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French Pages [262] Year 2008
CULTURES D’EUROPE CENTRALE N° 7
VILLES MOYENNES ET BOURGADES EN EUROPE CENTRALE
Textes réunis par Delphine Bechtel et Xavier Galmiche Coordination éditoriale : Cécile Kovácsházy Maquette et réalisation graphique : Mateusz Chmurski
Centre Interdisciplinaire de Recherches Centre-Européennes Université de Paris-Sorbonne (Paris IV) 2008
Cultures d’Europe Centrale Revue publiée par le CIRCE Centre Interdisciplinaire de Recherches Centre-Européennes Université de Paris-Sorbonne (Paris IV) Paris 2008
Revue dirigée par : Delphine Bechtel et Xavier Galmiche Revue éditée avec comité de lecture. Comité de lecture : Bernard Banoun, Daniel Baric, Delphine Bechtel, Xavier Galmiche, Lubov Jurgenson, Cécile Kovácsházy, Michel Masłowski, Malgorzata Smorag-Goldberg, Clara Royer, Thomas Serrier, Marketa Theinhardt. Comité consultatif : Adriana Babeţi (Timişoara), Omer Bartov (Providence), Andrei Corbea-Hoisie (Iaşi), Elżbieta Dzikowska (Łódź), Catherine Goussef (Paris), Jiří Holý (Prague), András Kányádi (Cluj - Paris), Csaba Kiss (Budapest), Alfrun Kliems (Leipzig), Philipp Ther (Francfort/Oder - Florence), Robert Traba (Varsovie - Berlin).
Imprimerie Corlet Numérique © Cultures d’Europe centrale n° 7, 2008
Cet ouvrage fait suite au colloque : « La multiculturalité urbaine en Europe centrale (fin XIXe siècle-début XXIe siècle) : les petites villes et les bourgades », organisé par le CIRCE et qui s’est tenu les 17-18 mars 2006 à l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV), dans le cadre du projet triannuel sur la « Multiculuralité urbaine » du CIRCE et du projet transversal « Espaces multiculturels » de l’École Doctorale IV. Toutefois, les contributions ont été éditées en vue de la constitution du présent volume. Cet ouvrage est publié avec le soutien du Conseil scientifique et de l’École doctorale IV de l’Université de Paris-Sorbonne (Paris-IV). Le CIRCE tient à remercier particulièrement le Professeur MarieMadeleine Martinet, directeur de l’École doctorale IV de l’Université de Paris-Sorbonne (Paris IV) pour son soutien précieux. Ainsi que : Le programme ACCES du MEN L’UFR d’Etudes germaniques, l’UFR d’Etudes slaves de l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV) Arnault Maréchal, Hana Řihová et Aurélie Rouget-Garma, membres fondateurs de l’Association Adice.
TABLE DES MATIÈRES Introduction : Villes moyennes et bourgades en Europe centrale .................. 11 Robert Traba Continuité et histoire interrompue : la ville dans la ‘longue durée’ dans l’historiographie polonaise, considérations méthodologiques.......................... 19 Xavier Galmiche Les mémoires parallèles de Toužim / Theusing, une petite ville de Bohême de l’Ouest : modélisation et modalisation de l’Histoire ...................................................................................................................33 Jadwiga Wala Teschen, Cieszyn, Těšín : histoire mouvementée d’une ville divisée .............. 53 Agnieszka Niewiedzial Korfantów / Friedland en Haute-Silésie : histoire locale et souvenirs individuels ................................................................................................................. 69 Yves Plasseraud Vilna / Wilno / Vilnius : ou le palimpseste retrouvé ........................................ 85 Catherine Horel Pécs / Fünfkirchen / Pečuh : multiculturalité en Hongrie méridionale, XIXe-XXe siècles ...................................................................................................103 Ivan Chalupecký Levoča / Leutschau / Lőcse : capitale de la région multiculturelle de la Spiš / Zips / Szepes en Slovaquie ......................................................................119 Balázs Ablonczy Un déclin séculaire : formes de coexistence ethnique à Banská Štiavnica (Selmecbánya / Schemnitz) .................................................................................135 Smaranda Vultur Les frontières intérieures d’une petite ville du Banat : Oraviţa ......................149
András Kányádi Csíkszereda / Miercurea Ciuc en pays sicule : une coexistence cahin-caha ..................................................................................167 Delphine Bechtel Kamenets Podolski, « la perle sur le rocher » : de la multiculturalité à l’amnésie .........................................................................185 Marc Sagnol Oujgorod / Ungvar et Moukatchévo / Munkács : les confins de la Hongrie en Ukraine sub-carpatique ......................................205 Daniel Baric Zara / Zadar : partage et héritage d’un jardin de ville .....................................219 Monika Stromberger Ljubljana 1900-2008 : entre Europe centrale, Europe du sud-est et CEE ..........................................233 Index .........................................................................................................................251 Table des illustrations ................................................................................................257
|* Numérotation selon l’ordre des textes dans le volume.
1: Toužim 2: Cieszyn 3: Korfantów 4: Vilnius 5: Pécs 6: Levoča 7: Banska Štiavnica 8: Oraviţa ţ 9: Csíkszereda 10 : Kamenets Podolski 11 : Oujgorod 12 2: Zadar 13 : Ljubljana
Légende*:
« Carte de peuples de l’Europe Centrale », Brockhaus, Leipzig 1911
INTRODUCTION : VILLES MOYENNES ET BOURGADES EN EUROPE CENTRALE Delphine BECHTEL et Xavier GALMICHE (Université Paris-Sorbonne Paris IV et CIRCE) A considérer l’Europe centrale comme un ensemble de pays et de cultures caractérisés par un enchevêtrement fertile de nationalités et une « histoire partagée », on voit apparaître les villes « multiculturelles » comme l’une de ses spécificités les plus marquantes. Cette multiculturalité s’enracine dans le voisinage d’ethnies et de communautés plurielles, appelées à vivre un destin commun mais aussi des trajectoires spécifiques. L’importance des phénomènes urbains en Europe centrale se mesure à l’aune d’un essor industriel souvent plus tardif qu’en Europe occidentale, d’une structure sociale plus archaïque ou encore des rapports complexes qu’entretiennent les centres urbains avec les campagnes et les périphéries, et avec la mosaïque ethnique et culturelle qui les compose et les oppose. Dans le cadre d’un programme pluriannuel de recherches sur la multiculturalité urbaine, nous avons commencé par tenter de dresser une typologie, en nous inspirant des études réalisées sur le même sujet dans d’autres aires culturelles (notamment le monde anglo-saxon), et d’élaborer des critères et des mesures de la multiculturalité urbaine. Capitales centre-européennes (Berlin, Vienne, Varsovie, Budapest), mais aussi métropoles régionales (Lemberg / Lwów / Lvov / Lviv, Czernowitz / Cernăuţi / Tchernivtsi, Danzig / Gdańsk, Odessa, Sibiu / Herrmannstadt), apparaissent comme des carrefours et des lieux de métissages entre cultures, mais aussi de rivalités sociales et de conflits
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inter-ethniques1. De ces lieux centre-européens où s’entrecroisaient deux, trois ou quatre cultures différentes (voire plus), une première distribution se fait en fonction des phénomènes d’échelle (la taille de la ville concernée et sa place dans le réseau urbain de l’ensemble étatique) entre métropoles, centres régionaux, villes moyennes ou bourgades provinciales. Chacun de ces modèles mérite d’être identifié et évalué en propre, et nous focalisons ici notre attention sur la constitution du « maillage » de l’espace centre-européen par des villes d’importance moyenne, voire des bourgades. Ces îlots urbains constituaient-ils des enclaves dans un arrière-pays plus homogène ? Comment la multiculturalité des petites villes a-t-elle évolué au rythme de la révolution industrielle et des heurts du XXe siècle ? A-t-elle disparu, résisté ou muté ? Quels en sont les reflets dans la production culturelle et artistique au sens large (sociabilité, presse, littérature, cinéma, arts, etc.) ? Les auteurs ici réunis tentent, en se fondant chacun sur l’exemple concret d’une ville à la configuration particulière, d’esquisser une chronologie des évolutions urbaines sur le « long XXe siècle » jusqu’à nos jours, incluant donc la période communiste ainsi que les retombées encore mal explorées des changements consécutifs à la chute du rideau de fer. Ces mutations engagent en effet les structures démographiques (avec éventuellement l’apparition ou la consolidation de nouvelles communautés) et les pratiques sociales qui les caractérisent, tout autant que les discours tenus sur la multiculturalité (dans le contexte global d’un officiel « retour de la mémoire » sur la multiculturalité ancienne). Chacune de ces analyses tente de faire la synthèse des approches politiques, sociales et culturelles de la multiculturalité, en mettant l’accent sur les aspects particuliers (vie institutionnelle, associative, confessionnelle, etc.) permettant de comprendre sous quels modes a été vécu le contact de ces cultures (transfert, distance méfiante, voire refus
1 Voir le colloque international « La multiculturalité urbaine I : typologie, problématiques, critères, mesures ? », tenu à l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV) les 21-22 janvier 2005, ainsi que l’ouvrage collectif dirigé par Delphine Bechtel et Xavier Galmiche, Les Villes multiculturelles en Europe centrale, Paris, Belin, 2008.
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passionné)2. Dans chacun des cas, les traumatismes de l’invasion nazie puis soviétique, restent les événements majeurs qui ont détruit une multiculturalité de voisinage par des politiques d’une violence que ces villes provinciales n’auraient sinon jamais connue. Dressant un bilan de ses propres recherches sur la Prusse orientale, aujourd’hui Warmie / Mazurie3, notamment sur la ville d’Allenstein / Olsztyn, Robert Traba propose une réflexion sur les enjeux et défis d’une histoire locale remise à jour depuis quelque vingt ans, suggérant une mise à plat radicale des discours historiographiques et requérant des chercheurs qu’ils prennent conscience des différentes méthodes en concurrence et y fassent des choix. Les villes rassemblées ici font aussi partie d’ensemble régionaux et locaux plus fortement individualisés que les grandes capitales : il convient de bien expliciter ces différences, la taille moyenne ou petite de l’agglomération conditionnant un autre rythme de développement et de mutation dans les structures ethniques, communautaires et sociales. Dans le spectre des villes figurant dans ce volume on trouve ainsi des capitales régionales (Vilnius, Ljubljana, Oujgorod), des centres provinciaux (Pécs en Hongrie, Kamenets Podolski et Moukatchévo aujourd’hui en Ukraine, Cieszyn / Těšin à la frontière polono-tchèque, Zadar en Croatie, Miercurea Ciuc / Csíkszereda en Roumanie), mais aussi des petites villes (Levoča et Banská Štiavnica en Slovaquie, Oraviţa dans le Banat roumain) voire des bourgades très petites (Toužim en Bohême et Korfantów en Silésie polonaise). D’autres clivages se dessinent dans le devenir à long terme de ces centres urbains : certains d’entre eux sont des cités autrefois prospères que la fortune a désertées, et qui conservent comme fossilisées au cœur de l’histoire contemporaine Le présent volume est l’émanation du colloque tenu à l’Université Paris IV – Sorbonne les 17-18 mars 2006, sous le titre « La multiculturalité urbaine en Europe centrale II : les petites villes et les bourgades », dans le cadre du projet transversal « Espaces multiculturels » de l’École Doctorale IV. 3 Voir notamment Robert Traba, Wschodniopruskość. Tożsamość regionalna i narodowa w kulturze politycznej Niemiec. Ostpreußentum. Regionale und nationale Identität in der politischen Kultur Deutschlands, Poznań, Poznańskie Towarzystwo Przyjaciól Nauk, 2005, ouvrage deux fois réédité, qui a reçu le prix Klio (récompense pour les meilleurs publications historiques en Pologne). 2
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les traces de leur glorieuse histoire à l’époque moderne voire médiévale ; d’autres sont en même temps des villes frontières ou des agglomérations des confins, et elles ont cristallisé des fractures qui ont affecté toute une région (les Sudètes ou les confins perdus des anciens royaumes de Pologne ou de Hongrie). Ainsi, les petites villes d’Eger / Cheb4 et de Toužim / Theusing en Bohême occidentale ont été totalement allemandes jusqu’à l’odsun (le renvoi de leur population par les fameux « décrets Beneš »). Plus généralement, la déportation massive de douze millions d’Allemands ethniques des pays tombés sous le rideau de fer, décidée par les forces alliées durant la Seconde Guerre mondiale, entérinée par la conférence de Postdam en juillet-août 1945, dont les décisions les plus radicales ont été obtenues sous la pression de l’Union soviétique, ces mesures, qui ambitionnaient explicitement une simplification ethnique des États concernés, ancrent dans la réalité de l’Europe centrale une doctrine géopolitique qui était en fait en gestation depuis au moins la fin de la Première Guerre mondiale avec les principes du Président Wilson5. Leur sort est intimement lié à celui de la région des « Sudètes », confins des pays Tchèques marqués jusqu’aujourd’hui par les traumatismes de la Seconde Guerre mondiale et de ses suites. De même, la petite bourgade de Friedland en Haute-Silésie est devenue après 1945 la ville polonaise de Korfantów : sa population allemande a été en grande partie expulsée et remplacée par de nouveaux arrivants polonais, et ce n’est que difficilement que la mémoire locale revient sur ce passé allemand. La localité de Teschen / Těšín / Cieszyn, qui participe à la fois de l’histoire des pays Tchèques, de la Silésie et de la Pologne, est un exemple de villefrontière, purement et simplement coupée en deux par les règlements frontaliers de la sortie de guerre en 1945.
Franz Boldt († 2007), qui a consacré sa vie à l’histoire de Cheb / Eger, est décédé prématurément après le colloque. Sa contribution n’a pas pu paraître ici sous forme écrite, mais le lecteur pourra se reporter à la monographie consacrée à la ville de Cheb à paraître aux éditions Paseka (Prague). 5 Detlef Brandes, Der Weg zur Vertreibung 1938-1945. Pläne und Entscheidungen zum "Transfer" der Deutschen aus der Tschechoslowakei und aus Polen, Veröffentlichungen des Collegium Carolinum, vol. 94, Munich, Oldenbourg, 2001. 4
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Parmi les villes dont l’histoire a eu une résonance très particulière et polyphonique, et dont on peut lire le passé comme un palimpseste de cultures superposées, se trouve Wilno / Vilna / Vilnius. Autrefois importante métropole polonaise dans un arrière-pays lituanien, patrie de l’écrivain Czesław Miłosz, mais aussi métropole religieuse, culturelle et intellectuelle d’un yiddishland englouti dans les tourmentes de la Shoah, elle est aujourd’hui capitale de la Lituanie indépendante qui y « ré-invente » un passé national, mais reste l’enjeu de diverses réappropriations symboliques antagonistes. Dans l’ensemble des villes qui ont été situées dans le Royaume historique de Hongrie, Pécs / Fünfkirchen, à équidistance de Budapest et de Zagreb, mais aussi de la frontière autrichienne, constitue un exemple de multiculturalité locale dans la Hongrie méridionale de l’époque moderne, que le XXe siècle a dissoute, même si c’est par l’effet d’un processus progressif, moins violent qu’ailleurs (sauf en ce qui concerne la population juive). Deux petites villes de Slovaquie, autrefois en Haute-Hongrie, Levoča / Leutschau / Lőcse et Banská Štiavnica / Selmecbánya / Schemnitz (jadis troisième ville de Hongrie), sont caractérisées par le déclin inéluctable depuis des siècles des cités de la région minière de la Spiš (Zips / Szepes), construites au Moyen-Age par des colons allemands, et par la transformation de sa population soumise à la magyarisation, puis à la slovaquisation, et qui passe donc d’une majorité jadis germanohongroise à slovaco-rom aujourd’hui. Deux villes illustrent la multiculturalité dans des provinces aujourd’hui roumaines, mais fortement marquées par leur passé hongrois et allemand, des confins du Royaume de Hongrie : Oraviţa, petite ville du Banat de montagne, et Csíkszereda / Miercurea Ciuc en Transylvanie sicule. Si la multiculturalité y subsiste encore, dans la mesure où la Roumanie n’a pas procédé à l’expulsion de ses minorités, elle y est diminuée aujourd’hui par une émigration consentie de certains de ses habitants vers l’Allemagne ou la Hongrie. Quant à la composition multiethnique des territoires aujourd’hui en Ukraine, elle est représentée par Kamenets Podolski, capitale historique de la Podolie, fleuron polono-arméno-ruthène devenu ville russo-juive
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des confins de l’Empire russe. Ce riche passé multiculturel, déjà mis à mal par la guerre civile et les pogromes qui l’ont accompagnée, a été quasiment englouti par la mainmise soviétique, puis l’invasion nazie. Les villes d’Oujgorod / Ungvár et de Moukatchévo / Munkács en Transcarpathie, autrefois la Ruthénie subcarpathique qui avait formé la pointe orientale de la Tchécoslovaquie d’entre les deux guerres, sont marquées par un riche passé hongrois et juif, lui aussi largement détruit par la Seconde Guerre. Enfin, la multiculturalité de l’ex-Yougoslavie est représentée par la ville de Zara / Zadar capitale de la Dalmatie sur la côte adriatique, avec son passé italien sous l’époque vénitienne puis autrichienne, et par Ljubljana / Laibach, capitale de la Carniole autrefois habsbourgeoise, aujourd’hui de la Slovénie devenue indépendante. Ce volume prend sa place dans l’ensemble des efforts du CIRCE et des tendances récentes de l’historiographie à remplacer les approches nationales par une ouverture transversale et interdisciplinaire, justement par le biais de l’histoire régionale et de l’histoire urbaine. De très nombreuses régions d’Europe centrale (Alsace, Carinthie, Tyrol du Sud, « Sudètes », Haute-Silésie, pré-Carpates et Transcarpathie, Galicie, Bucovine, Maramureş, Transylvanie et Banat, Voïvodine, Adriatique, etc.) sont situées aux confins de plusieurs cultures, ce qui marque non seulement l’histoire, mais aussi la vie quotidienne, les langues et les mondes de vie (Lebenswelten) de leurs habitants. Le fait même de leur position au confluent de plusieurs univers culturels donne à ces régions et aux villes qui les constituent une importance non pas périphérique, mais en réalité essentielle dans la compréhension de la réalité centreeuropéenne6. Les villes multiculturelles moyennes et même petites y constituent des espaces concentrés de transition et de médiation (Zwischenräume) particulièrement fertiles7.
6 Voir les trois volumes sur les confins en Europe centrale édités par le CIRCE au sein de la revue Cultures d’Europe centrale, « Le Voyage dans les confins » (2003), « Le Mythe des confins » (2004) et « La Destruction des confins » (2005). 7 Philipp Ther et Holm Sundhaussen (dir.), Regionale Bewegungen und Regionalismen in europäischen Zwischenräumen seit der Mitte des 19. Jahrhunderts, Marburg, Herder-Institut, 2003.
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L’ensemble de ces régions de confins a été marqué par des traumatismes forts, des nationalismes antagonistes de petites nations se constituant tardivement, auxquels se sont ajoutés les impérialismes totalitaires du national-socialisme et du stalinisme8. Dans une large mesure, la multiculturalité séculaire et qui s’est maintenue jusqu’à la Seconde Guerre mondiale a été annihilée par des pratiques violentes (génocide, déportations, transfert de populations). Le tissu organique qui reliait les villes mineures à l’arrière-pays à travers un ensemble de liens socio-économiques et culturels s’est trouvé fondamentalement brisé. Les habitants actuels de ces petites villes sont parfois des allogènes, des migrants, des ruraux ou des déracinés qui y ont été transplantés de force. S’ils sont restés, dans certains cas leur culture a été réprimée ou interdite d’expression durant des décennies ou muselée par la censure. L’histoire y a subi une cassure souvent bien plus forte que dans les capitales, que leur position centrale, leur notoriété, a préservé un tant soit peu. C’est donc à une redécouverte encore timide que l’on assiste aujourd’hui. Elle se caractérise par la diversification des acteurs de l’historiographie : il ne s’agit plus seulement des historiens cautionnés par des institutions centrales du monde académique ou même politique, mais aussi des historiens locaux, souvent jeunes et liés à des formations typiques de la société civile (associations, groupes d’originaires, journalistes et témoins, etc.). Il convient donc d’apprécier, au-delà de l’intérêt propre qu’offrent ces études de cas, le décentrement conceptuel, mental et psychosocial auquel elles nous poussent. Cette multiculturalité s’est développée dans des contextes urbains restreints, loin des utopies radieuses et des apocalypses joyeuses, et souvent en étroite liaison avec l’arrière-pays régional. Sa particularité, c’est la quotidienneté non-idéalisée des voisinages de communautés, de croyances, de langues et de pratiques. La multiculturalité nous apparaît d’un coup sous des aspects plus ordinaires et pour ainsi dire plus banals.
Voir Rogers Brubaker, Nationalism Reframed : Nationhood and the National Question in the New Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
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CONTINUITÉ ET HISTOIRE INTERROMPUE : LA VILLE SUR LA ‘LONGUE DURÉE’ DANS L’HISTORIOGRAPHIE POLONAISE, CONSIDÉRATIONS MÉTHODOLOGIQUES
Robert TRABA (Centre de recherches historiques de l’Académie polonaise des Sciences, Berlin) Inspiration Ce texte était prévu comme une sorte de réflexion en lien avec l’écriture d’un petit volume d’essais Olsztyn : Anti-guide d’une ville des confins (Olsztyn : Antyprzewodnik miasta pogranicza). Je me permets ici de citer une partie de l’introduction : « Ceci n’est pas une histoire d’Olsztyn. Je n’écris pas une histoire systématique de la ville. Ce qui me fascine, c’est ce qui représente la permanence et le changement de la ville centre-européenne dans la dynamique des transformations des deux derniers siècles. Quand la ville estelle devenue polonaise ? Qu’est-ce qui, dans l’espace culturel et matériel, crée l’identité de la ville ? Est-ce qu’après la tragédie de la Seconde Guerre mondiale, après le renouvellement pratiquement à 100 % de la population, le besoin de faire vivre et de comprendre Olsztyn peut être réalisé en commun, entre ses anciens et ses nouveaux habitants ? Est-ce que la ré-européanisation – pour utiliser le terme de l’historien de la culture de Francfort-sur-l’Oder Karl Schlögel – peut créer un antidote à l’appropriation nationale des régions et des villes d’Europe centrale ? D’habitude, un guide systématise, ordonne (simplifie aussi) l’histoire, il vante ce qui est inhabituel, il valorise les monuments, il découvre les ‘endroits magiques’. Dans mon anti-guide, je cherche à casser doublement cette formule. D’abord, je voudrais confronter mes représentations et mes réflexions à l’Olsztyn d’album de cartes postales créé par ses édiles, publicistes, écrivains, artistes ou par ceux qui ont la possibilité de créer des portraits de © Cultures d’Europe centrale n° 7 (2008)
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Robert Traba ville ‘vendables’ à leurs habitants et aux touristes. J’ai placé au centre de mes considérations la ville elle-même. C’est elle, les gens et la culture quotidienne, et non pas les idéologies et les pouvoirs étatiques changeants, qui déterminent la perspective dans laquelle on lira son histoire et son actualité. La seconde cassure de la formule du ‘guide’ concerne la manière même de raconter l’histoire. Je ne cherche pas, comme je l’ai dit, les sentiers pittoresques ni les recoins insolites. La ville se compose pour moi d’un espace, de gens et de valeurs. Observer et raconter, dans un dialogue continu entre eux dans l’environnement des transformations dynamiques de la modernité, voilà pour l’instant mon idée pour faire découvrir l’histoire d’Olsztyn. »
Diverses circonstances ont fait que cet « anti-guide » d’Olsztyn n’a pas encore paru. Restèrent, à sa place, des considérations, jamais confrontées avec personne, qui sont devenues le canevas de cet article. Si l’on considère que le présent recueil se place bien au-delà du cadre régional, Olsztyn n’est pas le sujet de ce que je vais raconter, mais représente ma plus importante expérience dans la recherche et le point de départ de réflexions plus générales. Je n’ai pas l’intention non plus d’écrire un manifeste ni de faire une « anti-synthèse » qui s’opposerait aux monographies sur les villes parues jusqu’à présent. Au contraire, je considère que la synthèse « classique », traditionnelle (chronologique et factuelle) de l’histoire d’une ville aura toujours une place importante dans l’historiographie. Le problème c’est qu’il faudrait que ce type de synthèse ne devienne pas le modèle monophonique, exclusif, définissant l’horizon des recherches historiques. Ma tâche serait donc plutôt de délimiter une sorte de catalogue de questions et de perspectives de recherche qui nous inspireraient pour enrichir le domaine interprétatif de l’histoire urbaine. Qu’est-ce qui pourrait élargir les connaissances et la narration positiviste fondées sur les ressources inépuisables des archives et des bibliothèques ? L’axe de mes réflexions sera de rechercher une réponse à cette question. Le titre de ce recueil, Villes moyennes et bourgades, tout comme celui d’un autre volume d’actes de colloque récent intitulé Le Nouveau modèle des recherches historiques régionales1 imposent, lorsqu’on regarde l’histoire d’une 1 O nowy model historycznych badań regionalnych, dir. Krzysztof A. Makowski, Poznań, Institut Zachodni, 2007.
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ville, une perspective clairement définie : la ville en tant que partie d’une histoire régionale. Cela reste vrai même si nous considérons que les grandes villes situées au cœur des régions avaient un caractère bien plus universel que les bourgades et les petites villes des environs. Mais justement pour cette raison, il faut remarquer dès le départ que l’histoire et la méthodologie des recherches sur les grands centres urbains (et sur les villes de taille moyenne qui sont, comme Olsztyn, dépendantes d’un mécanisme de développement urbain) sont différentes de celles qui portent sur les centaines de petites bourgades qui formaient l’extension naturelle d’un arrière-pays rural. Dans le cas des premières, auxquelles font référence dans une grande mesure mes considérations, nous avons affaire non seulement à des situations régionales mais aussi, et peut-être même plus, à des mécanismes universels de développement de la société moderne. Dans la formulation des thèses contenues dans le présent article, une importance primordiale revient aux monographies et ouvrages collectifs qui ont paru sur les villes suivantes : Gdańsk / Dantzig2, Cracovie3, Łódź4, Olsztyn5, Poznań6, Rzeszów7, Szczecin8 et Wrocław / Breslau9 et Historia Gdańska, dir. Edmund Cieślak, vol. 4/1: 1815–1920, vol. 4/2: 1920–1945, Sopot, LEX, 1998. 3 Dzieje Krakowa, t. 3: Kraków w latach 1796–1918 et t. 4: Kraków w latach 1918–1939, dir. Janina Bieniarzówna, Jan Małecki et Józef Mitkowski, Cracovie, Wydawnictwo Literackie, 1985 et 1997; Andrzej Chwalba, Dzieje Krakowa, t. 6: Kraków w latach 1945–1989, Cracovie, Wydawnictwo Literackie, 2004. Grâce à une conception originale, le tome consacré à l’histoire durant la guerre prend une place à part dans le panorama historique de Cracovie : Dzieje Krakowa, t. 5: Kraków w latach 1939–1945, Cracovie, Wydawnictwo Literackie, 2002. 4 Polacy – Niemcy – Żydzi w Łodzi w XIX–XX wieku. Sąsiedzi dalecy i bliscy, dir. Paweł Samuś, Łódź, Ibidem, 1997. 5 Olsztyn 1353-2003, dir. Stanisław Achremczyk et Władysław Ogrodziński, Olsztyn, Ośrodek Badań Naukowych i Towarzystwo Naukowe im. W. Kętrzyńskiego, 2003. 6 Dzieje Poznania, dir. Jerzy Topolski et Lech Trzeciakowski, vol. 2/1: 1793–1918 et vol. 2/2: 1918–1945, Varsovie–Poznań, Państwowe Wydawnictwo Naukowe, 1994 et 1998. 7 Dzieje Rzeszowa, dir. Feliks Kiryk, t. 3, Rzeszów, Urząd Miasta Rzeszowa, 2001. 8 Tadeusz Białecki, Historia Szczecina. Zarys dziejów miasta od czasów najdawniejszych do 1980 r., Wrocław, Zakład Narodowy im. Ossolińskich, 1992; Dzieje Szczecina 1806–1945, dir. B. Wachowiak, Szczecin, Wydawnictwo „13 Muz”, 1994. 9 Teresa Kulak, Historia Wrocławia, t. 2: Od twierdzy fryderycjańskiej do twierdzy hitlerowskiej, Wrocław, Wydawnictwo Dolnośląskie, 2001; Włodzimierz Suleja, Historia Wrocławia, t. 3: W Polsce Ludowej, PRL i III Rzeczpospolitej, Wrocław, Wydawnictwo Dolnośląskie, 2001. 2
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Robert Traba
aussi, dans la catégorie des villes plus modestes, Łomża10, Ostrołęka11 et Suwałki12. Je me rends bien compte que je n’épuise pas ici le catalogue des nouvelles « synthèses sur les villes ». Le critère de sélection appliqué ici a été la préservation d’un certain équilibre entre les différentes régions, mais aussi mes propres intérêts de recherche de ces dernières années. Les auteurs de la plupart des monographies mentionnées sont des chercheurs mûrs et reconnus. Dans certains cas, leurs apports ont déterminé depuis les années 1970 le courant dominant de « l’historiographie urbaine » polonaise13. Je ne me sens pas autorisé à lancer une polémique à l’encontre de ces études de cas ni d’en faire la critique. Même si j’avais étendu le nombre des ouvrages pris en considération, il me semble que la vision générale de « l’historiographie urbaine » n’en serait pas différente. Pour ce qui est de l’approche méthodologique du passé des villes au sens large, nous sommes témoins depuis quelques années d’une discussion passionnante. Pour pointer seulement l’un de ses aspects les plus importants : la ville a cessé d’être le seul domaine des historiens. Je vais me risquer à lancer une thèse : ce sont même d’autres domaines de la recherche qui se sont approprié les grandes lignes du discours historique, l’inspiration principale surgissant du milieu au sens large des sciences du langage, de la philologie et de la géographie14, de la sociologie
10 Czesław Brodzicki, Donata Godlewska, Łomża w latach 1794–1866, Varsovie, Panstwowe Wydawnictwo Naukowe, 1987; Adam Dobroński, Łomża w latach 1866–1918, Łomża–Białystok: Towarzystwo Przyjaciół Ziemi Łomżyńskiej, 1993. 11 Zofia Niedziałkowska, Ostrołęka. Dzieje Miasta, Ostrołęka, Ostrołęckie Towarzystwo Naukowe, 2002 (wyd. IV); Janusz Gołota, Ostrołęka. Miasto i powiat w okresie międzywojennym, Ostrołęka, Ostrołęckie Towarzystwo Naukowe, 2000. 12 Suwałki – miasto nad Czarną Hańczą, dir. Janusz Kopciał, Suwałki, Wydawnictwo Hańcza, 2005. 13 Le nouvel exemple méthodologique d’une synthèse qui se différencie sensiblement des travaux publiés dans les années 1970-1990 n’est pas seulement le livre d’Andrzej Chwalba, mentionné par Witold Molik, mais aussi le livre de Tomasz Kizwalter, Historia powszechna. Wiek XIX, Varsovie, Wydawnictwo Trio, 2003. 14 Il est même apparu une subdiscipline à part, la géographie humaine de la ville. Voir Dobiesław Jędrzjczyk, Geografia humanistyczna miasta, Varsovie, Wydawnictwo Akademickie Dialog, 2004.
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et des sciences de la culture15. Quant aux historiens, non seulement ceux qui travaillent sur la ville, mais à mon avis aussi ceux qui ont fondé le courant principal des recherches historiques en général, se sont concentrés sur une description positiviste (« comment c’était dans les faits »), perdant souvent en cela une chance de participer à la discussion qui se déroulait en Pologne sur le passé. L’une des impulsions les plus intéressantes de ce discours méthodologique est donnée par la sémiotique de la culture, représentée par Vladimir Toporov, qui est aussi traduit en polonais16. Sur l’exemple des métropoles d’Europe orientale comme Moscou et Saint-Pétersbourg, il a développé et défini à sa manière l’espace culturel de la ville : le mythe de la fondation, les symboles et la signification de la littérature pour l’esquisse des imaginaires urbains. Le germaniste italien Claudio Magris a proposé un voyage culturel inhabituel, suivant le cours du Danube17. Il n’y a pas vraiment pas de ville au centre de son récit panoramique, mais la forme de la narration qu’il emploie – l’auteur réfléchit à l’essence de la multiculturalité – donne également à l’historien matière à digérer. Pour ce qui est de l’approche interdisciplinaire de l’histoire de l’Europe centrale, le projet en cours depuis déjà plusieurs années sur la « multiculturalité urbaine », porté par des germanistes, des slavisants et des historiens et ancré au CIRCE, à la 15 Ici il convient de se référer par exemple aux travaux de culturologie d’Ewa Rewers ou d’autres culturologues ou sociologues de l’Université Adam Mickiewicz de Poznań, qui se rattachent aux plus récentes discussions sur la ville dans la recherche en Europe occidentale et aux États-Unis. Voir le numéro de Kultura i Społeczeństwa, 2005, no. 1, intitulé Miasto: przestrzeń-sztuka. Dans son livre Post-polis. Wstęp do filozofii ponowoczesnego miasta, Cracovie, Wydawnictwo Universitas, 2005, Ewa Rewers s’intéresse à la ville postmoderne, mais elle consacre de nombreux passages à la mémoire et à la tradition de la ville. Dans la deuxième partie, elle caractérise les catégories qu’elle a choisies pour appréhender la ville, parmi lesquelles le palimpseste. La troisième partie représente une tentative de capturer l’identité de la ville au-delà de la métaphysique ou de l’expérience personnelle de l’auteur. 16 Vladimir Toporov, Miasto i mit, trad. pol. B. Żyłko, Gdańsk, Słowo/Obraz Terytoria, 2000, et l’école de sémiotique de Tartu et de Moscou, s’inscrivent dans le courant de recherche sur l’espace culturel de la ville. 17 Claudio Magris, Dunaj, Varsovie, Wydawnictwo Czytelnik, 1999. Sur le thème de la ville natale de Magris (Trieste) a paru récemment un numéro spécial des Zeszyty Literackie, 2005, n° 2. Voir aussi le volume d’essais sur la ville de Roberto Salvadori, Mitologia nowoczesności, trad. pol. H. Kralowa, Varsovie, Fundacja Zeszytów Literackich, 2004.
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Sorbonne, sous la direction de Xavier Galmiche et Delphine Bechtel, avance avec succès18. C’est dans cette nouvelle tendance que s’inscrit aussi la monographie de Peter Oliver Loew sur Danzig19, et sur Breslau, l’étude de Gregor Thum20 ou le Mikrokosmos de Norman Davies et Roger Moorhouse, qui a soulevé de grandes controverses dans le monde des historiens en Pologne21. On pourra sans doute opposer à cette approche historico-culturelle de la ville, qu’elle se situe déjà en dehors du territoire de l’historien, que nos synthèses sont écrites sur la base de sources d’archives, etc. L’expérience prouve cependant que les représentants d’autres disciplines utilisent depuis longtemps les acquis factuels de l’histoire événementielle. Le « tournant anthropologique », venant même de l’école française des Annales, prouve que les historiens peuvent suivre la même voie. Mais dans la corporation des historiens polonais, il y a des années qu’il n’y a pas eu de débat sur ce thème. L'ajustement des chercheurs professionnels du passé au terrain de la pratique de la sociologie, de l’anthropologie ou de la sémiotique progresse avec une difficulté croissante. Les « méthodologues » de l’histoire s’avancent du côté de la philosophie, et les « praticiens » continuent de cultiver la fibre positiviste. Dans l’historiographie urbaine polonaise, un potentiel encore resté en jachère réside dans les trois volumes collectifs publiés sous la rédaction de Hanna Imbs, La Ville et la culture polonaises de l’époque industrielle : l’espace, l’homme, les valeurs. Je pense que bien des fondements et des postulats méthodologiques et structurels de ces volumes (malgré la limitation à la culture polonaise de la zone analysée) restent jusqu’aujourd’hui notre accomplissement le plus important dans le domaine de la réflexion sur l’histoire urbaine. Hanna Imbs, la fondatrice du projet, légitimait ainsi la nécessité de prendre en compte l’histoire culturelle dans la recherche sur le passé urbain : « il faut appréhender les mots ville et culture comme 18 Un grand projet aux fondements méthodologiques similaires a vu le jour aussi à Dresde : Gedächtnis der Städte in Mitteleuropa (clos en 2006). 19 Peter Oliver Loew, Danzig und seine Vergangenheit 1793-1997. Die Geschichtskultur einer Stadt zwischen Deutschland und Polen, Osnabrück, fibre, 2003. 20 Gregor Thum, Die fremde Stadt Breslau 1945, München, Siedler, 2003. 21 Norman Davies, Roger Moorhouse, Mikrokosmos. Portret miasta środkowoeuropejskiego, Cracovie, Wydawnictwo ZNAK, 2002.
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phénomène sur la longue durée, qui à l’époque de l’industrialisation ont été soumis à des innovations particulièrement profondes et dynamiques. L’histoire des XIXe et XXe siècles, c’est l’époque où se réalisent les processus d’industrialisation et d’urbanisation. Il existe dans notre historiographie un courant qui place ses espoirs heuristiques avant tout dans l’exploration des sources statistiques et monographiques. […] On oublie la simple vérité que l’esprit humain est équipé pour penser de manière indépendante, ordonnée et abstraite, ce qui lui permet d’approfondir et d’évaluer des aspects multiples non seulement du riche savoir que nous possédons déjà sur l’urbanisation ou les changements sociaux, mais aussi de celui qui touche à l’ordre plus large de la nature, de la société et de la culture. […] Le regard culturologique sur la ville exige non seulement la recherche des faits-événements, mais aussi des faitssignes et des faits-valeurs22 ». Une continuation pratique de cela fut constituée par l’initiative entreprise dans la seconde moitié des années 1970 par des historiens de Poznań dans les Etudes sur l’histoire des villes et de la bourgeoisie (Studia nad dziejami miast i mieszczaństwa – Studia Polonica Historiae Urbanae), avec lesquelles ils tentèrent d’ériger une plate-forme durable pour discuter l’histoire des villes, avec la participation de chercheurs illustres de toute la Pologne. Mais ce projet se concentrait uniquement sur le MoyenAge23. Il est fort dommage qu’aucune nouvelle publication n’ait paru au sein de cette série depuis 1998, d’autant que le troisième tome s’ouvrait aux problèmes de la recherche sur les XIXe et XXe siècles24. Les articles rassemblés là, même s’ils ne débouchent pas sur un message uniforme 22 Avec cette approche, l’auteur court aussi un certain danger: « [Cette approche culturologique] peut amener à des digressions superficielles sur une forme de sociabilité qui ne serait pas ancrée dans le temps et l’espace concrets. Ainsi, peuvent apparaître des généralisations abusives, ou bien une typologie qui n’aurait pas de fondement dans la réalité sociale pourrait être échaffaudée. » Hanna Imbs, introduction à Miasto i kultura polska doby przemysłowej. Przestrzeń, Wrocław-Cracovie, Zakład Narodowy im. Ossolińskich, 1988, p. 11-12. 23 Studia nad dziejami miast i mieszczaństwa w średniowieczu, dir. Antoni Czacharowski, Toruń, UMK, 1996; Studia nad dziejami miast i mieszczaństwa w średniowieczu, dir. Roman Czaja et Janusz Tandecki, Toruń, UMK, 1996. 24 Wspólnoty lokalne i środowiskowe w miastach i miasteczkach ziem polskich pod zaborami i po odzyskaniu niepodległości, dir. Maria Bogucka, Toruń, Wydawnictwo UMK, 1998.
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dans le domaine de l’histoire urbaine, constituent une contribution importante aux tentatives de synthèse et de définition de nouvelles directions de la recherche. Au-delà des monographies strictement scientifiques, il y eut aussi la parution de l’essai panoramique de Jacek Purchla Cracovie et l’Europe du milieu25. L’auteur, historien de l’art, place l’urbanisation au centre de sa narration, et ne la traite pas exclusivement sous l’angle de sa spécialité scientifique. Il perçoit le développement urbain dans la perspective de la « longue durée », comme « combinaison par hasard de nombreux phénomènes différents »26. De là résulte non seulement un essai portraiturant Cracovie avec érudition et nombre d’illustrations, mais aussi la réalisation pratique des postulats de Hanna Imbs, même si elle n’est pas nécessairement inspirée directement par ses travaux. Je m’autorise encore une digression, proche des mes intérêts pour la culturologie. La ville est devenue une composante importante de la définition de l’identité contemporaine. Karl Schlögel dit même que dans la vie des sociétés d’Europe centrale et orientale, on observe son come back27. A travers sa fameuse déclaration : « J’en ai ras-le-cul des petites villes », répétée comme un mantra dans l’un des vers du poète Andrzej Bursa, ou dans la chanson encore plus célèbre, classée au hit-parade, du groupe rock Elektryczny Gitary Je suis de la ville, « il faut l’entendre, le voir et le sentir… » (Jestem z miasta, « to widać, słychać i czuć… »), tout comme par l’idéologie anti-varsovienne, et véritablement anti-centraliste et anti-urbaine des dernières années, exprimée à travers l’icône culturelle de la « redécouverte de la province28 », la ville prit une place importante dans la littérature et le discours public. Je n’évoquerai que quelques exemples : Urbains, les essais d’Andrzej Kowalczyk29 ; la découverte de l’identité varsovienne (warszawskość) et de ses différents quartiers à travers 25 Jacek Purchla, Kraków w Europie Środka, Cracovie, Międzynarodowe Centrum Kultury 2000. 26 Ibid., p. 7. 27 Karl Schlögel, Środek leży na wschodzie. Europa w stadium przejściowym, trad. pol. A. Kopacki, Varsovie, Oficyna Naukowa, 2004. 28 Jan Kamiński, Metafizyka prowincji, Białystok, Wydawnictwo Kartki, 2001. 29 Andrzej Stanisław Kowalczyk, Miejskie. Amsterdam. Paryż. Berno. Warszawa. Londyn, Lublin, UMCS, 2003.
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la parution des volumes Les Racines de la ville de Jerzy Kasprzycki30 ; la création d’une européanité propre à travers la référence à la tradition médiévale de la Hanse, qui se voit bien à l’exemple de la ville d’Elbląg et de ses difficultés à s’auto-définir31 ; ou encore la tradition pluriséculaire de la multiculturalité dans les célébrations qui ont entouré le millénaire de Wrocław / Breslau. Cette digression ne prétend pas apporter quelque chose à la synthèse sur la ville, mais elle permet de cerner avec plus de finesse la didactique académique. Thèses et constats Premier constat : au centre des recherches historiques existantes sur les villes, il n’y a pas les villes mais des processus sociaux, démographiques et structurels. Dans chaque bonne synthèse sur une ville, les chapitres concernant la communication, la culture ou le sport ne manquent pas. Mais le problème, c’est qu’avec l’inondation de faits, d’événements, d’associations et d’organisations de toute nature, l’atmosphère et la compréhension de la spécificité de leur vie se perd. Il en résulte une overdose d’un savoir présenté de manière chronologique. Deuxième constat : l’histoire de la ville se résume aux mutations de l’histoire du peuple. Cela ne concerne pas seulement les monographies dédiées à des villes situées dans les confins occidentaux ou orientaux de la Pologne, où se joue de manière centrale la concurrence nationale. Dans la structure des monographies sur les villes, par exemple de Mazovie, il est aisé de constater que c’est l’activité du groupe dominant polonais qui détermine la manière dont elles sont représentées. Le reste est rattaché au genre de la « curiosité », par exemple du type « culture minoritaire », alors que sous l’aspect de la répartition ethnique, ces villes étaient à 50 ou 70 % juives. On répète la même faute que celle qui est le plus souvent reprochée à l’historiographie allemande menée sous le signe de l’Ostforschung qui, sur la base des archives prussiennes, éliminait complètement la société polonaise. Jerzy Kasprzycki, Korzenie miasta, 5 tomes, Varsovie, VEDA, 1998-2004. Voir « National Geographic », 2004, n° 5, ainsi que le numéro spécial de cette revue Miasta świata, 2005.
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Troisième constat : l’histoire urbaine est calquée sur l’histoire politique. La plus grande partie des monographies sur la ville dans la « longue durée » reproduit les césures des changements d’État ou des gouvernements successifs. Dans le cas de l’histoire d’après la Seconde Guerre mondiale, ce sont en général les dates des différentes crises et changements d’équipes du Parti et du gouvernement. La justification la plus fréquente de ce procédé serait la dépendance de la structure du matériau, des sources, principalement d’archives. Le problème, à mon avis, repose plutôt sur une sorte de fétichisme des sources, qui en pratique deviennent l’unique facteur déterminant l’horizon des recherches. De cette manière, on obtient des compilations fondées sur des sources surabondantes, mais dépourvues de toute réflexion méthodologique. Enfin, quatrième constat : le manque de synthèses d’auteur. En général, les monographies ont la forme d’un manuel écrit par une équipe de chercheurs. Il n’existe donc pas de forme narrative faisant le lien par exemple vers la narration discursive, la microhistoire, etc., qui permettrait de construire l’exposé en prenant pour base des concepts et des phénomènes dépassant le cadre des césures habituelles. Constructions Je ne travaille pas sur la ville du Moyen-Age ni de la Renaissance. Les concepts-clés qui pour moi peuvent changer l’approche traditionnelle de la monographie sur la ville sont : la modernité, la migration, les confins (la multiculturalité), la culture. Cette dernière, cependant, ne s’entend pas selon les catégories des « transformations de la culture », mais des changements culturels, ce qui désigne son transfert au niveau de la quotidienneté, de la mentalité, l’attitude face à la vie, à la mémoire, etc. La thèse qui était au fondement de mon essai sur Olsztyn est la suivante : la ville moderne est le résultat de migrations. Cette thèse implique une structure et un mode narratifs. Au centre reste l’homme, immergé dans le milieu culturel urbain. L’introduction du concept de confins (pogranicze) et de multiculturalité dans le cas de l’époque moderne donne enfin la possibilité de s’éloigner d’une écriture traditionnelle, nationalo-centrée, de l’histoire urbaine. Ce n’est aucunement un procédé
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qui permet d’être en phase avec une phraséologie actuellement à la mode dans de nombreux milieux, mais qui découle de la conviction profonde que non seulement les métropoles européennes, mais aussi les villes plus petites de la Pologne (surtout avant 1945) n’étaient pas du tout des phénomènes homogènes. Si l’on accepte que les confins (pogranicze) ne sont pas seulement un phénomène frontalier (przygraniczny), mais se réfèrent au « voisinage et à la coexistence des cultures », il me semble que ce concept peut remplir une fonction capitale et représenter une inspiration dans la construction d’une monographie sur la ville. Une place à part revient ici à la vie quotidienne. Elle est devenue un élément récurrent des monographies sur l’histoire des villes. Mais elle joue plutôt le rôle figuratif incontournable qu’un point de référence central32. Entre temps, Hanna Imbs, se référant aux considérations théoriques de Peter L. Berger et Thomas Luckman, a souligné : « Parmi toutes les réalités, il y en a une qui apparaît comme la réalité par excellence. C’est la réalité de la vie quotidienne. Sa place privilégiée autorise à lui reconnaître le titre de réalité fondamentale. C’est dans la vie quotidienne que s’exerce la plus grande pression sur la conscience, cela veut dire que la vie quotidienne influence la conscience de la manière la plus monumentale, immédiate, intensive. Il n’y a pas moyen d’ignorer sa présence imposante, et il est même difficile de l’atténuer. La réalité de la vie quotidienne est organisée autour du ici de mon corps et du maintenant de mon présent. […] Mais la réalité de la vie quotidienne ne s’épuise pas
32 Sur la vie quotidienne de Gdańsk / Danzig à l’époque de la Renaissance, voir les recherches de Maria Bogucka, l’un des rares projets réussis. Dans cette esquisse synthétique de son sujet, l’auteur aborde quelques problèmes, qui doivent éclairer la genèse et les mécanismes des transformations en cours : quel rôle y joua l’urbanisation, son type et son état d’avancement ? Dans quelle mesure la population, la taille et la fonction de la ville déterminèrent les directions de son développement et les transformations des débuts de la Renaissance ? Dans cette analyse, une importance particulière revient à la question des rapports entre le pouvoir central et les villes, qui se déroulèrent de manière distincte selon les pays, ce qui influença leur développement spécifique. Maria Bogucka, Miasta a władza centralna w Polsce i Europie wczesnowożytnej (XVI– XVIII w.), Varsovie, Wydział I Nauk Społecznych PAN, 2001; id. Życie codzienne w Gdańsku: wiek XVI – XVII, Varsovie, Państwowy Instytut Wydawniczy, 1967; id. Żyć w dawnym Gdańsku, Varsovie, Wydawnictwo „Trio”, 1997.
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dans ce qui est présent immédiatement, mais inclut aussi des phénomènes qui ne sont pas présents ici et maintenant »33. A mon avis, le problème réside dans le fait qu’en général on ne traite pas la « quotidienneté » comme une subdiscipline scientifique qui possède sa méthodologie de recherche spécifique qui existe depuis des années chez les historiens34. Partant, au lieu d’une quotidienneté contemporaine, située au centre de la narration, on obtient souvent une sorte de Heimatgeschichte amateur, dans laquelle la simple description dépourvue de réflexion remplace une analyse dans les règles de l’art. En forme de conclusion C’est avec une certaine tristesse que j’ai lu récemment la brève histoire de l’école française des Annales de Peter Burke35. Parmi les fondateurs de cette école en dehors de la France, on peut trouver d’illustres historiens polonais, comme Jan Rutkowski, Marian Małowist, Witold Kula ou, dans la génération suivante, Bronisław Geremek. A l’exception de la figure de Geremek, la participation polonaise se termine avec la direction dominante prise par la recherche polonaise dès les années 1950 (c’est-à-dire au moment de la deuxième génération des Annales) dans les recherches économiques et sociales. Dans la sphère des tendances anthropologisantes, c’est-à-dire la troisième génération des Annales, on ne trouve déjà plus de noms polonais. Cet exemple reflète avec justesse le développement de notre méthodologie des recherches historiques dans leur ensemble. Les tentatives d’innovation, comme celles menées par l’équipe réunie autour de Hanna Imbs, ne trouvent pas de prolongement dans la pratique de la recherche et demeurent une tendance secondaire de l’historiographie, qu’on prend jusqu’aujourd’hui 33 Hanna Imbs, Wstęp, w: Miasto i kultura polska doby przemysłowej. Człowiek, WrocławCracovie, Zakład Narodowy im. Ossolińskich, 1993, p. 9. 34 Les problèmes, les controverses, les débats autour de la quotidienneté sont exposés dans Wolfgang Hardtwig, « Historia codzienności dzisiaj. Bilans krytyczny », in Historia społeczna. Historia codzienności. Mikrohistoria, dir. Winfried Schulze, Varsovie, Oficyna Wydawnicza, 1996, p. 27-45 ; Alf Lüdtke, « Materialność, rozkosz władzy i urok powierzchni. O perspektywie historii codzienności », ibid. p. 95-117. 35 Peter Burke, Die Geschichte der Annales. Die Entstehung der neuen Geschichtsschreibung, trad. all. M. Fienbork, Berlin, Wagenbach, 2004.
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« avec un grain de sel ». C’est pourquoi je ne vois pas en fait de climat propice à la création d’une « nouvelle synthèse sur la ville ». Je vois au contraire le besoin de s’ouvrir et de continuer une discussion de fond sur ce thème, non seulement sous la forme de colloques, mais aussi de publications inspirantes, qui pourraient constituer une impulsion vers de nouvelles stratégies de recherches. Texte traduit du polonais par Delphine Bechtel
LES MÉMOIRES PARALLÈLES DE TOUŽIM / THEUSING, UNE PETITE VILLE DE BOHÊME DE L’OUEST : MODÉLISATION ET MODALISATION DE L’HISTOIRE Xavier GALMICHE (Université Paris-Sorbonne Paris IV et CIRCE) Mémoire et multiculturalité. Questions d’échelle La petite ville de Toužim, en allemand Theusing, est aujourd’hui une municipalité du département (okres) de Karlovy Vary (en allemand Karlsbad), dans la région (kraj) de Karlovy Vary, à l’Ouest de la République tchèque. Elle est située sur le plateau de Teplá (Tepleské vrchy, en allemand Teplhochland), peuplé par l’ordre des chanoines réguliers des Prémontrés à partir de la fin du XIIe siècle, l’une des régions bien particulière des « Sudètes », un territoire qui a beaucoup souffert des traumatismes historiques du XXe siècle. Ainsi que l’illustrent deux cartes postales, la ville connut deux destins nationaux successifs : le Theusing allemand est devenu une bourgade du Sudetengau (l’appellation officielle des Sudètes sous le IIIe Reich), la Toužim tchèque s’est transformée en une petite ville des « confins tchéco-allemands », ou plutôt de cette Tchécoslovaquie occidentale appelée par la propagande communiste « la digue du socialisme » (hráz socialismu). Toužim, qui, plutôt semblable à un gros bourg, n’est pas d’un grand intérêt architectural, est cependant emblématique de ce « paysage culturel » profané, transformé au cours du temps en un semi-désert (fig. 1-2).
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Xavier Galmiche Fig. 1. Theusing Sudetengau (« Gau des Sudètes »), carte postale des années 1930
Fig. 2. Toužim en Bohême occidentale, carte postale des années 1970
A Toužim, comme dans toute ville de Bohême, la multiculturalité urbaine est d’abord affaire de mémoire. En effet, la Bohême-Moravie a longtemps été au plus haut point concernée par la multiplicité culturelle, à la fois du fait de sa population multinationale (Tchèques, Allemands, Juifs) et en tant que royaume de « l’ensemble » autrichien. Le XXe siècle tchèque fut cependant marqué par des événements qui firent disparaître l’une après l’autre les conditions de cette multiculturalité, notamment par l’adoption du modèle de l’État-nation lors de la création de la Tchécoslovaquie en 1918, puis, à partir de 1938, par l’objective homogénéisation ethnique dans laquelle le pays bascula en
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moins de dix ans (dépècement du pays en vertu des accords de Munich en 1938, liquidation de la population juive par les Nazis et, durant l’immédiat après-guerre, expulsion des Allemands). Dans l’Europe d’après la Seconde Guerre mondiale, il y a peu de pays aussi uniculturels que la Tchécoslovaquie, (même si les composantes tchèque et slovaque, longtemps pensées comme une seule culture slave, sont progressivement distinguées au cours du XXe siècle, il est vrai comme des cultures jumelles). La multiculturalité ancienne est, sinon complètement révolue, du moins condamnée à ne subsister que sous forme de traces. Ainsi pluralité et mémoire sont-elles ici indissociables, et la multiculturalité ne peut qu’être évoquée dans le cadre de discours sur le passé : enquête historique académique et scientifique, productive de modèles cognitifs et herméneutiques à prétention collective ; mais aussi « travail de mémoire » plus privé (individuel, familial ou communautaire), où la même histoire est modalisée, c'est-à-dire marquée par la subjectivité de celui qui la raconte. Les « discours mémoriels » se situent tous entre une modélisation mise en œuvre par de nombreux relais institutionnels, dont il revient aux sciences sociales d’analyser les structures, et la modalisation toujours renouvelée de celui qui parle : son approche est affaire de sémiotique. C’est conscient de ces diverses implications méthodologiques que l’on peut choisir délibérément, pour interroger la mémoire de la multiculturalité centre-européenne, de s’intéresser – loin des capitales et de leur passé pluriel si souvent commenté – à des petites villes, et pourquoi pas à une localité quasi-inconnue, et choisie presque par hasard. Le changement d’échelle modifie en effet le rapport entre modèles discursifs. Telle est la démarche qui nous a conduit vers Toužim, qui n’est jusqu’en 1948 qu’une des très nombreuses bourgades des régions de Bohême frontalières de l’Allemagne. Cette étude n’a pas l’ambition de se substituer aux publications parfois fort savantes que, comme toute localité, son développement séculaire a suscitées dans l’érudition locale. Son but est d’analyser comment l’historiographie de Toužim / Theusing reflète les traumatismes violents (annexion, expulsions, collectivisation) auxquels elle fut soumise, à partir de 1938 au moins, à l’instar de toute la région. Depuis 1945, et de façon plus aiguë
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depuis 1989, cette histoire fait l’objet d’une redécouverte, mais elle demeure l’objet de discours multiples qui ne se rencontrent que rarement, de « mémoires parallèles ». Alors qu’il serait possible de l’analyser du point de vue de l’anthropologie culturelle (notamment par des entretiens de terrain) ou tout simplement par une recherche historiographique classique, surtout en mettant en question des affirmations statistiques que je citerai sans les discuter, je me propose ici d’éclairer ces discours d’un point de vue sémiotique. L’histoire d’une bourgade – La force des modèles Typologiquement, Toužim est une ville des confins : du XIIe siècle jusqu’en 1945, son histoire est dominée par les contacts – le plus souvent des heurts – entre pays tchèques et allemands tels que les vécut incessamment la Bohême du Nord-Ouest, aux frontières particulièrement fluctuantes (ce n’est qu’en 1322 que le pays d’Eger fut définitivement rattaché à la Bohême comme terre gagée par l’Empire). La région fut d’abord peuplée par des habitants tchèques venus des terres de son premier maître, Jiří de Milevsko (Georg von Mühlheim), près de Tábor en Bohême du Sud, et c’est la localité voisine d’Utvina qui fut instituée comme ville. Ce n’est qu’après le sac d’Utvina que le fort de Toužim fut transformé en ville par le roi Georges de Poděbrady en 1469, au sortir des guerres hussites. Ces privilèges furent confirmés par le roi Vladislav Jagellon en 1488, date à partir de laquelle le domaine, vendu à la famille allemande von Plauen (z Plavna), vit se multiplier les installations de colons allemands. Fief de maisons aristocratiques de renom (Meissen und Plauen, Hasištejnský, puis Sachsen-Lauenburg, von Baden et enfin Beaufort-Spontini), Theusing s’enorgueillit à ce titre de son château, dont la période de plus grande gloire remonte au XVIIe siècle, à l’époque où Julius Heinrich von Sachsen-Lauenburg (15861665), après la mort d’Albrecht von Wallenstein (1583-1634) dont il était l’allié et l’ami, y fixa sa résidence. A vrai dire, rien ne distingue plus Toužim de tant de bourgades de ces confins occidentaux de Bohême : ni sa lente industrialisation à la fin du XIXe siècle (scierie et usines textiles sont construites suite à l’ouverture en 1898 d’une ligne de chemin de fer secondaire), ni surtout sa
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composition nationale : dans les années 1930, le taux de population allemande y dépassait 90 %, avec, en 1933, 1896 Allemands, 31 Tchèques (parmi lesquels nombre de fonctionnaires envoyés par l’administration tchécoslovaque), et 5 « étrangers »1, dans lesquels il faut sans doute reconnaître les derniers membres d’une communauté juive déjà pratiquement disparue2. Il s’agissait donc d’un monde d’apparence homogène, où la présence d’autrui (notamment de la culture tchécoslovaque) était réduite à son strict minimum : pas de trace d’inscriptions bilingues sur les cartes postales, par exemple, ni même sur les façades des maisons reproduites sur les photos d’époque (seule exception : la mention Wartesaal / Čekárna [salle d’attente] sur la fenêtre de la gare, relevant d’ailleurs d’un bilinguisme administratif, au caractère obligatoire). La multiculturalité n’était donc pour ainsi dire que négative, inhérente au simple statut minoritaire à l’échelle de l’État. Cette altérité minimale sera elle-même mise à mal : en 1938, les quelques Tchèques de Toužim furent contraints au départ lors du retrait de l’armée tchécoslovaque des Sudètes rattachées au IIIe Reich. L’annonce des Accords de Munich fut suivie dès décembre 1938 à Toužim d’une consultation populaire entérinant le rattachement au Reich allemand, puis de l’enrôlement des hommes dans la Wehrmacht, partiellement remplacés par des hommes du « service du travail obligatoire » (Totaleinsatz / totální nasazení) - des Tchèques, mais aussi des prisonniers français et russes. Toužim abrita aussi un camp de l’Arbeitsdienst. Les derniers mois de la guerre virent affluer des réfugiés allemands fuyant l’avancée de l’Armée rouge, qui firent doubler la population. Comme une large partie de la Bohême occidentale, c’est par l’armée américaine que Toužim fut libérée en 1945, puis rétrocédée à Selon Rudolf Hemmerle, Sudetenland Wegweiser durch ein unvergessenes Land, Würzburg, Adam Kraft, 1993, p. 415. Ces chiffres reprennent notamment ceux des ouvrages d’Alfred Bohmann, Das Sudetendeutschtum in Zahlen, Munich, Sudetendeutscher Rat, 1959. 2 Ce sont les années 1880 qui voient le plus fort pourcentage de Juifs (70 personnes, soient 3,2 % de la population) ; ce chiffre décroît progressivement en faveur des villes moyennes (notamment des centres thermaux de la région) ou de l’émigration à l’étranger. D’après Jiří Fiedler, « Židovské obce na Toužimsku », in IX. Historický seminář Karla Nejdla, Karlovy Vary, Klub přátel města Karlovy Vary, 1999. La « Judengasse » a disparu lors des démolitions des années 1960. 1
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l’Arm mée rouge. La ligne de démarcation entre les deux zon nes, qui allait de Plzeň ň à Karlovy Vary,, passait alors justee à l’Ouest de la vville. L’une des raress photos de cettee époque montre un jeune Allemaand portant le brasssard blanc – à la fois f signe distinctiff et d’infamie – m marqué du signe « N » - pour Němec, « Allemand A » - et faaisant la vaisselle p pour les soldats amérricains : il a passéé en cachette la ligne de démarcaation et gagne quelqques sous en se faiisant le valet des « libérateurs » (fig. 33)3.
Fig. F 3. « Albert und ich bei den Amis » [« Albert et moi chez les Yan nkees »], 1945: le pettit Robert Muzika fran nchit la ligne de démarccation et fait la vaissellle pour les soldats américain ns. Source : R. Muzika,, archives personnelless
Dans D le cadre du trransfert global dess Allemands des SSudètes qu’avait autorrisé la conférence des Alliés à Potsdaam à l’été 1945 et conformément aux décrets du Présid dent Beneš, tous les l Allemands de Toužim, à de raress exceptions près, furent déplacés en Allemagne, en ddouze convois, de septembre s 1945 à août 1946 (lee dernier convoi vers la zone d’occcupation soviétiquue). 3
Entrretien avec Rudolf Muuzika, février 2006.
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Après l’expulsion des Allemands, les confins se repeuplèrent laborieusement : en Bohême occidentale, de nouveaux habitants furent appelés de l’intérieur des pays Tchèques, notamment de la région de Pelhřimov. Devant le persistant déficit démographique et surtout la pénurie de main-d’œuvre, on en appela de Slovaquie, voire du Banat en Roumanie et de Volhynie en Ukraine. C’est alors que Toužim connut un destin quelque peu exceptionnel : après le coup d’État communiste de février 1948, elle passa lors du redécoupage administratif au rang de chef-lieu de district (qu’elle garda jusqu’en 1960)4 – aux dépens de Teplá dont le couvent fut transformé en caserne, ce que l’on peut interpréter, dans le contexte du traditionnel anticléricalisme tchèque, puis communiste, comme une revanche, révolution aidant, d’une ville « laïque » contre une cité religieuse. Toužim devint en effet une ville rouge, modèle de la « digue du socialisme ». Capitale microrégionale, elle s’imposa comme centre industriel : aux activités agricoles, à la scierie et à l’usine textile d’avantguerre s’ajoutèrent l’Unité d’ingénierie et de tracteurs STS (STS - Strojní a traktorová stanice) en 1956 puis une fabrique de mobilier commercial en 1960. Et elle bénéficia – c’est là une spécificité unique parmi toutes les villes des « Sudètes », souffrant d’un solde migratoire dramatiquement négatif – d’un vrai rééquilibrage démographique : elle retrouva dans les années 1970 un niveau de population analogue à celui d’avant les crises des années 1930. Les tableaux statistiques ci-dessous comparent le nombre d’habitants et de maisons de Toužim avec une autre ville proche, Bečov (Petschau), qui voit quant à elle, comme il est de règle dans la région, sa population des années 1970 stagner à moins de 50 % de ce qu’elle était dans les années 1930 :
4 La ville de Toužim est aujourd’hui titulaire d’un office municipal (městský úřad), couvrant les districts de Bečov nad Teplou, Chodov, Krásné Údolí, Otročín, Toužim et Útvina.
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Xavier Galmiche Toužim / Theusing5 Statistiques (en gras le chiffre le plus bas) :
Date
1869 1880 1890 1900 1910 1921 1930* 1950 1961 1970 1980 1999
Habitants: 2810 2765 2867 2718 2746 2618 2535
1407 1842 2719 3949 3808
Maisons:
349
411
410
424
424
422
426
450
299
303
Bečov / Petschau Date
1869
1880
1890
1900
1910
1921
1930
1950
1961
1970
Habitants:
2905
2838
2729
2868
2809
2760
2853
1238
1512
1250
Maisons:
409
405
409
428
433
451
500
437
320
298
Toužim forme donc une sorte d’enclave de développement socialiste dans une région à l’économie déprimée. Aujourd’hui, comme dans toute ville tchécoslovaque, mais peut-être en densité particulièrement élevée par rapport à d’autres villes, des traces tenaces de l’ère des années 1950 à 1980 demeurent : cités HLM, collège, centre commercial. Toužim est un véritable petit centre de construction immobilière, ce qui est un paradoxe dans une contrée marquée par la spirale de la destruction (en effet à quelques kilomètres s’étend la réserve militaire dite de Doupov-Hradiště, du nom de l’ancienne ville de Doupov, en allemand Duppau, 1 524 habitants en 1930, qui disparut corps et bien au cours des années 1950 avec les 67 localités afférentes. Du village Mariastock, en tchèque Skoky, but de pèlerinage traditionnel de la région, tout a disparu sauf l’église, encore conservée en 1989, mais depuis lors cible de déprédations continuelles…). Toužim est enfin une ville nationaliste. A Toužim, comme ailleurs, l’occupation symbolique de l’espace de l’ancienne ville allemande par les emblèmes nationaux tchèques saute aux yeux : dès l’automne 1945, les rues furent rebaptisées, selon une logique qui mêlait « tchéquisation » et honneur aux Alliés : le Marktplatz devint la Place du Président Docteur Ed. Beneš, la Bahnhofstrasse la Rue du Généralissime Staline, Selon Restrospektivní lexikon obcí ČSSR 1850-1970, Prague, Federální statistický úřad, 1978, p. 358-9 et p. 350-1.
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le Vorstadtplatz la Place du Président Truman, la Pfarrgasse (rue de la cure) la Rue W. C. Churchill. De nombreuses rues reçurent les noms d’écrivains dépositaires d’une tchéquité souvent militante : Jindřich Š. Baar, K. H. Borovský, Josef Hira, Božena Němcová, etc.6. On procéda tout d’abord à des annexions symboliques « automatiques » : on rebaptisa aussi les institutions éducatives et sportives, la Turnhalle allemande devenant la sokolovna tchèque, du nom de l’organisation sportive des Sokols, vecteur fondamental du nationalisme tchèque. Puis la lutte se concentra sur les monuments funéraires : contre la mémoire des morts militaires (le monument aux morts de la Première Guerre érigé en 1928 fut détruit dès octobre 1945), mais aussi contre la mémoire des morts civils (le cimetière ancien ainsi que l’église Saint-Martin, furent liquidés en 1965 à l’occasion de la fondation d’un nouveau cimetière installé à quelques kilomètres de la ville, au profit d’un quartier d’habitations modernes (fig. 4-5).
Fig. 4. Karl Fuchs, monuments aux morts, 1928, détruit en octobre 1945 (carte postale). Photo : XG (2005)
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Albín Chládek, Obecní kronika, manuscrit, archives municipales de Toužim, p. 78.
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Xavier Galmiche Fig. 5. Toužim aujourd’hui, à l’endroit de l’ancien cimetière. Photo : XG (2005)
Comme c’est la règle dans toute la Bohême d’après-guerre, les pierres tombales avaient été après 1945 « recyclées » (grattées puis regravées d’inscriptions tchèques). Après 1965, les pierres tombales qui subsistaient furent employées comme matériau de remblai lors de la construction de la digue de la localité voisine de Kosmova (Osmaul). C’est bien sur la place jadis occupée par le cimetière que trôna à partir des années 1970 une carcasse d’avion (on l’aperçoit dans l’angle supérieur droit de la carte postale des années 1970, fig. 2), dont l’intérieur avait été transformé en bar à l’usage des membres des employés des usines toužimiennes, jusque dans les années 1990, où la carcasse fut rachetée par un collectionneur d’avions. Quant à la mémoire des morts, elle est minimale : un très discret monument, érigé en 1994 à l’endroit de l’ancien cimetière au terme de négociations laborieuses entre une association d’Allemands originaires de Theusing et la mairie, rappelle le souvenir et de ses morts, par une inscription rédigée, de façon très diplomatique, en deux langues, mais selon deux formulations : l’inscription tchèque annonce que ce sont les « descendants vivant en Allemagne7 qui ont érigé cette stèle à la mémoire 7
« Věnovali potomci žijící v Německu. »
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des habitants de Toužim et des localités avoisinantes reposant ici » ; en allemand ce sont les « descendants allemands8 ». La différence est subtile, mais elle est nette. La visite au cimetière moderne et la lecture des patronymes gravés sur les tombes permettent de reconstituer la diversité des origines géographiques des nouveaux venus de l’après-guerre : Slovaques aux noms hongrois, Tchèques aux noms polonais ou ukrainiens. On peut parler de « multiculturalité sauvage » dans le conglomérat de hasard qui caractérisa la population nouvellement constituée après l’expulsion des Allemands, à Toužim comme dans toutes les Sudètes. Multiculturalité sauvage et aussitôt reniée par l’affirmation d’un seul moule national : malgré la conscience de ces origines variées et la visibilité des « Tsiganes », sa population semble aujourd’hui tchèque de façon homogène. Quoiqu’un responsable d’association caritative estimât en 2005 à 250 le nombre de Tsiganes vivant à Toužim, un seul habitant s’est déclaré « Rom » lors du dernier recensement. Mémoires parallèles On est frappé par le fait que ces tendances virulentes à l’homogénéisation et à la négation du passé coexistent avec des discours mémoriels vivaces et une iconographie très étonnante. C’est du côté des écrits que nous nous tournons pour caractériser rapidement les deux discours nationaux tchèque et allemand tels qu’ils s’organisent dans des ouvrages ressortissant presque tous au genre codé de « l’histoire locale » (vlastivěda, Heimatkunde). Nous disposons en théorie de deux types de sources écrites : d’une part les chroniques municipales (Stadtchronik, obecní kronika), dont l’usage systématique s’est traditionnellement répandu à partir du XVIIIe siècle, et qui n’existent malheureusement le plus souvent qu’en un seul exemplaire ; éventuellement des chroniques familiales ; dans le cas de Toužim, la chronique municipale allemande est réputée disparue, sans doute a-t-elle été égarée du temps de l’expulsion. Quant à la chronique municipale tchèque, inaugurée à partir de l’année 1933, elle a été renouvelée en 1945 et elle perdure jusqu’à nos jours ; aucune …« die deutschen Nachkommen errichteten dieses Denkmal zum Gedenken an die Einwohner von Toužim und der benachbarten Ortschaften. »
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Xavier Galmiche
chronique familiale n’est attestée à notre connaissance. D’autre part, on trouve des textes documentaires édités sous forme de livres ou de brochures (touristiques, par exemple). Le passé aristocratique de Theusing et l’existence d’une bibliothèque dans le château ont avant la Seconde Guerre mondiale valu à la ville une importante bibliographie 9 érudite , même si la plupart des informations historiques sont bien sûr 10 consignées dans des ouvrages à caractère régional . Mais c’est surtout dans le temps de l’après-guerre que les ouvrages se multiplièrent, et cette fois en deux historiographies qui furent longtemps ouvertement concurrentes, l’une, celle des Heimatbücher, rédigée en allemand par des associations d’originaires déplacés, l’autre écrite en tchèque par les services éditoriaux de la municipalité. Il est peut-être trop facile d’opposer les histoires « tchèque » et « allemande » qui s’expriment dans ces écrits. En accord avec les schémas historiographiques du XIXe siècle, elles s’efforcent de reconnaître le caractère national attaché au destin de la ville. La démonstration repose sur des exemples canoniques, à commencer par le débat étymologique : l’historiographie tchèque insistait sur le caractère tchèque des toponymes même germanisés (Toužim, déformation d’un patronyme Tužim, 11 l’équivalent approximatif de Désiré, transformé en Theusing ), tandis que le premier grand Heimatbuch de la région, par exemple, insistait sur leur origine germanique : « Le nom allemand de Theusing (dérivé du Dintsing germanique) justifie l’opinion que, près des colons tchèques, se soient 12 dès l’origine établis des colons allemands. » Mais l’opposition est M. Urban, « Zur Geschichte der Burg und Stadt Theusing », Mittheilungen des Vereines für Geschichte der Deutschen in Böhmen, XL. Jahrgang, 1902, p. 105-140 ; Anton Gnirs, Das ehemalige herzoglich sächsisch lauenburgische und markgräflich badische Amtsarchiv aus dem Schlosse zu Theusing in Böhmen, Leipzig, Rohrer, 1933. 10 Comme celui d’Anton Gnirs, Topographie der historischen und kunstgeschichtlichen Denkmale in den Bezirken Tepl und Marienbad, Augsbourg, Dr. B. Filser Verlag, 1932. 11 525 let města Toužim, ed. Martin Janouš, Toužim, Městský úřad, 1994, p. 4. 12 Ludwig Klein, « Der deutsche Name Theusing (germanischen Ursprungs Dintsing) berechtigt zur Annahme, dass schon bald nach der Gründung neben den Tschechen auch deutsche Zuwanderer sich sesshaft machten »; Ludwig Klein, « Über dieses und jenes aus Stadt Theusing », Das Tepler Land, ed. Josef Schmutzer, Greisenfeld, Heimatkreis Tepl-Petschau in der Sudetendeutschen Landsmannschaft, , 1967, p. 685710, ici p. 685. 9
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surtout visible dans la périodisation historique. La chronique tchèque qui s’ouvre sur un vaste panorama historique de la ville présente Toužim comme une ville hussite en proie aux assauts constants de l’ennemi catholique et allemand. La brochure Les 500 ans de la ville de Toužim, publiée en 1969 par la municipalité à l’occasion du cinquième centenaire de la ville, propose, entre propagande et histoire locale, une version téléologique du destin historique de la ville, passant d’un survol du passé depuis le Moyen-Age (tome I) à une présentation partisane du présent (tome II). Celle-ci s’ouvre d’ailleurs sur une évocation extrêmement édulcorée de l’expulsion, une époque où « les Allemands s’en vont »13 : le véritable épanouissement de la ville n’advient qu’après 1948. De leur côté, les publications éditées par les associations d’originaires allemands cultivent en général une image figée du passé, s’appliquant à faire oublier la disparition du monde ancien. Selon un principe instauré par la plupart des usuels allemands consacrés à la topographie des Sudètes, ces publications ignorent systématiquement ce qui se passe après 1946 : ainsi 14 l’ouvrage standard de Rudolf Hemmerle Sudetenland ignore-t-il la modification administrative de 1948 qui propulsa Toužim à la tête du district, et indique encore Tepl comme chef-lieu, selon la division administrative de 1935. C’est le même principe qui veut que le premier ouvrage consacrant une place importante à l’histoire de Toužim s’intitule 15 Das Tepler Land . A l’hyperhistoricisation de la version tchèque répond la décontextualisation calculée des publications allemandes. Mais ces ouvrages ne nous intéressent pas tant parce qu’ils reproduisent les poncifs des histoires nationales que parce qu’ils le font de façon différente des manuels et des livres de grande diffusion. La petite échelle de la ville garantit aussi une littérature limitée, non seulement en nombre de titres, mais aussi et surtout dans le schéma de la communication : leurs auteurs présupposent le plus souvent de leurs lecteurs une adhésion à la cause qu’ils défendent d’autant plus évidente 13 « Němci odcházejí », 500 let města Toužim, t. I, ed. Karel Sokol, t. II., ed. Josef Köppl, Touzim, Národní výbor Toužim, ici t. II, p. 6. 14 Rudolf Hemmerle, Sudetenland. Wegweiser durch ein unvergessenes Land, Würzburg, Adam Kraft, 1993. 15 Ludwig Klein, « Über dieses und jenes aus Stadt Theusing », art. cit.
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Xavier Galmiche
qu’elle est « privée », et le ton du discours qu’ils développent est celui d’une familiarité d’intérêts. C’est sans doute une loi non écrite du genre du Heimatbuch. Il n’y a pas de seuil entre information historique et témoignage individuel : le premier chapitre de l’ouvrage Das Tepler Land trace l’histoire de la région par une évocation de l’expulsion qui est relatée exclusivement à travers des souvenirs personnels. Autrement dit, la réception de ces écrits se limite à une communauté imaginaire, un cercle fermé de proches – quel que soit le type de cette proximité : celle de la famille, du voisinage, comme celle de la mentalité et de l’idéologie. La familiarité d’intérêts s’exprime parfois par la familiarité de style, voire par une certaine vulgarité. On peut en trouver des exemples dans la première chronique tchèque de Toužim déjà évoquée : présentant la ville comme un enjeu des guerres hussites, un point de contact entre deux armées menées l’une par le commandant hussite Jan Žižka et l’autre par les moines catholiques de Milevsko (Mühlhausen) secondés par les croisés allemands, le chroniqueur souligne tendancieusement le clivage national sous-jacent, comme dans la page suivante : « le 27 avril 1422, ils [les Hussites] reprirent la ville, l’ennemi laissant sur le champ de bataille bien des morts (fichus, les Allemands !) »16. La débâcle allemande est naturellement un sujet de sarcasmes : il s’agit bien d’une logique du présupposé, d’une connivence toujours présentée comme acquise entre le narrateur et son destinataire. Plus encore que dans l’argumentation historique, cette logique s’illustre de façon éloquente dans les systèmes iconographiques. L’exemple plus spectaculaire est fourni par les illustrations de la seconde chronique tchèque, inaugurée en 1958 : la première partie, une présentation « historique » d’environ deux cents pages couvrant la période des origines à 1945, rédigée par Václav Kozák, s’orne en effet de nombreux dessins coloriés, qui hésitent entre une figuration sagement « réaliste », dans le genre des planches de la littérature éducative, comme le dessin des remparts de la Toužim médiévale et une représentation enthousiaste de l’histoire (fig. 6-7). Sans surprise, la geste hussite y est 16 « […] Brzy […] Husité dne 27. 4. 1422 dobyli zničeného města zpět, při čemž nepřítel zanechal na bojišti mnoho mrtvých (němectví zničeno!). », Albín Chládek, Obecní kronika, op. cit., p. 21. C’est moi qui souligne.
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très présente, comme avec le portrait équestre de son héroïque chef de guerre Jan Žižka, ou par la « reproduction » de la lettre des privilèges accordée à la ville par Jiří de Poděbrady. Fig. 6 (à gauche). Albin Chládek, Le mur d’enceinte de la première forteresse de Toužim, dessin, illustration de la Chronique municipale, années 1950, p. 38.
Fig. 7 (à droite). Albin Chládek, Jan Žižka, dessin, illustration de la Chronique municipale, années 1950, p. 68.
Mais les illustrations ne se limitent pas au Moyen-Age : la page de titre du « livre premier », montre dans un cartouche les pères slaves, en tuniques à l’antique, implicitement situés aux temps mythiques de la fondation « nationale », vers le VIe siècle, des images associées à la fondation de Prague, et ici plaquées de façon parfaitement ahistorique à la supposée préhistoire de Toužim (fig. 8). L’auteur reproduit ici directement des motifs de l’historiographie nationale et de sa tradition picturale, notamment du plus célèbre de ses représentants, Mikolaš Aleš, figure majeure de la « génération du Théâtre national ». En tant qu’artiste
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Xavier Galm miche
inspiiré par les temps d’héroïsme, d Aleš est e un parrain imp portant dans la concception téléologiquue du renouveau national n tchèque co ompris au XIXe sièclee comme la résurreection d’une gloiree perdue. Fig. F 8 (à gauche). Albin Chládek, C page de titre du d « premier livre », illlustration de la C Chronique municipale, ann nées 1950, p. 7.
Fig. 9 (à droite). Günther Kaahabka : Theusing im Teppler Hochland, Kempten n. Eigenverl. 2001, p. 1 : page de titre.
Ce C paradigme fut exploité e sans ménagement au sortirr de la Seconde Guerrre mondiale com mme l’illustration du combat nation nal se répétant une fois encore, auu XXe siècle, daans la lutte (finaale) contre le 17 c alešiennees de l’appareil nazissme et l’ennemi hééréditaire . Les citations Voiir Xavier Galmiche,« Dům D po Němcích – ’von n den Deutschen überrnommenes Haus’. Zur Semiotik S von Konstruuktion und Zerstörungg in der tschechischen n Nachkriegsprosa 17
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iconographique de la chronique de Toužim imposent donc au lecteur d’inclure l’histoire de la ville dans une grande histoire mythique. Le transfert d’image est ici un exemple parfait de modélisation, à la fois thématique, plastique et herméneutique. L’ingéniosité iconographique ne manque pas non plus du côté allemand : nous nous limiterons ici à un exemple, tiré de Theusing im Tepler Hochland, le plus récent des deux Heimatbücher spécifiquement 18 consacrés à Theusing (fig. 9) . Le livre lui-même se présente comme une collection d’archives et de commentaires. La page initiale se distingue par une composition verticale complexe, où se succèdent de haut en bas : titre, sous-titre, puis schéma du Hasnoa(n)toutara, – le bouton de culotte décoré de motifs géométriques, insigne identitaire important des Allemands de l’Egerland (le terme est indiqué en dialecte puis « traduit » en haut-allemand Hosenantuer). Puis encore, poème d’Erika Kus-Totzauer sur la patrie (Heimat du mein Egerland), dédicace de l’éditeur à son épouse décédée, reproduction d’un dessin bien connu de la ville autour de 1600. On le voit, la page associe engagement personnel et mémoire communautaire, et s’inscrit explicitement dans une lignée éditoriale : il serait instructif de suivre la façon dont certaines images passent depuis des décennies d’une publication à l’autre, de reconstituer « l’arbre bibliographique » de cette documentation. Dans le même temps, Kahabka négocie son rapport aux autres publications analogues : le soustitre par exemple, Theusing im Tepler Hochland, einst und jetzt, se réfère discrètement à l’ouvrage cité Das Tepler Land, et semble se justifier par rapport à la tradition d’un certain changement de point de vue, géographique mais peut-être aussi historique. Entre les deux publications, la différence réside encore une fois dans la conception de l’appartenance : la communauté implicite convoquée par la chronique tchèque est celle de la nation, celle supposée par la (1946-1948) », Zeitschrift für Geschichtswissenschaft, n° 10, 2005, Nach der Vertreibung : Geschichte und Gegenwart einer kontroversen Erinnerung, dir. Jürgen Danel et Philipp Ther, p. 941-954. 18 Günther Kahabka, Theusing im Egerland : Geschichte einer deutschen Stadt in Böhmen, Friedberg/H., édité par l’auteur, 1988. Günther Kahabka, Theusing im Tepler Hochland, einst und jetzt, Kempten, édité par l’auteur, 2001.
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Xavier Galmiche
publication allemande est la petite Heimat. Il est cependant possible de trouver des analogies entre ces deux systèmes référentiels l’un et l’autre dotés d’une égale fascination pour l’iconographie. Modalités Les images « reproduites » dans les deux livres évoqués sont-elles de simples reproductions ? Une étude plus détaillée apporterait des réponses variées. Dans la chronique tchèque, il s’agit parfois bel et bien de simples copies, d’images d’Aleš, notamment. Parfois au contraire l’artiste insère ces images dans des compositions très ornementales, personnelles, par exemple dans la page ouvrant le chapitre de « l’âge hussite », une remarquable planche représentant deux accessoires religieux stylisés, le calice et la patène, symbolisant la revendication théologique des Hussites de la communion sous les deux espèces. L’ensemble est dessiné sur un fond en damier, et l’espace de la patène est occupé par le premier vers du fameux cantique hussite Kdož jste boží bojovníci, « Vous êtes les combattants de Dieu ». Le résultat, d’une grande qualité graphique, associe du point de vue sémantique tradition historique et militaire et se laisse interpréter dans le contexte d’après 1948 comme un commentaire sur l’identité tchèque et la nécessaire combativité face à l’ennemi. Mais d’un point de vue artistique, il fonctionne comme un montage, à partir d’un réservoir d’images actualisables à la demande, permettant l’articulation entre discours officiel et point de vue personnel. Plus éloquente encore est l’estampe finale, où la signature de l’artiste apparaît surmontée d’une étoile rouge et d’une rose blanche : émouvante composition personnelle pour ainsi dire kitsch et communiste, où se marient donc discours collectif et vérité individuelle. C’est dans le même esprit que Kahabka a marié histoire officielle et souvenirs personnels, notamment dans son deuxième Heimatbuch : il a multiplié les photos des années 1930, et a ainsi sensiblement nuancé le point de vue sur la ville, dans la mesure où certains de ces clichés apportent un témoignage direct sur l’engagement des Allemands des Sudètes dans les organisations nazies. Il retrace par ailleurs l’histoire de la redécouverte depuis 1978 de la mère-patrie par les Allemands expulsés, qui n’est pas restée sans écho
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du côté de la population tchèque de la Toužim actuelle19 : décidée à redécouvrir le passé pluriel longtemps tabou de leur ville, une poignée d’enthousiastes a poussé une municipalité longtemps rétive à ouvrir un centre d’informations et à refléter dans un discours commun la 20 multiplicité des mémoires parallèles . C’est la raison pour laquelle, si tout semble opposer l’expérience de l’histoire et les discours mémoriels des Allemands et des Tchèques de Toužim, l’heure est sans doute à la timide renaissance d’un voisinage tchéco-allemand, sans doute encore réservé à des initiatives privées, ou associatives, mais favorisée par les initiatives officielles bilatérales, relayées par la politique européenne, notamment la création d’une « eurorégion » autour de Cheb, Euroregio egrensis. Malgré les quelque cinquante ans qui les séparent, les deux publications (la chronique tchèque de Chládek et le livre mémoriel de Kahabka) reposent sur un principe structurel analogue, qui consiste d’abord à réactualiser des iconographies légitimées par la tradition nationale et communautaire, mais ensuite à les disposer en fonction d’un point de vue personnel. A la modélisation historique gagée par la tradition s’oppose la modalisation, l’inscription d’une vision subjective.
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Voir fig. 10. Je remercie Jiří Schierl et le centre culturel et d’information de la ville de Toužim.
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Xavier Galmiche
Fig. 10. Membres de l’association allemande des originaires de Theusing en pèlerinage le jour de la fête patronale (10 septembre 2005). Photo : XG (2005)
TESCHEN, CIESZYN, TĚŠÍN : HISTOIRE MOUVEMENTÉE D’UNE VILLE DIVISÉE
Jadwiga WALA (Université Paris-Sorbonne Paris IV) Située aux abords de la Porte de la Moravie, à la croisée de l’antique « voie d’ambre » et de l’axe reliant Cracovie aux pays Tchèques, la ville de Tessin (selon son appellation latine médiévale) a constitué, pendant des siècles, un lieu d’échanges commerciaux important. Par sa position géopolitique à la jonction de territoires occupés par deux peuples slaves – Polonais et Tchèques – et deux États germaniques – prussien et autrichien –, ce lieu a été appelé par l’Histoire à un destin peu commun. La Teschen autrichienne Fondée au XIIIe siècle par un prince de la dynastie des Piast, puis rattachée à la couronne de saint Venceslas, la ville fit partie de l’Empire autrichien dès le XVIe siècle, portant dès lors le nom allemand de Teschen. Dans le vaste ensemble habsbourgeois, l’ancien siège de principauté perdit peu à peu son autonomie, tout en gardant sa position centrale dans une région appelée justement la Silésie de Teschen1. Durant la seconde moitié du XIXe siècle, les Allemands constituaient environ 50 % de la population de la ville dont ils formaient la communauté la plus aisée. Les Polonais et les Tchèques représentaient respectivement 36 % et 14 % de la population, mais se définissaient surtout par leur identité linguistique2. Toutefois, à partir de 1848, Teschner Schlesien en allemand, Těšínské Slezsko en tchèque. On s’appuie ici sur les résultats du recensement autrichien de 1880 présentés dans Statistické Tabulky Těšínska [Tableaux statistiques de la région de Těšín], Prague, Národní Česká Rada, s.d.
1 2
© Cultures d’Europe centrale n° 7 (2008)
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Jadwiga Wala
le sentiment national commença à se généraliser dans les couches populaires de la société. Ainsi, de plus en plus souvent, les habitants de la ville d’origine plébéienne optaient aussi pour une identification nationale en tant que Polonais ou Tchèques. Au début, le phénomène de reconquête slave s’appuyait sur un principe de loyauté entre les Polonais et les Tchèques, appliqué réellement sur le terrain, par exemple sous forme d’organes de presse financés et rédigés ensemble. Cette ouverture des premiers porte-parole slaves de Teschen s’explique surtout par le fait qu’ils avaient effectué leurs études dans plusieurs villes de l’Empire, où ils avaient rencontré des protagonistes slovaques et yougoslaves du « réveil slave »3. L’émergence d’une collaboration inter-slave ne semblait pas être la préoccupation principale des Allemands de Teschen, d’autant plus que le régime électoral leur assurait une majorité écrasante au sein du Conseil municipal, où les deux premiers Polonais n’entrèrent qu’en 1913. Il serait pourtant inexact de voir dans cette situation une conséquence des seules inégalités sociales et politiques, en faisant abstraction des compétences techniques des élus allemands de Teschen, appréciées par l’ensemble des habitants. Ainsi les bourgmestres allemands, très soucieux du développement des infrastructures de la ville, jouèrent-ils un rôle majeur dans la transformation de Teschen en centre urbain moderne. Les rapports interethniques s’altérèrent pourtant au tournant des XIXe et XXe siècles, dans le prolongement des phénomènes apparus dans d’autres centres urbains de la région et à l’échelle de l’Empire. Tout d’abord, le développement rapide du bassin minier d’Ostrava-Karvina – situé à l’ouest de Teschen – attira environ 20 000 personnes d’origine polonaise venant de Galicie, ce qui modifia la structure ethnique de la région. L’émoi de la population tchèque, redoutant la submersion de la région par des vagues de colonisation polonaise, fut renforcé par les poèmes pathétiques de Petr Bezruč, déplorant la polonisation et la germanisation des Moraves du Nord : A cet égard, l’influence du Slovaque L’udovít Štúr sur la grande figure du mouvement polonais en Silésie autrichienne Paweł Stalmach, est incontestable. Sur ce sujet, voir par exemple Edward Buława, « Uwikłania światopoglądu Pawła Stalmacha » [Idées enchevêtrées de Paweł Stalmach], Pamiętnik Cieszyński, t. 3, 1991, p. 9-22.
3
Teschen / Cieszyn / Těšín : histoire mouovementée d’une ville divisée
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« J’ai vu comme ils nous étranglent près de Těšín, les Juifs et les comtes, descendants d’illustres familles et son Altesse le duc de l’Empire. Devant mes yeux mon village défilait où, depuis des années, les Tchèques ont cessé de vivre, où l’école est germanisée et l’église polonisée. » 4
Du point de vue des Polonais, la situation était exactement inverse : ils étaient persuadés que la région se « tchéquisait », en raison de l’arrivée de cadres techniques et de représentants de la bourgeoisie tchèque. Au début du XXe siècle, au moment de la dissolution complète du bloc slave local, les Polonais parlaient même du joug des capitalistes tchèques. En ce qui concerne les Allemands, eux aussi furent influencés par des courants venant de l’extérieur, notamment de la ville de Bielsko, située à l’extrémité orientale de la Silésie autrichienne et habitée à plus de 80 % par des Allemands. Ceux-ci donnèrent l’impulsion à une sorte de résistance organisée face au mouvement national polonais, conformément aux directives des autorités centrales, tourmentées par la « fièvre des nationalités » qui se répandait dans l’Empire. A l’exemple des bourgeois de Bielsko, le pouvoir municipal de Teschen donc adopta aussi, quoique tardivement, une stratégie plus offensive. La Maison Allemande, siège des organisations politiques et culturelles allemandes qui se multiplièrent à cette époque, fut érigée dans la rue principale de la ville. Et surtout, toujours au centre de la ville, fut édifié le Théâtre Allemand qui devait être le symbole de la magnificence culturelle allemande et un lieu censé attirer les gens sans conscience nationale déterminée. Pourtant les Allemands louaient aussi la scène à des troupes polonaises au répertoire patriotique. Contrairement à ce qui se passait à la campagne ou dans les nouveaux centres industriels, à Teschen la germanisation avait un caractère essentiellement culturel et ne passait pas par l’emploi d’instruments de pression économique. En revanche, les
Extrait de « La fête de Palacký », tr. fr. H. Jelínek, Anthologie de la poésie tchèque, Paris, Kra, 1930, p. 131-2. Le poème en question fait partie du recueil intitulé Slezské písně [Chants silésiens, Československý spisovatel, Praha, 1985], publié progressivement entre 1900 et 1911. Petr Bezruč (pseud. de Vladimir Vašek) est né à Opava, en Silésie autrichienne.
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élus allemands se servaient parfois de leur pouvoir politique, s’opposant, par exemple, à l’ouverture d’un lycée privé polonais. Comme on pouvait s’y attendre, les Polonais construisirent à leur tour la Maison Polonaise, fort bien située sur la place de l’Hôtel de ville. Mais la rivalité la plus tenace eut lieu sur le terrain confessionnel. La spécificité du district de Teschen au tournant des XIXe et XXe siècles consistait dans le pourcentage élevé de protestants (luthériens), soit 41 %. Dans la ville même de Teschen, ce pourcentage était plus faible (près de 23 %), mais traditionnellement Teschen jouait le rôle de centre protestant, car c’est là que se trouvait le temple le plus important de la région, et c’est là aussi que les paysans protestants envoyaient leurs fils faire des études secondaires5. Les pasteurs de Teschen pouvaient donc façonner, en quelque sorte, la conscience nationale des protestants des campagnes environnantes. Or, la grande majorité des fidèles protestants était d’origine polonaise, tandis que les pasteurs étaient soit Polonais soit Allemands. En Silésie autrichienne, l’équation « Polonais égal catholique » n’avait donc pas sa place6. Cette situation ne tarda pas à susciter des tensions, y compris parmi les dirigeants de la paroisse qui, souvent, étaient déjà engagés dans les mouvements nationaux avant leur arrivée à Teschen, comme le très influent pasteur allemand Theodor Haase venant de Bielsko et le pasteur polonais Leopold Otto, arrivé de Varsovie. D’autre part, il n’existait aucune collaboration entre les pasteurs et les prêtres catholiques de la même appartenance nationale, en raison de l’animosité ancestrale entre les protestants et les catholiques, toujours bien vivace dans la région. Au début du XXe siècle, on retrouvait encore cette ancienne identification confessionnelle dans l’organisation de l’habitat à Teschen, Le temple protestant de Teschen occupe une place à part dans la vie religieuse des habitants de la région. Construit en 1709, il était le seul temple protestant dans la principauté de Teschen jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Par sa taille monumentale, il compte jusqu’à maintenant parmi les plus grands édifices religieux (catholiques et protestants) de toute la Silésie. 6 En 1848, les Polonais constituaient même 80 % de la population protestante de la Silésie de Teschen. On ne dispose pas de données pour la fin du XIXe siècle où le pourcentage de protestants polonais a certainement baissé en raison de l’arrivée des travailleurs galiciens. 5
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car les maisons des protestants – polonais et allemands – se concentraient essentiellement dans un espace relativement éloigné du centre, concédé aux protestants au XVIIIe siècle. Au critère confessionnel s’ajoutait le statut social des habitants, comme on peut le constater dans le cas de la population juive7. Fig. 1. La synagogue principale de Teschen en 1905. Source : Janusz Spyra, Śladami cieszyńskich Żydów, Cieszyn, Biuro Promocji i Informacji Urzędu Miejskiego, 2004, p.11.
Celle-ci s’était installée surtout dans trois lieux : le premier correspondait à la rue où vécut la première famille juive, arrivée au XVIIe siècle, et se trouvait suffisamment près des maisons des grands notables pour que ces derniers puissent traiter aisément leurs affaires avec les banquiers juifs. Le deuxième axe d’habitat juif était la principale rue commerçante où s’installèrent progressivement les Juifs fortunés. Les Juifs galiciens, généralement démunis, arrivés à la fin du XIXe siècle Pour des données détaillées concernant le nombre des Juifs à Teschen voir Franciszek Pasz, Żydzi i My w Cieszynie [Les Juifs et Nous à Cieszyn], Cieszyn, nom de l’éditeur inconnu, 1997. Malgré son titre déroutant et quelques passages contestables du point de vue historique, ce livre fut plutôt bien accueilli par les lecteurs juifs originaires de la région. Il contient des tableaux statistiques puisés dans des sources difficilement accessibles aujourd’hui.
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trouvèrent place dans un quartier périphérique de la ville, appelé par la suite dans le langage courant le ghetto de Teschen. En 1880, les personnes de confession juive représentaient à Teschen 8,3 % des habitants. Le centre de Teschen, autour de la place de l’Hôtel de ville, n’avait aucune connotation nationale spécifique. C’était un espace commun, connu pour ses restaurants, ses hôtels, ses cafés, appréciés par les visiteurs étrangers et ouverts à tous ceux qui en avaient les moyens. S’y dressait l’imposant hôtel « Au Cerf Brun » (« Zum braunen Hirschen »), célébrité régionale et objet de fierté des habitants de la ville. Tenu par des Allemands, il était volontiers fréquenté par des Polonais qui discutaient politique dans son café. Sans vouloir renouer ici avec le mythe de la symbiose des nations sous le règne bienveillant de François Joseph, il convient de constater que les tensions nationales ne semblaient pas perturber la vie quotidienne des habitants de la ville. Les sources de l’époque parlent de commerçants et d’artisans allemands respectueux envers leur clientèle slave et soucieux d’une bonne entente propice aux affaires. De nombreux dons étaient effectués par des bourgeois fortunés aux habitants pauvres de la ville, sans aucune clause restrictive tenant à la nationalité. La prospérité économique favorisait les activités culturelles. Ainsi les notables de Teschen ne rechignèrent-ils pas à financer les concerts fort coûteux de Johan Strauss père et de Franz Liszt. Pour faire venir ce dernier, ils payèrent le voyage de l’artiste au départ de Vienne et lui achetèrent un piano provenant de sa firme viennoise préférée. Or, au début du XXe siècle, les influences culturelles venaient presque exclusivement de Vienne et contribuaient largement au renforcement des liens avec l’ensemble de l’Empire et la famille régnante. La présence d’une petite mais active colonie hongroise, composée d’officiers et de cadres des chemins de fer, avait le même effet : appréciés pour leur sociabilité, bonnes manières, danse, musique, et traditionnellement bien perçus par les Polonais, les Hongrois symbolisaient la face joyeuse et attrayante de l’Empire. En 1886, le Club Hongrois à Teschen (Tescheni magyar társadalmi kör) fut créé. Son statut prévoyait une activité uniquement culturelle et sociale, indépendante de toutes options politiques. Ouvert également aux non-Hongrois, le club se tenait à l’écart
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des rivalités entre les communautés allemande, polonaise et tchèque de la ville8. Partage de la ville A la veille de la Première Guerre mondiale, Teschen gardait sa position de centre régional, avec plus de 20 000 habitants. Mais cette situation favorable allait prendre fin avec la décomposition de l’Empire austro-hongrois. Tandis que Vienne avait pratiquement renoncé à la Silésie dès l’automne 1918, cette région était revendiquée par les Polonais comme par les Tchèques, qui s’affrontèrent pour elle sur le champ de bataille. Finalement, les puissances occidentales décidèrent, en 1920, de partager la région entre la Pologne et la Tchécoslovaquie et ce partage s’appliqua à la ville même de Teschen, scindée en une ville polonaise de Cieszyn et une ville tchécoslovaque de Těšín, le long de la rivière Olza/Olše. La division de Teschen ne fut pas vraiment dictée par des considérations ethniques puisque les Polonais et les Tchèques habitaient aussi bien la rive droite que la rive gauche de la rivière : en fait, les Français et les Britanniques décidèrent d’attribuer la partie occidentale de Teschen à la Tchécoslovaquie, car il s’y trouvait la gare de la ville, à travers laquelle passait traditionnellement le charbon du bassin d’Ostrava-Karvina en direction de la Slovaquie. Le bassin en question ayant été attribué à la Tchécoslovaquie, il était logique d’assurer au même pays l’accès à la gare, ce qui facilitait en même temps la liaison stratégique entre les deux parties de l’État (pays Tchèques et Slovaquie)9. La ville polonaise de Cieszyn fut rapidement délaissée par presque tous les Tchèques et par une partie des Allemands. Vaincus, ces derniers souhaitaient que la région fût transformée en un petit État indépendant 8 Voir l’article de Janusz Spyra, « Przyczynek do dziejów Węgrów w Cieszynie na przełomie XIX i XX wieku », Watra, 1996, p. 87-93. 9 Le partage de ville se rattache à une question particulièrement controversée : celle du partage de la Silésie de Teschen, sur laquelle s’opposent jusqu’à maintenant certains historiens polonais et tchèques. A la suite de la décision alliée de juillet 1920, 56 % du territoire de la région (habités à 46,6 % par les Polonais, à 40 % par les Tchèques et à 11 % par les Allemands) furent attribués à l’Etat tchécoslovaque. Du point de vue de la Tchécoslovaquie, l’arbitrage allié était plus ou moins conforme aux traditions historiques, tandis qu’en Pologne il fut ressenti comme une injustice profonde.
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ou, à la rigueur, qu’elle soit rattachée entièrement à la Tchécoslovaquie. Les Allemands restés à Cieszyn étaient toutefois suffisamment nombreux (un tiers des habitants) et influents économiquement pour pouvoir exercer le pouvoir local pratiquement à égalité avec les Polonais. En fait, c’étaient les Polonais eux-mêmes qui avaient sollicité la participation allemande à la gestion de la ville, en raison de sa situation économique désastreuse. Les bourgeois de Cieszyn – séparés de leurs partenaires moraves et tchèques et privés de la gare – avaient en effet du mal à maintenir leurs activités commerciales. Pour les mêmes raisons économiques, les Polonais de Cieszyn optèrent pour une collaboration avec les Juifs qui, en 1921, représentaient plus de 10 % de la population de la ville. Parmi eux, on distinguait surtout les Israélites de culture germanique, traditionnellement proches des libéraux allemands et qui conservèrent cette orientation jusque dans les années 1930. Les Juifs orthodoxes, d’origine galicienne, formaient un groupe peu impliqué dans les affaires communales. De l’avis des historiens locaux, la région de l’ancienne Teschen aurait été peu touchée par l’antisémitisme qui, pourtant, sévissait en Galicie orientale. A l’époque de la domination autrichienne, les paysans locaux n’auraient pas été « atteints » par la haine envers les intermédiaires et les petits créanciers juifs, ceux-ci étant très peu nombreux dans la région. Dans ces conditions, l’intelligentsia locale slave, issue justement de la paysannerie, n’aurait pas été préoccupée par la prétendue question juive. Par ailleurs, le vieil antisémitisme « chrétien » y aurait été moins fort que les antagonismes entre protestants et catholiques. Ainsi, les quelques incidents antisémites qui eurent tout de même lieu à Cieszyn dans les années de l’entre-deux-guerres, notamment les émeutes de 1924 et 1934, furent-ils provoqués par des étudiants venus d’autres régions de Pologne. Dans la Těšín tchécoslovaque, les tensions interethniques résultaient surtout de la présence d’une population polonaise qui, pendant toute la période de l’entre-deux-guerres, se refusa à adopter une attitude loyale à l’égard du pouvoir tchécoslovaque10. Et comme la rancune de la 10 En 1921, 7,4 % de la population de Těšín s’étaient déclarés de nationalité polonaise. En 1931, le pourcentage des habitants polonais de la ville atteignait 15 %.
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population locale était volontairement ravivée par le pouvoir central de Varsovie dans le cadre de ses propres relations conflictuelles avec Prague, les Polonais de Těšín attisaient les tendances revendicatrices dans toute la région, en développant une grande activité politique et culturelle. Toutefois, la complexité des questions identitaires dépassait les clivages nationaux. Ainsi, à Těšín, pendant toute la période de l’entredeux-guerres, le poste de bourgmestre fut occupé par le leader d’un mouvement dont les membres se désignaient tout simplement comme Silésiens. Ils admettaient que les Silésiens étaient proches des Polonais sur le plan linguistique, mais refusaient une quelconque parenté culturelle avec ces derniers en insistant sur l’appartenance des Silésiens à la civilisation occidentale, tandis que les Polonais faisaient, selon eux, partie intégrante d’un monde oriental. Ils disaient, par exemple, qu’« on a tout appris des Moraves, Tchèques et Allemands, mais rien des Polonais »11. Il est difficile de dire dans quelle mesure le mouvement silésien répondait à une quête authentique d’identité ou à des motivations opportunistes voire matérielles. On sait que le Parti silésien dont il s’agit fut en partie financé par les Allemands et que les Tchèques se servirent de ce courant pour introduire une catégorie nationale, appelée « Silésiens », lors du recensement tchèque de 1931. Quoi qu’il en soit, à Těšín, le mouvement silésien ne s’engageait pas vraiment dans des débats nationaux, tout comme d’ailleurs les Allemands et les Juifs. Ces derniers avaient trouvé à Těšín des conditions de vie particulièrement favorables. Leur pourcentage était à peine plus élevé que dans la Cieszyn polonaise mais, dans la ville tchécoslovaque, ils étaient plus actifs, plus présents, notamment dans le quartier principal12. Ainsi, les magasins les plus importants, situés le long de la rue centrale de 11 Pour le programme et l’évolution du mouvement silésien (appelé couramment Ślązakowcy) dans la région de Cieszyn/Těšín, voir par exemple Krzysztof Nowak, « Ruch kożdoniowski na Śląsku Cieszyńskim » [Le mouvement de Kożdoń dans la Silésie de Cieszyn] in Maria Wanda Wanatowicz (dir.), Regionalizm a separatyzm – historia i współczesność, Katowice, Wydawnictwo Uniwersytetu Śląskiego, 1995, p. 26-45. 12 L’installation des industriels et des commerçants juifs, particulièrement actifs sur la rive gauche de l’Olza/Olše, datait déjà de la seconde moitié du XIXe siècle. En 1921, les Juifs constituaient 12,6 % de la population de Těšín mais, au cours des années 1930, leur pourcentage diminua (10 %).
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Těšín, étaient-ils tenus par des Juifs. A notre connaissance, aucun incident antisémite ne s’est produit à Těšín. Vers l’uniformisation nationale Exemple d’une cohabitation interethnique et interconfessionnelle plutôt réussie, la mosaïque communautaire de Cieszyn / Těšín n’échappa pas aux grandes tendances nationalistes de l’époque. Elle fut déjà gravement touchée dans les mois précédant la Deuxième Guerre mondiale quand le pouvoir polonais, profitant du morcellement de la Tchécoslovaquie, réunit Cieszyn et Těšín. Implacables, les autorités polonaises exigèrent le départ de tous les Tchèques qui s’étaient installés à Těšín après 1918. L’entrée des troupes allemandes en septembre 1939 mit fin à l’interlude d’une polonisation triomphante. Qui plus est, c’est sur l’intelligentsia polonaise que s’abattit d’abord un flot de persécutions nazies, tandis que dans les bureaux du IIIe Reich mûrissait le plan d’extermination totale de la population juive. Déjà, en 1940, la quasitotalité des enseignants et des leaders polonais de la rive gauche se trouvait dans les prisons et les camps allemands. Le passage sous la domination allemande fut salué par le mouvement silésien mentionné plus haut, dont une partie des membres adhérèrent au parti nazi. Peu après, nombre de sympathisants du mouvement furent déçus par la politique de l’occupant visant à une germanisation totale de la population, sans aucun égard pour les particularités locales. Tel fut le cas de l’ancien bourgmestre Józef Kożdoń qui, désenchanté, rompit avec la longue tradition d’hostilité envers les personnalités impliquées dans le mouvement polonais. Parmi ces dernières, certaines eurent même la vie sauve grâce à l’intervention de celui que les Polonais avaient longtemps considéré comme le plus grand « renégat » de la région. A partir de 1941, la Teschen allemande devint un lieu multiethnique de bien triste mémoire. Y fut installé le siège d’un ensemble de camps pour prisonniers de guerre (Stalag VIII D Teschen), implantés dans la ville et dans ses environs et ayant compté un nombre maximal de 60 000 prisonniers. Russes, Français, Belges, Yougoslaves, Italiens en furent évacués à partir de janvier 1945. Presque tous les Russes, déjà épuisés par
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le traitement « de faveur » qui leur avait été réservé dans le camp, périrent au cours de la marche vers la Bavière13. Les six années de guerre suffirent pour faire disparaître la mosaïque communautaire de Teschen. Tout d’abord, la ville ne retrouva jamais sa population juive. Parmi la centaine de rescapés des camps, à peine quelques personnes retournèrent dans leurs maisons ; la plupart partirent aux États-Unis ou ailleurs. La ville ne conserva même pas le principal lieu de sa mémoire juive, la grande synagogue ayant été brûlée par les Allemands. Ensuite, l’arrivée de l’Armée rouge et l’installation du régime communiste firent fuir la population allemande. Les conditions de ce départ massif restent obscures encore aujourd’hui, faute de travaux historiques objectifs sur le sujet. Par conséquent, seuls les Polonais et les Tchèques restèrent sur le terrain, toujours prêts à se battre pour la possession de la ville et de la région, à laquelle l’Armée rouge imposa un calme relatif. En 1947, Staline obligea la Pologne et la Tchécoslovaquie à signer un accord qui rétablit, entre autres, la division de la ville en Cieszyn et Těšín. Conformément à la phraséologie de l’époque, les deux pays s’engagèrent également à respecter le principe d’amitié entre membres du bloc socialiste. Vue de loin, cette directive fut bien suivie : à Těšín, elle permit la création d’organisations polonaises, encouragée même par Prague (il ne pouvait être question de réciprocité parce que la ville polonaise de Cieszyn ne comptait plus de Tchèques). En réalité, l’activité de ces organisations était limitée au domaine purement culturel, voire folklorique, et leurs objectifs étaient fixés par les autorités tchécoslovaques. Les quelques communistes d’origine polonaise qui osèrent protester furent taxés de bourgeois et nationalistes14. 13 Aujourd’hui, un monument se dresse à la place des baraques du camp principal. Il compte parmi les rares monuments de Těšín et de Cieszyn commémorant un événement douloureux car les habitants de l’ancienne Teschen ont traditionnellement plus de goût pour les statues représentant des artistes (Schiller, Schubert), les souverains pacifiques (Mieszko I) ou des figures religieuses. 14 Le cas le plus connu est celui de Paweł Cieślar qui pour cette raison fut exclu du parti communiste, en 1952, cf. Stanisław Zahradnik, « System komunistyczny i procesy asymilacyjne na przykładzie Zaolzia » [Le régime communiste et les processus d’assimilation à travers l’exemple de la région de Zaolzie] in Zenon Jasiński (dir.), Na pograniczach (Kultura –
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Parallèlement, la région s’industrialisa rapidement, attirant des habitants de toute la Tchécoslovaquie. Par conséquent, la minorité polonaise de Zaolzie (la région au-delà de l’Olza) se transforma en un îlot national bien différent de celui de la période de l’entre-deux-guerres : dépourvue de toute tendance séparatiste, elle œuvrait avant tout à la préservation de son identité15. Elle y réussit puisqu’à la fin de la période communiste, le pourcentage de Polonais à Těšín était même un peu plus élevé qu’en 1948 (17,4 %). Dans le cadre de l’uniformisation communiste, le dévouement de quelques enthousiastes donna tout de même lieu à la création du Théâtre de Těšín : le seul théâtre polono-tchèque de toute la Tchécoslovaquie. Rare exemple de multiculturalité choisie, il travaillait réellement au rapprochement des deux populations par le biais de la culture, bien audelà des objectifs idéologiques de l’époque. « Retour de la mémoire » ? Avec la chute du communisme, les ressentiments réciproques et les blessures de l’histoire ont envahi la vie publique à Cieszyn et à Těšín. La presse, affranchie de la censure, s’est attaquée presque quotidiennement aux questions les plus controversées du passé commun. La liberté politique n’allait pas vraiment de pair avec la liberté d’opinion : historien polonais, Edward Długajczyk, qui voulait rompre avec la vision manichéenne du conflit polono-tchèque, a été violemment critiqué par ses compatriotes16. Et puis, aux alentours de 1996, cette grande vague d’émotion est retombée. Le présent n’était plus oblitéré par le passé, mais par les inquiétudes de l’ère libérale. Alors, dans le cadre d’une nouvelle stratégie Ludzie – Problemy) : Materiały z Konferencji Naukowej, Suchy Bór 26-27 listopada 1990, Opole, Wyższa Szkoła Pedagogiczna, 1991, p. 115-124. 15 Le terme Zaolzie, « Trans-Olza », désigne les territoires attribués à la Tchécoslovaquie, situés (vu de Pologne) de l’autre côté de la rivière nommée Olza en polonais (en tchèque Olše) et comprenant le district de Karvina et la partie orientale du district de FrydekMístek. 16 Cf. les réactions polonaises à la publication du livre d’Edward Długajczyk, Tajny front na granicy cieszyńskiej. Wywiad i dywersja w latach 1919-1939 [Un front caché à la frontière de Cieszyn. Espionnage et diversion dans les années 1913-1939], Katowice, Wydawnictwo Naukowe Śląsk, 1993.
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économique des deux villes, orientée vers le tourisme, le passé multiculturel est redevenu à la mode, notamment à Cieszyn : les cafés, les restaurants usent et abusent des appellations allemandes de leurs spécialités gastronomiques datant, dit-on, de la période des Habsbourg durant laquelle Teschen aurait joué le rôle de « petite Vienne »17. Fig. 2. Le café-restaurant « Avion » en 1935. Source : Janusz Spyra, Śladami cieszyńskich Żydów, Cieszyn 2004, Biuro Promocji i Informacji Urzędu Miejskiego, p. 18.
Certaines initiatives culturelles ne semblent pas être dictées par des objectifs mercantiles. Tel est le cas d’une association « Avion », à Těšín, dont le nom renvoie au célèbre café « Avion », situé autrefois à proximité du pont reliant Cieszyn et Těšín, qui, pendant la période de l’entre-deuxguerres, était tenu par une famille juive et était fréquenté par les artistes et les intellectuels de toutes les cultures. L’association d’aujourd’hui est dirigée par des artistes ayant des origines multiples et préparant des représentations théâtrales et musicales autour de thèmes puisés dans le passé de la région. Leurs créations sont très bien accueillies aussi bien à Těšín qu’à Brno ou Prague. L’une des personnalités les plus marquantes Le terme « petite Vienne » est fréquemment utilisé dans les brochures éditées par le Musée de la Silésie de Teschen. Il est difficile de dire dans quelle mesure il s’agit d’un slogan quasi publicitaire ou d’un reflet de la réalité historique.
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de l’association « Avion » est Renata Putzlacher. Par ses origines autrichienne, ukrainienne, polonaise et tchèque, elle illustre par ellemême le passé multiethnique de la région. Renata Putzlacher est l’auteur de plusieurs recueils de poésie dont Ziemia albo-albo [Terre ou…ou, 1993], entièrement consacré à sa perception du passé et du présent de la région de Zaolzie. De nombreux festivals de cinéma, de théâtre, de chant et de danse sont organisés en étroite collaboration par les deux municipalités de telle sorte que, sur le plan culturel, on peut dire que Cieszyn et Těšín mènent pratiquement une politique commune. La floraison des initiatives culturelles mixtes résulte aussi d’un regard apaisé enfin porté sur la multiculturalité de la région par Varsovie et Prague. Cette dernière est certainement rassurée par la « modération » des Polonais de Těšín qui ne cherchent même pas à faire valoir leur droit aux inscriptions bilingues sur les bâtiments publics de la ville. Quant aux jeunes, ils désertent de plus en plus les associations et les écoles polonaises. Faut-il le regretter ? Les études sociologiques montrent que chez les adolescents des deux villes, les images réciproques des Tchèques et des Polonais sont de plus en plus positives18. Ce sont tout particulièrement les jeunes qui s’intéressent à la culture juive disparue, laquelle a pour eux une saveur exotique. Pour l’instant, la nouvelle génération est prête à partager l’histoire de sa ville en tournant le dos aux querelles du passé. Aux désenchantés de la culture unificatrice des mass média, la vieille région déchirée apporte même une richesse rafraîchissante, décrite ainsi par une jeune Pragoise : « Tout au long du chemin du retour en Bohême, il n’y avait rien d’intéressant, sauf les poteaux indicateurs. Partout la même publicité, les mêmes journaux, les mêmes produits de consommation. Partout, on parlait de la même façon. (…) Intérieurement, je suis retournée en Zaolzie. Là-bas, les gens parlent leur propre langue, ils ont leurs propres écoles, une culture bien à
Anna Szczypka-Rusz, « Wizerunki sąsiadów – mity czy rzeczywistość ? » in Tadeusz Lewowicki (dir.), Problemy pogranicza i edukacja, Cieszyn, Uniwersytet Śląski, 1998, p. 33-42.
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eux. Dans notre société de plus en plus uniforme, on est reconnaissant qu’un tel endroit existe.19 »
Quant à ceux qui voudront se plonger dans l’histoire de la ville, ils seront frappés par le pragmatisme de ses habitants, qui est toujours allé de pair avec une certaine forme de pacifisme, car ce n’est pas par hasard que Paweł Stalmach – le plus célèbre des leaders polonais du XIXe siècle – était fier de n’avoir jamais touché un fusil. Les esprits curieux découvriront aussi une ville peu marquée par les grands mythes nationaux : le patriotisme polonais des habitants de Teschen n’a pas trouvé sa source d’inspiration dans la littérature romantique et il ne s’est pas construit autour des traditions chevaleresques, comme c’est souvent le cas dans les confins orientaux de la Pologne. Cela s’explique, entre autres, par les origines paysannes des élites polonaises locales, plus proches dans leur mode de pensée des élites moraves que de l’intelligentsia varsovienne. Toutefois, la violence du conflit polonotchèque et l’oubli volontaire de l’héritage allemand après 1945 témoignent aussi du poids des discours nationaux – véhiculés par les programmes scolaires et la propagande officielle – sur les rapports interethniques.
19 Jana Doležalová, « Ani Morava, ani Česko, ani Polsko – zkrátka Zaolží » [« Ni Moravie, ni Tchéquie, ni Pologne – en bref l’ au-delà de l’Olza »], article publié sur le site Internet www.svet.czsk.net, traduction de l’auteur.
KORFANTÓW / FRIEDLAND EN HAUTE-SILÉSIE : HISTOIRE LOCALE ET SOUVENIRS INDIVIDUELS
Agnieszka NIEWIEDZIAL (EHESS, Paris) Avec ses 1 937 habitants en décembre 2007, Korfantów est l’une des plus petites villes de la voïvodie d’Opole. En 1945, tout comme la plupart des localités urbaines de l’ancienne régence d’Opole attribuée à l’Etat polonais à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, cette bourgade fut le théâtre du déplacement de populations entre l’Allemagne et la Pologne. Ses habitants d’origine – considérés comme allemands par l’administration polonaise – furent expatriés et les nouveaux arrivants originaires, pour la majorité d’entre eux, des confins orientaux de l’État polonais s’établirent à leur place. Devenue polonaise, Friedland prit le nom de Korfantów en hommage à Wojciech Korfanty (1873-1939), le leader du mouvement propolonais de Haute-Silésie dans l’entre-deuxguerres, et fut dégradée au rang de village. En 1975, lors de la réforme territoriale menée par le pouvoir communiste, Korfantów devint le siège d’une commune (gmina) rurale réunissant 26 localités. Le redressement démographique et économique dû à ce nouveau statut administratif conduisit le pouvoir local à engager dans les années 1980 les démarches qui menèrent en 1993 à redonner à Korfantów le statut de ville. L’engagement à la fois stratégique et identitaire des élites locales explique l’existence, précoce à l’échelle de la région1, de plusieurs ouvrages consacrés à une localité que sa position périphérique ne prédestinait pas à un tel engouement historiographique. La constitution du dossier de A titre d’exemple, ce n’est qu’au début des années 2000 que la municipalité de Wrocław (anciennement Breslau) dota ses habitants d’une version remise à jour de l’histoire de la ville. Norman Davies, Roger Moorhouse, Microcosm. Portrait of a Central European City, trad. Andrzej Pawelec, Kraków, Znak, Zaklad Narodowy im. Ossolinskich – Fundacja, 2002.
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restitution du statut urbain conduit en effet le Conseil communal à commanditer les premières recherches sur l’histoire de la ville. Portée par l’instauration de l’autonomie locale, l’écriture de l’histoire de Korfantów fut poursuivie dans le contexte de démantèlement des mythes historiques diffusés par le pouvoir communiste autour des « régions anciennement allemandes » de l’État polonais2. Le transfert des modèles du développement local induit par l’adhésion de la Pologne à l’Union européenne et encourageant la production de l’histoire locale, assure la continuité d’une quête du passé entamée à la veille de l’instauration du régime démocratique3. Initiée par des historiens professionnels convoqués par la municipalité en tant qu’experts chargés de trouver des preuves historiques de l’urbanité de Korfantów, l’histoire de la ville devint le sujet de prédilection d’un enseignant de l’école municipale soutenu par le pouvoir local4. Progressivement, l’histoire de la bourgade devint une pratique sociale multiforme. Parce que l’histoire écrite par des historiens locaux « ressuscite moins le passé qu’elle ne tente de susciter un présent de la communauté locale »5, notre analyse de l’histoire de Korfantów fabriquée par ses producteurs s’intéressera d’abord à la résurrection de la communauté passée grâce au travail des historiens, puis à la réception de cette communauté ressuscitée par les habitants de la ville. Conforment-ils leur perception de leur espace de vie à celle réinventée par les producteurs de son histoire ? Si le cas étudié témoigne de la diffusion dans les pays de l’ancien bloc communiste de la « fièvre
Agnieszka Niewiedzial, « La Pologne postcommuniste face à l’héritage de Potsdam. Acteurs, enjeux et cadres d’une recomposition mémorielle », Revue d’études comparatives EstOuest, vol. 37, n° 3, septembre 2006, p. 13-42. 3 A titre d’exemple, ouvrage réalisé dans le cadre du programme PHARE : Andrzej Dereń (red.), Zamki i Pałace Euroregionu Pradziad [Châteaux et Palais de l’Eurorégion Pradziad], édition quadrilingue, Prudnik, Stowarzyszenie Rozwoju Dorzecza Osobłogi, 2005. 4 Krystian Heffner, Wiesław Drobek et Szmeja Maria, Czynniki uzasadniające nadanie miejscowości Korfantów praw miejskich [Eléments justifiant l’attribution du statut urbain à Korfantów], Opole, Petex, 1986 ; Wiesław Drobek, Korfantów. Historia i współczesność [Korfantów. Histoire et présent], Opole, PIN-IS, 1993 ; Damian Tomczyk, Ryszard Miążek, Dzieje Ziemii Korfantówskiej [Histoire du pays de Korfantów], Opole, Opolska oficyna wydawnicza, 1998. 5 Sylvie Sagnes, « Le Passé des historiens locaux », Ethnologies comparées, n°4, printemps 2002, p. 24. 2
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du passé » qui saisit les sociétés des pays de l’ouest européen6, il invite également à interroger la spécificité de ce phénomène dans les régions qui connurent d’abord une rupture démographique liée au changement d’appartenance nationale et ensuite une emprise de l’État sur la production de discours historiques, emprise propre aux régimes communistes. L’histoire locale comme entreprise de réconfort des habitants d’une bourgade en mal de prospérité Les histoires de Korfantów/Friedland produites entre 1986 et 2001 offrent un cadre commun de perception du passé. Celui-ci repose sur la valorisation de l’engagement des générations des habitants de la bourgade, depuis le Moyen âge jusqu’à nos jours. Destiné à consolider aux yeux de ses habitants actuels la perception valorisante du passé et donc du présent de la ville, le récit historique déployé par les auteurs de l’histoire de la ville ne tient pas compte des attentes d’un lecteur extérieur, qui y chercherait en vain un récit du passé conforme aux visées de l’histoire savante. A la différence des lecteurs locaux, il aura besoin de se référer à un nombre d’ouvrages supplémentaires pour envisager une histoire qui pour les locaux « se vit plus qu’elle ne se lit » 7. Le fondement de la ville de Friedland remonte à la seconde moitié du XIVe siècle, c'est-à-dire après l’établissement du réseau urbain central de Silésie. Etablie dans une enclave rurale délimitée par les villes de Neisse (Nysa) à l’ouest, Falkenberg (Niemodlin) au nord et Neustadt (Prudnik) à l’est, Friedland connut un destin typique des villes silésiennes fondées à cette période et désignées par Wiesław Drobek comme des « villes dégradées » (miasta zdegradowane)8. Situées dans les zones périphériques, ces villes secondaires étaient destinées à jouer le rôle de centres locaux et Alban Bensa et Daniel Fabre (dir.), Une histoire à soi : Figurations du passé et localités, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, Coll. Ethnologie de la France, Cahier 18, 2001. 7 « En fin de compte, l’histoire locale ne déconcerte jamais que ceux à qui elle ne s’adresse pas. Pour les autres, pour ceux d’ici, ses insuffisances, ses oublis, ses maladresses, ses défauts n’en sont pas et font partie intégrante d’une histoire qui se vit plus qu’elle ne se lit ». Sylvie Sagnes, « Le Passé des historiens locaux », op. cit., p. 21. 8 Wiesław Drobek, Rola miast zdegradowanych w sieci osadniczej Śląska [Fonction des villes dégradées dans le maillage territorial de la Silésie] Opole, PIN-IS, 1999. 6
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la plupart d’entre elles oscillent depuis des siècles entre périodes de déclin et périodes de rayonnement local. Au XVIIIe siècle, alors que la Silésie fait partie de la Prusse, Friedland n’est pas recensée comme ville, sans avoir pour autant été destituée de son statut urbain. Celui-ci est officiellement confirmé en 1867, en réponse à la demande des élites locales. Cette réapparition de Friedland dans le registre des villes silésiennes correspond à sa renaissance progressive après les guerres napoléoniennes et les épidémies qui les suivirent et qui décimèrent la population locale. La seconde moitié du XIXe siècle voit ainsi la redynamisation de la ville dont le développement atteint son point culminant au début du siècle suivant. En 1892, sa population atteint 2 136 habitants, soit le nombre maximal de son histoire. Ce développement reste néanmoins marqué par la position périphérique à l’origine. La ligne de chemin de fer construite en 1887 et qui rallie la ville de Neisse (Nysa) à Oppeln (Opole), la capitale régionale, évite Friedland au bénéfice du village de Lamsdorf (Łambinowice) situé à 7 km, où sera localisé par la suite un des plus importants camps silésiens de prisonniers de guerre de la Première et de la Seconde Guerres mondiales9. Malgré cette mise à l’écart, contestée par les habitants de la ville, celle-ci connaît au tournant des XIXe et XXe siècles une prospérité assurée par l’apparition de l’industrie locale (fabriques de chaussures, de briques, de transformation de bois, distillerie, moulin, etc.) et le développement des services et de l’artisanat. Cette prospérité se traduit par la transformation du tissu urbain et l’apparition de bâtiments publics tels que banque, hôpital, caserne de pompiers et la Mairie érigée sur la place centrale.
Environ 300 000 soldats alliés y furent détenus entre 1939 et 1945. 40 000 y ont perdu la vie. Edmund Nowak, Ocalone dla pamięci. W 50 rocznicę wyzwolenia obozów niemieckich w Lamsdorf (Łambinowicach) [Sauvés pour la mémoire. A l’occasion du 50e anniversaire de la libération des camps allemands à Lamsdorf (Łambinowice)], Centralne Muzeum Jeńców Wojennych w Łambinowicach, Opole, 1995. 9
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Pluralité des appartenances et prospérité Ce développement est assuré par une population urbaine composée dans des proportions variables selon les décennies par trois communautés religieuses : catholiques (majoritairement), protestants et juifs. En 1858, sur 1 333 habitants du quartier urbain de la ville10 140 étaient protestants et 70 juifs. La présence des Juifs à Friedland est ancienne et le document de 1427 confirmant leur droit à s’y établir pendant une décennie est l’un des premiers documents attestant l’existence de la ville11. Leur importance numérique au XIXe siècle – en 1865 une synagogue y est recensée – s’explique par l’émancipation partielle des Juifs de Prusse en 181212. Le XXe siècle voit la disparition progressive de Juifs autochtones. En 1925, 4 juifs résidaient à Friedland. Korfantów ne porte plus aucune trace matérielle de leur présence. Seul un tombeau d’un citoyen de Friedland préservé au cimetière juif de la ville de Zülz (Biała), toute proche, et qui fut l’une des rares villes silésiennes où existait depuis le XVIe siècle une communauté juive organisée13, atteste de leur présence parmi les citoyens de la ville. Les propriétaires du grand domaine agricole dont la résidence se situait à proximité de la place centrale de la ville jouèrent un rôle central pour la communauté protestante de Friedland. La prospérité que la famille von Burghauss connut au cours du XIXe siècle fut déterminante pour le développement de la ville. Friedrich von Burghauss (1796-1885) fut un personnage marquant non seulement pour sa ville natale mais aussi à l’échelle régionale. En 1837, il créa les premières coopératives 10 La ville comporte alors outre la partie urbaine, une partie rurale avec 677 habitants. En 1867, le village est intégré à la municipalité. En 1929, c’est également le cas du domaine agricole de Friedland constituant jusqu’alors une unité administrative autonome. Tandis que la résidence des propriétaires du domaine se fond dans l’espace urbain, le plan actuel de la ville reste marqué par la dualité spatiale village-ville. 11 Marek Misztal, Dzieje kościoła Trójcy Swiętej w Korfantowie [Histoire de l’église de la Sainte Trinité à Korfantów], op. cit., p. 10. 12 Helmut Berding, Histoire de l'antisémitisme en Allemagne, Paris, Maison des Sciences de l'Homme, 1995 ; Marek Czapliński (éd.), Historia Śląska [Histoire de la Silésie], Wrocław, Wydawnictwo Universytetu Wrocławskiego, 2002, p. 256. 13 Ibid., p. 224, www.biala.pl.
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agricoles de Silésie et contribua au développement de l’agriculture et de l’enseignement agricole de la région14. Grand philanthrope, il finança de nombreux bâtiments collectifs. En 1842, soutenue par la famille von Burghauss, la communauté protestante se dota de son temple, puis d’une école et d’un cimetière. Avant la construction du temple, les protestants de la ville conservaient un droit d’usage de l’église catholique dont ils avaient eu, entre 1564 et 1629, l'utilisation exclusive. L’église catholique, reconstruite dans le style néobaroque entre les années 1908 et 1911, avec le soutien financier des propriétaires protestants du domaine de Friedland, conserve encore de nos jours les traces matérielles de cette mixité confessionnelle, comme le tombeau du propriétaire du domaine de Friedland de 1682. Conséquences des totalitarismes Le nazisme et la Seconde Guerre mondiale mettent un terme à la coexistence des communautés et à la prospérité de Friedland. La construction en 1934 d’un centre de travail pour les jeunes témoigne des liens entre la NSDAP et les élites locales. Entre 1942 et 1943, Friedland accueillait un camp de travail où étaient détenus les expulsés polonais des districts de la Petite Pologne rattachés au Reich (Polenlager)15. Les victimes de ce camp sont commémorées par une plaque apposée au début des années 1980. Un cénotaphe leur est également dédié au cimetière communal. Ayant activement collaboré au nazisme, le dernier propriétaire du domaine de Friedland, Carl Friedrich von Pückler-Burghauss, général SS, se suicida à l’annonce de sa chute16. Après la libération de la ville par l’Armée Rouge en mars 1945, les habitants qui n’avaient pas réussi à la quitter avant l’arrivée du front, connurent les représailles des nouveaux
Ibid., p. 257. Główna Komisja Badania Zbrodni Hitlerowskich w Polsce, Rada Ochrony Pomników Walki i Męczeństwa, Obozy hilterowskie na ziemiach polskich 1939-1945 [Camps hitlériens en Pologne, 1939-1945], Varsovie, PWN, 1979, p. 242. 16 Marek Misztal, op. cit., p. 10. Pour quelques éléments biographiques, voir Ivan Brož, Smrt hraběte Pücklera, Praha, 1985 référence citée sur http://www.fronta.cz/dotaz/grafvon-puckler, consulté le 12 février 2008. 14 15
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maîtres de la région – déportation en Sibérie pour certains17, internement au camp de travail de Łambinowice pour d’autres18. Seules quelques familles qui parvinrent à prouver leur origine polonaise échappèrent à l’expatriation19. Parce que la majorité des nouveaux habitants de la ville était catholique, l’église protestante fut déconstruite. Ses clochers remplacèrent ceux de l’église catholique réquisitionnés par deux fois, en 1917 et en 1942, pour les besoins de la guerre. La chapelle ardente construite en 1602 par la communauté protestante puis réinvestie par les catholiques majoritaires tomba également en ruine, tout comme son cimetière. Seul le bâtiment de l’école protestante fut préservé ; il abrite de nos jours la crèche municipale. La dégradation de Korfantów au rang de village en 1945 fut déterminante pour cette localité durant les décennies suivantes. Les dégâts dus aux opérations de guerre (qui firent disparaître au moins la moitié de l’espace bâti de la ville) et au démantèlement des infrastructures industrielles organisé par les Soviétiques20 furent aggravés par une politique d’abandon et de sous-investissement. Le statut secondaire de cette localité apparaît à travers le destin de la résidence des Pückler-Burghauss. Délaissée depuis la guerre, elle fut restaurée seulement à la fin des années 1960, puis transformée en un centre hospitalier de rééducation physique, reconnu à l’échelle régionale (fig. 1 et 2). Entreprise de réconfort des habitants d’une bourgade en mal de prospérité, l’histoire de Korfantów / Friedland fabriquée par ses producteurs locaux est également une entreprise de « double libération ». A travers le rappel de figures locales, à la fois individuelles (propriétaires 17 Environ 17 000 habitants de l’ancienne Régence d’Opole furent déportés en Union Soviétique. Bogdan Cimała, « Polacy, Rosjanie i Niemcy na Śląsku Opolskim po zakończeniu II wojny światowej » [« Polonais, Russes et Allemands dans la Silésie d’Opole en lendemain de la Seconde Guerre mondiale »], Studia Śląskie, n° 58, 1999, p. 67-86. 18 Le camp polonais de Łambinowice fit environ 1 500 victimes. Edmund Nowak, Obozy na Śląsku Opolskim w systemie powojenych obozów w Polsce (1945-1950). Historia i implikacje [Les camps de la Silésie d’Opole dans le système des camps de l’après guerre en Pologne (1945-1950). Histoire et implications], Opole, Uniwersytet Opolski, 2002. 19 Jan Misztal, Weryfikacja narodowościowa na Śląsku Opolskim 1945-1950 [Vérification de la nationalité dans la Silésie d’Opole 1945-1950], Opole, Instytut Śląski, 1984. 20 Bogdan Cimała, art. cit.
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protestants du domaine de Friedland, curés successifs de la paroisse catholique) et collectives (population locale), les auteurs de l’histoire de Korfantów semblent revendiquer l’affranchissement d’un destin périphérique imposé à la ville par sa position géographique et par le pouvoir national réticent à soutenir son développement. Ce manifeste de la volonté des habitants de la ville à être, à l’instar de leurs prédécesseurs, des acteurs de leur devenir, témoigne de l’adhésion des élites locales à un projet politique mis en œuvre depuis la chute du communisme et qui place les acteurs locaux au cœur du développement de leur région. L’histoire de Korfantów retracée par les historiens locaux est également marquée par leur affranchissement des mythes diffusés pendant la période communiste. La restauration de la pluralité des héritages effacés par la propagande qui avait transformé la Silésie en un bastion de polonité permet de rompre avec une perception négative des anciens habitants, assimilés jusqu’alors aux « bourreaux hitlériens », terme les désignant sur la plaque qui commémore les victimes polonaises du Polenlager de Friedland. Cette rupture passe, entre autres, par l’évocation des figures locales telles que le dernier curé d’avant 1945 qui osa braver le nazisme en célébrant les messes en polonais aux travailleurs forcés du camp de Friedland. Malgré sa demande d’obtention de la nationalité polonaise, « un jour, au printemps 1946, à 4 heures du matin environ, les policiers ont réveillé le curé Loch et lui ont ordonné de partir au plus vite »21. L’évocation du destin de ce curé participe de la reconnaissance de l’arbitraire des catégories nationales dans une région frontalière marquée par l’enchevêtrement des héritages culturels. Les historiens de Korfantów affirment leur affranchissement de l’impératif jusqu’alors dominant de diviser la population de la Haute-Silésie en deux catégories antagonistes – Polonais autochtones et Allemands établis par la force22. Ainsi est mise en avant la pluriconfessionnalité heureuse, dont l’église de la ville devient un symbole fort.
Marek Misztal, op.cit., p.74. Philipp Ther, « L’obligation de s’autodéterminer : le conflit germano-polonais en Haute-Silésie », Cultures d’Europe Centrale, n° 5, 2005, p. 93-113. 21 22
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Fig. 1. Résidence de la famille Puckler-Burghauss avant guerre. Source : Urząd Miasta i Gminy Korfantów
Fig. 2. Sanatorium de Korfantów, autrefois résidence de la famille Puckler-Burghauss, état actuel. Photo : Agnieszka Niewiedział (2008)
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Les historiens de la ville dessinent à travers leurs écrits un projet de réconciliation entre les anciens et nouveaux habitants des « territoires anciennement allemands » conforme à la politique mémorielle promue dans la Pologne post-communiste, depuis la reconnaissance en 1990 par l’Allemagne réunifiée de la frontière Oder-Neisse. L’élection au rang de référence centrale de la période de prospérité de la ville à la fin du XIXe et au début du XXe siècle (qui fut pourtant également une période de cristallisation des tensions nationales en Haute-Silésie déterminante pour son devenir en 1945) témoigne de la liberté prise à l’égard de l’Histoire. Histoire locale et mémoire commune23 : décalages L’enquête de terrain menée entre 2002 et 2007 à Korfantów révèle une distanciation de la population locale vis-à-vis de la perception du passé promue par les historiens locaux. La restitution de la continuité entre la période d’avant et d’après 1945, entre Friedland et Korfantów, implique tout d’abord l’énonciation publique de l’ancien nom de la ville, inédite depuis la période communiste durant laquelle seul le nom qu’elle prit en 1946 était légitime. La réapparition de l’appellation Friedland dans les ouvrages historiques fut accompagnée par l’adhésion en 1996 de la municipalité à un partenariat réunissant plusieurs villes centre-européennes qui portent ou ont porté ce nom24. L’apposition de plaques commémorant Wojciech Korfanty, le patron de la ville, dans sa mairie, au moment même de l’accueil des représentants des villes partenaires, révèle néanmoins les limites de la reconnaissance de Friedland et son confinement à l’histoire et ses lieux – les livres en particulier. Cette réticence du pouvoir local à l’égard de l’usage de l’ancien nom de la ville découle probablement de 23 Définie comme : « l’ensemble de ce qui ayant été vécu par les individus et déjà interprété en fonction des diverses appartenances de groupe des individus peut être élaboré et réinterprété par une mémoire collective particulière, selon le degré d’intégration de l’individu au groupe considéré, la place qu’il y occupe, le rôle qui est le sien », Marie-Claire Lavabre, « De la notion de mémoire à la production des mémoires collectives », in Daniel Cefaï, Cultures politiques, Paris, PUF, 2001, p. 246. 24 Peter Hofmann (éd.), Friedland : Friedliches Land. Friedliches Europa : Gemeinsames Treffen der Städte 1996-2003 (édition quadrilingue), Friedland/Mecklenbourg, Druckerei Steffen, 2004.
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tensions que suscite à l’échelle régionale la question de la réintroduction de la langue allemande dans l’espace public25. Notre enquête fait pourtant le constat que les habitants de Korfantów prennent leur distance vis-à-vis de l’instrumentalisation politique du passé et du présent en partie germanophone de Silésie. Cette distanciation semble ancienne. Malgré la « dé-germanisation » menée dans l’après-guerre, qui consistait en la destruction de toute trace du passé allemand dans l’espace public et privé26, de nombreux éléments architecturaux, surtout ceux qui étaient considérés comme sacrés, tels que, par exemple, les croix expiatoires et les tombeaux du clergé local, furent préservés. Habituée en quelque sorte à ces traces qu’elle côtoie depuis toujours, la population locale ignore l’inscription d’origine gravée au-dessus de la porte d’entrée d’un bâtiment annexe de la mairie annonçant en allemand « Crédit municipal de Friedland ». Cette inscription d’origine a réapparu récemment, suite à la reprise par la mairie du bâtiment et l’enlèvement du panneau qui indiquait la fonction préalable du bâtiment, celle du siège de la Coopérative Communale. De même, la plaque honorant en allemand et en polonais « nos morts d’avant et d’après 1945 »27 apposée sur la croix centrale du cimetière municipal par un prêtre allemand natif de Friedland dont les parents périrent au camp de Łambinowice, ne suscite guère l’intérêt des habitants de la ville. Un signe encore plus fort de cette distanciation apparaît dans le désintérêt vis-à-vis des éléments commémorant les victimes polonaises du Polenlager de Friedland. Natif de la ville, l’employé municipal que nous avons sollicité pour déterminer les conditions de l’érection de ces « lieux de mémoire » nous avoua en ignorer l’existence même. Malgré le nombre d’exemples permettant une interprétation en termes de distanciation – alliant la tolérance et l’indifférence – des habitants actuels de Korfantów vis-à-vis de Friedland, il serait néanmoins Monika Choroś, « O dążeniu do wprowadzenia dwujęzycznych nazw miejscowości na Śląsku Opolskim » [« Sur les tentatives d’introduction de la dénomination bilingue des localités dans la Silésie d’Opole »], Śląsk Opolski, vol. 44, n° 2, 2001, p. 90-95. 26 Bernard Linek, « Odniemczanie » województwa śląskiego w latach 1945-1950 w świetle materiałów wojewódzkich, [« Dé-germanisation » de la voïvodie silésienne dans les années 1945-1950 à travers les archives de la voïvodie], Opole, Instytut Śląski, 1997. 27 Unsere Toten vor und nach 1945. Naszym zmarłym przed i po 1945. 25
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tout à fait inapproprié d’avancer qu’ils vivraient en quelque sorte le dos tourné au passé. L’examen des souvenirs qu’ils attachent à ce qui apparaît pour les historiens locaux, mais aussi pour le chercheur, comme les traces de Friedland, suggère plutôt un décalage de temporalité dans la perception de ces traces. Les habitants les attachent davantage à leur propre vécu postérieur à 1945. Traces de l’avant 1945 et souvenirs de l’après 1945 Réinvesti par les historiens locaux qui aspirent à le transformer en un symbole fort du passé prestigieux de la ville, l’ancienne résidence des propriétaires successifs du domaine de Friedland, désignée comme le « château » par les élites locales, est identifiée par les habitants de la ville comme le « sanatorium », en référence à sa fonction actuelle. Lorsqu’ils l’appellent « château », ils se réfèrent davantage à la période durant laquelle celui-ci fut réduit à l’état de ruine abandonnée. Interrogé sur ce lieu, Oswald H., un des derniers anciens habitants de la ville où il naquit en 193428, évoque tout d’abord le jardin du château où enfant, « assis dans le fauteuil du Graf », il passait ses journées, en compagnie de ses nouveaux amis « tous polonais », à « faire paître les vaches de la voisine », qui « ne parlait, elle, que l’ukrainien ». S’il est bien le dernier à se souvenir des derniers propriétaires du « château » et du « Graf von Pückler, général SS » qui « dilapida l’héritage familial puis se suicida en Tchéquie à la fin de la guerre » ou encore du mariage fastueux de l’une de ses filles, il partage avec deux générations d’habitants de Korfantów le souvenir du « château » dévasté qu’enfants, ils transformèrent en terrain de jeu privilégié. Ce décalage entre les tentatives du pouvoir local de rappeler la fonction d’origine du « château », résidence d’une lignée prestigieuse, transformé en « sanatorium », apparaît également dans l’évocation par les plus jeunes des habitants de la ville de la remise en état des tombeaux des anciens propriétaires du domaine, préservés dans le jardin attenant. Cette 28 Oswald H. souligne à chacune de nos entrevues qu’il naquit « sous un nom différent de celui qu’[il] porte actuellement », parce que « peu de temps après [son] baptême, [sa] famille a dû prendre un nom qui sonne allemand » pour remplacer celui d’origine qui « sonnait slave ». Au registre paroissial de baptêmes, il est enregistré sous son vrai nom, à l’état civil sous celui que son père choisit en se gardant bien de l’orthographier de manière à ce qu’il « ne sonne pas trop allemand ».
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tentative du pouvoir local de redorer le blason du « château », voire d’instaurer un nouveau « lieu de mémoire » sur le plan touristique, fut « sabotée » par la découverte dans les tombeaux d’un dépotoir. Selon les suppositions des habitants, un employé de la poste municipale y déposait, à l’époque du communisme, des lettres adressées depuis l’étranger aux habitants des localités desservies par la poste municipale et où il espérait « trouver les devises envoyées par leurs parents aux Silésiens des villages environnants ». Cette découverte fit de ce postier non identifié une figure de mémoire faisant de l’ombre aux occupants d’origine des tombeaux dont, « de toute façon, il ne restait plus un os, car ils ont été plusieurs fois explorées par les chercheurs d’or locaux ». Concurrençant les anciens propriétaires du château, la figure du postier renvoie à celle des pilleurs (szabrownicy) individuels et institutionnels de l’immédiat après-guerre29 et de leurs successeurs, en l’occurrence les responsables politiques des premières décennies du communisme que les habitants rendent conjointement responsables de la dégradation du « château » et de la disparition d’autres « hauts lieux » de la ville30. La vocation de l’histoire locale retracée par ses producteurs, proches du pouvoir local qui aspire à retrouver les ressources historiques d’une légitimité contestée, se voit corroborée par un passé proche que les habitants perçoivent avant tout comme période de démantèlement continu des infrastructures collectives de la ville, mais également par un présent de crise économique et démographique prononcée. En effet, malgré de nombreux investissements réalisés depuis les années 1970, réduite au statut de centre administratif après le démantèlement dans les années 1990 de sa petite industrie, la ville souffre d’un manque de légitimité. La liste des nombreux lieux de convivialité d’autrefois, « neuf Elżbieta Kaszuba, « Codzienność powojennego Wrocławia – zjawisko szabru 19451947 » [« Le quotidien à Wrocław dans l’après guerre – phénomène de pillage 19451947 »], Studia z dziejów XX w. Prace Historyczne [Essais sur l’histoire du XXe siècle. Travaux historiques], vol. 23, 1997, XXX, p. 145-165. 30 L’histoire de la formation du pouvoir local a été explorée par Marek Misztal dans sa thèse de doctorat. La publication de la version abrégée de cette recherche est envisagée par l’auteur et soutenue par la municipalité. Marek Misztal, Gmina Korfantów w latach 19451975. Przeobrażenia administracyjne, społeczno-polityczne i gospodarcze [La commune de Korfantów dans les années 1945-1975. Transormations administratives, socio-politiques et économiques], Thèse de doctorat, Université d’Opole, 2004. 29
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restaurants et bars à bière et deux hôtels », rappelée par les historiens locaux et dont Oswald H. mentionné plus haut vante longuement l’utilité « en particulier les jours de marché », contraste fortement avec la réalité actuelle. Le seul lieu où le voyageur contemporain puisse s’abreuver est un bar nommé « Malibu », situé en face de la Mairie, mais dont ni les habitants respectables de la ville ni les nombreux pensionnaires du « sanatorium » ni leurs visiteurs ne franchissent le seuil. L’histoire de Korfantów retracée par les historiens locaux s’attache avant tout à révéler à la population locale le passé précédant l’établissement en 1945 de la première génération des nouveaux arrivants, qui succédèrent aux habitants d’origine expatriés entre 1945 et 1946. La vocation de cette histoire est de poser le fondement d’une continuité, indispensable aux yeux de ses producteurs à la formation d’un sentiment d’appartenance au territoire qui favoriserait à son tour la consolidation de la communauté locale31. L’examen de la mémoire commune des habitants de la ville révèle, d’une part, leur distanciation vis-à-vis du passé d’avant 1945 privilégié par les historiens locaux et, d’autre part, la centralité dans leur perception des traces du passé de la référence à la période de l’après 1945. Si l’avant 1945 semble à la fois toléré et regardé avec indifférence par les porteurs de la mémoire commune, l’après 1945 est perçu comme une destruction continue de traces de la période antérieure à l’établissement des nouveaux habitants. De même, si l’histoire locale représente un récit orienté par le besoin de continuité, la mémoire commune des habitants de la ville est dominée par le souvenir de la rupture. Evoquée comme un épisode de l’histoire de la ville dans les écrits des historiens locaux, la rupture de 1945 se prolonge dans le souvenir des habitants actuels de Korfantów jusqu’au présent immédiat. L’évocation de l’effacement, perçu comme continu, des traces du passé allemand de la ville s’apparente à la réactualisation constante de la rupture de 1945. Fondatrice de la communauté locale, cette rupture constitue également le souvenir fondateur de sa mémoire commune.
31 Benoît de l’Estoile, « Le Goût du passé : érudition locale et appropriation du territoire », Terrain, n° 37, 2001, p. 123-138.
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Entre le constat des habitants de Korfantów affirmant que du passé il ne demeure que des « restes » (resztki) et des « trous » (dziury) et l’engagement des historiens locaux à recoller les « restes » et à combler les « trous » d’un passé exogène à la communauté actuelle, entre les « ruines » gravées dans les souvenirs des premiers et les « châteaux » des seconds, les cadres de perception et d’évocation du passé local témoignent de la pluralité de postures mémorielles des populations concernées par le déplacement de populations effectué au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Les expressions mémorielles des nouveaux habitants de Korfantów s’insèrent dans un ensemble complexe de cadres et d’enjeux sociaux et politiques. Ainsi, alors que l’engagement des historiens locaux s’inscrit pleinement dans la dynamique du « retournement mémoriel » portée par la volonté de réconciliation et qui place depuis 1989 le passé allemand au cœur des questionnements identitaires, la réticence des habitants de la bourgade à endosser le statut d’héritiers des Allemands expatriés32 repose sur les cadres anciens. L’ancienneté de la disqualification comme cadre d’évocation et de perception du passé allemand et de ces traces matérielles est attestée par les récits des déplacés récoltés durant la période communiste par les instituts de recherche chargés d’étudier le processus d’intégration sociale dans les régions intégrées en 194533. Ils offrent en effet de nombreux exemples du désenchantement des déplacés vis-à-vis de leur espace d’établissement, à mille lieux de la « terre promise » que leur annonçait la propagande officielle. La pérennité de cette perception et d’évocation du patrimoine de la ville dans les récits des habitants de Korfantów semble assurée par deux facteurs. D’une part, la perception de l’espace urbain fait écho aux enjeux locaux et peut être perçue comme l’expression d’un désaveu vis-à-vis du pouvoir local dont la structure et les pratiques
32 Dorota Dakowska, « Le ‘Centre contre les expulsions’ : les enjeux d’un débat transnational », G. Mink et L. Neumayer (dir.), L’Europe et ses passés douloureux, Paris, La Découverte, 2007, p. 128-139. 33 Pour une bibliographie succincte de ces récits, Philipp Ther, « The Integration of Expellees in Germany and Poland after World War II: A Historical Reassessment », Slavic Review, vol. 55, n° 4, Winter 1996, p. 779-805.
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restent marquées par une continuité avec la période communiste34. D’autre part, cette disqualification paraît liée à la réactualisation de la question du dédommagement des anciens habitants expatriés, survenue au moment de notre enquête. Les propos des habitants de Korfantów correspondent en effet au récit d’un ancien déplacé, publié en 2005 dans le Bulletin de l’Institut de la Mémoire Nationale, et qui va jusqu’à qualifier de « nids puants » les logements de la ville de Świdnica / Schweidnitz en Basse-Silésie attribués aux déplacés : « Comme la plupart des Polonais, j’avais une autre perception des Allemands. Je n’avais jamais imaginé que « la race des maîtres » habitait dans ce genre de niches puantes »35. Combien même l’expression par les habitants de Korfantów de la disqualification de l’héritage matériel et de ses « donateurs malgré eux » n’atteint pas le degré d’hostilité exprimée par l’auteur du témoignage publié par l’Institut de la Mémoire Nationale, elle porte la même trace des préjugés anti-allemands. Au-delà de l’apaisement entre anciens et nouveau habitants des régions allemandes intégrées à l’État polonais, ces préjugés semblent jouer un rôle central dans le rapport des « nouveaux habitants » des régions anciennement allemandes de l’État polonais à leur espace de vie.
Le bourgmestre de la commune (gmina) de Korfantów dirige cette unité administrative depuis 1981. 35 « Jak większość Polaków, miałem inne wyobrażenie o Niemcach. Nigdy nie przypuszczałem, że „rasa panów” mieszkała w takich śmierdzących dziuplach », Zdzisław Major, « Wypędzony Polak do wypędzonych Niemców » [Polonais expulsé aux Allemands expulsés], Biuletyn IPN, n° 5-6, mai-juin 2005, p. 176-180. 34
VILNA / WILNO / VILNIUS OU LE PALIMPSESTE RETROUVÉ
Yves PLASSERAUD (Université Vytautas Magnus, Kaunas, Lituanie) Le kaléidoscope vilnois En 1414, le visiteur français Ghillebert de Lannoy décrit une ville, certes peuplée surtout de Lituaniens, mais comportant, notamment dans les faubourgs, d’importantes communautés allemande, karaïte, russe, ruthène et tatare, chacune dotée de ses propres lieux de culte1. En effet, située en terre linguistiquement lituanienne, cette capitale attire déjà de nombreux immigrants venant de l’étranger, comme des provinces les plus reculées de l’immense Grand-Duché de Lituanie qui s’étend sur près de 500 000 km². La tolérance ethnique et religieuse est alors la caractéristique marquante du pays2. Cette multiculturalité paisible, souvent exaltée et parfois exagérée, est devenue une composante importante de l’imaginaire historique lituanien. Au XVIe siècle, la ville comptait déjà 30 000 habitants, dont un pourcentage particulièrement élevé d’« étrangers ». Capitale accueillante et libérale d’une sorte d’« empire romain de l’Est », Vilnius était alors une ville vivante, cultivée, sûre et agréable, qui attirait de très nombreux artistes et créateurs étrangers, en particulier italiens. Le philosophe libéral lituanien contemporain Vytautas Kavolis n’hésite pas à écrire qu’à cette époque Vilnius représentait le véritable centre culturel de l’Europe Petras Klimas, Ghillebert de Lannoy in Medieval Lithuania, New York, The Lithuanian American Information Center, 1945. 2 Karina Firkaviciute et al., Lietuvos tautines mazumos. Kulturos paveldas, Vilnius, Kronta, 2001. 1
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libérale chrétienne3. Mais Vilnius, ce n’est pas seulement une ville, c’est plusieurs villes en une et chacune de ses composantes ethniques a illustré un « moment » particulier de son histoire. Lorsque l’ethnographe danois Age Benedictsen visite Vilna à la fin des années 1890, à la recherche « du peuple lituanien oublié », il perçoit la ville comme divisée en quatre communautés : russe, polonaise, juive et lituanienne, chacune d’entre elles jouant un rôle spécifique. Selon le recensement russe de 1897, y vivaient en effet 40,1 % de Juifs, 30,9 % de Polonais, 20,1 % de Russes, 4,2 % de Biélorussiens et 2,1 % de Lituaniens4. Soulignant les divergences entre les cartographies visibles et invisibles de la ville, il résume ainsi la situation : les Russes dominent politiquement la ville, les Polonais la contrôlent culturellement, les Juifs la dominent numériquement, quant aux Lituaniens, ils ne sont plus présents que par la mémoire des lieux et les légendes historiques. Wilno, capitale de la polonité orientale En 1569, un nouveau traité lituano-polonais, l’Union de Lublin, avait lié la Lituanie et la Pologne par un système d’union personnelle, la Rzeczpospolita (en latin Respublica) ou République nobiliaire polonolituanienne. Vilnius est la première à en profiter, les règnes de Sigismond le Vieux (1506-1548) et Sigismond-Auguste (1548-1572) sont considérés comme l’âge d’or d’une ville que certains n’hésitent pas à comparer alors avec Florence ou Milan. La réforme, qui touche Vilnius en 1539, connaît dans un premier temps un grand succès. En 1579, les Jésuites créent l’Academia Vilniensis, où enseignent, en latin, des professeurs lituaniens, polonais, biélorussiens, russes ou ukrainiens, mais encore allemands, anglais, écossais, irlandais, nordiques et même espagnols et portugais. Au cours de la période suivante, la capitale se transforme profondément, voyant son centre, ravagé entre-temps par un incendie et des invasions russes et suédoises, se couvrir d’églises baroques. L’église Vilnius, The City and its History, Vilnius, Ministry of Culture, 2002, p. 9. Age Meyer Benedictsen, Lithuania, The Awakening of a Nation : a Study of the Past and Present of the Lithuanian People, Copenhague, Egmont H. Petersens, 1924. Pour les chiffres de population, voir Rimantas Miknys, « Vilnius or Wilno : Cultural Retrospective and Perpective », in Vilnius ’96. Lithuanian Literature, Culture, History, hiver 1996, p. 107.
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Saint-Casimir (inspirée au départ de l’église du Gesù de Rome, mais témoignant d’un style syncrétique unique dans les confins), celle de Sainte-Thérèse, la chapelle de la Vierge-Miraculeuse-de-la-Porte-del’Aurore (Ostra brama), l’église Saint-Jean de l’Université, portent aujourd’hui encore, chacune à sa façon, témoignage de cette floraison artistique de la contre-réforme catholique et de ses suites. En 1795, lors du troisième partage de la Pologne-Lituanie entre l’Autriche, la Prusse et la Russie, Vilnius, avec le reste des terres lituaniennes, est attribuée à l’Empire des Romanov. Entre la disparition de la Pologne politique en 1795 et la renaissance d’un véritable État polonais en 1919, les confins orientaux de la Pologne font figure, dans l’imaginaire polonais, à la fois de paradis perdu et de conservatoire de la mémoire de la patrie5. La noblesse lituanienne elle-même ne ressentira plus le fait d’être lituanien que comme une manière particulière d’être polonais6. Au cours du XIXe siècle, l’industrialisation se développant, la population de la ville passe de 18 000 à 138 000 habitants, faisant de Wilno (le nom polonais de la ville) une véritable métropole polonaise. À la fin du XIXe siècle, comme dans de nombreuses villes d’Europe centrale, de nouveaux quartiers sortent de terre à une vitesse accélérée. En amont du vieux centre, face à la cathédrale, c’est une nouvelle ville qui voit le jour, avec comme axe principal l’avenue Saint-Georges (Georgievski Prospekt en russe, familièrement Jerek). Cette dernière, large et majestueuse, dallée de pavés noirs, est bordée d’immeubles imposants souvent marqués du chiffre ou des armoiries des propriétaires. La fortune n’hésite pas alors à s’afficher. Au XIXe siècle, un certain nombre d’artistes et d’écrivains de renom illustrent la capitale de l’ex-Grand Duché, comme les écrivains Adam Mickiewicz ou Juliusz Słowacki. Dans Pan Tadeusz Mickiewicz parle avec emphase de la région de Wilno :
Daniel Beauvois (dir.), Les Confins de l’ancienne Pologne, Ukraine, Lituanie, Biélorussie, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1988, p. 59 sqq. 6 Voir Catherine Gousseff, « Wilno, Vilné, Vilnius, capitale de la Lituanie » in Alain Brossat et al. (dir.), À l’Est la mémoire retrouvée, Paris, La Découverte, 1990, p. 518. 5
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Yves Plasseraud « Arbres de Ponary, Switez, Bialowieża,/ Kuszelewo, combien de nos Grands-Ducs déjà/ Ont jadis abrité leurs têtes couronnées/ Dessous vos frondaisons, il y a tant d’années ! / Vitenis le terrible et le grand Mindaugas ;/ Les monts de Ponary virent Gédiminas,/ Il écoutait chanter Lizdejko le Sage,/ Près d’un feu de chasseurs, aussi sous votre ombrage,/ Couché sur sa peau d’ours, bercé par la Wilia/ Et le flot murmurant de la Wilejka,/ Rêvant au loup de fer. Sur l’injonction expresse/ Des dieux, il a bâti la ville qui se dresse/ Au milieu des forêts pareillement au loup/ Qu’aurochs, ours, sangliers entourent de partout:/ Wilno, qui suscita comme la louve à Rome/ Algirdas et ses fils, et Kiejstout ; tous ces hommes,/ Traquant les ennemis ou bien le gros gibier,/ Ont été grands chasseurs et glorieux chevaliers. 7 »
La révolution de 1905, très violente dans la région baltique, déstabilise profondément la société et notamment la petite noblesse (szlachta) polono-lituanienne. Simultanément, on assiste au sein de l’intelligentsia polonophone de Lituanie au développement d’un courant nouveau et original. Pour ses adeptes, les krajowcy8, dont le modèle est l’aristocrate, homme politique et écrivain Michal Roemer (1778-1853), il convenait de revenir à la tradition multiculturelle de la République polono-lituanienne de la grande époque, tout en maintenant la différence entre les deux pays. Certains Lituaniens conscients de l’importance de cet héritage, tel l’historien Mykolas Birziska, n’hésitèrent d’ailleurs pas à collaborer avec les krajowcy. Un certain nombre d’intellectuels de renom auraient d’ailleurs été bien en peine à l’époque de se déclarer lituanien ou polonais. Il en va ainsi notamment d’Antanas Vivulskis (Antoni Wiwulski), le créateur du monument des trois croix blanches sur une colline dominant Vilnius qui, depuis le XIXe siècle, constitue l’un des hauts lieux de l’identité symbolique vilnoise.
Adam Mickiewicz, Pan Tadeusz, trad. fr. Robert Bourgeois, Paris, Noir sur Blanc, Librairie polonaise, 1992, p. 117. 8 De kraj = pays, donc « locaux, gens de ce pays ». Voir Czesław Miłosz, De la Baltique au Pacifique, trad. fr. Marie Bouvard, Paris, Fayard, 1990, p. 20 sqq. 7
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Fig. 1. Antanas Vivulskis (Antoni Wiwulski), Monument des trois croix, 1916, carte postale Sapudos Fondas (1939)
La Grande Guerre, l’occupation allemande en 1915, l’annexion lituanienne de 1918, le départ de nombreux Polonais et la lituanisation qui la suit sont autant d’épisodes qui vulnérabilisent davantage encore la société polonaise et contribuent à raviver l’antagonisme lituanopolonais9. En 1920, la ville fut rattachée à la Pologne, tandis que le reste de la Lituanie forma un État indépendant avec Kowno / Kaunas pour capitale. Entre 1921 et 1940, Wilno demeure composée d’une juxtaposition de communautés. Miłosz témoigne : « Il y avait plusieurs Wilno. Lorsque j’allais au restaurant juif, je me trouvais dans la partie ancienne de la ville, dans le ghetto qui était un monde à part. Dans les faubourgs de la ville, chez les tutejsi [les gens d’ici], on se retrouvait dans un univers tout à fait exotique par son ancienneté. Là on revenait au XVIe ou au XVIIe siècle. » Durant la même période, Wilno s’appauvrit et perd de ses habitants, du fait de sa situation aux marges orientales de la nouvelle Pologne, face à une frontière soviétique étanche qui la coupe de Pour un point de vue polonais, voir Tadeusz Kowzan, Je t’aime, moi non plus, in Géohistoire de l’Europe médiane. Mutations d’hier et d’aujourd’hui, Paris, La Découverte, 1998.
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son hinterland traditionnel. Dans la ville paupérisée, l’atmosphère est à la fois provinciale et quelque peu crépusculaire. Le film d’Andrzej Wajda Chronique des événements amoureux (1986) montre bien une cité anxieuse et vulnérable, un peu à l’écart de l’agitation des capitales. En 1945, après la victoire soviétique, la grande masse des Polonais est expulsée vers la Pologne, la ville perdant ainsi 100 000 âmes, la moitié de sa population. Désormais, la culture polonaise de Vilnius n’est plus qu’un souvenir dont on peut lire les traces par exemple sur les plaques d’égouts ou de vieux compteurs d’électricité qui s’ornent de la mention en polonais « Zarząd miejski w Wilnie » (Administration municipale de Wilno). Elle continue à vivre dans les écrits des écrivains polonais émigrés comme Jozef Mackiewicz, Czesław Miłosz10, Tadeusz Konwicki. Se référant à son enfance, Konwicki écrit : « À cette époque, la Lituanie était une aire géographique mal définie, une formation ethnique imprécise, une zone culturelle vague… Elle vivait ses derniers jours dans le parler polonais de Wilno, dans les chansons biélorusses, dans les proverbes polonais, elle se prolongeait dans les mœurs finissantes, dans les caractères exaltés un instant jusqu’à la pathologie, dans la lente et dense bonté des hommes !11 » Pétri de nostalgie, il écrit par ailleurs : « Mais mon coin perdu, ma région de Wilno, me semble d’une plus grande beauté, meilleure, plus élevée, plus magnifique. Il est d’ailleurs vrai que j’ai moi-même travaillé à la sueur de mon front à embellir le mythe de cette contrée frontalière entre l’Europe et l’Asie, cet antique berceau de la nature européenne et des démons asiatiques, cette vallée fleurie d’harmonie éternelle et d’amitié entre les hommes.12 » La Jérusalem de Lituanie C’est dans doute vers la fin du XIVe siècle que les premières familles juives, chassées de Rhénanie et répondant aux appels de la Chancellerie Grand-ducale, viennent s’installer à Wilno pour exercer des métiers liés 10 Miłosz par Miłosz, Entretiens de Czesław Miłosz avec Ewa Czarnecka et Aleksander Fiut, trad. fr. Daniel Beauvois, Paris, Fayard, 1986, p. 65-66 et De la Baltique au Pacifique, op. cit., p. 16-18. 11 Écrivains et cinéastes polonais d’aujourd’hui, éd. Hélène Wlodarczyk, Paris, PUPS, 1986, p. 82-83. 12 Ibid., p. 34-35.
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au commerce. Une artère du centre ville (Žydų gatvė, la rue des Juifs) porte encore témoignage de cette installation. Autour de la place du marché (rynek, aujourd’hui place de l’Hôtel de ville) se constitue le quartier juif. La première synagogue est attestée en 1572. Cette population économiquement intégrée au tissu cosmopolite environnant, reste toutefois culturellement et religieusement distincte. Sa langue vernaculaire est le yiddish. Jouissant de la paix civile et d’une grande liberté d’auto-organisation à travers la kehilah (communauté), la population juive de Vilnius s’épanouit et donne naissance à une longue série de rabbins qui seront à l’origine de la célèbre école talmudique lituanienne, avec de nombreuses écoles talmudiques (yeshivot) de réputation internationale. Cette culture religieuse typiquement lituanienne connaît son apogée avec la vie et l’œuvre d’Elie ben Salomon (1720-1797), le Gaon de Vilna. Très opposés aux hassidim d’Ukraine adeptes d’un piétisme fondé par le Baal shem tov, les misnagdim ou « opposants », du nom qu’ils se donnent, privilégient une approche rationnelle des textes traditionnels comme le Talmud. Cette culture rationaliste deviendra la caractéristique des Juifs lituaniens. Sur un terrain aussi favorable, avec l’avènement de la Haskalah, la philosophie juive des Lumières, un courant moderniste et laïque se développe rapidement au sein de l’intelligentsia litvak. Ce courant est à l’origine d’un milieu intellectuel culturellement et socialement brillant, qui joue un rôle important dans l’expansion culturelle et industrielle de la ville à la fin du XIXe siècle et qui, dans un tout autre ordre d’idées, constitue l’un des terreaux de la Révolution de 1905. Dans ce monde vibrant et concentré, les idéologies internationalistes ou nationalistes connaissent un grand développement. C’est en 1897 que le Bund, la Confédération des ouvriers juifs de Pologne et de Lituanie, fut fondée à Vilna13.
13 Henri Minczeles, Vilna, Wilno, Vilnius, La Jérusalem de Lituanie, Paris, La Découverte, Gallimard, 2000.
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Yves Plasseraud Fig. 2. Synagogue de Vilnius, état actuel. Photo : Yves Plassereaud (2008)
En ce qui concerne les « territoires urbains », l’immense majorité des Juifs, pauvres et traditionnalistes, demeurent concentrés dans les quartiers proches du rynek. Ville au cœur de la ville, l’agglomération juive est ignorée des non-Juifs qui ne s’y aventurent guère. Il est cependant une autre catégorie de Juifs, ceux qui ont réussi. Ceux-là ne vivent plus dans le « ghetto » et abandonnent le yiddish pour le russe ou, plus tard, le polonais. Ils habitent dans les « beaux quartiers » de la ville nouvelle et, s’ils demeurent quelque peu religieux, ils ont généralement délaissé toute forme visible d’appartenance communautaire. Pendant la Première Guerre mondiale, la ville est occupée par les troupes du Reich, à la satisfaction, dans les premiers temps, de la majorité de la population juive. Réputée comme un pays de culture et sans pogrom, l’Allemagne était en effet perçue comme l’opposée de l’Empire russe, arriéré, violent et tenant les Juifs pour des traîtres potentiels. D’ailleurs, ne rencontrait-on pas au sein de la Reichswehr des chapelains juifs à côté de leurs collègues protestants et catholiques ? Après un début chaotique (la ville change plusieurs fois de souveraineté), les années de l’entre-deux-guerres sont particulièrement remarquables pour la communauté juive. Dans ce milieu confiné mais fertile naissent une série
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de courants artistiques et littéraires en langue yiddish, comme Yung Vilne (Jeune Vilnius), qui seront les précurseurs de la modernité culturelle américaine et européenne de la seconde moitié du XXe siècle. Des auteurs yiddish comme Avrom Sutskever, Moyshe Kulbak ou encore Khayim Grade illustrent cette époque-phare. La ville, s’enorgueillissant d’une centaine de shuls et synagogues ainsi que d’institutions culturelles aussi prestigieuses que la bibliothèque Strashun (créée en 1904), la Société historico-ethnographique juive (créée en 1919) ou le YIVO (Institut scientifique yiddish, créé en 1925), fait alors figure de centre culturel majeur du monde juif. La Vilnia biélorussienne, une ville secrète Pour chaque groupe, on peut tenter de dégager le « moment » de l’histoire de la ville au cours duquel cette communauté s’est particulièrement illustrée. Pour les Biélorussiens, une telle approche s’avère problématique. Aussi loin que l’on remonte dans le passé, ils sont en effet toujours là, mais invisibles, et personne ou presque ne parle d’eux. Souvent non-perçus comme tels (ils se nomment eux-mêmes fréquemment tutejsi), ils paraissent se fondre dans la masse et ne pas donner prise à une quelconque identification. En fait, héritiers des Ruthènes septentrionaux qui, du temps du Grand-Duché de Lituanie florissant, constituent la partie principale des habitants du pays, ils accroissent leur nombre lorsque la région est repeuplée par des Slaves au XVIIIe siècle. Avec l’exode rural au XIXe siècle, ils sont nombreux à s’installer en ville et d’ailleurs aussi, dans une large mesure, à la construire. Cela étant, comme beaucoup se polonisent suite à leur installation en milieu urbain, on les confond ensuite avec les Polonais. Pourtant, eux aussi existent en tant que peuple distinct et connaissent même une timide renaissance nationale au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. Des Biélorussiens participent même à l’insurrection de 1863 sous la conduite de Kastous Kalinoùski. Dans les années suivantes, en dépit de l’interdiction d’utiliser la langue biélorussienne, des ethnographes firent progresser les connaissances concernant la culture du peuple. En 1903, le mouvement s’étant étendu du champ culturel au
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champ politique, le Parti socialiste biélorussien tint son premier congrès à Vilnia, du nom biélorussien de la ville, réclamant la création d’une république autonome avec un Parlement dans cette ville, « capitale historique du pays ». C’est notamment à Vilnia qu’est mis en musique, par le Polonais Ludomir Michal Rogowski, le texte du grand poète biélorussien Janka Kupala, qui plus tard deviendra l’hymne biélorussien. C’est là également qu’œuvraient les écrivains Jakoub Kolas, Vaclav Lastouskis, Alaiza Pachkevitch qui animaient l’hebdomadaire nationaliste Nasha Niva (Notre domaine, 1906-1915). La Première Guerre mondiale, particulièrement destructrice, est aussi porteuse d’espoirs au plan national. Durant le conflit, les militants, regroupés dans la ville occupée par les Allemands, cristallisent leurs objectifs autour de l’idée de la renaissance d’une sorte de Grand-Duché de Lituanie. L’année 1918 voit d’ailleurs la création d’une éphémère République populaire de Biélorussie avec pour capitale Minsk. Mais, en 1920, Wilno devint polonaise, sonnant le glas des espoirs biélorussiens sur la ville. Dans la Wilno d’après-guerre, une vie culturelle se poursuit. En 1937, on ne compte d’ailleurs dans la ville pas moins de douze périodiques en langue biélorussienne. Renaissance d’une Vilnius lituanienne Alors même que Vilnius apparaît comme l’un des foyers du réveil national polonais et biélorussien et un centre majeur de culture juive, les Lituaniens y vivent de leur côté un « printemps culturel » et ce, notamment après 1905. L’éveil national et démocratique lituanien est tardif par rapport à ses homologues des autres nations d’Europe. La raison en est double : au XIXe siècle, les villes de Lituanie sont presque entièrement habitées par des populations polonaises et juives. Les « éveilleurs » et les militants du mouvement national qui souvent ont, à l’instar de Jonas Basanavicius, vécu à l’étranger, sont par conséquent des ruraux (originaires surtout de la Suvalkija, région occidentale du pays). Leurs organes de presse (Auszra - l’Aurore, Varpas - la Cloche), interdits en Russie, sont imprimés en Prusse Orientale (à Königsberg ou en Lituanie Mineure) et introduits dans le pays par des passeurs. Second facteur inhibant, les nationalistes
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ne sont pas d’accord entre eux sur les objectifs poursuivis. La szlachta nombreuse et influente rêve le plus souvent à la reconstruction d’une Respublica polono-lituanienne largement polonisée mais comportant néanmoins un État lituanien autonome. Les nationalistes « modernes » comme Basanavicius ou Kudirka, influencés par les idées de Herder et Fichte et l’idéologie nationale allemande, souhaitent l’avènement d’une Lituanie « nationale » (ethnique) dans les frontières linguistiques de la nation, tout en conservant et en exaltant la référence au prestigieux Grand-Duché de Lituanie14. À partir de la fin du XIXe siècle, les nationalistes « modernes » commencent à se montrer à Vilnius, capitale historique et symbolique de la nation. Même si les lituanophones n’y représentent que 2 % de la population, la « lituanité » se doit d’y être présente, question d’honneur et de crédibilité internationale. D’autre part, les autorités russes sont fortement anti-polonaises. A contrario, les nationalistes ruraux lituaniens sont moins mal considérés et de ce fait favorisés. En 1904, le premier quotidien en langue lituanienne Vilniaus Ziniaus (Les Nouvelles de Vilnius) voit le jour. En 1905, le grand Congrès (Seimas) de Vilnius réunit 2 000 participants à l’initiative des « nationalistes ». Il exprime la demande de démocratie et de construction nationale des Lituaniens. Le « choix historique » est aussi fait, en cas de renaissance de la patrie, de privilégier la nation ethnique lituanienne par rapport à la Rzeczpospolita multiculturelle à dominante polonaise appelée de ses vœux par la szlachta. Au début du siècle, une culture lituanienne de type occidental commence à apparaître. À partir de 1905, plusieurs troupes théâtrales lituaniennes donnent des représentations. En 1906, le premier opéra lituanien, Biruté, est produit à Vilnius. 1907 voit la naissance de la Société d’Art lituanien dont la figure de proue est le peintre et compositeur Mikolajus Konstantinas Čiurlionis. Une littérature réaliste lituanienne se développe à cette période dans cette même ville (Žemaité, Vincas Krévé, Kazys Binkis, etc). C’est encore l’époque où la Société Savante Lituanienne animée par Jonas Basanavicius entame ses activités
Voir Jean Pelissier, Les Principaux Artisans de la renaissance nationale lituanienne, Lausanne, Bureau d’information de Lituanie, 1918.
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culturelles et patriotiques. En 1917, en dépit du caractère majoritairement « polonais » de la ville, les Allemands qui occupent cette dernière et s’érigent en protecteurs des minorités, dans le but d’affaiblir la Russie, autorisent la réunion d’une Taryba (Congrès) lituanienne qui demande l’indépendance du pays. Cette « aide » allemande, provenant d’une puissance occupante durant la guerre, au demeurant bien réelle, sera souvent reprochée aux Lituaniens par leurs adversaires. Après la Première Guerre mondiale, les Lituaniens conservent un temps une certaine visibilité à Wilno. Ainsi, de 1918 à 1925, l’évêque de Vilnius est le prélat lituanien Jurgis Matulaitis. Mais dès 1930, l’administration municipale sous la conduite du voïvode Bocianski et les autorités nationales limitent drastiquement la présence lituanienne, fermant systématiquement écoles et institutions lituaniennes et exilant à Kaunas, capitale de la Lituanie indépendante, un certain nombre de personnages marquants. En 1938, les dernières institutions lituaniennes cessent de fonctionner. Vilna, une ville russe (1795–1919) …puis soviétique (1939-1991) La longue appartenance de la Lituanie à l’Empire russe a laissé des traces durables. Peu après leur installation, les Russes ont tout d’abord profondément remodelé la structure territoriale de la Lituanie afin de l’intégrer à l’Empire. De nombreux militaires et administrateurs russes sont venus s’installer à Vilna, ville où la langue russe a dans une certaine mesure supplanté le polonais dans toutes les classes liées au pouvoir impérial. Pourtant, le caractère bigarré de la ville ne s’atténue guère. Dostoïevski, qui séjourne à Vilna en 1867, trouve la ville schizophrène à tel point qu’il en fait des cauchemars15. D’autres résidents russes, au contraire, à l’instar du peintre Mstislav Dobujinski ou du philologue Mikhaïl Bakhtine, prennent un certain plaisir à cette inhabituelle multiculturalité16. Au milieu du XIXe siècle, l’ancien Statut lituanien est remplacé par les lois communes de l’Empire. En 1863, après l’insurrection polonoAnna Dostoïeska, Dnevnik 1867 goda, Moscou, Nauka, 1993, p. 4-6. Laimonas Briedis, Vilnius in Europe : An Alien Home, ASN, 2005, texte non publié, p. 20. 15 16
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lituanienne, le général Mikhaïl Mouraviev s’acquiert le surnom mérité de « pendeur de Vilna » en raison de la brutalité avec laquelle il mène la répression. De nombreux Polonais et Lituaniens doivent s’exiler, et sont rapidement remplacés par des russophones. À la veille de la Grande Guerre, la langue russe a gagné du terrain par rapport au polonais (on compte alors à Vilna quinze périodiques en langue russe), qui continue cependant à dominer à l’oral. Quant au vieux parler lituanien, la plupart des observateurs étrangers s’accordent à penser qu’il vit ses dernières décennies17. Si la Première Guerre fut infiniment douloureuse, la Seconde modifie radicalement la structure de la population vilnoise. Entre juillet 1941 et le printemps 1945, 94 % de la population juive du pays (100 000 habitants dont 45 000 à Vilnius) est en effet assassinée par les nazis, avec l’assistance de supplétifs locaux, mettant ainsi pratiquement un terme à quelque sept siècles de présence juive en terre lituanienne. Entre 1945 et 1990, cette histoire tragique est rendue « invisible » dans la ville, les Soviétiques évoquant seulement l’assassinat de citoyens soviétiques par les hitléro-fascistes. Depuis le retour à l’indépendance, les choses ont beaucoup changé et des lieux de mémoire tel le Musée juif d’État de Pamenkalnio 12 ou le mémorial et le musée de Paneriai (Ponar en yiddish, lieu d’extermination massive proche de Vilnius) attirent de nombreux visiteurs, étrangers surtout et, pour certains, survivants de la Shoah. Autres résidents vulnérables aux yeux des nazis, les Polonais ne sont que des Untermenschen, promis à l’esclavage ou à l’extermination. Enrôlés comme travailleurs forcés, nombreux sont ceux qui ne survivent pas au conflit. Restituée à la Lituanie le 28 octobre 1939, et la plupart des résidents polonais ayant été expulsés entre cette date et 1945, la ville devenue capitale de la République socialiste soviétique de Lituanie18, se retrouve
17 Voir à ce sujet Asija Kosmin et al., Russkie v Litve (1918-1940), Opredelnie problemi, Kaunas, Université Vytautas Magnus, 2001. 18 Une première soviétisation en 1940-1941 donna aux habitants de Vilnius un avant-goût de ce que serait la suivante. Ainsi la semaine du 14 au 22 juin 1941– à l’approche de l’invasion nazie – voit de nombreux trains de déportés prendre le chemin de l’Est.
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peuplée majoritairement de Lituaniens19. Ceux-ci cependant, pour la plupart d’origine rurale, sont une proie facile pour une soviétisation forcée, d’autant plus importante que le nombre de Russes présents à Vilnius s’accroît alors dans des proportions considérables. Cette soviétisation n’interfère néanmoins qu’assez peu avec le processus de construction nationale démarré avant 1905 et poursuivi lors de l’éphémère indépendance de l’entre-deux-guerres. Entre 1945 et 1985, un exode rural entraîné par l’industrialisation – elle-même voulue par le pouvoir – draine vers Vilnius des masses considérables de néo-citadins originaires de la campagne environnante, mais aussi de l’ensemble de la Lituanie et du reste de l’URSS. Ils viennent peupler les nouveaux faubourgs qui se couvrent bientôt de grands ensembles (rajonai) de type soviétique (Lazdinai, Pasilaciai, Zirmunai, etc.). Cela étant, c’est dans le domaine culturel, et plus encore dans celui des mentalités, que l’influence soviétique s’avère la plus notable. On voit ainsi apparaître un homo sovieticus lituanien qui, à beaucoup d’égards, en dépit de la conservation de la langue nationale, est plus soviétique que lituanien. Depuis 1991, malgré sa rapide occidentalisation, la ville, comme l’ensemble du pays, conserve de nombreux stigmates mentaux de cette période, comme en témoigne l’élection du politicien populiste Rolandas Paksas à la présidence de la République ou l’actuel engouement pour le businessman-politicien « russe » Viktor Uspakitch. L’influence russe demeure très importante à Vilnius comme dans l’ensemble du pays. Les Russes, représentant encore près de 15 % de la population de la ville, y sont aujourd’hui fort visibles et disposent de solides infrastructures culturelles et sociales. Un théâtre dramatique, plusieurs quotidiens, des cercles culturels et des écoles, nourrissent la vie russe de la capitale.
19 Selon Piotr Łossovski, Litwa a sprawy polskiej 1939-1949, Varsovie, PWN, 1985, 31 000 Lituaniens se seraient déjà installés à Vilnius en 1939.
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La vieille ville, considérée comme un monument historique, ayant été peu touchée par le soviétisme20, c’est dans les nouveaux quartiers périphériques qu’il faut principalement chercher la trace de cette époque. Depuis 1991, lituanienne… mais de plus en plus cosmopolite Avec le retour à l’indépendance en 1991, Vilnius (650 000 habitants), peuplée cette fois majoritairement de Lituaniens21, redevint, pour la première fois depuis des siècles, une véritable ville lituanienne. Cette mutation n’allait pas de soi et un observateur comme Tomas Venclova a pu écrire à ce sujet : « J’éprouvais souvent, à Wilno, le sentiment très pénible que les nouveaux habitants ne s’accordaient pas en quelque sorte avec cette ville. Qu’ils n’étaient pas à sa mesure.22» Aujourd’hui seule la langue lituanienne est présente dans l’espace visuel de l’agglomération et, en dépit de l’existence de fortes minorités russe et polonaise, ces deux langues ne sont plus que marginalement visibles sur certaines colonnes d’affichage de la ville ou lors des campagnes électorales. Les symboles identitaires lituaniens sont partout, comme le château grand-ducal « bas » dont la reconstruction est presque terminée en vue du millénaire du pays (2009). Or, paradoxalement, même si la Vilnius multiculturelle du passé est bien morte, la capitale lituanienne redevient une ville internationale. Deux facteurs expliquent cette évolution. D’une part, la prospérité économique et l’attrait d’une vieille ville remarquablement intacte attirent vers la capitale du jeune État un nombre sans cesse croissant d’expatriés de toutes origines (États-Unis, Scandinavie, Allemagne…) qui contribuent à donner à l’agglomération un caractère cosmopolite23. Cette caractéristique est accrue par la présence d’étudiants étrangers (polonais, russes, scandinaves, français). D’autre part, les diverses communautés 20 Citons néanmoins parmi les bâtiments soviétiques emblématiques, l’opéra, la poste centrale, la tour-gâteau d’anniversaire au coin du quai Gostauto et de la rue Tumo-Vaisganto ou encore le Palais des mariages sur la colline Tauro. 21 En 1989, la répartition de la population par nationalités est la suivante : Lituaniens : 50 %, Russes : 21 %, Polonais : 19 %, Biélorussiens : 5 %, autres : 5 %. 22 In Czesław Miłosz, De la Baltique au Pacifique, Paris, Fayard, p. 47. Il s’agit de dialogues entre Miŀosz et Venclova. 23 Voir le mensuel Vilnius Monthly, devenu récemment Lithuania today.
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historiques de la ville ont, après la chute du communisme, entrepris de réactiver ou de ressusciter leur vie culturelle. Ce réveil est aujourd’hui bien réel et d’une manière, certes nouvelle, la ville est en passe de retrouver une partie de sa bigarrure d’autrefois. Les Polonais, après un moment de fronde24, encouragés par le spectaculaire rapprochement Vilnius-Varsovie, ont regagné une visibilité perdue. Représentant encore aujourd’hui quelque 20 % de la population de Vilnius, et activement soutenus par certaines instances du pays voisin comme la Fondation Polonia, ils développent une intense vie religieuse (ils ont réinvesti plusieurs églises, et des messes en polonais sont régulièrement dites à la cathédrale) et culturelle, avec plusieurs journaux25, un centre culturel important, et deux radios. Les relations avec la Pologne sont intenses et il ne se passe guère de jours sans que des délégations polonaises (scouts, religieux, anciens combattants…) ne viennent se recueillir sur la tombe des soldats de l’Armia Krajowa [l’armée de la résistance] ou du Maréchal Pilsudski en bordure du vieux cimetière Rossa26. Les Juifs sont aujourd’hui très peu nombreux (5 000 environ contre 70 000 avant-guerre), mais ils compensent leur faible nombre par un activisme remarquable. La synagogue de la rue Pylimo (avant-guerre rue Zawalna) – très fréquentée – est aujourd’hui disputée entre Mitnagdim et Loubavitchs. Il existe un journal (Yerushalaïm de Lita), une association communautaire (installée dans les locaux de l’ancien lycée Tarbut rue Pylimo), une troupe théâtrale, un club de jeunes, des classes d’hébreu et toute une série d’institutions culturelles. Citons quatre musées, un institut universitaire yiddish au sein de l’Université de Vilnius, un centre de recherches juives, un « Centre de tolérance » entre les communautés. Toutes ces institutions, entretiennent d’étroites relations avec l’étranger où des groupes litvaks se sont installés (aux États-Unis et en Israël essentiellement) et, pour bon nombre d’entres-elles reçoivent des subsides de ceux-ci (notamment du Joint).
Cf. Catherine Gousseff, art. cit., p. 489 sq. Kurier Wileński, Nasza Gazeta, Magazyn Wileński, Wileńskie Slowo. 26 Cf. Jerzy Surwilo, Cmentarz Rossa w Wilnie, Wilno, autoédité, 1993. 24 25
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Particulièrement à l’aise au sein de la société lituanienne dont ils ne se démarquent au demeurant guère, les Biélorussiens disposent de plusieurs institutions, notamment d’un club, Sebrina : baltarusu klubas, Club biélorussien, d’une Association, d’un groupe folklorique et du journal Nasha Niva, en mémoire de la publication du XIXe siècle. En février 2006, le gouvernement lituanien a officiellement donné son accord à la réouverture à Vilnius, au sein de l’Université lituanienne de droit Mykolas Romeris27, de l’Université Européenne des Humanités, fondée à Minsk en 1992, à financement occidental, et fermée par Alexandre Loukachenko (l’actuel Président de Biélorussie) en 2003. Les Russes sont divisés. Les vieux-croyants, installés en Lituanie depuis le XVIIe siècle, au nombre de quelques dizaines de milliers, actifs et dynamiques, vivent aujourd’hui un renouveau. Les autres, souvent arrivés dans le pays à l’époque soviétique, sont également bien intégrés. Ils disposent de plusieurs églises – notamment celle du couvent du Saint Esprit sur Ausros Vartu28 – d’un centre culturel, d’un théâtre, etc., le tout efficacement soutenu par Moscou. Cependant, une petite fraction de cette population, qui vit dans certains grands ensembles de la périphérie de la ville, mène une existence marginale et pose aux autorités quelques problèmes sociaux. Ces diverses communautés contribuent – chacune à sa manière – à faire vivre les nombreux « lieux de mémoire » de chaque groupe, considérés aujourd’hui par les autorités comme patrimoine commun de tous les citoyens du pays. Dans cet environnement pluri-identitaire, les relations entre ressortissants des diverses communautés sont généralement apaisées et civiques.
En hommage à Michal Roemer, cité plus haut. « Porte de l’aurore », porte de la ville donnant sur la route qui autrefois menait à Smolensk et Moscou. 27 28
PÉCS / FÜNFKIRCHEN / PEČUH : MULTICULTURALITÉ EN HONGRIE MÉRIDIONALE, XIXE-XXE SIÈCLES Catherine HOREL (IRICE CNRS, Université de Paris I Panthéon-Sorbonne) Dans un pays de tradition centralisée, renforcée par le Compromis de 1867, et où la politique de magyarisation a été érigée en doctrine à la fin des années 1870, il est parfois difficile de se représenter la multiculturalité au quotidien dans une ville de province comme Pécs. L’homogénéisation qui intervient en Hongrie au cours du XIXe siècle passe par l’assimilation des populations allemandes, juives puis slaves. Les zones de pluralité culturelle demeurent souvent les zones frontalières, comme la Transylvanie et la Ruthénie subcarpatique. Mais l’assimilation des Allemands n’est pas une caractéristique de la seule Hongrie et elle se produit dans les autres territoires de l’AutricheHongrie où ils sont présents et bientôt contraints de se considérer comme une minorité. On sait la fiabilité douteuse de certains recensements, y compris ceux réalisés à l’échelle de l’Empire des Habsbourg ; ils permettent toutefois de mettre en doute ce processus de nivellement de la multiculturalité. La région de Pécs, la Baranya, dans le Sud-ouest de la Hongrie actuelle, n’était pas à l’époque de la Hongrie royale une région de contact comme aujourd’hui, mais elle occupait une position centrale compte tenu de l’étendue du royaume. Une frontière historique cependant n’a pas varié, c’est celle qui la sépare de la Croatie-Slavonie, et elle n’est pas non plus loin de l’Autriche. L’Ouest de la Hongrie a toujours été une région prospère où les Allemands de l’Empire étaient implantés. Ce n’est en
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effet pas une terre de colonisation médiévale ou consécutive au dépeuplement turc au même titre que la Transylvanie ou la Grande plaine. Pécs a certes été occupée par les Turcs, mais elle se trouvait à proximité immédiate des terres de l’Empire, ce qui a valu à la région des dévastations régulières par les troupes impériales lors des multiples tentatives de reconquête. La ville reste prospère durant l’époque ottomane et malgré la présence des Turcs elle est généralement considérée comme une cité magyare. En effet le noyau dur de l’implantation allemande dans l’Ouest de la Hongrie se trouve plus au Nord. L’expression populaire née durant la période turque disait d’ailleurs « aux Allemands, Vienne, aux Hongrois, Pécs »1. Le dictionnaire géographique de la Hongrie publié en 1851 présentait ainsi la population de la ville qui comptait alors 15 318 habitants : « excepté quelques israélites et protestants, [ils] sont tous catholiques romains. Quant à la langue, les Allemands et les Hongrois habitent le centre ville, les Hongrois le faubourg de Sziget, les Bosniaques celui de Buda ; parmi eux, peu sont ceux qui ne parlent pas le hongrois tout comme l’allemand2 ». Comme dans beaucoup d’autres cités de l’Empire de cette époque, la répartition géographique entre les Allemands – bourgeois ou artisans – en centre ville et les autres nationalités dans les faubourgs et dans l’arrière-pays est une constante qui donne souvent aux villes un aspect germanique au premier abord. À cette date, Pécs s’est depuis longtemps remise de la présence turque, les rues sont pavées et éclairées, la majorité de la population exerce des professions artisanales et commerciales, on trouve dans les faubourgs des vignerons et des agriculteurs puisque la région est fameuse pour ses vignes et ses fruits et légumes. Siège d’un évêché depuis 1009, la ville est réputée pour sa religiosité et la qualité de l’enseignement confessionnel qui y est dispensé. Élevée au rang de ville royale libre par Marie-Thérèse en 1780, la capitale de la Baranya dispose en outre d’un hôpital et d’un théâtre. Pécs jouit Le jeu de mots ne s’entend pas en traduction française, sachant qu’en hongrois, Vienne se dit Bécs : « Németnek Bécs, Magyarnak Pécs ». 2 Magyarország geographiai szótára [Dictionnaire géographique de la Hongrie], Pest, 1851, vol. 2, p. 208. L’absence de la religion orthodoxe permet de penser que les « Bosniaques » sont plus vraisemblablement des Croates. 1
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d’une situation idéale sur le plan régional puisqu’elle est proche de l’Autriche à l’Ouest, du Danube à l’Est, de la Croatie-Slavonie au Sud et de Budapest au Nord et elle est bien reliée avec toutes les villes de moyenne importance dans un rayon de cent kilomètres (Nagykanizsa, Veszprém, Szeged, Verőce, Eszék). C’est véritablement une ville ouverte sur plusieurs directions et qui n’a jamais souffert d’aucun enclavement. Sa proximité avec la Croatie et au-delà avec l’Adriatique lui donne même un aspect méditerranéen et elle bénéficie d’un véritable microclimat. La multiculturalité de Pécs dans l’Empire des Habsbourg Dans la première moitié du XIXe siècle, Pécs est surtout peuplée par des Allemands et des Slaves du Sud. Le nombre de ses habitants se maintient autour de 14 000 environ, pour connaître un premier essor important dans les années 1860. On dénombre ainsi 23 863 personnes en 1863 et autour de 50 000 en 1910. En 1839, la répartition entre Allemands et Magyars est presque égale, puisque les premiers représentent 31,5 % et les seconds 37,9 %. L’accroissement significatif des Slaves et des Magyars est sensible à partir des années 1850 au détriment des Allemands. Le critère de différenciation par la langue maternelle apparaît à l’occasion du recensement de 1873 : 73,4 % des habitants se déclarent de langue maternelle hongroise, contre 18,4 % pour l’allemand. La présence des Slaves paraît alors négligeable : en 1910, seulement 3 000 personnes déclarent comme langue maternelle le serbe ou le croate3. L’assimilation a fait son chemin et, pareillement à la plupart des villes de Hongrie, c’est l’apport migratoire qui fait changer la répartition nationale au profit des Hongrois. Les Allemands ne partent pas, mais ils sont progressivement magyarisés tout comme les Slaves. Sur une augmentation de 38 000 habitants à Pécs entre 1850 et 1910, 34 000 sont des immigrants ; en 1880, 46,3 % des habitants sont nés sur place, 10 % sont des étrangers, les autres viennent tous des comitats environnants. Le faible taux d’accroissement naturel est surtout dû à un très fort taux de mortalité des enfants travaillant dans les mines Tamás Aknaí, « Pécs: Bevölkerungsstruktur. Die demographischen Verhältnisse zwischen 1848 und 1914 », in Gerhard Dienes (dir.), Translokale. Neun Städte im Netz 1848-1918, Graz, Stadtmuseum Graz, 1996, p. 85.
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(localisées dans les monts Mecsek qui offrent une richesse minérale unique en Hongrie, incluant même de l’uranium). L’émigration demeure marginale et concerne surtout des Hongrois partis en direction de l’Allemagne, un phénomène général dans toute la Hongrie (3 755 personnes quittent la ville entre 1899 et 1910)4. La multiculturalité est cependant présente à travers la présence importante des militaires, parce que Pécs accueille la garnison du 6e régiment d’infanterie K. u. k. de même que le 8e régiment de hussards de l’armée nationale (honvédség), dont le caractère multinational accentue la diversité culturelle et linguistique de la ville5, puisque les militaires de l’armée impériale – le corps des officiers en particulier – viennent de tous les territoires de la monarchie et que le 8e hussards rassemble des Hongrois et des Slaves du sud. La répartition professionnelle montre le profil multiculturel caractéristique des villes industrielles naissantes : parmi les employés et ouvriers de la mine de charbon, ce sont les Allemands qui dominent encore en 1910 avec 45,3 %, devant les 41,2 % de Hongrois. En 1880, sur les 4 050 habitants de la Bergwerkssiedlung, la cité minière, 12,8 % sont des Hongrois, 26,4 % des Tchèques et 7 % des Slovaques, le reste est constitué d’Allemands. Cette présence importante des Tchèques et des Allemands dans l’industrie notamment minière est très significative dans la monarchie des Habsbourg. Ce sont généralement des ingénieurs et des ouvriers spécialisés dont la technicité et le savoir-faire sont recherchés par les patrons des mines ; pour la plupart, ils sont intermittents et ne font que très rarement souche dans la ville, c’est pourquoi ils n’apparaissent pas dans les statistiques. Grâce à l’industrialisation, la ville se place bientôt au deuxième rang de la Hongrie derrière Budapest en termes d’importance économique. Elle prend la tête d’une région de plus de 1,1 millions d’habitants, ce qui la met sur le même plan régional que Presbourg ou Zagreb. Cet essor est essentiellement dû aux mines des environs et non pas tellement à la taille de la ville, qui reste modeste en comparaison avec les autres villes de l’Empire qui s’industrialisent. Ibid., p. 86. Les deux unités sont impliquées dans la mutinerie de mai 1918 de même que le 19e régiment d’infanterie de la honvédség.
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Les grèves de 1882, 1893, 1903, 1905 et 1913-1914 qui touchent pratiquement toutes les implantations industrielles du pays sont un signe de l’importance accrue du monde ouvrier dont les revendications sont bien davantage sociales que nationales, même si le monde ouvrier est loin d’être univoque dans ce domaine. Malgré les apparences, Pécs n’est pas un bastion allemand. Le pourcentage de population allemande ne cesse d’ailleurs de décroître vers la fin du siècle. En 1880, la ville compte 18 % d’Allemands, 13,5 % en 1910 et enfin 10,6 % en 1919 au lendemain de la guerre. Avec ces chiffres relativement modestes, Pécs est la ville de Hongrie méridionale la plus faiblement peuplée d’Allemands. En comparaison, les grands foyers de peuplement allemands demeurent concentrés en Voïvodine à Neusatz (Novi Sad, 25,1 % en 1880, 17,6 % en 1910), mais surtout à Werschetz (Versec, 57,6 % et 49,6 %) et Ungarisch-Weisskirchen (Fehértemplom/ Bela Crkva, 69,4 % et 52,6 %) et dans le Banat à Temeschwar (Temesvár / Timişoara, 56,6 % et 43,6 %)6. Presbourg fait également partie des villes de Hongrie où la population allemande est encore très significative au tournant du siècle : 50,4 % en 1900 et 41,9 % en 1910, mais là comme ailleurs en constant recul7. Dans le comitat de Baranya, les Allemands représentent 35 % de la population en 1910 et dans l’ensemble de la région appelée la « schwäbische Türkei » [« la Turquie souabe »] comprenant les comitats de Baranya et de Tolna, ils se maintiennent autour des 30 % de 1880 (33,5 %) à 1910 (30,1 %)8. Un bon indicateur du dynamisme de la communauté allemande et de sa capacité de résistance à l’assimilation est sa presse. Sur les vingt-trois journaux politiques allemands qui paraissent en Hongrie en 1900, onze ont leur siège de rédaction en Hongrie méridionale, six paraissent dans Günter Schödl, « Am Rande des Reiches, am Rande der Nation: Deutsche im Königreich Ungarn (1867-1914/18), in Günther Schödl (dir.), Land an der Donau. Deutsche Geschichte im Osten Europas, Berlin, Siedler, 1995, p. 362. 7 Catherine Horel, « La société hongroise de Presbourg au tournant du XXe siècle. Une éphémère domination », in Catherine Horel (dir.), Nations, cultures et sociétés en Europe centrale, mélanges Bernard Michel, Paris, Publications de la Sorbonne, 2006, p. 197. 8 Les Allemands comptent pour 33,6 % en 1890 et 32 % en 1900. Friedrich Gottas, « Die Deutschen in Ungarn », in Adam Wandruszka et Peter Urbanitsch (dir.), Die Habsburgermonarchie 1848-1918. Die Völker des Reiches vol. 3/1,Vienne, ÖAW, 1980, p. 348349. 6
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l’Ouest et cinq en Transylvanie. Un seul de ces journaux est édité à Pécs9. Il s’agit de la Fünfkirchner Zeitung (Journal de Pécs), fondé en 1870 et qui est publié en continu jusqu’en 1905. Il en existait une version hongroise sous le titre de Pécsi tárogató (Le Tárogató de Pécs10). Le journal des travailleurs, Pécsi népbarát (L’Ami du peuple de Pécs), fondé en 1893, avait quant à lui depuis 1896 son pendant allemand avec le Volksfreund (L’Ami du peuple). Les mineurs disposaient également de deux organes dans les deux langues, le Bányamunkás et le Bergarbeiter (Le Mineur), ce qui suppose que les autres ouvriers lisaient l’une ou l’autre des deux langues et plus vraisemblablement l’allemand11. La sociabilité multiculturelle passait par un certain nombre d’associations et de clubs mixtes comme le Pécsi dalárda (L’Orphéon de Pécs) ou Fünfkirchner Gesangverein (Association chorale de Fünfkirchen) fondé une première fois en 1847, puis refondé en 18611862, qui opérait une synthèse entre les cultures de chant hongroise et allemande12. Mais Pécs ne joue pas un rôle primordial au sein du ungarländisches Deutschtum, des Allemands de Hongrie, comme c’est le cas dans les villes du Banat ou dans la Bácska ; en Hongrie de l’Ouest, ce sont Pozsony (Presbourg) et Sopron qui jouent ce rôle notamment grâce à la presse qui y est plus active. Dans la « schwäbische Türkei », Pécs est pourtant la ville la plus importante en terme de population, mais ses Allemands sont nettement moins mobilisés. Cela s’explique par la dynamique de la magyarisation (celle-ci est également à l’œuvre partout dans le pays), mais également par la dispersion des Allemands qui ne forment plus un groupe compact : les citadins s’assimilent tandis que les ouvriers et les ingénieurs de la mine sont peu concernés par ce combat et fréquentent peu les cercles de sociabilité urbaine, d’autant que la plupart n’ont pas l’intention de s’installer sur place.
Ibid., p. 386. Le tárogató est une sorte de clarinette hongroise à pavillon évasé. 11 Tamás Aknai-Felix Schneider, « Pécs: Politik von der Revolution bis zum 1. Weltkrieg , in Dienes (dir.), Translokale. Neun Städte im Netz 1848-1918, op. cit., p. 186. 12 Friedrich Gottas, « Die Deutschen in den Ländern der Ungarischen Krone (17901867) », in Schödl (dir.), Land an der Donau. Deutsche Geschichte im Osten Europas, op. cit., p. 275. 9
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L’image d’une ville traditionnellement catholique donnée par le dictionnaire de 1851 perdure dans les décennies suivantes : en 1867, 91 % des habitants se déclarent catholiques. La deuxième communauté religieuse de la ville est celle des Juifs qui représentent 6,8 % de la population, soit légèrement plus que la moyenne du royaume ; en troisième place se trouvent les 2 % de protestants. La proportion de ces derniers augmente toutefois régulièrement avec l’industrialisation et l’immigration qui amènent dans la ville des Allemands, des Tchèques et des Slovaques parmi lesquels le pourcentage de protestants est plus élevé. Les orthodoxes sont très faiblement représentés et se retrouvent surtout chez les militaires puisque les régiments présents à Pécs ont été formés par d’anciens régiments de la frontière qui comprenaient un nombre important de Serbes. La présence de ces derniers dans la population est toutefois difficile à distinguer parce que la plupart d’entre eux se déclarent de langue hongroise. L’augmentation de la proportion des Juifs est bien plus significative : en 1910, ils forment 8,1 % du total des confessions. Pécs figure parmi les villes de Transleithanie où les Juifs sont les plus alphabétisés (87,7 % en 1910). Ils sont de toute façon partout dans la moyenne haute, avec un record à Varasdin où 90,3 % de Juifs sont alphabétisés en 191013. Les trois quarts d’entre eux vivent dans le centre ville. La première synagogue est construite en 1843 dans la rue Citrom, l’école est fondée après l’émancipation de 1867 et la communauté est réformée. Le personnage le plus important de cette période est József Engel, un bourgeois juif aisé et par ailleurs wagnérien acharné qui s’est fait le mécène de la vie musicale de la ville. Une autre personnalité décisive est Armin Perls, qui a occupé les fonctions de Chefberater (conseiller en chef) pour les questions juives auprès du ministre des cultes, le comte János Zichy ; il a reçu la croix de chevalier de l’ordre de François-Joseph en 1911, seul citoyen de la ville de Pécs, avec le fondateur de la fabrique de faïence Vilmos Zsolnay, à se voir gratifier de cet honneur. Pour cette communauté prospère et dynamique, une nouvelle synagogue est bâtie en style néo-mauresque en 1865-1867 sur 13 Et 86,9 % à Budapest à la même date. Wolfdieter Bihl, « Die Juden », in Wandruszka, Urbanitsch (dir.), Die Habsburgermonarchie 1848-1918. Die Völker des Reiches, vol. 3/2, op. cit., p. 926.
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les plans de Gerster et Frey (fig. 1). Sur les quelque 3 000 juifs présents dans la ville à la veille de la guerre, 90 % ont été déportés. Fig. 1. Grande synagogue à Pécs, état actuel. Photo : Timea Kovács (2008)
Le multiculturalisme à Pécs de nos jours Les résultats des recensements de 1990 et 2001 font apparaître Pécs au cinquième rang parmi les villes de Hongrie, derrière Budapest, Debrecen, Miskolc et Szeged. Après la disparition des villes appartenant aux États successeurs, Szeged a reculé pour se rapprocher de Pécs. Comme on a pu l’observer dans la plupart des grandes villes du pays, la population a fléchi entre les deux recensements, pour des raisons qui sont liées à la fois au faible taux de natalité et au départ des citadins en direction des communes environnantes, ce qui peut sembler quelque peu curieux à Pécs, qui demeure une ville très agréable avec très peu de nuisances urbaines. Ainsi en 2001, la ville comptait-elle 162 498 habitants pour 170 039 en 1990. La baisse est également sensible dans le comitat de Baranya qui voit sa population baisser de 418 642 à 407 448
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habitants14. Dans ce cas, il s’agit surtout d’une chute de la fécondité plutôt que de départs parce que le comitat et l’ensemble du Sud-ouest de la Hongrie profitent considérablement de la transition ; le taux de chômage en 2001 est de 4,6 % (c’est-à-dire presque aussi peu élevé que celui de la moyenne nationale, soit 4,1 %). Le regain du multiculturalisme a touché toutes les communautés nationales et religieuses depuis 1989. Les deux recensements de 1990 et 2001 sont à cet égard très révélateurs. L’État hongrois reconnaît un certain nombre de minorités nationales, dont les Juifs ne font pas partie puisqu’ils continuent, selon la tradition héritée de l’empire austrohongrois, à être considérés comme une confession. Contrairement au passé, le recensement permet une déclaration de langue maternelle et de nationalité, ce qui donne des résultats plus affinés et parfois surprenants. Le multiculturalisme a cependant beaucoup perdu de son importance de nos jours en raison des conséquences de la Seconde Guerre mondiale : extermination des Juifs et départ des Allemands. L’assimilation a fait le reste et les personnes qui se déclarent aujourd’hui de langue maternelle allemande oscillent entre 1 et 3 % entre la ville et le comitat de Baranya. Les Allemands restent tout de même la minorité la plus importante de Pécs et de sa région (1,01 % à Pécs et 3,33 % en Baranya en 1990 ; 1,07 % et 2,57 % en 2001), viennent ensuite les Roms (0,63 % à Pécs et 1,38 % en Baranya en 1990 ; 0,56 % et 1,37 % en 2001) et les Croates (0,37 % à Pécs et 0,48 % en Baranya en 1990 ; 0,48 % et 1,07 % en 2001, voir les annexes). L’attitude des Roms à cet égard renseigne sur leur intégration dans la société : sédentarisés de force par le régime, la plupart ont bénéficié d’un enseignement primaire. L’identification à la langue rom reste donc faible, en revanche la nationalité rom reconnue désormais par l’État depuis 1990 leur offre une certaine reconnaissance. Les résultats par nationalités montrent également une très légère augmentation de l’identification nationale, comme si l’on se voulait l’héritier d’une tradition sans forcément pratiquer la langue. Le lycée Ghandi de Pécs, ouvert en 1994, constitue néanmoins une exception remarquable :
Népszámálási körkép Közép-Európából 1989-2002 [Tour d’horizon des recensements en Europe centrale. 1989-2002], Budapest, Teleki László Alapítvány, 2003, p. 184-185.
14
112
Catherine Horel
presque la totalité des élèves et un bon nombre des enseignants sont des Roms ; parmi les enseignements, on compte le romani et le beash. Il est intéressant de constater en revanche l’écart considérable existant entre 1990 et 2001 dans les catégories « divers » et « inconnu », d’autant que le nombre des étrangers présents dans la région reste faible. Autour de 7 % de la population ne se reconnaît pas dans les catégories proposées par les formulaires du recensement en 2001. La communauté juive de Pécs a réussi malgré la Shoah à préserver son existence et elle fait partie des 23 communautés juives de Hongrie. Elle possède sa synagogue sur l’une des places principales de la ville et son cimetière. Le rabbin vient régulièrement de Szeged pour célébrer les offices qui sont agrémentés par la présence à demeure d’un chantre. La communauté de Pécs est en définitive la seule de la province hongroise avec, non loin de là, Szeged, à jouir de tous ces éléments constitutifs d’une vie religieuse juive complète15. Les Allemands de Pécs montrent une attitude assez paradoxale parce qu’ils sont statistiquement plus nombreux que les Croates, mais leur culture est assez peu visible contrairement à l’empreinte slave du sud. Les Croates possèdent en effet un consulat et un théâtre. Le théâtre croate de Pécs (Hrvatsko kazalište Pečuh, fig. 2) est soutenu par divers sponsors et par la minorité nationale et ethnique croate de Hongrie, mais aussi par la ville de Pécs, le Hrvatski poslovni centar (Centre d’affaire croate de Budapest), la firme Podravka, le ministère de la culture, etc.). Le Club croate, qui a pris le nom de l’écrivain August Šenoa, et la galerie Csoport Horda, qui est l’émanation de l’association culturelle hungaro-croate (mađarsko-hrvatska kulturna udruga) fondée par un groupe d’artistes en 1995, complètent ce panorama de la vie culturelle croate à Pécs. Les représentations du théâtre ont commencé sous la forme de spectacles de plein air en 1985, mais le projet de fonder un véritable théâtre a mis cinq ans à se concrétiser. Sa réalisation s’est accélérée à partir de 1991 en raison de la guerre serbo-croate. Il s’agit d’un théâtre professionnel et il n’est donc pas comparable avec la Deutsche Bühne en
15 Catherine Horel, La Restitution des biens juifs et le renouveau juif en Europe centrale (Hongrie, Slovaquie, République Tchèque), Berne, Peter Lang, 2002, p. 105 et 191.
Pécs / Fünfkirchhen / Pečuh : multicultu turalité en Hongrie mériidionale
113
Hon ngrie, composée un niquement d’amatteurs qui se produuisent de façon irréggulière. La troupe croate de Pécs jo oue en outre depuuis 1992 durant l’été au Várszínház de Budapest, ce quii est une forme dde consécration artisttique nationale16. Fig. 2. Théâtre croate à Pécs (Hrvatsk ko kazalište Pečuh), état aactuel. Photo : Timea Kovvács (2008)
La L proximité de la Croatie C explique en n partie seulementt cette situation puisqque l’Autriche est tout aussi proche.. Héritage de la péériode socialiste qui a privilégié les conttacts avec la Youggoslavie plutôt qu’aavec l’Autriche, la po olitique de jumelagge de la ville s’est surtout développéée vers le Sud : Osijeek en Slavonie orieentale, l’ancienne Eszék, E a été la prem mière ville à en bénééficier en 1973. En nsuite, la municipaalité a voulu remeettre en lumière la prrésence turque en signant un accorrd de jumelage avvec Kütahya en Razgovor R s Antunom http:/ //horvatszinhaz.hu. 16
Vidakovićem
[Convversation
avec
Antun
Vidaković]
sur
114
Catherine Horel
1981, puis enfin avec Graz en 1989. Après la transition, Cluj en 1990 et Tuzla en Bosnie ont suivi. Les relations régionales continuent à jouer un rôle important, puisque la ville se trouve à égale distance (180 km) de Budapest et de Zagreb. Pécs s’est trouvée immédiatement impliquée dans le conflit en ex-Yougoslavie, les habitants – à l’instar des Hongrois en général qui ont pris fait et cause pour eux – se sont signalés par un soutien franc et massif aux Croates qui s’est traduit par l’accueil de réfugiés, non seulement en provenance de Croatie mais ensuite envers les Hongrois de Voïvodine désireux de venir s’installer dans la patrie. Ses actions de solidarité lui ont valu en 1998 le prix de l’ONU « Cities for Peace ». La ville a également servi de transit pour divers trafics d’essence et d’armes. Enfin, Pécs a été choisie pour devenir capitale européenne de la culture en 2010. En somme, le multiculturalisme de Pécs n’a plus rien à voir avec celui de 1900 qui était déjà en voie de nivellement. Les chiffres montrent un effacement presque total du profil multiculturel d’une ville de confluences et de contacts dont la composition et la fonction dans un espace qui s’est rétréci en 1918 ne sont plus les mêmes. Globalement, les communautés n’ont pas changé de nature et l’on ne voit pas comme à Budapest arriver des masses d’étrangers. A Pécs, ce sont toujours les Hongrois, les Allemands et les Croates qui sont les représentants de la diversité, auxquels il faut désormais ajouter les Roms qui étaient certes présents il y a un siècle mais qui n’étaient pris en compte dans aucun calcul statistique, puisque ni leur langue ni leur nationalité ne faisaient l’objet d’une reconnaissance des autorités austro-hongroises, au même titre d’ailleurs que les Juifs qui ne se distinguaient que par la religion. Malgré cela, Pécs demeure, parmi les huit plus grandes villes de Hongrie – Budapest constituant un cas à part – l’une des plus diversifiées sur le double plan de la langue et de la nationalité : c’est elle qui compte proportionnellement les plus fortes minorités allemande et croate (cette dernière pour des raisons clairement géographiques). Les autres villes hongroises (Debrecen, Miskolc, Szeged, Győr, Nyíregyháza, Kecskemét et Székesfehérvár) sont très peu multiculturelles, leurs minorités se tenant dans une fourchette de cent à trois cents personnes. Dans ce cas, le seul élément de multiculturalité est apporté par les Roms, mais là
Pécs / Fünfkirchen / Pečuh : multiculturalité en Hongrie méridionale
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encore, seule Miskolc dépasse largement les autres villes et Pécs se range à la quatrième place. Ces proportions sont quelque peu infirmées par les statistiques des comitats qui montrent que certaines populations minoritaires sont restées soit complètement rurales soit habitent des villes de taille modeste, ce qui est par exemple le cas des Slovaques dans la Grande plaine, ou encore des Allemands et des Croates répartis dans les comitats de l’Ouest et du Sud-ouest de la Hongrie. Le multiculturalisme a certes reculé dramatiquement depuis le resserrement de la Hongrie sur ses frontières actuelles, mais la transition démocratique, de même qu’elle a permis aux minorités hongroises de se faire entendre en devenant un des enjeux du changement, a également créé les conditions d’un renouveau culturel des différentes minorités nationales, linguistiques et religieuses.
116
Catherine Horel
ANNEXES : Avec ses 50 000 habitants en 1910, Pécs était une ville moyenne, comparable à l’échelle de l’empire austro-hongrois avec Laibach (Ljubljana) et Fiume (Rijeka). Les deux grandes villes les plus proches étaient Graz à l’Ouest avec 146 507 habitants et Zagreb au Sud avec 100 000 habitants. Elle occupait alors le onzième rang des villes hongroises, tandis qu’à l’heure actuelle elle est cinquième sur un nombre bien moindre de grandes villes puisque parmi ses concurrentes de 1910, Szabadka (Subotica), Pozsony (Bratislava), Nagyvárad (Oradea) et Kolozsvár (Cluj) se situent actuellement en Serbie, Slovaquie et Roumanie. Villes de Hongrie
Population en 191017
Szeged
118 000
Szabadka
95 000
Debrecen
93 000
Pozsony / Bratislava
78 223
Kecskemét
68 000
Nagyvárad / Oradea
64 000
Hódmezővásárhely
62 000
Kolozsvár / Cluj
61 000
Miskolc
51 000
Pécs
50 000
Győr
44 000
Kassa / Košice
44 000
17 László Katus, « Die Magyaren », in Adam Wandruszka et Peter Urbanitsch (dir.), Die Habsburgermonarchie 1848-1918. Die Völker des Reiches, op. cit., p. 459.
Pécs / Fünfkirchen / Pečuh : multiculturalité en Hongrie méridionale
117
RECENSEMENTS DE 1990 ET 2001 POUR LA VILLE DE PÉCS ET LE COMITAT DE BARANYA18 Langue maternelle
hongrois
rom
allemand
slovaque
croate
roumain
divers
Pécs
165 844
1083
1 704
120
637
151
500
1990
(97,5 %)
(0,63 %)
(1,01 %)
(0,07 %)
(0,37 %)
(0,08 %)
(0,29 %)
Pécs
147 939
915
1 751
23
790
56
11 530
2001
(91 %)
(0,56 %)
(1,07 %)
(0,01 %)
(0,48 %)
0,03 %)
(7,09 %)
Baranya
391 296
5 816
14 055
93
5 318
326
1 738
1990
(93,4 %)
(1,38 %)
(3,35 %)
(0,02 %)
(1,27 %)
(0,07 %)
(0,41 %)
Baranya
362 463
5 602
10 478
50
4 388
156
28 191
2001
(88,9 %)
(1,37 %)
(2,57 %)
(0,01 %)
(1,07 %)
(0,03 %)
(6,91 %)
croate
roumain
divers
Nationalité
18
hongrois
rom
allemand
slovaque
Pécs
165 575
894
1 859
49
849
69
744
1990
(97,3 %)
(0,52 %)
(1,09 %)
(0,02 %)
(0,49 %)
(0,04 %)
(0,43 %)
Pécs
146 930
1 477
3 038
39
819
60
11 926
2001
(90,4 %)
(0,90 %)
(1,86 %)
(0,02 %)
(0,50 %)
(0,03 %)
(7,33 %)
Baranya
395 470
6 795
10 524
261
4 299
440
853
1990
(94,4 %)
(1,62 %)
(2,51 %)
(0,06 %)
(1,02 %)
(0,10 %)
(0,20 %)
Baranya
359 781
8 552
14 205
70
4 608
155
29 737
2001
(88,3 %)
(2,09 %)
(3,48 %)
(0,01 %)
(1,13 %)
(0,03 %)
(7,29 %)
Népszámálási körkép Közép-Európából 1989-2002, op. cit., p. 184-185.
LEVOČA / LEUTSCHAU / LŐCSE : CAPITALE DE LA RÉGION MULTICULTURELLE DE LA SPIŠ / ZIPS / SZEPES EN SLOVAQUIE
Ivan CHALUPECKÝ (Université catholique de Ružomberok) Aujourd’hui Levoča (Leutschau, Lőcse, Leutschovia) est une petite ville provinciale, relativement peu importante, située au nord-est de la Slovaquie. Elle compte un peu plus de 14 000 habitants. Néanmoins, jusqu’en 1922, elle a été capitale du comitat de la Spiš, et jusqu’en 1918, elle faisait partie de la Hongrie. La ville ne renferme pratiquement aucune industrie, mais elle est le siège de plusieurs écoles, notamment pour aveugles et sourds-muets. Le cœur historique étant demeuré presque intact, la ville, témoignage important de l’héritage culturel européen, s’est transformée en centre touristique. Le royaume de Hongrie était un pays multinational et multiculturel. En effet, avant la Première Guerre mondiale, les Magyars y représentaient à peine 50 % de la population. Le reste était constitué de Slaves, de Roumains, de Tsiganes, de Juifs, etc. La région de la Spiš avait une composition similaire. Au Moyen-âge, les Slovaques constituaient la majorité de sa population. Après le rattachement à l’État hongrois au XIe siècle, plusieurs villages de gardiens des frontières furent fondés. Les habitants de ces sites étaient des Magyars, qui s’assimilèrent peu à peu à la population slave et plus tard à la population allemande. Au XIIe et XIIIe siècles, la région fut peuplée par de nombreux Allemands, les Saxons, qui avaient obtenu des privilèges importants ; ils transformèrent les anciens villages en villes et établirent une administration autonome au sein de la Province des Saxons de la Spiš, dont Levoča devint la capitale © Cultures d’Europe centrale n° 7 (2008)
120
Ivan Chalupecký
en 1271. En plus de ces populations, le sud de la région de la Spiš fut peuplé par des mineurs d’origine allemande. Du XIVe au XVIe siècle, les parties montagneuses virent arriver une population pastorale ruthène, qui y apporta le christianisme de rite oriental. Les régions limitrophes de la Pologne étaient et sont encore aujourd’hui habitées par les górales (montagnards) qui parlent un dialecte polonais. A partir du XVe siècle arrivèrent aussi les Tsiganes (ou Roms), ainsi que, plus tard, un grand nombre de Juifs. Au XXe siècle, s’installe aussi une population considérable de Tchèques, qui jouit d’un haut niveau d’instruction. Toutes ces nationalités et ethnies se sont rencontrées dans la vie quotidienne, et surtout dans les villes, où elles se sont acceptées mutuellement. Ainsi se sont formées des relations interethniques sans conflit1 (fig. 1, 2).
Fig.1. La vedute de Levoča de 1678. Reproduit par: Ivan Chalupecký
Ivan Chalupecký, « Spiš – polykultúrna oblasť » [« La Spiš, région polyculturelle »], Musicologia Slovaca et europaea, n° XIX, Bratislava, ASCO Vydavateľstvo hudebnej vedy, 1994, p. 11-19.
1
Levoča / Leutschau / Lőcse
121
Fig. 2. L´hôtel de ville de Levoča, état actuel. Photo: Ivan Chalupecký (2008)
La composition ethnique de la Spiš et de Levoča en particulier peut être retracée depuis environ la moitié du XVIe siècle. A partir de cette époque, nous avons des documents cohérents, conservés aux archives municipales. Nous avons répertorié dans les registres des impôts les patronymes qui permettent de déterminer approximativement la nationalité. D’après ces documents, en 1560 vivaient à Levoča environ 84 % d’Allemands, moins de 10 % de Slovaques, et à peu près 3 % de Magyars. Peu à peu, cette configuration ethnique a évolué, une partie des nouveaux arrivants provenant des villages des environs étant en majorité slovaque. Presque un siècle plus tard, c’est-à-dire en 1650, il n’y a déjà plus qu’environ 75 % d’Allemands, mais de 15 à 19 % de Slovaques et environ 4 % de Magyars. Cette évolution caractérise aussi d’autres villes dans la région de la Spiš. La slavisation graduelle a été plus lente dans les villes entourées de
122
Ivan Chalupecký
villages allemands, par exemple à Kežmarok2. On peut toujours le constater avant la Seconde Guerre mondiale : alors qu’à Levoča en 1938, il n’y avait que 16 % d’Allemands, à Kežmarok il y en avait plus de 33 %. Les villages, qu’ils soient allemands, ruthènes ou górales, restèrent ethniquement plus stables. Dans la région de la Spiš, plusieurs villages de presque 100 % d’habitants allemands subsistèrent jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Au début du XXe siècle, Levoča était un centre administratif et culturel important de la Spiš, siège administratif et judiciaire du Comitat. Cette administration, instituée par la noblesse hongroise, a soutenu non seulement la vie culturelle, mais a aussi importé la connaissance et l’utilisation de la langue hongroise dans la ville, qui, à l´époque – pour ce qui concerne l’intelligentsia –, était majoritairement allemande. A partir de 1844, la langue latine utilisée jusque là dans l’administration fut remplacée par la langue hongroise. Les autres villes ont continué à mener leur administration en langue allemande. Dans la région de la Spiš, on ne saurait parler d’un réveil nationaliste intense, ni parmi les Magyars, ni parmi les Allemands ou les Slovaques, tel que celui qui s’est répandu dans l’ancienne Hongrie avec les idées de rationalisme et de romantisme. Le sentiment d’appartenance à une nation dotée de sa propre langue fut conditionné plutôt par la germanisation forcée de l’administration par l’empereur Joseph II dans les années 1785-1790, laquelle a troublé l’utilisation du latin comme langue officielle et culturelle commune à toutes les nationalités qui y vivaient. La différence religieuse entre catholiques soutenus par les Habsbourg et protestants évangélistes a aussi joué un rôle. Nous avons très peu de données quant à la composition ethnique de la population de Levoča dans la première moitié du XIXe siècle. En Hongrie, on n’a commencé à suivre systématiquement la nationalité ou la langue maternelle que depuis 1880. En 1804, on estime la Ivan Chalupecký, « K vývoju národnostnej štruktúry miest Spiša v rokoch 1550 – 1650 » [Contribution à l’étude de l’évolution de la structure ethnique des villes de la Spiš dans les années 1550-1650], in Richard Marsina (dir.), Národnostný vývoj miest na Slovensku do roku 1918 [L’évolution des nationalités dans les villes de Slovaquie jusqu’en 1918], Bratislava, Vydavateľstvo Osveta, 1984, p. 208.
2
Levoča / Leutschau / Lőcse
123
population de Levoča à 4 434 habitants. La ville est perçue comme « germano-slovaque ». De cette époque, nous connaissons la composition religieuse qui aide à définir la structure ethnique. Le nombre de catholiques, c’est-à-dire pour la plupart des Slovaques, était de 2 534, les protestants, pour la plupart des Allemands, étaient 1 900.3 Néanmoins, il faut noter que les protestants et les Allemands constituaient les couches de la bourgeoisie les plus riches, et les catholiques et les Slovaques les couches sociales les plus pauvres. Dès 1820-1836, les protestants ont bâti un temple sur la grand’ place, ce qui témoigne de leur richesse et de leur pouvoir dans la ville. Bien sûr, chaque groupe connaissait la langue de l’autre, et beaucoup de gens parlaient hongrois. A cette époque, à Levoča, il y avait deux écoles secondaires : un lycée catholique et un lycée protestant. Dans les deux écoles, la langue d’enseignement était le latin, mais certaines matières étaient enseignées en allemand. C’est surtout le lycée protestant qui avait un caractère allemand. Mais cette école formait des ministres du culte évangélique qui devaient aussi prêcher en slovaque ou dans la langue de la Bible de Kralice, écrite en langue tchèque et utilisée dans la région. Par la suite, en 1830, à côté de l’école, on a établi l’Institut de langue et de littérature tchécoslovaques (Ústav reči a literatúry československej) où les étudiants apprenaient à prêcher. Ces derniers y étaient également actifs sur le plan littéraire et ont aussi publié un recueil des textes littéraires en slovaque dans la presse. Leurs procès-verbaux étaient également écrits en slovaque4. A cette époque, en Hongrie, on attendait des intellectuels qu’ils connaissent quatre langues : le latin, le hongrois, l’allemand et le slovaque. C’était donc l’usage que les gens des régions purement slovaques (Liptov, Orava) envoient leurs fils étudier quelques années à Levoča ou à Kežmarok pour apprendre l’allemand, puis quelques années dans les régions hongroises du sud, par exemple à Miskolc, pour 3 Michal Kaľavský, Národnostné pomery na Spiši v 18. storočí a v 1. polovici 19. storočia [Composantes nationales de la Spiš au XVIIIe et dans la première moitié du XIXe siècles], Bratislava, Národopisný ústav, 1993, p. 88. 4 Michal Suchý, Dejiny Levoče [Histoire de Levoča] t. I, Košice, Východoslovenské vydavateľstvo, 1974, p. 358-384.
124
Ivan Chalupecký
apprendre le hongrois. Vers 1845, au lycée de Levoča, le mouvement national slovaque des étudiants était à son apogée. Dans la première moitié du XIXe siècle, à Levoča, il y avait trois imprimeries. A partir du XVIIe siècle, elles publièrent des livres en langues vernaculaires. Par exemple, entre 1776 et 1860, elles firent paraître au total 183 livres en latin, 39 livres en hongrois, 208 livres en allemand et 159 livres en slovaque ou en tchèque. Elles publiaient régulièrement des calendriers allemands et slovaques5. Une partie de la vie culturelle se déroulait à travers les spectacles de théâtre. Au début, c´étaient les étudiants des deux écoles qui jouaient au théâtre pour le public, surtout en allemand ou en slovaque. Lorsque la ville de Levoča construisit son théâtre en 1827, des troupes venaient y donner des représentations régulières. On y jouait surtout en allemand, et de temps en temps aussi en hongrois, pour les fonctionnaires du comitat et pour la noblesse locale6. Au cours de la révolution de 1848-1849, menée par les libéraux contre les Habsbourgs, la plupart des Slovaques se rangea du côté des Habsbourgs, contre la révolution. Les bourgeois allemands de Levoča se divisèrent : une partie soutint la révolution hongroise, l’autre les Habsbourgs. Au moment où les volontaires slovaques s’introduisirent dans la ville, tous les bourgeois se retrouvèrent unis contre eux. Ces bourgeois allemands, qui s’étaient joints à la révolution, ne s’identifiaient pas comme allemands, mais comme patriotes hongrois7. Après l’écrasement de la révolution, les années 1849-1860 furent des années d’absolutisme, pendant lesquelles l’allemand fut imposé comme langue Ján Mišianik, Dejiny levočského kníhtlačiarstva [Histoire de l’imprimerie à Levoča], Trnava, Fr. Urbánek a spol., 1945, p. 46-48. 6 Ivan Chalupecký, « Das Leutschauer Theater und sein Spielangebot in der I. Hälfte des 19. Jahrhunderts », Thalia Germanica, n° 7, 2005, Tübingen /Temeswar, Institut für donauschwäbische Geschichte und Landeskunde Tübingen und West-Universität Temeswar, p. 76. 7 Ivan Chalupecký, « Die ungarische Revolution 1848/49 und die Deutschen in Oberungarn », Südostdeutsche Vierteljahrsblätter, n° 48, 1999, p. 59-67 ; Paul Brosz, Das letzte Jahrhundert der Karpatendeutschen in der Slowakei, Stuttgart, Arbeitsgemeinschaft der Karpatendeutschen aus der Slowakei, 1992, p. 20; Gabriella Schubert, « Multikulturelles Südosteuropa. Schlaglichter auf ein Miteinander und dessen Ausdrucksformen », Südostdeutsches Archiv, XLII/XLIII, 1999-2000, p. 15. 5
Levoča / Leutschau / Lőcse
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officielle. Levoča accueillit de nombreux fonctionnaires et professeurs tchèques, qui étaient enclins à la germanisation, parce qu’ils ne connaissaient pas le hongrois. Les professeurs qui enseignaient à l’ancien lycée catholique se mirent alors à enseigner en slovaque, et l’un d’eux, Wenzel Merklas, d’origine pragoise, fut le premier à informer le public européen des trésors d’art gothique conservés dans l’église paroissiale de Levoča (fig. 3). Mais après 1860, tous furent expulsés, et la langue hongroise commença à pénétrer dans la vie publique.
Fig. 3. Détail du rétable Saint-Jacques du Maître Paul de Levoča. Photo : Ivan Chalupecký (2008)
Les années 1860-1918 furent une période agitée du point de vue des relations interethniques. A la suite du Compromis austro-hongrois de 1867 et des lois nationales de l’année 1868, la magyarisation systématique de la société fut mise en route. Cela toucha non seulement les Slovaques mais aussi l’intelligentsia allemande. Il était naturel que l’État magyar se mette à exiger de tous ses citoyens la connaissance de la langue officielle hongroise. Pratiquement toutes les écoles slovaques et allemandes devinrent hongroises. De plus en plus de gens maîtrisaient la langue
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hongroise, et celle-ci prévalut dans la presse, dans la vie publique et culturelle. Cela était facilité par le fait que les Slovaques à Levoča et dans la région de la Spiš n’avaient pas de conscience nationale développée. Les Allemands, de leur côté, n’en possédaient pas non plus. Beaucoup d’entre eux étaient animés d’un sentiment patriotique. Il est vrai que chez eux, ils parlaient allemand, mais ils se sentaient citoyens hongrois et ils en étaient fiers. Beaucoup d’entre eux étudiaient à Budapest. Levoča accueillait aussi plusieurs professeurs ou fonctionnaires hongrois. En conséquence, la composition ethnique de la population de Levoča évolua progressivement. Alors qu’en 1880, 3 393 des 6 603 habitants de Levoča étaient slovaques, 2 152 allemands, 627 magyars et 75 tsiganes, en 1910, avec un nombre d’habitants plus élevé (6 785), le nombre de Slovaques était tombé à 3 094, d’Allemands à 1 377, mais le nombre de Magyars était monté à 2 410. Dans ces chiffres, on comptait 939 protestants, c’est-à-dire Allemands, 718 juifs – dont beaucoup se sont déclarés Magyars – et 745 gréco-catholiques, qui, il est vrai, ont été enregistrés comme Slovaques, mais en réalité, étaient de nationalité ruthène8. Cette évolution sensible à Levoča peut être observée dans toute la région de la Spiš. Elle a surtout concerné les villes, les villages sont restés plus conservateurs. Alors qu’en 1847, 63 833 Allemands habitaient la région de la Spiš, en 1910, leur nombre n’était plus que de 38 434. En fait, le nombre de Slovaques n’avait pas changé, même si une partie d’entre eux avait émigré en Amérique vers la fin du XIXe siècle. Toutefois, le nombre de Magyars augmenta de 500 en 1847 à 18 658 en 1910 et le nombre de Juifs de 2 043 à 7 4759. Le développement du système scolaire dans la région de la Spiš confirme cette évolution. En 1885, il y avait 7 écoles hongroises, 70 allemandes, 134 slovaques, 18 ruthènes et 59 bilingues. En 1909, il en restait 177 hongroises et 59 bilingues, et pas une école allemande ou slovaque10. Le processus de magyarisation a cependant été graduel. En 1880, fut fondée à Levoča 8 Ivan Chalupecký et Jozef Sulacček, Dejiny Levoče, op. cit., t. II, Košice, Východoslovenské vydavateľstvo, 1975, p. 74. 9 Paul Brosz, op. cit., p. 26. 10 Ivan Chalupecký et Jozef Sulaček, op. cit., p. 103.
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l’association culturelle « Cercle d’Ötvös », qui avait des sections littéraire, musicale et théâtrale. Sa tâche était de répandre la connaissance de la langue hongroise par l’organisation de cours, par la diffusion des activités culturelles hongroises, etc. L’association a été formée à Levoča, parce qu’on avait constaté que Levoča était principalement une ville allemande et slovaque11. Son activité n’a pas été imposée de force, il s’agissait plutôt de diffusion de la langue et de la culture hongroise. A l’inverse, l’Association pour l’éducation générale de la Haute-Hongrie (Felvidéki Magyar Közmüvelödési Egyesület, FEMKE), association pan-magyare, imposa la langue magyare plus agressivement, mais celle-ci ne fut fondée à Levoča qu’en 1892 et n’avait que 147 membres dans toute la région de la Spiš. Ce processus interethnique complexe peut être illustré par deux exemples. Le premier est le développement de l’hebdomadaire publié à Levoča depuis 1863. A sa fondation, l’hebdomadaire imprimait son titre dans les trois langues utilisées à Levoča : Zipser Anzeiger – Szepesi Értesitö – Spišský oznamovatel [L’Informateur de la Spiš]. Comme aucun article slovaque ne fut publié pendant un certain temps, le titre slovaque disparut quelques temps après. En 1874, cet hebdomadaire fut appelé Zipser Bote – Szepesi Hirnök. Ce journal, dans lequel il n’y avait à l’origine que des articles en allemand, proposa de plus en plus souvent des articles en hongrois. A partir de 1882, le titre hongrois y prit la première place, et à partir de 1901, le journal porta seulement le titre hongrois et devint une feuille hongroise12. On peut suivre encore mieux ce processus dans le développement du théâtre de Levoča. Dans la seconde moitié du XIXe siècle coexistèrent à Levoča des compagnies de théâtre professionnelles, mais également du théâtre amateur. Il est intéressant de noter que les amateurs qui jouaient sous la tutelle d’associations diverses donnaient toujours deux pièces : l’une hongroise – pour les fonctionnaires et les nobles –, l’autre allemande – pour les citoyens ordinaires. A partir des années 1870, il y eut de temps en temps des compagnies de théâtre hongroises, mais la Ibid., p. 103-104. Jörg Meier, Untersuchungen zur deutschsprachigen Presse in der Slowakei, Levoča, Verlag Modrý Peter, 1993, p. 156-174. 11 12
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prépondérance des compagnies allemandes était évidente. Jusqu’aux années 1870, beaucoup d’habitants de Levoča ne comprenaient pas le hongrois. C’est seulement à partir de 1879 que les compagnies de théâtre allemandes et hongroises se relayèrent dans la ville, et après 1900, le théâtre hongrois prédomina. A Levoča, en 1891, on forma également une « Association pour l’appui au théâtre hongrois » soutenue par l’administration, et dès avant la Première Guerre mondiale, les pièces allemandes se firent rares13. En dépit de cela, il faut constater que les nationalités vécurent ensemble sans problème et qu’elles se respectaient mutuellement. Par exemple, dans les églises, on prêchait dans les trois langues ainsi que lors de pèlerinages, car Levoča était un lieu de pèlerinage fréquenté. Autour de 1900, dans beaucoup de familles, les enfants parlaient allemand avec leurs parents mais hongrois entre eux et ils se sentaient magyars, même si leurs parents, parfois, parlaient à peine hongrois. De là vient l’expression « Zipser » indiquant un Allemand mais qui, étant patriote, se sentait magyar. La seule exception à cette tolérance était la persécution dure des « panslaves » par l’administration. Par exemple, en 1886, 11 étudiants slovaques du lycée de Levoča en payèrent les frais. Ils se rencontraient une fois par semaine pour lire la presse slovaque, réciter des poèmes et chanter des chansons slovaques. Pour cela, ils furent exclus du lycée, et pour certains, de toutes les écoles secondaires de Hongrie. Parmi eux, on comptait le futur ministre Vavro Šrobár14. La défaite de l’Autriche-Hongrie et la constitution de la Tchécoslovaquie ont apporté un changement radical non seulement dans les relations interethniques, mais aussi dans la composition de la population de Levoča. La plus grande partie de l’intelligentsia qui se considérait comme hongroise refusa de faire allégeance au nouvel État et quitta le pays pour la Hongrie. Les Allemands de la Spiš, eux aussi, refusèrent la Tchécoslovaquie, et vers la fin de l’année 1918, initièrent la constitution de la République indépendante de la Spiš sous le nom de Scepusia, petit État de trois nationalités égales, selon le modèle de
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Ivan Chalupecký, Das Leutschauer Theater, op. cit., p. 77-82. Ivan Chalupecký et Jozef Sulaček, op. cit., p. 104.
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Monaco ou San Marino. Bien sûr, personne ne les prit au sérieux15. Beaucoup pensaient que la constitution de la Tchécoslovaquie était seulement une solution provisoire car ils supposaient que le nouvel État ne durerait pas longtemps. Faute d’intellectuels slovaques, les fonctions vacantes laissées par l’intelligentsia magyare furent prises par les fonctionnaires, juges, soldats et professeurs tchèques. Ceux-ci apportèrent avec eux non seulement une nouvelle nationalité mais aussi une nouvelle mentalité, de nouvelles associations et de nouvelles relations sociales16. Les Tchèques ne parlaient pas hongrois, mais ils connaissaient l´allemand. C’est pourquoi ils persécutaient tout ce qui était hongrois, et toléraient tout ce qui était allemand. Les anciennes écoles hongroises furent slovaquisées, sauf l’école « moderne » d’État (Realschule), qui se transforma en école allemande. L’Église protestante entre temps magyarisée, redevint allemande et ouvrit également une école publique avec l’enseignement dans cette langue. Beaucoup de citoyens qui jusqu’ici s’étaient déclarés de nationalité hongroise, revinrent à la nationalité slovaque ou allemande. En 1919, 56,5 % de la population se déclara de nationalité tchécoslovaque (à l’époque on ne distinguait pas la nationalité tchèque et slovaque), 22,4 % hongroise, 16,2 % allemande et 1,2 % ruthène. La tendance à la slovaquisation continuait. Vingt ans plus tard, en 1938, il y avait déjà 80,5 % de Slovaques, 6,3 % de Tchèques, 5,3 % d’Allemands et seulement 2,8 % de Magyars, 2,6 % de Juifs (176) et 0,3 % de Ruthènes17. Les professeurs, mais aussi les officiers et fonctionnaires tchèques fondèrent des associations sociales, culturelles et sportives, ils présentèrent de nouveaux héros et de nouvelles personalités, soit slovaques soit tchèques, introduisirent de nouvelles fêtes d’État, à l’occasion desquelles on organisait des célébrations. Ils commencèrent à suivre et à propager la culture et le folklore slovaques et ils formèrent la jeune intelligentsia slovaque.
Paul Brosz, op. cit., p 33-34. Peter Zmátlo, Kultúrny a spoločenský život na Spiši v medzivojnovom období [La vie culturelle et sociale dans la Spiš durant l’entre-deux-guerres], Bratislava, Chronos, 2005. 17 Paul Brosz, op. cit., p. 230. 15 16
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Dans la vie politique, les Slovaques et les Tchèques s’organisèrent en partis divers. Les Allemands fondèrent le Parti allemand de la Spiš – un parti conservateur orienté non pas vers l’Allemagne, mais vers Budapest. En raison de son opposition au Parti Carpatho-Allemand (Karpathendeutsche Partei), fondé en 1928, d’orientation nazie et renommé Parti allemand en 1938, le Parti allemand de la Spiš fut dissout. Jusqu’à la fin de l’année 1942, les Allemands eurent leur propre hebdomadaire, Die Karpathen Post, qui paraissait à Kežmarok. Dans les dernières années de la guerre, ils fondèrent l’Institut für Heimatforschung (Institut de recherche sur le terroir), qui s’attela à des recherches sur la langue et la culture allemandes dans toute la Slovaquie. Les Magyars, eux aussi, avaient leur Parti magyar, mais celui-ci n’exercait pas de grande influence politique18. Levoča ne jouait plus qu’un petit rôle dans l’histoire des Allemands de la Spiš. C’est la ville Kežmarok qui était devenue leur centre, centre où, jusqu’à la fin de la guerre, il y avait beaucoup d’écoles allemandes diverses, y compris le renommé lycée protestant allemand (l’école « moderne » allemande à Levoča avait été fermée), l’un des deux seuls lycées allemands en Slovaquie. Les rapports ethniques étaient tendus seulement entre les Slovaques et les Magyars, mais ils n’étaient pas nombreux. A l’échelle nationale slovaque, surtout depuis les années 1930, c’était la tension entre Slovaques et Tchèques qui s’accroissait. Les Tchèques occupaient toutes les fonctions les plus lucratives et la jeune intelligentsia slovaque ne pouvait pas se placer. C’est pourquoi un mouvement politique qui luttait pour l’autonomie dans le cadre de la République tchécoslovaque se constitua en Slovaquie. L’autonomie fut obtenue en octobre 1938. Le 14 mars 1939, la République tchécoslovaque fut dissoute et la République slovaque indépendante naquit. Celle-ci intervint brutalement dans les rapports interethniques et cela se refléta aussi dans la situation à Levoča. Tout d’abord, tous les Tchèques furent expulsés en Bohême et en Moravie. A l’époque, 504 Tchèques vivaient à Levoča, et la majorité dut partir19. Encore plus tragique fut la déportation de presque tous les
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Ivan Chalupecký et Jozef Sulaček, op. cit., p. 340-345. Ibid., p. 230.
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Juifs dans les camps de concentration en 1942, puis en 1944. A Levoča en 1938, il y avait au total 461 citoyens de religion juive20. Ils tenaient des fonctions importantes non seulement dans le commerce mais aussi dans la justice ou dans le domaine de la santé. Une grande partie d’entre eux fut déportée, et ainsi un autre groupe ethnique disparut. Donc, vers la fin de la guerre, à part les Slovaques et quelques Ruthènes, il ne restait plus à Levoča que quelques familles allemandes et magyares. C’était en majorité des vieilles familles de la bourgeoisie et de l’intelligentsia mais qui n’avaient plus aucune influence politique ou culturelle. La fin de la Deuxième Guerre mondiale vit à nouveau un changement des rapports nationaux et ethniques. Avant l’arrivée du front, une partie des Allemands quitta Levoča, et n’y revint jamais. Ceux qui restaient furent déchus de leur citoyenneté, et plusieurs d’entre eux furent expulsés de Tchécoslovaquie l’année suivante. Ainsi, le nombre des protestants se réduisit sensiblement. A part quelques petites exceptions, les Juifs qui survécurent à l’holocauste quittèrent la ville et l’État. Les Magyars, représentés seulement par quelques vieilles familles bourgeoises, se déclarèrent de nationalité slovaque et, en fait, s’assimilèrent ou s’éteignirent dans la période suivante. De toutes les nationalités et ethnies originelles, seuls les Slovaques restèrent. À cause des faits cités ci-dessus, mais aussi à cause de l’absence d’industries importantes, le nombre d’habitants baissa de 9 170 en 1940 à 7 584 en 1948. La ville commença à accueillir Ruthènes et Slovaques de rite oriental, à l’origine de religion gréco-catholique arrivant des villages voisins. En 1930 leur nombre était déjà important (448), auquel il faut y ajouter encore 28 orthodoxes. Á la suite de l’immigration leur nombre s’accrut encore, bien qu’une partie ait volontairement quitté Levoča pour l’Union soviétique en 1946-1947. Dans les années 1950-1968, ils furent convertis de force à l’orthodoxie. La politique de population de l’État communiste ainsi que l’amélioration des soins de santé ont fait que la population de l’ethnie rom est montée rapidement. C’est vrai que cette ethnie y vivait depuis des siècles, mais elle ne formait qu’un groupe marginal. En 1980, il y 20
Ibid., p. 231.
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avait 1 657 Roms ; en 1991, seulement 1 268 Roms se sont déclarés d’origine rom, mais leur nombre réel était pratiquement au moins le double (selon les statistiques inofficielles de la ville). A une époque où le nombre d’habitants des villes augmentait de façon exponentielle, la population de Levoča croissait très lentement, parce qu’il n’y avait pratiquement aucune industrie et que Levoča avait perdu sa fonction administrative de chef-lieu de canton. Ainsi, le nombre d’habitants augmentait surtout grâce à la croissance de la population rom, mais aussi grâce à l’immigration des villages voisins. En 1970, Levoča avait 9 333 habitants, en 1980 11 085 et en 1991, elle en avait 12 67821. Les Roms travaillaient et étaient relativement intégrés, même s’ils avaient gardé leur langue et leurs coutumes. Leurs enfants fréquentaient l’école comme les autres, c’est pourquoi il n’y avait pas de tension entre eux et le reste de la population, même si les mariages mixtes étaient rares. Ils suivaient rarement des études secondaires ou universitaires, bien que personne ne les empêchât d’étudier. Le changement de système politique à la fin de l’année 1989 et la naissance de la République slovaque indépendante en 1993 ont révélé des frictions interethniques dont on ne parlait jamais pendant la période du communisme. Levoča a perdu le peu d’industries qu’elle possédait auparavant. Le chômage atteint presque 30 % de la population active, et il touche surtout la population rom, qui ne trouve que difficilement un emploi du fait de son manque de qualification ainsi que de la faible attractivité des salaires des emplois peu qualifiés comparé aux aides sociales. Le recensement de 2001 indique que Levoča compte 14 366 habitants. On estime que 25 % d’entre eux sont des Roms, bien que seulement 1 609 se soient déclarés d’origine rom. Les autres se sont déclarés d’origine slovaque. Les lois actuelles interdisent de suivre l’appartenance ethnique. Par ailleurs, 52 personnes se sont déclarées de nationalité tchèque et morave, 15 magyare, 8 allemande, 54 ruthène et ukrainienne, 6 polonaise22. Un indice plus sûr de la composition 21 Obce a mestá v číslach. Okres Spišská Nová Ves, Spišská Nová Ves, Okresné oddelenie Slovenského štatistického úradu v Spišskej Novej Vsi, 1992, p. 87-90. 22 Sčítanie obyvateľov, domov a bytov 2001. Národnostné zloženie obyvateľstva, Bratislava, Štatistický úrad SR, 2001, p. 114.
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ethnique, et peut-être plus précis, pourrait être la religion. La majorité de la population, 11 427, adhère à l’Eglise catholique romaine, 556 à l’Eglise gréco-catholique, 91 à l’Eglise orthodoxe. Il y a 232 protestants, et les Témoins de Jéhovah comptent 66 membres23. La composition ethnique séculaire, ainsi que l’équilibre entre les nationalités et les ethnies ont été fondamentalement modifiés par les bouleversements politiques. A présent, deux ethnies – slovaque et rom – dominent à Levoča. Le développement futur sera certainement influencé par les taux de naissance différents dans les deux ethnies et par la politique sociale de l’État qui est difficile à prévoir à cause de la complexité de la scène politique actuelle en Slovaquie. La composition ethnique de la population de Levoča a donc drastiquement changé, surtout au cours du XXe siècle, et ces modifications continuent au XXIe siècle.
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Ibid., p. 114.
UN DÉCLIN SÉCULAIRE : FORMES DE COEXISTENCE ETHNIQUE À BANSKÁ ŠTIAVNICA (SELMECBÁNYA / SCHEMNITZ) Balázs ABLONCZY (Institut de Recherche sur les minorités ethniques et nationales de l’Académie Hongroise des Sciences MTA ENKI, Budapest) Quelques repères historico-démographiques La ville de Selmec / Banská Štiavnica a été fondée au XIIIe siècle, mais dès le XIIe siècle des chartes mentionnent dans les environs la « terra banorum ». La ville se constitue au milieu du XIIIe siècle, quand le roi de Hongrie invite des colons allemands, saxons et des Pays-Bas à venir refonder la ville, désertée après le départ des Mongols. Un siècle plus tard, la ville reçoit son propre Stadtrechtbuch qui servira de modèle aux autres villes minières de la région, à l’époque la Haute-Hongrie. En effet l’extrême richesse de la ville provient des mines et plus précisément des mines d’argent1. L’essor de la ville est presque sans faille jusqu’au début du XVIe siècle, malgré les rébellions, les révoltes et les guerres. Au XIVe siècle, un quart de la production d’argent en Europe provenait de la Hongrie, et Selmecbánya occupait une place primordiale dans la production du Royaume. De ce fait, elle était placée sous la juridiction de la reine, tout comme les autres villes minières, ce qui lui assurait une place économique et politique privilégiée.
Körmöc / Kremnitz / Kremnica et Besztercebánya / Neusohl / Banská Bystrica, deux villes proches de Selmec, étaient réputées, la première pour ses mines d’or, la seconde pour ses mines de cuivre.
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Balázs Ablonnczy Fig. 1. Banská Štiavnicca, carte postale avec vue v de la ville dans les années 1950
Selmecbánya / Ban nská Štiavnica est aujourd’hui a une villle en déclin, et ce depuis d plus de 400 ans. Le premierr coup porté à laa ville a été la déco ouverte du Nouveeau Monde et dee ses mines d’argent. En outre, le nivveau d’eau n’a cesssé de monter danss les puits de minee, notamment à causee d’une exploitatio on accélérée et dee fréquentes inonddations, qui en ont rendu r l’exploitation n très difficile. Dee surcroît une grande épidémie de pestee en 1710 a décim mé les habitants dee la ville : 6 000 personnes y ont trouvvé la mort. Sans entrer dans les détails d techniques,, la ville et les prop priétaires des mines ont eu recours à différentes issuess pour sortir de la crrise : la modernissation de l’exploitation, la reconveersion dans le comm merce, la rétrocesssion des mines à l’É État, etc. Les L XVI et XVIIe siècles s voient les premières p tensionss interethniques et intterconfessionnelles. La ville était situuée à la lisière de l’’avancée turque dans le pays, et des rééfugiés venant de l’intérieur du payss – en majorité des nobles n hongrois – essayèrent de s’y installer, i ce qui n’eest pas allé sans tensiions, parce que la population de la ville était slovaquee et allemande, avec une surreprésentaation de Slovaquees parmi les mineuurs (les Knappen dans le dialecte allem mand de la région). La majorité ddes bourgeois, les Waldbürger W (les entrrepreneurs minierrs) et les dirigean nts de la ville,
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étaient de confession luthérienne et d’origine allemande, tandis que ceux des Hofkammer (organe de l’État responsable du fonctionnement et de la production des mines) qui contrôlaient de plus en plus la production étaient les représentants de Vienne, fortement attachés à la Contre-réforme. Le XVIIIe siècle voit la dernière grande époque glorieuse de la ville, l’exploitation minière se stabilisant et une décision de la reine Marie-Thérèse élevant l’école minière fondée en 1735 au rang d’Académie en 1770. La Bergakademie offrit dès 1808 une formation de sylviculture ; elle fut rebaptisée Berg- und Forstakademie (Académie des mines et des forêts) après 1846. Elle fut la première institution de ce genre dans l’Empire et même en Europe (l’Ecole des Mines de Paris a été fondée cinquante ans plus tard, en 1783). Jusqu’en 1857, parmi les 5 373 noms d’académiciens qui nous sont connus, 2 958 venaient des pays de la « Couronne hongroise » (ce qui ne veut pas forcément dire qu’ils étaient de souche hongroise) et 2 205 des parties germanophones ou slavophones de l’Empire d’Autriche2. Selon les ardents partisans de la grandeur de la ville3, en 1780, Selmecbánya était, avec ses 24 000 habitants, la troisième ville de Hongrie, et avec le rattachement de Hodrusbánya / Hodruš sa population augmenta encore. Mais la chute est perceptible dès le début du XIXe siècle : la ville compte alors 4 000 habitants de moins. Un des premiers ouvrages statistiques du Royaume de Hongrie ne cite que 17 000 habitants en 1851, slovaques et allemands dans une écrasante majorité4. On ne compte alors que 33 protestants de confession calviniste, ce qui est l’indice presque indubitable qu’ils sont de nationalité hongroise. A l’Académie des Mines, on enseigne en allemand, et dans les
Gábor Patyi, « A selmecbányai akadémia magyar intézménnyé válása és a hallgatók nemzeti ellentétei 1848/49-ben » [« La magyarisation de l’Académie de Selmecbánya et les différends nationaux parmi les étudiants en 1848-49 »], Soproni Szemle [Revue de Sopron], n° 4, 1998, p. 353-354. 3 Borovszky Samu (réd.), Hont vármegye és Selmecbánya sz. kir. város (Magyarország vármegyéi és városai) [Le comitat de Hont et la ville royale libre de Selmecbánya], Budapest, Magyar Tudományos Akadémia, s. d. [1906]. 4 Fényes Elek, Magyarország geographiai szótára [Dictionnaire géographique de la Hongrie], Pest, 1851. 2
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deux grands lycées (catholique et luthérien) en latin, du moins jusqu’aux années 1840. Images de l’autre, reflets sur l’autre Fait parlant : deux grandes figures du mouvement national et littéraire hongrois et slovaque, le poète slovaque Andrej (Braxatoris) Sladkovič et le poète hongrois Sándor Petőfi, furent élèves du lycée de la ville presque en même temps. Petőfi – d’ailleurs d’origine mi-slovaque – en fut renvoyé pour ses mauvais résultats en histoire. Dans l’histoire littéraire hongroise, il est courant de rappeler que Petőfi n’aimait pas les montagnes : il a rompu les relations avec ses camarades de lycée et a fièrement revendiqué le titre de « poète de l’Alföld », la Grande Plaine hongroise étant censée incarner le lieu de « l’âme hongroise ». Il en va autrement pour Sladkovič : célèbre pour son poème narratif Detvan (L’Homme de Detva, 1853), considéré comme l’un des textes fondateurs de l’identité slovaque, Sladkovič situe nettement le noyau de la langue et de l’identité slovaques dans la Slovaquie médiane actuelle. Son texte Marina (1846) est la longue description d’un amour déçu et ressemble plus à l’histoire d’une transformation intérieure ; les éléments épiques y sont presque inexistants et la tonalité lyrique domine. Il est évident que le poète donne pour cadre à Marina la ville de Selmecbánya / Banská Štiavnica : sont évoqués Szitnya / Sitno, le pic proche de la ville, la rivière Hron / Garam, etc. Les adjectifs utilisés pour décrire l’âme des personnages principaux sont teintés des couleurs et des thèmes ethniques : il est question de « jalousie teutonique », le Hron est « une belle eau slovaque », et au contraire les paysages jugés typiquement hongrois comme Kecskemét sont « désertés », les montagnes de Bakony propagent un « silence mortel », etc. A la fin du poème, la fille bien aimée se confond totalement avec le paysage de Banská Štiavnica : « Bienvenu Sitno, bienvenu Tatras, Vah le sauvage, notre Hron assourdissant, embrasse-moi de nouveau ! » Banská Štiavnica représente donc un grand amour où l’âme slovaque et le paysage se confondent. Si l’on compare cette image de Selmecbánya avec celle qu’on trouve dans les œuvres de Kálmán Mikszáth (1847-1910), l’image qu’en donne ce dernier n’est pas du tout nostalgique ni ravissante. Le romancier
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hongrois qui fut l’un des pionniers de la prose hongroise moderne a également fréquenté le lycée luthérien de Selmec durant les années scolaires 1863-64 et 1865-665. Il est né dans un village majoritairement slovaque et, selon certaines hypothèses6, sa langue maternelle était le slovaque. Sa représentation des Slovaques n’était pas du goût des intellectuels slovaques. Dans ses écrits, les Slovaques de Selmec sont de taille petite, pâles et de maigre santé à cause du travail dans les mines. Mikszáth cite plusieurs fois l’anecdote sur le faible pourcentage des jeunes conscrits, ce qui selon lui était dû à leur état de santé. Le Slovaque de Selmec est surtout représenté par les Náckó (diminutif du prénom Ignác) qui sont « de piètres individus » : « Ils sont allaités jusqu’à l’âge de 3 ans, ils fument à l’âge de 6, ils ne commencent à marcher qu’à l’âge de 7. Ils se marient à 16 ans et font des enfants et enfin ils meurent à 28 et laissent leurs marteaux, leurs lampes et leurs habits à leurs Náckós. […] L’or fait des handicapés à Selmec7 ». Son image des Slovaques (les « Tótok », comme il était d’usage de les surnommer8) est certainement paternaliste, parfois cynique, parfois attendrissante. En outre, les personnages de Selmec que dépeint Mikszáth sont des figures sans identité, on ne sait s’ils parlent hongrois ou slovaque, alors que l’usage de l’allemand est mentionné : les écoliers dans la rue le parlent, ce qui est inouï pour le jeune Mikszáth. Leurs noms n’aident pas davantage. Les personnages sont des malheureux, ils attendent en vain leur fiancée que l’avarice de leurs aïeux sépare. Autrement dit : « Si les diables en enfer avaient l’idée de bâtir une ville, elle serait certainement comme Selmec9 ». 5 Sur les années de Mikszáth à Selmecbánya/Banská Štiavnica, voir Károly Csáki, « Mikszáth Kálmán selmecbányai diákéveiről » [Sur les années scolaires de Mikszáth à Selmecbánya], in Nagy Iván Történeti Kör Évkönyve, 1996 [Annuaire du Cercle Historique ’Nagy Iván’], Balassagyarmat, Nagy Iván Történeti Kör, 1997, p. 103-130. 6 Rejtő István, Mikszáth Kálmán és Selmecbánya [Kálmán Mikszáth et Selmecbánya]. Nógrád megyei múzeumok közleményei [Publications des musées du département de Nógrád], 1982, p. 333354. 7 Kálmán Mikszáth, Tavaszi rügyek [Bourgeons de printemps], 1887. 8 Tót étant la dénomination des habitants slovaques de la Haute-Hongrie dans le langage courant du hongrois de l’époque. A cause de ses accents péjoratifs et méprisants, le mot fut largement repoussé par les Slovaques à partir de la fin du XIXe siècle. 9 Kálmán Mikszáth, Arany kisasszony [La Demoiselle en or], 1881.
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Les tensions nationalistes Dans la réalité des années 1830, il n’est plus question de l’ambiguïté identitaire des personnages de Mikszáth : les différentes nationalités – hongroise, slovaque et allemande – s’opposent de plus en plus et ce, tout d’abord sur le terrain culturel. En 1825-26 se forme au lycée luthérien la Société Noble Hongroise (Nemes Magyar Társaság) et à l’Académie des Mines se crée en 1832 un cercle de lecture hongrois. Les étudiants tchèques et moraves se regroupent entre eux et, dans les années 1840, conjointement avec les étudiants slovaques, ils font fonctionner une bibliothèque, organisent des conférences, des spectacles de théâtres ou des récitals. Les étudiants slaves représentaient environ 35 à 40 % des étudiants, le groupe des Hongrois également, les Allemands et les étrangers regroupant le reste. A l’époque, les soupçons de « panslavisme » pesaient sur les étudiants slovaques et tchèques. Les clivages ethniques étaient bien perceptibles : les Hongrois et les Allemands communiquaient entre eux, mais à l’aide de canaux bien établis, dans les cafés et à l’Académie, mais certainement pas en matière de logement ou de pratiques culturelles. Cette communication courtoise faisait pratiquement défaut entre étudiants slaves et hongrois10. La révolution de 1848 fit éclater cet état, plus ou moins paisible, des choses. A cause de querelles symboliques (par exemple à propos d’un drapeau hongrois arboré devant la taverne Zum goldenen Grubenlicht, à côté des drapeaux allemands et slaves, ou encore des remarques d’un fonctionnaire hongrois émises en public que les élèves slaves et allemands considérèrent comme un affront, ou des rumeurs d’agitation panslave) puis de revendications de certains étudiants slaves (des Slovaques, mais également des Moraves, des Tchèques, etc.) auxquels des mineurs slovaques joignent leurs revendications, 10 Sur ce monde estudiantin, les mémoires de Béla Splény (1819-1899) sont très instructifs : Splény Béla emlékiratai [Les mémoires de Béla Splény], Budapest, Magvető, 1984, t. I, p. 318-565. L’auteur, étudiant de l’Académie puis fonctionnaire aux mines, donne une description détaillée de la société de Selmecbánya entre 1838 et 1848. Il fut également homme public, conseiller ministériel, propriétaire foncier du département de Pest. Il se mit à rédiger ses mémoires à partir de 1877.
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133 académiciens déclarèrent vouloir quitter l’institut11. Ils quittèrent les lieux, et c’est pour eux que l’Académie de Leoben (Autriche, actuellement Montanuniversität) et celle de Přibram (Bohême) furent créées. Le monopole de Selmecbánya / Banská Štiavnica en matière de formation minière cessa, d’autant plus que le gouvernement hongrois de Pest-Buda rendit le hongrois langue officielle de l’Académie. Les cours se firent néanmoins en allemand durant les quelques mois de la Révolution de 1848, parce que les termes techniques et les livres n’avaient pas encore été traduits en hongrois. Un seul enseignant donnait ses cours en hongrois, le seul motif en faveur de sa nomination en août 1848 étant sa promesse de pouvoir tenir ses cours dans cette langue. Il faut ajouter qu’une partie des étudiants (en particulier ceux de sylviculture) condamna l’intolérance nationaliste. Après l’écrasement de la lutte d’indépendance hongroise par les armées russes et autrichiennes, l’enseignement fut de nouveau donné en allemand et les étudiants non-hongrois réapparurent, mais l’Académie ne regagna pas son statut impérial. En 1860 il n’y avait pas plus de huit à dix familles hongroises dans toute la ville12. Les années après le Compromis de 1867 furent celles d’une magyarisation forcée ou volontaire dans la ville. L’Académie redevint une institution hongroise, et dès le tournant du siècle, le discours officiel sur son rôle de « bastion » de la nation hongroise se renforça. Les données statistiques montrent une montée spectaculaire des habitants hongrois de la ville : ils ne représentent que 10 % en 1880 (1 542 personnes), en 1910 ils sont déjà 41,7 % (6 340 personnes). Et vu le caractère slovaque marqué de Bélabánya / Banská Bela (à une heure de marche de la ville) et des faubourgs, la vieille-ville elle-même était probablement majoritairement hongroise. Selmecbánya / Banská Štiavnica est d’ailleurs une curiosité en soi : la plus petite dans toute la Hongrie des villes à statut de municipalité (törvényhatósági jogú város, avec Bélabánya, elle forme une même commune), elle n’a pas su profiter de son statut administratif privilégié puisque le nombre d’habitants a légèrement baissé entre 1869 et 1910. Sur les événements de 1848, voir Pátyi, op. cit., p. 358-360. László Czobor, Honti históriák [Histoires du Hont], Budapest, édition de l’auteur, 1927, p. 78-80. L’auteur était le sous-préfet – alispán en hongrois – du comitat de Hont. 11 12
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Le gain de population hongroise se compose de quatre facteurs : le solde migratoire négatif (départ des Slovaques de la ville essentiellement vers l’outre-mer), assimilation rapide des habitants allemands (1 572 en 1880, le tiers en 1910), assimilation volontaire ou forcée des habitants slovaques, assimilation rapide des habitants juifs. En effet, une loi de 1840 qui avait été un grand pas dans l’émancipation des Juifs de Hongrie avait prolongé le régime d’exception dans les villes dites « minières de la Haute-Hongrie », d’où l’apparition relativement tardive des Juifs dans ces villes. A Selmecbánya, les Juifs ne représentaient que 3,5 % de la population en 1910 (527 personnes), tandis que dans les grandes villes de la région, ils étaient beaucoup plus nombreux : 10 % à Pozsony / Bratislava, 15 % à Kassa / Košice. La communauté néologue se forma en 1879 avec trente familles, l’école néologue vit le jour en 1887 et la synagogue néologue fut terminée en 1893. Selon un rapport de 1895, Selmec comptait parmi les rares villes de Hongrie où le service se faisait exclusivement en hongrois – dans tout le pays une demi-douzaine de villes étaient dans le même cas, mais les autres se situaient dans la Grande Plaine de l’Alföld, comme Szeged, Hódmezővásárhely, etc.13. Plus de deux tiers des habitants étaient catholiques romains et l’église et son Calvaire, un complexe de monuments religieux construits au XVIIIe siècle qui sont parmi les plus beaux de Slovaquie, reflètent parfaitement cette multiculturalité ou coexistence pacifique entre les nationalités. Les trois églises du Calvaire sont distribuées parmi les trois nationalités, l’église slovaque, la « tót templom », se trouve en bas, la hongroise à mi-chemin et au sommet se trouve l’église dite « allemande ». Il faut ajouter qu’encore aujourd’hui les inscriptions de signalisation (noms de rues, plaques dans les différentes chapelles, etc.) sont en trois langues. La fête patronale est le 14 septembre (fête de la Croix Glorieuse) et elle attire un grand nombre de pèlerins14 (fig. 2). Sur la communauté juive de la ville, voir Eugen Bárkány et L’udovit Dojc, Židovské naboženské obce na Slovensku [Communautes juives en Slovaquie], Bratislava, Vydavateľstvo, 1991, p. 263-264. 14 Sur le Calvaire, voir István Szilágyi, A selmecbányai kálvária és ábrázolásai [Le calvaire de Selmecbánya et son iconographie], Budapest, Magyar Egyháztörténeti Enciklopédiai Munkaközösség (METEM) – Központi Bányászati Múzeum [Groupe d’Études de l’Histoire Ecclésiastique – Musée Central des Mines], 2006. Pour des remarques sur les 13
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Fig. 2. Le Calvaire de Banská Štiavnicaa (Selmecbánya / Scheemnitz). Photo : Balázs Ablon nczy (2008)
Les L deux écoles Si l’on jette un couup d’œil sur les prremières années ddu XXe siècle à l seccondaire, terrain p privilégié de la traveers le prisme de l’enseignement « maagyarisation », il est e possible d’élarrgir notre point de vue et de nuan ncer l’attitude des deux grandes églises. En effett l’analyse des bulleetins (értesítő) du lyycée luthérien et du d lycée catholiquee entre 1899 et 19144 est instructive15. Tout d’abord, cette c période corrrespond à une impo ortante magyarisattion des élèves, duu moins d’après cce que révèlent les statistiques. s Le lycée luthérien étaiit le plus grand des deux, son nom mbre d’élèves oscilllait entre 247 et 407 et c’est cette in nstitution qui a été le l fer de lance dee la magyarisation n de ses élèves : lees Slovaques y étaient au nombre de 93 en 19000 (25 % des éllèves) et leur nom mbre descendit à 200 en 1914 (enviro on 8 %, après 2 et 3 élèves les annéées précédentes et seulement 5 en 1915). 1 Il faut ajouter que c’est le différentes nationalités, voirr Ludwig Wohland (diir.), Schicksal Hauerlandd [Destin Hauerland], Stuttggart, Hilfsbund Karpatthendeutscher Katholikken, 1989, p. 24. 15 Mo on analyse est fondéee sur deux bulletins : A selmeczbányai ág. hhitvallású evangélikus gimnázzium értesítője 1899-19114 [Le bulletin du lycée de d confession luthérienne dde Selmecbánya], dir. Károlly Jezsovics, puis Ernő E Király, proviseuurs, Selmeczbánya, 11899-1914. Et A selmeczzbányai kir. katholikuss nagygymnasium értesítőj ője 1899-1914 [Le bullletin du lycée royal catholiique de Selmeczbánya], dir. Ödön Panek, puis József Rauchbaacher, proviseurs, Selmeeczbánya, 1899-1914.
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lycée lui-même qui assurait un enseignement de la religion israélite aux élèves juifs, leur nombre ne cessant d’augmenter, avec environ 11 % en 1900 et 29 % en 1914. En même temps, on peut présupposer une connaissance assez répandue des autres langues car le nombre de ceux qui ne parlaient que le hongrois ne cessait de décroître : 25 % en 1900 et environ deux fois moins en 1914. Tout le monde disait connaître le hongrois, y compris les élèves slovaques et allemands. C’est probablement dû au fait que le nombre des jeunes envoyés des régions hungarophones à Selmecbánya pour y apprendre l’allemand (cette migration scolaire est bien connue à l’époque) a chuté, la ville ayant progressivement perdu son caractère allemand. Dans cette institution, on constate donc une relative tolérance confessionnelle. Les luthériens y étaient rarement en majorité absolue, il y avait un précepteur israélite pour les élèves juifs, à quoi s’ajoutait une magyarisation plutôt poussée où le hongrois était parlé par tout le monde, mais une bonne majorité connaissait des éléments de la langue maternelle de ses condisciples. Le lycée catholique est un autre cas de figure. Plus petit (entre 129 et 258 élèves), la proportion des élèves slovaques tournait aux alentours de 25 à 30 % durant la période examinée. Les élèves israélites s’y distinguaient par leur absence (seulement 6 personnes, soit 2,5 % en 1914) et le nombre de ceux qui ne connaissaient que le hongrois stagne toujours aux alentours de 8 % (de 16 à 35 personnes). On note même la présence d’élèves trilingues hongrois-allemand-slovaque : une bonne douzaine de personnes appartenait à cette catégorie. Ce lycée était plus fermé confessionnellement, la majorité absolue des élèves étant de religion catholique romaine et aucun cours de religion israélite n’étant proposé. L’interaction entre les communautés se poursuit au-delà des murs des deux écoles : à Selmecbánya / Banská Štiavnica, la proportion des habitants parlant la langue de l’autre communauté est l’une des plus élevées de la région : en 1910, 41,6 % des Hongrois parlaient le slovaque
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et environ 25 % des Slovaques parlaient le hongrois16. On voit bien que les valeurs sont asymétriques, mais les chiffres sont malgré tout parlants. Il est difficile de dire s’il s’agit d’un effort en faveur d’une compréhension mutuelle ou d’un premier pas vers l’acculturation. On pencherait plus volontiers vers la seconde réponse, mais il est intéressant de noter que dans cette région de la Hongrie à majorité slovaque (d’une taille un peu moindre que la Slovaquie actuelle) au moment de l’apogée du nationalisme hongrois, en 1910, il y avait 300 000 Hongrois parlant slovaque, et 25 % des Hongrois de cette région septentrionale parlaient le slovaque, tandis que 16,5 % des Slovaques parlaient hongrois. Cela peut faire réfléchir aux discours historiques toujours à la mode qui ne peuvent concevoir l’histoire nationale que comme une odyssée ou un martyre, en opposition aux autres nationalités. Une multiculturalité en question Bien évidemment cette assimilation est restée bien superficielle, comme les événements de l’entre-deux-guerres l’ont montré : la proportion des Hongrois est descendue à moins de 5 % (soit 660 personnes), ce qui s’explique par le déplacement de l’Académie vers Budapest, puis vers Sopron dans l’Ouest de la Hongrie. Il faut également y ajouter le départ de plusieurs centaines de personnes pour la plupart des fonctionnaires, les pertes de la guerre, l’introduction de la nouvelle catégorie de « Juifs » (au sens de la nationalité) au recensement tchécoslovaque et la « re-reconversion » de ceux qui avaient été fraîchement assimilés. Selmecbánya/ Banská Štiavnica est reléguée en 1923 au rang de commune, n’a plus droit d’avoir un maire, mais seulement un bíró ou starosta (l’équivalent du juge de paix, c’est-à-dire une catégorie inférieure). Le poste est assumé jusqu’en 1925 par Árpád Bergfest, un professeur de lycée, archiviste, personnage intéressant qui s’intègre à l’élite hongroise avant 1918, prend des responsabilités dans l’ère nouvelle, après avoir été interné à Terezín juste après le changement
16 László Szarka, Szlovák nemzeti fejlődés – magyar nemzeti politika [Evolution nationale slovaque – politique hongroise nationale], Pozsony [Bratislava], Kalligram, 1995, p. 250.
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de régime et qui retrouve sa place même après 1945. Il continue à travailler en tant qu’archiviste et meurt dans la ville en 1964. Entre les deux guerres, le nombre d’habitants diminue et la proportion de Hongrois, d’Allemands et de Juifs ne cesse de décroître. Les Juifs sont 389 en 1930, les Hongrois à peine plus de 500. Les Allemands sont isolés des masses populaires allemandes du Hauerland (la terre d’installation allemande en Slovaquie centrale17). Du moins font-ils fonctionner leurs propres organisations : la section locale « Szitnya18 » de l’Association Touristique Hongroise rejoint le Karpathenverein allemand. Mais en feuilletant le guide touristique hongrois de 1925, on constate qu’une bonne partie du commerce reste entre les mains des commerçants hongrois, allemands ou juifs19. Cette multiculturalité prend fin à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale : les Juifs sont déportés en 1942 en tant que travailleursesclaves dans les camps de Vihne ou Nováky, les Allemands sont rapatriés par les autorités nazies, après que le soulèvement national slovaque, le SNP, eut fait trois victimes dans leurs rangs. Les recensements entre 1970 et 2001 trouvent respectivement 1, 0, 4 et 12 Allemands dans la ville, et 26, 41, 39 et 43 Hongrois. Dans cette partie de l’Europe, les va-et-vient de l’assimilation et de la crise identitaire peuvent parfaitement être retracés en suivant le parcours d’une personnalité-type : le peintre Edmund/Ödön Gwerk (1895-1956), élève de l’Académie des Beaux-Arts de Budapest, ami d’István Csók20 et de toute la vague des post-impressionnistes hongrois. Il retourne en Slovaquie après la Grande Guerre (dont il est revenu infirme), participe activement au mouvement de la jeune gauche hongroise de 17 Cf. Wohland, op. cit. Et Rainer Rudolf–Eduard Ulreich–Fritz Zimmermann (dir.), Hauerland –Bergstädterland. Deutsche Heimat in der Mittelslowakei [Hauerland – Terre des villes minières. Foyer allemand en Slovaquie médiane], Vienne, Verlag der Karpathendeutschen Landsmannschaft in Österreich, 1979. 18 Szitnya/Sitno (1009 m.) est un pic proche de la ville, destination privilégiée des randonnées touristiques. 19 Lajos F. Kováts, Banská Štiavnica – Selmecbánya és környéke [Les environs de Banska Stiavnica/ Selmecbánya], Banska Stiavnica-Selmecbánya, Karpathenverein, 1926. 20 István Csók (1865-1961) fut un peintre hongrois célèbre affilié notamment à l’impressionnisme. Il compte parmi les rares peintres étrangers dont le portrait figurait dans les galeries des Offices à Florence.
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Tchécoslovaquie, Sarló / La Faucille21, tout en gardant une identité double et peut-être triple en tant qu’originaire de Selmec. Une tragédie personnelle (sa femme est abattue par les Allemands durant le soulèvement) le bouleverse, il devient communiste farouche durant la Deuxième Guerre et est nommé bourgmestre de la ville en 1945, date à laquelle il organise le départ forcé des Allemands et des Hongrois22. La multiculturalité est donc perdue après 1945. Selmecbánya / Banská Štiavnica fait partie du Patrimoine Mondial de la Culture de l’UNESCO depuis 1993. Il est néanmoins à retenir que dans les documents qui ont servi d’appui à cette nomination, les ministères slovaques ont surtout insisté sur le patrimoine industriel de la ville23. Et c’est peut-être par ce biais qu’une coopération peut lentement se réaliser entre Miskolc et Sopron en Hongrie (les deux villes abritent les instituts héritiers de l’ancienne Académie que les étudiants viennent fréquemment visiter) et Banská Štiavnica en Slovaquie, afin de redécouvrir les vestiges du passé et d’une histoire commune. Aujourd’hui, il ne reste toutefois plus que les souvenirs de cette pratique multiculturelle : la coexistence pacifique n’est plus.
21 Issu du scoutisme, Sarló/Faucille est un mouvement né au tout début des années 1930, et qui, à travers ses expériences sociologiques et ses discussions intérieures, devint un foyer d’intellectuels communistes. 22 Plus précisément, il est nommé « elöljáró » c’est-à-dire président du comité national local, un organisme issu de la Libération à forte dominance communiste et sans véritable légitimité démocratique. 23 http://whc.unesco.org/archive/advisory_body_evaluation/618.pdf
LES FRONTIÈRES INTÉRIEURES D’UNE PETITE VILLE DU BANAT : ORAVIŢA Smaranda VULTUR (Université de l’Ouest, Timişoara, Roumanie) Située à la proximité des frontières (qu’elles soient celles de l’Empire austro-hongrois, de la province du Banat ou actuellement de la Roumanie), Oraviţa, petite ville du Banat de montagne, a évolué vers un statut urbain, s’ouvrant vers l’extérieur et dépassant en même temps ses propres frontières intérieures, réelles ou symboliques. La petite ville fut constituée par l’unification progressive de deux entités distinctes : la petite colonie ouvrière qui se développe autour des mines, Oraviţa Montană, réunissant des fonctionnaires et des mineurs venus de toutes les zones de l’Empire des Habsbourg, et une localité agricole, un ancien village roumain qui lui préexiste, Oraviţa Română (roumaine). La localité appartient à la région des montagnes du Banat, industrialisée de bonne heure, ce qui a favorisé le contact entre les populations autochtones et immigrées, malgré les différences ethniques, religieuses et linguistiques qui les délimitaient1. Située le long de la partie supérieure de la rivière qui traverse la ville, Oraviţa Montană (de « montagne » ou « d’en haut »), plutôt industrielle, de langue allemande et catholique, s’opposait à Oraviţa roumaine (ou Oraviţa « d’en bas »), située le long de la partie inférieure de la rivière, plutôt agricole, de langue roumaine et orthodoxe. Ces caractéristiques, Valeriu Leu, Memorie, memorabil, istorie în Banat, Timişoara, Editura Marineasa, 2006, p. 304.
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qui n’expriment pas une homogénéité parfaite, se relativisent encore plus au cours de l’évolution de la localité vers un statut urbain, les frontières intérieures initiales devenant de plus en plus perméables. La diversification sociale, liée au développement urbain, ajoute au tableau ethnique et religieux déjà très divers un fort important facteur de variabilité, ce qui met sous le signe du relatif toute frontière intérieure rigide. Cette configuration intéressante nous incite à explorer, d’un côté, les situations qui sont à l’origine de la multiculturalité locale, la façon dont celle-ci se structure et dont elle est perçue de l’intérieur comme de l’extérieur, et de l’autre côté, l’évolution vers des formes d’action et un style de vie où les aspects interculturels deviennent de plus en plus prégnants. Aux données extraites des archives, des monographies ou des journaux de voyage, nous pouvons ajouter des récits de vie recueillis en 2002 à Oraviţa sur le thème de la « Mémoire de la vie urbaine au Banat : les petites villes »2. Ces récits nous permettent de voir dans quelle mesure la flexibilité des frontières ethniques, religieuses et linguistiques est toujours vivante dans les mémoires, sous quelles formes la communication interculturelle est produite, quelles sont les conditions qui la favorisent et quelles sont les valeurs qu’on lui assigne. Selon le dernier recensement de la population et des habitations réalisé en 2002, Oraviţa, petite ville du département de Caraş-Severin, situé au sud du Banat roumain, près de la frontière serbe de la Roumanie, ne compte que 12 858 habitants, dont 11 972 Roumains, 376 Tsiganes/Roms, 222 Allemands, 155 Hongrois et 84 Serbes3. La vocation multiculturelle de la petite ville semble aujourd’hui un simple fait de mémoire, mais d’une mémoire encore très vivante et bien partagée, dont témoignent monuments, églises, cimetières, noms de lieux et de personnes, livres, articles dans les journaux et témoignages oraux.
Il s’agit d’un projet de recherche que je dirige à la Fondation La Troisième Europe, et des Archives d’Histoire Orale de la Fondation la Troisième Europe (AHOTE), voir aussi le site www.memoriabanatului.ro pour des photos et la transcription des interviews. 3 Je remercie Valeriu Leu pour ces informations provenant du Conseil du Département Caraş Severin. 2
Les frontièrees intérieures d’une petitte ville du Banat : Oravviţa
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Fiig. 1. Oraviţa : vue gén nérale de la ville du côtté de la colline de Roll,, 1917. Source : Collection de d la Fondation la Troisième Europe (AHOT TE)
Fig. 2. Rue principale d’Oraviţa, état actuel. Photo : Cécile Kovácsházy (2008)
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Un document des archives de la paroisse catholique, Historia Parohiae Oravicensis ab anno 1808 usque 1888, mentionne qu’en 1703, treize mineurs autrichiens furent amenés du Tyrol, encore bien avant la victoire sur les Turcs et l’annexion du Banat par les Habsbourg en 17184. De la petite histoire de la localité de Oraviţa Germană (allemande) rédigée par le Cadastre StEG (Staats-Eisenbahn-Gesellschaft, qui devint propriétaire des mines en 1854), il résulte que ces mineurs « ont été envoyés ici avant la complète victoire sur les musulmans » pour explorer la situation sur le terrain, « sous la commande de Mathias Brunner »5. C’est autour des exploitations minières que des maisons furent peu à peu construites et que l’industrie se développa. Aux premiers colons s’en ajoutèrent en 1722 encore 450, toujours de la même région. En 1723 s’ouvrit le Bureau des mines qui devint plus tard la Direction des mines de la région du Banat6. Mais les Autrichiens ne furent pas les seuls à coloniser la province. A différents moments, tout au long des XVIIIe et XIXe siècles arrivèrent des Aroumains (Roumains de Macédoine, riches commerçants ou investisseurs), des Roumains d’Olténie (région incluse après 1718 pour vingt ans dans l’Empire des Habsbourg) qui travaillèrent comme mineurs (ils étaient nommés « bufeni »7 par la population locale roumaine), des Italiens de Frioul (des tailleurs de pierre, mais aussi des ingénieurs pour la construction des chemins de fer), des Slovaques, des Tchèques, des Allemands8. 4
Situaţia generală administrativă, financiară, economică şi culturală a Judeţului Caraş pe anul 1934, rapport de la Mairie d’Oraviţa, 1935, p. 31. 5 Fonds de documents StEG n° 18, 1855, Ortgeschichte von Deutsch-Orawitz und Deutsch-Ciclowa, p. 1, Archives Nationales de la Direction du District de Caraş Severin, éd. Vasile Leu, Memorie, memorabil, op. cit., p. 308-309 et p. 368-369. Plusieurs historiens estiment que la date de 1703 est erronée. 6 Dr. Ioan Creţiu, Consideraţiuni istorice şi demografice privind evoluţia structurii etnice a populaţiei din Oraviţa în decursul secolelor XVIII, XIX, XX, Oraviţa, Tipo-Art, 2007, p. 46 et 111. 7 Plusieurs étymologies ont été proposées, dont celle proposée par Valeriu Leu, selon lequel le nom provient de « Buch », dans le sens qu’ils possédaient des papiers officiels qui leur permettaient de s’installer. Pour d’autres étymologies comme la liaison entre bufeni et buha (le hibou), voir l’entretien avec A. I., né en 1926 à Sasca Montana, interviewé par Roxana Onica, 2002 (AHOTE), publié dans la revue Orizont n° 2 (1457), 15 février 2004, p. 21. 8 Voir Ioan Creţiu, Consideraţiuni istorice, op. cit. Le livre contient des informations sur tous ces groupes ethniques, y compris les Serbes, les Hongrois autochtones et les Roms.
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En 1784 l’église orthodoxe roumaine d’Oraviţa Montană fut achevée grâce à la contribution de commerçants roumains, aroumains et grecs. Une partie des Autrichiens travaillait dans l’administration, une autre dans les mines ou dans la construction des chemins de fer, où l’on trouvait également des Frioulans. En effet l’exploitation des mines et la découverte de réserves de charbon à Anina encouragea le développement des transports (routes et chemins de fer) à partir de 1846. Peu à peu le centre minier laissa place à un réseau industriel plus vaste, dans lequel d’autres localités, comme Anina (pour les extractions du charbon) et Reşiţa, où se développaient l’industrie métallurgique et la construction de machines, gagnèrent la suprématie sur le plan économique, tandis qu’Oraviţa conserva son statut de centre culturel et administratif de la région. La ville devint au cours du XIXe siècle un important lieu de marché, participant à des expositions organisées aux foires de Vienne ou d’autres villes d’Europe9. Ce petit trajet historique permet déjà de supposer que la pluralité ethnique, la diversité religieuse, les stratifications sociales, l’unification territoriale et les perceptions identitaires jouent une place importante dans la reconstruction, à différents moments, des frontières intérieures de cette petite ville, située d’abord en marge de l’Empire des Habsbourg puis, après 1918, aux confins de la partie sud-ouest de la Roumanie. Voyageurs à Oraviţa dans la première moitié du XIXe siècle Quand il arrive à Oraviţa en 1838, le peintre Friedrich Baudri s’installe à l’hôtel La Couronne d’Or, dont le bâtiment se trouve encore aujourd’hui dans la rue principale de la ville10. Le jour suivant, jour de fête, il rend visite au pharmacien Knoblauch (dont les locaux ont été transformés, depuis la mort de son dernier descendant, en pharmacie-musée). Le peintre Friedrich Baudri est venu pour gagner de l’argent en faisant des portraits, mais l’occasion est bonne aussi pour découvrir la petite ville et ses alentours, comme Ciclova Montană, 9 Ionel Bota, « O contribuţie la istoria comunităţii ebraice din Banantul Montan 16501950 », Caietele Mitteleuropa n° 1, Oraviţa, Grupul de publicatii Carasul, 2008, p. 43-48. 10 Friedrich Baudri, Reise nach Südungarn 1837-1840, Munich, Südostdeutsches Kulturwerk, 1989, p. 139.
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Steierdorf, la grotte Ponoare Iam, réputés pour la beauté de la nature et leurs lieux de cure. Selon le journal de Baudri, Oraviţa compte à l’époque environ 750 maisons11, à l’exception de la zone camérale (une partie de la localité qui appartenait à l’État et qui avait sa propre administration). Elle est petite, mais munie d’un beau théâtre (construit en 1817 sur le modèle du Burgtheater de Vienne) où Baudri assistait à des représentations presque chaque soir, accompagné d’amis. Le public assez nombreux lui semble arborer un luxe exagéré, mais c’est l’amabilité des gens qui caractérise principalement l’atmosphère. L’hospitalité semble d’ailleurs le trait dominant de cette petite société provinciale : Baudri est souvent invité à déjeuner ou à dîner chez les représentants de l’élite locale. Les réunions familiales sont l’occasion d’écouter des concerts, les gens semblent instruits et amateurs de musique12. M. Jablonski, l’assesseur von Belizei, le médecin Josef Nagy, le pharmacien Knoblauch, M. Maghata, le juge Jendráßig (Jendraszig), l’assesseur Hiller, le directeur des exploitations minières, le président von Gränzenstein (dont la belle-mère était conseillère aulique à Vienne), le beau-frère de celui-ci, Maylath (Mailat), les médecins Wierzbicky (botaniste) et Lindner (chirurgien), l’Aroumain Ioan Niuny, un des principaux fondateurs et architectes du théâtre, Petrovits, riche latifundiaire et commerçant, le chanoine Leopold Klasovits, un peintre local Mayer, qui a étudié à Vienne, les demoiselles Kleich, Keil, Louise Boch, Lisette Urhödy font partie du cercle des personnes que Baudri fréquente. La résonance des noms indique une dominante allemande, mais également des sonorités hongroises, italiennes, aroumaines, roumaines, serbes et polonaises. Chez ses amis, il rencontre d’autres étrangers, par exemple l’un des frères Schott du Wurtemberg, Arthur, qui recueillit des contes valaques dans la région13, des gens venus de Vienne, de Novi Sad (capitale de la Voïvodine voisine), de Mannheim (un chirurgien à la retraite), un commerçant de 11 Chiffre raisonnable si nous regardons par exemple les statistiques de 1880 qui indiquent deux fois plus de maisons. 12 Friedrich Baudri, Reise nach Südungarn, op. cit., p. 139-140 et p. 154-155. 13 Arthur et Albert Schott, Walachische Maerchen, Mit einer Einleitung über das Volk der Walachen und einem Anhang zur Erklärung der Märchen, Stuttgart et Tübingen, Cotta, 1845 ; trad. fr. Contes Roumains, Paris, Maisonneuve et Larose, 1982.
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fer de Prusse, un voyageur noble hongrois, Gerhard, qui raconte ce qu’il a vu à Constantinople ou en Egypte. Les gens d’Oraviţa, à leur tour, voyagent souvent : à Novi Sad ou Biserica Albă (Bela Crkva / Weiß Kirche), à Lugoj ou à Timişoara, à Budapest ou à Vienne, sur le Danube, en prenant le vapeur. La « nature contemplative » et « la nature active » Depuis que le Banat a été intégré à la Roumanie en 1919, le paysan valaque et ses productions artistiques sont devenus l’emblème d’une identité nationale roumaine. Un chapitre du rapport sur le Département de Caraş de 1935 est consacré à l’Association des chorales et des fanfares14 qui fait sa fierté et même son unicité par rapport aux autres départements du Banat15. On y souligne « que sa caractéristique la plus importante est la spiritualité telle qu’elle se dévoile dans l’habileté artistique si étonnante du campagnard de Caraş, dans son art de chanteur inné et, de façon générale, dans toutes les merveilles de ses créations spirituelles qui constituent la spécificité du Caraş et qui, à juste titre, lui ont valu la renommée de plus beau de tous les départements de notre pays16». L’auteur anonyme de ce texte parle d’un berceau des chants lyriques (doïna) et de la danse populaire, soulignant que ces traditions viennent d’ancêtres lointains et portent donc en elles l’empreinte d’une vraie roumanité. D’ailleurs, dans tout le Banat de l’époque, les chorales et les fanfares étaient des pratiques identitaires courantes, les compétitions entre localités étant fréquentes. Ainsi, dans le seul département de Caraş, il y avait 80 chorales et 30 fanfares, à tel point que l’idée d’un musée et d’une monographie de la vie musicale de la région semblait s’imposer, afin de stimuler la créativité des générations à venir17. Elle est définie comme « une institution artistique, morale et nationale », Situaţia generală, op. cit. p. 175. 15 Ibid., p. 171. 16 Ibid. Toutes les citations de ce texte proviennent de « Les chorales et les fanfares », fragment de Situaţia generală, op. cit., p. 171-174, trad. fr. Luminita Brailean in Adriana Babeţi (dir.), Le Banat : un Eldorado aux confins, Cultures d’Europe Centrale, Hors série, n° 4, 2007, Paris, CIRCE, p. 352-353. 17 Situaţia generală, op. cit., p. 177. 14
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Smaranda Vultur Fig. 3. La fabrique de meubles « Măruţa et Cotârlă », 1929, Oraviţa. Source : collection de la Fondation la Troisième Europe (AHOTE)
Fig. 4. Réunion familiale á Oraviţa (fam. Iana) , années 1930. Source : collection de la Fondation la Troisième Europe (AHOTE)
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Danses et chorales représentent donc « le Banat musical dans ce qu’il a de plus précieux », mais il s’agit d’une spécificité locale que l’auteur essaie de saisir à travers des portraits-type : les habitants de la région de montagne du Banat, le Cărăşan et ceux qui habitent dans la plaine, le Pustan (du mot hongrois puszta, qui désigne la grande plaine dans le dialecte du Banatais roumain). Ces portraits sont construits sur une série d’oppositions, qui incluent des traits de caractère innés, mais aussi, en conformité avec les discours sur l’identité nationale de l’époque, des traits du paysage qui posent leurs empreintes sur le caractère des gens qui y habitent. « Ainsi, le Cărăşan est d’un naturel vif, et fier, alors que le Pustan, installé dans la vaste plaine est, lui, paisible, contemplatif et posé. Dans la fibre intime du Cărăşan, ce montagnard, il y a l’impétuosité débordante et sautillante des rivières de montagne qui mènent grand bruit en se brisant contre les rochers qu’elles enjambent, il y a l’astuce hardie du haïdouc qui, traqué et harcelé, hante les recoins, recherche les cachettes et la fraîcheur des forêts alors que le Pustan – habitant des plaines – emprunte à la paresse tranquille et majestueuse de la rivière des plats pays infinis qu’elle traverse sans se presser en s’engouffrant souvent dans les marais qui reflètent le bleu serein du ciel et la mélancolie des roseaux qui rêvent, sveltes et élastiques, ployant sous le soleil accablant de la plaine.18 »
Finalement, l’opposition entre les deux types recouvre la différence entre « la nature active » et « la nature contemplative », car « le Caraşan est énergique et actif, façonné par l’âpre existence du montagnard », tandis que « l’homme des plaines, enfant des infinies étendues nostalgiques » est « rêveur et placide.19 » On remarque que ces différences sous-régionales se superposent à celles qui, suite aux investissements symboliques du paysage national, opposent l’Autrichien (l’homme de la montagne) au Hongrois (l’homme de la puszta). Il est difficile d’apprécier si l’auteur a copié un modèle, ou s’il s’agit d’un topos courant à l’époque, qui lui permettait de développer d’une façon convaincante un discours sur l’identité, discours qui essaie de définir une spécificité au carrefour des frontières du national, du régional et du local. 18
19
Ibid. Ibid.
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La multiculturalité et les pratiques interculturelles Dans la période de l’entre-deux-guerres, Oraviţa, autrefois important centre minier, figurait parmi les 38 % des villes roumaines qui avaient entre 5 000 et 9 999 habitants et parmi celles dont l’activité dominante se concentrait sur le secteur tertiaire20. Au moins jusqu’à la fin de la Seconde Guerre21, les Roumains et les Allemands (en réalité Autrichiens) formaient les communautés principales. Selon les réponses à un questionnaire diffusé par la Société des Chemins de Fer (StEG) en 185922, Oraviţa Montană comptait 2 571 Allemands et 1 581 Roumains. Au XIXe siècle, le critère religieux était plus important que le critère ethnique, l’Empire des Habsbourg avait conçu la colonisation dans le but de renforcer les communautés catholiques tout au long de ses frontières. En revanche, dès la seconde moitié du XIXe siècle et au cours de tout le XXe siècle, le critère de la langue maternelle comme marqueur de l’ethnicité devint prioritaire, conformément à une logique nationale qui dominait les politiques hongroise, puis roumaine. Ces politiques se reflétèrent dans des changements dans l’administration et des stratégies de promotion sociale qui incluaient l’apprentissage obligatoire de la langue d’État. Dans les pratiques, les frontières rigides furent souvent assouplies par les circonstances de la vie courante ou par des intérêts pragmatiques. Même si le tableau ethnique de la localité est bien plus diversifié, les Allemands et les Roumains restaient à Oraviţa les communautés les plus importantes, avec un avantage numérique des Roumains visible dans
Ghizela Cosma, « Oraşele României la 1930. Incercare de tipologizare », Acta Musei Porolissensis, Zalău 1996, p. 388. 21 Quand une partie de la population allemande a été convaincue de quitter le pays par les armées allemandes en fuite ; une autre partie de la population allemande a été déportée en URSS en janvier 1945, cf. l’interview de A. Sch, née 1926, Ciclova Montana, interviewée le 17 sept. 2002, Oraviţa publié sur www.memoria.ro. L’émigration vers l’Allemagne a continué à la période communiste, l’exode étant massif après 1989. En 2002 il ne restait que 222 Allemands. 22 Etnografisch-topografische Beschreibung. Der Berg & Markt Ort, Oraviţa, 1859 (manuscrit), Musée du Banat de montagne, Reşiţa. 20
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les statistiques hongroises de la fin du XIXe siècle23. Les rapports entre les orthodoxes et les catholiques (Allemands, Hongrois, Croates, Italiens, Tchèques) restaient néanmoins favorables aux non-orthodoxes. Dans les mêmes statistiques de l’administration hongroise pour laquelle les critères d’identification sont la langue maternelle et la religion24, de 1880 à 1910, la population se déclarant de langue maternelle hongroise augmenta de 254 à 882 personnes, pour retomber à 498 personnes en 1930 sous l’administration roumaine. En contraste avec la Transylvanie, le nombre de protestants hongrois était beaucoup moins important, la plupart des Hongrois étant catholiques. Fig. 5. Église catholique d’Oraviţa, 1926, Librairie Kaden. Source : collection de la Fondation la Troisième Europe (AHOTE)
Cf. Traian Rotariu, Maria Semeniuc, Cornelia Mureşan (ed.), Recensământul din 1880 Transilvania, Cluj Napoca, Staff, UBB Cluj, 1997, p. 116 ; Recensământul din 1900 Transilvania, Cluj Napoca, Editions Staff, UBB Cluj, 1999, p. 218-219. 24 Dans le recensement roumain de 1930, Recensământul general al populaţiei la 1930, Bucuresti, Institutul central de statistică, 1938, les Tchèques et les Slovaques, ainsi que les Serbes et les Croates sont mentionnés ensemble, en raison de leur « langue commune », mais dans des rubriques à part du point de vue religieux (les Serbes étant orthodoxes et les Croates catholiques). 23
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Fig. 6. L’Hôtel Coroana ett la Banque Commerciiale, Oraviţa 1927. Ediit. Librairie Weiss Felix. Source : colleection de la Fondation la Troisième Europe ((AHOTE)
L’augmentation L du nombre de Roum mains par rapport aux Allemands devin nt beaucoup plus significative après l’intégration d’un ne grande partie du Banat B à la Rouman nie, ce qui se traduuisit aussi par unee augmentation impo ortante du nombree d’orthodoxes (R Roumains et Aroum mains, Serbes). C’estt le résultat des ch hangements admin nistratifs, y compriis la fusion des deuxx parties de la ville, Oraviţa Montanăă et Oraviţa Roum maine, dans une seulee unité urbaine en n 1926, mais aussi de l’exode verss les villes des paysaans des villages dees alentours ou dee l’intégration d’un ne partie de ces villagges dans la ville : laa population d’Orraviţa devenu centrre administratif de laa région a augmentté de 6 915 habitaants en 1910 à 9 5885 habitants en 19300, dont 2 630 n’étaiient pas nés à Oravviţa25. Moins M nombreux dans d la ville parce qu’ils sont installéés surtout dans les villages v de montagn ne du sud du Banaat, il y a les « pemi » (« Allemands originaires de Bohêm me »), des Tchèquees de Bohême ou de Moravie. C’estt ce qui explique également le no ombre assez réduuit des Serbes, instaallés surtout le longg du Danube et miigrant vers les villees surtout après la collectivisation des terres à l’époque communiste226. Dès 1910,
25 26
Receensământul general 1930,, op. cit., tome II, p. XL LI. Cf. A. I. né en 1926 à Sassca Montana, interview wé par Roxana Onica, 22002 (AHOTE).
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les Tsiganes sont présents dans les recensements : on en compte 110 à Oraviţa Roumaine, leur nombre a triplé aujourd’hui depuis 1930. La situation est à compléter sur le plan religieux par l’existence d’une communauté gréco-catholique roumaine et habitant surtout Oraviţa roumaine où elle a une église, comptant tout au long de la période qui nous intéresse entre 400 et 500 croyants, et une communauté juive. L’exemple des Juifs montre que les statistiques ne donnent pas d’informations suffisantes pour comprendre l’importance économique, sociale ou culturelle d’un groupe, facteurs pourtant importants quand on s’intéresse à l’évolution d’une société multiculturelle comme celle d’Oraviţa. Aucun israélite n’est mentionné entre 1854 et 1858 à Oraviţa Montană, car il était interdit aux Juifs de s’installer dans les localités de montagne du Banat27. C’est seulement après l’émancipation des Juifs en 1867 que cela est devenu possible. Selon Felix Milleker, les premiers Juifs sont signalés à Oraviţa Camerală, à Oraviţa Română et à Reşiţa en 1851. En 1864, il y a 20 Juifs à Oraviţa Camerală, qui construisent une synagogue. Leur disparition totale aujourd’hui est le résultat de plusieurs circonstances. D’abord des mesures antisémites prises en 1941, quand Oraviţa fut l’une des localités où les Juifs de tout le Caraş ont été obligés de se rassembler jusqu’en 1944, sans avoir le droit de quitter la ville28 ; et ensuite des expropriations des propriétaires de fabriques, banques, commerces, en 1948 par l’État communiste, ce qui a déterminé l’exode vers Israël ou d’autres pays. Même s’ils ne comptaient que cent personnes dans le recensement de 1930, les Juifs occupaient avant la guerre des positions importantes dans la ville, surtout dans le domaine de la vie économique et financière. Creţiu fait une chronique des principales familles juives de la ville, les Belgrader, Hamburger, Langer, Feldmann, Fleter, Gross, Bock, Rado, Krems, Mangelus, Spärger, Weiss, Spieler, Fleischer, Iacobovici, Epstein
27 Felix Milleker, Geschichte der Juden im Banat 1716-1867, Vârşeţ, 1928 ; trad. serbe Alexandar Bobik, Felix Milleker, Banataske istorije, Vârşeţ, Musée urbain de Vârşeţ/ Ugao, 2003, p. 150. 28 Sur les persécutions subies par les Juifs d’Oraviţa, voir le témoignage de Rebeca Gâb (née Druker), interviewée par Adela Lungu en 2001, dans Smaranda Vultur, Memoria salvată. Evreii din Banat ieri şi azi, Iaşi, Polirom, 2002, p. 440-444.
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et autres29. L’auteur indique la répartition professionnelle, les propriétés détenues par ces familles, les mariages mixtes, ainsi que le développement, dans cette période, d’une bourgeoisie commerciale et intellectuelle multiethnique. Dans la même perspective, faisant récemment le bilan de la participation de la communauté juive d’Oraviţa à la vie économique et sociale de la ville, Ionel Bota souligne le climat multiculturel qui la caractérise dès la seconde moitié du XIXe siècle30, nous donnant une image d’une vie économique locale très dynamique, ouverte vers l’Europe, au progrès de laquelle participent aussi les Roumains, les Aroumains, les Allemands, les Hongrois, les Serbes, etc. Dans toutes les occasions qui demandent son soutien au bénéfice du développement économique ou culturel de la ville, l’élite locale, intégrant des représentants de toutes les ethnies, se mobilise d’une façon exemplaire. La construction du théâtre en 1817 ou du premier lycée d’Oraviţa en 1913 représentent des moments où la collaboration prime sur les intérêts particuliers de chaque communauté31. Le théâtre, où sont données des représentations d’artistes de différentes associations provenant de toutes les communautés locales, stimule une concurrence bénéfique entre les ethnies et ouvre le petit monde d’Oraviţa vers Budapest, Vienne, Bucarest ou Berlin, Bratislava ou Graz, Timişoara ou Arad, d’où viennent d’autres artistes parmi lesquels un certain nombre de célébrités. Les spectacles sont donnés en allemand, en roumain ou en hongrois, et dans d’autres langues européennes32. Le théâtre a joué un rôle énorme dans la création d’un climat multiculturel, favorisant la perméabilité des frontières ethniques et la communication entre les différentes communautés locales. De même, la chorale mixte de l’église orthodoxe d’Oraviţa Montană, qui se Ioan Creţiu, Consideraţii istorice, op. cit., p. 156-172. Ionel Bota, « O contribuţie la istoria comunităţii ebraice », op. cit., p. 43-66. 31 Situaţia generală, op. cit., p. 33-47. Il existait à Oraviţa une école primaire depuis 1737. En 1793 est créée une école royale latine qui fonctionne jusqu’en 1854. Un lycée de garçons (six classes en langue hongroise) lui succède en 1872 (en l876 la langue française devient langue d’étude, à côté du latin). 32 Voir Sim Sam Moldovan, Oraviţa de altădată şi Teatrul cel mai vechiu din România, Oraviţa, Felix Weiss, Progresul, 1938 et Ionel Bota, Istoria teatrului vechi din Oraviţa, t. I, 1817-1940, Reşiţa, Timpul, 2003. 29 30
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produisait dans toute la région entre 1930 et 1953, comptait de 80 à 100 participants non seulement orthodoxes, mais aussi gréco-catholiques, catholiques romains et israélites33. L’historien Valeriu Leu observe que la spécificité du développement industriel de la ville a eu un rôle intégrateur, la discipline industrielle imposant des normes strictes et une répartition des équipes de travail favorisant le contact interethnique et interculturel34. C’est ainsi que s’installe un climat de tolérance bienfaisant pour tous, la solidarité des mineurs, comme groupe professionnel, étant bien plus importante que les différences ethniques ou religieuses. Valeriu Leu remarque la manière dont cette « transition de l’archaïque vers le moderne » se reflète dans l’évolution des mœurs, dans la communication et l’échange plus intense entre le rural et l’urbain, entre les ethnies et entre les religions. Les autorités encourageaient la participation des mineurs à des manifestations publiques ou religieuses suivies de repas communs, surtout à l’occasion des fêtes des saints protecteurs des mineurs comme la Sainte Barbe, Saint Fabien, Saint Sébastien, Saint Jean Népomucène, qui entraînaient toute la population de la ville35. La diversité est vécue comme naturelle et les meilleurs moments sont, du point de vue des témoins, ceux où l’identité n’est pas problématisée. Ces témoins évoquent néanmoins avec nostalgie le temps où ces différences étaient plus visibles. Une certaine rigueur dans les mœurs est perçue comme positive et les normes, une fois convenues semblent être bien respectées : « Le dimanche les gens se promenaient de l’église allemande jusqu’au grand parc. Toute l’élite y était présente. Beaucoup de familles allemandes, mais aussi roumaines. De seize heures à dix-huit heures sortaient les pemoaice [jeunes Allemandes originaires de Bohême], qui étaient servantes, habillées de leurs costumes traditionnels. Elles avaient des bas à rayures rouges et blanches ou d’un rose fort avec blanc ou noir, des rayures de la dimension de deux doigts. Elles portaient des blouses en « queue-de-pie » et avançaient bras Vasile Vărădean, Monumente bisericeşti şi culturale din zona, Timişoara, Mitropolia Banatului, 1981, p. 89. 34 Valeriu Leu, « Români şi germani la Oraviţa în 1959 », Orizont, n° 8 (1415), 20 août 2000, p. 11, mais aussi Memorie, memorabil, op. cit., p. 348-355. 35 Valeriu Leu, Memorie, memorabil, p. 350-351. Cf. Vasile Vărădean, Monumente, p. 88-89. 33
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Smaranda Vultur dessus bras dessous en occupant toute la largeur de la rue. Elles rentraient chez elles vers dix-huit heures. C’était le moment oú sortaient les grandes dames avec leur mari. Ils rencontraient leurs amis de famille, c’était leur tour de se promener sur notre Corso. »36
Ce qui caractérise la vie de ce monde de province bien hiérarchisé, c’est la convivialité : « Pas de frictions nationalistes. Tout se passait comme entre gens de bonne foi, qui n’avaient rien à se disputer. J’ai eu des camarades de classe allemands et hongrois », dit A. I. (né en 1926) qui a fait le lycée à Oraviţa37. Les relations de bon voisinage entre des gens appartenant aux différentes ethnies ou religions sont aussi courantes, l’entraide dans des périodes difficiles en étant la preuve38 : les persécutions des Juifs entre 1941 et 1944, la déportation des Allemands ethniques (Volksdeutsche) en 1945 dans les mines du Donbass en URSS, la déportation au Bărăgan de 1951 sont souvent invoqués, et les gestes de solidarité inattendue que ces périodes suscitent. Le nombre de familles mixtes était important. K. E, par exemple, est de mère allemande et de père roumain, un de ses beaux-frères est hongrois (Marossy), l’autre est tchèque (Holáček). A. S. est Allemande, mais son grand-père est venu dans les années 1920 de Brno pour travailler dans la fabrique de bière de Ciclova Montană, non loin d’Oraviţa. Les témoignages oraux nous renseignent sur les options linguistiques ou d’éducation dans ce cas de figure. M. D., née en 1936 à Oraviţa, raconte comment les choses se passaient du côté religieux dans les familles mixtes. Son père, Langer, propriétaire d’une tannerie de cuir, d’une fabrique de gants (Westend) et plus tard d’une autre de chaussures, était juif hongrois. Sa mère était la fille d’un roumain, Sim Sam Moldovan, gréco-catholique et d’une Autrichienne, Irma Jendl, actrice au théâtre d’Oraviţa : « Tous étaient croyants, dans la famille. Il y avait des catholiques romains, des gréco-catholiques, des juifs et même quelques cousins orthodoxes. Mais chacun s’occupait de sa propre religion, fréquentant l’église ou la synagogue selon le cas (...). A Noël, moi, ma mère et mes grands-parents, nous allions à A. M. interviewée par Roxana Onică, Oraviţa, sept. 2002 (AHOTE). A. I. interviewé par Roxana Onica, Oraviţa, 2002, AHOTE. 38 Voir l’interview avec G.D. né en 1928 à Oraviţa, Memoria salvată, op. cit., p. 227-228. 36 37
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l’église gréco-catholique et mon père nous accompagnait. Pour Pessah, nous allions tous au Temple, à la synagogue. Le prêtre gréco-catholique venait bénir notre maison à l’Epiphanie et mon père était là, acceptant la bénédiction lui aussi, personne ne s’en sentait embarrassé »39.
Quant aux langues utilisées dans sa famille, M. D. précise : « je parlais allemand avec ma grand-mère, roumain avec mon grand-père ; avec ma mère, je parlais allemand ou roumain selon le cas, mais toujours roumain avec le frère de ma mère. Avec ma grand-mère paternelle je parlais hongrois, évidemment ». Maîtriser quatre langues (le roumain, l’allemand, le hongrois et le serbe, par exemple) était fréquent entre les deux guerres à Oraviţa c’était autant un investissement social qu’une forme de partage culturel. M.M., née en 1913 de parents roumains, raconte avoir appris comme première langue l’allemand, de sa mère qui avait suivi une des écoles Notre-Dame40, un lycée confessionnel où les jeunes filles de diverses ethnies étaient envoyées étudier l’allemand, apprendre un métier (couturière ou cuisinière) et recevoir une éducation religieuse (catholique). Il y avait une école de ce type à Oraviţa, le Kloster, très fréquentée jusqu’en 1948, date à laquelle toutes les écoles confessionnelles furent interdites (fig. 3). A. S. par exemple y fit ses études, déménageant dans ce but de Ciclova Montană, où elle avait fréquenté l’école primaire allemande, chez sa tante, à Oraviţa.41 K.E., qui désirait suivre la même école, se plaint, à son tour, qu’on lui en ait refusé l’accès, alors qu’elle était de mère allemande souabe, sous prétexte que son père était roumain et qu’elle avait été baptisée orthodoxe. Elle souligne néanmoins que plusieurs filles d’origine juive y ont été acceptées42.
M.D. née en 1935 à Oraviţa, interviewée par Smaranda Vultur, Paris, février 2005, (AHOTE). 40 M.M., née en 1913, interviewée par Roxana Onica, Oraviţa, 2004, publié dans la revue Orizont, n° 2 (1457), 15 février 2004, p. 16-17. 41 A. Sch., née en 1926 à Ciclova Montană, interviewée par Smaranda Vultur, Oraviţa, 17 septembre 2002, publié sur www. memoria.ro 42 K. E. née en 1926 Oraviţa, interviewée par Smaranda Vultur en 2002 (AHOTE). 39
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Conclusions : des confins à l’Europe Que ce soit dans la famille, dans les institutions, dans l’ambiance du lieu de travail ou dans les loisirs, la présence de l’Autre est bien visible et bien acceptée. Ce qui me semble important, c’est que les pratiques de type interculturel ont fait l’objet d’une transmission familiale et que l’évolution des relations avec l’Autre a permis une ouverture des limites rigides entre communautés, créant dans le temps les prémisses d’une coexistence ou même d’une convivialité, bénéfique pour tous. Je parle ici d’un modèle idéel, intériorisé peu à peu, qui suppose d’abandonner la logique nationaliste de pureté et d’autarcie en faveur d’un nouveau mode de vivre la différence avec l’autre, en découvrant la complémentarité et le potentiel enrichissant du dialogue. Les personnes interviewées croient que c’est par l’expérience de la vie quotidienne qu’ils ont appris à vivre ainsi, mais la façon dont ils se souviennent du passé est influencée par de nouveaux cadres de pensées : le discours européen a fait ressurgir le souvenir d’une tradition ancienne, oubliée ou au moins partiellement effacée par une histoire récente (la Seconde Guerre mondiale, la période communiste) dont la tendance principale a été celle de réduire la diversité, de niveler la société. Un nouveau discours de la mémoire et un nouveau discours historiographique se construisent sous nos yeux, et à travers eux, la vocation multiculturelle d’Oraviţa devient partie intégrante de son identité. Esquisser les lignes principales de cette dynamique à travers plusieurs types de discours, qui montrent chacun par ses propres moyens une facette seulement de ce processus lent et complexe, a été le but de ce travail, fondé sur la confrontation des sources les plus diverses et sur la découverte d’un certain type de vie urbaine, spécifique du Banat de montagne, mais ayant finalement beaucoup en commun avec le destin de toute ville située aux confins.
CSÍKSZEREDA / MIERCUREA CIUC EN PAYS SICULE : UNE COEXISTENCE CAHIN-CAHA András KANYADI (INALCO, Paris) Les Sicules et leur « pays » : structure territoriale et double identité Les origines des Sicules (en hongrois székely, en roumain secui, en allemand Szekler, en latin Siculus) sont extrêmement controversées. Parmi la foule d’interprétations1, retenons les invariants : peuple auxiliaire militaire des Hongrois mais d’origine étrangère, les Sicules assuraient la défense des frontières de la Hongrie. Agissant au départ à l’ouest du royaume2, ils se sont installés autour du XIIIe siècle dans la région qu’ils occupent encore aujourd’hui, le territoire Est de la Transylvanie, dans le but stratégique de veiller sur les frontières. Les rois hongrois leur conférèrent en 1222 des droits sociaux spéciaux comprenant, outre la liberté électorale, l’exonération d’impôts en échange de prestations militaires. Organisés en sept « sièges » (sedes) et selon un système clanique, ils pouvaient eux-mêmes élire leurs dirigeants. Ce système social et ces privilèges se maintinrent pendant des siècles,
Ils seraient des Avars, des Huns, des Kabars, des Bulgares ou des avant-gardes hongroises arrivés plus tôt en Pannonie. Voir Bernard Le Calloc’h, Les Sicules de Transylvanie, Brest, Armeline, 2006 et Jancsó Elemér, A székelyek- Secuii- Les Sicules, Székelyudvarhely, Litera-Veres, 2006. Ne pas les confondre avec le peuple antique de Sicile. 2 Dans le comitat de Veszprém, et déplacés plus tard vers le comitat Bihar sous le règne de Saint Ladislas, au cours du XIe siècle. Voir Le Calloc’h, op. cit. 1
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jusqu’à la décision de Marie-Thérèse en 1776 de réorganiser les confins militaires3. Si en 1878 la Hongrie y aménagea ses comitats en reprenant les frontières des sièges, le pouvoir roumain, instauré à la suite de la Grande Guerre, ne prit pas en considération les frontières naturelles régionales. Les Sicules durent faire face à la fois à une présence administrative étrangère désireuse de renforcer l’élément roumain et à un réaménagement territorial centralisateur. En 1940, dans la Transylvanie du Nord redevenue hongroise, les anciens comitats furent rétablis, mais à l’issue de la guerre, les Sicules se retrouvèrent à nouveau en Roumanie, cette fois-ci communiste. Sous l’impulsion de l’Union soviétique prit alors naissance en 1952 la Région autonome hongroise et les Sicules jouirent d’une administration bilingue. Cette formation, remaniée en 1960, a cessé d’exister en 1968 après la création des départements4. Répartis sur trois départements – Mureş / Maros, Harghita / Hargita, Covasna / Kovászna –, les Sicules ne forment désormais la majorité que dans ces deux derniers et se voient exposés à une nouvelle « colonisation » roumaine, qui s’intensifie surtout à partir des années 1980. Le bilinguisme officiel disparaît peu à peu à partir de 1968, et les positions dominantes dans la vie économique, sociale et politique ne sont accessibles, en pratique, qu’aux colons roumains5. Après la chute du régime en 1989, ces positions sont réappropriées par les Sicules et la minorité roumaine se voit dans la situation peu confortable de dominateurs dominés6. Depuis 1990, une tendance à l’autonomie régionale, interprétée par le pouvoir central Concernant les confins militaires, voir les volumes de Cultures d’Europe centrale : Le Voyage dans les confins, n° 3, 2003, Le Mythe des confins, n° 4, 2004, et La Destruction des confins, n° 5, 2005. 4 Son appellation sera modifiée en Région autonome hongroise de Mureş, à la suite de l’adjonction des régions peuplées de Roumains. Voir François Bocholier et Stefano Bottoni, « Elites et ethnicité en Transylvanie, d’un après-guerre à l’autre » in Nicolas Bauquet et François Bocholier, (dir.), Le Communisme et les élites en Europe centrale, Paris, PUF, 2006. 5 Notre article repose sur les recherches de terrain effectuées par le groupe de recherches anthropologiques KAM, Kulturális Antropológiai Műhely de Csíkszereda (Atelier d’anthropologie culturelle) ; voir leur site http://www.kam-wac.ro/. 6 Cf. le Rapport Har-Cov du Parlement Roumain en 1991. 3
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comme l’expression du séparatisme, a vu le jour et trouve son expression dans des pétitions, proclamations et manifestations paisibles organisées essentiellement le 15 mars, jour de la fête nationale hongroise qui commémore la révolution de 18487. L’appellation historique « Pays sicule » (Székelyföld), terme plutôt flottant, désigne aujourd’hui pour l’essentiel les deux départements magyarophones – Hargita et Covasna – du centre de la Roumanie. Les rapports entre Sicules et Hongrois relèvent d’une double identité : nationale et régionale. Les Sicules ne doutent pas de leur appartenance à la nation hongroise, du fait de la langue, la culture, la religion et l’histoire commune8. Considéré comme un dialecte hongrois, l’idiome sicule ne présente que peu de particularités phonétiques et morphologiques9. L’identité culturelle sicule ne porte pas d’empreinte nationale, mais purement régionale, en s’articulant à l’intérieur de la culture magyare ou parfois transylvaine : c’est notamment le cas des écrivains sicules10. L’histoire des Sicules est aussi inséparable de celle de la nation hongroise, la fête nationale hongroise du 15 mars constituant l’événement identitaire le plus important, même sous régime roumain. Il y va de même pour la religion : les Sicules sont catholiques pour la plupart, mais on trouve aussi des calvinistes, comme chez les Hongrois. Les rapports étroits avec Budapest se reflètent aujourd’hui pleinement à un niveau institutionnel, notamment à travers la création d’une université hongroise dans les villes sicules de Miercurea Ciuc (Csíkszereda) et de Gheorgheni (Gyergyószentmiklós), la subvention à l’édition du livre ou encore l’ouverture d’un consulat hongrois à Csíkszereda destiné à faciliter
La plus importante de ces manifestations est la création du Conseil National Sicule (Székely Nemzeti Tanács) qui a présenté un projet d’autonomie, rejeté par le Parlement roumain en 2007. Voir leur site internet http://www.sznt.ro. 8 Leur langue, même à l’époque des conquérants du bassin carpatique, était le hongrois, en dépit de leurs origines turques. 9 La présence de la voyelle ë, l’existence du plus-que-parfait dans la conjugaison, le suffixe casuel locatif archaïque sont les particularités du dialecte sicule. 10 Parmi ces écrivains du terroir, notons Áron Tamási, József Nyírő ou le poète László Tompa. Ils sont aussi promoteurs du transylvanisme, idéologie de la minorité hongroise de Roumanie de l’entre-deux-guerres. 7
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l’obtention du visa des travailleurs très nombreux qui partent pour la Hongrie11. Parallèlement à cet héritage commun, on peut cependant relever suffisamment d’éléments qui témoignent d’une identité régionale porteuse des germes d’une identité nationale. Celle-ci se fonde tout d’abord sur diverses théories des origines. Aussi fascinante qu’intenable, la descendance des Huns a été reprise dans les années 1920 par l’« hymne sicule ». Ecrit à Budapest12, ce chant se présente comme la prière du « peuple vaillant de Csaba » (le fils d’Attila), et exprime l’espoir d’une victoire « galactique » sur le destin, sur « l’effritement ». Au cours de la domination roumaine, il s’est transformé en une marque identitaire quasi-nationale : au moment des occasions festives, on l’entonne côte à côte avec l’hymne hongrois. Ensuite, la promotion de la « langue » sicule est encouragée par quelques jeunes intellectuels de Transylvanie et elle a été couronnée par la parution d’un dictionnaire sicule-hongrois, destiné à mettre en valeur les divergences linguistiques13. L’entreprise est plaisante, car le dialecte sicule, loin d’être codifié, se compose de plusieurs sousdialectes ; il faudrait donc déployer un effort considérable pour standardiser la « langue sicule »14. Comme la religion unitarienne que certains Sicules ont épousée reste minoritaire15, c’est l’instrumentalisation de la notion de nation qui s’est imposée dans la construction de l’identité « nationale » sicule. En 1438, les « nations » de Transylvanie, c’est-à-dire la noblesse hongroise, la bourgeoisie saxonne et les Sicules, se sont regroupées en une alliance, dite Unio Trium Nationum. Il s’agissait avant tout d’une ligue contre les révoltes paysannes, tout comme le sens médiéval de la natio désigne L’université hongroise financée par la Hongrie, Sapientia, les subventions accordées aux différentes maisons d’édition (Pallas, Pro Print, Székelyföld). 12 Cet hymne est de György Csanády pour les paroles et Kálmán Mihalik pour la musique. 13 Attila Sántha, Székely szótár [Dictionnaire sicule], Kézdivásárhely, Havas, 2004. 14 On connaît des exemples récents de standardisation, par exemple dans les États de l’ex-Yougoslavie. 15 L’unitarianisme, mouvement protestant créé par Ferenc Dávid au XVIe siècle, récuse la Sainte Trinité. 11
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l’ordre social, à l’instar des ordres en France. Le pouvoir roumain communiste s’est cependant emparé de ce fait pour prouver que les Hongrois et les Sicules sont bien deux nations (et cela au sens moderne), deux ethnies différentes16. La pratique des recensements nationaux roumains confirmait bien cette « séparation » : dans le questionnaire, la rubrique « sicule » était distinguée de celle de « hongrois », si bien que les Sicules se gardaient bien de la cocher, de peur de diminuer le pourcentage des Hongrois en Roumanie. Enfin, on peut relever des facteurs culturels, parmi lesquels l’écriture runique. Utilisée jusqu’au XVIIe siècle, elle s’écrivait de droite à gauche en forme de bâtons et servait à noter des observations liées à la vie des agriculteurs. Quelques églises ont conservé des inscriptions dans cet alphabet, héritage probablement d’origine turkmène. Si ces runes ont connu un renouveau après 1989, elles n’apparaissent qu’en tant qu’élément ornemental d’un autre objet de la culture artisanale, le fameux « portail sicule ». Bien qu’également partie intégrante de l’histoire hongroise, on peut mentionner des lieux de mémoire sicules, comme la colonne érigée à la mémoire du massacre des Sicules par les Autrichiens à Madéfalva (en roumain Siculeni) en 1776, le bas-relief de l’Assemblée sicule du temps de la Révolution de 1848 à Agyagfalva (en roumain Lutiţa), ou encore la commémoration de personnalités locales ayant trouvé la mort en 184817. Enfin, le Sicule est un personnage typique des blagues hongroises, caractérisé par son esprit rusé et son laconisme (appelé en hongrois góbé). Ces marqueurs identitaires n’ont jamais été suffisamment prononcés pour convertir le régional en national.
16 Cf. Nathalie Kalnoky, Les Constitutions et privilèges de la noble nation sicule. Acculturation et maintien d'un sysytème coutumier dans la Transylvanie médiévale, Budapest-Paris-Szeged, Institut hongrois de Paris, 2004. En Roumanie, le terme de « nationalitate » signifie l’ethnie. 17 Le panthéon sicule comprend les héros de la révolution de 1848 : Domokos Zeyk, Áron Gábor et le poète hongrois Sándor Petőfi, mort sur le champ de bataille à la frontière du Pays sicule.
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Figg. 1. Chatêau de Csíkszzereda, aujourd’hui muusée. Photo : Delphinee Bechtel (2004)
Fig. 2. Porttails sicules exposés daans le jardin du châteauu. Photo : Delphine Bechtel (2004)
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Le début de la multiculturalité : les deux colonisations Le Pays sicule se compose de micro-régions assez différentes où, pendant longtemps, les pratiques sociales ont été façonnées par une structure économique et par des droits collectifs spécifiques. La création des comitats a été le premier pas important dans le développement moderne de Csíkszereda (en roumain Miercurea Ciuc), bourgade transylvaine insignifiante de la région du Bas-Csík. Si la ville est attestée comme lieu de foire qui se tenait depuis le XVIe siècle les mercredis (de là son nom)18, ce n’est qu’en devenant chef-lieu du comitat Csík pendant la Double Monarchie qu’elle se libère de la domination de son voisin Somlyó, centre religieux franciscain et lieu de pèlerinage. N’ayant jusqu’à cette date qu’une petite église catholique et un château fortifié, l’oppidum se voit octroyer des bâtiments publics pour abriter les fonctionnaires de l’administration : palais de justice, hôtel de ville, école ainsi qu’un quartier pour fonctionnaires. Cette nouvelle structure entraîne l’augmentation de la population urbaine : si en 1837, il n’y a à Csíkszereda que 810 habitants, en 1850 on compte déjà 961 personnes dont 12 Allemands, 14 Tsiganes et 15 d’autres nationalités. Avec le rattachement de Csütörtökfalva (en roumain Taploca) en 1891, la population atteint en 1910 le nombre de 3 701, dont seuls 45 sont Roumains et 44 Allemands19. Les Roumains, venus essentiellement de Moldavie, se cantonnent à l’époque à l’occupation bien spécifique de bergers. Cette structure va se modifier encore, une fois la Grande Guerre achevée et la Transylvanie intégrée à la Grande Roumanie. L’administration roumaine investit Csíkszereda à partir de 1921 et installe des fonctionnaires roumains venus des autres provinces du pays, essentiellement de Moldavie, qui maîtrisent la langue du nouvel État roumain. L’image que gardent de cette époque les habitants de la ville est celle du « colon » (kolonista) qui débarque avec une valise en rotin tressé
Szer(e)da signifie « mercredi » en hongrois. Árpád E. Varga, Erdély etnikai és felekezeti statisztikája 1850-1992 [Les Statistiques ethniques et confessionnelles de Transylvanie 1850-1992], www.transindex.ro. A voir aussi Horváth Gyula (ed), Székelyföld, Budapest, Pécs, Dialóg Campus Regionális Kutások Központja, 2003.
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dans l’espoir de faire fortune20. En effet, les positions clefs de l’administration – les fonctionnaires de la poste, ceux des chemins de fer, de la mairie, de la justice – et les emplois des forces de l’ordre – gendarmerie, armée, police secrète – ont été attribués aux nouveaux venus qui ne parlaient pas hongrois et dont la mission était de peupler la région de Roumains. Pour leurs enfants, un lycée roumain est mis en place, avec des enseignants venus d’ailleurs. La région est définie par le pouvoir central comme « zone culturelle », ce qui désigne des endroits habités par des minorités ethniques où la langue et la culture roumaines doivent être imposées en priorité. Une bonification de salaire est attribuée aux Roumains qui s’y installent21. Comme la religion orthodoxe constitue un élément essentiel de la structure étatique et que les gens sont très pratiquants, on entame la construction d’une église orthodoxe, en plein centre ville. Pour assurer des offices aux Roumains uniates, une autre église, cette fois gréco-catholique, est aussi rapidement édifiée. Si l’administration roumaine fonctionne comme un îlot au milieu de la vie urbaine, elle engendre chez la population locale sicule une attitude hostile à l’égard des « occupants ». Pour pallier cette adversité, le maire roumain est remplacé en 1938 par un maire sicule. Deux ans plus tard, la ville redevient hongroise à la suite du Dictat de Vienne et pratiquement tous les Roumains quittent la ville pour se réfugier en Roumanie. Pendant la période de l’entre-deux-guerres, il n’y a pratiquement pas d’échanges culturels entre Hongrois sicules et Roumains ; on ne connaît que deux cas de mariages mixtes. Le rapport de la population indique désormais 4 807 habitants en 1930, dont 598 Roumains, soit 12 % de la ville. Mais la société roumaine urbaine se compose uniquement de fonctionnaires, et les rapports entre les deux communautés se limitent à une tolérance nécessaire, à une cohabitation ressentie comme temporaire de part et d’autre. 20 Cf. Zoltán Biró et József Gagyi, « Román-magyar interetnikus kapcsolatok Csíkszeredában : az előzmények és a mai helyzet » [« Relations interethniques hungaroroumaines à Csikszereda, les préliminaires et la situation d’aujourd’hui »], in KAM (éd.) Egy más mellett élés. A magyar-román, magyar-cigány kapcsolatokról, Csíkszereda, Pro Print, 1996, p. 45-109. Voir aussi Vilmos Tánczos, « Kettős hatalmi szerkezet a Székelyföldön » [« Double structure de pouvoir au Pays Sicule »], Magyar kisebbség, 1996, p. 339-360. 21 Ibid., p. 52.
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Après l’intermède de la guerre, le système communiste triomphe en Roumanie. Cette fois-ci, le régime se montre beaucoup plus tolérant envers les minorités ethniques : il n’y a pas de colonisation massive par les fonctionnaires. Si quelques-uns de ceux qui avaient quitté la ville en 1940 sont de retour, le parti communiste local est formé d’autochtones et l’administration repose également sur les natifs de la région. La création de la Région autonome hongroise en 1952 renforce le rôle administratif de Csíkszereda. Sa population passe successivement de 6 143 habitants en 1948 à 11 996 en 1956, puis à 15 329 en 1966. Cette période se caractérise par une autonomie accordée aux Sicules qui, tout en vivant dans le cadre de la Roumanie, disposent d’une administration en langue hongroise, ou au moins bilingue, puisque même les fonctionnaires roumains doivent apprendre le hongrois. La langue roumaine se voit reléguée à l’église orthodoxe et dans le milieu familial de ses locuteurs. La ville de Csíkszereda joue un rôle décisif dans la réorganisation administrative du pays en 1968. Ceauşescu entreprend une réforme territoriale de la Roumanie et les régions sont remplacées par des départements. C’est aussi une bonne occasion pour supprimer l’autonomie hongroise ; pour donner le change, le pouvoir central se montre ouvert aux discussions concernant la création d’un département à majorité hungarophone. Pour remplacer la Région Autonome hongroise, les négociateurs proposent l’établissement d’un grand département qui porterait le nom de la montagne adjacente, Harghita, et qui regrouperait l’essentiel du Pays sicule. Comme capitale du département, on choisit Miercurea Ciuc, mais le projet est changé à la faveur d’une ville plus importante par sa population, Odorhei (en hongrois Udvarhely) également peuplée en majorité de Hongrois. Ayant appris de Bucarest la nouvelle décision, en janvier 1968 une manifestation orchestrée par le Parti communiste local éclate dans la ville lésée : des milliers de personnes réclament la révocation du verdict bucarestois. Effrayé par la violence du mouvement – les gens arrachent les pavés et brisent les vitres du siège régional du central du Parti Communiste en scandant des slogans contre l’État et contre la ville rivale – le gouvernement envoie des hauts fonctionnaires pour apaiser
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les manifestants22. Les pacificateurs sont pris en otage par la foule et le gouvernement accepte de parlementer avec une délégation locale composée des représentants locaux du Parti communiste ; aux termes d’un débat mouvementé, Ceauşescu accepte de révoquer sa décision et de réattribuer à Miercurea Ciuc le rang de chef-lieu. Les récits autour de cet événement divergent : si les témoins de cette expédition se souviennent d’un acte d’héroïsme, d’autres soutiennent que les protestations auraient été mises en place par le ministre natif de la région d’Odorhei, la ville rivale, qui voulait ainsi s’épargner une vague de colonisation roumaine23, puisque le rang de chef-lieu allait de pair avec une présence accrue des forces de l’ordre qui, comme toujours, étaient recrutées parmi les Roumains. Le nouveau Pays sicule se retrouve donc divisé en deux départements : Harghita et Covasna, départements qui restent encore aujourd’hui à 80 % magyarophones. Le pacte que les élites locales ont conclu avec le gouvernement pour obtenir la position administrative régionale dominante implique une industrialisation forcée de la ville, la création de nouveaux emplois et, inévitablement, l’augmentation de la main-d’œuvre. La vague d’immigration aura pour conséquence, pour la première fois dans l’histoire de la ville, l’organisation de la société roumanophone. L’apogée : la visite du patriarche Une nouvelle étape est franchie après la visite mémorable de Ceauşescu à Csíkszereda au milieu des années 1970. Ceauşescu décide de moderniser Miercurea Ciuc et de raser le vieux centre, c’est-à-dire plus de deux cents maisons, pour faire place à son architecture préférée, les boulevards bordés de HLM. Ce plan, mis en œuvre en 1978, a conféré à la ville son inénarrable profil actuel, composé, au centre, d’un boulevard avec des HLM ainsi que de plusieurs quartiers d’immeubles de pur style socialiste (fig. 3).
Voir Katalin Szabó, « Megyecsinálók » [« Faiseurs de département »], Székelyföld, n° 2, 1998, p. 73-117. 23 Le ministre de la culture de l’époque, János Fazakas, était originaire d’Udvarhely. Voir son article « Forradalom Csíkszeredában », Hargita kalendárium, 1998. 22
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Fig. 3. Centre ville de Csíkszereda – exemple de l’architecture typique de l'époque Ceauşescu, état actuel. Photo : Delphine Bechtel (2004)
Si l’année 1978 reste calamiteuse dans la mémoire des anciens propriétaires des maisons rasées, elle constitue le premier pas décisif vers la roumanisation imposée par le pouvoir. Jusqu’à cette époque, le bilinguisme officiel, héritage de la Région autonome hongroise, se traduisait dans les noms de rues, les enseignes des commerces, les affiches, etc. Lancé par le Parti communiste, le programme d’homogénéisation de la nation vise à la suppression progressive des institutions minoritaires et à la redéfinition de l’ethnicité dans le pays24 : la minorité hongroise commence à être désignée dans la presse roumaine non pas comme « ethnie cohabitante » (nationalităţi conlocuitoare) mais comme « Roumains d’origine ou d’expression hongroise » (români de origine maghiară). Cette dénomination est censée accélérer l’assimilation de 24 Le programme d’homogénéisation, lancé aux alentours de 1981, se caractérisait par une forte croissance de publications historiques nationalistes, allant de concert avec des articles de presse idéologiques publiés dans l’organe du P.C., Scânteia (L’étincelle).
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la minorité. Dans l’administration de la ville commence aussi une épuration ethnique, identique à la période de l’entre-deux-guerres. Le concept de « zone culturelle » est remplacé par celui de « ville ouverte » : les étudiants roumains sortant de l’université peuvent très vite faire carrière en acceptant des postes à responsabilité à Miercurea Ciuc. L’inconvénient pour eux reste bien sûr le sentiment d’exil, dans une région essentiellement hongroise et pas très enthousiaste face à l’arrivée des « colons ». Mais comme la ville est déjà industrialisée, il y a déjà une société roumaine qui a pris pied depuis une vingtaine d’années et une intelligentsia roumaine locale se forme. Un facteur important s’ajoute au durcissement des rapports de domination symbolique, décisif pour la cohabitation au-delà des années 1980 : c’est la crise économique de plus en plus grave du pays. Une pénurie importante s’introduit ; le beurre, le fromage, la viande, les œufs, l’huile, le sucre, et même le papier toilette manquent. Pour en avoir, il faut trouver le bon réseau. Comme les positions clefs de la distribution alimentaire sont détenues en ville par la minorité roumaine dominante, les réseaux qui se tissent sont d’une nature de plus en plus ethnique. Une solidarité se forge entre Roumains favorisés par le troc : si par exemple le chef de l’hôpital a besoin de viande, il en parle au policier qui, à son tour, s’adresse au directeur du magasin commercial, etc. Le policier va alors obtenir un visa de séjour pour le neveu du chef de l’hôpital qui, à son tour, placera le cousin du directeur du magasin commercial en tant que chef de clinique de la chirurgie25. Cet échange se fait, en revanche, plus difficilement pour un Sicule qui n’a pas accès aux positions dominantes, parce que même au niveau du comité départemental, les leaders hongrois sont remplacés par les dirigeants roumains. Le réseau alimentaire des Sicules s’appuie au contraire sur les liens avec les villages voisins, où l’élevage de la volaille permet de se procurer des œufs, tandis que cet arrière-pays reste inaccessible aux Roumains qui n’ont pas de parents dans les villages sicules. Evidemment, le réseau peut fonctionner de manière interethnique : les paysans sicules 25 L’exemple est pris dans Zoltán Biró et József Gagyi, « Román-magyar interetnikus kapcsolatok Csíkszeredában », op. cit., p. 45-109.
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peuvent obtenir des faveurs chirurgicales en contrepartie d’œufs. Mais l’ambiance qui se crée, au-delà de la corruption, est celle d’une profonde méfiance : pour les Sicules, les Roumains installés depuis peu sont les bénéficiaires du système népotiste, alors que pour les Roumains, les Hongrois / Sicules restent une majorité agressive qui refuse obstinément l’intégration. Ces adversités se traduisent, parmi d’autres, par le refus des Roumains d’apprendre la langue hongroise, puisque pour eux la seule langue qui compte désormais est la langue officielle. Les Sicules sont en proie à une profonde frustration, du fait de leur identité culturelle malmenée et d’une soumission économique, politique et linguistique. Ce dernier aspect se traduit par toute une série de mesures comme la réduction drastique et imposée de la scolarisation dans la langue des minorités, l’interdiction de l’emploi des toponymes hongrois, l’enseignement obligatoire de l’histoire de la Roumanie en roumain, l’obligation de parler en roumain dans les bureaux en présence des supérieurs hiérarchiques, etc. La principale manifestation identitaire siculo-hongroise se transpose avec acharnement dans le domaine du sport. Comme il s’agit d’une des régions les plus froides du pays, les sports d’hiver y sont développés. En 1970, on a construit le Palais de Glace pour les compétitions de patinage et, surtout, celles de hockey sur glace. L’équipe locale, créée dans les années 1930, participe au championnat roumain et devient rapidement la seule véritable rivale des équipes bucarestoises. Dès lors, les rencontres entre les clubs sportifs Rapid Miercurea Ciuc et Steaua Bucarest sont interprétés comme l’expression (et le défoulement) des tensions historiques hungaro-roumaines et se déroulent devant une assistance enflammée. Si en apparence il s’agit de deux camps opposés de supporteurs d’équipe, la signification symbolique du jeu rappelle une lutte historique centenaire qui, au fond, se construit sur une toile beaucoup plus récente. Dans la lutte pour la domination symbolique de la ville, la « place des applaudissements », Tapsplacc en hongrois, du nom officieux donné par les Sicules à la place centrale, trouve avec le bâtiment du P.C. son contrepoint dans le Palais de Glace, temple du hockey et de la hungaritude. L’évolution des statistiques reflète les changements démographiques
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entraînés par la mise en place des remaniements administratifs. En 1948, des 6 143 habitants, 5 280 se déclaraient hongrois et 767 roumains. En 1956 on dénombrait une population de 11 996 habitants (en incluant quelques villages des alentours) dont 11 144 étaient hongrois et 702 roumains. Lors du recensement de 1966, les 15 329 habitants se partageaient entre 14 196 Hongrois et à 1 080 Roumains. Dix ans après la promotion de la ville au statut de chef-lieu, les Hongrois étaient 25 822, les Roumains 4 894. En 1992, ce rapport se modifia encore : 38 655 Hongrois et à 7 497 Roumains, sur une population totale de 46 228 personnes. Le tout dernier recensement de 2002 a démontré une légère baisse démographique : sur 42 029 habitants, 34 359 sont hongrois, 7 274 roumains. Depuis un demi-siècle, le nombre des Roumains a décuplé, alors que les Sicules enregistrent une croissance sextuplée. Mais un changement important est survenu après la chute du régime communiste : les Roumains ont perdu du jour au lendemain leur position de dominants dans la vie économique, sociale et politique de la ville et se réorganisent en tant que minorité ethnique, tout en puisant du soutien, tant financier que moral, auprès des politiques centralisatrices de Bucarest. Le dénouement : la chute et ses conséquences Après 1989, la passation du pouvoir local de la minorité roumaine à la majorité hongroise a eu lieu sans heurt ; les directeurs roumains à la tête des institutions ont vite été remplacés par des Sicules. Le Parti communiste est dissout et se forme, d’une part, l’Union Démocratique des Hongrois de Roumanie, d’autre part, des groupuscules libéraux ou nationalistes roumains. Les lieux où les Roumains conservent leurs anciennes positions restent l’armée, la gendarmerie et la police secrète. Les élections locales de 1992 ont amené une victoire écrasante du parti hongrois au conseil municipal, et l’administration de la mairie est devenue également hongroise. En réaction à ce nouveau contexte, les Roumains ont opté pour une ségrégation manifeste selon l’identité nationale, encouragée par le pouvoir central : les écoles dotées de classes d’enseignement bilingue se sont scindées.
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La lutte pour la domination symbolique de l’espace se traduit dans la réappropriation des bâtiments et des monuments représentatifs. Par décision gouvernementale, est fondé un évêché orthodoxe des départements Hargita et Covasna, avec son siège central à Miercurea Ciuc. L’État soutient financièrement l’achat de quelques bâtiments centraux, afin d’occuper une place visible au sein de la ville ; ainsi, aujourd’hui, le drapeau roumain flotte sur les bâtiments de l’évêché orthodoxe, signe rassurant de la présence de l’autorité étatique. L’armée et la police ont également été renforcées aussi bien dans leurs effectifs que dans leurs biens immobiliers, sous le prétexte de la possibilité imminente d’un conflit interethnique après les événements de Târgu Mureş en mars 1990, le seul conflit interethnique hungaro-roumain sérieux depuis la chute du régime communiste (le « mars noir » où, entre le 19 et le 21 mars, on compta 5 morts et 278 blessés). La statue de Nicolae Bălcescu, l’un des idéologues de la révolution roumaine en 1848, revêt, entre autres monuments, une symbolique importante. Cette statue a été érigée pendant le communisme, conjointement à celle de Petőfi, pour illustrer l’égalité et la fraternité des Roumains et des Hongrois. Elle représente par excellence, depuis 1990, l’identité roumaine à Miercurea Ciuc ; elle apparaît comme le repère identitaire national chaque fois qu’on présente, par exemple, des images de la ville à la télévision de Bucarest. Côté hongrois, il y a aussi un renforcement de la domination symbolique. Si l’État roumain verse d’importantes aides à la communauté roumaine en quelque sorte retranchée dans cette portion de terre, l’État hongrois subventionne une université hongroise, dans le cadre d’un programme destiné à soutenir les Hongrois vivant à l’extérieur de la Hongrie. Le bâtiment où siège l’université n’est rien moins que l’ancien hôtel Harghita, lui-même chargé de valeurs symboliques d’une identité régionale avortée26. 26 Voir Zoltán Biró, Julianna Bodó, « A hargitaiság. Egy régió kultúraépítési gyakorlatáról » (« Le hargitanisme, de la pratique de construction culturelle d’une région »), in KAM (éd.) Fényes tegnapunk. Tanulmányok a szocializmus korszakáról, Csíkszereda, Pro Print, 1998, p. 195-211. Consulter également Bodó Julianna, Biró Zoltán, « Szimbolikus térfoglalási eljárások » [Procédés symboliques de la conquête de
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La montagne éponyme de la Hargita, qui constituait la ligne de séparation entre les sièges sicules historiques (Udvarhelyszék et Csikszék), a été choisie pour fédérer les micro-régions disparates. Le travail essentiel de l’idéologie sicule consiste désormais à créer une nouvelle identité régionale, appelée hargitanisme, capable de soutenir les entreprises du parti au pouvoir. Dans cet esprit, toute une série d’institutions allaient porter le nom de Hargita : le quotidien hongrois « Hargita népe » et le calendrier édité sous son égide, « Hargita kalendárium », l’hôtel le plus important de la ville, etc. Parallèlement à cette prolifération nominale, une mythisation métonymique du paysage habituellement austère a été entreprise ; ainsi, le sapin, symbole de la Hargita, s’est vu chanté dans les journaux, plus particulièrement pour sa taille fière et sa couleur d’un vert éternel. Les ruisseaux de montagne s’y distinguent par leur clarté, l’air par sa pureté, la neige par sa blancheur ; la nature célèbre l’ouvrier qui, à son tour, lui rend hommage. Dans cette ambiance règne, bien évidemment, l’esprit de la fraternité entre Sicules hongrois et Roumains, ces derniers promus officiellement au statut d’autochtones. En dehors de la République de Hongrie, les institutions hongroises transylvaines s’impliquent aussi dans la lutte pour la domination symbolique. Un théâtre hongrois avec une troupe permanente a ouvert après 1990, aussi bien pour tenir tête à Udvarhely/ Odorhei qui se targue d’une institution similaire, que pour renforcer la domination culturelle magyare dans la ville. L’archevêché catholique d’Alba Iulia a décidé de rehausser le prestige de son église afin d’équilibrer le développement spectaculaire des institutions orthodoxes ; il a ainsi fait construire une nouvelle église catholique, plus grande. Le catholicisme joue encore aujourd’hui un rôle assez décisif dans l’identité des habitants, une domination symbolique religieuse est donc également perceptible. La seule illustration de la multiculturalité urbaine, si tant est qu’elle existe à Miercurea Ciuc, se manifeste, selon les anthropologues, à travers les rencontres quotidiennes inévitables, dites « de l’escalier ». Dans cette
l’espace], in KAM (éd), Miénk a tér ? Szimbolikus térhasználat a székelyföldi régióban, Csíkszereda, Pro Print, 2000, p. 9-43.
Csíkszereda / Miercurea Ciuc en pays sicule : une coexistance cahin-caha
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ville, il y a une forte probabilité de rencontrer au moins une famille roumaine par HLM. Que se passe-t-il lors de ces occasions ? Les habitants, Sicules et Roumains, échangent quelques paroles de politesse et se retirent, pressés, dans leur appartement, sans continuer le dialogue. Cette situation se reproduit aussi dans les rues ou dans les magasins quand il faut se renseigner où acheter quelque chose. Découvrant que l’interlocuteur fait partie de l’autre communauté, la conversation tarit. Ainsi, dans les magasins, s’il y a deux vendeurs d’origine différente, la préférence sera accordée le plus souvent à la personne partageant la même appartenance communautaire. Après ces entrevues fugaces, un grand rôle revient aux discussions qui interprètent ces rencontres, post factum, dans le milieu familial ou en cercle d’amis. Les membres des deux communautés font alors les remarques habituelles : « figure-toi, je suis encore tombé sur un Roumain, qui… » et, dans le sens opposé : « ces Hongrois ou ces Sicules ont encore dit… ». La valorisation négative de ce type d’échange définit de nos jours les rapports hungaro-roumains à Csíkszereda et constituent une entrave essentielle au rapprochement des deux communautés. De la part des Sicules, les Roumains sont perçus comme des intrus qui n’ont rien à voir avec la région et qui refusent l’intégration ; côté roumain, les Sicules vivent en Roumanie, devraient donc parler roumain et s’intégrer. Si autrefois le heurt hungaro-roumain obéissait à la logique de la confrontation vieille civilisation-nation montante, de nos jours ce sont encore les blessures de la politique nationaliste de l’État communiste roumain, pas complètement cicatrisées, qui régissent les rapports interethniques dans cette région. Les récentes demandes d’autonomie régionale du Pays sicule s’insèrent dans une tradition historique de souveraineté relative, tant sous le régime hongrois que roumain des premières décennies du communisme. L’identité nationale hongroise, combinée avec la citoyenneté roumaine, complète l’identité régionale qui repose sur la tradition historique des « sièges » mais aussi sur la mythologie des origines et les pratiques culturelles ethnographiques. Cette identité porte les germes d’une nouvelle identité nationale qui ne se manifeste néanmoins que sporadiquement mais qui pourrait prendre de l’ampleur,
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si un contexte spécifique et surtout un cadre institutionnel adéquat lui était conféré. En même temps, le pouvoir central communiste a réussi à implanter une population roumaine citadine qui ne se sent plus totalement déracinée et qui envisage la poursuite de son existence dans le cadre urbain. La lutte pour la domination symbolique semble avoir tourné à l’avantage des Sicules, du fait de leur majorité écrasante, mais les institutions roumaines, épaulées par l’État, ne battent pas en retraite. On peut parler d’une double structure de l’articulation du pouvoir : le préfet n’est que depuis peu de temps hongrois, alors que le maire l’est depuis les premières élections libres, l’armée et la police restent sous surveillance centrale de Bucarest. Si l’identité religieuse témoigne d’une bataille idéologique institutionnalisée, l’identité sportive de la ville relève d’un partage entre collectif et individuel : l’équipe de hockey s’avère le dépositaire de l’identité siculo-hongroise, en confrontation directe avec Bucarest. Le gouvernement, quelle que soit son orientation, se méfie beaucoup des régions sicules et l’accusation de séparatisme fait partie de la rhétorique à succès des partis politiques à Bucarest. La population, dont le taux décroît à cause d’une forte migration vers la Hongrie et d’une industrialisation épuisée, essaie de vivre sa vie dans une coexistence inévitable et, jusqu’à présent, relativement tolérante.
KAMENETS PODOLSKI, « LA PERLE SUR LE ROCHER » : DE LA MULTICULTURALITÉ À L’AMNÉSIE Delphine BECHTEL (Université Paris-Sorbonne Paris IV et CIRCE) Kamenets Podolski en russe, Kamieniec Podolski en polonais, aujourd’hui Kam’ianets’ Podil’s’kyi au sud de l’Ukraine, est la capitale historique de la région de Podolie1. Cette région se situe immédiatement à l’Est de la Galicie et au Nord de la Bucovine, et se trouve séparée des provinces centrales d’Ukraine par le Bug. Lors des partages de la Pologne à la fin du XVIIIe siècle, elle revint à l’Empire russe en 1793, ce qui lui confère une histoire radicalement différente de la Galicie, dont elle est séparée par la rivière Zbrutch. Kamenets Podolski, bien plus encore que Lvov en Galicie, est une ville aux « confins » : si seulement 95 km la séparent de Czernowitz et 264 km de Lvov, elle est à 390 km et 11 heures de train de Kiev et à 2134 km de Paris. Dotée d’une histoire mouvementée, la ville a été construite en plusieurs temps, tenant parti d’un site naturel époustouflant. Une imposante forteresse médiévale remontant aux XII-XIVe siècles et construite sur un roc (kamen signifie « rocher »), fut érigée pour résister aux assauts des Mongols et des Tatares. De là, un vieux pont de pierre mène à la vieille ville, construite sur un récif formant une presqu’île entourée par le Smotritch, un affluent du Dniestr dont le cours est bordé d’abruptes falaises. Cet ensemble architectural et urbanistique unique comprend aujourd’hui plus de 200 monuments historiques classés au 1 Le gouvernement de Podolie sous la Russie tsariste, l’oblast’ (district) de Podolie en Ukraine soviétique, également depuis 1991 l’oblast’ de Podolie (Podillia). On gardera ici la transcription Kamenets Podolski qui est la plus courante en français.
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patrimoine de l’UNESCO, le tout fortifié par des enceintes, des tours et des bastions datant des XVe-XVIIIe siècles, et protégé par un système d’écluses, qui lui valurent le nom de ‘forteresse imprenable’ ou de ‘perle sur le rocher’ (fig. 1). Petit à petit s’adjoignirent des faubourgs (Podzamcze ou ‘sous le château’, Polski folvark ou ‘faubourg polonais’, Ruski folvark ou ‘faubourg ruthène’, Karvasary). Enfin, à la fin du XIXe siècle, un nouveau pont fut jeté à l’opposé du premier à travers le Smotrich, surplombant la gorge d’une hauteur impressionnante, vers ce qui est appelé le Novy plan ou « Nouveau plan », une ville nouvelle avec des rues à angle droit, qui accueille les établissements représentatifs du pouvoir russe (banques, lycées, cathédrale orthodoxe Alexandre Nevski, parc, etc.). Ce quartier sera ensuite largement étendu à l’époque soviétique. Fig. 1. Kamenets Podolski : le pont turc et la forteresse, carte postale d’env. 1885, légendée en ukrainien et en polonais
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De la vieille ville polono-arméno-ukrainienne de la Rzeczpospolita à la ville russo-juive de l’Empire tsariste Kamenets Podolski a un passé plus diversement multiculturel que la plupart des villes de Podolie, qu’une situation aux confins polono-russes va exacerber jusqu’à l’extrême. La ville passa sous la domination des princes lithuaniens au XIVe siècle, puis elle fut rattachée en 1352 par Casimir le Grand à la Pologne, dont elle formait la place fortifiée la plus orientale. A partir de 1569, elle resta sous l’Union polono-lithuanienne jusqu’à 1793, date du second partage de la Pologne. En 1374, elle fut placée sous le droit de Magdebourg, et comportait trois communautés distinctes (Polonais, Arméniens et Ruthènes), disposant chacune d’institutions propres (magistrat formant mairie et juridiction, marché, corporations de métiers et institutions religieuses). Chaque communauté était également assignée à la garde d’un tronçon des murailles de la ville2. Avec l’extension du territoire de la Pologne, un évêché catholique romain y fut établi en 1375, avec pour siège la cathédrale St-Pierre-et-StPaul. Kamenets devint un avant-poste de la polonité et l’un des principaux bastions orientaux de la latinité et de la chrétienté romaine. Les ordres catholiques les plus prestigieux s’y établissent : les Dominicains vers 1370 (ils furent plus tard placés sous la protection de la famille Potocki), les Franciscains vers 1400, les Jésuites en 1608, les Carmélites déchaussées en 1623, couvrant la ville de cloîtres, de monastères et d’églises de style gothique puis Renaissance. A l’époque baroque, de nombreux monuments furent construits ou rénovés (comme la Cathédrale) dans le style de l’époque, sous l’impulsion de Jan de Witte (1709-1785), commandant militaire de la forteresse et l’un des plus célèbres architectes de Lemberg / Lwów au XVIIIe siècle3.
2 Sur l’histoire de la forteresse, voir les travaux du grand historien local, Iokhim (Yeftim) Sitsinskyi (1859-1937), Gorod Kamenets-Podolski : istoritcheskoe opisanie, Kiev, 1895 ; id. Oboronni zamki Zakhidnoho Podillya XIV-XVII st., Kiev, Ukraïnska Akademia Nauk, 1928. Sitsinkyi date la forteresse des années 1360, époque des princes lituaniens Koriatovitch. Les recherches plus récentes, notamment d’Olga Plamenitska, font remonter l’histoire de la forteresse à l’époque romaine. 3 Jacek Tokarski, Illustrowany przewodnik po zabytkach kultury na Ukrainie, t. 2, Varsovie, Burchard, 2001, „Kamieniec Podolski”, p. 75-99.
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Les Ukrainiens, appelés alors Ruthènes (Rusiny), formaient la population autochtone, majoritaire dans les campagnes environnantes. Selon les recherches archéologiques récentes, l’un des plus anciens édifices religieux de la ville était l’église (tserkva) fortifiée de la Sainte-Trinité, augmentée au XVIIIe siècle d’un monastère des Basiléens gréco-catholiques. L’église des Saints-Apôtres-Pierre-et-Paul et l’église St-Jean-Baptiste, toutes deux remontant au XIVe siècle et construites selon le modèle de la tour carrée à trois étages, typique de Podolie, attestent aussi de leur présence ancienne. Ils n’étaient toutefois pas les égaux des Polonais, et ne disposèrent d’une juridiction indépendante que bon an mal an jusqu’en 1670, date à laquelle ils durent se subordonner à une administration commune. Le « Marché ukrainien » ne reçut ce nom qu’il y a quelques années, en souvenir du bâtiment de l’Hôtel de ville ukrainien qui devait s’y trouver jusqu’au XVIIe siècle, mais surtout pour faire bonne mesure avec le Marché polonais et le Marché arménien4. La communauté arménienne, forte de 300 familles au XVIe siècle (alors que Lemberg/Lwów en avait alors 60), contribue à la prospérité de cette ville marchande, qui se trouve sur les voies commerciales reliant la Pologne et l’espace baltique à la Mer Noire et la Moldavie. La ville maintenait des liens commerciaux avec la Crète, l’Italie, la Hongrie, la Bulgarie et la Moscovie. On peut imaginer l’immense place du marché arménien dans la vieille ville, concentrant les produits agricoles et d’élevage des riches terres noires de Podolie, approvisionnés par des caravanes de dizaines de chameaux venues du Levant et apportant tapis, tissus, épices et fruits séchés d’Orient. La ville connut son heure d’héroïsme lors des attaques des Cosaques de Bogdan Khmelnitski, auxquels elle résista à plusieurs reprises, protégeant d’ailleurs ses Juifs à l’intérieur de ses murailles. Mais elle dut se rendre aux assauts conjoints des Turcs et des Cosaques en 1672, malgré le sacrifice du commandant de la forteresse, Jerzy Michał Wołodyjowski, « le Hector de Kamenets, premier soldat de la respublica »,
4 Olga Plamenitska et al., Kam’ianets’-Podil’skyi, turystytchnyi putivnyk, Lviv, Tsentr Yevropy, 2003, p. 188-191.
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immortalisé par l’écrivain polonais Henryk Sienkiewicz dans la dernière partie de sa Trilogie, Messire Wołodyjowski (1888). En effet, autre ajout pittoresque à la multiculturalité de la ville, Kamenets dut endurer le joug turc durant 27 ans, de 1672 à 1699. Les traces de la présence ottomane subsistent encore aujourd’hui. Les Turcs réorganisèrent la ville comme chef-lieu de l’eyelet de Podolie, et érigèrent un minaret de 33 mètres de hauteur devant la Cathédrale St Pierre et Paul, alors transformée en mosquée, à l’instar de tous les autres lieux de culte de la ville. A leur départ, ils firent promettre de laisser le minaret en place, ce qui fut fait, même s’il fut promptement surmonté d’une statue de la Vierge Marie (fig. 2). Des vestiges d’art ottoman subsistent également dans l’église dominicaine St-Nicolas, notamment un mimbar, une chaire à laquelle conduit un escalier abondamment décoré de motifs géométriques islamiques. Fig. 2. Cathédrale catholique St-Pierre-et-St-Paul avec le minaret turc surmonté d’une statue de Vierge Marie, état actuel. Photo : Delphine Bechtel (2005)
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Fig. 3. Kamenets Podolski : vue du pont turc sur le faubourg juif de Karvasary, carte postale, fin XIXe siècle, légendée en ukrainien et polonais
La ville semble donc avoir vécu dans une assez grande harmonie religieuse durant trois siècles, exception faite aux Juifs qui sont mentionnés dès 1447, mais auxquels il était interdit de demeurer dans la ville plus de trois jours. Ils vivaient dans le faubourg de Karvasary − dont le nom dérive du turc « caravansérail » − qu’ils devaient regagner la nuit tombée. Ils furent admis puis interdits de manière répétée à la fin du XVIIe siècle. En 1757, une disputation publique fut tenue à l’instigation de l’Eglise, entre des rabbins locaux et Jacob Franck en personne5, à la suite de laquelle plus de mille exemplaires du Talmud furent brûlés sur la place publique. Cantonnés dans les faubourgs où ils exerçaient une importante activité commerciale et artisanale, ils étaient victimes de pétitions répétées des corporations, exigeant leur mise à l’écart. Les Juifs ne purent
Jacob Frank (1726-1791), originaire de Podolie, hérétique juif, adepte du faux-messie Shabbatai Tsevi. Il se convertit au catholicisme à Lvov en 1759, suivi par des centaines de fidèles, les Frankistes, qui voyaient en lui un messie.
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véritablement s’établir dans la vieille ville qu’à partir de la fin du XVIIIe siècle, voire du milieu du XIXe siècle (fig. 3, 4). Après la conquête tsariste des confins orientaux de la Pologne en 1793, l’Age d’or de ce joyau polono-ukraino-arménien prit fin. La ville perdit de son importance et déclina jusqu’au milieu du XIXe siècle. D’autres populations arrivèrent : des Russes fonctionnaires de l’administration et de l’armée, quelques Allemands (la communauté comptait 300 âmes réunies autour d’une Eglise luthérienne), et surtout des Juifs. Fig. 4. Synagogue et bastion de la forteresse, état actuel. Photo : Delphine Bechtel (2005)
Le régime tsariste ferma les écoles polonaises ainsi que de nombreuses institutions catholiques, les assignant à la confession orthodoxe et réduisant les Polonais à la portion congrue. Le nombre de catholiques enregistrés descendit à 4 150 en 1893 (même si 16 % se déclaraient encore Polonais par la nationalité) et à 2 160 en 1897 (6 % de la population). Les Ukrainiens, plus nombreux, ne furent guère mieux
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traités, les églises gréco-catholiques furent reconverties. Même si le régime avait une politique fortement antisémite et qu’aucun Juif ne pouvait prétendre à un poste de fonctionnaire, la population juive crût de façon astronomique : de 4 629 en 1847, leur nombre passa à 13 866 en 1893, 16 211 (44,84 % de la population totale) en 1897, et 23 430 (48 %) en 19136. En dépit d’une forte émigration vers les États-Unis, les Juifs constituaient près de la moitié de la population estimée à 60 000 au début de la Grande Guerre, un pourcentage qui allait encore augmenter avec l’afflux des réfugiés de Galicie et des bourgades des environs. Les Juifs étaient alors installés dans l’ensemble de la vieille ville (les beaux quartiers russes étaient alors dans le Novy plan) : ils tenaient presque tous les magasins et les stands sur le marché polonais. Ils étaient très majoritairement traditionalistes, même si le mouvement sioniste clandestin se répandit parmi la jeunesse au début du XXe siècle. Pourtant Kamenets Podolski, désormais ville russo-juive, n’allait plus jamais retrouver sa splendeur d’antan. Sa contribution économique et intellectuelle du XIXe siècle à la Première Guerre est celle d’une « contre-performance » (pour reprendre un terme choisi par Boerries Kuzmany pour parler de Brody7). En 1914, Kamenets n’était toujours pas reliée au chemin de fer, les transports se faisaient en voiture à cheval l’été, en traîneau l’hiver, et à travers la boue au printemps et à l’automne. La marchandise était rare et chère car surtaxée par les lourdes charges de transport. La ville ne possédait pratiquement pas d’industrie autre qu’alimentaire : une usine de bière (propriété de la famille Kleiderman), deux fabriques de cigarettes, deux fabriques d’eau de Seltz, deux manufactures de coton, quelques moulins, etc. La fonderie d’acier de Kramm, un Allemand venu s’installer au cours du XIXe siècle,
Kamenets-Podolsk u-sevivatah: sefer zikaron li-kehilot Yisra'el [Kamenets-Podolsk et ses environs : livre du souvenir des communautés juives], dir. A. Rosen, Ch. Sharig, Y. Bernstein, Tel Aviv, Association of Former Residents of Kamenets-Podolsk and Its Surroundings in Israel, 1965 (hébreu et yiddish), p. 22; Kamenetz-Podolsk: A Memorial to the Jewish Community Annihilated by the Nazis in 1941, éd. Leon S. Blatman, New York, Sponsors of the Kamenetz-Podolsk Memorial Book, 1966, p. 16 et 21. 7 Thèse de doctorat en cotutelle, Université de Vienne et de Paris IV, soutenance prévue en 2008-2009. 6
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pouvait seule prétendre à l’appellation d’industrie8. Capitale d’une région presque entièrement agricole, ville de casernes et de l’administration russe, elle restait un gros bourg commerçant, peuplé de petits bourgeois, d’artisans, et de quelques semi-intellectuels. Célébrités ou hurluberlus ? Quels sont les fils et filles de la ville ? Autant on a pu célébrer la Galicie comme un « berceau de célébrités » dont la plupart ont connu une destinée illustre9, autant la Podolie en manque cruellement. Si par chance quelqu’un de talent est né dans cette ville, on s’aperçoit en lisant sa biographie qu’il a sans doute réussi parce qu’il l’a quittée au plus vite. Le grand écrivain classique yiddish Mendele Moykher Seforim (18351917), qui n’y est pas né puisqu’il vient de Biélorussie, s’y installa en 1854, à 19 ans, mais n’y resta que quatre années avant de repartir pour Berditchev, Zhitomir (les vrais centres religieux et intellectuels juifs de Podolie) puis Odessa. C’est à Kamenets qu’il rencontra l’écrivain et poète Avrom Ber Gotlober, homme des Lumières qui l’initia à la littérature, la philosophie, l’histoire et la langue russe. Mendele enseigna durant deux ans au lycée de garçons juifs de Kamenets avant de fuir l’ennui en partant pour Berditchev. Il l’immortalisa tout de même dans son premier roman, Le Petit homme (1864-65), sous l’appellation de Tsvuatshits (« la ville des faux culs »). Le héros, Isaac Abraham, un jeune dadais juif qui veut réussir dans la vie, quitte rapidement le seul homme honnête de la ville, Gutman, alter-ego de Gotlober, un Juif éclairé qui parle un bon allemand et vit difficilement de sa plume. Il entre ensuite au service de différents bourgeois corrompus, des « faux culs » dont le premier l’accueille par cette question inimitable, en russe : « Shto ty tak smotrish, bolvan ? » (‘qu’est ce que tu m’zyeutes, andouille ?’10) et ne s’adresse à lui que dans Kamenetz-Podolsk: A Memorial to the Jewish Community, op. cit., p. 20-21. Delphine Bechtel, « Galizien, Galicja, Galitsye, Halytchyna : Le mythe de la Galicie, de la disparition à la résurrection », Cultures d’Europe Centrale, n° 4 : Le mythe des confins, Paris, CIRCE, 2004, p. 56-77. 10 Mendele Moykher Seforim, Dos kleyne mentshele, cité ici d’après Ale shriftn, t. 1, New York, Hebrew Publishing Co., s.d., p. 68. Trad. anglaise : « The little man », in Classic Yiddish Stories, ed. Ken Frieden, Syracuse, Syracuse UP, 2004, p. 18. 8 9
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un mélange cocasse de russe et de yiddish. Le roman, au passage, donne une idée des usages linguistiques chez les Juifs de Kamenets. Au terme de ce roman d’éducation satirique, les philistins et les rabbins de la ville sont parvenus à corrompre le jeune homme jusqu’à la moelle. Célébrité originaire de la ville, le baron David Günzburg (1857-1910), orientaliste juif russe, est bien né à Kamenets, mais s’est précipité pour aller faire ses études à Saint-Pétersbourg et n’y remit jamais les pieds. Un autre personnage du cru, plus haut en couleurs, est un certain Moïse Wilhelm Shapira, né en 1830 à Kamenets Podolski, que l’on retrouve dans les années 1850 à Jérusalem, converti à l’anglicanisme, ayant ouvert une boutique de bondieuseries dans la Rue arménienne. Il se met à pourvoir les musées européens en « faux » objets moabites en terre cuite qu’il confectionne lui-même, avec des inscriptions recopiées d’une stèle découverte à l’époque. Mais il est repéré par la police et se suicide à Rotterdam en 1884. Enfin, Leonid Stein (né en 1934 à Kamenets Podolski, mort en 1973 à Moscou), fameux joueur d’échecs soviétique, auquel Kasparov consacre même un chapitre, quitta la ville enfant. A part ces quelques transfuges, plus étranges que représentatifs, la ville a sombré dans une médiocrité léthargique aux confins sud de l’Empire tsariste. Il faut se représenter la stagnation générale en Podolie à l’époque. Au cours du XIXe siècle, la ville fut victime de plusieurs épidémies de choléra. Ustym Karmaliuk (1787-1835), sorte de Robin des bois ukrainien, un serf qui conduisit dans toute la Podolie des jacqueries contre les seigneurs polonais ou russes et réchappa plusieurs fois des geôles de Sibérie, entraîna plus de 20 000 paysans dans ses révoltes. Cela dit, même si la ville comptait au début du XIXe siècle un petit cercle de Décabristes qui y menait une activité clandestine, les cercles éclairés y restèrent très réduits, toutes populations confondues. N’y fonctionnaient que deux écoles théologiques, et il fallut attendre 1840 pour que le premier lycée russe y ouvre ses portes et ne devienne, lentement, la pépinière d’une modeste intelligentsia locale. Le médecin et historien local Jozef Rolle (1830-1894), d’origine polonaise, qui s’installe dans la ville en 1861 et y fonde un hôpital pour les pauvres, fait plutôt figure d’exception. La tradition multiculturelle de la ville va bientôt faire place à une histoire tragique, typique des villes d’Europe centrale dont elle fait
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incontestablement partie pour cela, faite d’affrontements entre les communautés, puis d’invasions par des puissances étrangères. Le nœud gordien : la guerre civile et les pogromes de 1919 Les ressorts de la tragédie se nouent durant la Première Guerre mondiale et la guerre civile en Ukraine. La situation est particulièrement terrible en Podolie, où vont s’affronter et occuper successivement la ville les troupes tsaristes, l’Armée Rouge (printemps 1919 puis été 1920), l’armée indépendantiste ukrainienne (juillet à novembre 1919, puis septembre 1920, puis fin novembre 1920-début 1921) et les Polonais (fin 1919 à juillet 1920). Kamenets change de gouvernement, de régime politique et économique, tous les quelques mois, et vit entourée des menaces de révolution et des exactions de bandes menées par des chefs de guerre locaux (dits « atamans ») et de pillards. La République Populaire ukrainienne, fondée en 1918 à Kiev, et où les minorités avaient au départ obtenu le droit à l’autonomie nationale culturelle, est déstabilisée par la guerre civile. Elle fait place fin avril 1918 à une dictature de droite, puis fin décembre, au Directoire conduit par le socialiste nationaliste Symon Petliura (1879-1926). Mais l’Armée rouge reprend Kiev et les armées en déroute commettent des pogromes. Entre 1917 et 1921, la Podolie va connaître 213 pogromes, la plupart commis par des troupes ukrainiennes, avec un total estimé à environ 100 000 victimes11. Le 15 février 1919, le pogrome de Proskurov en Podolie, conduit par le Général Semesenko, ataman de la troupe d’élite des Cosaques Zaporogues, fait 1 650 morts parmi la population civile juive. Les pogromistes vont de maison en maison durant six jours, tuant tous les habitants de manière barbare, torturant les enfants devant les parents, coupant des têtes. Le 18 février 1919, un pogrome similaire a lieu à Felshtyn, tuant la moitié des Juifs de la localité12. Le gouvernement 11 Selon Henry Abramson, A Prayer for the Governement : Ukrainians and Jews in Revolutionary Times 1917-1920, Cambridge, Harvard UP, 1999, p. 115, les troupes du Directoire sont responsables de 40 % des pogromes en Ukraine et les bandes ukrainiennes de 25 %, les armées blanches (Denikine) de 17 %. 12 Léo Motzkin (dir.), Les pogromes en Ukraine sous les Gouvernements ukrainiens (1917-1920), Paris, Comité des Délégations Juives, 1927, p. 53-55. Eliohu Tcherikover, Di ukrainer pogromen in yor 1919, New York, YIVO, 1965, chap. V.
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ne réagit pas. La population juive de Kamenets est terrorisée par la perspective que le cruel Semesenko ne fasse une descente sur la ville. Il existe plusieurs récits contradictoires de ces événements, écrits par des personnalités aux engagements politiques opposés. Tous s’accordaient à dire qu’après le pogrome de Proskurov, la population juive perdit confiance dans le mouvement ukrainien. Lorsqu’en avril 1919, les troupes bolcheviques entrèrent dans Kamenets, selon Eliohu Gumener, un avocat bundiste, « toute la ville les accueillit en grande parade, surtout la population juive, jeunes et vieux, riches et pauvres, tous étaient dans la rue, on était content, personne n’en doutait : ‘que les bolcheviques nous prennent tout ce que nous avons, mais ils nous laisseront la vie sauve’, affirmaient les bourgeois nantis13. » Le sioniste de gauche Goldelman écrit pareillement : « La jeunesse juive, même les gens qui étaient très éloignés des bolcheviques, comme les sionistes et les Tseirei Tsiyon (les Jeunes de Sion), et même de simples Juifs sans affiliation, s’engageaient volontairement dans les bataillons de l’Armée rouge. C’était pour eux une « autodéfense nationale ». Ce n’est pas au nom du socialisme ni par haine des Ukrainiens qu’ils allaient se battre contre les Zaporogues, mais pour protéger leurs parents, leur femme, leurs sœurs et leurs enfants d’un second massacre de Proskurov, du viol et de la violence.14 » Cette fois, sous la première occupation bolchevique, un « comité pour la sauvegarde de l’ordre » rassemblant Ukrainiens et Juifs fut formé, des gardes se constituèrent, le pogrome fut évité. Dans ce contexte, l’Armée rouge apparaissait comme le seul salut pour les Juifs, et les jeunes s’y engagèrent massivement. Par contrecoup, les Ukrainiens interprétèrent la guerre comme une guerre ethnique qui opposerait les Juifs, forcément bolcheviques, au mouvement indépendantiste ukrainien. A Kamenets, plusieurs dirigeants ukrainiens avaient menacé les représentants juifs de représailles sanglantes s’il s’y tenait la moindre activité en faveur de la Révolution : « au moindre soulèvement, il y aura un massacre15 ». Terrorisé, le rabbin Eliohu Gumener, A kapitl Ukraine: Tsvey yor in Podolye, Vilna, Shreberk, 1921, p. 31. Shloyme Goldelman, In goles bay di Ukrainer : briv fun a yidishn sotsyaldemocrat, Vienne, Hamon, 1921, p. 41. 15 « Yak bude vystup, bude riznia », cité par Gumener, op. cit., p. 19. 13 14
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de la ville obtint des socialistes juifs et même des bolcheviques la fermeture du club ouvrier (qui réunissait ouvriers ukrainiens et juifs) et la promesse de ne rien entreprendre. En février 1919, le gouvernement ukrainien, dirigée par Simon Petliura, ataman en chef des armées, avait été contraint de fuir Kiev. Il se rabattit en Podolie, d’abord à Vinnitsa, puis en avril 1919, tout au sud du pays, à Kamenets, qui deviendra la capitale provisoire du dernier tronçon indépendant de l’Ukraine jusqu’en novembre 1919. En 1918, le pédagogue Ivan Ogienko (1882-1972) y avait fondé l’Université ukrainienne d’État de Kamenets Podolski. Comme en 1918, le gouvernement avait besoin d’un ministre aux affaires juives pour donner bonne impression aux Juifs mais surtout à l’opinion publique internationale. Il nomma Pinkhos Krasny, un opportuniste qui y tiendra plutôt un rôle fantoche16. Le cabinet des ministres socialistes (Tchekhivski, Vynnytchenko) avait été renvoyé, remplacé par une formation plus marquée à droite. Petliura se distancia du Parti social-démocrate, dans l’idée de satisfaire les exigences de l’Entente17. Le cours du gouvernement devint de plus en plus nationaliste et droitier et se coupa des masses du peuple, dans un contexte de chaos général. Les troupes indépendantistes ukrainiennes s’approchèrent donc à nouveau de la ville, et les craintes se ravivèrent chez les Juifs. Fin mai 1919, l’incident de la « marche sur Orinin » mérite une analyse. Dans les villages des environs, des bandes ukrainiennes désorganisées, parfois sans affiliation, se « vengeaient » sur les civils juifs de l’avancée des troupes bolcheviques. Arriva à Kamenets la rumeur qu’un pogrome était imminent à Orinin, une localité voisine située entre Kamenets et le Zbrutch. De nuit, une troupe se constitua, formée de 60 à 70 gardes rouges, une soixantaine de jeunes Juifs, un officier. Arrivés à Orinin, ils constatèrent qu’il n’y avait pas de pogrome, mais ils se retrouvèrent 16 A la déclaration de la République populaire ukrainienne, le premier ministre aux affaires juives avait été le Socialiste-Révolutionnaire de gauche Isaac Nakhman Steinberg, puis Latski-Bartholdi, puis Abraham Revutski, qui démissionnèrent les uns après les autres. Krasny fut ensuite désigné par Petliura mais aucun parti juif ne le reconnut. Voir Leon Blatman, « Pinchos Krasny, Minister of Jewish Affairs », in Kamenetz-Podolsk: A Memorial to the Jewish Community Annihilated by the Nazis in 1941, op. cit., p. 76-85. 17 Yaroslav Hrytsak, Narys istoriï Ukraïny, Kiev, Heneza, 2000, p. 145.
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face à l’armée régulière, qui les attaqua d’un tir serré. Forcés de se défendre, ils remportèrent néanmoins la victoire, faisant parmi leurs adversaires une soixantaine de morts18. Ils rentrèrent à Kamenets victorieux et l’événement fut célébré comme un acte de bravoure ; les élites de la ville s’inquiétèrent néanmoins à juste titre des retombées de cette action. Cet incident démontre bien comment les bolcheviques utilisaient les pogromes pour mobiliser les Juifs et les inciter à se battre dans leurs rangs. Lors de leur première prise de la ville, ils s’étaient montrés peu agressifs sur le plan économique et politique. Un « conseil juif socialiste » rassemblant tous les partis de gauche avait certes liquidé la communauté religieuse (kehila) réputée conservatrice, mais avait pu continuer à gérer les écoles juives et la vie culturelle. Mais désormais, Petliura projetait une contre-offensive en Podolie. Les socialistes et les bolcheviques prirent la fuite. L’arrivée dans la ville du bataillon des forces armées ukrainiennes dirigé par le général Udovytchenko19 le 3 juin 1919 se solda par un pogrome de trois jours qui fit 52 morts civils, victimes des militaires et de la population locale enragée. Dans un contexte de pogromes permanents dans les bourgades et villages des environs (dans la bourgade de Kitaigorod, à 4 kilomètres, il y eut 78 victimes), ce bilan est encore ‘relativement’ modéré. On le doit à l’intervention directe du maire ukrainien, Kilimnik, social-démocrate et ami des Juifs. Le gouvernement ukrainien perdit Kamenets, sa dernière ville-refuge, et passa la frontière vers la Galicie polonaise. La population fuit. Les troupes polonaises resteront environ six mois, avant la reprise de la ville par l’Armée rouge. Le gouvernement ukrainien de Kamenets s’était montré impuissant à arrêter les massacres. De nombreux historiens ont cherché à défendre Petliura, qui n’a certes jamais ordonné les pogromes. Toutefois on a pointé aussi sa réaction tardive, les commissions d’enquête sans résultat, l’absence de condamnation des pogromistes. Les récentes recherches montrent même que les chefs de guerre visaient bien à une épuration Gumener, op. cit., p. 80-82. Oleksandr Ivanovitch Udovytchenko (1887-1975), se réfugia en Pologne, puis en France en 1924 où il vécut paisiblement jusqu’à sa mort. Beaucoup de pogromistes trouvèrent refuge à l’étranger. 18 19
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ethnique de la Podolie20. La situation se corsa dans la mesure où Petliura, exilé à Paris, fut assassiné en 1926 par un jeune Juif, Sholem Schwartzbard, qui avait perdu toute sa famille dans les pogromes et qui sortit acquitté de son procès. Aujourd’hui encore, les historiens ukrainiens mettent un point d’honneur à défendre le martyr Petliura21. D’autres historiens ukrainiens préfèrent garder un silence total sur les pogromes et faire comme s’ils n’avaient jamais eu lieu, tandis que d’autres les expliquent encore en invoquant le prétendu « judéobolchevisme »22. De la terreur bolchevique à l’invasion nazie, ou de Charybde en Scylla En été 1920, l’Armée rouge victorieuse reprit Kamenets. Immédiatement, ce fut la terreur. Une commission d’exception et un tribunal révolutionnaire composé de communistes étrangers à la région procédèrent à des condamnations sommaires. Le président était un Letton. Le commerce privé et les entreprises furent nationalisés. La récession économique était galopante. Les chrétiens fuyaient vers les campagnes, les Juifs passaient la frontière en masse vers la Galicie ou la Les documents rassemblés sur plus de 1 000 pages par Lidia Borisovna Miliakova (dir.), Kniga pogromov : pogromy na Ukraine, v Belorussii i evropeiskoi chasti Rossii v period grazhdanskoi voiny 1918-1922 gg. Sbornik dokumentov, Moscou, Rosspen, 2007. Voir aussi en français : Lidia Miliakova et Irina Ziuzina, « Le travail d’enquête des organisations juives sur les pogroms d’Ukraine, de Biélorussie et de Russie soviétique pendant la Guerre civile (1918-1922) », Le mouvement social, n° 222 –2008/1, « Enquêter sur la guerre », p. 61-80. 21 Taras Hunczak, Symon Petliura and the Jews, Toronto, Ukrainian Historical Association, 1985, exonère Petliura de la responsabilité des pogromes. Henry Abramson, A Prayer for the Governement : Ukrainians and Jews in Revolutionary Times 1917-1920, Cambridge, Harvard UP, 1999, p. 138, explique que son objectif premier était de conserver une armée forte et de ne pas contredire ses recrues et ses chefs. 22 Voir notamment Volodymyr Serhiitchuk, Usia pravda pro ievreis´ki pohromy: movoiu evidomykh dokumentiv i materialiv, Kiev, Kozaky, 1996 ; id., Pohromy v Ukraini 1914-1920: vid shtutchnykh stereotypiv do hirkoi pravdy, prykhovuvanoi v radians'kykh arkhivakh, Kiev, Telihy, 1998. Même Hrytsak, Narys historiï Ukraïny, op. cit., p. 145-146 attribue la responsabilité des pogromes aux Russes, aux bolcheviques, aux Russes blancs, aux Allemands et aux Autrichiens, aux socialistes juifs, à la bourgeoise juive qui se serait jetée dans la spéculation et le boursicotage et aux Juifs en général qui se sont engagés du côté de l’Armée rouge, citant un soldat ukrainien qui dit que « le Juif Trotski fait la guerre à l’Ukraine et tous les Juifs capitalistes le soutiennent » (p. 146). 20
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Bessarabie, et de là gagnaient la Palestine ou les États-Unis. La population connut une chute brutale. « Ruinés, persécutés et épuisés, les ouvriers juifs sont devenus indifférents à toutes les questions politiques et sociales », note alors le bundiste Gumener attristé23. Fin 1920, la cavalerie rouge fit une nouvelle descente sur Kamenets et se livra, cette fois, au pillage. La Tchéka fit exécuter des notables de la ville pour des délits futiles (avoir vendu une pièce d’or par exemple). La population dut enregistrer les marchandises, les outils d’ouvrier, les instruments de musique et même les meubles, et les déposer auprès des organes soviétiques. Les perquisitions à domicile étaient monnaie courante. Les métiers juifs, concentrés dans l’artisanat et le commerce, furent particulièrement touchés par cette étatisation. Gumener raconte alors : « Je rencontre un communiste, un ancien bundiste, qui est venu pour quelques jours à Kamenets. Il s’étonne de ce que nous vivions ici. Kamenets, dit-il, ressemble à un asile de fous. »24 La terreur s’amplifia. Le Président du conseil municipal, Miranski, Socialiste-révolutionnaire juif, et le maire Kilimnik, Social-démocrate ukrainien, qui avait soutenu les Juifs durant le pogrome, furent arrêtés. En 1926, il n’y avait plus que 12 774 Juifs, soit 30 % de la population totale qui descendit à 42 000 âmes25. Un comité américain rassemblant les diverses sociétés juives caritatives était encore toléré, sous le nom de YikGezKom, et soutint l’émigration vers les USA. Les années 1930 virent les persécutions s’aggraver encore. Les Polonais furent massivement déportés en Sibérie, au Kazakhstan. Après la terreur et la famine des années 1932-1933, la population ukrainienne connut des déportations et des massacres. L’athéisme violent fit des ravages dans la ville : les églises et les synagogues, d’une valeur architecturale et historique sans égale, furent détruites. L’église arménienne St-Nicolas, des XV-XVIe siècles, qui recelait de précieuses icônes, fut dynamitée, ainsi que l’église ukrainienne de la
Gumener, op. cit., p. 133. Gumener, op. cit., p. 145. 25 Mordechai Altshuler, Soviet Jewry on the Eve of the Holocaust, Jerusalem, Hebrew University, 1998. 23 24
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Sainte-Trinité et le couvent des Franciscains (fig. 5). La population de la ville descendit à 36 000 habitants, dont 13 797 juifs (38 %). C’est une ville anémiée et terrorisée qui subit en juillet 1941 l’invasion nazie. Kamenets constitua un terrain d’essai sinistre pour des massacres d’un type nouveau. Du 27 au 29 août 1941, y furent fusillés, par l’Einsatzkommando 5, des policiers et des SS sous le commandement du General SS Jeckeln, 23 600 juifs, dont environ 10 000 juifs de Kamenets et 14 000 Juifs chassés de Ruthénie subcarpathique vers l’Ukraine par les Hongrois. C’est le premier ‘massacre à 5 chiffres’ de la Shoah, précédant d’un mois Babi Yar (33 000 morts les 29-30 septembre 1941). Selon le Comité pour l’investigation des crimes commis par l’occupant allemand fasciste, 85 000 ‘citoyens soviétiques’ trouvèrent la mort à Kamenets durant la Seconde Guerre mondiale, dont plus de 5 000 soldats.
Fig. 5. Ruines de l’église arménienne, état actuel. Photo : Delphine Bechtel (2005)
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L’après-guerre : de la ville fantôme à la ville soviétisée, entre indifférence et amnésie Dans les années 1950, la vieille ville était une ville-fantôme, inhabitable, la population s’était réfugiée dans le Novy plan. La capitale de l’oblast de Podolie fut déplacée à Proskurov (rebaptisé Khmelnitskyi). Le pouvoir soviétique amorça une lente reconstruction dans les années 1960-1970, mais investit surtout dans la ville nouvelle, en érigeant des blocs d’appartements bordés de larges rues arborées. Il entreprit aussi de faire de Kamenets une ville industrielle en y implantant de nombreuses usines (15 entreprises de construction de machines, d’électricité et de métallurgie (Elektron, Elektromekhanitchnii), 11 usines d’alimentation, 7 usines de matériaux de construction, câbles, ciment, etc.). Cette industrialisation tardive apporta à la ville nouvelle un bien-être soviétique relativement paisible. La population remonta très lentement, elle dépassa en 1989 les 100 000 habitants, dont 2 000 Juifs et 2 000 Polonais. Aujourd’hui c’est une ville encore largement soviétique, en quête de modèles nouveaux. Le 60e anniversaire de la Victoire de la Grande Guerre patriotique fut commémoré en grande pompe en 2005, et le mémorial gigantesque à la mémoire des 5 000 soldats tombés pour la reconquête de la ville est le monument le plus impressionnant du Novy plan. Le musée local installé dans la forteresse consacre une salle à la Guerre, rappelant le chiffre de 85 000 victimes, mais sans un mot sur les Juifs. Une autre est consacrée aux élections ukrainiennes de 2004, où les rivaux Yushchenko et Ianoukovitch sont célébrés à part égale. Cette indétermination se retrouve dans le fait que les deux festivals les plus populaires de l’année sont le festival de chevalerie et le lancer de ballons sur le canyon du Smotritch. Ou encore qu’une étrange statue du Cosaque Khmelnitski, entre temps promu héros national ukrainien, se dresse devant les murs de la vieille ville, semblant la défendre, alors qu’il l’avait assaillie et défaite en 1672 aux côtés des Turcs ! La ville est lasse de son histoire et démontre une sorte d’indifférence au politique et une nostalgie des années 1970. L’historiographie de la ville laisse encore beaucoup à désirer et frise le révisionnisme, par exemple dans un lexique historique mis en ligne sur internet sous le titre en ukrainien Kamenets et sa
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région de A à Z et comportant 3 271 entrées, où le mot « juif » n’apparaît pas26. De plus, en 2003, le bâtiment des archives a brûlé par accident. Malgré le travail de restauration, important depuis l’époque soviétique, et l’arrivée régulière de quelques cars de pèlerins polonais, la ville est loin de réaliser son potentiel touristique : désolation et destruction sont omniprésentes dans le paysage urbain. La multiculturalité passée n’intéresse plus personne.
26 Oleg Budzey, « Kam’ianets’ i Kam’ianechtchyna vid A do Ia », http://www.tovtry.com/ua/history/book/kamjanechyna_a_ja.html.
OUJGOROD / UNGVAR ET MOUKATCHÉVO / MUNKÁCS : LES CONFINS DE LA HONGRIE EN UKRAINE SUB-CARPATIQUE Marc SAGNOL (Bureau du Livre, Moscou) La route la plus pittoresque pour parvenir à Oujgorod et dans la province d’Ukraine sub-carpatique n’est pas celle qui, partant de Lvov, traverse Stryj en laissant Drohobytch sur sa droite et file à l’assaut des Carpates. Cette large route, fréquentée par de nombreux camions sur l’axe Moscou-Kiev-Budapest, ne permet pas de saisir dans les moindres détails le changement majeur qui s’opère dans le paysage comme dans l’architecture des villes et des villages et dans la mentalité des habitants. Il convient bien plutôt de prendre la route adjacente, dans les montagnes, plus petite mais qui pénètre à l’intérieur de la Galicie, traverse de nombreuses petites villes anciennement polonaises comme Sambor et Stary Sambor, remarquables par leur hôtel de ville au milieu de la place du marché, leur église catholique baroque qui n’a plus beaucoup de fidèles, leur église uniate toute repeinte, leur ruine de synagogue presque oubliée, effacée de la mémoire vivante. Puis la route monte en serpentant dans les montagnes, l’extrémité orientale des Bieszczady polonaises, et ressemble en tous points aux paysages si particuliers que l’on trouvait en-deçà de la frontière, avec ces infiniment longues chaînes de montagnes couvertes de forêts en leur partie médiane, puis d’arbustes et de buissons où poussent les précieuses myrtilles, et enfin surmontées d’un alpage presque désert, nommé polonina caryjska (alpage du tsar), fait d’herbes et de cailloux où paissent en été les troupeaux de moutons. Soudain, la route se fait plus tortueuse, les alpages de Boberka et de Verkhina Yablounka, d’où on avait une vue sur la frontière polonaise, © Cultures d’Europe centrale n° 7 (2008)
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cèdent la place à des montagnes plus élevées que l’on franchit, au lieu dit Oujok, par un col presque inhabité si ce n’est par une ou deux fermes et un poste de police qui marque le passage entre deux oblast, deux régions administratives, celle de Lvov, en Galicie, et celle d’Oujgorod, en Transcarpatie. De 1919 à 1938, ce col qui franchit les Carpates était une véritable frontière, entre la Pologne au nord et la Tchécoslovaquie au sud, puisque la Ruthénie sub-carpatique, jadis hongroise, avait été rattachée à la nouvelle République tchécoslovaque par les Traités de Saint-Germain (1919) et de Trianon (1920), dans le but, notamment, d’assurer une continuité territoriale entre la Tchécoslovaquie et la Roumanie, tandis que la Galicie était redevenue polonaise, un siècle et demi après son annexion par l’Autriche. Jusqu’en 1918, cette frontière était une frontière interne à l’Empire austro-hongrois, mais une frontière importante quand même puisque la Galicie faisait partie de la moitié autrichienne (la Cisleithanie) tandis que la Ruthénie sub-carpatique appartenait à la moitié hongroise, la Transleithanie, et était à ce titre gouvernée par Budapest1. Aujourd’hui encore, la différence entre les deux versants des Carpates est visible. Sur le versant sud, qui descend de manière plus escarpée et abrupte vers la plaine, il n’y a plus aucune trace de Pologne, on se sent au contraire immédiatement happé par une atmosphère hongroise qui se lit sur certaines maisons et dans l’architecture des villages avec, en général, outre l’église ukrainienne uniate, une église catholique ou protestante, sobre, avec un unique clocher sur la façade. Et l’hôtel de ville, quand il y en a un, fait penser au style baroque Marie-Thérèse, avec une façade régulière utilisant généralement des couleurs ocre, avec un perron et des armes qui rappellent l’aigle autrichien. Cette impression est renforcée encore lorsqu’on arrive dans la plaine et dans la région frontalière, avec quelques villages presque totalement hongrois, des maisons ocre jaune à un seul étage, des magasins portant des enseignes en hongrois, des Sur cette ancienne frontière polono-hongroise, voir le très intéressant article de Csaba G. Kiss, « Une sorte de mur infranchissable. La dernière phase de la destruction des confins polono-hongrois dans les mémoires de Stanisław Vincenz », dans Cultures d’Europe centrale, n° 5, 2005, p. 115-126, et le livre de Stanisław Vincenz, Na wysokiej połoninie, Varsovie, Rój, 1936, réédition Sejny, Pogranicze, 2002, dont il cite des extraits.
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monuments aux morts hongrois, des stèles élevées en l’honneur de Petöfi, tout cela au milieu de ce qui fut jusqu’en 1991 l’Union soviétique. À l’époque hongroise, la région s’est appelée Karpatalia, puis à l’époque tchécoslovaque la Ruthénie sub-carpatique (Podkarpatská Rus), parce qu’elle est située aux pieds des Carpates. Les Russes et les Ukrainiens l’ont appelée Transcarpatie (Zakarpatia) car pour eux elle est au-delà des Carpates. Dans l’idéologie officielle soviétique puis ukrainienne, les Ruthènes, qui formaient la majorité (en fait relative) de la population dans cette région, se sont « rattachés » à l’Ukraine, leur mère patrie. Depuis le col, la route longe la rivière Ouj, que les Hongrois appellent Ung, et parvient après quelques courbes à la première grande ville, Oujgorod, qui est aussi la capitale régionale et que les Hongrois appelaient Ungvár (vár signifiant « ville », comme gorod en russe). La Grande encyclopédie de 1901 décrit ainsi cette ville : « Ungvar, ville de Hongrie, chef-lieu du comitat Ung, sur l’Ung ; 11 793 habitants (en 1890). La rivière forme une île où se trouvait l’ancienne forteresse, aujourd’hui transformée en séminaire. Sur la hauteur, on voit quelques ruines de bastions, c’est là qu’on a construit la cathédrale, l’évêché gréco-catholique et l’hôtel de ville. La ville a un lycée et une école normale grecque. Selon Anonymus (chroniqueur hongrois de la fin du XIIe siècle), la forteresse Ungvar existait déjà lors de l’arrivée des Hongrois en Europe : le duc Almos la prit et investit ensuite son fils Arpad du commandement. Depuis le XIVe siècle, la forteresse appartenait à la famille Hammonai-Drugeth. Marie-Thérèse en fit don à l’évêque de Munkács.2 » Un siècle plus tard, le Robert des noms propres nous apprend de la Transcarpatie et de sa capitale Oujgorod : « Sous le nom de Ruthénie, la région fit partie de la Russie kiévienne (Xe-XIe siècle), puis de la Hongrie, de l’Autriche et de l’Autriche-Hongrie. Elle fut cédée à la Tchécoslovaquie au Traité de Trianon (1920). Après les accords de Munich en 1938 (1er partage de la Tchécoslovaquie), le gouvernement de Prague constitua un gouvernement autonome ruthénien, avec à sa tête le 2
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père Augustin Vološin (9 octobre 1938). Le 2 novembre 1938, l’Allemagne et l’Italie forcèrent la Ruthénie à céder à la Hongrie ses districts septentrionaux [sic, en fait ses districts méridionaux, frontaliers de la Hongrie], y compris le chef-lieu Oujgorod. En mars 1939, après le deuxième partage de la Tchécoslovaquie, la Ruthénie proclama son indépendance, prenant le nom de Carpato-Ukraine, mais le lendemain, les Allemands autorisèrent la Hongrie à occuper et annexer la région. Après la Seconde Guerre mondiale, la Tchécoslovaquie, ayant obtenu ses frontières d’avant 1938, dut céder la Ruthénie à l’URSS par le traité du 29 juin 1945.3 » Cette présentation historique n’est pas extrêmement différente, par certains côtés, de celle que l’on trouvait dans la Grande encyclopédie soviétique, celle-ci insistant particulièrement sur les racines slaves de la ville : « Oujgorod. Une des plus vieilles villes slaves. La fondation d’Oujgorod, qui est considérée comme le centre originel des Croates blancs (bielye Horvathy), remonte, d’après les fouilles archéologiques actuelles (1948-1950), aux VIIIe-IXe siècles. Forteresse aux murs de pierre, avec un palais datant de 1598. À la fin du IXe siècle et au début du Xe, Oujgorod est tombée sous la domination des Magyars et fut totalement détruite. À partir du Xe siècle, elle fit partie de la Russie kiévienne. Après la partition de celle-ci en plusieurs principautés féodales, Oujgorod et toute la Ruthénie transcarpatique furent de nouveau occupées par les princes hongrois ; au début du XVIIIe siècle, Oujgorod s’est trouvée sous la domination de l’Autriche, à partir de 1867, de l’Empire austro-hongrois, à partir de 1919, de la République tchécoslovaque bourgeoise. En 1945, Oujgorod entra avec toute la Transcarpatie dans l’Ukraine soviétique. Au cours des années de pouvoir soviétique, la ville a vu se reconstruire d’anciennes industries et s’en construire de nouvelles… »4 [suit une énumération de tous les édifices importants construits ou reconstruits à l’époque soviétique]. Ce qui frappe dans ces articles de dictionnaires, c’est qu’ils sont toujours diplomatiquement corrects par rapport à la situation géopolitique de Grand Robert des noms propres, Paris, 1984, p. 3143 ; article repris à l’identique dans le Robert encyclopédique des noms propres de 2008. 4 Bolchaia sovietskaia encyclopedia, Moscou (antérieur à 1990) lettre OU, p. 668. 3
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l’époque. Ainsi, en 1901, la Grande encyclopédie présente Oujgorod comme une ville de Hongrie, qui a toujours été hongroise, tandis qu’en 1984 et en 2008, le Robert insiste plutôt, comme l’Encyclopédie soviétique, sur le fait qu’elle fit partie au XIe siècle de la Russie kiévienne. Lorsqu’on arrive à Oujgorod, on est saisi par la rareté des caractères authentiquement ukrainiens de cette ville. C’est en fait une ville occidentale, d’aspect hongrois ou austro-hongrois, avec en particulier un style d’églises propre à la chrétienté d’occident. Le plus grand édifice qui domine la ville, au sommet de la colline sur laquelle elle s’est bâtie, est un ancien monastère jésuite, datant de 1648 et qui ferait plutôt penser à une des grandes églises de Séville ou de Lisbonne, avec sa façade baroque blanche, ses colonnes, ses deux tours en forme de petits minarets qui se voient de loin, sa forme harmonieuse, et les guides ont beau la décrire comme une cathédrale gréco-catholique, il est difficile de leur faire foi et ce n’est qu’après avoir pénétré l’intérieur et vu l’iconostase et le chœur qu’on constate qu’elle est bien devenue, plus tard, une église de la chrétienté byzantine. De la gare, on entre dans la ville par la rue Moukatchevska, longue rue pauvre aux maisons basses qui a manifestement été, jadis, une des rues du quartier juif. Jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, la ville d’Oujgorod se divisait en quatre groupes sociaux, ethniques et religieux : les Hongrois, socialement, économiquement et politiquement dominants jusqu’à la Première Guerre, et qui formaient traditionnellement plus de 30 % de la population, étaient passés à 18 % entre les deux guerres. Ils commençaient à être supplantés par les colons tchèques et slovaques, représentants du nouveau pouvoir central de Prague, passés de moins de 10 % en 1900 à 32 % de la population en 1930, selon une encyclopédie tchécoslovaque de l’entre-deux-guerres, peut-être un peu partiale5. Les Ruthènes, traditionnellement paysans et montagnards, au nombre de 500 seulement dans la capitale en 1900 d’après une statistique de l’époque autrichienne6, formaient en 1933 un quart de la population soit 6 500 âmes. Quant aux Juifs, formant les classes moyennes et inférieures, 5 Tomáš Masaryk (éd), Masarykův slovník naučný, Prague, Československý kompas, 19251933, art. « Užhorod ». 6 Voir Ottův slovník naučný, Prague, Jan Otto, 1907, art. « Užhorod ».
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au nombre de 5 900 en 1900 et donc presque aussi importants que les Hongrois, ils étaient à peu près le même nombre en 1930 et représentaient, selon les statistiques, entre 23 et 28 % de la population de la ville. Tout cela faisait d’Oujgorod une petite mosaïque de peuples séparés par quartiers mais vivant aussi dans une entente relative. C’est ainsi qu’aujourd’hui encore, venant de cette ancienne rue juive, on débouche sur la place Petöfi, du nom du poète national hongrois, avec un monument en son honneur et une église, puis on traverse l’Ouj et on remarque sur la rive un édifice imposant, d’architecture néo-mauresque, que les guides présentent comme étant la Philharmonie. Il s’agit en fait de l’ancienne Grande synagogue, élevée en 1904, sur un des lieux les plus prestigieux du centre-ville, lorsque la communauté juive prit de l’ampleur et acquit une certaine position sociale (fig. 1). C’est en effet de cette rive de l’Ouj qu’on a la vue la plus classique sur la ville d’Oujgorod avec au premier plan la Philharmonie-synagogue et au second plan l’ancien collège jésuite. Cette vue est tellement classique qu’elle est présentée, dans un livre sur l’Ukraine réalisé en 1988 par la diaspora ukrainienne de l’étranger, qui cache bien les deux anciennes attributions de ces bâtiments : « Bâtie au XVIIIe siècle (sic, pour 1904), la Philharmonie se trouve à côté de la cathédrale d’Oujgorod.7 » La langue russe reste en usage courant à Oujgorod, mais on entend aussi parler l’ukrainien et le hongrois. La communauté hongroise, qui constitue une minorité de 8 % d’habitants (environ 10 000 sur 125 000 habitants), n’a pas perdu sa langue ni sa culture malgré les nombreuses années de russification et d’ukrainisation. Elle a plusieurs journaux et périodiques et entretient des écoles dont la langue d’enseignement est le hongrois. Elle jouit encore d’un grand prestige culturel et est fière de ses artistes, comme par exemple le peintre Tiberi Szilvasi (ou Silvachi) et sa fille Ilona, peintre également, tous deux très connus à Kiev.
7 Peter Kardash (dir.) Ukraine and Ukrainians, Melbourne, Peter Lockwood, Fortuna Publishers, 1988, p. 144.
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Fig. 1. Ancienne synagogue d’Oujgorod, aujourd’hui Philharmonie municipale, état actuel. Photo : Delphine Bechtel (2006)
Aujourd’hui encore, l’irrédentisme hongrois dans cette province est très fort et, même à l’époque du socialisme réel où régnait la langue de bois, les Hongrois avaient des relations tendues non seulement avec la Roumanie en raison de la Transylvanie, mais aussi avec l’URSS à cause d’Ungvar / Oujgorod et de Munkács / Moukatchévo, et plus encore des petits villages frontaliers. En effet, lorsqu’on regarde une carte ethnique de la région de Transcarpatie, on constate que, si les Carpates proprement dites avec leurs villages montagneux sont majoritairement ruthènes, y compris aujourd’hui les deux grandes villes d’Oujgorod et de Moukatchévo, toute la plaine frontalière de la Hongrie, avec en particulier les villes de Csop / Tchop, Nagydobrony / Velika Dobrony, Csongor / Tchomonyn, Mezökaszony / Kochini et aussi Beregszász / Beregovo restent encore majoritairement hongrois : entre Moukatchévo et Tchop par exemple,
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les noms des villages sont aujourd’hui en deux langues, les noms des rues aussi (souvent en l’honneur de Sandor Petöfi ou d’autres personnages hongrois), et même parfois les enseignes de certains magasins, sans parler des églises catholiques et protestantes qui donnent des offices en langue hongroise. La deuxième grande ville d’Ukraine sub-carpatique est Moukatchévo / Mukačevo en tchèque ou Munkács en hongrois. C’est une ville d’importance semblable à Oujgorod ou à peine plus petite et qui aurait bien pu devenir la capitale de la région, d’autant qu’elle a été longtemps, depuis le XVe siècle, le siège d’un évêché de l’église catholique, transféré en 1777 à Ungvar, et que l’évêché gréco-catholique actuel porte toujours le nom d’évêché de Moukatchévo, tout en ayant son siège à Oujgorod. Cette particularité est signalée dès le XIXe siècle, dans le Larousse : « Munkács ou Mongatch, ville de l’Empire d’Autriche, en Hongrie, comitat et à 21 km au nord de Beregh-Szasz, 5 000 hab., évêché dont le titulaire réside à Ungvar. Entrepôts de sel ; fabrication de poêles en terre et de draps grossiers. Dans les environs, mines de fer et forge, exploitation et raffineries. L’ancien château-fort de Munkács est aujourd’hui transformé en prison d’État.8 » Les informations les plus exhaustives sur l’histoire glorieuse de la ville de Moukatchévo sont fournies par le Meyers Lexikon de 1928 et l’encyclopédie tchécoslovaque Masaryk de 1929. Meyers nous apprend : « Munkács (ruth. Mukačevo), ville avec un magistrat en Ruthénie subcarpatique, sur la Latorica et la voie ferrée Csop-Stryj. En 1921, 20 865 hab., juifs, ruthènes et hongrois. Château, école de commerce, lycée. Vignobles aux alentours. Histoire : Munkács, cité comme château royal à l’époque des Arpad, revint au XIVe siècle au prince ruthène Koriatovitch, puis au prince serbe Georg Brankovitch, de 1445 à 1493 aux Hunyady, puis fut disputé aux XVIe et XVIIe siècles entre les Habsbourg et les princes de Transylvanie. Après l’éviction de Emmerich (Imre) Thököly, son épouse Hélène (Ilona) Zrínyi tint la forteresse pendant trois ans (1686-88) contre les Impériaux. Munkács fut aussi un
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Larousse, Grand dictionnaire universel, Paris (antérieur à 1865), art. « Munkács ».
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point d’appui de Franz Rakoczy II. Au traité de Trianon, Munkács est revenu à la Tchécoslovaquie.9 » Il est donc intéressant de voir comment la Tchécoslovaquie de l’entre-deux-guerres présente cette ville : « Mukačevo, ville de Ruthénie sub-carpatique, sur la rive droite de la Latorice, à 110 m au-dessus du niveau de la mer. 20 865 habitants de nationalités mêlées : 7 % de Tchécoslovaques, 25 % de Ruthènes, 2 % d’Allemands, 24 % de Hongrois, 42 % de Juifs. [On est frappé bien sûr par le petit nombre de Tchécoslovaques, certainement surévalué du reste]. Selon la religion : 21 % de catholiques, 23 % de catholiques grecs, 7 % de calvinistes et 48 % de juifs, si bien qu’on a appelé cette ville la "Jérusalem tchécoslovaque". Hôtel de ville de style Sécession, château de Schönborn, églises, synagogues et 30 maisons de prière juives. Siège d’un évêché depuis le XVe siècle, transféré en 1777 à Oujgorod mais portant toujours le nom "d’évêché de Munkács". Depuis 1359, prince ruthène Fedor Koriatovitch, puis princes de Transylvanie. Depuis 1728, la ville appartient à Schönborn.10 ». Parmi les raisons qui ont dû présider au choix d’Oujgorod comme capitale régionale lors de la fondation de la Tchécoslovaquie en 1919, outre le siège de l’évêché, il y avait certainement la plus grande proximité de cette ville pour qui venait de Prague et de Bratislava, et donc sa colonisation plus facile, tandis que Moukatchévo est enserrée dans les montagnes. Mais c’est aussi et surtout son caractère plus « slave » et donc plus facilement assimilable par le nouvel État que ne l’était la ville magyaro-juive de Moukatchévo qui a dû jouer. Si à Oujgorod les Slaves (Ruthènes, Tchèques et Slovaques) atteignaient entre les deux guerres plus de 50 % de la population, ils n’en constituaient que 32 % (7 % de Slovaques et 25 % de Ruthènes) en 1929 à Moukatchévo, tandis que les Hongrois étaient 24 % et les Juifs 42 %, ces derniers constituant donc la majorité relative et presque absolue de la ville.
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Meyers Lexikon, Leipzig, Bibliographisches Institut, 1928, art. « Munkács ». Masarykův slovník naučný, op. cit., art. « Mukačevo ».
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C’est bien du reste l’impression qui ressortait du reportage d’Albert Londres réalisé en 1930 en Europe de l’est et particulièrement en Ukraine sub-carpatique. Albert Londres, en arrivant à Moukatchévo, semblait ne plus voir que des Juifs grouillant dans la gare, dans les rues, sur les marchés : « Mais d’où sortent-ils ? Alors les voilà dans leur Russie sub-carpatique ? (…) Et ce n’est que Mukačevo ! Que cachent les ravins et les crêtes des Carpates ? Qui leur a indiqué le chemin de ce pays ? Quel ange de la nuit les a conduits ici ? La détresse ou la peur ? Les deux.11 » Albert Londres est arrivé en train, venant de Prague, et a dû changer dans une petite ville avant d’arriver à Moukatchévo. « Et les voilà ! Voilà les Juifs ! J’ai tout de suite pensé à des personnages extraordinaires descendus de la planète la moins explorée ; mais c’était bien les Juifs. Ils étaient tout noirs sur la neige et leur barbe et leur caftan leur donnaient l’allure d’autant de cyprès.12 » Albert Londres tente de les photographier et de leur adresser la parole, mais sans succès. « Comme dans ces pays on parle onze langues dont les plus connues sont le petitrusse, le tchèque, le magyar et le yiddish, mon français n’était guère victorieux.13 » Enfin, tous montent dans le tortillard les menant à Moukatchévo : « Il n’y avait plus maintenant dans ce pays que notre train et la neige. Les steppes étaient blanches jusque là-bas, très loin, jusqu’aux montagnes, et les montagnes étaient blanches jusqu’au ciel. Soudain, j’entends comme une mélopée emplir le compartiment voisin, une phrase grave et chantante. Je collai mon front contre la tôle ajourée. L’un des cyprès pensants était planté dans un coin du réduit. Les yeux clos, les papillotes en folie, le visage visité par l’extase, le corps oscillant avec la régularité d’un pendule, il psalmodiait. Les autres, debout également, le dos voûté, la tête penchée, les paupières baissées, frémissant du haut en bas, remuaient les lèvres. (…)
11 Albert Londres, Le Juif errant est arrivé (1930), réédition Paris, Le serpent à plumes, 1998, p. 73. 12 Ibid., p. 68-69. 13 Ibid., p. 70.
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Les monts Carpates se fussent écroulés au milieu d’eux qu’ils eussent continué de tressaillir, non sous le choc, mais pour la gloire du dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob14 ».
Si Albert Londres n’est pas parvenu à photographier les Juifs de Moukatchévo, un témoignage photographique bouleversant nous a été transmis par Roman Vishniac, qui s’est rendu en Ukraine sub-carpatique vers 1935-1938 et en a ramené un grand nombre de clichés de la communauté juive peu avant sa disparition. Sur les 180 photos publiées dans Un monde disparu et présentées récemment au Musée d’art et d’histoire du judaïsme à Paris, 57, soit presque le tiers, ont été prises en Ukraine sub-carpatique : Oujgorod, Moukatchévo15, Chust, Beregovo ou Vrna Arpa. Elles nous restituent une image de ce pays qui tranche avec la réalité d’aujourd’hui, une image qui semble tout à fait irréelle, comme issue d’une « mémoire potentielle », selon l’acception que Georges Perec donne à ce terme : « Ce lieu fait partie pour nous d’une mémoire potentielle, nos parents, nos grands-parents auraient pu s’y trouver ».16 Il ne reste plus rien, en effet, de ce monde juif disparu du paysage de Moukatchévo. Du 21 au 23 avril 1944, quelques mois avant l’arrivée de l’armée rouge, les Allemands ont déporté tous les Juifs d’Oujgorod et de Moukatchévo en direction d’Auschwitz, comme ils l’ont fait pour les Juifs de Hongrie au cours de cet été-là. Curieusement, cette information n’est pas parvenue au rédacteur de l’encyclopédie Herder qui écrit en 1955, soit 11 ans après : « Munkács, ukr. Mukačevo, ville de l’Ukraine sub-carpatique soviétique, sur la Latorica. En 1941 : 31 600 habitants dont 50 % de Juifs. Raffinerie de pétrole, évêché catholique.17 »
Ibid. p.71-72 Roman Vishniac, Un monde disparu, préface d’Elie Wiesel, Paris, Seuil, 1984 (1ère édition en anglais, New York, Schocken, 1975). Sur la photo n° 93, on voit à l’arrière-plan la synagogue de Moukatchévo, sur la photo 127, l’hôtel de ville. 16 Georges Perec, Récits d’Ellis Island, Paris, éd. du Sorbier 1980, p. 41. Sur ce concept, voir notre article : « Georges Perec, littérature du déracinement » dans les Temps Modernes, n° 642, février-mars 2007, p. 66. 17 Der große Herder, Freiburg, Herder, 1955, art. « Munkács ». 14 15
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Marc Sagnol Fig. 2. Hôtel de ville de Moukatchévo, état actuel. Photo : Marc Sagnol (2007)
La visite de Moukatchévo nous conduira en plein centre ville, sur la vaste place où se trouve l’hôtel de ville, bâtiment aux arcades néogothiques et aux nombreuses tours avec des clochetons sur lesquels flotte un drapeau ukrainien (fig. 1). En face se trouve une église qui semble ukrainienne, même si elle a sûrement été hongroise. Devant l’hôtel de ville, un monument soviétique rappelle que l’Armée rouge a libéré la ville en octobre 1944. Non loin de là, une église catholique hongroise, très sobre, avec un clocher au-dessus de la façade et deux au-dessus du chœur. Puis, à proximité, dans le même quartier, se trouve une église réformée hongroise avec une tour et un clocher orné de quatre clochetons, fondée par l’empereur Joseph II et consacrée en 1795, comme l’indique une inscription sur le fronton de la porte d’entrée : « haec sancta domus ad gloriam sacrae trinitatis inductus sacratis majest. Josef II rom. imp. et Regis proprio sumptu ecclesiae
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helveeticae confessioniss munkacsiensis est e extructa A.D. MDCCXCV18. L’inttérieur est très ausstère, comme le veut v la tradition dde cette « église helvéétique » (calvinistee). Près de là se trouve un autre édiifice important, le théâtre dramatique russe. r Un peu pluus loin, on arrive à quelques rues qui semblent s avoir étéé celles du quartierr juif, autour du m marché couvert. Effecctivement, en reggardant bien le no om des rues, on découvre avec étonn nement une rue Raoul R Wallenstein, du nom de ce dip plomate suédois en poste à Budapest pendant la guerre, qui q a sauvé de la ddéportation des millieers de Juifs hongrrois puis fut arrêté par les Soviétiqques et disparut sans qu’on sache aujouurd’hui encore où ili a été déporté et aassassiné.
Fig. 2. 2 Moukatchévo : rue Raoul R Wallenstein et plaque p commémorant lles Juifs de la ville. Photo : Marc Sagn nol (2007)
Ce C nom de rue attribué à un Suéd dois, inattendu daans la ville de Mouukatchévo, au centtre de l’Ukraine suub-carpatique, est finalement très repréésentatif et caractéristique de cees confins entree les cultures 18 « Cette C sainte demeure a été bâtie à la gloiree de la Sainte Trinitéé, en vertu de son sermeent, par sa majesté l'E Empereur romain Josep ph II et aux propres ffrais de ce Roi, au bénéffice de l'église munkacssienne de confession helvétique h en l’an de grrâce 1795. »
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hongroise, juive et soviétique. Sous le nom de la rue, une autre plaque, avec un chandelier à sept branches, indique en ukrainien et en hébreu : « Ici commencèrent en 1944 la marche vers la mort et l’éternité pour des milliers de Juifs. » (fig. 3) Et juste en face de cette rue, on reconnaît sans peine le bâtiment de l’ancienne synagogue qui semble avoir été transformée en usine, aujourd’hui désaffectée. D’autres rues de ce quartier permettent de se faire très vaguement une idée du monde qu’ont rencontré Albert Londres et Roman Vishniac dans les années 1930, quelques années seulement avant son extinction. La seule curiosité touristique que les guides recommandent de visiter à Moukatchévo est la forteresse. Aujourd’hui, Moukatchévo est une ville majoritairement ukrainienne, avec une minorité hongroise, peut-être 15 ou 20 % de la population. Lorsqu’on discute avec les habitants de la région, ils affirment parler une langue différente de l’ukrainien parlé dans le reste de l’Ukraine (lequel a déjà beaucoup de disparités, surtout entre l’ouest et l’est). Ici, la langue est mâtinée de mots hongrois et aussi allemands. Par exemple, m’a dit un jeune homme que j’ai pris en auto-stop, chez ses grands-parents, pour dire « prendre son petitdéjeuner », ils ne disent pas zavtrakat’ (russe) ou snidaty (ukrainien) mais frchtikovat’ (de l’allemand frühstücken). Pour certains termes, ils emploient le mot hongrois (par exemple krumpli « pommes de terre »). Tout autour de ces deux grandes villes, quand on arrive dans les petits villages ou les villes moyennes comme Tchop, on constate une influence hongroise beaucoup plus forte, aussi bien à la frontière hongroise qu’à la frontière slovaque. Car là n’est pas le moindre des paradoxes de cette région de confins par excellence : les villages situés à la frontière entre l’Ukraine et la Slovaquie ne sont ni ukrainiens ni slovaques, mais hongrois, comme l’est par exemple le petit village de Szelmenc (en hongrois), ou Selmence (en slovaque) ou Selmentsy (en ukrainien), au milieu duquel vient d’être ouvert un poste frontière (pour piétons seulement) soixante ans après la partition du village, tout d’abord entre la Tchécoslovaquie et l’URSS, aujourd’hui entre la Slovaquie et l’Ukraine19. 19 Voir l’article de Miklós Zelei « Réunification aux confins de l’Union européenne. Et le rideau de fer tomba le 23 décembre 2005 » dans Courrier international, n° 799, 23 février-1er mars 2006.
ZARA / ZADAR : PARTAGE ET HÉRITAGE D’UN JARDIN DE VILLE Daniel BARIC (Université François-Rabelais, Tours) Dans les travaux consacrés à la côte orientale de l’Adriatique, le terme de convivenza est habituellement utilisé par les historiens pour définir un mode de coexistence, qui fut harmonieux dans l’ensemble, sur ce territoire où cohabitèrent différentes populations, celles de langue italienne, les Slaves du Sud (Croates, Serbes et Monténégrins principalement) et les Albanais. Ce « vivre ensemble » qualifie pour l’essentiel la rencontre des « Slaves de l'intérieur » avec la « civilisation latino-italienne » de la côte. Les lieux de cette rencontre sont les villes côtières et dans ces villes, les lieux publics qui ont favorisé le dialogue quotidien entre les populations, par exemple les rues principales des villes, à l’instar du Stradun (la grand’rue) de Raguse, aujourd’hui Dubrovnik1. Ce sont donc les centres urbains qui recèleraient le plus grand nombre d’endroits où les différentes populations de cette région ont pu se côtoyer. Un tel lieu public pourrait ainsi révéler la teneur et la consistance à travers le temps de cette coexistence sans heurts violents que le mot convivenza présuppose. Parmi les villes de la côte adriatique, la capitale de la Dalmatie, Zara en italien, Zadar pour les Croates et les Francesco Semi, Vanni Tacconi (dir.), Dalmazia : Le figure più rappresentative della civiltà dalmata, Udine, Del Bianco, 1992, p. 605. Miroslav Bertoša livre des analyses sur le terme suživot (et son contraire ne-suživot) calqué sur l’italien et apparu en Croatie dans les années 1980 dans Istra između zbilje i fikcije [L’Istrie entre réalité et fiction], Zagreb, Matica Hrvatska, 1993, p. 85-111, en particulier p. 89. Sur le contexte général et la question de la nature de cette cohabitation, la synthèse de Gilbert Bosetti permet de faire le point : De Trieste à Dubrovnik. Une ligne de fracture de l’Europe, Grenoble, Ellug, 2006.
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Serbes, occupe une place particulière, parce qu’elle fut le centre administratif et militaire de toute la Dalmatie durant l’époque vénitienne et autrichienne. Elle accueillit à ce titre des populations très diverses, sans devenir cependant la ville la plus peuplée ni celle dont l’activité économique fut la plus significative en Dalmatie (comme ce fut le cas de Spalato / Split)2. Outre les populations de langue italienne, les Croates, les Albanais et les Juifs présents depuis le Moyen-Age et les Serbes depuis l’époque moderne, la ville vit venir s’installer à partir de 1815, avec l’incorporation de la Dalmatie à l’Autriche pour plus d’un siècle, jusqu’à la fin de l’Empire habsbourgeois, des Autrichiens, des Allemands ou bien encore des Hongrois. Avec le rattachement de la Dalmatie à l’Autriche, des liens nouveaux furent tissés avec l’Europe centrale3. Or le basculement de la Dalmatie avec sa capitale de la sphère vénitienne vers l’espace centre-européen n’a pas été sans introduire une modification des rapports entre les populations en présence. Les lieux publics, dans la mesure où ils sont liés aux habitudes sociales, ont été affectés par ce changement. Mais des répercussions ont-elles été sensibles dans les rapports des populations entre elles ? Un lieu public est particulièrement emblématique de cette nouvelle ère qui s’ouvre avec l’arrivée des Autrichiens : c’est le jardin créé par un général en poste à Zara / Zadar sur un bastion des murailles qui enserrent la ville depuis le XVIe siècle. Cet endroit a immédiatement été adopté par toute la population de la ville. Dénommé Volksgarten durant la période autrichienne jusqu’en 1918, il a été reconnu comme un lieu emblématique de la ville par les voyageurs et les guides. Puis, de 1920 à 1944, le jardin public de la ville, devenue enclave italienne en terre slave, Zara/Zadar comptait 13 000 habitants en 1900, 14 000 en 1910, alors que Spalato/Split en comptait 18 500 en 1900 et 21 400 en 1910. Voir Egidio Ivetic, « Studio delle società urbane dell’Adriatico orientale », in Michele Pietro Ghezzo (dir.), L’Istria e la Dalmazia nel XIX. secolo, Venise, Atti e memorie della società dalmata di storia patria, 2001. 3 Sur l’histoire des populations, voir la dernière synthèse d’histoire urbaine, Prošlost Zadra [Le Passé de Zadar] parue en trois volumes, Mate Suić, Zadar u starom vijeku [Zadar dans l’Antiquité], Zadar, Filozofski Fakultet, 1981 ; Nada Klaić et Ivo Petricioli, Zadar u srednjem vijeku [Zadar durant le Moyen-Age], Zadar, Filozofski Fakultet, 1986 ; Tomislav Raukar, Ivo Petricioli, Franjo Svelec, Šime Perišić, Zadar pod mletačkom upravom [Zadar sous l’administration vénitienne], Zadar, Filozofski Fakultet, 1987. 2
Zara / Zadar Z : partage et hérita tage d’un jardin de ville
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devieent une preuve de l’italianité de Zaraa, sous le nom de ggiardino pubblico. Avecc l’entrée des parttisans yougoslavess en 1944 dans laa ville devenue Zadaar commence une ère nouvelle : le Parc dit « des enffants », le Dječji park,, est alors délaisséé par les autorités locales et par les promeneurs et ce, pendant p des décenn nies.
Figg. 1. Depuis le jardin, le promeneur aperçoit la porte monumentalee vénitienne que surmonte la casernee autrichienne, aujourd d’hui siège des archivess de la ville. Photo : Daniel Barric (2007)
Le L projet du gén néral Ludwig von n Welden en Daalmatie (182919918) : naissance d’un d Volksgarten n En E Dalmatie, contrrairement à la situuation dans les Co onfins militaires tout proches, l’armée autrichienne n’arrrive pas au début du XIXe siècle avec l’ambition d’y fairre fonctionner un système de contrô ôle militaire des fronttières. Mais c’est to out de même un militaire m qui est sysstématiquement
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nommé gouverneur. Il n’en reste pas moins que les responsables autrichiens ont parfois voulu marquer les esprits par une intention qui n’est pas éloignée de celle des militaires des Confins. Mais la tentative d’acclimatation du mode de pensée autrichien en Dalmatie a dû choisir des voies plus détournées que les cours de langue allemande pour atteindre un plus grand nombre de personnes. Tel est le cas du projet de Friedrich Ludwig von Welden. Le baron Ludwig von Welden, né dans le Wurtemberg en 1780, entre tôt au service des Habsbourg. Conseiller militaire durant le Congrès de Vienne, il dirige en 1824-1825 l’office topographique et la chancellerie centrale du dessin à Vienne. Après avoir été volontaire en Grèce, ce qui déplaît aux autorités militaires autrichiennes, il est nommé en Dalmatie4. Il y reste de 1828 à 1830. A partir de 1838, il commande la division styrienne à Graz. Après avoir été commandant militaire au Tyrol, il prend sa retraite en 1851 et décède deux ans plus tard. Le général Welden arrive à l’été 1828 à Zadar. Officier, il ne se veut pas moins explorateur des terres du pays que son service lui permet de découvrir. En tant que commandant de la garnison de Zadar, il s’adonne à l’exploration systématique de la région, avant tout de la flore. Le résultat de ses recherches est présenté dans une étude sur la végétation dalmate (Über die Vegetation Dalmatiens). Comme chez nombre de voyageurs qui ont traversé ces régions au XVIIIe puis au XIXe siècles, son observation du milieu naturel et des populations qui y vivent lui inspire des réflexions sur leur état de développement. Il n’est d’ailleurs pas pessimiste sur le fond ; il pense qu’il serait possible de transformer ces hommes, « qui se trouvent dans le plus grossier état de nature ». Il est raisonnable de penser cependant qu’ils accèderont à « une meilleure culture »5. Ce qui leur fait défaut pour l’instant, c’est un « manque de commerce, de communication avec les nations civilisées ». Ce sont des Ivan Pederin, « Franz Petter u Dalmaciji » [Franz Petteren Dalmatie], Radovi Filozofskog Fakulteta Zadar, n° 12, 1973-4, p. 105-125. 5 « Uomini nel più rozzo stato di natura, e però suscettibili di una miglior coltura » (les traductions sont de l’auteur). F. L. von Welden, Cenni sull’Albania e Montenegro estratti da una descrizione della Dalmazia ancora inedita dal generale Barone di Welden, manuscrit, Bibliothèque scientifique de Zadar (NKZ, ms 793), 1830, p. 62. 4
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facteurs extérieurs qui ont empêché l’adoption de meilleurs usages : le système politique, la géographie, le sol ingrat. Autrement dit, en corrigeant ces points négatifs, en particulier l’absence de vie sociale qui ne permet pas aux populations issues de différentes provinces de l’Empire de se rencontrer, il sera possible de donner naissance à une société moderne. Ainsi les activités de botaniste de Welden ne s’épuisent-elles pas dans la taxinomie. Elles se prolongent par une réflexion sur l’état de développement culturel des peuples de la monarchie. Ces deux manières de regarder le monde qui l’entoure, il les réunit en projetant la réalisation d’un jardin public. En quelques mois, il trouve l’emplacement, se procure les surgeons et organise un parcours du promeneur parmi les plantes. Il rend compte dès la fin de l’hiver de l’aspect que prend ce jardin. Il est planté « sur un des plus hauts bastions de la forteresse de Zara ». La description fournie par Welden lui-même suit les étapes de la découverte par le promeneur : « Un large chemin le longe tout autour, en menant devant un kiosque et un café, enfin en différents virages assez doux il monte jusqu’au sommet, d’où l’on a une vue somptueuse vers le nord-ouest, sur les sommets enneigés du Velebit et sur la Bukovica, la partie la plus sauvage de la Dalmatie ; vers le sudouest, on trouve le Canal de Zadar et les îles situées en face de la ville et vers le nord-ouest, le grand large. Peu de jardins botaniques ont pu jouir d’une pareille situation »6.
Welden écrit que ce lieu est né du désir longuement mûri d’offrir un jardin « dédié au plaisir public et avant tout à la flore de Dalmatie ». Welden est un continuateur d’une tradition de la recherche botanique en Dalmatie qui se développe rapidement avec l’arrivée de savants autrichiens. Par sa formation et sa vie professionnelle, il est profondément ancré dans l’univers commun aux fonctionnaires autrichiens en poste en Dalmatie. Ses lectures et ses contacts scientifiques en font un représentant de la science de langue allemande. 6 Flora, oder Botanische Zeitschrift, 21 mai 1829, p. 300-303, cité par Gaston Coen, Mirna Petricioli, Prvi botaničari u Zadru [Les Premiers Botanistes de Zadar], Zadar, Narodni Muzej, 1996, p. 29.
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Le poème qui est lu à l’occasion de l’ouverture précise que, dans ce jardin, « les ciseaux français n’abîment pas les branches »7. Il s’agissait en effet d’un jardin résolument agencé à l’anglaise. Le jardin de Zara est la contribution scientifique de Welden à la recherche botanique locale, mais c’est aussi une exposition publique de ses propres travaux. Il sollicite l’aide des botanistes dalmates pour rassembler en un endroit toute la flore connue de Dalmatie8. Les habitants de la capitale dalmate ont désormais la possibilité de circuler parmi l’herbier confectionné par Welden et ses prédécesseurs. Pour la plupart des habitants de Zara, les journaux allemands et en particulier ceux de botanique ne sont pas accessibles. Une bibliothèque publique est ouverte, mais peu sont capables de lire l’allemand, à part les militaires germanophones, qui ne représentent jamais plus de 5 % de la population9. Welden leur permet de voir et de sentir ce que l’incapacité à comprendre l’allemand les empêche de saisir de leur environnement régional. Mais l’expérience ne s’arrête pas là. Au loin, ils peuvent apercevoir les neiges du Velebit. Sous le jardin, Welden a installé une glacière, qui permet au café qui s’est établi dans le jardin de proposer des glaces aux visiteurs. Ce café propose aussi, logiquement, du marasquin, cet alcool qui fait la réputation de la ville, 7 L’auteur est un poète local, Nikola Jakšić, qui l’a écrit en italien. Sofija Petricioli, Povijesni razvoj zadarskih vrtova i perivoja [Le Développement historique des jardins potagers et botaniques de Zadar], Zadar, Narodni Muzej, 1989 [catalogue d’exposition non paginé, p. 6]. 8 Une grande partie des plantes citées dans le catalogue du jardin de Trogir, dressé à l’attention de Welden à l’automne 1828, peu de temps avant le début des travaux de plantation à Zadar, afin qu’il puisse en choisir parmi celles-ci (Danica Božić-Bužančić, Južna Hrvatska u europskom fiziokratskom pokretu [La Croatie méridionale dans le mouvement physiocratique européen], Split, Književni krug, 1996, p. 209-210 ; p. 392-399) concorde avec la liste des végétaux effectivement plantés (Gaston Coen, Prvi, op. cit., p. 31). 9 D’après les premières statistiques élaborées sur les langues d’usage (Umgangssprachen) en 1880 en Dalmatie, sur l’ensemble de la population, l’allemand est cité par moins de 1 %, l’italien par 6 %, le ‘serbo-croate’ par 93 %. Emil Brix, Die Umgangssprachen in Altösterreich zwischen Agitation und Assimilation, Vienne, Böhlau, 1982, p. 222. Sur la question de statistiques des langues en Autriche, notamment en Dalmatie, on pourra consulter Daniel Baric, « L’État face aux langues. La statistique des langues en Autriche et en Hongrie, entre science et politique (1780-1918) », Penser le pluriculturel en Europe centrale, dir. Herta Luise Ott et Marc Beghin, Chroniques allemandes n° 11, 20062007, p. 85-96.
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distillé à partir de griottes locales. Enfin, au bout du jardin, le visiteur trouve une niche et un banc en demi-cercle où sont apposées des inscriptions latines retrouvées sur des palais de la ville : c’est le premier espace public consacré à l’archéologie dans la ville10. La géographie, la botanique, l’histoire et le présent dalmates sont ainsi patiemment réunis par Welden sur le bastion Grimaldi qui surplombe la ville. Le visiteur n’a plus qu’à en saisir les éléments pour en faire la synthèse. Nul besoin pour lui de lire l’allemand pour cette expérience. La présence de la langue allemande est discrète. Seule, à l’entrée, une plaque souhaite la bienvenue : « WILLKOMMEN/ DEN 16. SEPT/1829 »11. Welden quitte la Dalmatie le 20 mars 1830. Son jardin figure bientôt parmi les attractions de la capitale provinciale. Les habitants de la ville ont rapidement adopté ce lieu et les voyageurs savent qu’il constitue un endroit qu’il faut avoir fréquenté. Les voyageurs autrichiens y reconnaissent un espace typiquement urbain qui, à travers tout l’Empire, de Trieste à Klausenburg / Cluj / Kolozsvár en Transylvanie, en passant par Graz (où Welden s’occupe de l’aménagement en parc de la colline du Schlossberg qui domine la ville), réunit les habitants des villes lors des promenades dominicales. Adolf Schmidl, note ainsi dans un récit de voyage en Dalmatie qu’en « 1830 le général von Welden créa sur un bastion un petit ‘Volksgarten’ »12. Le projet de Welden témoigne sans aucun doute d’un certain état des connaissances scientifiques en Autriche et d’une conscience de la distance culturelle entre Vienne et la Dalmatie. Les guides rédigés pour les touristes, principalement en allemand, à partir du début du XIXe siècle, mettent l’accent sur les travaux d’embellissement entrepris par Welden. La ville tout entière est du reste décrite comme un lieu où, « sur le pavé des rues, se promènent au son d’une chapelle militaire les fonctionnaires et les officiers, particulièrement
Sofija Petricioli, Povijesni razvoj, op. cit., p. 5. Ibid. 12 Adolf Schmidl, Reisehandbuch durch das Königreich Ungarn mit den Nebenländern und Dalmatien, nach Serbien, Bukarest und Constantinopel, Vienne, Carl Gerold, 1835, p. 51. 10 11
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nombreux, accompagnés de leurs épouses et de l’élite de la société »13. Les guides publiés en allemand conseillent généralement de s’asseoir au Café central : c’est une sociabilité sur le modèle viennois qui est décrite par ces guides. Or au moment où ces guides paraissent, un voyageur autrichien en Dalmatie, l’écrivain et critique Hermann Bahr, compare à de simples paravents ces mêmes lieux de promenade aménagés par les Autrichiens sur les bastions ou à la place des anciennes murailles rasées, pour permettre aux promeneurs de profiter de la proximité de la mer : « Un mur autrichien a été édifié devant la ville ancienne. Derrière le mur autrichien, c’est l’Orient qui commence, notre époque n’a plus cours. (…) Ce mur est le symbole de notre administration. Celle-ci consiste à laisser le pays tel qu’il fut, tel qu’il est, tout en érigeant un mur autrichien devant, afin que l’on ne voie pas le pays. (…) Ce pays nous est si étranger ! Et pourtant nous ne nous l’approprions pas, nous installons un mur blanc pour le cacher et devant se promènent les fonctionnaires, au son de la musique militaire »14.
La promenade dans les rues et au parc, quatre-vingts ans après l’aménagement du parc qui aurait dû synthétiser les apports des différentes populations présentes dans la ville, met à nu la présence autrichienne dans la ville comme l’échec de l’État à créer une société consciente de sa multiplicité. Les représentants du pouvoir central, civils et militaires, occupent d’après Hermann Bahr des lieux publics qu’ils ont aménagés à leur goût et qui sont venus s’ajouter à la ville qui préexistait. Mais il n’y a pas d’interaction entre ces deux mondes, qui semblent s’ignorer ou même s’éviter. Du début du XXe siècle à la fin de la Seconde Guerre mondiale : le Giardino pubblico d’une enclave italienne Dans la société dalmate, à partir des années 1860, des changements importants interviennent. Les conflits autour des questions d’appartenance nationale se font de plus en plus sentir. À l’échelle 13 Illustrierter Führer durch Dalmatien längs der Küste von Albanien bis Korfu und nach den ionischen Inseln, Vienne-Leipzig, Hartleben, 1907, p. 117. 14 Hermann Bahr, Dalmatinische Reise, Berlin, Fischer, 1909, p. 34-35.
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régionale, la population slave, principalement croate, acquiert peu à peu les leviers du pouvoir. Les municipalités passent aux mains des Croates, qui croatisent l’enseignement primaire, puis secondaire, d’abord à Sebenico / Šibenik (1873), ensuite à Spalato / Split (1880)15. Le pouvoir régional lui-même passe aux mains d’une majorité croate et serbe, qui impose l’usage de sa langue au sein des instances municipales ou régionales (en 1883 à la Diète provinciale de Dalmatie, le Landtag). Zara / Zadar, qui abrite le parlement de la province, ne suit pas la même évolution. Les représentants de langue italienne y gardent le pouvoir au niveau municipal et l’arrière-pays immédiat reste beaucoup plus qu’ailleurs en Dalmatie peuplé par une population de langue italienne16. Au moment où Bahr se rend à Zara / Zadar, la ville compte en effet 14 000 habitants, dont 69,3 % se déclarent appartenir à la population italienne. À Spalato / Split en revanche, seuls 10 % des habitants se déclarent de langue italienne, contre 48,6 % à Fiume/ Rijeka et 52,1 % à Pola / Pula17. Les représentants de la population de langue italienne dans la ville radicalisent leurs positions de défense de l’italianité, alors même que la présence croate et serbe se fait de plus en plus visible dans l’espace public. À partir des années 1860, des institutions culturelles sont créées (Matica Dalmatinska en 1862), un cabinet de lecture et une librairie croates sont ouverts, un lycée avec le croate comme langue d’enseignement est établi en 1897, des représentations théâtrales ont lieu en croate en dehors du grand théâtre de la ville, le théâtre Verdi, dont la direction refuse de mettre au répertoire des pièces en croate. Les conflits se multiplient entre croatophones et italianophones dans les rues de la ville. Les journaux rendent compte, chacun dans la langue de leur lectorat, jour après jour, de rixes entre groupes désormais divisés selon le critère linguistique18. 15 La Dalmatie compte au cours des dernières décennies de l'Empire habsbourgeois 75 à 80 % de Croates et 20 à 25 % de Serbes. Voir les développements d'Antonia Miculian, in Michele Pietro Ghezzo (dir.), L'Istria e la Dalmazia nel XIX. secolo, op. cit., passim. 16 Elle représente 18 % de la population totale dans le cercle administratif de Zadar. Voir Umberto Corsini, « Die Italiener » in Adam Wandruszka, Peter Urbanitsch (dir.), Die Habsburger Monarchie, t. III/1, Vienne, Akademie der Wissenschaften, 1980, p. 632. 17 Voir Egidio Ivetic in Michele Pietro Ghezzo (dir.), L'Istria e la Dalmazia, op. cit., passim. 18 Tihomil Maštrović, Drama i kazalište hrvatske moderne u Zadru, [Le Théâtre du mouvement moderne croate à Zadar], Zadar, NZMH, 1990.
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L’espace public est à la fois l’enjeu de ces oppositions et le lieu privilégié de leur expression19. À ce titre, le jardin public n’est pas épargné. À la description des guides de langue allemande qui ne mentionnent pas le conflit latent ou visible entre Slaves et population italienne dans les promenades au parc, répondent des textes qui revendiquent une italianité de la ville, de ses habitants et de leurs habitudes sociales. Ainsi, dans son ouvrage intitulé Zara, Antonio Battara décrit la ville sur un mode impressionniste, en suivant un itinéraire que pourrait emprunter un touriste. Arrivé sur les quais, il note : « depuis la Riva Nuova, la promenade continue le long de la muraille, on s’arrête un instant pour regarder les enfants qui papillonnent dans le square Wagner et l’on recherche les silences discrets du Jardin public. (…) Les âmes solitaires préfèrent aux promenades du soir les silences matinaux du Jardin public »20. Mais ces promeneurs solitaires ne sont pas anonymes, car ils sont, selon l’auteur, porteurs d’une identité qui les distingue des autres habitants de la ville : ce sont les héritiers d’une tradition vénitienne. « Sur les murs, là où dans le passé lointain les soldats de Saint-Marc scrutaient la mer, ce sont désormais les oisifs qui se promènent et, la nuit, ce sont les amoureux qui se donnent rendez-vous. Il est doux d’échanger des promesses et des soupirs dans les larges allées, sous les châtaigniers et les acacias »21. Antonio Battara poursuit ainsi : « Zara n’est pas seulement vénitienne dans ses monuments, ses rues, ses palais et ses demeures : elle est intimement et immuablement vénitienne dans les manifestations de la vie publique et dans la vie privée, dans les mœurs et les cœurs de ses habitants »22.
19 Le guide Hartleben de 1907, op. cit., p. 112, précise que l'on peut se procurer des livres dans les librairies suivantes, qui par leurs enseignes précisent à quel public elles s'adressent : Schönfeld, Hrvatska Knjižnica [Librairie croate], Mazzanti, Nani, Stouber. 20 Antonio Battara, Zara, Trieste, Mayländer, 1911, p. 12-14. 21 Ibid., p. 8. 22 Ibid., p. 17.
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Figg. 2. La « Riva Nuova » , promenade aménaggée sur les anciens rem mparts de la ville. Photo : Daniel Barric (2007)
Ainsi A chaque pass fait dans le jardin public devvient un acte d’app partenance au monde m italien à travers t une iden ntification avec l’hériitage vénitien. Cette C affirmation de l’italianité dde la ville est prop portionnelle à l’avaancée démographiqque et politique dees Croates dans l’envvironnement imméédiat de la ville. Lorsqu’avec L le prem mier traité de Rap pallo, 12 novembrre 1920, la ville est rattachée à l’Italie et qu’elle devient une enclave italieenne de 16 000 habittants, la moitié de la population (prin ncipalement celle qqui n’est pas de languue italienne) quittee la ville et s’installle dans l’arrière-p pays. Autant de perso onnes viennent d’Italie d peupler la ville. L’homogén néisation de la popuulation de la ville est poursuivie duurant la période dde l’entre-deux-
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guerres23. La ville devient alors le symbole d’une italianité revendiquée par Mussolini et les adhérents au mouvement fasciste pour tout le pourtour adriatique24. Depuis 1947 : de la Yougoslavie à la Croatie, de l’abandon à la possibilité d’une reconstruction Le 31 octobre 1944, les partisans yougoslaves font leur entrée dans la ville fortement détruite par des raids aériens alliés après la capitulation italienne en 1943 et où n’habitent plus que 4 000 personnes. A partir de 1947, la ville, devenue officiellement Zadar, est rattachée à la Yougoslavie. La population de langue italienne qui était demeurée jusqu’à l’issue de la guerre quitte les lieux. Les autorités locales, désormais communistes, ne montrent aucun intérêt à l’égard d’un espace public tel que le Jardin public des bastions. Les statues et les sentiers ne sont plus entretenus. Sur les plans, le Jardin public est appelé le « Parc des enfants » (Dječji park). Il ne fait plus partie de l’itinéraire habituel des promenades. La désaffection des édiles précède celle de la population de Zadar, qui change beaucoup durant l’après-guerre. De nouveaux habitants viennent habiter des lieux délaissés par la population italienne. Ils viennent des îles de l’archipel visibles depuis le Parc, de l’arrière-pays dalmate et d’autres régions yougoslaves. Lorsque les guides recommencent à paraître en diverses langues, ils ne mentionnent plus que très rarement le Parc. Ce en quoi ils révèlent son absence dans les préoccupations municipales et dans la vie des habitants de Zadar. À la toute fin des années 1980, quelques rares études sont consacrées à l’histoire des espaces verts de la ville et montrent la continuité entre l’architecture vénitienne et la technique autrichienne d’organisation des jardins25. À cette époque apparaît le
23 Šime Perišić, Razvitak gospodarstva Zadra i okolice u prošlosti [Le Développement économique de Zadar et de ses environs dans l’histoire], Zagreb-Zadar, HAZU, 1999, p. 212 pour les aspects démographiques. 24 Michel Sivignon, « L’Adriatique de 1918 à nos jours », in Pierre Cabanes (dir.), Histoire de l'Adriatique, Paris, Seuil, 2001, p. 518-526. 25 Sofija Petricioli, Povijesni razvoj, op. cit.
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terme Gradski perivoj (1987), « Jardin municipal », qui marque un nouvel intérêt de la part des autorités locales. Au début des années 1990, après la proclamation d’indépendance de la Croatie, la ville est à la portée de l’artillerie yougoslave, qui touche le bastion Grimani sur lequel se trouve le Parc. Il est bientôt rebaptisé par une commission municipale et porte désormais le nom de la reine Jelena Madius, issue d’une lignée de la ville médiévale, qui s’était illustrée dans la défense des intérêts municipaux face à Venise aux Xe-XIe siècles : c’est le Perivoj kraljice Jelene Madijevke, le Jardin de la reine Jelena Madius26. Mais alors que la nouvelle appellation fait référence à une opposition à Venise, des études commencent à voir le jour à Zadar à partir de la seconde moitié des années 1990 sur le passé vénitien et autrichien dans une perspective patrimoniale. Des études sur les botanistes, les éléments néoclassiques dans la ville, font apparaître la différence entre le projet initial, sa réalisation et son état de délabrement actuel27. Dans les guides locaux, le jardin est désormais évoqué : « Ce parc, écrit l’auteur d’un guide paru en 2003 en croate et traduit en plusieurs langues, compte parmi les endroits les plus pittoresques de Zadar »28. Cette formule est le signe d’une redécouverte et d’une réappropriation locales de l’endroit. L’auteur du guide poursuit en indiquant que dans un lieu situé tout près du jardin, « dans le bâtiment des archives, sont conservés non seulement des documents indispensables pour qui veut étudier l’histoire de Zadar et de la Dalmatie, mais aussi l’histoire vénitienne, autrichienne, française et italienne ». Ce regard porté sur les populations qui ont vécu dans la ville, mais n’en font plus partie, est également nouveau dans le champ des recherches universitaires sur l’histoire locale. La place située devant le Parc fait l’objet d’une rénovation importante voulue par la municipalité. Un certain nombre d’autres rénovations Sur la famille des Madius, voir Nada Klaić et Ivo Petricioli, Zadar u srednjem vijeku, op. cit., p. 92 et passim. 27 Gaston Coen, Prvi, op. cit. 28 Radovan Radovinović (dir.), Hrvatski Jadran, [La Côte adriatique croate], Zagreb, Naprijed, 2001, p. 161 ; Antun Travirka, Zadar: povijest, kultura, umjetnička baština [Zadar : histoire, culture, patrimoine artistique], Zadar, Forum, 2003, p. 69. 26
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menées ces dernières années et d’autres en cours visent à informer le public sur les différentes strates historiques et culturelles qui se sont succédé dans les rues de la ville. Le Parc quant à lui, qu’il est question de rénover, se visite, pour le moment du moins, à toute heure, dans le plus grand des silences.
LJUBLJANA 1900-2008 : ENTRE EUROPE CENTRALE, EUROPE DU SUD-EST ET CEE Monika STROMBERGER (Université de Graz, Institut d’histoire) Ljubljana durant la première moitié du XXe siècle Dans l’ensemble, même les centres urbains mineurs de la Monarchie austro-hongroise surent profiter du mouvement général de croissance des villes au XIXe et au début du XXe siècles. A Ljubljana / Laibach, capitale de la région de Carniole (Krain en allemand, Kranjska en slovène), la population passa d’environ 23 000 habitants en 1869 à 42 000 en 1910. La ville, qui aspirait dès le XIXe siècle à devenir le centre slovène, vit cette évolution restreinte, d’abord par la concurrence de Trieste et de Klagenfurt, puis à cause de sa minorité allemande. En effet, la population germanophone était minoritaire sur le plan numérique, mais forte sur le plan économique : en 1880, environ 71 % des habitants de Ljubljana se disaient Slovènes et 22 % Allemands. Du fait de l’immigration ainsi que de la consolidation d’une conscience nationale slovène, ce rapport se renforça progressivement au profit des Slovènes : en 1910, ils constituaient 81% de la population et les Allemands 14%1. Concernant la politique municipale, les élections de 1882, qui virent la victoire du Parti Slovène, marquèrent un tournant décisif : le Conseil municipal décida d’introduire le slovène comme langue administrative. Il y eut souvent des entorses à cette disposition, et ce n’est que lorsque Ivan Hribar, figure centrale de la modernisation et slovénisation de la Sergej Vilfan, « Die ethnischen Strukturen der Krainer Hauptstadt in der zweiten Hälfte des 19. Jahrhunderts », in Bericht über den 17. österreichischen Historikertag in Eisenstadt 1987, Vienne, Verband Österreichischer Geschichtsvereine, 1989, p. 77. 1
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ville, fut maire, de 1896 à 1910, que la réglementation linguistique, qui imposait le bilinguisme, fut plus strictement surveillée, et que le slovène devint dominant2. C’est dans ces conditions que l’on peut analyser le développement de la culture urbaine. La modernisation culturelle était un champ de bataille privilégié par les deux camps nationaux, puis plus tard dans le combat culturel engagé par les Slovènes. Chaque partie aspirait à définir la moindre représentation culturelle de façon idéologique. Les Slovènes cherchaient avant tout à se démarquer des Allemands. Cela mena à la création d’institutions et d’associations fondées d’après des modèles « austro-allemands » ou slaves. La Slovenska matica, fondée en 1864 dans le sillon d’autres institutions similaires dans le monde slave, était une institution culturelle qui joua un rôle primordial dans la propagation de la littérature de langue slovène et les manuels scolaires. A la même époque, le Casino, club culturel allemand, qui avait obtenu en 1837 un gigantesque bâtiment neuf et qui comptait à cette époque d’importants représentants de l’intelligentsia slovénophone tel que le poète national France Prešeren, se transforma en « forteresse allemande » en Carniole3 (fig. 1). La société philharmonique, de plus en plus pro-allemande, se positionna dès 1872 en opposition à l’association de musique Glasbena matica. En 1867, l’association dramatique slovène s’opposait de même à l’association théâtrale allemande. L’impressionnisme slovène en littérature et en peinture (notamment Ivan Cankar, Oton Župančič, Dragotin Kette, Josip Murn), créé en 1895, constituait une orientation artistique moderne engagée du point de vue nationaliste. Ivan Jagar essaya, avec son « café national » (1898), de développer un style architectural ethnographique avec des éléments venant des arts populaires slaves.
Vasilij Melik, « The Representation of Germans, Italians and Slovenes in Ljubljana, Trieste, Maribor and Other Neighbouring Towns from 1848 until the Second World War », in Geoffrey Alderman (dir.), Governments, Ethnic Groups and Political Representation, Dartmouth University Press, 1992, p. 137-148. 3 Ervin Dolenc, « Entaustrifizierung der Politik, Verwaltung und Kultur in Slowenien », in Dušan Nećak et al. (dir.), Slovensko-avstrijski odnosi v 20. stoletju: Slowenisch-österreichische Beziehungen im 20. Jahrhundert, Ljubljana, Oddelek za zgodovino Filozofske Fakultete, « Historia 8 », 2004, p. 108. 2
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Fig. 1. Casino de Ljubljana, état actuel. Photo : Monika Stromberger (2008)
De façon plus visible que dans l’architecture et l’urbanisme – qui étaient peu teintés de nationalisme et restaient conformes aux modèles classiques de Vienne et de Prague –, la ville se transforma en un centre slovène vers 1900, grâce à des monuments commémoratifs et au changement des noms de rues. C’est ainsi qu’apparurent dans l’espace public des statues de l’historien Janes Vajkard Valvasor, du poète national France Prešeren ou de l’auteur du premier livre en langue slovène, Primož Trubar. Après 1882, la question des noms de rues constitua un sujet de discorde permanent au Conseil municipal4. Les événements de 1908 exclurent tout règlement à l’amiable. En septembre, les conflits entre Allemands et Slovènes à Ptuj, en Styrie slovène, s’étendirent à Ljubljana par des troubles et manifestations devant le Casino, à la suite desquels l’armée intervint. Après ces heurts Vlado Valenčič, Zgodovina ljubljanskih uličnih imen, Ljubljana, Partizanska knjiga, 1989, p. 75-107.
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violents (il y eut un mort), la collaboration entre Slovènes et Allemands cessa et Ljubljana fut complètement « slovénisée »5. Avec la formation du camp catholique qui remonte aux années 1870, apparut à côté du conflit des nationalités celui du Kulturkampf, qui conduisit à la consolidation d’idées plus libérales et plus « progressistes » surtout dans les villes, et à une recrudescence d’institutions s’affirmant résolument catholiques6. La région de la Carniole fut, elle aussi, touchée par ce développement. La définition de la « culture nationale véritable » et de la « vraie slovénité » devint un champ de bataille central où s’affrontaient les groupes libéraux et cléricaux. Une des conséquences immédiates pour Ljubljana fut la scission de l’Association culturelle slovène : la Société catholique Leo, créée dans les années 1880, fit concurrence à la Slovenska matica, que ses membres d’orientation procléricale quittèrent en 1914. C’est sous ces augures idéologiques que furent construits au début du XXe siècle le théâtre populaire (Ljudski oder), des écoles, une chorale et une école de musique catholiques7. De nombreuses écoles slovènes ouvrirent leurs portes, mais le lycée privé de l’évêché à Št. Vid était le seul lycée offrant un enseignement complet exclusivement en slovène. Le projet de création d’une université slovène échoua cependant, à cause de l’opposition du pouvoir autrichien. A la veille de la Première Guerre mondiale, Ljubljana était slovénisée, mais restait un bastion libéral. La Première Guerre mondiale et la création du premier Royaume de Yougoslavie Pendant la Première Guerre mondiale, la ville fut une base militaire majeure, et la guerre l’affecta de plein fouet. Le niveau de vie chuta, Melik, « The Representation of Germans », op. cit., p. 148-149. Voir aussi à ce propos Egon Pelikan, « Ljubljana: Kultur – Ideologie – Politik: Die ‘liberal-klerikale’ Spaltung in Slowenien am Ende des 19. Jahrhunderts und ihre Folgen », in Reinhard Kannonier, Helmut Konrad (dir.), Urbane Leitkulturen 1890-1914: Leipzig Ljubljana - Linz - Bologna, Vienne, Verlag für Gesellschaftskritik, 1995, p. 169-181. 7 Ferdo Gestrin, Vasilij Melik, Slovenska zgodovina (18. stoletje-1918), Ljubljana, Državna založba, 1966, p. 228-260 ; Egon Pelikan, « Theater, Politik und Gesellschaft », op. cit., p. 160 ; Andrej Vovko, « Oris ljubljanskega šolstva od 1848 do 1945 », in Zgodovina Ljubljane. Prispevki za monografijo. Gradivo s posvetovanja o zgodovini Ljubljane, Ljubljana, Kronika, 1984, p. 275. 5 6
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de nombreux réfugiés des régions en guerre y cherchèrent asile. En outre, l’idée de la création d’un État slave du sud en dehors de l’empire des Habsbourgs se propageait8. Le nouveau mouvement yougoslave conforta Ljubljana dans sa position de capitale nationale. Le Conseil National y fut fondé en août 1918, et en octobre le nouvel État des Slovènes, Croates et Serbes – plus tard Serbes, Croates et Slovènes – y fut proclamé. La constitution répartissait le pouvoir administratif de la Slovénie entre Ljubljana et Maribor, et ce n’est qu’en 1929 qu’en tant que capitale du Banat de la Drave (Dravska banovina), Ljubljana redevint le centre de toute la région slovène9. Le combat culturel devint à ce moment-là le point nodal des démêlés politiques, qui étaient renforcés par un début de centralisme du royaume dans lequel les forces libérales comme les partis communistes étaient nettement en faveur d’une yougoslavisation, tandis que les groupes orientés vers le catholicisme revendiquaient une plus grande autonomie locale. C’est dans un tel cadre que Ljubljana fut régie alternativement par les libéraux et les cléricaux10. En 1921, la ville comptait environ 53 000 âmes, et 60 000 en 1931. Avec l’extension de l’espace urbain, la population augmenta jusqu’à 92 000 habitants en 194111. La diminution de la minorité allemande de Slovénie commença dès 1918-1921, quand environ 30 000 d’entre eux, en majorité des fonctionnaires et leur famille, quittèrent le nouvel État. Dans le recensement de 1931 on comptait encore 29 000 habitants Slovènes ayant l’allemand comme langue maternelle (contre 106 000 en 1910), la majorité d’entre eux vivant à Gotschee et dans la partie styrienne, à la frontière de l’Autriche Ljubljana. Podobe iz njene zgodovine, Ljubljana, Kronika, 1962, p. 60. Peter Vodopivec, « Laibach/ Ljubljana : Die Hauptstadt der Republik Slowenien », in Harald Heppner (dir.), Hauptstädte zwischen Save, Bosporus und Dnjepr. Geschichte – Funktion – Nationale Symbolkraft, Vienne, Böhlau, 1994, p. 24-25 ; Ervin Dolenc, « Entaustrifizierung », op. cit., p. 95. 10 Voir Ervin Dolenc, Kulturni boj: Slovenska kulturna politika v Kraljevni SHS 1918-1929, Ljubljana, Cankarjeva založba, 1996 ; Sonja Anžič, Damjan Hančič, Tatjana Šenk, Ljubljanska mestna uprava od prvega župana dalje 1504-2004. Ljubljana City Administration from the First Mayor Onwards 1504-2004, Ljubljana, Zgodovinski archiv Ljubljana, s.d., p. 41. France Filipič, « Vloga Ljubljane v zgodovini KPJ – KPS med vojama (1920-1929) », in Zgodovina Ljubljane op. cit, p. 281-283. 11 Slovenska novejša zgodovina 1848-1992, t. 1-2, Ljubljana, Mladinska Knjiga, 2005, p. 496. 8 9
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(à Maribor et ses environs). A Ljubljana la majorité de la population citadine était slovène et catholique, le reste étant allemand (2,4 %, soit 1 930 personnes), orthodoxe (3 %), quelques centaines de protestants et seulement quelques Juifs12. Le paysage culturel de la ville se modifia surtout à cause du changement général de la situation politique. Les anciennes institutions du pays n’eurent désormais plus que le statut d’établissements (slovènes) nationaux. La slovénisation définitive de la culture de la ville se manifesta par exemple dans la réaffectation du bâtiment du théâtre allemand en Salle dramatique slovène ou encore l’absorption du Casino, principale institution bourgeoise allemande. La Société Philharmonique fut slovénisée, malgré la résistance de ses membres allemands, et affiliée en 1921 à Glasbena matica. Le conflit central au sein des luttes entre nationalités que représentait le système scolaire fut définitivement réglé : les fonctionnaires de haut rang et les enseignants furent en grande partie remplacés. On tenta, en partie en faisant pression sur les parents, de diminuer le nombre d’écoles allemandes en prétextant un manque d’élèves ; seuls les enfants « vraiment allemands » avaient le droit d’aller dans ces écoles – les élèves ne devaient pas porter de patronyme slovène ni être issus d’un couple mixte. Même l’école de la minorité allemande de Ljubljana dut fermer ses portes en 1935-36, faute d’élèves. La langue allemande conserva néanmoins, avec le français, une place dominante dans les cours de langues étrangères. En 1919, la première université slovène ouvrit ses portes, dans le bâtiment de l’ancienne Diète13. En 1918 s’ouvrit le Musée national. A la fin des années 1920 la première radio slovène fut lancée. Symboles d’une conscience nationale, la Bibliothèque nationale et universitaire (construite par Jože Plečnik) fut inaugurée en 1938 et, à la même époque, l’Académie slovène des
12 Peter Vodopivec, « Laibach/ Ljubljana », op. cit., p. 26 ; Slovenska novejša zgodovina, op. cit., p. 419 ; Ervin Dolenc, « Austrifizierung », op. cit., p. 108-109. 13 Ervin Dolenc, « Austrifizierung », op. cit., p. 97-108 ; Andrej Vovko, « Oris ljubljanskega šolstva », op. cit., p. 275-276 ; Slovenska novejša zgodovina, op. cit., t. 1, p. 416 et 429.
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Sciences et des Arts fut construite14. La fonction centrale de la ville se consolida également dans le domaine économique, principalement avec la création d’un salon d’expositions (1921) et de la Bourse (1923) et par la slovénisation des entreprises. Le développement urbain fut grandement marqué par le style du célèbre Jože Plečnik, disciple d’Otto Wagner. Il réalisa d’importants bâtiments, des ponts fameux (notamment le Triple pont, Tromostovje), des églises et le cimetière central de Žale. Plečnik suivait la « théorie des Etrusques » (selon laquelle les Slovènes descendraient des Etrusques) et définissait dans un goût profondément marqué par des procédés antiquisants un style national. La Bibliothèque Nationale et universitaire devait représenter un symbole de la culture et des sciences nationales (fig. 2). Les monuments de Ljubljana érigés à la gloire des Habsbourgs furent rasés. En 1929, on érigea sur la Place de la Révolution française un monument, en partie réalisé par Plečnik, rendant hommage à Napoléon et aux provinces illyriennes15. L’occupation italienne et national-socialiste En 1941, de vastes parties de la Yougoslavie furent envahies par l’Allemagne, l’Italie et la Hongrie. Ljubljana se trouva tout d’abord dans la zone d’occupation italienne et fut utilisée comme siège du haut commissariat de la « province de Ljubljana ». Du fait de la politique menée par les partis ‘traditionnels’, la ville put conserver un maire slovène et une certaine autonomie culturelle. A l’initiative des communistes fut fondé en avril 1941 le « Front anti-impérialiste » qui fut un peu plus tard rebaptisé le « Front de libération du peuple slovène » (Osvobodilna fronta, OF), sur le modèle d’autres groupes de résistance Peter Vodopivec, « Laibach / Ljubljana » op. cit., p. 25. Damjan Prelovšek, « Die Suche nach nationalen Ausdrucksformen in der Architektur am Beispiel von Ljubljana / Laibach», in Heidemarie Uhl (dir.), Kultur – Urbanität – Moderne: Differenzierungen der Moderne in Zentraleuropa um 1900, Vienna, Passagen, « Studien zur Moderne 4, 1999 », p. 187-193 ; Špelca Čopič, Damjan Prelovšek, Sonja Žitko, Outdoor Sculpture in Ljubljana, Ljubljana, Državna založba, 1991, p. 31. Le monument était censé rappeler l’existence des provinces illyriennes instaurées par Napoléon entre 1809 et 1813 et dont Ljubljana était le centre, époque durant laquelle la ville put assez librement développer une culture slovène. 14 15
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yougoslaves. Rassemblant des groupes d’idéologies diverses, l’OF se transforma après un temps en une organisation à dominante communiste qui ne luttait pas seulement contre les occupants mais également contre les opposants idéologiques. L’image d’une « ville résistante » fut renforcée par des manifestations, où l’on doit reconnaître le rôle déterminant tenu par les femmes (notamment lors des manifestations d’avril et juin 1943). Cette période fut marquée par un nombre considérable d’actes de résistance et de sabotage, mais également par des arrestations et des meurtres d’otages. Les Italiens adoptèrent à l’égard des institutions culturelles slovènes et de l’Église catholique une position moins sévère que, plus tard, les Nazis16. Pour cette raison, Lljubljana était aussi un haut lieu de la collaboration, l’évêque Gregorij Rožman (1930-1945) restant loyal envers les occupants. Après la capitulation de l’Italie en septembre 1943, les Allemands occupèrent la ville qui devint une partie de la « zone d’opération Côte adriatique » (Operationszone Adriatisches Küstenland, OZAK), dirigée par Friedrich Rainer. Les Nazis firent immédiatement la démonstration de leur force en massacrant et en déportant des résistants et des otages. Leon Rupnik, maire de la ville depuis 1942, devint chef de l’administration régionale. Les fonctionnaires subalternes étaient slovènes17. La « Légion de défense nationale slovène » et de nouvelles sections de la Police secrète et des services de sécurité qui collaboraient avec les occupants, furent créées. Environ 500 Juifs et un nombre plus important encore de Roms slovènes périrent dans les camps de concentration. Déjà avant la fin de la guerre, l’administration régionale fut limogée par les partis slovènes, mais ce sont les groupes partisans qui prirent le pouvoir, le 9 mai 1945. L’« histoire allemande » de Ljubljana prit fin de façon définitive par la privation des droits civiques, la liquidation des biens de l’« ennemi » et l’expulsion d’une grande partie 16 Tone Ferenc, Bojan Godeša, « Die Slowenen unter der nationalsozialistischen Herrschaft 1941-1945 », in Nećak et al., Slovensko-avstrijski odnosi op. cit., p. 258-265 ; Tone Ferenc, « Narodnoosvobodilni boj v Ljubljani : Pregled », in Zgodovina Ljubljane, op. cit., p. 403-437. 17 Tone Ferenc, Bojan Godeša, « Die Slowenen unter der nationalsozialistischen Herrschaft », op. cit., p. 255-256; Ljubljana. Podobe, op. cit., p. 84 ; Slovenska novejša zgodovina, op. cit., t. 1, p. 601-620.
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des Allemands des principales régions de Yougoslavie (ils n’étaient plus que 0,17 % de la population slovène en 1948)18.
Fig. 2. Bibliothèque Nationale et Universitaire, Ljubljana, état actuel. Photo : Monika Stromberger (2008)
Ljubljana sous le socialisme Dans la Fédération démocratique de Yougoslavie, appelée ensuite République fédérale populaire de Yougoslavie, la ville obtint le rôle de capitale de la région de Slovénie. L’administration fut tout d’abord dirigée par un Comité municipal populaire, lui-même plus tard divisé en comités populaires de districts. Mais seuls les membres du KPS étaient éligibles à des postes politiques19. La population augmenta de façon marquée durant ces décennies, passant de 100 000 habitants en 1948, à 166 000 en 1961 et 276 000 en 1991. Grâce à l’industrialisation, la ville attira de nombreux 18 Dušan Nećak, « Die Deutschen in Slowenien 1938-1948 », in Nećak et al., Slovenskoavstrijski odnosi, op. cit., p. 395-396. 19 Anžič, Hančič, Šenk, Ljubljanska mestna uprava, op. cit., p. 70 ; Vodušek-Starič, « Oris družbenopolitičnega razvoja Ljubljane 1945-1955 » in Zgodovina Ljubljane, op. cit., p. 514515.
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immigrants durant les années 1960 et 1970. 32 % des arrivants venaient d’autres républiques yougoslaves, avant tout de Serbie, de Croatie et de Bosnie-Herzégovine20. Les transformations économiques de taille eurent lieu dans le cadre de la nacionalizacija (nationalisation) communiste, essentiellement autour des années 1945-1948. Les expropriations furent faites sur la base de comportements « coupables » durant l’Occupation. « Ljubljana socialiste » se devait de « devenir un modèle d’implantation du socialisme »21. La transformation de la ville en centre industriel se manifesta par la fondation et l’expansion de nombreuses entreprises municipales dès 1946 (entre autres l’entreprise métallurgique Litostroj, l’industrie électrique Iskra, l’expansion de l’industrie du textile, de la chaussure, de la chimie, du tabac et du film). La moitié des entreprises restait privée. Le commerce prit également son essor, symbolisé par l’ouverture d’un Parc des expositions en 1954 (fig. 4). Parallèlement se développa, d’abord sur le plan économique, une orientation centre-européenne avec la mise en place de la foire Alpe-Adria, en partenariat avec l’Italie et l’Autriche. Les canalisations, l’électrification, un hôpital pour enfants, une polyclinique, des services sociaux, étaient des projets centraux de l’époque communiste. Dans la ville communiste, on n’érigea pas seulement des cités ouvrières et des HLM, mais aussi des rangées de maisons individuelles et des zones résidentielles, nommées soseska, comme Savsko naselje. Ce qui donna à Ljubljana jusque dans les années 1980 un aspect socialiste fut principalement les noms de rues et de districts ainsi que les monuments commémoratifs. Pourtant, à l’exception de Tito, peu de « héros yougoslaves » furent immortalisés. En revanche, le rapport au passé slovène fut valorisé. Mais tous les noms qui avaient un lien avec l’Église catholique, avec le passé allemand ou avec l’ancien État yougoslave furent supprimés22. La ville se développa aussi comme centre touristique. 20 Dejan Rebernik, « Prebivalstveni razvoj Ljubljane po letu 1945 », Geografski vestnik, 71, 1999, p. 42-46. 21 Discours de Joško Goranc du 1er janvier 1953. ZAL Lju 465, boîte 5, fascicule 311. 22 Comp Čopič et al., Outdoor sculpture, op. cit.; Aleš Gabrič, « Preimenovanja krajevnih in uličnih imen v letih 1945-1955 », PNZ, 36, 1996, n° 1-2, p. 109-120.
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L’infrastructure culturelle était également une priorité de la municipalité communiste. Les représentations culturelles symbolisaient, là aussi, le nouvel ordre social, empreint d’une ambivalence entre utopie socialiste et ancrage dans la tradition slovène (surtout le modernisme). Le regard des acteurs de la culture à Ljubljana se tournait de plus en plus vers l’« ouest », vers Paris ou les métropoles artistiques italiennes, à côté de Zagreb, puis Belgrade et Sarajevo. C’est dans ces conditions que se développa une intense vie culturelle. Fig. 3. Construction de la Place de la République (Trg republike) et du bâtiment du Parlement, Ljubljana, années 1960. Source : Zgodovinski arhiv Ljubljana
En 1962, il y avait à Ljubljana neuf théâtres. Des groupes indépendants montèrent des petites scènes sur lesquelles ils jouaient des pièces critiques, tel que le groupe Oder 57 (« Scène 57 »). Dans les années 1950, le jazz, naguère méprisé, devint une composante reconnue
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de laa scène artistique233. A la fin des ann nées 1960 et au début des années 19700, le rock reprit un u élan, notammeent avec le groupe de Ljubljana Buld dožer. Une subcuulture « occidentaale » se développ pa, avec pour mom ment clef le premiier concert du gro oupe punk Pankrtti (Bastards) en 19777 à Ljubljana.
Fig. 4. 4 Parc des Expositionss de Ljubljana, état acttuel. Photo : Monika Stromberger (2008)
La L culture homosexxuelle se cherchait, elle aussi, un espaace : en 1984 le prem mier festival « Hom mosexualité et cullture » fut organissé par Magnus, « la première p organisattion gay travaillant de façon ouverte dans le monde sociaaliste »24. Une multitude m d’assocciations commun nistes diverses enricchirent le champ des institutions publiques et co onstituèrent un 23 Gregor Tomc, « Provocative and Aesthetic Pleasures. P Jazz, Rock, Punk », in Bojana ovar, Nela Malečkar (d dir.), Ljubljana. City of Culture, C Ljubljana, City o of Ljubljana, 1997, Lesko p. 1000. 24 Slov venska novejša zgodovina op. cit., t. 2, p. 1222.
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terreau favorable à des changements sociaux25. En 1955 fut instituée la Biennale d’art graphique qui perdure jusqu’aujourd’hui. « Cette exposition montrait qu’il n’y avait pas que Paris qui comptait parmi les foyers de l’art graphique, mais aussi d’autres villes et d’autres États, tels que la Yougoslavie, la Slovénie et Ljubljana26 ». Ljubljana entre le socialisme et la CEE : une histoire parallèle L’opposition entre le centralisme et l’autonomie régionale se poursuivit d’une certaine manière du temps du communisme. Dès les années 1950, la presse réclama la démocratisation. Des insoumissions publiques éclatèrent dans les années 1960. Mais en 1971, la direction « libérale » des organisations de l’alliance des communistes de Ljubljana fut modifiée en faveur d’un retour aux valeurs socialistes. Après la mort de Tito en 1980, des mouvements de résistance furent à nouveau perceptibles27. Faute de lieux de discussions politiques libres, l’opposition en Slovénie fut portée par des gens de lettres et des universitaires, et là encore, c’est Ljubljana qui fit office de point central des actions. Dans les années 1950, de nouveaux journaux participant aux débats réformistes de façon active et polémique y furent créés, comme Naša sodobnost ou Naši razgledi. L’opposition littéraire fut incarnée par Dušan Pirjevec et Edvard Kocbek, tous les deux d’anciens résistants qui s’opposaient à la récupération de la résistance pour la révolution communiste28. Un des centres de la nouvelle opposition était l’université, où furent édités les revues Beseda et Revija 57. Le mouvement étudiant fut lui aussi particulièrement actif. Il y eut des actions politiques déterminantes comme les protestations estudiantines contre la politique extérieure menée par la Yougoslavie Boris Rozman, « Razvoj in vloga društev », in Zgodovina Ljubljane, op. cit., p. 553-556. 39e Réunion de la Commission OLO 5.12.1961. Zal Lju 30 OLO, boîte 161, fascicule 2057. 27 Sonja Anžič, Damjan Hančič, Tatjana Šenk, Ljubljanski Župani skozi čas. 500 let ljubljanskih županov. – Ljubljana Mayors Through Time. 500 Years of Ljubljana, Ljubljana, ZAL 2004, p. 150-151 ; Slovenska novejša zgodovina op. cit., t. 2, p. 1070-1297. 28 Matej Bogataj, « Cohabitation of Generations, Orientations, Genres and Poetics : The Literary Scene Today », in Bojana Leskovar, Nela Malečkar, Ljubljana. City of Culture, op. cit., p. 58. 25 26
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(par exemple contre la visite de Nixon) et en 1971 la Faculté de Philosophie fut occupée29. En avril 1990 eurent lieu les premières élections libres en Slovénie, un vote démocratique et pluripartite. En 1990 le philosophe Slavoj Žižek se présenta comme candidat du parti LDS (Liberalno demokratska stranka) aux premières élections présidentielles, mais il ne fut pas élu. Le 26 juin 1991, la République slovène déclara son indépendance. L’ancienne organisation communale demeura valide jusqu’en 1994, et la nouvelle sépara les pouvoirs municipaux et nationaux grâce à une autogestion urbaine moderne. Durant cette seconde moitié de siècle, Ljubljana redevint une ville multiethnique, un pôle d’attraction pour l’Europe du sud-est, en vertu de l’expansion industrielle, de sa prospérité économique et de son prestige universitaire. Entre 1953 et 1991, le nombre d’habitants non-slovènes a nettement augmenté, passant de 5,3 % en 1953 à 22 % en 1991. Durant cette même époque, les Serbes représentent la plus grande minorité avec 1,7 % en 1953 et 6,3 % en 1991, viennent ensuite les Croates avec 2 % en 1953 et 4 % en 1991. Le taux de « musulmans » (catégorie apparue dès 1961) a lui aussi augmenté, passant de 0,5 % en 1971 à 3 % en 1991. Un phénomène intéressant est le groupe qui se définit comme « yougoslave » : c’est en 1981 qu’il obtient la présence le plus élevée avec 3 %. Déjà au XIXe siècle, la présence d’une population juive à Ljubljana était à peine perceptible, ce qui ne changea pas au XXe siècle (9ème confession en 1991). Les représentants des minorités hongroise et allemande en Slovénie sont peu présents dans la ville. En 1971 on prit également en compte les Roms mais une seule personne se déclara telle. C’est finalement en 1991, lors du troisième recensement, que 309 Roms furent comptabilisés dans le quartier du lotissement municipal. La « fraternisation » des populations était le slogan officiel, mais il ne correspondait pas à la réalité. Les immigrants venus des républiques situées plus au sud et d’Albanie étaient souvent employés dans les services publics (par exemple le nettoyage des rues) ou sur les chantiers, et donc très peu considérés. De plus, les conflits teintés de nationalisme 29
Slovenska novejša zgodovina, op. cit., t. 2, p. 1024-1025 et 1061-1066.
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se développèrent dès les années 1950. En 1993, on critiqua le fait que beaucoup de Slovènes hautement qualifiés émigraient, tandis que des ouvriers peu qualifiés immigraient30. Ljubljana aujourd’hui (1991-2007) En 1993, la Slovénie enregistra un afflux de réfugiés en provenance de Croatie et de Bosnie. En 2001, il restait encore environ 2 600 Bosniaques munis d’un droit d’asile temporaire. On ne sait pas exactement combien d’entre eux vivaient à Ljubljana31. Les habitants non-slovènes détenteurs d’un passeport yougoslave purent après 1991 décider s’ils souhaitaient adopter la nationalité slovène – ce que fit la plupart d’entre eux. Il se développa une situation juridique très problématique qui conduisit environ 20 000 Slovènes – dont une grande partie habitait la capitale – à perdre leur statut de résident permanent. L’imbroglio juridique que constituait la situation de ces « supprimés » ne fut démêlé qu’au bout de longues années, jetant une lumière glauque sur la politique d’intégration slovène32. En 2004, Ljubljana comptait 266 845 habitants, parmi eux 5 892 étaient qualifiés d’« étrangers » avec résidence permanente, 5 982 d’« étrangers » avec une résidence temporaire, soit au total 4,4 % dont 80 % environ était des immigrants issus des pays de l’ancienne Yougoslavie33. En 2006, 17 % des 64 500 autorisations de travail à des étrangers en Slovénie furent délivrées à Ljubljana. 43 % venaient de Bosnie-Herzégovine, 19 % de Serbie et du Monténégro, 14 % de Croatie, 11 % de Macédoine, 7 % de la CEE et 6 % d’autres pays (Ukraine et Chine principalement)34. L’image négative des immigrants des pays de l’ex-Yougoslavie, marquée par celle des travailleurs mal payés, est véhiculée par les media. Dans cette Nives Sulič, « Etnološki prispevki k zgodovini Ljubljane po drugi svetovni vojni », in Zgodovina Ljubljane op. cit., p. 588-590 ; Janez Malačič, « Prebivalstvo Slovenije danes in jutri », Nova Revija, 1993, n° 134/135, p. 684-685. 31 Barbara Hočevar, « Barake z odprtimi ognjišči sredi mesta », Delo, 20 juin 2001. Aldo Milohnič, « Ljubljana zwischen Internationalisierung und Provinzialisierung », in Katrin Klingan, Ines Kappert (dir.), Sprung in die Stadt, Cologne, DuMont Kunst- und Literaturverlag, 2006, p. 509. 32 Janez Malačič, « Prebivalstvo Slovenije », op. cit., p. 685. 33 Statistične informacije, n° 18/5.2 : Prebivalstvo, 20 juin 2005, p. 6. 34 Nika Djordjevič, « Zanimanje za delo v prestolnici narašča », Delo, 25 janvier 2007. 30
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représentation stéréotypée, artistes, hommes d’affaires et scientifiques ne sont jamais représentés. Les quartiers où vivent beaucoup d’immigrés sont stigmatisés. A Ljubljana, une attention croissante est accordée aux Roms. L’ambiance dans la capitale ne semble pas leur être particulièrement hostile. Selon le nombre de tombes, 700 Roms vivaient à Ljubljana en 2005, et d’après le recensement de 2002, seulement 218. Vu que ce groupe ne s’est implanté dans la ville qu’après 1955, il ne dispose pas des mêmes droits que les Roms « historiquement » originaires des lieux. La plupart des Roms vit dans des bidonvilles, 45 % d’entre eux sont chômeurs. D’après une enquête de 2005, 47,8 % des sondés se déclarent « en principe tolérants » à l’égard des « étrangers ». Environ 33 % des sondés déclarent être indifférents à l’origine de leurs voisins et 55,8 % des personnes interrogées sont favorables à un conseil municipal pour Roms35. En ce qui concerne les Serbes, la représentante de l’Association de la communauté serbe (une des trois associations serbes de Ljubljana), Dušanka Ćirić, a affirmé en 2005 que les Serbes avaient été « bien accueillis » avant la dissolution de la Yougoslavie mais que la situation se serait dégradée à partir de 1991 à cause de la « propagande » anti-serbe. En 1991 son association comptait encore 50 000 membres sur toute la Slovénie, aujourd’hui elle n’en aurait plus que 200. La situation se serait entre temps de nouveau améliorée, les Serbes seraient « de nouveau mieux accueillis36 ». L’attitude des Slovènes en général à l’égard des Croates est très ambivalente, autant avant qu’après 194537. D’une part, il y a eu, du moins dans les années 1980, un rapprochement des positions politiques, les deux groupes souhaitant l’indépendance, d’autre part, les relations étaient sans cesse menacées par des conflits de frontières autour de l’Istrie,
35 Kaja Žižek, Maja Čakarić, « Romska naselja uradno ne obstajajo », Delo, 7 avril 2005 ; « Anketa o Romih v Ljubljani », Delo, 8 avril 2005. 36 Maja Čakarić, « Srbe spet lepše sprejemate », Delo, 27 janvier 2005. 37 Voir Peter Vodopivec, « The Serbs and Croats : Their Images from a Slovene Historical Perspective », Slovene Studies. Journal for the Society of Slovene Studies, 15, 1993, n° 12, p. 75-85.
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la côte méditerranéenne et la frontière formée par la rivière Mur. Le nationalisme grandissant dans les deux États exacerba la situation. En ce qui concerne les Musulmans – la deuxième communauté religieuse de Ljubljana après les Catholiques (soit environ 5 % de la population) – ils sont représentés par la Communauté Islamique. Actuellement cette dernière envisage de faire construire un centre culturel avec une mosquée, ce qui ne rencontre pas de résistance de la part de l’administration de la municipalité, mais déclenche un mécontentement certain, comme le rapporte la presse. A vrai dire, les Musulmans tentent depuis trente ans de faire construire une mosquée, au-delà de tous les bouleversements idéologiques, mais sans succès jusqu’à présent38. Les dernières élections municipales d’octobre 2006 ont été remportées par le candidat dit « indépendant » Zoran Janković. Dans les deux derniers mois de la campagne, les thèmes de l’immigration et des minorités n’ont pas été particulièrement abordés39. La liste du candidat vainqueur, par exemple, défendait pour l’avenir « une ville multiculturelle, ouverte et tolérante, dans laquelle les différentes cultures sont reliées et associées entre elles40 ». Le SDS (Parti démocratique de Slovénie) défendait dans son programme le renforcement de « l’amour de la patrie » et de « l’identité nationale », mais dans une perspective de valeurs libérales : vote libre pour citoyens libres41. Comme le SDS, le LDS (le parti Démocratie libérale de Slovénie, le troisième à Ljubljana) défend l’idée de soutenir les États d’Europe du sud-est dans le cadre du développement de toute l’Europe. Qui plus est, il revendique également le droit de votes pour les « étrangers » au niveau communal et une réglementation des droits des Roms42. Dans le programme de la SD (le parti social-démocrate, plutôt conservateur de Slovénie), il est Janez Petkovšek, « O džamiji in potniškem centru niso glasovali », Delo, 20 septembre 2006. 39 Delo, Slovenske Novice, septembre-octobre 2006. Pour un suivi détaillé des media slovènes au sujet de la xénophobie et des politiques d’intégration, voir http://www.mirovni-institut.si. 40 Za Ljubljano z nasmehom, in http://www.zoranjankovic.si, 28 janvier 2007. 41 http://www.sds.si, 28 janvier 2007. 42 http://www2.lds.si/sl, 28 janvier 2007. 38
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question de « patriotisme » porté par l’« amour de la patrie et la conscience de soi », et non pas par la haine et l’exclusion. Pour ce parti, les migrants doivent être intégrés à l’État et les structures locales doivent être renforcées43. Peu après l’indépendance, les noms des entreprises et des rues ont été changés, mais peu de monuments sont tombés. Les statues de Tito ont été démontées, tout comme le monument au dignitaire communiste Edvard Kardelj devant l’université. L’intégration de la ville dans les réseaux internationaux prouve que Ljubljana est devenue une ville active dans les frontières et hors des frontières européennes et qu’elle se définit à la fois comme une ville d’Europe, une ville d’Europe centrale et une ville d’Europe du sud-est. Texte traduit de l’allemand par Cécile Kovácsházy
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http://www.socialnidemokrati.si, 27 janvier 2007.
INDEX DES NOMS GEOGRAPHIQUES A Agyagfalva, 167 Alba Iulia, 178 Alföld, 134, 138 Allemagne, 15, 34, 37, 41, 67, 71, 76, 91, 98, 104, 126, 154, 204, 235, 259 Allenstein voir Olsztyn Alsace, 16 Anina, 149 Arad, 158 Auschwitz, 211 Autriche, 86, 101, 111, 125, 133, 137, 202, 203, 204, 208, 216, 220, 221, 233, 238, 261
Babi Yar, 197 Bakony, 134 Banat, 13, 15, 16, 38, 105, 106, 145, 146, 148, 151, 154, 156, 157, 162, 233 Banská Bela, 137 Banská Bystrica, 131 Banská Štiavnica, 13, 15, 131-143, 256 Bărăgan, 160 Baranya, 101, 105, 108, 109, 115 Bas-Csík, 169 Bavière, 62 Bečov, 38, 39 Bela Crkva, 115, 151 Bélabánya voir Banská Bela Belgrade, 239 Berditchev, 189 Beregovo voir Beregszász Beregszász (Bereg-Szász), 207, 208 Berlin, 11, 19, 30, 105, 158, 222 Bessarabie, 196 Besztercebánya voir Banská Bystrica Biała, 71 Bielsko, 54, 55 Bieszczady, 201 Biserica Albă voir Bela Crkva Bohême, 13, 14, 33, 34, 35, 36, 38, 41, 66, 127, 137, 156, 159, 255, 261
Bosnie-Herzégovine, 112, 238, 243 Bratislava, 106, 114, 117, 119, 120, 126, 129, 138, 141, 158, 209 Breslau voir Wrocław Brno, 64, 160 Brody, 188 Bucarest, 158, 171, 175, 176, 177, 180 Bucovine, 16, 181 Budapest, 11, 15, 102, 103, 104, 107, 108, 109, 110, 112, 123, 126, 131, 133, 136, 137, 138, 141, 142, 151, 158, 165, 166, 167, 169, 201, 202, 213 Bug, 181 Bukovica, 219 Bulgarie, 184
Caraş, 146, 148, 151, 157
Carinthie, 16 Carniole, 16, 229, 230, 232 Carpates, 16, 201, 202, 203, 207, 210, 211 Cernăuţi voir Tchernivtsi Cheb, 14,35, 50 Chine, 243 Chust, 211 Ciclova Montană, 149, 160, 161 Cieszyn, 13, 14, 52-65, 255 Cisleithanie, 202 Cluj, 111, 114, 155, 221 Constantinople, 151 Covasna, 164, 165, 172, 177 Cracovie, 21, 23, 24, 25, 26, 30, 52 Crète, 184 Croatie, 13, 101, 111, 112, 215, 220, 226, 227, 238, 243 Csíkszereda voir Miercurea Ciuc Csongor, 207 Csop, 207, 208 Csütörtökfalva, 169 Czernowitz voir Tchernivtsi
© Cultures d’Europe centrale n° 7 (2008)
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Index des noms géographiques
Dalmatie, 16, 215, 216, 217, 218, 219,
Hongrie, 13, 15, 101, 102, 103, 104, 105, 108, 110, 112, 114, 116, 119, 120, 124, 125, 131, 133, 135, 137, 141, 143, 163, 164, 166, 177, 178, 180, 184, 201, 203, 205, 207, 208, 211, 220, 235 Hosenantuer, 48 Hódmezővásárhely, 114, 138 Hron voir Garam
220, 221, 222, 223, 227 Danube, 23, 103, 151, 156 Danzig voir Gdańsk Debrecen, 108, 112, 114 Donbass, 160 Doupov-Hradiště, 39 Drave, 233 Drohobytch, 201 Dubrovnik, 215 Duppau, 39
Italie, 184, 204, 225, 235, 236, 238
Eger voir Cheb
Kamenets Podolski, 13, 15, 181-198,
Egerland, 48 Egypte, 151 Elbląg, 27 Eszék, 103, 111 États-Unis, 23, 62, 98, 99, 188, 196
257 Karlovy Vary, 32, 36, 37 Karlsbad voir Karlovy Vary Karpatalia voir Ruthénie Kassa voir Košice Kaunas, 84, 88, 95, 96 Kazakhstan, 196 Kecskemét, 112, 114, 134 Kežmarok, 119, 120, 127 Khmelnitskyi, 191, 192, 198 Kiev, 181, 183, 191, 193, 195, 201, 206 Kitaigorod, 194 Klagenfurt, 229 Klausenburg voir Cluj Kochini voir Mezökaszony Kolozsvár, 114, 221 Königsberg, 93 Korfantów, 13, 14, 67-82, 255, 256 Körmöc voir Kremnica Košice, 114, 120, 123, 138 Kosmova, 41 Kovászna voirCovasna Kowno voir Kaunas Krain voir Carniole Kranjska voir Carniole Kremnica, 131 Kremnitz voir Kremnica Kütahya, 111
Falkenberg voir Niemodlin Fehértemplom voir Bela Crkva Felshtyn, 191 Fiume voir Rijeka Florence, 85, 142 Friedland voir Korfantów Frioul, 148 Fünfkirchen voir Pécs Galicie, 16, 53, 59, 181, 188, 189, 194,
195, 201, 202 Garam, 134 Gdańsk, 11, 21, 23, 24, 29 Gheorgheni, 165 Gotschee, 233 Graz, 103, 111, 114, 158, 218, 221, 229 Grèce, 218 Gyergyószentmiklós voir Gheorgheni Győr, 112, 114
Hargita (Harghita), 164, 165, 172, 177, 178 Hauerland, 139, 142 Herrmannstadt voir Sibiu Herzégovine voir Bosnie-Herzégovine Hodrusbánya voir Hodruš Hodruš, 133
Laibach voir Ljubljana
Łambinowice, 70, 73, 78 Lamsdorf voir Łambinowice Latorica, 208
Index des noms géographiques Lemberg voir Lviv Leoben, 137 Leutschau voir Levoča Leutschovia voir Levoča Levoča, 13, 15, 116-130, 256 Liptov, 120 Lisbonne, 205 Lituanie, 15, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 100 Ljubljana, 13, 16, 114, 229, 230, 231, 232, 233, 234, 235, 236, 237, 238, 239, 240, 241, 242, 243, 244, 245, 246, 257 Lőcse voir Levoča Łódź, 21 Łomża, 22 Lugoj, 151 Lutiţa voir Agyagfalva Lviv, 11, 184 Lvov, 11, 181, 186, 201, 202, voir Lviv Lwów voir Lviv
Macédoine, 148, 243 Madéfalva voir Siculeni Mannheim, 150 Maramureş, 16 Mariastock, 39 Maribor, 230, 233, 234 Maros voir Mureş Miercurea Ciuc, 13, 15, 163-178 Milan, 85, 259 Milevsko, 35, 45 Minsk, 93, 100 Miskolc, 108, 112, 114, 120, 143 Moldavie, 169, 184 Monaco, 125 Monténégro, 243 Moraves du Nord, 53 Moravie, 52, 66, 127, 156 Moscou, 23, 95, 100, 190, 195, 201, 204 Moscovie, 184 Moukatchévo, 13, 16, 201-214 Mühlhausen, 45 Mukačevo voir Moukatchévo Munich, 14, 34, 36, 149, 203 Munkács voir Moukatchévo Mureş, 164
253
Nagydobrony, 207 Nagykanizsa, 103 Nagyvárad, 114 Neisse voir Nysa Neusohl voir Banská Bystrica Neustadt voir Prudnik Niemodlin, 69 Nováky, 142 Novi Sad, 105, 150 Nyíregyháza, 112 Nysa, 69, 76 Oder (Odra), 76 Odessa, 11, 189 Odorhei, 171, 178 Olsztyn, 13, 19, 20, 21, 28 Olténie, 148 Olza, 58, 61, 63, 66 Opole, 63, 67, 68, 70, 73, 77, 80 Oppeln voir Opole Oradea, 114 Orava, 120 Oraviţa, 13, 15, 145-162, 256 Orinin, 193 Osmaul, 41 Ostrava-Karvina, 53, 58 Ostrołęka, 22 Ouj, 203, 206 Oujgorod, 13, 16, 201-211, 257 Paris, 12, 13, 32, 52, 54, 67, 69, 71, 76,
82, 86, 87, 88, 89, 90, 98, 101, 105, 133, 150, 151, 161, 163, 164, 167, 181, 188, 189, 191, 195, 203, 204, 208, 210, 211, 226, 239, 241, 259 Pécs, 13, 15, 101-115, 169 Pelhřimov, 38 Pest voir Budapest Petschau, 38, 39, 43 Plzeň, 37 Podkarpatská Rus voir Ruthénie Podolie, 15, 181, 183, 184, 185, 186, 189, 190, 191, 193, 194, 195, 198 Pola voir Pula
254
Index des noms géographiques
Pologne, 13, 14, 23, 24, 25, 27, 29, 58, 59, 62, 63, 66, 67, 68, 72, 73, 76, 85, 86, 88, 89, 90, 99, 117, 181, 183, 184, 187, 194, 202 Posen voir Poznań Postdam, 14, 37, 68 Poznań, 13, 20, 21, 23, 25 Pozsony voir Bratislava Prague, 14, 39, 46, 52, 60, 62, 64, 65, 203, 205, 209, 210, 231 Presbourg, 104, 105, 106 Přibram, 137 Proskurov voir Khmelnitskyi Prudnik, 69 Prusse, 13, 70, 71, 86, 93, 151 Prusse orientale voir Warmie/Mazurie Ptuj, 231 Pula, 223
Raguse voir Dubrovnik
Rapallo, 225 Reşiţa, 149, 154, 157, 158 Rhénanie, 89 Rijeka, 114, 223 Rome, 86, 87 Rotterdam, 190 Roumanie, 13, 15, 38, 114, 145, 146, 149, 151, 156, 164, 165, 167, 169, 170, 171, 175, 176, 179, 202, 207 Russie, 86, 93, 95, 181, 195, 203, 204, 210, 259 Ruthénie, 16, 101, 197, 202, 203, 204, 208, 209 Rzeszów, 21
Saint-Pétersbourg, 23, 190
San Marino, 125 Sarajevo, 239 Scandinavie, 98 Schemnitz voir Banská Štiavnica Schweidnitz voir Świdnica Sebenico voir Šibenik Selmec voir Banská Štiavnica Selmecbánya voir Banská Štiavnica Selmence, 214 Selmentsy voir Selmence
Serbie, 114, 238, 243 Séville, 205 Šibenik, 223 Sibérie, 73, 190, 196 Sibiu, 11 Siculeni, 167 Silésie, 13, 14, 52, 53, 54, 55, 58, 60, 64, 67, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 76, 77, 82 Sitno, 134, 142 Skoky, 39 Slavonie, 101, 111 Slovaquie, 13, 15, 38, 58, 110, 114, 116, 119, 127, 130, 134, 138, 141, 142, 143, 214 Smotritch, 181, 198 Sopron, 106, 133, 141, 143 Spalato voir Split Spiš, 15, 116, 117, 118, 119, 120, 123, 124, 125, 126 Split, 216, 220, 223 Stryj, 201, 208 Styrie, 231 Subotica, 114 Sudetengau, 32, 33, 255 Sudètes, 14, 16, 32, 33, 36, 37, 38, 42, 44, 49, 255 Suwałki, 22 Szabadka, 114 Szczecin, 21 Szeged, 103, 108, 110, 112, 114, 138, 167 Székelyföld voir Pays sicule Székesfehérvár, 112 Szelmenc voir Selmence Szepes, 116, voir Spiš Szitnya voir Sitno Świdnica, 82
Tábor, 35 Târgu Mureş, 177 Tatras, 134 Tchécoslovaquie, 16, 32, 33, 58, 59, 61, 62, 63, 125, 128, 143, 202, 203, 209, 214 Tchernivtsi, 11 Tchomonyn voir Tchomonyn Tchop voir Csop
Index des noms géographiques Temeschwar voir Timişoara Temesvár voir Timişoara Teplá, 32, 38 Tepler Hochland, 32, 47, 48, 255 Teschen voir Cieszyn Těšin voir Cieszyn Tessin voir Cieszyn / Těšín Theusing voir Toužim Timişoara, 105, 145, 151, 158, 159 Tolna, 105 Toužim, 13, 14, 32-50, 255 Transcarpathie, voir Ruthénie Transleithanie, 107, 202 Transylvanie, 15, 16, 101, 102, 106, 155, 163, 164, 166, 167, 169, 207, 208, 209, 221 Trieste, 23, 215, 221, 224, 229, 230 Tuzla, 112 Tyrol, 16, 148, 218 U Udvarhely voir Odorhei Ukraine, 13, 15, 38, 86, 90, 181, 191, 192, 193, 195, 197, 201, 203, 204, 206, 208, 210, 211, 213, 214, 243 Ung voir Ouj Ungvár voir Oujgorod Utvina, 35
Varasdin, 107
Varsovie, 11, 21, 22, 23, 26, 27, 29, 30, 55, 60, 65, 72, 97, 99, 183, 202 Velebit, 219, 220 Velika Dobrony voir Nagydobrony
255
Venise, 216, 227 Verőce, 103 Veszprém, 103, 163 Vienne, 11, 57, 58, 64, 102, 105, 133, 142, 149, 150, 158, 170, 188, 192, 218, 220, 221, 222, 223, 229, 231, 232, 233 Vihne, 142 Vilna voir Vilnius Vilnius, 13, 15, 84-100, 256 Vinnitsa, 193 Voïvodine, 16, 105, 112, 150 Volhynie, 38 Vrna Arpa, 211
Warmie/Mazurie, 13
Weiß Kirche voir Bela Crkva Wilno voir Vilnius Wrocław, 21, 25, 27, 30, 67, 71, 79 Wurtemberg, 150, 218
Yougoslavie, 16, 111, 166, 226, 232, 235, 237, 241, 243, 244
Zadar, 13, 16, 215-227
Zagreb, 15, 104, 112, 114, 215, 226, 227, 239 Zakarpatia voir Ruthénie Zaolzie, 63, 64, 66 Zara voir Zadar Zbrutch, 181, 193 Zhitomir, 189 Zips voir Spiš Zülz voir Biała
TABLE DES ILLUSTRATIONS p. 8 : « Carte des peuples de l’Europe Centrale », Brockhaus, Lepizig 1911. p. 34 (fig. 1): Theusing Sudetengau (« Gau des Sudètes »), carte postale des années 1930. p. 34 (fig. 2): Toužim en Bohême occidentale, carte postale des années soixante-dix. p. 38 : « Albert und ich bei den Amis » [« Albert et moi chez les Yankees »], 1945: le petit Robert Muzika franchit la ligne de démarcation et fait la vaisselle pour les soldats américains. Source : R. Muzika, archives personelles. p. 41 : Karl Fuchs, monuments aux morts, 1928, détruit en octobre 1945, carte postale. Photo © Xavier Galmiche (2005). p. 42 : Toužim aujourd’hui, à l’endroit de l’ancien cimetière, état actuel. Photo © Xavier Galmiche (2005). p. 47 (gauche) : Albin Chládek, Le mur d’enceinte de la première forteresse de Toužim, dessin, illustration de la Chronique municipale, années 1950, p. 38. p. 47 (droite) : Albin Chládek, Jan Žižka, dessin, illustration de la Chronique municipale, années 1950, p. 68. p. 48 (gauche) : Albin Chládek, page de titre du « premier livre », illustration de la Chronique municipale, années 1950, p. 7. p. 48 (droite) : Günther Kahabka : Theusing im Tepler Hochland, Kempten, Eigenverl 2001, p. 1 : page de titre. p. 52 : Membres de l’association allemande des originaires de Theusing en pèlerinage le jour de la fête patronale (10 septembre 2005). Photo © Xavier Galmiche (2005). p. 57 : La synagogue principale de Teschen en 1905. Source : Janusz Spyra, Śladami cieszyńskich Żydów, Cieszyn, Biuro Promocji i Informacji Urzędu Miejskiego, 2004, p.11. p. 65 : Le café-restaurant « Avion » en 1935. Source : Janusz Spyra, Śladami cieszyńskich Żydów, Cieszyn 2004, Biuro Promocji i Informacji Urzędu Miejskiego, p. 18. p. 77 (fig. 1) : Résidence de la famille Puckler-Burghauss avant guerre. Source : Urząd Miasta i Gminy Korfantów. p. 77 (fig. 2) : Sanatorium de Korfantów, autrefois résidence de la famille PucklerBurghauss, état actuel. Photo © Agnieszka Niewiedział (2008). p. 89 : Antanas Vivulskis (Antoni Wiwulski), Monument des trois croix, 1916, carte postale Sapudos Fondas (1939). p. 92 : Synagogue de Vilnius, état actuel. Photo © Yves Plassereaud (2008). p. 110 : Grande synagogue à Pécs, état actuel. Photo © Timea Kovács (2008). p. 113: Théâtre croate à Pécs (Hrvatsko kazalište Pečuh), état actuel. Photo © Timea Kovács (2008). p. 120 : La vedute de Levoča de 1678. Reproduit par : Ivan Chalupecký. p. 121 : L´hôtel de ville de Levoča, état actuel. Photo © Ivan Chalupecký (2008). p. 125 : Détail du rétable Saint-Jacques du Maître Paul de Levoča. Photo © Ivan Chalupecký (2008). p. 136 : Banská Štiavnica, carte postale avec vue de la ville dans les années 1950.
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Table des illustrations
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p. 143 : Le Calvaire de Banská Štiavnica (Selmecbánya / Schemnitz). Photo © Balázs Ablonczy (2008). p. 151 : Oraviţa, vue générale de la ville du côté de la colline de Roll, 1917. © Collection de la Fondation la Troisième Europe (AHOTE). p. 151 : Rue principale d’ Oraviţa, état actuel. Photo © Cécile Kovácsházy (2008). p. 156 : La fabrique de meubles « Măruţa et Cotârlă », 1929, Oraviţa. © Collection de la Fondation la Troisième Europe (AHOTE). p. 156 : Réunion familiale á Oraviţa (fam. Iana), années 1930. © Collection de la Fondation la Troisième Europe (AHOTE). p. 159 : Église catholique d’Oraviţa, 1926, Librairie Kaden. © Collection de la Fondation la Troisième Europe (AHOTE). p. 160 : L’Hôtel Coroana et la Banque Commerciale, Oraviţa 1927. Edit. Librairie Weiss Felix. © Collection de la Fondation la Troisième Europe (AHOTE). p. 172 : Chatêau de Csíkszereda, aujourd’hui musée. Photo © Delphine Bechtel (2004). p. 172 : Portails sicules exposés dans le jardin du château. Photo © Delphine Bechtel (2004). p. 177 : Centre ville de Csíkszereda, état actuel. Photo © Delphine Bechtel (2004). p. 186 : Kamenets Podolski, le pont turc et la forteresse, carte postale d’env. 1885. p. 189 : Cathédrale catholique St-Pierre-et-St-Paul, Kamenets Podolski, état actuel. Photo © Delphine Bechtel.(2005) p. 190 : Kamenets Podolski, vue du pont turc sur le faubourg juif de Karvasary, carte postale, fin XIXe siècle. p. 191 : Synagogue et bastion de la forteresse, Kamenets Podolski, état actuel. Photo © Delphine Bechtel (2005). p. 201 : Ruines de l’église arménienne, Kamenets Podolski, état actuel. Photo © Delphine Bechtel (2005). p. 211 : Ancienne synagogue de Oujgorod, aujourd’hui Philharmonie municipale, état actuel. Photo © Delphine Bechtel (2006). p. 216 : Hôtel de ville de Moukatchévo, état actuel. Photo © Marc Sagnol (2007). p. 217 : Moukatchévo, rue Raoul Wallenstein et plaque commémorant les Juifs de la ville. Photo © Marc Sagnol (2007). p. 221 : Porte monumentale vénitienne à Zadar, aujourd’hui siège des archives de la ville. Photo © Daniel Baric (2007). p. 229 : La « Riva Nuova » , promenade aménagée sur les anciens remparts de la ville de Zadar. Photo © Daniel Baric (2007). p. 235 : Casino de Ljubljana, état actuel. Photo © Monika Stromberger (2008) p. 241 : Bibliothèque Nationale et Universitaire, état actuel. Photo © Monika Stromberger (2008) p. 243 : Construction de la Place de la République (Trg republike) et du bâtiment du Parlement, Ljubljana, années 60. © Zgodovinski arhiv Ljubljana. p. 244 : Parc des Expositions de Ljubljana, état actuel. Photo © Monika Stromberger (2008).
CULTURES D’EUROPE CENTRALE Revue publiée par le CIRCE (Centre Interdisciplinaire de Recherches Centre-Européennes) Université Paris-Sorbonne (Paris IV) L’idée d’ « Europe centrale » est apparue au XIXe siècle pour désigner tout d’abord la « Mitteleuropa » germanique, soit réduite à la petite Allemagne bismarckienne, soit étendue à la sphère d’influence germanique de l’Empire austro-hongrois. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Europe centrale désignait plutôt les « petits peuples slaves », qui ont longtemps été considérés sous l’angle strict de leurs frontières nationales, et l’on s’est résigné à ne voir en eux que la pointe la plus proche du « glacis communiste » : c’était, pour reprendre l’expression de Milan Kundera, « l’époque de « l’Occident kidnappé ». Depuis 1989, il est devenu évident qu’il convient de dépasser ces clivages obsolètes et de susciter une réflexion transversale qui interroge sous le signe d’une « histoire partagée » la cohérence et les divergences de cette région multiculturelle, « entre Allemagne et Russie », mais composée d’une mosaïque de cultures imbriquées les unes dans les autres et qui se sont mutuellement fertilisées. Cette conviction est à l’origine du Centre interdisciplinaire de recherches centre-européennes (CIRCE), qui, prend en compte les apports de l’histoire et des sciences sociales, tout en s’attachant aussi à l’étude des phénomènes esthétiques (littéraires et artistiques). Les thèmes de recherche abordent les enjeux collectifs de cette aire culturelle commune : croisements et passages littéraires, historiques, sociologiques, politiques et identitaires, autour de programmes pluriannuels, parmi lesquels figure le programme « Loin du centre : Mythes des confins, quête identitaire et poétiques périphériques © Cultures d’Europe centrale n° 7 (2008)
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dans les cultures centre-européennes à partir de 1880 », « L’illustration en Europe centrale », « Identités et modernité en Europe centrale » et « Les villes multiculturelles en Europe centrale ». La revue a vocation à publier en numéros thématiques les travaux issus des colloques et journées d’études organisés par le CIRCE, ainsi que des ouvrages « hors série » consacrés à une culture particulière, dossiers et anthologies, ou édition, éventuellement bilingue, d’un texte classique dont l’absence en français constitue une lacune dommageable pour la connaissance de la culture en question. Cultures d’Europe Centrale est une revue éditée depuis sa création. Le comité de lecture retravaille avec chaque auteur sa contribution, afin de constituer le volume en un tout cohérent. La préparation de chaque numéro est confiée à un ou plusieurs rédacteur(s) ; néanmoins, les opinions exprimées dans les textes sont de la stricte responsabilité de leur auteur. Numéros parus : N° 1 (2001) :
« Figures du marginal dans les littératures centre-européennes »
N° 2 (2002) :
« Merveilleux et fantastique dans les littératures centre-européennes »
N° 3 (2003) :
Esthétique des confins I : « Le Voyage dans les confins »
N° 4 (2004) :
Esthétique des confins II : « Le Mythe des confins »
N° 5 (2005) :
Esthétique des confins III : « La Destruction des confins »
N° 6 (2006) :
« L’illustration en Europe centrale aux XIXe et XXe siècles. Un état des lieux »
N° 7 (2008) :
« La multiculturalité urbaine en Europe centrale (fin XIXe siècledébut XXIe siècle) : Villes moyennes et bourgades »
A signaler : Les Villes multiculturelles en Europe centrale et orientale, Paris, Belin, 2008.
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Numéros Hors série : Hors série n° 1, 2002 : « Poésie latine de Bohême, Renaissance et maniérisme : anthologie ». Hors série n° 2, 2003 : « Aux frontières, la Carinthie. Une littérature en Autriche des années 1960 à nos jours ». Hors série n° 3, 2004 : « La Terre des grandes promesses et des partis pris », édition bilingue d’extraits choisis du roman La Terre promise de Władysław Stanisław Reymont » . Hors série n° 4, 2007 : « Le Banat, un Eldorado aux confins ». Hors série n° 5, 2007 : « Karol Irzykowski (1873 -1944), La Chabraque (Pałuba, 1903), édition bilingue et commentée d’extraits choisis du roman ». A paraître : « Religions et identités en Europe centrale » « La Transylvanie » « La Voïvodine »
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Rédaction de la revue : CIRCE Université Paris-Sorbonne Paris IV 108, BD. MALESHERBES 75850 PARIS CEDEX 17 Téléphone : 01 43 18 41 57, Télécopie : 01 43 18 41 46 http://www.circe.paris4.sorbonne.fr Responsables de la publication : Xavier Galmiche et Delphine Bechtel Mail: [email protected] [email protected] Diffusion : Association pour la diffusion de la culture centre-européenne ADICE http://www.adice.fr c/o Hana Allendes Rihova, 59 rue des Morillons, Bât. 6, 75015 Paris Tel : 01 43 18 41 93, Informations: [email protected] Numéro ISSN : 1633-7452 Périodicité : 1 ou 2 par an, année de première publication : 2001 Langue : Français Sujets : Europe centrale et orientale, littérature, culture et histoire (domaines allemand, autrichien, biélorusse, hongrois, polonais, roumain, slovaque, tchèque, ukrainien, russe, yiddish, etc.). Tarif : selon les numéros, de 6 à 20 Euros, frais de port en sus. N° 1 : 7 euros ; N° 2 : 8 euros ; N° 3: 12 euros, N° 4 : 15 euros ; N° 5 : 15 euros, N° 6 : 15 euros, N° 7 : 15 euros. Hors-série : N° 1 : 6 euros ; N° 2 : 15 euros, N° 3 : 15 euros, N° 4 : 15 euros, N° 5 : 15 euros.