L'Homme Medieval Et Sa Vision Du Monde: Ruptures Et Survivances (Culture Et Societe Medievales) (French Edition) 9782503573434, 2503573436

Le Moyen Age semble une priode mentalement trs distante de notre poque. Est-ce vrai L'auteur plonge dans les textes

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L'Homme Medieval Et Sa Vision Du Monde: Ruptures Et Survivances (Culture Et Societe Medievales) (French Edition)
 9782503573434, 2503573436

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L’homme médiéval et sa vision Du monde

Culture et société médiévales Collection dirigée par Edina Bozoky Membres du comité de lecture : Claude Andrault-Schmitt, Anne-Marie Legaré, Marie Anne Polo de Beaulieu, Jean-Jacques Vincensini

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L’homme médiéval et sa vision Du monde Ruptures et survivances

Ludo Milis Traduit du néerlandais par Jacques Fermaut

H F

Illustration en couverture : Saint-François prêche à la cour du sultan du Caire, peinture sur bois du XIIIe siècle, Opera di Santa Croce, Fondo Edifici di Culto – Ministero dell’Interno. Illustration en quatrième de couverture : Saint Bernardin de Sienne prêche à la Piazza del Campo de sa ville devant un public qui, strictement séparé par sexe, l’écoute à genoux, peinture de Sano di Pietro (1445), Opera della Metropolitana Aut. N. 677/2017. Traduction de : Van waarheden en werkelijkheid. De opvattingen van de middeleeuwers in het blikveld van nu. Hilversum, Verloren, 2011 (Middeleeuwse Studies en Bronnen, CXXVIII.). © 2011, Uitgeverij Verloren, Hilversum, Nederland.

© 2017, Brepols Publishers n. v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2017/0095/183 ISBN 978-2-503-57343-4 Printed on acid-free paper.

Table des matières Avant-propos9 I Au nom du Père 1. Quelques mots pour commencer 2. Une avancée difficile mais glorieuse 3. Repérons des variations 4. Frères dans la foi ? 5. La foi qui accomplit des miracles 6. Dynamique sociale et inventivité spirituelle 7. Tous dans le même sac 8. Contacts en cours de route 9. Vivre sans la Vraie Foi 10. Déclarations blessantes, imputations sans preuves 11. Un regard sur l’islam 12. Jérusalem, Ville Sainte en Terre Sainte 13. Les « juifs fourbes » 14. Le regard d’un laïc

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II Le prix de l’infamie 65 1. Honneur et rang 65 a. Tueries à Laon et à Bruges 65 b. L’honneur comme bien familial 69 c. L’honneur comme enjeu 72 d. Tout à fait au sommet 74 e. Honneur entre sérieux et rire 75 2. Gêne 78 a. Situer le sentiment 78 b. Tension dans la société 80 c. Un ermite à problèmes 81 3. Honte 82 a. Nudité honteuse 83 b. Honte et partage du même lit 85 c. Rouge aux joues social 86 4. Infamie : au sujet des « níð » et « cacc » 87 a. Le poteau de « níð »87 b. Pustules 91 c. Injurier91 d. La mort n’est pas une frontière 93

6 Table des matières

e. Infamie collective f. Le langage corporel de l’infamie g. Franchir les bornes 5. Scandale a. Une difficile définition du concept b. Scandale et amour, Abélard et Héloïse 6. Culpabilité III Flirter avec l’Au-delà 1. Tords ce qui est Droit a. Justice non fiable b. Coutume, fourberie et charisme c. Des saints interviennent d. Blanc et noir e. Le regard d’un citadin 2. Les rêves ne sont pas tromperie 3. Donner un petit coup de main au Mauvais Œil 4. La Volupté de la Mode et la Mode de la Volupté

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Postface157 Présentation des textes et auteurs les plus utilisés 161 Abréviations169 Index173

Tant que les lions n’auront pas leurs conteurs, Les histoires de chasse tourneront toujours À la gloire des chasseurs. (Africalia 2003)

Avant-propos « Tes sujets en sont déjà à mijoter depuis des années », disait un collègue d’une toute autre discipline. Il avait raison, car le présent ouvrage a connu un très long processus de maturation. Bien des aspects abordés ici, nous les avions déjà traités avec nos étudiants de Gand dans nos cours pratiques sur la culture médiévale. En les confrontant directement à des textes de cette période, nous voulions leur montrer comment les gens avaient éprouvé leur époque. Notre quête ne visait pas « la vie telle qu’elle était » mais « la vie telle que le contemporain la concevait ». On peut naturellement se demander s’il n’est pas tout bonnement illusoire d’espérer rappeler à la vie la sombre époque d’il y a mille ans. L’historien est formé à le faire, à estimer à leur juste valeur les traces du passé – nous appelons cela « sources primaires » –, à déceler dans quel but quelqu’un les a rédigées, quelle est la personnalité de l’auteur qui s’en dégage et dans quelle mesure elles ont correspondu à son objectif. Elles sont le matériau qui permet de reconstruire le passé. La quête de ces sources constitue alors un premier problème. Où trouver et que trouver, pour autant qu’on ait conservé quelque chose ? L’historien est un détective qui dispose d’un certain nombre d’indications sur la localisation des sources, dans telle bibliothèque ou telles archives, mais la pratique diverge souvent de la théorie. Une fois les sources trouvées, suit un interrogatoire croisé entre l’historien et les textes : il faut les accabler de questions pour qu’en témoins ils puissent répondre. Plus les questions seront pressantes, plus riche sera l’interprétation finale. L’historien a bien conscience qu’il se consacre surtout à des thèmes qui l’intéressent lui et il espère que ses lecteurs partageront cet intérêt. Il sélectionne maintenant ce qu’il pourra utiliser pour évoquer sa vision sur le passé. Il néglige souvent d’évaluer le niveau de représentativité (élevé ou infime) de ce qu’une source donnée lui fournit comme information. Notre ouvrage tente de tenir largement compte de cette carence. Y réussit-il ? Oui et non. Oui dans la mesure où l’auteur que nous sommes manie de façon autonome la baguette de chef d’orchestre : c’est nous qui décidons de ce qu’on peut intégrer ou non. Non, car nous ne pouvons-nous mettre à la remorque des auteurs médiévaux dont les intérêts obéissaient à une gradation différente de la nôtre à notre époque. L’historien qui s’exprime ici doit donc louvoyer entre ce qui est intéressant maintenant et ce qui était important alors. Lors

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de choix qu’il doit faire et fait effectivement, il assure prendre soin de ne jamais perdre de vue l’ensemble même quand ce qui était important alors nous apparaît ridicule et surtout irrationnel. Une fois un certain thème sélectionné et la quête de sa signification pour l’homme médiéval engagée, il a aussitôt lu la source dans son intégralité, laquelle comptait souvent des centaines de pages, afin de pouvoir évaluer aussi correctement que possible la représentativité de sa sélection. Nous nous laissons donc guider par ce que l’auteur trouvait jadis important. Il est évident que l’historien se sert d’un idiome moderne et, ce faisant, il trahit plus d’une fois l’auteur médiéval, lequel s’exprimait de façon bien plus contournée. En la reprenant, il altère la forme de sa source. Afin de rendre un texte médiéval lisible par un public actuel, l’historien doit élaguer dans les phrases le superflu, ce qui implique la perte de la spécificité du style médiéval. Même intrinsèquement, l’historien moderne trahit sa source, car il échoue parfois à suivre l’auteur dans son univers mental. Pour nous faire comprendre, prenons un exemple marquant : le rôle du hasard. L’homme médiéval, tout comme tous ceux qui l’ont précédé et l’ont suivi, croit au hasard. Un personnage lambda est mort dans un attentat parce que lui ou elle passait justement alors et là. Il s’agit donc d’un hasard, mais l’historien dont la tâche est de reconstruire et d’expliquer le passé ne peut se contenter d’invoquer le hasard comme cause, ce qui serait précisément un défi à la rationalité qu’il érige en principe et au bien-fondé de la méthodologie scientifique. Se réclamer du hasard semble remettre en cause sa compétence professionnelle. Il s’ensuit que les historiens ignorent habituellement le hasard, si souvent invoqué dans les textes médiévaux (tout comme le destin, le «  fatum  » des classiques), bien qu’ils ne doutent aucunement que notre vie soit une succession d’événements fortuits. Le présent ouvrage entend surtout laisser la parole à l’homme du temps passé. Aussi fourmille-t-il d’extraits. Nous croyons ainsi brosser un tableau frappant de la façon dont l’homme médiéval, pensait, ressentait et agissait, parce que nous démarquons de notre mieux sa manière d’exprimer lui-même son ressenti et son univers. Il va de soi que l’historien ne peut ici ou là être exonéré de quelque manipulation, qu’il s’agisse des sujets choisis ou de leur rendu. Lorsqu’il lit un texte médiéval, en latin ou en langue vulgaire, il doit – c’est évident – connaître la signification précise des mots, mais il doit aussi en ressentir les connotations particulières à un contexte donné. Il doit ensuite être capable de lui donner une expression moderne adaptée au lecteur actuel, quitte à perdre un peu du contexte et de la nuance.

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Notre ambition est d’obtenir un échantillon représentatif du regard porté par des gens d’il y a quelque mille ans, dans notre monde occidental de tradition chrétienne sur un certain nombre de strophes de la chanson de la vie. Comment concevoir et aborder cultures et religions étrangères. Comment se comporter dans une société qui regorge de violence et peine à s’organiser ? Comment concilier les impulsions personnelles avec un comportement social et l’intérêt collectif ? Comment marier équité et pouvoir etc. Il s’agit d’une histoire des valeurs et normes de l’homme médiéval et de leur impact sur son comportement. Comment tentons-nous de garantir cette représentativité ? Les critères de sélection des sources sont clairs. Nous n’utilisons que des sources narratives, hormis quelques rares exceptions destinées à illustrer. Il s’agit donc de chroniques, d’annales ou de généalogies. Dans cette sorte de textes, les auteurs médiévaux veulent décrire, sur un mode chronologique, événements et personnages, dans le but de pratiquer l’historiographie de leur propre époque. Dans les sources narratives, nous incluons en outre des textes hagiographiques, donc des vies de saints ou des collections de miracles, qui mettent en scène des hercules de piété. Il se trouve que nous sommes des rationalistes, aussi l’information qu’on peut trouver dans ce genre de textes est pour nous pure invention. À l’époque, leur objectif était d’amener mentalité et comportement en concordance avec la foi et donc d’édifier le lecteur ou la lectrice et lui montrer le pénible chemin vers l’Au-delà. Ils comportent la plupart du temps une nette composante historique ; leur valeur ne réside toutefois pas dans la fiabilité des faits mais dans l’effet sur la société des normes données en exemple. La question que de façon délibérée nous ne nous sommes pas posée lors de l’étude de ces textes est celle de la vérité « objective ». Les faits et circonstances décrits ont-ils vraiment existé ? Se sont-ils passés comme on les a consignés et peuvent-ils nous servir de base pour reconstruire la réalité ? Cette approche positiviste de l’historiographie nous aurait amené à appauvrir l’image de ce qu’on appelle réalité. En effet, vérité n’est pas synonyme de réalité. Pendant plus d’un siècle, l’historiographie scientifique a marqué sa désaffection pour les textes narratifs sous le prétexte qu’ils n’étaient pas fiables. Heureusement, depuis environ une génération, on les a réhabilités quand l’étude des mentalités et de leur comparabilité anthropologique est devenue prépondérante. Notre objectif est de présenter au lecteur moderne la perception que l’homme médiéval avait de son époque, l’exactitude des faits étant dès lors

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sans importance1. Aussi, fort de ce parti pris, n’avons-nous aucun problème à utiliser des sagas ou des textes épiques. à nos yeux modernes, c’est derechef de la fiction et non de l’histoire, mais l’homme du moyen âge voyait les choses autrement. Pour lui, c’était aussi de l’histoire et un auteur exprimait, quand il chantait ou écrivait, les valeurs qui lui étaient propres à lui et à son époque. C’est précisément ce qui nous intéresse. Nous avons l’habitude d’établir une distinction, eux non. Nous partons donc du principe que les sources narratives sont les meilleurs indicateurs pour notre approche et pour notre questionnement car elles donnent des événements une appréciation liée aux valeurs en vigueur. D’autres sources (comme les chartes, comptes, recueils de rentes ou tarifs de tonlieu) n’offrent guère voire jamais cette chance. Nous nous sommes contentés de choisir arbitrairement nos sources narratives. Cela nous donne une sélection de plus de trente textes, la plupart du temps interminables, estimant en notre for intérieur qu’ils sont symptomatiques des milliers de textes conservés pour la seule Europe2. De même nous avons décidé par devers nous que les valeurs évoquées seraient plutôt sociétales qu’individuelles. Mais c’est très consciemment que nous nous sommes focalisés sur la période centrale du moyen Âge, du dixième au treizième siècle. Elle constitue dans notre culture une phase cruciale : le passage d’une civilisation agraire, statique, dominée par des seigneurs féodaux et la grande propriété, à une société moderne en construction. La croissance démographique et les défrichages massifs entraînèrent la création et le développement de villes qui se trouvèrent elles-mêmes intégrées dans une économie monétaire pré-capitaliste, un commerce international et une centralisation croissante du gouvernement. La créative culture de l’époque, marquée par un progrès du sens critique, un début d’approche rationnelle et un christianisme profondément vécu et intériorisé, a été qualifiée par les historiens de « Renaissance du douzième siècle ».

1  Pour illustrer cela, prenons l’exemple d’une collision. Il n’y a qu’une seule réalité objective – la collision elle-même – et pourtant les victimes et même les témoins ont la plupart du temps des vues divergentes sur ce qui s’est passé et livrent des déclarations discordantes, même s’ils le font en toute honnêteté. Ils adapteront leur comportement ultérieur à ce qu’ils ont éprouvé et non à ce qui s’est réellement passé. Il y a une réalité mais il y a beaucoup de vérités… ce qui explique le titre Vérités et réalité de l’édition originale en néerlandais du présent ouvrage. 2  Rien que pour les anciens Pays-Bas, on a pour l’instant répertorié quelque 2200 sources narratives médiévales et on estime qu’à la banque de données Narrative Sources. The Narrative Sources from the Medieval Low Countries (www.narrative-sources.be), on doit encore en adjoindre quelques centaines pour parvenir à l’exhaustivité.

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Nous avons également veillé à embrasser toute la chrétienté occidentale dans notre champ de vision, en privilégiant sans doute le centre mais sans négliger pour autant la périphérie. C’est ainsi qu’il y a un monde entre par exemple les Normands d’Islande fraîchement christianisés et les citadins dignement accoutrés de Toscane, déployant leur vétilleuse activité dans toute la Méditerranée. Impossible d’ignorer que presque tous les textes ont été écrits par des gens d’Église, par des hommes étrangers au monde de surcroît, ce qui se traduit naturellement dans leur vision des choses. Nous devons prendre garde à ce que quelques pourcents d’une population ne nous présentent pas un miroir déformé peu représentatif de l’ensemble. Heureusement, l’éventail d’auteurs est assez large, rassemblant des clercs séculiers et réguliers de toutes sortes, pour limiter quelque peu le risque d’anamorphose. Nous avons pu en outre de temps à autre tester le tableau à ce qu’un auteur laïc pensait de tout cela. La plupart des textes étaient alors écrits en latin. Même en présence de traductions modernes, nous avons chaque fois utilisé la version originale. Pour les citations, nous présentons la plupart du temps une traduction française suggérée par le traducteur de ce livre, même si des traductions publiées existent. Nous renvoyons cependant systématiquement à celles-ci pour que les lecteurs, qui le souhaitent, puissent situer facilement les fragments dans un contexte plus large. Les textes en langues vulgaires, nous les avons utilisés dans leur version originelle dans la mesure où nous maîtrisions ces langues. Afin de laisser le plus possible la parole aux gens de l’époque, nous nous sommes tenus à l’arrière-plan. Nous nous contentons pour ainsi dire d’assurer les transitions qui mènent le lecteur au cours de son voyage dans le temps. Nous avons consciemment limité les références aux ouvrages modernes, d’abord du fait de la méthode et de l’objectif mais aussi eu égard au public visé, constitué de lecteurs intéressés mais pas forcément spécialisés, d’étudiants par exemple, comme il ressort des comptes rendus de l’édition néerlandaise. Avec un clin d’œil aux autres médiévistes, nous avons estimé que nous n’avions plus à prouver notre érudition par un interminable et savant appareil de notes, bien que nous nous sachions redevables aux recherches de nombre d’entre eux. Nous nous sommes habituellement limité au renvoi précis à la source utilisée. Une telle approche de la science historique prête le flanc à la critique. L’option que nous choisissons privilégie en effet l’accent sur la continuité au détriment de l’unicité des événements. Mais elle ne fait qu’ajouter à l’intérêt de la pratique scientifique.

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Nous sommes évidemment redevables aux institutions qui nous ont donné la chance de travailler à la réalisation de notre thème et à l’apport stimulant de plusieurs générations d’étudiants. Ce livre a été écrit et publié d’abord en néerlandais et je me réjouis du fait que M. Jacques Fermaut ait bien voulu le traduire en français. Qu’il en soit sincèrement remercié. Je l’apprécie depuis longtemps comme savant connaisseur tant du français que du néerlandais et de sa forme flamande en usage en Flandre française. Ma gratitude va évidemment aussi à ma chère épouse Greta qui – comme toujours – a soumis mon texte à son regard critique et compétent. Sans elle, je ne serais arrivé à rien, disent nos enfants. C’est avec tendresse que nous dédions cet ouvrage à nos petits-enfants Timo, Illy et Cosmo.

CHAPITRE I Au nom du Père

1.  Quelques mots pour commencer Au cours du moyen âge – et pas seulement alors – l’Église chrétienne était inébranlablement convaincue de monopoliser la vérité sur le divin et tout ce qui touche à la création. Et comme sa vision de Dieu et de Sa création était considérée comme la seule vraie, il n’y avait pas de salut à attendre en dehors de ses rangs. Elle partageait ainsi les conceptions bien arrêtées qui caractérisent également les autres religions monothéistes – le judaïsme et l’islam -. Cette conviction l’avait conduite à un zèle séculaire d’extirpation, d’assimilation ou de transformation de croyances païennes plus anciennes. L’image qu’elle n’a jamais cessé de présenter est celle d’une action de conversion immédiatement couronnée de succès, alors qu’en réalité il s’agissait toujours d’un processus lent voire très lent. Le changement de croyance et les phases d’approfondissement de celle-ci prenaient souvent des siècles et, d’une région à l’autre, ils s’avéraient dépendre de circonstances fort diverses. Ce qui est sûr, c’est que cette conversion n’est jamais allée de soi comme on le prétendait. Afin de faire franchir le pas à des convertis, on récupérait rituels et lieux saints. 2. Une avancée difficile mais glorieuse Les textes présentent donc la conversion comme une rapide réussite. Et ces textes sont quasiment innombrables, car, et c’était certainement le cas au haut moyen âge – disons jusqu’aux environs de 1200 -, l’Église possédait pratiquement le monopole de tout ce qui touchait à l’écriture. De ce fait, l’image colorée de sa vérité a progressivement pris possession de notre mémoire collective et s’y est traduite en réalité. À quelles conditions devait répondre un récit de conversion ? Il devait toujours comporter des aspects spectaculaires, afin de passionner et de convaincre le lecteur ou l’auditeur. Il devait aussi être catégorique dans sa présentation, par quoi nous entendons que la relativisation, le scepticisme ou le doute étaient considérés comme inacceptables.

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L'homme médiéval et sa vision du monde

La thématique des pierres runiques dressées par les Vikings païens fut adaptée à la symbolique chrétienne après leur conversion. Ces pierres furent conservées dans tout l’espace scandinave, notamment, comme ici, au Danemark. Photo : L. Milis.

Chapitre I. Au nom du Père

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Un exemple parlant d’un tel récit de conversion nous mène au onzième siècle et le protagoniste est le roi Olaf Haraldsson II de Norvège. Ses aventures furent consignées deux siècles plus tard dans le Heimskringla vieuxnorois, dont le titre signifie « Le Cercle du Monde ». Les événements sont présentés de façon fort imagée et on n’a guère de peine à se représenter le narrateur – un missionnaire peut-être – les faisant revivre au coin de l’âtre avec la dramatique requise. « Quand les membres de l’assemblée du peuple furent assis, Olaf se leva et dit que le peuple avait [déjà dans certaines parties de son royaume] embrassé le christianisme et démoli les temples [païens], et croyait désormais au vrai Dieu qui avait fait le ciel et la terre et sait toutes choses ». Un noble se leva, sceptique, pour dire qu’il n’avait encore jamais vu ce dieu. Leur propre dieu par contre, ils pouvaient le contempler journellement, « seulement pas aujourd’hui car il pleut ». « [Notre dieu] a un marteau à la main, est très grand et creux à l’intérieur, et il trône sur un socle élevé. Il est paré d’or et d’argent et chaque jour il reçoit quatre pains accompagnés de viande ». Le roi et les membres du conseil s’accordèrent pour décider le lendemain de deux choses : « ou bien nous tomberons d’accord sur la question de la foi ou bien nous nous battrons ». La statue du faux dieu – « un géant, resplendissant d’or et d’argent » – fut approchée sur roulettes. A nouveau le noble prit solennellement mais cyniquement la parole : « Eh bien ! Roi, où est votre Dieu ? Car voici le nôtre ; il règne sur tous et jette sur vous un regard courroucé. Et je remarque assez à quel point vous avez peur ». Le roi répondit avec tout autant de conviction : « Vous êtes étonné de ne pas pouvoir voir notre Dieu, mais le vôtre est aveugle et sourd et il ne peut se déplacer sans être transporté ». À ce moment-là, un serviteur d’Olaf cassa la statue en morceaux et « il en sortit des souris aussi grandes que des chats, des reptiles et des vipères ». Chacun fut pris de panique. Encore plus sûr de lui, le roi ironise : « Vous voyez ce que votre dieu peut faire, l’idole que vous avez parée d’or et d’argent et à qui vous apportiez viande et nourriture. La protection qu’il offre n’est rien d’autre que souris et vipères, reptiles et crapauds… Cet or et ces parures qui trainent ici sur l’herbe, distribuez-les à vos femmes et à vos filles. Et ne les suspendez plus jamais à un arbre ou à une pierre. Maintenant nous devons sur le champ opter : ou embrasser le christianisme ou nous battre ». C’est toujours la première option qui l’emporte dans ce genre de récits. Tous les païens furent baptisés sur place, on institua des catéchistes et on édifia une église3.

3  Heimskringla, p. 237-242.

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L'homme médiéval et sa vision du monde

Cet exemple montre, partiellement dans la réalité mais plus encore dans la présentation des faits, comment des peuples païens furent convertis par la confrontation de leurs idoles au dieu invisible des chrétiens. Quel que soit le paganisme dont il s’agit ici ou en d’autres cas – grec ou romain, celte ou germanique – rien n’y change, car le déroulement et l’issue du conflit sont chaque fois identiques. Du reste, le christianisme s’adaptait lui-même, perdant certaines rigidités de sa phase initiale. C’est ainsi qu’il s’était mis entretemps lui-même à représenter l’Être suprême, bien que l’Ancien Testament, notamment le Décalogue, l’eût formellement interdit. Il va de soi que la théologie distinguait strictement la représentation du Dieu invisible de l’adoration d’une image, mais dans la pratique l’écart entre les deux était plus ténu. Les images ou statues étaient-elles seulement des représentations de Dieu ou avaient-elles en elles-mêmes une force agissante ? Au Moyen âge, la croyance aux statues et images miraculeuses – car c’est de cela qu’il s’agit dans le cas présent – allait très clairement emprunter au paganisme. La tradition plus ancienne du judaïsme, les conceptions de l’islam et même une tendance propre au sein du christianisme – l’iconoclasme – à ne pas représenter Dieu, furent ignorées. 3. Repérons des variations Le christianisme, l’occidental en premier lieu, était donc convaincu d’avoir raison. Jusque bien avant dans le vingtième siècle, il était même généralement admis qu’en dehors il n’y avait pas de salut. Toutefois on ne mettait pas sur le même plan tout ce qui s’écartait de la doctrine catholique. C’est ce que dit fort explicitement Jacques de Vitry, un des prélats les plus itinérants des environs de l’an 12004. Sa longévité lui permit de vivre personnellement une bonne partie des profonds changements religieux, politiques et sociétaux de cette époque. Son expérience, tant de l’Occident que de la Terre Sainte, lui permit de porter des jugements sur d’autres religions. Il les consigna dans une Historia Orientalis (Histoire de l’Orient) et dans une Historia Occidentalis (Histoire de l’Occident) auxquelles nous emprunterons également souvent par la suite. Il constate que l’Église chrétienne d’Orient – et en premier lieu la fille « aînée » Jérusalem – a essuyé bien des revers dans le passé (lointain) au point d’en rester quasiment « nue » quand l’islam s’est emparé de la Terre 4  Historia Occidentalis, p. 3-7.

Chapitre I. Au nom du Père

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Sainte. Mais l’Occident aussi était menacé : « Dieu permit qu’en Espagne les Maures, en Provence et en Lombardie les hérétiques, en Grèce les apostats, et partout ‘de faux frères’ se levassent contre nous5.  » L’Église catholique fut contrainte de se lancer dans une âpre lutte contre ses ennemis. Ils étaient apparus parce que ses péchés avaient suscité la vengeance de Dieu. Chose étonnante, des Juifs, qui dans la liturgie alors célébrée le Vendredi Saint étaient qualifiés de « perfidi Judaei » - Juifs perfides -, il ne parle pas. C’est pourtant précisément à son époque, au début du treizième siècle, que l’antijudaïsme perça dans notre civilisation occidentale. L’auteur trouvait sans doute si évident que ceux qui étaient collectivement considérés comme les assassins du Christ étaient les mauvais qu’il n’éprouvait même pas le besoin de les mentionner. Mais des fautes incombaient aussi aux siens. Commerçants, médecins et avocats, femmes et clercs s’étaient rendus coupables de rapacité et de manquement au devoir6. Il n’y avait selon lui qu’une seule femme parmi ses contemporains qui échappât à ce reproche et c’est encore elle qui souffrait le plus d’un sentiment de culpabilité. Jacques de Vitry raconte comment le Seigneur présentait une pauvre fille de France du diocèse de Sens comme exemple d’abstinence. Après que la Sainte Vierge lui eut rendu visite sous forme visible au cours d’une longue et grave maladie, elle vécut encore quarante ans sans manger ni boire. Afin d’humecter quelque peu son palais et son gosier, elle suçotait de temps à autre un petit morceau de poisson ou quelque chose du même genre mais rien de cela ne parvenait à son estomac7. Héroïsme spirituel aux yeux de cette époque, anorexie à ceux de notre temps. Le monde brossé par Jacques de Vitry est divisé. Dieu et le diable sont partout présents ; le péché l’emporte et Il va le venger impitoyablement. La porte du salut reste néanmoins entrebâillée. Le prélat n’était naturellement pas seul à prodiguer de menaçantes remontrances. Il n’est qu’un nom parmi d’autres dans un système professant les mêmes idées. Dès sa phase initiale, le programme de l’Église comportait la lutte contre les incroyants. On pouvait convertir les païens par la persuasion mais aussi par les armes. Au huitième siècle, au puissant roi des Francs et empereur des Romains Charlemagne, - plus tard du reste déclaré saint, bien que ce fût là une mesure politique – cela ne posait aucun problème d’écraser violemment les Saxons au bénéfice de la foi et en même temps – ou surtout ? – au profit de sa propre puissance. 5  Ibid., p. 73-74 ; trad. Duchet-Suchaux, p. 61-62. 6  Ibid., p. 81-88 ; trad. Duchet-Suchaux, p. 71-80. 7  Ibid., p. 87 ; trad. Duchet-Suchaux, p. 78-79.

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L'homme médiéval et sa vision du monde

4.  Frères dans la foi ? Les oppositions entre l’Église latine de Rome et l’Église orientale ou grecque de Constantinople étaient profondément ancrées dans la chrétienté. Elles s’étaient développées à partir des divergences de traditions déjà présentes dans un empire romain enterré depuis bien longtemps. D’un côté des cellules ecclésiales (c’est ainsi qu’on pourrait les nommer) avaient vécu dans les grandes villes de l’Orient, ce qui avait entraîné la fondation des patriarcats de Jérusalem, Antioche, Alexandrie et Constantinople. De l’autre, le rayonnement de Rome, capitale de l’Empire romain, se confondit avec celui du siège de la papauté. Pourtant, jusqu’au huitième siècle, presque tous les papes étaient originaires du bassin oriental de la Méditerranée. C’est dans ce territoire que le christianisme s’était d’abord diffusé avec succès, longtemps avant de pousser racine en Occident, mais il avait déjà encaissé des coups sévères du fait des attaques des Perses au sixième siècle et des conquêtes islamiques au septième. Entre le huitième siècle et le quinzième, lorsque Constantinople finit par tomber aux mains des musulmans et que l’Empire byzantin disparut pour de bon, les deux représentants du christianisme échangeaient les coups de griffes. Rivalité, haine, méfiance et préjugés étaient les mots-clés de leur relation. Le fait qu’ils fussent tous deux riverains de la Méditerranée les contraignait toutefois à toutes sortes de contacts. C’est ainsi que les Byzantins restèrent longtemps maîtres absolus de l’Italie du sud. Venise en avait dépendu et la foi orthodoxe avait dominé jusqu’aux portes de Rome. Sur le plan commercial aussi, les relations s’imposaient  : Constantinople était la porte de l’Orient, tout comme Venise et Gênes étaient des fenêtres sur l’Occident. Un quartier vénitien prospérait dans la capitale byzantine. De même Rome comptait de nombreuses Églises orthodoxes. Quiconque connaît les monuments de Ravenne ou de Palerme n’a pas besoin qu’on le convainque de leur dépendance de l’empire byzantin. Au onzième siècle, dans l’espace maritime méditerranéen, la rivalité entre les chrétiens latins, les Byzantins, les musulmans et les juifs fut encore exacerbée par l’arrivée de chevaliers du nord de l’Europe. Depuis la diffusion éclair de l’islam, la Sicile et l’Italie du sud étaient devenues un champ de bataille où s’affrontaient les partisans de Dieu et ceux d’Allah. Les Byzantins avaient dû céder des territoires aux Sarrasins – c’était ainsi qu’on appelait habituellement les musulmans – ce qu’ils avaient naturellement bien de la peine à accepter. Ils ne trouvèrent rien de mieux que de faire appel à des troupes venues de Normandie, d’anciens Normands qui gagnèrent alors au sud la Sicile, la Calabre et les Pouilles.

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Peu après, la séculaire vindicte entre Rome et Constantinople atteignit un paroxysme. Aux huitième et neuvième siècles, il ne s’agissait plus désormais d’une lutte pour l’interdiction ou l’autorisation de la représentation de Dieu et de ses saints, lutte dite des « iconodules » et des « iconoclastes ». Il n’était plus seulement question de savoir si le Saint-Esprit émanait ou non du Fils, querelle dite du « filioque ». Il s’agissait cette fois de savoir si l’on devait utiliser pour l’eucharistie du pain avec ou sans levain. De nos jours, pleins d’incompréhension, nous fronçons le sourcil devant une telle broutille, mais il y a un millénaire, cela suffisait à se fuir désormais durablement en se considérant comme apostats. Il est de toutes les époques de se faire des idées sur ce qu’est l’autre ou ce qu’il paraît être. Plus le contact est restreint, plus le jugement manque de nuances. Moins on en sait de quelqu’un, plus son image est déformée. Naturellement ce comportement est surtout d’une douloureuse gravité lorsqu’il s’agit d’oppositions dont l’enjeu majeur est la menace de la paix. Il en était de même jadis. Ceux donc qui, il y a mille ans, ne pouvaient jamais escompter de sympathie étaient les Grecs, eux qui alors étaient encore présents en Sicile et en Calabre en tant qu’autochtones. Ils avaient survécu à la conquête normande de ces territoires au onzième siècle, bien que les rapports de force changeassent alors rapidement. Richard de Devizes, moine anglais du douzième siècle, qui décrit les faits et gestes de son roi Richard Cœur de Lion lors de sa marche vers la Terre Sainte et sur place, échoue à dissimuler son mépris. Quand Richard construit une haute tour qui doit dominer les murs de la Messine (encore) grecque, on lui donne le nom blessant de « tueuse de Grecs » (« Mategrifun »). On ne recule pas devant les expressions « petits Grecs » ou « griffons efféminés ». Les Anglais avaient affaire à forte partie et le roi dut faire appel à ses dons rhétoriques pour motiver ses troupes : « [Pourrons-nous] vaincre les Turcs et les Arabes, serons-nous la terreur des peuples les plus invincibles, notre main droite, à la suite de la croix du Christ, nous ouvrira-t-elle la voie jusqu’aux confins de la terre ; allons-nous rétablir le royaume d’Israël, si nous tournons le dos à ces Grecs exécrables et efféminés8 ? » Le sous-entendu était clair : mieux valait ne pas tourner le dos

8  Richard of Devizes, p. 20 : « Le lion effrayant – son sobriquet était Cœur de Lion – rugit terriblement, brûlant d’une rage digne d’une telle poitrine. Sa fureur extrême remplit ses amis les plus proches de terreur… Les chefs désignés de l’armée étaient groupés autour du trône, chacun selon son rang… Le roi laissa libre cours à son indignation : « Chevaliers, [vous êtes la] force et la couronne de mon royaume ! Vous avez avec moi bravé bien mille dangers. Vous dont

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aux Grecs… qui avaient leur réputation de sodomites à défendre. Richard de Devizes était bien informé tant des succès que des revers. Il n’omit pas de jeter des fleurs aux troupes haïes du chef de guerre sarrasin Saladin et de cracher simultanément ses critiques aux troupes anglaises. La force de l’ennemi opposée à la faiblesse des rangs propres, c’est un poncif constant. « Ce qui fait la célébrité des Anglais, on ne cessa de le démontrer : au son des clairons et à l’éclat des trompettes, on vida les coupes avec l’ardeur convenable9. » 5. La foi qui accomplit des miracles Comment peut-on jamais démontrer que sa propre religion a pleinement raison si ce n’est en cherchant et en trouvant des arguments de foi ou, ce qui est bien plus aisé, en clouant le bec aux autres avec une brutale violence ? Une carte de la diffusion des religions pourrait fort bien se confondre de façon frappante avec celle de la construction politique et militaire des empires mondiaux. Concevoir et rationaliser ainsi le comportement de foi était naturellement étranger à l’homme du moyen âge, même aux plus grands penseurs de l’époque. Comment la foi trouvait-elle donc sa preuve à leurs yeux ? De préférence et surtout par des signes, des signaux surnaturels, à qui leur invraisemblance même devait conférer valeur probante. Nous en donnons quelques échantillons. Nous les trouvons ridicules, mais, à l’époque, ils suscitaient l’émerveillement, lequel générait une conviction inébranlable. Le roi du Danemark envoya un jour un perroquet au pape Léon IX. Cela se passait au milieu du onzième siècle. Par l’intervention de Dieu, l’animal avait criaillé pendant tout le voyage « Je vais chez le pape » et, une fois livré, il avait répété jusqu’à la fin de ses jours « pape Léon »10. Dans la région des Pouilles, il y avait un chien qui aboyait « Mon Dieu ». Les envahisseurs normands avaient tellement persécuté la foi qu’il ne restait que ce quadrupède pour prononcer Son nom.

les forces ont dompté pour moi tant de tyrans et de villes, voyez-vous quelle lâche populace nous insulte maintenant ? » » 9  Ibid., p. 73-74 : « [Les incroyants] étaient habitués au climat, la contrée était leur patrie, l’effort leur assurait la santé, la pénurie leur était une médecine. Dans nos rangs régnait une adversité qui fournissait un avantage à nos adversaires. Quand il arrivait que les nôtres tous les sept jours dussent se contenter de moins, ils se sentaient affaiblis pendant les sept semaines suivantes. La piétaille française et anglaise faisait tous les jours la fête, tant qu’elle avait de l’argent, et cela jusqu’à en vomir (révérence parler pour les Français.) » 10  Vie du Pape Léon IX, p. 84-87.

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Dieu (ici présenté comme le Christ) donne les tables contenant les Dix commandements à Moïse. Lucques (Toscane), église San Frediano, fonts baptismaux du douzième siècle. Photo : G. Proost.

Les animaux, on le voit donc, jouent un rôle dans la promotion de la foi. Et il arrive parfois qu’un petit péché s’attache à leur possession. Beaucoup de règlements monastiques comportent l’interdiction de posséder des chiens de chasse, des grues et autres créatures de luxe, mais il arrive qu’on les ignore. Dans un couvent allemand, on élevait de petits cerfs, frivole passe-temps pour des nonnettes de sang noble. Ils causaient parfois du désagrément, comme celui qui avala une ampoule dans laquelle on conservait du vin de messe. On eut beau cogner et taper, rien ne put convaincre l’animal de ne pas commettre de sacrilège. S’ensuit un miracle car c’est ainsi que cela se passait en ce temps. La reine Mathilde, sans violence ni manipulation, adressa de douces paroles à l’animal : « « Rends-nous ce que tu as pris. » Sur ces mots, l’animal vomit aussitôt l’ampoule. Qui doute que ce soit le Suprême Souverain qui, par les mérites de la reine, ait transformé l’entendement de l’animal en celui d’un humain11 ? » 11  B. Schütte, éd., Die Lebensbeschreibungen der Königin Mathilde, Hannover, 1994, p. 131 (Monumenta Germaniae Historica. Scriptores rerum Germanicarum in usum scholarum, 66.) (http://www.dmgh.de/de/fs1/object/display/bsb00000714_meta :titlePage.html ?sortIndex = 010 :070 :0066 :010 :00 :00.)

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6. Dynamique sociale et inventivité spirituelle Au début du onzième siècle, après une longue stagnation, la société reprenait vie. Le phénomène ne se manifestait pas seulement sur le plan démographique, économique et social, mais également sur celui de la culture et de l’art. Sur le plan religieux, il n’en allait pas autrement. On notait un revirement net quoique lent. Depuis des siècles, le christianisme s’était coulé dans des concepts religieux qui remontaient à divers types de paganisme, phénomène – certainement inconscient et non planifié – qui s’était déroulé en plusieurs phases. L’Église avait commencé par avoir prise sur le comportement collectif extérieur. C’était aussi le plus facile, puisque cette maîtrise découlait du contrôle qu’exerçaient tant les gouvernants séculiers que les dignitaires ecclésiastiques qui constituaient une seule et même classe sociale dominante. Le comportement collectif était visible et de ce fait immédiatement susceptible de sanction. Dans une phase suivante, le contrôle se renforça au niveau extérieur mais cette fois du comportement individuel. Il faudrait attendre le treizième siècle pour qu’on mette en œuvre, du moins à grande échelle, des moyens efficaces – la confession annuelle obligatoire – afin de pénétrer jusqu’au for intérieur et obtenir prise sur le comportement intime, lequel ne se réduisait pas à la conduite effective mais incluait les intentions peccamineuses de la pensée et du sentiment. Ces phases ne furent pas sciemment programmées par l’Église ni projetées comme des stratégies successives mais le succès progressif de la christianisation se déroula bel et bien selon ces étapes. Les grandes vérités de foi qui firent ainsi leur entrée avaient été depuis le quatrième siècle définies dans des conciles œcuméniques au terme de disputes théologiques et au sein de rapports de force pragmatiques. La définition de la Trinité et de la nature – ou des natures – de Jésus-Christ étaient les sujets brûlants. Du point de vue historique, les dogmes proclamés n’étaient guère que des décisions imposées par des personnalités dominantes. L’interprétation divergente du message du Christ, tel qu’il était formulé dans le Nouveau Testament, fit éclater le christianisme en diverses Églises aux vérités discordantes. Qui professait la foi correcte s’appelait « orthodoxe », qui s’y opposait était dans l’erreur et par conséquent « hérétique », qualifications du reste interchangeables selon le point de vue. Beaucoup de conceptions dites hérétiques survécurent du reste dans autant d’Églises du ProcheOrient, même après que l’islam se fut imposé à partir du septième siècle comme religion dominante. Au cours du haut Moyen âge, sur les ruines de l’Empire romain d’Occident, dominait à l’Ouest la conception de la foi

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L’ange réveille les Rois Mages et montre l’étoile qu’ils vont devoir suivre. Chapiteau de la cathédrale Saint-Lazare à Autun (Bourgogne). Photo L. Milis.

qui avait triomphé au cours des conciles « ­christologiques » du quatrième et cinquième siècles, complétée par le « filioque » du sixième siècle. À partir du dixième siècle, on signale en Occident des mouvements hérétiques spontanés, comptant du reste peu d’adeptes. Quelques rares prédicateurs fort bizarres se levèrent alors pour annoncer, sans beaucoup de succès, la fin du monde de l’An Mil. Il n’était certainement pas question d’une panique générale comme on le prétend parfois. Il semble y avoir une corrélation entre la dynamique sociétale et la critique de la foi. C’est du moins ce que nous suggèrent quelques mouvements hérétiques. C’est ainsi qu’en 1022 on entendit parler à Orléans d’une hérésie hautement condamnable, qui s’opposait dans tous les domaines à la sainte Église catholique. Il s’agissait d’une série de clercs, qui avaient grandi depuis leur enfance dans la sainte religion et étaient férus de connaissances littéraires tant religieuses que profanes… « Ils cachaient sous la peau du mouton le funeste loup de leur propre perdition12 ». Ils ne croyaient pas à la Trinité 12  André de Fleury, p. 98-99.

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ni à l’incarnation du Fils de Dieu. Ils ne croyaient pas davantage qu’après un péché mortel ils pussent à nouveau réintégrer la Grâce divine ni qu’on pût imposer les mains. Il ne fallait pas bénir les mariages etc. Les hérétiques furent condamnés au bûcher : « Le roi ordonna de les livrer au feu pour en donner possession aux feux de l’éternité »13. Le christianisme latin avait plus d’ennemis encore. Dans les deux siècles suivants, que ne verrait-on pas surgir dans le Sud de la France ? Les Cathares ou Albigeois s’y érigeraient en mouvement religieux radical et partiellement aussi comme puissance politique. Pour Emo, abbé au treizième siècle de Wittewierum en Frise, leur élimination vaut une louange au pape Innocent III. « Il a commencé par essayer de ramener ces Albigeois à la vraie foi par des prédicateurs simples mais instruits, mais il leur a ensuite envoyé des croisés en armes comme contre des païens et des publicains14 ». 7.  Tous dans le même sac Plus encore qu’avec les Baltes qu’on avait réussi à traîner au sein de l’Europe chrétienne ou avec les Byzantins dont l’empire, grâce à la Quatrième Croisade, était (momentanément) devenu occidental et latin en 1204, ou même avec les Cathares qu’on avait également pu briser militairement, le pape et son Église romaine avaient des problèmes avec ceux qu’on appelait alors « Sarrasins », « Saraceni ». Depuis son apparition au septième siècle – nous y avons déjà fait allusion – l’islam s’était répandu dans de larges secteurs de la Méditerranée et de l’Asie Mineure, contrées qui appartenaient à l’Empire byzantin et qui furent donc, des siècles durant, grecs de culture, romains d’obédience étatique et majoritairement chrétiens de religion. Les croisades qui commencèrent à la toute fin du onzième siècle et qui, plus que jamais auparavant, amèneraient ensuite en contact – violent certes mais aussi pacifique -, chrétiens et musulmans, sont la conséquence des déplacements, jamais admis, des frontières religieuses. L’impossibilité de prouver l’absolu bien-fondé d’une foi soit par la raison soit par le sentiment, ne laissait pas d’autre choix qu’une violence fanatique pour présenter le dieu propre comme le Vrai.

13  Ibid., p. 98-99 14  Kroniek van het Klooster Bloemhof, p. 42-43

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En 1071, Jérusalem était tombée aux mains des Turcs seldjoukides, lesquels, contrairement aux Fatimides qu’ils avaient chassés, rendaient difficiles les pèlerinages au Saint-Sépulcre. En 1096 cette dynastie reconquit la ville, alors que les croisés occidentaux étaient déjà en route. Le pape Urbain II avait appelé la chrétienté latine à libérer la ville sainte du joug musulman. Il s’exprimait ainsi : « Ô fils de Dieu… Vos frères d’Orient (Il parlait donc des chrétiens orientaux) ont un besoin pressant de votre aide et vous devez vous hâter de la leur apporter car elle fut souvent promise. Comme la plupart l’ont déjà appris, les Turcs et les Arabes les ont attaqués et conquis des régions de l’Empire byzantin jusqu’aux côtes de la Méditerranée et jusqu’à l’Helléspont. Ils ont occupé de plus en plus de terres de ces chrétiens et les ont vaincus en sept batailles. Ils en ont tué et fait prisonniers un grand nombre et ils ont dévasté des églises et l’empire… » A quoi fait suite son mandement papal : « Je vous charge, c’est en fait le Seigneur qui le fait, en tant que hérauts du Christ d’annoncer partout et de convaincre tous les gens – de quelque rang que ce soit, piétaille et chevaliers, pauvres et riches – de se hâter sur le champ d’apporter votre aide à ces Chrétiens et d’éradiquer des territoires de nos amis cette abjecte race… Le Christ l’ordonne ». Le pape poursuit avec une rhétorique aux accents fâcheusement actuels : « Tous ceux qui mourront dans la croisade, sur terre ou sur mer ou au combat contre les païens, obtiendront le pardon immédiat de leurs péchés. Je le leur accorde de par la puissance que Dieu m’a conférée. Ô, quelle honte si une race si méprisable et si vile qui adore des démons conquerrait un peuple qui possède la foi au Dieu Tout-Puissant et porte la gloire du nom du Christ ! De quels reproches le Seigneur ne nous accablerait-il pas si nous n’aidions pas ceux qui, avec nous, confessent la foi chrétienne15 ». Bomber le torse sur les plans politique et religieux, cela revenait et revient encore toujours exactement à cela. Il ne laisse toutefois pas d’être également curieux, cet appui de pure forme accordé par le pape à l’empereur byzantin de Constantinople, alors qu’un demi-siècle à peine auparavant (1054) un anathème avait été lancé contre lui – entraînant le Schisme oriental – lequel ne fut révoqué de part et d’autre qu’en 1965 par le pape Paul VI et le patriarche Athénagoras Ier.

15  Version du sermon tel qu’il fut reconstitué plus tard par Foucher de chartres, Gesta Francorum Jerusalem Expugnantium, éd. J. Bongars, Gesta Dei per Francos, I, Hannovre, 1611, p. 382 sq. (trad. angl. : http://fordham.edu/halsall/source/urban2-5vers.html#Fulcher.)

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8.  Contacts en cours de route Les croisades et la présence latine chrétienne en Terre Sainte dureraient environ deux siècles. Une période suffisante pour apprendre à se connaître penserait-on. C’est ainsi qu’un témoin oculaire envoya à Emo, abbé de Wittewierum, un compte-rendu d’une croisade en 1217. L’expédition suit la côte occidentale de la péninsule ibérique ; Lisbonne se situait alors encore sur la ligne de démarcation entre les territoires chrétien et musulman. Dans la place forte de Cadiz, les croisés – ce sont des Frisons réputés pour leur combativité – jouissent de l’ivresse de leur victoire. Avec une joyeuse satisfaction et un obscurantisme non dissimulé, cette ville luxueuse fut ruinée de fond en comble16. Après bien des tribulations encore et avec un soupir de soulagement, ils parvinrent à Saint-Jean-d’Acre, ville de croisés, en Terre Sainte : « [Dieu] avait été à nos côtés avec Son amour protecteur, alors que nous faisait défaut l’aide de toute la communauté humaine17 ». La violence et la destruction faisaient partie de la culture quotidienne, l’intolérance était une vertu spirituelle. Emo se réclame du concept de « guerre juste » qu’il emprunte au Decretum Gratiani, le Décret de Gratien qui servit de codification officieuse du droit canon du douzième siècle au début du vingtième. Qu’est-ce qu’une guerre juste ? « Une guerre qui est déclarée par un souverain ou un pape, et dans laquelle ou bien on venge une injustice subie ou bien on écarte la menace d’une injustice18 ». « C’est donc ainsi que la lutte contre les ‘païens’ reçoit une justification juridique, en même temps que la guerre préventive ». D’ailleurs ceux qui collaboraient avec les Sarrasins devaient également en payer le prix. Menko, qui continua la chronique d’Emo, décrit comment le Concile de Lyon de 1245 condamna l’empereur Frédéric II. Il était impliqué dans une longue lutte pour le pouvoir dans laquelle, en tant que suzerain du Saint-Empire romain et de l’Italie du sud, il était confronté à un rival en 16  Kroniek van het klooster Bloemhof, p. 72-73 : « Les édifices de Cadiz, splendides tant par leurs matériaux que par leur construction, les vignes et les jardins de la ville etc., nous nous les appropriâmes ; … les jardins, les ceps, les figuiers, les oliviers et toutes sortes d’arbres fruitiers, nous les détruisîmes. De la mosquée non plus, si richement équipée et artistement construite que personne ne le croirait si on le lui racontait et que même personne ne pourrait le raconter, nous ne laissâmes pas pierre sur pierre ; le bois magnifiquement coloré où l’on avait sculpté des fleurs, nous le détachâmes pour pouvoir l’utiliser nous-mêmes. Nous restâmes là jusqu’à lundi et, pour finir, rassasiés de butin, nous livrâmes aux flammes les restes de la ville ». 17  Ibid., p. 82-83. 18  Ibid., p. 234-235.

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Allemagne et davantage encore au pape. L’empereur, qui portait de surcroît le titre de roi de Jérusalem, fut accusé notamment par le Concile « d’hérésie, de mépris pour les clés de l’Église (= le pape), de sympathie pour les Sarrasins et de cohabitation avec eux19 ». Ses successeurs et fils, Conrad et Manfred, furent également anathématisés en tant qu’adversaires du pape et de l’Église, et alliés des musulmans. En 1260, s’ensuivit – naturellement – la vengeance divine : la Sicile fut frappée par un séisme, l’Etna se déchira et la ville voisine de Messine fut « engloutie par le tremblement de terre20 ». 9. Vivre sans la Vraie Foi Selon le christianisme, la grande menace sur l’ordre juste dans le monde émanait naturellement des autres religions. Alors que les païens de l’antiquité étaient généralement désignés par le terme « gentiles », les musulmans étaient surtout appelés « infideles », donc incroyants, ou « impii », sans dieu. Les païens de la première espèce n’avaient évidemment pas encore pu connaître le Christ révélé, le Messie, et cela les excusait en partie, vu la réputation de supériorité de leur culture classique. Ils avaient en outre depuis longtemps baissé pavillon devant le christianisme triomphant et ne pouvaient plus susciter de danger pour la permanence du Christ et de Son Église, et pour l’ordre social qui s’en réclamait. Il en allait tout autrement de l’islam. Depuis l’entrée en scène de cette religion, les anciens centres du christianisme étaient, en vagues successives, tombés entre ses mains. Les villes et contrées où Jésus avait prêché et déambulé, où ses disciples aussi avaient annoncé Son message, où quelques-unes des premières communautés chrétiennes avaient été fondées, des califes qui se réclamaient de l’héritage spirituel de Mahomet s’en étaient emparés. Non seulement l’Empire romain oriental, unique partie de l’ancien empire mondial à avoir survécu aux Grandes Invasions, s’était vu grignoter, mais sur les ruines de l’Occident également, où des chefs de tribus germaniques avaient fondé de mini-royaumes, plus ou moins soutenus par des autochtones, de ci de là des souverains musulmans étaient venus établir leur pouvoir. Ni l’Église ni les croyants ne supportaient de vivre avec cette pensée. C’est ainsi que saint François d’Assise, le personnage charismatique par excellence du treizième siècle, se sentit appelé à convertir les musulmans à sa propre foi. Il

19  Ibid., p. 356-357. 20  Ibid., p. 395-396.

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Saint François prêche à la cour du sultan Al-Kamil du Caire, peinture sur bois du treizième siècle, Opera di Santa Croce, Fondo Edifici di Culto-Ministero dell’Interno.

Le port de Pise et des navires. Pise, la Tour penchée, bas-reliëf, vers 1100. Photo: G. Proost.

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Lucques (Toscane), église San Frediano, fonts baptismaux du douzième siècle. La traversée de la mer Rouge par les Juifs. Elle est représentée ici comme une chevauchée. Photo: G. Proost.

était convaincu que la puissance de sa parole, ou pour mieux dire du message que son Dieu lui mettait dans la bouche, était irrésistible puisque venant de Lui. Jacques de Vitry, le – très partial – connaisseur de l’Orient, narre comment François alla trouver le sultan d’Égypte pour le convertir. L’entreprise, comme on pouvait s’y attendre, fit long feu. « À la fin le sultan dit toutefois : Priez pour moi afin que Dieu veuille me révéler la loi et la foi qui Lui plaisent le plus21 ». 21  Historia Occidentalis, p. 161-162 ; trad. Duchet-Suchaux, p. 198-199. François était « un homme simple, illettré, aimé de Dieu et des hommes. Gagné par l’extravagance et l’impulsion de l’ivresse spirituelle, il se rendit hardiment au camp militaire du sultan d’Egypte, armé du glaive de la foi. Les Sarrasins l’ayant arrêté en route, il dit : ‘Je suis un chrétien. Menez-moi auprès de votre seigneur.’ Comme ils l’avaient traîné devant le sultan, il regarda cette bête sauvage, laquelle fut tout à fait domptée par la vue de l’homme de Dieu. Pendant quelques jours, le sultan écouta attentivement ce que François prêchait à lui et aux siens au sujet de la foi

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L’attractivité du christianisme sur l’islam est restée très limitée, voire inexistante, et pas seulement bien sûr dans cet épisode qui montre chez le sultan une tolérante curiosité. En fait, seules les conquêtes militaires et, par suite, les conversions forcées ou l’exil, mirent un terme, au cours du moyen âge tardif, à la présence de musulmans au sein du territoire romain traditionnel. La péninsule ibérique joua à cet égard un rôle important. Le royaume wisigoth qui s’y était fixé après la chute de l’autorité romaine, fut en 711 en grande partie foulé aux pieds par les troupes musulmanes originaires d’Afrique du Nord et probablement constituées essentiellement de Berbères. En 732, elles étaient même venues menacer le Sud du Royaume franc. C’est seulement par la bataille de Poitiers que Charles Martel avait fait refluer la marée sur le flanc de l’Europe de l’ouest. Dans ce qui deviendrait plus tard l’Espagne et le Portugal, apparut une culture mixte mêlant celle d’une population autochtone (présentant des caractéristiques ibéro-romaines et germaniques) et celle d’immigrants musulmans. La reconquête politique au profit du christianisme occidental avec la formation de petits royaumes chrétiens ne tarda pas à s’engager, pour ne finir qu’avec la chute de Grenade en 1492. Tout comme en Terre Sainte, le contact réciproque put souvent être qualifié de confrontation, parfois de fructueuse communication réciproque. Toute l’affaire dura en Espagne trois fois plus longtemps au moins qu’au Moyen-Orient. Dans la représentation qu’on s’en fit – qui est précisément ce qui nous intéresse – les oppositions entre chrétiens et musulmans sont naturellement amplifiées et tous les éléments enrichissants d’un processus inéluctable d’acculturation rejetés à l’arrière-plan. C’est que les oppositions religieuses se révèlent très tranchées mais elles masquent souvent les intérêts purement politiques et territoriaux de petits royaumes et dynasties concurrents et plus encore de bandes et de meneurs de bandes. L’effort militaire en Terre Sainte avait naturellement aussi ses répercussions sur la situation en Espagne. C’est ainsi qu’au lendemain de la conquête de Jérusalem par la première armée croisée (1099), le pape Pascal II envoya une lettre à tous les habitants du León et de la Castille pour les inciter à bien défendre leur propre territoire et ne pas s’en laisser détourner par les

chrétienne ». Selon l’auteur « le sultan craignit toutefois que certains soldats de son armée ne se convertissent au Seigneur à cause de l’efficacité de sa prédication et qu’ils ne passassent dans l’armée des chrétiens. Plein de prévenance, après lui avoir délivré un sauf-conduit, il donna l’ordre de le reconduire au camp chrétien ».

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c­ ampagnes en Terre Sainte22. Peu avant, en 1085, leur roi Alphonse était parvenu à conquérir sur l’islam la ville la plus importante de la péninsule, Tolède, centre mondial de culture et de science, plaque tournante d’échanges entre les connaissances antique, musulmane, chrétienne et juive. L’Historia Compostellana (Histoire de Compostelle, XIIe siècle) où nous puisons raconte aussi comment les Sarrasins – appelés Maures dans ce texte – attaquèrent le Nord chrétien de l’Espagne, dévastèrent églises et palais et emmenèrent des gens en captivité23, destruction aveugle, tout comme Emo de Wittewierum la décrirait plus tard, mais cette fois en sens inverse (chapitre I, 8). Elle criait vengeance. L’évêque de Compostelle, qui est le véritable héros de l’Historia, loua les services de charpentiers de navires de Pise et de Gênes afin de construire une flotte destinée aux représailles24. Nouvelles 22  Historia Compostellana, livre 1, § XXXIX, p. 77-78 : « Nous vous avons écrit – ainsi s’exprimait le pape – que vous ne deviez pas négliger, à cause de la croisade à Jérusalem, vos territoires qui sont quotidiennement attaqués par les Maures et les Moabites. Nous craignons en effet que par suite de votre départ ils n’établissent leur tyrannie dans les territoires de l’Occident. C’est pourquoi nous avons enjoint aux ecclésiastiques et laïcs de vos régions que nous avons pu rencontrer qu’ils renoncent à la croisade et retournent dans leur patrie… Nous vous ordonnons avec une insistance renouvelée de combattre les Moabites et les Maures avec tous les moyens dans vos contrées ». Dans l’Ancien Testament, les Moabites étaient ennemis des Juifs. Ici le terme, en combinaison avec Maures, est un nom collectif pour les ennemis du christianisme. 23  Ibid., livre 1, § CIII, p. 175 : « Ils détruisirent complètement les églises et défoncèrent les autels, ce dont la simple expression est déjà inconvenante. Les palais des nobles, leurs maisons de campagne et les constructions annexes, ils les incendièrent, ils scièrent les arbres, ils tuèrent les attelages ou les chargèrent, pour autant qu’ils en avaient besoin, sur leurs navires. Des hommes, femmes, jeunes gens et enfants, ils en firent prisonniers une partie et tuèrent l’autre… Des hommes de haute noblesse et puissance, qui avaient été faits prisonniers par eux, furent rachetés contre soixante chrétiens, serfs il est vrai, qui partirent en captivité à leur place. Ils capturèrent également d’autres nobles et les massacrèrent, maintenant qu’ils avaient quand même dressé leurs tentes sur la côte. Les paysans riverains de l’océan quittèrent la région côtière du milieu de l’été au milieu de l’automne ou se cachèrent avec leur famille dans des cavernes ». 24  Ibid., livre 1, § CIII, p. 175-176 : « Il y a là en effet d’excellents constructeurs de navires et des matelots très expérimentés, qui ne le cèdent en rien à Palinurus, le maître d’équipage [du héros grec] Énée ». « Pour tout le dommage et la honte qu’ils avaient précédemment éprouvés, ils en infligent tout autant et même bien pis encore aux Ismaélites – le mot est ici synonyme de musulmans -. Ils incendient leurs maisons, détruisent leurs récoltes sur les champs (c’était en effet l’époque de la moisson), scient arbres et ceps, et leur épée n’épargne personne, grand ou petit. Leurs temples sont incendiés et démolis… Ils s’emparent des navires avec lesquels ils emmenaient les chrétiens en captivité, les démolissent, les incendient… Quelle joie parmi les chrétiens quand ils voient les Sarrasins emmenés en captivité, mains liées dans le

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d­ estructions sauvages et derechef en sens inverse. De surcroît, l’action rapporta gros à l’évêque de Compostelle. Les chrétiens espagnols n’avaient pas hésité à dévier des croisés de leur objectif originel, tout comme les Vénitiens en 1204 n’eurent pas scrupule à détourner des chevaliers en route pour Jérusalem au profit de leur propre affaire (et de leur propre bourse), à mettre à sac et à brûler la ville de Constantinople – chrétienne – au nom de la foi. 10. Déclarations blessantes, imputations sans preuves Tournons à nouveau nos regards vers Jacques de Vitry, qui habita des années durant en Palestine25. Comme tous les auteurs qui ont écrit à ce sujet aux douzième et treizième siècles, son œuvre est un mélange haut en couleur d’histoire sacrée et profane. La profonde connaissance que ces auteurs avaient de la Bible les conduit à faire à tout propos référence aux patriarches, aux exils juifs, à la vie et à la mort de Jésus et aux actes des apôtres. Ils déambulent pour ainsi dire à travers la Terre Sainte, une Bible à la main, pour mêler passé et présent et même projeter l’histoire sainte dans l’avenir. Le grand mérite de Jacques de Vitry est d’avoir également fait de son histoire une sorte de Landeskunde, une fusion du passé avec sa propre époque et avec la géographie du territoire. Il en est résulté un éventail bigarré, qui se déploie largement à grand renfort de faits divers, certes, mais plus encore d’observations structurelles et de convictions. Jacques de Vitry décrit le personnage de Mahomet en termes extrêmement négatifs – blessants pour les sensibilités actuelles -. Comment aurait-il pu en être autrement en un temps où dominait l’incompréhension religieuse. Que cela soit clair toutefois : pour Jacques, ce n’est pas le Dieu qui relève des ténèbres mais bien le prophète. Dès son apparition dans le texte, Mahomet est qualifié de « perfidus et sceleratissimus », « perfide et scélératissime », ce qui donne d’emblée le ton de ce que Jacques écrira par la suite. Il est le propagateur d’une « abominabilis doctrina », une doctrine abominable. A quel point tout cela sonne mal aux oreilles d’un lecteur d’il y a huit cents ans, on s’en avise quand on connaît les associations d’idées qu’évoquaient ces mots : dos, sur leurs propres navires. De tout le butin récolté, [on] payait un cinquième à l’évêque, en plus de tout ce qui lui revenait en tant que propriétaire des navires ». 25  Afin d’éviter tout malentendu nous tenons à souligner que la représentation négative du prophète tel qu’on le décrit ici, est empruntée à des sources médiévales et ne comporte donc pas de prise de position de notre part. Une citation engage l’écrivain de l’époque et non l’historien qui a pour tâche d’informer sur le passé.

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Saint Bernardin de Sienne prêche à la Piazza del Campo de sa ville devant un public qui, strictement séparé par sexe, l’écoute à genoux. Peinture de Sano di Pietro (1445), Opera della Metropolitana Aut. N. 677/2017.

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« perfidus » était l’épithète méprisante dont la liturgie du carême affublait les juifs et « abominabilis » renvoyait aux pratiques homosexuelles qui, dans l’Ancien Testament, entraînèrent la destruction de Sodome et Gomorrhe. Mahomet avait, je cite Jacques, d’abord « prêché cette doctrine en Arabie dont il était originaire et ensuite au peuple bestial des contrées environnantes ; [c’étaient) des gens grossiers et incultes. Il leur avait partiellement inculqué, contre leur gré, cette croyance par la peur et la violence. Ses successeurs étaient tellement enflammés de fureur et de passion diaboliques qu’ils imposèrent comme une calamité la doctrine pestilentielle de leur maître aux Arabes et aux autres peuples orientaux, non seulement par des paroles et des incitations mais aussi par la violence, l’épouvante et l’épée ». Il en vient ainsi à traiter de son style de vie. Il raconte qu’orphelin il fut élevé dans la pauvreté mais ne tarda pas à savoir comment faire flèche de tout bois. Il faisait des affaires pour une veuve et pour finir « ils s’éprirent de passion l’un pour l’autre. Ils commencèrent en secret par un commerce charnel avant qu’elle ne l’épousât publiquement et ne lui fît don d’une grosse somme d’argent26 ». Son ambition s’enfla à vue d’œil27. L’auteur s’entend encore à nous raconter une foule d’anecdotes toutes destinées à vilipender Mahomet. Naturellement, aux yeux de Jacques, ce comportement entraîna la sanction de Dieu, le haut mal28. Dans la culture chrétienne, on assimilait l’épilepsie à la possession : elle servait ici de signe manifeste que Mahomet avait commerce avec les forces du mal. Nous ne savons pas quelles étaient les sources d’information concrètes dont disposait Jacques mais on peut admettre que ce qu’il écrivait reflétait bien le point de vue des chrétiens d’Orient. Dans quelle mesure cette description correspondait-elle ou non à la réalité, ce n’est pas ce qui nous occupe ici ; ce qui nous intéresse dans le présent ouvrage, c’est la perception. Il va de soi que l’image que les musulmans brossent du Prophète est intégralement dithyrambique et à l’opposé de la description qu’en donne Jacques.

26  Jacques de Vitry, p. 106 et 110. 27  Ibid., p. 110-12 : « Il s’entoura de pauvres et d’indigents, accablés de dettes, de sacrilèges, de voleurs, de brigands, de meurtriers et de ravisseurs. Grâce à leur aide, il accumulerait beaucoup d’argent par violence et par pillage, se construirait une réputation et inspirerait la crainte à chacun… Il les postait en embuscade sur les pistes des caravanes et en des lieux reculés, afin de dépouiller sans pitié de leur charge les marchands qui venaient d’Asie ». 28  Ibid., p. 116 : « Le verdict divin le frappa du haut mal : il tombait sur le sol et écumait. A cause de la honte et du caractère repoussant de sa maladie, son épouse voulait l’abandonner ».

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Jacques de Vitry – évêque et cardinal – s’offusquait de la débordante sexualité du Prophète, qui contrastait fortement avec l’attitude répressive de l’Église vis-à-vis de tout ce qui avait rapport avec la jouissance et la procréation29. Ce comportement de Mahomet, selon l’auteur en question, fonda une tradition. « De là vient, dit-il, qu’il est de coutume chez les Sarrasins et chez presque tous les Orientaux d’enfermer leurs épouses, si bien que c’est à peine si elles peuvent voir un rayon de soleil. Quand les femmes conversent, on ne tolère même pas la présence de parents proches. Les vierges doivent dissimuler leur visage en présence des hommes, si bien qu’elles voilent de linges leur cou et leurs mains. Quand quelqu’un se marie, il arrive souvent qu’il n’ait encore jamais vu le visage de sa fiancée avant qu’on ne la lui confie30 ». Nous autres Occidentaux, nous nous irritons souvent de l’attachement d’autres cultures aux traditions et de leur conviction qu’on ne peut ni ne doit y déroger. Nous sommes depuis des siècles programmés à jeter un regard critique sur nos us et coutumes et à les remettre en question. Cette attitude remonte plus loin que les Lumières et même que la Renaissance : c’est quelque part dans le douzième siècle – avec Abélard dont nous parlerons plus loin encore – qu’elle a poussé de vulnérables racines. Dès cette époque, on se livrait à de savantes (ou feintes) discussions entre des théologiens et des philosophes d’obédience chrétienne, musulmane et juive, en marge du fanatisme omniprésent et de l’incompréhension générale. Pourtant, ce que nous considérons maintenant comme vraiment typique des attitudes islamiques faisait encore partie de la somme de comportements des chrétiens de l’Europe du Sud et même du Nord il y a à peine deux générations : l’importance de la virginité de l’épouse lors du mariage, l’incapacité juridique de la femme, la séparation des femmes et des hommes à l’église, les opinions au sujet de l’impureté féminine, etc31.

29  Ibid., p. 116 : « Il était sensuel et enflammé de luxure plus que quiconque en Orient. Il s’en vantait énormément. Il prétendait que Dieu l’avait gratifié de plus de puissance procréative que quarante hommes et d’une capacité à s’accoupler inégalable par eux. Il épousa plus de quinze femmes, compte non tenu des esclaves et des concubines, que, dévoré de jalousie, il enfermait toutes, si bien qu’elles ne pouvaient jamais sortir. Il ne convenait pas que d’autres hommes pussent les voir et ils ne pouvaient en aucune façon s’approcher d’elles ». 30  Ibid., p. 116. 31  La lecture de l’impressionnante chronique que l’écrivain italien Carlo Levi publia en 1945 sur son exil intérieur en Italie du Sud à l’époque de Mussolini, Cristo si è fermato a Eboli, montre notamment que les coutumes dans un minuscule village n’y différaient guère de ce que nous rapportent nos auteurs médiévaux et qu’on associe souvent à l’islam actuel.

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Pour Jacques de Vitry, parmi toutes les particularités négatives qu’il imputait à Mahomet, sa doctrine et ses disciples, il y a en outre une horreur empruntée par l’islam à la tradition juive. « Mahomet, se conformant aux chimères perverses [des juifs], croyait que sa loi était d’un ordre supérieur… Aussi, suivant les [conceptions] juives imposa-t-il aux Sarrasins de se faire circoncire et de s’abstenir de viande de porc32 ». L’auteur a encore bien des choses à raconter au sujet de Mahomet et son style en dit long. Il se réduit à une bordée d’injures qui n’a comme limite que les capacités mêmes de l’imagination de l’auteur33. Pour les chrétiens, tout ce qui avait à voir avec le sexe était d’emblée « luxuria », débauche, et c’étaient alors, au regard de la culture occidentale – comme dans toute culture basée sur la tradition –, les femmes qui portaient comme par nature cette débauche en leur sein. Il est toutefois frappant que la ségrégation des femmes, qui avait également cours dans le monde chrétien, fût d’un autre type et fût autrement ressentie que l’occultation et l’enfermement des musulmanes. Il n’est toutefois pas douteux que cette ressemblance ou cette différence ne découlaient pas seulement d’un antagonisme religieux mais de traditions culturelles antérieures aux religions en question. Même au sein du judaïsme, berceau tant du christianisme que de l’islam, l’attitude face à la sexualité et aux relations des « genres » remontait plus loin dans le temps que sa relation scripturaire dans la Bible. On se demande peut-être si l’on peut retrouver dans les textes musulmans une image aussi négative de Jésus que celle de Mahomet dans les textes chrétiens. La réponse est radicalement non, ce qui se prête à une explication

32  Jacques de Vitry, p. 122-124. 33  Ibid., p. 118 : « Cet homme luxurieux ne s’abstenait absolument pas des femmes des autres mais il voulait en passant en avoir autant qu’il pouvait et il se souillait dans l’adultère… Il édicta toutefois la règle qui est strictement respectée jusqu’à ce jour par les Sarrasins, à savoir que la femme adultère est chez eux punie de mort ». Jacques de Vitry hausse le ton. Il fait référence aux animaux impurs dans la tradition juive et musulmane quand il insulte le Prophète : « Ce porc, ce chien impur, brûlait tant de passion sexuelle qu’il permit également aux autres les sales manières avec lesquelles il abusait de ses propres épouses. Il dit en effet dans son livre qui s’appelle le Coran : ‘si tu as des épouses ou des esclaves, prépare-les à ta guise pour ta volonté.’ Pour cette honteuse parole, il devrait sur le champ être brûlé vif. C’est ainsi qu’il a également répandu furtivement parmi son peuple l’ennemi de la façon naturelle, le vice de Sodome. D’où vient qu’ils [= les musulmans] non seulement se comportent contre toutes les règles, scandaleusement avec les deux sexes mais même avec des bêtes ». Pour la référence au Coran, sourate 2, 223 : « Vos épouses sont pour vous un champ de labour ; allez à votre champ comme [et quand] vous le voulez et œuvrez pour vous-mêmes à l’avance ».

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facile. Dans l’islam, Jésus est l’un des prophètes, un des précurseurs de Mahomet. Le Coran le décrit avec un immense respect et d’extrêmes louanges, si bien qu’il n’y a pas place pour quelque critique ou offense que ce soit. 11. Un regard sur l’islam Jacques de Vitry n’est pas aveugle aux ressemblances entre sa religion et l’islam. « [Les musulmans] s’accordent avec les chrétiens en ce qu’ils croient en un seul Dieu tout puissant, Créateur de tout ce qui existe  ». Ceci dit, il accentue les différences de conception de dieu : « Ils ne croient pas à la Trinité ; ils exècrent notre foi et se moquent de nous comme si nous adorions trois Dieux  ; l’indicible naissance du Fils descendant du Père, ils ne l’acceptent pas, parce qu’ils considèrent toute naissance sans distinction comme charnelle et découlant d’un accouchement… Le Christ était le plus grand et le plus sublime des prophètes avant sa [= de Mahomet] propre époque, né de Marie, vierge avant, pendant et après l’enfantement, la plus sainte de toutes les femmes. Il était conçu de la puissance de Dieu, sans la semence d’un homme mortel. Plus tard toutefois, Mahomet céda au venin de l’incroyance et déclara que [ Jésus] était purement homme, tout comme les autres prophètes n’étaient pas des dieux mais de simples hommes34 ». En fait, Jacques se révèle bien avoir possédé une connaissance convenable de l’islam. Elle découlait de son séjour en Palestine, quand il était évêque de Saint-Jean-d’Acre. Elle lui donnait une sérieuse avance sur ce que proclamait le magistère chrétien au sujet des autres religions. Il sait aussi dans quelle mesure des aspects dévotionnels pouvaient être adoptés par l’islam. Le Christ était remonté auprès de Dieu, tout comme Il avait procédé de Lui mais sans mourir sur la croix. «  C’est pourquoi [les musulmans] vénèrent profondément le Temple du Seigneur qui est appelé Temple de Salomon et où le Seigneur fut présenté par la Sainte Vierge. Ils révèrent également quelques lieux dont on dit que le Christ s’y reposa avec Marie et Joseph lors de leur fuite en Égypte35 ». Par ailleurs et naturellement parce qu’ils ne croyaient pas à la mort sur la croix, « ils tournaient en dérision la Croix du Seigneur et l’emplacement de son Sépulcre. Ils disent qu’un aussi grand prophète, s’il avait pu échapper à une mort si dégradante, aurait certainement voulu s’y

34  Ibid., p. 124. 35  Ibid.

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Pise, Cathédrale Santa Maria Assunta, porte du transept méridional, dite Porta di San Ranieri, exécutée par Bonanno Pisano à la fin du douzième siècle. Représentation de prophètes dans un cadre oriental. Photo: G. Proost.

soustraire36 ». Notre auteur sait aussi que « les Sarrasins poursuivent les juifs et, enflammés de haine, les outragent parce qu’ils n’ont pas voulu reconnaître le Christ, le très saint prophète, et Lui ont fait subir maintes persécutions. C’était surtout parce que Mahomet se plaint amèrement dans le Coran de leur entêtement et de leur refus de se conformer aux commandements du Christ. Des chrétiens, il dit qu’ils sont plutôt pieux parce qu’ils ont prêté l’oreille à Sa loi et ont pleuré sur Lui. Il appelle souvent les chrétiens, tout comme les juifs, ‘gens de la loi’. Or, dans le Coran, il est souvent vague et contradictoire, car il lui arrive de déclarer que chaque homme peut être sauvé dans sa propre loi [= foi]. Dans d’autres passages, il affirme au contraire que tous ceux qui ne sont pas Sarrasins seront damnés. Tous les Sarrasins d’ailleurs, quelque mal qu’ils aient fait, seront sauvés par l’intercession de [Mahomet] à qui Dieu accorde toujours audience37 ».

36  Ibid., p. 126. 37  Ibid., p. 126.

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Il est évident que Jacques de Vitry a connu le Coran et indubitable qu’il l’a même lu. En cela il n’était certainement pas le premier ou le seul occidental, car des traductions ont également dû circuler dans d’autres territoires culturellement et religieusement hétérogènes. Un demi-siècle auparavant, un des plus grands esprits de l’Occident, Pierre le Vénérable, l’abbé de Cluny, en avait déjà fait réaliser une traduction latine et l’avait incorporée à la bibliothèque de son monastère. Pourtant les traités qu’il écrivit sur l’islam ou plutôt sur les adeptes de cette foi, présentaient des côtés blessants et sa connaissance des livres saints ne lui avait pas inspiré un plus grand respect. Quelque religion qu’on professât, c’étaient toujours ses propres livres saints qu’on considérait immanquablement comme l’infaillible parole de Dieu. Pour les chrétiens, avec leur idéal de détachement et de fuite du monde, il était choquant que les musulmans accordassent tant d’importance à la vie terrestre. « Les Sarrasins, tournés vers la sensualité et manquant de discernement, pensent que la recherche temporelle de gain, les désirs terrestres et les plaisirs de la vie présente ne sont pas en contradiction avec la béatitude future38 ». Je l’ai déjà dit, c’est surtout ce sexe qui semble incommoder Jacques. C’est une pointe de jalousie de sa culture chrétienne qui s’exprime par sa bouche. Le christianisme romain puisait à nombre de sources religieuses et philosophiques de l’antiquité, les renforçait de tabous traditionnels et en venait ainsi à des règles qui – au cours même du moyen âge – débouchaient sur une vie sexuelle idéalement évaluée à quelque trois-cents jours d’abstinence… Du point de vue de Jacques de Vitry et d’autres « connaisseurs » de l’islam, une bonne partie des règles du Coran étaient la conséquence des propres déviances de Mahomet39. Jacques de Vitry ferme un peu les yeux sur le fait que la polygamie était également une pratique largement répandue dans la chrétienté – bien qu’on dût officiellement s’en tenir à une seule épouse à la fois et que tout écart fût qualifié d’adultère. Le statut des enfants demeurait un épineux problème dans chaque système qui s’écartait du mariage monogame. Jacques sait comment les musulmans se comportent à cet égard : « Souvent les enfants des épouses sont désavantagés. 38  Ibid., p. 130-132. 39  Ibid., p. 132-134 : « Parce que cet homme libidineux avait plusieurs femmes et concubines, il permit d’avoir plusieurs femmes et autant de concubines qu’on pouvait s’en procurer et pourvoir de quoi vivre et prêcha même que c’était méritoire. De nos jours, les Sarrasins contractent mariage avec trois ou quatre femmes libres en même temps, et pas davantage. Les concubines et esclaves qu’ils achètent, ils peuvent en avoir autant qu’ils veulent. Qui peut engrosser le plus de femmes, passe pour le plus dévot ».

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Parce qu’ils préfèrent les fils de leurs concubines, les hommes nobles leur attribuent la succession à la tête de leur royaume. C’est ainsi qu’il est souvent arrivé que de puissants Sarrasins, fils de femmes chrétiennes, soient devenus nos amis, car ils étaient bienveillants et favorables aux chrétiens qui résidaient dans leur pays ». Et il nous informe également que le prophète « a promulgué la loi que lorsqu’une femme accouche des œuvres d’un Sarrasin, elle doit immédiatement se voir accorder la liberté et, après que l’enfant en gestation est venu au monde, la mère, quelle que soit sa croyance, peut immédiatement s’en aller libre40 ». Le père est maître de l’enfant, également pour lui conférer un statut juridique. D’où l’étonnement de Jacques, accoutumé au système occidental où l’enfant suit la condition de sa mère41. Dans le système juridique occidental, on incitait également à affranchir les femmes serves quand elles avaient des enfants d’un homme libre, mais des différences sociales tranchées s’étaient peu à peu imposées. L’esclavage en tant que tel, fait d’achats et de ventes, n’existait pas dans l’Europe occidentale médiévale, sauf en territoire méditerranéen. Les esclaves ne pouvaient d’ailleurs pas être des chrétiens, ce qui signifiait qu’ils étaient importés du monde musulman ou, via ce dernier, d’Afrique noire : de jeunes petites esclaves qui émoustillaient entre autres l’esprit, et de solides gaillards destinés aux travaux de force. Kidnapper et faire commerce : ces comportements étaient connexes. L’évêque de Saint-Jean-d’Acre aborde aussi un autre point qui n’est pas sans intérêt dans une société où plusieurs cultures se rencontrent. Il ajoute en effet que le Prophète « établit en dogme, que pour défendre sa loi, il était méritoire de combattre jusqu’au sang et la mort… Car la mort n’est pas à craindre puisque Dieu a prévu le dernier jour et la fin de chacun42. » Jacques de Vitry s’intéresse également au ramadan qu’il peut aisément comparer au carême que le christianisme pratiquait en période pascale. « [Mahomet] institua une fois par an une période de jeûne d’un mois entier ; nous le qualifions de ‘jeûne des païens’. Ils jeûnent ainsi et ne boivent pas le jour entier. La nuit toutefois ils peuvent manger et boire à satiété et ne se privent nullement de plaisirs charnels… Ils compensent la nuit avec intérêt ce qu’ils ont perdu dans la journée. Pendant les jours de jeûne, ils ne peuvent toutefois boire de vin. La majorité des Sarrasins est habituée à s’abstenir de vin également les autres jours et cela vaut surtout pour ceux qui passent pour 40  Ibid., p. 134. 41  Ibid. : « Le nouveau-né ne suit pas le ventre de sa mère, mais il reste chez son père et il va adopter intégralement la loi [= foi] de ce dernier ». 42  Ibid.

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extrêmement pieux ou qui furent ‘pèlerins de Mahomet’, c’est-à-dire ceux qui sont allés vénérer son corps à La Mecque43  ». Il reproche aux musulmans leur gloutonnerie et leur ivrognerie… ce qu’il venait d’ailleurs de relativiser. Et il revient derechef à la question du sexe : « les jeux de Vénus et la jouissance sont très appréciés chez eux, c’est pourquoi pendant le jeûne ils font souvent l’amour avec leurs concubines et leurs épouses, soit pour céder à leurs pulsions soit pour procréer davantage de fils pour la défense de leur foi44  ». Signalons à nouveau que pour les chrétiens tout commerce sexuel était interdit pendant le carême, tant le jour que la nuit… et qu’en outre on jeûnait encore pendant une longue période autour de la Pentecôte et derechef avant Noël, au cours de l’Avent. 12.  Jérusalem, Ville Sainte en Terre Sainte Jacques de Vitry insistait aussi longuement sur l’importance de Jérusalem. Il la décrit comme « La cité des cités, sainte parmi les saintes, la maîtresse des peuples, la souveraine des provinces, elle qui a le privilège spécial d’être nommée la ville du grand Roi. C’est pour ainsi dire le centre du monde, situé au milieu de la terre45. » Elle est le nombril de chaque représentation graphique traditionnelle, qu’elle ait visé à représenter la ville réelle ou une image théologique idéale, la « Hierusalem celestis », la Jérusalem céleste. Les pèlerins et les croisés qui, à compter de la fin du onzième siècle, visitaient Jérusalem avaient cette image idéale en tête. Les comptes rendus rédigés alors et auparavant permettent de pénétrer leur monde mental habité de perceptions religieuses. Quand les pèlerins déambulaient dans la ville d’un lieu à l’autre, d’une église à une autre, c’étaient chaque fois des épisodes et des personnages de la Bible, surtout du Nouveau Testament qu’ils se remémoraient. C’était l’histoire sainte qui commandait l’itinéraire de leurs visites. Le succès des pèlerinages à Jérusalem dépendait naturellement du régime politique qui y exerçait le pouvoir, lequel changea bien souvent au cours du temps. Certes, la ville et toute la région, la Palestine, étaient importantes d’un point de vue stratégique, mais elles l’étaient naturellement aussi d’un point de vue religieux. La cohabitation précaire de musulmans, de juifs et de chrétiens de toute obédience, disposant de préférence de leur propre quartier,

43  Ibid., p. 136. 44  Ibid., p. 138. 45  Ibid., p. 228.

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La Jérusalem céleste, représentation de la ville en tant que saint idéal. Extrait du Liber Floridus de Lambert de Saint-Omer, Gand, UB, ms. 95 (© Gand, bibliothèque universitaire.)

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Chauvigny (en Poitou), collégiale Saint-Pierre (du douzième siècle). Représentation de la Babilonia magna meretrix, la grande prostituée Babylone, comme décrite dans l’Apocalypse 17,1-5 (Photographie d’un des chapiteaux de l’église Saint-Pierre de Chauvigny dans la Vienne, prise par Accrochoc le 23 août 2006, CC BY-SA 3.0.)

L’église du Saint-Sépulcre, le symbole controversé de la présence chrétienne à Jérusalem. (Vers 1900.)

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Le Mur des lamentations est ce qui reste du Temple de Salomon : il constitue l’apothéose de rituels juifs toujours actuels. Photo L. Milis.

La Coupole du Rocher sur le Mont du Temple à Jérusalem, un des principaux monuments et buts de pèlerinage musulmans. Photo L. Milis.

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menait souvent à des tensions, à des saccages et à des répressions. À partir de 1071, ce sont les Turcs seldjoukides qui y furent maîtres et seigneurs. Nous l’avons déjà signalé (chap. I, 7). La fermeture de la ville aux pèlerins fut pour le pape Urbain II l’occasion d’appeler les souverains occidentaux à la croisade. En 1099, ils conquirent la ville, massacrèrent, d’après les estimations, vingt mille personnes et en firent une ville à dominante chrétienne. À partir de 1187, la ville passa à nouveau sous autorité musulmane. Des régimes se succédèrent, prenant des attitudes variables vis-à-vis des chrétiens (et plus spécialement des catholiques romains). Pour les chrétiens le pèlerinage à Jérusalem se focalisait sur l’église du Saint-Sépulcre, monument encore partiellement médiéval, qui, à défaut d’être réellement beau, est vraiment impressionnant. C’est avec une grande stupeur qu’un occidental, surtout s’il est habitué à la tradition catholique romaine, se trouve ici confronté à des ecclésiastiques chrétiens de toute obédience, affublés d’ornements les plus divers rappelant l’Église multiforme des premiers siècles. Jérusalem est naturellement la Ville Sainte pour chacun des cultes monothéistes, mais les lieux de dévotion divergent topographiquement : pour les chrétiens le lieu privilégié de la vénération est l’église du Saint-Sépulcre, pour les juifs, c’est le Mur des lamentations – vestige de leur Temple détruit par les Romains -, pour les musulmans, la Coupole du Rocher (Masjijd Qubbat As-Sakhrah), qui abrite la pierre d’où Mahomet monta au ciel, et la mosquée Al-Aqsa. Lorsque Jacques de Vitry décrit la ville, son attention se porte en première instance sur l’église du Saint-Sépulcre. Puis il parle du Temple du Seigneur, construit selon la tradition par Salomon. Il s’agit de ce qu’on appelle maintenant la Coupole du Rocher, l’éblouissant écrin octogonal, perle de la culture musulmane, dont la coupole dorée rend si fascinante la ligne d’horizon de Jérusalem. « Les Sarrasins l’appellent jusqu’à nos jours ‘le rocher’. Ils le vénèrent tellement qu’ils n’osent pas souiller [le temple] de la moindre saleté, comme ils le font pour d’autres lieux saints. De régions reculées et lointaines, ils viennent l’adorer, depuis l’époque de Salomon jusqu’à nos jours. Chaque fois qu’ils possèdent la ville, ils y placent une représentation de Mahomet et n’en autorisent l’accès à aucun chrétien46 ». Ici, quelque chose ne colle pas, ni avec l’histoire, ni avec le refus de l’islam de représenter des personnes. Il va de soi que Jacques de Vitry interprète, et notre objectif

46  Jacques de Vitry, p. 246.

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est de le suivre, non pas dans la réalité historique mais dans sa façon de voir et de percevoir. Son attitude n’en est pas moins symptomatique du séculaire rejet chrétien de l’islam. Un historien britannique formula en 1990, disons avant que ne se déchaînent les oppositions autour des religions et des vagues migratoires, voire violentes, la question suivante : « How and why was it that Islam managed to incorporate successfully Christian communities into Muslim society, whilst Christian Europe failed totally in its attempts to accommodate Muslims within Christendom47 ? » Il est toutefois frappant qu’en dépit de toute cette incompréhension, les auteurs médiévaux, je pense à l’abbé Pierre le Vénérable et au cardinal Jacques de Vitry, ne profèrent jamais un mot de critique ou de moquerie à l’adresse d’Allah. Ils critiquent le prophète, mais Allah, Dieu tout-puissant de l’islam, était assimilé au Tout-Puissant de la tradition juive et chrétienne. Les Églises orientales actuelles, qui emploient l’arabe, appellent du reste Dieu Allah. Il est indéniable que l’islam exerçait une attraction sur les occidentaux qui se fixèrent en Palestine. Ce phénomène était certainement corrélé au processus d’acculturation qui était lui-même la conséquence d’une longue coexistence. Nous l’avons déjà remarqué dans les citations de Jacques de Vitry  : comportements et style de vie finissaient par être influencés. Des croisés qui venaient simplement se battre en Terre Sainte et se dépêchaient de rentrer chez eux après une convenable violence et avec un riant butin, on pouvait moins attendre une conversion à l’islam. Le pied de guerre sur lequel ils vivaient, en d’autres termes l’hostilité et l’afflux d’adrénaline, n’auront pas facilité une calme réflexion sur la « vraie foi ». Pour d’autres qui y demeurèrent génération après génération, l’influence n’était ni inattendue ni imprévue. C’est ainsi que vers 1200 le chroniqueur Lambert d’Ardres évoque un chevalier qui, capturé par les Sarrasins, s’était converti à l’islam. Longtemps après, il réussit à rentrer chez lui mais fut incapable de se réhabituer au style de vie chrétien, si bien qu’il finit par retourner au Pays d’Outre-mer48. L’acculturation – dans le vocabulaire social d’aujourd’hui nous parlerions

47  J. Johns, « Christianity and Islam », dans  The Oxford Illustrated History of Christianity, éd. J. McManners. Oxford, New York, 1990, p. 163. 48  Lambert d'Ardres, p. 615, c. 113 : « Il fut capturé par les Sarrasins et abjura la foi chrétienne et les coutumes ancestrales. Mais s’étant échappé des années plus tard des mains des Sarrasins, il revint dans sa patrie. Toutefois tandis qu’il résidait chez ses parents chrétiens, il mangeait chaque jour de la viande, hormis le vendredi, et ne dissimulait pas qu’il avait apostasié et s’était

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d’intégration – avait sporadiquement lieu et en ce cas les auteurs trouvaient manifestement la peine de le signaler. Dans l’autobiographie de l’écrivain arabe Usamah Ibn Munqidh, qui nous transporte dans la seconde moitié du douzième siècle, il décrit un incident qui illustre bien ce qui précède. « Parmi les croisés, il en est qui ont fini par s’acclimater et ceux-là sont bien mieux que les nouveaux venus de l’Occident. Mais ils sont l’exception et nullement la règle49 ». Il poursuivait avec l’anecdote de sa visite à la maison d’un occidental. « Le chevalier me présenta une excellente table couverte de mets d’une beauté et d’une succulence exceptionnelles. Il vit que je m’abstenais de manger et dit : « Mange, jouis-en donc. Moi-même je ne mange jamais de nourriture occidentale ; j’ai des Égyptiennes à mon service qui cuisinent pour moi et je ne mange rien d’autre. Et en outre, jamais viande de porc n’entre chez moi50 ». » Les points de vue sur la Terre Sainte divergeaient beaucoup. La Chronique des Slaves d’Arnold de Lübeck, comporte un long passage intitulé De statu Egypti et Babylonie, en traduction libre Description de l’Égypte et de Babylone. Il fut rédigé par un envoyé de Frédéric Ier Barberousse, l’empereur romain germanique et sans doute le plus puissant souverain d’Occident. Il avait été envoyé en 1175 à la cour du redoutable Saladin, le « roi de Babylone » le sultan d’Égypte -, qui quelques années après reconquerrait Jérusalem sur les chrétiens. L’ambassadeur devient lyrique quand il contemple Alexandrie et son fameux phare antique, l’une des Sept Merveilles du Monde. Il nous raconte qu’à côté des Sarrasins, des juifs et des chrétiens habitent également sous l’autorité du « roi de Babylone ». Précisons que Babylone ne désigne pas Babel mais Le Caire. « À Alexandrie, dit-il, chacun peut professer librement sa propre loi (= religion)… Il y a diverses églises chrétiennes, notamment l’église de Saint-Marc-l’Évangéliste, située près de la mer hors des murs de la nouvelle ville… On y trouve aussi une chapelle où l’évangéliste rédigea son évangile et où il subit le martyre, et l’emplacement de son tombeau, où les Vénitiens volèrent sa dépouille mortelle51 ». Il poursuit en décrivant les ruines des palais des pharaons, l’adduction d’eau potable et les techniques d’irrigation, l’agriculture et l’élevage, les pyramides. «  À travers toute l’Égypte vivent dans des villes et des villages des chrétiens qui doivent payer mis à croire aux obscénités sarrasines. Aussi, nourrissant des sentiments de haine vis-à-vis de ses parents, il retourna Outre-mer et ne reparut plus parmi les siens ». 49  Usamah Ibn Munqidh, p. 78. 50  Ibid., p. 79. 51  Arnold de Lübeck, Chronica Slavorum, p. 267.

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tribut au roi. Presque chaque village a une église chrétienne. Mais ce peuple est très pauvre et vit dans la misère ». Le texte accorde aussi une grande attention à la production de baume, récit lié à une étape de la fuite en Égypte. Les Sarrasins y viennent du reste en pèlerinage et en emportent des bougies et de l’encens. L’ambassadeur raconte également que les Sarrasins croient à la maternité et la virginité de Marie et également que Jésus est monté au ciel avec son corps et son âme. Ils le considèrent comme un prophète et honorent sa naissance. Ils nient, dit-il, qu’ « il soit le fils de Dieu, baptisé, crucifié, mort et enterré. Ils argumentent qu’eux suivent la loi du Christ et des apôtres, car ils sont circoncis et nous ne le sommes pas52 ». Il sait en outre qu’en Nubie, à vingt jours de marche du Caire, habitent des chrétiens (coptes), avec un roi à la tête d’un peuple inculte dans un pays plein de bois. D’autres aspects de la façon de vivre des Sarrasins l’intéressaient également. « Ils croient qu’ils ont un paradis sur terre, où ils se rendront après cette vie. Ils croient qu’on y trouve quatre fleuves, un de vin, un second de lait, un troisième de miel et un quatrième d’eau. Ils disent que toutes les sortes de fruits y poussent et qu’on peut y manger et boire à satiété ». Mêlant une imagination débridée à une touche d’ironie, il est également enthousiasmé par ce qui passionnait plus d’un chrétien. « Pour apaiser sa sensualité, chacun a chaque jour commerce avec une nouvelle vierge et si quelqu’un meurt dans le combat contre les chrétiens, il peut user chaque jour dans ce paradis de dix vierges. Quand je m’enquis du sort des femmes qui y sont actuellement ou de la provenance de ces vierges toujours remplacées qui, selon eux, devaient être quotidiennement déflorées, ils ne purent me fournir de réponse53 ». Damas également et tout le pays environnant firent l’objet d’une visite et notre voyageur y nota toutes sortes de curiosités. Conformément à ce qui l’intéresse dans l’islam, il attire notre attention sur un « grand lupanar », à Al-Arish, après quoi il ajoute immédiatement que « les femmes des Sarrasins se déplacent voilées et complètement dissimulées et qu’elles ne pénètrent jamais dans leurs lieux de prière. Elles sont très strictement gardées par des eunuques, si bien que les femmes les plus importantes ne quittent jamais leur demeure, si ce n’est sur ordre de leur mari. Notez qu’un frère ou autre parent proche ne peut, hormis avec la permission du mari, rendre visite à la femme  ». Au sujet des pratiques religieuses, l’auteur nous informe que les hommes « vont prier au temple cinq fois par jour, réparties entre le jour

52  Ibid., p. 268 et 270. 53  Ibid., p. 271-272.

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et la nuit, et qu’au lieu de cloches ils ont des crieurs publics – il s’agit ici de muezzins – à l’appel duquel ils se rassemblent. À chacune de ces heures, les clercs se lavent à l’eau. Ils commencent par le visage et la tête, se lavent les mains, les bras, les jambes, les pieds, le sexe et l’anus… Ils croient en un unique Seigneur, Créateur de toutes choses, et ils qualifient le prophète Mahomet de très saint : c’est lui qui a couché par écrit leur loi. Dans leurs pèlerinages, ils ont coutume de lui rendre visite depuis les confins de leur terre ». Habitué comme l’étaient les occidentaux au mariage strictement monogame, tempéré par des escapades extérieures plus ou moins dissimulées, l’ambassadeur est également fasciné par la polygamie. « Chaque Sarrasin peut légalement et en même temps avoir sept femmes et il doit leur donner à chacune autant que promis et convenu dans le contrat de mariage. Il lui est en outre permis de fauter avec autant d’esclaves mâles et femelles qu’il le veut, sans pour autant commettre de péché. Quand une esclave accouche d’un enfant de lui, elle est immédiatement libre. Et de chacun de ses enfants qu’il soit d’une femme libre ou d’une serve, il peut faire son héritier ». On note nombre de concordances mais aussi des divergences entre le récit de Jacques de Vitry et celui de l’ambassadeur. S’agissant de l’islam, il y a aussi des inexactitudes formelles. Les auteurs étaient au courant de certains aspects de cette croyance mais ils n’en donnaient pas toujours un rendu exact. Vers la même époque, Jacques de Vitry fait à nouveau preuve d’une forte propension à se faire sa propre idée des « autres ». Il exalte le fait qu’un afflux de croisés soient venus peupler la Palestine. Particulièrement intéressante est sa position à l’égard de ses coreligionnaires dont les parents et grands-parents s’étaient établis en Terre Sainte dès les premières croisades. On peut supposer que lui, qui était arrivé au début du treizième siècle comme immigrant temporaire, avait une autre vue des Sarrasins et des chrétiens non catholiques que les occidentaux qui s’étaient déjà implantés durablement en Palestine depuis un siècle. Ces premiers émigrants, il les appelle « Pollanes »54. C’étaient des intrus en comparaison

54  Jacques de Vitry, p. 276 : « On appelle Pollanes ceux qui après la libération de la Terre Sainte – donc au tout début du douzième siècle et dans les décennies suivantes – en sont issus : ils sont appelés ainsi, soit parce qu’ils sont considérés comme récents et nouveaux en comparaison avec les Syriens, soit parce qu’ils ont surtout des mères originaires des Pouilles. En effet, en proportion des hommes, l’armée des occidentaux amenait peu de femmes. Ceux qui restaient là allèrent en chercher dans le royaume des Pouilles, afin de contracter mariage avec elles, car les Pouilles sont quand même plus proches que d’autres contrées ». Jacques n’est donc pas sûr de l’étymologie de « Pollani ». Ou bien le mot a quelque rapport avec « polli »,

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des ­musulmans, mais plus encore en comparaison de groupes de peuples plus anciens d’obédience chrétienne. D’après l’énumération de Jacques, c’étaient des «  Syriens, des Grecs, des Jacobites, des Maronites et des Nestoriens, des Arméniens et des Géorgiens ». Il y avait donc toute une série d’observances chrétiennes, toute d’une respectable ancienneté, riches d’une tradition qui remontait généralement plus loin dans l’histoire que celle – familière pour lui – de l’Église romaine. Ces Églises orientales se réclamaient avec autant de droit et de raison de telle ou telle origine apostolique, mais dans le brassage culturel du Moyen-Orient, elles avaient vu se dégrader leur position depuis les attaques perses contre Byzance au sixième siècle et les agressions musulmanes au septième. Jacques n’a guère de bien à en dire et les Pollanes tout particulièrement en prennent plein la tête, eux qui pourtant appartenaient encore aux plus récents des groupes établis durablement et avaient donc couru moins de risque d’être intégrés contre leur gré. Donnons derechef la parole à notre acrimonieux évêque de Saint-Jean-d’Acre. « Les fils des Pollanes sont élevés dans l’opulence, ils sont mous et efféminés, plus accoutumés aux bains qu’au combat, adonnés à la trivialité et à la sensualité, vêtus d’élégants habits tout comme des femmes et harnachés comme s’ils étaient le Temple. Il n’échappe à personne à quel point ils se montrent dégénérés et lâches, pusillanimes et honteux face aux ennemis du Christ55 ». Et, comble d’assimilation : « Ils se méfient de leurs épouses, sont pleins de jalousie et les enferment sous bonne garde. Ils les détiennent avec tant de soin et de zèle que c’est à peine si leurs frères et autres parents, même proches, y ont accès56 ». Il est clair que Jacques

donc poussins (ou plus généralement jeunes animaux) et signifierait « nouveaux venus », ou bien il s’agirait d’une déformation d’« Apuli », donc gens originaires des Pouilles (en italien « Puglia »). Il nous importe peu de démêler la justesse de l’une ou l’autre interprétation, mais bien d’arriver à envisager une réalité du treizième siècle. 55  Ibid., p. 290. Il poursuit : « Personne ne doute du degré de mépris qu’ont pour eux les Sarrasins. Jadis, même devant une poignée de leurs pères, une foule de Sarrasins était prise de panique, comme s’il s’agissait d’un coup de tonnerre ; maintenant ils n’inspirent pas plus de crainte que des femmes, s’ils n’ont pas de Français et d’occidentaux en leur compagnie. Ils concluent des traités avec les Sarrasins et jouissent de la paix avec les ennemis du Christ. Entre eux toutefois règne la méfiance, éclatent facilement des disputes et fusent des bordées d’injures ; ils se battent entre eux. Ils se hâtent d’appeler à leur aide ces ennemis de notre foi quand ils s’en prennent à d’autres chrétiens. Ils ne rougissent pas de gaspiller bêtement entre eux les forces et les moyens qu’ils devraient mettre en œuvre pour convertir ces païens en l’honneur de Dieu, ce qui conduit au déclin du christianisme… » 56  Ibid., p. 290.

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ne peut témoigner beaucoup d’estime aux descendants des immigrants occidentaux, et les beaux vêtements le font frémir car ils détournent de la « guerre sainte ». Ce qu’il dit de l’enfermement de leurs femmes chez elles ressemble fortement à ce qu’il a raconté ailleurs des femmes musulmanes et du comportement possessif de leurs maris. Mais les femmes ne restent pas non plus sans défense : « Plus les femmes pollanes sont séquestrées, plus elles s’empressent de mille façons et par un nombre infini d’artifices de trouver une ouverture. Les femmes syriennes et sarrasines les initient incroyablement bien à la sorcellerie, à la magie et à d’épouvantables pratiques de ce genre… [Leurs maris] veulent toujours paresser et s’abandonner à leurs appétits charnels plutôt que d’engager le combat avec les Sarrasins, quand le énième armistice est une fois de plus rompu57 ». On appelle les habitants autochtones les «  Suriani  », c’est-à-dire les Syriens. Ils furent redevables d’un tribut à tous les régimes et occupations que la Terre Sainte connaîtrait au cours des siècles. Le point de vue de Jacques est à nouveau extrêmement négatif et implique la condamnation de toute forme d’assimilation58. Pourtant il y avait aussi entre les chrétiens occidentaux et les musulmans des contacts amicaux et mêmes intimes. Un auteur musulman fut stupéfait de pouvoir accéder à l’anatomie la plus intime d’une femme occidentale avec l’accord de son mari. Et comme nous savons à quel point la défiance régnait, nous partageons sa surprise59.

57  Ibid., p. 292. 58  Ibid., p. 296 : « Pour une bonne part ces gens sont incroyants, faux et, comme les Grecs, renards rusés, menteurs et inconstants, amis de rencontre, facilement prêts à traficoter ; leur bouche dit tout autre chose que ce que couve leur cœur  ; le vol et le pillage ne comptent pas pour eux. Les secrets des chrétiens, ils vont les colporter pour une modique somme aux Sarrasins, sous l’autorité desquels ils ont grandi et dont ils parlent couramment la langue. Ils singent du reste en grande partie leurs coutumes perverses… Comme les Sarrasins, ils enferment également leurs femmes ; ils les emmaillotent, tout comme leurs filles, de toute part de bandelettes afin qu’on ne puisse les voir. Comme les Sarrasins, les Grecs et presque tous les autres orientaux, les hommes ne se rasent pas la barbe. Ils la cultivent avec grand soin ; ils en sont fiers, c’est un signe de virilité, elle donne de la respectabilité, de l’autorité et du prestige à l’homme. Comme les eunuques chez les Latins, les hommes qui n’ont presque pas de barbe sont considérés comme inconvenants et efféminés ; ils ne regardent pas seulement comme la plus grande honte de se raser la barbe mais même d’en arracher le moindre poil ». 59  Usamah Ibn Munqidh rapporte l’anecdote suivante, qui ne témoigne pas de haine mais au contraire d’un intérêt réciproque  ! Il est heureux qu’il y ait justement cet auteur pour souligner les côtés positifs du vivre ensemble. Il évoque un chevalier qui va au hamam et qui, exactement comme les autres occidentaux n’y porte pas de serviette autour des reins. « Il entra et m’arracha ma serviette. Il vit ainsi que je m’étais auparavant rasé les poils pubiens. Il s’écria

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Nous connaissons l’exceptionnel don d’observation de Jacques de Vitry. Il n’a cessé de prêter une oreille attentive pour détecter les différences et ressemblances au sein du melting pot ethnique et religieux. C’est ainsi qu’il a soigneusement noté quelles langues étaient parlées par quels groupes et en quelles circonstances. Cet intérêt sociolinguistique montre à quel point l’usage de la langue était corrélé aux rapports de force et donc jamais neutre60. En cela, il dépasse donc l’allusion aux rapports difficiles entre l’Église occidentale d’une part et les Églises orientales d’autre part, le schisme oriental de 1054 n’en étant pas l’unique cause. Jacques de Vitry traite d’ailleurs longuement d’une série de sectes qui professaient le christianisme en Asie occidentale et en Afrique orientale. L’une d’entre elles est celle des Jacobites, terme qui désigne l’Église nationale syrienne. Selon notre auteur, certaines vivaient parmi les Sarrasins, tandis que d’autres jusqu’en Nubie et en Inde, vivaient tout bonnement dans des royaumes propres. Il est digne de remarque, s’agissant du processus d’acculturation où ils se retrouvèrent après que l’islam se fut répandu, qu’ils s’étaient mis à pratiquer la circoncision. Voici en quels termes l’auteur nous en informe : « Après que la folie ennemie se fut répandue et qu’ils eurent longtemps été plongés dans les ténèbres par la regrettable et malheureuse doctrine,

‘Salim’. Il s’approcha et tendit sa main vers ma nudité. Fantastique, dit-il, fais donc un peu la même chose chez moi ! Il s’étendit sur le dos… Je le rasai, il passa sa main à cet emplacement et le trouva tout à fait lisse. Il dit : tu dois faire un jour la même chose chez ma dame… Il envoya son écuyer avec le message ‘ma dame doit venir’… Elle se coucha sur le dos et son mari donna l’ordre de la raser, comme cela avait été fait chez lui. Je la rasai, tandis que son mari restait debout à ses côtés pour me tenir à l’œil. Pour finir, il me remercia et me paya pour le travail ». 60  Jacques de Vitry, p. 298. Passons lui la parole : « Les Syriens emploient la langue vulgaire, c’est-à-dire la langue sarrasine (= l’arabe). Dans leurs contrats, négociations et toute autre chose ils se servent des caractères et de l’écriture sarrasins, à l’exception de l’Écriture divine et les autres aspects spirituels, pour lesquels ils se servent de caractères grecs. Les laïcs parmi eux, qui ne connaissent que la seule langue sarrasine, ne comprennent donc rien des offices divins. Les Grecs par contre, qui utilisent le grec aussi bien comme langue parlée que langue écrite, comprennent leurs prêtres dans les églises, la forme littéraire étant la même que la langue parlée. Les Syriens observent les coutumes et les institutions des Grecs tant pour les offices divins que pour les autres aspects spirituels, et ils leur obéissent comme à des supérieurs. Ils disent obéir aux prélats latins dans les diocèses où ils habitent, pas de plein cœur, mais seulement du bout des lèvres et superficiellement, par crainte des seigneurs laïcs. Ils ont en effet leurs propres évêques grecs. Ils n’ont pas peur des excommunications ou d’autres sentences des Latins, si ce n’est que les nôtres se soustrairaient de tout contact au niveau des contrats et d’autres affaires… Ils disent entre eux que les Latins ne peuvent imposer aucune sentence, vu qu’ils sont tous excommuniés eux-mêmes ».

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ils circoncirent et excisèrent en grande partie, selon la coutume des Sarrasins, leurs petits enfants des deux sexes. Ils ne prirent pas garde au fait que quand la valeur du baptême se présente, la chair rend inopérante la circoncision, tout comme par la venue du fruit les fleurs tombent et se fanent61  ». Donc l’excision des filles était ici aussi de rigueur, tradition qui, hélas, est encore respectée dans certaines cultures musulmanes – et autres – comme étant conforme à la foi, mais qui est sans aucun doute plus ancienne que l’islam. 13. Les « juifs fourbes » Dans tout l’imaginaire que Jacques de Vitry souhaitait dégoiser, il va sans dire que ne pouvait manquer un petit chapitre sur les juifs. Ils vivaient déjà depuis un bon onze cents ans, depuis la destruction de Jérusalem, dans la diaspora et donc privés de leur foyer de Palestine, mais on trouvait naturellement aussi bon nombre de juifs au Moyen-Orient et dans les pays méditerranéens d’est en ouest. Ils n’étaient guère appréciés tant des chrétiens que des musulmans, c’est le moins qu’on puisse dire. La tragique histoire de l’antijudaïsme et de l’antisémitisme nous l’apprend. Jacques de Vitry est très clair : « Ils sont encore plus haïs et méprisés par les musulmans, parmi lesquels ils vivent, que par les chrétiens. La blâmable passion de l’argent des princes chrétiens les soutenant dans la perspective d’un gain temporaire, ils peuvent avoir une domesticité chrétienne et ils peuvent dépouiller les chrétiens par l’intérêt immodéré de leurs pratiques usuraires. Chez les Sarrasins par contre, ils doivent faire de leurs mains les travaux les plus sales et les plus répugnants, ils sont les valets et les serfs des païens et ne peuvent vivre parmi eux que dans les plus abominables conditions ». Puis vient le soupir consolateur : « Toutefois ils ne sont exterminés ni par les Sarrasins ni par les chrétiens62 ». Dans la lutte entre les trois religions monothéistes, les juifs constituaient le groupe le moins nombreux. Contrairement aux disciples du Prophète avec qui le christianisme occidental n’avait qu’un vague contact dans les régions limitrophes de la Péninsule ibérique, de l’Italie du Sud et des Balkans, on connaissait assez bien les juifs dans plusieurs contrées d’Occident. Même celui qui n’en avait encore jamais vus en chair et en os savait à quel point ils

61  Ibid., p. 306. 62  Ibid., p. 328.

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devaient être indignes de confiance. Telle était en effet l’image dont « le » juif était victime. Ce chrétien savait surtout quelle culpabilité héréditaire le peuple juif avait appelée sur lui-même – « Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants63 » - quand le Messie mourut sur la croix. Aussi, dans l’Église romaine, la liturgie du Vendredi Saint les appelait-elle « perfidi Judaei » et lorsqu’à la fin du douzième siècle, le commerce d’argent prit son essor, ils furent associés aux pratiques usuraires. Leur doctrine défendait aux chrétiens de s’y adonner et une même interdiction était en vigueur dans l’islam. Cela rendait indispensable le rôle des juifs dans un contexte de circulation monétaire croissante, lorsque l’échelle d’un commerce international en expansion requit des investissements plus importants, et donc davantage d’argent. Nombreux étaient les écrits théologiques qui circulaient dans les milieux chrétiens sur les juifs. On a également conservé un nombre important de «  dialogues  ». Sous forme de discussion ou d’un ensemble de questionsréponses, les représentants des deux religions ont élaboré de savantes disputes, fondées sur la théologie, la philosophie et la logique. Le point de vue chrétien reposait toujours derechef sur la croyance inébranlable en sa propre capacité de conviction et en la justesse de sa doctrine. La stratégie de conversion – c’est du moins ainsi qu’on voyait les choses – ne pouvait qu’être à sens unique : du judaïsme au christianisme. Pourtant il arrivait aussi qu’un chrétien passât au judaïsme, bien qu’on n’en puisse évaluer la fréquence. Outre la stupéfaction devant tant de prétendue aveugle sottise, l’apostasie suscitait surtout l’indignation. Et cela tournait carrément au scandale quand il s’agissait d’un transfuge ecclésiastique. C’est ainsi qu’au onzième siècle Alpertus de Metz rapporte qu’un certain Wecelinus, « séduit dans le Saint-Empire romain germanique par une hallucination diabolique, assentit aux errements des juifs64 ». L’auteur accordait tant d’importance à l’événement qu’il consacra quelque vingt pour cent de l’histoire de son temps qu’il désirait écrire à cette apostasie et au débat qu’on mena à ce sujet, sur les instances du roi allemand. Il n’empêche qu’Alpertus est saisi de terreur quand il aborde l’épisode. « Je commence à trembler de la tête aux pieds, mes cheveux se dressent sur la tête et je frissonne de peur à l’idée que le diable ait pu amener un homme à oser souiller ainsi d’ordures le Christ et Ses saints65 ». Le style employé en dit long, surtout quand il s’adresse au juif : « Mais pourtant, juifs, dans 63  Matth. 27, 25. 64  Alpertus de Metz, p. 16-17. 65  Ibid., p. 88-89.

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l’obstination butée de votre malignité, vous ne renoncez pas jusqu’à maintenant à vos astucieuses menées, destinées à tenter, avec un mépris scandaleux, de réfuter en maugréant la foi chrétienne ; ni, par des exemples des pères et des paroles des prophètes, à provoquer derechef au combat l’Église qui se maintient et fleurit, bien que vous soyez déjà complètement défaits et réprouvés66 ». Un siècle plus tard, il se passa le fait suivant. Le 3 septembre 1189, Richard Cœur de Lion fut couronné roi d’Angleterre. Il succédait à son père Henri II qui, par la main vengeresse de Dieu, avait précédemment déjà perdu ses deux fils aînés. La cérémonie se déroula à l’abbaye de Westminster et un événement y avait suscité l’inquiétude  : une chauve-souris traversa l’église et ne cessa de tourner autour du trône du nouveau souverain. Fâcheux présage ! Et effectivement, ce même jour éclata un pogrom, d’abord à Londres puis dans quelques autres villes du royaume. C’est uniquement à Winchester que la raison s’imposa assez pour éviter le massacre. « Seule Winchester épargna ses vers. Le peuple était sage et prévoyant et la ville avait toujours un comportement civilisé. Jamais ils n’agissaient dans la précipitation, car ils craignaient d’avoir quelque chose à déplorer. Les suites des événements étaient pour eux plus importantes que leur début67 ». Celui qui écrivait ces mots était un moine, Richard de Devizes. C’était un esprit indépendant, quelqu’un qui dans sa relation des événements qui se déroulèrent en Angleterre et en Terre Sainte entre 1189 et 1192 ne ménageait pas son cynisme. Le fait qu’il fût contemporain des faits qu’il relate, donne à ses propos véhéments un caractère engagé. Sa citation qui assimile les juifs à des vers donne d’emblée le ton. Ils n’avaient pas seulement assassiné le Sauveur et appelé pour cela la vengeance éternelle sur leur peuple mais selon une opinion communément admise, même encore à sa propre époque, ils s’avéraient ne pas reculer devant des meurtres de chrétiens. Et bien que dans cette ville aucun pogrom n’ait éclaté lors du couronnement du roi, un meurtre abject fut commis sur un valet de cordonnier. On fit une reconstruction complète de l’événement. Un juif français avait un jour donné à ce jeune homme le conseil d’émigrer en Angleterre mais aussi de prendre garde car, si riche que fût le pays, il était plein de racaille68. Le juif avait 66  Ibid., p. 90-91. 67  Richard of Devizes, p. 4. 68  Ibid., p. 64-65 : « Un juif français l’avait instamment incité à émigrer en Angleterre, un pays débordant de lait et de miel. Les Anglais étaient généreux et vivaient dans l’opulence. Qui s’y donnait quelque mal n’y mourait pas de misère. Le jeune homme fit, comme c’est dans la

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ajouté que le jeune homme devait se rendre dans une localité où l’on parlât aussi le français69. En outre de préférence dans une ville car à la campagne florissaient les préjugés : leur mépris pour les habitants de Cornouailles y ressemble à l’arrogance avec laquelle les Français toisent les Flamands70. Richard et le juif s’accordent sur un point : Winchester est « the place to be ». Le jeune Français disposait d’une lettre en hébreu qu’il devait transmettre à un juif dans cette ville. Le récit s’éternise et débouche sur ceci. Le gaillard disparaît le Vendredi Saint. Le bruit se répand et les gens affluent. Un ami suppose même qu’il a été dévoré. S’ensuit un procès où l’on ne tient pas compte de son témoignage, car il est encore mineur. De son côté, une servante ne peut pas non plus témoigner car elle a transgressé l’interdiction faite aux chrétiens de travailler pour des juifs, et le juif finit par prêter un serment qui le lave de tout soupçon. Pour l’auteur Richard, c’est la preuve que les juges ont été achetés71. Pour nous cela équivaut à une preuve de la haine profondément ancrée et de la crainte qu’inspiraient les descendants des « meurtriers de Jésus ». 14. Le regard d’un laïc Dans l’imaginaire du contemporain, les croisades – où le contact entre cultures et religions atteint un sommet – paraissent une seule et même fête solennelle. Un grand étalage de puissance devait suffire à battre et à mettre en fuite l’adversaire, toujours mauvais et porté aux ruses. La plupart des sources d’avant 1250 environ, sur lesquelles nous nous basons ici, ont été rédigées par des ecclésiastiques, parce qu’alors le degré d’érudition des laïcs nature des Français, immédiatement ce qui lui plaisait… [Le juif poursuivit] Quand tu seras en Angleterre, évite Londres, traverse la ville à la hâte, car il n’y a guère de choses qui me plaisent dans cette ville. Des gens y convergent de tout pays sous le firmament. Chaque race y apporte ses vices et ses turpitudes. Personne n’y vit sans tomber dans le méfait. Chaque quartier regorge de tristes obscénités … Ne te mêle pas aux chœurs de maquereaux ; ne fréquente pas le peuple dans les gargotes ; évite les dés et les paris, les maisons de jeu et les auberges… Les parasites pullulent. Toutes les maisons regorgent d’acteurs, de plaisantins, de roublards, de nègres, de flatteurs, de petites gouapes, d’homosexuels, de pédophiles… » 69  Ibid., p. 66, p. 66. Pour comprendre cette remarque, on doit savoir que depuis l’invasion de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant en 1066 et l’installation d’un pouvoir normand, la vie publique se déroulait en français. La langue maternelle anglaise avait sombré dans les couches les plus basses de la population. 70  Ibid., p. 67. 71  Ibid., p. 68-69.

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À Gand, le bâtiment d’entrée du Château des comtes de Flandre respire la symbolique chrétienne de l’époque des croisés (fin douzième siècle). Photo L. Milis.

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était fort limité. Peu à peu toutefois l’emploi de l’écrit allait croître de façon exponentielle en Europe occidentale et surtout en Italie du nord. À la vue de ce saut culturel, nous nous demandons donc si la vision du monde et de la société à forte coloration chrétienne qui apparaît dans les textes était symptomatique du clergé ou si elle s’avérait semblable et aussi tranchée chez les laïcs. Ou estimaient-ils que gagner de l’argent et amasser en même temps puissance et considération étaient des « valeurs » infiniment plus importantes que l’ascèse et les bonnes œuvres tellement martelées par le discours chrétien ? Bernardo Maragone, un noble de Pise, va nous aider à répondre à cette question. Ses Annales Pisani (Annales pisanes) brossent un tableau d’époque de ce qu’un laïc originaire d’un centre politique et économique si important trouvait la peine de noter. Il écrit vers 1180, à la fin d’une longue carrière passée dans les instances politiques de sa ville paternelle. Peut-il nous faire sentir si les vivantes oppositions entre religions et cultures étaient perçues d’une autre manière par les laïcs que par les clercs, ou le statut social et le métier n’induisaient-ils aucune différence, des conceptions uniformes étant à la base de leur mentalité à tous ? Un épisode de 1179 nous aide à répondre. D’importants nobles d’Occident partaient successivement en croisade, l’un des personnages les plus éminents étant Philippe d’Alsace, comte de Flandre. Bernardo relate amplement cette expédition ainsi que le rôle de ce prince. Son intérêt pour cet homme du nord est frappant car les Annales, qui occupent trente pages bien remplies, traitent surtout de la durable rivalité entre Pise et Gênes et des querelles avec les Sarrasins et les Grecs. Son texte est empreint de solennité : « En l’an du Seigneur 1179, le onzième jour de l’indiction, au cours des mois d’octobre et de novembre, le très noble comte de Flandre partit pour Jérusalem afin de visiter le Sépulcre de notre Seigneur Jésus Christ. Il emporta beaucoup d’or et d’argent et prit la tête de nobles et courageux chevaliers au service de Dieu et de la ville de Jérusalem. Pour pouvoir prier sur le très saint Tombeau du Christ, il équipa une grande armée de chevaliers, de fantassins et d’archers. Il rassembla toute la foule de la ville, ainsi que les Templiers et les chevaliers de l’Hôpital, et il alla assiéger une importante ville des Sarrasins appelée Oringa. Quand le roi et les princes des Sarrasins virent surgir devant eux une telle multitude, ils furent cloués au

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sol d’épouvante72 ». Le grand Saladin dépêche alors en renfort quarante mille chevaliers et soldats. On engage un combat dans lequel Maragone met surtout en lumière le rôle des Pisans. Naturellement tout menace de tourner mal mais ils invoquent le Seigneur et Il apporte son aide. « Une très grande croix apparaît dont la pointe semble même atteindre le firmament. Une armée de chevaliers parés d’éblouissants habits blancs apporte de tous côtés son soutien aux chrétiens à claire et puissante voix73 ». Saladin prend la fuite : « Il échappe de justesse. Secrètement et plein de honte et de chagrin, n’ayant plus qu’une maigre suite, il retourne à Babylone (= Le Caire). De son armée ne restent que quatre cents hommes74 ». Ce même mois, les habitants de la ville conclurent un traité avec le comte de Flandre. Ils lui donnèrent beaucoup d’or et d’argent, ils lui livrèrent leurs prisonniers si bien que tous rentrèrent chez eux pleins de joie et d’allégresse à l’honneur et à la gloire de la Très Sainte et Indivisible Trinité75. On ne note guère de différence entre ce qu’écrivent clercs et laïcs sur ce genre d’événements ; la façon de les présenter semble bien identique. Dieu domine leurs pensées, même si celles-ci empruntent souvent des chemins tortueux, fort éloignés de Ses normes et valeurs. Au moyen Âge, la civilisation chrétienne occidentale était intolérante, mais les autres grandes cultures l’étaient tout autant. La rivalité entre les adeptes des diverses religions monothéistes suffit à l’expliquer simplement. Leurs lunettes à tous ne laissaient guère passer de lumière … et certainement peu de nuances. La devise des croisés « Dieu le veult » et l’« Inshallah » musulman – si Dieu le veut – ont à peu de choses près la même signification. Elle servait de cri de guerre qui ne pouvait que mobiliser pour un combat aveugle. Il y eut bien quelque acculturation mais elle resta limitée. La présence occidentale en Terre Sainte prit fin vers 1300. Le processus d’interférence et surtout de respect mutuels ne s’est pas exercé assez longtemps et n’a pas non plus généré de tolérance. Lorsqu’en 1492 le royaume musulman de Grenade tomba, les adeptes de l’islam furent promptement expulsés et un

72  Bernardo Maragone, p.  65 (version électr.  : http://icon.di.unipi.it/ricerca/html/anp. html.) – Il s’agit ici de la bataille de Mongisard à proximité de Ramla dans l’actuel Israël. 73  Ibid., p. 66. 74  Ibid., p. 66. 75  Ibid., p. 66.

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même destin attendait les juifs séfarades. Le Dieu unique auquel croyaient et croient les trois religions ne leur inspira pas l’idée tolérante qu’il pourrait bien s’agir du même Dieu. D’un seul côté, on entrebâilla la porte. Dans la Constitutio Lumen gentium, une des plus importantes décisions que le Concile Vatican II ait prises en 1964, on lit : « Mais le dessein de salut enveloppe également ceux qui reconnaissent le Créateur, en tout premier lieu les musulmans qui, professant avoir la foi d’Abraham, adorent avec nous le Dieu unique, miséricordieux, futur juge des hommes au dernier jour76 ». Dans l’ouvrage Storici arabi delle crociate (Historiens arabes des croisades), anthologie de fragments de textes arabes, éditée en 1957 par Francesco Gabrieli et surtout remarquée après sa traduction anglaise en 1969, on lit que montrer «  l’autre côté  » «  vu par les yeux et les esprits de gens qui étaient alors les ennemis » est l’objectif de son livre. « Une telle expérience est très intéressante et éclairante dans le cas du conflit médiéval entre christianisme et islam, deux civilisations qui avaient alors beaucoup en commun. Elles étaient construites sur des démarches intellectuelles, religieuses et conceptuelles comparables et ce fut leur lutte commune pour une diffusion universelle qui les mit en conflit et mena au fanatisme ». Il ajoutait donc en 1957 : « Aujourd’hui le fanatisme s’est éteint, du moins du côté des chrétiens, et la lutte est menée sur un autre terrain, même si l’enjeu est toujours le même. Nous ne parlons plus de poignards et de marteaux de la foi ; une attitude sympathique et conciliatrice vis-à-vis de l’islam caractérise maintenant les chrétiens, attitude qui n’est pas forcément partagée par l’autre côté ». Il poursuit : « La violence de l’ancienne opposition éclate encore dans les pages des chroniqueurs et polémistes médiévaux, et nous sommes toujours tentés de voir ‘l’ennemi’ des croisades à la lumière de ces anciens sentiments théologiques et raciaux de haine, qui furent réveillés et attisés par des conflits ultérieurs77 ». Comme ce qu’écrivit il y a un demi-siècle Gabrieli semble maintenant dépassé  ! Où est passée cette tolérance qu’il évoquait  ? Pourtant, depuis 1957, les Occidentaux, n’en sont pas devenus plus chrétiens et la fidélité à la

76  Constitutions et décrets du Concile Vatican II. V. Constitution dogmatique sur l’Église, chapitre 2, § 16 (http://www.vatican.va/archive/hist_councils/ii_vatican_council/documents/vat-ii_ const_19641121_lumen-gentium_fr.html.) 77  F. Gabrieli, Arab Historians and the Crusades. Berkeley, Los Angeles, 1969, p. XI.

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foi et plus encore à l’Église a fortement régressé dans leurs contrées. L’islam de son côté ne pense-t-il pas trop – et à tort – que la civilisation occidentale est fanatiquement chrétienne, alors que le christianisme, précisément sous l’influence du rationalisme et de la pensée scientifique, est depuis longtemps passé à une tolérance interne. Est-ce peut-être la peur d’un côté et l’arrogance de l’autre qui attisent le feu de l’incompréhension ?

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ans certaines sociétés, l’ « honneur » est l’un des principaux régulateurs du comportement social, parfois même le plus important. La remarque vaut pour le passé, bien sûr, mais tout autant pour un certain nombre de cultures actuelles. Dans sa poignante autobiographie, l’écrivaine anglo-pakistanaise Jasvinder Sanghera expose comment son refus de contracter un mariage arrangé entraîna honte, infamie et déshonneur. La corrélation entre l’« honneur » et l’« infamie » s’y exprime de façon lapidaire, pleine de menaçante violence contenue : Shame – c’est d’ailleurs le titre de son livre – est présenté comme « the heart-rending true story of a young girl’s attempt to escape from a cruel, claustrophobic world where family honour mattered more than anything – sometimes more than life itself78. » Qu’en était-il dans la société médiévale  ? Quelle est la relation entre l’« honneur » et la « conscience du péché », dualité modèle qu’un monothéisme avancé a depuis des siècles mis au premier plan. Et comment l’honneur se situe-t-il par rapport à d’autres sentiments de déplaisir, effectivement opposés, qui affectent les gens dans leurs expériences privées ou leur position sociale ? Nous faisons allusion à la gêne et à la honte, à l’infamie et au scandale et enfin à la culpabilité. 1.  Honneur et rang a. Tueries à Laon et à Bruges L’attrait du christianisme avait résidé entre autres dans le fait qu’il garantissait une vie après la mort alors que les convictions religieuses païennes présentaient l’honneur – plus précisément l’honneur profane – comme le but le plus élevé. Pourtant, après l’introduction du christianisme, le succès dans le monde des mortels continuait à valoir la peine, à condition qu’il se combinât avec la vie éternelle prévue par Dieu. Même les triomphes dans l’exercice de la guerre et la domination politique étaient couplés au message du Seigneur. L’épopée vieille anglaise Beowulf – un des textes les plus précoces en langue germanique – suggérait déjà une telle adéquation. Le texte en fut rédigé entre

78  J. Sanghera, Shame, Londres, 2007, p. 1.

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Scène de la Tapisserie de Bayeux où le comte Harold jure fidélité au duc de Normandie Guillaume, le futur Conquérant. Bayeux, Musée de la Tapisserie.

le huitième et le dixième siècle79. Et l’image qu’on y brosse ne vaut pas seulement pour les anciens Germains. Même dans des textes gallois ultérieurs survivait l’adage que c’était pour les Celtes un honneur de mourir en combattant et une honte de décéder dans son lit80. Bien des siècles plus tard, en dépit de la croissante évangélisation, les anciennes valeurs continuaient à garder leur vigueur. Examinons un exemple qui montre avec quelle évidence l’« honneur » était perçu dans la société médiévale. Dans son autobiographie, Guibert, abbé de Nogent en Picardie, décrit le meurtre d’un évêque de Laon. Ce dernier avait dénigré auprès du roi de France des ecclésiastiques soumis à son autorité, ce que ceux-ci n’avaient pas supporté. Pour l’évêque « on ne pouvait témoigner d’honneur à ses ecclésiastiques car ils étaient presque tous issus de serfs du roi81 ». Des serfs, même si leur seigneur était le roi de France en personne et s’ils avaient gravi bien des échelons de l’échelle sociale, ne méritaient pas qu’on leur fît honneur. 79  M. A. Parker, Beowulf and Christianity, New York etc., 1987, p. 196. 80  J. E. C. Williams, The Poets of the Welsh Princes, S.l., 1978, p. 6-7. 81  Guibert de Nogent, p. 344-345.

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Par définition, un serf restait assujetti à sa condition et l’absence d’honneur qui en découlait était indélébile. L’honneur et son défaut étaient déterminés par la filiation et la naissance. Autrement dit – du moins dans les périodes où l’ascension sociale était possible –, l’honneur était diamétralement opposé à l’émancipation. Qui s’élevait en avoir, devait faire oublier son ascendance s’il voulait traduire sa richesse en considération. Un des exemples médiévaux consacrés à cette problématique déboucha sur un meurtre d’une grande lâcheté. En 1127, Charles le Bon, comte de Flandre, fut assassiné dans l’église Saint-Donatien de Bruges, sur ordre du prévôt de cette église. Cet ecclésiastique s’appelait Bertulf et était à la tête du clan des Erembalds82. Le meurtre avait tout à voir avec l’ascension sociale de cette famille. Le comte les avait assignés devant sa cour afin d’enquêter sur la façon dont, échappant à leur servage, ils s’étaient élevés aux plus hautes fonctions du comté et avaient mésusé de leur puissance : « Ils s’efforçaient de soustraire leur lignée à sa seigneurie : insolente prétention, car ils appartenaient à la lie de la condition servile. Ces gens – le prévôt de l’église de Bruges et les siens – étaient des traîtres très présomptueux et réputés, qui attirèrent le comte dans un guet-apens de la manière la plus cruelle83 ». Dans le journal de Galbert de Bruges, un clerc comtal, le meurtre est décrit de façon encore plus circonstanciée que chez Suger, l’abbé de SaintDenis près de Paris, à qui la citation ci-dessus est empruntée. Les deux textes présentent des parallèles, mais l’accent est parfois différent. Galbert a une perception bien plus rigoureuse de l’« honneur ». Une année environ après l’assassinat, alors que la noblesse et les bourgeois de Flandre étaient empêtrés dans un inextricable imbroglio pour amener au pouvoir un des trois candidats à la succession comtale, cette différence de point de vue est manifeste. Aux yeux de l’historien et au regard du sens commun, toute cette confusion n’avait pour mobile que le pouvoir. En l’absence d’un successeur direct, le roi de France, en sa qualité de suzerain, institua comte un parent éloigné de Charles. Il choisit Guillaume Cliton, un prince normand élevé à la cour de Flandre. Afin de s’assurer l’acceptation des villes flamandes, ce dernier avait

82  Suger, p. 242-243 ; trad. Bur, p. 151. « Le comte était dans l’église, incliné vers le sol, et, avec un livre d’heures à la main, il était plongé en prières. Burchard surgit soudain… accompagné de quelques complices de la même scélérate famille et plein de traîtresses intentions… Il tira précautionneusement son épée du fourreau, frôla doucement le cou du comte penché en avant, si bien que celui-ci, s’étant légèrement relevé, se trouva confronté au fil du tranchant… C’est ainsi que le serf tua son seigneur ». 83  Ibid., p. 242-243 ; trad. Bur, p. 151.

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dû faire toute une série de promesses fiscales qu’il se garda bien de tenir. Aussi, dans la première moitié de 1128, éclata une guerre civile. Aux yeux du contemporain, l’«  honneur  » jouait toutefois le rôle de régulateur du comportement féodal. La loyauté y était capitale, du moins en paroles, car en actes la déloyauté régnait continuellement dans le système féodal. La féodalité s’exprimait toute entière dans des rituels caractéristiques qui donnaient à la relation entre le « seigneur » et le « vassal », outre une dimension spirituelle, également une manifestation visible. L’« hommage » de l’« homme » au « seigneur » était une cérémonie publique devant une assistance qui pourrait, sa vie durant, témoigner ce qu’elle avait vu. La fidélité que comportait l’hommage, était jurée par le vassal sur une châsse contenant les ossements de tel ou tel saint, lequel n’aurait naturellement pas manqué, en cas d’infidélité, de crier vengeance auprès de Dieu. L’« honneur » était donc d’une importance capitale dans les rapports sociaux : la crédibilité vis-à-vis de l’extérieur et le prestige en dépendaient. Cela faisait des relations sociales un bizarre chassé-croisé d’honneur et de déshonneur. Dans cette guerre civile flamande, des nobles de premier plan menaient la contestation. Guillaume Cliton craignait qu’ils ne « le chassassent de façon déshonorante de sa terre et il demanda aux Brugeois de rester fidèlement à ses côtés. Ils y consentirent84 ». Les nobles révoltés dénoncèrent leur lien féodal avec le tout nouveau comte et cherchèrent à s’assurer le soutien des villes flamandes. Les Brugeois et les Flamands du littoral hésitaient à prendre parti dans le conflit mais ils n’en convinrent pas moins « de défendre dorénavant tous ensemble l’honneur de la ville et de la patrie85 ». Liberté et intérêt personnel trouvent ici leur expression dans le terme « honneur », ou, comme on le lit en latin, « honor ». Mais le châtelain de Bruges, noble éminent qui ne pouvait laisser tomber Guillaume, même après que les bourgeois eurent eux-mêmes changé de camp et reconnu comme comte un des candidats restants, Thierry d’Alsace, donnait à ces mots un contenu légèrement différent : « Selon le droit séculier, je ne puis me séparer de lui sans perdre mon honneur86 ». Le châtelain incarne le code d’honneur féodal idéal. On ne renie pas une parole une fois qu’on l’a donnée. Entre-temps, le nombre des partisans de Thierry ne cessait de croître. Lui aussi dut faire des concessions, ce que Galbert rapporte en ces termes  : «  Le comte donna aux grands et 84  Galbert de Bruges, p. 143 ; trad. Gengoux, p. 211. – Voir la passionnante étude de J. Rider, Gods’s Scribe. The Historiographical Art of Galbert of Bruges. Washington D. C., 2001. 85  Ibid., p. 145 ; trad. Gengoux, p. 213. 86  Ibid., p. 146 ; trad. Gengoux, p. 215.

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au peuple la liberté, pour l’intérêt général et l’honneur du pays, d’amender tous les droits, jugements, us et coutumes des habitants du pays87 ». Pouvoir modifier même le droit coutumier, ce qui est pour ainsi dire une contradiction dans les termes, était l’objectif des florissantes villes de Flandre. Le sentiment de Galbert était que Guillaume Cliton, qui avait trompé ses sujets, était désormais un homme perdu d’honneur88. Chacun ou presque se révélait donc avoir une conception flottante de l’«  honneur  », oscillant entre noblesse d’âme et profit. Toute la confusion consécutive à l’assassinat du comte Charles manifestait qu’en dépit d’une foule d’infidélités, l’« honneur » restait ce en quoi il consistait et consiste dans bien des cultures  : éviter de s’attirer l’infamie, de «  perdre la face ». Pour le citadin toutefois, du moins dans ces circonstances, cette signification se prêtait à des accommodements. Même une idée sublime pleine de puissance mobilisatrice, à savoir l’honneur de la patrie, était associée à l’intérêt propre. b.  L’honneur comme bien familial L’honneur concernait toute la famille. Qui faisait l’objet de déshonneur ou d’infamie, qui était offensé en paroles ou en actes, voyait aussitôt tout son clan saisi de confusion. Souvent, les noces s’avéraient des périodes très sensibles à cet égard. La recherche d’un partenaire en vue du mariage devait être soigneusement pesée et débattue par les deux parties, celle du fiancé et celle de la bru. L’homme considérait le mariage avec une femme d’un rang plus élevé comme une stratégie permettant de gravir un échelon sur l’échelle sociale, cette union lui conférant plus d’honneur et de considération, souvent aussi plus d’autorité, de pouvoir et de richesse. Mais lorsqu’un homme pouvait trouver une fiancée d’un statut plus élevé, cela impliquait pour cette dernière un déclassement fâcheux pour elle et sa famille. Scénarios et stratégies intégraient naturellement toutes ces considérations. Quand se marier « plus haut » était impossible par manque de candidats, de moyens propres, ou tout simplement de séduction, il fallait bien se résoudre à se marier « plus bas ». Exposons un peu ces jeux d’appariement à la lumière de l’exemple suivant. Il s’agit de sainte Godelieve de Gistel, plutôt connue en France sous le nom de sainte Godeleine de Ghistelles et originaire d’une petite seigneurie

87  Ibid., p. 148 ; trad. Gengoux, p. 217. 88  Ibid., p. 154 ; trad. Gengoux, p. 224-225.

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La chemise de sainte Godelieve (ou Godeleine) vénérée dans son lieu de pèlerinage Gistel (Ghistelles) (Flandre belge). Selon la dévotion locale cette relique aurait été tissée miraculeusement. Photo: G. Proost.

aux environs de Boulogne-sur-Mer. Elle était, selon sa pieuse biographie, la Vita Godeliph, une aimable jeune femme. Le texte date de peu après sa mort à la fin du onzième siècle et fut écrit en vue de sa canonisation, laquelle consistait simplement à l’époque en une élévation de ses ossements sur les autels par l’évêque du lieu et en leur placement dans une châsse. L’auteur accordait beaucoup d’intérêt à son lignage et à celui de son fiancé Bertolf. « Ses parents étaient de haute naissance… C’est ainsi qu’elle atteignit un âge plus mûr, parvint à la nubilité et fut recherchée par beaucoup, parce qu’elle était si honorable, si douce et si réservée dans son comportement, si gentille, aimable et sage dans ses paroles. Parmi les jeunes-gens qui briguaient la main d’une fille d’une telle valeur, il y en avait un qui s’appelait Bertolf. C’était un homme puissant, de haute lignée et fort riche89 ».

89  Drogo de Bergues-Saint-Winnoc, p. 40-41.

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Selon l’hagiographe, Bertolf appartenait à la plus considérable des deux familles. On ne peut pas ou guère les situer historiquement, mais les rares données de l’auteur concordent avec ce que l’on sait du comportement noble en Flandre vers 110090. Selon le texte, les parents de Godelieve voyaient donc défiler maint candidat-fiancé et il est clair que c’était le rang et l’argent qui les intéressaient. « Sa (= de Bertolf ) corbeille de mariage plut davantage aux parents que celle d’autres soupirants. Aussi la damoiselle fut-elle fiancée à cet homme91 ». Hélas le mariage ne fut pas un succès. Selon l’hagiographe, Bertolf la prit d’emblée en aversion. À l’instigation de sa mère, il ne fut même pas présent à ses propres noces et c’est elle qui prit sa place par procuration. Une période malheureuse attendait la jeune épousée : sa belle-famille l’évitait et c’est à peine si on la nourrissait. La mère de Bertolf la traitait de « noire corneille », imprécation qui faisait référence à la magie, mais il y avait encore un autre grief qui la travaillait. Son mari ne l’avait pas suffisamment consultée elle « et d’autres encore » lors de la quête d’une épouse et de l’accord sur la dot. En termes moins hermétiques : son propre clan n’avait pas eu son mot à dire dans la transaction matrimoniale. On avait fait preuve de manque de respect et de reconnaissance, d’où une perte d’honneur. Le jeune couple n’en vint jamais à partager la même couche, si bien qu’on se prit à douter de la validité du mariage. Godelieve s’enfuit et regagna sa région natale. Auprès de son père, « elle alla se plaindre de l’injustice que son mari lui infligeait, des affronts que la famille lui faisait subir92  ». Il la reprit chez lui et, « après avoir sollicité mûre délibération » - c’est-à-dire le conseil d’hommes avisés –, il tenta de « trouver une issue qui serait tout à fait honorable pour lui et servirait l’intérêt de sa fille93. » On ne doit probablement pas imputer le sentiment de déshonneur à l’indigne traitement infligé à sa fille. Ce qui posait plutôt problème au père, c’était que sa fille n’eût pas rempli ses « devoirs », et que de ce fait, il ne se fût pas tenu à l’accord matrimonial – un partage de la couche en contrepartie de la corbeille de mariée -.

90  E. Warlop, « Het sociale kader. De Vlaamse adel in de tweede helft van de elfde eeuw » (Le cadre social. La noblesse flamande dans la seconde moitié du onzième siècle), in Sacris erudiri, XX, 1971, p. 175-189 ; E. Warlop, The Flemish Nobility before 1300, II, I, Courtrai, 1976, p. 840. 91  Drogo de Bergues-Saint-Winnoc, p. 40-41. 92  Ibid., p. 48-49. 93  Ibid., p. 48-49.

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c.  L’honneur comme enjeu L’honneur n’était pas seulement une affaire d’hommes. Nous n’entendons pas prétendre ici que «  l’honneur  » aurait figuré parmi les normes idéales de comportement et de valeurs des femmes. Pour elles, il vaut mieux parler d’« honorabilité ». Elles devaient, par une allure et une apparence réservées en paroles et en actes, forcer le respect dans une société ambiguë qui oscillait encore toujours désespérément entre rudesse barbare, raffinement classique et sérieux chrétien. Lorsque la femme s’efforçait donc pour ellemême – et avec son entourage – à l’honorabilité, elle avait bel et bien en vue l’honneur que son mari, père ou frère en retirait pleinement. À la femme, plus précisément à la mère, dans la société scandinave du treizième siècle – en plein passage du paganisme au christianisme – on assignait même un rôle particulier. C’était à elle qu’il incombait d’inculquer l’honneur de la famille. Quand un membre du clan avait été offensé et n’en prenait pas vengeance, c’est elle qui devait lui rappeler son devoir d’effacer la honte. Être battu à coup de louche et traité de « ragr », « couillon », était parfaitement insupportable94. Un des textes mi-historiques, mi-littéraires de l’Islande du treizième siècle, la Brennu Njáls Saga, conserve un passage qui expose comment une femme tentait opiniâtrement de faire venger son mari assassiné, notamment parce que son oncle essayait d’arriver au tribunal à un arrangement à l’amiable95.

94  R. Boyer, Les sagas islandaises. Paris, 1978, p. 182-183. 95  Brennu-Njáls Saga, c. 116 (www.snerpa.is/net/isl/njala.htm)  ; traduction anglaise  : The Story of Burnt Njal, ch. 115 (sic). Online Medieval and Classical Library, Release #11 (www.suns.berkeley.edu) ; cf. R. Boyer, Les sagas islandaises, Paris, 1978, p. 187-188. – « Puis Hildigunna [la femme] revint dans la salle et ouvrit son coffre, et elle en sortit le manteau que cet [oncle] Flosi avait donné à [son mari] Hauskuld. C’est dans ce manteau qu’Hauskuld avait été tué et elle l’y avait conservé avec le sang et tout. Puis elle retourna avec le manteau vers son siège. Elle marcha en silence vers Flosi. Flosi venait de se rassasier et la table était débarrassée. Hildigunna jeta le manteau sur Flosi et les caillots de sang lui tombèrent dessus. Puis elle prit la parole et dit : ‘Toi, Flosi, tu as donné ce manteau à Hauskuld et je te le rends. Il fut abattu dedans et je prends Dieu et toutes les bonnes gens à témoin que je te conjure, par la toute-puissance du Christ, par ta virilité et ton courage, de tirer vengeance de chacune des blessures que portait son cadavre, sous peine d’être traité de lâche par chacun.’ Flosi se débarrassa du manteau et le lui jeta dans le giron. Il dit : ‘Tu es la pire des furies. Tu voudrais que nous prenions une voie qui est mauvaise pour nous tous. Mais le jugement d’une femme est toujours cruel.’ Flosi en était tellement excité que son visage vira au rouge-sang, puis devint derechef d’une pâleur de cendre comme l’herbe, ou d’un bleu comme l’enfer ».

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La femme et la féminité ne sont guère évoquées dans les sources médiévales, plus précisément hautes-médiévales. La remarque vaut pour toutes sortes de textes, des chroniques aux comptes, des chartes aux traités encyclopédiques. Mais elles ne sont pas totalement absentes. En posant aux textes les bonnes questions, on a tout de même progressé dans l’appréciation du rôle que les femmes et leur féminité jouaient dans la société médiévale. Cette information est certes parfois anecdotique, mais cela n’empêche pas qu’on puisse en déduire des lignes générales. Dans un texte d’Alpertus de Metz, la femme d’un certain Balderik en est un éclatant exemple. Cette Adela était une donzelle délurée, fille de Wichman, un noble de premier plan. Elle avait déployé tous ses efforts pour mettre le grappin sur Balderik, au grand déplaisir de sa famille qui trouvait qu’elle se marierait en-dessous de son rang. Impossible donc de trouver un arrangement en dépit d’un dédommagement des intérêts familiaux. On commérait au sujet d’Adela : « elle parlait bien trop fort, dégoisait des insanités, portait des habits assortis, était dévergondée en son for intérieur, son clin d’œil trahissant un esprit déséquilibré96 ». Elle ne montrait manifestement pas la mesure, la « moderatio », qui convenait à son sexe. Il était même possible qu’elle eût trempé dans l’empoisonnement de sa cadette, une célèbre abbesse. Et il était hors de doute qu’ « après la mort de son premier mari elle avait mené une vie dissolue et s’était donnée à tous ceux qui la désiraient97 ». L’honorabilité n’était donc pas dans ses cordes. Balderik de son côté était, dans le texte d’Alpertus, un modèle de traître. Tous les serments jurés et toutes les paix conclues, il s’en battait l’œil. Elle chatouillait chez lui la corde sensible de l’honneur. On ne peut pas vivre quand on a perdu son honneur : allusion à une sorte d’harakiri occidental98. Normalement, l’honneur consistait à vivre selon les codes de son rang. Il s’agit ici d’être le premier dans le cortège des dignités, d’être le plus haut perché dans l’arbre aux singes 96  Alpertus de Metz, p. 10-11. 97  Ibid., p. 12-15. 98  Ibid., p. 50-51 : « Si j’étais un homme, supporterais-je que [ton adversaire] s’implante dans ces contrées ? … Va trouver le roi et exige le gouvernement de la région, qui, vu ton degré de parenté et ton lignage, te revient avec bien plus de droit à toi. Si ton ennemi te déclare pour cela la guerre, c’est lui qui en porte en premier la responsabilité et tu n’es pas plus longtemps lié par ton serment. Qu’est-ce qui te retient ? Qu’est-ce qui t’empêche ? Une vaste maison, des propriétés étendues et de nombreux chevaliers te fourniront puissance et considération, car personne n’est plus digne de cette fonction que toi. Pour distribuer des cadeaux d’or, d’argent et de vêtements précieux, tu ne manqueras pas non plus de rien, car je vais tout te donner sur le champ ».

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de la hiérarchie. L’honneur est donc corrélé à la posture, au show social. Si l’on atteint ce niveau en respectant les normes morales, il n’y a rien à redire, mais ce n’est pas indispensable. L’or, l’argent et les vêtements précieux, dans notre terminologie actuelle, les pots de vin et cadeaux aux relations, sont tout aussi efficaces et ne sont pas non plus à blâmer, si l’on excepte ce qu’en pense un éminent auteur ecclésiastique. Or il se trouve que l’auteur était effectivement une telle éminence. Il ne négligea pas d’adjoindre à l’épisode la leçon de morale que « la cupidité persuade facilement l’homme » et que Balderik suivit le conseil de sa femme « pour sa propre perte, jusqu’à ce qu’il fût exécré et haï par tous99 ». d. Tout à fait au sommet Qui se trouve au sommet de l’échelle de l’ordre social – ordre en même temps voulu par Dieu – est le plus concerné par l’honneur : il doit rayonner la respectabilité, être approché avec respect. L’exposé qui suit l’illustre bien. Le roi de France Louis VI est présenté comme un héros dans la Vie, la biographie que Suger, l’abbé de Saint-Denis, lui consacra vers 1140. L’auteur ne laisse passer aucune occasion de mettre en valeur le courage héroïque de son souverain, ce qui signifie naturellement, pour s’exprimer en termes chevaleresques, qu’il se sert de l’honneur du roi comme canevas pour la description de batailles et d’autres événements de ce genre100. À ce stade, bien qu’elle joue cartes sur table, sa relation, fiable historiquement selon les normes de l’époque, fait penser à un poème épique. Les gesta, les (hauts) faits, comme on appelle cette catégorie de textes, ne sont pas si éloignés de ce que 99  Ibid., p. 50-51. 100  Suger, p. 158-159 ; trad. Bur, p. 114-116 : « Il avait entendu dire, écrit Suger, que le comte Thibaut se vantait qu’il le [le roi] combattrait dans la plaine. Avec son habituelle noblesse d’âme, [le roi] descendit de cheval, vint, armé de pied en cap, se camper au milieu de ses guerriers, ordonna d’éloigner les chevaux, incita au courage ses hommes à qui il avait également fait mettre pied à terre, les conjura de ne pas reculer, leur cria de se battre comme des hommes dignes de ce nom ». Toutefois, le combat ne se passe pas comme le roi et les siens le souhaiteraient. « Dans le désordre des lignes de bataille, ils ne retrouvent plus leurs chevaux. Ils ne savent que faire. Le roi ne chevauchait pas sa propre monture mais un destrier prêté. Il se défendait vaillamment, rameutait à pleine voix ses guerriers, criait nommément aux plus courageux de ne pas fuir… L’épée au clair, il donnait ses directives à qui il pouvait, poursuivait précipitamment les fuyards, et plus qu’il ne convenait à sa majesté royale, il combattait corps à corps comme un chevalier familier de la pratique de la guerre, comme un chevalier et non comme un roi… Le roi saute promptement en selle, porte l’étendard devant lui, tombe à nouveau sur l’ennemi avec une poignée de guerriers, libère avec une stupéfiante audace beaucoup de ses partisans prisonniers… »

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sont dans la littérature française de fiction de cette époque les chansons de geste. Un mélange de réalité et de fiction, de rêve et de réel domine le discours écrit (et certes aussi celui que l’on narre ou chante). Roi ou comte, chevalier ou écuyer, tous devaient se reconnaître dans les valeurs de courage et de solidarité, de fidélité et d’intrépidité. C’était cela précisément l’honneur, du moins si la générosité envers l’Église et une paternaliste philanthropie envers les pauvres appartenaient aussi au catalogue des vertus. L’abbé Suger coule tout cela dans d’amples périodes quand il évoque les derniers jours de la vie de Louis VI. Le roi, miné par une diarrhée chronique et une obésité excessive, exprime ses dernières volontés. « Pour l’amour de Dieu, il distribua parmi les églises, les pauvres et les indigents son or, son argenterie, une convoitable vaisselle, des étoffes de toute sorte et tous les meubles qu’il possédait et utilisait. Il n’en épargna ni ses manteaux et costumes royaux, ni même sa chemise. Il se défit de ses objets liturgiques, de sa bible richement décorée d’or et de gemmes, de son encensoir en or de quarante onces, de ses chandeliers de cent soixante onces d’or, de son calice d’or de très grand prix rehaussé de riches diamants, de dix capes luxueuses, d’une pierre hyacinthe de grande valeur qu’il avait héritée de sa grand-mère, la fille du roi de Russie101 ». Ne nous faisons toutefois pas d’illusions sur un tel humanitarisme. Rien de tout cela n’allait aux pauvres, aux pauvres véritables. Ce sont les pauvres volontaires – les religieux ou pauvres du Christ – dont il est question. Toutes ces splendeurs furent le dernier cadeau que fit Louis VI à Saint-Denis, l’abbaye royale où il serait inhumé. C’était pour lui le moment suprême, le summum de l’honneur. Qui plus est, son souvenir resterait éternellement vivant. e. Honneur entre sérieux et rire L’honneur est singulièrement sérieux, c’est évident. Et pourtant nous voulons faire un petit détour pour rechercher si l’honneur ne pouvait jamais au grand jamais susciter le rire, ne fût-ce qu’un soupçon d’hilarité intérieure. Cet excursus nous est fourni par Salimbene de Adam, un frère mineur de Parme, un homme d’expérience, qui avait longtemps résidé en France. Sa Cronica, sa chronique donc, va de 1168 à 1287 et il est pour la moitié de cette période un témoin direct ou indirect102. Cela confère à son texte une vivacité et une couleur hélas absentes de bien d’autres récits de son temps. Salimbene fait preuve d’une éclectique curiosité et d’idées bien arrêtées. Sur

101  Ibid., p. 274-277 ; trad. Bur, p. 165. 102  Salimbene de Adam, p. VII-XII.

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le plan religieux, il est adepte de la papauté, supporteur de son propre ordre franciscain et, malgré une vive concurrence, également de l’ordre dominicain. Spirituellement, ces deux ordres-là se situaient sur la même ligne. Malheur toutefois aux frères apostoliques, « qui se nomment apôtres mais ne le sont pas103 ». Il entasse contre eux une tour de Babel de rancœur. Pourtant eux aussi, tout comme les franciscains et les dominicains, constituaient un ordre mendiant. Ils devaient pourvoir à leur subsistance en quémandant, car outre la pauvreté personnelle qui était de règle dans quasiment chaque ordre religieux, les ordres mendiants rejetaient également toute forme de propriété collective. Une telle pauvreté volontaire n’était vivable que dans un contexte économique favorable et lorsqu’à la fin du treizième siècle la conjoncture se dégrada, elle se retrouva ipso facto en concurrence avec la pauvreté «  véritable », économiquement imposée. Peut-être devons-nous même expliquer l’aversion de Salimbene pour les frères apostoliques par cette concurrence sur un marché qui ne cessait de se rétrécir. Comment Salimbene éprouvaitil et exprimait-il cette rivalité ? « [Le pape Grégoire X] mit un terme à cet ordre constitué de vauriens, de gardiens de cochons, de niais, d’hommes de basse naissance… Ils sont incapables de se rendre utiles en prêchant ou en chantant l’office divin, en célébrant la messe ou en entendant en confession, en donnant des cours dans les écoles ou en conseillant des bienfaiteurs. Ils déambulent tout le jour à travers les villes pour reluquer des femmes. Je ne vois pas en quoi ils servent l’Église de Dieu et sont utiles au peuple chrétien. Ils passent des jours entiers à ne rien faire, des jours entiers à tourner en rond. Ils ne travaillent ni ne prient104 ». Notre auteur en voulait tout particulièrement à leur fondateur, Ghirardinus Segalellus. « Il était de basse extrace, illettré et laïc, ignare et niais105 ». Que reprochait-il donc en fait à cet homme ? D’abord et surtout son humble origine. Dans un contexte de princes et de princesses, où la condition allait de pair avec la beauté physique et l’intégrité morale, c’était un handicap insurmontable. Laideur et fourberie étaient liées à la bassesse de l’extraction. Il était en outre laïc  ! Même dans ce treizième siècle qui, avec saint François en figure de proue, voyait apparaître la piété laïque, l’Église continuait à regarder de haut quiconque n’était pas ecclésiastique. Et l’état laïc allait de pair, comment aurait-il pu en être autrement, avec le fait de ne pas avoir étudié, donc d’être également inculte en théologie. 103  Salimbene de Adam, p. 388 et passim ; trad. Guyotjeannin, p. 225. 104  Ibid., p. 388 ; trad. Guyotjeannin, p. 225. 105  Ibid., p. 388 ; trad. Guyotjeannin, p. 225-226.

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Salimbene sait parfaitement où il peut atteindre Ghirardinus : dans son honneur et dans sa réputation. Le toucher là où en tant que religieux il est le plus vulnérable : son intérêt pour « le sexe faible ». « Il reçut un jour asile chez une femmelette, une veuve, qui avait une attirante fille nubile. Le Seigneur lui avait révélé, dit-il, qu’il devait dormir cette nuit avec cette fille dans le même lit, lui nu et elle nue, afin de prouver s’il était capable de garder sa chasteté. La femme accepta, elle se sentait honorée, et la fille non plus ne dit pas non106. » Ce qui se passa cette nuit, l’auteur ne le raconte pas, mais il n’en accole pas moins à cette anecdote toute une série de versets de la Bible, qui prouvent qu’il ne croyait pas le moins du monde à cette chasteté, ni à celle du moine, ni à celle de la fille. Pourtant les religieux charismatiques avaient bel et bien souvent au programme cette forme de détachement afin de prouver à quel point ils étaient « inébranlables ». Notre auteur ne cesse de brocarder. « Ils me racontèrent que ces apôtres courent les prostituées… Quand ils sont invités par des dévergondées à pécher ou y consentent, alors le combat est vite livré, car, comme le dit [l’Ancien Testament, notamment] l’Ecclésiastique, ‘pour l’homme qui commet la luxure tout pain est savoureux.’107 » Le lecteur du treizième siècle à qui cette subtile réflexion tombait sous les yeux doit pour le moins avoir souri. Pour Salimbene, tout cela était toutefois du plus grand sérieux. Il continue à fulminer contre les frères apostoliques et il fait même usage lors de son accusation suivante – sans s’en rendre compte ? – d’un genre littéraire qui venait de prendre son essor dans les villes du Nord de l’Italie, les novellae. Il s’agissait de courtes anecdotes d’allure piquante, clairement destinées à un public bourgeois, où les trompeurs étaient trompés, souvent des hommes par leur femme108. Salimbene décrit comme réellement arrivé et avec un grand sérieux un épisode où un naïf se laisse avoir. Il veut débiter des ragots empoisonnés mais ne se rend pas compte, semble-t-il, que le lecteur va se contenter de rire à gorge déployée. L’honneur devient objet de moquerie. « En l’an 1286, dans le diocèse de Bologne, un riche jeune homme contracta mariage. Le premier soir, avant d’avoir commerce avec sa femme, il reçut trois vauriens – comprenez des frères apostoliques – dans sa maison… Ils convainquirent le jeune homme de ne pas faire l’amour avec sa femme la première nuit ou de 106  Ibid., p. 390 ; trad. Guyotjeannin, p. 229. 107  Ibid., p. 409. 108  Les « farces » dans d’autres littératures du moyen âge tardif en proviendraient du reste et découlaient souvent de modèles italiens. Voir A. Sempoux, La nouvelle. Turnhout, 1973 (Typologie des sources du Moyen Age occidental, 9.)

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ne coucher avec elle dans le même lit que quand ils le diraient. Ils voulaient le devancer, le berner et coucher les premiers avec la jeune mariée. Aussi en futil ainsi car tous les trois se rendirent cette nuit à son alcôve, l’un après l’autre, se dépêchant d’avoir commerce avec elle. Quand ce fut le jeune mari qui voulut la posséder pour la quatrième fois, la jeune épouse fut fort étonnée et dit ‘cette nuit tu m’as déjà pénétrée trois fois ; veux-tu donc recommencer ?’ Le jeune homme comprit alors qu’il avait été mystifié ». La jeune mariée avait perdu son honneur, le jeune marié le sien. Elle pouvait encore invoquer le fait que tout était arrivé sans qu’elle le veuille… ce qui allégeait le poids de son infamie. Mais lui n’avait aucune excuse valable. Un rire graveleux : c’est ainsi que nous nous représentons la réaction du lecteur devant tant un tel excès de naïveté. À moins que Salimbene ait quand même encore pris la peine d’offrir un ultime soulagement social et un sentiment de justice ? « [Le jeune marié] fit arrêter les scélérats : ils furent inculpés et pendus haut et court109 ». La virginité lors de la nuit de noce était manifestement encore (et le resta encore bien plus tard) la règle… ou l’idéal, car il ne cessait d’y avoir toujours des filous à l’affût pour se glisser auprès des filles et des jeunes mariées afin de les déflorer. Tout bourgeois le savait bien… et Salimbene nous a tout l’air d’un père-la-morale simplet à en juger par le ton sérieux de son récit. La coutume en vigueur des deux côtés de la Méditerranée – et qui l’est peut-être encore ici et là ? – de pendre à la fenêtre après la nuit de noce un drap ensanglanté, pouvait adroitement être contournée en cas de besoin. 2. Gêne a. Situer le sentiment Nous avons déjà traité ci-dessus de diverses formes d’état d’âme gravitant autour du concept d’« honneur » et surtout du manquement au code de comportement dicté par l’honneur. Gêne, honte et infamie, telles sont les premières expériences dont il s’agit. Cette triade domine le comportement social, bien qu’elle découle de la façon dont un individu s’évalue lui-même. Un homme se sent bien aise et comblé quand il cultive une image positive de luimême, autosatisfaction qui se renforce quand il s’estime également apprécié par la société. Par contre le malaise apparaît lorsqu’une des pierres de touche ou les deux – l’auto-évaluation et l’audience sociale – donnent des résultats négatifs. Nous devons à l’anthropologue J. G. Péristiany la formulation classique

109  Salimbene de Adam, p. 930-931.

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de ces concepts : « L’honneur et la honte sont les constantes préoccupations des individus dans des sociétés restreintes et fermées où les relations directes, personnelles, par opposition aux impersonnelles, ont un poids prépondérant et où la personnalité sociale de l’individu concerné est aussi importante que sa fonction110 ». Dans cette définition, il est frappant que l’environnement social est supposé être restreint : il implique un contact direct entre l’individu et le groupe. L’évaluation positive ou négative a donc lieu, selon lui, à ce niveau. Dans un contexte médiéval, nous assimilerions cela par exemple à une communauté villageoise, à un contexte familial, à une ville. Pour des gens plus haut placés, comme les nobles, on peut penser à des réseaux régionaux et même internationaux. Péristiany abordait également la distinction devenue classique entre ce qu’on appelle shame cultures (cultures de la honte) et guilt cultures (cultures de la culpabilité) : les unes étaient, dans un registre socio-affectif, dominées par le sentiment de honte (comme au Japon), les autres par un sentiment éthicoreligieux de culpabilité (comme dans les territoires à tradition chrétienne). La distinction fut remarquée par des anthropologues et plus précisément par Ruth Benedict, lorsqu’après la Seconde Guerre Mondiale, les États-Unis cherchaient comment ils pouvaient avoir des contacts rationnellement fondés avec les Japonais, qui étaient eux-mêmes occupés à digérer le sentiment de honte de leur défaite111. Naturellement, le sentiment de «  bien-être  », est soumis à des expériences subjectives. Que pense un autre de moi ? Que pense un groupe de moi ? Que pensé-je de moi-même ? L’appréciation est déterminée par un système normatif qui donne l’impression d’être objectif et valable partout, mais qui se nourrit pourtant de valeurs sociétales changeantes. Par exemple, dans les canons de la beauté, l’embonpoint ou la maigreur sont appréciés diversement selon l’époque : les modèles préférés de Rubens n’auraient pas leur place dans les défilés de mode actuels. La combativité valorise dans certaines sociétés ou périodes, dans d’autres elle dévalorise. Même mourir pour la

110  J. G. Péristiany (éd.), Honour and Shame : the Values of Mediterranean Society, p. 11. Londres, 1966 ; Chicago, 21974 (The Nature of Human Society Series) Sont en outre d’un intérêt fondamental G.  Piers & M.  B. Singer, Shame and Guilt. A  Psychoanalytic and a Cultural Study. New York, 1953, 21971 ; A. Heller, The Power of Shame. A Rational perspective, Londres, 1985 ; J. S. M. Silver, « In Defense of Shame : Shame in the Context of Guilt and Embarrassment  », Journal for the Theory of Social Behaviour, Oxford, 27,  1, March 1997, p. 1-15. 111  R. Benedict, The Chrysantemum and the Sword, S.I., 1946, Londres, 21967.

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patrie – « dulce et decorum est pro patria mori112 », l’emphatique expression du poète latin Horace – pouvait encore décorer les monuments aux morts des guerres mondiales, mais elle suscite peu d’enthousiasme chez les jeunes de notre temps, du moins dans cette partie du monde. Tout gravite autour de l’appréciation des valeurs. Le regard porté sur le cosmos, la foi en Dieu, en des dieux ou demi-dieux, dans l’immortalité de l’âme ou dans la réincarnation, ainsi qu’une série de conceptions existentielles modèlent la morale. Les principes de cette morale se traduisent à leur tour en comportement. Et la façon d’évaluer le comportement dirige les sentiments de gêne et de honte, mène à la sanction sociale qui comporte l’infamie. La gêne – l’équivalent latin est le plus souvent « verecundia » - dépend souvent du style de vie privée. Il n’est pas étonnant que les groupes sociaux où l’on inculte la réserve comme une valeur, la ressentent le plus fortement et craignent comme la peste sa transgression. Cette sanction se niche au sein des émotions. Elle s’appelle « malaise » et le sentiment qui l’accompagne est la gêne. La pudeur, son autre dénomination possible, se situe plutôt et plus souvent dans la sphère de l’intimité physique. Le malaise, par exemple celui que provoque la nudité, est un sentiment qui recouvre tout ce qui concerne le vécu sexuel, l’urine, le fait d’aller à la selle (remarquez déjà le caractère euphémique de la circonlocution). En allait-il de même au Moyen Âge ? b. Tension dans la société Pour donner plus de couleur et de vie authentique à ces points de départ théoriques, nous tournons à nouveau nos regards vers le franciscain Salimbene de Adam, l’écrivain parmesan du treizième siècle. Dans sa chronique, il décrit souvent comment infamie et honte fonctionnent comme vecteurs de la tension sociale. Un homme fut condamné parce son père en qualité de « podestà » (podestat, premier magistrat) de la ville de Modène avait été responsable de meurtres et de violences. Dans leur fureur, les habitants avaient profané sa tombe  : ils avaient arraché les yeux de son effigie peinte et « déféqué sur la sépulture »113. Nudité et honte allaient de pair – nous l’avons déjà vu – et la mort n’empêchait pas les rituels ignominieux. Salimbene nous parle d’un enseignant itinérant qui mendiait son pain. Pour avoir plus de succès, le pauvre homme jouait de la musique. Il tomba sous l’emprise du diable qui du reste l’étrangla.

112  Horace, Odes, III, 2, 13. 113  Salimbene de Adam, p. 913.

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« Alors des jeunes gens déshabillèrent le malheureux, lui lièrent une palanche aux pieds et le traînèrent ainsi à travers la ville, nu, le long des rues et des places, afin qu’il fût pour tous objet de déshonneur et de risée114 ». L’auteur y ajoute en guise de réflexion un proverbe : « Prenez garde à ne pas provoquer, pour votre malheur, la fureur de jeunes gens115 ». Le moyen âge lui aussi connaissait manifestement déjà le problème des bandes de jeunes116. c. Un ermite à problèmes Donnons maintenant la parole à un texte intéressant, la biographie d’Étienne d’Obazine, ermite du Limousin. Vers 1120 il s’était retiré dans un lieu inaccessible, rocheux, marécageux et boisé. Sa vie ascétique attirait des disciples, si bien qu’il dut transformer son ermitage en monastère lequel s’affilia plus tard à l’ordre en plein essor de Cîteaux. Une paire de générations plus tard et sur la foi d’une tradition orale, l’auteur anonyme de la vita consacre bon nombre de pages au comportement distingué d’Étienne. « Il ne voulait pas que quelqu’un crachât incongrûment et directement ou que quelqu’un parlât ou rît en découvrant les dents ou encore que quelqu’un entrât et se mît bruyamment à table. Il ne voulait pas que quelqu’un s’assît sans replier sa coule en biais vers l’intérieur. Il voulait empêcher que l’étoffe ne s’usât plus rapidement à l’emplacement du séant. Si quelque chose d’inconvenant se passait au bas du dos, cela paraîtrait en effet moins honteux si cela n’avait pas lieu à l’arrière mais à un autre endroit117 ». L’expression est passablement laborieuse, dans le texte latin aussi, et elle signifie en fait qu’on aurait copieusement moqué un moine qui, au niveau de son séant, se serait assis au travers de son froc. C’est qu’un arrière-train nu était du domaine de l’inadmissible et, si c’était involontaire, c’était encore moins acceptable que si c’était à dessein. Pendant les réunions du chapitre par contre (où les

114  Ibid., p. 932. 115  Ibid., p. 933. 116  Une culture propre à la jeunesse n’a rien d’un phénomène récent. Plus d’un siècle et demi avant Salimbene, et en Flandre, une culture juvénile spécifique avait déjà été évoquée dans le journal de Galbert de Bruges. Guillaume Cliton, le nouveau comte, était allé se présenter dans la ville de Saint-Omer pour s’assurer de son soutien. « Des jeunes armés d’arcs et de flèches se précipitèrent hors de la ville à la rencontre du comte… faisant mine d’accabler de flèches le comte et sa suite ». Guillaume s’en inquiétait et resta à distance. Il apparut alors que leur comportement menaçant n’était pas si terrible. Ils voulaient seulement voir confirmer leur droit coutumier et continuer ainsi à pouvoir chasser dans la forêt comtale voisine oisillons, écureuils et renards : Galbertus notarius Brugensis, p. 118 ; trad. Gengoux, p. 181. 117  Vie de saint Étienne d’Obazine, p. 184-187.

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moines devaient confesser leurs entorses à la règle) la chose était parfaitement possible : il était prévu en punition qu’ils retroussassent leurs habits pour recevoir sur les cuisses des coups d’un fouet appelé disciplina118. 3. Honte Un sentiment de honte va souvent de pair avec un sentiment de culpabilité, bien qu’il n’en soit pas forcément ainsi. Il convient donc de chercher à déceler un lien éventuel. Les deux expériences, si bonnes que soient la connaissance qu’on en a et la distinction qu’on fait entre elles, ne sont pas si faciles à définir. Des anthropologues parlent – comme nous l’avons déjà dit – de shame cultures (cultures de honte) et de guilt cultures (cultures de culpabilité), antithèse qui est importante historiquement, mais qui survit encore le long d’une ligne de partage de civilisations qui se réclament de traditions religieuses et sociales différentes. Pourtant cette répartition ne résout pas la question de savoir quelle sphère est concernée par la honte d’une part et par la culpabilité d’autre part. Est-ce la sphère publique ou la sphère privée ? Un spécialiste, R. F. Newbold, a formulé les concepts comme suit : « La honte et la culpabilité sont des caractéristiques personnelles difficiles à commenter et à distinguer, parce qu’elles peuvent alterner, se renforcer ou se masquer. La honte n’est pas totalement externe dans son orientation et la culpabilité n’est pas intégralement interne ». Et il poursuit : « Le sentiment de culpabilité peut être suscité et renforcé par l’expression d’une opinion externe, tandis que des comportements et des sentiments empreints de honte peuvent être ignorés de l’environnement mais n’en sont pas moins soumis à l’introspection et au sentiment de honte de l’observateur intérieur119 ». Il avance qu’en cas de culpabilité il existe un sentiment de mal agir  : une personne a ellemême posé un acte et, ce faisant, transgressé une règle. En cas de honte, il en est autrement. Ce qui est alors en cause, c’est la passivité du « je ». Il y a un sentiment de déception, d’infériorité ou de malaise, bref un sentiment de déplaisir, qui découle normalement de facteurs extérieurs à l’individu. Le sociologue de la culture C.  L. Kruithof en donne une formulation encore

118  Cette pratique est par exemple illustrée par une miniature du quinzième siècle  : Bruxelles, KBR (Bibliothèque royale), manuscrit 21252, La fleur des histoires qui traite des exemples moraulz a divers propos selon le A. B. C., f° 19r. 119  R. F. Newbold, « Personality Structure and Response to Adversity in Early Christian Hagiography », Numen, 36, 2, 1984, p. 200-201 (en entier : p. 199-211.)

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plus concise : « Cette expérience [de honte] est généralement désagréable parce que la personne qui l’éprouve se sent à ce moment-là mal à l’aise et incertaine dans sa relation avec son environnement social120 ». Évaluons ces approches à la pierre de touche de nos sources et vérifions dans quelle mesure les maillons entre honte et culpabilité formaient une chaîne qui commandait le comportement de l’homme médiéval. Nous verrons comment d’anciennes traditions sur la manière de couvrir d’ignominie et les opinions nouvellement apparues sur le comportement scandaleux prouvent que ce temps était une période de transition où la honte (shame) traditionnelle devait dans une croissante mesure céder le pas à la culpabilité (guilt). a. Nudité honteuse Chez nous la honte va souvent de pair avec la nudité, la nudité s’accompagne pour ainsi dire toujours de honte. La Genèse ne laissait déjà subsister aucun doute sur cette corrélation. Lorsque nos premiers parents furent chassés du paradis, Adam dit à Dieu : « J’ai entendu ta voix dans le jardin, et j’ai eu peur, parce que je suis nu, et je me suis caché121 ». Ce sentiment apparaît fort généralement dans des textes médiévaux, sous une forme plus ou moins explicite. Nous pouvons facilement en donner ici des exemples. Dans le Fragment sur l’évêque Thierry I de Metz, Alpertus de Metz relatait une expédition qu’Otton II, empereur du Saint-Empire et roi du royaume allemand, fit en Calabre à la fin du dixième siècle. Le souverain le plus considéré de la chrétienté latine allait y combattre les Grecs, qui contrôlaient ce territoire en concurrence avec les Sarrasins. L’empereur Otton dut à un moment critique entrer à cheval dans la mer pour échapper à des poursuivants : il déchira ses habits afin de pouvoir mieux nager. L’ayant hissé à bord du bateau, le capitaine lui donna un manteau «  pour couvrir ses membres nus122  ». Le geste peut naturellement avoir eu un rapport avec le froid et la frilosité, mais nous ne le croyons pas. La bataille fut livrée en plein été et les eaux littorales étaient certainement suffisamment chaudes123. Le même auteur avait du reste évoqué dans un autre passage le traitement dégradant qu’on faisait subir aux hommes morts au combat. « On enleva à tous les cadavres leurs vêtements ;

120  C. L. Kruithof, Verschijnselen aan de rand (Phénomènes marginaux), Zeist, 1989, p. 64. 121  Genèse 3, 10. 122  Alpertus de Metz, p. 112-113. 123  Ibid., p. 111, nt 5.

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La façade latérale de la cathédrale romane de Carrare (Toscane) comporte ce petit bonhomme nu, étranger à tout contexte religieux et donc en soi rarissime. Photo L. Milis.

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ils ne leur laissèrent même pas le moindre lambeau pour couvrir leurs parties honteuses124 ». Donc même le mort était objet de honte. b. Honte et partage du même lit À la lecture de certains textes, on a l’impression que presque chacun dormait avec chacun, même si les admonestations ecclésiastiques officielles ne cessaient de mettre la virginité et l’abstinence à l’ordre du jour. L’exemple de Lambert d’Ardres dans son Histoire des comtes de Guînes est symptomatique. Lui-même avait au moins trois enfants et le fait qu’il fût prêtre ne le dérangeait manifestement pas. De plus son père, lui-même et un de ses fils, furent successivement curé de la petite ville d’Ardres. Cela signifiait donc que deux fers de lance de l’action papale, affûtés depuis cent cinquante ans déjà, n’avaient encore guère atteint leur but dans la réalité. Il s’agissait d’une part de l’imposition du célibat et de l’autre de la répression du népotisme – la succession héréditaire au sein des fonctions ecclésiastiques. Les prêtres continuaient sans aucun problème à avoir des relations sexuelles, ce que nous savons en dépit du fait que beaucoup de sources médiévales n’abordaient jamais ce sujet. Dans sa longue « Histoire » détaillée, Lambert n’hésitait pas à se mettre à nu – du moins au figuré -. Lambert reprend en détail une causerie que Gauthier de l’Ecluse avait tenue devant un groupe de chevaliers dans le château d’Ardres. Ce Gauthier était un bâtard de la famille des seigneurs locaux. « Baudouin, disait-il, le frère du seigneur Arnoul d’Ardres et en même temps mon père, avait eu une aventure avec une jeune fille non mariée, Adèle, la fille du chanoine Raoul, son oncle125 ». Cela signifiait donc que Baudouin et Adèle non seulement procréèrent un enfant hors mariage, mais qu’ils étaient cousin germain et cousine germaine. Le droit canon interdisait strictement les relations incestueuses et cette sorte de parenté tombait alors très clairement sous le coup de cette mesure. La pratique semble toutefois avoir été que c’étaient plutôt les mariages incestueux que les relations incestueuses qu’on voulait réprimer. En fait, la législation était davantage encore utilisée – ou détournée – pour éplucher en détail des mariages de gens éminents, qui, après quelque temps, tournaient mal ou devaient mal tourner pour une question d’intérêts, à la recherche de liens familiaux trop étroits afin d’en forcer ainsi la dissolution.

124  Alpertus de Metz, p. 86-87. 125  Lambert d’Ardres, p. 628, c. 134.

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Cette situation engendrait-elle de la honte  ? Tout au plus un soupçon de gêne et encore ! Gauthier ajoutait, par la plume de Lambert, « cela provoque de la gêne et, voyez, ce n’est pourtant pas gênant à dire126 ». Dans ce petit coin perdu des confins de la Flandre, le long de la côte de la Manche, cela ne posait non plus aucun problème que le comte de Guînes lui-même, le plus éminent seigneur de la contrée, possédât une ribambelle de bâtards. Lui, un homme raisonnable, sage, vaillant et haut placé, était marié à la fille de son vassal, le seigneur d’Ardres. Elle lui donnerait plusieurs enfants. Après le énième enfantement, elle était morte en couches et son époux aimant resta tout un temps inconsolable127. Puis il reprit goût à la vie, « si bien, dit-on, qu’il s’enflammait surtout pour des filles jeunes et surtout pour des vierges. Ni David, ni Salomon, ni même Jupiter ne l’égalaient dans sa passion d’abuser tant d’adolescentes, jusqu’au moment où ses trompeuses cajoleries cessaient… Il était le père d’innombrables fils et de toutes sortes de filles, qu’il mariait avec discernement et circonspection à des hommes nobles128 ». Car, il convient de le dire, il prenait grand soin de sa famille nombreuse dont il ne pouvait qu’évaluer l’ampleur exacte. Ce comportement suscitait la calomnie, mais Lambert en tant qu’auteur (ou Gauthier en tant que narrateur) en prenait énergiquement le contrepied. Un contemporain et compatriote, l’abbé Guillaume d’Andres, connaît bien quant à lui le nombre des bâtards et n’est pas non plus trop choqué pour écrire à ce sujet : « Il y a des gens qui sont au courant de sa descendance ; ils racontent qu’à son enterrement trente-trois enfants, filles et garçons étaient présents. Il les avait engendrés tant chez la comtesse Clémence que chez d’autres femmes après le décès de cette dernière129 ». c.  Rouge aux joues social La honte était aussi liée à la misère, surtout quand une déchéance sociale entrait en jeu. Dans le coutumier du treizième siècle des bénédictins de l’abbaye

126  Ibid., p. 628, c. 134. 127  Ibid., p. 600, c. 85 et p. 603, c. 89. 128  Ibid., p. 603, c. 89. « Certains [garçons], il les préparait en mœurs et actions à embrasser la chevalerie, d’autres s’abandonnaient aux jeux et à leurs jeunes années, d’autres étaient confiés à des maîtres d’école, d’autres encore étaient laissés à des nourrices ou même à leur mère pour être élevés. Nous n’en connaissons pas le nombre exact. Vu que même leur père ne connaissait pas tous leurs noms, nous ne devons rien dire plus à leur sujet ». 129  Willelmus, Chronica Andrensis, éd. I.  Heller, Monumenta Germaniae Historica. Scriptores, XXIV. Hanovre, 1879, p. 730, c. 139.

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anglaise d’Eynsham, ouvrage qui règle donc leur vie quotidienne, on peut lire avec quelle discrétion on devait traiter les pauvres gens qui avaient dégringolé l’échelle sociale, dont la richesse et la considération antérieures avaient disparu et qui, maintenant, venaient quêter à la porte de l’abbaye. Ils devaient rester aussi anonymes et invisibles que possible lors de la distribution d’un quignon de pain130. Rappelons-le : la pauvreté volontaire du moine magnifiait, la pauvreté économique provoquait honte et humiliation. 4. Infamie : au sujet des « níð » et « cacc » Le contraire de l’honneur est naturellement le déshonneur, mais, dans la terminologie du moyen âge, on peut également l’appeler infamie. C’est l’atteinte à la renommée, au respect et à la réputation de quelqu’un, qualifications qui ne renvoient pas uniquement à des standards moraux, mais aussi à des standards externes, donc à des caractéristiques et à des comportements observables. La transgression crée un état de malaise qu’il est meilleur et préférable par-dessus tout de venger. a.  Le poteau de « níð » Nous l’avons déjà dit, honneur et déshonneur étaient dans les sociétés païennes des vecteurs fonctionnels de comportement et de relations réciproques. À  titre d’exemple, on ne peut qu’être frappé par l’existence du « níð » dans la Scandinavie du moyen âge. Bien que la signification et le contenu précis du mot fasse l’objet de discussions, il est certain qu’il était connu de tous les peuples germaniques et possédait un équivalent dans presque toutes les langues germaniques. En néerlandais, il présente une relation avec le mot nijd. Il signifierait essentiellement  : le fait d’offenser très gravement quelqu’un, et inclurait la connotation d’une accusation de comportement ou de traits féminins chez la victime. Outrager quelqu’un au moyen de « níð » se faisait de préférence par « níðvίsur », terme qui signifie à peu près « vers de níð », lesquels étaient récités par des scaldes, les 130  A. Gransden (éd.), The Customary of the Benedictine Abbey of Eynsham in Oxfordshire, Siegburg, 1963, § 485, p. 192 (Corpus consuetudinum monasticarum, II) : « Il est nécessaire que l’aumônier lors des distributions fasse preuve d’une grande discrétion. Il doit donner aux plus faibles qui se présentent les denrées alimentaires [qui restaient de la table des moines] les meilleures et les plus exquises. Si par hasard il y avait parmi eux [des mendiants] qui auraient honte de la compagnie des autres, l’aumônier doit leur faire prendre place les uns derrière les autres, afin qu’ils puissent prendre en toute discrétion ce qu’ils doivent recevoir de lui ».

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poètes officiels de la cour. En bref, il s’agit d’une malédiction doublée d’une accusation de comportement sexuel déviant. Dans une des sagas du treizième siècle, qui traite toutefois d’événements du milieu du dixième siècle, l’Egils Saga, on présente comme historique l’histoire d’un protagoniste du nom d’Egill, qui voulait se venger du roi norvégien Eirίkr blóðøx (Erik à la hache ensanglantée) et de son épouse Gunnhild. Ils avaient contesté et confisqué l’héritage d’Egill et l’avaient plus tard déclaré hors la loi. Egill appela en vers les dieux à entrer en furie et à mettre le roi en fuite. « Prenez-en vengeance, Dieux intègres, pour le vol de mon bien, chassez-le  ; embrasez-vous de courroux, Haut Odin, Puissances Célestes. Ennemi de ton peuple, méprisable roi, que Frey et Njord te fassent prendre la fuite. Haïssez-le, divinités du pays, haïssez-le, lui qui jeta la honte sur cette terre sainte131 ». Egill va plus loin encore. Il veut infliger au roi une « ignominie », en lui dressant un « níðstöng » ce qu’on pourrait traduire par poteau d’infamie. En anglais on parle d’un scorn-pole, c’est-à-dire d’une espèce de pilori. Dans le cas présent, il s’agissait vraiment d’un poteau sur lequel on avait planté une tête de cheval. «  Alors Egill, employant la forme solennelle de la malédiction, déclara : ‘Je dresse ici un poteau de malédiction et cette malédiction, je l’adresse au roi Eirίkr et à la reine Gunnhild. (Sur ce, il tourna la tête du cheval en direction du pays). Je tourne également cette malédiction vers les esprits tutélaires qui vivent dans ce pays, qu’ils aillent tous s’égarer, n’atteignent ou ne retrouvent plus leur demeure tant qu’ils n’auront pas chassé du pays le roi Eirίkr et Gunnhild.’ Ceci dit, il planta le bâton dans une fente de la roche et l’y laissa. Il tourna la tête du cheval vers l’intérieur en direction de la terre ferme. Sur le bâton il grava des runes reprenant tout le texte de sa malédiction132 ». Le «  níð  » qui est donc ici proféré sous la forme explicite de vers de «  níð  », allait souvent de pair avec le concept d’«  ergi  », qui désignait toute une série de formes de manque de virilité. On a conservé ainsi un certain nombre de textes de l’époque de l’évangélisation où des évêques sont accusés d’« ergi », ce qui signifiait qu’ils jouaient le rôle féminin dans une

131  Egils saga Skallagrímssonar, §  57 (www.snerpa.is/net/isl/egils.htm)  ; traduction anglaise : The Story of Egil Skallagrimsson, trad. W. C. Green, 1893, § 58 (http://www.sacredtexts.com/neu/egil) ; R. Frank, Old Norse Court Poetry. The Dróttkvætt Stanza, Ithaca N. Y., 1978, p. 125-126. (Islandica XLII) ; T. L. Markey, « Nordic níðvίsur. An Instance of Ritual Inversion ? », Mediæval Scandinavia, Odense, 5, 1972, p. 7 (p. 7-18.) 132  Ibid., § 60.

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relation homosexuelle133. Qu’un tel rôle passif fût voulu ou non était considéré comme secondaire dans la procédure de nίð. C’était la pire honte qu’on pût s’attirer, même s’agissant de guerriers faits prisonniers qui étaient violés par leurs vainqueurs. Il semble qu’il était de coutume qu’ils fussent systématiquement victimes de sodomie et donc ainsi souillés de cet ineffaçable « ergi ». D’ailleurs, les trolls aussi s’amusaient manifestement à abuser des hommes. Tous les neuf jours, un certain nombre de ces derniers devaient se tenir à disposition, et dieux et déesses, géants et géantes aussi se mêlaient joyeusement et, s’il en était besoin, cruellement et douloureusement, aux jeux de l’amour. Dans une société machiste comme l’était (entre autres) le monde germanique, les mots « níð » et « ergi » représentaient donc de cinglantes injures. Dans le fragment ci-dessus, on parle d’une tête de cheval plantée au sommet du poteau. Le choix d’un animal féminin – et à coup sûr une jument – comme objet-totem afin de représenter une virilité déficiente était bien connu. Ici il faisait manifestement allusion au fait que le roi Eirίkr, aux yeux de son énergique épouse et apparemment aussi de son entourage, s’était révélé être un mari soumis, si bien que dans ce contexte l’injure ne ratait pas sa cible. La jument symbolisait aussi le désir sexuel et dans ce domaine, la reine Gunnhild s’était acquis une solide réputation. Elle aussi était donc « couverte de honte » par le poteau-totem. Qui était ainsi offensé ne pouvait naturellement pas laisser passer l’infamie, il devait donc se venger, même en versant le sang. Heureusement pour Egill, dans cet épisode, il resta hors d’atteinte. Toutefois, des lois se substituant de plus en plus à la tradition dans la régulation de la vie sociale, et le christianisme prenant son essor, on introduisit de plus en plus de dispositions interdisant l’expression d’injures – et donc la perte d’honneur -. C’est ainsi que les lois norvégiennes connues sous le nom de Gulaþingslög (Loi de Gulathing – elle aussi du treizième siècle) stipulent que « personne ne peut proférer un níð ni dresser un níð de bois134 ». Le texte interdisait en outre d’outrager quelqu’un en lui imputant une chose impossible en prétendant par exemple : « qu’il se changeait toutes les neuf nuits en femme et accouchait d’un enfant, ou que celui-ci l’appelait loupgarou135  ». Qui se voyait ainsi offensé devait prêter serment d’innocence,

133  J. M. Pizarro, « On Níð against Bishops », Mediæval Scandinavia, Odense, 11, 197879, p. 149-153. 134  Finlay, p. 22. 135  Ibid., p. 22.

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faute de quoi il était déclaré hors-la-loi… ce qui équivalait à perdre la protection de son clan et à devenir en un tournemain l’oiseau pour le chat. Le droit de venger la diffamation conserva longtemps l’extrême priorité, de même niveau que pour le meurtre. Comparer quelqu’un à une jument ou à un autre mammifère était dans ce contexte considéré également comme délictueux. «  On connaît certaines injures verbales pour lesquelles il faut payer un wergeld complet [= la valeur d’un homme]. C’est quand quelqu’un dit d’un homme qu’il a accouché d’un enfant. Un second cas est le fait pour un homme de dire à un autre qu’il a été pénétré par un homme. Un troisième quand on le compare à une jument, ou qu’on le traite de truie ou de pute ou qu’on le compare à un autre animal femelle ». Voilà ce que déclare cette même « Loi de Gulathing »136. Selon les normes de l’ancienne société, passer pour un étalon reproducteur procurait un grand honneur, être traité de jument en chaleur exigeait d’évidentes représailles. Après la christianisation persista longtemps encore une disjonction de la mentalité : l’antique et immuable valeur de l’honneur continuait à rivaliser avec le contrôle des conflits par concertation entre les parties. Le poteau de níð demeura certainement jusqu’au treizième siècle et peut-être plus tard encore une réalité vivace. Le christianisme amena une interdiction totale de l’homosexualité, et la traditionnelle évaluation positive de l’« agression phallique  » comme vertu virile disparut. La mention d’un poteau de níð dans la Bjarnar saga (également du treizième siècle) témoigne d’une évolution dans la mentalité et le comportement. « Il représentait deux hommes et l’un d’eux portait un chapeau noir sur la tête. Ils étaient penchés en avant, l’un se tenant derrière l’autre. On considérait ceci comme une mauvaise rencontre et le peuple disait que la posture n’était avantageuse pour aucun des deux, mais qu’elle était encore la pire pour celui de devant137 ». Du point de vue chrétien, ce dernier commettait un péché grave et, selon la tradition, il subissait le déshonneur ineffaçable d’une pénétration. Pour l’autre qui était

136  L’étude la plus essentielle sur le níð et les aspects de tabou qui l’accompagnent est  : P.  Meulengracht Sorensen, The unmanly Man.  Concepts op Sexual Defamation in Early Northern Society, Odense, 1983, passim (The Viking Collection. Studies in Northern Civilization, I) : pour le passage cité ici, p. 16 ; T. L. Markey, « Nordic niðvísur. An Instance of Ritual Inversion ? », Mediæval Scandinavia, Odense, 5, 1972, p. 7-18 ; Finlay, p. 23. 137  P.  Meulengracht Sorensen, The unmanly Man.  Concepts op Sexual Defamation in Early Northern Society, Odense, 1983, passim (The Viking Collection. Studies in Northern Civilization, I)  ; Bjarnar Saga Hítdaelakappa (http://www.snerpa.is/net/isl/bjarnar.htm), Ch. 17.

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actif, il s’agissait surtout de péché. Le chapeau noir, qui valait mauvais présage, annonçait leur perte à tous deux. Le fait que le récit nous apprenne que le premier avait un poisson comme père – un lompe de surcroît ! – n’y voyons guère plus qu’une singulière information si l’on ne croit pas que le second fût né d’une vache138… b. Pustules La noblesse d’âme et le courage allaient de pair avec la noblesse ; on associait beauté physique et noblesse d’âme. Dans l’ancienne société irlandaise par exemple cette corrélation est bien documentée, tant dans des sources historiques que dans des sagas fictives139. Une tradition nous apprend que l’épouse du roi Caier de Connach demanda à son amant, le poète Néide, de marchander un couteau à son mari. Le roi ne pouvait se défaire de ce couteau, car un tabou pesait sur celui-ci, mais la tactique commandait que Néide dût ridiculiser le roi en cas de refus. L’affront le chasserait de sa fonction royale. Ledit affront fut proféré comme il le fallait, donc selon un certain rituel. En conséquence, trois pustules apparurent dans le visage du souverain. Du fait de cette apparence dégoûtante, Caier dut fuir et laisser le pouvoir à Néide. Comme tout cela est compliqué ! Nous sommes naturellement à des lieues de cet univers mental, nous avons peine à nous représenter l’événement, à comprendre comment il arriva et quel était le mécanisme psychique qui le sous-tendait. Le concept juridique crucial à l’œuvre ici, s’appelait en irlandais « enech », terme qui a la double signification de visage et d’honneur, au sens physique donc, avec une connotation de fiabilité de portée morale. Le roi de tantôt devait se soustraire à cet affront, faute de quoi, et nous revenons à l’irlandais, il aurait eu « cacc fora enech » des excréments dans la figure… et c’est ce que symbolisaient les pustules140. c. Injurier Le début de ce chapitre évoquait la querelle qui éclata dans la Laon médiévale entre les citadins et l’évêque, chacun des deux partis étant appuyé par des supporteurs des environs. Dans ce contexte, notre témoin, l’abbé Guibert de

138  Finlay, p. 34 et 40. – Le lump ou lompe porte le nom scientifique de cyclopterus lumpus et se rencontre entre autres dans la Manche, la mer du Nord et la mer Baltique. Ses œufs servent d’ersatz de caviar (caviar de lompe). 139  K.  McCone, Pagan Past and Christian Present in Early Irish Literature, Maynooth, 1990, p. 122-125. 140  Ibid., p. 123-124.

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Nogent, donne une relation assez circonstanciée de l’attentat fomenté contre un certain Gérard de Quiercy, un noble qui avait injurié l’évêque dans une péripétie antérieure141. Quelques hommes de main de l’évêque attaquèrent le gentilhomme par derrière alors qu’il était en train de prier à l’église. « Avec sa sauvagerie coutumière… il aboya ‘hors d’ici, sale brouteur de moule’142 ». La fureur des assaillants fut si grande qu’ils le hachèrent menu. Des ecclésiastiques et des femmes qui venaient faire leurs dévotions, regardaient figés de stupeur. Les injures engendrent facilement faide et vengeance. Nous en sommes naturellement réduits à supputer si l’expression « sale brouteur de moule » n’était qu’une banale injure ou si des cancaniers la murmuraient en catimini comme un sobriquet justifié que chacun connaissait mais que personne n’osait proférer à voix haute. Ce que beaucoup de sources nous apprennent, c’est qu’en dépit de toute la gêne qui entourait les affaires de sexe, on ne manquait pas de causer à satiété d’affaires d’alcôve. Aussi s’agissait-il d’une société orale. Les personnes pieuses étaient également l’objet d’outrages. C’est ainsi que l’évêque Ansfried d’Utrecht fut, selon Alpertus de Metz, calomnié à cause de son style de vie sobre, voire érémitique. Souffrir de la faim et jeûner sont pour le commun des mortels des activités excessivement déplaisantes et qui emprunte quand même ce chemin avec en point de mire la gloire céleste, est donc facilement objet de moquerie. Heureusement Dieu est chaque fois là pour punir la diffamation de ses serviteurs par un signe extérieur. Ne fut-ce pas ce qui advint à un glouton qui enviait Ansfried ? « Dans une auberge, alors que le vin lui était monté à la tête et qu’il se moquait à haute voix du saint homme, il eut le malheur de déclarer que l’âme humaine ne représentait rien et disparaissait toute entière dans l’air avec le dernier soupir143 ». C’est une hérésie caractérisée, mais l’auteur la juge pire encore parce que ce gaillard « n’hésitait même pas à s’en prendre en termes licencieux à des serviteurs de Dieu  ». Coupons court. L’Être suprême intervint d’une main vengeresse, notre homme s’empiffra à en crever et quand il fut enterré, « la lame posée sur le corps écrasa son énorme ventre : l’épaisse graisse – quelle honte – bava de tous côtés sur les bords de la tombe, mais sa peau ne se fendit pas. Si vous aviez été présent, incapable de supporter la puanteur, vous vous seriez sans 141  Guibert de Nogent, p. 298-299 : « ipse Gerardus incompetenter de episcopo et de ejus contubernatibus loquebatur » (« Ce Gérard avait parlé de façon inconvenante de l’évêque et de ses compagnons ».) 142  Ibid., p. 302-303. 143  Alpertus de Metz, p. 38-39.

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aucun doute bouché le nez avec votre habit144 ». La puanteur va manifestement de pair avec la punition divine. d.  La mort n’est pas une frontière Encourir l’infamie était ce que le médiéval voulait à tout prix éviter, car il la traînerait sa vie durant. Pis encore, sa mort n’y mettrait pas fin. D’ailleurs, la mort elle-même et la dépouille mortelle étaient également associées à l’infamie. Une mort ignominieuse est encore pire qu’une vie blâmable parce qu’il est alors trop tard pour la laver par la vengeance. Compte tenu de ces considérations, on comprend que des chevaliers médiévaux – car c’est surtout d’eux qu’il s’agit quand ce thème est abordé dans des textes – veuillent assouvir leur rage et leur vengeance sur des cadavres. C’est ainsi qu’on trouve dans la Vie de Louis VI le Gros le passage suivant. L’abbé Suger de Saint-Denis y raconte l’assassinat d’un châtelain, Guy de Roche-Guyon, par son beau-père. Le roi en quête de moyens pour accroître sa pitoyable puissance royale, intervient contre le meurtrier145. « De son vivant il était sans cœur, c’est sans cœur qu’il doit entrer dans la mort. [Des complices transfuges] lui arrachèrent le cœur du corps, tout enflé qu’il était de tromperie et de félonie, le fichèrent sur un pieu et l’exposèrent quelques jours en symbole de perversité vengée146 ». On retrouve donc ici le pilori dans toute sa gloire. Une autre fois – Suger, l’auteur, était lui-même présent lors des événements – les troupes du roi Louis et celles d’un vassal félon étaient à nouveau en train de vider une petite querelle. Beaucoup d’ennemis tombaient au combat. « Un certain nombre d’entre eux furent emportés sur des civières, d’autres furent recouverts, sans soin aucun, d’une petite couche de sable si bien que le lendemain ou par la suite ils furent livrés en pâture aux loups147 ».

144  Alpertus de Metz, p. 38-39. 145  Suger, p. 118-119 ; Bur, p. 97. 146  Ibid., p. 120-121 ; Bur, p. 98 : « Ils leur tombèrent dessus l’épée au poing, tuèrent en toute piété ceux qui ne connaissaient pas la piété, leur coupèrent les membres, prirent plaisir à en éventrer d’autres. Ils appliquent ce qui est aussi cruel que possible et ils trouvent cela encore trop doux. Il ne peut y avoir de doute, la Main de Dieu avait promptement mûri cette vengeance, lorsque vivants et morts furent précipités par les fenêtres. Ils étaient comme des hérissons, percés d’innombrables flèches et ils pendaient dans le vide sur des pointes de lances. Ils tressaillaient comme si la terre les avait recrachés. Pour celui qui avait commis un forfait si inhabituel, ils cherchèrent une vengeance inhabituelle ». Vient ensuite la citation qui figure dans notre texte. 147  Ibid., p. 156-157 ; Bur, p. 114.

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Ici non plus on ne pouvait manifester pire infamie. A défaut d’être exprimés, le dégoût et la crainte de l’impureté n’en étaient pas moins présents, tant au sens physique – danger de contamination – qu’au sens transcendant, s’agissant de la conséquence d’un comportement peccamineux. L’hystérie qui fit suite en Flandre à l’assassinat du comte Charles le Bon en 1127 et à l’élimination de ses meurtriers, se situe sur la même ligne. L’abbé Suger insiste sur le traitement impitoyable infligé au prévôt Bertulf, instigateur du meurtre : « On le suspendit à une fourche en compagnie d’un chien. Et chaque fois que ce chien recevait un coup, il passait sa rage sur l’homme ; par ses morsures, il lui dévorait le visage et même – c’est épouvantable à dire – le conchiait complètement. Et c’est ainsi que Bertulf termina par une mort éternelle sa déplorable vie148 ». Le chien était, songez à la Bible, un animal impur qui retourne à son propre vomi149. Faire du meurtrier la victime d’un chien, de ses morsures et de ses déjections : on ne pouvait imaginer mort plus honteuse pour ce lâche et présomptueux criminel. Le récit du clerc brugeois Galbert de Bruges est encore plus imagé : « Alors le prévôt Bertulf fut pendu à un pieu au milieu de la place du marché d’Ypres, mode d’exécution habituel des voleurs et brigands. On lui enleva ses chausses afin de mettre à nu ses parties honteuses. Lors de son supplice, on ne lui épargna aucune avanie et aucune ignominie. Sur le pieu, on lui écarta les bras en croix, on lui lia solidement les mains et l’on introduisit sa tête dans la fourche du pieu : le reste du corps de cet homme succomberait de ce fait d’asphyxie, suspendu qu’il était aux parties susnommées de sa propre anatomie – comme s’il s’agissait d’estropes qui en fussent indépendantes - ». Des gens « commencèrent à lui fracasser le corps avec des crochets de fer, des bâtons et des perches… Ils lui disposèrent des boyaux de chien autour du cou et lui plaquèrent un museau de chien sur la bouche, tandis qu’il rendait son dernier soupir. On donnait ainsi à connaître qu’il ressemblait à un chien et s’était comporté comme tel150 ». A quelques nuances près, les récits de Suger et de Galbert concordent. e. Infamie collective D’un seul coup, avec le cadavre du meurtrier, tout son clan fut désormais marqué au fer rouge de l’infamie. D’ailleurs les raisons sous-jacentes de la haine du chef du clan Bertulf tenaient à l’infamie. Sa famille était, nous l’avons déjà dit, d’origine serve, mais était parvenue à être la plus puissante 148  Suger, p. 248-249 ; Bur, p. 153. 149  Proverbes 26 ; 11. 150  Galbert de Bruges, p. 108-109 ; trad. Gengoux, p. 166.

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de Flandre, à l’exception de celle du comte. Et ce n’était pas rien, car, tablant sur sa position géographique et sa prospérité économique, le comté caressait de grandioses ambitions. Le comte Charles avait toutefois décidé de mettre administrativement et juridiquement les points sur les i. Il avait notamment voulu vérifier qui était serf et qui ne l’était pas. Qui avait donné l’impression de balayer par son ascension sociale une quelconque origine serve, pouvait faire une croix sur cette illusion. Or c’était exactement ce que le clan des Erembalds avait tenté. L’ancêtre éponyme, Erembald, était en fait un serf, qui aurait un jour basculé à la mer son seigneur, le châtelain de Furnes, alors qu’au cours d’une expédition militaire, ce dernier était en train d’uriner par-dessus le bordage du bateau. Erembald avait ensuite épousé sa veuve, Duif (ou Duve comme on dit en flamand occidental – le mot signifie pigeonne), avec laquelle il avait depuis longtemps une liaison151. Cette famille s’y entendait à étendre ses réseaux en mariant ses filles à d’illustres chevaliers. Les points sur les i se révélèrent soudain bien acérés quand le code d’honneur chevaleresque menaça d’être enfreint. Provoqué, un chevalier avait refusé le duel, parce que le clan « compte tenu de son ascendance [n’] était [pas] de condition libre152 ». Ruse et violence, tromperie et trahison constituaient le cœur de toute l’affaire. La solidarité de clan s’imposait absolument, fût-ce au prix de la ruine collective. Comme un banc de baleines, les membres nageaient à la suite de leurs chefs, pour, victimes de leur confiance aveugle, épuisés et écrasés par leur propre poids, s’échouer sur la plage. La supplique d’Haket, châtelain de Bruges et frère de Bertulf, autre figure-clé de la pyramide flamande du pouvoir, d’épargner encore les coupables, ne donna rien. «  Laissez [à nos neveux] la chance de quitter librement la place-forte et faites ensuite fixer par l’évêque et les magistrats une peine pour cet épouvantable forfait. Faites-les alors partir en exil éternel afin de faire pénitence et de mériter ainsi d’être réconciliés avec Dieu qu’ils ont si gravement offensé153 ». Peine perdue : les Erembald marchèrent tous à une mort plus atroce pour l’un que pour l’autre. f.  Le langage corporel de l’infamie Tout est naturellement lié à l’offense, au fait de « perdre la face ». On ne peut qu’être frappé par l’accent mis sur la physiologie dans la manière 151  Ibid., p. 125 ; trad. Gengoux, p. 187. 152  Ibid., p. 19 ; trad. Gengoux, p. 86-88. 153  Ibid., p. 87 ; trad. Gengoux, p. 139.

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d­ ’exprimer les sentiments. On trouve dans la chronique de Lambert d’Ardres de jolis exemples des sentiments d’infamie éprouvés. Nous en donnons à nouveau un cas. Sur place, on gardait le souvenir d’un noble du nom de Sifried, à qui son long service à la cour des rois vikings du Danemark avait valu le sobriquet de « Dace » (le Danois). Selon de comte de Flandre Arnoul le Grand – nous sommes au milieu du dixième siècle – il s’était approprié injustement le petit comté de Guînes. Arnoul « fut pris d’une colère stomachique et enfla d’aigreur et d’indignation. Il ne pouvait guère laisser Sifried impuni ». On finit toutefois par en arriver à une réconciliation et Arnoul apprécia même les « manières urbaines » du Viking154. Sifried est donc un homme qui a du style, élevé à la cour royale, ce qui est qualifié ici d’« urbain ». À l’époque de l’auteur, le style et l’apparence étaient donc déjà associés à la ville et à la bourgeoisie, même si la ville donnait souvent l’impression d’une absence de normes. La suite du passage nous apprend que Sifried recueille une grande sympathie. Le comte « présenta au respectable Sifried un visage avenant et pacifique et le récompensa en lui serrant la main à lui et à sa suite en guise de salut155 ». g.  Franchir les bornes Dieu punit le comportement pécheur en fonction de la gravité de la transgression. C’est une règle d’or. Dans un des plus remarquables prêches du haut Moyen Âge, le Prêche du Loup, écrit en vieil anglais par l’évêque Wulstan II d’York vers 1014, pleuvent les termes « honte », « confus », « honteux ». Tous les aspects du comportement peccamineux sont stigmatisés, ce qui n’avait rien d’étonnant, car le monde lui-même courait à sa fin. Personne ne s’étonnait donc que les Anglais eussent tant à souffrir des raids des Vikings. Un seul d’entre eux ne mettait-il pas en fuite dix adversaires ? « Il est honteux de parler de ce qui n’arrive que trop souvent. Il est terrible 154  Lambert d’Ardres, p. 567, c.9 : « [Le comte Arnoul] lui dépêcha d’abord des envoyés, puis il convoqua [Sifried]. Après avoir accueilli les envoyés du seigneur flamand avec joie et décontraction, Sifried écouta leur message d’une oreille réceptive et comprit l’indignation d’un si grand prince… Il consulta les plus sages de son pays et reçut leur conseil sur la conduite à tenir… Dans la crainte de Dieu mais en même temps plein de confiance dans la puissance de Sa vertu, il alla sans crainte trouver le seigneur de la principauté de Flandre. Il le rencontra à Saint-Omer où ce prince séjournait régulièrement, tout à fait détendu au milieu des plus éminents dignitaires de la province et plongé dans le jeu. Quand Sifried le vit et le reconnut… il sauta prestement au milieu d’eux, avec l’élégance adéquate et une allure urbaine, la tête inclinée par respect pour le prince, et lui présenta ses meilleurs souhaits à lui et à sa suite ». 155  Ibid., p. 567, c. 9.

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de savoir que beaucoup mettent en commun de l’argent et achètent ainsi ensemble une femme comme une banale marchandise. Avec cette femme, ils font ensuite des choses épouvantables, un à un et l’un après l’autre, le plus souvent comme des chiens insoucieux de l’ordure. Après, ils revendent cette créature de Dieu à l’ennemi156…. » Dans l’histoire anglaise, subsista longtemps encore la mauvaise réputation d’Elfthryth, la femme du roi Edgar. Dans l’abbaye d’Ely, on garda (manifestement) oralement du dixième au douzième siècle, où on le coucha par écrit, une « preuve » de son comportement éhonté. « Un beau jour, le saint abbé Byrhtnoth se rendait à la cour du roi pour y régler des affaires ecclésiastiques. Dans un bois… il se mit en quête d’un endroit écarté pour satisfaire un besoin naturel. C’était un homme de mesure et d’une grande intégrité et il regarda soigneusement à la ronde de tous côtés  ». Que se passe-t-il alors ? « Par hasard, il surprit sous un arbre la reine Elfthryth qui préparait un breuvage magique. Par ses caprices et son art de la sorcellerie, elle s’était transformée en cheval. Elle voulait en effet apparaître à qui la verrait comme un cheval et non comme une femme, afin de satisfaire l’irrépressible excès de sa brûlante lubricité, en courant et en sautant de ci de là avec d’autres chevaux. Elle se montrait à eux sans pudeur, sans égards à la crainte de Dieu et à l’honneur de la dignité royale. Elle grevait ainsi son honneur d’infamants reproches. Elle se plaignit, non sans honte et grande crainte, qu’on l’eût surprise dans toute cette sorcellerie157 ». L’abbé se rendit à la cour, où la reine – maintenant sous forme de femme et non de jument – essaya par des paroles doucereuses et une trompeuse lubricité de le séduire pour le faire taire. Il va de soi que ce genre de choses échoue, aussi décida-telle de faire mettre l’abbé à mort.

156  Sermo Lupi ad Anglos, éd. D. Whitelock. Exeter, 21976, p. 57, II, 81-88 (https ://archive. org/details/sermolupiadanglo033573mbp) ; D. Whitelock (éd.), Sweet’s Anglo-Saxon Reader in Prose and Verse. Oxford, 151984, p. 88-89 ; K. Crossley-Holland, The Anglo-Saxon World. Writings translated and edited by … Woodbridge, 1982, p. 266-267. 157  Liber Eliensis, éd. E. O. Blake, Londres, 1962, p. 127-128 (Camden Third Series, XCII) ; traduction : Liber Eliensis : a History of the Isle of Ely from the Seventh Century to the Twelfth, trad. J. Fairweather, Woodbridge, 2005, p. 153-154.

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5. Scandale a. Une difficile définition du concept Que signifie le mot scandale ? Myra Stokes nous en donne une définition tarabiscotée mais pourtant pratique : « C’est essentiellement donner à d’autres l’occasion de faire ou de dire quelque chose qui puisse les faire trébucher [scandale = pierre d’achoppement]. Le terme a surtout été utilisé en relation avec des mots ou un comportement qui exposaient à la critique l’autorité, religieuse ou civile … et encourageaient ainsi le (coupable) manque de respect ou d’obéissance158  ». La lecture de textes médiévaux montre clairement que le contenu du concept de «  scandalum  » peut être particulièrement varié. Ce qui est littéralement « un obstacle sur le chemin », donc une « pierre d’achoppement », couvre un éventail de contenus réels ou supposés. Contentons-nous de puiser dans cette abondance, sans alourdir l’appareil de notes de références. Dans une vieille règle monacale, la Regula Orientalis, on enjoint à un abbé l’interdiction de placer «  un scandale  » devant les pieds d’un aveugle, par quoi on entendrait donc littéralement une pierre d’achoppement159. Mais en est-il bien ainsi ? Je ne le pense pas, car dans des textes de ce genre, il s’agit en réalité toujours de langage figuré et il est donc ici question d’un certain comportement ou d’une certaine parole qui provoque l’irritation chez les autres. Pour saint Colomban (vers 600) c’est un acte ignominieux. Pour le chroniqueur du dixième siècle Folquin de Lobbes, on provoque le scandale chez l’homme de la rue quand l’élite de la société ne donne pas le bon exemple. Chez saint Anselme de Cantorbéry (onzième siècle), le terme scandale désigne l’indignation provoquée par une injustice, un traitement de faveur ou une attente frustrée. Chez le chroniqueur et polémiste du douzième siècle Sigebert de Gembloux, le mot a des relents de préjudice ou de magouille et il est à ses yeux souvent suscité par une nouveauté dérangeante. Pour lui le scandale peut également naître d’un trouble provoqué, d’une déception de l’attente ou d’une question intempestive. Pour sainte Claire d’Assise, au treizième siècle, le terme scandale désigne le sentiment d’indignation provoqué par la divulgation de ce qu’il vaut mieux tenir caché. Le mot renvoie également à l’irritation suscitée par des différences dans la liturgie ou plus généralement par toute discordance. Dans les vies de saints, le terme désigne l’indignation, sentiment occasionné 158  M. Stokes, Justice and Mercy in Piers Plowman, Londres, Canberra, 1984, p. 76. 159  A.  de Vogüe (éd.), Les Règles des Saints Pères. Paris, 1982, tome 2, p.  472, §  17,  17 (Sources chrétiennes, 298.)

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Paris, cimetière du Père Lachaise. Le monument funéraire d’Abélard et Héloïse (dixneuvième siècle) édifié lorsqu’ils furent ré-inhumés ensemble. Ils avaient été d’abord enterrés dans l’abbaye du Paraclet en Champagne.

par les méchants. Dans certains cas, le mot est associé à la présence d’un danger. Apparaît-il un scandale, les institutions ecclésiastiques veulent que tout reste étouffé au sein du groupe, comme les constitutions de l’ordre de Cîteaux le stipulent en propres termes à partir de 1237. La recevabilité universelle de la mesure apparaît dans le fait que le texte fut littéralement repris plus tard, en 1272, par l’ordre de Vallombrosa en Toscane lequel proclamait que « si un scandale éclate ou si un désaccord ou tout autre litige apparaît au sein de notre ordre, il ne peut jamais être divulgué ou colporté hors de l’ordre. Au contraire, il doit être charitablement réglé à l’intérieur de l’ordre et par des gens de l’ordre en vue de sauvegarder l’unité de l’ordre160 ».

160  B.  Lucet, Les codifications cisterciennes de 1237 et 1257. Paris, 1977, p.  254  ; Acta Capitulorum Generalium Congregationis Vallis Umbrosae, I, éd. N. R. Vasaturo, Rome, 1985, p. 99.

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Même quand le mot scandale n’est pas employé explicitement, on n’en sent pas moins à quel point le sujet reste brûlant, surtout dans le contexte monastique. Les chanoines d’Arrouaise (en Artois) stipulèrent dans un statut du treizième siècle quelle était la sanction pour des confrères qui s’étaient publiquement, donc au vu et au su de tous, livrés à la débauche. Le statut qui lui fait suite comporte l’interdiction de recevoir de jeunes garçons ou filles dans les abbayes de l’ordre. On n’établit pas de relation explicite entre les deux décrets, mais leur succession suggère bien un lien logique. Notez aussi que l’infraction devait être publique et notoire. Sinon elle restait occultée ou tout au plus avouée à un confesseur tenu au secret. Suivent des statuts qui concernent la mode vestimentaire et qui pouvaient donc également susciter le scandale afférent, s’agissant de « nouveautés » : les surplis ne pouvaient pas être trop longs, les barbes devaient être rasées d’une certaine façon et la fourrure ne pouvait provenir que de moutons ou de chèvres. Il était en outre interdit de porter « un chapeau turc », par quoi l’on désignait probablement un turban, dont la mode avait été apportée par les croisés161. b. Scandale et amour, Abélard et Héloïse Nous faisons maintenant un saut vers un autre milieu, un milieu où la dimension sociale du « scandalum » était réduite au niveau de l’individu. « Je me figurais être le seul philosophe au monde à n’avoir rien à craindre de l’avenir et je commençais à lâcher la bride à ma passion, moi qui avais jusque-là vécu dans l’abstinence la plus stricte162  ». Ces mots sont d’Abélard, l’intellectuel le plus fascinant de l’Europe occidentale de l’époque. Le douzième siècle n’en a pas connu de plus savant, et pas davantage de plus grand nombriliste. Nous connaissons sa vie surtout par une lettre autobiographique intitulée Historia calamitatum mearum ou Histoire de mes malheurs. Avec beaucoup d’arrogance, il conte par le menu ses brillantes études, sa génialité intellectuelle qui provoque la jalousie, et sa passion pour Héloïse. Infamie et scandale furent les opérateurs psychosociaux qui colorèrent sa vie. «  Plus je progressais en philosophie et théologie, plus je m’éloignais par impudicité des philosophes et de ce qui concerne Dieu… J’étais dévoré d’orgueil et de sensualité, mais la grâce divine m’a, contre mon gré, donné un remède à ces deux maux  : d’abord à celui de la luxure, puis à celui de 161  Constitutiones canonicorum regularium Ordinis Arroasiensis, éd. L. Milis & J. Becquet. Turnhout, 1970, p. 211-213 (Corpus Christianorum. Continuatio mediaeualis, XX) 162  Abélard, p. 70 ; trad. Zumthor, p. 52 – On dispose d’une ample bibliographie à son sujet. La biographie la plus récente est de M. T. Clanchy, Abélard, Paris, 2000.

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l’orgueil  ; de la luxure en m’enlevant de quoi la pratiquer  ; de l’orgueil  … par l’humiliation que fut la destruction publique de mon livre dont j’étais si fier163 ». Naturellement, il tomba de haut quand son livre sur l’être de Dieu finit sur le bûcher. Avec ce seul manuscrit, c’était ipso facto tout un pan de pensée créative ouverte sur de nouvelles perspectives qui disparaissait dans les flammes. L’orgueilleux savant tombait du piédestal où il s’était surtout placé lui-même. Deux vices s’affrontaient : sa propre présomption, la « superbia » se trouvait confrontée à l’« invidia », la jalousie de ses concurrents, ces nullités d’anciens professeurs à qui il avait imputé « beaucoup de fumée et peu de feu ». Tomber de ce piédestal le remplissait naturellement de honte. L’infamie que ses adversaires avaient dû ressentir auparavant – être ridiculisés par lui du fait de leur pseudo-érudition – lui retombait maintenant sur la tête. Toute la discussion sur le caractère hérétique de ses écrits avait naturellement provoqué plus généralement le scandale. Mais cet autre point qu’aborde également Abélard, de quoi s’agissait-il ? « La grâce divine m’a contre mon gré donné un remède contre … la luxure en m’enlevant de quoi la pratiquer », disait la citation de tantôt. Dans ses jeunes années, Abélard n’avait jamais eu commerce avec des femmes mais cela changea quand, à Paris, il apprit à connaître Héloïse, la nièce de Fulbert, un chanoine de Notre-Dame chez qui il logeait. Dans son Histoire de mes malheurs, personne ne se trouve gratifié d’un seul mot positif hormis Héloïse. « De visage elle n’était pas la moindre et par l’étendue de ses connaissances elle était la plus remarquable, qualité si rare chez les femmes. Cela lui valait une place particulière et une réputation considérable dans tout le royaume164 ». Pas vilaine physiquement, dit-il donc … mais quand il parle de lui-même cela devient, prétention au carré : « J’étais alors déjà si célèbre et je surpassais tellement les autres par ma jeunesse et ma beauté, que je n’avais pas à craindre d’être éconduit par quelque femme que ce fût, que j’eusse honoré de mon amour165 ». Il avait donc un succès fou. Abélard, âgé alors de 37 ans, se montra prêt à donner des cours privés à l’intelligente demoiselle, au grand contentement de son oncle chanoine, qui, comme s’il s’était agi d’un neveu, entendait lui assurer un enseignement exceptionnel. « Les livres étaient ouverts, mais il se prononçait plus de mots d’amour qu’il n’était donné de leçons de philosophie, Il s’échangeait plus de baisers que d’explications philosophiques ; mes mains caressaient davantage ses seins 163  Ibid., p. 70-71 ; trad. Zumthor, p. 53. 164  Ibid., p. 71 ; trad. Zumthor, p. 54. 165  Ibid., p. 71 ; trad. Zumthor, p. 54.

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qu’elles ne touchaient les livres166 ». La relation se découvre, oncle Fulbert est dans tous ses états ! « Comme je rougis de honte ! Avec quel cœur brisé je déplorai le sort d’Héloïse ! » Les phrases qui suivent fourmillent de « verecundia » et d’« erubescentia », les termes qui désignent la honte : « Quel chagrin l’envahissait quand elle pensait à ma honte… La souffrance que nous endurions à cause de la honte nous rendait encore plus éhontés. Plus la souffrance de la honte diminuait, plus doux était ce qui arrivait167 ». Les relations sexuelles d’un ecclésiastique – ayant seulement reçu un ordre mineur qui n’obligeait pas au célibat – avec la nièce d’un prélat, et dans la maison de ce dernier de surcroît, il n’en fallait pas plus pour susciter le scandale ! Héloïse tombe enceinte, Abélard l’enlève et elle accouche d’un fils qui traversera la vie sous le nom d’Astralabius. Le milieu clérical parisien bourdonnait de commérages168. L’honneur de la famille était clairement bafoué. Fulbert nourrit des projets de vengeance mais craint que les proches d’Abélard ne se vengent à leur tour sur la jeune mère qui avait reçu asile dans leur maison. Abélard rend visite à Fulbert. Il a par devers lui «  une proposition avantageuse susceptible de dépasser ses attentes : je proposai de l’épouser mais à condition que notre mariage restât secret pour ne pas nuire à ma réputation169 ». Fulbert accède à la demande, donne sa parole, donne également le baiser de réconciliation. Tout paraît se terminer au mieux pour le porte-drapeau de la science. Pour nous, tout cela sent les lâches, banales échappatoires. Une alliance matrimoniale scellée en secret figure dans le droit canon de l’époque. On l’appelle «  mariage clandestin  ». Les conjoints y exprimaient leur accord réciproque à se prendre pour mari et femme, mais ils le faisaient à huis clos et non à l’église. Cette façon de contracter mariage était valide selon le droit canon mais n’en était pas moins passible d’excommunication et d’amende. Les choses se déroulent comme on le souhaite. Mais celle qui s’y oppose est Héloïse. On s’attend à ce qu’elle proteste contre le caractère clandestin du mariage et préfère des noces festives. Mais ce n’est pas ainsi que pensent les

166  Ibid., p. 72-73 ; trad. Zumthor, p. 56. 167  Ibid., p. 74 ; trad. Zumthor, p. 58-59. 168  Dans la bouillonnante ville de Paris, la directive papale – un clergé idéalement sans activité sexuelle – et la sanction psychosociale de sa transgression avaient manifestement déjà pénétré plus profondément que dans le petit coin perdu de Flandre où, nous l’avons vu cidessus (chapitre II, 3, b), Lambert d’Ardres déployait son activité plus d’un demi-siècle plus tard. 169  Abélard, p. 75 ; trad. Zumthor, p. 60.

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gens du moyen âge. Elle invoque deux arguments : d’abord que ce n’était pas en toute sincérité que son oncle avait mis les pouces, deuxièmement qu’elle veut ainsi sauver son propre honneur et celui d’Abélard. L’érudit lui met même en bouche une série de mots par lesquels elle assume sa responsabilité face au monde savant. « Quel châtiment le monde pourrait-il à juste titre lui imposer si elle privait ce monde d’un si éclatant flambeau ? … Combien de pleurs les philosophes ne verseraient-ils pas, suite à ce mariage170 ? » Ce qui met encore plus l’accent sur la mentalité machiste médiévale, c’est cette phrase d’Abélard : « Comme ce serait inconvenant et déplorable si moi, qui fut créé par la nature pour tous les hommes, j’allais me consacrer à une seule femme et me soumettre à tant d’infamie171 ». Se marier était donc aux yeux d’Abélard, en fait à leurs yeux à tous deux, se soumettre à la femme, et il y avait peu de comportements suscitant autant de mépris dans l’anthropologie du christianisme de l’époque. L’Ancien et le Nouveau Testament, la Tradition, les pères de l’Église, tous les textes donc qui avaient donné forme à la foi, préconisaient la totale soumission et obéissance de la femme à son mari172. Héloïse préférait ne pas retourner à Paris, être plutôt son amante que son épouse et pouvoir jouir des quelques moments où ils se verraient. Sur les instances d’Abélard, ils vinrent quand même à Paris et, en présence de Fulbert et de quelques amis, le mariage fut béni dans une église. C’était apparemment céder au souhait de Fulbert. Abélard et Héloïse voulaient en tout faire profil bas : « Puis chacun se retira et par la suite ils se virent plutôt rarement et en secret, afin de garder le plus possible caché ce qu’ils avaient fait173  ». Fulbert continua à songer à laver le déshonneur. Il diffusa la nouvelle, au grand déplaisir des jeunes mariés. Abélard envoie Héloïse au couvent d’Argenteuil près de Paris pour qu’elle y prenne le voile. « Quand son oncle, les membres de sa famille et sa parenté l’eurent appris, ils pensèrent que je les avais floués et que j’avais poussé Héloïse au couvent pour m’en débarrasser174 ». Pourquoi Fulbert n’aurait-il pas vu juste dans son interprétation  ? Abélard et Héloïse, laquelle prenait parti pour son mari, avaient donc tout au plus voulu un mariage secret et maintenant que les commérages étaient sur toutes les langues, seule la dissolution de leur mariage pouvait tempérer le déshonneur du savant. Le droit canon prévoyait d’ailleurs la possibilité de dissoudre un 170  Ibid., p. 75 ; trad. Zumthor, p. 61. 171  Ibid., p. 75 ; trad. Zumthor, p. 61. 172  Decretum Gratiani, p. II, causa XXXIII, q. V., cap. XII-XX. 173  Abélard, p. 79 ; trad. Zumthor, p. 67. 174  Ibid., p. 79 ; trad. Zumthor, p. 68.

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mariage si l’un des partenaires entrait au monastère. Il fallait toutefois que cette démarche fut accomplie de plein gré et Héloïse y était certainement prête par esprit de sacrifice. En effet, le fait qu’elle passerait tout le restant de ses jours, également plus tard en tant qu’abbesse de l’abbaye du Paraclet, à désirer ardemment son mari, ne signifie pas qu’elle y soit entrée contre son gré. Pour Fulbert, ce couvent passait manifestement les bornes : ce mollasson d’Abélard, qui, après le déshonneur de la séduction, la maternité et le mariage clandestin, l’avait maintenant fourrée au cloître pour y être nonne ! Du point de vue de Fulbert, une vengeance s’imposait. Qu’il fût ou non chanoine, donc ecclésiastique tenu d’éviter la violence, n’y changeait rien. L’honneur de la famille primait et de loin toute autre considération. Le cas se prête donc aisément à une comparaison avec celui du prévôt Bertulf de Bruges, qui vengea le déshonneur de son clan en faisant assassiner le comte Charles le Bon. Mise en garde on ne peut plus claire, les atteintes à l’honneur étaient sanctionnées. Comment Fulbert assouvit-il sa rage ? Abélard raconte : « Une nuit que je dormais paisiblement chez moi, un serviteur, acheté à prix d’or, me livra à leur vengeance, la plus cruelle et la plus ignominieuse qui fût : le monde apprit à sa grande stupeur qu’on m’avait coupé les parties du corps avec lesquelles j’avais commis ce qu’on déplorait. Après quoi ils s’enfuirent. Deux d’entre eux, qu’on avait pu attraper furent privés de leurs yeux et de leurs parties génitales175  ». Grande commotion parmi les gens qui affluèrent le matin suivant, surtout des ecclésiastiques et des étudiants. Et au milieu d’eux, Abélard émasculé, qui « souffrait davantage de l’humiliation que de la douleur ». Il trouve que la punition de Dieu est justifiée et la vengeance de Fulbert légitime. Mais sa principale réaction est la suivante : « Avec quel visage pourrais-je me montrer en public ? Je serais partout montré du doigt, déchiré par toutes les langues, je serais un spectacle monstrueux pour chacun176 ». Le macho castré est profondément atteint dans son ego. Honte par infamie, il l’avait lui-même cherchée. Car, même pour un clerc, les organes génitaux étaient essentiels : l’auto-émasculation par exemple pour pouvoir mieux garder la chasteté n’était pas autorisée par le droit canon. Abélard fait même référence à l’Ancien Testament, qui mentionnait l’impureté d’animaux castrés et aussi d’eunuques177. 

175  Ibid., p. 79 ; trad. Zumthor, p. 68. 176  Ibid., p. 80 ; trad. Zumthor, p. 69. 177  Ibid., p. 80 ; trad. Zumthor, p. 69-70.

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À quoi Abélard pouvait-il s’attendre si ce n’est à entrer également au monastère ? C’était quand même la seule solution idéale pour annuler son mariage avec Héloïse : échapper tous deux au monde et à ses appétits. Comme par hasard Héloïse put lire l’Historia calamitatum qu’Abélard eut adressée à un ami et cela provoqua chez elle une réaction adéquate. S’en suivit une durable correspondance. Elle continua dans ses lettres à soupirer après le mari perdu ; lui, de son côté répondait en termes élusifs, édifiants, destinés à l’engager à servir Dieu. Elle écrivait à son bien-aimé avec beaucoup de tendresse mais également avec une pointe de reproche178. « Jamais, Dieu le sait, je n’ai cherché en toi quelque chose d’autre que toi-même ; je n’ai désiré que toi et non tes biens. Je n’espérais ni lien du mariage ni dot, et pas davantage mes plaisirs et désirs, mais les tiens, que je tentais soigneusement, tu le sais bien, de satisfaire. Et même si l’on considère le nom d’épouse comme plus saint et plus fort, le mot amie n’en était pas moins pour moi toujours le plus doux, ou, si cela ne t’irrite pas, celui de concubine ou de femme légère. Je pensais qu’à mesure que je m’humilierais pour toi, je te plairais davantage et que de cette façon je nuirais moins à la gloire de ton excellence179 ». Ceci incita certains historiens de la littérature à reconnaître en Héloïse la porte-parole de l’amour libre. Cette interprétation me paraît anachronique. Dans ces paroles, elle se révèle être la femme médiévale pour qui la soumission au mari – et certainement à un macho comme Abélard – est une évidence. Sa forte personnalité et sa grande érudition n’y changeaient rien. Ce qu’elle écrit plus loin est symptomatique : « Dis-moi, pourquoi ai-je été, après notre entrée au monastère, que tu fus seul à décider, si négligée et oubliée, pourquoi n’ai-je pas été consolée par ta présence ni réconfortée par une lettre en ton absence ? Réponds-moi, si tu peux, ou te dirai-je moi-même ce que je ressens nettement et ose déclarer,

178  Dès le dix-huitième siècle une discussion occupe les philologues sur l’authenticité du dossier. S’il s’agissait d’un faux, il proviendrait peut-être de la mouvance fin treizième siècle du Roman de la Rose. Nous-même, nous ne croyons pas à cette théorie et admettons tout au plus que les textes ont été réécrits en cours de route et adaptés afin de servir de modèles de style pour lettres. Voir notamment B.  Newman, «  Authority, Authenticity, and the Repression of Heloise  », in From Virile Woman to Woman Christ  ; Studies in Medieval Religion and Literature, Philadelphia, 1995, p. 46-75 et C. Mews & N. Chiavaroli, The Lost Love Letters of Heloise and Abelard. Perceptions of Dialogue in Twelfth-Century France, Basinsstoke, 2001. Ils sont (jusqu’à maintenant) les derniers grands participants à la discussion et sont d’ailleurs tenants de l’authenticité. C.  Mews, Abélard et Héloise. Un dialogue de deux amants, Paris, Fribourg, 2005, p. 75-86 résume et évalue les prises de position successives. 179  Abélard, p. 114 ; trad. Zumthor, p. 127.

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ce que tous subodorent ? Ce n’est pas l’amitié qui t’a lié à moi mais ton désir, ce n’est pas ton amour mais l’ardeur de ta concupiscence180 ». En dépit du doute sur l’authenticité de l’Historia calamitatum et des échanges épistolaires qui s’y rattachent, il est assuré que le mythe qui s’était formé sur leur amour, son érudition à elle, et ses poèmes d’amour à lui, fut largement claironné parmi les contemporains. On en trouve un magnifique exemple chez Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, l’abbaye où Abélard passa les dernières années de sa vie. L’influent Pierre tint une main protectrice audessus de la tête du théologien qui, il y a bien des années, avait professé des interprétations de la foi qui s’écartaient de celles de la théologie officielle. Après la mort d’Abélard, Pierre et Héloïse, qui était alors abbesse du Paraclet en Champagne, échangèrent une brève correspondance. Le vénérable abbé lui écrivait qu’il connaissait depuis longtemps sa réputation d’érudite, de femme admirable : « par la profondeur de vos études, vous l’avez emporté sur toutes les femmes et surpassé presque tous les hommes181  ». Dans ses dernières années, le caractère d’Abélard s’adoucit. Ses nombreuses infortunes – il souffrait alors aussi de la gale – semblent l’avoir maté en tout ce qui concernait son esprit brillant et créatif. Les ailes « rognées », le nombriliste de jadis était devenu, d’après le portrait qu’en brosse Pierre le Vénérable, « quelqu’un qui ne connaissait pas son pareil en humilité de l’habit et de l’attitude. Dans ce grand troupeau de frères, je lui avais fait occuper un rang éminent, mais il semblait bien le moindre par le peu de souci qu’il prenait de ses vêtements. Je m’ébahissais souvent au cours des processions, où il marchait devant moi avec les autres, de ce qu’un homme d’une si haute réputation, se méprisât et s’humiliât à ce point… Il observait cette simplicité dans sa nourriture, sa boisson et ses soins corporels. Ce qui était superflu et

180  Abélard, p. 116 ; trad. Zumthor, p. 131. 181  The Letters of Peter the Venerable, éd. G. Constable. Cambridge Mass., 1967, vol. I, Letter 115, p.  303-4  ; trad. L.  Stouff, Héloïse et Abélard. Lettres, Paris, 1964 (http://www.pierreabelard.com/text-lettre1-pierre-ven-heloise.htm.) : « Je n’avais pas encore franchi la frontière de l’adolescence, je n’étais pas encore entré dans les années de la jeunesse que votre renommée me parvenait déjà. J’entendais alors dire qu’une femme, qui n’était pas encore délivrée des liens de la vie séculière, s’appliquait avec persévérance à l’étude des lettres – ce qui est rare – et à l’étude de la sagesse, bien qu’elle fût encore une laïque. Ni les plaisirs du siècle ni les frivolités ni les voluptés ne pouvaient la détourner de son utile dessein de se perfectionner dans le savoir. Et si le monde … ne sait pas où situer le degré de sagesse – pas dans le sexe féminin où elle est complètement bannie, dis-je, mais aussi dans des esprits masculins – vous l’avez alors par la profondeur de vos études emporté sur toutes les femmes et surpassé presque tous les hommes ».

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pas strictement nécessaire, il le condamnait en paroles et en actes182 ». On le présente presque comme un ermite qui met au-dessus de tout le mépris du monde, le « contemptus mundi », l’idéal monastique dominant dans ces années-là. 6. Culpabilité « Selon l’opinion des philosophes, une inondation est causée par la montée et la descente des planètes. En effet quand toutes les planètes montent en même temps et s’éloignent plus que d’habitude de la terre, elles utilisent moins d’humidité, laquelle augmente de ce fait et se répand sur la terre, ce qui provoque une inondation183 ». On nous fournit cette explication scientifique et d’autres encore aux inondations qui provoquaient régulièrement des catastrophes dans la Frise médiévale, le pays d’Emo, abbé de Wittewierum. La corrélation avec la position des corps célestes était un phénomène auquel les savants de l’antiquité – les philosophes de la citation – consacraient énormément d’attention. Les Rois mages n’étaient-ils pas déjà aussi des astronomes qui étaient partis en expédition scientifique à la suite de l’étoile au-dessus de la crèche ? Les païens de l’antiquité, les « gentiles » – et cette conviction survivait au Moyen Âge – croyaient « à cause de cela que les étoiles sont la cause des événements futurs184 ». Ce n’est pas l’opinion d’Emo, même s’il concède que « les étoiles et les constellations donnent des indications sur la tempête et le temps clair ». Il se réclame d’un auteur du douzième siècle, Pierre le Mangeur, en latin Petrus Comestor, pour constater un mouvement cyclique de cinquante ans, sur la base de ce qu’Abraham avait du reste déjà dit. Non, Emo a une bien meilleure explication : la catastrophe est liée au péché. « Une inondation a lieu à cause de nos méfaits parce qu’il est écrit que les fils de Caïn, à l’époque de Noé, se sont maintes fois laissés aller à une scandaleuse débauche avec les femmes de leurs frères » et, en Frise, la tempête va dès lors se déchaîner en messagère de fin du monde185 ». Ces admonestations étaient liées à l’inondation destructrice de 1219, qui est restée dans les mémoires 182  The Letters of Peter the Venerable, éd. G. Constable, Cambridge Mass., 1967, vol. I, Letter 115, p. 304 ; trad. L. Stouff, Héloïse et Abélard. Lettres, Paris, 1964 (http://www.pierre-abelard.com/ text-lettre1-pierre-ven-heloise.htm.) 183  Kroniek van het klooster Bloemhof, p. 116-117. 184  Ibid., p. 118-119. 185  Ibid., p. 118-119. « Et quand le Seigneur des armées décidera un jour de frapper les contrées maritimes frisonnes comme par ses serviteurs, et quand Il laissera libre cours au

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sous le nom de « Sint-Marcellusvloed » (raz de marée de la Saint-Marcel). Emo la décrit en détail et y associe des réflexions complémentaires en relation avec l’astrologie et l’antique doctrine des liquides et des éléments. Laissonslui la parole : « Lorsque … la violence de la mer se fut soudain très fortement accrue, les malheureux mortels commencèrent à fuir et à monter sur les toits des maisons, et ils couraient sur les poutres de bois comme s’il s’agissait de terre ferme ; ils faisaient des ouvertures dans les toits, car ils trouvaient plus sûr de ne pas réfugier sous les toits mais au-dessus ». Cela n’évoque-t-il pas les images de l’inondation qui dévasta la Zélande en 1953  ? «  Comme il était effrayant de voir des gens ballotés entre les vagues comme des animaux marins, de voir des malheureux sans esquif affronter la violence de la mer sur quelques pièces de bois liées ensemble, ou sur du foin ou de la paille, jouets de la furie de la mer. Dans cette marée de tempête, des dizaines d’hommes, de femmes et d’enfants ont péri, des églises furent également détruites186 ». Il y avait donc péché et Dieu voulait le voir puni, et il y avait donc faute et Il voulait la voir vengée. Emo se heurtait à un problème. Comment individualiser précisément le péché et la faute ? Il fait réflexion qu’il y a quand même en Frise beaucoup de monastères où des religieux prient pieusement pour la patrie. Le pays est en outre riche et heureux, car il y habite beaucoup de gens et la « liberté [y règne], laquelle n’a pas de prix187 ». Cette évaluation positive de la liberté est étonnante pour un clerc. Normalement, cette appréciation n’existait pas dans les milieux ecclésiastiques ; elle semble ici ne trouver d’explication que dans l’attachement d’Emo à l’idéal très vivace dans la région de la « liberté frisonne »188. De plus, poursuit-il, on y élève du bétail en abondance et prairies et champs sont fertiles. Mais peut-être les Frisons sont-ils ingrats pour toutes ces faveurs, ce qui leur vaut d’être punis189 ? Un certain nombre de signes avaient du reste précédé cette marée de tempête. C’est ainsi que dans une dépendance de l’abbaye, à Westeremden, un incendie s’était déclaré et, dans le couvent des sœurs,

souffle puissant du vent du sud et du vent de noroît, messagers indubitables de l’apocalypse, que chaque mortel élève alors son cœur et se représente ses fautes ». 186  Ibid., p. 112-115. 187  Ibid., p. 122-123. 188  La Frise, qui couvrait le nord des Pays-Bas actuels et la zone côtière de l’ouest de l’Allemagne, ne connaissait pas de structures féodales. L’idée de gouvernement centralisé n’existait pas. En revanche l’autorité était exercée par des communautés locales où les grands propriétaires terriens dominaient. 189  Kroniek van het klooster Bloemhof, p. 122-123.

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un esprit frappeur s’était manifesté. Emo, de par sa formation universitaire, sait que l’illustre père de l’Église saint Augustin avait déjà appelé l’attention sur de telles concordances. « Des esprits mauvais annoncent parfois ce qu’ils vont faire eux-mêmes. Ils ont en effet reçu le pouvoir d’empoisonner l’air. Parfois ils ne prédisent pas ce qu’ils vont faire eux-mêmes, mais annoncent des événements dont ils sont au courant avant nous par des phénomènes naturels190 ». Les diables ne connaissent naturellement pas l’avenir – seul Dieu le connaît – mais ils ont manifestement une meilleure compréhension de l’agencement de la création et du type de temps qu’il génère. Quelques années plus tard, en 1223, Emo apprit également le tremblement de terre qui avait sévi en Lombardie. Il donne du phénomène une interprétation scientifique (erronée) et l’association d’une récolte ratée avec la constellation du Taureau n’apparaît pas davantage une explication adéquate. Mais la racine de toute cette misère n’en est pas moins évidente pour Emo : « Les éléments luttent contre les pécheurs : les cieux ont envoyé une comète, l’atmosphère a fait tomber des précipitations excessives, la terre a triomphé des hommes par l’infertilité, la mer a triomphé par l’épouvante d’une inondation ». La grande leçon morale ne se fait pas attendre et on croit l’entendre tonner en chaire  : «  Mais toi, homme chrétien, qui dois être instruit par des déboires, tu dois dire : Vous êtes équitable, Vous Seigneur, dans Vos décisions, et Vous êtes équitable dans Vos œuvres. Vos miséricordes descendent sur toutes Vos œuvres et Votre courroux sur les œuvres du diable191 ». Dieu n’envoyait pas seulement ses catastrophes punitives à l’humanité en sanction de péchés commis. Il voulait également les mettre en garde pour l’avenir «  afin que l’homme désormais, comme il convient, remplisse ses promesses vis-à-vis de Dieu pour Son honneur, et Lui confesse en pensées sa culpabilité192 ». La chronique d’Emo fut continuée par un de ses successeurs, Menko, bon chrétien également convaincu de l’implication omniprésente du Créateur. Mais lui aussi aime donner une interprétation scientifique des phénomènes naturels. Il explique ce que sont les éclipses de soleil et de lune et son exposé se révèle coller, même dans la conception géocentrique – où le soleil tourne autour de la terre – laquelle resta longtemps après Galilée la cosmologie officielle de l’Église. Pourtant, en 1241, il voit à 190  Ibid., p. 108-109. 191  Ibid., p. 160-161. 192  Ibid., p. 236-237.

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nouveau pointer le doigt menaçant de Dieu  : «  L’éclipse pourrait aussi avoir été prémonitoire, car c’est vers cette époque que mourut le pape Grégoire IX193 ». La culpabilité, cela va de soi, allait de pair avec le péché et des signes extérieurs devaient également rendre visible cette corrélation. Pour l’illustrer, faisons brièvement un saut jusqu’à Ansfried, l’évêque d’Utrecht. Selon l’historien Alpertus de Metz, ce dernier se retira dans un ermitage – le futur monastère d’Hohorst près d’Amersfoort en Hollande – pour mener une vie de détachement et de contemplation194. Il était devenu aveugle mais cela ne l’empêchait pas d’accomplir de bonnes œuvres. L’auteur expose comment il soigna un lépreux, lui permit de se reposer et lui donna de beaux habits195. La première chose qui vient à l’esprit d’Alpertus est de se demander pourquoi l’évêque Ansfried ne guérit pas immédiatement le malade, car, après ses rituels de purification spirituelle et matérielle, il devait quand même avoir disposé du don de guérir miraculeusement des malades. L’auteur a lui-même une réponse toute prête. C’est parce que de tels signes n’étaient plus nécessaires à son époque. Dans la phase initiale de l’Église, cela avait bel et bien été le cas, afin de tourner vers le vrai Dieu « les cœurs des païens, endurcis dans les pratiques antiques d’idolâtrie ». Alpertus trouvait l’attitude d’Ansfried pertinente pour une autre raison encore. «  Peut-être la maladie était-elle bien utile pour ce lépreux, en ce sens que son mal l’empêchait de réitérer les péchés qu’il avait commis par faiblesse humaine196 ». Le brave homme, lavé, toiletté et vêtu de neuf, n’avait qu’à poursuivre sa vie avec ses purulentes pustules. Étant pécheur, il était donc lui-même responsable de la maladie dont il souffrait. Dans la mentalité médiévale, il se trouvait que les maladies de peau étaient associées à un comportement peccamineux, et un tel comportement était certainement d’origine sexuelle. Qui se promenait avec une maladie de peau n’avait qu’à se rappeler le proverbe « on est toujours puni par où on a péché ». Dans un ordre social qui faisait primer les liens familiaux sur 193  Ibid., p. 342-345. 194  Alpertus de Metz, p. 29-35. – Pour le commentaire historique : C. J. C. Broer, Uniek in de stad : de oudste geschiedenis van de kloostergemeenschap op de Hohorst bij Amersfoort, sinds 1050 de Sint-Paulusabdij in Utrecht, Utrecht, 2000. 195  Alpertus de Metz, p.  32-33. «  À un lépreux, dont le pauvre corps était entièrement couvert de pus, il enleva ses hardes et le plongea dans un bain  ; n’évitant pas la moindre parcelle de peau, il lava de ses mains avec le plus grand soin ses membres putréfiés et le coucha ensuite dans son propre lit. Dès potron-minet, il le fit partir, habillé de neuf, en le conjurant que personne ne l’apprenne ». 196  Ibid., p. 32-33.

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l’individu, cette faute pouvait du reste également avoir été transmise par une génération précédente, disons par des parents qui ne s’étaient pas contrôlés. Et l’évêque, n’était-il pas lui aussi aveugle ? Comment cela se faisait-il ? Alpertus le sait : « les péchés, que l’on commet inconsidérément du fait de la faiblesse de la chair, sont par l’infinie miséricorde de Dieu habituellement punis dans cette vie par une souffrance corporelle197  ». Bien que nous ne sachions pas ce que l’évêque avait bien pu fabriquer, nous apprenons toutefois que Dieu l’avait – avec douceur – puni pour cette faute et que la raison devait avoir été un secret de polichinelle. Une faute pouvait se racheter. En justice, naturellement, par réparation du dommage matériel ou physique  ; pour la faute morale, il fallait en passer par Dieu. Nous réitérons ce que nous avons déjà formulé plus haut comme étant notre objectif  : démontrer comment les maillons de honte et de culpabilité formaient de plus en plus une chaîne qui façonnait le comportement de l’homme du moyen âge. Dans ce processus, la honte (shame) dut dans une croissante mesure céder le pas à la culpabilité (guilt). Le phénomène affecta également le concept de base d’« honneur » et l’âpre atmosphère qui accompagnait sa perte, c’est-à-dire l’ignominie. Il renvoyait à des sociétés où l’individu devait se justifier pour son comportement vis-à-vis de son clan, lequel devait à son tour le faire vis-à-vis du plus large entourage. Toutefois quand des religions monothéistes accrurent la responsabilité individuelle des gens face à leur dieu, l’honneur perdit sa position d’unique contrôleur du comportement. Cette évolution n’a pas empêché que, dans d’autres cultures, l’honneur restât lié à la religion, et que l’honneur en fût même considéré comme une composante intrinsèque. L’honneur et dans son sillage le meurtre au nom de cet honneur continuèrent et continuent à exister comme vestiges198. Ils sont ineffaçables de la page sur laquelle les sociétés traditionnelles ont consigné leurs règles199.

197  Ibid., p. 28-29. 198  Dans le documentaire «  Eerwraak  », (Vengeance d’honneur) réalisé pour le projet éducatif «  Zwarte Tulp  » (Tulipe noire) par Yeker Akin et Seren Dalkiran, Stichting Verdwaalde Gezichten. 2007 (Humanistische Omroep – chaîne humaniste de la télévision néerlandaise). Ali B., incarcéré pour un meurtre d’honneur, déclara : « La femme est honneur : qu’elle t’appartienne à toi seul et qu’il en reste ainsi ». 199  « Honour killing is actually pre-Islamic, tribal custom stemming from the patriarcal and patrilineal society’s interest in keeping strict control over familial power structures ». (http:// www.islamawareness.net/HonourKilling/honour_killings.pdf.)

CHAPITRE III Flirter avec l’Au-delà

1.  Tords ce qui est Droit a.  Justice non fiable Un des marguilliers de la cathédrale de Laon, Anseau, était d’humble ascendance et par voie de conséquence – c’est ainsi qu’on pensait alors – un personnage cruel et rustaud. Il avait volé un certain nombre de trésors de l’église et s’était rendu avec ceux-ci chez un commerçant de Soissons pour lui demander s’il voulait les acheter. Sans la moindre gêne, il raconta qu’ils provenaient d’un larcin, priant le marchand de garder le secret. Celui-ci acquiesça mais quand des complices furent sanctionnés, l’acheteur préféra ne pas se taire plus longtemps. Il alla dénoncer le voleur. Ce dernier nia et ce fut un jugement de dieu, sous forme de duel judiciaire, qu’on chargea de révéler la vérité. Contre toute attente, c’est le commerçant qui eut le dessous. Grande question : comment se peut-il que le voleur gagne ? Dieu ne doitil pas veiller à une issue juste200 ? Au cours du douzième siècle, cet épisode plonge l’abbé Guibert de Nogent dans une véritable détresse de conscience. Il ne sait pas s’il doit encore croire aux duels si l’infinie justice de Dieu ne s’y révèle pas. Il n’était du reste pas le seul à l’époque à hésiter. Le grand spécialiste du droit canon, Yves de Chartres, avait également à cette même époque exprimé plus que de coutume ses doutes sur les jugements de dieu en tant que preuve et cette incertitude n’avait pas tardé à se répandre201. Pour Anseau tout cela ne comptait guère. Il s’en était bien tiré et pouvait reprendre sa fonction. Mais le sort n’était pas avec lui. Il fut à nouveau pris sur le fait et soumis à un jugement de dieu. En même temps que ses acolytes, il fut jeté dans de l’eau bénite. Et l’eau bénite a un implacable penchant à repousser le mal. Anseau et les autres continuèrent à flotter à la surface : ils étaient donc coupables. On l’amena à la « fourche », une potence où l’on enserrait la tête des voleurs. Il promit de dire où le butin était caché mais

200  Guibert de Nogent, p. 418-419 : « Ou bien celui qui avait dénoncé le voleur, a mal agi car il lui avait prêté un faux serment, ou bien – et ce doit être la vérité – il a été la victime d’une loi tout à fait illégale. En effet cette loi ne correspond à aucune déclaration de l’Église ». 201  Ibid., p. 419, note 4.

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n’en voulut pas moins de l’argent pour cette information. Des hommes sages conseillèrent au juge d’accepter cette exigence car « Il est préférable qu’on lui donne de l’argent plutôt que de perdre un tas d’or ». Contre cinq-cents sous – ce qui correspond à peu près à six mille salaires journaliers d’un maçon – Anseau montra dans quelle partie du verger la majeure partie du butin était cachée. Il fut sur le champ condamné à partir en exil mais ne le fit pas. Arrêté de nouveau et torturé, il dévoila derechef une cache de pierres précieuses. On fit cette fois bonne justice et il finit au gibet202. Le droit et la justice ne sont donc pas seulement des institutions qui visent au fonctionnement équitable de la société, mais à cette époque tout autant des moyens de s’enrichir. La « composition », une somme négociée pour le rachat d’une faute, resta des siècles durant pour les princes et les seigneurs un système attrayant pour clore des procès : eux-mêmes et la partie lésée préféraient une riante indemnisation au spectacle du coupable sur la roue. L’homme du douzième siècle se figure que le tribunal de Dieu, au plus haut des cieux, fonctionne à peu près de la même façon, mais alors personne ne doute de Son infinie justice. Voyons un peu comment fonctionne Son tribunal. Un moine servit à Guibert de Nogent un récit qui paraissait crédible selon les conceptions de l’époque. Un damoiseau avait une relation extra-conjugale. Or, après quelque temps, il vint à résipiscence. Il partit en pèlerinage de pénitence à Saint-Jacques de Compostelle mais sa contrition était loin d’être parfaite. Il emmenait dans ses bagages la ceinture de son examie, petite consolation pour continuer à penser à elle. Soudain lui apparut saint Jacques qui le chapitra pour ce remords défectueux. Que doit-il faire pour rentrer en grâce, telle est la question. « Tranche ton pénis avec lequel tu as péché. C’est ainsi que tu montreras ta fidélité à mon égard et à l’égard de Dieu. Enlève-toi ensuite la vie car tu as mal vécu  ; tranche-toi donc la gorge203 ». Le doute n’est naturellement pas possible. Jamais saint Jacques ne dirait pareille chose  ! Le diable s’était donc glissé dans sa peau. Notre brave pécheur ne s’en avisa pas, il se coupa le membre et se trancha la gorge. Ses compagnons de voyage ne réalisèrent pas qu’il s’agissait d’un suicide et l’enterrèrent en terre bénite, en dépit de toutes les règles de l’Église. Leurs prières parvinrent à Dieu, qui guérit la plaie – uniquement celle du cou naturellement – et le ramena à la vie.

202  Ibid., p. 418-423. 203  Ibid., p. 444-447.

Chapitre III. Flirter avec l'Au-delà 115

b.  Coutume, fourberie et charisme On vivait dans une société basée sur le droit coutumier. Même les rois allemands qui portaient le titre d’empereur romain et se réclamaient tant de leurs prédécesseurs antiques et carolingiens étaient liés par le droit coutumier. En 1018, Henri II avait convoqué une diète à Nimègue où l’on lança entre autres une enquête sur un meurtre : celui perpétré par Balderik sur Wichman. Nous connaissons les deux personnages via un récit d’Alpertus de Metz (voir chapitre II.1.c). Balderik s’élevait contre cette accusation et espérait prouver son innocence. L’empereur devait déterminer la procédure. Parmi les nobles les plus éminents, quelques-uns ne voulaient pas entendre parler d’un serment d’innocence, parce qu’il contrevenait aux lois, à la « coutume qui fait loi ». L’audience fut si agitée que le roi qui la présidait lui-même, dut intervenir pour arracher Balderik aux mains de ses dénonciateurs. Le suzerain ne faisait pas cela par sympathie, au contraire, car Balderik avait déjà maintes fois prêté de faux serments, mais il va de soi qu’au cours d’un procès il devait veiller à l’intégrité physique de l’accusé204. S’il faut en croire les sources, les juges jouissaient de pas mal de latitude, tant dans le déroulement de la procédure que dans l’interprétation du droit en vigueur. Le formalisme étroit de l’exercice du droit, caractéristique que les textes juridiques eux-mêmes nous suggèrent et que des études d’histoire du droit soulignent également, ne semble pas toujours étayé par le discours des sources narratives. Ici aussi faisons un saut chez Alpertus de Metz. Lorsqu’il parle d’Ansfried, l’évêque d’Utrecht, il le nomme « comes summe iusticie », comte doté d’un sens aigu de la justice, lequel – Alpertus juge nécessaire de le mentionner – ne pouvait être détourné du chemin de la vertu ni par des faveurs ni par des cadeaux205. Ansfried tire considération et prestige de la rectitude avec laquelle il réussit à traduire dans la pratique les mots clés « ius » et « lex », droit et loi.

204  Alpertus de Metz, p. 76-77. 205  Ibid., p. 22-23. « Lorsqu’il établissait le droit, il était considéré comme inconvenant que quelqu’un l’y contredît… Même des personnages haut placés et illustres recourraient à lui pour apprendre de lui et l’interroger, quand, en tant que juges, ils avaient à décider dans une affaire difficile et qu’en l’occurrence, comme cela arrive habituellement, les avis divergeaient et qu’ils ne pouvaient parvenir à une sentence unanime… Sa vie durant, son principe de base était de ne pas dévier d’un cheveu de la vérité du droit et de la loi – ceci par opposition avec ces gens de notre temps que nous voyons souvent, lors du prononcé de leur sentence, trébucher par pitié ou animosité », p. 24-25.

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Judas est pendu après sa trahison. Chapiteau de la cathédrale Saint-Lazare d’Autun (Bourgogne). Photo L. Milis.

La réputation des avocats est vers 1200 extrêmement négative aux yeux du raisonnable évêque Jacques de Vitry qui avait roulé sa bosse partout. Elle illustre les fâcheux désordres qui se sont emparés de la société chrétienne. «  Les avocats étaient injustes, aveuglés par leur énorme cupidité. Ils ne se contentaient pas de se dépenser pour des causes injustes, mais ils en acceptaient même des désespérées, mettant leur confiance dans le mensonge et leur bagout… Ils faisaient traîner des affaires, cherchaient à multiplier le nombre des procès, à invoquer d’innombrables exceptions, dans le but de vider toujours plus la bourse. Toutefois quand ils n’étaient pas en état de mener un procès en cours à l’issue souhaitée, à grand renfort de tromperie, ils interjetaient immédiatement appel afin de pouvoir à nouveau se remplir les poches avec une nouvelle procédure206 ». L’ermite Étienne, fondateur du monastère limousin d’Obazine, se trouva un jour impliqué dans une querelle à propos d’un terrain. Le supérieur d’une autre abbaye le lui avait donné mais ce don était contesté par un noble local.

206  Historia Occidentalis, p. 82 ; trad. Duchet-Suchaux, p. 72.

Chapitre III. Flirter avec l'Au-delà 117

Nous ne connaissons cet épisode que par la pieuse biographie consacrée à Étienne et ne disposons donc que de ce seul son de cloche. Naturellement, le noble est un méchant homme, mû par une aveugle cupidité207. S’ensuit un procès. Il « se hâta d’attirer à grand renfort d’argent beaucoup de savants juristes et d’avocats. Il prit même contact avec des évêques pour défendre sa cause. L’homme de Dieu – Étienne donc – ne se fit pas de soucis. Il confia sa cause à Dieu seul et, pour sa défense, il compta seulement sur les serviteurs et pauvres de Dieu208 ». Il s’agit clairement d’un conflit de mentalité psychosocial. L’« usurpateur » était convaincu d’avoir raison. Peut-être ses parents (ou aïeux) avaient-ils effectivement donné ce terrain mais lui, en tant qu’héritier, n’avait jamais donné son accord. Ou bien cette donation n’avait jamais été scellée par le rituel adéquat du dépôt d’une motte d’herbe sur l’autel. L’affaire se déroulait en outre précisément dans une phase de transition culturelle où la parole et le souvenir de témoins présents étaient supplantés par l’emploi croissant de l’écrit. Les chartes assuraient dorénavant une forme moderne de preuve et des ermites charismatiques comme Étienne n’en avaient cure. Ils préféraient placer leur totale confiance en Dieu qui veille à tout. Étienne arriva avec deux compagnons dépourvus de formation juridique, ce qui provoqua sur le champ l’hilarité de l’assistance209. Le recrutement de juristes coûta certainement à l’usurpateur cent sous et il dut par-dessus le marché payer cadeaux et pots-de-vin. Étienne n’eut besoin que de trois deniers, soit quatre-cents fois moins, et aucun supplément, car Dieu était son compagnon. Il menaça en outre, avant même le prononcé de la sentence, d’en appeler au pape, si on lui donnait tort210. Cet appel à Rome contre des

207  Vie de saint Étienne d’Obazine, p. 118-119 : « Poussé alors par une cupidité aveugle, il avait annexé le terrain à son patrimoine. On dépêcha spécialement un envoyé auprès du saint homme pour le mettre au courant de l’affaire. Etienne se rendit aussitôt sur place et somma l’usurpateur de bien vouloir mettre fin à une mainmise tellement injuste, afin de ce qui avait été donné aux serviteurs de Dieu par les fidèles, il ne leur dérobât pas au détriment de son âme ». 208  Ibid., p. 118-119. 209  Ibid., p. 118-121 : « A cette vue, tous furent frappés de stupeur et d’admiration. Certains ricanaient, tandis que d’autres disaient : ‘Est-ce donc contre cet homme que se sont rassemblés tant de puissants personnages et tant de peuple ? ’ On dit que l’un d’eux déclara avec justesse et sincérité : ‘Regardez cet homme pauvre et modeste : il est presque seul, mais il l’emportera aujourd’hui sur tous’ » 210  Ibid., p. 120-121.

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s­ entences de tribunaux ecclésiastiques inférieurs était devenu habituel depuis la fin du onzième siècle, ce qui avait été pour les papes un moyen tactique de consolider leur position à la tête de l’Église. Cette fois aussi on devine la suite. On ne prononça pas de sentence mais le différend fut présenté au pape. Il donna raison à Étienne. Avait-il vraiment raison, nous nous gardons d’en décider, car les sources qui traitent de ce genre de démêlés montrent, dans l’écrasante majorité des cas, qu’on donnait raison à l’Église. Quand il arrivait quelques rares fois que des laïcs l’emportassent, nous n’en savons pratiquement rien, car prendre un soin jaloux de leur mémoire écrite, de leurs archives, n’était pas leur point le plus fort. L’impression qu’on eût si souvent donné raison aux points de vue de l’Église devant des tribunaux ecclésiastiques était donc encore accentuée par les chances accrues de conservation des documents, c’est-à-dire de nos sources d’information, lesquelles proviennent du même milieu. c. Des saints interviennent Les sources narratives comme les chroniques, les biographies ou les vies de saints, dès qu’elles évoquent droit et sentence, parlent chaque fois d’injustice, de corruption et de sanction inique. Les contemporains ne débordent donc pas de confiance dans l’administration de la justice. Heureusement, la foi est si forte que quand l’injustice dépasse vraiment les bornes, il y a encore les saints pour intervenir. En matière d’ordre public, le maintien de la paix sur les marchés et les foires semble avoir posé problème. Le marché ou la foire, surtout la foire annuelle, était un endroit ou des gens de diverses origines et cultures se rencontraient dans une foule grouillante pour faire des affaires. C’était en tout cas un lieu qu’il valait mieux éviter, comme le suggère la courte hagiographie de saint Macaire, personnage bizarre dont nous ne savons pas grand-chose. Au début du onzième siècle, ce Macaire avait toqué à la porte de l’abbaye de Saint-Bavon à Gand. Il raconta aux moines qu’il était archevêque d’Antioche, sur quoi il fut reçu à bras ouverts dans la communauté. Peu après il tomba gravement malade et mourut. À peine deux ans après sa mort en 1012, on lui consacra une vita où l’on énumérait déjà onze miracles. L’un d’entre eux concernait une injustice survenue lors de la foire annuelle : un marchand fut injustement accusé et condamné par des juges corrompus211. Heureusement il put s’échapper de la geôle grâce à l’intervention miraculeuse de feu Macaire. 211  Vita antiquior [Sancti Macharii], Acta Sanctorum Aprilis I. Anvers, 1675, p. 875-877 ; ce fragment se trouve à la page 877 : « Chaque année on célèbre la fête solennelle de Saint-

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Sarcophage de l’évêque mérovingien de Thérouanne, saint Erkembode. Les parents continuent à déposer les chaussons de leurs bambins sur la tombe pour s’assurer qu’ils marcheront. Cathédrale Notre-Dame de Saint-Omer (Artois). Photo L. Milis.

d.  Blanc et noir Dans des sources narratives qui procèdent naturellement à grand renfort de héros et d’anti-héros, de bons et de méchants, l’antithèse entre droit et tordu, justice et injustice est souvent mise en vedette. La noblesse d’âme de l’un ne peut éclater que si l’on accentue la malignité de l’autre. En outre le fonctionnement convenable de toute la société a naturellement comme pivot l’une des vertus cardinales, la « iustitia », la justice, l’équité. Dans la période médiévale, comme dans tant de cultures et de périodes, prédomine ce que l’on appelle la conception « descendante » du pouvoir, laquelle affirme que l’Être suprême délègue le pouvoir sur les gens à des remplaçants sur terre. Ils sont tenus de Lui rendre compte de l’exercice de cette charge, laquelle doit

Bavon. Des produits sont apportés par … des marchands ambulants de toutes origines… Il y avait ainsi un certain Othelard, de la ville de Tournai, qui arrivait avec un bateau richement chargé de laine. On l’accabla de fausses accusations et on le traîna au tribunal afin que la justice passe. On accorda foi aux accusations. Cela arrive souvent chez des magistrats roués qui n’ont pas l’habitude de fuir leur méchanceté mais préfèrent la mettre en pleine lumière. La sentence le condamna au cachot ».

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répondre aux impératifs de justice et d’équité. Ce n’est qu’ainsi qu’on peut attendre du sujet obéissance. Ce système fonctionne, comme conception de l’autorité, à chaque niveau de la société médiévale, tant civil qu’ecclésiastique. La complémentarité entre l’équité de l’un et l’obéissance de l’autre est totale, mais elle est une image idéale, et non, cela va de soi, une réalité quotidienne. Des princes sévères et en même temps justes ne semblent parfois pouvoir être tempérés dans l’exécution de leurs sentences que par l’intercession d’aimables épouses. C’est ainsi qu’au dixième siècle, la reine Mathilde d’Allemagne put calmer son Henri l’Oiseleur et faire commuer des condamnations à mort en peines plus douces212. Lambert d’Ardres composa, on l’a déjà dit, une ample chronique sur le petit comté de Guînes, situé au nord de Boulogne-sur-Mer.  Il avait indisposé le comte local et voulait ainsi rentrer dans ses bonnes grâces. Il devait naturellement prendre un ton positif, même si son jugement restait suffisamment nuancé. Quand Lambert raconte comment Baudouin devint comte de Guînes – il s’agit donc du remuant séducteur de dizaines de demoiselles que nous avons déjà évoqué ci-dessus (chap. II, 3, b) – il insiste longuement sur tout ce que ce noble associait au droit et à l’équité213. L’auteur joue intentionnellement de la langue, le latin. Dans une seule phrase figure huit fois la racine de mot ius- ou iud- (qui renvoie donc à droit), afin de souligner la force de sa démonstration. Lambert lui donne plus d’impact encore en évoquant les phases de la vie de Baudouin. « Maintenant » il est équitable, « en dépit de ses antécédents » du temps où il était libertin et insouciant214. La 212  Vita Mathildis reginae antiquior, éd. B. Schütte, Die Lebensbeschreibungen der Königin Mathilde, Hannover, 1994, p.  118 (Monumenta Germaniae Historica. Scriptores rerum Germanicarum in usum scholarum, 66) (http://www.dmgh.de/de/fs1/object/display/ bsb00000714_meta :titlePage.html ?sortIndex = 010 :070 :0066 :010 :00 :00) : « Quelqu’un ayant été amené devant le tribunal, le roi décida – comme de coutume – qu’il serait mis à mort. La très sainte reine supplia de pardonner au condamné. Par ses supplications elle adoucit l’humeur du suzerain jusqu’à ce que dans son courroux, dont provenait la condamnation à mort, se libérât un espace pour la voix du salut ». Cf. A. C. Stinehart, « ‘Renowned Queen Mother Mathilda’  : Ideals and Realities of Ottonian Queenship in the Vitae Mathildis reginae (Mathilde of Saxony, 895 ?-968) », dans Essays in History, XL, 1998 (http://etext.lib. virginia.edu/journals/EH/EH40/steinh40.html.) 213  Lambert d’Ardres, p. 596, c. 74 : « Sitôt qu’il eut revêtu la dignité comtale, il brilla par la linéarité de sa justice ; à l’audience, pour les justes, il pouvait être qualifié de juge et d’applicateur de peine équitable ; aux gens iniques, il inspirait la crainte et n’en était pas moins digne de louanges ; ses sentences étaient admirables ». 214  Ibid., p. 596, c. 74 : « Même s’il put dans sa jeunesse, avant d’être élevé à la dignité et à la charge de comte, avoir été souvent dévergondé de par l’insouciance de son âge… à partir du

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glorification prend donc tout son sens par le contraste avec sa jeunesse moins reluisante, ce qui fait penser à la soudaine conversion de l’apôtre Paul et de saint Augustin. L’équité est le fondement idéal d’une relation sociétale axée sur Dieu, alors que la déloyauté caractérise fréquemment la réalité. Ces deux éléments sont condamnés à entrer en collision : ils contrastent comme le blanc et le noir. À  la lumière de cette constatation, Lambert d’Ardres appelle notre attention sur une canaille de seigneur. Pour le lecteur, son récit ne signifie naturellement pas plus qu’une amusante anecdote des réalités de jadis, mais celui qui à l’époque y était réellement confronté courait le risque de s’acheminer vers une amère pauvreté. Le seigneur d’Ardres avait reçu en cadeau du roi d’Angleterre un ours. Voir comment des chiens pouvaient menacer l’ours de leurs aboiements devint une attraction pour la populace. Ces gens ne pouvaient se rassasier du spectacle, ce qui fournit au seigneur l’occasion, en échange de sa répétition régulière, d’imposer une redevance à ses sujets : un pain de chaque fournée de chaque four de la ville. Cela devint « un détestable usage et une mauvaise coutume215 ». Par leur naïveté, les serfs s’étaient attiré sur le col une « nouvelle coutume », ce qui pour être une contradiction dans les termes, n’en est pas moins réel et contraignant. Aux nombreuses obligations à leur seigneur, leur soif d’amusement en avait ajouté une de plus. Ce qui était « nouveau » était aux yeux des gens du moyen âge « mauvais » et pourtant une nouveauté ne tardait pas, on le voit, à devenir une coutume. Dans le contexte de la féodalité, dominée par ce que nous appellerions maintenant des seigneurs de la guerre, il s’avère que ce processus tournait presque toujours à l’avantage des seigneurs216.

moment où il devint comte… il se mit à haïr les sots et les méchants, qui inéquitables comme ils sont, ont toujours en horreur la sagesse ». 215  Ibid., p. 624-625, c. 128 : « [L’ours] fut montré au peuple, des chiens aboyèrent contre lui et il fut presque déchiré et écorché. Chacun était ébahi, charmé et ravi de tant de spectacle. Quand le peuple prit plaisir à regarder comment les chiens aboyaient contre l’ours, quand il fut à l’affût du spectacle, et comme le dresseur d’ours, à l’instigation du seigneur, se dérobait chaque fois et exigeait du peuple un pain pour nourrir l’ours, le peuple stupide, mais non les chevaliers vassaux et les ecclésiastiques, promit spontanément à son seigneur de donner au dresseur, de chaque four de la ville, chaque fois qu’on boulangerait, un pain comme nourriture pour l’ours. En contrepartie, ils pourraient à leur gré, chaque jour de fête, voir le jeu et le spectacle avec l’ours. Mais par le jeu de l’ours, le peuple d’Ardres fut trompé et dupé ; il finit victime d’un détestable usage et d’une mauvaise coutume ». 216  Ibid., p.  625, c. 128  : «  La taxe du pain de l’ours devint un blâmable usage. Par les descendants jusque dans l’éternité… ce pain de l’ours … fut exigé, même quand l’ours ne se

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Lambert nous offre encore un autre récit qui témoigne d’un arbitraire identique. Il s’agissait d’une dame très noble mais surtout très avare. Elle envoyait ses serviteurs exiger des agneaux avec lesquels elle pourrait agrandir son propre troupeau. Une pauvre petite femme accablée d’enfants n’avait pas de bétail et ne put donner qu’un de ses petits enfants, une fille, de ce fait sans grande valeur. La femme noble accepta, alla la chercher et l’ajouta au nombre de ses serfs217. Ce récit évoque ici clairement un système d’asservissement sans doute bien plus fréquent dans la société médiévale mais dont les exemples empruntés ainsi à la vie courante sont particulièrement rares. Celui qui ne pouvait satisfaire à ses obligations sous forme de taxes ou de corvées, ou qui habitait à proximité d’un seigneur qui ne s’embarrassait guère de normes morales, passait facilement sous son joug. C’est typique d’une société où la grande propriété et l’exercice de la puissance publique étaient souvent dans les mêmes mains, ce que l’historiographie désigne par le terme « seigneurie ». La femme noble n’a certainement pas été une exception et cet effroyable compte rendu ne suffisait manifestement pas au chroniqueur218. Elle excellait à produisait pas, et, que le malheureux peuple le voulût ou non, il lui fut exigé par les seigneurs et extorqué selon le droit coutumier. Ainsi ce pain devient un pain de misère, que le seigneur doit recevoir comme un droit. C’est de droit qu’il réclame ce droit de four, qu’il l’exige et l’extorque jusqu’à nos jours, tant à Ardres que dans quelques localités qui de longue date entrent en ligne de compte et sont enregistrées pour cela ». 217  Ibid., p. 625, c. 129 : « Un beau jour, dans toute la seigneurie, [Gertrude, l’épouse du seigneur d’Ardres] fit demander et rassembler des agneaux pour peupler ses troupeaux de moutons. [Les serviteurs] avaient déjà rassemblé quelques agneaux pour leur dame, beaucoup en réalité, quand ils arrivèrent à la minuscule maison d’une pauvresse. Dans cette maisonnette, cette femmelette habitait avec ses sept jeunes enfants. Pleurant et se lamentant, elle dit qu’elle n’avait rien et qu’elle n’avait pas non plus à manger pour sa pleurante marmaille. Lorsque les serviteurs de la dame se présentèrent, plus méchamment qu’à quelque autre serf, et déclarèrent qu’ils venaient exiger un agneau, la petite femme dit qu’elle n’avait ni mouton ni bête à corne. S’ils voulaient, ils pouvaient emporter un petit enfant pour la femme noble ; elle le céderait volontiers pour le faire nourrir et éduquer » L’enfant doit, en dépit de sa pauvreté, avoir été de condition libre, sinon on ne comprend pas la suite. « Mais quand la fillette fut devenue nubile et qu’elle eut, hélas, été réduite en servitude et fut connue et désignée comme serve… [la femme noble] la maria à un homme. Elle la destina elle-même et ses descendants à la condition servile afin de l’abaisser et de la déchoir jusque dans l’éternité ». 218  Ibid., p.  625, c. 129  : «  Elle avait depuis sa propriété d’Oostburg, à ce que l’on dit, emmené un certain nombre de gens libres pour la servir et l’assister à Ardres. Furieuse et enragée, elle ne cessait de s’en prendre à eux, les traitant d’ingrats, de déloyaux et de serfs… D’où vient que certains [de ses] successeurs considéraient leurs descendants comme une racaille serve ».

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asservir des gens libres et la citation suivante en donne un exemple : « Une très jolie fille, Eremburgis, ayant été violée par l’un des serviteurs [de la femme noble], cette dernière voulut lui faire épouser Eremburgis. Il refusa, la jugeant trop indigne de lui. Sur ce, la fille alla trouver la femme noble. Elle s’offrit à elle comme serve pour pouvoir se marier avec le serviteur récalcitrant. Quoi qu’il fît pour s’y opposer, elle devint quand même sa femme, bon gré mal gré, et tous deux et leurs descendants furent désormais de condition servile219 ». Tant l’anecdote de l’enfant échangé contre un mouton que ce mariage « réparateur » – faisant suite à un viol – démontrent que la richesse pour les seigneurs ne consistait pas seulement en terres, maisons ou bétail, mais tout autant en serfs. C’était surtout la descendance qui valait capital et était donc intéressante financièrement : la condition de la mère déterminait la condition des enfants – liberté ou servage – et il existait donc apparemment des tactiques pour asservir de force des femmes libres. Comment cela se terminait-il parfois ? Quand, saisis de remords, de puissants seigneurs et dames mettaient un terme à toute cette iniquité et cédaient des serfs comme « tributaires » à une abbaye ou lorsque des serfs étaient en mesure d’acquérir contre une forte somme220 ce statut qui oscillait entre servage de naissance et liberté native. e.  Le regard d’un citadin L’an 1179 fut une importante année. Elle avait vu les croisés s’élancer vers la Terre Sainte pour défendre la ville de Jérusalem qui était menacée par Saladin, « le roi de Babylone », et serait occupée par lui huit ans plus tard. 1179 resterait également dans l’histoire comme l’année où se tint le Troisième Concile du Latran. Tous les princes de l’Église étaient invités à ce qu’on connaît sous le nom d’un concile œcuménique. L’ « oecumene », l’idée d’une Église universelle, était déjà à ce point écornée que, suite à la grande scission de 1054, les Églises orientales n’étaient plus p­ résentes,

219  Ibid., p. 625, c. 129. 220  Les sommes payées pour un affranchissement ont parfois été conservées. C’est ainsi que, dans les sources de l’abbaye d’Ename en Flandre (seconde moitié du douzième siècle), elles oscillent entre 4,5 livres (pour une femme avec cinq fils et une fille, rachetée par son mari), 7 livres et 8 livres (ces deux fois pour des hommes qui se rachètent eux-mêmes). En pouvoir d’achat cela correspond respectivement à 1080, 1680 et 1920 salaires journaliers d’un ouvrier : L. Milis, De onuitgegeven oorkonden van de Sint-Salvatorabdij te Ename voor 1200, Bruxelles, 1965, p. 25, 35 et 53.

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La ville médiévale et la campagne environnante: San Gimignano (Toscane) est traversée par l’importante route commerciale et de pèlerinage qu’on appelle Via Francigena. Photo L. Milis.

à ­l’exception d’un seul ambassadeur221. Pour l’Église latine, ce fut la plus importante réunion de tout le moyen âge, si l’on excepte le Quatrième concile du Latran de 1215. Nous nous y intéressons ici pour chercher à savoir ce que Bernardo Maragone, magistrat de Pise, en pensait et ce qu’il considérait comme la décision la plus importante qu’on y eut prise. Il est hors de doute que c’était la Trêve de Dieu. Cette trêve comportait que pour rendre la société plus pacifique, l’Église soumettait l’exercice de la violence à un strict calendrier. Elle améliorait ainsi la Paix de Dieu qui dès la fin du dixième siècle avait pris sous sa protection des groupes de population démunis face à la violence guerrière. Le concile stipula que, pendant quelque 260

221  Conciliorum oecumenicorum decreta, éd. J. Alberigo e.a., Bâle, 1962, p. 181. – Texte sous forme électronique dans « Library of Latin Texts – Series A (LLT-A) » de www.Brepolis. net ; trad. J. Alberigo (dir.), Les conciles oecuméniques, II, Les décrets, vol. 1, Nicée à Latran V, Paris, 1994.

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jours par an, on ne pouvait combattre222. Le citadin Maragone trouvait également important – lui qui en savait long sur le commerce – que ceux qui se rendraient coupables de collaboration avec des musulmans dussent être mis au ban de l’Église : étaient donc concernés ces « commerçants chrétiens qui … attaquent des chrétiens ou vont transporter du fer et du bois pour la construction de bateaux à Alexandrie ou dans tout autre pays où règnent les Sarrasins223 ». Il mentionnait également qu’il était interdit « que les hommes forçassent leurs femmes et concubines à prêter de faux serments, et qu’ayant femme, ils entretinssent publiquement une prostituée ; de même que les femmes, ayant abandonné leurs maris propres, fréquentassent publiquement un homme adultère ; et que les ecclésiastiques habitassent dans une seule et même maison avec des femmes ; tout cela sous peine d’excommunication non seulement pour les hommes mais aussi pour les femmes en question224 ». En outre les hommes et les femmes qui administrent du poison ou des potions abortives, sont menacés de la même sanction. Et celle-ci est du même ordre que pour celui qui se promène sans permission dans la ville avec un arc225. Cette dernière mesure visait naturellement à garantir la paix à l’intérieur des murs de la ville, nécessité absolue pour une société qui vit du commerce. Très fréquemment les « keures », les privilèges dont bénéficiaient les villes flamandes, prévoyaient une interdiction de port d’arme, mais le fait que l’Église menace ici d’une exclusion de la communauté ecclésiale lui donne une dimension plus importante encore. La menace de punitions célestes semble à cette époque avoir souvent été plus contraignante que les amendes ou peines corporelles normales qu’une instance séculière – seigneur ou magistrat urbain – pouvait infliger. Le résumé de Maragone est clairement un costume à sa taille : certains points qu’il cite sont introuvables, même avec une loupe, dans les décisions du concile. D’autres – très

222  Bernardo Maragone, p.  67-68  : «  Une trêve est en vigueur quatre jours de chaque semaine, à savoir les jeudi, vendredi, samedi et dimanche jusqu’au lever du soleil du lundi, et depuis le neuvième dimanche avant Pâques jusqu’à l’octave de la Pentecôte. Et tous ceux qui violeront cette trêve et ceux qui attaqueront les travailleurs qui se rendent au champ ou en reviennent, ou importuneront quelqu’un dans l’église ou au cimetière seront mis au ban de l’Église ». Maragone ne donne qu’une paraphrase approximative des décisions du concile. Conciliorum oecumenicorum decreta, éd. J.  Alberigo e.a., 1962, c.21, p.  198  : il parle par exemple de la Pentecôte, alors que le texte du concile écrit Pâques. 223  Bernardo Maragone, p. 66. Conciliorum oecumenicorum decreta, éd. J. Alberigo e.a, Bâle, 1962, c. 24, p. 199. Qu’il se soit agi d’exportation à Alexandrie est un ajout de Maragone. 224  Bernardo Maragone, p. 66. 225  Ibid., p. 66.

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importants – qui orienteraient l’attitude de l’Église pour les décennies et même les siècles suivants – la procédure de l’élection du pape et la lutte contre les hérésies – il ne les mentionne même pas. Ils lui semblaient manifestement dénués de pertinence. La mentalité citadine s’éloignait-elle de l’Église, de ses valeurs et normes traditionnelles, qui témoignaient d’un type de société plus statique ? Dans un chapitre précédent (chap. I, 14), nous avons vu que la mentalité qui ressort des textes de Maragone, concordait avec ce que l’Église pensait et affirmait, alors qu’ici nous remarquons une plus grande discordance. Il semble bien que la ville – phénomène moderne de vie trépidante – empruntait, fût-ce lentement, une voie propre menant à une croissante émancipation. 2. Les rêves ne sont pas tromperie Justice et injustice confrontaient l’homme du moyen âge aux forces tantôt menaçantes tantôt libératrices attribuées au surnaturel. Le système judiciaire passait pour être un moyen d’organiser la société aussi équitablement que possible. Mais la croyance au surnaturel – et en même temps en son pendant, au royaume des enfers – était encore ancrée plus profondément que ne l’était le seul sentiment de justice. Elle pénétrait totalement pensées et impressions. Pour clarifier cela, donnons la parole à Guibert de Nogent, abbé du douzième siècle. Il raconte que sa mère eut un songe, plus exactement un cauchemar, qu’elle accepta comme vrai : des fantômes menaçants lui apparurent et par la suite également son mari, qu’elle avait perdu dans sa jeunesse226. Elle le dévisagea soigneusement et dit d’un ton suppliant : « Everard, estce toi ? », à quoi il répondit négativement ». Pourquoi cette dénégation ?

226  Guibert de Nogent, p. 148-149 : « Il arriva un jour, une nuit d’été, le dimanche après mâtines, que ma mère s’endormit. Il semblait que son âme sortait de son corps. Elle fut menée le long d’une longue galerie jusqu’au bord d’un puits. Arrivée là, elle vit des fantômes à forme humaine monter des profondeurs. Leurs cheveux semblaient rongés des mites et ils tentaient de lui saisir la main pour l’entraîner. Et voyez, derrière le dos de cette femme angoissée, une voix criait aux fantômes : ‘Ne touchez pas cette femme !’ Les fantômes obéirent à l’interdiction et disparurent à nouveau dans leur puits. J’ai oublié de dire que lorsqu’elle marchait dans la galerie et sentait qu’elle sortait de son enveloppe corporelle, elle avait demandé à Dieu une seule chose, à savoir de pouvoir y rentrer. Elle fut donc délivrée des habitants du puits. Elle s’appuya à la margelle et vit alors son mari apparaître soudainement, sous la forme qu’il avait quand il était jeune. Elle le dévisagea et dit d’un ton suppliant : ‘Everard, est-ce toi ?’, à quoi il répondit négativement ». Ce récit montre de nettes concordances avec le conte de Vrouw Holle (Dame Holle), la sorcière dont le puits symbolise le passage entre mort et vie.

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Sainte Hildegard de Bingen était célèbre pour ses visions. Le manuscrit enluminé de son œuvre Scivias s’est perdu, mais on en a conservé une copie fidèle. La miniature représente des enfants noirs qui entrent dans la femme couronnée (= l’église) et sont exhalés blancs, donc purifiés. Extrait de: Hildegardis. Scivias, éd. A. Führkötter & A. Carlevaris, I. Turnhout, 1978. (© Brepols)

Guibert a la solution. Pas parce qu’il ne se serait pas agi d’Everard, mais parce qu’il va de soi que « les âmes n’ont pas besoin de porter de noms ; leur perception, disons la connaissance de leur perception, est toute intérieure227 ». 227  Ibid., p. 148-151 : « Nous ne nous étonnons pas qu’une âme refuse d’être désignée par le nom qu’elle portait pendant sa vie terrestre. Une âme ne peut répondre à une autre âme

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Une âme traînée en enfer par des diables (fresque du début du seizième siècle), Abbaye de Monte Oliveto Maggiore (Toscane), Cloître. Photo: G. Proost.

La mère de Guibert lui demande ensuite comment il va. Il lui montre son bras et ses reins couverts de blessures. En même temps apparaît le fantôme d’un petit enfant qui pleure à grand bruit. « Comment peux-tu supporter ce bruit ? » « Difficilement », répond-il228 ». L’auteur anticipe notre froncement de sourcils en expliquant la signification des plaies et des pleurs. « Quand mon père était encore jeune, il fut ensorcelé par certaines personnes. Il ne pouvait avoir de relations sexuelles avec ma mère. De mauvais conseillers lui montèrent sa juvénile tête afin qu’il essaie s’il le pouvait avec d’autres femmes. Il accepta cette proposition et commença une mauvaise relation avec je ne sais qui. Il en eut un enfant mais celui-ci mourut sans baptême. La plaie de son côté était le signe de son infidélité ; la voix qui braillait insupportablement signifie que l’enfant avait été conçu dans le péché229 ».

que d’une manière qui concorde avec son état spirituel. Croire que des âmes pourraient se distinguer mutuellement par leurs noms est ridicule. S’il en était effectivement ainsi, nous ne pourrions dans notre vie future connaître que ceux qui appartiennent à notre parenté. Les âmes n’ont pas besoin de porter de noms  ; leur perception, disons la connaissance de leur perception est toute intérieure. C’est pour cela que mon père ne voulait pas qu’on s’adressât ainsi à lui ». 228  Ibid., p. 150-151. 229  Ibid., p. 150-151.

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Alors la mère de Guilbert demanda à son mari si ses prières et aumônes lui apportaient quelque soulas. Il trouvait que oui, elle continua donc à l’aider ainsi à gagner le ciel. Se souvenant des pleurs déchirants de l’âme de l’enfant, elle décida d’adopter un petit orphelin. Cela ne plut pas au diable et celui-ci fit faire à l’enfant pendant la nuit un vacarme si infernal que personne ne pouvait fermer l’œil230. Fatiguée mais dévote, la mère de Guibert continua à prier, parce que cela aidait à adoucir la peine et le chagrin d’outre-tombe de son mari. Cette vision et son explication dévoilent bien des émois profonds de l’homme médiéval… et de l’époque ultérieure. La biographie du pape Léon IX, un siècle plus tôt, prouve que les esprits appartenaient au monde des expériences courantes. Des habitants d’une petite ville proche de Rome avaient vu un jour défiler devant eux un long cortège d’esprits. Ils regardaient, figés de peur, mais l’un d’entre eut quand même le courage de demander qui ils étaient ou qu’est-ce qu’ils étaient. « Des âmes pécheresses  », telle fut la réponse, «  qui doivent encore faire pénitence avant de pouvoir entrer au ciel »231. Il s’agissait donc d’âmes de défunts qui n’avaient pas encore trouvé le repos éternel232. Nous connaissons ce genre de groupe itinérant par un certain nombre d’autres textes médiévaux et également par nombre de récits rédigés plus tard. Dans l’interprétation populaire de la foi, le souvenir ne s’en est du reste pas complètement perdu, pour autant que je sache, par exemple dans certaines contrées d’Italie. Bien des mythologies européennes comportent ce groupe d’esprits errants désigné par les expressions « la maisnie Hellequin » ou encore « la chasse sauvage »233. Dans la vita consacrée à Étienne d’Obazine, l’auteur anonyme est également convaincu que des nonnes décédées rendent visite au monastère à leurs anciennes compagnes. Les vivants se mettaient martel en tête à propos de ce qu’est l’au-delà et de la façon d’aider les morts qui s’y trouvent. On ne pouvait en effet pas croire que les âmes après leur mort allassent immédiatement au ciel sans avoir traversé une période de purification et d’épuration. L’auteur en rend compte : « Après leur décès certaines [nonnes] viennent

230  Ibid., p. 156-157. 231  Vie du Pape Léon IX, p. 104-105 : 232  C.  Lebbe, «  In het schemergebied tussen het leven en de dood  » (Dans l’espace crépusculaire entre la vie et la mort) in L. Milis (éd.), De Heidense middeleeuwen (Le moyen âge païen), Bruxelles, Rome, 1991 (2Turnhout, 1992), trad. angl. The Pagan Middle Ages. Woodbridge, Rochester NY, 1998, p. 65-82. 233  On la trouve notamment représentée sur la « Melancholia » de Lucas Cranach l’Ancien, tableau du seizième siècle conservé au Musée d’Unterlinden de Colmar.

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rendre visite aux vivantes et elles leur racontent ce qui leur est arrivé à elles et aux autres. Quand on les questionne sur ce qui peut être utile, elles répondent avec grand soin234 ». Pierre le Vénérable, le savant et sage abbé de Cluny, veut dans son livre consacré à des miracles, souligner sa crédibilité (parfois mise en doute). Pour presque aucun des cinquante miracles qu’il rapporte, il ne négligea de mentionner et d’évaluer sa source. L’un d’entre eux lui a été raconté par un prêtre qui l’avait lui-même vécu. Un chevalier avait été blessé mortellement dans un combat, mais avait encore eu le temps de se confesser. Peu après, l’esprit de ce chevalier apparut non en rêve mais en réalité. Il luttait contre le remords parce qu’il n’avait pas confessé deux péchés235. Il avait un jour agressé des braves gens qui s’étaient réfugiés dans un cimetière – où s’appliquait l’immunité, donc l’inviolabilité -. Le second péché avait consisté en une usurpation de terre et une imposition de redevances illicites. Le chevalier demanda au prêtre de veiller à ce que son frère répare l’injustice. Ce dernier n’en fit rien et peu après l’esprit apparut évidemment de nouveau. Puis viendrait une troisième fois qui serait la bonne236. Pour Pierre le Vénérable, cette bande d’âmes 234  Vie de saint Étienne d’Obazine, p. 104-105 : le texte poursuit : « Elles viennent visiter les sœurs qui leur sont les plus chères et leur demandent quelles interventions elles désirent spécialement de leur part. Elles révèlent la gloire et la félicité de certaines de leurs compagnes en raison de leurs mérites qu’elles ne taisent pas pour encourager celles qui vivent encore. Elles avertissent aussi certaines religieuses auxquelles elles apparaissent de certaines fautes et en corrigent d’autres par leur intermédiaire en révélant ouvertement le secret de leur cœur. La plupart, convaincues par cette révélation, rejettent loin d’elles, en les confessant de leur bouche, des péchés anciens, commis dans le monde et voués à l’oubli dans le fond de leur cœur. C’est ainsi que grâce aux morts, elles échappent à la mort du péché ». 235  Pierre le Vénérable, p. 69-70 ; trad. Torrell & Bouthillier, p. 154 : « Il arriva peu après que je passai à l’heure de midi le long d’un bois. J’entendis soudain derrière mon dos une rumeur comme s’il s’agissait d’une grande armée. Plein d’angoisse, j’allai rapidement me cacher dans le bois voisin. J’étais si bien blotti dans le taillis que je pensais pouvoir voir le groupe qui passait à proximité mais sans être vu moi-même. Tandis que la grande armée dépassait des gens en armes, soudain le chevalier se tenait près de moi. Il était à cheval, tenait son bouclier devant sa poitrine et s’appuyait sur sa lance. Il me regarda, moi qui étais pétrifié de peur. « Ne crains rien, dit-il, je ne suis pas venu pour t’effrayer mais pour demander ta compassion. Je subis de graves tourments à cause de mes péchés et surtout de deux que j’ai oublié de confesser ». » 236  Ibid., p. 71-72 ; trad. Torrell & Bouthillier, p. 157 : « Quelques jours se passèrent et je réfléchissais à ce que j’avais vu. Soudain je vis le défunt se tenir près de moi, pas à cheval mais à pied, pas armé mais sans armure. De frayeur, je perdis presque le sens et m’écriai : « Au nom du Dieu Tout Puissant et de tous les saints, je te conjure, quelque esprit que tu sois, de t’en aller et de cesser de me tourmenter avec ces frayeurs ». Le défunt répondit : « Vu que ma venue provoque ta confusion, sache que tu ne me verras plus désormais sur terre. Dieu veuille que je

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qui ne trouve pas le repos est une évidence sur laquelle il ne s’appesantit pas davantage. Il lui paraît tout aussi évident que de temps en temps des âmes sortent du rang quand elles remarquent sur le bas-côté quelqu’un qui peut plus rapidement leur ouvrir le ciel. Pour ces âmes sans repos qui n’avaient pas encore fait suffisamment pénitence pour pouvoir entrer au ciel, la théologie élabora finalement une autre solution : au treizième siècle, on inventa un espace appelé Purgatoire237. Dans la superstition, la « maisnie » tourmentée survécut toutefois encore bien des siècles, comme nous l’avons déjà fait remarquer. Il s’agit surtout, tant dans l’autobiographie de Guibert de Nogent que dans la biographie de Léon IX, d’esprits mauvais. Ils sont présents à travers tout le texte et nous les rencontrerons plus fréquemment encore par la suite. Ils peuplent les rêves de l’homme chrétien. Ils sont également là dans la « vraie » vie, dans la vie sensible, avec de mauvais desseins, faisant quasiment partie de l’ordinaire. Guibert fut maintes fois en contact avec une expérience aussi traumatisante. « Une nuit, j’étais alité dans l’éclatante clarté d’une lampe. Cela m’apaisait. Et soudain, dans la nuit profonde, monta le brouhaha de nombreuses voix proches, de cris sans paroles… Je crus voir un mort, qui était décédé dans son bain. J’eus peur du fantôme, commençai à appeler, et dès le premier mouvement, je remarquai que la lampe s’était éteinte. Alors je vis tout près, nimbé d’une grande ombre, le diable en propre personne238 ». Guibert était heureusement entraîné à se tirer de ce genre de situations. Que le diable vînt lui rendre visite, en fait l’induire en tentation, certes, il le comprenait. Dieu le punissait parce que dans sa jeunesse il avait commis d’obscènes petits poèmes239. Les apparitions de fantômes et les rêves avaient naturellement encore d’autres fonctions. Ils n’étaient pas uniquement un symptôme du trouble qui tourmentait ces âmes mais parfois plutôt une suggestion de ce qui menaçait d’arriver. Le problème était toutefois de savoir s’ils étaient inspirés par paraisse une troisième fois devant toi pour pouvoir réaliser par toi ce que je n’obtiens pas par l’intermédiaire de mon frère ». » 237  J. Le Goff, La naissance du Purgatoire, Paris, 1981 (éd. électr., 2014.). Cet ouvrage suscita une polémique notamment de la part de A. H. Bredero, « Le Moyen Âge et le Purgatoire », Revue d’histoire ecclésiastique, 78, 1983, p. 429-452, qui situe ses origines plutôt au huitième siècle. 238  Guibert de Nogent, p. 116-119. 239  Ibid., p. 136-137 : « Il était arrivé que par mon ardente sottise, je me laissai aller à utiliser des mots passablement obscènes. J’écrivais de petits poèmes peu réfléchis et sans mesure, ils manquaient en fait totalement de décence ».

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le Créateur ou par les anges déchus, car ces derniers étaient en quête de mortels à égarer. Découvrir la signification d’un songe n’était pas chose facile car leur interprétation présentait toujours le risque que le diable fourvoie l’être humain. Lorsque Guibert écrivait de petits poèmes égrillards, il avait déjà eu un songe et avait échangé avec son précepteur sur sa signification. Et plus tard, un intendant de la maison de sa mère – elle était alors déjà veuve depuis un certain temps – eut un songe. Il l’y voyait se remarier et l’on fêtait les noces. Mais « elle n’avait pas besoin d’un interprète240. » Elle savait bien tout ce que ce songe signifiait, à savoir qu’elle ne voulait plus que devenir l’épouse de Dieu. Il est très frappant que l’on raconte aussi ces songes à la ronde, pas comme un simple fait divers mais comme la chose la plus sérieuse du monde. Ces songes restent également gravés dans la mémoire. Lors du rêve sur le futur remariage de sa mère, Guibert avait environ douze ans ; quand il coucha le récit par écrit, il était un jeune sexagénaire. Lui-même se souvenait d’ailleurs parfaitement d’un rêve de son enfance. « Je me souviens toujours qu’enfant j’aspirais à revêtir la coule et comment je rêvai une nuit que je me trouvais dans une église. Deux diables m’emportèrent jusqu’au faîte, mais prirent alors la fuite et m’abandonnèrent indemne dans l’enceinte de l’édifice241 ». La Mère de Dieu était venue à son aide malgré son incorrigible peccabilité. La vocation spirituelle qui lui avait été inculquée par sa propre mère, avait, par l’intervention de Marie, reçu un cachet céleste. La Sainte Vierge intervenait beaucoup. C’est ainsi que le diable, non pas en songe mais dans toute sa laideur physique, était venu importuner sa mère. Elle était couchée, recroquevillée dans son lit, et le diable vint se coucher sur elle, l’écrasant presque, mais un bon esprit, un ange, veillait au bord du lit et invoqua Marie242. On devine d’emblée l’issue heureuse. L’ange tombe sur le diable, lequel, après un bruyant combat, a le dessous. L’épisode concerne

240  Ibid., p. 98-99. 241  Ibid., p. 130-131. 242  Ibid., p. 90-91. « Le diable qui a l’habitude d’agresser des gens tristes, eh oui ! cet Ennemi s’étendit sur la femme qui était éveillée. Il l’écrasa de toute sa masse si bien qu’elle faillit succomber. Elle ne pouvait qu’implorer l’aide de Dieu, étant sans voix mais libre d’esprit. Et voyez, au bord du lit se tenait un esprit, très certainement un bon esprit, qui d’une voix affectueuse et claire commença à crier ‘Sainte Marie, à l’aide.’ »

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naturellement un «  incube  », un esprit mauvais – qui prenait parfois la forme d’un cheval – lequel « saillissait » les femmes dans leur sommeil243. Les exemples de songes en relation avec la réalité abondent, révélant le dilemme qui obsédait les gens du douzième siècle, même les intellectuels : les songes existent, mais qui dit qu’ils sont de Dieu et non du diable. La manière dont ces « signes » engendraient la confusion, et étaient éprouvés comme posant problème même dans l’administration de la justice et la jurisprudence, a déjà été abordée ci-dessus. La croyance dans les visions et les songes faisait partie de la réalité médiévale, mais cela n’empêchait pas des auteurs de vouloir se couvrir contre les criticailleurs. Ils ne savaient eux-mêmes pas très bien comment aborder ces représentations. Giraldus Cambrensis, alias Gérald de Galles ou encore Giraud de Barry, en est un bon exemple. Il était né vers 1150 en Galles du sud d’un père chevalier normand et d’un mère princesse galloise. Lui-même était un savant qui, par son arrière-plan multiculturel et sa familiarité avec plusieurs langues, avait quelques longueurs d’avance sur la plupart de ses contemporains. Il avait notamment étudié à Paris, au Mont-Sainte-Geneviève, d’où naîtrait au treizième siècle la Sorbonne. Son autobiographie De rebus a se gestis (littéralement : Au sujet des actions faites par lui-même ) le présente comme un personnage aigri qui s’estimait toujours victime d’injustice. Dans cette œuvre, les songes jouent également un rôle et lui aussi se demande si les songes sont une tromperie ou pas. En effet n’est-il pas un intellectuel des environs de 1200, période qui voyait naître le rationalisme  ? Que dit-il  ? «  Même si nos anciens philosophes et les théologiens affirment que les songes sont vides de sens et qu’on n’a pas à s’en soucier, on ne doit pourtant pas douter qu’une certaine force prémonitoire en émane244 ». Cela lui met le pied à l’étrier pour confronter croyance et incroyance. Les trente et une visions qu’il sélectionne tendent toutes à prouver qu’il a parfaitement raison de s’estimer injustement frustré d’un siège épiscopal : des visions oniriques d’une nonne, d’un prêtre, d’un

243  Le mot italien « incubo » et le mot « mare » (spectre) dans plusieurs langues, surtout germaniques, rappellent cette croyance. Pensons à l’anglais «  nightmare  » et au français «  cauchemar  », tandis que le néerlandais «  nachtmerrie  » – jument de nuit – confond « mare » et « merrie ». 244  Giraldi Cambrensis Opera, p.  156-157  : «  Il ne faut pas trop se remémorer visions et songes ni s’en tracasser outre mesure, mais il ne faut pas non plus désormais les mépriser comme étant sans valeur ni signification. Que certains éléments des rumeurs et des songes doivent être crus et d’autres non sonne comme un lieu commun ».

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chevalier, d’un chapelain, d’un chanoine etc., aucune ne laissait le moindre doute à ce sujet. Une étoile inhabituelle, un ours, un monstre, des loups : tous peuplaient les songes en preuve de la conviction, de la déception et de l’indignation de Giraldus. Quand Giraldus jette un regard rétrospectif sur son passé, également hors du contexte du songe, il trouve qu’il va de soi qu’il soit un jour parvenu à être ecclésiastique. Bambin, à quoi jouait-il ? « Mes frères construisaient en sable, comme le font les enfants de cet âge, des châteaux, des forts et des palais… Moi, je m’appliquais à construire des églises et des monastères. Père se tenait là, plein d’admiration, à regarder, il estimait que c’était un présage et il décida que j’étudierais les lettres et les arts libéraux. Il avait coutume de m’appeler avec un rire approbateur ‘son évêque’245 ». Mais cette « prémonition », hélas pour lui, ne se réalisa pas. 3. Donner un petit coup de main au Mauvais Œil Tantôt, quand nous traitions de fantômes et de songes, nous puisions beaucoup dans l’autobiographie de Guibert de Nogent. Outre aux esprits hanteurs et aux incarnations démoniaques, cet abbé érudit – qui n’avait rien d’un naïf – s’intéressait beaucoup à l’envoûtement et à la sorcellerie. Cela faisait partie du vécu quotidien de chacun et donc également du sien. Dans sa propre préhistoire, la sorcellerie avait du reste joué un rôle important. Elle avait longtemps empêché ses parents, nous l’avons déjà vu (chap. III, 2) d’avoir des relations sexuelles. Naturellement, la sorcellerie était associée à pratiquement tout ce qui constituait la mauvaiseté de l’homme. Elle essayait d’avoir prise sur ce qui devait arriver, ce qui équivalait à contraindre Dieu à céder quelque chose de l’avenir… chose interdite, à coup sûr, par la théologie. Dans la sorcellerie survivaient des pratiques des anciens temps païens. Il n’empêche que des chrétiens, également de bons chrétiens, étaient convaincus que l’avenir pouvait être déduit de la position des étoiles et des planètes. Ils ne distinguaient pas l’astrologie de l’astronomie. Mais les païens et les chrétiens n’étaient pas les seuls à avoir affaire à la sorcellerie, les Juifs s’en occupaient aussi. Un moine qui « depuis sa prime enfance avait grandi dans un célèbre monastère où il se consacrait à la science de la grammaire » - par quoi Guibert signale que ce n’était pas le premier venu – était malade. Un médecin juif qui « possédait 245  Ibid., p. 21-22.

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Un astronome scrute l’horizon avec son quadrant. Florence, campanile de la cathédrale Santa Maria dei Fiori, représentation d’une série de métiers (ici ‘l’arte dell’astronomia’) (quatorzième siècle, attribuée à Andrea Pisano. Copie in situ). Photo: G. Proost.

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En Irlande, des tumuli et des fortifications préhistoriques furent considérés comme « des collines à elfes », d’où ces êtres souterrains s’échappaient lors de la fête d’Halloween. Ici celui de Knowth (co. Meath). Photo L. Milis.

Autun (Bourgogne), Musée Rolin, bas-relief du douzième siècle provenant de la cathédrale Saint-Lazare d’Autun. Ève, ‘nue et sans honte’, cueille la pomme de l'arbre de la connaissance du bien et du mal (Gen. 3,6.) Photo L. Milis.

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Scène de la Tapisserie de Bayeux où les gens pointent le doigt vers une comète. Celleci annonce ce qui arrivera peu après : la bataille de Hastings qui amènera Guillaume le Conquérant au pouvoir en Angleterre. Bayeux, Musée de la Tapisserie.

l’art de la sorcellerie » pouvait le mettre en contact avec le diable qui l’initierait à la magie. La condition du diable était naturellement que le religieux abjurât sa foi et lui fît une offrande. « Qu’est-ce que ça doit être ? – Le plus exquis qu’on puisse trouver dans un homme ! – Quoi donc ? – Tu dois offrir ton sperme en libation ; quand tu l’auras répandu pour moi, tu pourras goûter à ce à quoi ont droit les sacrificateurs246 ». Guibert en est outré. Le moine cède à la demande du diable et en même temps qu’il offre son sperme, il abjure sa religion. Le voilà vraiment fourvoyé. Il fricote avec une nonne et,

246  Guibert de Nogent, p. 202-207.

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à un certain moment, ils manquent de se faire prendre sur le fait. Heureusement, notre moine possède la magie et il transforme sa petite amie en gros mâtin qui peut se sauver sous ce travestissement. Ce qui se passe ensuite ne nous intéresse pas, mais nous retenons que, dans la vision de Guibert, les Juifs et le diable s’entendent comme larrons en foire pour précipiter même des moines dans la damnation. Et la transformation magique en énormes mâtins, on y croit toujours en Italie centrale… « bien qu’on en entende moins parler ces derniers temps247 ». La leçon à retenir est qu’il vaut mieux ne pas apprendre à pratiquer la sorcellerie, car elle vous mène fatalement entre les mains du Prince des Ténèbres. Dans d’autres passages de son autobiographie, Guibert associe également les juifs à des pratiques magiques. Cela montre à quel point les gens, du haut en bas de l’échelle sociale, étaient convaincus de la puissance de la magie. C’est ainsi qu’il note qu’un comte de Soissons, qui, au grand scandale de Guibert, vivait à la juive, fut frappé d’un mal mortel alors qu’il commettait l’adultère. Il demanda à un ecclésiastique qui venait de lui expliquer le mystère de la Résurrection d’examiner son urine248. Il décéda peu après, car c’est ce qu’exige le genre littéraire pratiqué par Guibert. Cet exemple montre que des ecclésiastiques se révélaient être des examinateurs d’urine et reprenaient ainsi le rôle qu’avait joué le prêtre-sorcier-haruspice dans les anciennes religions païennes249. Salimbene de Adam – nous avons déjà rencontré ce personnage du treizième siècle (chap. II, 1, e) – est, à en juger par son discours, un auteur moderne qui se situe plus près de la vie trépidante d’une ville italienne que de la tradition statique des vieux ordres monastiques. Il avait manifestement été éduqué dans les techniques de pensée de son temps… ce qui représentait

247  C’est du moins la remarque que me fit spontanément une femme (d’environ 70 ans maintenant), sans connaître le contexte de ma question, quand je l’interrogeai à ce sujet. La remarque «  maintenant moins qu’auparavant  » se rencontre aussi chez des érudits médiévaux : Pierre le Vénérable, p. 3 ; trad. Torrell & Bouthillier, p. 69 : « Je m’irrite souvent du fait que ces miracles qui ont lieu de notre temps en différents endroits, maintenant il est vrai moins qu’avant, se perdent dans un oubli stérile. Personne ne prend en effet l’initiative de noter ce qui s’est passé et de servir ainsi à l’édification du lecteur ». 248  Guibert de Nogent, p. 426-427. 249  Decretum Gratiani, p. II, causa XXVI, q. v., cap. IV prescrit que des ecclésiastiques qui vivent en magiciens, sorciers ou fabricants d’amulettes soient mis au ban de l’Église. – Il y a une vingtaine d’années, le programme écologique « Linea verde » (de l’émetteur italien Rai Uno) montrait encore un homme qui – à l’imitation des Étrusques – se livrait à l’examen des entrailles pour prédire l’avenir.

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un bond en avant en comparaison du douzième siècle et donc des conceptions du Guibert de tantôt. Pourtant lui aussi restait persuadé de la valeur des prédictions et de la puissance prédictive de toutes sortes de signes. Naturellement une prédiction ne peut être indépendante de Dieu, semble penser Salimbene, mais était-ce Lui qui donnait une indication à la personne qui prédisait ou était-ce ce prédicteur qui forçait pour ainsi dire Dieu à lui céder quelque chose de l’avenir  ? Théologiquement la seconde supposition était exclue, mais les contemporains n’en étaient pas si assurés. C’est qu’on pouvait quand même apprendre la magie ! Même le pape Innocent III, l’un des plus grands princes médiévaux de l’Église, qui convoqua en 1215 le concile le plus novateur de cette période – le Quatrième Concile du Latran – eut, selon Salimbene, contact avec elle. Un étudiant qui s’était perfectionné en magie noire à Tolède avait promis à Innocent de ramener à la vie un archevêque décédé, ce qui se produit. Le pape s’entretient avec l’archevêque et apprend que, du fait de sa vanité, il est tourmenté dans l’au-delà250. Le nécromant – car il est bien question d’évoquer des morts afin de connaître ainsi l’avenir – est naturellement convaincu de ses propres artifices… et le pape l’est aussi puisqu’il a accepté la proposition. On reste seulement dans l’incertitude si l’« image » qui a disparu, visio ici en latin, suggère ou bien que le pape aurait tout vu en rêve, ou bien qu’il aurait été transporté par l’apprenti sorcier dans une illusion onirique.

250  Salimbene de Adam, p.  47-48  : «  Un beau jour que [le pape] prêchait au peuple, il remarqua un étudiant qui riait de ses paroles. Le sermon terminé, le pape le prit à part dans sa chambre et demanda pourquoi il avait ri de ces paroles divines qui servaient quand même à sauver des âmes. L’étudiant répondit que les mots qu’il prononçait n’étaient que des mots. Lui-même pouvait montrer des faits, comme réveiller les morts et commander aux diables. Le pape comprit alors que c’était un nigromanticus [= adepte de la magie noire] qui avait étudié à Tolède. L’étudiant lui demanda s’il devait évoquer pour lui tel ou tel ami décédé, avec lequel il pourrait avoir une conversation intime et s’enquérir de l’état de son âme. Ils choisirent un coin isolé et secret de Rome. Le pape y arriva comme par hasard au cours de sa promenade et il ordonna à sa suite de s’éloigner un peu et d’attendre qu’il revînt. La suite pensa qu’il devait satisfaire un besoin naturel et fit ce qu’on lui demandait. Le [sorcier] évoqua pour lui un archevêque, avec toute la pompe et la vaine gloire avec laquelle celui-ci avait coutume de venir à la curie… Lorsque le nigromanticus lui demanda où il allait, il répondit qu’il se rendait chez son ami le pape Innocent qui voulait le voir. Sur ce l’étudiant dit : ‘Voici ton ami Innocent et il veut savoir comment tu vas.’ A quoi l’archevêque répondit : ‘Mal, car je suis condamné pour la pompe et la vaine gloire et les autres péchés que j’ai commis. Je n’ai pas fait pénitence si bien que je suis livré aux démons et à ceux qui sont descendus en enfer.’ Alors la conversation se termina, l’image disparut et le pape regagna sa compagnie ».

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Un ecclésiastique de haut rang, un étudiant et la ville de Tolède ne figurent pas que dans cet exemple. À un autre endroit de sa chronique, à l’année 1250, Salimbene évoque un autre cas qui s’était également déroulé dans cette ville espagnole251. Ici aussi étaient manifestes le pouvoir de prédire et la constatation que la nécromancie y était une discipline académique. Pourquoi précisément Tolède ? La ville avait été des siècles durant un creuset de cultures : la civilisation romaine y fut suivie par la germano-wisigothique à laquelle succéda l’islamique mâtinée de singularités berbères et arabes ; il y avait une forte présence juive, et en 1085 la ville était à nouveau tombée aux mains des chrétiens. Le mélange intellectuel et culturel se nourrissait d’un intense travail de traduction en latin, en grec, en arabe et en hébreu. Dans la tradition locale des juifs, des textes ésotériques et leur interprétation, la kaballa avec ses signes incompréhensibles, jouaient un rôle important. À l’interface des trois religions monothéistes, une vivace survivance s’avérait garantie au contrôle prémonitoire de l’avenir. Les forces obscures du monde d’en bas pouvaient également émerger d’une autre façon à la surface. Les textes les appellent souvent « nœud de vipères  » et elles suscitent une peur atavique qui n’a toujours pas disparu chez nous. Lambert d’Ardres évoque ainsi un ermite qui déménagea à cause «  de l’horreur de la vermine, grenouilles, crapauds, lézards et autres vers impurs  » qui peuplaient la solitude autour de son ermitage252. L’homme médiéval éprouvait une profonde répulsion pour cette sorte de faune. C’est ainsi qu’avait vécu un jour dans les parages de Beauvais un fermier qui haïssait cordialement son curé. Ayant débité un crapaud, il en avait glissé les morceaux dans l’ampoule où l’on conservait le vin de messe. Ici aussi la suite se devine. Le curé boit de cette mixture, tombe gravement malade et vomit tout. Ce n’est pas seulement de la nourriture et de la boisson qu’il expulse mais toute une nichée de crapauds. Il n’existe qu’un seul remède efficace : un autre breuvage, avec lequel Dieu et ses saints accourent à l’aide. « Si l’on veut vomir tout ce que l’on a avalé de nocif, qu’on demande d’apporter un peu de poussière de sur la tombe de saint Marcel, évêque de Paris. On en dissout un peu dans de l’eau et on guérit sur le champ253. » Des breuvages sont ainsi un antidote à d’autres breuvages, la sainteté une défense contre la magie noire. Il s’agit donc d’un cas d’ensorcellement magique, associé à la 251  Ibid., p. 594-595. 252  Lambert d’Ardres, p. 612, c. 106. 253  Guibert de Nogent, p.  440-443. – Dans un film Le quattro volte de Michelangelo Frammartino (2010), une telle pratique est présentée comme un rituel actuel – fût-ce vieilli.

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réputation des crapauds d’être des êtres venimeux et de mauvais augure, issus du monde infernal. Pour certains chefs d’État à travers le monde, sorciers et astrologues sont toujours un soutien et un réconfort, voire des conseillers écoutés. Il est frappant que, même dans les milieux ecclésiastiques, on s’enquière de signes annonciateurs. Lors de la consécration de prélats, on veut savoir quel sera leur destin. Au cours de la cérémonie, on ouvre l’évangéliaire. On observe où le regard du consacré – évêque ou abbé – se porte en premier. Ce verset de la Bible est un signe pour l’avenir. Lorsque Guibert devint luimême abbé, son œil tomba sur un verset de Luc (XI, 34) : « Ton œil est la lampe du corps254 ». Sérieux coup de chance : c’était bien plus favorable que ce qui adviendrait à deux évêques de Laon. L’un jeta les yeux sur un verset de mauvais augure du même évangéliste (II, 35) : « Et à toi-même une épée te transpercera l’âme » et il mourut dans un soulèvement de ses citadins255. Pour l’autre, ce fut pis encore : il tomba sur une page blanche256. Pour lui, on pouvait donc rien prédire et – comment aurait-il pu en être autrement ? – il décéda peu après. Dans le latin de Guibert, cette prédiction est désignée par les termes « auspicium » ou « pro(g)nosticum ». Nous, nous parlons ici de bibliomancie. Prédire était apparemment possible et licite à condition que la Bible, donc Dieu, y fût associée. Mais le contemporain était confronté au dilemme : quand était-ce Dieu et non le diable qui envoyait visions et signes. Pour l’archevêque de Worms, Burchard, qui rédigea vers 1000 un ample pénitentiel énumérant tous les péchés avec la pénitence afférente, prédire le destin en ouvrant des livres était tout à fait inadmissible257. Il n’empêche qu’au douzième siècle encore, lorsqu’un autre juriste autorisé, Gratien, codifia le droit canon, prédire et exercer la voyance continuaient à poser des problèmes contre lesquels il se devait réagir de façon circonstanciée. Cette insistance sur la divination révélait une réalité vivante et inextirpable. Pour sa définition des diseurs de bonne aventure, Gratien s’appuie sur ce que l’évêque Isidore de Séville en avait fait au septième siècle. Ce dernier était l’auteur des « Etymologiae », encyclopédie basée sur ce qu’il restait en

254  Ibid., p. 236-237. 255  Ibid., p. 292-293 et 396-397. 256  Ibid., p. 394-395. 257  Corrector Burchardi, c. LVIII, éd. F.  W.  H. Wasserschleben, Die Bußordnungen der abendländischen Kirche, Halle, 1851 (rééd. Graz, 1958), p.  644 (http://reader.digitalesammlungen.de/de/fs1/object/goToPage/bsb10801052.html ?pageNo = 480.)

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Espagne, peu avant la conquête islamique, de connaissances antiques. « Sont diseurs de bonne aventure – selon Isidore – ceux qui, au nom d’une religion inventée, exercent le don de voyance en utilisant ce qu’on appelle ‘sortes sanctorum’ (tablettes des saints), ou qui prédisent l’avenir en consultant quelque écrit que ce soit258 ». Des exemples et des auteurs autorisés disent qu’interpréter des tablettes n’est pas un péché, ainsi raisonne Gratien, mais il ne faut pas les croire. Il cite du reste le grand théologien saint Augustin qui avait écrit vers 400 que « Ceux qui prédisent la destinée à partir du texte de l’Évangile, font mieux en cela que d’aller prendre conseil du diable. Pourtant cette coutume ne me plaît pas259 ».

258  Isidore de Séville, Etymologiarum sive originum libri XX, liber VIII, c. IX, § 28 (http:// www.thelatinlibrary.com/isidore.html.) – Decretum Gratiani, p. II, causa XXVI, q. 1 traite des « tablettes des saints ou apôtres ». Il s’agissait ici d’une pratique païenne pour prédire l’avenir en tirant des « tablettes » (petits papiers ou bâtonnets ?) et de ne plus attribuer ce pouvoir à des esprits mais aux saints. Entre autres, un texte de loi de 742 traite plus à fond de la pratique et de ce qu’elle comporte (A.  Boretius & V.  Krause (éd.), Capitularia regum Francorum. Hannovre, 1883. I, p.  25. (Monumenta Germaniae Historica. Leges. Capitularia regum Francorum. I) (http://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k952388/f. 37.item.r = Capitularia% 20regum%20francorum.zoom.) 259  Decretum Gratiani, p. II, causa XXVI, q. II., cap. III. – Gratien reprend ib., cap. VI un long fragment du livre de saint Augustin La doctrine chrétienne. De doctrina christiana, lib. 2, c. 19-23, éd. et trad. Moreau, p. 182-187 et 190-193 : « [XIX-29] … Ce qui concerne les choses que les gens ont instituées … a pour une part bel et bien à faire avec de la superstition, pour une part non. [XX-30] Du domaine de la superstition est tout ce qui a été institué par les hommes en vue de la fabrication et du culte des idoles, ou bien afin d’honorer comme dieu la création ou une partie de celle-ci, ou bien afin de discuter et de s’accorder sur des systèmes de signes faits et convenus avec des démons. En sont un exemple les pratiques magiques, auxquelles les poètes préfèrent s’adonner plutôt que de les enseigner. Appartiennent à cette catégorie, mais alors avec une vanité presque plus brutale encore, les livres des haruspices et augures [= prêtres païens – diseurs de bonne aventure]. À ce type appartiennent aussi toutes les ‘combinaisons’ et remèdes qui sont aussi condamnés par la science médicale : formules magiques ou certaines marques qu’ils appellent ‘caractères’, ou le fait de suspendre et de lier toutes sortes de choses, ou même une espèce de mouvements de danse. Il ne s’agit pas en ce cas de mettre le corps en harmonie mais d’une sorte de signalements, cachés ou bien évidents, qu’ils appellent par euphémisme fysica – par cette appellation, ils semblent ne pas vous impliquer dans la superstition mais naturellement offrir un profit. En sont des exemples les boucles dans le lobe de telle ou telle oreille ou des bagues d’os d’autruche aux doigts, ou, quand vous avez le hoquet, l’avis de tenir votre pouce droit avec votre main gauche.[31] S’y ajoutent des milliers de règles absurdes, pour le cas ou une partie du corps sursaute, ou quand une pierre, un chien ou un enfant déboule entre des amis qui sont en train de se promener côte à côte … taper du pied sur le seuil quand vous passez le long de votre maison, retourner au lit quand vous éternuez en mettant vos chaussures, rentrer à la maison quand vous butez en sortant,

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Nous ne pouvons nous appesantir sur tout ce que Gratien écrit sur la divination et sur la manière dont il l’associe à la culpabilité ou à l’innocence. Il est évident toutefois qu’il établit une différence entre un tirage de tablette passablement innocent et la consultation de diseurs de bonne aventure. « Qui tient compte de devins, d’haruspices, de sorciers et d’utilisateurs d’amulettes, doit être mis au ban de l’Église260  ». Mais on ne peut déceler dans ses déclarations une ligne de conduite bien définie. En effet, avec son Decretum, Gratien lui-même ne réussit pas à dépasser le catalogue d’une foule de contradictions qui avaient proliféré au cours des siècles entre les affirmations de la Bible, des théologiens, des papes et des conciles. Au treizième siècle, dans le sillage de son prédécesseur Pierre Lombard, cela ne posait manifestement plus de problèmes au plus grand théologien du Moyen Âge, le dominicain Thomas d’Aquin. D’une façon très rationnelle, après avoir récapitulé les pros et les contras, il marqua du sceau de l’illicite, de l’interdit et par suite du peccamineux tout ce qui avait à voir avec la divination, la prédiction et la superstition. Seulement il s’avère que, dans leur comportement quotidien, les chrétiens ne respectaient pas ces préceptes. Il avait beau dire que « le vol ou le piaillement des oiseaux ou d’autres observations de ce genre ne peuvent être la cause d’événements futurs et ne peuvent donc non plus rien prédire »,

quand les souris grignotent un habit, avoir davantage de crainte d’un mal futur que vous ne ressentez que de peine pour le dommage réel … [XXI-32] Ne font pas exception à ce type de superstition ceux qui s’appelaient jadis ‘genethliaci’ [faiseurs d’horoscope à la naissance] du fait de leur étude des jours de naissance ; actuellement, on les appelle partout ‘mathematici’ [analyseurs de nombres = astrologues]. Bien qu’ils examinent les constellations effectives à la naissance de quelqu’un et parfois les découvrent en effet, ils font quand même grandement erreur parce qu’ils essaient à partir de là de prédire nos actions ou leurs conséquences : à des gens ignorants, ils vendent un lamentable esclavage … [XXIII-35] Cette sorte de fornication de l’âme, l’Écriture pour notre salut ne l’a pas tue et elle n’en a pas davantage terrifié l’âme avec l’affirmation qu’on ne doit pas rechercher de telles choses parce que les experts en question racontent des sornettes. Non, elle dit même ‘s’ils vous le disent et que cela se réalise, ne leur faites pas confiance’. Car le fait que l’ombre de Samuel mort annonçait par avance la vérité au roi Saül ne signifie pas qu’un tel sacrilège, par lequel cette ombre est évoquée, ne doit pas être abhorrée. Le fait que dans les Actes des apôtres une femme ventriloque prononçât un témoignage véritable aux apôtres du Seigneur, n’incita pas l’apôtre Paul à épargner cet esprit. Au contraire, il purifia la femme en punissant et en chassant ce démon. [36] Tous les spécialistes de ce type d’idolâtrie, insignifiants ou nuisibles, et les conventions qui sont faites dans une amitié douteuse et trompeuse à partir d’une sorte de désastreuse alliance de gens et de démons, un chrétien doit les rejeter et les éviter radicalement ». 260  Decretum Gratiani, p. II, causa XXVI, q. V., cap. I.

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c’était peine perdue261. Les chrétiens continuaient tout bonnement à scruter le firmament. La pratique de la magie était nettement corrélée à la féminité et même dans les milieux les plus éminents, ces pratiques étaient en usage. Suger, abbé de Saint-Denis était un personnage d’une honnête rationalité. Dans la biographie qu’il consacre au roi Louis VI, il arrive qu’on parle de diables et de situations surnaturelles, c’est un fait, mais mettre à tout bout de champ en scène des esprits mauvais n’était pas son genre. Pourtant il est convaincu que des femmes disposent à n’en pas douter de dons de sorcellerie. C’est ainsi qu’il consacre un long exposé à Bertrade, ex-comtesse d’Anjou, qui quelques années après son mariage – nous sommes en 1092 – avait été enlevée par le roi de France Philippe Ier, lequel s’abandonnait à la passion et à la sensualité. Elle aussi, bien qu’elle fût «  une charmante femme qui savait ce qu’elle voulait », « était parfaitement rompue aux sortilèges si particuliers aux femmes ». Tous deux mettaient tout leur cœur à faire tort à leur époux ou épouse et ils voulaient les fouler aux pieds. Elle avait tellement ramolli son premier mari, le comte d’Anjou, qu’il la vénérait comme sa maîtresse, bien qu’elle l’eût complètement banni du lit conjugal. Il s’asseyait souvent sur son tabouret de pieds et se pliait entièrement à sa volonté262. Qu’il fût question ici de domination sexuelle féminine est fort possible, mais le contemporain l’associait à coup sûr à la sorcellerie. Le terme « sortilèges » de la citation peut aussi être rendu par « sorcelleries ». Nous avons l’impression qu’au sein de couples mariés il arrivait parfois qu’on recourût davantage à la sorcellerie et cela surtout en cas de difficulté. Cela semble aussi être le cas, à la fin du onzième siècle, chez sainte Godelieve. Nous l’avons déjà évoquée (chap. II, 1, b). Dès la célébration du mariage de cette sympathique demoiselle, tout tourne mal. L’époux Bertolf de Gistel ne se présente pas et plus tard il n’est pas davantage question de partager la même couche. La belle-mère traite même Godelieve de noire corneille, ce qui ne visait pas seulement sa chevelure d’un noir de jais. Les corneilles symbolisent la nuit, la magie, les pratiques diaboliques, bref les compagnes et les forces des ténèbres. Son fils se marie donc peut-être avec une sorcière. Et quoique, pour le biographe de Godelieve, ses cheveux noirs et sa peau blanche fussent « une parure pour la femme » et 261  Divi Thomae Aquinatis … Summa Theologica, II, 2. Rome, 1894, p. 681, trad. Thomas d’Aquin, Somme théologique, 2. Paris, 1997. Toute la pars II, 2, quaestio 95, art. 1-8, p. 671-684 traite de cette problématique. 262  Suger, p. 122-125 et 82-83 ; Bur, p. 99 et 81.

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que « sa silhouette fût belle à voir », l’échec du mariage pouvait parfaitement être imputable à une culpabilité et à un sortilège263. L’examen de son squelette, il y a quelques décennies, suggère que Godelieve boitait. Or les défauts physiques dénotaient justement une relation sexuelle peccamineuse, même si le péché avait été commis par une génération précédente264. Lorsque son mari Bertolf propose plus tard par ruse d’engager enfin le mariage sur la bonne voie, il fait appel à une « femme qui se vante de pouvoir nous unir dans un amour profond et durable, comme il n’existe nulle part au monde de couple265 ». Cette femme n’est naturellement pas une conseillère matrimoniale, c’est la sorcellerie qui sera son remède ! Godelieve réagit avec méfiance à la proposition. L’auteur de l’hagiographie élude lui aussi tout commentaire explicite. Faire appel à une telle femme, il se contente d’appeler cela « des frivolités » « qui ne valent pas la peine d’être consignées’266. » Pourquoi cette opinion ? Parce qu’il ne croit pas lui-même à un dénouement positif (il sait naturellement que les choses tourneront tout autrement) ? Ou bien parce qu’il ne veut pas évoquer de forces magiques en écrivant à leur sujet ? Ou encore, parce qu’il ne veut pas gâcher de mots à évoquer ce qui ne tend pas à l’honneur de Dieu ? Pour Godelieve la ruse fut un traquenard : elle fut étranglée et jetée dans un puits, lequel continue jusqu’à nos jours à attirer des pèlerins. Nous avons déjà abondamment puisé dans le journal que le clerc Galbert de Bruges tint au sujet des événements qui firent suite en Flandre au meurtre du comte Charles le Bon.  Louis VI de France s’impliqua sans tarder dans la succession en instituant un nouveau comte, conformément au droit féodal, car Charles était mort sans héritier direct. Dans le comté, des groupes d’intérêt – plus précisément la noblesse et les grandes villes – n’avaient guère apprécié cette procédure et n’avaient pas reconnu ou seulement avec peine le nouveau comte, Guillaume Cliton. Deux autres candidats s’étaient également présentés, ce qui déclencha manœuvres militaires et querelles politiques. Les trois seigneurs s’intitulèrent comte, si bien que toute la population demeurait dans l’incertitude sur l’identité du « comte véritable ». Galbert, notre auteur, est lui aussi aux prises avec le problème de la légitimité. Mais il est convaincu que Dieu dispose de tout – « Dieu le veut », c’est quand 263  Drogo de Bergues-Saint-Winnoc, p. 42-43. 264  Ibid., p. 78 (Note sur l’examen des ossements de sainte Godelieve effectué à l’université de Louvain). 265  Ibid., p. 60-61. 266  Ibid., p. 62-63.

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même ce que proclamait aussi à l’époque la rhétorique des croisades. On pratiqua à cœur joie sorcellerie et prédictions. C’est ainsi que Galbert rapporte que le candidat Thierry se rendit à Lille. Une sorcière vint à sa rencontre et l’aspergea d’eau. Cela le fit vomir et « ses chevaliers étaient fort inquiets à son sujet ; ils se saisirent de la sorcière et la déposèrent, mains et pieds liés, sur une balle de paille. Ils y mirent le feu et la brûlèrent267 ». Galbert croyaitil lui-même aux sorcières, ici cela importe peu, bien que des historiens en disputent268. Mais il est clair que, dans le milieu des chevaliers, on ne doutait pas du pouvoir magique et que cette méchante sorcière dût être réduite en cendre par l’action purificatrice du feu. Et si la noblesse y croit, pourquoi les citadins ne suivraient-ils pas son exemple : deux semaines après la première, une deuxième sorcière connaît également une triste fin. Les Gantois lui arrachèrent les entrailles et promenèrent son estomac à travers la ville269. Dans des conjonctures militaires, la consultation de diseurs de bonne aventure s’imposait. Donnons à nouveau la parole à Salimbene, qui traite de la situation à Modène. « Les habitants de Modène avaient à leur service, comme astrologue et devin, quelqu’un de Brescia. Chaque jour, il recevait dix grands deniers d’argent et la nuit trois grandes bougies génoises faites de la meilleure cire. Et il prédit que s’ils faisaient une sortie un mardi, ils remporteraient la victoire. Les gens de Modène lui répondirent : ‘Nous ne voulons pas livrer bataille à nos ennemis un lundi ou un mardi, car ces deux jours-là nous avons [une fois] été battus par eux. Choisis-nous un autre jour et si cette fois nous ne remportons pas la victoire que tu promets, malheur à toi ; nous

267  Galbert de Bruges, p. 155, trad. Gengoux, p. 226. 268  J. Dhondt, « Une mentalité du douzième siècle : Galbert de Bruges », Revue du Nord, XXXIX, 1957, p. 101-109 (réimprimé dans Mensen en machten. De belangrijkste studies van Jan Dhondt over de geschiedenis van de 19e en 20e eeuw, Gent, 1976, p.  127-139.)  : il voit Galbert tiraillé entre la croyance en la magie d’une part et la montée du rationalisme et de l’individualisme d’autre part. A.  Demyttenaere, Middeleeuwse cultuur. Verscheidenheid, spanning en verandering, Hilversum, 1994, p. 121-122 et R. Van Caenegem, « Historische inleiding  : de Vlaamse crisis van 1127-1128  », in R.  van Caenegem, A.  Demyttenaere, L. Devliegher, De moord op Karel de Goede door Galbert van Brugge, Louvain, 1999, p. 65 soulignent l’attitude critique et rationnelle, d’après les normes de l’époque, de Galbert et, dans les mentions de pratiques magiques, ils voient surtout moquerie et sarcasme. Notre point de départ est différent : nous ne souhaitons pas tant décrire la mentalité de Galbert que celle du « contemporain ». Moquerie et sarcasme ne sont en effet possibles que si d’autres y croient réellement. 269  Galbert de Bruges, p. 156, trad. Gengoux, p. 228.

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c­ rèverons l’œil qui te reste.’ Car il était borgne270. » La ville avait donc un devin en service permanent, lequel exerçait un métier vraiment risqué. L’évêque de Parme lui non plus n’hésita pas dans ces années-là à consulter un devin. Ce dernier pouvait prédire ce qui menaçait entre villes voisines et quelle serait la succession des papes. A vrai dire, chez lui tout tenait au fait «  qu’il avait un esprit illuminé qui lui permettait de comprendre les déclarations de Merlin, de Sibille, de l’abbé Joachim [de Flore] et de tous les autres qui avaient prédit quelque chose de l’avenir », de toute la liste donc des célèbres précurseurs de Nostradamus271. Il est frappant que prédictions et astrologie soient encore si fortement présentes, dans la vie officielle également, et cela à la fin du treizième siècle. La christianisation de la vie publique était censée remonter à plusieurs siècles déjà et celle du comportement individuel avait beaucoup progressé par l’introduction en 1215 de la confession et de la communion annuelles obligatoires, par le succès de toutes sortes de dévotions laïques et de dulies et par la fondation d’une profusion de confréries de tous genres. Pourquoi nous étonnerions-nous d’ailleurs de la survie de ces formes de superstitions alors qu’il n’est pas difficile de trouver plus tard et même maintenant des vestiges du « mauvais œil » ? Nos sources multiséculaires présentent beaucoup de lacunes quant au fonctionnement exact des pratiques magiques, mais les usages encore courants de ci de là permettent facilement de les compléter. C’est ainsi que l’anthropologue D. Rheubottom a décrit comment le « mauvais œil » fonctionne dans des communautés actuelles, quel est le rôle social de celui qui dispose de ce pouvoir magique et quelles sont les circonstances dans lesquelles il est mis en œuvre272. C’est précisément dans les périodes d’incertitude que contrôler et prédire l’avenir, donc contraindre Dieu, est une dimension supplémentaire de la foi. Quel est le comte légitime, voilà ce que Galbert de Bruges se demande. Les gens accablés de soucis – au sortir d’une des pires famines du siècle – couraient après les certitudes et il était normal qu’il y eût « beaucoup de diseurs de bonne aventure, tant laïcs que prêtres, qui flattaient nos bourgeois et leur souhaitaient tout ce qu’ils savaient répondre à leur attente273 ». Pourquoi la

270  Salimbene de Adam, p. 812-813. 271  Ibid., p. 803. 272  D. Rheubottom, « The seed of evil within », in D. Parkin (éd.), The Anthropology of Evil. Oxford, 1985, p. 77-91 : Pour ce faire, il s’appuyait surtout sur des recherches dans une petite communauté villageoise de Macédoine … où l’on n’est pas loin du moyen âge. 273  Galbert de Bruges, p. 164, trad. Gengoux, p. 137.

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constatation que le moyen âge regorgeait de divination nous poserait-elle des problèmes, alors que même maintenant nous en voyons un renouveau ? Le moyen âge paraît donc une période habitée par l’angoisse, où superstition, foi et rationalité essaient de se supplanter mutuellement. Dans L’histoire des comtes de Guînes aussi, l’auteur Lambert d’Ardres s’intéresse à l’atmosphère oppressante qui entoure la sorcellerie. Il mentionne des événements qui, notez-le bien, s’étaient déroulés cent-cinquante ans auparavant. Dans ce lointain passé, la comtesse de Flandre Richilde vida une querelle avec son beaufrère Robert le Frison et perdit la bataille de Cassel (1071). Pourquoi fut-elle vaincue ? « Le comte Robert … l’attaqua … Lorsque, d’une main sacrilège, elle eut dispersé une poudre ensorcelée sur le comte Robert et son armée, le vent tourna, selon la volonté de Dieu, et la poudre retomba sur Richilde et ses partisans274 ». Des comtesses du onzième siècle se livraient donc à la sorcellerie et des auteurs des environs de 1200 n’ont aucune peine à le croire. Dans aucune autre source (conservée) cet épisode n’est mentionné, si bien que nous pouvons en déduire qu’il ne survivait que dans la tradition orale … et cela précisément à cause de l’atmosphère oppressante qui enveloppait la sorcellerie. Le fait qu’en Flandre la comtesse eût et continuât à avoir une très mauvaise réputation politique, était sans aucun doute lié à sa réputation de sorcière. Lambert est aussi le témoin – un témoin d’une exceptionnelle rareté dans les sources écrites – d’une autre coutume qui a laissé des traces dans l’archéologie. Le seigneur Arnulf d’Ardres avait élevé une nouvelle fortification, avec l’aide du reste d’un ours apprivoisé. « [Des gens du cru] racontent qu’en un endroit secret du tertre une amulette porte-bonheur avait été enterrée, afin d’y rester éternellement, une pierre précieuse sertie d’or pur275 ». Les bénédictions et les consécrations, où l’on maniait allègrement le goupillon, ne suffisaient manifestement pas à rassurer l’homme médiéval. La pressante quête de l’humanité en détresse avait depuis longtemps déjà périmé l’interdiction des amulettes par le christianisme antique. 4. La Volupté de la Mode et la Mode de la Volupté Le Moyen Âge était calamiteux. Chacun ne partage peut-être pas ce constat, car notre idéalisant amour des voyages commande notre attention et déforme notre vue de la réalité. Qui prend part au florissant battage publicitaire

274  Lambert d’Ardres, p. 575, c. 27. 275  Ibid., p. 613, c. 109.

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Aux douzième et treizième siècles, on construisit de plus en plus de ponts pour répondre aux exigences de l’accroissement du commerce. Des légendes apparurent affirmant que c’était le diable qui les construisait en échange d’un nombre d’âmes convenu. Ici, le ‘pont du diable’ à Borgo a Mozzano (prov. Lucques, Toscane). Photo G. Proost.

Au cours du Jugement Dernier, les damnés grimaçants sont poussés dans l’enfer par un ange. Bas-relief de la façade de la cathédrale Santa Maria Assunta d’Orvieto (Latium). Photo L. Milis.

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toscan est intarissable sur le paysage, le vin, la cuisine et surtout sur les tours de San Giminiano ou la coquille de Sienne, la fameuse Piazza del Campo. Cependant les principaux témoins, les contemporains – car c’est quand même d’eux qu’il s’agit – jugeaient les temps durs et ne leur accordaient que rarement une appréciation positive. Ils n’y voyaient que misère et tourment. Cette opinion s’enracinait dans toute une série de traditions d’un Paradis perdu – la tradition biblique, chrétienne et toutes sortes d’autres –276. Chaque pas que faisait l’époque était un pas de plus vers la déchéance, vers ce Jour du Jugement où Dieu accueillerait en Juge les bons dans Son royaume et précipiterait pour toujours les mauvais dans le feu de l’enfer. Un pas en avant était en fait un pas en arrière. Cette conviction jetait d’emblée sur tout changement la suspicion voire le rejet. Le passé, même récent, avait donc toujours été meilleur. Laissons pour la énième fois la parole à notre inépuisable Guibert de Nogent. Il décrit dans son livre l’ardeur religieuse qui animait la période de la création de l’ordre des Chartreux (1084). C’était en réalité tout à fait « son époque » – il vécut de 1053 à 1124 – et pourtant à ses yeux, ce passé, quoique récent, était à tous égards « meilleur ». « La noblesse optait pour une pauvreté volontaire. Les monastères où entraient les nobles étaient surchargés de biens qu’ils méprisaient… Il y avait aussi d’éminentes dames qui rompaient le lien du mariage avec leurs célèbres maris, bannissaient de leur cœur l’amour de leurs enfants pour le remplacer par de bonnes œuvres ». Depuis bien des choses avaient changé, trouvait-il. Les monastères qui « à cette époque florissaient » par tant de libéralité « semblent conduits à la ruine par la croissante malignité des gens de maintenant277 ». Les belles mœurs qui avaient caractérisé la mère de Guibert – chasteté, amour conjugal, tendresse maternelle, générosité, piété et quelques autres par-dessus le marché – avec le «  temps nouvellement survenu  » étaient passées de mode. Dans le «  maintenant  » de l’auteur, virginité et fidélité conjugale ne signifiaient plus rien. « La démarche des femmes est arrogante, leurs manières sont ridicules. Leur tenue vestimentaire est à mille lieues de la décence de jadis. Leurs larges manches, leurs tuniques ajustées, leurs souliers à la poulaine en cuir de Cordoue annoncent la perte de leur pudeur féminine. Toutes ces femmes estiment qu’elles ont atteint les bas-fonds de la misère si

276  Ce thème est plus largement développé dans L.  Milis, Les moines et le peuple dans l’Europe du Moyen Âge, Paris, 2002, p. 16-22 (Europe et Histoire) 277  Guibert de Nogent, p. 72-75.

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elles ne jouissent pas de la réputation d’avoir en catimini un amant ; un style courtois se reflète dans une inflation d’amoureux278 ». Il s’agissait en fait de lieux communs, éternellement répétés, mais auxquels on n’en croyait pas moins dur comme fer. Bien des siècles auparavant tout se serait donc passé tellement mieux, tellement plus chastement. Mais à la fin du huitième siècle, Alcuin, le plus grand savant de l’empire de Charlemagne, dirigeant l’école palatine d’Aix-la-Chapelle, avait en termes identiques fulminé contre son compatriote, le roi Æthelred de Northumbrie279. La mention de l’introduction de nouvelles tendances de la mode n’était pas importante en soi. Mais tout tournait autour de la raison de cet intérêt et de la façon de décrire ce goût excessif pour le faste. À partir d’un idéal sociétal de « stabilitas », d’invariabilité, et donc de rejet des nouveautés, toute nouvelle mode provoquait ipso facto le scandale. Elle choquait le « contemporain bien-pensant »280. La conviction que les mœurs se dégradaient à grands pas, concernait surtout la morale sexuelle. Naturellement, nous ne disposons pas de statistiques pour le moyen âge, ni pour les périodes bien plus tardives, qui pourraient nous donner quelque idée de la réalité des pratiques sexuelles au sein du mariage ou en dehors, qu’elles relevassent de l’hétérosexualité, de l’homosexualité ou de toutes les combinaisons possibles. On n’avait pas le goût du calcul et s’il avait existé, sa mise par écrit aurait été réservée à un groupe social et professionnel, le scribe clérical, qui aurait largement préféré couvrir d’une infinie discrétion cette information sur le sexe. Nous en sommes en fait réduits à supputer si, d’après ce que suggère Guibert, on peut vraiment noter un glissement vers un plus grand « relâchement » entre grosso modo la fin du onzième et le début du douzième siècle. Certes, nous croyons que la hausse du niveau de vie – indubitable – a pu conduire à un surcroît de goût

278  Ibid., p. 78-81. 279  K.  Crossley-Holland, The Anglo-Saxon World. Writings translated and edited by… Woodbridge, 1982, (22002), p.  170-171  :«  Regarde l’habillement, la coiffure, les riches habits des princes et du peuple. Regarde comment tu t’es rasé barbe et cheveux, par quoi tu souhaitais ressembler aux païens. N’es-tu pas menacé par la terreur de ceux dont tu voulais imiter le comportement à la mode ? Et que dire alors de l’usage immodéré que tu fais d’habits, bien supérieur aux besoins des gens et bien supérieur à l’emploi qu’en faisaient nos aïeux ? L’opulence du prince est la pauvreté du peuple. Ces coutumes ont un jour blessé le peuple de Dieu et elles en ont fait un reproche adressé aux tribus païennes ». 280  Cf. H. Platelle, « Le problème du scandale : les nouvelles modes masculines aux XIe et XIIe siècles », Revue belge de philologie et d’histoire, Bruxelles, LIII, 1975, p. 1071-1096 ; rééd. dans H. Platelle, Terre et ciel des anciens Pays-Bas, Lille, 1991, p. 303-328.

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pour la mode et le comportement courtois. En déduire que cela impliquait du même coup infidélité et adultère généralisé et que ces comportements étaient essentiellement imputables aux femmes serait naturellement excessif. Pour nous du moins, mais pour l’homme du Moyen Âge, ce rôle féminin était une certitude absolue, laquelle était du reste empruntée à des cultures plus anciennes et n’a certainement pas disparu sur toute la surface de la terre. Guibert avait lui-même, comme nous l’avons déjà mentionné (chap. III.2), écrit des poèmes qu’il classait dans la sphère érotique. S’était-il par ces vers familiarisé avec la littérature courtoise qui commençait précisément alors à prendre son essor et flirtait sur le plan du contenu avec le thème de l’amant et de la coquetante dame281 ? Ou devons-nous croire que la croissante urbanisation de l’époque entraînait une diminution du contrôle social et donc un possible regain de comportement immoral ? Guibert ne laisse passer aucune occasion de reprendre dames et messieurs qui sortent des voies du mariage, et cela ne concernait pas tant les immigrants récents dans les villes que le gratin de la noblesse campagnarde traditionnelle. Il évoque ainsi un comte d’Amiens, Enguerran, qui, il est vrai, se montrait généreux pour les églises et les monastères « mais s’abandonnait tellement à l’amour des femmes des environs que peu lui importait qu’elles fussent mariées ou qu’elles le fissent pour de l’argent, si seulement leur charme le lui commandait282 ». Il y avait aussi cette épouse du comte Godefroi de Namur. Elle trouvait « qu’il accomplissait moins son devoir conjugal qu’elle ne le voulait … et l’homme qu’elle fréquente maintenant, elle lui échut après une grossesse provoquée par des relations extra-conjugales283. » Pour la femme de l’Enguerran de tantôt, peu importait : « Prétextant son choix pour l’abstinence, elle éconduisait son mari, c’était en fait à cause de sa vieillesse et de son embonpoint, mais elle ne pouvait vraiment pas renoncer à sa vieille habitude d’avoir beaucoup d’amants. Elle se prit un jeune homme qui, lui par contre, lui convenait bien284 ». Elle l’installa d’ailleurs dans son château, lui fiança sa fille encore toute jeune afin de continuer de s’adonner à ses débauches. Et un dernier exemple concerne Jean, le comte de Soissons. Il flirtait avec la foi juive mais pas seulement avec elle. Quand un prêtre lui demandait pourquoi il allait à l’église, il répondait tout simplement qu’il « aimait

281  Guibert de Nogent, p. 134-135. 282  Ibid., p. 274-275. 283  Ibid., p. 276-279. 284  Ibid., p. 366-367.

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regarder les jolies femmes qui s’y rassemblaient285  ». Il n’en délaissa pas moins sa jolie jeune femme pour se lier à une vieille toute ridée. Avec elle, il faisait parfois l’amour dans la maison d’un juif – était-ce un lupanar  ? –, du moins s’il arrivait jusque là. Quand ses pulsions devenaient par trop pressantes, il copulait en vitesse avec « cette dégoûtante dans tel ou tel coin ou débarras infect286 ». Et pour pouvoir accuser sa femme d’adultère – faussement bien entendu -, il avait envoyé un de ses acolytes coucher avec elle. Les lampes étaient éteintes mais elle avait immédiatement remarqué que ce n’était pas son mari qui se glissait dans le lit … car celui-là « était couvert d’une dégoûtante gale. » Guibert colporte ce ragot et d’autres encore au sujet de gens qui sont encore en vie et dont certains sont même des connaissances personnelles. Il raconte tous ces on-dit sans mâcher ses mots, donc sans les habituelles circonlocutions des auteurs médiévaux. Du coup, la question s’impose de l’objectif de son autobiographie : était-elle destinée à circuler d’emblée dans un cercle plus large ou à ne le faire que plus tard287 ? Ou pouvait-on dans ces années-là écrire avec plus de désinvolture qu’à d’autres au sujet de contemporains et de compatriotes et les nommer sans provoquer de grabuge ? Quoi qu’il en soit, ce qu’il rapporte s’inscrit dans un schéma noir et blanc. L’image de la pureté idéale contraste avec celle de la décadence de sa propre époque, cette antithèse se concrétisant dans des anecdotes prêtées à des personnages pétris de noblesse d’âme ou repoussants d’abjection. Même dans la pieuse biographie d’Étienne d’Obazine, on aborde l’immoralité des femmes. L’auteur se lamente  : «  Que dirais-je de prostituées publiques, alors que chacun sait qu’il y a d’éminentes femmes nobles qui se sont laissées pénétrer par des hommes aussi nombreux que les guerriers qu’un puissant peut à peine ameuter pour le combat ? Que chacun considère combien de fois elles ont péché, alors que même le nombre de ceux avec qui elles le firent est impossible à estimer288 ». Au début du treizième siècle, Jacques de Vitry traitait également de la décadence du christianisme  : avocats, médecins, ecclésiastiques, serfs  etc., personne n’échappait au feu de ses diatribes. C’était un homme doté d’un

285  Ibid., p. 426-427. 286  Ibid., p. 426-427. 287  Ibid., p. XXIII-XXV : on n’a gardé qu’un seul manuscrit du texte, encore date-t-il du dix-septième siècle. Une diffusion d’une certaine ampleur, à son époque ou plus tard, paraît donc exclue, mais cela ne dit naturellement rien de son intention originelle. 288  Vie de saint Étienne d’Obazine, p. 94-95.

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grand sens de l’observation, qui n’était pas si hostile aux évolutions sociétales, à condition qu’elles s’appuyassent sur des personnes ou des textes autorisés issus d’un lointain passé. Les femmes n’échappaient pas non plus à ses cinglantes critiques. Le contraire nous étonnerait. Quel ecclésiastique médiéval n’avait pas une attitude négative ou au moins suspicieuse vis-à-vis des filles d’Ève, ces veilleuses du mal ? En quels termes Jacques leur passe-t-il une volée de bois vert ? « Les femmes s’accoutrent à la manière des prostituées et avec une surabondance d’habits ; elles vont les cheveux tressés, chargées d’or et de pierres précieuses et vêtues de costumes coûteux ; elles claquent des mains de manière inconvenante et chantent en chœur et, pour couronner le tout, à grand renfort de divination et de sorcellerie, elles entraînent d’innombrables hommes sans méfiance dans la mort et l’abime289 ». Profondément ancré, ce dénigrement de la femme explique du reste qu’au cours de ces siècles l’Église se mit à promouvoir la dévotion à Marie. Partant d’un poncif noir et blanc, on créa l’image idéale d’une Femme, Notre Dame, qui symbolisait à la fois la mère aimante et la vierge immaculée. Les ecclésiastiques ne manquaient pas d’en prendre plein la tête quand ils voulaient suivre la mode, comportement qu’ils reprochaient aux femmes. C’est surtout l’interdiction imposée par saint Benoît au sixième siècle à ses moines de protester contre la couleur ou la rudesse de leur froc qui contrecarrait la vanité et l’ostentation qu’il soupçonnait en eux. Ces vices se manifestèrent certainement quand l’accumulation de terrains et de droits eut assuré aux monastères de grandes rentrées d’argent. Un concile convoqué en 1294 à Saumur fulmine : « Nous sommes étonnés que certains moines, abbés, prieurs et autres religieux, qui selon les prescriptions de leurs prédécesseurs, doivent porter des capes fermées de laine noire, aient maintenant changé d’habillement. Désormais les manteaux sont de toutes sortes, pas noirs du tout, mais d’une couleur à la mode et en outre d’un grand prix290 ». Travestir les hommes en femmes et inversement posait déjà également problème. C’était considéré comme une « abominatio », une entorse à l’ordre sacré de Dieu. Cela n’en arrivait pas moins et c’était même autorisé si les raisons en étaient suffisantes. En 1187, lors du siège de la ville de Tyr par Saladin, Salimbene de Adam rapporte que les croisés « avaient placé les femmes habillées en hommes aux créneaux des murailles pour donner l’impression que la 289  Historia Occidentalis, p. 82 ; trad. Duchet-Suchaux, p. 72. 290  Les Conciles de la province de Tours. Concilia provinciae Turonensis (saec. XIII-XV), éd. J. Avril, Paris, 1987, p. 302-303.

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ville regorgeait de combattants291 ». C’était donc possible et autorisé, mais ce qui était tout à fait intolérable, c’est ce qu’il raconte de sa propre époque, cent ans plus tard. Des hommes s’étaient déguisés en femmes, et quoique qu’ils encourussent ainsi le feu de l’enfer, ils s’en souciaient manifestement comme d’une guigne292. Il s’agissait d’une séance de déguisement à l’occasion du carnaval, tradition issue d’une époque antérieure au christianisme. Les masques blancs qu’ils portaient – et qu’on porte encore toujours à Venise lors de cette festivité – ne renvoyaient pas le moins du monde à un agréable amusement. C’était, comme par le passé, une représentation du royaume des morts et de la ronde de la Maisnie Hellequin. Ces travestis étaient donc des Arlequins, laissant derrière eux un sillage d’angoisse aux racines profondes, provoquée par une « réalité » surnaturelle – ou était-ce infernale ? -, insaisissable mais intensément éprouvée.

291  Salimbene de Adam, 1998, p. 11. 292  Ibid., p. 941 : « Au cours du grand Carême, les habitants de Reggio [nell’Emilia] ne s’adonnèrent pas à l’amour du prochain et ne firent pas de bonnes œuvres, mais ‘ils ont suivi la vanité et sont devenus vaniteux’ ( Jér. 2, 5). Et parce que le Seigneur avait interdit qu’ ‘une femme revête un habit d’homme et un homme un habit de femme, car exécrable est à Dieu celui ou celle qui le fait’ (Deut. 22, 5), ils firent exactement l’inverse et poursuivirent leurs nouveautés. Parmi eux, beaucoup reçurent en prêt des dames des habits de femme. Ils les revêtirent par jeu et firent en cortège le tour de la ville. Et afin de mieux ressembler à des femmes, ils peignirent de céruse les masques dont ils se couvraient le visage, sans s’inquiéter de la sanction promise aux gens de ce genre ».

Postface J’ai longtemps hésité sur le titre à donner à cet ouvrage. Il y avait beaucoup de possibilités, certaines plus ludiques, d’autres plus optimistes, d’autres encore plus effrayantes ou trop opaques1. Quelle avait été la réalité effective du moyen âge ? Quelle était la spécificité des gens de cette époque ? Comment s’étaient-ils positionnés vis-à-vis de « l’autre », vis-à-vis de leur for intérieur et vis-à-vis du surnaturel ? C’était certainement une période de vie désolée, faite de pauvreté, d’incertitude, tourmentée par les maladies, la violence et l’angoisse. Il y avait naturellement aussi des moments où l’on riait, où l’on dansait, où l’on chantait, diversions festives dans une existence difficile. Mais voir dans le Moyen Âge une période glorieuse comme le suggèrent tant de paysages urbains riches d’un héritage de cathédrales, de châteaux et d’hôtels de ville splendides, non ce n’est pas la représentation que je m’en fais. Les thèmes abordés n’ont été qu’une sélection des sujets possibles. Nous en avons choisi trois. Le premier traitait de la façon dont la société chrétienne d’Occident considérait les autres religions et se comportait avec elles. Elle était et restait manifestement tributaire de bien des conceptions des cultures païennes qui l’avaient précédée, d’où l’accoutumance à un certain syncrétisme. Par contre, avec les concurrents contemporains, le judaïsme et l’islam, les relations étaient autres … surtout particulièrement difficiles. Les trois religions se réclamaient pour une part de la même tradition, mais leurs interprétations divergeaient, engendrant des préjugés et une lutte séculaires. Le second thème gravitait autour de l’honneur et d’une série de valeurs, expériences et comportements qui en découlaient tant au plan sociétal qu’individuel. Les opinions s’avéraient à nouveau fortement pénétrées de traditions séculaires, parfois même de mythes féconds en tabous. Le pouvoir marginalisant de l’honneur, de l’infamie et de la honte, que des sociétés plus anciennes pratiquaient comme sanction, déclinait sans pour autant disparaître en tant que tel. Dorénavant, l’implantation croissante de normes et de valeurs chrétiennes donnait le primat à la conscience de la culpabilité pécheresse.

1  Par exemple : Vivre avec joie et rancœur ; normes sévères et désirs refoulés ; âpres valeurs et normes sévères  ; tentacules d’amour et d’envie  ; vérités et réalité (le titre de l’édition néerlandaise.)

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Le troisième thème montrait à quel point on doutait de la réalisation d’une attente fondamentale : l’organisation d’une société juste, soutenue par l’image d’un Dieu juste. Dieu – les gens du Moyen Âge en étaient convaincus – finirait par avoir la haute main sur tous les êtres, tangibles et intangibles, qui à leurs yeux peuplaient le monde et le surnaturel. Restait toutefois posée la question du comportement face à toutes sortes de signes. Était-ce le Créateur qui envoyait par cette voie un signal ou étaient-ce toutes sortes d’esprits mauvais qui voulaient égarer le pauvre mortel et le précipiter dans la damnation ? On aurait également pu aborder d’autres sujets, mais ils s’éliminèrent parce qu’ils apparaissaient trop occasionnellement dans les sources narratives, rendant utopique une mise en œuvre cohérente. C’est ainsi que je négligeai l’âpre concurrence entre la médecine et les interventions miraculeuses, qui était en fait une lutte entre la science appliquée et la foi : Pierre le Vénérable qui souffrait d’un fâcheux rhume des foins ou le comte Arnoul le Grand de Flandre qui devait se faire opérer de calculs biliaires mais reculait devant cette intervention. L’objet du présent ouvrage – appréhender de l’intérieur des aspects de la mentalité médiévale et étudier comment ils se traduisaient dans le comportement – est donc loin d’avoir été épuisé, mais ce n’était pas non plus notre ambition. Si nous lisons entre les lignes, nous nous demandons si le Moyen Âge a vraiment basculé dans le passé. Ne reste-t-il pas quelque chose, voire beaucoup, de ce qui était alors habituel, ce reliquat fonctionnant maintenant peut-être encore à l’arrière-plan, en tant qu’exception marginalisée par notre rationalisme ? Je suis frappé par le fait que notre société occidentale retrouve de plus en plus de caractéristiques médiévales. Des valeurs et des normes que nous croyions balayées pour toujours par le modernisme de notre société semblent réapparaître. Notre société que la mondialisation rend de plus en plus multiculturelle, hérite de schèmes de vie dont elle avait elle-même depuis longtemps pris congé. Le bond en avant auquel la culture occidentale croyait, au moins depuis la Renaissance et à coup sûr depuis les Lumières – l’évaluation positive de défis et de réalisations innovantes – semble freiné par l’afflux de siècles de tradition. Des valeurs comme l’honneur familial, parfois source de mort, ou les mariages arrangés destinés à renforcer les liens familiaux, ou encore le fanatisme sans compromis basé sur une Révélation – nous les vîmes il y a bien longtemps et nous les revoyons. Les esprits qui rôdaient et épouvantaient les gens – diables des marais, ondins, elfes, le « doezeman » (= croquemitaine) d’une voisine de mon enfance – se révèlent bien vivants dans beaucoup de cultures dont nous entendons parler tous les jours à travers

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la terre entière – le « djinn » au Moyen-Orient, le « phi am » en Thaïlande et tant d’autres encore –. Bon nombre de valeurs et de normes médiévales semblent devenir une esquisse de l’époque qui nous attend, époque dans laquelle, espérons-le, la pensée rationnelle ne devra pas capituler devant des convictions irrationnelles qui tirent toujours parti de leur incapacité à démontrer la vérité par une preuve irréfutable. L’appréhension que notre cadre de pensée, basé sur la raison, puisse se trouver balayé, mène à un sentiment croissant d’irrationnelle angoisse. Nous le suggérions déjà dans la Préface, la réalité telle qu’elle est perçue, passe pour être « la » vérité, mais la vérité est-elle pour autant véridique ? Les valeurs et les normes donnent un cap à l’existence, les désirs s’en trouvent dissimulés. La tension qui confronte la réalité avec l’image qu’on s’en forme, fait de la pensée, du ressenti et du comportement des hommes une passionnante succession de perspectives narratives toujours réitérées.

Présentation des textes et auteurs les plus utilisés Abélard (1079-1142) Sans aucun doute, une des figures les plus passionnantes du Moyen Âge. À Paris, étudiant plein de promesses, son arrogance faisait déjà scandale. Il enseigna avec succès à l’école cathédrale mais son idylle avec Héloïse – toujours célèbre – lui causa bien des problèmes. Leur mariage causait un nouveau scandale et fut dissout par leur entrée chez les bénédictins. La confusion de sa carrière et de sa vie privée fit de lui un personnage public. Il passe pour le rénovateur de la pensée théologique et philosophique médiévale : Dans son livre Sic et non (Oui et non) il prônait la confrontation critique de déclarations théologiques opposées afin de résoudre les ambiguïtés d’interprétation qu’elles créaient. Il fut sévèrement pris à partie par des penseurs traditionnels comme saint Bernard de Clairvaux. De ce fait, l’Église condamna et fit brûler son traité sur la Sainte Trinité. Une longue lettre à un ami passe pour être le récit de sa vie (Historia calamitarum mearum, Histoire de mes malheurs) et constitue avec sa correspondance avec Héloïse son dossier biographique. Dans ses dernières années, Pierre le Vénérable le recueillit comme moine à Cluny. Alpertus de Metz Sa chronique s’intitule De diversitate temporum, ce qui signifie à peu près Au sujet des contradictions des temps et qu’on traduit plutôt élusivement par Événements de ce temps. Il était bénédictin et son cadre géographique était l’ancienne Lotharingie, laquelle incluait donc les Pays-Bas. Il traite de la période de 990 à 1021, laquelle est relativement pauvre en sources, cette rareté et l’excellence de son information faisant tout l’intérêt de son oeuvre. André de Fleury Ce moine de l’abbaye bénédictine de Fleury (Saint-Benoît-sur-Loire près d’Orléans) écrivit une biographie de son abbé Gauzlin (1004-1030), une dizaine d’années après sa mort. Il prête attention au rôle que l’abbé joua dans la défense des intérêts séculiers de l’abbaye (droits et propriétés) mais aussi à l’édifice et à la décoration de l’abbaye. Comme on peut s’y attendre, les miracles et événements miraculeux, qui font pour ainsi dire partie de la réalité quotidienne, l’intéressent aussi particulièrement.

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Arnold de Lübeck Sa Chronica Slavorum ou Chronique des Slaves couvre la période 1171-1209 ; il l’écrivit vers cette dernière date. C’était un bénédictin du monastère SaintGilles (Aegidienkirche) en Brunswick (historiquement en Saxe, Allemagne du nord), abbaye qui était liée à la dynastie allemande des Guelfes, auxquels il accorde, de façon compréhensible, une attention particulière. Les croisades l’intéressent beaucoup et c’est surtout le compte rendu d’un témoin oculaire sur la Terre Sainte qu’il a incorporé à sa chronique qui nous intéresse. Bernardo Maragone Cet auteur exerça diverses fonctions publiques dans sa ville natale de Pise (Toscane). Dans son œuvre, il s’intéresse surtout à cette ville, laquelle, du fait de son importance économique, fut impliquée dans une bonne part de l’histoire méditerranéenne. La partie de ses Annales Pisani, qui traite de la période de 1136 à 1182, est pour nous la plus importante parce que l’auteur y figure comme témoin oculaire et même comme participant aux événements. Le fait qu’il exprime la voix d’un laïc dans un paysage d’auteurs dominé par des ecclésiastiques est pour nous intéressant. Brennu-Njáls Saga C’est une saga islandaise qui raconte les événements d’autour de l’an mil et fut peut-être rédigée au treizième siècle. Il s’agit de familles querelleuses, de vendettas, de paix, de vicissitudes matrimoniales etc., de demi-héros, ce qui nous offre un regard sur la mentalité du monde scandinave, sans comporter pour nous de vérité historique objective démontrable. Drogo de Bergues-Saint-Winoc Ce moine de l’abbaye bénédictine de « Sint-Winoksbergen » en Flandre française écrivit vers 1084 la Vita Godeliph dans le but de faire canoniser Godelieve de Gistel qui avait été assassinée peu auparavant à l’instigation de son mari. Le fait que Drogo se situe très près des faits (chronologiquement et géographiquement) lui confère une grande capacité d’empathie. La malheureuse vie matrimoniale de Godelieve et les avanies qu’elle eut à subir brossent une image émouvante de la position vulnérable des femmes (nobles) de cette époque. La raison de l’échec du couple est interprétée de diverses manières par les historiens. Egils Saga Il s’agit d’un récit probablement rédigé vers 1230 et qui pourrait avoir été écrit par Snorri Sturluson (voir Heimkringla). Il traite de la période du milieu

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du neuvième siècle jusqu’à la fin du dixième et relate les exploits d’Egil et de sa famille. La saga baigne dans la tradition viking avec ses dieux batailleurs, ses géants et ses rois. Bien que cette sorte de source ne soit pas historiquement fiable quant aux personnes et aux faits, elle n’en est pas moins parfaitement utilisable pour découvrir la mentalité du monde scandinave à cette époque. Emo et Menko, Chronique de monastère de Bloemhof Emo et Menko sont les auteurs successifs de la chronique du treizième siècle de l’abbaye prémontrée de Bloemhof – nom poétique qui signifie Jardin de fleurs – fondée vers 1200 à Wittewierum en Frise néerlandaise. Emo était un homme instruit qui avait étudié dans diverses universités. Dans son texte il accorde beaucoup d’attention à ses propres émotions spirituelles (notamment à sa peccabilité), ainsi naturellement qu’à la situation de l’abbaye et de la région (par exemple au raz de marée de la Saint-Marcel en 1219.) Cet abbé fait partiellement de sa chronique une autobiographie. Le texte semble avoir été écrit en trois phases : peu après 1219 et entre 1219 et 1234. Menko écrivit la suite. C’était également un homme instruit bien qu’on n’ait aucune indication sur la fréquentation d’une quelconque université. Cette particularité pourrait révéler le haut niveau intellectuel de cette abbaye frisonne où il fut formé. Menko qui accéda lui aussi à l’abbatiat, reste lui-même davantage à l’arrière-plan et passe d’année en année, composition typique des annales. Son texte a été rédigé en plusieurs phases entre 1250 et 1273. Galbert de Bruges Cet ecclésiastique était lié au chapitre Saint-Donatien de Bruges et, en tant que tel, du même coup fonctionnaire à la cour de Charles le Bon, comte de Flandre. Charles fut assassiné en 1127 et c’est au sujet de cet événement et de ses séquelles – la lutte de succession qui éclata – que Galbert écrit. L’ouvrage, qui est qualifié de journal (le plus ancien à être conservé), prête attention aux détails de la lutte pour le pouvoir mais est surtout intéressant du fait de la cohérence qu’il tente de découvrir entre les événements et vicissitudes inattendus et le plan de salut de Dieu. Ses convictions religieuses sont mises à l’épreuve dans un champ de tension que les historiens situent entre rationalisme et superstition. Girardus Cambrensis (vers 1146-vers 1223) Il était le fils d’un noble normand et d’une princesse galloise. Il appartenait donc à une importante famille du Pays de Galles, ce qui explique ses prétentions réitérées au siège épiscopal de St. David’s (Pays de Galles). Il n’atteignit

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pas cet objectif, ce qui fit de lui un homme aigri. Sa carrière semblait pourtant prometteuse. Des études à Paris lui garantissaient une solide formation qui transparaît dans diverses œuvres. Il voyagea notamment en Irlande et à Rome. L’autobiographie (De rebus a se gestis, Au sujet des choses qu’il a luimême accomplies) – genre rare au Moyen Âge – jette un regard perçant, du fait de sa personnalité rigide et de son aigreur, sur la société britannique multiculturelle des environs de 1200. Guibert de Nogent (1053-vers 1125) Il naquit d’une famille noble de Beauvais ou environs (Picardie). Toute sa vie, il garda un lien puissant avec sa mère, dont il imita la piété, d’abord comme moine de Saint-Germer puis comme abbé de Nogent, dans la même région. L’ouvrage que nous utilisons est une des rares autobiographies (De vita sua) que l’on ait conservées du moyen âge. Elle ne montre pas seulement son penchant pour ses nombreuses rencontres avec des contemporains intéressants, mais permet également de pénétrer le monde raffiné de ses pensées et sentiments. C’est surtout le chemin spirituel parcouru par sa mère qui a retenu l’intérêt des historiens. Dans ses Gesta Dei per Francos (littéralement Faits de Dieu accomplis par les Francs), il complète de plus anciens récits de croisade avec des témoignages de participants. Comme dans son autre ouvrage, la croyance aux signes surnaturels est clairement présente et typique de sa mentalité. Son autobiographie est toutefois rédigée avec plus de sensibilité. Heimskringla Le titre signifie littéralement Cercle du monde. Ce texte en vieux norois est attribué au poète de cour (scalde) Snorri Sturluson, né en 1178 en Islande. Il passa une partie de sa vie en Norvège. Il fut accusé d’avoir trahi le roi et fut assassiné en 1241. Son Heimskringla, rédigée vers 1225, raconte notamment la vie du saint roi Olaf II (995-1030). Le texte tient le milieu entre la « saga », au sens de récit fictif emprunté à la tradition scandinave, et la biographie. Son caractère fortement narratif dénote clairement le style de la tradition orale. Il respire en outre l’ancien biotope païen nappé d’une couche chrétienne. Héloïse (vers 1092-1164) Elle est entrée dans l’histoire comme amante, puis épouse d’Abélard, sinon elle aurait totalement sombré dans l’oubli. Pourtant les témoignages la présentent comme une femme exceptionnellement intelligente et également comme une

Présentation des textes et auteurs les plus utilisés   165

beauté. Après le scandale déclenché par sa relation avec Abélard, elle entra au couvent en tant que bénédictine et fut plus tard abbesse de l’abbaye du Paraclet en Champagne qu’il avait créée pour elle. Nous l’entendons s’exprimer elle-même dans la correspondance qu’elle échangea ces années-là avec Abélard et qui constituent avec les lettres de ce dernier un seul et même dossier. Historia Compostellana Ce texte traite en première instance des « actes » de l’archevêque Gelmirez du célèbre lieu de pèlerinage qu’est Saint-Jacques de Compostelle au cours de la période 1100-1139. Ces actes sont en rapport avec la création du diocèse, l’acquisition de propriétés et la relation avec les rois de Castille. Les auteurs, une série de trois dont le premier –Nuño ou Munio – est le plus important, appartenaient au cercle d’intimes et sont donc bien informés. Compostelle est une localité importante pour la Reconquista, la reconquête chrétienne du territoire musulman d’Espagne. Les rapports entre les deux religions sont souvent abordés dans ce texte. Jacques de Vitry (1160/70-1240) Il était originaire des environs de Reims. Après ses études à Paris, il devint chanoine régulier. Il fut l’un des instigateurs du mouvement des béguines et prêcha contre les Albigeois. Il devint évêque de Saint-Jean-d’Acre en Terre Sainte (1216) mais regagna l’Occident en 1226. Il finit cardinal. Il est l’auteur d’une Historia Orientalis (l’histoire de Jérusalem et de la Terre Sainte) qui décrit la présence d’occidentaux en Terre Sainte et d’une Historia Occidentalis qui est surtout une histoire de l’Église d’Occident à son époque. Ces œuvres témoignent d’un grand don d’observation, le premier surtout, en ce qui concerne l’islam et les anciennes Églises chrétiennes d’Orient. Chronique du monastère de Bloemhof Voir Emo et Menko. Lambert d’Ardres Il était curé de la petite ville d’Ardres (département du Pas-de-Calais) et en tant que tel auteur d’une très copieuse généalogie qui brosse l’histoire des comtes de Guînes – vassaux du comte de Flandre – et des seigneurs d’Ardres. Le texte est très circonstancié et comporte une profusion de détails. Le territoire concerné ne couvre qu’une surface réduite et cela fait de cette Historia comitum Ghisnensium (Histoire des comtes de Guînes) une source extrêmement intéressante qui expose à petite échelle la réalité de la société féodale.

166 L'homme médiéval et sa vision du monde

La plus-value est naturellement qu’il fut participant ou témoin oculaire des événements de son temps, lesquels, à côté de la noblesse, impliquaient également l’homme du peuple. Le texte fut rédigé entre 1194 et 1203. Pierre le Vénérable (vers 1092-1156) Il est l’une des figures les plus marquantes du douzième siècle, tant par la durée de sa fonction d’abbé de la plus puissante des abbayes, la Cluny bénédictine, que par ses écrits. Nous aurions tendance à le qualifier de tolérant et d’humaniste, à condition qu’on n’interprète pas ces termes d’après nos normes. Il était plutôt plein de compréhension (notamment vis-à-vis d’Abélard) et d’intérêt pour son époque (à preuve la traduction du Coran). Il écrivit des traités de théologie et entretint une ample correspondance. Nous l’utilisons ici pour sa collection de miracles, ouvrage qui connut une très large diffusion et était typique de la crédulité médiévale. Richard de Devizes Il fut moine du prieuré bénédictin de St. Swithin dans la ville de Winchester, dans l’Angleterre méridionale. Sa chronique (de 1192) traite du règne du roi d’Angleterre Richard Cœur de Lion, mais il s’intéresse surtout à la troisième croisade (1189-1191) à laquelle le roi prit part. La position des Juifs en Angleterre l’intéresse fort et la description qu’il en donne fait de lui un observateur qu’on ne peut certes pas qualifier de tolérant mais qui est pourtant plus impartial qu’il n’est de coutume à son époque. Salimbene de Adam (1221-1288) Né à Parme, il entra chez les franciscains, ordre qui venait d’être créé. Il résida un temps dans des monastères toscans, voyagea longtemps en France et visita de nombreux monastères dans ce qui s’appelle maintenant l’ÉmilieRomagne. Son œuvre (Cronica) est redevable à la tradition des annales, qui range les faits par dates mais elle va plus loin qu’une simple description de ces faits. C’est un mixte de champs d’intérêt qui traitent de politique, de culture, de vie ecclésiale, de surnaturel etc. Grâce aux nombreux contacts qu’il entretenait, ses sources sont fort diverses et comportent beaucoup de témoignages oraux et d’expériences personnelles, lesquelles sont surtout importantes pour la dernière période dont il traite. Suger (vers 1080-1151) Il naquit vers 1080 d’une famille modeste (contrairement à ce à quoi nous sommes habitués pour les auteurs de son époque). Il fut moine bénédictin et, à

Présentation des textes et auteurs les plus utilisés   167

partir de 1122, abbé de Saint-Denis près de Paris, l’abbaye où les rois de France (du moins la plupart) furent inhumés et de ce fait une des plus riches. Par son amitié avec le roi Louis VI, dont il écrivit la biographie que nous employons ici, il joua un rôle important, non seulement au niveau ecclésiastique mais aussi politique. Il fut en effet régent du royaume pendant les longues absences du roi. Vu son intérêt pour l’architecture, surtout celle de sa propre abbaye, il est entré dans l’histoire comme le fondateur du style gothique. Du fait de ses liens avec le milieu royal, il est naturellement bien informé pour rédiger la biographie de Louis, mais celle-ci est fortement colorée par la suffisance de l’auteur. Usamah Ibn Munqidh (1095-1188) Sa vie est en fait tout entière corrélée à la dynamique des croisades. Il fut un auteur très attentif à la présence en Terre Sainte – territoire musulman – des « Francs » et aux formes du vivre ensemble – positives ou négatives – pratiquées entre les différents peuples. Il fut diplomate et homme politique, plusieurs fois impliqué dans des scandales, comme des meurtres politiques et des coups d’État. Son autobiographie est écrite en arabe. Vie d’Étienne d’Obazine Il s’agit d’une vita (biographie pieuse) anonyme de l’ermite et fondateur de monastère Étienne d’Obazine dans les environs de Limoges. Le texte remonte aux années précédant 1159, date du décès d’Étienne (la première partie est des environs de 1166). L’auteur est donc proche des faits et décrit bien l’atmosphère qui entoure les réformateurs charismatiques de monastères de l’époque ainsi que les traits héroïques de leur spiritualité. Le succès du style de vie d’Étienne amena l’abbaye qu’il fonda dans la sphère d’influence de l’ordre réformateur de Cîteaux, auquel Obazine adhéra en 1147. Bien plus que dans d’autres hagiographies, l’intérêt porte ici sur des aspects détaillés de la vie et le texte dépasse le verbiage creux, fertile en lieux communs, si habituel dans ce genre de source. Vie de Léon IX Biographie anonyme du pape Léon IX (1049-1054), commencée de son vivant. L’auteur aurait appartenu à la suite de Léon IX, qui avait d’abord revêtu la dignité d’évêque de Toul en Lorraine. En dépit de la brièveté de son pontificat, ce pape joua un rôle éminent dans l’âpre lutte pour l’hégémonie sur « l’Église et l’État » qui fut menée tant contre les empereurs–rois du Saint-Empire romain germanique que contre les empereurs byzantins (avec comme conséquence le « Schisme d’orient »)

Abréviations utilisées Abélard = Abélard, Historia Calamitatum, éd. J. Monfrin, Paris, 1978. Alpertus de Metz = Alpertus van Metz, Gebeurtenissen van deze tijd en Een fragment over bisschop Diederik I van Metz, éd., trad. & intr. H. van Rij & A. Sapir Abulafia. Hilversum, 1980 (Middeleeuwse Studies en Bronnen.) (éd. élect. http://www.dmgh.de/de/fs1/object/ display/bsb00000871_00715.html ?sortIndex = 010%3A050%3A0004 %3A010%3A00%3A00 basée sur G. H. Pertz, Monumenta Germaniae Historica. Scriptores IV, Hanovre, 1841, p. 700-723.) André de Fleury = André de Fleury, Vie de Gauzlin, abbé de Fleury. Vita Gauzlini abbatis Floriacensis monasterii, éd. & trad. R.-H. Bautier & G. Labory. Paris, 1969 (Sources d’histoire médiévale, 2.) Arnoldi Chronica Slavorum = Arnoldi Chronica Slavorum, éd. G. H. Pertz. Hanovre, 1868 (réimpr. Hannovre, 1978) (Monumenta Germaniae Historica. Scriptores rerum Germanicarum in usum scholarum, 14.) (http://bsbdmgh. bsb.lrz-muenchen.de/dmgh_new/app/web ?action = loadExtra&extraAction = loadSearch) Bernardo Maragone = Bernardo Maragone, Gli Annales Pisani, éd. M. L. Gentile, Bologna, 1936 (Rerum Italicarum Scriptores. Raccolta degli ­storici italiani, VI/II.) (http://icon.di.unipi.it/ricerca/html/anp.html) Bur = Suger, La Geste de Louis VI et autres Œuvres, présentation M. Bur. Paris, 1994 (Collection Acteurs de l’Histoire.) Decretum Gratiani = Decretum Gratiani dans : Ae. Friedberg, Corpus Iuris Canonici, vol. 1. Leipzig, 1879, réimpr. Graz, 1959 (http://geschichte. digitale-sammlungen. de/decretum-gratiani/online/angebot.) Drogo de Bergues-Saint-Winnoc = Drogo van Sint-Winoksbergen, Vita Godeliph, éd. & trad. (néerl.) N.-N. Huyghebaert & S. Gyselen, Tielt, ­Bussum, 1982. Duchet-Suchaux = Jacques de Vitry, Histoire occidentale, trad. G. Duchet-Suchaux, intr. J. Longère, Paris, 1997 (Sagesses chrétiennes.) Finlay = A. Finlay, « Monstrous Allegations : An Exchange of ýki in Bjarnar saga Hítdælakappa », in : Alvíssmál, Berlin, 10, 2001 (http://userpage.fuberlin. de/~alvismal/10yki.pdf.) Galbert de Bruges = Galbertus notarius Brugensis, De multro, traditione, et occisione gloriosi Karoli comitis Flandriarum, éd. J. Rider, Turnhout, 1994 (Corpus Christianorum. Continuatio mediaeualis, CXXXI.)

170 L'homme médiéval et sa vision du monde

Gengoux = Galbert de Bruges, Le meurtre de Charles le Bon, trad. J. Gengoux, dir. R. C. van Caenegem, Anvers, 1978. Giraldi Cambrensis Opera = Giraldi Cambrensis Opera, éd. J. S. Brewer. Londres, 1857 (réimpr. Cambridge, 2012), vol. I (Rerum Britannicarum Medii Aevi Scriptores = Rolls Series, 21.) (éd. élect. 2014, http:// ebooks.cambridge.org/chapter.jsf ?bid = CBO9781139163378&cid = CBO9781139163378A014) Guibert de Nogent = Guibert de Nogent. Autobiographie, éd. & trad. E.-R. Labande, Paris, 1981 (Les classiques de l’histoire de France au Moyen Âge, 34.) Guyotjeannin = Guyotjeannin O., Salimbene de Adam, un chroniqueur franciscain, Turnhout, 1995 (Témoins de notre histoire.) Heimskringla = Snorri Sturluson, Heimskringla. Part One. The Olaf Sagas, trad. (angl.) S. Laing, intr. J. Simpson, vol. II. Dutton, New York, 1964. (éd. électr. Heimskringla or The Chronicle of the Kings of Norway. Saga of Olaf Haraldson. Online Medieval and Classical Library. Release #15b : http:// www.sunsite.berkeley.edu/OMACL/Heimskringla/haraldson4. html.) Historia Compostellana = Historia Compostellana, éd. E. Falque Rey, Turnhout, 1988 (Corpus Christianorum. Continuatio mediaeualis, LXX.) Historia Occidentalis = The Historia Occidentalis of Jacques de Vitry, éd. J. F. Hinnebusch, Fribourg, 1972 (Spicilegium Friburgense, 17.) Jacques de Vitry = Jacques de Vitry, Histoire orientale. Historia orientalis, intr., éd. & trad. J. Donnadieu, Turnhout, 2008 (Sous la Règle de saint Augustin, 12.) Kroniek van het klooster Bloemhof = Kroniek van het klooster Bloemhof te Wittewierum, intr., éd. & trad. (néerl.) H. P. H. Jansen & A. Janse. Hilversum, 1991. Lambert d’Ardres = Lambertus Ardensis, Historia comitum Ghisnensium, éd. I. Heller, Hanovre, 1879 (Monumenta Germaniae Historica. Scriptores, XXIV, p. 557-642.) (http://bsbdmgh.bsb.lrz-muenchen.de/ dmgh_new/app/web ?action = loadExtra&extraAction = loadSearch) Moreau = Oeuvres de saint Augustin. 11/2. La doctrine chrétienne. De doctrina christiana, éd. & trad. M. Moreau. Paris, 1997. (Bibliothèque augustinienne.) Ólafs Saga Helga = Ólafs Saga Helga (http://www.snerpa.is/net/snorri/ ol-helg.htm)

Abréviations utilisées  171

Pierre le Vénérable = Petrus Cluniacensis abbas, De miraculis libri duo, éd. D. Bouthillier, Turnhout, 1988 (Corpus Christianorum. Continuatio mediaeualis, LXXXIII.) Richard of Devizes = The Chronicle of Richard of Devizes of the Time of King Richard the First. Chronicon Richardi Divisensis De Tempore Regis Richardi Primi, éd. J. T. Appleby. Londres etc., 1963 (Medieval Texts.) Salimbene de Adam = Salimbene de Adam, Cronica, éd. G. Scalia, Turnhout, 1998 (Corpus Christianorum. Continuatio mediaeualis, CXXV-CXXVa.) Suger = Suger, Vie de Louis VI le Gros, éd. & trad. H. Waquet, Paris, 1929 (Les classiques de l’histoire de France au Moyen Age, 11.) Torrell & Bouthillier = Pierre le Vénérable, Livre des Merveilles de Dieu (De Miraculis), intr. & trad. J.-P. Torrell & D. Bouthillier, Paris, Fribourg, 1992 (Vestigia 9.) Usamah Ibn Munqidh = Usamah Ibn Munqidh, Autobiography, excerpts on the Franks (www.fordham.edu/halsall/source/usamah2.html.) ; fragments dans A. Maalouf, The Crusades through Arab Eyes, New York, 1984. Van Rij = Alpertus van Metz, Gebeurtenissen van deze tijd. Een fragment over bisschop Diederik I van Metz en De mirakelen van de heilige Walburg in Tiel, trad. (néerl.) & intr. H. van Rij, Hilversum, 1999 (Middeleeuwse studies en bronnen, LXVI.) Vie de saint Étienne d’Obazine = Vie de saint Étienne d’Obazine, éd. M. Aubrun, Clermont-Ferrand, 1970. Vie du Pape Léon IX = La vie du Pape Léon IX (Brunon, évêque de Toul), éd. dir. M. Parisse, trad. M. Goullet, Paris 1997 (Les classiques de l’histoire de France au Moyen Age, 38.) Zumthor = Zumthor P., Abélard et Héloïse. Correspondance, Paris, 1979 (Bibliothèque du Moyen Âge.) Les adresses Web ont été contrôlées le 15 juin 2017.

INDEX Abélard passim Abraham 62 Adam 83 Adela, femme de Balderik 73 Adèle, femme de Baudouin d’Ardres 85 Æthelred, roi de Northumbrie 151 Afrique 32, 42, 54 Aix-la-Chapelle 151 Al-Aqsa, à Jérusalem 47 Al-Arish 50 Albigeois 26 Alcuin 151 Alexandrie 20, 49, 125 Allah 20, 48, 61 Allemagne, voir aussi Saint-Empire 29, 108, 162 Alpertus de Metz 56, 73, 83, 92, 110, 111, 115, 161 Alphonse, roi de Castille 33 Amersfoort 110 Amiens 152 amulettes 138, 143, 148 anges 132 Anglais 57 Anjou 144 Annales Pisani 60, 162 anorexie 19 Anseau 113, 114 Anselme, archevêque de Cantorbéry 98 Ansfried, évêque d’Utrecht 92, 110, 115 antijudaïsme 55 Antioche 20, 118 antisémitisme 55 Arabes 21, 27, 36 Arabie 36 Ardres 86, 122, 165 Argenteuil 103 Arméniens 52 Arnold de Lübeck 49, 50, 162 Arnoul le Grand, comte de Flandre 96, 158 Arnoul, seigneur d’Ardres 85

Arrouaise 99 Artois 99 Asie 26, 28, 36, 49, 54 Athénagoras Ier, patriarche 27 Au-delà 113, 129, 139 Augustin, saint 109, 121, 142 Babel 49, 76 Babylone 49, 61, 123 Balderik, seigneur 73, 74, 115 Balkans 55 Baltes 26 Baudouin d’Ardres 85 Beauvais 140, 164 Benedict, Ruth 79 Benoît, saint 154 Beowulf  65 Berbères 32 Bergues-Saint-Winoc 162 Bernardo Maragone 60, 124, 162 Bertolf de Gistel 70, 71, 144, 145 Bertrade, femme de Philippe Ier 144 Bertulf, prévôt de Saint-Donatien 67, 94, 95, 104 Bible, voir aussi Testament 34, 38, 43, 77, 94, 141, 143 bibliomancie 141 Bjarnar saga 90 Bloemhof 163 Bologne 77 Boulogne-sur-Mer 70, 120 Brennu Njáls Saga 72 Brescia 146 Brugeois 68 Bruges 65, 67, 68, 95, 104 Brunswick 162 Burchard, archevêque de Worms 141 Byrhtnoth, abbé 97 Byzance, Byzantins, voir Empire byzantin cacc 87, 91 Cadiz 28

174 Index Caier, roi irlandais 91 Caïn 107 Calabre 20, 21, 83 carême 36, 42, 43, 155 Cassel 148 Castille 32, 165 Cathares 26 cauchemar 126, 133 Celtes 66 Champagne 106, 165 Charlemagne 19, 151 Charles le Bon, comte de Flandre 67, 69, 94, 95, 104, 145, 163 Charles Martel 32 chasse sauvage 129 chevaliers de l’Hôpital 60 chien 23, 38, 94, 97, 121, 142 Christ passim christianisation 90, 147 christianisme passim Chronique des Slaves 49, 162 circoncision 55 Cîteaux 81, 99, 167 Claire, sainte 98 Clémence, comtesse de Guînes 86 Cluny 41, 106, 130, 161, 166 Colmar 129 Colomban, saint 98 comète 109 Compostelle, voir aussi Saint-Jacques 34, 114, 165 confession 24, 76, 147 Connach 91 Conrad, roi de Sicile etc. 29 Constantinople 20, 21, 27, 34 Constitutio Lumen gentium 62 conversion 15, 16, 17, 32, 48, 121 Cordoue 148 corneille 71 Cornouailles 58 Coupole du Rocher, à Jérusalem 47 Cranach l’Ancien, Lucas 129 crapauds 17, 140, 141 croisades 28, 33, 51, 58, 60, 146, 162, 167 Croisade, Prémière 27 Croisade, Quatrième 26

Croisade, Troisième 166 croisés passim Cronica 75, 166 culpabilité passim Damas 50 Danemark 96 David 86 De statu Egypti et Babylonie 49 Décalogue 18 Decretum Gratiani 28 déshonneur 65, 68, 69, 71, 81, 87, 90, 103, 104 diables passim Dieu, dieu passim djinn 159 dominicains 76 Duif 95 Ecclésiastique (livre biblique) 77 éclipse 109, 110 Edgar, roi anglais 97 Egill 88, 89 Egils Saga 88, 162 Église passim Égypte 31, 39, 49, 50 Eirίkr blóðøx, roi de Norvège 88 elfes 158 Elfthryth, femme du roi Edgar 97 Ely 97 Emo 26, 28, 33, 107, 108, 109, 163, 165 Empire byzantin 20, 26, 27, 52, 167 Ename 220 enech 91 Enguerran, comte d’Amiens 152 Erembalds 67, 95 Eremburgis 123 ergi 86, 88, 89 Espagne, voir aussi péninsule ibérique 19, 32, 33, 142, 165 esprits 88, 109, 129, 131, 134, 142, 144, 158 Étienne d’Obazine 81, 116, 117, 129, 130, 153 Etna 29 Etrusques 138

Index 175 Etymologiae 141 Europe passim excision 55 Eynsham 87 fantômes 126, 131, 134 farces 77 Fatimides 27 féminité 73, 144 filioque 21 Flamands 58 Flandre passim Fleury (Saint-Benoît-sur-Loire) 161 Folquin de Lobbes 98 fourche 94, 113 Français 52, 58 France passim franciscains 76, 166 François, saint 29, 31 Frédéric Ier, empereur 28 Frédéric II, empereur 49 frères apostoliques 76, 77 Frey 88 Frise 26, 107, 108, 163 Frisons 28, 108 Fulbert, oncle d’Héloise 101, 102, 103, 104 Furnes 95 Gabrieli, Francesco 62 Galbert de Bruges passim Galilée 109 Galles, Pays de 133, 163 Gand 118 Gantois 146 Gauthier de l’Ecluse 85, 86 Gauzlin, abbé 161 Gelmirez, archevêque de Compostelle 165 gêne 65, 78, 80, 86, 92, 113 Gênes 20, 33, 60 Genèse (livre biblique) 83 genethliaci 143 gentiles 29, 107 Géorgiens 52 Gérard de Quiercy, seigneur 87 Germains 66

gesta 74 Ghirardinus 77 Giraldus Cambrensis, Gérald, Giraud 133 Godefroi, comte de Namur 152 Godelieve ou Godeleine, sainte 69, 71, 144, 145, 162 Gomorrhe 36 Grèce 19 Grégoire IX, pape 110 Grégoire X, pape 76 Grenade 32, 61 grenouilles 140 Guelfes 162 Guibert de Nogent passim Guillaume d’Andres 86 Guillaume Cliton, comte de Flandre 67, 68, 69, 81, 145 Guillaume le Conquérant, roi d’Angleterre 58, 66, 137 Guînes 86, 96, 120, 165 Gulaþingslög 89 Gunnhild, femme de Eirίkr 88 Guy de Roche-Guyon, châtelain 93 Haket 95 hamam 53 haruspice 138, 142, 143 hasard 10 Heimskringla 17, 164 Hellespont 27 Héloise passim Henri II, empereur 115 Henri Ier l’Oiseleur, roi d’Allemagne 120 Henri II, roi d’Angleterre 57 hérésie 25, 29, 92, 126 hérétiques 19, 24, 25, 26 Historia calamitatum mearum 100, 105, 106 Historia Compostellana 33, 165 Historia Occidentalis passim Historia Orientalis 18, 31, 62, 105, 165 Hohorst 110 Hollande 110 hommage 68 homosexualité 90 honorabilité 72, 73

176 Index honneur passim honte passim Horace 80 iconoclasme 18 iconoclastes 21 iconodules 21 impii 29 impureté 37, 94, 104 incube 133 Inde 54 infamie passim infideles 29 inondation 107, 108, 109 Isidore de Séville 141 islam passim Islande 13, 72, 164 Ismaélites 33 Israël 21, 61 Italie passim Jacobites 52 Jacques de Vitry passim Japon 79 Jean, comte de Soissons 152 Jérusalem passim Joachim de Flore 147 Joseph, saint 39 judaïsme 15, 18, 38, 55, 56, 57 jugement de dieu 113 Juifs passim jument 89, 90, 97, 133 Jupiter 86 Justice passim kaballa 140 keures 125 Kruithof, C.L. 82 Lambert d’Ardres 48, 85, 86, 102, 120, 121, 122, 140, 148, 165 La Mecque 43 langues 51 Laon 65, 66, 91, 113, 141 Le Caire 43, 49, 50, 61 Léon IX, pape 22, 129, 131, 167

León 32 Levi, Carlo 37 lézards 140 Lille 146 Limoges 167 Limousin 81, 116 Lisbonne 28 Lombardie 19, 109 lompe 91 Londres 57, 58 Louis VI, roi de France 74, 75, 93, 144, 145, 167 loup-garou 89 Lumières 37, 158 luxuria 38 Macaire, saint 118 magie 53, 71, 137, 138, 139, 140, 144, 146 Mahomet passim maisnie Hellequin 129, 131, 155 malédiction 88 Manche 86, 91 Manfred, roi de Sicile 29 Marcel, saint 140 mariage clandestin 102 Marie, sainte, voir aussi Sainte Vierge 39, 50, 132, 154 Maronites 52 Masjijd Qubbat As-Sakhrah, à Jérusalem 47 Mategrifun 21 Mathilde, reine d’Allemagne 23, 120 Maures 19, 33 Mauvais œil 134, 147 Méditerranée 13, 26, 78 Menko 28, 109, 163, 165 Merlin 146 Messie 29, 56 Messine 21, 29 Moabites 33 Modène 80, 146 Mongisard 61 Mont-Sainte-Geneviève 133 mosquée 28, 47 Moyen-Orient 32, 55, 159 muezzins 51

Index 177 Munio 165 Mur des lamentations, à Jérusalem 47 Mussolini 37 musulmans passim Namur 152 nécromancie, nécromant 139, 140 Néide 91 Nestoriens 52 Newbold, R.F. 82 níð 87 níðstöng 88 níðvίsur 87 Nimègue 115 Njord 88 Noé 107 Nogent passim Normandie 20, 66 Normands, voir aussi Vikings 13, 20 Northumbrie 151 Norvège 17, 164 Nostradamus 147 novellae 77 Nubie 50, 54 nudité 54, 80, 83 Nuño 165 Occident passim Odin 88 Olaf Haraldsson II, roi de Norvège 17, 164 Oostburg 122 Orient passim Orientaux 27, 36, 37, 53 Oringa 60 Orléans 26, 161 Othelard 119 Otton II, empereur 83 paganisme 18, 24, 72 paix 21, 52, 73, 118, 124, 125, 162 Palerme 20 Palestine 34, 39, 43, 48, 51, 55 papauté 20, 76 Paraclet 104, 106 Paris passim

Parme 75, 147, 166 Pascal II, pape 32 Paul, saint 121 Paul VI, pape 27 pauvres, pauvresse 27, 36, 75, 87, 117, 122 Pays-Bas 12, 58, 69, 107, 108, 151, 161 Pays d’Outre-mer 48 péninsule ibérique, voir aussi Espagne, Portugal 28, 32, 55 perfidi Judaei 19, 56 Péristiany J.G. 78, 79 Perses 20, 52 phi am 159 Philippe Ier, roi de France 144 Philippe d’Alsace, comte de Flandre 60 Picardie 66, 164 Pierre Lombard 143 Pierre le Mangeur 107 Pierre le Vénérable 41, 48, 130, 158, 161, 166 Pise 60, 124, 162 podestà 80 pogrom 57 Poitiers 32 Pollanes 51 Portugal, voir aussi péninsule ibérique 32 potions 125 Pouilles 20, 21, 51, 52 Prophète passim Provence 19 pustules 91 ragr 72 ramadan 42 Ramla 61 Raoul, chanoine 85 Ravenne 20 raz de marée 108 Reggio nell’Emilia 155 Regula Orientalis 98 Renaissance 12, 37, 158 représentativité 9, 10, 11 reptiles 17 rêve 126, 130, 131, 132, 139 Rheubottom, D. 147 Richard Coeur de Lion, roi d’Angleterre 57

178 Index Richard de Devizes 21, 22, 58, 166 Richilde, comtesse de Flandre 148 Robert le Frison, comte de Flandre 148 Rome passim Royaume Franc 32 Royaume wisigoth 32 Rubens 79 runes 88 Russie 75 Saint-Bavon, à Gand 118 Saint-Denis, abbaye 67, 74, 75, 93, 144, 167 Saint-Donatien, à Bruges 67, 163 Saint-Empire, voir aussi Allemagne 28, 56, 83, 167 Saint-Esprit 21 Saint-Jacques de Compostelle 114, 165 Saint-Jean-d’Acre 28, 39, 42, 52, 165 Saint-Omer 81, 96 Saint-Sépulchre 27, 45, 47 Sainte Vierge, voir aussi Marie 19, 39, 132 Saladin, sultan 22, 49, 61, 123, 154 Salimbene de Adam passim Salomon 39, 46, 47, 86 Samuel 143 Sanghera, Jasvinder 65 Sarrasins passim Saül 143 Saumur 154 Saxe 162 Saxons 19 scaldes 87 scandale passim Schisme Oriental 27, 54, 167 Seldjoucides, voir Turcs Sens 19 sensualité 41, 50, 52, 100 serfs 33, 55, 66, 121, 122, 123, 153 servage 67, 123 Sibille 146 Sic et non 161 Sicile 20, 21, 29 Sifried 96 Sigebert de Gembloux 98

signe passim Snorri Sturluson 162, 164 Sodome 36 Soissons 113, 138, 152 songe 126, 132, 133, 134 Sorbonne 133 sorcellerie 97, 134, 137, 138, 144, 145, 146, 148, 154 sorcière 126, 144, 146, 148 sorciers 138, 141, 143 souris 17, 143 St. David’s 163 St. Swithin, à Winchester 166 Stokes, Myra 98 Suger 67, 74, 75, 93, 94, 144, 166 sultan 31, 32, 49 Suriani, Syriens 51, 52, 53, 54 tabou 41, 90, 91, 157 Temple 39, 47 Templiers 60 Terre Sainte passim Testament (Ancien), voir aussi Bible 33, 36, 77, 104 Testament (Nouveau), voir aussi Bible 24, 43, 103 Thaïlande 159 Thierry d’Alsace, comte de Flandre 68, 146 Thomas d’Aquin 143 Tolède 33, 139, 140 Toscane 13, 99, 162 Tournai 119 trêve 124, 125 Trinité 24, 25, 39, 67, 161 trolls 89 Turcs, Turcs Seljoucides 21, 27, 47 Tyr 154 Urbain II, pape 27, 47 Usamah Ibn Munqidh 49, 53, 167 Utrecht 92, 115 vache 91 Vallombrosa 99 Venise 20, 155

Index 179 Vénitiens 34, 49 Vie de Louis VI  74, 93 Vikings, voir aussi Normands 96 vipères 17, 140 virginité 37, 50, 78, 85, 150 visions 133, 141 Vita Godeliph 70, 162 Wecelinus 56 Westeremden 108 Westminster 57

Wichman, père d’Adela 73 Winchester 57, 58, 166 Wittewierum 33, 107, 163 Worms 141 Wulstan, évêque de York 96 Ypres 94 Yves de Chartres 113 York 96 Zélande 108