des compositions expressionnistes et constituent en même temps une parabole de l’état d’âme du cheminot Jacques, comparé dans le texte de Zola à un animal enragé. Telle une machine humaine dont le temps est écoulé et qui suit uniquement les lois de ses pulsions, il n’arrive plus à les gérer. Par son expression, Kirchner s’identifie visuellement avec l’argumentaire socio­ logique et physiologique de l’écrivain Zola. En 1915 Kirchner illustra le Peter Schlemihl d’Adalbert von Chamisso22. Il s’agit de réflexions consécutives à son expérience de la guerre : le peintre comprend son existence d’artiste comme un stigmate maudit. Ainsi il écrit le 19 juillet 1919 à Gustav Schiefler : « Débarrassée de toute la brume romantique, l’histoire de Schlemihl est en principe l’histoire d’un homme frappé de la manie de la persécution, c’est-à-dire d’un homme qui, à travers un événement quelconque, prend conscience de sa petitesse infinie et qui en même temps reconnaît le moyen par lequel le monde se laisse tromper à propos de cette connaissance.23 »

21. Cat. E. L. Kirchner 1880-1938, Berlin, Hartmann, 1979, p. 210. 22. Ibid., p. 216-218. 23. « Die Geschichte des Schlemihl ist, wenn man sie aller romantischen Verbrämung entkleidet, eigentlich die Lebensgeschichte eines Verfolgungswahnsinnigen, das

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Les bois gravés en couleur de Schlemihl sont, de par leur technique et leurs motifs, un aboutissement de l’illustration expressionniste : Kirchner grave le bois avec sensibilité ; allongeant ou coupant la veinure du bois, il crée des lignes aux nervures fines qui font apparaître des objets tridimensionnels qu’il entoure par la transparence des couleurs. En utilisant des clichés différents pour chaque couleur tirée séparément, il complexifie l’entrecroisement des figures et des plans : « De telles gravures sont vraiment composées en couleur et elles sont différentes des simples gravures noires coloriées24 » déclare-t-il, créant des images extatiques, composées de lu­mières et d’ombres projetées, qui évoquent des paysages sans perspective, des espaces claustrophobes. La quatrième feuille montre Schlemihl dans la solitude de sa chambre. En vendant son ombre, le malheureux Schlemihl a vendu son individualité et son équilibre mental. Nu, livré à la curiosité des voyeurs, il s’enfonce dans le cauchemar de sa propre prison, assailli par un feu infernal et par des orages apocalyptiques. Dans la sixième feuille, La Rencontre de Schlemihl avec l’ombre, Kirchner, dispensé en septembre 1915 du service militaire pour insuffisance pulmonaire, s’identifie avec le protagoniste assis seul dans le paysage, qui voit soudain venir son ombre en plein soleil et essaie d’entrer dans les traces de l’ombre pour redevenir lui-même. Les illustrations de Schlemihl approfondissent le sens des événements racontés tout en restant des images indépendantes. En 1917, Kirchner écrit à Griesbach : heisst des Menschen, der durch irgendein Ereignis mit einem Ruck sich seiner unendlichen Kleinheit bewusst wird und zugleich die Mittel erkennt, wodurch die Welt im allgemeinen sich über diese Erkenntnis hinwegtäuscht. » Ibid., p. 217. 24. « Solche Farbendrucke sind wirklich farbig komponiert und wohl zu unterscheiden von nur kolorierten Schwarzdrucken. » cat. E. L. Kirchner, Zeichnungen und Druckgraphik 1905-1936, Hambourg, Kunstverein, Francfort, Kunstverein, 1978, p. 110.

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« Si je réussis à entrer en contact avec mon alter ego à travers cette extase, je peux peindre son image, et pourtant cette image ne reste qu’une description du grand mystère de la manière de perdre son moi, de la manière de se dématérialiser.25 »

Parmi les artistes expressionnistes, le peintre et poète Ludwig Meidner (1884-1966) a aussi développé tout particulièrement le caractère extatique et prophétique de son œuvre. En 1913, l’éditeur Hermann Meyer chargea Meidner d’une série de publications brochées en petit format, intitulée Feuilles volantes lyriques (Lyrische Flugblätter). Paul Zech, Rudolf Leonhard, Gottfried Benn y publièrent leurs nouveaux écrits, poèmes et proses. Meidner dessina entre autres la page de titre pour le poème de Gottfried Benn Les Fils (Die Söhne) ; densément hachurée, elle représente un paysage apocalyptique d’où émerge un homme nu. Les contours de son corps sont cassés. Étonné, il tient sa main droite à l’oreille. Le regard du visage amaigri suit la main gauche qui s’inscrit dans le ciel parcouru d’éclairs. L’illustration n’a pas plu au poète. Le 4 septembre 1913, il écrit à Meyer : « Que fait la main là-haut dans les nuages ? Je n’ai plus aucun intérêt à la chose.26 » Cette incompréhension n’arrête pas Meidner… Sous l’impression de ses années de guerre, Ludwig Meidner dessine et écrit deux livres d’hymnes : en 1915-1916 La mer d’étoiles dans la nuque (Im Nacken das Sternenmeer)

25. « Wenn es mir gelingt, mit meinem Gegenüber in dieser Extase in Verbindung zu treten, kann ich sein Bild malen und doch ist dieses Bild nur reine Umschreibung jenes grossen Geheimnisses, sich zu entselbsten, das Gefühl zu entmaterialisieren. » cat. E. L. Kirchner 1880-1838, op. cit., p. 76. 26. Dichter über ihre Dichtungen, Gottfried Benn, Wiesbaden, Heimeran Limes, 1951, p. 13.

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et en 1920 Cri de septembre (Septemberschrei)27. La mer d’étoiles dans la nuque est une salutation emphatique du peintre envoyé à ses amis poètes : « Toi, comme le soleil blanc, Alfred Mombert : Météore au dessus des montagnes, tant aimé par moi et tant célébré dans mes peintures et dans bien des feuilles résonantes!… Et viennent déjà mes camarades de combat, les têtes brûlées, les brûlés de désarroi : Georg Heym, sors de ton caveau ! Sortez de vos caveaux, Stadler et Trakl, Max Brod ! Johannes R. Becher, volant à en perdre le souffle ! Benn, Boldt, Lichtenstein, Wolfenstein ! Toi, Else ­Lasker-Schüler! Toi Albert Ehrenstein, pleurnichard sombre! Toi, le gras Däubler! (tu pèses trois cents kilos, mais tu chantes les arbres, les nuages et les croissants de lune comme aucun autre!) Et vous, mes amis proches : Walter ­Hasenclever et Rudolf Leonhard! … Avec respect et étonnement, je te tends une main fraternelle, à toi Lotz, Ernst Wilhelm ! L’âme de mon meilleur ami, veux-tu ressentir mon salut douloureux dans un monde inconnu et loin de la terre ? 28 »

27. Ludwig Meidner, Im Nacken das Sternenmeer. Mit 12 Zeihnungen von L.M., Leipzig, Kurt Wolf, 1916; Ludwig Meidner, Septemberschrei. Hymnen, Gebete, Lästerungen. Mit 14 Steindrucken von L.M., Berlin, Paul Cassirer, 1920. 28. « Du, wie die weisse Sonne, Alfred Mombert : Meteor über Gebirgen, so sehr geliebt von mir und gefeiert in manchem Gemälde und vielen tönenden Blättern … Und da strömen schon meine Kampfgenossen ein, die heissköpfigen, brennenden Verwirrten : Georg Heym, heraus aus Deiner Totengruft ! Aus euren Grüften, Stadtler und Trakl, Max Brod ! Johannes R.Becher, atemlos Fliegender ! Benn, Boldt, Lichtenstein, Wolfenstein ! Du Else Lasker-Schüler ! Du dunkel flennender Albert Ehrenstein ! Du fetter Däubler ! (wiegst drei Zentner, aber dichtest die Bäume, Wolken und Mondsichel wie keiner sonst !) Und ihr meine nahen Freunde : Walter Hasenclever und Rudolf Leonhard ! … Voll Ehrfurcht und Staunen reiche ich meine Bruderhände dir, Lotz, Ernst Wilhelm, hin ! Seele meines besten Freundes, möchtest Du in unbekannter, unirdischer Welt diese meine wehenden Grüsse erahnen ! » Thomas Grochowiak, Ludwig Meidner, Recklinghausen, Aurel Bongers, 1966, p. 150.

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Le style des dessins de Meidner correspond aux débordements de son âme craintive : des traits de plume anguleux soulignent et éclairent le volume des figures. Une figure comme lancée en diagonale par un coup de vent, un prophète qui rappelle un pénitent. Les traits à l’encre de Chine, énergiques et puissants, détournent les proportions corporelles, aèrent l’habit, chargent les gestes d’extase, ravagent la tête du barbu jusqu’à la rendre méconnaissable d’une manière expressionniste caractéristique. La relation entre texte et image est encore plus complexe dans le Cri de septembre de Meidner, qui date de 1920 : des représentations scéniques avec ou sans titre renvoyent - ou non - à des textes concrets. Sur la page de titre du Cri de septembre, un homme au visage ravagé, muni d’une vieille faux cassée et rouillée, court, semblable à un fantôme, à travers un paysage apocalyptique, entraînant avec lui le spectateur. Meidner commente : « Je n’ai ni maison ni patrie ; suis pauvre, proscrit et très haï… mais je peux dessiner, je peux m’y lancer librement, me vautrer dans l’amour de Dieu sur la surface chaude d’un sol qui pulse, et je jubile avec le crayon, je chante, je fais mes prières et je loue la bonté éternelle.29 »

L’expressionnisme allemand témoigne d’une vision et d’une vigueur créative nouvelles. Individualistes, en quête de leur propre moi, les artistes expressionnistes ont cependant partagé des conceptions artistiques semblables, en particulier dans le domaine de l’illustration et du livre, domaine

29. « Ich habe nicht Haus, nicht Heimat : bin arm, verfemt und viel gehasst… aber ich darf zeichnen, frei mich hinschwingen, in Gottesliebe mich tummeln auf warmer Fläche pochendem Grund und ich jubiliere mit dem Stift, singe, bete und lobe die grosse Allgüte. » Gerda Breuer – Ines Wagemann, Ludwig Meidner, Zeichner, Maler, Literat. 1884-1966, (Darmstadt, Mathildenhöhe), Stuttgart, Cantz, 1991, vol. II, p. 312.

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qu’ils ont souvent privilégié et dans lequel ils ont créé des œuvres majeures. L’artiste expressionniste recherche bien sûr un mode d’expression directe, mais il fait également preuve d’un savoir approfondi dans son processus créatif, d’un point de vue aussi bien technique que conceptuel. La création de ces artistes associe ainsi exploration d’une sensibilité particulière et découverte de possibilités techniques originales. La volonté de pousser leur recherche identitaire et plastique jusqu’à ses ultimes extrémités, au mépris de toutes les conventions, est également caractéristique. La recherche du moi, brutale, directe, passe aussi par l’identification. Ainsi, par exemple, Kubin s’identifie avec « l’autre côté » de l’existence de l’homme créatif alors que Kirchner se glisse pour ainsi dire dans la personnalité de l’homme sans ombre Peter Schlemihl. Une certaine brutalité de la réalisation technique est assumée, voire revendiquée. Les expressionnistes allemands ont eu une grande curiosité technique, une remarquable envie d’expériences. Leur intuition picturale se manifeste avec sensibilité, voire sensualité, dans le choix des techniques et des matériaux, des outils, des couleurs d’impression… Le manque de style - par exemple dans l’introduction des lettrines - ou le manque de formalisme décoratif ont parfois été reprochés, à l’époque, à ces illustrateurs. Cependant cette rupture avec les conventions devait elle-même produire un nouveau style, en particulier dans un rapport novateur entre le texte et l’image, beaucoup d’artistes doublement talentueux étant d’ailleurs souvent auteurs des deux à la fois. Généralement caractérisées par leur imaginaire apocalyptique et leur échappée hors de la réalité, les œuvres de l’expressionnisme allemand et en particulier les illustrations ont également été considérées comme des sismogrammes de cette époque. Perdu dans un univers crépusculaire, entre rêves du jour et de la nuit, l’homme créatif parvient à lui-même; le sentiment qui

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domine n’est pas une attente paradisiaque, mais plutôt une angoisse amorphe qui se transforme, selon le caractère de ces artistes écorchés, en désespoir ou en agressivité.

Pour les illustrations de cet article, voir cahier 4, planches XXXVII et XXXVIII.

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L’illustration au service de l’idée : Arthur Szyk et la tradition polonaise de l’illustration engagée Ewa Bobrowska-Jakubowski

« L’art n’est pas pour moi un but, l’art est pour moi un moyen ». Ce propos d’Arthur Szyk (1894-1951) exprime parfaitement l’attitude de l’artiste par rapport à une certaine tradition dans l’art, celle de l’art engagé. Quand les dessins de ce miniaturiste judéo-polono-américain, comme il se définit lui-même, s’emparent de la presse américaine pendant la Seconde Guerre mondiale, il est déjà un artiste mûr, avec une longue car. Selon l’auteur du catalogue de l’exposition Szyk au Musée de l’Holocauste, Steven Luckert, les dessins de Szyk trouvaient une audience composée des millions d’Américains puisque les titres pour lesquels il travaillait atteignaient respectivement : Collier’s presque 3 millions d’abonnés, Liberty presque 2 millions, ©Cultures d’Europe centrale n° 6 (2006)

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rière, ayant à son compte de nombreux travaux d’illustrations, notamment pour Le Livre d’Esther, Le Puits de Jacob de Pierre Benoît, La Haggadah, entre autres. Arrivé à l’automne 1940 aux États-Unis, Szyk remplit une mission politique qui consiste à faire sortir la société américaine de son attitude isolationniste et à la convaincre d’approuver l’engagement de son pays dans la guerre contre le nazisme. Cette mission lui aurait été confiée, semble-t-il, par le gouvernement polonais de Londres. L’enjeu est de montrer le nazisme non seulement comme un danger menaçant les démocraties européennes, mais aussi la liberté universelle. Szyk agit avec les moyens qui sont les siens : la plume et le pinceau qui font de lui, selon l’expression d’Eleanor Roosevelt, la femme du président des États-Unis, une « one man army », toute une armée en une seule personne. Ses dessins, publiés aussi bien en couverture qu’à l’intérieur des magazines, montrent le plus souvent les principaux protagonistes de la guerre, Hitler, Mussolini et l’Empereur du Japon Hiro Hito ou l’amiral Yamamoto représentés d’une façon précieuse et précise, dans une belle gamme de couleurs propre à attirer le spectateur. Une observation plus attentive lui dévoile, comme dans une miniature médiévale, les détails qui démasquent les vraies intentions des héros de ces scènes : Satan qui se cache derrière eux, un motif de tête de mort, des squelettes en uniforme et en casque militaire, les armes blanches ensanglantées, les vautours portant Time 800 000, Esquire plus de 500 000 ; dans Steven Luckert, The Art and Politics of Arthur Szyk , Washington, D.C., United States Holocaust Memorial Museum, 2002, p. 127. . Le Livre d’Esther. Illustrations de Arthur Szyk, Paris, Édition d’art H.Piazza, 1925. Pierre Benoît, Le Puits de Jacob. Miniatures de Arthur Szyk, Paris, Albin Michel, 1927. The Haggadah, Executed by Arthur Szyk, Edited by Cecil Roth, Londres, ­Beaconsfield Press, 1940. . Cité d’après Justice Illuminated. The Art of Arthur Szyk, Frog Ltd, Berkeley; ­Historicana, Burlingame, 1998, catalogue d’exposition, p. 10.

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le signe de la Svastika, les potences, les cadavres. La laideur physique des Nazis est frappante : corps et visages difformes, canines de vampire, yeux exorbités, tout cela pour montrer au spectateur le danger dont ils sont porteurs. Les illustrations exécutées par Szyk aux États-Unis l’inscrivent dans la grande tradition américaine de l’illustration de presse, déjà établie au XIXe siècle par Winslow Homer (1836-1910), dont les dessins d’actualité, notamment ceux de la guerre de Sécession, ornent les couvertures du Harper’s Weekly, du Harper’s Bazar ou de l’Every Saturday. Norman Rockwell (18941978), contemporain d’Arthur Szyk, perpétue cette tradition au XXe siècle. Mais si les dessins de Rockwell persévèrent effectivement dans le style et le caractère des dessins de Homer, et décrivent le monde d’une façon qui se veut objective, rapportant des événements sans les commenter, les œuvres de Szyk sont en revanche interprétatives par excellence, elles transmettent un message clair et univoque dans un objectif éducatif et propagandiste. Dans ce but, leur auteur se sert de différents moyens propres à la caricature, il déforme les éléments de la réalité, joue avec les proportions, charge le trait et arrive à la laideur et la difformité des protagonistes pour les rendre répugnants ou ridicules et mieux combattre les idées qu’ils prônent.

. Le motif des dents de vampire est particulièrement frappant dans la couverture de Collier’s intitulée December 7, 1941, publiée après l’attaque japonaise à Pearl Harbor. L’agresseur japonais est représenté comme une chauve-souris qui, armée de crocs comme un vampire et habillée dans un uniforme militaire japonais, porte une bombe meurtrière et survole les eaux ensanglantées du Pacifique. Il est intéressant de rappeler ici un autre artiste polonais Bolesław Biegas, dont l’œuvre connaît des accents politiques, notamment anti-prussiens. Pendant la Première Guerre mondiale, Biegas exécute un cycle des peintures contre la guerre et ses atrocités sous le titre « Vampires de la guerre », exposé pour la première fois à Paris en 1918. Szyk a effectué plusieurs séjours à Paris et était actif dans le milieu des artistes polonais. Il est tout à fait probable qu’il ait rencontré Biegas.

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L’œuvre d’Arthur Szyk semble exceptionnelle en son genre au milieu du XX siècle, où l’art est libéré de son rôle de représentation depuis plusieurs décennies. Dans cette perspective, Szyk, avec sa précision de rendu, la préciosité de son dessin et de ses couleurs, la richesse et la prolifération de ses détails, paraît anachronique, rétrograde, tourné vers une tradition lointaine de miniature médiévale, ou orientale. En revanche, l’engagement moral et politique de l’artiste le place directement dans la lignée du dessin engagé de son pays natal, impliqué dans la lutte politique et sociale. Il nous a semblé intéressant d’entreprendre la recherche des sources d’inspiration de l’artiste, notamment dans le contexte historique bien spécifique de la disparition de l’État polonais indépendant à la fin du XVIIIe siècle et du partage de son territoire pendant plus d’un siècle entre trois puissances voisines : la Russie, la Prusse et l’Autriche. Les « partages » de la Pologne et l’absence d’une structure politique propre ont eu des conséquences politiques, économiques et sociales graves pour les peuples qui habitaient le territoire de l’ancien État polonais. Les pays oppresseurs, visant l’intégration des territoires incorporés, donc la perte de l’identité nationale de leurs populations, limitèrent les libertés religieuses et culturelles. Parallèlement, le rôle identitaire que la pensée au XIXe siècle attribue à la culture, et plus particulièrement à l’art, les chargea du devoir de perpétuer l’idée de l’indépendance. L’art se devait de véhiculer des valeurs et des idéaux nationaux. Contrôlé par la censure, il ne pouvait se référer à la situation actuelle, mais se camouflait, soit en se tournant vers les événements du passé, comme le faisait Jan Matejko dans ses grandes peintures évoquant les moments glorieux de l’histoire de la Pologne, soit en employant le détournement à travers la caricature. La seconde moitié du XIXe siècle est marquée, dans l’ancien territoire polonais, comme partout ailleurs en Europe, par un essor considérable de la presse écrite. Tygodnik Ilustrowany (L’Hebdomadaire illustré), Wędrowiec e

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(Le Voyageur), Czas (Le Temps) sont quelques-uns des titres les plus ­importants à caractère culturel général. Życie (La Vie) fondé en 1897, suivi, à partir de 1901, de Chimera (Chimère), puis du Sphinx (1908-1917) sont consacrés plus spécifiquement à la littérature et à l’art. Suit la presse satirique qui, même si sa liberté d’expression pour les sujets politiques - si brûlants après le démembrement du pays - et sociaux est très limitée, essaie de trouver une issue dans la caricature des mœurs. Pour rendre l’information de plus en plus captivante et attirer un public de plus en plus large, la presse se sert de l’image dessinée et fait appel aux illustrateurs. L’amélioration des divers procédés de reproduction de l’image favorise ce processus. L’illustration de presse offre une source de revenus très prisée par les artistes polonais de l’époque. L’un des effets des partages est la faiblesse économique de la société polonaise qui se répercute sur le marché de l’art. Très peu animé, il reste en grand décalage avec l’extraordinaire profusion des talents plastiques qui font leur apparition dans l’ancien territoire polonais à la fin du XIXe siècle. N’arrivant pas à vivre de la vente de leur « grand art », les artistes sont souvent obligés de se rabattre sur l’illustration comme un gagne-pain plus convenable que d’autres comme, par exemple, la peinture . Comme le remarquent très justement les historiens de la caricature polonaise, Hanna Górska et Eryk Lipiński, le caractère de la presse satirique polonaise dépendait dans une grande mesure des libertés politiques accordées aux Polonais dans chacune des parties annexées. Ainsi les titres paraissant à Varsovie ont été obligés jusqu’à la révolution de 1905 de se limiter à la satire de mœurs, avec des sujets aussi universels que l’infidélité conjugale, la bêtise, la malhonnêteté ou la boisson. Parmi les événements politiques et sociaux, il n’y eut que la Commune de Paris qui ait trouvé un écho dans les pages de Mucha (La Mouche). Dans la partie annexée par la Prusse, les autorités ne permettaient pas non plus le développement de la presse satirique polonaise. C’est seulement à Cracovie, dans la partie autrichienne, même si les titres satiriques polonais étaient moins nombreux, qu’ils jouirent d’une plus grande indépendance et purent se permettre des sujets politiques. Cf. Hanna ­Górska, Eryk Lipiński, Z dziejów karykatury polskiej [De l’histoire de la caricature polonaise], Wiedza Powszechna, Varsovie, 1977, p. 100-118.

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sur porcelaine, l’enseignement du dessin ou la taille de la pierre. Certains artistes non seulement feront de l’illustration un moyen de « survie », comme c’est le cas de Józef Pankiewicz ou Władysław Podkowiński dans leur jeunesse, mais y trouveront un moyen d’expression de choix. Stanisław Wyspiański ou Witold Wojtkiewicz par exemple ont volontiers collaboré avec la presse. Quand Arthur Szyk naît à Łódz en 1895 dans une famille juive, son père dirige une usine de textile. La ville de Łódz, dans la partie de la Pologne annexée par les Russes, connaît à l’époque un développement très rapide dû à l’industrialisation, toujours dans le domaine du textile, menée par un élément principalement étranger, allemand et juif. Les usines apparaissent, l’une après l’autre, et l’écart social entre les fabricants et les ouvriers, ces derniers majoritairement polonais et juifs, se creuse. La ville connaît des troubles sociaux. L’affirmation des tendances socialistes en Europe à cette époque s’exprime, sur l’ancien territoire de Pologne, par la formation des premiers partis socialistes. Leur activité est interdite dans la partie russe de l’ancienne Pologne, mais trouve en Galicie, rattachée à l’Empire AustroHongrois, un cadre constitutionnel. Cracovie, devenue alors le centre de la culture nationale et le haut lieu des artistes de la Jeune Pologne, fournit des ouvrages propagandistes. Dès l’apparition du mouvement socialiste dans l’ancien territoire polonais dans les années 1870, ses militants « se servent de tous les moyens d’expression artistique pour influencer la classe ouvrière, gagner son cœur, son esprit et sa pensée, afin de faciliter sa prise de conscience au sujet des questions sociales et nationales, pour élever son niveau d’éducation en général, et esthétique en particulier ». Les illustrations qui ornent les publications . Józef Kozłowski, Proletariacka Młoda Polska. Sztuki plastyczne i ich twórcy w ­ życiu proletariatu polskiego 1878-1914 [Jeune Pologne prolétaire. Les arts

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socialistes jusqu’au début du XXe siècle ne sont en général pas signées, certainement pour préserver la sécurité de leurs auteurs. Seuls les artistes actifs à l’étranger osent sortir de l’anonymat, comme le dessinateur et graveur Teofil Terlecki (1870-1902), élève de l’École des Beaux-Arts de Cracovie (1889-1893), puis de l’Académie Royale de Munich. Installé dans la capitale bavaroise, Terlecki travaille surtout pour la presse illustrée polonaise, comme Tygodnik Ilustrowany (L’Hebdomadaire illustré) ou Życie (La Vie), où il publie des vignettes dans le style d’Alfons Mucha. Son dessin, toujours sécessionniste, semble prendre beaucoup plus de liberté dans l’illustration des publications à caractère socialiste éditées à l’étranger, notamment à Londres, comme en témoignent des couvertures des revues Światło (La Lumière) ou Przedświt  (L’Aurore), mais il ne les signe qu’avec ses initiales T.T. Maurycy (Efraim Mojżesz) Lilien (1874-1925), originaire de la petite ville de Drohobycz en Galicie, vit et travaille lui aussi en Allemagne dès 1895, d’abord à Munich, puis à Berlin. Lilien fait ses études artistiques à l’École des Beaux-Arts de Cracovie (1889-1893), où il est proche d’Edward Okuń (1872-1945), un autre illustrateur de talent. Rapidement, Lilien commence, lui aussi, à collaborer avec la presse polonaise illustrée, dont le Tygodnik Ilustrowany (L’Hebdomadaire illustré), Wędrowiec (Le Voyageur), Życie (La Vie). Illustrateur de livres, auteur d’ex-libris, il travaille dans un style proche de la sécession allemande et utilise un dessin net, géométrisé, linéaire et sans modelé, et des contrastes par aplats noirs et blancs. Il entoure fréquemment la scène centrale de frises décoratives. Lilien publie plastiques et leurs auteurs dans la vie du prolétariat polonais 1878-1914], Varsovie, Arkady, 1986, p. 9. . Teofil Terlecki, couverture du Światło (La Lumière), Londres, 1898, d’après ­Józef Kozłowski, Proletariacka Młoda Polska, ibidem, p. 75. . Teofil Terlecki, couverture du Przedswit (L’Aurore), Londres, n° 10, octobre, 1901.

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de nombreux albums consacrés au monde juif, biblique, ainsi qu’aux questions sociales. Dans ces derniers il dénonce, de manière simple, lapidaire et immédiatement compréhensible, l’exploitation du monde ouvrier par les capitalistes, comme en témoigne le dessin Vampire, un buveur de sang capitaliste , représentant un ouvrier juif penché sur une machine à coudre. Derrière son dos, un capitaliste ventru, les doigts ornés de bagues indiquant sa richesse, se tient debout. Il suce le sang de l’ouvrier à l’aide d’une paille. La situation sociale de plus en plus tendue dans l’Empire russe, y ­compris dans sa « province sur la Vistule », qui annonce déjà la révolution de 1905, incite les artistes polonais de Galicie à prendre position de façon claire et ouverte. Dans un almanach ouvrier de 1904, Henryk Uziembło (18791949) publie un dessin satirique intitulé L’Argent (Pieniądz)10. Il représente la silhouette démesurément grande de Satan assis à côté d’un tas de pièces de monnaie. Dominant la scène, Satan regarde de haut les ouvriers sortant d’une usine symbolisée par des cheminées qui fument. Un ouvrier, torse nu, marchant en tête, fatigué par la journée de travail, porte péniblement sa pioche sur l’épaule. Satan tourne une pièce de monnaie entre ses doigts et hésite à payer l’ouvrier pour son travail. La scène exprime, par des moyens simples et facilement compréhensibles, le conflit social entre la bourgeoisie cupide et la classe ouvrière exploitée. Les artistes polonais réagissent vivement aux événements de la révolution de 1905. La jeune Anna Gramatyka-Ostrowska (1882-1959) dessine alors la couverture d’un recueil de chants intitulé Les Chants de lutte

. On lui doit notamment les dessins pour la version allemande du recueil de poésies de Morris Rosenfeld, Lieder des Ghetto [Les chants de Ghetto], trad. du yiddish par B. Feiwel, illus. E. M. Lilien, Berlin, Vertrag von S.Calvary und Co, 1903. 10. Henryk Uziembło, Pieniądz, publié dans Kalendarz robotniczy [Almanach ­Ouvrier], Cracovie, Naprzód (En avant), 1904, p. 45.

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et de travail (Pieśni walki i pracy)11, édité par le Parti social-démocrate du Royaume de Pologne et de Lituanie. Son dessin représente l’aigle blanc de la Pologne emprisonné derrière des barreaux, symbolisant plutôt l’oppression politique de la Nation que le conflit social, ce qui démontre clairement le caractère national du mouvement socialiste polonais. Dans les années 1905-1907, l’artiste collabore avec la revue du milieu socialiste cracovien Naprzód (En avant) et dessine, pour sa maison d’édition, une série de 6 cartes postales illustrant le chant révolutionnaire Quand la nation, l’arme à la main, s’engagea dans la lutte 12. Le chant, écrit en 1835, se rapportait à l’origine aux événements de l’insurrection indépendantiste polonaise de 1830, dite « de novembre ». Si les socialistes polonais l’ont adopté à leurs fins, c’est parce qu’il jette de fortes accusations à l’égard des magnats et de la noblesse. Les six cartes illustrent chacune un couplet du chant qui appelle la nation à s’insurger contre le pouvoir étranger en Pologne et les classes sociales qui transigent avec lui, et menace ces dernières d’un règlement de comptes sanglant. Les dessins de Gramatyka-Ostrowska, décoratifs, stylisés, soignés, mais statiques, remplis de symboles traditionnels comme le squelette armé d’un sabre pour figurer la mort, semblent mal appropriés au caractère dramatique et violent de la marche militaire qu’ils sont censés illustrer, mais conviennent plutôt à une fable ou à une légende. Les œuvres de Witold Wojtkiewicz expriment mieux le climat tendu du moment. Wojtkiewicz, qui fut l’un des plus célèbres symbolistes polonais, auteur de La Croisade des enfants (1905) et des cycles Des poses enfantines ou Cérémonies, crée, dans ses tableaux peints dans un style très individuel, un monde particulier, personnel, peuplé notamment de personnages mi11. Anna Gramatyka, Pieśni pracy i walki (Les Chants de lutte et de travail), couverture, Cracovie, SDKPiL, 1905. 12. Anna Gramatyka, Gdy naród do boju wystąpił z orężem, (Quand la nation, ­l’arme à la main, s’engage dans la lutte), série de 6 cartes postales, reproduite dans  Józef Kozłowski, op. cit., p.168-169.

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enfants, mi-adultes, rachitiques et chétifs13. Ses scènes confuses et troublantes mettent le spectateur devant les grandes questions universelles de la condition humaine. Dans l’univers de la fable irréaliste, le grotesque et le lyrisme se mêlent. Sa peinture se rapproche de l’expressionnisme. Ses dessins, inspirés par les événements tragiques de la révolution de 1905, s’écartent du caractère symboliste et allégorique de sa peinture et transmettent au spectateur une image fidèle et réaliste des événements, en constituent le compte rendu, tout en gardant les propriétés esthétiques du trait de l’artiste14. La simplification des formes, la parcimonie des détails, l’absence du souci de joliesse de l’image, le dessin nerveux aux contours repris plusieurs fois, à la recherche de la forme, traduisent parfaitement la dimension tragique des événements et donnent à ses dessins la force et le dynamisme d’œuvres révolutionnaires tout en les rapprochant de la violence de ­l’expressionnisme. Proche, comme Anna Gramatyka-Ostrowska, des cercles socialistes de Cracovie, Wojtkiewicz collabore aussi avec la maison d’édition Naprzód (En avant). Il collabore également à la revue satirique Liberum Veto15, en y 13. À propos de l’œuvre de Witold Wojtkiewicz voir cat. Witold Wojtkiewicz : une fable polonaise 1879-1909, Musée de Grenoble, 5 mars – 31 mai 2004. 14. Les dessins de Witold Wojtkiewicz relatifs à la révolution de 1905 sont signalés par Józef Kozłowski, op. cit,, dont Tak wyglądał pochód demonstracyjny 28 listopada 1905 w Krakowie według sprawozdań Czasu i Głosu Narodu (C’est à quoi ressemblait la manifestation du 28 novembre 1905 à Cracovie selon les comptes rendus de Czas (Le Temps) et de Głos Narodu (La Voix de la Nation)), publié dans Hrabia Wojtek (Le Comte Adalbert), 1905, numéro prospectif ; Na wiec (À la manifestation), 1905, Musée national de Varsovie, Ofiary manifestacji ulicznej (Les Victimes de la manifestation), 1905, Musée national de Varsovie ; 1812-1905, publié dans Hrabia Wojtek, n° 2, 15 janvier 1905 ; Marsz pogrzebowy, (La Marche funèbre) dans Hrabia Wojtek n° 3, 1er février 1906 ; Manifestacja uliczna (La Manifestation), 1905, Musée national de Varsovie. 15. Liberum Veto paraissait à Cracovie dans les années 1903-1905, il n’était pas l’organe officiel du Parti PPSD (Parti social-démocrate polonais), mais lui était étroitement lié.

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insérant des dessins souvent à caractère politique, consacrés notamment à la guerre russo-japonaise. Il travaille ensuite pour le successeur de Liberum Veto, la revue Hrabia Wojtek (Le Comte Adalbert) 16, conçu comme supplément du journal Naprzód. Wojtkiewicz y publie des illustrations consacrées encore une fois à la révolution de 1905 : 1812-1905 et La Marche funèbre. Ces dessins présentent un caractère différent par rapport à ceux relatant directement les épisodes de la révolution. L’artiste y revient à son style personnel, marquant encore davantage leur tour expressionniste. Il se sert largement de la déformation et de la symbolique fin-de-siècle. Le dessin 1812-1905 dénonce la façon dont le Tsar étouffe la révolution par la force et la répression. Wojtkiewicz joue sur la symbolique du blanc et du rouge et met en parallèle l’incendie de Moscou par Nicolas II et l’incendie de Moscou par Napoléon Ier. Mais si l’Empereur des Français agit en qualité d’ennemi conquérant un pays étranger, le Tsar dirige ses représailles contre ses propres sujets. Le blanc évoque la neige et l’hiver qui ont finalement vaincu Napoléon, le rouge le feu et le bain de sang. Le personnage portant un bicorne, en l’occurrence Napoléon, bien emmitouflé, le visage à peine reconnaissable, chevauche une monture blanche. Le visage du second personnage portant une couronne impériale ressemble étrangement à une tête de mort. C’est le Tsar meurtrier qui monte un cheval rouge trempé du sang de son propre peuple. Sous le dessin, une légende en vers explique : « Le Tsar a voulu jouer à Napoléon, il a incendié la ville de ses ancêtres : il perdra sa couronne, ainsi que son sceptre - le knout ». Quinze 16. Le titre de la revue vient du prénom du comte Wojciech Dzieduszycki, le leader des conservateurs polonais en Galicie Orientale, président du groupe polonais au Parlement autrichien. Les socialistes luttaient contre sa politique conservatrice en Galicie (cf. Józef Kozłowski, op.cit.). D’abord élitiste et destiné plutôt aux artistes qu’aux ouvriers, ce titre a vite évolué, grâce à son succès, aussi bien dans sa forme que dans son contenu visant une audience plus large, notamment ouvrière, mais il ne compta que 6 numéros.

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jours plus tard, Wojtkiewicz dessine la couverture de la revue et l’intitule La Marche funèbre : la révolution vient d’être réprimée. Les moyens utilisés par Wojtkiewicz pour arriver à cette scène poignante et saisissante sont d’une extrême modestie. L’artiste y revient à son style grotesque et à l’univers enfantin : quelques jouets – des soldats du Tsar montés sur des chevaux à roulettes en bois - parcourent en patrouille un espace désert, sans vie, seulement jonché par les victimes de la répression et ponctué de potences alourdies par le poids de cadavres. Un autre artiste, Kazimierz Sichulski (1879-1942), surtout connu pour ses œuvres témoignant de sa fascination pour le pittoresque du folklore polonais, mais aussi pour son talent de caricaturiste, a également fait preuve d’un fort engagement politique et social. Sa collaboration avec la revue Liberum Veto commence dès l’année 1903. Il y publie des satires de mœurs, souvent anticléricales et politiques. Sichulski dessine également des cartes postales pour la maison d’édition Naprzód (En avant), dont une série de six qui illustrent l’hymne ouvrier international Le Drapeau rouge. Chaque carte se rapporte à un couplet et porte comme titre le premier vers : Depuis longtemps déjà, les bourreaux versent notre sang (Krew naszą długo leją kaci), Le jour de la récompense viendra (Nadejdzie jednak dzień zapłaty), Ils flottent toujours (Wciąż płyną), À bas, les tyrans (Precz z tyranami), Notre étendard flotte au-dessus des trônes (Nasz sztandar płynie ponad trony), C’est alors que nous serons les juges (Sędziami wówczas bedziem my). Bien que Sichulski maîtrise parfaitement la caricature, il ne s’en sert pas dans cette série. L’idée qu’il représente est trop sérieuse et, pour l’exprimer, il emploie un dessin réaliste puissant à forts contrastes en clair-obscur, au contour bien marqué, et une symbolique classique et facilement lisible, comme celle des chaînes brisées pour exprimer l’idée de la liberté, du drapeau déployé pour symboliser l’ampleur du mouvement, des cheminées d’usine pour le monde ouvrier, un sabre pour la lutte sans merci, et enfin l’architecture d’un châ-

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teau pour symboliser le pouvoir officiel. Même limité au petit format de la carte postale, Sichulski emploie de grands moyens symbolistes pour exprimer ses idées. Le dessin puissant, l’emploi de raccourcis surprenants et audacieux, de forts contrastes de clair-obscur, sont tous des éléments qui conviendraient couramment à des peintures monumentales. Si l’auteur s’en sert dans un format réduit, c’est certainement pour transmettre au spectateur le poids et l’importance, on pourrait même dire la monumentalité des idées. Un autre artiste polonais, Jerzy Ostoya-Soszynski, relève également le défi d’illustrer un chant révolutionnaire sur des cartes postales. Ses dessins pour le Chant des prisonniers de la Citadelle de Varsovie de 1863 présentent toutefois un style tout à fait différent17. Faut-il y voir l’influence de Paris où l’artiste est installé probablement depuis la fin du XIXe siècle ? Dessinateur et caricaturiste, homme de lettres, traducteur, militaire, d’Ostoya (né vers 1875 ou 1878 Włocławek – 1937 ?), dont la vie reste énigmatique à bien des égards, a été proche des cercles polonais à tendance socialiste, en particulier des associations d’étudiants polonais Spójnia (Lien) et Bratnia Pomoc (Secours fraternel) et celles de travailleurs polonais à Paris. Il est aussi l’un des piliers du cabaret polonais Oberża pieśniarska (L’Auberge des chanteurs) avec lequel il collabore aussi bien en tant qu’illustrateur que comédien. Il travaille également comme illustrateur de la presse satirique française, notamment pour L’Assiette au beurre (1901-1910), La Caricature (1898, 1899, 1901-1904), Le Sourire (1899-1900, 1907, 1910-1911), Le Froufrou (1900-1903), Sans Gêne (1901-1903), Le Cri de Paris (1924-1927) et d’autres. Les dessins de ses cartes postales, d’une composition claire et simplifiée, se servent aussi de formes schématisées, ignorant tout détail inutile. 17. D’Ostoya (Georges d’Ostoya-Soszynski), série des 6 cartes postales illustrant le Śpiew więźniów w Cytadeli Warszawskiej z roku 1863 (Chant des prisonniers de la Citadelle de Varsovie de 1863), cité d’après Józef Kozłowski, op. cit., p. 28-29.

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Des larges aplats de couleurs ainsi qu’un contour net et épais définissant la forme, garantissent un message fidèle à l’intention de l’auteur, immédiat, facile d’accès pour tout public, et notamment un public ouvrier, souvent illettré à l’époque. D’Ostoya doit sa renommée d’illustrateur non seulement à des sujets chers au mouvement socialiste, mais aussi à ses sujets anti-prussiens qui prennent pour cible la politique d’agression menée par la Prusse en Europe, notamment envers la France et les Polonais. L’artiste publie ses dessins soit dans la presse, soit sous forme de recueils, et notamment 1914-1915. Sourires et coups de sabre, et 915-1915. La Ruée germanique sur la Pologne ou encore L’Invasion des Barbares, parus pendant la Première Guerre mondiale18. En fait, le militarisme et l’impérialisme prussiens deviennent un autre thème majeur pour les illustrateurs polonais, dont les œuvres constituent une sorte de réponse au pangermanisme allemand. Au début du XXe siècle, la politique anti-polonaise dans la partie annexée par la Prusse se durcit. Déjà amorcée après la chute du Printemps des Peuples en 1848, elle s’intensifie avec l’arrivée d’Otto Bismarck au poste de ministre du roi en 1862 et prend la forme du Kulturkampf. Le Kulturkampf, programme qui a pour but la purification de la culture allemande des éléments étrangers, vise notamment l’Église catholique et prend pour cible la population polonaise, qui lui est en majorité fidèle. La politique de germanisation massive, se traduisant aussi bien par la persécution de la langue et de la culture polonaises dans la vie politique et sociale que par l’expropriation et l’expulsion des Polonais des territoires annexés et leur colonisation par l’élément prussien, provoque des actions de protestation 18. Georges Ostoya-Soszyński, 1914-1915. Sourires et coups de sabre, Paris, 1915 ; 915-1915. La Ruée germanique sur la Pologne, Préface Antoni Potocki, Paris, Éditions de la Revue de Pologne, 1915 ; L’invasion des Barbares, Paris, A. Le Prince, 1916.

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de la part des Polonais. En 1901, la grève des enfants de la petite ville de Września pour défendre la langue polonaise dans l’enseignement du catéchisme est sévèrement réprimée par les Prussiens, événement qui trouve un écho dans toute l’Europe. Certains intellectuels polonais, comme Henryk Sienkiewicz, s’efforceront d’attirer l’attention de l’opinion publique sur le danger germanique pour l’Europe et notamment l’expansion des Prussiens vers l’Est, le Drang nach Osten19. Ces actions se reflètent également dans l’art polonais, aussi bien dans la « grande peinture »20, que dans l’illustration. Ainsi, en 1903, Kazimierz 19. À ce sujet voir par exemple Franciszek Ziejka, Paryż młodopolski [Paris de la Jeune Pologne], Varsovie, PWN, 1993 ; Xavier Deryng , cat. Boleslas Biegas, sculptures - peintures, Trianon de Bagatelle, Paris, du 21 mai au 30 août 1992 ; Ewa Bobrowska-Jakubowski, Le milieu des artistes polonais en France 1890-1918. Communautés et individualités, thèse de doctorat en histoire de l’art, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, sous la direction de Françoise Levaillant, Paris 2001 ; Ewa Bobrowska-Jakubowska, Artysci polscy w Paryzu 1890-1918. Wspolnoty i indywidualnosci [Les artistes polonais à Paris 1890-1918. Communautés et individualités], Varsovie, DiG, 2004. 20. Ce n’est pas un hasard si Jan Matejko représente, dans ses tableaux comme La Bataille de Grunwald, 1878 ou L’Hommage des Prussiens, 1882, des moments de la suprématie de l’État polonais sur l’élément prussien. Bolesław Biegas (1877-1954) expose au Salon des indépendants à Paris en 1908 six tableaux dont le contenu se rapporte à la politique prussienne dans les territoires polonais annexés par la Prusse. Leurs titres sont très évocateurs : Néron sur la terre de Pologne, Conseils perfides, (les deux dans la collection de la Galerie Matignon Fine Art, Paris), Vénus d’innocence, La Victoire du coq, L’Expropriation des Polonais, Invasion de la Prusse sur la Russie (le lieu de conservation actuel de ces tableaux est inconnu, ils datent probablement de 1907-1908). Le même sujet préoccupe également le peintre polonais Wojciech Kossak dans la série de tableaux intitulée L’Esprit prussien. Kossak fut lié de façon étroite à la cour de l’Empereur Guillaume et travailla à Berlin dans les années 1895-1902. Il quitta la capitale prussienne pour des raisons patriotiques, à cause de la recrudescence de la politique anti-polonaise. Apostolstwo krzyżackie (L’Apostolat des chevaliers teutoniques), Drapieżny lennik (Le Vassal rapace), «Jeszcze Polska nie zginęła» Gravelotte 1870 («La Pologne n’est pas morte» - Gravelotte 1870) et Rugi pruskie

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Sichulski publie sur la couverture du Liberum Veto déjà cité sa composition intitulée L’Île impériale21, avec laquelle le casque prussien, la Pickelhaube, entrera dans l’imagerie polonaise. En 1904, le même Liberum Veto récidive avec le dessin de Stanislaw Szreniawa-Rzecki intitulé Le Carnaval à Poznan (Karnawał w Poznaniu)22, dénonçant le militarisme prussien. Suivra la revue Hrabia Wojtek publiant, en 1906, des dessins anti-prussiens par Wojtkiewicz23, dans lesquels l’artiste place la politique d’agression de la Prusse dans la tradition des conflits polono-teutoniques remontant à l’installation de l’Ordre en Prusse au XIIIe siècle. Le numéro 5 de 1906 de la même revue est confisqué par la censure autrichienne à cause des dessins et des textes anti-prussiens publiés à l’occasion des noces d’argent de l’Empereur Guillaume II24. En 1910, Henryk Nowodworski publie dans une autre revue satirique Nowy Szczutek (Nouvelle Chiquenaude) un dessin intitulé La Ruée vers l’Est (Drang nach Osten)25 représentant la caricature du Kaiser en Empereur romain, monté sur un quadrige, orné du blason de la Prusse à l’aigle noir, tiré par trois porcs portant chacun une lettre : H, K et T, constituant l’abréviation du nom Hakata. Le quadrige est suivi d’une nuée de corbeaux, oiseaux de mauvais augure qui annoncent le malheur et la mort. Le dessin fait allusion de façon directe et peu sophistiquée aux actions de la Hakata, organisation prussienne dont le but fut la dépoloni(Expulsions bismarckiennes) constituaient sa réaction à l’activité de la Hakata. Pour plus de ­détails, voir Ewa Bobrowska-Jakubowski, op. cit. 21. Kazimierz Sichulski, L’île impériale, couverture de Liberum Veto, n° XIX, 10 09 1903. 22. Stanisław Szreniawa-Rzecki, Karnawał w Poznaniu (Le Carnaval à Poznań), publié dans Liberum Veto, n° 4, 1904. 23. Witold Wojtkiewicz, Rycerze (Les Chevaliers), publié dans Hrabia Wojtek, n° 1, 1906. 24. Józef Kozłowski, op. cit., p. 147. 25. Henryk Nowodworski, Drang nach Osten, publié dans Nowy Szczutek (Nouvelle Chiquenaude), n° 26, 1910 ; Gorska-Lipiński, op. cit., p. 160.

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sation et la germanisation, toujours à travers l’expropriation des terres des provinces orientales de l’Empire prussien26. Les porcs symbolisent la bassesse des actions menées par les Prussiens, la multitude des corbeaux, leur importance et leur caractère impitoyable : la colonisation de ces territoires passe par le fer et par le feu, et entraîne des victimes. L’illustration anti-prussienne gagne en actualité pendant la Première Guerre mondiale, où le territoire polonais devient le théâtre d’affrontements entre les anciens membres de la Sainte Alliance, désormais partagés en deux camps ennemis. L’occupation prussienne gagne du terrain et les actions militaires n’épargnent nullement la population civile. Le 4 septembre 1914, un mois après le bombardement de la ville de Kalisz par l’artillerie allemande, Kazimierz Grus publie dans la Mucha (La Mouche) sa célèbre caricature intitulée W Kaliszu27 (À Kalisz), représentant deux soldats prussiens sur les ruines de Kalisz. Le premier accroupi dresse sa carabine, la baïonnette au canon. L’autre, debout au centre de la scène, prenant la pose d’un héros, surplombe un berceau, dont il a enlevé un nouveau-né qu’il brandit en le tenant par une jambe, la tête en bas. L’enfant, blessé mortellement, saigne encore. De sa main gauche, le soldat tient une épée ensanglantée qui vient de frapper mortellement une femme, vraisemblablement la mère de l’enfant. La destruction de la ville et les actions barbares dirigées contre les civils par les troupes allemandes provoquent de vives protestations et donnent lieu au commentaire suivant : « Major Preusker : On parle tellement de la civilisation anglaise, française et d’autres, mais aucune nation n’est capable d’élever la culture aussi haut que nous, les Allemands. » 26. La Hakata fut fondée en 1894 à Poznań pour défendre les intérêts allemands dans les territoires polonais annexés lors des partages. Son nom vient des noms de ses fondateurs, grands propriétaires terriens : Ferdinand Hansemann, Hermann Kennemann et Heinrich Tiedemann. 27. Kazimierz Grus, W Kaliszu (À Kalisz), publié dans Mucha (La Mouche), n° 36, 1914 .

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Élevé dans une famille de fabricants, Arthur Szyk est âgé de 11 ans quand il assiste aux troubles de la révolution de 1905 qui touchent sa ville natale. On pourrait penser qu’il était trop jeune et mal placé pour pouvoir réagir instantanément, cependant il faut noter qu’il est alors renvoyé de son école de commerce de Zgierz pour avoir participé à la grève des élèves contre les Russes et dessiné une caricature du Tsar. Les événements révolutionnaires trouveront un écho dans son œuvre ultérieure, notamment dans ses Statuts de Kalisz (1926-1930), qui représente, dessin dans un format à l’italienne, une barricade à Łódź avec un mot de l’auteur : « À Łódź, ma ville natale, ce souvenir d’enfance, image émouvante de la lutte contre l’oppresseur, 1905 »28. L’artiste considère les événements de 1905 comme un mouvement patriotique plutôt qu’une protestation sociale. Il affiche également assez tôt ses opinions anti-prussiennes. À 18 ans, il commence sa collaboration avec la revue satirique Smiech (Le Rire) dans laquelle il publie son dessin intitulé Là, le paysan polonais pleure (Tam płacze polski chłop). Ce dessin se rapporte à la politique d’expropriation des Polonais, notamment des paysans de l’ancien territoire polonais devenu province orientale de la Prusse, sujet souvent abordé par les artistes polonais. L’immense silhouette du grand Chancelier Bismarck, initiateur de la politique de germanisation de ces territoires, appuyé sur un sabre partiellement sorti de son fourreau, prêt à frapper, plane au-dessus de la scène de l’expulsion. Une famille de paysans en larmes quitte sa chaumière. Une petite croix signale une tombe, pour indiquer qu’il s’agit de la terre des ancêtres, ou, plus vraisemblablement, pour symboliser que les expropriations sont menées brutalement, manu militari. Le motif des oiseaux noirs qui remplissent le fond 28. Artur Szyk, Satuty Kaliskie (Les Statuts de Kalisz), 1926-1930. Le manuscrit se compose de 45 planches illustrant le texte des privilèges accordés aux Juifs par le prince Boleslas Le Grand en 1264 et confirmés par la suite par le roi Casimir Jagellon. Szyk a dédicacé son ouvrage au Maréchal Piłsudski.

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de l’image, assurément des corbeaux, reprend la symbolique décrite précédemment à l’occasion de l’analyse du dessin de Henryk Nowodworski. La Première Guerre mondiale est pour Szyk une période particulièrement houleuse : au printemps 1914, il part pour la Palestine, où les autorités turques le soupçonnent d’espionnage. Son enrôlement dans l’armée russe lui permet de se sauver et l’amène à Łódź à la fin de l’année. Les Allemands entrent dans la ville à la fin du mois de novembre. La confiscation de l’usine des frères Szyk par les Allemands entraîne la ruine financière de la famille. L’artiste est témoin des pillages et des atrocités menés par l’armée prussienne. C’est pendant la guerre que l’artiste donnera toute sa mesure de caricaturiste anti-prussien. Ses dessins illustreront un poème d’un autre artiste judéo-polonais d’expression polonaise, le poète Julian Tuwim, La Révolution en Allemagne (Rewolucja w Niemczech). Rédigé par Tuwim en 1917 et illustré par Szyk au printemps 1918, le poème ne peut être publié sous l’occupation allemande. Il est présenté à un public choisi, lors de soirées clandestines, et ne paraîtra qu’en 1919, en Pologne indépendante29. Szyk publie des satires du même caractère dans les colonnes d’une nouvelle revue satirique parue à Łódź en 1918, le Harap (Le Fouet). Il se sert d’un dessin simplifié, linéaire, mais assez décoratif, facilement compréhensible par un large public. L’illustration polonaise à caractère idéologique connaît donc un grand essor à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Elle devient un moyen de choix pour divulguer les idées politiques et sociales auprès d’un large public, surtout peu instruit. La révolution de 1905 et la politique d’agression de la Prusse impériale seront ses sujets favoris. Dans le cas de l’idéologie socialiste on pourrait même risquer la thèse que l’illustration de 29. Julian Tuwim, Rewolucja w Niemczech, illus. Artur Szyk (La Révolution en ­Allemagne), Łódź, Książka i Sztuka, 1919.

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presse a joué pour elle le même rôle que le vitrail pour la divulgation de l’Histoire sainte au Moyen-Âge. L’illustration a bien sûr ses hommes de métier, ses artisans, mais elle attire également de grands noms de l’art polonais et grâce à leur talent, elle peut atteindre, du point de vue stylistique, une haute qualité et une grande diversité. Grâce à des artistes tels que Witold Wojtkiewicz ou Kazimierz Sichulski, qui ont su introduire dans l’illustration leur style original et personnel, elle peut être considérée comme un art à part entière. Artur Szyk en est un représentant exceptionnel, et son apport à son développement est très important. Mais son choix esthétique est différent des autres créateurs : au lieu de chercher l’appui dans les courants contemporains, il puise dans la grande tradition des miniaturistes et des enlumineurs des siècles passés. Son style que nous pouvons qualifier de « précieux » s’adapte particulièrement bien à l’illustration de grands sujets bibliques ou historiques (Le Livre d’Esther, La Haggadah). Mais son tempérament le pousse, aux moments des crises, à réagir contre l’injustice, les dangers physiques et moraux. Il devient alors un critique et un juge impitoyable, un caricaturiste à part entière. Ses opinions farouchement anti-allemandes sont dues sans aucun doute à ses propres observations dans sa Łódź natale durant la guerre. Son intelligence et sa perspicacité lui ont permis d’anticiper le danger que représenterait l’Allemagne. Même dans ses œuvres à caractère biblique ou consacrées à l’histoire du peuple juif, exécutées dans les conventions de la miniature médiévale, il arrive à inclure la critique d’actualité politique, dont l’exemple parfait est la page italienne des Statuts de Kalisz rappelant les événements de 1905 à Łódź. Si les illustrations de jeunesse de Szyk se rapprochent du style des caricatures d’autres artistes polonais (elles emploient un dessin au trait, en noir et blanc qui, simplifié, déforme et charge les formes), ses œuvres de maturité, de la période américaine, utilisent la couleur, la profusion des détails, et accentuent la précio-

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sité de l’image (ceci étant dû aussi à des possibilités techniques différentes). Elles ont déjà une force de monumentalité. Elles cumulent la beauté de la couleur, la précision du dessin avec l’acuité du regard critique et la force du message intellectuel.

L’auteur tient à remercier tout particulièrement M. Irvin Ungar de la Arthur Szyk Society (www.szyk.org) , Mme Małgorzata Kot et M. Jan Lorys du Polish Museum of America, ainsi que MM. Marek Szukalak et Krzysztof Zagrodzki pour leur aide dans l’illustration de son texte.

Pour les illustrations de cet article, voir cahier 2, planche XX et cahier 4, planches XXXIX et XL.

Le Bateau ivre de Rimbaud illustré par Toyen Arnault Maréchal

En 1991, une exposition au musée Cantini, à Marseille, intitulée « Arthur Rimbaud et les artistes du XXe siècle » a été l’occasion de dresser un état des lieux de l’illustration consacrée au poète, et la conclusion fut surprenante : si sa vie et sa personne ont constitué une inépuisable source d’inspiration pour les artistes, sa création proprement dite n’a été en revanche que rarement traitée par l’image. Les œuvres prenant Rimbaud pour sujet sont nombreuses ; elles vont des portraits les plus classiques (on pense bien sûr au Coin de table de FantinLatour de 1872, ou aux photographies d’émile Carjat de 1871) aux travaux contemporains in situ, comme ceux d’Ernest Pignon-Ernest qui le placent . Cat. exp. Arthur Rimbaud et les artistes du XXe siècle, Marseille, Musées de Marseille, 1991. ©Cultures d’Europe centrale n° 6 (2006)

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en 1978-1979 au cœur de la Ville. Dans la deuxième moitié du XXe siècle, l’image de Rimbaud devient si forte qu’elle sort du domaine de l’art pour devenir une simple valeur ajoutée dans la production médiatique ; ainsi son visage, et notamment l’un des portraits par Carjat, sans cesse retravaillé et transformé, est aujourd’hui vendu en carte postale ou utilisé pour illustrer des magazines, voire pour ornementer des objets commerciaux au point d’être devenu, dans le domaine de l’iconographie populaire, l’un des clichés par excellence du Poète Maudit. Ici se trouve peut-être une explication au déséquilibre dans les illustrations les prenant pour thème, lui ou son œuvre : la vie de Rimbaud est source d’inspiration parce qu’elle reflète la conception que nous nous faisons d’un poète ; en revanche, son œuvre est plus difficile à représenter parce qu’elle refuse les sentiers battus, évite ou détourne les clichés et cherche à créer dans l’écriture son propre langage. L’illustrateur qui veut y travailler n’a aucun repère et doit donc trouver un langage personnel pour accompagner le poète. C’est d’ailleurs ce qu’estiment les deux commissaires de l’exposition marseillaise, Nicolas Cendo et Véronique Serrano, dans leur présentation du catalogue lorsqu’ils écrivent : « C’est peut-être dans l’œuvre, sa fulgurance, son projet profond, que réside une des réponses à une telle désaffection. » Les artistes s’intéressant à la poésie rimbaldienne sont confrontés à la nécessité soit de créer un langage pictural particulier, soit de s’en tenir à une illustration littérale des poèmes. Cette dernière tendance semble majo-

. Rimbaud, exposition d’Ernest Pignon-Ernest réalisée à Paris et Charleville en 1978 et 1979. . Quelques exemples de ces objets sont exposés sur la page internet http://www. ac-reims.fr/ia08/Rimbaud/modernite/textiles/textiles.html. . Cat. exp. Arthur Rimbaud et les artistes du XXe siècle, op. cit..

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ritaire. Toutefois, les artistes qui choisissent de s’approprier le texte rimbaldien pour nourrir leur œuvre nous intéresseront plus dans le cadre d’une approche de l’illustration. En France, les premières tentatives de ce type viennent des Surréalistes. Yves Tanguy peint Palais Promontoire (1931, coll. Peggy Guggenheim, Venise) ; en 1934, Max Ernst publie un recueil de collages, La Semaine de bonté, et explique sa démarche dans un texte, Au-delà de la peinture, qui renvoie à l’Alchimie du verbe. Il s’agit moins de s’intéresser aux images que propose Rimbaud que de suivre son parcours dans l’écriture et de tenter de dessiner ce qu’il ressent. Toutefois, en Bohême, Toyen les a précédés de quelques années. Entre 1929 et 1930, elle réalise deux images intitulées Le Bateau ivre. Ces deux dessins de Toyen peuvent sembler un travail modeste et discret par rapport aux importantes séries d’illustrations qu’elle réalise à l’époque, dans les domaines les plus divers : cela va d’illustrations pour enfant pour Marie Majerová aux célèbres images érotiques qu’elle livre pour la Erotická Revue. Si le talent et l’imagination du peintre dans ces domaines sont incontestables, on peut toutefois considérer que les deux illustrations . L’un des exemples les plus éloquents est une œuvre de Roger Vieillard qui date de 1945. Elle illustre le poème « Barbare » ; l’image recense chaque élément du vers de Rimbaud « le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques » et comporte donc de la viande agencée en forme de pavillon, de la banquise, de la mer et des fleurs arctiques. . Max Ernst, « Au-delà de la peinture », Cahiers d’art, Paris, 1937. . Toyen (Marie Čermínová : 1902–1980). Peintre, illustrateur. Membre du Devětsil, elle lance l’artificielisme avec Jindřich Štyrský, avec lequel elle vit à Paris de 1925 à 1929. En 1934, elle est membre fondateur du Groupe des surréalistes en ČSR. Pendant la guerre, elle se lie avec le poète Jindřich Heisler, avec lequel elle s’installe définitivement à Paris en 1947, là elle retrouve le groupe surréaliste autour d’André Breton. . Marie Majerová, Veselé pohádky z celého světa (Contes gais du monde entier), Odeon, Prague, 1930. Toyen réalise pour l’ouvrage vingt illustrations dont František Halas écrit qu’elle peint les animaux comme se les représentent les enfants.

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du Bateau ivre sont dignes d’intérêt à un autre niveau : elles apparaissent comme de discrètes balises marquant l’évolution de l’artiste. En effet, elles sont créées à une période où Toyen commence à se détacher de l’artificialisme pour aller vers le surréalisme. Ces dessins, ainsi que d’autres illustrations de poèmes, en particulier ceux du poète tchèque Vitězslav Nezval, représentent des similitudes avec les toiles que peint alors l’artiste. Ils donnent à penser que Toyen, lorsqu’elle illustre la poésie – elle s’y intéressera toute sa vie, étant, comme le souligne Karel Srp, plus proche des poètes que des peintres10 - choisit d’y reporter les interrogations qu’elle se pose dans sa peinture, ce qui n’est pas toujours le cas de ses autres travaux d’illustratrice. Les dessins de Toyen inspirés par Le bateau ivre sont effectués à une période où deux de ses proches s’intéressent au poète français ; en 1930, l’artiste Jindřich Štyrský écrit une biographie de Rimbaud11, et Vítězslav Nezval travaille à une traduction de ses poèmes.

. Vítězslav Nezval (1900-1958). Figure de proue de la poésie d’avant-garde tchèque, membre à partir de 1922 du groupe poétiste Devětsil, dont il sut magistralement développer le programme artistique, reposant sur une exploration euphorique et ludique de la modernité, inspiré par A. Rimbaud et G. Apollinaire (voir notamment Podivuhodný kouzelník [L’enchanteur prodigieux], 1923). Fondateur du groupe surréaliste (1934), admirateur d’André Breton (il relata son voyage à Paris dans Ulice Gît-le-Cœur, en fr. La Rue Gît-le-Cœur, La Tour d’Aigues, Éd. de l’Aube, 1988), il exploita les techniques de capture des mouvements de l’inconscient (Praha s prsty deště [Prague aux doigts de pluie], 1936) et de l’association d’idées (Pražský chodec [Le Passant de Prague], 1938) puis, à partir de 1948, il sera le représentant de la littérature officielle (Stalin [Staline], 1949). Il a laissé de très intéressants souvenirs (Z mého života [Scènes de ma vie], 1959). 10. Cat. exp. Karel Srp, Toyen, une femme surréaliste, Lyon et Saint-Étienne, ­ Artha, 2002. 11. Jindřich Štyrský, Život A. Rimbauda, Prague, Odeon, 1930.

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Štyrský a abondamment écrit sur ses propres travaux, ainsi que sur ceux de Toyen. Ces textes sont intéressants car la personnalité discrète, voire secrète, de l’illustratrice et peintre l’a rarement poussée à s’exprimer sur son œuvre. Les deux artistes, vivant en commun, ont un parcours parallèle et une évolution similaire de l’artificialisme au surréalisme, même si leurs œuvres sont bien distinctes. Štyrský écrit dans Almanach Kmene au sujet de Toyen qu’« un illustrateur inspiré est plus excité par la personnalité du poète et l’atmosphère de son œuvre que par l’aspect extérieur de la narration, les gestes spectaculaires et le genre littéraire.12 » Nous trouvons là une conception qui annonce dans une certaine mesure celle de Max Ernst quelques années plus tard. Štyrský est d’autant plus au fait des problèmes auxquels est confrontée Toyen et des choix qu’elle doit faire face au Bateau ivre qu’il a reçu une commande pour illustrer Les Chants de Maldoror de Lautréamont13. Il note également : « ce serait un malentendu que de demander à l’illustrateur de s’affliger là où se manifeste le chagrin du poète. Seule une caricature peut naître de la coïncidence entre le poète et son illustrateur. L’expression graphique des métaphores verbales ne fait que distraire le vrai amateur de poésie.14 » Un poème aussi commenté que Le bateau ivre a donné, on le sait, naissance à une floraison d’analyses et aux interprétations les plus diverses. Toyen évite d’en proposer une explication picturale ; en se laissant guider par son imagination et les thèmes qui lui sont propres, elle offre deux dessins 12. Jindřích Štyrský, « Inspirovaná ilustrátorka », Almanach Kmene, Prague, Kmen, p. 71-74. 13. Voir Lenka Bydžovská, « Lautrémont vu par Jindřich Štyrský », in « Littérature et beaux-arts dans les Pays tchèques de la fin de siècle aux avant-gardes », éd. Xavier Galmiche et Markéta Theinhardt, numéro spécial de la Revue d’Etudes slaves, t. 74, fasc. 1, 2002-2003, p. 143-150. 14. Ibid.

Le Bateau ivre de Rimbaud illustré par Toyen

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empreints d’onirisme. L’illustration est moins au service du texte que la rencontre entre l’univers d’un écrivain et celui d’un dessinateur. L’artiste peut retrouver les thèmes qui l’obsèdent ; ainsi le monde marin, et plus généralement l’élément liquide exercent une fascination sur elle et ont été le thème d’un grand nombre de ses toiles. Les images aquatiques du poème sont reprises, mais agencées dans le sens des autres travaux de Toyen. L’aspect narratif du texte disparaît au profit de l’immersion dans un univers marin et imaginaire, et le mouvement qui anime le dessin naît dans la reconnaissance, pour le lecteur, de plusieurs éléments qui se superposent. Les images de Toyen sont souvent l’expression d’un monde intérieur, comme on peut raisonnablement le penser du poème de Rimbaud dont Jean-Pierre Richard a écrit qu’il était une métaphore du « cœur de l’être »15. Nous pouvons remarquer au passage, de manière peut-être anecdotique, que Rimbaud, lorsqu’il écrit le Bateau ivre, décrit un monde qu’il ne connaît pas, comme Toyen qui, lorsqu’elle peint l’autre grand thème récurent de son œuvre, le désert, travaille sur un lieu où elle n’est jamais allée. Cela renvoie à l’artificialisme, mouvement lancé par Štyrský et Toyen qui s’intéresse à ce que Karel Srp appelle « le souvenir du souvenir »16. Comme dans le surréalisme, l’inconscient et le jaillissement de l’image jouent un grand rôle, mais la transformation de celle-ci est déterminante. Ainsi, l’image spontanée, mais qui se superpose à une autre, ou qui subit une métamorphose sont l’un des éléments essentiels de la peinture artificialiste. Cette tendance permet de ­ comprendre comment le flot continu d’images du poème de Rimbaud constitue, tout comme les incessantes métamorphoses des Chants de Maldoror, une source d’inspiration importante pour Štyrský et Toyen. Dans l’optique d’une recréation plutôt que d’une illustration, il est intéressant de faire un parallèle avec le travail de traduction de l’œuvre de 15. Jean-Pierre Richard, Poésie et profondeur, Seuil, 1955, p. 123. 16. Karel Srp, Toyen, une femme surréaliste, op. cit., p. 168.

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Rimbaud que fait alors Vítězslav Nezval. On sait que le poète et Toyen sont très proches ; elle illustre ses poèmes, et trouve des titres pour les tableaux du peintre. Elle est au courant des travaux de Nezval sur la poésie rimbaldienne et consciente des difficultés que présente la langue de Rimbaud, source de gêne pour ses traducteurs, à commencer par Nezval et Čapek, ce qui rend quasiment certain le fait que Toyen a consulté la traduction en cours de Nezval au moment de créer ses dessins. Elle n’ignorait pas les options de travail de Nezval, qui s’attachait non à traduire à la lettre les vers de Rimbaud, mais à retrouver une expérience poétique similaire. Nezval a la réputation d’être un traducteur pour le moins infidèle. Ses Vers de Rimbaud ne dérogent pas à cette appréciation. Son approche a été parfois contestée et a du reste fait en France l’objet d’une lecture très critique de la part de Jeanne Bem en 1993, dans l’article « Rimbaud en tchèque en 1930 »17. Ayant présenté le point de vue de Nezval sur cette infidélité, elle se livre à une étude de texte sévère du poème Angoisse et de sa traduction pour conclure que si l’auteur tchèque est un maître admirable dans sa langue, son travail sur Rimbaud n’est pas à la hauteur et qu’il est dommage que le lecteur tchèque n’ait pu pendant soixante ans découvrir le poète que par cette traduction. La traditionnelle question de la fidélité à l’esprit ou à la lettre d’une traduction est un débat qui ne peut bien sûr pas être tranché ; il est toutefois possible de faire un certain nombre de remarques. D’abord, la traduction que Nezval fait de Rimbaud n’est pas la seule à la disposition du lecteur tchèque ; Jaroslav Vrchlický et Karel Čapek l’ont déjà traduit. Ces deux auteurs sont d’ailleurs, chacun pour sa génération, considérés comme ayant fait découvrir la poésie française en Bohême. Nezval peut donc se sentir libre d’interpréter à sa manière le poète, sans craindre d’offrir une seule lecture possible. D’autre part, il est reproché à 17. Jeanne Bem, « Rimbaud en tchèque en 1930 », Arthur Rimbaud, dir. André Guyaux, Paris, Cahiers de l’Herne, 1993.

Le Bateau ivre de Rimbaud illustré par Toyen

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Nezval d’être infidèle en terme de ponctuation. On connaît son importance chez Rimbaud, son utilisation lui permettant d’obtenir des effets poé­ tiques ; la traduction entraînerait des simplifications qui trahissent le sens de la poésie. Or la ponctuation a une valeur bien différente en français et en tchèque, et Nezval était contraint, en tchèque, d’obéir à des règles plus strictes. Sur ce plan, le traducteur, moins qu’une simplification abusive, a simplement placé les poèmes dans le cadre de l’expression tchèque. Il a certes dû être confronté à des difficultés de compréhension de la langue rimbaldienne, comme Karel Čapek, qui signale s’être aidé de la traduction de Vrchlický. Mais Nezval revendique le droit à l’interprétation, en s’appuyant sur Rimbaud lui-même, qui écrit dans Alchimie du verbe la phrase suivante : « Je réservais la traduction ». Nezval interprète cette idée comme un désir de se détacher de la logique d’expression de sa langue maternelle. Il choisit donc de se livrer à une recherche d’effets d’équivalences plus qu’à une traduction pure et simple. Ces considérations sur un travail de traduction pourraient sembler nous éloigner de l’illustration. Mais il est intéressant de comparer les deux types de travaux effectués parallèlement pour un même poète. La poésie de Rimbaud, qui entend trouver sa voix propre, oblige le traducteur à recréer le poème, sous peine de réduire le texte à une succession d’images traduites, mais dépouillées de leur profondeur. L’illustrateur de Rimbaud, s’il veut restituer la richesse du texte, n’a souvent pas d’autre choix que d’interpréter le poème et de l’intégrer à ses propres recherches. Les illustrations du Bateau ivre faites en 1929 par Toyen, moins connues que ses autres travaux du même type, sont néanmoins particulièrement intéressantes, et non seulement parce qu’elles précèdent les grandes illustrations de Tanguy et de Max Ernst. Elles reflètent l’un des aspects des travaux de trois artistes tchèques majeurs de l’entre-deux-guerres et contri-

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buent à mettre en lumière leurs préoccupations et réflexions sur le travail d’interprétation et sur leur choix de préférer trouver une équivalence dans leur art propre que de se livrer à une traduction ou à une illustration pure et simple.

La présente communication a été préparée dans le cadre du Diplôme d’études Approfondies (DEA) de l’UFR d’études slaves, mention tchèque.

Illustrer Hrabal : la poétique hrabalienne à travers les illustrations de Josef Jíra, de Vladimír Tesař et de Vladimír Boudník Kristýna Matysová

Comment illustrer Bohumil Hrabal ? L’œuvre de cet auteur tchèque, l’un des plus remarquables de la deuxième moitié du XXe siècle, publiée aussi bien dans des éditions clandestines que par des maisons d’édition tchécoslovaques officielles, peut être divisée en deux parties. D’un côté, elle comporte les ouvrages qui ont été publiés sans intervention censoriale, souvent dans les humbles conditions de l’« underground » et donc rarement

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illustrés, de l’autre, ceux qui ont été révisés et considérablement remaniés, embellis pour récompenser en quelque sorte l’œil du lecteur. Or il existe des exceptions. Ainsi, la première publication illustrée d’un texte de Hrabal, intitulé Propos de gens, était accompagnée de deux dessins de Kamil Lhoták. Elle parut en 1956 comme supplément du bulletin de l’Association des bibliophiles tchèques à Prague. Le premier livre de Hrabal officiellement publié par la maison d’édition officielle tchèque ne vit le jour que sept ans plus tard. Selon la liste bibliographique du tome 19 des Œuvres complètes de Bohumil Hrabal, son premier texte officiel à avoir été illustré est La Grande Marguerite (Kopretina), qui a été publié à 50 000 exemplaires. L’auteur des illustrations était Jitka Kolínská. Étant donné la très grande étendue des publications de Bohumil Hrabal, nous restreindrons le champ de notre étude à trois de ses illustrateurs : Josef Jíra (1929-2005), Vladimír Tesař (1924-) et Vladimír Boudník (19241968). Ce choix rassemble trois artistes proches de l’univers hrabalien, à la fois pittoresque, caricatural et profondément humain.

. Avant d’aborder le sujet de l’illustration, il convient de faire le point sur le fonctionnement du réseau de la production de livres dans l’ancienne Tchécoslovaquie. Les bases de la politique éditoriale furent posées dès mai 1945 et la loi définissant son organisation fut votée en mai 1949. Ainsi, chaque maison d’édition devait respecter le domaine de publication qui lui était officiellement octroyé. Le 23 décembre 1952, on prit également la décision que le distributeur général serait l’entreprise d’État Kniha (le Livre). La maison Československý spisovatel (Écrivain tchécoslovaque) fut désignée comme éditeur des livres d’auteurs contemporains tchèques et étrangers. . Bohumil Hrabal, Hovory lidí [Propos de gens], Spolek českých bibliofilů, n° 5, Prague, septembre 1956. . Bohumil Hrabal, Sebrané spisy Bohumila Hrabala 1-19 [Œuvres complètes de Bohumil Hrabal 1-19], Prague, Pražská imaginace, 1991-1997. . Bohumil Hrabal, Kopretina [La Grande Marguerite], Prague, Mladá fronta, 1965.

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Le peintre et graveur Josef Jíra développe à travers son œuvre artistique le thème de l’homme et de son intégration dans l’environnement. L’homme en tant qu’acteur de l’histoire y est perçu d’un point de vue symbolique. Jíra met également l’accent sur le motif du paysage de sa patrie. Il peint les êtres humains dans leur lutte absurde contre la réalité qui les entoure. Le côté lyrique, qui caractérise certaines de ses œuvres, semble resurgir également dans ses illustrations réalisées pour le récit La Chevelure sacrifiée de Bohumil Hrabal, publié en 1982 dans La Petite Ville au bord de l’eau. Le même récit fut de nouveau illustré cinq ans plus tard par le peintre Vladimír Tesař dans Le Livre pour les Robinson (et Vendredi), conçu comme une rencontre entre trois écrivains, Karel Poláček, Ota Pavel et Bohumil Hrabal, et trois artistes-illustrateurs tchèques, Antonín Pelcl, Adolf Born et Vladimír Tesař. Ce dernier met l’accent sur la dimension ludique et poétique des personnages hrabaliens. Enfin, il faudrait évoquer Vladimír Boudník, ami et collègue de Bohumil Hrabal, auteur des dessins qui accompagnent les courts textes poétiques de Bourgeons. Après avoir été mis au pilon en 1970, lors de sa première publication, le livre fut réédité par la maison d’édition Mladá Fronta en 1992. Une réflexion sur l’œuvre de Vladimír Boudník amène à s’interroger sur la définition des limites de l’illustration. Ainsi, dans le cas de Bourgeons, il s’agit plutôt d’un contrepoint ou d’un parallèle qui enrichit le livre d’une nouvelle dimension artistique.

. Bohumil Hrabal, Postřižiny, Prague, Československý spisovatel, 1976; trad. fr. Claudia Ancelot La Chevelure sacrifiée, Paris, Gallimard, 1987 ; republié dans Městečko u vody [La Petite Ville au bord de l’eau], Prague, Československý spisovatel, 1982. . Bohumil Hrabal, Ota Pavel et Karel Poláček, Knížka pro Robinsony (a taky Pátky) [Livre pour les Robinson (et Vendredi)], Prague, Odeon, 1987. . Bohumil Hrabal, Poupata [Bourgeons], Prague, Československý spisovatel, 1970, pilonné ; rééd. Prague, Československý spisovatel, 1992.

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Bohumil Hrabal, lui-même passionné par l’art, connaissait bien l’œuvre de Josef Jíra. En 1977, Jíra a peint le portrait de l’écrivain, une huile sur toile réalisée à Kersko, dans la maison de campagne de Hrabal. Ce dernier a écrit dans de nombreux catalogues d’expositions de Jíra, par exemple pour celles des galeries Fronta et Platýz à Prague. Ensemble, ils ont fait trois voyages en Espagne et à Chypre. Il n’est donc guère étonnant que Jíra se soit chargé d’illustrer trois récits de Hrabal publiés en 1982 sous le titre La Petite Ville au bord de l’eau : La Chevelure sacrifiée, déjà illustré par Kamil Lhoták en 1976, Les Millions d’Arlequin et Le Beau-deuil. Élève de l’Académie des Beaux Arts de Prague, disciple de Miroslav Holý, Vlastimil Rada et Otakar Nejedlý, Josef Jíra a été l’auteur de nombreuses illustrations, notamment celles du livre d’Ivan Olbracht, Golet dans la vallée en 198810. Au début de sa carrière, sa peinture au caractère expressif est influencée par Vincent van Gogh, puis par Edvard Munch et Karel Černý. Il cherche son inspiration également dans l’École de Paris. En outre, à partir de 1987, Jíra prépare des modèles de vitraux pour la chapelle du château de Liberec d’après les motifs de Kytice, Un bouquet de légendes ­tchèques de Karel Jaromír Erben, projet qui sera annulé en 1989 par son commanditaire11. Les illustrations accompagnant les trois récits de Bohumil Hrabal sont caractéristiques de la méthode d’approche artistique de Josef Jíra, qui . Cat. exp., Prague, galerie Fronta, 1981 ; cat. exp. « Obrazy z cest » [Images de voyages], Prague, galerie Platýz, 1983. . Bohumil Hrabal, Harlekýnovi milióny, Prague, Československý spisovatel, 1981; trad. fr. Milena Braud Les Millions d’Arlequin, Paris, Robert Laffont, 1995. 10. Ivan Olbracht, Golet v údolí, illustré par Josef Jíra, Prague, Československý spisovatel, 1988 ; 1ère édition, Prague, Melantrich, 1937; trad. fr. Ginette Philippot, Golet dans la vallée, Prague, Artia, 1964. 11. Karel Jaromír Erben, Kytice z pověstí národních, Prague, J. Pospíšil, 1853; éd. bilingue, Kytice, Un bouquet de légendes tchèques, Cahiers Slaves, n° 4, 2001. Josef Jíra : K. J. Erben, Poklad [Le Trésor], gravure sur bois, 1987 ; Kolovrat [Le Rouet], bois et métal, 1987 ; les vitraux : Dceřina kletba [La Malédiction de la fille], Poklad [Le Trésor], Svatební košile, [La Chemise de noces], 1988.

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consiste en une lecture minutieuse du texte pour transformer la matière littéraire en images symboliques. Celles-ci transgressent le cadre de la narration et affirment leur existence autonome. L’accent est mis sur le détail, qui devient symbole. Bohumil Hrabal s’exprime ainsi à propos de pein­ tures de Jíra dans le catalogue de l’exposition à la galerie Fronta à Prague : « Les tableaux de Josef Jíra sont tachés par des signes supra temporels et par les chiffres du temps.12 » L’auteur pense ici sans doute à la définition des « chiffres » par Karl Jaspers dont il a traduit des extraits. Il décrit le peintre comme quelqu’un qui révèle la réalité qui dépasse l’homme. Tout en se sacrifiant, sans avoir le choix, il suit une voie qui lui vient de l’extérieur, qui l’honore en même temps qu’elle le surprend. L’illustration de Josef Jíra présentée sur la deuxième de couverture de La Chevelure sacrifiée s’organise autour d’un axe vertical et horizontal. Le motif-clef est le temps. Les lunettes situées à gauche sont tournées vers une montre de gousset. L’heure qu’elle indique, 7h 25, renvoie au premier chapitre du livre dans lequel Maryška, la narratrice, décrit l’atmosphère du soir, lorsque la lumière électrique s’éteint et qu’il est temps d’allumer les lampes à huile. L’une des lampes apparaît à l’extrême droite du tableau. Sur l’axe vertical, l’auteur souligne le motif du temps, en plaçant en bas du tableau une tour de l’horloge. Tout en haut, à l’opposé de celle-ci, une veste de costume, couronnée par un casque de moto, évoque le mari de la narratrice, Francin. Il s’agit d’un personnage à deux facettes. Il peut être perçu comme un homme sérieux et délicat, gérant consciencieusement une brasserie, et également comme un mari maladroit qui, poussé par un amour démesuré pour sa femme, devient acteur de nombreuses scènes ridicules. D’où la divi12. « Proto obrazy Josefa Jíry jsou umazány nadčasovými znaky a časovými šiframi. », Bohumil Hrabal, « Katalog z roku 1981 v pražské Frontě », cité d’après Josef Jíra, malíř a grafik [Josef Jíra, peintre et graveur], Liberec, Nakladatelství Libereckých tiskáren, 1992, p. 58.

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sion de la veste : du côté gauche on voit un costume de clown et du côté droit la veste correcte d’un responsable de brasserie. La touffe de cheveux qui sort de la manche gauche de la veste renvoie au titre du récit. L’horloge et les cheveux coupés symbolisent le changement, l’avènement des temps modernes et le progrès qui est l’un des thèmes principaux du livre. Les mêmes motifs des cheveux et de la lumière provenant d’une lampe à huile reviennent dans l’illustration suivante. Les mains liées par un collier de perles créent un cercle. L’omniprésence de la narratrice est ici mise en contraste avec la chemise suspendue à l’arrière du tableau qui peut encore évoquer Francin, mis au second plan dans le récit par Maryška et par l’oncle Pepin. Les tableaux de Josef Jíra contiennent une dimension existentielle qui cherche à découvrir l’homme dans son monde quotidien. Dans un texte intitulé « Le mythe du quotidien », le critique Jindřich Chalupecký écrit à propos des peintures de Jíra : « On peut distinguer des œuvres ‘abstraites’ qui sont plus proches du général et de l’objectif que nous connaissons dans la vie, et les œuvres ‘réalistes’ qui tendent plus vers le concret et le subjectif, vers une expérience de la vie humaine. Dans l’art tchèque, Josef Jíra serait à classer parmi les artistes du deuxième groupe. Le destin, qui sert de sujet à ses tableaux, n’est pas celui de l’homme en général mais il s’agit du destin d’un homme dans ce temps et dans ce lieu.13 »

Il faudrait comparer le déchiffrement de l’univers du récit hrabalien par Jíra avec celui que propose Vladimír Tesař. Tandis que les tableaux de Jíra comportent une dimension symbolique et lyrique, les illustrations de Tesař mettent en valeur l’humour de ce texte haut en couleur. Tesař joue avec les 13. Jindřich Chalupecký, « Mýtus všednosti » (Le mythe du quotidien), catalogue d’exposition des artistes Jíra, Komárek, Roučka en RFA en 1987, cité d’après Josef Jíra, malíř a grafik [Josef Jíra, peintre et graveur], op. cit., p. 64.

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personnages en accentuant leurs traits typiques, à la limite de la caricature. Les longs cheveux de Maryška, dont la beauté féminine fait l’objet de l’admiration des employés de la brasserie, ainsi que la pinte de bière constituent des motifs principaux des illustrations de Tesař. Les petites images caricaturales complètent les grands dessins pittoresques. Il s’agit de Maryška à vélo, après avoir audacieusement raccourci sa jupe, ou de l’oncle Pepin tenant une pinte de bière dans sa main droite. L’expression de ce dernier traduit, entre autres, son caractère bruyant. Tesař regroupe différents éléments du récit pour en faire une sorte de collage. Des andouillettes flottent en l’air au-dessous du drapeau tchécoslovaque. Derrière, on voit des personnes en train de faire la queue pour écouter pour la première fois une transmission de la radio sans fil. Les mêmes motifs se répètent de sorte que nous les retrouvons multipliés sur une même image comme dans le cas de l’illustration n° 10, où on voit Maryška sur son vélo en haut et au centre du dessin. Les motifs de la bière et des andouillettes sont juxtaposés aux objets ludiques et fantastiques comme le ballon, l’hélice de l’avion fixée directement sur le ventre d’un pilote et les ailes de papier. Tous ses motifs évoquent la légèreté et l’envie de voler qu’éprouve Maryška au sommet de la cheminée. Elle est représentée, en l’absence de l’oncle Pepin, tel un ange face à la lune croissante. Tesař utilise différentes techniques pour ses illustrations. Les dessins sont faits au crayon et au pastel. Quoiqu’ils n’aient rien perdu de leur expressivité, il faut constater qu’ils sont plus ou moins marqués par l’esthétique des années 1980. À côté du dessin, Vladimír Tesař utilise d’autres techniques comme la peinture, la gravure sur bois, l’eau-forte, la pointe sèche, l’aquatinte et la lithographie. Il a illustré ainsi un grand nombre d’œuvres de la littérature classique, par exemple La Grand-mère (Babička) de Božena

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Němcová, le Faust de Goethe etc.14 Tesař est également lauréat de nombreux prix de concours en Tchécoslovaquie et à l’étranger. L’œuvre des deux illustrateurs déjà évoqués, Josef Jíra et Vladimír Tesař, semble s’opposer à celle de Vladimír Boudník, phénomène de l’art de la deuxième moitié du XXe siècle, qui échappe aux catégories préfabriquées de l’histoire de l’art. Peintre et graveur, Boudník a rédigé en tout trois manifestes de « l’explosionalisme », deux en 1949 et le troisième en 1951. Il s’agit d’un art qui devait permettre aux gens de préserver certaines valeurs même si le monde subissait une catastrophe encore plus grande que celle de la Deuxième Guerre mondiale15. Organisateur de happenings dans les rues de Prague, Boudník incitait les passants à développer leur imagination en contemplant les courbes qui resurgissent sur les murs d’anciennes maisons. Selon le critique tchèque Jan 14. Božena Němcová, Babička : Obrazy venkovského života, illustré par Vladimír Tesař, Prague, Československý spisovatel, 1979 ; 1ère édition, Božena Němcová, Babička : Obrazy venkovského života, Prague, Grégr, 1880; trad. fr. Jos. Bož. Koppová, Grand-mère, Prague, Jaroslav Pospíšil, 1955; Johann Wolfgang von Goethe, Faust, illustré par Vladimír Tesař, trad. Otokar Fischer, Prague, Odeon, 1982. 15. La conception de « l’explosionalisme » de Boudník est influencée, en grande partie, par son humanisme. Citons l’une des dernières versions théoriques de ce courant artistique, exposée par Boudník dans une lettre adressée à Antonín Hartman : « Nombreux étaient ceux qui ne comprenaient pas pourquoi je m’occupais davantage des gens, en les forçant à éveiller leur imagination, et laissais ainsi ma propre création de côté. J’ai été guidé par mon instinct de conservation […] Est-ce que vous vous rendez compte que, lorsque toutes les valeurs seront détruites et ceci même au niveau théorique, l’homme doué d’imagination aura toujours la force de recréer sa propre galerie ? Telle était pour moi la vraie mission de ‘l’explosionalisme’. Vladimír Boudník in Jan Rous, « Prométheus z periferie » [Le Prométhée de la périphérie], cat. exp. Vladimír Boudník, mezi avantgardou a undergroundem, [Vladimír Boudník, entre avant-garde et underground], Prague, Gallery, 2004, p. 23.

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Lopatka, les démonstrations explosionalistes, les lettres et les mani­festes ont créé une nouvelle forme d’œuvre qui marque « un mouvement vers une expression directe dépourvue de métaphore.16 » Bohumil Hrabal décrit un des happenings dans un récit intitulé La Légende de Vladimírek publié en 1968 dans Ballades sanglantes et légendes17. Les deux artistes se sont rencontrés en 1950 dans le bus qui conduisait chaque jour les ouvriers dans les aciéries de Kladno où ils travaillaient tous les deux. Un autre aspect qui les unit est le terme de « réalisme total », repris du titre d’un recueil de poésies d’Egon Bondy écrit en 195118. L’idée principale de cette attitude artistique est de voir et entendre les choses et les mots essentiels. La poétique du groupe 42 (Skupina 42) fut fondée selon le même principe19. Vladimír Boudník travaille entre 1949 et 1950, selon lui, sur des projets semblables à ceux de Jackson Pollock, sans que les deux artistes se soient connus20. En 1958, Boudník expose à Expo 58 à Bruxelles. 16. Jan Lopatka, Předpoklady tvorby [Les prémisses de la création], Prague, Československý spisovatel, 1991; cité d’après Jan Rous, « Prométheus z periferie », op. cit., p. 19. 17. Bohumil Hrabal, Morytáty a legendy, Prague, Československý spisovatel, 1968 ; trad. fr. Xavier Galmiche Ballades sanglantes et légendes, Paris, L’Esprit des péninsules, 2004. 18. Egon Bondy, Ich und es, totální realismus, [Ich und es, le réalisme total], Prague, édition samizdat, Edice Půlnoc, février 1951 ; réed. Egon Bondy, Básnické dílo Egona Bondyho, [L’œuvre poétique de Egon Bondy], t. 2, Prague, Pražská imaginace, 1992. 19. Groupe artistique formé, comme son nom l’indique, en novembre 1942 dont les membres principaux sont : J. Kainar, J. Kolář, J. Hauková, I. Blatný, J. Hanč, Fr. Hudeček, K. Lhoták, K. Souček, J. Kotík, J. Smetana, B. Matal, Fr. Gross, L. Zívl, M. Hák et les théoriciens J. Chalupecký et J. Kotalík. 20. En 1991, Boudník écrit à l’un de ses amis : « Figure-toi que Pollock travaillait en même temps sur ce que je faisais et vice-versa, alors qu’en 1949-50, l’un et l’autre, nous ignorions notre existence. », Vladimír Boudník, Z korespondence II, [De la correspondance II] in Revolver revue 26, Prague, 1994, p. 36.

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Son œuvre devient ainsi, paradoxalement, plus connue à l’étranger qu’en Tchécoslovaquie21. Boudník utilise de nombreuses techniques : à partir de 1955, il pratique la technique de la graphique active qui est obtenue par la perforation, l’impression ou la brûlure par un chalumeau sur une plaque en dural. Certaines gravures ont été obtenues à l’aide de la pratique « d’exhumation » par oxydation. Par ailleurs, Boudník crée un nouveau type ­d’assemblage négatif graphique. L’œuvre variée de Boudník comporte des collages, décalques, monotypes, lithographies, gravures à la pointe sèche, gravures sur bois, peintures par des corps liquides, peintures par des rayons lumineux sur des photogrammes et autres. Néanmoins, il est difficile de désigner Vladimír Boudník comme un illustrateur. Le livre de Bohumil Hrabal Bourgeons, paru en 1970, reprend les gravures de Boudník, après que ce dernier s’est suicidé le 5 décembre 1968. Dans la mesure où l’ouvrage fut interdit à la vente dès 1970 et où la plupart des exemplaires furent pilonnés, on dut utiliser d’autres gravures pour la réédition de 1992. Les œuvres de Vladimír Boudník à caractère abstrait servent ainsi plutôt d’accompagnement aux textes de Bohumil Hrabal. Les travaux de Boudník figurent également dans un livre de Hrabal intitulé La Machine atomique Perkeo22. Ils ajoutent une nouvelle dimension aux ­textes et opèrent une transgression artistique au sein du livre. Bohumil Hrabal a toujours semblé proche de ses illustrateurs. Dans le cas de Vladimír Boudník, l’écrivain va encore plus loin : le peintre devient sous sa plume un personnage littéraire. Vladimírek se trouve transformé en Tendre Barbare dans le livre éponyme, écrit en hommage à l’artiste en 21. Une de ses œuvres représente, à côté de František Kupka, l’art tchèque dans le livre de Michel Seuphor, La Peinture abstraite, sa genèse, son expansion, Paris, Flammarion, 1962. 22. Bohumil Hrabal, Atomová mašina značky Perkeo [La Machine atomique Perkeo], Prague, Práce, 1991 ; tr. fr. Benoît Meunier, in Jarmilka, Paris, L’Esprit des péninsules, 2004.

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1972 et publié pour la première fois en 1990, après la « révolution de velours »23. À travers l’œuvre des trois illustrateurs choisis, nous avons un certain panorama d’approches artistiques variées : d’un côté Jíra et Tesař, deux illustrateurs affirmés ; de l’autre Vladimír Boudník. Ce dernier est resté un artiste peu connu de son vivant bien qu‘il ait joué un rôle considérable dans l’oeuvre de Hrabal, non seulement en tant qu’ami mais aussi en tant que son collègue et modèle littéraire. Il inspira Hrabal, tout comme Jiří Kolář, dans ses expériences par lesquelles il cherchait à transgresser les limites de l’art. Ainsi, en observant la partie graphique de Bourgeons, on est amené à examiner l’évolution du rôle de l’illustration, consubstantielle à celle de l’art du livre à la fin du XXe siècle. La présente communication a été préparée dans le cadre du Diplôme d’Études Approfondies (DEA) de l’UFR d’études slaves, mention tchèque.

23. Bohumil Hrabal, Něžný barbar, Prague, Odeon, 1990; trad. fr. Marianne Canavaggio Tendre barbare, Paris, Maren Sell, 1988.

Cultures d’Europe centrale revue publiée par le CIRCE (Centre Interdisciplinaire de Recherches Centre-Européennes) L’idée d’ « Europe centrale » est apparue au XIXe siècle pour désigner tout d’abord la « Mitteleuropa » germanique, soit réduite à la petite Allemagne bismarckienne, soit étendue à la sphère d’influence germanique de l’Empire austrohongrois. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Europe centrale désignait plutôt les « petits peuples slaves », qui ont longtemps été considérés sous l’angle strict de leurs frontières nationales, et l’on s’est résigné à ne voir en eux que la pointe la plus proche du « glacis communiste » : c’était, pour reprendre l’expression de Milan Kundera », l’époque de « l’Occident kidnappé ». Depuis 1989, il est devenu évident qu’il convient de dépasser ces clivages obsolètes et de susciter une réflexion transversale qui interroge sous le signe d’une « histoire partagée » la cohérence et les divergences de cette région multiculturelle, « entre Allemagne et Russie », mais composée d’une mosaïque de cultures imbriquées les unes dans les autres et qui se sont mutuellement fertilisées. Cette conviction est à l’origine du Centre interdisciplinaire de recherches centre-européennes (CIRCE), qui, prend en compte les apports de l’histoire et des sciences sociales, tout en s’attachant aussi à l’étude des phénomènes esthétiques (littéraires et artistiques). Les thèmes de recherche abordent les enjeux collectifs de cette aire culturelle commune : croisements et passages littéraires, historiques, sociologiques, politiques et identitaires, autour de programmes pluriannuels, parmi lesquels figure le programme « Loin du centre : Mythes des confins, quête identitaire et poétiques périphériques dans les cultures centre-européennes à partir de 1880 », « L’illustration en Europe centrale » et « Les villes multiculturelles en Europe centrale ». La revue Cultures d’Europe centrale a vocation à publier en numéros thématiques les travaux des colloques et journées d’études organisés par le CIRCE, ainsi que des ouvrages « hors série » consacrées à une culture particulière, dossiers et anthologies, ou édition, éventuellement bilingue, d’un texte classique dont l’absence en français constitue une lacune dommageable pour la connaissance de la culture en question. La préparation de chaque numéro est confiée à un ou plusieurs rédacteur(s) ; néanmoins, les opinions exprimées dans les textes sont de la stricte responsabilité de leur auteur.

No 1 (2001) : « Figures du marginal dans les littératures centre-européennes » La littérature traite toujours de cas singuliers, d’individus exceptionnels qui sont d’une manière ou d’une autre en porte à faux avec  le monde. L’Europe centrale, région aux frontières mouvantes, présente une unité culturelle et historique, mais n’en a pas moins été aussi déchirée par les particularismes identitaires de nations en construction. Les identités (linguistiques, ethniques, nationales, religieuses, sociales, il faudrait ajouter sexuelles) y sont toujours multiples et « non-évidentes ». C’est donc à cette complexité des identités qu’est dédié ce volume, centré sur la figure de l’Autre, exclu et excentrique, du marginal comme métaphore de l’existence centreeuropéenne, à travers les œuvres de Franz Kafka, Joseph Roth, Bohumil Hrabal, Witold Gombrowicz, Yisroel Rabon et Josef Winkler. No 2 (2002) : « Merveilleux et fantastique dans les littératures centreeuropéennes » Ce volume aborde les définitions et les rapports généalogiques entre le merveilleux et le fantastique en Europe centrale et orientale, région comprise ici comme « territoire du fantastique » commun. Le « premier » fantastique y naît tout d’abord en réaction aux Lumières, dans le sillage du romantisme et des idées herderiennes, il puise dans les traditions du merveilleux populaire et diverses sources folkloriques (germaniques, slaves et juives). L’influence des Contes de Grimm et d’E.T.A Hoffmann s’étend ainsi dans toute l’Europe centrale jusqu’en Russie, avec Gogol. L’apparition du « second » fantastique en Europe centrale autour de 1900 se caractérise par son ancrage dans le rejet du scientisme et du positivisme occidental, lié à la diffusion de courants irrationalistes tels qu’occultisme, spiritisme, magie ou théosophie. Sans que les thèmes et les formes se démarquent systématiquement du premier fantastique, ces courants sont particulièrement sensibles en Autriche chez Meyrink, Kubin, Hofmannsthal, Schnitzler, en Bohême chez František Langer ; chez d’autres auteurs domine le recours aux traditions mythiques du passé national et au messianisme (Wyspianski, Peretz), ou encore la référence à un mythe englouti (Perutz, Lernet-Holenia, Appelfeld).  No 3 (2003) : « Esthétique des confins », Première partie « Le Voyage dans les confins » Territoires à la frontière, les confins représentent un ailleurs géographique mais aussi poétique, cristallisant et parfois renversant l’opposition entre le « centre » et la « périphérie ». Dans les pays d’Europe centrale, il y va souvent d’un mythe collectif : le rêve des Allemands et des Autrichiens sur la Galicie, des Polonais sur la Lituanie ou l’Ukraine, des Tchèques sur la Slovaquie, des Hongrois sur la Transylvanie, des Juifs assimilés sur le monde de la culture yiddish, pour n’en citer que quelques exemples. Le récit de voyage vers les confins, départ d’un centre oppressant vers un « ailleurs » salutaire, reposant sur la nostalgie d’un pays à la fois

proche et lointain, d’une « patrie personnelle », exprime à travers un genre littéraire particulier cette aspiration au ressourcement géographique et spirituel. Etudes de cas d’artistes, d’essayistes et d’écrivains allemands et autrichiens (Döblin, Däubler, Franzos, Schnitzler), hongrois (Németh), tchèques (Čermák, Čapek, Durych, Jiránek, Olbracht), yiddishophones (Peretz, Anski), polonais (Schulz, KossakSzczucka, Małaczewski), russe (Sigismund Krzyzanowski), mais aussi francophones (Simenon, Ritter). N° 4 (2004) : « Esthétique des confins », Seconde partie « Le Mythe des confins » En Europe centrale et orientale, les « confins » jouent un rôle tout particulier dans la genèse de mythes identitaires et nationaux, tout comme dans l’imaginaire littéraire des cultures qui la composent. Ces territoires placés à la frontière d’une civilisation qui se comprend comme un rempart de l’Occident (les Marches de l’Est pour l’Allemagne, les Kresy pour la Pologne), se déclinent aussi sur le mode du lieu mythique des origines, du paradis perdu de l’enfance ou de l’Atlantide engloutie. La redécouverte de ces régions multiculturelles enfermées dans un mur de l’oubli durant l’ère communiste permet enfin d’en mesurer la pertinence pour la constitution des identités modernes. Ce numéro rassemble à la fois des articles de fond sur le concept de confins vus d’un centre qui se déplace à chaque fois (Pays germaniques, Roumanie, Pologne, Biélorussie, Hongrie etc.) et des études ancrées dans les provinces à l’identité à la fois particulière et multiple que sont les « Sudètes », la Poznanie, la Galicie, le Banat, la Transylvanie, la Slovaquie etc. N° 5 (2005) : « Esthétique des confins », Troisième partie : « La Destruction des confins : bouleversements historiques, nostalgies, esthétiques périphériques des années 1930 à nos jours. » Le dernier volet aborde la partie noire et tragique du sort de ces territoires aux frontières : la destruction des confins, c’est à dire, de la montée des fascismes et la Seconde Guerre mondiale à la période soviétique et au delà. Elle part du constat de la destruction irrémédiable des « confins » (anéantissement planifié de populations, déportations, dictatures - nazisme, stalinisme), pour en examiner les conséquences, de la nostalgie d’un monde englouti à son traitement par des formes esthétiques « périphériques » qui ont surgi pour en parler « après ».

Numéros Hors série : Hors série no 1, 2002 : « Poésie latine de Bohême, Renaissance et maniérisme : anthologie » Cette anthologie d’œuvres écrites en latin au cours du XVIe siècle en Bohême recèle un aspect méconnu d’une culture décisive de l’Europe centrale. Située entre le début de la Renaissance et l’annonce du Baroque, cette production apporte un témoignage sur la pensée et l’imagination d’auteurs attachés à dépasser les conflits religieux : l’existence même de ces œuvres reflète la tolérance, durant le siècle qui précède la Guerre de Trente ans, d’un pays qui fut souvent espace et dialogue et d’asile. Texte bilingue, latin et français. Hors série n° 2, 2003 : « Aux frontières, la Carinthie. Une littérature en Autriche des années 1960 à nos jours » Région fédérale d’Autriche, limitrophe de l’Italie et la Slovénie, la Carinthie a donné naissance à quelques-uns des plus grands auteurs de la littérature du vingtième siècle, parmi lesquels Robert Musil et Ingeborg Bachmann. A côté de l’étude de la situation culturelle et politique de la région, les analyses et les textes littéraires d’une trentaine d’auteurs réunis dans ce volume se penchent sur le mélange et la cohabitation des deux groupes ethniques et linguistiques (allemand et slovène), l’extraordinaire musicalité du dialecte carinthien qui en résulte peutêtre, la chape de silence posée sur l’histoire récente qui force les auteurs à inventer souvent leur langue propre, et enfin sur la question du rapport entre littérature du terroir (carinthien), littérature nationale (autrichienne) et littérature universelle. Ce volume contient, entre autres, des textes d’auteurs tels que Ingeborg Bachmann, Christine Lavant, Michael Guttenbrunner, Peter Turrini, Werner Kofler, Gert Jonke, Josef Winkler, Florian Lipuš, Gustav Januš, etc. Hors série n° 3, 2004 : La Terre des grandes promesses et des partis pris, édition bilingue d’extraits choisis du roman La Terre promise de Władysław Stanisław Reymont. Grand centre industriel né dans l’effervescence du capitalisme sauvage de la fin du XIXe siècle, la ville de Łódź, deuxième agglomération de la Pologne actuelle, représente un phénomène à part : ville au passé multiculturel, ville hétérogène et démesurée, elle constitue par le dynamisme et la brutalité du développement qu’elle a connu au cours du XIXe siècle une exception dans un espace centre-européen où la croissance urbaine fut plus lente, l’essor industriel plus tardif et la structure socio-économique plus archaïque qu’en Europe occidentale. Dans son roman La Terre promise (Zemia obiecana, 1897), Wałdysław Stanisław Reymont, écrivain polonais prix Nobel de littérature, décrypte cette ville, tente d’en comprendre les mécanismes et d’y entrevoir les clefs d’un monde à venir qu’il craint mais dont il

subit la fascination. Le présent volume rassemble en une édition bilingue quatrevingts pages de ce roman inédit en français, assorties d’un dossier critique qui le replace dans le contexte de l’époque. En collaboration avec l’Université de Varsovie.  à paraître : N° 7 (2007) : « La multiculturalité urbaine en Europe centrale (fin XIXe siècledébut XXIe siècle) : les petites villes et les bourgades » Hors série n° 4, 2007 : « Banat, un paradis aux confins ». Hors série n° 5, 2007 : Karol Irzykowski (1873 -1944), La Chabraque (Pałuba, 1903), édition bilingue et commentée d’ extraits choisis du roman, en collaboration avec l’Université de Varsovie.

La revue Cultures d’Europe centrale est publiée par le CIRCE Centre Interdisciplinaire de Recherches Centre-Européennes http://www.circe.paris4.sorbonne.fr Université Paris IV Sorbonne, 1 0 8 , b d . M a l e s h e r b e s 7 5 8 5 0 Pa r i s c e d e x 1 7 Téléphone : 01 43 18 41 57, Télécopie : 01 43 18 41 46 Informations sur le CIRCE : Auré[email protected] Responsables de la publication : Xavier Galmiche et Delphine Bechtel, E-mail : [email protected], [email protected] Diffusion : Adice, c/o H. Allendes, 59, rue des Morillons, 750015 Paris. www.europecentrale.com mail : [email protected] Numéro ISSN : 1633-7452 Périodicité : 1 ou 2 par an, année de première publication : 2001 Langue : Français Sujets : Europe centrale et orientale, littérature, culture et histoire (domaines allemand, autrichien, biélorusse, hongrois, polonais, roumain, slovaque, tchèque, ukrainien, yiddish etc.) Tarif : selon les numéros, de 6 à 20 Euros, frais de port en sus N° 1 : 7 euros ; N° 2 : 8 euros ; N° 3: 12 euros ; N° 4 : 15 euros ; N° 5: 14 euros. Hors-série : N° 1 : 6 euros ; N° 2 : 15 euros ; N° 3 : 15 euros