Miroirs Arthuriens Entre Images Et Mirages: Actes Du Xxive Congres de la Societe Internationale Arthurienne, Bucarest, 20-27 Juillet 2014 (Culture Et Societe Medievales) (English and French Edition) 9782503579917, 2503579914


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Miroirs Arthuriens Entre Images Et Mirages: Actes Du Xxive Congres de la Societe Internationale Arthurienne, Bucarest, 20-27 Juillet 2014 (Culture Et Societe Medievales) (English and French Edition)
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Miroirs Arthuriens entre Images et Mirages

Culture et société médiévales Collection dirigée par Edina Bozoky Membres du comité de lecture : Claude Andrault-Schmitt, Anne-Marie Legaré, Marie Anne Polo de Beaulieu, Jean-Jacques Vincensini

34

Miroirs Arthuriens entre images et mirages Actes du xxive Congrès de la Société Internationale Arthurienne

Édités par Catalina Girbea, Mihaela Voicu, Ioan Panzaru, Corina Anton et Andreea Popescu

F

© 2020, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2020/0095/78 ISBN 978-2-503-57991-7 eISBN 978-2-503-57992-4 DOI 10.1484/M.CSM-EB.5.115277 ISSN 1780-2881 eISSN 2294-849X Printed in the EU on acid-free paper.

Table des matières

Introduction 9

Iconographie des manuscrits arthuriens Arthurian Art. The Past, the Present, and the Future Alison Stones

13

From Anthology to Compilation. The Evolution of the Arthurian Prose Manuscript Michelle Szkilnik

23

L’iconographie de l’Estoire del saint Graal dans le manuscrit 14 E III de la British Library Catalina Girbea

39

Du héros au poète. Remarques sur l’iconographie du manuscrit BnF fr. 97 Alexandra Ilina 49 Quelques remarques sur les armoiries imaginaires. Le cas de l’armoirie auto-référée dans Le Roman de Fauvel Laura dumitrescu

63

Lectures et images. Élizabel dans les enluminures du roman de Lancelot du Lac (xiiie-xve siècle) Alicia Servier

73

6

ta bl e d e s m at i è r e s

Interférences des motifs arthuriens Un Évangile du Graal ? Réflexions intergénériques face à quelques romans du Graal (Conte du Graal, Première Continuation, [Roman de] l’Estoire dou Graal) Susanne Friede

87

Chevaliers « au Lion », « aux lions » et sans lion. Parcours d’un motif du xiie au xviie siècle Alain Corbellari

109

La « relation critique » sous le signe percevalien Christophe Imperiali

117

Quelques aspects de la grammaire narrative du récit médiéval. Les stéréotypes végétaux et animaliers dans la construction des personnages et de la trame de l’intrigue. D’après Le Chevalier de la Charrette et Le Conte du Graal de Chrétien de Troyes Anna Kukułka-Wojtasik

125

Magic, Fantasy and Adventure. Parodying Romance Motifs in King Arthur and King Cornwall Bonnie Millar

137

Myth-Generated Geography. Tintagel Castle Monica Oanca

149

Le Tristan de Thomas et la dialectique. Le langage et l’erreur Yannick Mosset

159

L’anonymat des sources, une clé essentielle à la compréhension du mythe arthurien Geneviève Pigeon

169

Magic and Enchantment. Versions of the Fantastic in the Arthurian Legend Andreea Popescu 175 La quête d’un référent ou jeux de sons et de sens autour du nom propre. Le cas de « Hellequin » Karin Ueltschi

185

The Quest for the Golden-Stringed Harp. Arthurian Themes in Lech Majewski’s The Knight Łukasz Neubauer

195

tab le d e s mat i è re s

Réception de l’arthurianisme « Autres Mondes arthuriens » dans l’espace culturel roumain Mihaela voicu

203

Tristan dans l’Allemagne du Moyen Âge Danielle Buschinger

219

Rigaud’s Lancelot of 1591. The Rhetorics of Synopsis Jane H. M. Taylor

245

Babylonians and Saracens. The Interference of an Oriental Pagan World in Arthurian Romances Ana Margarida Chora

255

La représentation de l’amour et de la sexualité dans Flores och Blanzeflor Virgile Reiter 265 The Spanish Perceforest. Translation and Transcreation Harvey L. Sharrer 273

Arthurianisme et politique « Je vueil qu’il ait nom Artus le Petit, en remambrance de moy, qui suis Artus le Grant » : appeler son fils Arthur, Arthur le Petit et le Petit Artus Christine Ferlampin-Acher 287 Les tombeaux royaux de l’Historia Regum Britanniae Françoise Hazel Marie Le Saux 299 Brehus or Brun. A Bear-like Warrior in the Arthurian World Antonella Sciancalepore

311

Documentary Evidence for the Historicity of King Arthur Paul Sire

321

Enide et Diane. Le mythe cynégétique et la translatio imperii dans Erec et Enide Yoshio Konuma

329

7

8

ta bl e d e s m at i è r e s

Identités arthuriennes En quête du Graal absent Anne Berthelot

343

Lancelot vers Rigomer. Du renom à l’oubli de soi Adeline Latimier

363

Waiting for Ginevra. An Arthurian Character in Ariosto’s Orlando furioso Corina Anton 373 Identité et anonymat dans les Lais de Marie de France Luminiţa Diaconu

381

Hector des Mares. Hector de Troie dans le monde Arthurien ? Sandrine Legrand

393

Testament du héros et mort des amants Shigemi Sasaki

403

Résumés des articles en anglais

415

Index 425

Introduction

L’idée d’accueillir à Bucarest le xive congrès de la Société internationale arthurienne appartient au bureau de la Société en place lors du Congrès de Bristol en 2011, idée que nous avons accueillie avec enthousiasme et joie. Nous tenons à ce propos à remercier tout particulièrement les deux Présidents successifs de la SIA qui ont soutenu la candidature de la branche roumaine, Christine Ferlampin-Acher et Keith Busby qui a pris la relève de 2011 à 2014 ainsi que Danièle James-Raoul, secrétaire du bureau international. L’organisation d’une rencontre si importante n’aurait pas pu voir le jour sans l’appui d’une série de collègues et institutions. Notre gratitude va en tout premier lieu vers le professeur Ioan Panzaru, ancien président de l’Université de Bucarest et membre de notre branche. Son aide nous a été précieuse à des moments difficiles de l’organisation. De même, nous remercions l’Université de Bucarest et son Président actuel Mircea Dumitru ainsi que la Faculté des Langues et Littératures Etrangères pour leur soutien financier et logistique, le Lectorat de Français (Département de Français) et son représentant à l’époque Frédéric Bonnor ainsi que les Services Culturels français et italiens. Merci aussi à Brindusa Grigoriu et Veronica Grecu pour leur aide à l’organisation du congrès. Nous sommes également très reconnaissants aux étudiants qui ont formé une équipe aussi bien efficace qu’enthousiaste et particulièrement aux doctorantes Alexandra Ilina, maintenant jeune docteur, et Laura Dumitrescu. Par ailleurs, les affiches et dépliants de la manifestation ont été conçus par Alexandra Ilina que nous remercions pour son dévouement. Le volume que nous avons la chance de publier à la suite du congrès est issu de ses axes thématiques, « Onomastique et anonymat », « Anthologies, compilations et manuscrits », « Autres mondes arthuriens et transferts culturels », « Interférences des matières », « Lecteurs et lectures », dont la richesse a permis de nombreuses interventions de haut niveau. Pour l’organisation des actes nous n’avons toutefois pas gardé tels quels ces tiroirs épistémiques, même si leurs lignes de force se retrouvent dans la structure du présent volume. Les interventions que nous avons reçues et retenues s’articulent de manière plus ou moins cohérente autour de cinq axes majeurs. Nous remercions par ailleurs l’équipe éditoriale de Brepols pour son aide précieuse. L’iconographie des manuscrits arthuriens ne faisait pas partie en tant que telle des thèmes choisis initialement ; elle est toutefois largement représentée dans les rencontres de la SIA, surtout depuis les travaux qui ont rappelé son énorme importance pour une bonne compréhension et surtout pour une meilleure datation des manuscrits ; comme ceux bien connus il suffirait de rappeler les contributions importantes d’Alison Stones, qui présente dans ce volume un impressionnant aperçu de l’art arthurien. L’article de Michelle Szkilnik vient compléter le panorama des représentations figurées par une synthèse sur l’évolution du manuscrit en prose,

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in tro ducti o n

retraçant les aventures de la complexe cyclicité arthurienne. Du reste, qu’il s’agisse de manuscrits de la BnF (Alexandra Ilina et Alicia Servier) ou de la British Library (Catalina Girbea) les articles ont été centrés sur les rapports texte-image, sur les marques héraldiques (Laura Dumitrescu) ou sur les programmes iconographiques destinés à mettre en valeur une idéologie ou un commanditaire (Maria Itzel Lopez). La matière « arthurienne », si tant est qu’une telle matière existe, tire sa vitalité et une grande partie de sa richesse des « interférences », notion qui semble avoir remplacé ces dernières années celle d’intertextualité, rappelant quelque part le déclin du structuralisme et ensuite du postmodernisme. Une bonne partie des communications traitent des croisements et combinaisons des motifs (Alain Corbellari, Bonnie Millar, Andreea Popescu), de la spécificité intergénérique qui rend les romans arthuriens si difficiles à classer (Susanne Friede), des mythes et des origines de quelques grands thèmes arthuriens (Geneviève Pigeon, Yanick Mosset, Monica Oanca, Ana Kukulka) ou enfin de l’onomastique (Karin Ueltschi, Antonella Sciancalepore). La vitalité des histoires arthuriennes n’a de pair que leur fécondité, leur pérennité et leur capacité à se renouveler à travers les âges. C’est pourquoi il est difficile d’envisager l’arthurianisme sans une approche comparatiste qui rende compte des diverses variations des matières et de leur devenir. Les emprunts, les transferts, les influences, bref la réception de ces récits magiques sont magistralement traités dans notre volume et presque tous les espaces sont couverts, à partir de l’oralité spécifique du Moyen Âge roumain (Mihaela Voicu) vers les espaces germaniques (Danielle Busschinger), ibériques (Harvey Sharrer), nordiques (Virgile Reiter), orientaux (Ana Margarita Chora) ou enfin vers les translations du Moyen Age au xvie siècle ( Jane Taylor). Les origines des romans étant profondément liées à une forme de propagande politique, une section est consacrée à l’arthurianisme politique, ligne de recherche particulièrement féconde depuis les travaux de Dominique Boutet, Catherine Daniel ou Amaury Chauou, est à l’évidence des plus bienvenues. Les interventions sur les rapports entre Artus et la cour de Bourgogne (Christine Ferlampin-Acher), sur la royauté et l’historicité d’Arthur (Françoise Le Saux, Paul Sire, Y. Konuma) ou sur la littérature et l’histoire du droit (Sylvain Ferrieu) illustrent cette direction. Enfin, mais non en dernier lieu, les jeux complexes des identités arthuriennes sont admirablement représentés. L’intervention sur le Graal absent (Anne Berthelot) soulève une question très délicate, traitée avec élégance et subtilité ; les autres études qui croisent différentes traditions sur les personnages arthuriens dont certains peu discutés (Adeline Latimier, Corina Anton, Luminita Diaconu, Sandrine Legrand, S. Sasaski) viennent compléter le paysage des miroirs identitaires, problématique majeure qui hante les romans arthuriens et en fournissent une partie de la substantifique moelle. Nous aimerions croire que ce volume, réunissant une sélection des actes du xxive Congrès International de la SIA, témoigne de la richesse et de l’actualité de cette littérature qui ne cesse de fasciner des générations de lecteurs et de susciter l’intérêt des chercheurs.

Iconographie des manuscrits arthuriens

Alison Stones

Arthurian Art The Past, the Present, and the Future

In 1987 at the Arthurian congress in Louvain I read a paper on Arthurian Art Since Loomis. Published in 1991 in Arturus Rex vol. II, it might serve as a summary of what happened in Arthurian art between the 1938 publication by Roger Sherman and Laura Hibberd Loomis and 1987.1 It was a fruitful 50 years in which a high point was the exhibition of Arthurian art held in Louvain in conjunction with the conference but which sadly was never published in the form of a catalogue. From 1987 to 2014 another 27 years also belong to the past and I begin with an outline of what has happened in Arthurian art in those last 27 years, and then I turn to what is happening now, and I outline some ideas for where we might go in the future.

Exhibitions A high point of the last few years has been the major exhibitions of Arthurian Art, in Rennes (2008), Paris (2009), and Troyes (2011), with Arthurian manuscripts and tapestries included in other exhibitions as well.2 The Rennes exhibition centred upon the important early thirteenth-century copy Rennes, Bibl. mun. (Les Champs Libres) 255 which I still think is the earliest illustrated Arthurian manuscript,3 although it probably postdates the Wollaton recueil littéraire exhibited in another important exhibition and publication at Nottingham in 2010 which is, I still maintain, the earliest of all extant

1 “Arthurian Art since Loomis”, Arturus Rex, II (Acta Conventus Lovaniensis 1987), eds Willy Van Hoecke, Gerard Tournoy, Werner Verbeke, Leuven, Leuven UP, 1991, p. 21-78. 2 Le Roi Arthur, une légende en devenir (Exposition présentée aux Champs Libres à Rennes du 15 juillet 2008 au 4 janvier 2009), ed. Patrick Absalon and Sarah Toulouse, Paris, Somogy and Rennes, Les Champs Libres, 2008; La Légende du roi Arthur, ed. Tierry Delcourt, Paris, Bibliothèque nationale de France (exhibition and catalogue, 2009-2010), Paris, Bibliothèque nationale de France and Seuil, 2009; Chrétien de Troyes et la Légende du roi Arthur (du 14 mars au 30 juin 2010), ed. Danielle Quéruel, Troyes, Imprimerie et éditions de la Renaissance, 2011. 3 “The Earliest Illustrated Prose Lancelot Manuscript?”, Reading Medieval Studies, 3/1977, p. 3-44.

Miroirs arthuriens entre images et mirages : actes du xxive Congrès de la Société Internationale Arthurienne, éd. par Catalina Girbea, Mihaela Voicu, Ioan Panzaru et. al., Turnhout, 2020 (Culture et société médiévales, 34), p. 13-22 © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.117103

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a l i s o n s to n e s

illustrated manuscripts in French.4 The Paris exhibition was quite simply the most substantial exhibition of Arthurian manuscripts ever held. Publications accompanied all these exhibitions as well and serve not only to bring Arthurian manuscripts and objects to the attention of the general public but also to serve the scholarly community. In addition, another exhibition also included Arthurian items. Krone und Schleier, held in Essen and Cologne in 2005, displayed two of the Tristan textile fragments held at Kloster Wienhausen as cat nos. 470a-b (dated um 1300 and um 1330) but significantly did not reproduce them in the otherwise very copiously illustrated catalogue.5 The Kloster Wienhausen tapestries are however part of a permanent exhibition on site in Wienhausen.6 Arthurian manuscripts from Flanders were included in the exhibition and catalogue Jeanne de Constantinople, comtesse de Flandre et de Hainaut held in Lille in 2009,7 and in Imagining the Past in France, History in Manuscript Painting 1250-1500 at the J. Paul Getty Museum in 2010;8 but no Arthurian manuscripts were included in the exhibition Saint Louis, Paris, 20149-the sainted king had apparently no interest in romance illustration in general nor in Arthur in particular.

Newly Discovered Objects Ivories

Several remarkable works of art decorated with Arthurian themes have come to light in the last few years and have been the subjects of important publications and web sites. I will mention just a few. In 2007, the Musée de Cluny, Paris, acquired an ivory box (inv. no. Cl. 23840).10 Attributed to Paris in the early fourteenth century it is one of a cluster of caskets, and panels from caskets, with similar subjects from romances, including Tristan and Lancelot. These caskets were the subject of an 4 Alison Stones, “Two French Manuscripts: WLC/LM/6 and WLC/LM/7”, The Wollaton Medieval Manuscripts: Texts, Owners and Readers, ed. Ralph Hanna and Thorlac Turville-Petre, Woodbridge, Boydell and Brewer, 2010, p. 41-56. For further justification of an early date, see Alison Stones, “Notes sur le contexte artistique de quelques manuscrits de fabliaux”, Les Centres de production des manuscrits vernaculaires au Moyen Âge, eds Gabriele Giannini and Francis Gingras with Gaëlle Morend Jaquet, Paris, Garnier, 2015. 5 Krone und Schleier, Kunst aus mittelalterlichen Frauenklöstern (Ruhrlandmuseum: Die frühen Klöster und Stifte 500-1200; Kunst- und Austtellungshalle der Bundesrepublik Deutschland: Die Zeit der Orden 1200-1500), ed. Jutta Frings and Jan Gerschow, Munich, Hirmer/Bonn, Kunst- und Austtellungshalle der Bundesrepublik Deutschland/Essen, Ruhrlandmuseum, 2005. 6 See Horst Appuhn, Kloster Wienhausen, Celle, Zeitung Schweigern & Pick Verlag, 1986, p. 35-46. 7 Jeanne de Constantinople, comtesse de Flandre et de Hainaut, ed. Nicolas Dessaux, Paris, Somogy and Lille, Ville de Lille, 2009). 8 Imagining the Past in France, History in Manuscript Painting 1250-1500, ed. Elizabeth Morrison and Anne Hedeman, Los Angeles, The J. Paul Getty Museum, 2010. 9 Saint Louis, du 8 octobre 2014 au 11 janvier 2015, à la Conciergerie, Paris, ed. Pierre-Yves Le Pogam, Paris, Éditions du patrimoine, Centre des monuments nationaux, 2014. 10 http://www.musee-moyenage.fr/collection/oeuvre/coffret-assaut-chateau-amour.html (consulted 18 May 2015).

art hu ri an art

important article by Martine Meuwese published in 2008,11 and details of all the panels and caskets can now be consulted on the Gothic Ivories Project at The Courtauld Institute of Art, London.12

Krakow Crowns and Cross Unique in Arthurian art are the gold crowns and cross in the Cathedral Treasure at Krakow. Made as two crowns in the second quarter of the thirteenth century, the crowns are decorated with scenes from Hartmann von Aue’s Erec, the earliest German Arthurian romance, in a programme of decoration without parallel. Tiny figures, horses and birds, cast in gold and attached to the gold base, enact the story of Erec, antedating surviving copies of the text, which exist only in an early sixteenth century version and as fragments dating to the thirteenth and fourteenth centuries.13 The crowns were transformed probably in the late fifteenth century to form the cross-bar of a processional and reliquary cross, thus altering the context and function of what began as luxury secular objects into an equally luxurious religious artefact. Little-known before Joanna Mühlemann’s new study, linking text and image in a convincing analysis, the crowns can now be appreciated in magnified detail in Mühlemann’s beautifully produced book.

Glypothèque: The Vessels of Valencia and Genoa, and now León Variously depicted in art as bowl (écuelle), chalice, ciborium (with a lid), chalice with a cross inside, chalice containing the Christ Child, the Grail enjoyed a robust iconographic tradition from the early thirteenth century onwards and is of major interest in Arthurian studies today. Much confusion surrounds the surviving vessels that have been claimed to be the receptacle used by Christ at the Last Supper, sometimes equated with the Grail or distinct from it in periods that antedate the Grail legends. The two traditions did not initially overlap, so that vessels claimed to be the chalice of the Lord were not automatically equated with the Holy Grail. Several early pilgrims to the Holy Land described an exedra, located between the round Church of the Holy Sepulchre and Constantine’s basilica, containing the Chalice of the Lord.14 It was described as “emerald” by Epiphanius the Monk, writing

11 Martine L. Meuwese, “Chrétien in Ivory”, Arthurian literature, 25/2008, p. 119-152. 12 http://www.gothicivories.courtauld.ac.uk (accessed 18 May 2015). 13 Joanna Mühlemann, Artus in Gold: der Erec-Zyklus auf dem Krakauer Kronenkreuz, Petersberg, Michael Imhof Verlag, 2013. 14 The Breviarius de Hierosolyma (early sixth century), mentions a chamber at the basilica of Constantine which contains the Reed and the Sponge and the Cup, without further specification as to what the cup was made of: see Itineraria et alia Geographica, n.a. (Corpus christianorum, Series Latina CLXXXV), Turnhout, Brepols, 1965, p. 110-111; John Wilkinson, Jerusalem Pilgrims Before the Crusades,

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a l i s o n s to n e s

at an uncertain date between the seventh and eleventh centuries.15 This fits, as far as the colour is concerned, with the green hexagonal vessel preserved in the Cathedral San Lorenzo of Genoa, once thought to be of emerald but actually made of green glass, and presumably of Egyptian origin. Petrarch knew it and recommended a visit to it in his Guide to the Holy Land (where he himself had never set foot). His recommendation is dramatic: Even if your travelling companions are hastening and the sailors are untying the ropes from the shore, do not leave before you have seen that precious and noble vase of solid emerald which Christ, for the love of whom you are travelling so far from your country is said to have used as a dish -an object worthy of devotion (if what is said is true) and also celebrated for its craftsmanship.16 Supposedly given by the Queen of Sheba to Solomon, it was found in Caesarea in Palestine during the Crusades and was first mentioned by William of Tyre (c. 1130-1186).17 However, Piacenza Pilgrim, writing c. 570, refers to the Lord’s chalice, displayed at the site of the Holy Sepulchre and Constantine’s basilica in Jerusalem, together with the sponge and reed, as an onyx cup.18 This one might be equated with the chalice now in the Cathedral of Valencia made of agate (both onyx and agate are types of chalcedony). Recorded in the inventory of the treasury

Warminster, Aris and Phillips, 1977, p. 60. 15 J. Wilkinson, Jerusalem Pilgrims, op. cit., p. 117, gives “It is like a chalice of emerald plainly set” but notes that the translation is doubtful, referring to Herbert Donner, “Die Palästinabeschreibung des Epiphanius Monachus Hagiopolita”, Zeitschrift des deutschen Palästinavereins, 87/1971, p. 42-91 at p. 66. The best surviving manuscript for Donner is Vienna, ÖNB Cod. 443 fols 241-247, which he dates c. 1300; the other three are later. Donner’s translation of the Greek reads, “ …Und oberhalb des Portals [of Constantine’s basilica] ist das Heiligtum, in dem der Kelch aufbewarht wird, aus dem Christus den Essig und die Galle trank; er ist wie grünlicher Kalkstein, schmucklos (?) eingehüllt…” (p. 82-83). So it is green, but unlike the earlier descriptions, is not equated with the vessel used at the Last Supper but rather with the Passion. 16 Hinc tu, tametsi socii properent et naute de littore funem solvant, non tamen ante discesseris quam preciosum illud et insigne vas solido e smaragdo, quo Christus, cuius te tam procul a patria amor trahit, pro parapside usus fertur, videas devotum si sic est, alioquin suapte specie clarum opus: Petrarch’s Guide to the Holy Land: Itinerary to the Sepulcher of Our Lord Jesus Christ (Itinerarium ad sepulchrium domini nostri Yesu Chrsti) facsimile ed. of Cremona, Biblioteca statale, Deposito libreria civica, MS BB.1.2.5, ed. Theodore Cachey, Jr, Notre Dame IN, University of Notre Dame Press, 2002, p. 72. Petrarch takes the term parapside from Matt. 26:23, at ipse respondens ait qui intinguit mecum manum in parapside hic me tradet.; http://www.cicap.org/new/articolo.php?id=102013 (consulted 31 May 2015); see http://www.csicop.org/si/show/in_search_of_the_emerald_grail/( Joe Nickell) (consulted 31 May 2015). 17 Historia rerum in partibus transmarsis gestatum (Recueil des historiens des coisades, Historiens occidentaux, I/1, Paris, 1884, p. 423; see also Jacobus de Voragine, Chronica civitatis Ianuensis ab origine urbis usque ad annun MCCXCVII, ed. Giovanni Monleone, 3 vols, Rome, Tipografia del Senato, 1941, vol. 2, p. 309-15. Jacobus de Voragine notes that the English equate this vessel with the Sangraal: in quibusdam libris Anglorum reperitur quod quando Nicodemus corpus Christi de cruce deposuit, eius sanguinem, qui adhuc recens erat et ignominiose dispersus fuerat, recolegit in quodam vase smaragdino, sibi a Deo divinitus preparat. et illud vas dicti Anglici in libris suis Sangraal appelant… (p. 312). 18 Itineraria, op. cit., p. 139 and 164; J. Wilkinson, Jerusalem Pilgrimage, op. cit., p. 83.

art hu ri an art

of the abbey of San Juan de la Peña in 1134,19 it was given in 1399 to King Martin of Aragón († 1410) and is listed in his inventory as the chalice of the Lord, with no mention of any association with the Holy Grail.20 And recently a new contender has surfaced at San Isidoro, León: the chalice of Urraca, Queen of Castile, León and Galicia (1079-1126), preserved in the treasury at San Isidoro. This too is of onyx encrusted with jewels. There is “no doubt” it contains the cup which touched the lips of Jesus Christ, claim two historians, Margarita Torres and José Ortiza del Rio.21 Stolen from an unspecified location by Egyptian Muslims, it allegedly came into the possession of Copts who gifted it to King Fernando of Castille c. 1050 in thanks for help during a famine. Arculf ’s plans, transmitted by Adomnan, abbot of Iona in the late seventh century and extant in eleventh and twelfth century copies, show a square aedicula, labelled exedra cum calice domini. The version in MS Y, Vienna, ÖNB 458 (ninth century) shows it as a chalice; other manuscripts simply represent it as a small circle within the exedra, with the exception of Vienna ÖNB 609 (twelfth century), which also shows it as a chalice.22 Arculf says the cup was made of silver, holds a French quart, and has two handles, one on each side.23 This description was followed by Bede, but the drawings in Bede manuscripts omit the chalice and its exedra.24

19 Secondary sources are reluctant to reveal the location, shelf number and folio of the original; enquiries at the Archivo de la Corona de Aragón however produced the following sources: AHN, CLERO-SECULAR_REGULAR, Carpeta 712, Número 19 (Donación de Ramiro II de la villa de Bailo y sus pertenencias, 1134, noviembre, 1. San Juan de la Peña): en el Archivo Histórico Nacional de Madrid (on line at http://pares.mcu.es a través del enlace http://bit.ly/1fdVdzx (consulted 31 May 2015). I thank Gloria López, Jefe del Departamento de Referencias, Arxiu de la Corona d’Aragó Archivo de la Corona de Aragón, for this reference. 20 ACA, REAL CANCILLERÍA, Pergaminos, Martín I, Número 136 (Acta de la donación que hizo el monasterio de San Juan de la Peña al rey Martín I del cáliz de piedra en el que Cristo consagró su sangre en la santa cena, 1399, septiembre, 26. San Juan de la Peña). My thanks again to Gloria López. 21 Reported in the Daily Mail on 31 March 2014: http://www.dailymail.co.uk/news/article-2593336/ Jewel-encrusted-goblet-gathering-dust-tiny-Spanish-museum-touched-lips-Jesus-fact-HOLYGRAIL-say-two-historians-book-prove-it.html#ixzz3ahiXZhCG (consulted 18 May, 2015): “According to two medieval documents written in Arabic, it was stolen from Jerusalem by Muslims, who gave it to the Christian community in Egypt”. Again, one wonders precisely what the sources are and exactly what they say. I thank Therese Martin for drawing this to my attention. 22 MS aY and three ninth century copies: MSS aP (Paris, BnF lat. 13048), aK (Karlsruhe, Badische Landesbibl., Aug. 129) and aZ (Zürich, Zentralbibl. Rheinau 73, ninth century) are reproduced in Wilkinson, Jerusalem Pilgrimage, op. cit., p. 193, p. 196, pl. 5 and 6. For Vienna ÖNB 609 see Ornamenta Ecclesiae, ed. Anton Legner, Cologne, Stad Köln, 1985, Cat. no. H6. 23 Itineraria, op. cit., p. 191; J. Wilkinson, Jerusalem Pilgrimage, op. cit., p. 97. 24 Itineraria, op. cit., p. 256; for bP (Paris, BnF lat. 2321, tenth century) and bV (Vienna, ÖNB 580, eleventh century), see J. Wilkinson, Jerusalem Pilgrimage, op. cit., p. 193 and pl. 6; other Bede manuscripts listed by Wilkinson p. 193 are bL (Laon, Bibl. mun. 216 (ninth century), bM (Munich, Bayerische Staatsbibl. 6389, tenth century) and bN (Namur, Bibl. du Séminaire 37); these also contain plans but Wilkinson does not reproduce them.

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Wall Painting In the last few decades there has been much renewed interest in wall painting and campaigns of restoration have meant new discoveries and have permitted the public display of programmes already known. Arthurian painting however takes second place behind religious programmes in churches, and the several programmes that depict subjects from medieval history such as the chapel of the Templar Commandery of Cressac-Saint-Genis in the Charente, whose walls are painted with military scenes recalling the Crusades,25 and the paintings from Amédée V’s castle of Verdon Dessous at Cruet now in the Musée Savoisien at Chambéry, based on Berthe aux grands pieds and the Roman de Charlemagne.26 Four Arthurian cycles are particularly noteworthy and two of them were included in important exhibitions: the simple portraits drawn from the beginning of Chrétien’s Perceval le Gallois at the château de Theys (Isère), datable between 1297 and 1315,27 and the Stanze de Artù at Frugarolo, Alessandria, based on Lancelot.28 The patronage of the Gonzaga at Mantua, who claimed descent from Boort, resulted in the commissioning of an important cycle of painting, now poorly preserved, by Pisanello for their castle.29 And in central France, the castle of Saint-Floret in the Auvergne is the remarkable cycle of narrative paintings based on Tristan, attributable to the mid-fourteenth century.30

25 Anne-Marie Legras, Les commanderies des Templiers et des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem en Saintonge et en Aunis, Paris, Éditions du CNRS, 1983 p. 66;Michelle Gaborit, “La commanderie de Cressac”, Bernard Brochard and Yves-Jean Riou, dir., Les peintures murales de Poitou-Charentes (Centre international d’art mural), Ligugé, Aubin, 1993, p. 78-79, 153. 26 Philippe Raffaelli, “Les peintures médiévales de Cruet”, Archaeologia, 263/1990, p. 58-66; Chantal Fernex de Mongex and Dominique Richard, Peintures médiévales de Cruet, Chambéry, Agraf, 1990; Marco Piccat, “Epica carolingia in affreschi savoiardi del XIII secolo”, Messana, n.s. 8/1991, 52-108; Benno Mutter, “Die Wandmalereien von Cruet. Ein profaner Bildzyklus in Savoyen”, Zeitschrift für Schweizerische Archäologie und Kunstgeschichte, 53/1996, p. 121-146; Simonetta Castronovo, La Biblioteca dei conti di Savoia e la pittura in area savoiarda (1285-1343), Turin, London, Venice, Allemandi, 2002, p. 74-76. 27 Simonetta Castronovo and Ada Quazza, “Miti cavallereschi e temi contemporanei nella pittura monumentale dell’arco alpino”, Le stanze di Artù, Gli affreschi di Frugarolo e l’immaginario cavalleresco nell’autunno del Medioevo (catalogo della mostra, Alessandria 1999), ed. Enrico Castelnuovo, Milan, Electra, 1999, p. 107-111, figs 1 1, 2, 3. 28 E. Castelnuovo, Stanze, op. cit., and Il gotico nelle Alpi, 1350-1450 (mostra, Castello del Buonconsiglio, Museo diocesano tridentino, Trento, 20 Luglio - 20 ottobre 2002) ed. Enrico Castelnuovo and Francesca de Gramatica, Trento, Castello del Buonconsiglio, monumenti e collezioni provinciali, Provincia autonoma di Trento, 2002. 29 Joanna Woods-Marsden, The Gonzaga of Mantua and Pisanello’s Arthurian Frescoes, Princeton, Princeton University Press, 1988. 30 Amanda Luyster, “Time, Space, and Mind: Tristan in Three Dimensions in Fourteenth-Century France”, Materiality and Visuality in the Story of Tristan and Isolde, ed. Jutta Eming, Anne-Marie Rasmussen, Kathryn Starkey, Notre Dame IN, University of Notre Dame Press, 2012, p. 148-177 and forthcoming. See also http://www.culture.gouv.fr/public/mistral/palissy_fr?ACTION = CHERCHER&FIELD_1 = REF&VALUE_1 = PM63000851 (consulted 31 May 2015). Work on Tristan in France is now greatly facilitated by the monumental edition directed by Philippe Ménard, Le Roman de Tristan en prose, 9 vols, Geneva, Droz and Paris, Champion-Slatkine, 1987-1997; Le

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Manuscripts A major event in manuscript studies is the restoration of the manuscripts severely damaged in the fire at the Bibliotheca Nazionale in Turin in 1904 and the subject of a detailed study by Simonetta Castronovo whose work, mentioned above, also encompasses wall painting.31 Among the literary manuscripts discussed is the Roman de Merlin and Suite Vulgate, Turin, Bibl. nazionale Universitaria, L.III.12, first noted by Monika Longobardi and which, as Martine Meuwese has shown, is by the artist of Paris, BNF fr. 749 (Estoire, Merlin, Suite Vulgate), Oxford, Bodl. Ash 828 (Lancelot), and the two bifolios of an Estoire, Bologna, Archivio di Stato b. 1 bis, of which the last two are most likely from the same set.32 Another manuscript that has recently been retrieved from obscurity is Bourg-en-Bresse, Médiathèque Vailland 55, neglected in the art-historical literature because most of its miniatures have been cut out. But the rubrics survive and have much to reveal about what the illustrations showed.33 Studies of rubrics have begun to play an important part in our understanding of how text and picture fitted together in medieval manuscripts, and Arthurian manuscripts in particular.34 The Bourg manuscript is just one of very many which are now available in digitized form on the web, on the site of the library. Most major libraries have or are now posting their illuminated (and non-illuminated) manuscripts. To name just a few: the British Library, London; the Bodleian Library, Oxford; the Bibliothèque nationale de France, Paris (Gallica and Mandragore); the Bodmer Collection at Cologny-Genève; the J. Paul Getty Museum, Los Angeles; Yale University, New Haven; the Pierpont Morgan Library, New York; and the site run by the Institut Roman de Tristan en prose: version du manuscrit fr 757 de la Bibliothèque nationale de Paris, 4 vols, Paris: Champion, 1997-2003. For Tristan in Germany see also Stephanie C. Van d’Elden, Tristan and Isolde: Medieval Illustrations of the Verse Romances, Turnhout, Brepols, 2016. 31 S. Castronovo, Biblioteca, op. cit. 32 Monika Longobardi, “Ancora nove frammenti della Vulgata: L’Estoire du Graal, il Lancelot, la Queste”, Giornale italiano di filologia 46/1994, p. 197-228; Martine Meuwese, “De omzwervingen van enkele boodschappers en een jongleur. Van Bologna via Oxford en Parijs naar Vlaanderen”, Maar er is meer. Avontuurlijk lezen in de epiek van de Lage Landen. Studies voor Jozef D. Janssens, ed. Remco Sleiderink, Veerle Uyttersprot, and Bart Besamusca, Leuven, Davidsfonds and Amsterdam, Amsterdam Univ. Press, 2005, p. 338-357; and ead., “Crossing Borders: Text and Image in Arthurian Manuscripts” in Arthurian Literature 24, The European Dimensions of Arthurian Literature, ed. Bart Besamusca and Frank Brandsma, Woodbridge, Brewer, 2007, p. 157-177. For the heraldry of Gauvain in this group of manuscripts, see Alison Stones, “Note on the Heraldry of a Very Special Gauvain”, “Li premerains vers”: Essays in Honor of Keith Busby, ed. Catherine M. Jones and Logan E. Whalen, Amsterdam and New York, Rodopi, 2011, p. 433-447. 33 Carol Chase, “ Un manuscrit mesconnëu de l’Estoire del Saint Graal: Bourg-en-Bresse, Médiathèque Vailland 55. Le programme paratextuel ”. 34 Janet Doner, “Illuminating Romance: Narrative, Rubric, and Image in Mons, BU 331/206, Paris, BN, fr. 1453, and Paris, BN, fr. 12577”, Arthuriana 9/1999, p. 3-26; Keith Busby, Codex and Context, 2 vols, Amsterdam and New York: Rodopi, 2002, p. 225-365; Irène Fabry-Tehranchi, “Diviser, choisir et condenser: rubriques et illustrations dans les manuscrits du Merlin de Robert de Boron”, Faire court. L’esthétique de la brièveté dans la literature du Moyen Âge, ed. Catherine Croizy-Naquet and Michelle Szkilnik, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2011, p. 317-322; ead., Texte et images des manuscrits du Merlin et de la Suite Vulgate (xiiie-xve siècle), Turnhout, Brepols, 2014, p. 256-331.

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de Recherche et d’Histoire des Textes, Enluminures, has manuscripts from French provincial libraries (Le Mans, Tours). The Lancelot-Grail project has these and Bonn, Univ.bibl. 526 and Rennes, Bibl. mun. 255. More such efforts will surely follow.

Present What characterizes work on Arthurian illustration today? Most striking is the current emphasis on collaborative efforts, round tables and discussions. We are less concerned today about single authorship and staking an individual claim to Arthur. Multi-authored publications indicate the extent to which debate from scholars in different disciplines and countries is shaping the questions and answers raised by Arthurian iconography and its transmission. New items are emerging: as with the new painting revealed by campaigns of cleaning, manuscript studies are witnessing the evaluation or re-evaluation of fragments of Arthurian manuscripts in public and private collections, some early products of the twelfth and thirteenth centuries, others from the late Middle Ages. The fragments are also witnesses to the mentality of earlier collectors who, from the sixteenth century onwards, were at times not averse to dismembering important books in order to preserve the pictures alone while discarding the text; or, vice-versa, to preserve text fragments, some reused in bindings, others preserved for antiquarian interests, while discarding the images. These despicable practices affect devotional and liturgical manuscripts as well, and today the vibrant trade in cut leaves only serves to encourage the mutilation of books. Valiant efforts are being made to piece books back together again if only in cyberspace.

Future As will have been evident from my footnotes, the web has come to play a more and more useful role in making available images and sometimes information about all aspects of Arthurian art.35 What is lacking, however, is the comparative dimension of iconographical studies. No work of art is an island; only by considering the place of each object or subject in the time and space, in relation to other examples of the same or related subjects or objects, can anything useful be said. It is the task of scholars to make use of the resources provided by libraries and museums to develop this comparative dimension in order to determine what iconographic choices were made in the creation of Arthurian art and what those choices tell about the interests and concerns of their patrons and makers and their aesthetic and monetary value-systems. There is a great deal still to do if we are to fully understand the place of Arthurian art in the Middle Ages, its personal, collective, societal, and material value. For manuscripts, the role of minor decoration – particularly pen-flourished decoration and its placing within

35 Web sites change notoriously. I do not list all that are currently available; most can be found with an easy search.

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the text, can tell much about how the texts were read, in much the same way as the placing of pictures. How did the two genres function in a manuscript, and across multiple copies of the same text? What subjects were “standard” and which were exceptional, and what do these choices tell? There is much comparative work to be done but today the increasing availability of web resources are making it possible to actually do that work and to embed analysis on the virtual manuscript pages.36 The future looks rosy for Arthurian studies and I hope the next years and decades will be as fruitful as the past.

36 See “Mapping Illuminated Manuscripts: Applying GIS Concepts to Lancelot-Grail Manuscripts,” Speculum 92 (2017)/S1, S170–S189 (electronic publication available free through the University of Chicago Press).

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From Anthology to Compilation The Evolution of the Arthurian Prose Manuscript

Late Arthurian romances such as the Roman de Perceforest or copies of the ProseLancelot and Prose-Tristan, produced at the end of the Middle Ages, are fascinating by their way of attracting all kinds of materials, fusing and splitting the substance of their sources. One might object to equating original romances with late copies of previous romances. Are we not dealing with texts in one case, manuscripts in the other? Yet can we clearly distinguish between the two? Can we not argue that every single manuscript constitutes a specific take on the widely disseminated story of Arthur, therefore a distinctive text? Between what we might deem original works such as the Perceforest and huge compilations such as the one undertaken by Micheau Gonnot in cod. Paris BnF fr 112, there is a difference of degree more than a difference of nature. Relying on the scholarly work that has been done on vernacular verse manuscripts, I propose to concentrate on codices dedicated to long romances or cycles to see whether copyists and compilers who assembled these manuscripts resorted to similar techniques as those who dealt with shorter verse texts, and to evaluate how they integrated the varied matters they compiled into coherent ensembles. I contend that as manuscripts comprising short Arthurian romances become thematic anthologies, codices compiling long romances strive to achieve something similar; yet while in earlier anthologies, the texts brought together retain their autonomy, in later compilations the material collected from diverse sources is more fully fused. The word “evolution” in my title might suggest that there is a continuous trend from anthology to compilation. But as we shall see it is not so clear-cut. Later manuscripts do show a definite tendency towards a full integration, and compilers and copyists do seem to collaborate in creating “super” prose romances absorbing previous texts, yet every compiler has his own way of gathering and organizing his material. Early manuscripts containing Arthurian material written in French tended to be collections of short texts copied by one or several scribes usually with some sort of internal organization. There are many examples of such collections and many of them have received careful scholarly examination. The best known such codex might be Chantilly, Bibliothèque du Château (musée Condé) cod. 472, containing several romances by Chrétien de Troyes, epigonic verse romances, parts of the Perlesvaus (a prose romance) and some branches of the Roman de Renart. The organization of

Miroirs arthuriens entre images et mirages : actes du xxive Congrès de la Société Internationale Arthurienne, éd. par Catalina Girbea, Mihaela Voicu, Ioan Panzaru et. al., Turnhout, 2020 (Culture et société médiévales, 34), p. 23-37 © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.117104

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this manuscript has attracted minute attention from Lori Walters, who argues that it was meant to be a cycle around Gauvain.1 Keith Busby, who also scrutinized this manuscript in his book Codex and Context,2 identifies a thematic link between the various romances; he calls Chantilly 472 “a manuscript of recreantise”3 and concludes: “The compiler of Chantilly 472 did not write the romances contained in the codex, but his selection and arrangement strongly suggests that he fully understood the complex intertextual relationships between them.4” Many other anthology manuscripts, whether Arthurian or not, similarly reveal judicious planning.5 A few compilers resorted to one remarkable practice especially interesting for my argument: they omitted prologues and inserted transitions of their own between texts, so as to seamlessly graft one romance onto the other. Examples of this technique can be found in Paris, BnF fr 12603, in Chantilly 472, in Paris BnF fr 1450. The aim of such changes was to create cohesive sections within manuscripts, sections defined by genres or devised around the works of one specific author. Concluding his chapter “Readings in Context”, Busby discerns an “increasingly important role played by authorial and generic features in the composition of vernacular verse manuscripts.6” The advent of long and anonymous prose romances, such as the Lancelot-Grail story or the prose-Tristan, clearly imposed new constraints on compilers. Copyists were now faced with a different kind of challenge: how to fit huge romances in single volumes of reasonable size. The prose Tristan is preserved in lengthy codices: Vienna ÖNB 2542 counts 501 folios, Paris BnF fr 757: 265. Many manuscripts of the Lancelot-Grail cycle contain either the totality or parts of the cycle. Bonn S.526, the base manuscript of the recent edition of the Lancelot-Grail cycle directed by Philippe Walter,7 comprises the whole cycle and counts 477 folios. Rennes BM ms 255, dating from the first quarter of the thirteenth century, only preserves the Estoire del Saint Graal, the Estoire Merlin and the beginning of the Lancelot proper, for a total of 275 folios. Instead of copying several romances in one manuscript, copyists had to divide the text of one romance or one cycle into several manuscripts, as did the compiler 1 See L. Walters, “The Formation of a Gauvain Cycle in Chantilly, Manuscript 472”, Neophilologus 78 (1994), p. 29-43, and “Chantilly MS 472 as a Cyclic Work”, in Cyclification: The Development of Narrative Cycles in the Chansons de Geste and the Arthurian Romances, B. Besamuca, W. P. Gerritsen, C. Hogertoorn and O. S. H. Lie (eds), Amsterdam, North Holland, 1994, p. 136-139. 2 K. Busby, Codex and Context. Reading Old French Verse Narrative in Manuscript, Amsterdam/ New York, Rodopi, 2002, 2 volumes. See vol. 1, p. 405-413. 3 Ibid. p. 410. 4 Ibid. p. 412. 5 See for instance the manuscripts examined by M. Mikhaïlova-Makarius, “Cil qui fist…: l’auteur présenté à ses lecteurs. Les manuscrits d’auteur dans la seconde moitié du xiiie siècle, in Les Manuscrits médiévaux témoins de lectures, études recueillies par C. Croizy-Naquet, L. Harf et M. Szkilnik, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2015, p. 119-134. 6 Codex and Context, op. cit., p. 484. 7 Le Livre du Graal, édition publiée sous la direction de Ph. Walter, édition bilingue préparée par D. Poirion, Paris, Gallimard (La Pléiade); vol. 1: 2001 avec la collaboration d’Anne Berthelot, R. Deschaux, I. Freire-Nunes et G. Gros, vol. 2: 2003 avec la collaboration d’A . Berthelot, M. Demaules, R. Deschaux, J.-M. Fritz et É, Hicks, vol. 3: 2009 avec la collaboration de R. Deschaux, I. Freire-Nunes, G. Gros, M.-G. Grossel et M. B. Speer.

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of London Add. 10292-10294, dating from 1316, the base manuscripts of H. Oskar Sommer’s edition of the Lancelot-Grail cycle. One might think therefore that the time of anthology was over. There was no more room for designing clever collections, organized around the name of an author or along generic lines. Prose-romances were huge contraptions churning materials of varied origins into one new all-encompassing genre and putting the result under the name of a more or less fictional author: Walter Map, Robert of Boron, Hélie of Boron. Yet some copyists did experiment in creative ways, demonstrating the same sort of ingeniousness displayed by their predecessors when dealing with shorter romances. I propose to examine a few examples that show how copyists, when writing down parts of lengthy prose romances, nonetheless introduced extra material, to various effects, and achieved another kind of internal cohesion. Let us first turn to manuscript Paris BnF fr. 95 which contains parts I and II of the Lancelot-Grail cycle: Estoire del Saint Graal and Estoire Merlin (Merlin proper and Suite Vulgate). BnF fr. 95 has a sister manuscript at the Beinecke library in Yale (Yale 229) which contains the Agravain section of the Prose Lancelot, Queste del Saint Graal and Mort Artu. The last two parts were recently edited by Elizabeth M. Willingham.8 These two manuscripts, according to Alison Stones, were likely made in Saint-Omer or in Thérouanne, in Northern France in the 1290s.9 It seems to be the case of a text, or rather a cycle, straddling manuscripts, so to speak. But what makes BnF 95 pertinent to my argument is that it contains other texts besides the first two parts of the Lancelot-Grail cycle: a prose version of the Roman des Sept Sages de Rome, and La Penitence Adam, translated from Latin to French by Andriu le Moine,10 both seemingly wholly unrelated to the Lancelot-Grail cycle. The page lay-out presents the Estoire and Merlin as one single text: Merlin starts in the middle of a column (fol. 113v) and is introduced with a two-register miniature of the same size as the ones found elsewhere in the manuscript to present a new section, while the Estoire opens up with a large illuminated initial at the top of the folio with decorated margins (fol. 1r).11 The Roman des Sept Sages de Rome is copied on a new folio with a large miniature highlighting the beginning of the new text (fol. 355r). Although the Roman des Sept Sages starts with a miniature and not an illuminated initial, the similarity with the beginning of the Estoire is nonetheless striking: the same architectural details (arches, 8 The Illustrated Lancelot Prose: La Mort le Roi Artu, E. M. Willingham (ed.), Turnhout, Brepols, 2007; La Queste del Saint Graal, E. M. Willingham (ed.), Turnhout, Brepols, 2012. See also Essays on the Lancelot of Yale 229, E. M. Willingham (ed.), Turnhout, Brepols, 2007. 9 See A. Stones, “The Illustrations of the Queste del Saint Graal in Yale 229 and Other Queste Manuscripts”, in The Illustrated Lancelot Prose: La Queste del Saint Graal, op. cit., p. 283-287, “The Illustrations of the Mort Artu in Yale 229: Formats, Choices, and Comparisons”, in The Illustrated Lancelot Prose: La Mort le Roi Artu, op. cit., p. 263-269, and “Seeing the Grail. Prolegomena to a Study of Grail Imagery in Arthurian Manuscripts”, The Grail: A Casebook, D. B. Mahoney (ed.), New York and London, Garland, 2000, chap. IX, p. 301-366. 10 It exists a fifteenth-century translation of the Penitence Adam by Colard Mansion preserved in Paris, Arsenal 5092. This manuscript has been digitized on Gallica. 11 The Suite Vulgate starts with a simple painted initial (fol. 160r). BnF fr. 95 has been fully digitized on Gallica: http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6000108b.r= estoire+de+merlin.langEN.

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and extending columns) frame both the initial and the miniature. La Penitence Adam follows the Roman des Sept Sages at the bottom of the first column of fol. 380r, and is introduced with a two-register miniature, in the same way as Merlin follows Estoire. BnF 95 therefore seems to comprise two clearly-defined sections: Estoire del Saint Graal-Merlin, Sept Sages-Penitence. In her recently published book Texte et images des manuscrits du Merlin et de la Suite Vulgate,12 Irène Fabry has paid special attention to the configuration of codex BnF fr. 95 and shown how the last two texts resonate with both Estoire and Merlin.13 A didactic text, the Roman des Sept Sages de Rome raises questions about the use of power as does Merlin. The courtly setting highlighted in the opening miniature of the Roman des Sept Sages echoes the numerous scenes taking place at the court of Uterpandragon and Arthur in the Estoire Merlin. One is particularly reminded of Merlin’s visit to the Roman emperor in the Grisandole episode which recounts how the emperor is cheated by his wife and deceived by his seneschal. In the Estoire Merlin, this affair is illustrated with a miniature representing a banquet during which Merlin appears in the guise of a deer. This miniature resembles the one opening up the Roman des Sept Sages. The similarity of architectural details, the representation of the emperor and the presence of a deer inside the miniature (fol. 262r) or on the upper margin (fol. 355r) visually reinforce the connections between the two texts. As for the Penitence Adam, like the Estoire it elaborates on the legend of the Tree of life, yet in a different manner. In Estoire, from the wood of the tree of life originally white, then green when Adam and Eve conceived Abel, and then red when Cain killed his brother, and its scions (white, then green), Salomon will make three spindles, white, green, red, that will be set next to a beautiful bed on the ship destined to Salomon’s descendant Galaad, a Christ-like figure. The Penitence Adam explains that from the seeds of the tree of life given to Seth, Adam’s son, sprouted three trees later reunified in one. The Holy Cross was made from the wood of this tree. The Penitence Adam provides an alternative version to the pseudo-biblical episode recounted in Estoire. But Andriu le Moine tells much more than the story of the tree of life. He narrates Christ’s Crucifixion, death, and descent into Hell, according to the Gospel of Nicodemus, mentioning the role of Joseph of Arimathaea, and continues with the lives of some Roman emperors, especially Nero. This strange text therefore resonates with the Estoire del Saint Graal, yet also with the Estoire Merlin and the Sept Sages. The only miniature illustrating the Penitence Adam stresses the connection with the Estoire del Graal: the lower register14 represents three trees and Adam and Eve, each one with a utensil typifying his/her new condition: Eve has a spindle, Adam a spade (fol. 380r). The Estoire offers a single small illuminated initial for the whole episode, depicting the

12 I. Fabry-Tehranchi, Texte et images des manuscrits du Merlin et de la Suite Vulgate (xiiie-xve s.), Turnhout, Brepols (collection "Texte, Codex, Contexte"), 2015. For her study of BnF fr. 95, see p. 197 and sq. 13 Ibid. p. 201-204. 14 The upper register shows Andriu writing down his text.

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tree of life and its scions (fol. 49v): a bigger central tree in blue,15 two small ones in red, instead of the three expected colors, white, green, red. Interestingly whereas the Penitence Adam does not mention the color of the trees (a cypress, a cedar and a pine-tree), the miniature shows one white tree, one blue and one red. The legend of the tree of life is also an important episode in the Queste del Saint Graal. In Yale Beinecke 229, BnF 95 sister manuscript, the story opens with a two register miniature representing Adam and Eve discovering their nakedness on the upper level, and Cain and Abel offering their sacrifices to God on the lower level. In the bottom margin of the folio, Adam is tilling and Eve is spinning (fol. 253r).16 In effect the Penitence Adam visually complements the Estoire and the Queste, and supplies a link between these two parts of the Lancelot-Grail. In BnF 95 the miniatures reinforce the thematic coherence between the four texts it preserves, even though the unit comprising the Roman des sept sages and the Penitence Adam retains some autonomy. If Yale Beinecke 229 was indeed conceived as being the symmetrical part to BnF 95, the section Roman des sept sages and Penitence Adam thus encased between parts of the Lancelot-Grail cycle becomes a long interpolation, curiously replacing the first half of the Lancelot proper.17 This example shows a first step towards an incorporation of extraneous material. I would like to turn now to codex Cologny, Bodmer 147, a manuscript that achieves a stronger integration of varied sources. This manuscript has already attracted attention from Françoise Viellard and lately Bénédicte Milland-Bove.18 Copied at the end of the thirteenth century or at the beginning of the fourteenth century, it contains the sequence “Estoire del Graal”, “ Merlin”, “Suite Merlin”, “Queste del saint Graal” and “Mort le roi Artu”, in other words the major part of the Lancelot-Grail cycle.19 The text of the Estoire del Saint Graal is incomplete and the Estoire de Merlin is at times abridged, at times expanded. This fat codex (388 folios), richly illuminated (167 miniatures and initials), comprises much more than these prose romances. The Estoire is interpolated with passages from the Gospel, excerpts from the Genesis, didactic treatises and several commentaries by Maurice of Sully. Merlin is followed with an original rendition of the History of Troy, derived from Benoît de Sainte Maure’s Roman de Troie. The Suite Merlin is interpolated with the Faits des Romains, the Book of Judith and the Book of the Maccabees and followed by sermons by Maurice de Sully. The copyist responsible 15 The blue color probably stands for green. 16 Yale, Beinecke 229 has been digitized and can be accessed on the site of the Beinecke library: http:// brbl-dl.library.yale.edu/vufind/Record/3433279. 17 A. Stones, following Loomis, has cautiously contemplated the existence of a third manuscript containing the first part of the Lancelot proper. Yet no such volume has been traced. See Willingham’s introduction to her edition of Mort Artu, op. cit. p. 5. 18 The manuscript has been digitized on e.codices: http://www.e-codices.unifr.ch/en/searchresult/ list/one/fmb/cb-0147. See Vielliard’s thorough description of the manuscript on the website and her article “Ci dist li contes et la Sainte Escripture le tesmoigne”, Histoire et fiction dans le manuscrit Bodmer 147 ”, Bien Dire et Bien Aprandre 22: Histoire et Roman (2004), p. 79-90. See B. MillandBove, “Bible et romans: quelques contacts à la faveur d’interpolations”, in Le Texte dans le Texte. L’interpolation médiévale, A. Combes and M. Szkilnik (eds), Paris, Garnier, 2013, p. 85-104. 19 Basically the same content as BnF fr. 95 and Yale Beinecke 229 combined.

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for this complex mixing of texts did not use one single technique to combine his varied materials.20 Sometimes he deftly fused the stories in such a way as to hide the heterogeneous nature of his sources, sometimes he actually highlighted the points where he inserted digressions. At the beginning of the Estoire, excerpts taken from the Gospels are skillfully woven into the story of Joseph of Arimathea, Christ being the natural link between the Estoire and the Gospels. While Joseph is left to rot into a tower for forty-two years after having taken Jesus down from the cross, a resurrected Christ sends his disciples all over the world to preach his word. But before ascending to heaven he suddenly remembers Joseph’s fate: Et ge vos di que uns miens deciples bons et vrais qui est apelez Joseph d’Abarimathie, celui qui m’osta de la croiz et me mist ou sepulchre s’en ira aprés ce qu’il sera baptiziez de la main Phelippe en Euffrate et en Saraz et en Avage. Et sachiez que il aura molt de poine et de travail por l’amor de moi por annoncier et preschier le baptesme et la loi crestienne. Et porce que vous ne l’avez veu ne qu’i n’a pas esté en vostre compaignie, ge ne vueil que vos mestiez riens en escrit ne ne parlez de sa vie et ge ne l’oblieré pas. Et quant nostre sires leur ot ce dit, si les seigna et beney et puis monta ou ciel et siet a la destre du pere. Et li apostre alerent et p[re]eschierent partout, et Dex ouvroit ensemble o aux et aff[er]moit leur p[re] dication par signe et par v[er]tu [et] par miracle. (fol. 16v).21 In a passage supposedly taken from the Gospel according to Luke, in reality according to Mark, the compiler inserted a few sentences allegedly spoken by Christ about a mostly fictitious character, Joseph of Arimathaea, whose absence from the biblical text is explained by Christ’s own prohibition to his disciples apparently recorded by the biblical text.22 Christ’s enigmatic and contradictory request echoes the complicated situation staged in the prologue of the Estoire: the narrator, whose name must remain secret, and who is granted miraculous visions, is also sent on some divine mission by Christ himself on Holy Friday. His special relationship with Christ is akin to the one that developed between Christ and Joseph of Arimathaea. Akin is the right word since the narrator intimates that he is a descendant of Joseph. The biblical interpolations are thus artfully blended with

20 Vielliard discerns two copyists in Bodmer 147: the first one compiled Estoire del Saint-Graal, Estoire Merlin and their interpolations, the second one copied Queste and Mort Artu (both devoid of interpolations). See “‘Ci dist li contes et la Sainte Escripture le tesmoigne’”, art. cit. p. 79. 21 21 Here and elsewhere, I am quoting Viellard’s transcription, unless otherwise specified. All translations are mine. “‘I tell you that a good and true disciple of mine, named Joseph of Arimathaea, the one that took me down from the cross and buried me, will go, after being baptized by Philip, to Euphrates, and Sarraz and Avage. And know that he will experience much pain and exertions for the love of me when professing and preaching baptism and the Christian law. And because you have not seen him and he was not part of your company, I do not want you to write down anything about him nor talk about his life, and I will not forget him.’ And when our Lord had told them these words, he made the sign of the cross on them, blessed them and rose to Heaven and sits on the right of the Father. And the apostles went and preached all over. And God worked with them and sustained their predication by signs, virtues and miracles.” 22 See Milland-Bove, art. cit. p. 97.

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the Estoire, and if Christ’s puzzling reasoning in the passage I quoted seems to point them out, it actually coheres with the prologue of the Estoire. As for the lay-out of the page, it wholly conceals the complexity of the textual organization. On fol. 16v, left column, a miniature represents Christ sending away his disciples, accompanied with the rubric: “comment Jhesu envoya ses desciples preschier la creance”, a clear biblical interpolation. On the right column, however, an illustrated initial shows a pilgrim announcing Jesus’ death to the emperor Titus and next to him the tower where Joseph is imprisoned. The rubric reads: “comment un pelerin denonça a Tytus la mort Jhesu Crist”. We are not in the biblical text anymore but in the Estoire, or more accurately in the prose Joseph interpolated in the Estoire. On fol. 14v, two miniatures help ease the transition between the biblical text and the Estoire: at the bottom of the right column, Nicodemus and Joseph take Jesus down from the cross, in the middle of the left column, Joseph puts Christ in his own tomb. In the only quadripartite miniature illustrating the prologue of the Estoire, on the bottom register, Christ appears to the narrator in bed, and points towards the holy crowd of saints in Heaven. Christ’s gesture, his middle finger pointing, is not unlike the one with which he bids farewell to his disciples on fol. 16v. At other times however, the discontinuity between the interpolated text and the original story is acknowledged with no effort to justify the departure from the tale. At the end of the Merlin proper for instance, Merlin comes to Blaise and recounts Arthur’s coronation. He then bids Blaise to copy the history of the city of Troy: Mes atant se test ores li contes de lui et parlerons de Mell[in] qui s’en ala a Blaise son mestre et li conta mot a mot si co[m]me li roys Artus avoit esté coronez ([et] par lui le savons nos encore). Et puis li dist: “Ge vueil q[ue] tu mestes en esc[ri]t co[m]ment [et] por quele achoison Troie la grant fu destruite [et] essilliee”. Et Blaise dist: “Ce ferai ge m[ou]lt volent[ier]s, car aussi avoie ge g[ra]nt desirrier de savoir en la v[er]ité” -- “Or prenz donc .I. autre livre et ge t’en diré mot a mot la certaineté co[m]ment [et] porquoi la guerre co[m]mença et les g[ra]nz batailles [et] les g[ra]nz mortalitez qui en furent”. Et Blaises dist: “Et ge l’escriré vole[n]tiers.” (fol. 120v).23 Nothing but a whim of the prophet explains the long digression suddenly interrupting the Estoire de Merlin. Blaise is instructed to get a new book, by which we may understand a new quire. If Blaise does copy both the story of Arthur and the history of Troy, he apparently does so in two different volumes, which were eventually merged by the copyist of cod. Bodmer 147. On Bodmer 147 the History of

23 “Now the tale ceases to talk about Arthur and we will mention Merlin who went to his master Blaise and told him word for word how King Arthur was crowned and we know about it thanks to him. And then Merlin told Blaise: “I want you to write down how and why the great city of Troy was destroyed and ruined.” And Blaise said: “I will do it most willingly, for I had a great desire to know the truth about this matter. –Then take another book and I will tell you word for word the true history of how and why the war started and the great battles and the great massacres that ensued.” And Blaise said: “I will willingly write it down.”

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Troy starts indeed on a new quire, with a miniature at the top of a new folio, on the facing page.24 The first words take us to a different setting and time: En une des parties de Grece qui est apelee Lycé, avoit .I. roy qui Pelleus estoit apelez, qui m[ou]lt estoit riches homs [et] puissanz [et] de g[ra]nt engi[n]g, et bien estoit sires de toute sa terre. Icelui Pelleus avoit .I. frere que l’en apeloit Eson de Penelope, qui avoit .I. fil qui avoit non Jason… (fol. 121r).25 This original rendition of the history of Troy26 ends fol. 158v, followed by a few blank pages, and the Suite Merlin starts on fol. 161r with a tripartite miniature and an illuminated initial. As for the Fets des Romains, they are interpolated as a tale told by Merlin himself to the Roman emperor at the end of the Grisandole episode. Having learned about his wife’s betrayal and that his seneschal Grisandole is actually a woman, the emperor, impressed by Merlin’s wisdom, is eager to hear any teaching Merlin is ready to impart. When Merlin mentions Julius Cesar, Pompeius’ vanquisher, the emperor who bears the same name as this famous predecessor, asks the prophet to tell him more about him: “A Mellin, biax doz amis, ge te pri que de celui Juille Cesar me dies la vie et de ses huevres.” Et Mellin dist: “Volentiers le vos diré tot mot a mot.” (fol. 197v).27 Again Merlin stresses the accuracy of his report: he will recount the story “word for word”. Li Fets des Romains starts at the top of fol. 198r but here the lay-out of the page tends to partly conceal the insertion. A small initial introduces the prologue. Further down the page a double miniature and a rubric stating: Come Mellins raco[n]te a l’emp[er]eor les g[ra]nz fez de Juille Cesar [et] des Romains precede the beginning of the text: Ci endroit dit li contes, [et] la sainte Escripture le tesmoigne, que ainçois que emp[er]eres feussent en la cité de Rome, q[ue] mai[n]t roy la gouv[er]n[er]ent [et] pluseurs autres jugeors dont li c[on]tes fera m[en]tion ci aprés. (fol. 198r).28 The didactic prologue therefore appears to be a personal statement by Merlin while the rest is ascribed to “li contes” and “la sainte scripture”.29 The interpolation of the Fets des Romains might seem gratuitous, yet it solves a problem posed by 24 See Vielliard, “‘Ci dist li contes et la Sainte Escripture le tesmoigne’”, art. cit. p. 83. 25 “In a part of Greece called Lycea was a king named Peleus who was a very rich, powerful and shrewd man, who firmly ruled his whole land. This Peleus had a brother, named Eson of Penelopy who had a son, named Jason…” 26 Vielliard speculates that this mise en prose of Benoît de Sainte-Maure’s Roman de Troie might have been made by the compiler himself (“‘Ci dist li contes et la Sainte Escripture le tesmoigne’”, art. cit. p. 89). 27 “‘Ha, Merlin, my good friend, I beseech you to tell me about the life and accomplishments of this Julius Cesar.’ And Merlin said: ‘I will willingly tell you about them word for word.’” 28 “Here the tale says and the Holy Scripture confirms that before there were emperors, many kings ruled the city of Rome, as well as several judges, that the tale will mention hereafter.” 29 On the recurrence of this phrase and its meaning, see Viellard, “‘Ci dist li contes et la Sainte Escripture le tesmoigne’”, art. cit.

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the story of Grisandole. In many manuscripts, the Roman emperor is called Julius Caesar and no effort is made to prevent readers from assuming that this is indeed the famous Julius Caesar. This ambiguity creates a chronological difficulty as Arthur and Caesar seem to become contemporary. By inserting the actual history of Caesar, the compiler of Bodmer 147 makes clear that the character in Estoire Merlin is only the namesake of the ancient emperor. Calling the attention on the digression was necessary to dissipate a possible error.30 Bodmer 147 thus presents an early example of what Arthurian manuscripts will become by the end of the Middle Ages: the prose romances they contain will serve as framing stories destined to collect all kinds of tales, Arthurian or otherwise. As a last example I would like to mention a later manuscript, preserving another prose romance: Guiron le Courtois. Cologny, Bodmer 96 (in two volumes31) was produced at the beginning of the fifteenth century. Before writing down the text of Guiron le Courtois, the compiler copied an abbreviated version of Geoffrey of Monmouth’s Historia Regum Britanniae as translated into French by Jean Vaillant de Poitiers. This translation is also found in cod. Paris BnF fr. 358 dating from the end of the fifteenth century. The scribe responsible for inserting this summary of the Historia at the beginning of Guiron clearly acknowledged that this was an addition to his primary text which he calls the Noble livre de la Table ronde: Au commencement dudit traictié du livre de Bruth, duquel, par l’ordonnance du tres hault et tres excellent prince monseigneur Renaud, duc de Bar, sont adjoustés par abreviees paroles sur le commencement de cestui present volume du noble livre de la Table ronde les ystoires et aventures mervelleuses des roys, princes et chevaliers et autres nommez oudit livre de Bruth et desquelx extraiz furent le roy Uterpandragon, que fut pere du roy Artus, et pluseurs autres roys, princes et chevaliers nommez oudit livre de la Table ronde, est faictes illecques mention d’une region illec nommee Bretaigne. (Bodmer 96, fol. 1r).32 The purpose of the addition is to list Uterpandragon’s and Arthur’s ancestors, in order to provide the background of the story of Guiron. As both Barbara Wahlen and Sophie Albert, who have examined Bodmer 96 and BnF 358, have noted, Jean Vaillant’s abridged translation is presented as external to Guiron le Courtois. In Bodmer 96-1, half of the second column on fol. 10v is left blank and the text of Guiron 30 For another explanation of the inclusion of Li Fet, see Viellard, “‘Ci dist li contes et la Sainte Escripture le tesmoigne’”, art. cit. 31 Both manuscripts have been digitized on e.codices: http://www.e-codices.unifr.ch/en/searchresult/ list/one/fmb/cb-0096-1 and http://www.e-codices.unifr.ch/en/searchresult/list/one/fmb/ cb-0096-2. 32 “At the beginning of the said treatise, the book of Bruth, from which, as ordered by high and excellent prince my Lord Renaud, duke of Bar, are added, at the beginning of this volume of the noble book of the Round Table, the tales and wonderful adventures of kings, princes, knights and others, cited in this said book of Brut, who were the ancestors of King Uterpendragon who was King Arthur’s father, and of other kings, princes and knights named in this said book of the Round Table, is here mentioned a region here called Britain.” (Transcriptions are from Viellard’s detailed description of the manuscript, translations are mine).

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starts on the facing page with a half page miniature.33 In the prologue as well as in the epilogue of the translation, the compiler of Bodmer 96 nonetheless makes an effort to situate the Livre de la Table Ronde in regard to the Livre de Bruth. He explains that the two books overlap somewhat: both mention Arthur’s exploits. This is why an abridged version of the Livre de Bruth will suffice. Yet the Livre de Bruth also covers more material than the Livre de la Table Ronde for it mentions Arthur’s last battle and death and lists those kings that came after him. In the epilogue, the compiler (or the translator) recalls Arthur’s demise, but declines to elaborate since the Livre de la Table Ronde will focus on the early phase of Arthurs’s rule. The case of Bodmer 96 is interesting in that it shows some resistance to blurring the distinction between Geoffrey’s Historia and Guiron. The extraneous nature of Jean Vaillant’s translation is recognized, and the Livre de Bruth remains at the margins of Guiron. Livre de Bruth is a title referring to a genuine text (Geoffrey’s Historia, in one form or another) but possibly also to the virtual reservoir of Arthurian material that could not be included within the boundaries of Guiron.34 In comparison BnF 358 offers a smoother transition from one text to the other: both texts are copied on the same folio, Guiron starting on the right column. Yet there is a rubric, a miniature and a half-frame signaling the beginning of the romance proper (fol. 31r).35 This attempt to somewhat attenuate any feeling of discontinuity fits with the project undertaken by the designer of the huge compilation included in mss BnF 358-363. As Wahlen has argued, this compilation produced for Louis de Bruges strives to incorporate as much material as possible, borrowing episodes from the Prose-Lancelot, the ProseTristan, Merlin’s Prophecies as well as the prose Erec. The goal of the compiler(s) is to provide a new encyclopedia of the Arthurian world, next to the Lancelot-Grail cycle or the Perceforest, an encyclopedia in part organized as a series of short biographies of various knights who get to fight in turn with the hero Guiron.36

33 See B. Wahlen, “Du recueil à la compilation: le manuscrit de Guiron le Courtois, Paris, BnF fr. 358363 ”, Ateliers 30 (2003), p. 89-100 and S. Albert, “Ensemble ou par pieces”. Guiron le Courtois (xiiie-xve siècles): la cohérence en question, Paris, Champion, 2010, especially p. 141-144. 34 “Combien que toutes ces choses et pluseurs autres soient contenues ou livre de Bruth duquel ces hystoires sont extraictes que ly roys Artus fu bleciez a mort et portez en l’isle d’Avalon, touteffoiz avant qu’il finest ses jours il fist en pluseurs et divers lieux et en maintes manieres de merveilleuses et haultes prouesces de chevalerie par excellence lesquelles sont recomptees plus a plain tant ou dessus dit livre de Bruth et plus largement sont declariez ci apres ou volume du noble livre de la table ronde. Au commencement duquel volume la ou est faicte mancion du noble chevalier Guiron le courtois et des treshaultes et excellens proesces de chevalerie qu’il fist et furent esprouvees en son commencement a la court du roy Uterpandragon pere du roy artu furent adjoustees toutes les hystoires et autres choses cy devant escriptes par la main de Jehan Vaillant de Poitiers. Et, par le commendement du dessus dit noble homme Pierre le Saut, escuier, conseiller du roy de France, par l’ordonnance de tres excellent prince sire Loys, duc de Bourbon, furent extraictes dudit livre de Bruth et abreviees par moy, Jehan Vaillent de Poitiers, en la tres noble et amoreuse saison du bel, noble et doulz temps d’avril, avec la gayeté de may, et parachevees d’escripre, aussi minuees et abreviees les choses dessus dictes le samedi, jour de Saint Jehan euvangeliste, l’an de l’incarnacion Nostre Seigneur Jhesucrist, nostre redemptor, mil trois cens quatre vint et onze.” 35 See B. Wahlen, “Du recueil à la compilation”, art. cit. p. 93. 36 Ibid. p. 97.

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The examples I have examined in some detail show that the lengthy format of prose romances did not prevent compilers from attempting to combine diverse matters in some sort of coherent manner. Their idea of coherence might seem lax at times as they might include contradictory or inconsistent episodes. Yet they intended to offer comprehensive collections where the readers could find every story ever told about this or that character, in competing versions if any. Going back to my initial suggestion that there is a difference of degree, rather than of nature, between compilations and original works, I would like to turn now to the Perceforest, the longest French romance from the Middle Ages. Divided into 6 books, it survives in four groups of mss: 1. Paris, BnF fr 345-348 which preserve books 1, 2, 3 and 5. These manuscripts belonged to Louis de Bruges, 2. Paris, BnF fr 106-109, containing books 1 to 4, and belonging to Jacques d’Armagnac, 3. Paris, Ars. 3483-3494, 12 volumes copied by David Aubert for Philip the Good, duke of Burgundy. This is the only set preserving the totality of the romance in its longer version. 4. London, British Library, Royal 15.E v, 19.E. iii, and 19. E. ii, comprising books 1 to 3. It is the grosse of David Aubert’s minute copy. Needless to say, the volumes contain only Perceforest.37 Perceforest is an original work in that it purports to recount the pre-history of the Arthurian world. Yet, as many studies have shown, most recently Noémie Chardonnens in L’Autre du même. Emprunts et répétitions dans le Roman de Perceforest,38 the author of this huge romance used many sources, sometimes interpolating, sometimes wholly rewriting passages borrowed from varied texts. If the romance recycles or, in some cases, interpolates many previous texts, and reuses motifs and characters, it also creates its own universe inhabited by original characters. Interestingly, the author also deemed necessary to open his work with an abridged version of Geoffrey’s Historia Regum Britanniae. Since he meant to correct the genealogy of the kings of Britain as given by Geoffrey, he had to list them, according to the Historia, up to the point where Geoffrey is supposed to have made an error, to have ignored in effect three generations of kings. But instead of using one of the many existing translations of the Historia, he apparently produced his own: the manuscripts of Perceforest are indeed the only ones preserving this particular translation. A striking feature of this rendition of the Historia is its faithfulness to the Latin text. It is so close as to become contorted and incomprehensible at times. Many critics have noted that while the style of the translation is obscure and confusing the rest of the romance is written in a more simple and altogether easy and pleasant language. Géraldine Veysseyre, who has

37 To be perfectly accurate, I should mention that the first folio of Paris BnF fr. 106 preserves the beginning of the Estoire del Saint Graal. 38 Genève, Droz, 2015.

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studied the prologue of Perceforest in great detail,39 suggests that the difference is in part due to the choice of translating as accurately as possible the dense Latin prose of the Historia, but she also indicates that instead of attenuating the opposition between his own “spontaneous” prose and his rendition of the Latin, the author might have actually heightened it in order to add extra authority to the source from which his own original text springs. She implies that for the author it would have been a way of attracting attention to the alien nature of his prologue. Yet his use of the Historia is different from what the compilers of Bodmer 96 and BnF 358 did. While they inserted an abridged version of the Livre de Bruth translated by Jean Vaillant, and mentioned the name of the translator, the date he finished his work, the name of the patron he worked for, therefore highlighting the split between Guiron and the Livre de Bruth, the author of Perceforest made his own translation and never mentions the name of Geoffrey. It has been suggested that the Historia was so well-known throughout the Middle Ages that there was no need to identify its author, and that in addition medieval historians rarely mention contemporary sources even though they heavily rely on them. They prefer quoting earlier authorities such as Orosius, and indeed the prologue of Perceforest mentions this fifth-century historian. Yet the compilers of Bodmer 96 and BnF 358 did not hesitate to cite the Livre de Bruth. Had he referred to the authorship of the Historia, the writer would have granted even more historical weight to his insertion. But Perceforest has an ambiguous relation to the Historia. Its author needs Geoffrey’s text as a general framework but he also intends to contest its validity. The best way to reconcile both goals is to make it part of the romance. What matters is that the Historia is now within the bounds of Perceforest. One copyist of Perceforest perfectly understood the importance of absorbing Geoffrey’s Historia: David Aubert, a master in the art of compiling, achieved a better integration by reducing the difference of style between the Historia and the Perceforest proper, as Veysseyre has demonstrated.40 The manuscript preserved at the Arsenal shows no discontinuity between the end of the translation and the beginning of the text. David Aubert’s own prologue ends in the middle of fol. 11r. A rubric follows that reads: “Cy fine le prologue de cestuy livre”, then comes the translation of Geoffrey’s Historia: Historia and Perceforest have become one text.41 Compared to the Guiron compilations I have mentioned, Perceforest went one step further when including Geoffrey’s Historia within its own limits. There is another aspect of Perceforest that I would like to call attention to, because it relates to the issue of similarity between compilations and original romances. Perceforest contains many short narratives, often told by one character, in various courtly settings. Intended to entertain their audience, these tales are linked to the rest of the romance, but they also stand on their own. One can mention for 39 See “Les Métamorphoses du prologue galfridien au Perceforest: matériaux pour l’histoire textuelle du roman”, in Perceforest. Un roman arthurien et sa réception, textes réunis par Ch. Ferlampin-Acher, Rennes, PUR, 2012, p. 31-86. 40 Ibid. p. 41-53. 41 Ms. Paris, Ars. 3483 is fully digitized on Gallica: http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b55000502g.r= david+aubert.langFR.

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instance the misadventures of the Bossu de Suave on the Monkey Island.42 This bizarre tale greatly amuses Perceforest and his court. Yet the Bossu’s odyssey has no long-term consequences, beyond the fact that he might or might not have fathered a few monkeys in the process. There is another episode especially interesting for my argument: the story of Margon and his faithful wife Lizane. At a tournament celebrating the return of Perceforest’s son at court, an unknown knight jousts so well that he wins the prize for the day. Perceforest retains him at his court and Margon, such is his name, quickly becomes a favorite of the king, rousing the jealousy of two vile knights, Nabon and Melean. Margon has the secret (or not so secret) habit of feverishly looking into an ivory box several times a day. Nabon and Melean, eager to damage Margon’s reputation if possible, notice this odd behavior and try to learn from Margon the content of the box. But he rebukes them. Furious, they go to the king and, on the pretense of defending his honor, convince him to demand some explanation. Margon is forced to show the content of the box: a beautiful and fragrant rose that his wife gave him months ago when he left her to go serve Perceforest. This is a magic rose that will remain intact as long as the lady is faithful to her husband. The king, harassed by the jealous knights, reveals Margon’s secret. Of course, the two vile knights have but one single idea: to test the wife’s virtue. They provoke Margon into disclosing where his wife lives and they make a deal with him: if they manage to seduce the lady, Margon will have to wear a black shield with a damsel striding a knight.43 If they fail, they will forsake all their lands and possessions to Margon. The type of challenge (gageure) offered by the jealous knights is a common motif, found for instance in the Roman de la Violette by Gerbert de Montreuil. They will of course fail: the wife tricks each of them in turn. Locked in a tower, they are forced to spin in order to earn their meals, until they are finally freed by Margon and eight of Perceforest’s knights. Their adventure is told at the court and is so much enjoyed that the Bretons turn it into a lay that they call “Le Lay de la Rose”.44 This poetic piece45 is indeed sung one generation later by the minstrel Ponchonnet at the court of Queen Blanche, niece of Perceforest.46 Of course the prose version of the lay de la rose was written by the author of Perceforest, and so was the verse version even though it is ascribed to the “Bretons”, in a manner reminiscent of Marie de France’s lais.47 The author of Perceforest twice credits the Bretons with the composition of the 42 The totality of the Roman de Perceforest has now been edited by G. Roussineau (Genève, Droz, book IV: 2 vol. 1987, book III: 3 vol. 1988, 1991, 1993; book II: 2 vol. 1999, 2001; book I: 2 vol. 2007, book V: 2 vol. 2012), book VI: 2 vol. 2014). The adventures of the Bossu de Suave are recounted in book IV, vol. 1, p. 64-68. 43 A reminder of Aristotle’s humiliating fate as told in the famous Lai d’Aristote. 44 See Perceforest, book IV, vol. 1, 331-385. 45 The lay is fairly long: 44 stanzas, each of them counting 12 ten syllable lines + a shorter one. 46 He explains that his father composed the lay in order to preserve this great story. See book V, vol. 1, p. 675-696. The lay itself mentions this attribution: “Ceste matiere en lay Ponchon mua/ qu’elle ne fut perie.” (p. 696, v. 567-568). 47 See my article "Le Clerc et le Ménestrel: prose historique et discours versifié dans le Perceforest", Cahiers de Recherches Médiévales, numéro 5 (1998): "Ecrire en prose (xiiie-xve siècles): histoire et fiction", p. 87-105.

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poem,48 therefore turning it into a detachable piece as will be even more apparent when it will be converted into poetic form. Margon is introduced at the time when Perceforest organized all sort of festivities to attract knights to his court. The end of his story coincides with another major celebration at court, really the continuation of the first one, which was interrupted by Margon’s and Lizane’s adventures. That is at least what the words concluding their story suggest: “et touteffois en cessa le parler. Sy recommence la feste tres somptueuse.”.49 And indeed Margon and Lizane will not appear any more in Perceforest. Their story, starring a clever woman, a gentle yet slightly foolish husband and two mean and stupid seducers, is like a fabliau encased in a courtly romance. Although there is no evidence that the author imported this tale from somewhere else, the motif of the gageure and the careful framing of the story tend to present the whole episode as an insertion. This technique recalls the one used by compilers such as those who designed manuscripts BnF fr. 358-363. Barbara Wahlen has demonstrated for instance that in BnF 362, the biography of Alexandre l’Orphelin, taken from the Prophesies de Merlin, is carefully disentangled from its original context and willingly presented as a parenthesis, an external piece inserted within the main story. Wahlen talks about a marquetry effect.50 Whereas the story of Alexandre is indeed an external piece embedded in Guiron, Margon and Lizane’s story is an original element of the Perceforest. And yet, the compiler of BnF 358-363 and the author of Perceforest resorted to a very similar technique.51 As we have seen, vernacular verse manuscripts, according to Busby, tend to become “determined by authorial and generic identity52”. Looking at vernacular prose manuscripts brings different, even opposite conclusions. Generic identity seemed to dissolve as romance became the standard genre for fiction. Yet generic consciousness did not disappear altogether as proven by the “Lay de la rose”. Romance developed into an “umbrella” genre under which other generic forms survived. The premises of this process appeared as early as the thirteenth century. Cod. Bodmer 147 is a good example of the way romance appropriated other discourses, preserving their autonomy in some respect but overruling them. Merlin, a fictional character, was turned into the authority on Arthurian as well as Trojan material. The needs or sometimes the whims of the fiction were now the factors presiding over the distribution of material within the manuscript. This tendency, although not perfectly chronological, came to be more pronounced by the end of the Middle Ages. Compilations made in the 48 The first time when he is about to tell Margon’s story (IV, vol. 1 p. 333), the second time at the conclusion of the adventure (IV, vol. 1, p. 385). 49 “People stopped talking about them and the magnificent festivities started again” (Book IV, vol. 1, p. 385). 50 B. Wahlen, “Adjoindre, disjoindre, conjoindre. Le Recyclage d’Alixandre l’Orphelin et de l’Histoire d’Erec dans Guiron le Courtois (Paris, BnF, français 358-363) », in Le Texte dans le texte, op. cit. p. 235247, especially p. 241-243. 51 For other examples of quasi independant tales preserved in the Perceforest, see my article: “Des blancs moutons pasturans les rais du soleil: Le paysage dans les marges du Roman de Perceforest”, Les Cahiers du S.E.L., Paysage/Paysages, (Séminaire Espace Littérature du Département de Lettres Modernes, Université de Nantes) n1 2, 1998, p. 31-54. 52 Codex and Context, op. cit., vol. 1, p. 484.

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fifteenth century tended to regroup texts in some coherent manner, fragmenting them if and when needed and easing transitions. Compilers in effect became authors as they recast the original material in new configurations. The comparison between Perceforest and Guiron as preserved in BnF fr. 358-363 shows interesting parallels. That compilers and authors were conscious of practicing the same art is suggested by an allusion to Perceforest included in BnF fr. 363 (fol. 110r): Bohort and Lionel, Lancelot’s cousins, happen to hunt a white deer near a castle “qui fut jadis constitué au temps du tres noble et tres preu le roy Perceforest par le bon Zephir qui tant ayma son lignaige.53” One suspects that compilers and authors were actually the same persons. Their ambition was obviously identical: creating Arthurian compendia. The ironic consequence is that in order to achieve better integration of their material, compilers and authors had to narrate the story of multiple characters, therefore producing collections of short, potentially detachable, tales. While vernacular verse manuscripts are, patently, anthologies, later compilations actually preserve long romances that concealed anthologies within their bounds.

53 As quoted by B. Wahlen in “Adjoindre, disjoindre, conjoindre”, art. cit. p. 244. (“that was built at the time of the very noble and very valiant king Perceforest by the good Zephir who cared so much about his lineage”; my translation).

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Catalina Girbea

L’iconographie de l’Estoire del saint Graal dans le manuscrit 14 E III de la British Library

Nous avons montré ailleurs que l’Estoire del saint Graal a peut-être été composée en milieu franciscain ou dominicain sans pour autant exclure les influences cisterciennes sur le roman telles que les a montrées Jean-René Valette, dans le sillage des travaux de Michel Zink1. Les programmes iconographiques des manuscrits qui contiennent l’Estoire tendent parfois à corroborer cette lecture. Cette hypothèse influence également la datation du roman, qui pourrait avoir été composé vers 12252. Nous nous proposons dans cet article d’examiner l’iconographie du manuscrit Royal 14 E III de la British Library, réalisé probablement autour de 1315-1325 à Tournai ou Saint Omer. Rappelons rapidement, avant de commencer à « feuilleter » cette merveille issue des ateliers du Nord de la France, quelques traits qui suggèrent une influence des Franciscains sur le roman lui-même. D’abord le protagoniste n’est pas un chevalier, comme c’est le cas dans les schémas narratifs romanesques depuis le xiie siècle, mais un évêque, Josephé, le fils de Joseph d’Arimathie, premier évêque de l’Occident oint par le Christ lui-même. Cette invention originale de l’Estoire renforce le côté





1 Voir Michel Zink, Poésie et conversion au Moyen Âge, Paris, Presses Universitaires de France, 2003, Jean-René Valette, Fiction littéraire et théologie (xiie-xiiie siècles), Paris, Champion, 2008 et nos propres travaux sur Communiquer pour convertir dans les romans du Graal (xiie-xiiie siècles), Paris, Classiques Garnier, 2010 et Le Bon Sarrasin dans le roman médiéval (xiie-xiiie siècles), Paris, Classiques Garnier, 2014. Nous y avons traité également de l’iconographie religieuse des manuscrits, principalement ceux de la BnF. 2 Nous utilisons dans cet article l’édition courte de l’Estoire, Joseph d’Arimathie dans Le Livre du Graal, dir. Philippe Walter, Paris, Gallimard, 2001 que nous appelons par la suite Estoire pour éviter la confusion avec le Joseph de la trilogie de Robert de Boron. La datation du roman a donné lieu à de nombreux débats et nous nous référons en dernier lieu aux travaux d’Alison Stones et Carol Chase. Pour des raisons que nous développons dans Le Bon Sarrasin…, op. cit., nous adhérons à une datation autour de 1225. C’est également la datation proposée par Jean-Pierre Ponceau dans son édition de la version longue de l’Estoire, L’Estoire del Saint Graal, Paris, Champion, 1997, p. xiii, même s’il accepte que le manuscrit de Rennes, le plus précoce de l’Estoire pourrait dater de 1220 environ.

Miroirs arthuriens entre images et mirages : actes du xxive Congrès de la Société Internationale Arthurienne, éd. par Catalina Girbea, Mihaela Voicu, Ioan Panzaru et. al., Turnhout, 2020 (Culture et société médiévales, 34), p. 39-47 © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.117105

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hagiographique du récit que l’on pourrait d’ailleurs difficilement appeler roman compte tenu de ses particularités hybrides3. Le prologue de l’Estoire est également particulièrement original dans le contexte des romans du Graal. D’habitude les ermites ou chevaliers qui tendent vers un devenir spirituel doivent sortir du monde afin de connaître Dieu et le monde céleste. L’auteur du roman est, au contraire, poussé à sortir de son ermitage, à s’ouvrir à la société dans son ensemble, avec toutes ses couches, bref à s’initier au monde après avoir connu Dieu et les secrets des cieux. Il est appelé à partager ces secrets en livrant l’Estoire aux fidèles, mais également à connaître ses semblables, à chanter la messe pour eux, à loger chez un aristocrate, bref à se mélanger au monde, ce qui est finalement conforme à l’esprit des ordres mendiants. Par ailleurs, une partie de son périple le fait arriver dans des villes et il ne faut pas oublier que le programme des Franciscains visait entre autres la conquête spirituelle du milieu urbain délaissé jusque là par l’esprit monastique habituel. De même, la rencontre entre Joseph et Evalac, épisode inédit dans les romans arthuriens, n’est pas sans rappeler celle entre l’émir Melek al Kamil et saint François en 1220. Certes, dans le roman Evalac parvient à convertir le sultan alors que François quitte Damiette les mains vides, il n’empêche que cet épisode est particulièrement original et intéressant faisant partie des premiers témoignages sur la rencontre entre les religions. Enfin, il faut rappeler que le roman est particulièrement tourné vers les aventures de la prédication et qu’il est, en lignes générales, structuré selon un enchaînement d’entreprises de conversion, suivant le périple de Joseph et de ses compagnons vers les terres sauvages et non chrétiennes de l’Occident. Récit hagiographique, récit d’évangélisation, l’Estoire semble influencée par la réforme de la pastorale du xiiie siècle4. Le manuscrit que nous discutons dans cet article contient une version mixte de l’Estoire et il est apparenté à Add. 10292 (réalisé vers 1316) conservé aussi à la British Library et au Français 113 de la Bibliothèque Nationale de France (xve siècle). Le folio frontispice (fol. 3r) est en lui-même un chef d’œuvre et invite dès le départ vers une lecture complexe du roman. Malgré quelques similitudes frappantes avec ceux des deux autres codices il présente des originalités indéniables. Deux des trois colonnes sont ornées par des enluminures très développées et détaillées alors que les marges, d’une richesse que l’on rencontre rarement même si elles sont caractéristiques des manuscrits gothiques, livrent un message qui complète et en même accentue celui des miniatures centrales. La miniature qui surplombe la première colonne présente une théophanie qui semble inspirée du premier folio recto du Add. 10292 ou elle lui est en tout



3 Nous développons dans Le Bon Sarrasin, op. cit., p. 74 et p. 485 sq. Voir également les travaux récents sur l’hybridité des genres et matières dans le volume collectif Matière à débat, dir. Christine Ferlampin-Acher et Catalina Girbea, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017. 4 Voir entre autres les travaux d’André Vauchez et ceux de Nicole Bériou, L’avènement des Maîtres de la parole. La prédication à Paris au xiiie siècle, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 1998.

L’iconographie de l’Estoire del saint Graal

cas similaire ; l’ermite-auteur vêtu de gri comme un moine franciscain est en train de prier, prosterné devant son autel sur lequel se trouve un calice recouvert, signe eucharistique plutôt que symbole du Graal lui-même. La dextra, la main de Dieu, sort d’un nuage faisant un signe de bénédiction au-dessus de sa tête5. Ce motif, classique dans les manuscrits du xive siècle, engage la promesse de la vue plénière, aperte, de Dieu, ce que le roman présentera d’ailleurs dans l’épisode du ravissement de l’ermite au ciel. Il est intéressant d’observer que le Add. 10292 montre un livre sur l’autel à la place d’un calice. L’accent semble tomber non pas sur la propagande eucharistique à l’œuvre dans le codex de la BL, mais sur la révélation du Verbe, sur le logos incarné d’ailleurs par le Christ qui apparaît dans l’enluminure de droite. Dans le manuscrit 14 E III de la BL la scène se déroule à l’intérieur d’une chapelle stylisée dont la décoration présente quelques particularités : les rectangles sont ornés de fleurs de lis blanches qui, en plus de symboliser le signe marial par excellence, rappellent les emblèmes de la Florence6. Il est étonnant pour un manuscrit produit à Tournai ou Saint Omer, des alliés de la France durant la Guerre de Cent Ans, de constater cette volonté de prise de distance avec la royauté capétienne, puisque le décor fleurdelisé avec des lis dorés semble évité. Ce clin d’œil florentin pourrait suggérer que la zone avait des rapports commerciaux avec Florence, ce qui serait crédible pour des villes où le commerce semble être l’une des principales préoccupations. Ce détail est d’autant plus frappant que dans le manuscrit Add.10292 les lis sont complètement absents. En bas de la miniature apparaît une lettre historiée, un C ouvrant la phrase qui recommande l’auteur « Chil ki la hautesche et la sigourie de si haute estoire come est chele du Graal met en escrit… » ; la lettre présente un personnage vêtu d’une tunique rouge, probablement un membre de l’aristocratie, puisqu’il tient dans ses bras un lévrier, un chien de chasse, divertissement par excellence des nobles. Dans le manuscrit apparenté Add. 10292 la miniature centrale surplombe elle aussi une lettre historiée dans le cadre de laquelle apparaît un personnage indéfini mais qui semble être un jongleur portant une vielle ou un musicien avec un psaltérion. Figure de l’artiste et du divertissement, ce musicien ne semble pas





5 La couleur de l’habit franciscain n’est pas clairement définie dans les sources iconographiques et textuelles, mais à partir du xiiie siècle ils sont généralement vêtus de gri dans la mesure où cette nuance se rapproche le plus de l’absence de couleur suggérée par le fondateur, voir à ce sujet l’article de Véronique Rouchon Mouilleron, « Quelle couleur pour le frères ? Regards sur l’habit des Mineurs au xiiie-xive siècles », Bulletin du Centre d’Etudes Médiévales d’Auxerre, 18/2014, en ligne. Voir aussi Michel Pastoureau, « Du bleu et du noir, éthique et pratique de la couleur à la fin du Moyen Âge », Médiévales, 14/1988, p. 9-21 et « L’Église et la couleur des origines à la Réforme », Bibliothèque de l’École des Chartes, 147/1989, p. 203-230. 6 Sur la fleur de lis comme emblème marial et ses autres significations voir Laurent Hablot, « Sous les fleurs de lis, l’utilisation des armoiries royales comme outil de gouvernement de Philippe Auguste aux derniers capétiens directs », Convaincre et persuader, communication et propagande aux xiie-xiiie siècles, dir. Martin Aurell, Poitiers, CESCM, 2007, p. 615-648. Sur les lis de Florence voir Bertrand Cosnet, « Flos, florum, flore, Florencia : l’épanouissement du lis florentin », Heraldica nova. Medieval and early modern heraldry from the perspective of cultural history, 2015, en ligne.

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diabolisé comme cela arrive parfois dans le cas des jongleurs qui ornent les marges des manuscrits gothiques7. Le personnage en rouge du manuscrit 14 E III pourrait être une figure du récepteur, ce « lecteur-modèle », ce lector in fabula auquel s’adresse l’Estoire, censé recevoir à la fois une histoire divertissante et un enseignement spirituel. Il se pourrait aussi, même si c’est une hypothèse quelque peut hasardeuse, qu’il s’agisse d’un autre visage de l’auteur, un visage laïc, rappelant que les romans sont aussi la voix des laïcs, surtout que le personnage apparaît en ouverture d’une phrase qui en parle. Cette piste d’interprétation peut-être hasardeuse dans la mesure où le fol. 6v montre l’ermite en train d’écrire, prendrait un sens si l’on envisage la lettre historiée selon le modèle de lecture qui semble régir l’ensemble du folio, à savoir la complémentarité des messages. Un auteur-ermite appelé à connaître le monde et à s’initier à la société après avoir connu de manière directe le Christ, ayant donc un parcours inverse par rapport au chemin initiatique habituel, pourrait en dernière instance se faire doubler par un aristocrate, ce noble auquel il s’adresse et qu’il est censé comprendre de manière fusionnelle. À la différence donc de Add. 10292 où le jongleur, l’émetteur du message se place au premier plan, le 14 E III soulève le problème de l’émetteur et du récepteur à la fois, de l’auteur et de son public, questions des plus épineuses dans la mesure où les traces des personnalités des auteurs et encore plus des récepteurs sont très rares au Moyen Âge8. À droite de la lettre historiée deux singes qui portent des tuniques armoriées sont en train de s’embrasser. La décoration de l’une d’elles, qui est plus facile à distinguer, montre une croix d’azur sur azur, des armoiries à enquerre qui viennent renforcer le côté grotesque et négatif de ce rajout si l’on se rappelle que les singes sont dans les bestiaires des animaux classiquement diabolisés9. Sur l’ensemble d’ailleurs, à en juger d’après la partie du folio frontispice qui dans les deux cas montre l’ermite dans sa chapelle, la créativité et ce qui se rattache à la production artistique semblent être des éléments privilégiés dans le Add. 10292, si l’on pense aussi au fait que le personnage de la lettre historiée est un jongleur, alors que le 14 E III met en avant le message religieux et une réflexion sur la manière dont il est transmis et reçu dans cette chaîne qui met Dieu en relation avec la société par le biais d’un personnage pourvu de grâce.



7 Sur la diabolisation des jongleurs musiciens voir Irène Fabry, « L’illustration marginale d’un ouvrage profane, étude du manuscrit Paris, Bibliothèque nationale de France, français 95 (xiiie siècle), 1290 », dans Bulletin du centre d’Etudes médiévales d’Auxerre, 19/2015. 8 Nous développons dans Communiquer pour convertir…, op. cit., p. 256 sq. Voir également Jean-Claude Schmitt, Le corps des images. Essai sur la culture visuelle au Moyen Âge, Paris, Gallimard, 2002 et Alison Stones, « Indications écrites et modèles picturaux, guides aux peintres de manuscrits enluminés aux environs de 1300 » dans Artistes, artisans et production artistique au Moyen Âge, III, Fabrication et consommation de l’œuvre, Paris, Picard, 1990. 9 Sur les animaux diaboliques voir Elisabeth Pinto-Mathieu, « Animaux sacré, animaux sataniques. Quelques exemples issus du bestiaire de Philippe de Beauvais », Bestiaires. Mélanges en l’honneur d’Arlette Bouloumié, dir. Frédérique Le Nan et Isabelle et Isabelle Trivisani Moreau, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, et Francis Carmody, « Le diable des Bestiaires », Cahiers de l’AIEF, Association Internationale des Études Françaises, 1953, p. 79-85.

L’iconographie de l’Estoire del saint Graal

La troisième colonne du folio frontispice présente également une enluminure placée en son centre. Elle surplombe la rubrique « Einsi que Dieus en une nue parole an hermite ki est devant son autel… ». Elle représente la rencontre entre le Christ et l’auteur, le moment où l’ermite reçoit l’Estoire de la main du Seigneur qui apparaît dans une mandorle. Cette représentation, qui dans Add. 10292 est directement reliée au moment de prière représenté dans la première image, est dans 14 E III déplacée et d’une certaine façon séparée de l’illustration de l’ermite prosterné. Entre la prière et la révélation directe se trouvent des chiens de chasse, des singes, des laïcs. Les deux enluminures ont toutefois en commun le fait de montrer une rencontre égalitaire entre l’homme et Dieu. L’ermite est moitié debout sur son lit en train de parler au Christ d’une manière qui pourrait suggérer un débat compte tenu du fait que l’auteur lève la main en signe de possible contradiction. Ce genre de scène est plutôt typique des manuscrits du xiiie siècle qui montrent un Christ ouvert aux hommes et une communication non médiée et légèrement décontractée avec l’au-delà, à un moment où la pastorale était en train de se renouveler et que les membres du clergé faisait des efforts pour se rapprocher des fidèles et les aider à se représenter un Christ plus accessible10. Ce message correspond largement au programme iconographique du manuscrit qui met l’accent sur la relation entre l’homme et le Christ. Ainsi, au fol. 7v la Crucifixion montre le Christ entre les deux larrons, motif commun avec la même scène dans le Add. 10292 fol. 3v.  La présence des larrons rappelle que le Christ est venu pour les pécheurs et les malheureux et correspond aux efforts de l’Eglise de se rapprocher des fidèles et de s’adresser à l’ensemble de la société. Il en va de même pour la plupart des miniatures du manuscrit qui abondent en scènes de prédication, suivant l’esprit du roman et mettent en scène plusieurs rencontres entre Joseph et des rois sarrasins ou plus largement païens, mais également des couches plus larges de la société comme que l’on suggère subtilement par la présence dans les miniatures de personnages qui ne sont pas des gouvernants, des inconnus sur lesquels se penchent les prédicateurs. Cette enluminure du folio frontispice est encadrée dans la marge de droite par une représentation flamboyante de deux archanges non identifiés, des anges musiciens et de la Vierge à l’enfant. Le Christ est d’ailleurs représenté en vert, portant la même couleur que les ailes de l’ange de la partie supérieure de la marge. L’ange de la partie supérieure porte un luth et celui qui apparaît dans le registre inférieur une vielle. L’on ne saurait se hasarder à les identifier dans la mesure où aucun d’eux ne présente des attributs classiques. Ce sont probablement des figures stéréotypes d’anges musiciens, classiques dans les manuscrits gothiques, qui rappellent l’harmonie du monde et des sphères ainsi que l’un des premiers attributs du Christ, l’ordre qui accompagne la beauté11. La marge latérale de gauche montre aussi un ange musicien qui tient un psaltérion. 10 Voir à ce sujet entre autres Jean Wirth, L’image du corps au Moyen Âge, Florence, Sismel, 2013, particulièrement « L’interdit sur l’image de Dieu », p. 223 sq et aussi « L’iconographie médiévale du pied », p. 95 sq. Voir également Jean-Claude Schmitt, Le Corps des images, op. cit. 11 Sur les anges musiciens voir Welleda Muller, « Figures de l’harmonia mundi dans les manuscrits et les stalles gothiques en France, Le roi David accordant sa harpe et les anges musiciens », Médiévales, 66, 2014 et Philippe Faure, « Les cieux ouverts. Les anges et leurs images dans le christianisme médiéval

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Si les deux enluminures centrales ainsi que les marginalia latérales mettent en scène la transmission du savoir et de la révélation par le biais de la prière ainsi que le besoin de faire partager ce savoir avec toute la communauté des chrétiens, les marges inférieures, placées en croix par rapports aux latérales, transmettent le message contraire. Elles rappellent la dimension agonale, le côté combattif de la foi. La prière et la guerre semblent d’une manière ou d’une autre inséparables. Ainsi, dans la marge supérieure apparaît une psychomachie sous la forme d’une joute entre un chevalier et un personnage zoomorphe aux ailes de chauve-souris qui porte un turban et un bouclier rond improvisé à l’aide d’une corbeille. Cette scène rappelle, tout comme les singes qui accompagnent la lettre historiée de la première colonne, l’éternel combat contre le mal, ici sous la forme d’un Sarrasin diabolisé. La marge inférieure illustre un tournoi. L’affrontement semble être au début et il se déroule entre deux chevaliers dont les armures ne sont pas identifiées. Sur l’étendard de deux des hérauts l’on aperçoit un chevron de sinople sur gueules, d’autres armoiries à enquerre dans la mesure où la superposition d’émaux est interdite. Cette scène est là pour rappeler les goûts du public aristocratique censé lire ou écouter l’Estoire. La comparaison de la joute spirituelle à un tournoi, selon une ligne de pensée paulinienne, rappelle l’esprit de la Queste où l’aventure du Graal est elle aussi comparée à un tournoi12. Cette perspective introduit une vision différente de l’Estoire qui n’est que très peu conforme à l’esprit chevaleresque mettant en scène les aventures de la prédication et des prédicateurs. D’ailleurs les programmes iconographiques des manuscrits de l’Estoire évitent généralement de mettre en scène des guerres et des tournois, le codex 14 E III présentant des originalités de ce point de vue. De manière similaire, le manuscrit Add. 10292 met lui aussi en scène des joutes dans la marge inférieure du folio frontispice, mais il s’agit plutôt d’une psychomachie que d’un tournoi. La scène est très effacée, soit par effet destructif du temps soit par grattage, mais l’on peut apercevoir un chevalier au bouclier rond, allusion aux Sarrasins comme représentants du mal et un chevalier armé de pied en cap qui charge la lance abaissée. Le traitement est nettement différent dans le manuscrit Français 113 où le folio frontispice se place sous le signe des aventures de Lancelot, soumettant ainsi les aventures du Graal à celles de la chevalerie. La miniature qui présente la rencontre de l’ermite avec le Christ est en revanche très différentes des représentations des deux autres manuscrits. Dans le codex du xve siècle le Christ apparaît dans une mandorle à la fenêtre alors que l’ermite est en train de dormir dans un lit somptueux, loin de toute austérité. Le cadre semble être plutôt la chambre d’un château et non une chapelle, l’ermite apparaît plus comme un artiste ou un écrivain de cour. La rencontre se déroule sous les auspices du rêve et semble témoigner d’une volonté de démystifier tout rapport direct entre l’homme et Dieu, bref le début du roman est désacralisé.

(xie-xiiie siècle). Études d’anthropologie et d’iconographie religieuses », Cahiers du centre de recherche historiques, revue électronique du CRH, 13/1994. 12 Queste del saint Graal, éd. Albert Pauhilet, Paris, Champion, 2003, p. 143.

L’iconographie de l’Estoire del saint Graal

Si la marge supérieure du 14 E III est destinée à la guerre celle d’en bas rappelle les joutes chevaleresques. Dans les deux cas la violence réglée, contrôlée, est là pour rappeler la dimension agonale de la joute chevaleresque. Cette lecture imposée par les marges est quelque peu inédite dans le contexte du programme iconographique du manuscrit et par ailleurs de l’Estoire en elle-même. La guerre n’est pas particulièrement bien vue dans le roman au point où Josephé se fait blesser par une lance lorsqu’il tente de combattre le démon. Par ailleurs, dans le manuscrit 14 E III il y a seulement deux scènes de combat qui illustrent la guerre entre Evalac et Tholomé ; l’une d’elle (fol. 24v) montre le roi Evalac au moment où apparaît le Blanc Chevalier qui intervient dans la bataille pour l’aider miraculeusement. Le roi porte un écu de gueules au lion d’argent, armoiries que l’on ne saurait associer à celles des Montfort ou d’autres familles qui arborent le lion à la même époque. A côté se place le Blanc Chevalier que l’on reconnaît à son écu d’argent à la croix de gueules. Cet écu rappelle également celui que Joseph offre au roi et qui laisse voir le Christ crucifié en pleine bataille, allusion à la légende de Constantin. L’autre miniature (fol. 20r) met en scène une bataille, une mêlée où il est difficile de distinguer les deux armées et qui se montre extrêmement sanguinaire. Le désordre domine l’image et contraste avec d’autres scènes où la paix et l’harmonie semblent prioritaires. Par ailleurs, le chaos du combat se miroite aussi dans un désordre armorial car aucune des deux armées qui s’affrontent ne semblent arborer des emblèmes classiques, on ne les retrouve nulle part ailleurs dans le manuscrit. En somme, les marges du folio frontispice du 14 E III, mettant en avant un message centré sur le combat, sur le côté agonal de la vie spirituelle, viennent compléter les théophanies des enluminures centrales d’une manière quelque peu inédite par rapport au reste du manuscrit. Cette stratégie iconographique reprend et subvertit en quelque sorte le modèle habituel des manuscrits religieux dont les marges sont plus souvent ornées que dans les codices qui contiennent des œuvres que l’on pourrait appeler profanes13. La profusion d’images témoigne d’une volonté particulièrement prononcée d’attirer et de séduire par la couleur et la forme, de montrer l’invisible, d’allier la richesse et la somptuosité à l’austérité d’un enseignement religieux. En même temps, le programme iconographique est particulièrement sophistiqué et l’on pourrait soupçonner qu’il s’adresse à des récepteurs instruits. L’importance accordée à la guerre dans les marges conforte cette hypothèse de même que l’idée que les concepteurs du manuscrit font un effort de compromis entre la leçon religieuse, les longues scènes de catéchisme d’une part et les goûts d’un public aristocratique et guerrier de l’autre. Cette insistance dès le folio frontispice sur la guerre et le tournoi correspond en quelque sorte à la mode renouvelée des tournois et pas d’armes au xive siècle, à l’engouement des aristocrates pour les divertissements de type agonal. Dans ce contexte elle ne devrait pas étonner, il faut toutefois rappeler également que c’est aussi à cette époque que se développent les allégories qui mettent en avant des leçons morales sous le prétexte des joutes chevaleresques et des tournois comme Le Tournoi 13 Voir I. Fabry, art. cit.

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de l’Antéchrist. Cela expliquerait pourquoi le concepteur du 14 E III a combiné les images d’affrontements armés avec les théophanies et la représentation voilée de la production artistique14. Écriture, religion et agôn se retrouvent et se réunissent sur le frontispice du manuscrit, orientant la lecture ou plus largement la réception du roman. Les tournois allégoriques répondent aux splendeurs paradisiaques. Tout semble mis en œuvre pour séduire et d’une certaines façon reconvertir un public qui n’est pas formé de Sarrasins comme dans le roman, mais plutôt de chrétiens censés se rapprocher de l’Église. Cette volonté de rendre visibles les arcanes célestes, de les traduire et de les transposer dans l’univers mental et dans l’univers de croyances d’un public que l’on soupçonne aristocratique ou formé de riches bourgeois instruits correspond au programme pastoral des ordres mendiants. Il serait, certes exagéré de leur attribuer une influence directe sur la conception du manuscrit, mais quelque chose de leur esprit s’y retrouve. Le concepteur du manuscrit semble particulièrement intéressé par l’acte de création et d’écriture car au début de la Mort Artur (fol. 140r) nous pouvons également observer une image qui met en scène et en abyme la conception du roman, à savoir Arthur, muni des attributs royaux, en train de dicter à un scribe ce qui est probablement le roman ou en tout cas les aventures de ses chevaliers. En bas de la miniature, dans la lettre historiée A, apparaît un moine vêtu de gri, possible image de Gautier Map à qui le roman est faussement attribué. Si l’on envisage le programme iconographique du manuscrit et surtout son folio frontispice dans cette perspective le rôle de ce dernier apparaît nettement mieux dans la mesure où l’ensemble du codex est centré sur les aventures des laïcs, sur leur devenir, sur leur capacité à évoluer et sur les enseignements qu’ils peuvent recevoir. La fiction romanesque est d’ailleurs souvent une sorte de porte parole qui laisse entendre la voix des laïcs15. Là où l’Estoire raconte les origines du Graal la Mort Artur est, au contraire, centrée sur la chute du royaume arthurien et sur la désacralisation du monde. L’émergence des mondes lumineux graaliens est suivie des ténèbres de la guerre interne et fratricide, de l’adultère, des trahisons qui clôturent tragiquement, comme on l’a plusieurs fois rappelé16, la vulgate d’un monde médiéval idéal. Le frontispice ne projette pas seulement une lecture de la Queste, mais il oriente discrètement la réception des trois romans contenus dans le codex. Ceci expliquerait la présence de la guerre dans les marges et le fait que les joutes qui apparaissent du côté inférieur ne sont pas des caricatures, à la différence des clichés marginaux habituels des grotesques17, même si les armoiries transgressives suggèrent une ironie subtile de la part de l’artiste ou du commanditaire. Par ailleurs, la manière dont le frontispice est conçu suggère une distinction évidente entre la guerre et le tournoi. Les deux marges mettent en scène des représentations globalement différentes et par certains côtés même opposées. Si la guerre se présente comme une 14 Sur les tournois et les allégories morales voir entre autres le volume collectif Armes et jeux militaires dans l’imaginaire (xiie-xve siècles), dir. Catalina Girbea, Paris, Classiques Garnier, 2016. 15 Comme l’a rappelé Anita Guerreau-Jalabert dans ses nombreux travaux. 16 Entre autres dans les travaux classiques de Jean Frappier. 17 Au sujet des images transgressives voir en dernier lieu Gil Bartholeyns, P.-O. Dittmar et Vincent Jolivet, Image et transgression au Moyen Âge, Paris, PUF, 2008.

L’iconographie de l’Estoire del saint Graal

psychomachie, le tournoi montre, au contraire, des chevaliers et des hérauts dont les armoiries, même imaginaires, sont intercalées et figurent symétriquement des deux côtés de la scène. De ce point de vue le manuscrit de la BL se distingue de son parent Add où l’Estoire est suivie du Merlin qui comporte comme folio d’ouverture une image du conseil des démons en enfer (fol. 76). Les scènes de guerre dans les marges sont très effacées et banales, très éloignées du raffinement et des détails qui ornent les marginalia de notre manuscrit cible. L’agencement des deux textes dans Add. renvoie à une toute autre mouture où la leçon spirituelle est dominante. Les folios d’ouverture des deux romans se répondent et mettent face à face la vue du Christ d’une part et celle du démon de l’autre. Malgré la présence abondante des armoiries dans les marges du frontispice de 14 E III le commanditaire n’est pas identifié à ce jour. Non seulement les emblèmes sont effacés, mais les combinaisons transgressives suggèrent que l’héraldique marginale est seulement stylisée et n’exprime aucune volonté de flatterie ou diffamation héraldique. Au début de la Mort Artur apparaissent toutefois des emblèmes qui semblent réels dans l’encadrement de la miniature qui montre le roi en train de discuter ou dicter au scribe. Trois aiglettes d’or sur sable ornent l’oriflamme d’un personnage qui est probablement un héraut d’armes. La disposition des aiglettes ainsi que la combinaison du métal et de l’émail ne correspondent pas à des armoiries réelles. Celles qui se rapprochent le plus appartiennent à la famille de Thury selon l’armorial de Rietstap, mais les aigles y sont disposés en triangle. Il serait d’ailleurs étonnant qu’une famille normande (ou picarde) soit impliquée dans la commande d’un codex produit à Tournai ou Saint-Omer. Toutefois, comme on ne peut jamais exclure un potentiel commanditaire dans la mesure où la circulation des manuscrits et les réseaux des mécènes et récepteurs nous est souvent restée inconnue18, il nous semble utile de mentionner la présence de l’oriflamme armoriée. Si nous avons choisi de concentrer cette intervention sur le folio frontispice c’est parce qu’il est différent du reste des miniatures et qu’il dit quelque chose non seulement sur le programme du manuscrit, mais également sur le rôle et la fonction des folios d’ouverture en cette première moitié du xive siècle19. Mise en abyme en quelque sorte du récit, il raconte l’histoire de l’Estoire avec ses aventures spirituelles, ses héros donnés à Dieu, ses combats plus ou moins chevaleresques, ses anges, ses lumières du Graal. Il accueille sur ce seuil de l’œuvre un lecteur que l’on soupçonne avide de couler et de mouvement spirituel, un lecteur pour qui l’enseignement religieux signifie beauté et dynamisme. Un lieu des contraires et un pont entre l’époque de la composition du roman et celle où il est recopié, retravaillé par l’image et réadapté.

18 Sur la circulation des manuscrits nous renvoyons en priorité aux travaux d’Irène Fabry, surtout Textes et images des manuscrits du Merlin et de la Suite Vulgate, Turnhout, Brepols, 2015. 19 Sur la représentation du divin dans les images et sur ses paradoxes voir en dernier lieu Olivier Boulnois, Au-delà de l’image. Une archéologie du visuel au Moyen Âge. ve-xvie siècle, Paris, Seuil, 2008.

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Alexandr a Ilina

Du héros au poète Remarques sur l’iconographie du manuscrit BnF fr. 97

Favoriser le détail Le dessin proéminent et heurté qui caractérise la riche iconographie du manuscrit BnF fr. 97 se distingue du reste des enluminures constituant le corpus visuel tristanien par le style sobre des illustrations. Le dessin colorié, pratiqué surtout dans les pays de culture germanique1, est cultivé aussi dans les manuscrits richement illustrés produits dans le nord de la France. Motivé par des raisons économiques et stylistiques, ce choix technique a comme résultat des images presque transparentes, aux fonds aqueux sur lesquels les figures délicates des personnages statiques adoptent des postures rappelant les images des siècles précédents. Visiblement, l’illustrateur n’est pas préoccupé par l’invention, lorsqu’il dessine les nombreuses images constituant ce manuscrit et lorsqu’il emprunte à gauche et à droite des scènes, des postures, des figures. S’il n’est pas un styliste louable, il s’évertue à infuser les images d’une dimension sémantique propre, en s’aidant d’une série de signes visuels qui témoignent de la récupération, à travers l’enluminure, de la préoccupation du texte pour les hiérarchies mouvantes. Le minimalisme stylistique que l’artiste impose à ses images devient stratégie visuelle. L’on établit ainsi une palette chromatique et figurale réduite qui fonde les structures sémantiques sur la combinatoire des éléments et sur l’emploi des symétries et des asymétries compositionnelles discrètes. Tout comme les privations et les obstacles ont pu assurer la fertilité expressive aux œuvres littéraires « potentielles » de l’Oulipo, les contraintes techniques et stylistiques permettent à ce manuscrit peu spectaculaire par rapport aux autres livres contemporains d’exploiter une nouvelle brèche dans le fonctionnement du langage visuel, dynamisé par la force des combinaisons et des permutations qui engendrent une iconographie privée de luxuriance, attentivement composée de bribes iconographiques préexistantes et de détails révélateurs. Plus apparenté au sgraffito incolore qu’aux peintures à tempera appréciées par la plupart des artistes à l’époque, ce manuscrit sur parchemin daté de manière approximative du début du xve siècle, composé de 555 folia, suivit les rapports



1 Françoise Avril, Les Manuscrits à peinture en France (1440-1520), Paris, Flammarion, 1998, p. 98.

Miroirs arthuriens entre images et mirages : actes du xxive Congrès de la Société Internationale Arthurienne, éd. par Catalina Girbea, Mihaela Voicu, Ioan Panzaru et. al., Turnhout, 2020 (Culture et société médiévales, 34), p. 49-62 © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.117106

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intersubjectifs par l’intermédiaire des scènes aérées, à l’intérieur desquelles un nombre assez réduit de personnages jouent leurs drames en toute discrétion. Le choix technique est également un choix stylistique et non pas uniquement le résultat d’une limitation des ressources. En font preuve ces images qui pratiquent la clarté du dessin et manifestent la préoccupation pour la simplicité formelle qui contamine les personnages : l’extravagance gestuelle qu’une partie des manuscrits du Tristan affectionne n’est pas à retrouver dans ces images épurées, qui font du minimalisme le credo artistique des enluminures. La prudence stylistique qui se dégage du manuscrit avec quelques-unes de ses particularités graphiques permettent la comparaison avec le BnF fr. 100-101, un « des plus beaux du Tristan en prose »2, manuscrit qui s’est fait remarquer pour la qualité du texte contenu mais surtout pour ses qualités esthétiques louées par les spécialistes qui l’ont déclaré un chef d’œuvre de l’art arthurien. Un regard croisé sur les deux manuscrits suffit pour signaler la probabilité d’une influence du BN fr. 100-101 sur le BnF fr. 97 ou tout simplement d’une influence commune qui aurait favorisé les similitudes stylistiques. Les deux manuscrits manifestent la préférence pour un même style vestimentaire3, pour les mêmes postures des personnages et pour un décor similaire, avec l’observation que tous ces éléments sont plus élaborés dans le BnF fr. 100-101, qui s’avère plus riche que le BnF fr. 97 sous plusieurs aspects : le style est plus élaboré, les enluminures plus coloriés, les lettrines plus riches et les décorations marginales qui n’existent pas dans l’autre manuscrit sont à leur tour élégantes, tracées d’une main sure. Les textes contenus par les deux manuscrits fournissent un argument supplémentaire dans cette direction, car ils indiquent leur appartenance à une même rédaction du texte, la rédaction V.II4. Sur le terrain de l’image, les deux manuscrits comportent des différences considérables, dues à la qualité de l’exécution des dessins. Roger Sherman Loomis, dans son analyse de l’art arthurien5, loue l’élégance de la grisaille et le réalisme obtenu surtout grâce à l’illusion de l’espace dans les enluminures du BN fr. 100-101. Par rapport à ce modèle distingué par ses qualités matérielles – les couleurs vives, l’or,







2 Emmanuèle Baumgartner, « La première page dans les manuscrits du Tristan en prose », La Présentation du Livre, dir. E. Baumgartner, Nicole Boulesteau, 1987, p. 59. Sur les enluminures de ce ms. voir aussi Jacqueline Thibault Shaeffer, « The discourse of the figural narrative in the illuminated manuscripts os Tristan (c. 1250-1475) », Word and Image in Arthurian Literature, dir. Keith Busby, New York, Garland, 1996. 3 Les vêtements portés par les personnages sont un des éléments « réalistes » des enluminures, car ils reproduisent le costume contemporain. Les femmes portent des robes aux manches tombantes, des bandiers, parfois des houppelandes et sur leurs têtes elles portent des guimpes ou, pour les reines, des couronnes, tandis que les hommes portent des surcots, des houppelandes et des capuchons. Lorsqu’ils sont représentés en train de combattre, les personnages masculins sont armés de pied en cap, portant des armures intégrales qui rendent leur identification difficile en dehors d’autres signes identitaires. 4 Emmanuèle Baumgartner, Le « Tristan » en prose. Essai d’interprétation d’un roman médiéval, Genève, Droz, 1975, p. 18. Voir aussi au sujet de l’appartenance du ms. BN fr. 97 à la même famille que les ms. 100-101 et 102 l’introduction de Philippe Ménard dans Le Roman de Tristan en Prose, Tome I, Des aventures de Lancelot à la fin de la « Folie Tristan », édité par Philippe Ménard, Genève, Droz, 1987. 5 Roger Sherman Loomis, Arthurian legends in medieval Art, Londres, Oxford University Press, 1938, p. 104.

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les riches feuillages des marges – et esthétiques, le fr. 97 de la BnF. semble suspendu entre la bi-dimensionnalité des siècles précédents et une tridimensionnalité qui se lit de temps en temps dans le traitement des décors et des objets. Pourtant, l’espace est présent dans ces images qui respirent sous un ciel bleu et profond qui traverse toutes les enluminures, sans exception aucune. La monotonie chromatique assure la cohérence iconographique de ce manuscrit, par rapport aux autres séries d’images plus hétéroclites6. La continuité du bleu assure l’inscription de tous les événements sur une même surface, surface qui est sur le point de briser ses lignes pour se propager et devenir espace, et l’appartenance à une même dimension, en dépit des fluctuations et des distances qui séparent les divers lieux où les personnages sont portés par l’aventure. La spatialité s’invite dans ces images en toute discrétion, à l’aide d’une astuce efficace, consistant dans une dégradation de l’intensité de la couleur sur la verticale de l’image, stratégie que les peintres de l’époque connaissaient et utilisaient pour obtenir le même résultat et qui est compatible avec les nécessités de ces images. La partie haute de l’image est bien plus foncée, comme le ciel annonçant le soir, tandis que la partie basse de l’image est beaucoup plus transparente, rappelant l’atmosphère fraîche des printemps des rêves courtois. À l’effet spatial obtenu grâce à cette stratégie picturale s’ajoute un effet subtil, lié à l’autre dimension constitutive des histoires : la dimension temporelle. On peut observer, à travers une longue série d’images médiévales, fresques ou miniatures, bas-reliefs ou ivoires sculptés, la pratique de l’inclusion dans le cadre d’une même image d’une série de scènes qui se succèdent et deviennent narratives, sans que l’apparition démultipliée d’un même personnage dans la même image, pratiquée des siècles plus tard par un Magritte, empêche l’intelligibilité de l’image. Même les manuscrits tristaniens pratiquent cette agglomération temporelle, sur le premier folio du fr. 103 de la BnF., pour ne prendre qu’un exemple des plus connus. Habituée à jouer avec la temporalité, accélérée ou altérée, l’iconographie médiévale du xve siècle, émancipée de l’influence de l’art religieux voué à l’intemporel et aux postures hiératiques, cherche des manières pour assurer la narrativité des images. S’il est permis de chercher des traits communs à toutes les enluminures de cette époque, la narrativité se donne comme évidence de ces images qui, surtout pour les manuscrits contenant des romans chevaleresques, mettent en scène des confrontations armées – à pied ou à cheval – qui se ressemblent au point de se confondre, signe d’un appétit exacerbé pour le combat chevaleresque démultiplié. Le ciel bleu de ces enluminures aérées, foncé en haut, transparent en bas, crée une impression supplémentaire, celle d’une temporalité indéfinie, où la lumière vespérale se mêle aux aubes et, pour ces personnages dépourvus d’ombre, le moment se trouve suspendu dans l’indétermination, dans une neutralité temporelle. Dans le ms. fr. 100-101 de la BnF., à deux exceptions (fol. 6 et 6v), le ciel est coloré de la même manière, mais il n’a pas le même effet, car les cadres des images sont très variées et les



6 Voir à ce sujet la proposition de Jérôme Baschet, « l’iconographie relationnelle », fondée sur l’idée « qu’un discours n’acquiert son sens propre que dans la mesure où il est traversé par une autre chose que lui-même. », L’iconographie médiévale, Paris, Gallimard, 2008, p. 172.

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paysages tout comme les scènes d’intérieur sont construits soigneusement. Dans les compositions minimales du fr. 97 de la BnF., où la prédilection de l’enlumineur pour les scènes extérieures simplifie encore les choses, la couleur du ciel capte le regard et ce n’est que le vert qui lui fait parfois concurrence. Cette simplification du décor a pour conséquence le déplacement de l’attention sur les personnages dont les silhouettes allongées se profilent sur le fond austère de l’image. Le graphisme est évident dans le traitement des personnages, dont les traits, les gestes et les vêtements comptent sur la ligne et non pas sur la couleur pour capter le regard et animer les historiettes. Tout se passe à l’extérieur et le décor n’est que rarement rythmé par les silhouettes des arbres touffus ou de longs fils d’herbe dorée sur le sol verdâtre. Parfois, l’extérieur se confond à l’intérieur lorsque le pavement carré signalant le fait que la scène a lieu dans une salle apparaît tout simplement sous le bleu du ciel. Un soupçon de poudre d’or relève le corps des lettres ornées entourées de rouge et du même bleu utilisé pour la partie supérieure des enluminures et les trois colonnes de texte sont dépourvues de décoration marginale. Comme règle générale, les enluminures se situent en haut des lettrines décorées, constituant dans la plupart des cas une unité visuelle et annonçant les événements racontés par la séquence textuelle suivante. L’enluminure ainsi située s’érige en seuil visuel de l’action qui raconte l’histoire avant le texte et précipite le lecteur au milieu des événements. Le choix thématique est dicté partiellement par l’influence des autres manuscrits préexistants, mais assez souvent les images sont nouvellement pensées et font des découpages librement choisis dans l’histoire. Ce bref survol du plan stylistique et technique du manuscrit a des résultats peu spectaculaires qui semblent décourager plutôt qu’autoriser une enquête plus détaillée sur son iconographie austère. Pourtant, le point d’intérêt de ce manuscrit n’a rien à voir avec ces plans et ne touche même pas à sa dimension esthétique, car les vertus de ces images sont à retrouver sur le plan de la signification et de l’interprétation d’une certaine dimension textuelle et non pas dans les habiletés de l’enlumineur. Au risque de répéter une affirmation faite au tout début, ce manuscrit impose le constat que la simplicité chromatique et stylistique, aussi que l’option pour des scènes aérées, avec peu de personnages, ouvre la voie vers une exploration des possibilités expressives de la combinatoire et de l’emploi décisif du détail révélateur. L’intelligibilité des images préoccupe l’artiste visiblement plus que la qualité de l’exécution et il s’occupe de trois dimensions qui ordonnent les images, incarnées par trois types d’éléments : le signe, représenté par les signes du pouvoir, notamment la couronne et plus rarement l’hermine et le sceptre à retrouver entre les mains des souverains, le symbole, représenté par une couronne de lauriers qui évoque l’image du poète à travers un grand nombre d’images – l’élément peut-être le plus intéressant, innovation de ce manuscrit par rapport au reste de l’iconographie tristanienne – et finalement l’élément héraldique, assez peu cultivé par l’enlumineur qui semble plus préoccupé par la mise en relief de l’image générique du poète que par l’exaltation typique de la chevalerie. Au milieu des couleurs aqueuses et translucides, ces trois types d’éléments, insérés dans les images sous forme de détails qui n’occupent pas une place trop étendue dans l’économie de l’image, se font immédiatement remarquer puisqu’elles sautent aux yeux pour livrer leur message. Chacun de ces trois éléments correspond à un type de pouvoir, ou plus précisément à une valeur : pouvoir seigneurial, création

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poétique, force militaire. Les enluminures puisent dans le texte et elles s’attachent à une de ses dimensions essentielles, le désir de hiérarchiser le monde arthurien colonisé par la matière tristanienne, et y extrait une problématique. Le traitement iconographique des tensions déstabilisant l’univers romanesque tend à valoriser une figure qui prolifère : la figure du poète. La place privilégiée de la poésie et du poète dans le roman a déjà été remarquée par l’exégèse et confirmée par les analyses textuelles. Le jugement qualitatif et quantitatif concordent et tombent d’accord sur l’importance de l’expression poétique dans le roman, vue comme parole efficace et discours qui sert à la configuration d’un type de vécu amoureux.

Valeurs et ordonnancement du monde Vouloir intégrer Tristan à la cour arthurienne c’est vouloir imposer un nouveau modèle chevaleresque et cela se fait en poussant l’autre modèle vers une crise de crédibilité. Tristan imite Lancelot, comme on l’a souvent répété, captif d’un désir mimétique qui ne peut s’accomplir sans l’usurpation de la place que l’incitateur au désir occupait auparavant. Lancelot, fleur de la chevalerie et préféré d’un monde arthurien qui tourne autour de lui, avait déjà suscité la rivalité d’un Mordred7, parangon de la trahison et plus ou moins déclencheur de l’apocalypse arthurienne. Déjà, dans le Lancelot en prose, le héros charismatique suscite l’admiration du jeune Mordred qui apparaît souvent à ses côtés. Le charisme de Lancelot se tourne contre lui, lorsque les personnages qui l’admirent commencent à vouloir le provoquer. La rivalité mimétique précoce que Lancelot suscite dans le roman homonyme se prolonge dans le Tristan, lorsqu’il est envisagé comme le modèle à remplacer. Devenue endémique dans le Tristan, la rivalité mimétique contamine Tristan et oppose deux modèles scripturaux qui se lisent dans l’implicite de ce conflit sourd. Plus visible, la rivalité mimétique suscitée par Tristan a pour rôle de mettre en valeur son potentiel et de le placer au centre de la dynamique des désirs, au centre du roman ainsi polarisé. La plurivalence de Tristan, sur laquelle insiste l’auteur du roman lorsqu’il prolonge le motif préexistant des vertus lyriques et musicales du héros, doit lui assurer la centralité et la place la plus haute sur l’échelle arthurienne. Musique et poésie couronnent Tristan devenu poète, auteur de lais et joueur aux instruments musicaux et c’est sur cette qualité qu’insiste l’enlumineur lorsqu’il montre un Tristan poétisé. Curtius surprend un trait du xve siècle que l’iconographie de ce manuscrit exhibe à tout pas : « La sagesse est remplacée par la culture, la poésie, l’éloquence – c’est l’alliance entre Mars et les Muses »8. Or, les images où un Tristan guerrier, en train d’écraser un géant ou de terrasser son adversaire porte la couronne de lauriers ne peuvent s’expliquer autrement que par cette alliance, une alliance motivée par le désir de faire



7 Martin Aurell, Cătălina Girbea, « Mordred, « traître scélératissime » : inceste, amour et honneur aux xiie et xiiie siècles », La Trahison au Moyen Âge. Actes du colloque de l’Université de Lyon III (11-13 juin 2008), dir. M. Billoré, M. Soria, Rennes, Rennes, PUR, 2009, p. 133-149. 8 Ernst Robert Curtius, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, Paris, PUF, 1956, p. 218.

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de ce héros l’incarnation d’une formalisation opérée au niveau de la construction du personnage devenu agent d’un discours. Dans ce cas-là, Tristan devient le Tristan, messager d’un discours poétique disséminé dans les images, car la couronne du poète n’est pas réservée à lui, mais elle est distribuée aussi à plein d’autres figures. Si la couronne de lauriers doit correspondre aux personnages qui, dans le roman, sont auteurs de lais, les images ne se soumettent pas à cette contrainte et montrent même Palamède pourtant une telle couronne, en dépit du fait que le texte met en évidence son illettrisme, preuve de son infériorité par rapport à Tristan et aux autres chevaliers arthuriens. La couronne du poète revient à tout amoureux et elle revient même à Galaad, contaminé dans les images par ce symbole ambigu qui envahit l’iconographie de ce manuscrit. Attribuée non seulement aux émules de Tristan, mais aussi visible sur les têtes les moins susceptibles de porter ce symbole, comme l’élu du Graal, cette couronne soumet le manuscrit à une domination du poétique qui contredit la littéralité de l’image par rapport au texte. Symbole de Tristan, car c’est lui qui porte le plus souvent cette couronne, les lauriers font référence, à la fois, à sa figure qui ainsi se voit démultipliée dans les images, comme pour parler de son modèle qui ne cesse d’être repris, et à la figure du poète, derrière laquelle se cache l’exaltation d’un nouveau type de chevalerie, plus encline à manier les mots que les armes.

Guerre des deux couronnes Avant d’examiner les multiples occurrences de cette image qui pourrait passer pour un « iconème », pour reprendre (et traduire) l’expression de Jacqueline Thibault Schaeffer9, unité minimale de sens qui se fait reconnaître et construit du sens. Cette couronne ne fait, pourtant, pas appel à l’iconographie tristanienne, ni même à l’iconographie arthurienne, car elle remonte à la légende d’Apollon qui, à la fin de l’époque médiévale, a pu se diluer pour créer l’image du poète couronné. Dante n’est qu’un des poètes qui exhibent ce symbole. Tristan veut, à son tour, devenir un. L’usage de la couronne poétique dans ce manuscrit est compétitif : non seulement la couronne est à retrouver partout et se fait remarquer par l’insistance avec laquelle l’enlumineur l’introduit dans les images, mais elle se situe dans un rapport d’opposition avec la couronne royale. Ce roman à l’intérieur duquel les figures royales ne cessent d’apparaître, plus ou moins signifiantes, se fait remarquer, comme l’a montré déjà Mario Botero Garcia10, pour le peu de considération manifestée à l’égard des rois : affaibli, Arthur montre souvent ses faiblesses ; noirci, Marc devient un personnage des plus détestables du roman. L’iconographie du manuscrit retient cet aspect du

9 Le concept d’« iconème », en anglais « iconeme », est calqué d’après celui de « narrem » et décrit l’unité minimale composant le discours visuel. C’est à Jacqueline Thibaud Schaeffer qu’on doit l’utilisation de ce terme dans le cas de l’iconographie tristanienne, dans son article déjà cité. L’idée d’iconème est empruntée à J. Rushing, Images of adventure : Ywain in the Visual Arts, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1995. 10 Mario Botero Garcia, Les rois dans le Tristan en prose. (Ré)écritures du personnage arthurien, Paris, Champion (Essais sur le Moyen Âge, 51), 2011.

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roman et n’hésite pas à utiliser de manière détournée une des postures les plus typiques du souverain. Afin d’exemplifier ce propos et de faire un pas en avant dans la compréhension du fonctionnement des hiérarchies visuelles, prenons l’image qui apparaît au fol. 37v du manuscrit. Le Musée de Cluny possède une représentation du Christ en Majesté datant du xiie siècle, réalisée sur une plaque de reliure issue d’un livre liturgique d’origine inconnue. Situé au milieu de l’image qu’il occupe en grande proportion, le Christ entouré par une mandorle domine l’image composée aussi des symboles zoomorphes des quatre évangélistes, distribués dans les coins de l’image. Deux lettres, inscrites sur le fond doré et dépourvu de perspective de l’image figurent, en faisant référence aux paroles de Christ, son identité divine : Α et ώ. La conscience de la hiérarchie dans la construction de cette image et dans toute la série iconographique à laquelle cette image appartient tient de l’évidence. L’investissement symbolique de la composition est détourné par l’imagier vers une hiérarchisation de l’image : concentrique, elle s’organise autour du Christ, image parfaite du Père11 qui ne saurait pas être figurée en dehors d’une mise en scène appropriée. La centralité de l’incarnation dans l’histoire de la chrétienté trouve son équivalent visuel dans l’image qui suggère l’importance de l’événement en plaçant le Christ dans la mandorle qui le délocalise : la mandorle opère dans l’image une ouverture, au sens que Georges-Didi Huberman donne à ce mot. Par le sens qui s’incarne dans cette figure géométrique elle devient le signe d’un événement et l’indice visuel de l’appartenance de la figure à une dimension autre : « L’image ouverte désignerait donc moins une certaine catégorie d’images qu’un moment privilégié, un événement d’image où se déchire profondément, au contact du réel, l’organisation aspectuelle du semblable. »12 L’emploi de la mandorle, motif iconographique porteur de sens ordonnateur, ne serait pas possible sans le recours à une formule compositionnelle favorable à l’essor du sens, car elle pose la nécessité d’avoir une place privilégiée, centrale, dans l’image. Autrement dit, elle demande une formule compositionnelle compatible avec son rôle d’ouverture ontologique, en mesure de l’intégrer dans une hiérarchie compositionnelle. Si, à croire toujours Georges-Didi Huberman, « le motif de l’incarnation est au centre

11 Olivier Boulnois (Au-delà de l’image. Une archéologie du visuel au Moyen Âge (ve-xvie siècle), Paris, Éditions du Seuil, 2008, p. 31) insiste sur l’importance de la conception généalogique de l’image christique : « Le modèle augustinien s’est imposé, parce qu’il présentait la première théorie générale de l’image, et permettait de penser l’image divine sans que celle-ci fasse exception à la règle. Car le Fils est par excellence l’Image absolue, étant par nature l’image de Dieu. Il est la « Ressemblance du Père », « la Ressemblance primordiale (prima similitudo), la forme platonicienne de la Ressemblance suréminente à laquelle participent toutes les formes qui ont quelque chose de semblable, mais aussi l’image parfaite, égale à son original, toute autre image étant nécessairement inférieure au modèle. En pensant l’image et la ressemblance indépendamment de l’égalité, Augustin se donne les moyens de penser rationnellement un être qui possède les trois caractéristiques : le Fils, ressemblance du Père, image du Père, égal au Père. » 12 Georges Didi-Huberman, L’image ouverte, Motifs de l’incarnation dans les arts visuels, Paris, Gallimard, 2007, p. 35.

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même des enjeux anthropologiques dont l’image constitue le véhicule préféré »13, c’est à travers la hiérarchisation de l’image que son sens arrive à l’épanouissement par l’affirmation de la centralité de l’image parfaite, incarnée. D’origine sacrée, la hiérarchie se décline peut-être le plus naturellement dans les figurations hiératiques avant de se lire dans les images laïques, car la pensée de la hiérarchie en Occident est engendrée par le discours théologique. La hiérarchie se manifeste dans cette image et dans bien d’autres hypostases de Dieu incarné comme principe structurant. C’est elle qui donne lieu à l’éclosion du sens équivalant à la déchirure de la surface d’inscription de l’image pour permettre au sens plénier à s’expliciter pour la vénération, fixé par le regard au centre de l’image. Principe souterrain qui organise le visuel, elle se joue en marges, suspendue entre la forme qu’elle utilise pour imposer l’ordre et le sens qu’elle porte en soi et qu’elle stimule. En somme, il s’agit d’un discours visuel qui s’articule lorsque la hiérarchie provoque la monstrance de la vérité. C’est à partir de cette image du Christ en majesté qu’on propose une enquête sur l’iconographie de ce manuscrit, en suivant les déclinaisons de la hiérarchie dans ses enluminures. Cet archétype iconographique présente aussi l’avantage d’illustrer le processus de christianisation de l’iconographie impériale romaine et de signaler l’importance du dialogue fusionnel entre les iconographies dans le devenir des enluminures profanes. La formule iconographique christianisée se déchristianise et revient dans l’iconographie laïque après son intégration dans le corpus tristanien, comme cela se passe au le fol. 37v du manuscrit, dans une représentation de la cour du roi Marc. Une des premières images illustrant l’utilisation de cette formule visuelle dans l’iconographie chrétienne apparaît sur le célèbre sarcophage de Junius Bassus, praefectus urbi mort en 35914. Le bas-relief en marbre contient la figure imberbe d’un Christ assis, entouré par Saint Paul et Saint Pierre et qui repose ses pieds sur un demi-cercle contenant le visage barbu de la divinité romaine Caelus, le ciel. L’étrange apparition de cette figure tout à fait païenne dans le discours visuel chrétien s’explique par la contamination iconographique, typique pour l’époque paléochrétienne qui voit plein d’images toujours redevables au répertoire romain. Porteur du Logos, le Christ tient dans sa main gauche un parchemin à l’instar des figures autoritaires de l’iconographie romaine qui sont représentées sur le point de transmettre l’héritage sapientiel que le rouleau de parchemin est censé signifier. Un autre détail important pour la gestion visuelle de la hiérarchie tient à la position que cette scène occupe parmi les autres. Située dans le registre supérieur composé de cinq scènes contenant trois personnages chacune, celle-là est située au centre. La hiérarchie se lit au croisement des axes verticale et horizontale et la supériorité spatiale doublée par la symétrie sont les stratégies d’affirmation univoque de l’importance d’un personnage par rapport aux autres éléments de l’ensemble.

13 Idem., p. 31. 14 Pour une analyse exhaustive de la série d’images visibles sur le sarcophage romain, voir André Grabar, Les Voies de la création en iconographie chrétienne, Paris, Flammarion, 1994.

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L’axe vertical médian fait carrière dans l’iconographie chrétienne15. Cette image du ive siècle partage avec l’enluminure du manuscrit tristanien du début du xve siècle le même type de discours et une gestion similaire de l’image qui autorisent la conclusion d’un lien généalogique entre les deux images. Ces deux images se ressemblent plus entre elles, quoiqu’elles soient séparées par un millénaire, qu’elles ne ressemblent à l’image du Christ en majesté du xiie siècle. Examinons, d’abord, les similarités qui favorisent la lecture des deux images comme exemple d’une même typologie. Le relief et l’enluminure sont composés suivant la même structure : l’image est trinitaire, fait qui, dans le cas du sarcophage de Junius Bassus correspond à une structure compositionnelle reprise par toutes les autres cassettes et qui rappelle sans aucun doute la Trinité. Cette première image stipule des conventions iconographiques qui s’imposeront, par l’usage, comme formules reconnaissables et intelligibles pour le public occidental. D’abord, la centralité du Christ est un des moyens les plus simples et des plus efficaces de marquer d’une façon univoque sa position et sa supériorité face aux autres figures qui le flanquent. Ensuite, le trône lui assure une position d’autorité face aux apôtres et sa tête se situe sur une position plus haute. Sa taille n’est pas agrandie, mais sa position est suffisamment claire pour suggérer le rapport de domination. Dans le sillage du motif du Bon berger qui cultive la figure imberbe d’un Christ pourvu de traits d’adolescent, l’iconographie de ce sarcophage donne à voir dans les trois cassettes figurant le Christ un visage lisse et jeune, en contraste avec ses compagnons barbus, matures sinon vieux. La frontalité de la figure messianique est une manière de suggérer le pouvoir de cette figure enfantine, tout comme le fait que sa figure se trouve au milieu du croisement des axes vertical et horizontal : l’axe vertical est triparti, constitué de bas en haut, par la figure docile de Caelus qui sera plus tard remplacée par le globe terrestre, le trône et le corps du Christ. L’axe horizontal est à son tour triparti, ainsi que le Christ et placé au milieu de deux Trinités solidaires et entrecroisées qui créent par leur entrecoupement une structure compositionnelle rappelant l’imago crucis. La ligne dessinée par le contour des têtes des trois personnages ressemble à un ˄, laissant l’impression d’une ouverture vers le haut, d’une structure ascensionnelle confirmant la puissance du divin et la stabilité de cette structure que la symétrie souligne à son tour.

15 « L’importance de l’axe vertical médian dans les images médiévales autorise quelques remarques. Il assume généralement la valeur positive associée au centre (plus que le point central de l’image, dont l’importance n’est avérée que dans des compositions centrées, relativement rares). Il peut rester vide […], mais il est souvent coupé par les figures ou les objets les plus éminents (le Christ, la croix, etc.), qui ordonnent les principaux rapports constitutifs de l’image. Cependant, aucun dispositif plastique n’ayant un sens intrinsèque, il peut être mis en œuvre de différentes façons, en fonction de la configuration de l’image et des significations mobilisées (ce qui ouvre à l’indétermination ou à la surdétermination). Le rapport entre les éléments placés de part et d’autre d’une figure centrale peut être d’homologie ou de quasi-homologie, d’opposition relative ou d’opposition absolue. Selon les cas, l’axe médian portera une valeur de séparation radicale (avec parfois des signes de tension, sinon de transgression, sur l’axe médian lui-même), de rassemblement dans l’unité (cour céleste autour de la Trinité) ou encore de hiérarchie dans le rassemblement. », Jérôme Baschet, L’iconographie, op. cit., p. 168-169.

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Entre cette image et l’image du roi Marc, liées par une évidente filiation réalisée par le biais d’un thème iconographique commun, s’instaure un écart causé par le traitement différent de la hiérarchie et par la divergence sémantique qui s’ensuit à cet écart, ayant comme conséquence deux images composées à partir d’une même formule qui affichent deux contenus contradictoires. Le Christ romain, matrice du modèle, est un exemple d’emploi positif de la formule compositionnelle qui résulte dans une image parfaitement intégrée dans l’ensemble auquel elle appartient et traversée par un message confirmé à l’intérieur de l’image et à son extérieur, par rapport aux autres cadres encastrés dans le marbre de la surface. L’enluminure figurant Marc témoigne d’une évidente utilisation de ce même motif, probablement issu de l’iconographie christique de l’époque conjuguée avec l’iconographie royale. Le sens du thème est pourtant détourné vers l’affirmation d’une rupture avec l’exaltation de la figure centrale. Le roi Marc fait partie de la catégorie des personnages que le Tristan distribue dans la cohorte des ennemis du héros, gratifié des qualités de roi sans honneur, de traître et de félon, ennemi de la courtoisie et des arthuriens et double négatif du roi Arthur. Dans un roman où la chevalerie s’affirme comme supérieure à la royauté, le rôle visiblement diminué des figures royales, nombreuses mais peu valorisées, contribue au noircissement de l’image de Marc et le manuscrit fr. 97 de la BnF s’attarde sur ces éléments péjoratifs pour délivrer une image dépréciative du roi qui résulte du traitement subversif de l’iconographie héritée de multiples sources. L’exemple offert par cette enluminure est, à plusieurs titres, révélateur pour la manière dont l’enluminure peut s’emparer des sens qui traversent le texte. Dans ce cas-là, l’image sollicite le lecteur en lui offrant l’explicitation d’une direction majeure qui oriente le texte. Pour saisir la portée de cette image le recours au texte est obligatoire, car l’enlumineur construit cette scène à partir du discours véhément du roman contre le roi Marc, un discours qui renverse la hiérarchie habituelle et diminue la part de la fonction royale pour favoriser l’essor de la chevalerie qui passe sur le devant de la scène. Le roi félon est figuré sous l’apparence d’un grand souverain, dans une posture qui rappelle celle christique, mais l’enluminure altère cette posture et les modifications apportées au modèle résultent dans un message négatif. La hiérarchie apparente, qui résulte de l’emploi d’une formule traditionnelle, n’est qu’une tromperie, car la figure royale se trouve dans une position la privant de son pouvoir et prestige. Le diable est vraiment dans les détails : tous les éléments qui, dans les images précédentes se coalisaient pour produire du sens, pour conduire le regard vers la compréhension de l’exaltation d’une figure, conduisent dans cette image à une conclusion contraire. La position du personnage est toujours la même, il est situé au centre du champ visuel, assis, et il est toujours encadré par deux personnages qui, dans ce cas-là sont des figures anonymes qui pourraient passer pour de nobles de la cour de Marc ou qui représentent tout simplement des prétextes pour la réalisation de la formule trinitaire. Une première comparaison avec la posture du Christ sur le sarcophage dévoile ces similarités évidentes. Pourtant, ce sont les dissimilitudes qui se solidarisent dans la construction du sens de cette scène : la ligne dessinée par le contour des têtes des trois personnages ne fait plus penser à une direction ascensionnelle, car elle a une forme inverse. La forme ˅ renvoie à une descente, à l’abaissement du roi qui n’a plus une position de supériorité par rapport à son entourage. Les différences sont plus

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nombreuses : la frontalité16, attitude corporelle du souverain, est remplacée par une position légèrement courbée. Si la tête et le tronc respectent la frontalité, la partie inférieure du corps s’abat de cette position et tourne vers la droite du personnage. Les personnages qui, avec le roi, forment la structure trinitaire de l’image, font partie de la composition subversive. La symétrie en miroir des deux apôtres dont les regards tournaient vers le Christ, en l’instituant comme centre de la visibilité et comme figure à voir est remplacée par un autre type de symétrie dont l’effet est celui de décentrer le personnage central. Les deux figures représentées en profil – rappelons que le profil est une modalité de représentation souvent péjorative17 – tournent leur regard vers leur droite et ignorent tout simplement la présence du roi dont le sceptre fleurdelisé serré dans la main droite échoue à marquer son autorité car il est estompé par la superposition avec le vêtement rougeâtre d’un des compagnons de Marc. Dans un manuscrit qui privilégie le regard de autres, le détournement du regard des deux compagnons de Marc signale une sérieuse perte de la visibilité et de l’autorité du roi devenu tout aussi translucide que ses vêtements. Plein de personnages apparaissent dans les enluminures ayant comme seule fonction celle de regarder les autres en train d’accomplir une action et la figure du spectateur est assez importante dans l’économie du manuscrit. La couronne dorée de Marc signale sa fonction, mais les regards détournés signalent quelque chose de plus particulier : la perte de toute valeur de sa fonction. Ses vêtements austères et incolores accentuent l’impression car ils attirent l’attention surtout par leur simplicité formelle et chromatique, contredite par la délicatesse des vêtements riches et colorés des deux témoins de la déchéance du roi. Le rouge et le jaune animent la scène autrement sombre. L’ouverture de la tente fonctionne comme une tâche de noirceur en train d’avaler la figure du roi au visage congestionné. La simplicité de la technique n’empêche pas la création des expressions minimales : les joues des deux témoins portent même une légère teinte rouge, signe de vitalité et de jeunesse, tandis que le visage maigri du roi est creusé et ses sourcils sont froncés. La tête du roi se situe au centre de l’image, à l’intersection de ses deux diagonales, mais cette centralité n’est plus le signe d’une visibilité valorisante, car le spectacle du pouvoir est ignoré par les deux nobles qui regardent ailleurs. A quoi bon porter une couronne si les autres font semblant de l’ignorer ? Dans un monde romanesque où les hiérarchies se construisent à travers les regards des autres qui engendrent des discours légitimateurs ou destructeurs, le roi ignoré est un roi impuissant. Cette image est exemplaire pour la manière dont la figure royale est traitée tout au long du manuscrit. Sur ce point, l’enlumineur manifeste une fidélité exemplaire face au texte. Les images vont, pourtant, au-delà de la littéralité pour faire place dans le discours sériel et entrecoupé qu’elles livrent à l’affirmation d’une nouvelle valeur qui s’insinue, dont les racines sont à trouver dans le texte mais dont la couronne le dépasse, non pas pour l’ombrager, mais pour se tourner vers lui et lui chanter des

16 Voir François Garnier, Le Langage de l’image au Moyen Âge. Signification et symbolique, Paris, Le Léopard d’Or, 1982. 17 Au sujet des positions corporelles et des gestes, voir Jean-Claude Sschmitt, La Raison des gestes dans l’Occident médiéval, Gallimard, 1990.

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louanges. L’autre couronne, visible à travers les images, n’est pas à chercher dans le texte, car elle n’y apparaît nulle part explicitement. Elle est à retrouver partout dans le texte sous la forme des insertions lyriques, dans la dimension poétique qui a déjà attiré l’attention des chercheurs et elle explicite la dimension compétitive opposant la matière tristanienne aux autres matières qu’elle pénètre et se donne pour mission de dépasser. La couronne de lauriers est un hommage visuel du modèle nouveau et elle affirme la victoire d’un modèle sur les autres. On identifie facilement la coronna triumphalis censée glorifier une figure, devenue attribut visuel des poètes de la fin de l’époque médiévale mais la question est loin d’avoir été tranchée, car cette couronne n’apparaît pas, comme on pourrait s’attendre, uniquement sur la tête de Tristan. Poète et musicien18, il compose des lais, joue à la harpe et manifeste ses talents qui justifient sa place dans la hiérarchie romanesque. Pourtant, il n’est pas le seul à porter la couronne qui se multiplie et semble conquérir les images. Le mimétisme accentué qui gagne les esprits des personnages du roman rend possible cette démultiplication de la couronne de lauriers, car la fièvre compétitive situe, dans le roman, la plupart des personnages en train de s’affirmer dans une posture d’imitateurs du modèle. Porter la couronne du poète c’est accepter un modèle et le propager, à travers ce symbole, c’est faire une propagande tristanienne qui dépasse le cadre narratif et le personnage pour proposer l’exaltation d’une identité textuelle. Le texte tristanien se fait image et s’affirme comme valeur, supérieure sur l’échelle des valeurs à tout autre modèle. Lancelot et Galaad, représentants de deux textes antérieurs et de deux autorités textuelles importantes dans l’économie du roman, portent la couronne à leur tour et ce faisant ils sont intégrés dans le modèle tristanien. Kahedin, Palamède, Lamorat de Galles, Bunor le Noir, Bohort de Gaunes, Lancelot et Galaad portent tous la couronne de lauriers, couronne du poète et exaltation de la poésie, mais surtout marque d’une identité textuelle puissante qui se joue dans le discours visuel. La victoire de la couronne de lauriers sur la couronne en or est certaine. Non seulement qu’elle est présente partout dans le manuscrit et le domine, mais elle réussit à dévaloriser l’autre, comme le donne à voir l’image présente sur le fol. 543, dans la scène de la mort des amoureux. Les bras entrelacés, les yeux clos, les deux amoureux se trouvent sur le lit où ils viennent de rendre leurs âmes. Chacun des trois personnages porte une marque identitaire : Tristan porte la couronne de lauriers, Iseut et le roi Marc portent les couronnes royales. L’image est sobre, les couleurs pales : Iseut affiche une robe rougeâtre, qui donne l’impression d’avoir été vidée de toute couleur, tout comme le corps de la reine vient d’être quitté par le souffle vital, Tristan porte une tunique incolore, mais quelques accents dorés sur sa ceinture et sur ses épaules assurent la coloration de ses vêtements, et Marc porte une tunique similaire. Un détail chromatique est à retenir : tandis que les couronnes des amoureux sont colorées, la couronne royale de Marc, ornée de trèfles, est plutôt incolore, comme si elle avait perdu ses qualités. La disparition de la couleur équivaut à une grave altération des

18 Voir au sujet de Tristan musicien Dominique Demartini, Miroir d’amour miroir du roman. Le discours amoureux dans le Tristan en prose, Paris, Honoré Champion, 2007, notamment la section 2.2., Musiciens, p. 68-84.

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qualités de la couronne, à une perte de l’autorité royale. Cette image correspond à la dernière apparition du roi Marc dans ce manuscrit et elle donne à voir un roi affaibli et félon, en proie à la douleur, face au couple qui le laisse impuissant même après la mort. Suite à la mort de Tristan, sa couronne revient dans les images lorsqu’on voit Galaad la porter à Sarraz, assurant la continuité de l’ambition en pleine expansion.

Conclusions Avec son fonctionnement toujours à explorer, l’enluminure est un médium fécond pour la compréhension de la hiérarchie dans le territoire de la fiction tristanienne. L’organisation hiérarchique de l’image, avec ses emprunts iconographiques qui créent des liens entre l’image religieuse et l’image profane, se greffe sur une dimension textuelle et la mène vers une expression visuelle sobre mais systématique dans la propagation de ses enjeux. Ce manuscrit combine les scènes traditionnelles de la légende – Tristan et Iseut jouant aux échecs, Tristan et Iseut naviguant – aux scènes empruntées à d’autres manuscrits du roman en prose – Marc enlevant Iseut – et aux scènes qui lui sont propres et convergent dans l’unité discursive. Le conflit des deux couronnes actualise une dimension textuelle qui, à son tour, fait partie de la grande question de la hiérarchie soulevée par le roman. Par son accès aux dimensions propres au souverain, Tristan s’empare des attributs royaux : la violence guerrière et la sagesse sont attribuées au héros cornouaillais, tandis que le roi est montré comme incapable d’assumer la fonction guerrière, car sa couardise l’en empêche, et ses passions mortifères, sa jalousie notamment, l’empêchent d’être un souverain sage. La fonction royale est sérieusement affectée19 par l’érosion et par le ridicule, vu que le roi est non seulement dévalorisé, mais que les contours de sa figure perdent toute véracité pour s’apparenter à une caricature. Tristan monopolise la prouesse et la vaillance tout en se montrant un poète exubérant. Emmanuèle Baumgartner insiste sur cette innovation qui modifie profondément la figure du chevalier idéal : « En dessinant, en contrepoint à Lancelot, le chevalier dont l’amour ne connaît guère d’autre langage que celui de la prouesse, l’image d’un chevalier qui associe à la plus haute compétence héroïque l’art de la parole amoureuse, le prosateur définit l’espace de sa recréation de la légende. »20 Le modèle nouveau est contagieux, comme le témoignent les enluminures du fr. 97, et il arrive à contaminer et à dominer même les deux figures prestigieuses de Lancelot et de Galaad, égalées et même dépassées par Tristan. Musicien et poète à la fois, car les deux qualités sont intimement liées21 dans la construction identitaire du personnage, Tristan se voit attribuer une identité forte, à la fois personnelle et textuelle. Devenu modèle, il incarne une matière littéraire

19 Mario Botero Garcia, Les rois…, op. cit., p. 12. 20 Emmanuèle Baumgartner, La Harpe et l’épée. Tradition et renouvellement dans le Tristan en Prose, SEDES, 1990, p. 8. 21 Martine Clouzot, Images de musiciens (1350-1500). Typologie, figurations et pratiques sociales, Turnhout, Brepols, Centre d’Études Superieures de la Renaissance, 2007.

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innovatrice, préoccupée par le renouvellement de la figure du chevalier. Greffés sur les scènes, les détails bouleversent les sens et s’érigent en signes de ponctuation : ils précisent les sens, explicitent les rapports et dirigent le spectateur vers une interprétation de l’histoire, partagée par le texte et l’image. C’est grâce aux détails mobilisateurs que s’individualise cette série iconographique, au sein du discours visuel militarisé commun à la plupart des manuscrits tristaniens contemporains. Au sein de la prose, la poésie conquiert les figures et se fait signe d’une conscience littéraire émergeante : l’image rend hommage au texte.

Laura dumitrescu

Quelques remarques sur les armoiries imaginaires Le cas de l’armoirie auto-référée dans Le Roman de Fauvel

Issues de la pratique militaire et ayant un rôle essentiel dans la reconnaissance des combattants sur les champs de bataille, les armoiries connaissent leur époque dite « classique » aux xiiie et au xive siècles1. Ce sont, en fait, les époques où elles sont complètement intégrées dans l’imaginaire collectif, car leur présence ne constitue plus un élément de distinction dans le paysage social. Toutefois, c’est à partir du xie siècle que les usages identitaires et les codes militaires s’enrichissent avec l’émergence de ce nouveau type d’emblème qui finira pas imposer un régime de représentation à part. Michel Pastoureau explique que l’intérêt pour l’imaginaire héraldique grandit notamment dans un contexte démilitarisé2. Le fait que des gens appartenant à toutes les catégories sociales peuvent s’offrir une armoirie, sans lui attribuer un but militaire, est l’un des éléments qui justifient sa popularité. Cela indique, d’une part, le capital symbolique que les armoiries peuvent avoir au niveau identitaire et, de l’autre, la fonction qui leur est octroyée au niveau de la construction sociale de l’individu. Avec l’invention des armoiries, toute la force de l’imaginaire de la représentation identitaire se retrouve reformée : d’abord, au niveau de sa diffusion formelle3 (drapeaux nationaux, insignes militaires, maillots des sportifs, logos, ainsi que tout autre type de marque publicitaire contenant une signature symbolique) et ensuite au niveau de

1 Michel Pastoureau, “L’Armoirie médiévale : une image théorique”, dans Iconographie médiévale : image, texte, contexte, dir. Gaston Duchet-Suchaux, Paris, Éd. du Centre National de la recherche scientifique, 1990, p. 121. 2 Idem. 3 On a pourtant attiré l’attention sur un phénomène de diffusion plus intense qui se manifeste dans la première partie du xiie siècle. Il est difficile d’expliquer cet engouement héraldique. Il existe néanmoins des situations où une personne affiche plusieurs armoiries simultanément. Voir notamment pour une description historique du phénomène Les Armoiries : lecture et identification. Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France, par Emmanuel de Boos, Monique Chatenet, Christian Davy, sous la dir. de Michel Pastoureau, Michel Popoff, Paris, Association Études, Loisirs et Patrimoines, 1994.



Miroirs arthuriens entre images et mirages : actes du xxive Congrès de la Société Internationale Arthurienne, éd. par Catalina Girbea, Mihaela Voicu, Ioan Panzaru et. al., Turnhout, 2020 (Culture et société médiévales, 34), p. 63-71 © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.117108

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sa diffusion spatiale, car ces nouveaux emblèmes circulent pratiquement dans tous les milieux sociaux et sur tous les continents4. Bien que généralisée, l’armoirie s’inscrit dans un type de grammaire très stricte et fortement prescriptive. Sa pratique s’articule notamment sur des règles combinatoires qui interdisent certaines associations chromatiques5. Dans l’introduction de la plupart de ses études, Michel Pastoureau attire l’attention sur la cohérence du vocabulaire dont on se sert généralement pour décrire l’héraldique en tant que science à part. L’étymologie du mot « armoiries » garde les traces d’une mémoire militaire : l’idée d’arme défensive contenue dans le latin arma est présente et existe aussi dans le mot « armoiries ». Celui-ci est une invention linguistique qui date depuis une trentaine d’années et qui est censé expliciter un ensemble d’éléments qui se juxtaposent pour transmettre une information visuelle sur un support militaire. De son côté, le terme « héraldique » désigne le système des figures, des couleurs et des règles qui régissent le fonctionnement des armoiries6. Plusieurs éléments de leur généalogie fixent leur rôle dans l’imaginaire médiéval : d’abord, la pensée figurative relève du code iconographique roman. Ensuite, le fonctionnement des armoiries est lié à leur nature paradoxale : elles sont « une image dans l’image »7, ce qui entraîne une « gymnastique visuelle »8 de la part de celui qui regarde. L’élément le plus intéressant de leur physionomie est pourtant lié à leur statut essentiellement conceptuel. Michel Pastoureau explique que cela n’influence pas l’organisation interne de l’héraldique, car tout support est possible. D’ailleurs, les armoiries se définissent précisément par le fait qu’elles manquent de matérialité. Ce qui compte, au fait, n’est pas le support, mais la logique visuelle qui certifie une certaine sensibilité censée représenter la figure sociale que l’individu ou la famille en question affichent. La relation entre le champ et les figures placées au centre des armoiries est, de ce point de vue, essentielle. De manière similaire, les rapports qui s’établissent à l’intérieur de l’image sont définis par les dimensions, les positions et les attitudes des éléments contenus. L’opposition face-profil est un des effets visuels les plus discutés au niveau de l’importance qu’une figure est censée porter. Une autre caractéristique du code héraldique est liée à la structuration du champ : celui-ci peut contenir des zones mélioratives, se situant à gauche et des zones péjoratives, normalement placées à droite9. En somme, l’armoirie est une construction visuelle déterminée et délimitée par une surface à une fonction stable. Sa

4 Michel Pastoureau, L’Art héraldique au Moyen Âge, Paris, Seuil, 2009, p. 8. 5 Sur la question, voir un bon nombre d’articles et d’études de Michel Pastoureau, parmi lesquels le chapitre dédié à la syntaxe de la couleur à l’intérieur des codes héraldiques. Michel Pastoureau, Couleurs, images, symboles : études d’histoire et d’anthropologie, Paris, Le Léopard d’Or, 1989. 6 Michel Pastoureau, L’Art héraldique …, op. cit., p. 11. 7 Ibidem, p. 122 : « Qu’elle soit sculptée, peinte ou gravée, elle peut prendre place dans un espace visuel qui le plus souvent (mais pas toujours) forme lui-même une image : un vitrail, un sceau, une miniature, voire un élément – par exemple le vêtement d’un personnage – à l’intérieur de cette miniature. » 8 Idem. 9 Ibidem, p. 129.

q u e lq u e s r e m arq u e s s u r l e s armo i ri e s i magi nai re s

lecture se fait toujours en commençant par le fond, ce qui fonctionne non seulement comme une indication spatiale, mais aussi comme le commentaire d’une dimension temporelle10. L’armoirie est, pour ainsi dire, une mémoire organisée et déployée de façon à signifier une identité individuelle ou collective11. Elle suggère ainsi sa dimension symbolique sans se superposer pourtant à l’emblématique. Michel Pastoureau insiste sur les distinctions entre les deux mots : « l’emblème est un signe qui dit l’identité de l’individu ou d’un groupe d’individus : le nom, l’armoirie, l’uniforme, l’attribut iconographique sont des emblèmes. Le symbole au contraire a pour signifié non pas une personne physique, mais une entité abstraite, une idée, une notion, un concept : le temps, l’amour, la justice, la mort »12. Ces séries de distinctions justifient l’existence d’un vocabulaire « blasonné »13 à part. Comme le régime de lecture des armoiries est essentiellement déterminé par l’organisation des champs intérieurs et par son axe central, sa décodification exige un type d’attention spécifique relative à la mise en signe. Ce processus est d’autant plus marqué dans le cas des armoiries historiques que dans le cas des blasons inventés ou littéraires. Il y a d’ailleurs un nombre plutôt limité de figures qui peuvent être représentées et constituer un blason. Michel Pastoureau note surtout la présence du lion, de l’aigle, mais aussi du léopard, de la croix ou bien de la fleur de lys14. Tous ces motifs sont parfois récupérés dans les armoiries littéraires, mais ils sont mis au service d’une fonction différente, bien qu’encore subordonnée à la question de l’identité. À l’origine, l’armoirie est une manière de synthétiser un code soit familial, soit féodal ou d’indiquer un rôle à l’intérieur d’une généalogie. Son fonctionnement est en grande partie déterminé par son évolution en dehors d’un code ecclésiaste. Avec la mise en signe héraldique, l’individu médiéval se forge consciemment ou pas une identité autre que celle qui a été reçue directement par le baptême. Bien qu’en relation directe avec l’idée de famille et celle d’identité, le statut épistémologique

10 Idem : « L’inscription du temps familial – c’est-à-dire des générations et de l’ascendance – dans la superposition des plans et dans l’épaisseur de l’image est une des créations les plus audacieuses de l’héraldique : au fond de l’armoirie, la parenté lointaine, parfois mythologique ; sur les plans intermédiaires, les grands-parents et les parents ; sur le plan le plus rapproché du spectateur, la brisure, c’est-à-dire la marque ou la figure qui indique l’individu. Ce passage dialectique du collectif vers l’individuel tel qu’il est inscrit à partir du milieu du xiiie siècle dans l’épaisseur de l’image-armoirie transforme celle-ci, définitivement, en une image à trois dimensions (malgré sa structure plane) et en une image pensée comme transparente. » 11 Idem. 12 Michel Pastoureau, L’Art héraldique…, op. cit., p. 12. L’auteur rajoute le fait que ce fonctionnement peut être double. « Parfois, certaines figures, certaines couleurs, certains objets sont ambivalents, à la fois emblème et symbole. Le drapeau tricolore bleu-blanc-rouge, par exemple, est à la fois l’emblème de la France et le symbole d’une certaine idée de la République, de la démocratie, des libertés. De même, au Moyen Âge, les armoiries des rois capétiens, d’azur semé de fleurs de lis d’or, constituent un emblème, c’est-à-dire un signe d’identité aidant à reconnaître le roi de France ; mais les figures et les couleurs qui composent de telles armoiries – l’azur, l’or, les fleurs de lis et même la disposition en semé – sont investies d’une fonction symbolique. » Cette valeur double qui intervient dans la construction de l’armoirie nous intéressera dans la description des catégories suivantes. 13 Michel Pastoureau, L’Armoirie médiévale…, op. cit., p. 126. 14 Ibidem, p. 137-142.

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de l’armoirie se précise encore plus dans un contexte discursif qui privilégie une compréhension du sujet en tant qu’unité linguistique. Le rapport introductif du volume Marqueurs d’identité dans la littérature médiévale : mettre en signe l’individu et la famille (xiie-xve siècle)15 relève l’importance de certaines « fractures épistémologiques »16 qui remontent au xiie siècle et qui marquent l’émergence d’une nouvelle voix. Celle-ci affirme essentiellement l’existence d’une tension entre la force bourgeonnante du « je » et la tradition installée par « les autres ». Ce processus s’articule dans le cadre du développement de plus en plus accentué de la littérature vernaculaire et d’une conscience individuelle générale centrée sur l’expression des émotions17. L’essor de l’individualisme devient ainsi l’une des marques principales de la production littéraire. Les auteurs se font l’écho de cette nouvelle problématique de l’individu et imaginent des personnages qui se voient de plus en plus doublés par des signes identitaires. Les armoiries imaginaires s’actualisent tantôt dans l’iconographie, tantôt dans les textes et imitent le fonctionnement des blasons qui apparaissent dans les armoriaux. Pour l’essentiel, ce n’est plus la généalogie naturelle qui compte dans le cas de ces productions, mais une espèce de généalogie symbolique, car, tout comme le montre Catalina Girbea, dans le roman, les armoiries sont parfois des trophées attestant des actes de prouesse ou des objets qui certifient l’évolution de certains personnages. Dans ces situations, les armoiries deviennent des extensions symboliques des personnages se rajoutant au patrimoine familial ou renforçant l’image de soi18. La mémoire familiale reste pourtant l’une des valeurs essentielles colportées par l’image héraldique. L’idée de propagande a été déjà maintes fois mentionnée en relation avec le capital visuel transmis par les armoiries. Porteuse d’un message idéologique ou politique19, l’armoirie a pour fonction de souligner l’importance des hiérarchies ou de réaffirmer des relations diplomatiques. C’est notamment pour cette perspective-là que l’étude de

15 Catalina Girbea, Laurent Hablot, Raluca Radulescu, « Rapport introductif », dans Marqueurs d’identité dans la littérature médiévale : mettre en signe l’individu et la famille (xiie-xve siècle). Actes du colloque tenu à Poitiers les 17 et 18 novembre 2011, dir. Catalina Girbea, Laurent Hablot et Raluca Radulescu, Turnhout, Brepols, 2014, p. 7-24. 16 Ibidem, p. 9. 17 Voir sur la relation entre l’émergence des émotions et l’invention de l’image l’essai d’Emmanuele Coccia, La Vie sensible, traduit de l’italien par Martin Rueff, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2013. L’auteur relie la définition de l’image à l’expérience de l’extériorité absolue : « Toute forme et toute chose qui parvient à exister hors de son lieu propre devient image » serait une des principales thèses. Voir aussi Emanuele Coccia, « Physique du sensible. Penser l’image au Moyen Âge », Penser l’image, dir. Emmanuel Alloa, Dijon, Les Presses du Réel, 2011, ainsi que les trois volumes de l’Histoire des émotions (1. De l’Antiquité aux Lumières. 2. Des Lumières à la fin du xixe siècle. 3. De la fin du xixe siècle à nos jours), sous la direction de Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello, Paris, Seuil, 2016 - 2017. 18 Catalina Girbea, « Flatteries héraldiques, propagande politique et armoiries symboliques dans quelques romans arthuriens », dans Signes et couleurs des identités politiques du Moyen Âge à nos jours, dir. Martin Aurell, Laurent Hablot, Denise Turell, Christine Manigand, Jérôme Grévy, Catalina Girbea, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008, p. 365-381. 19 Voir le cas de l’écu du « petit » Artus de Bretagne présenté par Christine Ferlampin-Acher dans sa contribution au volume Marqueurs…, op. cit., p. 93-109.

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Gerard J. Brault constitue une des analyses essentielles des relations qui existent entre les écus littéraires et les systèmes politiques médiévaux20. Les allusions qui se glissent dans ces systèmes héraldiques ne visent pas seulement des réalités extra-littéraires, comme c’est le cas d’un bon nombre de personnages des romans arthuriens qui rappellent par leurs armoiries le poids de la maison royale de l’Angleterre. Il se peut aussi qu’elles dénoncent des réalités concernant l’identité personnelle du personnage porteur en question. C’est justement la situation que traverse Tristan dans un des épisodes du Roman de Tristan en prose, à la seule différence que ce n’est pas son identité qu’il porte, mais celle de Lancelot et plus précisément l’histoire de l’adultère de celui-ci. L’armoirie reste, même dans ce genre de situation à la limite paradoxale, une façon de refléter l’identité d’un personnage, l’essentiel de sa vie et plus précisément l’essentiel d’une espèce de schéma moral qui l’occupe21. L’écu représente, au moins pour cette raison, une manière de rendre une version idéalisée du personnage en question, de le réduire à son noyau conceptuel, sans altérer l’organicité de son être. Ceux qui affichent leurs armoiries affichent la couleur. Cela est parfois une histoire de monochromie pure et dure. Adrian Alies retient justement cette situation mise en vedette par Gerard J. Brault, lorsqu’il note le cas des écus monochromes adoptés par certains chevaliers de la cour arthurienne22. Ce serait, selon Brault, une stratégie biaisée de Geoffroy de Monmouth de montrer son mécontentement par rapport au design bluffeur de l’héraldique du xiie siècle23. Les armoiries historiques et littéraires constituent néanmoins des situations de représentation plus ou moins directe de la question de l’identité. Les armoiries 20 Gerard J. Brault, Early blazon : heraldic terminology in the twelfh and thirteenth centuries with special reference to Arthurian Heraldry, Oxford, Clarendon Press, 1972. 21 Selon Ioan Panzaru, l’identité pose, au moins dans le cas de Lancelot, un problème de gestion. Une des conclusions de son étude insiste sur le fait que Lancelot « n’est pas un homme, mais un personnage qui, avec le Graal, est l’une des heureuses inventions de Chrétien ». Bien qu’en dehors d’une nature proprement humaine, Lancelot respecte une construction mimétique de la réalité humaine. Sa façon de se conduire dans le monde des aventures, tout en portant des écus différents, parfois même ignorant leurs fonctions, est une manière de suggérer son devenir intérieur. Voir sur la question Ioan Panzaru, « Lancelot et la gestion de l’identité », Marqueurs…, op. cit., p. 195-214. 22 Adrian Ailes, “Heraldry as markers of Identity in the Medieval Literature. Fact or Fiction”, Marqueurs …, op. cit., p. 181 : “Gerard Brault, in his detailed study of early blazon in the Arthurian literature of the twelfth and thirteenth centuries, believed that Geoffrey’s description of the knights of Arthur’s court using only one colour on their arms was a deliberate insertion by the author to highlight his disapproval of what he considered to be the pretentious and meretricious heraldic ornamentation fast developing around him in the second quarter of the twelfth century.” 23 G. J. Brault, Early blazon…, op. cit., p. 29-30 : “Since we know that shields of a single tincture were a rarity in actual practice from the beginning of heraldry, the literary use of plain arms merely served in most cases to create an atmosphere suggesting a time long since past and the opulence dans splendour of the universe of epic and romance. A valuable clue in this connection is provided by Geoffroy of Monmouth, writing at the dawn of heraldry (c. 1136). Wishing to extol the virtues of the Arthurian age, the author of the Historia Reum Britanniae states that in those days knights worthy of the name wore clothing and bore arms of a single colour, implying no doubt that twelfth-century heraldic ornamentation contained an element of pretence : Quicumque vero famosus probitate miles in eadem erat, unius coloris vestibus atque armis utebatur.”

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historiques reprennent des micro-engrenages sociaux qui se traduisent par des symboles dont la lecture est accessible à ceux qui les identifient. Dans les deux situations, l’identité ainsi construite est une identité personnelle, bien que dans le cas des armoiries littéraires, la personne dont il est question peut très bien être une fiction, issue d’une matière stable (la matière arthurienne, par exemple) ou de l’invention d’un auteur. La référence des écus historiques et des écus littéraires est l’être humain en tant que personnage et comme sujet de réflexion d’un auteur précis. Dans le chapitre introductif de l’étude de Gerard J. Brault, l’auteur attire l’attention – sans insister pourtant là-dessus – sur un exemple tout particulier d’arme symbolique. Dans Le Tournoi de l’Antéchrist, poème allégorique de Huon de Méry, rédigé dans la première partie du xiiie siècle, il est question d’un combat classique entre les Vices et les Vertus24. La description de l’écu d’Insolence, une des figures de l’armée de l’Antéchrist est un mélange d’éléments réels et d’éléments fictionnels, qui suggèrent, par l’ensemble, un modèle héraldique devenu hybride : De geules estoit ses escuz Plus vermeilles que nus sinoples ; Parmi rampoit misires nobles A une queue bobenciere ; Coronne ot precïeuse et chire Sus son hiaume qu’ot d’aïmant. N’est pas mestiers qu’en me demant, S’en la coronne ot pierres fines ; Car toupaces et crapaudines Avoit en l’aïmant asises Et pierres de diverses guises, Dont la pire ert de grant renon. Une en i vit qui avoit non Camahieu, qui est la meins chiere25. La description des bijoux et des matières précieuses l’emporte pourtant sur la description de la structure formelle de l’écu. Les couleurs et le positionnement des figures sont moins importants que la mise en évidence d’une richesse criarde, d’un luxe outrancier et d’une certaine vanité. « Misires nobles a une queue bobenciere » est une image qui ne se veut pas représenter en tant qu’image, mais en tant qu’ex-

24 Ibidem, p. 22 : “The Vogue for symbolic arms reached its highest point ith the Tournoiement Antecrit, an allegorical poem composed c. 1234 by Huon de Méry which tells of an imaginary tournament between the forces of good and of evil. Each vice and each virtue bears arms laden ith heavy symbolism, which makes the work rather tedious to read today. The poem is important from our point of view, however, because it shows better than any other source the broad potentialities of blazon on the eve of the classic era.” Gerard J. Brault n’indique pas pourtant quelles sont les raisons plus précises de cet intérêt et quelle pourrait être la fonction des longs passages qui contiennent des descriptions des armes. 25 Huon de Méry, Le Tournoi de l’Antéchrist (Li Tornoiemenz Antecrit), éd. Georg Wimmer, présenté, traduit et annoté par Stéphanie Orgeur, 2e édition entièrement revue par Stéphanie Orgueur et JeanPierre Bordier, Novembre 1995, Orléans, Paradigme, 1995, p. 57.

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plication du contenu conceptuel de l’insolence comme qualité morale. Le langage demeure pourtant mixte et il garde un niveau visuel ancré dans le référentiel. On peut encore s’imaginer facilement un écu débordant de pierre et de diamants, car une telle enseigne reflète parfaitement la nature intérieure de tout ce qui pourrait être associé à l’idée d’insolence. Il ne s’agit plus d’une question de généalogie, bien que l’accent mis sur l’émail « gueules » indique une référence aux systèmes héraldiques qui circulaient à l’époque. Enfin, c’est dans le contexte du « triomphe du didacticisme »26 du xive siècle qu’émerge une nouvelle force discursive, vouée à intégrer tantôt les marques de l’identité27, tantôt celles des sentiments. Les discours édifiants, qui deviennent une sorte de spécialité de la littérature du xive siècle s’articulent autour de la notion d’allégorie, ce qui privilégie des lectures centrées sur le caractère démonstratif de l’écriture. La plupart des récits médiévaux de cette époque-là ont une thèse qui annonce dès le départ sa grille d’interprétation. C’est justement dans le cadre d’un tel discours que se forge la voix de l’auteur. Le Roman de Fauvel constitue, de ce point de vue, un des plus importants exemples d’éclectisme rhétorique et de stratégie performative destinés à entraîner une véritable mise en scène de l’écriture28. La distance qui s’opère entre le poème et la voix du poète29, entre l’œuvre et son auteur s’ajoute à la liste des « fractures épistémologiques »30 qui marquent la fin du Moyen Âge. Le Roman de Fauvel contient une des satires politiques les plus véhémentes livrées par cette époque et offre en même temps le prétexte pour inventer un discours qui se nourrit apparemment plutôt de la rage que de la raison. Bien qu’évidemment influencés par la description du tournoi des Vices et des Vertus du Tournoi de l’Antéchrist, les épisodes présentant l’entrée en scène des deux armées que Fauvel regarde du haut de son château sont imprégnées de la note sentimentale de l’auteur : « Or vous diré je mon cuider / Des armes que les Vices ont31. » Le cuider, la source de la subjectivité auctoriale l’emporte sur l’objet de la description. Tout son discours se construit de manière à orienter continuellement la lecture vers son propre projet de l’écriture. Une phrase comme « Tuit d’un acord font une mestier, / C’est mal faire et mal traitier » n’a aucune fonction dans la description objective du monde. Son rôle est de fixer la perspective de l’auteur et de contaminer, par son

26 Anne Berthelot, Histoire de la littérature française au Moyen Âge, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006, p. 197. 27 Dans le rapport introductif du volume Marqueurs…, op. cit., p. 8, Catalina Girbea souligne le fait que le dictionnaire Goddefroy enregistre l’entrée du mot « identité » justement au xive siècle, « renvoyant à la traduction française que donne Oresme dans Ethiques d’Aristote ». 28 Hans Ulrich Gumbrecht, « La voix comme forme : topique de l’auto-mise en scène dans la poésie lyrique aux xive et xve siècle », Cultures et civilisations médiévales XII. L’hostellerie de la pensée, études sur l’art littéraire au Moyen Âge offertes à Daniel Poirion par ses anciens élèves, textes réunis par Michel Zink et Danielle Bohler, publiés par Eric Hicks et Manuela Python, Paris, Presses de l’Université de Paris - Sorbonne, 1995, p. 223. 29 Paul Zumthor, « Le Je de la chanson et le moi du poète », Langue, texte, énigme, Paris, Seuil, 1975, p. 196. 30 Voir note 16. 31 Le Roman de Fauvel, éd. et trad. par Armand Strubel, Paris, Librairie Générale Française, 2012, p. 618.

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intensité discursive, la perception des lecteurs. La construction de cette description fonctionne en tant que préambule à la présentation des écus de l’armée des Vices : Faus escuz ont o noires armes, Pourtraites d’ames qui de larmes Se fondent en feu et en flamme. Leurs banieres sont de diffame, Pourtraictes a grands serpenteles Qui les costez et les mameles Des gens dampnez rungent ades ; Et qui me demandera des Autres harnois et coinises Qu’il ont, noires sont et bises, Paintes de si laides couleurs, Le dire me seroit douleurs ! Leur lances et leur pannonceaus Sont pourtrait de petiz deableaus De pure ordure fretelez, D’orgueil et venim burelez, Et d’autres desguiseures fieres Dont ne sai dire les manieres32. De quel type d’image est-il question dans la description de l’écu faite par Chaillou de Pesstain, l’auteur présumé de la deuxième partie du Roman de Fauvel ? Reste-il encore des traces de l’imaginaire familial présent dans la définition classique de l’héraldique ? Et s’il s’agit encore d’une image à l’intérieur d’une autre image, qu’est-ce qu’elle représente ? Le fragment qui introduit les armes des Vices s’ouvre par une mention relative au cuider et se boucle par l’expression de la douleur que déclenche la vue de ce spectacle de l’invasion du mal. Autrement dit, la principale référence de ce discours sur les armoiries est elle-même envahie par le sentimentalisme d’un auteur qui s’emporte et qui arrête de décrire les véritables écus (si ceux-ci existent véritablement en dehors de ce que l’auteur peut voir) ; les armoiries ne font même pas partie de l’univers de l’allégorie militaire. Le code héraldique est mis de côté pour laisser place à une longue description hyperbolisante de l’expérience visuelle que l’auteur fait au moment où il se met à rédiger une séquence de confrontation du mal et du bien. Que reste-t-il de la soi-disant « gymnastique visuelle33 » que décrivait Michel Pastoureau ? La description de ce genre d’armoirie ne pose plus de problème au niveau de la relation entre le fond et les figures centrales, car cet enchaînement de séquences visuelles n’a ni champ, ni axe et n’existe pas, en définitive, comme objet héraldique. Ce qui compte dans le passage décrivant les armoiries des Vices est la force du discours même, la rage qui pousse l’auteur à imaginer toutes sortes d’associations pour influencer le lecteur, pour le déterminer à se joindre à sa colère. La référence

32 Ibidem, p. 620. 33 Voir note 8.

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de ce type d’écu auto-référé est toujours une personne, comme cela arrivait dans le cas des armoiries littéraires déjà mentionnées, à la seule différence que cette fois-ci la personne en question se construit dans une réalité hors-textuelle. Elle est l’auteur, l’être qui ne fournit plus sa propre identité, mais celle de l’objet littéraire en tant que discours de l’autorité discursive.

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Alicia Servier

Lectures et images Élizabel dans les enluminures du roman de Lancelot du Lac (xiiie-xve siècle)

Élizabel est l’un des personnages féminins les plus importants du roman en prose de Lancelot du Lac1, écrit en France au milieu du xiiie siècle. La demoiselle et son père le roi Pêcheur veillent en effet sur le saint Graal qu’ils gardent au château de Corbénic. Élizabel est aussi la mère de Galaad qu’elle conçoit en s’unissant charnellement à Lancelot. L’engendrement de Galaad, annoncé par une prophétie2, se réalise grâce à l’intervention de l’enchanteresse Brisane, suivante d’Élizabel, qui drogue Lancelot avec une potion lui faisant confondre Élizabel avec la reine Guenièvre. Le chevalier comprend à son réveil qu’il a été abusé. Furieux d’avoir été infidèle à la reine, il souhaite d’abord se venger en tuant Élizabel, mais renonce finalement à commettre cet acte terrible. À la fin du roman, Élizabel se rend au château de Camelot pour présenter son fils à la cour du roi Arthur. Grâce à une nouvelle ruse de Brisane, la demoiselle parvient durant son séjour à coucher une seconde fois avec Lancelot. Mais Guenièvre surprend le couple au lit et bannit Lancelot de la cour, provoquant un épisode de folie chez le chevalier. Élizabel est un personnage complexe et ambivalent, successivement présenté comme une femme idéalisée, sacrifiant sa virginité afin d’accomplir la naissance prophétique de Galaad, et une rivale de Guenièvre, manipulant Lancelot pour obtenir l’amour du chevalier. L’importance narrative et la dualité de ce personnage en font un sujet à la fois intéressant et souvent indispensable à traiter pour les enlumineurs. Le Lancelot du Lac nous est parvenu dans plusieurs dizaines de manuscrits, pour la plupart produits dans des ateliers français et des régions septentrionales entre le second quart du

1 Notre édition de référence est Le livre du Graal. Lancelot suite et fin, La Quête du Saint Graal, La Mort du roi Arthur, t. III, éd. Daniel Poirion et Philippe Walter, Paris, Gallimard, 2009 (Bibliothèque de la Pléiade). 2 Lancelot lit sur une tombe la phrase suivante : « Ja ceste tombe ne sera levee devant que li lupars [Galaad] de qui li grans lyons [Lancelot] istra i venra, et cil le lévera de bon cœur et sans difficultés. Ce grand lion sera engendré par le léopard en la jolie fille du roi de la terre foraine », éd. D. Poirion et Ph. Walter, Ibid., p. 229-230.

Miroirs arthuriens entre images et mirages : actes du xxive Congrès de la Société Internationale Arthurienne, éd. par Catalina Girbea, Mihaela Voicu, Ioan Panzaru et. al., Turnhout, 2020 (Culture et société médiévales, 34), p. 73-84 © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.117109

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xiiie siècle et la fin du xve siècle3. Certains d’entre eux sont abondamment décorés d’enluminures – initiales historiées et/ou miniatures4. Nous avons étudié dans le cadre de cet article vingt-deux manuscrits du Lancelot du Lac possédant la branche de l’Agravain qui contient les épisodes relatifs à Élizabel5. Parmi ceux-ci, vingt-neuf enluminures, réparties dans quatorze manuscrits6, représentent la demoiselle qui est donc un sujet relativement fréquent dans l’iconographie du roman. Élizabel donne lieu à des représentations variées témoignant de visions très contrastées, voire opposées, du personnage par les enlumineurs. Les images mettent soit en avant, soit en retrait, certains aspects du récit qui changent radicalement la perception du personnage. Que nous apprennent-elles sur la compréhension de cette figure féminine à multiples facettes par les enlumineurs ? Nous nous interrogerons sur les épisodes que ces derniers choisissent d’illustrer – retiennent-t-ils un ou plusieurs moments de la narration, et, par là même, un ou différents aspects d’Élizabel ? – et sur la manière dont le traitement du personnage dans l’iconographie contribue à exprimer ses identités et rôles fluctuants .

La conception de Galaad : la prophétie et l’enchantement, demoiselle innocente ou femme coupable ? Élizabel n’est presque jamais associée au Graal dans les images des manuscrits du Lancelot (sauf dans le manuscrit de Londres Add. 10293, fol. 244v et 287). L’épisode

3 Sur les images dans les manuscrits des romans arthuriens, se référer notamment aux travaux de l’historienne de l’art Alison Stones. Voir également, entre autres, Irène Fabry-Tehranchi, Texte et images dans les manuscrits du Merlin et de la Suite Vulgate (xiiie-xve siècle), Turnhout, Brepols, 2015 ; La légende du roi Arthur, dir. Thierry Delcourt, catalogue d’exposition (BnF, 20 octobre 2009-24 janvier 2010), Paris, Seuil/BnF, 2009 ; Sophie Cassagnes-Brouquet, Les romans de la Table ronde, premières images de l’univers arthurien, Rennes, PUR, 2005 ; Word and Image in Arthurian Literature, dir. Keith Busby, New-York, Garland, 1996 ; Muriel Whitaker, The Legends of King Arthur in Art, Cambridge, D. S. Brewer, 1990 ; Jacques Yvon, L’illustration des romans arthuriens du xiiie au xve siècle, Positions des theses de l’École Nationale des Chartes, 1948 ; Roger Sherman et Laura Loomis, Arthurian Legends in Medieval Art, Londres/New-York, Oxford University Press/Modern Language Association of America, 1938. 4 Environ soixante-dix manuscrits du Lancelot du Lac sont conservés d’après l’inventaire des manuscrits effectué dans le cadre du Lancelot-Grail Project dirigé par Alison Stones et disponible en ligne à l’adresse url suivante : http://www.lancelot-project.pitt.edu/lancelot-project.html. Une cinquantaine de ces manuscrits sont illustrés. Parmi ceux-ci, une dizaine ne contiennent qu’une ou deux images enluminées. Les reproductions des enluminures étudiées dans cet article sont pour la plupart accessibles sur les sites internet des bibliothèques conservant les manuscrits. 5 Éd. cit., Le livre du Graal, t. III. 6 Les images d’Élizabel recensées ornent les manuscrits de la BnF, fr. 111 (fols 229v), fr. 115 (fols 463v et 568v), fr. 119-120 (fols 398v, 466v et 493v), fr. 339 (fol. 225v), fr. 342 (fols 1v et 3), fr. 344 (fols 393v et 467v), fr. 1422 (fol. 50), fr. 12573 (fols 48v et 172) ; de la Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 3480 (fols 239, 360 et 423) ; de la British Library de Londres Additional 10293 (fol. 244v, 287, 288 et 374) ;de la Bodleian Library d’Oxford, Rawl. Q.b.6 (fol. 246) ; de la John Rylands Library de Manchester, French ms. 1(fols 33 et 139v) ; Bonn Universitäts und Landesbibliothek, codex S. 526 (fols 352v, 356 et 404v) et de la Yale University Library, Beinecke 229 (fols 50 et 175).

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de la conception de Galaad est préféré par les lecteurs à celui du cortège du Graal, sans doute car il prépare la transition avec la Quête du Saint Graal – roman suivant le Lancelot dans le cycle du Lancelot-Graal – dont Galaad est le principal héros. Élizabel et Lancelot, réunis dans un lit, sont représentés dans cinq manuscrits7. La colère du chevalier découvrant la trahison de la demoiselle est figurée dans huit manuscrits8. La sélection des scènes révèle des compréhensions divergentes d’Élizabel et de son rôle dans le récit, perçu de façon plus ou moins positive ou négative : les images peuvent, d’un manuscrit à un autre, soit illustrer le même sujet traité différemment suivant les enluminures, soit figurer des instants distincts du récit modifiant ainsi la perception globale de l’épisode par le lecteur, soit correspondre à des choix iconographiques et de mise en page particuliers à un manuscrit. Les images de la conception de Galaad sont pudiques ou, au contraire, explicites. Brisane l’enchanteresse peut, de plus, être présente ou non auprès du couple. Les enluminures insistent soit sur la pureté des deux êtres réunis par la volonté divine – les personnages sont couchés l’un à côté de l’autre, sans insistance sur le caractère sexuel et illégitime de leur relation̶, soit sur l’acte de chair commis et l’enchantement à l’origine de l’union de la demoiselle et du chevalier. Une initiale historiée du manuscrit de la BnF fr. 1422 (c. 1330-1340) représente Élizabel et Lancelot allongés l’un à côté de l’autre dans un lit. Lancelot dort car l’image figure un moment postérieur à l’acte charnel qui a déjà eu lieu. Seule la nudité des corps suggère la relation sexuelle qui s’est auparavant produite. La sérénité qui se dégage de l’image, aux coloris doux, et l’absence de Brisane – qui permet d’occulter la ruse ayant permis l’union charnelle entre les amants –, rapproche cette image de celle d’époux partageant leur intimité. Rien n’indique la manipulation dont Lancelot est victime sauf, peut-être, le fait que la demoiselle, éveillée, regarde le chevalier alors que celui-ci est endormi. L’image rappelle que l’union des jeunes gens est placée sous la bienveillance de Dieu et n’est, par conséquent, pas considérée comme un péché. En revanche, Élizabel apparaît dans d’autres manuscrits comme une séductrice usant de ses charmes pour parvenir à ses fins et s’unir à Lancelot. Le manuscrit de Bonn S. 526 (1286) possède une rare image de la relation sexuelle entre Élizabel et Lancelot (fol. 352v)9. Il s’agit, de plus, de la plus ancienne représentation d’Élizabel dans le roman. L’enlumineur privilégie l’efficacité de l’image en montrant l’instant essentiel de l’épisode. Le couple est figuré en plein ébat, enlacé et couché l’un sur l’autre dans un lit. Les plis des draps suggèrent la position des corps et renforcent l’érotisme de la scène. De plus, les rideaux écartés qui encadrent le couple sont une allusion explicite à la relation sexuelle, ils évoquent l’ouverture du sexe féminin. Ce

7 Bonn codex S. 526 ; Londres BL Add. 10293 ; Paris, BnF, Arsenal 3480, fr. 119, fr. 1422. 8 Bonn codex S. 526 ; Londres BL Add. 10293 ; Manchester Rylands French ms. 1 ; New-Haven Beinecke 229 ; Paris, BnF, fr. 115, fr. 12273, fr. 344 ; Oxford, Bodleian Library, Rawl. Q.b.6. 9 Le manuscrit de Bonn est orné d’une image sur le thème de l’union charnelle entre Élizabel et Lancelot, mais le roman conservé à la British Library (Add. 10293) est le seul décoré de miniatures représentant les deux relations sexuelles entre les amants, aux châteaux de Corbénic et de Camelot (fols 288 et 374).

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choix original de représentation (l’acte sexuel est peu figuré dans l’art médiéval10) indique certainement le goût du commanditaire pour les images érotiques et une volonté de créer une image marquante d’un épisode primordial du roman. D’autres images, moins explicites, sont néanmoins suggestives. Lancelot, dans les miniatures des manuscrits de la BnF Arsenal 3480 et fr. 119 (début du xve siècle), est présenté comme un homme abusé, victime des manipulations féminines d’Élizabel et de Brisane. Les images n’ont pas pour principal sujet l’union des amants, mais le mystère entourant l’engendrement de Galaad. En effet, dans Arsenal 3480, le chevalier écarte les draps du lit pour rejoindre la demoiselle et passer avec elle une nuit d’amour. Élizabel, allongée dans le lit, est fortement sexualisée : sa poitrine est découverte, elle est une véritable figure de tentatrice qui expose ses attraits féminins et un bel appât pour le chevalier11. Derrière Lancelot, Brisane contemple le résultat de son enchantement et ferme la porte de la chambre comme pour signifier que la scène doit rester secrète. Une connivence est suggérée entre les deux femmes tournées l’une vers l’autre, tandis que Lancelot paraît comme pris en tenaille entre elles. Élizabel n’est pas montrée ici comme une jeune fille passive, ignorant le plan conçu par Brisane et souhaitant juste accomplir la prophétie sans séduire Lancelot. Elle semble, au contraire, mettre tout en œuvre pour attirer le chevalier. La nudité partielle de la jeune femme est supprimée du manuscrit fr. 119 qui comporte une miniature similaire à celle du manuscrit Arsenal 3480, son « manuscrit jumeau »12. Le corps d’Élizabel est dissimulé par les draps du lit, le caractère sexuel de la rencontre avec Lancelot est atténué. Le rôle déterminant de Brisane dans l’épisode est par contre renforcé : l’enchanteresse est le principal personnage de l’image, mis en valeur par la couleur rouge de sa robe qui attire le regard du lecteur et son geste dynamique saisissant la poignée de la porte pour la refermer et laisser seul le couple. Élizabel, à l’inverse de Brisane, a dans l’image une présence discrète et passive.. Le sens de la scène, et surtout la façon de percevoir Élizabel, s’en trouvent modifiés. Le lecteur comprend que Brisane est l’unique instigatrice du plan pour duper Lancelot, et qu’Élizabel est une demoiselle innocente, victime comme le chevalier de la ruse de l’enchanteresse.

10 Les images érotiques d’amants au lit sont rares dans l’iconographie médiévale, excepté celles de David et Bethsabée constituant le modèle des représentations de la sexualité. Voir Alison Stones, « Illustrating Lancelot and Guinevere », Lancelot and Guinevere : a Casebook, dir. Lori Walters, NewYork, Garland, 1996, p. 139. 11 Le texte indique à propos de la jeune fille « et fu si bele et si avenant de toutes choses que Lanselos meïsmes dist qu’il onques mais ne vit feme de si grand biauté fors que sa dame la roïne », éd. D. Poirion et Ph. Walter, éd. cit., Le livre du Graal, t. III, p. 233. Patricia Gathercole rappelle que l’apparence des femmes doit les faire paraître comme des pièges pour les hommes : Patricia Gathercole, The Depiction of Women in Medieval French Illumination, Lewiston/Queenston/Lampeter, E. Mellen Press, 2000 (Studies in French civilization, 17). 12 Le manuscrit Arsenal 3479-3480, acheté à Jacques Raponde en 1405 par Jean sans Peur, et le manuscrit fr. 117-120, acquis par Jean duc de Berry auprès du libraire Regnault du Montet également en 1405, proviendraient du même atelier (celui du Maître des Cleres femmes) et auraient fait l’objet d’une planification commune par Regnault du Montet. Cela explique les fortes ressemblances entre leurs cycles iconographiques. Voir Richard et Mary Rouse, Manuscripts and their Makers : Commercial Book Producers in Medieval Paris, 1200-1500, 2 vol., Turnhout, H. Miller, 2000.

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La découverte par Lancelot de la véritable identité d’Élizabel est un épisode couramment figuré dans les manuscrits. Comme pour la conception de Galaad, les représentations d’Élizabel peuvent amener le lecteur à percevoir de manières très différentes le personnage, montré soit comme une femme coupable, voire comme une redoutable séductrice implorant Lancelot de lui pardonner, soit comme une jeune fille touchante, victime de la violence aveugle du chevalier. Lancelot, dans le manuscrit de Bonn, porte son armure de chevalier (alors qu’il devrait venir de sortir du lit), saisit Élizabel par l’épaule et brandit une épée pour la tuer. La demoiselle tente de fuir le chevalier qui la rattrape. Élizabel se retourne pour regarder son agresseur et place sa main contre sa poitrine, ce qui traduit sa peur. La colère de Lancelot est à la hauteur de la gravité de son péché représenté sur le fol. 352v. Cependant, même si la réaction du chevalier semble disproportionnée, Élizabel n’en est pas moins désignée comme la cause de ce déchaînement de violence : la couleur rouge de la robe et la fuite de la demoiselle refléteraient sa culpabilité13. La miniature du manuscrit fr. 115 – enluminé par l’atelier d’Évrard d’Espinques pour Jacques V d’Armagnac14 – fait plus que suggérer la culpabilité d’Élizabel : la demoiselle est représentée entièrement nue, son corps est un objet de luxure, sa poitrine et son sexe sont exposés au regard de Lancelot et à celui du lecteur15. Élizabel, à genoux sur un lit, supplie Lancelot de ne pas la tuer. L’image résume parfaitement l’ambivalence du personnage : la nudité reflète la fragilité de la demoiselle sans défense, mais renvoie aussi à la culpabilité de la jeune fille et au péché de chair lié à la séduction féminine16. L’ambivalence de l’image est inspirée par le texte qui précise que la demoiselle est sauvée par sa beauté car Lancelot, ému par la détresse d’Élizabel, n’a pas le courage de tuer une aussi belle femme. Mais Élizabel est aussi comparée dans le texte à Marie-Madeleine, la pécheresse repentie17. Par contre, il n’est pas fait mention de la

13 Marie Madeleine porte également souvent une robe rouge, couleur symbole du péché et de la culpabilité. Voir A. Stones, art. cit., « Illustrating… », p. 142. Consulter aussi Colette Deremble, « Les premiers cycles d’images consacrés à Marie-Madeleine », Mélanges de l’École Française de Rome, no 104, 1992, p. 187-208 ; M. M., LA Row, The Iconography of Maria Magdalena, New-York, New-York University, 1982 ; notice « Maria Magdalena », Lexikon der christlichenIkonographie, vo. 7, 1974, p. 516541 ; Marga, Janssen, Maria Magdalena in der abendländischenkunst. Ikonographie der Heiligen von den Anfängen bis ins 16. Jahrhundert, FribourgimBreisgau, 1961. 14 Thierry, Delcourt, Le roi Arthur et les chevaliers de la Table ronde, Paris, Bibliothèque Nationale de France/Bibliothèque de l’image, 2009 ; Irène Fabry, « "Le livre de messire Lancelot du Lac" : présentation matérielle et composition des manuscrits arthuriens de Jacques d’Armagnac (BnFfr. 117-120 et 113-116) », xxiie Congrès de la Société Internationale Arthurienne, Université de Rennes II, 2008, http://www.sites.univ-rennes2.fr/celam/ias/actes/pdf/fabry.pdf ; Susan Amato, Blackman, The Manuscripts and Patronage of Jacques d’Armagnac, Duke of Nemours (1433-1477), 2 vol., Pittsburgh, UMI Dissertation services, 1993. 15 Jean Wirth, L’image du corps au MoyenÂge, Florence, Sismel, 2013 ; Sherry Lindquist, The Meanings of Nudity in Medieval Art, Farnham, Ashgate, 2012. 16 « La femme nue donnant des signes de détresse et de désespoir est l’image la plus typique de la luxure punie par le châtiment éternel », François Garnier, Le Langage de l’image au Moyen Âge. Grammaire des gestes, t. II, Paris, Le Léopard d’or, 1989, p. 269. 17 « Ha, pour Dieu, frans chevaliers, ne m’ociés mie, aiies pitié de moi pour icele pitié que Dix ot de Marie Magdalainne ! », éd. cit., Le livre du Graal, t. III, p. 241.

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nudité du personnage18. L’enlumineur peint une image érotique d’Élizabel pour faire de la demoiselle une figure de tentatrice et rejeter sur elle la faute des amants, ce qui va à l’encontre du personnage chaste décrit dans le récit. Cela la rend d’autant plus troublante. Ce choix anticipe peut-être le changement de comportement d’Élizabel envers Lancelot, qu’elle tente de séduire, à la fin du roman. Cette image offre une interprétation unique de l’épisode car Élizabel est généralement représentée en victime plutôt qu’en pécheresse. Lancelot, et non la demoiselle, a le mauvais rôle dans les images. Le chevalier ressemble à un fou furieux ou à un bourreau tandis que la jeune fille évoque une sainte martyre. Cela est particulièrement flagrant dans le manuscrit d’Oxford Rawl. Q.b.6 (c. 1320-1330). Lancelot, debout face à Élizabel, brandit une épée qui sort en partie du cadre de l’initiale. La place marginale de l’arme dans l’image exprime la négativité de l’action de Lancelot. Élizabel est agenouillée, vêtue d’une chemise blanche (couleur de la vertu) et mains jointes. Le vêtement de la demoiselle évoque la chemise portée par les condamnés à mort, et ses gestes rappellent ceux de la prière. Ces éléments assimilent Élizabel à une figure de pénitente ou à une victime devant son bourreau, telle une martyre, et non à une femme séductrice et coupable. Le fait que la scène soit sortie du contexte de la chambre renforce le parallèle. L’image mêle la beauté de la femme à la violence de l’homme. De plus, la demoiselle est entourée d’or – qui orne le fond de l’initiale – ce qui contribue également à la rapprocher d’une sainte figure, auréolée d’un halo doré lumineux. Les représentations les plus courantes de l’épisode de la colère de Lancelot sont toutefois plus nuancées : Élizabel apparaît comme une jeune femme vulnérable confrontée à la fureur du chevalier et est aussi liée à un élément de décor signifiant et récurrent dans les images, le lit, afin de la relier directement au symbole de son péché charnel. L’ambivalence de la demoiselle, à la fois victime et fautive, est ainsi rendue manifeste. Le moment illustré de l’épisode diffère d’un manuscrit à un autre. Généralement, les manuscrits contiennent soit l’image de l’engendrement de Galaad, soit celle de la colère de Lancelot contre Élizabel. Les enlumineurs retiennent l’un ou l’autre aspect de l’épisode pour mettre en avant ses conséquences bénéfiques (accomplissement de la prophétie) ou néfastes (Lancelot réalise son infidélité envers Guenièvre). Seuls les manuscrits de Bonn S. 526 et de Londres Add. 10293 contiennent une représentation de chaque scène. Par ailleurs, nous constatons que les images illustrent en majorité la colère de Lancelot sans doute à cause d’une réticence des enlumineurs à montrer une relation sexuelle adultère et d’une volonté de condamner celle-ci en insistant sur ses terribles conséquences. Toutefois, nous pensons aussi que ces images relatives au repentir d’Élizabel permettent de représenter la mère de Galaad sous un meilleur jour que celui d’une séductrice compromise, même à son insu, dans les plans sournois de Brisane.

18 Élizabel porte une chemise mais n’est pas entièrement dévêtue : « Et cele li crie toutes voies merci et est devant lui as asjenous toute nue en sa chemise », Ibid., t. III, p. 241.

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La diversité des représentations d’Élizabel traduit donc l’ambivalence d’un personnage dont l’identité fait l’objet d’un questionnement de la part des enlumineurs qui s’approprient cette figure pour en proposer leur vision dans les images. La perception de la demoiselle est sans doute liée à ce que les enlumineurs retiennent de la suite du récit : la quête du Graal accomplie par le fils d’Élizabel ou la déchéance du héros Lancelot. Enfin, nous signalons les cas particuliers des manuscrits de New-Haven Beinecke 229 et de Manchester Rylands ms. French 1 qui nous renseignent, grâce à la place originale tenue par Élizabel dans leurs cycles iconographiques, sur la vision de ce personnage par les enlumineurs. Le manuscrit Beinecke 229 (c. 1290-1300) se distingue par la grande diversité des enluminures qui le décorent. Les dimensions des initiales historiées notamment varient afin de hiérarchiser les épisodes représentés. Ainsi, la colère de Lancelot découvrant la duperie dont il a été victime pour concevoir Galaad est peinte dans une petite initiale de seulement trois lignes de texte de hauteur (fol. 50). La représentation de cet épisode, pourtant majeur, dans une petite initiale révèle certainement un intérêt faible pour ce passage du roman. La scène, primordiale dans le récit, est discrètement figurée, comme si on avait souhaité ne pas s’attarder sur l’événement ou, en tout cas, le minimiser. Alison Stones souligne à ce sujet que les scènes d’amour, pourtant importantes dans d’autres manuscrits du Lancelot, sont exclues du cycle iconographique de Beinecke 22919. L’image du fol. 50, relative à la nuit d’amour entre Lancelot et Élizabel, confirme cette observation. L’ajout d’une miniature dans un cycle d’enluminures existant antérieurement constitue un autre cas de figure. Le manuscrit de Manchester20 contenait à l’origine une seule image d’Élizabel, réalisée c. 1310, où nous voyons la jeune fille révéler à Bohort la folie de Lancelot (folio 139v). Cet épisode, qui n’est pas le plus important dans l’histoire d’Élizabel et de Lancelot, est rare dans les images. Le possesseur ultérieur du manuscrit a d’ailleurs ressenti un manque puisqu’il fait peindre une miniature dans la marge inférieure du fol. 33 (c. 1400) illustrant un sujet plus courant : Lancelot menaçant Élizabel de son épée au lendemain de la conception de Galaad. Cette modification tardive confirme l’importance de cet épisode aux yeux d’un lecteur. Il est en effet le plus fréquemment illustré dans les manuscrits du Lancelot concernant Élizabel et le nouveau propriétaire du manuscrit au début du xve siècle

19 Alison Stones, « The Illustrations of BN Fr. 95 and Yale 229 : Prolegomena to a Comparative Analysis », Word and Image in Arthurian Literature, op. cit., p. 209. 20 Alison Stones, « Another Short Note on Rylands French I », Romanesque and Gothic, Essays for George Zarnecki, dir. Neil Stratford, Woodbridge, Boydell Press, 1987, p. 185-192 ; Alison Stones, « The Grail in Rylands French One andIits Sister Manuscripts », Text and Image : Studies in the French Illustrated Book From the Middle-Ages to the Present Day, dir. David Adams et Adrian Armstrong, Bulletin of the John Rylands University Library of Manchester, 81-83, 1999, p. 55-95 ; Cedric Edward Pickford, « An Arthurian Manuscript in the John Rylands Library of Manchester. French 1 », Bulletin of the John Rylands Library, no 31, 1948, p. 318-344.

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a jugé nécessaire de l’ajouter. La demoiselle introduit un tournant essentiel dans la narration qu’il semble indispensable d’inclure dans le cycle iconographique. Les représentations idéalisées d’Élizabel sont assez rares dans l’iconographie du Lancelot. Les commanditaires des manuscrits, donnant certainement leurs directives aux enlumineurs, ont un intérêt plus grand pour les images montrant Élizabel comme une demoiselle séduisante, une amante ou une femme ambivalente, à la fois innocente et attirante. Élizabel est, dans les images, éloignée du sacré au profit d’un rapprochement avec l’humain et le péché. Même si la demoiselle est représentée en femme repentante plutôt qu’en séductrice dans la majorité des manuscrits, les enlumineurs ont parfois préféré une image plus subversive du personnage montré dénudé, en plein acte sexuel, offrant son corps au plaisir des yeux. Les images soulignent parfaitement la dualité d’Élizabel en mettant l’accent sur le caractère énigmatique du personnage. Elles révèlent un questionnement sur l’identité de la demoiselle des enlumineurs qui en proposent diverses interprétations.

Le séjour à Camelot : mère de Galaad et rivale de la reine Guenièvre Élizabel intervient une seconde fois dans le récit pour conduire au château de Camelot son fils Galaad qu’elle souhaite présenter à la cour du roi Arthur. La demoiselle est alors très différente de la sage et chaste jeune fille décrite précédemment dans le roman : désormais amoureuse de Lancelot21, elle est déterminée à s’unir à nouveau au chevalier grâce à l’aide de Brisane. Comment ce changement radical est-il exprimé dans les images ? Élizabel est-elle davantage représentée sous les traits valorisants d’une mère ou comme la rivale de Guenièvre ? L’arrivée d’Élizabel et de Galaad à Camelot n’a pas rencontré un grand succès dans l’iconographie du Lancelot. Celle-ci n’est représentée que dans quatre manuscrits (Londres Add. 10293 ; BnF fr. 342 ; Arsenal 3480, fr. 119) et seuls deux images (BnF Arsenal 3480 et fr. 119) figurent Galaad. La fonction maternelle de la jeune fille ne retient donc pas l’attention des enlumineurs. La miniature du manuscrit Arsenal 3480 (fol. 360) offre une vision solennelle de la présentation de Galaad. Élizabel est assise entre le roi Pêcheur et Bohort. Face à ces trois personnages, un religieux porte dans ses bras le jeune Galaad qu’il tend à Bohort. La présence du religieux rappelle que Galaad sera le représentant de la chevalerie célestielle, combattant pour l’amour de Dieu22. Élizabel est figurée en belle et noble dame. À sa droite, le roi Pêcheur renvoie à l’origine royale de la demoiselle et de Galaad. À sa gauche, Bohort, cousin de Lancelot et lui-même fils de roi, est vêtu de son armure de chevalier. Il évoque la figure de Lancelot, le père de Galaad. Élizabel a

21 Élizabel « qui de Lanselot avoit eü Galaad et qui tant l’avoit honeré et ele ama tant Lanselot conme feme pooit plus amer home […] », éd. cit., Le livre du Graal, t. III, p. 747. 22 Catalina, Girbea, La Couronne ou l’auréole : royauté terrestre et chevalerie célestielle dans la légende arthurienne (xiie-xiiie siècles), Turnhout, Brepols, 2007 (Culture et société médiévales, 13).

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une position d’intermédiaire entre sa famille et celle de Lancelot qu’elle réunit grâce à son fils. Elle fait partie des trois figures – roi, chevalier, mère – transmettant à l’enfant leur sang et leur valeur. L’image est une sorte de portrait de famille excluant Lancelot, Guenièvre et le roi Arthur. Seuls les personnages qui compteront dans la Quête sont réunis. L’image valorise Élizabel qui, par son statut de mère, assure l’avenir de la lignée du meilleur des chevaliers – Lancelot – et celui du royaume car Galaad surpassera en prouesses et en valeur son père. Mais le choix de représentation effectué dans les manuscrits Arsenal 3480 et fr. 119 demeure exceptionnel. Il correspond sans doute à un intérêt personnel des propriétaires des manuscrits, Jean Sans Peur et Jean duc de Berry, pour le thème du lignage familial23. Les enlumineurs accordent, d’après ce que nous observons dans les images, une plus grande importance à la rivalité entre Élizabel et Guenièvre, les deux amantes de Lancelot. Cette rivalité s’exprime dans deux types de scène qui se développent dans l’iconographie du Lancelot soit aux xiiie-xive siècles, soit au xve siècle. Élizabel, dans les manuscrits des xiiie-xive siècles (BnF fr. 339 ; fr. 342 ; fr. 344 ; fr. 12573), est représentée dans des scènes de confrontation avec Guenièvre. La demoiselle reproche à la reine, trompée par Lancelot, de s’être vengée en chassant le chevalier de la cour. Elle apparaît comme une menace pour la souveraine. Par exemple, dans le manuscrit fr. 339 (fol. 225v), Élizabel et Guenièvre sont assises l’une en face de l’autre. Leurs gestes – mains avec l’index pointé – indiquent qu’elles ont un vif échange verbal. La main d’Élizabel, au-dessus de celle de la reine, indique que la demoiselle domine la conversation. Un rapport de force, dans lequel Élizabel semble avoir l’avantage, s’instaure entre les deux personnages. L’initiale historiée est très abîmée, mais nous remarquons que le visage d’Élizabel est moins gracieux, plus sévère, que celui de la reine. Les deux figures ont pu être peintes par des enlumineurs différents. Mais il peut aussi s’agir d’un choix de l’enlumineur, revêtant un sens particulier. Beauté et bonté étant souvent liées au Moyen Âge, cela pourrait refléter la mauvaise opinion qu’a l’enlumineur d’Élizabel qui, à cause de sa liaison avec Lancelot, sème la discorde. Une miniature du manuscrit fr. 12573 (fol. 172) illustre le même épisode. Au centre de l’image, Guenièvre et Élizabel se disputent à cause de Lancelot. Les deux femmes se font face. Le rapprochement de leurs corps – presque l’un contre l’autre – reflète un climat de tension entre les personnages. Guenièvre et Élizabel ont, excepté pour la couronne, une apparence similaire : de taille identique, elles portent une robe et un ample manteau, et sont coiffées d’un voile blanc. Les différences et la hiérarchie entre les personnages sont atténuées afin de mieux exprimer leur rivalité. Toutefois, Élizabel est la figure essentielle de la scène. La demoiselle est en effet dédoublée et semble faire un volte-face pour se tourner vers Arthur auquel elle s’adresse. Les représentations successives d’Élizabel montrent les différentes facettes, négatives et

23 Nous trouvons dans ces mêmes manuscrits des représentations, uniques dans l’iconographie du Lancelot, des familles des rois Ban de Benoïc et Bohort de Gaunes réunies dans un double portrait (Arsenal 3479, fol. 339 ; fr. 118, fol. 155).

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positives, du personnage, rival de Guenièvre et objet de l’admiration de la cour, mais qui, dans les deux cas, semble usurper la place de la reine. Les conséquences de la venue à Camelot d’Élizabel s’expriment également, aux xiiie-xive siècles, dans des représentations montrant la demoiselle quitter la cour d’Arthur après avoir révélé à Bohort que Lancelot, banni par Guenièvre, est devenu fou. Élizabel – dans le registre supérieur d’une miniature du manuscrit Beinecke 229 (fol. 175) – est au centre de l’image. Elle prend congé du roi Arthur dont elle est devenue proche. Les gestes (accolade) des personnages révèlent leur familiarité. Derrière Arthur est représenté Bohort qui vient d’être informé par Élizabel de la folie de son cousin Lancelot. Bohort fait des remontrances à Guenièvre. Celle-ci, assise sous une arcade, penche la tête en avant en signe d’affliction. La composition de l’image reflète l’importance de la demoiselle dans la narration et exprime le désordre que sa venue a causé à la cour : Élizabel a une position centrale tandis que Guenièvre est en marge, isolée contre la bordure droite de la miniature. Le roi Arthur regarde la jeune fille et se détourne de son épouse. Bohort tance Guenièvre à cause des paroles d’Élizabel. La scène du bannissement de Lancelot par la reine Guenièvre est représentée avant le xve siècle uniquement dans le manuscrit d’Oxford Rawl. Q.b.6 (fol. 309v)24. Elle se développe dans l’iconographie du Lancelot à partir des années 1400. L’épisode est notamment représenté dans les manuscrits Bnf fr. 111 (fol. 229v) et fr. 115 (fol. 568v). Élizabel, accusée ou accusatrice, a une place primordiale. Les miniatures portent avant tout sur le conflit opposant Élizabel à Guenièvre et sur la folie de Lancelot. Cependant, elles illustrent des moments différents de l’épisode : l’image du manuscrit fr. 115 montre l’instant où Guenièvre découvre la trahison de son amant alors que celle du manuscrit fr. 111 figure un moment légèrement postérieur, lorsqu’Élizabel tance la reine pour son attitude envers Lancelot. Ces choix iconographiques distincts témoignent de compréhensions divergentes de l’épisode, soit Guenièvre, soit Élizabel, étant considérées comme la raison de l’état de démence du chevalier. La miniature du manuscrit fr. 111 représente Guenièvre et Élizabel à une fenêtre du château de Camelot, en train de se disputer. Pendant ce temps Lancelot, en proie à une crise de folie, sort de l’édifice pour fuir vers la forêt. L’image exprime une nouvelle fois le rapport de force entre Élizabel et Guenièvre. La demoiselle mène le jeu : elle est la seule à faire le geste de la parole (main ouverte dirigée vers la souveraine). Guenièvre, passive, écoute les reproches d’Élizabel sans se défendre des accusations portées à son encontre. Elle semble donc reconnaître indirectement sa faute. En revanche, dans le manuscrit fr. 115, la reine est mise en avant dans l’image où elle occupe une place centrale. Guenièvre est représentée dans la chambre où Élizabel et Lancelot ont couché ensemble. À gauche, la demoiselle est allongée dans un lit, seul son visage est visible, le reste de son corps étant couvert par les draps. À droite, Lancelot, en chemise, sort précipitamment de la pièce. Guenièvre, au milieu de la

24 Les manuscrits de Bonn S. 526 (fol. 404v) et de Londres, BL Add. 10293 (fol. 380v), sont ornés d’une représentation montrant la découverte par Élizabel et son père de Lancelot fou, endormi dans les jardins du château de Corbénic.

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miniature, dirige l’action : par ses gestes, elle tance Élizabel et chasse Lancelot dans un même temps. Cette fois la demoiselle – et non la reine comme dans le manuscrit fr. 111 – est le personnage passif. Guenièvre tourne le dos à Lancelot pour regarder la jeune fille à laquelle ses reproches sont adressés. La situation est donc inverse par rapport à l’image précédente : ce n’est pas le comportement de Guenièvre mais celui d’Élizabel qui fait l’objet d’une réprobation. La colère de la reine se focalise sur la demoiselle, désignant cette dernière comme l’unique responsable des événements ayant provoqué la folie de Lancelot. Les choix de représentation sont également différents dans les manuscrits jumeaux de la BnF Arsenal 3480 et fr. 120 (folios 423 et 493v) . Les images ont pour sujet ni la rivalité entre Élizabel et Guenièvre, ni la folie de Lancelot, mais la querelle entre la reine et son chevalier. Dans la miniature du manuscrit Arsenal 3480, Guenièvre se tord de souffrance et empoigne fermement Lancelot pour l’éloigner du lit où Élizabel se trouve encore. La demoiselle est en retrait, elle n’a pas de rôle actif mais apporte une explication à la douleur de la souveraine. La figure de la femme coupable se juxtapose à celle de la femme trahie, toutefois, Lancelot est ici présenté comme le principal fautif sur lequel se concentre la colère de Guenièvre. Les enlumineurs, et les commanditaires pour lesquels ils oeuvrent, s’intéressent donc peu à la fonction maternelle d’Élizabel. Les images traitent plutôt du triangle amoureux formé par Élizabel, Lancelot et Guenièvre, dont le couple est mis en danger par la mère de Galaad qui mêle « la figure du double à celle de la rivale »25. Les images peintes entre le xiiie et le xive siècle montrent Élizabel face à Guenièvre. La demoiselle paraît être le miroir peu flatteur de la reine dont elle reflète le mauvais comportement. Chacune, en effet, aime Lancelot et a une liaison illégitime avec le chevalier qui finit par le rendre fou. Élizabel est aussi parfois représentée devant Arthur (BnF fr. 12573), comme si elle remplaçait Guenièvre aux côtés du roi. La demoiselle est figurée telle l’égale de la reine, ou du moins sa concurrente. Les images du bannissement de Lancelot par Guenièvre ornent les manuscrits du xve siècle. La rivalité entre la reine et Élizabel s’exprime cette fois par le thème de la trahison. Les images sont focalisées sur la découverte de l’infidélité de Lancelot par Guenièvre et non sur la relation charnelle entre Élizabel et Lancelot qui n’est jamais représentée (sauf au xive siècle sur le fol. 374 du manuscrit de Londres Add. 10293). Élizabel est secondaire dans les images centrées sur la colère et le désespoir de la reine. Elle est toutefois figurée dans un lit, symbole de son union charnelle avec Lancelot, ce qui souligne son importance dans l’épisode en la désignant clairement comme une usurpatrice occupant une place réservée à la reine, et donc comme la cause des événements survenus. Les manuscrits Arsenal 3480 et fr. 119 constituent un cas particulier car ils contiennent à la fois des images de la présentation de Galaad à la cour et du bannissement

25 Bénédicte, Milland-Bove, La demoiselle arthurienne, écriture du personnage et art du récit dans les romans en prose du xiiie siècle, Paris, Honoré Champion, 2006 (Nouvelle bibliothèque du Moyen Âge », 79), p. 299.

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de Lancelot par Guenièvre. Les enluminures donnent une vision plus complexe et ambivalente d’Élizabel en soulignant à la fois sa fonction très positive de mère de Galaad et son rôle extrêmement négatif de demoiselle séductrice. La figure de la mère idéalisée et respectable contraste avec celle de la belle jeune fille, associée au péché de chair, afin d’exprimer toutes les nuances de la personnalité d’Élizabel.

Conclusion Globalement, les scènes les plus appréciées dans l’iconographie des manuscrits sont celles où Élizabel s’oppose au couple formé par Lancelot et Guenièvre en étant confrontée soit au chevalier, soit à la reine. Les épisodes où Élizabel a un rôle plus positif sont peu représentés ou figurés d’une façon qui ne met pas en valeur le caractère bénéfique du personnage. Ainsi, dans les images de la conception de Galaad, Élizabel peut être peinte comme une figure de tentatrice. Elle n’a bien souvent rien à voir avec la demoiselle chaste, pure et innocente décrite dans le roman. La demoiselle est surtout perçue comme un élément perturbateur par les enlumineurs qui préfèrent néanmoins montrer la nature paradoxale du personnage dont la dualité et l’ambivalence sont renforcées par les images. De fait, Élizabel est souvent successivement représentée dans les manuscrits sous les traits d’une victime implorant Lancelot de l’épargner et la rivale de la reine Guenièvre dont elle constitue une sorte de double, de miroir.

Interférences des motifs arthuriens

Susanne Friede

Un Évangile du Graal ? Réflexions intergénériques face à quelques romans du Graal (Conte du Graal, Première Continuation, [Roman de] l’Estoire dou Graal) Introduction : (Inter)texte et genre Pour arriver à des réflexions intergénériques face aux premiers romans graaliens, la présente étude se propose d’examiner différents types de relations intertextuelles, telles qu’elles pourraient être retracées à l’intérieur d’un ‘système littéraire’ médiéval, en général, et dans quelques textes, en particulier. Procédons donc, dans un premier temps, à une analyse des intertextes au pluriel. Par la notion d’‘intertextes’ au pluriel, nous désignons un contenu abstrait qui est produit, au sein du système littéraire des xiie et xiiie siècles, par les relations intertextuelles concrètes entre le texte d’un roman graalien et un autre texte (ou groupe de textes) quelconque. Il pourrait s’agir d’emprunts, d’allusions ou de toute autre trace référentielle repérable qui introduisent et ajoutent donc à un texte un réseau de significations venant d’un autre texte ou d’un autre groupe de textes. En disant cela, force est de constater immédiatement que la situation, telle qu’elle se présente pour les premiers romans graaliens – c’est-à-dire pour Perceval ou Le conte du Graal de Chrétien de Troyes, pour [le Roman de] l’Estoire dou Graal de Robert de Boron, également nommé Joseph d’Arimathie, et pour la Première Continuation du Conte de Chrétien – est beaucoup plus complexe que, par exemple, pour la plupart des textes faisant partie de la matière de France. En ce qui concerne les premiers romans du Graal, nous avons affaire à plusieurs types d’intertextes appartenant à différentes catégories. Bien sûr, il y a les intertextes littéraires : ce sont, d’abord, les relations qu’entretiennent les romans graaliens entre eux – ce qui nous mène, par exemple, tout de suite à la fameuse question de savoir si Robert de Boron a vraiment connu Le conte du Graal1. Puis, on trouve des relations intertextuelles entre romans du

1 Voir pour cette discussion p. ex. Francesco Zambon, Robert de Boron e I segreti del Graal, Florence, Olschki, 1984, p. 28-39. Parmi une immense masse d’études des plus différentes, voir pour [le Roman de] l’Estoire dou Graal et sa relation au Conte du Graal p. ex. Richard Trachsler, Merlin l’enchanteur. Étude sur le Merlin de Robert de Boron, Paris, Sedes, 2000, surtout p. 26-62.

Miroirs arthuriens entre images et mirages : actes du xxive Congrès de la Société Internationale Arthurienne, éd. par Catalina Girbea, Mihaela Voicu, Ioan Panzaru et. al., Turnhout, 2020 (Culture et société médiévales, 34), p. 87-107 © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.117110

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Graal et romans arthuriens et, selon les cas, à d’autres textes littéraires des xiie et xiiie siècles. Ensuite, il y a – plus importants, à notre avis, mais, nettement moins étudiés, du moins de nos jours – les intertextes non-littéraires. ‘Non-littéraire’, dans ce contexte, ne veut pas dire que les textes, que nous allons évoquer, ne suivent pas, eux aussi, des règles de composition rhétorique. Cela ne signifie pas davantage qu’ils ne sont pas basés sur certains modes de récit ou schémas narratifs, etc. En même temps, les réflexions veulent mettre en relief la nécessité absolue de prendre en considération le savoir culturel des destinataires du χιιe siècle ou du début du xiiie siècle, un savoir culturel qui nous est essentiellement transmis par voie textuelle.

Le Graal ou la lance ? Les intertextes non-graaliens Dans un premier temps, nous pourrions donc étudier les intertextes qui ont permis de construire, d’inventer, à vrai dire, les premiers Graals. Le ‘premier’ Graal, tel qu’il est vu et enfin cherché par Perceval dans le Conte du Graal, et surtout la question d’identifier son origine mythologique ou religieuse ont fait couler beaucoup d’encre2. Souvent, on a aussi étudié la relation ou la non-relation qui existe entre le Joseph, c’est-à-dire l’Estoire dou Graal de Robert de Boron et ce ‘premier’ Conte du Graal de Chrétien. Pour nous, il est important de retenir que le Conte du Graal, excepté dans son titre, met au centre deux objets : le Graal et la lance. Le Conte du Graal nous rend compte de deux objets mis en parallèle, car le Graal et la lance y sont considérés au même titre. C’est d’abord la lance qui est décrite : Et tot cil de laiens veoient/ La lance blanche et le fer blanc,/ S’issoit une goute de sanc/ Del fer de la lance en somet,/ Et jusqu’à la main au vallet/ Coloit cele goute vermeille./ Li vallés voit cele merveille3. Ce n’est qu’ensuite qu’on évoque le Graal4. Ce redoublement marque tout ce qui est raconté ensuite. À maints endroits, cette mise en parallèle des deux objets est accentuée, comme c’est le cas dans le discours de la cousine de Perceval et aussi





2 Voir, pour ne nommer que quelques études devenues classiques : Alessandro N. Wesselofsky, « Zur Frage über die Heimath der Legende vom heiligen Gral », Archiv für Slavische Philologie, 23/1901, p. 321-385 ; Ernst von Dobschütz, « Joseph von Arimathia », Zeitschrift für Kirchengeschichte, 23/1902, p. 1-17 ; Henry et Renée Kahane, « On the Sources of Chrétien’s Grail Story », Festschrift Walther von Wartburg zum 80. Geburtstag, dir. Kurt Baldinger, Tübingen, Niemeyer, 1968, p. 191-233 ; Henry et Renée Kahane, « Robert de Boron’s Joseph of Arimathea. Byzantine Echoes in the Grail Myth », Jahrbuch der österreichischen Byzantinistik, 38/1988, p. 327-338. 3 Voir Chrétien de Troyes, Le Roman de Perceval ou Le Conte du Graal, éd. William Roach, Genève, Droz, 21959, p. 93, v. 3196-3202. 4 Voir Chrétien de Troyes, Le Roman de Perceval…, éd. cit., p. 94, vv. 3220-3229. Pour l’objet qu’est la lance cf. aussi deux études parues après la rédaction de cet article : Laurent Guyénot, La lance qui saigne. Métatextes et hypertextes du Conte du Graal de Chrétien de Troyes, Paris, Champion, 2014 ; Edina Bozoky, « Variations autour du sang du Christ. Romans du Graal, reliques et légendes », Autour du Graal. Questions d’approche(s), dir. Susanne Friede, à paraître chez Classiques Garnier, Paris.

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dans le discours de l’ermite : « Por le pechié que tu en as / T’avient que rien n’en demandas / De la lance ne del graal/ Si t’en sont avenu maint mal »5. Vers la fin du texte, nous poursuivons, au même titre deux héros – Perceval et Gauvain – qui entreprennent deux quêtes différentes pour atteindre les deux objets perdus. Nous avons donc affaire à un véritable ‘texte double’, du point de vue structurel, actantiel et matériel. Le premier roman du Graal est, à vrai dire, un conte du Graal et de la lance. Dans ce contexte, il est nécessaire de se rappeler que – bien avant que le moindre roman du Graal ne se manifeste – il y a eu une multitude de textes – et, parmi eux, des intertextes face aux romans graaliens – qui ne mentionnent que la lance et non le Graal. Cela signifie qu’il existe un grand nombre de textes non-littéraires rédigés en latin, grec et dans d’autres langues, qui font référence à la sainte lance, c’est-à-dire à la lance avec laquelle le soldat, nommé depuis Longinus, avait fait couler du sang et de l’eau émanant du corps du Christ crucifié. Dès le vie siècle, on trouve des attestations, par exemple dans des itinéraires de pèlerins, selon lesquelles une sainte lance a été exposée à Jérusalem, dans l’église de Zion6. À la fin du vie siècle, le vendredi saint, durant le rite de l’adoration de la croix, les hymnes de Venantius Fortunatus désignaient la lance comme instrument ultime de la passion : « Hic acetum, fel, harundo,/ sputa, clavi, lancea ; / Mite corpus perforatur : sanguis, unda profluit, / Terra, pontus, astra, mundus/ quo lavantur flumine. » ‹ Voilà l’aigre, la bile, la canne, le crachement, les clous, la lance ; le corps doux est perforé : le sang s’en écoule ; la terre, la mer, les astres, le monde, par ce fleuve de sang sont purifiés. ›7 À partir de cette époque-là, on ne peut plus faire abstraction de ce culte occidental de la lance. Au viie siècle, en évoquant les invasions perses et, puis, arabes, on relate que la sainte lance de Jérusalem a été emportée à Constantinople, où elle a été exposée dans la grande basilique8. Depuis ce temps-là, nous assistons à une multiplication merveilleuse des reliques et de leur culte, attestée dans divers textes religieux, car c’est à Jérusalem et en même temps à Constantinople que les pèlerins pouvaient admirer la (ou une) sainte croix et la (ou une) lance9. Il fallut attendre la première croisade pour que la ‘vraie’ lance soit retrouvée – ou, disons, pour que le cadre idéal d’une mise en scène de cette réapparition miraculeuse (cette fois-ci, à Antioche) se présente10. Tout au long du xiie siècle – et on se 5 Voir Chrétien de Troyes, Le Roman de Perceval…, éd. cit., p. 188, vv. 6399-6402. 6 Voir Konrad Burdach, Der Gral. Forschungen über seinen Ursprung und seinen Zusammenhang mit der Longinuslegende, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1974 (11938), p. 106 ssq., surtout p. 114-116. 7 Voir K. Burdach, Der Gral…, op. cit., p. 199. C’est moi qui traduis. 8 Voir K. Burdach, Der Gral…, op. cit., p. 116-124. 9 Ibidem, p. 123-129. 10 Ce n’est pas par hasard que parmi les études les plus originales certaines essaient de placer les romans graaliens dans le contexte des croisades, voir p. ex. pour le Conte du Graal Antonio L. Furtado, « The Crusaders‘ Grail », The Grail, the Quest and the world of Arthur, dir. Norris J. Lacy, Cambridge, Brewer, 2008, p. 28-47, et pour la légende de Joseph d’Arimathie Krijnie N. Ciggaar, « Joseph of Arimathea in the service of Pilate », Zeitschrift für romanische Philologie, 111/1995, p. 417-421. Cf. aussi K. Burdach, Der Gral…, op. cit., p. 383-385.



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rapproche de plus en plus du temps de nos premiers romans graaliens –, la légende de la redécouverte de la sainte lance a fleuri dans les textes latins et français. Ceci est, par exemple, le cas dans beaucoup de chroniques et de chansons de la première croisade. Dans les Gesta Francorum et aliorum Hierosolimitanorum, une chronique anonyme de la première croisade, rédigée en latin peu après 1098 et contemporaine de la Chanson de Roland11, il est raconté comment la sainte lance est découverte grâce à une vision dans laquelle l’apôtre André annonce à Pierre Barthélémy le repère où se trouve cet objet sacré : la lance, dont l’existence est même annoncée deux fois à Pierre Barthélémy12, est enfin trouvée dans l’église St. Pierre13. Même s’il n’est dit ni ce qu’il adviendra de la lance ni où elle est finalement conservée – elle disparaît tout simplement de la narration –, le miracle de sa découverte est l’élément déclencheur qui, devant la cité d’Antioche, permet aux croisés de remporter la victoire décisive contre les Turcs. Dans l’Historia Hiersolomytana de Foucher de Chartres, dont la version définitive a été écrite avant 1127, l’histoire de la découverte miraculeuse d’une ‘sainte’ lance est même dédoublée. Le chapitre 10 contient un micro-récit faisant office de digression qui relate la découverte d’une ‘fausse lance’ et suit dans la plupart des détails (révélation par l’apôtre André, lieu de repère de la lance et autres) les Gesta Francorum14. Pourtant, la référence au récit biblique est renforcée car il est précisé qu’il s’agit de la lance avec laquelle Longin perça les côtés du seigneur15. À l’aide d’un jugement de Dieu, la fraude est enfin décelée, mais la lance elle-même, quoique identifiée comme fausse relique, est encore gardée, pendant un certain temps, par le comte Raymond qui, lui, avait cru l’imposteur16. Plus tard, au chapitre 15, la seconde narration de la ‘vraie sainte lance’ reprend les éléments des Gesta Francorum, déjà utilisés dans le premier récit tout comme la référence au personnage de Longin et arrive, de cette façon, à faire fonctionner ‘normalement’ l’épisode. L’importance de la relique est, néanmoins, relativisée par le fait qu’elle n’est qu’une « révélation » parmi « beaucoup d’autres révélations d’en haut »17. De même, on pourrait citer d’autres chroniques de la première croisade rédigées tout au long du xiie siècle18. Dans notre contexte, il est également important de

11 Voir la Chronique anonyme de la première croisade, traduite du latin et présentée par Aude Matignon, Paris, arléa, 2007, p. 9 et 18. 12 Chronique anonyme…, éd. cit., p. 109. 13 Ibidem, p. 116. 14 Foucher de Chartres, Histoire de la croisade. Le récit d’un témoin de la première Croisade. 1095-1106, trad. par M. Guizot, prés. de Jeanne Ménard, Paris, Cosmopole, 2001, p. 54-55. 15 Foucher de Chartres, Histoire…, éd. cit., p. 54 : « Après la prise de la cité d’Antioche, il arriva qu’un certain homme trouva une lance qu’il assurait avoir tirée d’une fosse où elle était enfouie dans l’église du bienheureux Pierre, et être celle dont Longin perça les côtes de Notre Seigneur. » 16 Foucher de Chartres, Histoire…, éd. cit., p. 55. 17 Foucher de Chartres, Histoire…, éd. cit., p. 65. 18 Voir p. ex. la chronique latine de Baudri de Bourgueil datant du début du xiie siècle et qui relate les événements de la première croisade. Au 7e et au 9e chapitre, il est raconté comment la sainte lance est trouvée grâce à une vision dans laquelle l’apôtre André annonce à Pierre Barthélémy le repère de la lance. Cette séquence narrative se retrouve aussi, avec quelques variations, dans la Chanson

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savoir que l’épisode de la découverte de la sainte lance est encore présent dans des chroniques plus tardives sur la première croisade. Il existe une Chanson de la première croisade en vers, récemment éditée, datant du début du xiiie siècle et qui est donc tout à fait contemporaine du Joseph. L’épisode de la redécouverte de la lance pendant la première croisade y est narré19. De plus, la lance figure dans presque toutes les listes établies au xiie siècle, répertoriant les reliques qui existaient à Jérusalem ou à Constantinople et que nous connaissons. Il existe, entre autres, une liste, intitulée Reliquiae Constantinopolitanae, qui date d’environ 1150 et qui nous est transmise dans deux manuscrits anglais du xiie et du xiiie siècle. Elle énumère toutes les reliques exposées dans la chapelle de l’empereur de Constantinople dont deux, nommées l’une directement après l’autre, devraient attirer toute notre attention : Monstratur etiam : cristallina Fiala, in qua (ut dicunt) – , selon les manuscrits – de Sanguine Domini habetur ; Lancea, qua latus eius perforatum est […]20. Ici, pour la première fois, semble-t-il, le sang, conservé dans une fiole, et la lance sont considérés comme des reliques voisines, dont l’une semble compléter l’autre. Selon les indications de Riant, le manuscrit Lond., Brit. Mus., Cotton. Claudius A IV (s. xiii) donne « ut vere dicunt », tandis que le manuscrit Cambridg, Univ. Coll., Mm V 29 (s. xii), c’est-à-dire le plus vieux et celui qui, très probablement, a été écrit avant le Joseph de Robert de Boron, donne simplement « ut dicunt ». Nous voyons donc clairement qu’entre le xiie et le xiiie siècle, une discussion sur l’authenticité de la relique du sang de Christ a dû s’établir. Il y a, d’ailleurs, une légende de Bruges, qui, au début du xiie siècle au plus tard, associe le personnage de Joseph à une relique du sang du Christ, gardé dans une fiole21. Il est intéressant de savoir que Robert de Clari, en rédigeant son rapport sur la 4e croisade, rédigé entre 1205 et 1216, évoque, lui aussi, ces deux reliques. La lance et la fiole cristalline figurent (presque côte à côte) dans une liste des reliques telles qu’elles sont montrées dans la Sainte-Chapelle du palais de Boucoléon à Jérusalem22. Ceci prouve que l’idée d’un rapprochement entre les deux reliques de la lance et

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d’Antioche. Voir pour les références La Chanson de la Première Croisade en ancien français d’après Baudri de Bourgueil, éd. Jennifer Gabel de Aguirre, Heidelberg, Winter, 2015, p. 44-45 (Baudri de Bourgueil), p. 56-57 (Chanson d’Antioche). Voir aussi le chapitre VI (Petro cuidam fit revelatio ; lancea Domini reperitur. Iterum confortatur poplus) de la Historia rerum in partibus transmarinis gestarum de Guillaume de Tyr, datant de peu après 1170 : www.thelatinlibrary.com/williamtyre/6.html. La Chanson de la Première Croisade…, éd. cit., p. 25 (malheureusement, l’épisode figure dans la partie non-éditée de la Chanson). Exuviae sacrae Constantinopolitanae, éd. Paul Riant, vol. 2, Genève, 1878, p. 211. Voir Valerie M. Lagorio, « Joseph of Arimathea : The Vita of a Grail saint », Zeitschrift für romanische Philologie, 91/1975, p. 54-68, ici p. 61. Cf. aussi F. Zambon, Robert de Boron…, op. cit., p. 24-26. Robert de Clari, La conquête de Constantinople, traduction, introduction et notes par Alexandre Micha, Paris, Christian Bourgeois, 1991, p. 197 (cap. LXXXII) : « […] et si i trova on le fer de le [sic] lanche dont Nostre Sires eut le costé perchié, et les deux cleus qu’il eut fichiés par mi les mains et par mi les piés ; et si trova on en une fiole de cristal grant partie de sen sanc […] ».

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un récipient contenant le sang du Christ, idée présente dès le milieu du xiie siècle, fleurit encore au xiiie siècle. Par rapport à l’objet qu’est la lance, on peut donc très bien voir comment les intertextes non-littéraires, c’est-à-dire historiques et religieux – dans lesquels se manifeste une facette importante du savoir culturel médiéval – forment le cadre – le frame – qui, à la fin du xiie siècle, permettra aux différents romans graaliens de s’ouvrir à un horizon de significations spécifique. Cela dit, il faut mettre en relief la forte présence de la lance dans les textes littéraires et non-littéraires du xiie siècle et il va sans dire qu’elle constitue une partie ‘naturelle’ du savoir culturel de ce temps, ce qui ne vaut pas de la même manière pour un objet nommé – plus tard – un ou le Graal.

Le rôle de la lance et du Graal dans la Première Continuation de Perceval : Entre intertexte(s) et versions Regardons maintenant, dans un deuxième temps, quel peut être le rôle que jouent les différents manuscrits et versions dans ce cadre d’intertextes graaliens. La double conception du Conte du Graal comme conte du Graal et de la lance et qui se manifeste partout dans le texte, hormis dans le titre, a manifestement influencé la façon de comprendre le sujet. Cela est évident, si l’on regarde la Première Continuation, nommée aussi Continuation Gauvain. Elle nous est transmise dans onze manuscrits contenant de 9500 à plus de 19000 vers23. Ces manuscrits nous offrent, en principe, trois versions – la version courte, la version longue et la version mixte – mais qui diffèrent encore dans les manuscrits individuels. Il n’a pas été possible de reconstruire, textuellement, une ‘Ur-version’, situation qui, néanmoins, pour la critique littéraire n’est pas aussi désagréable qu’elle ne pourrait l’être pour les éditeurs ou les linguistes. Quoique ni la date de cette Première Continuation ni ses versions différentes ne fassent l’unanimité, – ce qui est dû aussi, bien sûr, à la situation codicologiquement complexe – il est possible d’affirmer que, selon les versions, elle est datée entre 1194 voire un peu avant et 122524. La version courte (ou, pour être plus précis, les versions courtes, transmises par les manuscrits A, L, P, R et S) est certainement la plus ancienne et, pour ce qui est de sa date d’origine, elle est la plus proche du roman de Chrétien25.

23 Les Métamorphoses du Graal. Anthologie, trad. et prés. par Claude Lachet, Paris, Flammarion, 2012, p. 129. 24 Les Métamorphoses du Graal…, op. cit., p. 129. Pour une « Analysis of Grail scenes » avec des datations généralement acceptées, voir aussi The Grail, the Quest and the world of Arthur, dir. Norris J. Lacy, Cambridge, Brewer, 2008, p. i-xv (Appendice). Voir aussi Leah Tether, The Continuations of Chrétien’s Perceval. Content and Construction, Extension and Ending, Cambridge, Brewer, 2012, p. 11-13. 25 The Continuations of the Old French Perceval of Chrétien de Troyes, I. The First Continuation. Redaction of Mss T V D, ed. William Roach. Corrected edition by Eleanor Roach, Philadelphia, American Philosophical Society, 2008, p. xviii-xxxviii (description des manuscrits) et p. xxxviii-xlvi (redactions). Cf. pour les manuscrits A et L qui nous concernent particulièrement, L. Tether, The Continuations of Chrétiens’s Perceval…, op. cit., p. 24-31.

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Même si – comme l’a montré, récemment, Leah Tether dans son étude sur The Continuations of Chrétien’s Perceval –, dans l’ensemble, il s’agit plutôt d’une ‘dis-continuation’ par rapport au Conte de Chrétien26, ce réseau d’intertextes que forme la Première Continuation n’est pas sans continuité structurelle et thématique avec ce qui est narré dans le Conte du Graal. Au niveau codicologique, il est important de savoir que, dans tous les manuscrits connus, le texte de la Première Continuation – ce qui est valable dans toutes les versions – suit, directement le texte de Chrétien, mais que la transition entre les deux textes a été marquée dans tous les cas. Teather parle d’une « demarcation » of « authorial changeover »27. Néanmoins, dans certains manuscrits, la relation étroite entre le Conte du Graal et sa Continuation est soulignée par l’ajout d’enluminures au contenu significatif28. Au niveau thématique, il faut préciser, dans notre contexte, que, conformément au savoir culturel ou même textuel des récepteurs contemporains, c’est la lance qui y est nettement mise au premier plan. Ceci pourrait être souligné pour l’intertexte au niveau du roman, c’est-à-dire pour ‘la Première Continuation’ en entier, mais surtout au niveau des différentes versions et manuscrits. La version courte de la Première Continuation – tout comme le Conte du Graal luimême – contient une seule scène qui se passe dans le château du Graal, tandis que les autres versions en comportent deux ; cet ajout s'explique évidemment par la volonté de réécrire et corriger la première. Et c’est peut-être la raison pour laquelle les versions longues et mixtes ont positionné la seconde scène avant l’ex-première qui se trouve plutôt vers la fin du texte. Nous nous concentrons, dans notre analyse, sur cette seule scène de la version courte, ce qui, d’ailleurs, ne rend pas forcément la tâche plus facile29. La Première Continuation reprend, en quelque sorte, le schéma narratif proposé par le Conte du Graal ­mais y effectue des variations et des décalages importants : ce n’est plus Perceval, mais Gauvain qui se trouve dans le château du Graal et par conséquent au centre de la narration30. Gauvain réussit à visiter le château du Graal parce qu’il remplace un autre chevalier, mystérieusement blessé, dans sa quête. Après que le Graal a été apporté (p. 766-67, ms. L : v. 7277 ; ms. ASP : v. 7241) et que celui-ci a fait manger la tablée, toute la scène disparaît de façon mystérieuse. La salle est vide ; Gauvain, assez embarrassé par les événements merveilleux qui s’y sont produits, reste seul. Soudain,

26 L. Tether, The Continuations of Chrétiens’s Perceval…, op. cit., p. 110-20 et p. 137-41. 27 L. Tether, The Continuations of Chrétiens’s Perceval…, op. cit., p. 51-54. 28 Voir surtout Keith Busby, Codex and Context : Reading Old French Vers Narrative in Manuscript, Amsterdam et New York, Rodopi, 2002, vol. 2, p. 328-365. 29 Voir pour toutes les citations The Continuations of the Old French Perceval of Chrétien de Troyes, III, 1. The First Continuation. Redaction of Mss A L P R S, éd. William Roach, Philadelphia, American Philosophical Society, 1952. 30 Pour des relations intertextuelles entre le Conte du Graal de Chrétien et la Première Continuation voir p. ex. Sara Sturm-Maddox, « Food for Heroes. The Intertextual Legacy of the Conte del Graal », Text and Intertext in Medieval Arthurian Literature, dir. Norris J. Lacy, New York et London, Garland, 1996, op. cit., p. 118-131. Pour le rôle de Perceval dans les trois autres Continuations cf. Marie-Noëlle Toury, « Le parcours de Perceval dans les Continuations en vers », Gouvernement des hommes, gouvernement des âmes. Mélanges de langue et littérature françaises offerts au Professeur Charles Brucker, dir. Venceslas Bubenicek et Roger Marchal, Nancy, PUN, 2007, p. 399-412.

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il se rend compte que la lance saigne. Elle se trouve dans un récipient d’argent d’où le sang coule par des canaux en métaux précieux à travers la salle : Et d’autre part an un lancier/ Une lance molt fort sainnier/ Dedanz une cope d’argent./ Et an ce veissel droitemant/ Ert li sans cheüz a foison ;/ Par la pointe del fer anson/ S’an ist li sans a grant esploit./ El veissel un tüel avoit/ Par ou descent en un chanel/ D’argent ; jamés ne verroiz tel./ Fors de la sale ist par esgart,/ Mes il ne set dire quel part ;/ De tel mervoille s’esbahi. (p. 471, ms. ASP : vv. 7279-7291) Les explications détaillées d’un ‘merveilleux technique’ qui semble caractériser la lance avant tout autre réseau de signifiance31, ainsi que le renversement de l’ordre des deux objets et la confrontation individuelle du héros avec cet objet merveilleux mettent la lance au-dessus du Graal. En outre, ce n’est qu’après avoir aperçu la lance que Gauvain se voit offrir par le roi du château la possibilité d’essayer de souder l’épée brisée et de demander des renseignements sur les objets merveilleux qu’il a pu voir32. En continuité avec le rôle qui lui est accordé dans le Conte, Gauvain demande d’abord des informations sur la lance. Même s’il enchaîne aussi sur une question concernant l’épée brisée, la demande mais aussi la réponse du roi mettent, encore une fois, la lance nettement au premier plan. Il est frappant qu’à ce niveau de l’action Gauvain ne pose aucune question sur le Graal. Dans toutes les versions de la Première Continuation, le roi veut continuer de donner des explications sur l’épée brisée, mais Gauvain, épuisé de fatigue, s’est déjà endormi et ne les entend donc plus. C’est pourquoi ni le héros ni le lecteur ne peuvent apprendre quoique ce soit concernant l’histoire de l’épée brisée et du chevalier assassiné. La Première Continuation serait donc, s’il y en a un, plutôt un ‘conte de la lance’ que du Graal, et ce glissement de sens a lieu bien avant que n’existent d’autres romans du Graal, outre celui de Chrétien. Pourtant, on peut supposer que ce ‘conte de la lance’ n’a jamais complètement écarté l’importance du deuxième objet qu’il comportait et qu’il a donc pu fournir, au gré des manuscrits, des suggestions pour la focalisation particulière du texte de Robert. Le sang qui sort de la lance coule directement dans un récipient, qui, selon les différents manuscrits, est désigné comme « cope d’argent » (ASP, 7281) ou « orcel d’argent » (L, 7325) et qui, dans les deux cas, est aussi nommé « veissel » (ASP, 7282, etc. ; L, 7328)33. Ici, on pourrait éventuellement repérer un réseau narratif ayant

31 Voir pour le ‘merveilleux technique’ Susanne Friede, Die Wahrnehmung des Wunderbaren. Der Roman d’Alexandre im Kontext der französischen Literatur des 12. Jahrhunderts, Tübingen, Niemeyer, 2003, p. 136-163, surtout p. 153-54 (sur le système des tuyaux dans des automates et dans d’autres objets merveilleux). 32 Voir The Continuations of the Old French Perceval…, vol. III.1, éd. cit., p. 470-475, ms. L : vv. 7340-7412 ; ms. ASP, vv. 7292-7384. 33 Dans tous les autres manuscrits des versions longue et mixte, pour cette scène, le mot « cope » n’est plus utilisé, mais on lui préfère le plus souvent « orcel » et plus rarement « veissel ». Probablement, « cope » ne pouvait-il plus être employé dans ces manuscrits plus ‘tardifs’ pour éviter à l’endroit cité, une confusion avec le Graal, qui, était désormais devenu l’objet le plus important et qui venait naturellement à l’esprit du lecteur.

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permis à Robert de Boron d’établir un rapport possible avec la scène de la crucifixion et, en même temps, de valoriser le récipient et de le mettre ainsi au premier plan. Cependant, il ne faudrait pas omettre de mentionner un autre aspect non négligeable : Les renseignements demandés et que le roi, dans la Première Continuation, fournit au sujet de la lance, ne sont peut-être pas en discontinuité avec le Conte du Graal, mais ils se servent d’une écriture qui est pratiquement absente du texte de Chrétien. La lance est délibérément mise en rapport avec la mort et le pouvoir de Jésus en tant que rédempteur : Premiers vos voldrai anseignier/ De la lance qu’est ou lancier,/ Et le domage et la dolor/ Qui avint et la grant enor/ Que nostre Sires restabli,/ Don nos serons trestuit gari./ C’est la lance veraiemant/ Don li filz Deu demainnemant/ Fu el destre costé feruz. (ASP, 7405-13) Ici, on voit sûrement se manifester quelque trace d’une écriture ‘autre’ qui se rapproche des évangiles et qui sera évoquée ci-dessous. Il convient également de rappeler que la lance doit saigner continuellement de la crucifixion au jugement dernier (ASP, 7415-22 ; L, 7445-54). Elle doit apparemment indiquer la présence continuelle du Christ, le déroulement de l’Histoire Sainte et aussi la promesse de la rédemption pour les chrétiens de par le sang du Christ. Le manuscrit L qui contient une version quelque peu différente de celle des manuscrits ASP, insère, à la suite de cette allusion au jugement dernier et à la rédemption, quelques vers qui parlent de la culpabilité des juifs et des pécheurs et contiennent une allusion implicite au descensus du Christ en enfer : Molt devront avoir grant paor/ Li juié et li peceor/ Qui l’ocisent par traïson./ Savés que nos i gaegnon ? Ses sans iert nostre raençons,/ Mais ço n’iert il pas as felons ;/ Icil caus nos a racatés/ D’enfer et de paine getés. (L, 7455-62) La présence de cette écriture selon les évangiles et de ces allusions à la ‘trahison’ des juifs et au descensus renvoient au texte du Joseph. Pourtant, ils ne signifient pas automatiquement – contrairement à l’opinion soutenue par certains chercheurs – que la Première Continuation a été écrite après [le Roman de] l’Estoire dou Graal de Robert de Boron34. Il existe même des indices qui pourraient suggérer une chronologie contraire : Dans deux manuscrits (A et L) de la version courte, d’ailleurs les plus vieux manuscrits contenant la Première Continuation35, – et aussi dans les manuscrits M, Q et U de la version longue –36 un long passage sur le Graal est rajouté ; il traite, de façon explicite

34 Pour cette opinion voir p. ex. F. Zambon, Robert de Boron…, op. cit., p. 26-27 (se basant sur d’autres chercheurs comme R. Loomis, The Grail, from Celtic Myth to Christian Symbol, Cardiff et New York, 1963, p. 223-248). Pour une petite remarque allant dans notre sens, voir L. Tether, The Continuations of Chrétien’s Perceval…, op. cit., p. 13. 35 Voir L. Tether, The Continuations of Chrétien’s Perceval…, op. cit., p. 203-204, Appendice II (Contents of the Manuscripts). 36 The Continuations of the Old French Perceval of Chrétien de Troyes, II. The First Continuation. Redaction of Mss E M Q U, ed. William Roach, Robert J. Ivy Jr., Philadelphia, American Philosophical Society, 1950, p. 524-29, vv. 17553-17764.

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et très détaillée, le rôle de Joseph d’Arimathie dans l’Histoire Sainte de la Passion (A, 7445-7670 ; L, 7483-7708). Le roi se livre à cette digression explicative, « Car c’est icil Graal por voir » (A, 7460 ; L, 7498), sans que Gauvain ait demandé du Graal, juste pour le « feire sage/ De ce dom an vostre corage/ Dotastes orainz, biax amis/ Quant au mangier fustes asis […] » (A, 7445-448 ; L, 7483-86). Dans ce passage, d’une part, c’est Jésus qui semble avoir ‘choisi’ le Graal –­ « […] icil Graal […]/ Que nostre Sires tant ama/ Que il de son sanc l’enora » (A 7460-62 ; L 7498-7500) –, d’autre part, les actions de Joseph d’Arimathie prennent une part importante dans le récit et la digression comporte l’essentiel de ce qui est narré dans l’Évangile de Nicodème. Pourtant, la lance n’est pas du tout mentionnée, mais elle est – dans cette histoire autour du sang du Christ –, quasiment remplacée par le Graal que Joseph « ot fet faire » (A, 7473 ; L, 7511). Par ce fait, il est clairement exprimé qu’ici (et contrairement à la focalisation différente choisie par le Joseph de Robert), le Graal est encore un objet d’importance inférieure, surtout par rapport au sang qui, seul, l’‘honore’. En outre, le Graal n’est pas mis en relation avec la communion (à l’inverse du Conte du Graal où ceci est le cas de façon implicite). Il ne devient une ‘relique’ que par le sang du Christ. L’absence de ce passage dans les autres manuscrits de la version courte ou même son (éventuelle) ‘suppression’ dans la version mixte (manuscrits T, V et D)37 qui est la plus récente prouve, à notre avis, qu’il ne s’agit, ici, pas forcément d’un recours au texte de Robert (qui, en tout cas, devrait être très probablement daté après la naissance de la version courte). Au contraire, ceci révèle, selon nous, que nous sommes en présence d’un recours à un savoir culturel des ‘reliques’, largement répandu et qui a pu être diffusé non seulement par le biais des nombreuses chroniques de croisade mais aussi par des légendes autour des reliques du sang du Christ. Cette hypothèse se confirmera d’ailleurs en observant la soi-disante Descriptio sanctuarij Constantinopolitani datant à peu près de 1190. La liste des reliques que les pèlerins pouvaient admirer dans le sanctuaire de la Chapelle impériale à Constantinople mentionne, parmi les diverses reliques de la passion du Christ, la lance (mais pas un quelconque récipient ayant recueilli le sang du Christ), et aussi les tenailles à l’aide desquelles Nicodème et Joseph avaient détaché le Christ de la croix38. Ici, on reconnaît clairement l’importance accordée à Nicodème et à Joseph par un document qui se veut historique. Les deux personnages ont leur place dans l’histoire de la passion, et même s’il y n’a pas encore la moindre trace de leur rapport au Graal, le texte les montre en étroite relation avec les reliques de la passion. De plus, l’Évangile de Nicodème dont il existe différentes versions en français, soit en vers soit en prose, et qui, de par sa grande diffusion, aurait dû être mis en

37 The Continuations of the Old French Perceval…, vol. I, éd. cit., p. 367-68. Dans la ‘version mixte’, le récit est focalisé sur l’importance de la lance qui saignera jusqu’au jugement dernier, et il mentionne aussi le personnage de Longin (v. 13471). En outre, il est important de souligner que, dans la Deuxième Continuation, la lance sera aussi mise au premier plan. 38 Exuviae sacrae Constantinopolitanae, éd. cit., p. 216 : « Pars summa vitalis Ligni ; Arundo & Spongia ; ac spinea Corona Christi ; Lancea (ac lancea Christi dans la manuscrit P), […] ; tercius, inquam, cum tenaliis quibus devotissime Nichodemus, cum Ioseph, corpus Domini Ihesu avulsit de ligno, in capella regis Ierusalem, cum corpore ipsius Ioseph, habetur. »

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romanz avant le début du xiiie siècle39, nous permet aussi de poursuivre les traces d’un savoir culturel autour de la lance. Plusieurs versions ont été éditées, mais il faudra aussi considérer d’autres manuscrits, surtout en prose, qui, pour l’instant, n’ont été ni consultés ni édités40. Dans les deux versions françaises en prose telles qu’elles ont été éditées par Bengt Lindström, la lance est évoquée à deux reprises. Le premier passage mentionne aussi le personnage de Longin : « Dunc prist Lugin le chevaler sa lance sil feri/ el coste, e sanc e eve s’en issit. » (version B)41 Dans la suite, la lance est mentionnée une deuxième fois, car elle fait partie intégrante du rapport de la crucifixion42. Les versions courtes en ancien français et en prose éditées par Alvin E. Ford et qui font aussi partie de la série de traductions faites sur des versions latines de cet évangile apocryphe43, contiennent, elles aussi, quelques allusions au rôle de Longin et de sa lance. Il s’agit d’un passage qui nomme Longin comme celui qui avait blessé Jésus par la lance et d’­un second passage – celui-ci est seulement présent dans les manuscrits qui suivent la tradition A de l’Évangile de Nicodème (parmi eux les plus anciens, c’est-à-dire datant de la première moitié du xiiie siècle) – qui rappelle quelle a été l’importance de la blessure causée par la lance pour la crucifixion44. Dans la première des trois versions en vers, éditées par Gaston Paris et Alphonse Bos (comme pour d’autres versions en vers, on peut supposer une origine anglo-normande, du moins, on peut imaginer qu’elle a été copiée par un scribe anglo-normand)45, nous pouvons même observer une amplification de la fonction de la lance. D’abord et comme cela est connu de par des versions latines, elle est mentionnée quand la 39 Voir Zbigniew Izydorczyk, « Introduction », The Medieval Gospel of Nicodemus. Texts, Intertexts, and Contexts in Western Europe, dir. id., Tempe, Arizona, Medieval & Renaissance Texts & Studies, 1997, p. 1-19, et surtout Richard O’Gorman, « The Gospel of Nicodemus in the Vernacular Literature of Medieval France », The Medieval Gospel of Nicodemus…, op. cit., p. 103-131. 40 Voir les remarques d’Alvin Ford : L’Évangile de Nicodème. Les versions courtes en ancien français et en prose, éd. Alvin E. Ford, Genève, Droz, 1973 (PRF, CXXV), p. 9 et p. 27 ; et O’Gorman, « The Gospel of Nicodemus… », art. cit., p. 107. 41 Voir aussi version C : « Et li prince roverent Longis, un chevalier, qu’il/ li perçast le coste d’une lance. Si com il ot ce fet, si en oissi sanc et eve. » A Late Middle English Version of The Gospel of Nicodemus edited from British Museum MS Harley 149, éd. Bengt Lindström, Uppsala, Almqvist & Wiksell, 1974, p. 72 (pour les deux citations). 42 A Late Middle English Version …, éd. cit., p. 95-96 : « E Jesu fu livré a Pilate, e flaelé, e esco/ pié, d’espines coroné, e feru de la lan/ ce, e crucefié al fust, mort e enseveli. » (version B). Voir aussi version C : « Pilates nos livra Jesum, qui fu batuz et co-/ ronez d’espines, et puis crucefiez et feru de la lance el coste ». Pour un commentaire du rôle de la lance dans les versions françaises et la version en moyen anglais, voir Ibid., p. 16-17. 43 L’Evangile de Nicodème. Les versions courtes…, éd. cit., p. 12-15 et p. 27-32. En ce qui concerne cette édition de Ford cf. O’Gorman, « The Gospel of Nicodemus… », art. cit., p. 107-111. 44 L’Evangile de Nicodème. Les versions courtes…, éd. cit., p. 47, ll. 292-293 : « Dunc prist Longiz, le chevalier, sa lance, sil feri el costé ; et sanc et eve en issi. » (mss. de la tradition A, sauf ms. E et F, qui ne mentionnent pas le nom du chevalier, voir la note p. 63 ; voir aussi pour le texte de la tradition B, qui est pratiquement le même, p. 87, ll. 198-200 et la note p. 101, ainsi que p. 77 pour une note critique concernant la légende de Longin). Pour le deuxième passage voir p. 48, ll. 341-342 (texte de la tradition A) ; cette deuxième mention de la lance manque pourtant dans le texte de la tradition B, voir p. 88. 45 Voir O’Gorman, « The Gospel of Nicodemus… », art. cit., p. 105.

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crucifixion est narrée (et là, seulement, il est aussi question de Longin), puis, dans le discours que Joseph adresse aux juifs et, en outre, dans le récit d’Annas et Caiphas46. Ensuite, dans la lettre adressée par Pilate à l’empereur Claude, la lance est soudain caractérisée comme vraie cause de la mort du Christ : « Sur un fust le crucifiérent ; / Od une lance fust occis, / E morz e en sepulcre mis. » (p. 68, vv. 2154-2156) Ici, l’objet de la lance a donc obtenu une position importante, même décisive, dans le cadre des événements de la Passion. Et si c’est très probablement l’immense popularité dont a joui le personnage de Joseph d’Arimathie en Angleterre dès le début du xiiie siècle, qui a causé la diffusion grandissante des versions françaises de l’Évangile de Nicodème47, on peut constater que nous sommes aussi confrontés à une sorte de mise en lumière de l’objet de la lance, en ce temps-là. On a donc vu que l’histoire de la sainte lance, transmise dans plusieurs types de texte différents, et sa position prépondérante dans le réseau de reliques devaient faire partie du savoir culturel de chaque récepteur, surtout vers la fin du xiie et le début du xiiie siècle. Ce qui, pourtant, se révèle être toujours plus vrai, c’est le fait que, face aux intertextes au pluriel et aux manuscrits, si l’on évoque la lance ou le Graal, on ne parlera pas d’un objet matériel ni de son existence réelle ou historiquement prouvée. Il ne s’agit jamais du Graal, mais toujours d’‘un Graal’, de deux cents Graals, de cinq cents lances, c’est-à-dire d’un objet construit et reconstruit par chaque texte ou même par chaque manuscrit48. On a donc toujours affaire, et surtout au xiie siècle, à un phénomène d’écriture et aussi de réécriture. Ceci vaut d’autant plus pour ce que nous appellerons l’intertexte (au singulier) dans notre troisième axe.

Une écriture selon les évangiles : l’intertexte des évangiles Dans les romans du Graal et de la lance, il existe – derrière les références à une pluralité d’intertextes – une metaréférence qui renvoie à l’hypertexte médiéval par excellence, à savoir les écritures bibliques. Ici entre en jeu la question de savoir si l’on peut (et dans quelle mesure on doit, en effet) parler d’un ‘évangile du Graal’ à propos des premiers romans du Graal. Dans des œuvres de recherche et même dans les anthologies et les introductions à la littérature française du Moyen Âge, il est bien question d’un tel « évangile du Graal ».

46 Voir L’Évangile de Nicodème, éd. Gaston Paris et Alphonse Bos, Paris, Librairie de Firmin Didot et Cie, 1885, p. 25 (version d’un certain « Chrétien », datant, elle aussi, de la première moitié du xiiie siècle et qui se trouve dans un manuscrit du xiiie siècle, Florence, Bibl. Laurenziana, MS. Conventi suppressi 99), v. 781-784 : « Longis od les autres esteit ; / De une lance kil teneit / El costed destre le feri : / Après le sanc éwe en issi. » ; p. 42, v. 1329-1330 (récit d’Annas et de Caiphas) : « Crucifiez fut e batuz, / D’une lance el costé feruz ». 47 Voir O’Gorman, « The Gospel of Nicodemus… », art. cit., p. 106. 48 Pour cet aspect voir surtout Anne Berthelot, « The Atypical Grails, Or the Ravages or Intertextuality in the Thirteenth Century », Text and Intertext …, op. cit., p. 209-218.

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Peut-être est-ce avec le livre de Francesco Zambon, Robert de Boron e I segreti del Graal, paru en 1984, que l’on a vu refleurir l’expression ‘évangile du Graal’, certes mentionnée par des chercheurs antérieurs, mais pas très connue à l’époque49. Zambon ne l’a utilisée que pour un seul roman du Graal, [le Roman de] l’Estoire dou Graal de Robert. Il n’y est pas question d’‘écriture selon les évangiles’, la notion se réfère seulement au contenu du roman50. Depuis, la notion a de plus en plus été employée et on l’a aussi appliquée à d’autres romans graaliens. Quand, dans ses Naissances de la littérature française, Philippe Walter caractérise le grand cycle en prose du Graal, il parle de la « constitution d’une véritable ‘Vulgate (ou Bible) du Saint Graal’ qui veut totaliser toute la tradition du Graal en la rattachant idéalement par le fond et la forme aux Saintes Écritures »51. Mais c’est à propos de l’Estoire del saint Graal – la première partie de ce cycle – que le même Philippe Walter – et c’est délibérément que nous ne citons pas, ici, d’études approfondies – déclare que « Blaise » – le narrateur donc – « joue à la fois le rôle d’un évangéliste et d’un romancier. Il raconte le véritable évangile du Graal et donne à son écriture une sorte de caution sacrée. »52 Ce simple constat de Walter n’implique pas seulement une forte référence à l’intertexte des évangiles (et lesquels, d’ailleurs ?), mais aussi à un mélange intergénérique – roman et évangile – sans que les critères servant à repérer les différents genres soient pour autant clairs53. De même, la façon dont ce mélange peut se manifester au niveau textuel n’est pas spécifiée. Pourtant, la phrase citée – en mentionnant la notion écriture – contient une piste importante. Si l’on veut poursuivre l’étude jusqu’à des observations précises au niveau du texte, il est préférable de parler d’écritures plutôt que de genres. Par conséquent, nous avons affaire, d’un côté, à une écriture romanesque – au sens médiéval bien sûr – et, d’un autre côté, nous sommes confrontés à une écriture à la manière des évangiles – pour ne pas dire à une écriture évangélique – et qui, pour l’instant, ne reste qu’hypothétique. Ceci n’est guère satisfaisant. Avant de se demander comment, éventuellement, on pourrait appliquer cette idée d’une ‘écriture à la manière des évangiles’ aux premiers textes graaliens, il faut donc répondre à la question suivante : qu’est-ce un évangile ? On aurait peut-être tendance à répondre : « Ce sont les quatre textes qui racontent, chacun, la vie de Jésus », mais ce n’est pas aussi facile qu’il n’y paraît. Cette définition peut s’appliquer aux quatre évangiles canoniques, mais pas forcément à cette sorte de textes qui ont

49 F. Zambon, Robert de Boron…, op. cit., p. 99-104 (« Il vangelo del Graal »). Voir aussi Jean-Charles Huchet, « Le Nom et l’image. De Chrétien de Troyes à Robert de Boron », The Legacy of Chrétien de Troyes, dir. Norris J. Lacy, Douglas Kelly et Keith Busby, vol. 2, Amsterdam, Rodopi, 1988, p. 1-16, p. 2 et p. 4. 50 Voir F. Zambon, Robert de Boron…, op. cit., p. 52-64. 51 Philippe Walter, Naissances de la littérature française (ixe-xve siècle), Grenoble, ELLUG, 1993, p. 119. 52 Ibidem, p. 119. 53 Pour la notion de l‘« intergénérique » et pour l’intertextualité générique et intergénérique cf. Donald Maddox, « Generic Intertextuality in Arthurian Literature. The Specular Encounter », Text and Intertext …op. cit., p. 3-24.

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été réellement la base des romans graaliens et qui sont désignés comme évangiles apocryphes, ce qui peut être traduit par ‘évangiles secrets’. Actuellement, la notion d’évangile apocryphe est fort discutée au sein des experts en théologie du nouveau testament. Après avoir consulté un grand nombre d’études sur les définitions possibles d’un évangile (ou, plus simplement d’un texte) apocryphe, il est possible de résumer les aspects les plus importants : dès la deuxième moitié du iie siècle, les évangiles apocryphes ne font plus partie des quatre textes canoniques. L’évangile canonique, devenu ainsi forcément ‘classique’, raconte la vie de Jésus en réécrivant le genre gréco-romain de la vita, tel qu’il se manifeste, par exemple, dans les textes latins de Cornélius Népos et de Sueton ou dans la vita grecque de Mose écrit par Philon d’Alexandrie. Ce genre visait à montrer le caractère d’un seul homme célèbre au travers de son origine, de ses faits et surtout de sa mort et de son influence. Ainsi, la vita pouvait établir le modèle d’une vie idéale, et ce – contrairement à un traité philosophique – en se basant sur un exemple à la fois concret et prouvé54. Il est évident que les quatre évangiles canoniques – par rapport à Jésus – remplissent les critères de base d’une telle vita. Hormis ces quatre évangiles, il existe, pourtant, beaucoup de textes qui, eux aussi, parlent de Jésus et s’appellent ‘évangile’, mais sans posséder, forcément, un plot narratif. En outre, on dénombre beaucoup de textes qui ne traitent que de certains extraits de la vie de Jésus, par exemple, l’enfance (comme le Protévangile de Jacob, ou le Pseudo-Mathé) ou l’histoire de la Passion (l’Évangile selon Pierre, l’Évangile selon Bartholomée, l’Évangile de Nicodème, etc.). Deux aspects sont à prendre principalement en considération : a) le genre de l’évangile a, bien sûr, emprunté le modèle générique des textes classiques, mais tout en l’adaptant à ses besoins spécifiques structuraux, thématiques, pragmatiques, etc. et b) il n’y a ni genre homogène ni autonome de l’’évangile apocryphe’, mais il est toutefois vrai que ces textes apocryphes se ressemblent en ce sens qu’ils relatent la vie de l’homme Jésus et son œuvre et aussi, parce qu’ils ont tous été influencés, de leur part, par le genre de l’évangile en tant que tel55. Les évangiles apocryphes traitent aussi des personnages – comme Nicodème – qui sont connus ou au moins nommés dans le texte biblique, car ils veulent ‘éclairer’ ou prolonger, de façon interprétative, les marges de la tradition biblique56. On peut, toutefois, constater, que l’influence du modèle générique, s’amoindrit vers la fin de l’antiquité, ce qui signifie que les évangiles apocryphes se rapprochent de plus en plus des textes hagiographiques57. Ce sont donc des textes apocryphes souvent hybrides

54 Voir Antike christliche Apokryphen in deutscher Übersetzung, dir. Christoph Markschies et Jens Schröter, Tübingen, Mohr Siebeck, 2012, vol. I, 1, p. 343-350. 55 Voir Antike christliche Apokryphen…, op. cit., vol. I, 1, p. 351-352. 56 Voir Tobias Nicklas, « Christliche Apokryphen als Spiegel der Vielfalt frühchristlichen Lebens : Schlaglichter, Beispiele und methodische Probleme », Annali di storia dell’esegi, 23/2006, p. 27-44, surtout p. 28 ; id., « Semiotik – Intertextualität – Apokryphität : Eine Annäherung an den Begriff ‹christliche Apokryphen› », Apocrypha, 17/2006, 55-77, ici p. 72-73. 57 Pour un exemple qui est en outre d’un intérêt particulier dans notre contexte voir Tobias Nicklas, « Gedanken zum Verhältnis zwischen christlichen Apokryphen und hagiographischer Literatur : Das Beispiel der Veronica-Traditionen », Nederlands Theologisch Tijdschrift, 22/2008, p. 45-63.

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qui ont rayonné durant le Moyen Âge et qui, très souvent, ont été mis en romanz. De plus, nous sommes confrontés à des tendances d’une évolution secondaire58, car, au Moyen Âge, il existe surtout des textes apocryphes dont les textes de base sont déjà eux-mêmes apocryphes. L’Évangile de Nicodème en langue vernaculaire est, bien sûr, un texte apocryphe. Il est déjà basé sur plusieurs sources qui ont abouti aux différentes parties de l’Évangile. Quelle est donc la relation exacte qu’entretiennent les premiers romans du Graal à ce ‘grand intertexte des évangiles’ ou plutôt à ce ‘genre’ d’évangile ? Comment faut-il juger nos premiers romans du Graal face à ces critères de définition du genre ‘évangile’ qui – soulignons-le – ne se réfèrent pas aux divers contenus théologiques des textes tels qu’ils ont été récemment étudiés par Jean-René Valette, Catalina Girbea, Thomas Ollig59, mais qui constituent des critères narratologiques et visent peut-être moins aux contenus thématiques qu’aux structures narratives. Dans ce sens, le Conte du Graal de Chrétien de Troyes n’est sûrement pas un évangile. Il n’y est pas question de la vie de Jésus ni de ses œuvres. En revanche, le texte est souvent considéré comme ‘Bildungsroman’ et ce, parce que son discours est centré sur le personnage de Perceval et sur sa transformation. Néanmoins, un fossé sépare le ‘Bildungsroman’ de l’évangile. Mais cela n’empêche pas qu’il y ait un autre point qui, maintenant, ait à entrer en ligne de compte, et il s’agit de la seconde partie de la formule semi-figée « évangile du Graal ». En français, les évangiles apocryphes récemment retrouvés ne sont plus nommés « évangile de saint-Thomas », « évangile de Pierre » comme ceux dont la désignation est établie depuis longtemps – par exemple, l’Évangile de Nicodème – mais presque toujours Évangile selon Thomas, Évangile selon Judas, etc. Ce changement met en relief qu’il s’agit du type de génitif appelé genetivus subjectivus en latin, et qu’il est question d’un évangile fait et raconté par Thomas, Pierre ou Judas. Sont ainsi soulignés la participation d’un certain acteur dans l’action sainte et aussi un point de vue individuel de sa perception. Contrairement à cela, la formule « évangile du Graal » se sert d’un genetivus objectivus. Elle veut désigner, en effet, un texte qui est centré sur un objet saint nommé Graal et dans lequel la narration tourne autour de cet objet même. Dans un « évangile du Graal » toute action a pour point de départ le Graal et prend fin dans la révélation de ses fonctions sémantiques et pragmatiques. Dans ce contexte, il faut supposer que le 58 Voir pour cette notion : Jörg Frey et Jens Schröter, « Jesus in apokryphen Evangelienüberlieferungen : Zu Thema und Konzeption des vorliegenden Bandes », Jesus in apokryphen Evangelienüberlieferungen. Beiträge zu außerkanonischen Jesusüberlieferungen aus verschiedenen Sprach- und Kulturtraditionen, dir. iid., Tübingen, Mohr Siebeck, 2010, p. 3-30, p. 20. 59 Les études de Jean-René Valette, portant sur le fond théologique de tous les romans du Graal en général ainsi que sur la cléricalisation [du Roman] de l’Estoire dou Graal en particulier, sont désormais classiques : Jean-René Valette, La pensée du Graal. Fiction littéraire et théologie (xiie-xiiie siècle), Paris, Champion, 2008, surtout p. 29-36 (sur la question de l’apocryphie) et aussi p. 487-505 ( « La relique et l’image ») ; Jean-René Valette, « Robert de Boron et l’hybridation du Graal : discours laïc et discours clérical », Les genres au Moyen Âge. La question de l’hétérogénéité, dir. Hélène Charpentier et Valérie Fasseur, Méthode !, 17/2010, p. 133-145. Voir aussi l’étude de Thomas Ollig, Elemente christlicher Spiritualität im altfranzösischen Gralskorpus, Münster, Aschendorff, 2012, surtout p. 89-187. Cf. aussi not. 67 et 71.

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mot ‘évangile’ est utilisé plutôt dans le sens de ‘bonne nouvelle’, sens qui subsiste à côté de la signification générique. Dans cette acception, un ‘évangile du Graal’ ne laisserait donc pas forcément attendre une écriture qui soit conforme aux évangiles. Sous cette optique, on pourrait, peut-être, argumenter que le Conte du Graal est aussi une sorte d’« évangile du Graal », mais il n’y a pas de vraie nécessité. Cependant, il ne faut pas complètement négliger les relations intertextuelles qui lient aussi ce Conte aux textes apocryphes60. Parmi les premiers romans du Graal, il en est un, pourtant, dans lequel on peut repérer tant de traces d’une écriture des évangiles que l’on pourrait, à juste titre, comme l’a déjà prouvé Francesco Zambon, parler d’un « évangile » apocryphe. Huchet, en revanche, tout en utilisant la même notion, évoque plutôt une écriture néotestamentaire61. Pour être plus précis, [le Roman de] l’Estoire dou Graal de Robert de Boron se révèle être un ‘évangile selon Joseph’, et ce n’est peut-être pas par hasard si très tôt, le texte a aussi été appelé Joseph d’Arimathie. En effet, le rôle de Joseph y est moins celui d’un apôtre – bien que Valerie M. Lagorio en ait relevé quelques traits62 – que – de par la tradition judéo-chrétienne – celui d’un sauveur et « pourvoyeur du groupe » ainsi que d’un intermédiaire entre Dieu et les hommes63. Comme il reprend beaucoup de séquences narratives et, en fin de compte, l’écriture même d’un tel Évangile, tout en les soumettant à ses propres stratégies et fins argumentatives, [le Roman de] l’Estoire dou Graal, peut être considéré comme texte apocryphe au second degré. Dans le texte de Robert, le Graal, désigné de veissel – tout comme le récipient du sang dans la version courte de la Première Continuation du Perceval –, est d’abord rendu à Joseph par Pilate, en raison de l’amour de Joseph pour Jésus : « Lors prist Pilates le veissel/ Quant l’en souvint, si l’en fu bel ;/ Joseph

60 Que les romans arthuriens doivent beaucoup aux évangiles apocryphes, c’est une piste qui devrait être suivie de plus près. Voir dans ce sens les anciennes remarques de H. Williams : Harry F. Williams, « Apocryphal Gospels and Arthurian Romance », Zeitschrift für romanische Philologie, 75/1959, p. 124-131. 61 Voir Ch. Huchet, « Le Nom et l’image… », art. cit., p. 16 (conclusion) : « Robert de Boron n’a donc pas seulement christianisé le mythe du Graal hérité de Chrétien de Troyes, il a soumis la littérature à la logique de la Révélation et de l’écriture néotestamentaire. » 62 V. Lagorio, « Joseph of Arimathea… », art. cit. surtout p. 57-61. En ce qui concerne les questions du lignage de Joseph et leurs implications pour des textes de différents genres cf. aussi Catherine Daniel, « Les origines du royaume arthurien et de ses héros : l’établissement des preuves de la paternité ancestrale de Joseph dans les lignées de héros », Enfances arthuriennes. Actes du 2e Colloque arthurien de Rennes, 6-7 mars 2003, dir. Denis Hüe et Christine Ferlampin-Acher, Orléans, Paradigme, 2006, p. 269-289 ; ead., « De la parenté imaginaire à la parenté historique : la récupération du lignage d’Arthur et de Joseph d’Arimathie », L’imaginaire de la parenté dans le romans arthuriens (xiie-xive siècles). Colloque international CESCM, Poitiers (12 et 13 juin 2009), dir. Martin Aurell et Catalina Girbea, Turnhout, Brepols, 2010, p. 197-210. 63 Voir l’excellent article de Madeleine Le Merrer, « Figure de Joseph d’Arimathie : sa chasteté, sa proximité de Dieu », Images et signes de l’Orient dans l’Occident médiéval, dir. Chantal ConnochieBourgne, Aix-en-Provence, PUP (Presses universitaires de Provence), 1982, p. 229-252 ; cité d’après la nouvelle édition 2014 : http:/books.openedition.org/pup/2867, surtout les paragraphes 7-19 et 28-30 (« Joseph dans la tradition judéo-chrétienne : sa dimension politique »). La citation se trouve au début du paragraphe 65.

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apele, si li donne/ Et dist : – Mout amïez cel homme ? »/ Joseph respont : – Voir dit avez. » » (507-511)64 Ici, le texte initie, manifestement, la relation constitutive entre Joseph et Jésus, relation qui est, dès le début, formée par la transmission et par l’intermédiaire du Graal. Joseph, lors de la descente de la croix, recueille, dans le Graal, le sang coulant encore du corps et des plaies du Christ : « Or fu li sans touz receüz / Et ou veissel touz requeilluz. » (573-74) Joseph devient donc un véritable acteur à côté de Jésus, qui reste cependant toujours au premier plan. Plus tard, emprisonné par les juifs, Joseph se voit confier par Jésus la garde du veissel, qui, est soudain caractérisé comme « enseigne » : « En ten pouoir l’enseigne aras/ De ma mort, et la garderas » (847-48). Il est très clair, que le Joseph d’Arimathie adopte des motifs, des épisodes et des structures narratives qui sont constitutifs des évangiles apocryphes, et aussi de l’écriture qui s’y rattache. Comme l’Evangile selon Pierre et l‘Évangile selon Bartholomée, il traite un extrait de la vie de Jésus qui est l’histoire de la Passion. En fait, toute la première partie du Joseph suit étroitement l’Évangile de Nicodème. En 1993, Michel Zink a démontré, dans quelle mesure et à quel point le texte du Joseph suit, en effet, une version en vers qui ressemble à celle de son contemporain, André de Coutances, éditée par Gaston Paris et Alphonse Bos65. Dans notre contexte, il faut aussi souligner le fait que rien que les différents titres qui sont donnés, par exemple, aux versions courtes et en prose du texte français de l’Évangile de Nicodème dans les divers manuscrits prouvent à quel point cet Évangile lui-même tend déjà à se rattacher aux évangiles canoniques66. En se référant étroitement à cet Évangile, Robert de Boron cherche donc à se rattacher à une écriture qui se veut

64 Robert de Boron, Le Roman de l’Estoire Dou Graal, éd. William A. Nitze, Paris (CFMA), Champion, 1927. Toutes les citations proviennent de cette édition. Pour le rôle exceptionnel de Pilate dans ce texte, voir Francesco Zambon, « Pilato e il Graal », id., Metamorfosi del Graal, Rome, Carocci, 2012, p. 201-218. William A. Nitze sera le premier dans son édition de 1927 à recourir à ce titre qui est pourtant communément utilisé aujourd’hui. 65 Voir Michel Zink, « Robert de Boron, la nature du Graal et la poétique du salut », id., Poésie et conversion au Moyen Âge, Paris, PUF, 2003, p. 251-303, surtout p. 272. Voir aussi Alexandre Micha, « ‘Matière’ et ‘sen’ dans l’Estoire dou Graal de Robert de Boron », Romania, 89/1968, p. 457-480. Pour la relation entre l’Évangile de Nicodème et [le Roman de] l’Estoire dou Graal cf. aussi Emmanuèle Baumgartner, « Enfances du Graal », Enfances arthuriennes. Actes du 2e Colloque arthurien de Rennes, 6-7 mars 2003, dir. Denis Hüe et Christine Ferlampin-Acher, Orléans, Paradigme, 2006, p. 87-97 ; Lydie Lansard, « Interférences auctoriales et oscillations génériques à l’œuvre dans quelques réécritures en langue vernaculaire et en prose de l’Évangile de Nicodème », Les genres au Moyen Âge. La question de l’hétérogénéité, dir. Hélène Charpentier et Valérie Fasseur, Méthode !, 17/2010, p. 147-154. 66 Voir L’Evangile de Nicodème. Les versions courtes […], éd. cit., p. 15-18. Le texte des versions courtes et en prose est, par exemple, souvent appelé Passion. Pour les contextes de cette version tels qu’ils sont créés par les divers manuscrits voir O’Gorman, « The Gospel of Nicodemus […] », art. cit., p. 107 (« in most cases the Évangile figures as one element in larger compilations of pious material, sacred history, or hagiographical legends […] »). Le titre d’Évangile est plutôt rare et, en tout cas, n’apparaît qu’à la fin du xiie siècle (d’abord, dans des manuscrits latins), voir Zbigniew Izydorczyk, « The Evangelium Nicodemi in the Latin Middle Ages », The Medieval Gospel of Nicodemus. Texts, Intertexts, and Contexts in Western Europe, dir. id., Tempe, Arizona, Medieval & Renaissance Texts & Studies, 1997, p. 43-102, p. 76-77.

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la plus évangélique, et cela veut dire la plus néotestamentaire, possible67. De cette façon, il profite, en quelque sorte, de la grande autorité que possédait l’Évangile de Nicodème tout au long du Moyen Âge, et aussi de sa large acceptation en tant que texte important à côté des textes canoniques, histori(ographi)ques et patristiques68. Dans le texte de Robert, ce rattachement voulu à un statut équivalant à celui des écritures saintes se manifeste aussi très nettement quand le narrateur fait référence à son propre livre et à ses sources, le « grant livre […]/ Ou les estoires sunt escrites,/ Par les granz clers feites et dites. » (932-34)69 Le narrateur veut écrire sa propre « estoire », et, dans et par sa présentation narrative, le statut de son texte se voit autorisé par les premiers lecteurs qui sont aussi les témoins oculaires des merveilles du Graal : Li pueples qui la demoura/ A l’eure de tierce assena,/ Car quant a ce Graal iroient/ Aen service l’apeleroient./ Et, pour ce que la chose est voire,/ L’apelon dou Graal l’Estoire,/ Et le non dou Graal ara/ Des puis le tens de la en ça. (2679-86) C’est au vers 3151 que Joseph relate à son neveu Alain les explications du Graal sur l’Histoire Sainte qui doivent convertir ce dernier à la foi chrétienne : « Alein sen neveu apela,/ De chief en chief conté li ha/ Tout ce qu’il seut de Jhesucrist/ Et ce que la vouiz l’en eut dist. » (3151-54) Ensuite, le narrateur commente l’étendue de ce qu’il peut et veut narrer : « Meistres Roberz dist de Bouron,/ Se il voloit dire par non/ Tout ce qu’en cest livre afferroit,/ Presqu’à cent doubles doubleroit ». (3155-58) Ce qui est dit sur l’Histoire Sainte dans le discours du Graal y est implicitement mis en relation avec ce que relate la bible. La bible contient cent fois plus de matière et de détails de l’Histoire Sainte que le narrateur ne peut ni ne veut intégrer dans « cest livre ». Il ressort ici clairement que le narrateur distingue entre la totalité des écrits bibliques et son propre texte, non pas pour le contenu, mais pour la quantité. [Le Roman de] l’Estoire dou Graal est donc implicitement compté parmi les écrits saints et tend à s’y inscrire. Ceci est également révélateur pour la position importante qui y est accordée aux évangiles apocryphes. En outre, malgré la crainte de doubler le contenu du livre, la vie de Jésus ainsi que l’histoire du Vieux Testament sont narrées plusieurs fois, dans le Joseph. Le texte commence par donner, dans les 150 premiers vers, un aperçu des annonces faites

67 Voir A. Micha, « ‘Matière’ et ‘sen’… », art. cit., p. 473, pour le rattachement de l’Évangile de Nicodème à l’Évangile de Jean. Cf. aussi Catalina Girbea, Communiquer pour convertir dans les romans du Graal (xiie-xiiie siècles), Paris, Garnier, 2010, p. 157-161, pour les références bibliques dans les prologues du Conte du Graal et [du Roman de] l’Estoire dou Graal de Robert. 68 Voir Z. Izydorczyk, « The Evangelium Nicodemi […] », art. cit., p. 75-83 : « One reason why the EN was often felt to be in little need of justification or defense was that it was regarded as historical record of events, fortified as it was by alleged patristic authority and rooted in Christan tradition. […] As an independent record of Christ’s Passion, ‹triduum mortis›, and Resurrection, the EN was appreciated by medieval historians […]. » (citation : p. 79). 69 Voir F. Zambon, Robert de Boron…, op. cit., p. 19 ; E. Baumgartner, « Enfances du Graal », art. cit., p. 94.

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par les prophètes, l’Histoire Sainte depuis Adam et Eve ainsi que la conception et la naissance de Jésus70. Le narrateur semble, pourtant, avoir une idée précise de ce qu’il veut traiter, car, au vers 150, il annonce revenir à sa matiere : « Des or meis me couvient guenchir, / A ma matere revenir,/ De ce que me rememberrei, / Tant cum santé et pouoir ei. » (149-52) Ce qui suit dans la narration démontre que la matiere consiste, en effet, dans le récit de la vie et surtout de la passion du Christ ainsi que dans l’ordre d’aller conter la foi chrétienne dans le monde. Ceci prouve, de nouveau, que le Joseph peut être considéré comme un évangile apocryphe. La vie de Jésus est racontée derechef par Jésus lui-même, quand il vient voir Joseph en prison. Ce second récit fait aussi appel à la totalité de l’Histoire Sainte et souligne les connexions entre la vie et la passion du Christ et ce qui est relaté dans le Vieux Testament. De ce récit, Jésus passe directement à la transmission du Graal et à l’explication de la mission de Joseph en tant que futur gardien du Graal (719 ssq.)71. Le récit de la vie et de la mort de Jésus est donc étroitement lié à l’objet saint que constitue le Graal. Ce lien sera encore plus perceptible, quand, plus tard, Pilate sera interrogé par les Romains à la recherche d’un objet qui soit en prise directe avec le pouvoir du rédempteur. Cet objet sera trouvé, par la suite, dans le suaire tenu par Véronique. Pilate raconte, une troisième fois, la passion et la résurrection du Christ. Sa narration remplace, en quelque sorte, l’objet cherché, car, curieusement, il ne mentionne pas le Graal. L’objet du Graal représente pourtant le nucleus de la narration dans lequel confluent les différents types d’écriture : celle des évangiles et celle des romans. Il est enseigne et garant d’un texte qui est à mi-chemin entre un ‘conte du Graal’ et un évangile apocryphe. Pour conclure, il sera encore question de trois indices importants qui démontrent comment le texte du Joseph réussit à faire du Graal le noyau de ce croisement des genres et aussi le noyau des références à l’autorité sainte de l’hypertexte évangélique. Premièrement : au cours du texte, le Graal lui-même est intégré, au fur et à mesure, dans la narration de la vita de Jésus. Quand Joseph veut initier son neveu Alain aux fonctions de futur gardien du Graal, la voix de Jésus qui s’élève du Graal raconte une quatrième fois, assez rapidement, la vie et la passion du Christ (3017 sqq.). Mais cette fois-ci, les faits de Joseph et la transmission du Graal constituent une partie stable du récit de la passion : Conte li comment vins en terre,/ Comment eurent tout a moi guerre […]/ Comment tu de la crouiz m’ostas,/ Comment mes plaies me lavas,/ Comment ce veissel ci eüs/ Et le mien sanc y receüs,/ Comment tu fus des Juïs pris/ Et ou fonz de la chartre mis […] (3017-18 ; 3027-32)

70 Voir Rupert T. Pickens, « Histoire et commentaire chez Chrétien de Troyes et Robert de Boron: Robert de Boron et le livre de Philippe de Flandre », The Legacy of Chrétien de Troyes, dir. Norris J. Lacy, Douglas Kelly et Keith Busby, vol. 2, Amsterdam, Rodopi, 1988, p. 17-39, ici p. 26-27. 71 En ce qui concerne l’autorité de la voix de Jésus par rapport au destin et au comportement de Joseph cf. aussi Catalina Girbea, La Couronne ou l’auréole. Royauté terrestre et chevalerie celestielle dans la légende arthurienne (xiie-xiiie siècles), Turnhout, Brepols, 2007, p. 136.

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Par conséquent, l’Histoire Sainte sur laquelle est basé le romanz de Joseph est définitivement devenue une ‘estoire dou Graal’, et vice versa. De plus, c’est la voix de Jésus même qui, en fin de compte, autorise la vérité d’une réécriture évangélique du récit de la Passion72. Deuxièmement : le texte du Joseph élimine systématiquement toute trace de lance et aussi du personnage de Longin. Au vu de la présence (démontrée ci-dessus) de la sainte lance dans le discours des reliques et aussi dans les évangiles canoniques et apocryphes, il est impossible de supposer que la légende de Longin n’ait tout simplement pas été connue par l’auteur [du Roman] de l’Estoire dou Graal73. Cette omission est d’autant plus frappante que les versions en ancien français de l’Évangile de Nicodème, le Conte du Graal et la Première Continuation mentionnent bel et bien la lance et, souvent, aussi le nom de Longin. Il s’agit donc certainement d’une omission calculée de la part du Joseph pour faire ressortir le Graal et rien que lui. Nous pourrons démontrer toute l’importance de cette élimination systématique de la lance en étudiant de plus près un épisode du texte de Robert. Le récit de l’enlèvement de Jésus de la croix présente quelques particularités. La singularité la plus importante devant nous intéresser ici est le fait que la mention de la lance est carrément évitée. Et Jhesu de la crouiz osterent./ Joseph entre ses braz le prist,/ Tout souëf a terre le mist,/ Le cors atourna belement/ Et le lava mout nestement./ Endrementier qu’il le lavoit/ Vist le cler sanc qui decouroit/ De ses plaies, qui li seinnoient/ Pour ce que lavees estoient./ De la pierre adonc li membra/ Qui fendi quant li sans raia/ De sen costé, ou fu feruz. (550-561) Pour essayer de masquer la suppression de la lance, qui semble tout compte fait être un élément quasiment indispensable dès qu’un texte parle de « plaies », la blessure ayant fait couler le sang du Christ est tout de suite mise en rapport avec « la pierre […] qui fendi ». En changeant résolument son modèle principal, c’est-à-dire le texte de l’Évangile de Nicodème, [le Roman de] l’Estoire dou Graal essaie de remplacer l’objet saint par les conséquences immédiates de son utilisation et leur message figuré. Pour y arriver, l’auteur du texte n’hésite guère à modifier les relations de sens telles qu’elles étaient indiquées par le texte biblique74. Pour montrer à quel point cette omission devrait être contraire aux attentes, nous avions énuméré quelques attestations dans des textes du vie au xiie siècle. Au début du xiiie siècle, l’histoire de la lance est plus présente que celle du Graal, et on ne rappellera jamais assez la focalisation exclusive sur le Graal, hautement significative dans le Joseph. Troisièmement : la voix qui sort du Graal raconte l’Histoire Sainte dans sa version définitive, c’est-à-dire ayant intégré la transmission du Graal, les secrez del Graal et 72 Pourtant, il s’agit, bien sûr, d’une oralité qui est à la fois mise en scène et secondaire. Voir pour l’importance de la culture scripturale dans [le Roman de] l’Estoire dou Graal l’étude importante de Renate Blumenfeld-Kosinski, « Transgressing Boundaries : The Oral and the Written in Robert de Boron », Stanford French Review, 14/1990, p. 143-160. 73 Pourtant, cela est supposé par F. Zambon, Robert de Boron…, op. cit., p. 36. 74 Pour une autre interprétation, voir K. Burdach, Der Gral…, op. cit., p. 452.

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les futurs devoirs du lignage de Joseph. Le Graal produit donc lui-même un nouvel évangile plus complet. Ce faisant, il exerce aussi une fonction romanesque car il fait ressortir le récit, et ce littéralement par sa propre voix. Même si l’on veut donc rester – assez artificiellement – dans les termes du genre, il faudrait peut-être, pour [le Roman de] l’Estoire dou Graal, ajouter à la conception du croisement intergénérique l’idée de considérer le texte comme le premier représentant d’un nouveau genre – celui du roman du Graal. D’après nos résultats, il nous paraît, pourtant, plus approprié de le désigner comme l’un des premiers représentants d’une nouvelle matière décidément intergénérique, celle du Graal75.

75 Voir aussi notre article « Les débuts d’une matière : approches définitoires et éléments constitutifs de la ‘matière du Graal’ », La Notion de matière littéraire au Moyen Âge, dir. Christine Ferlampin-Acher et Catalina Girbea, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017, p. 491-503.

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Alain Corbellari

Chevaliers « au Lion », « aux lions » et sans lion Parcours d’un motif du xiie au xviie siècle

“The old man was dreaming about the lions.” (Hemingway1)

La fascination du Chevalier au lion de Chrétien de Troyes a été constante du Moyen Âge à nos jours : la reprise presque à l’identique du roman par Pierre Sala au début du xvie siècle, témoigne de la remarquable persistance d’un texte en vers à une époque ou le souvenir même d’un temps où les romans n’étaient pas en prose semblait avoir disparu. Au xxe siècle, des épisodes comme celui des pucelles du château de Pesme Aventure ont même trouvé une surprenante actualité dans le contexte du socialisme naissant2 ; et il n’est pas rare, aujourd’hui, que les amateurs de Chrétien de Troyes disent leur prédilection pour ce texte souvent crédité d’être le plus parfaitement composé et maîtrisé du maître champenois3. La gloire de cette réception doit cependant s’accommoder d’un fait massif qui est la maigreur de la postérité du personnage d’Yvain dans le roman médiéval, en particulier si on la compare à celles de Lancelot, de Tristan ou de Perceval. À cela, certes, l’argument de la perfection du Chevalier au Lion, roman parfaitement achevé et clos sur lui-même dont la réussite même décourage les récritures, offre peut-être une première réponse. Le Chevalier de la Charrette, avec sa fin ouverte (pour ne rien dire du Conte du graal !), se prêtait sans nul doute à d’autant plus de continuations et de reprises que l’amour du protagoniste pour la reine en personne était le type même de l’intrigue sans solution appelant nécessairement une suite, forcément déceptive, mais par là même d’autant plus fascinante et tentante à proposer.



1 « Le vieil homme rêvait de lions » (Ernest Hemingway, The Old Man and the Sea, dernière phrase). 2 Voir mon article « L’étonnante fortune des pucelles de Pesme Aventure : recherches sur la réception d’un épisode du Chevalier au Lion », Por s’onor croistre. Mélanges de langue et de littérature médiévales offerts à Pierre Kunstmann, éd. Yvan Lepage, Ottawa, David, 2008, p. 317-328. 3 Sur une vision « progressiste » de Chrétien, voir mon article « Chrétien de Troyes paternel et défricheur », Cultures courtoises en mouvement, éd. Isabelle Arseneau et Francis Gingras Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2011, p. 380-389.

Miroirs arthuriens entre images et mirages : actes du xxive Congrès de la Société Internationale Arthurienne, éd. par Catalina Girbea, Mihaela Voicu, Ioan Panzaru et. al., Turnhout, 2020 (Culture et société médiévales, 34), p. 109-116 © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.117111

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Pourtant, si la conclusion de sa diégèse, qui rabattait – d’une façon que d’aucuns pouvaient trouver décevante – l’ascèse incandescente de la fin’amor sur la sécurité relativement peu exaltante de la bone amor conjugale4, plusieurs éléments du Chevalier au lion n’en étaient pas moins promis à un bel avenir. Au premier rang de ces motifs figuraient la folie d’Yvain et le personnage du lion, éléments corollaires dans la mesure où la chute dans la démence trouvait son rachat, son assomption, dans le glorieux compagnonnage de l’animal christique et solaire5. Si le motif de la folie, dont Chrétien n’est certes pas l’inventeur – la folie de Merlin et sans doute celle de Tristan avaient précédé celle d’Yvain6 – a plus qu’amplement été glosé et ne m’intéressera pas ici, celui du lion, en revanche, a connu une fortune critique moindre, et m’a suggéré de reprendre le dossier à nouveaux frais. Un premier constat s’impose : les romans arthuriens qui, après Chrétien, font intervenir Yvain à titre de comparse ne mentionnent guère son lion. Du Tristan de Béroul à l’Escanor de Girart d’Amiens, Yvain est l’un des chevaliers de référence de la cour arthurienne : l’un des trois garants de l’héroïne chez Béroul, ambassadeur d’Arthur dans Escanor où il intervient à plusieurs reprises, il est bien présent dans Floriant et Florete, ainsi que dans Claris et Laris, et est mentionné en passant dans le Le Bel Inconnu, La Vengeance Raguidel, et même déjà dans les autres romans de Chrétien de Troyes, sans que jamais son lion ne soit ne fût-ce que mentionné. On fera le même constat sur les romans en prose où Yvain est assez présent, mais tout aussi dépourvu de son lion, réduit qu’il est – il faut bien le dire – à jouer les utilités. Dans sa thèse à paraître sur les prologues romanesques dérivés du Chevalier au lion, Olga Scherbakova propose, à propos d’un des romans qui assument avec le plus d’évidence l’héritage de Chrétien, une explication de ce phénomène d’oubli du lion, au moment où elle se penche sur Claris et Laris : Yvain, bien présent dans Claris et Laris, est privé de son lion, il ne le rencontre même jamais. […] c’est à Claris et Laris qu’il revient d’être assimilés, au cours des combats, à un lion attaquant sa proie. […] L’absence de l’animal signale qu’Yvain, désormais chevalier sans lion, n’est plus l’élu7. Ce seront donc Claris et Laris qui rencontreront des lions, lesquels seront cependant loin d’être exemplaires ; et, de fait, nous ne voyons rien d’autre dans l’épisode qui les met en scène qu’une épreuve qualifiante parmi d’autres, et les trois fauves que nos deux héros battront dans la forêt ne deviendront pas leurs compagnons d’armes. Il se joue entre Chrétien de Troyes et le roman anonyme qui, un siècle plus tard, se révèle à tant d’égards tributaire de sa manière et de sa matière une déperdition du



4 Sur mon usage de ces syntagmes, voir mon article « Retour sur l’amour courtois », Cahiers de Recherches Médiévales, 17/2009, p. 375-385. 5 Pour les connotations mythiques de l’épisode, voir Philippe Walter, Canicule. Essai de mythologie sur « Yvain » de Chrétien de Troyes, Paris, SEDES, 1988. 6 Voir Jean-Marie Fritz, Le Discours du fou au Moyen Âge, Paris, PUF, « Perspectives littéraires », 1992. 7 Olga Scherbakova, Dire le futur au Moyen Âge : du prologue au récit. Du Chevalier au Lion de Chrétien de Troyes au Chevalier au Lion de Pierre Sala, thèse dirigée par Jean-Claude Mühlethaler, Lausanne, 2014, p. 156.

c h e val i e r s « au l i o n  », « au x li o ns » e t sans li o n

sens symbolique qui rabat l’ambivalence christianienne de l’animal sur une pure négativité n’informant que l’une des deux postulations de son image biblique. « Est-il bon, est-il méchant ? » se demandait Yvain chez Chrétien de Troyes, avant de faire le pari – gagnant – de la loyauté de l’animal, alors que celui-ci est relégué, dans Claris et Laris, à un rôle, que l’on est tenté de dire « dépersonnalisant ». Double du héros, destiné à rivaliser d’humanité avec lui chez Chrétien, le lion n’est plus, dans le roman tardif, qu’une image du diable. C’est dans une tradition très différente que l’on retrouvera, à la même époque, le motif du lion compagnon, à savoir dans le roman lignagier anglo-normand de Gui de Warewick8. Nous sommes pour le coup complètement sortis du monde arthurien. Roman célébrant, avec des libertés considérables, les exploits d’un personnage de l’époque d’Édouard le Confesseur, structuré autour de l’idée de la séparation d’une famille, il contient un épisode qui va faire du héros, l’espace de quelques jours, un « chevalier au lion ». Bien introduit à la cour de l’empereur Henri d’Allemagne, avec qui il se promène par un temps « chaut cum en esté » (v. 4122), Gui est témoin d’un curieux spectacle : Esgardé unt en une pleine, Qui ert desuz une funtaine ; Venir veient un leun, Aler ne pot si le pas nun, La gule baé, mult par ert las, A grant peine alout le pas. Après iço virent un serpent, Qui le leun siweit forment (v. 4123-4130) On aura remarqué le motif de la fontaine, qui fait un clin d’œil supplémentaire à Chrétien de Troyes, dont aucun vers n’est cependant repris littéralement dans cet épisode. Le serpent est décrit en termes terrifiants, il est même carrément appelé « dragon » un peu plus loin (v. 4151) ; sans hésitation (contrairement à chez Chrétien), Gui décide d’aider le lion. Le serpent tué, la reconnaissance du lion est, plus explicitement encore que chez le maître champenois, comparée à celle d’un chien : Li leons a ses piez s’estent ; Gui le comença a manier, Par amur les oreilles freier, De sa main al flanc se feri. Li leuns errament sus sailli ; Dunc le comence a esjoir, Cum un levrer sur li saillir. (v. 4170-4176) Dès lors, Gui devient un « chevalier au lion », mais il n’aura guère le temps de partager ses exploits avec son compagnon animal. Contrairement à Yvain, Gui n’est

8 Gui de Warewick, roman du xiiie siècle, éd. par Alfred Ewert, Paris, Champion, « Classiques français du Moyen Âge », 1933 (2 vol.).

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pas, à ce moment de son aventure, seul au monde et en quête de reconnaissance : favori de l’empereur, dont il va épouser la fille, il est au contraire en butte à la jalousie des autres chevaliers, et son association avec le lion n’apparaît pas comme une promesse de gloire, mais comme la confirmation d’une bonne fortune que d’aucuns jugent, non sans raison, insolente. C’est pourquoi son moment d’apogée sera de courte durée, car nous ne sommes pas même, à ce moment du récit, à la moitié du roman. De fait, Gui va soudain se souvenir qu’il espère toujours après l’amie dont il a été séparée, la malheureuse Felice, dont le nom pourrait bien faire résonner celui de Fenice, l’héroïne du Cligès de Chrétien de Troyes, tant son amour semble toujours destiné à renaître. Gui se retire alors dans sa chambre, et son lion, comme celui d’Yvain, participe à sa douleur : Tel doel vit le leun faire Pur son seignur, qu’il vit doel traire, A grant peine manger voleit, Unc beste tel doel ne feseit. (v. 4269-4272) Gui se confie alors à son fidèle écuyer Heralt qui lui conseille d’accepter la fille de l’empereur, ce que notre héros refuse évidemment en reprochant à son confident de ne pas l’aimer comme il devrait, sous-entendant sans doute que le lion, lui, le comprend mieux. Au bout de quinze jours, Gui, se montre à nouveau, à la grande joie de toute la cour, exception faite d’un vil sénéchal jaloux de sa popularité, lequel, voyant par une fenêtre le lion dormir, va traîtreusement blesser l’animal d’un coup d’épée mortel. Ici encore le comportement humain du lion est frappant : Le leun s’en va de la curt pleignant, Ses buals aprés lui trainant A l’hostel sun seignur ala (v. 4349-4351) On pense à ces héros épiques, tels Vivien dans la Chanson de Guillaume, qui parviennent encore à se traîner, leurs tripes en mains, pour affronter plus noblement la mort. Gui va se plaindre à la cour ; une jeune fille qui a surpris le geste criminel du sénéchal lui apprend la vérité, et Gui trucide aussitôt le félon. Malheureusement un neveu de ce dernier fait à son tour la promesse de venger son oncle, et Gui, malgré le soutien de l’empereur qui continue à espérer qu’il épousera sa fille, préfère quitter la cour germanique pour ne pas voir son affaire dégénérer en vendetta féodale. En même temps, on ne peut s’empêcher de penser que cette triste aventure lui fournit un prétexte inespéré de refuser une alliance qu’il ne souhaite pas. L’empereur « des oilz pleure, si’n est dolent » (v. 4485) : est-ce aller trop loin que de mettre en parallèle ces larmes du souverain avec celles du lion ? Le fait est que non seulement l’un et l’autre soutiennent indéfectiblement le héros, mais, surtout, qu’ils en ont les moyens ; et la perte du lion annonce du même coup à Gui la fin de la protection impériale. Au sein de ce roman de près de 13’000 vers, l’épisode du lion n’occupe, envisagé dans sa plus large extension (de la rencontre de l’animal au nouvel exil de Gui), que 400 vers (41154520) et n’apparaît que comme un rebondissement assez secondaire de l’intrigue. En

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réalité, son importance symbolique est considérable. Il a été immédiatement précédé par un rêve : or, il n’y en a que deux dans tout le roman et l’on sait l’importance de ces manifestations surnaturelles dans le déroulement des narrations médiévales. Qui plus est, ce rêve déroge à une règle souvent observée : il n’est pas attribué à un personnage de haute naissance, mais à Heralt, l’écuyer, qui, resté à l’arrière de son maître, y voit celui-ci assailli par des ours et des… lions (!) « qui mult grant desturber li funt » (v. 4010). Arrivant alors à la rescousse, Heralt trouve en effet Gui aux prises avec une bande de Sarrasins et « qui se defent cum leun » (v. 4036, je souligne) ! Les assaillants sont heureusement mis en fuite et c’est dans la suite directe de cet épisode que Gui et ses hommes parviennent à la cour de l’empereur. La première leçon du trop bref compagnonnage de Gui avec son lion est certes qu’il ne sera pas plus un « chevalier au lion » que le successeur d’un empereur. Mais en quelque sorte, il parviendra à être mieux que cela, car il aura ainsi pu intérioriser à la fois les qualités de courage et de cœur du roi des animaux et de la dignité impériale. Tout se passe ici encore comme si le modèle du grand roman de Chrétien de Troyes – dont l’influence est évidente sur le récit de l’auteur anglo-normand anonyme – empêchait toute réutilisation trop précise de ce compagnonnage trop exemplaire pour être réédité. À la fin du Moyen Âge, le roman de Chrétien de Troyes connaîtra, on l’a rappelé, une résurrection inattendue sous la plume de Pierre Sala qui, supprimant certains épisodes de la fin du récit, maintiendra cependant à peu près intacts les principaux passages mettant en scène le lion. Mais le texte de Sala n’aura qu’une diffusion extrêmement limitée9 et il faut chercher ailleurs les raisons de la résurgence du motif du lion compagnon chez l’écrivain qui clora avec un éclat aussi incomparable qu’ambigu l’ère du roman chevaleresque. La réutilisation la plus célèbre, mais peut-être aussi la plus inattendue, du motif est en effet celle de… Cervantès ! Les hispanistes ont repéré depuis longtemps les deux épisodes du Don Quichotte qui entretiennent des liens intertextuels étroits avec l’œuvre de Chrétien de Troyes10. C’est d’abord, aux chapitres 46 et 47 de la première partie, l’enfermement du chevalier de la triste figure dans une charrette, qui inverse le geste paradoxal et volontaire de Lancelot et prélude à la conclusion du premier volet de ses aventures en lui offrant un retour au bercail peu glorieux mais empreint d’une sagesse qu’on lui espère quelque peu acquise. La seconde partie du roman nous montrera que ce n’était qu’une fausse sortie. C’est d’ailleurs également autour d’un chariot que se déroulera l’autre épisode

9 Voir à ce propos Jane H. M. Taylor, Rewriting Arthurian Romance in Renaissance France. From Manuscript to printed Book, Woodbridge, Brewer, 2014, p. 13-20. 10 La bibliographie sur les liens de Cervantès et de Chrétien de Troyes ne manque pas. Voir : Pedro Javier Pardo Garcia, « Cervantes y Chrétien de Troyes : novela, romance, y realidad », AIH Actas XI, 1992, p. 155-169 ; Jacques Joset, « Aquella tan honrada dueña Quintañona », AC, 34 (1998), p. 51-59 ; Florencia Calvo, « ’Otros modos de llevar a los encantados’ Cervantes y Chrétien de Troyes : el libro no leido ni visto ni oido por Don Quijote », Actas II – Asoc. Cervantistas, p. 379-386 ; Gloria B. Chicote et Lidia Amor, « El episodio de la Carreta : un viaje discursivo de Lanzarote entre Francia y España », Olivar, 9 (2007), p. 11-42. Pourtant, aussi étonnant que cela puisse paraître, aucune de ces contributions ne se penche sur l’épisode que nous glosons plus loin.

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faisant signe à Chrétien de Troyes, et qui nous intéressera seul ici. Au chapitre 17 de la seconde partie, don Quichotte, croise en effet un chariot orné de banderoles et contenant deux cages occupées par des lions offerts au roi d’Espagne par un prince musulman. Le conducteur du chariot ayant vanté à Don Quichotte la férocité des deux lions, notre héros décide de les combattre, mais il s’avère que les deux bêtes sont plus placides et inoffensives que des moutons et que la prouesse de Don Quichotte se résume à l’attente vaine d’une réaction des fauves. Nonobstant, et aidé en cela par le gardien complaisant qui fera aux compagnons de l’excentrique chevalier un récit horrifique de sa bravoure, Don Quichotte profite de cette aventure pour proférer l’une de ces harangues dont il a le secret (je me permets de citer la vieille traduction de Oudin et de Rosset qui, contemporaine de l’original, en conserve bien la saveur) : Que te semble de ceci, Sancho ? dit alors don Quichotte. Y a t-il des enchantements qui puissent nuire à la vraie vaillance ? les enchanteurs me peuvent bien ôter le succès de l’aventure, mais ils ne m’enlèveront jamais la valeur ni le courage ». Sancho donna les deux écus ; le charretier attela ses mules, et le gardien des lions, baisant les mains de don Quichotte, pour le remercier de sa libération, promit de raconter cette valeureuse prouesse au roi même, aussitôt qu’il arriverait à la cour. « Si par hasard, dit alors don Quichotte, Sa Majesté s’informe du nom de ce preux chevalier, vous lui direz que c’est le Chevalier aux Lions : car je veux désormais que le nom que je porte de Chevalier de la Triste-Figure se change en celui que je viens de dire. Or, en cela, j’imite et pratique l’ancienne coutume des chevaliers errants, qui changeaient leur noms quand ils voulaient, ou lorsque cela venait à propos11. L’aventure de Don Quichotte ne ressemble guère à celle d’Yvain, et pas beaucoup plus, au fond, à celles des héros qui, tels Claris et Laris, combattent des lions diaboliques, même si c’est à cette seconde catégorie que s’assimile Don Quichotte, persuadé que le courage des lions qu’il affronte ne peut que rejaillir sur sa personne, l’épisode ayant en outre eu la vertu d’inverser celui de la charrette qui concluait la première partie du roman : c’est Don Quichotte, maintenant, qui maintient en cage ses adversaires. Dans l’épisode de la charrette, il se réjouissait par ailleurs de revoir Dulcinée « de l’heureux sein de laquelle sortiraient les lionceaux, qui étaient ses enfants » (t. 1, p. 417, je souligne), preuve que l’imaginaire du lion obnubile son esprit. Le plus intéressant, dans l’extrait que l’on vient de citer, reste le titre que s’arroge notre héros : non pas chevalier au lion mais aux lions : le pluriel indique ici le surpassement (supposé) du héros de Chrétien de Troyes. Mais c’est ici qu’il faut rappeler – car ce détail signale l’emprunt sans ambiguïté – qu’il y a entre l’auteur champenois et le romancier castillan un intermédiaire et non des moindres : l’incontournable Amadis de Gaule, antérieur d’un siècle au Don Quichotte qui s’en réclame, on le sait, obsessionnellement. Le motif du lion y intervient en effet à deux reprises dans le premier livre. On voit tout d’abord les rois Perion de Gaule et Garinter de Petite

11 Michel Cervantès, L’Histoire de Don Quichotte de la Manche, trad. de l’espagnol par C. Oudin et François de Rosset (1614-1618), Paris, Flammarion, s. d., t. II, p. 100.

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Bretagne attaqués par un lion que Perion parvient à occire : la scène est très brève, mais, située dès le deuxième feuillet, elle n’est rien de moins que la première aventure de cet immense roman, qu’elle situe donc d’emblée sous le signe de l’animal dont nous traquons ici les apparitions. La seconde occurrence est tout aussi signifiante : c’est en effet sous l’apparence d’un « Chevalier armé, portant un escu painct a lyons rampans12 » qu’entre pour la première fois en scène nul autre que le héros du roman, dont le nom n’est dévoilé que quelques pages plus loin : Mais entendez qu’ainsi que Galaor devisoit avec Urgande, et le Chevalier des Lyons, l’une des damoyselles de Galaor, s’enquit tant à celles d’Urgande, qu’elle sceut que le chevalier des Lyons estoit Amadis filz du Roy Perion de Gaule, lequel Urgande avoit là fait venir, pour tirer à force d’armes son amy, que l’on detenoit prisonnier13. Dès lors, le nom d’Amadis se substituera à l’épithète « Chevalier des Lyons », comme les noms des protagonistes succédaient aux périphrases les désignant après la révélation de leur identité dans les romans de Chrétien de Troyes. L’auteur espagnol de l’Amadis original, de 1508, avait-il cette référence en tête ? On peut bien l’imaginer, mais le cheminement du motif jusqu’à son œuvre reste encore à éclairer14. Toujours est-il qu’il avait trouvé une solution originale à la question du compagnonnage léonin : c’est le père d’Amadis qui s’illustre dans un combat avec un lion, mis en exergue du roman dont son fils sera le héros, et c’est précisément celui-ci qui arborera sur ses armes – déclinaison symbolique d’un compagnonnage devenu virtuel – le signe glorieux présidant à sa destinée. Mais Don Quichotte, encore et toujours dans l’imitation amadisienne, fera un pas de plus : après tous ces personnages qui évitaient ou échouaient à devenir autrement que symboliquement des « chevaliers au lion », il s’arrogera le titre avec la plus-value, reprise à son héros fétiche, d’un doublement de l’emblème. Bon connaisseur, comme toujours, des traditions littéraires, le héros de Cervantès se réclamera avec emphase, dans la déclaration que nous avons citée, de « l’ancienne coutume des chevaliers errants », en assortissant leurs intentions d’une modalisation comique : « comme ils le voulaient » et « lorsque cela venait à propos » n’est en effet pas exactement la même chose ; et Don Quichotte se cache mal que le poids des circonstances l’emporte bien souvent sur la volonté propre des chevaliers. En l’occurrence, sa manière habituelle de faire flèche de tout bois lui permet de retourner à son avantage la plus insignifiante rencontre. Il n’empêche – et ceci doit être mis à son actif – qu’il ne pouvait deviner à l’avance que les lions seraient si apathiques et que, dans son intention au moins, il est bel et bien le preux chevalier qu’il croit être. Aussi ironique qu’il paraisse, l’épisode reste donc l’un des plus réellement héroïques 12 Je cite ici la traduction française d’Herberay des Essarts (1540) : Amadis de Gaule, livre 1, éd. par Michel Bideaux, Paris, Champion, 2006, p. 294. 13 Amadis de Gaule, éd. cit., p. 299. 14 Et ce d’autant plus qu’une autre référence a encore pu s’interposer dans l’esprit de Cervantès : on trouve en effet au début du troisième chant du Cantar del mio Cid (laisse 112) un bref épisode où le héros remet dans sa cage un lion échappé. Je remercie Juan Miguel Zarandona de m’avoir rendu attentif à ce passage.

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du chef-d’œuvre de Cervantès. Achevant le cycle arthurien à travers la médiation d’Amadis de Gaule, Don Quichotte ne se rèvèle donc peut-être pas si indigne qu’on pourrait le croire du premier Chevalier au lion ; mais il reste désespérément seul : perdu dans sa certitude de n’avoir pas failli à sa destinée, il nous offre, en l’attente de nouvelles incarnations15, le miroir déformant de cinq siècles de littérature.

15 Ajoutons ici quelques lignes en guise d’appendice sur une superbe adaptation en BD qui est tout simplement la première bande dessinée à reprendre la trame du Chevalier au Lion de Chrétien de Troyes : due au Suisse Maga (éditions Christofis Yannopoulos, 2013, site : christofis-yannopoulos. blogspot.com), cet album de petit format ne comprend, sur ses trente-deux pages, aucun dialogue et seulement seize phylactères narratifs ; l’essentiel est dit par des dessins concis et percutants en noir et blanc qui témoignent d’une imagination nourrie à un certain fantastique noir. La rencontre d’Yvain et du lion est narrée en cinq pages et demi (le sixième du total) au centre exact de l’album ; le serpent est devenu un dragon fantasmagorique, mais le lion est bien un lion : ses yeux sont à peine esquissés comme s’il était aveugle, ce qui répond à la face du héros dont les yeux sont, pour leur part, complètement mangés par l’ombre. À la fin de l’aventure, le lion s’efface : les trois dernières cases ne le font plus apparaître, mais la Laudine (elle aussi sans visage !) aux longs cheveux et à la robe tentaculaire, qui accueille le chevalier, ainsi que la forme des nuages de l’ultime illustration, nous montrent la transfiguration du lion à travers les symboles et valeurs auxquels s’identifie désormais la dignité chevaleresque enfin acquise d’Yvain. La quatrième de couverture fonctionne à cet égard comme une ultime métamorphose : un lion héraldique (sans lien graphique avec celui dessiné dans l’histoire) se superpose au château reconquis par Yvain.

Christophe Imperiali

La « relation critique » sous le signe percevalien

À plusieurs reprises, le Conte du Graal nous présente Perceval dans une position où il est sommé (plus ou moins implicitement) d’interpréter un phénomène pour en dégager le sens. C’est cette dimension herméneutique attachée à la figure de Perceval qui m’intéressera ici : après l’avoir rapidement épinglée chez Chrétien de Troyes, je tâcherai d’ouvrir la perspective à partir, en particulier, de la manière dont Yves Bonnefoy s’est saisi de la figure de Perceval, qu’il propose comme modèle à la fois pour le poète et, plus discrètement mais de façon sensible, pour l’herméneute également. Commençons donc par isoler, dans Le Conte du Graal, trois moments singuliers, que l’on peut voir comme trois « rébus » offerts à Perceval. Dans les trois cas, le verbe « voir » vient introduire la description d’un petit ensemble d’éléments du monde qui interpellent le jeune homme désireux d’y donner sens. Le premier arrive dès les premières pages. Perceval, dans la forêt, aperçoit cinq chevaliers : Et vit les haubers fremïans Et les elmes clers et luisans, Et vit le blanc et le vermeil Reluire contre le soleil (v. 1341-4)1 Il pense immédiatement avoir résolu le rébus : « Dieu et des anges » ! telle est sa solution, puisque sa mère lui a dit que c’étaient les plus belles choses au monde… Raté ! Celui qu’il prend pour Dieu lui souffle alors la solution : « chevaliers » (vv. 13871388). Face à ce nouveau mot, Perceval bombarde ledit chevalier de questions pour apprendre les noms de toutes les parties du « rébus » : la lance, l’écu, le haubert. Comme dit le chevalier : Ne me respont il ainc a droit, Ains demande de quanqu’il voit Coment a non et c’on en fait. (v. 1451-3)

1 Chrétien de Troyes, Le Roman de Perceval, ou Le Conte du graal, éd. William Roach, Genève, Droz, 1959. Tous les extraits du Conte du Graal sont cités d’après cette édition.

Miroirs arthuriens entre images et mirages : actes du xxive Congrès de la Société Internationale Arthurienne, éd. par Catalina Girbea, Mihaela Voicu, Ioan Panzaru et. al., Turnhout, 2020 (Culture et société médiévales, 34), p. 117-124 © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.117112

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Une fois qu’il a appris le nom et l’usage de chaque objet, il repart convaincu de savoir l’essentiel et d’avoir bien compris le sens de tous ces mots, et donc de la réalité complexe qu’ils composent, à savoir : la chevalerie. Les scènes qui suivent tirent une bonne part de leur caractère comique de cette illusion linguistique dans laquelle Perceval est plongé, convaincu de comprendre le sens des mots, alors qu’il reste en fait enfermé dans un rapport d’hyperlittéralité qui va le porter d’abord à voler des baisers à une jeune fille, puis à lui arracher sa bague en étant convaincu de suivre les conseils de sa mère. On retrouve peu après une même incapacité à dissocier la « lettre » de l’« esprit » lorsqu’il n’entend pas l’ironie dans le discours de Keu et qu’il part demander au Chevalier Vermeil ses armes, persuadé que Keu les lui a vraiment offertes. Plus tard, après avoir reçu une éducation chevaleresque, il se trouve confronté au deuxième de mes trois « rébus » : une lance qui saigne, un graal, un tailloir – le tout passant, « trespassant » et « retrespassant » devant ses yeux : Et li vallés les vit passer, Ne n’osa mie demander Del graal cui l’en en servoit (v. 4421-3) On retrouve le verbe « voir », la problématique du questionnement et celle de l’usage ou de la destination des objets. Mais cette fois-ci, Perceval connaît les noms des objets qui composent le rébus. Le problème est plus complexe. On est passé, si l’on veut, au niveau supérieur du déchiffrement du monde, et Perceval comprend bien qu’il ne suffit plus de savoir le nom d’une lance ni de connaître son usage habituel pour comprendre le sens qu’elle prend dans le cadre de cette conjonction singulière d’objets. On sait bien qu’à ce moment, Perceval s’interroge en lui-même mais se tait, que son silence lui sera vivement reproché, et qu’il attachera toute son ardeur à revenir sur les lieux de ce rébus pour interroger. Troisième « rébus » : sur une prairie enneigée, trois gouttes de sang. Si s’apoia desor sa lance Por esgarder cele samblance (v. 5575-6) Devant cette configuration matérielle, Perceval voit se lever l’absente, Blanchefleur – plus présente dans cette extase, d’une certaine manière, qu’elle ne l’avait été au moment où elle était vraiment en face de lui, mais où il n’avait pas compris ce qu’il voyait en elle. Il se révèle capable, pour la première fois mais avec une force extrême, d’appréhender une semblance comme telle et de laisser advenir une senefiance bouleversante qui n’est pas dans la chose elle-même (les gouttes de sang), mais qui est le fruit d’une appropriation par une conscience singulière d’un élément du monde – un élément qui, sous un regard, dans l’ici et le maintenant, se fait signe. Et ce signe fait sens pour celui qui l’a constitué comme signe. Avec ce vocabulaire, on voit que j’entre maintenant dans le vif de mon sujet : Perceval, dans cet épisode, produit un pur geste herméneutique : constituer un élément ou une série d’éléments en signe et donner à ce signe un sens.

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Remarquons, avant d’approfondir cette voie de la posture herméneutique, que c’est précisément cet enchaînement du signe et du sens qui ne s’était pas produit dans la scène du graal : les éléments du monde, dans leur intrigante conjonction, avaient un caractère assez manifeste de signe, mais Perceval n’avait pas su faire en sorte que ce signe débouche sur un sens. Le cortège mystérieux n’a pas dépassé l’état d’un rébus où les objets restent eux-mêmes et ne parviennent pas à se conjuguer pour, tous ensemble, faire signe et faire sens. Pour entrer dans l’analogie que je voudrais proposer, on pourrait comparer cette position « herméneutique » de Perceval avec celle du lecteur au moment de sa lecture. Pour le lecteur comme pour Perceval, la scène du graal est un mystère – et un mystère doté d’une certaine capacité de fascination. Comme Perceval, il nous est possible de poursuivre notre chemin (au fil du texte) en espérant qu’une réponse viendra plus tard ; mais nous pouvons aussi faire retour sur cet élément incompréhensible. Nous le pouvons, si nous lisons pour notre plaisir ; mais en tant que lecteurs critiques, nous le devons. C’est, d’une certaine façon, le choix qui s’offre à Perceval après les injonctions de la Demoiselle Hideuse : il pourrait, comme les autres chevaliers, aller quérir de nouvelles aventures (plaisir de l’aventure, qu’on peut mettre en lien avec une lecture pour le plaisir) ; mais, au lieu de cela, il dit « tot el » (v. 4’727), « tout autre chose », et il choisit le retour ; il choisit de mettre toute son énergie à revoir ce signe complexe et à poser, cette fois-ci, les questions qui lui permettront d’en dégager sinon le sens, tout au moins du sens. A ce titre, si les autres chevaliers peuvent être comparés à des lecteurs qui lisent « pour le plaisir », Perceval, dès ce moment, entre dans une quête d’élucidation, dans une quête de sens, qui le rapproche davantage d’un lecteur critique. Lorsqu’il cherche à définir les modalités de ce qu’il nomme la « relation critique », Jean Starobinski écrit ceci (que je suggère de lire en gardant en tête la double image de Perceval face au cortège du Graal et face aux gouttes de sang sur la neige) : L’œuvre, antérieurement à la lecture que j’en fais, n’est qu’une chose inerte : il m’est loisible, toutefois, de revenir aux multiples signes objectifs dont est composée cette chose, car je sais que j’y trouverai les garants matériels de ce qui fut, à l’instant de la lecture, ma sensation, mon émotion. […] Ces signes m’ont séduit, ils sont porteurs du sens qui s’est réalisé en moi : loin de récuser la séduction, loin d’oublier la révélation première du sens, je cherche à les comprendre, à les « thématiser » pour ma propre pensée, et je ne puis le faire avec quelque chance de réussite qu’à condition de lier étroitement le sens à son substrat verbal, la séduction à sa base formelle2. Un peu plus loin, Starobinski insiste sur l’attitude fondamentalement interrogative qui est requise du critique : Quand bien je sais ne pouvoir jamais atteindre l’auteur antérieur à son œuvre, j’ai le droit et le devoir d’interroger l’auteur dans son œuvre en demandant : qui

2 Jean Starobinski, La Relation critique. Essai, Paris, Gallimard, « Le Chemin », 1970, p. 16-17. Cet essai a été réédité en 2001 sous une forme nettement augmentée, mais compte tenu de la perspective qui m’intéresse ici, les termes de l’essai original me sont plus immédiatement utiles.

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parle ? Et je dois aussitôt me demander vers quel destinataire […] se dirige cette parole : à qui ou devant qui est-il parlé3 ? Demander, à propos du texte, « qui l’on en sert », en somme : tel serait le devoir de tout lecteur critique… Car Starobinski insiste sur le fait que la réflexion critique dépasse le savoir-faire technique sur lequel elle prend appui : Elle [la réflexion] consent à partir de plus bas – c’est-à-dire d’un parfait non-savoir, d’une parfaite ignorance – afin d’accéder à une compréhension plus vaste, pour laquelle l’aspect matériel et formel révélé par la technique n’est qu’une donnée fragmentaire, un constat partiel en attente d’interprétation4. Pour étayer le rapprochement que je propose ici entre l’activité de lecture critique et la posture herméneutique de Perceval – c’est-à-dire pour essayer de montrer que les rapprochements entre l’histoire de Perceval et les extraits théoriques que je viens de citer ne relèvent pas d’une pure rhétorique spécieuse – je voudrais me concentrer à présent sur un poète qui n’a pas caché l’admiration qu’il vouait à La Relation critique de Jean Starobinski, ni celle qu’il vouait au Conte du Graal : Yves Bonnefoy. Commençons par une citation de Bonnefoy, qu’à nouveau, je suggère de lire en ayant en tête l’errance dans laquelle Perceval choisit de s’engager pour retrouver, peut-être, un jour, le Château du Graal : Je prétends que rien n’est plus vrai, et plus raisonnable ainsi, que l’errance, car – est-il besoin de le dire ? – il n’est pas de méthode pour revenir au vrai lieu. Il est peut-être infiniment proche. Il est aussi infiniment éloigné. […] Le vrai lieu est donné par le hasard, mais au vrai lieu le hasard perdra son caractère d’énigme. Déjà, pour celui qui cherche, et même s’il sait bien qu’aucun chemin ne le guide, le monde autour de lui sera une demeure de signes. Le moindre objet, l’être le plus fugitif, par le bien qu’ils feront, réveilleront l’espoir d’un bien absolu. […] Sous les espèces du vrai lieu, des réalités élémentaires découvrent qu’elles débordent lieu et instant ; qu’elles sont moins de la nature de l’être que de celle du langage ; qu’elles peuvent entraîner tout ce qui apparaît auprès d’elles à nous parler à voix basse d’un imprévisible avenir5. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, Bonnefoy ne parle pas ici du Château du Graal. Dans cette conférence de 1959, titrée « L’Acte et le lieu de la poésie », il cherche rien moins qu’à donner une définition de ce qu’il appelle la poésie. Je poursuis la citation précédente : « J’ai retrouvé ce point où, par la grâce de l’avenir, réalité et langage ont rassemblé leurs pouvoirs. Et je dis que l’angoisse du vrai lieu est le serment de la poésie. »

3 Ibid., p. 23-24. 4 Ibid., p. 32. 5 Yves Bonnefoy, « L’Acte et le lieu de la poésie », L’Improbable, Paris, Mercure de France, 1959, p. 181-182.

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Sur la base de cette belle profession de foi, je pourrais évidemment chercher à montrer que Perceval apparaît à Bonnefoy comme une figure du poète. Je l’ai fait ailleurs, mais ici je voudrais en rester à la question de l’herméneutique. Revenons donc à ce rapport étrange qui se noue, aux abords du « vrai lieu », entre la réalité et le langage : les choses y sont « moins de la nature de l’être que de celle du langage », dit Bonnefoy. Notons que ce n’est que l’année suivante, en 1960, que Hans-Georg Gadamer publiera son ouvrage Vérité et méthode, dont on cite souvent la phrase clé : « l’être susceptible d’être compris est langage »6. Bonnefoy, dans sa définition de la poésie, apparaît comme un précurseur d’une question qui sera au cœur des débats de l’herméneutique dans les années 1960-70, en particulier chez Gadamer ou Ricoeur : l’imbrication, l’interpénétration de l’être et du langage. Certes, la question avait déjà été posée vivement, sur le terrain philosophique, par Heidegger ; Bonnefoy y arrive par un autre chemin, qui est celui du poète. Et ce chemin, on l’a vu, ressemble fort à celui que l’errance dicte au chevalier… une errance placée par Bonnefoy dans un monde qu’il définit comme une « terre gaste ». Il rejoint le mythe percevalien en décrivant The Waste Land de T. S. Eliot comme « le vrai mythe de la culture moderne »7, enchaînant sur une apologie de la faculté d’interroger qu’il appuie explicitement sur la question que Perceval doit poser au roi méhaignié. La terre gaste, c’est la déliaison des représentations, c’est un monde où rien ne parvient à faire sens. Marie Blaise l’a bien montré dans son livre Terres gastes. Fictions d’autorité et mélancolie. A propos du poème de T. S. Eliot, justement, elle montre que le texte mime, d’une certaine façon, la déliaison qui est le propre de la terre gaste. Et cette configuration textuelle la porte à formuler l’hypothèse suivante : Le lecteur subit l’épreuve de la dissociation du sens ; selon le fonctionnement du motif, il est donc celui qui peut rendre au système des représentations son efficacité. La présence des langues étrangères, le labyrinthe des significations créé par les notes, tout cela revêt, sous cet angle, un autre aspect : l’effet ainsi produit a pour conséquence de placer le lecteur toujours en deçà de la possibilité d’assembler les diverses significations pour produire un sens définitif. Tout fonctionne alors comme s’il s’agissait d’une mise en scène du défaut de savoir, assurant au lecteur la place du « nice »8. C’est donc à travers un geste herméneutique que ce lecteur-Perceval est susceptible de rétablir la hiérarchie des significations. Et pour cela, il part d’une position d’ignorance, de ce « non-savoir » qu’évoquait Starobinski, d’où il doit puiser la force d’interroger le monde plutôt que de subir son incohérence.

6 «  Sein, das verstanden werden kann, ist Sprache » ; cf. Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, Paris, Seuil, 1996, p. 500. 7 Y. Bonnefoy, « L’Acte… », op. cit., p. 170. 8 Marie Blaise, Terres gastes. Fictions d’autorité et mélancolie, Montpellier, Université Paul-Valéry Montpellier III, 2005, p. 299.

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Mais revenons à Bonnefoy : après avoir évoqué la terre gaste comme « le vrai mythe de la culture moderne », il poursuit en se demandant si cette désolation n’est pas l’effet du désespoir de l’homme plutôt que son origine : la stérilité ne serait alors que « la conséquence d’une “morne incuriosité” »9. Dans un ouvrage intitulé Le Graal sans la légende, paru en 2013 (donc plus d’un demi-siècle après la conférence que j'ai évoquée jusqu’ici), Bonnefoy revient sur l’idée que lorsque la réalité « cess[e] d’être pleinement pratiquée, d’être objet pour le cœur autant que pour l’intellect »10, elle devient une terre gaste. Et si Perceval est ici, plus clairement encore que dans la conférence de 1959, une figure du poète, c’est parce que c’est à lui qu’il revient, dit Bonnefoy, de percevoir la transcendance « au cœur même de l’immanence »11. Et voici comment il définit la transcendance : La transcendance, c’est simplement le propre de toute réalité, c’est l’évidence du surcroît de ce qui est sur toute idée que nous pouvons nous en faire par la voie de ses multiples aspects. Rien de plus que ce fond qu’en la chose ou nous-mêmes nous apercevons au-delà de nos coups de sonde, un fond qui suffit à rendre mystérieux un arbre, une pierre, un enfant qui joue, sans qu’il soit besoin d’imaginer en eux autre chose qu’eux, du divin, de la surnature12. On voit bien à cette définition que le geste poétique, qui consiste, selon le mot mallarméen de Bonnefoy, à « reprendre son bien à la religion »13, est une herméneutique en acte – et une herméneutique qui prend précisément le contre-pied de l’herméneutique religieuse. Tout un pan de l’herméneutique post-heideggérienne s’est consacré à la distinction entre deux types de « sens » auxquels l’interprétation serait susceptible de donner accès : pour le dire très sommairement, il y aurait d’un côté une herméneutique de l’explication, qui postule une vérité préexistante à mettre au jour – de la même manière que les sciences peuvent chercher des lois générales expliquant les phénomènes observés ; c’est cette forme que prend la première grande entreprise interprétative de notre culture : l’herméneutique biblique. Et puis, il y aurait une autre herméneutique, axée sur la compréhension plutôt que sur l’explication ; il ne s’agirait pas alors de découvrir la vérité cachée, le sens originel, mais de faire advenir un sens, indissociable de l’individu historique qui réalise ce sens en lui. Dans cette optique, la constitution d’un sens est un mouvement singulier, toujours susceptible d’être repris et de fournir des résultats nouveaux, parce que la vérité d’un signe est moins dans son origine que dans sa réception. Ainsi, Ricoeur pourra-t-il poser que « l’interprétation d’un texte s’achève dans l’interprétation de soi d’un sujet qui désormais se comprend mieux, se comprend autrement, ou même commence de se comprendre »14.

9 Y. Bonnefoy, « L’Acte… », op. cit., p. 170-171. 10 Y. Bonnefoy, Le Graal sans la légende, Paris, Galilée, 2013, p. 23. 11 Ibid., p. 55. 12 Ibid., p. 11. 13 Ibid., p. 9. 14 Paul Ricoeur, Du Texte à l’action, Paris, Seuil, 1986, p. 152.

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Cette dernière formule nous permet de revenir à Perceval : ne correspond-elle pas très bien, en effet, à la position de notre jeune chevalier face aux gouttes de sang ? Perceval « commence de se comprendre » devant ce « texte » – et le sens que Ricoeur donne au mot « texte » permet sans difficulté de l’étendre à des gouttes de sang sur de la neige. Cet épisode, d’ailleurs, permet d’exemplifier par une illustration schématique la dichotomie que je viens d’esquisser : pour une herméneutique « théologisante », il s’agirait de produire une lecture allégorique (du type de celles qui sont omniprésentes dans La Queste del Sainct Graal par exemple) : on postulerait que ces signes ont un sens en soi qu’il appartient à Perceval de découvrir. Un sens « en soi », dans l’univers diégétique, cela voudrait dire : un sens déterminé par la Providence divine. Et si l'on se décale sur le terrain du lecteur, la position analogue consisterait à chercher le sens que Chrétien aurait délibérément caché sous la lettre cryptique de son texte. Dans les deux cas, la configuration veut dire quelque chose et il appartient à celui qui « lit » de saisir ce sens. La seconde approche herméneutique, en revanche, se soucierait peu de savoir si c’est Dieu qui a voulu la conjonction, sur une neige hors de saison, d’une oie égarée et d’un faucon matinal pour que Perceval voie ce qu’il voit. L’important serait l’effet de révélation que cette configuration, à ce moment singulier, produit sur Perceval, ainsi que le sens que lui-même élabore dans ces circonstances. Les gouttes de sang n’auraient donc pas un sens en soi, mais en auraient un pour Perceval. Transposée du côté du lecteur, une telle approche dispense du souci philologique de la vérité originaire ou de l’intentio auctoris et permet d’envisager de nouvelles interprétations, renouvelant le sens d’une configuration narrative. Bonnefoy, on s’en doute, se situe résolument dans le second camp ; son idée d’une transcendance dans l’immanence implique une herméneutique phénoménologique, où l’intensité du sens ne surgit que dans le rapport singulier de l’individu et du monde, ici et maintenant, et justement par la neutralisation de toute vérité supérieure ou préexistante. On comprend aussi que le type de rapport au monde impliqué par l’une et l’autre de ces positions varie considérablement. Lorsqu’il oppose une herméneutique littéraire à ce qu’il appelle précisément une « herméneutique théologique », Hans Robert Jauss pose comme « premier commandement » de cette dernière l’interdiction suivante : « jamais tu ne m’interrogeras ! »15. L’herméneute correspondant à ce modèle n’interroge pas : il délivre des réponses. Son patron est sans doute Œdipe, le forceur d’énigmes, celui dont la gloire est de comprendre ce qui était caché et de marquer cette compréhension par une réponse. Il y avait une « vérité cachée » dans l’énigme du Sphinx ; il l’a dégagée de l’inexprimé, de l’impensé, pour la faire advenir à la conscience claire de la raison. Confronté à un signe complexe comme le cortège du Graal, un Œdipe aurait à donner une explication générale convaincante, qui révèlerait la vérité de ce « rébus ». Sans doute une certaine critique philologique ou positiviste pourrait-elle se réclamer d’un tel patronage. Et les débats critiques relatifs au cortège du Graal nous donnent à voir bien des 15 Hans Robert Jauss, Pour une herméneutique littéraire, Paris, Gallimard, 1988, p. 43.

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« Œdipes » de l’interprétation littéraire en tous ceux qui ont pu affirmer détenir la solution du mystère. Or Jauss comme Gadamer consacrent de fort belles pages16 au caractère fondateur du questionnement. Gadamer écrit ainsi que « l’apparition d’une question ouvre, comme par effraction, l’être que l’on interroge ». Corollairement, « un discours qui prétend "ouvrir" quelque chose requiert la question qui y pénètre comme par effraction »17. Et cette question, pour être une vraie question, doit partir d’un « non-savoir déterminé »18 c’est-à-dire d’un non-savoir conscient d’être un non-savoir. Bref : c’est là tout le contraire de la posture œdipienne mais une description assez précise de ce qui se joue chez celui que Lévi-Strauss définit comme un « Œdipe inversé »19 : Perceval. S’étonnera-t-on, dès lors, que Bonnefoy estime que « l’Occident a mal commencé avec Œdipe » ? Et qu’il lui oppose « le Perceval en nous d’une conscience à venir », qui « n’aurait pas à se demander ce que sont les choses ou les êtres, mais pourquoi ils sont dans ce lieu que nous tenons pour le nôtre et quelle obscure réponse ils réservent à notre voix »20 ? À une réponse, il oppose non seulement une question, mais une question qui a pour particularité d’appréhender les choses moins comme essences que comme signes, c’est-à-dire comme « réponses » à des questions qu’il s’agit de poser. Cette définition du système de signes comme réponse n’est pas sans rappeler la façon dont Jauss définit les grands mythes : il considère en effet chacun d’eux comme une réponse toute prête, qui, au fil du temps, répond à des questions sans cesse renouvelées et « peut, à chaque nouvelle formulation de la question, atteindre une signification encore différente »21. Ainsi en est-il du mythe de Perceval comme de celui d’Œdipe, réponses fixes à des questions variables. Mais l’herméneute qui s’attache à reformuler ces questions pour faire surgir des sens nouveaux ressemble assurément plus à Perceval face au Graal qu’à Œdipe face au Sphinx.

16 Voir notamment H.-G. Gadamer, Vérité…, op. cit. p. 385-402 et H. R. Jauss, Pour une herméneutique…, op. cit. p. 52-72. 17 H.-G. Gadamer, Vérité…, op. cit., p. 386. 18 Ibid., p. 389. 19 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, 1973, p. 34. 20  Y. Bonnefoy, « L’Acte… », op. cit., p. 171. 21 H. R. Jauss, Pour une herméneutique…, op. cit., p. 43.

Anna Kukułka-Wojtasik

Quelques aspects de la grammaire narrative du récit médiéval Les stéréotypes végétaux et animaliers dans la construction des personnages et de la trame de l’intrigue. D’après Le Chevalier de la Charrette et Le Conte du Graal de Chrétien de Troyes

« Le personnage du roman (…) se construit progressivement par des notations figuratives consécutives et diffuses le long du texte, et ne déploie sa figure complète qu’à la dernière page, grâce à la mémorisation opérée par le lecteur »1. Dans le récit médiéval qui semble appartenir aux récits plus ou moins mythiques, donc codés, la construction du personnage, s’il est nommé, est immédiate, nous savons qui est Roland et qui est Ganelon, cela fait partie de la compétence culturelle du récepteur. Cependant, selon Ph. Hamon, la redondance, dans le sens du rappel structural de la caractéristique du personnage et de sa fonction actantielle, est nécessaire pour l’élaboration de la trame du récit. Le récepteur en a besoin pour suivre l’intrigue et identifier les héros, les bons et les mauvais, autrement dit, pour conserver et transformer le sens. Les formalistes russes nomment ces rappels des procédés de « caractéristique indirecte »2. Dans la littérature médiévale ces procédés se réfèrent de façon récurrente à la symbolique animalière et végétale qui s’y trouve universellement présente. Le clerc médiéval, auteur, souvent anonyme, de romans, est un écrivain sobre, habitué à la concision. Ses descriptions sont succinctes, rares et jamais gratuites. La vision allégorique de l’univers résultant de l’exégèse des Ecritures saintes l’incline à voir le monde comme un livre ouvert écrit par Dieu. Tout ce qui existe possède son propre sens, qu’il faut trouver sous « l’apparence trompeuse des choses »3 : il existe une vérité cachée surajoutée à celle qu’on perçoit à première vue. Dans la structure



1 A. J. Greimas, « Les actants, les acteurs et les figures », Sémiotique narrative et textuelle, ouv. coll. Paris, Larousse, 1973, p. 174 (cité d’après Poétique du récit, ouv. coll. Paris, Seuil, Essais, 1977, p. 171). 2 Voir à ce sujet Ph. Hamon, « Statut sémiologique du personnage », Poétique du récit, op. cit., p. 115180. Il écrit p. 162 : « Un autre procédé très employé est celui du décor (milieu) ‘en accord’ (ou en désaccord) avec les sentiments ou les pensées des personnages : personnage heureux situé dans un ‘ locus amoenus’, personnage malheureux dans un lieu angoissant, etc. ». 3 Michel Pastoureau, Une Histoire symbolique du Moyen Âge occidental, Paris, Seuil, coll. La librairie du xxie siècle, 2004, p. 18.

Miroirs arthuriens entre images et mirages : actes du xxive Congrès de la Société Internationale Arthurienne, éd. par Catalina Girbea, Mihaela Voicu, Ioan Panzaru et. al., Turnhout, 2020 (Culture et société médiévales, 34), p. 125-136 © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.117113

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narrative, apparemment simpliste, la symbolique joue un rôle important, elle introduit des modalités parfois essentielles concernant l’intrigue et la construction psychologique et actantielle des protagonistes. Nous le montrerons sur l’exemple de deux romans de Chrétien de Troyes, tout en prenant comme fondement de notre examen la trame de la Chanson de Roland. Elle sera notre pierre de touche, puisque l’utilisation des motifs symboliques dans le système narratologique de ce chef-d’œuvre médiéval semble exemplaire dans sa pureté initiale. En voilà quelques illustrations : examinons d’abord l’épisode de l’ambassade de Ganelon chez le roi Marsile à Saragosse. Ganelon et Blancadrin, messager de Marsile, ont parcouru un long trajet, à travers le bois des oliviers : Guenes chevalchet suz une olive halte, Assemblet s’est as sarrazins messag(es) ; Mais Blancadrins ki envers lu s’atarget ; (Chanson de Roland, vs 366-68)4. Nous voyons Ganelon chevauchant sous de hauts oliviers : l’olivier possède sa propre symbolique, très ancienne, remontant au-delà de l’Antiquité gréco-latine aux mythes orientaux, celle de l’espoir et de la paix, et de la négociation5. L’auteur le mentionne, car un espoir de rétablir une sorte d’entente semblait présider au voyage de ces deux messagers. Mais il s’avéra vain : Tant chevalcherent Guenes e Blncandrins (…) Tant chevalcherent e veis e chemins Que en Sarraguce descendent suz un if. (vs 402-406). If – arbre de mauvais augure ! À côté un faldestoet out suz l’umbre d’un pin (vs 407) dans lequel était assis le roi Marsile. Le caractère néfaste de l’arrivée de Ganelon traître chez le roi Marsile est signalé par son arrêt sous un if. Nous savons qu’il est traître et que sa mission s’avèrera tragique dans ses conséquences : la symbolique végétale le confirme : ce n’est pas sans raison qu’il est descendu sous un if, ses intentions sont mauvaises tout comme l’if est toxique. L’if6, arbre de cimetière et de poteau, symbolise le mal et la mort. Vraisemblablement c’est sur l’if, cet arbre de mal fust (vs 3953), que seront pendus les parents et amis du traître Ganelon quand la culpabilité de celui-ci sera prouvée par le duel judiciaire. Le pin qui ombrageait le trône de Marsile symbolise la force et le pouvoir dont disposait le roi, mais situé à côté d’un if, ce pouvoir ne pouvait être qu’une force du mal. Les pourparlers entre les conseillers païens du roi Marsile et le messager de Charlemagne auront lieu dans un verger, autre lieu hautement symbolique. Le verger

4 La Chanson de Roland, présentation et traduction par Jean Dufournet, Paris, Flammarion, 1993. Toutes les citations de la Chanson de Roland se réfèrent à cette édition. 5 Cf. article Olivier dans le Dictionnaire des symboles de J. Chevalier, Paris, Laffont, 1996 : « Arbre d’une très grande richesse symbolique : paix, fécondité, purification, force, victoire et récompense ». 6 L’if est un arbre aux feuilles et aux fruits toxiques, et c’est cette toxicité qui est devenue sa propriété essentielle. D’après le Dictionnaire des symboles mentionné ci-dessus il est en même temps « le plus ancien des arbres » et une allégorie du mal : la roue d’Apocalypse celte était en bois d’if et un des noms du roi suprême d’Irlande était, en traduction, Ivocatus qui combat l’if.

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où poussent les arbres fruitiers, parfois en fleurs, parfois pliant sous le poids des fruits, est un endroit paisible, lieu de calme et de paix, propice aux amours, aux confessions intimes, aux pourparlers. Lieu de prédilection des femmes, il est un locus amoenus humanisé par excellence, cadre parfait pour la beauté et le bonheur. Le verger, notion stéréotypée dans la littérature médiévale, est fréquemment utilisé, soit dans son sens propre, soit, comme ici, inversé : Ganelon avec le roi Marsile et ses barons iront dans le verger, lieu de la paix, pour préparer la trahison : La purparolent la traïsun seinz dreit. (v. 511). Le verger devient ici le lieu d’un complot inique, sa symbolique est inversée. Voyons maintenant le réseau sémantique du trône de Charlemagne, protagoniste principal de la geste. Charlemagne reçoit les ambassadeurs de Marsile assis sur un trône d’or dans un grant verger (vs 103), sous un pin, près d’un églantier7. La symbolique de la description du siège de Charlemagne rajoute à la caractéristique officielle de l’empereur des informations capitales. Il se trouve dans un grand verger (locus amoenus), la taille et la verticalité du pin annoncent sa puissance et le caractère divin de son règne, tandis que le buisson d’églantier (rosa canina) fait penser à sa bonté et à sa bienfaisance en tant que défenseur de la chrétienté. La mention de l’or massif dont le trône était fait contribue à valoriser encore plus la puissance et la majesté de Charlemagne, empereur de la douce France : Desuz un pin, delez un eglenter, Un faldestoed i unt, fait tut d’or mer : La siet li reis ki dulce France tient. (v. 114-117). La chanson de geste est un chant guerrier qui glorifie le combat et la vaillance des chevaliers, donc un genre hostile par principe aux descriptions autres que celles d’exploits militaires, cependant dans la Chanson de Roland le champ de bataille est bien évoqué : nous y trouvons presque une peinture du paysage rudimentaire réduite, notons-le, à un seul motif récurrent : Halt sunt li pui e li val tenebrus, (v. 814)8. Le caractère de la campagne militaire est signalé par la verdure des prés et des prairies9 : l’herbe verte est mentionnée fréquemment dans la geste où elle sert de 7 L’églantier, rosa canina, est une plante médicinale, connue depuis l’Antiquité surtout pour ses qualités censées guérir la rage. Ainsi le buisson d’églantier poussant à côté du trône de Charlemagne pourrait symboliser son combat contre la rage qu’apportent les Sarrazins infidèles dont la mécréance infecte le corps sain du monde chrétien. Cf. A. Kukulka-Wojtasik, « Arbres, fleurs et autre végétal dans la symbolique médiévale. D’après l’exemple de la Chanson de Roland et des romans courtois choisis du xiie siècle : Le Roman de Thèbes, Le Chevalier de la Charrette, Partenopeu de Blois et Le Roman d’Alexandre », in I. Trivisani-Moreau, A.-N. Taïbi, C. Oghina-Pavie éds, Traces du Végétal, Nouvelles Recherches sur l`Imaginaire, Presses Universitaires de Rennes, 2015, 253 -266. 8 La Chanson de Roland, présentation et traduction par Jean Dufournet, Paris, Flammarion, 1993. Toutes les citations de la Chanson de Roland se réfèrent à cette édition. 9 Nous pouvons parler du paysage vert, naturel de la Chanson par opposition à celui du roman courtois qui semble négliger la nature au profit du paysage humain, urbain et domestique.

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fond de décor à la mêlée : il en coule tant de sang que la couleur verte disparaît. Le sang rouge clair répandu parmi les blessés et les tués est si abondant (voir, entre autres vs 2236, 2269, 2273, 2358, 2448, 2573, 3972) que : L’erbe del camp, ki est verte e delgee Del sanc qu’en ist est tute envermeillee (v. 3389-3390). Les arbres apparaissent dans ce paysage rudimentaire dans des situations particulières, ils semblent constituer les éléments des topoï de puissance et de mort caractérisant les héros. Ils semblent des vecteurs fondamentaux du récit épique, comme dans cette scène, par exemple : Halt sunt li pui e mult halt les arbres. Quatre perruns i ad luisant de marbre. Sur l’erbe verte li quens comte Rollant se pasmet (v. 2271-73). Les arbres paraissent ici un signe annonciateur de la mort du protagoniste. Par leur verticalité, ils semblent indiquer le ciel, le chemin vers le paradis. L’image est profondément marquée, les quatre blocs de marbre symbolisent les bornes de la terre païenne, et Roland, défenseur du monde chrétien, garde jusque dans sa mort les frontières de « la douce France » : il mourra dans cet endroit la tête tournée vers l’Espagne sur un tertre, desuz un pin10 (vs 2375). Le monde animalier est réduit dans la Chanson aux chevaux11, qui ne sont pas décrits, mais possèdent presque tous un nom : ils gardent leur place de choix dans l’existence et le cœur des chevaliers dont ils sont, avec l’épée, les plus fidèles compagnons. Nous connaissons les noms des destriers et ceux des épées de presque tous les protagonistes, même de ceux de Ganelon12. En résumant, les motifs animaliers et végétaux se trouvent principalement dans la description du paysage qui dans la Chanson est principalement celui d’une campagne militaire. Ce paysage, dominé par la couleur verte et l’espace ouvert, est naturel. Les arbres et les arbustes que nous y rencontrons jouent leur rôle dans la caractérisation indirecte des personnages et des évènements. Les animaux ne sont pas décrits, mais les destriers, compagnons fidèles des chevaliers, ont tous droit à leur nom, ce qui les munit d’une forte personnalité sémantique. Nous verrons que dans l’univers du roman courtois, et tout particulièrement chez Chrétien de Troyes, cette symbolique,

10 Est-il mort sous un ou sous deux pins ? L‘importance de Roland aurait réclamé plutôt deux pins, Vivien de la Chanson d’Aliscans est mort sous un pin dans un paysage aquatique. Vivien était neveu de Guillaume d’Orange tandis que Roland fut celui de Charlemagne et des anges sont descendus pour chercher son âme. Les avis sont partagés : il est dit au vers 2874 que les perrons sont ombragés par deux pins, ce que confirme le pluriel du vers 2271 (voir La chanson de Roland, Commentaires par J. Bédier, Paris, 1927, p. 224). 11 Dans les rêves de Charlemagne apparaissent plusieurs animaux, réels et fantastiques, ayant une signification prémonitoire (vs 2542-2568). La littérature à ce sujet est abondante, voir aussi, par exemple, outre les bibliographies, J. Ribard, Littérature et symbolisme, Paris, Champion, 1984. 12 Nous apprenons au moment où il part en mission pour Saragosse que son destrier s’appelle Tachebrun et son épée Murglies (vv. 346-347).

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si transparente et réaliste dans la geste, se modalisera et, tout en jouant son rôle dans la construction du personnage et du réseau actantiel, changera de nature et d’objet : elle deviendra magique, surnaturelle et, parfois, opaque, énigmatique jusqu’à en sembler indéchiffrable. Le chevalier de la charrette semble en être une illustration exemplaire. La quête de la reine fait parcourir à Lancelot des espaces considérables et vivre des aventures exceptionnelles : il traverse des forêts, sillonne des chemins et des sentiers. Cependant, il n’y a aucune information sur la route, nous n’y voyions ni paysages ni arbres, ni même de la verdure. Les aventures qui lui arrivent sur son chemin sont provoquées par des êtres particuliers, presque surréels, comme les demoiselles châtelaines de châteaux ensorcelés, les chevaliers défenseurs de gués, des chevaliers errants vindicatifs qui apparaissent et disparaissent au fur et à mesure que se déploie la trame de l’intrigue. Aucun besoin de décrire, de caractériser ces personnages : dans la hâte de la quête, récit submergé par le discours amoureux, le héros est trop pressé pour que le narrateur puisse ralentir l’intrigue par des précisions d’ordre psychologique ou actantiel. Le verger en tant que cadre privilégié de rencontres féminines disparaît complètement13, les demoiselles et les dames ne sont montrées que dans des circonstances d’aventure, soit en voyage, sur leur palefroi, soit dans leur château, où elles s’affairent à accueillir le chevalier invité. Aucune description, aucun paysage. Il existe cependant deux occurrences où le monde végétal vient introduire des renseignements importants et hautement symboliques sur le personnage et l’intrigue : le sureau et le sycomore14. Les épisodes où ces deux motifs botaniques, peu conventionnels d’ailleurs, apparaissent, sont liés au personnage de Méléagant, fils du roi Bademagu. Ce grand chevalier15, puissant mais couard, ogre par sa taille et sa méchanceté, se réfère aux fleurs de sureau comme signes annonciateurs du printemps. Il lance une boutade, après avoir traîtreusement emprisonné Lancelot : Mes ainz que ne florissent seü Verrai ge, s’au ferir venons, S’au fet s’acorde li renons. (la renommée de Gauvain – note de l’auteur) (Le Chevalier de la Charrette, vs 6310-13)16. Le sureau, arbuste plutôt mal considéré, aux fleurs soit puantes, soit suaves jusqu’à la nausée, peut-il figurer le printemps17 ? Le roi Bademagu prend ces paroles traîtresses 13 Il en existe cependant au moins une occurrence : pour forcer la fenêtre de la reine, Lancelot doit passer par le verger sur lequel donne sa chambre (vs 4576-81). 14 Le sycomore apparaît pour la première fois dans le Roman d’Enéas, une dizaine d’années plus tôt. 15 Etre grand chevalier implique dans la symbolique courtoise une appartenance à la gent ignoble des ogres, dont Méléagant possédait tous les défauts. Voir : A. Kukułka-Wojtasik, « La particularité physique et sa symbolique dans l’œuvre de Chrétien de Troyes », in Recherches sur Imaginaire, Cahier XXXI, Angers, Presses de l’Université d’Angers, p. 57-69. 16 Chrétien de Troyes, Œuvres complètes, éd. Daniel Poirion, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1995. Toutes les citations de Chrétien de Troyes se réfèrent à cette édition. 17 Le sureau trouve sa place dans la mythologie celtique. Il semble symboliser le renouveau et l’évolution, mais en même temps il est assigné à la confusion due à la lutte pour la suprématie. Comme il était associé à la sorcellerie, on le considérait comme maléfique. D’après deux sources Internet : « L’Antre de Merlin et Hermes » et « L‘arbre sacré dans la culture celte ».

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de son fils pour une sottise (vs 6314-15). Tout porterait à croire que ces fleurs de sureau, représentant un faux symbole de printemps, apportent une caractéristique supplémentaire au personnage de Méléagant, qu’elles montrent puant et dégradé, mésestimé par son propre père. Le sycomore18 qui abrite le trône du roi Arthur paraît constituer une caractéristique inquiétante, entraînant des modalités considérables concernant à la fois le protagoniste et le réseau sémantique du récit. Cette caractéristique, autant symbolique qu’ambiguë, influe sur la construction du personnage du roi et sur la signification même du conte. Le roi installe son trône dans la lande devant son château, et au premier abord cet arbre séculier qu’est le sycomore semble faire partie du locus amoenus constituant le cadre du duel Lancelot- Méléagant. Cependant, le cadre idyllique de ce duel est faux, tout comme l’est la situation elle-même. Tous les protagonistes sont à blâmer : le roi Arthur garde une attitude perplexe face à Lancelot, amant de la reine, qui entraînera, on le sait, la ruine de son royaume ; Méléagant est fourbe et traître, et Lancelot lui-même, vassal à la fois fidèle et traître puisque coupable d’adultère, n’est plus un chevalier parfait. Arthur s’assoit, seul, sous un énorme sycomore, le plus beau qui existe : (…) Soz le sagremor gent et bel, Qui fu plantez del tans Abel, Sort une clere fontenele. Li graviers est e biax, et genz, Et clercs, con se ce fust argenz, Et li tuiax, si con ge cuit, De fin or esmeré et cuit ; Et cort par mi la lande à val, Antre deus bois, par mi un val. (Charrette, v. 6993-7008). L’auteur19 signale l’ancienneté et la noblesse de ce figuier d’Egypte aux réminiscences bibliques, mais non seulement il ne mentionne pas sa verticalité20, mais il place cet arbre sur une pente descendante semblant mettre l’accent sur la précarité du royaume d’Arthur qui approche son déclin. Le duel lui-même sera cruel et funeste : Lancelot coupera la tête à Méléagant vaincu, ce qui paraît contraire aux règles de la chevalerie courtoise. Signalons aussi que le roman finit sur cette scène : devait-elle faire réfléchir ses récepteurs ?

18 Chez Chrétien, le sycomore apparaît pour la première fois dans Erec, où il abrite le lit d’argent de l’amie de Mabonagrain dans le verger de la Joie de la Cour. D’après le Dictionnaire des symboles de J. Chevalier, le sycomore est un arbre symbolique évoqué dans la tradition orientale, en particulier égyptienne, où il assurait la protection des âmes outre-tombe. Pour la tradition occidentale et notamment pour Grégoire le Grand, le sycomore, ficus fatua, symbolise avant tout la vanité. Nous parlerons plus loin, p. 134 de cette occurrence du sycomore. 19 Notons que c’est Godefroi de Lagny qui est l’auteur de la seconde partie du roman. 20 Il n’est pas haut, comme les pins et les chênes que nous avons mentionnés, sa hauteur n’est pas signalée, bien que ce soit un arbre énorme.

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Les chevaux sont nombreux dans le conte, surmenés dans la quête impitoyable, fréquemment ils tombent morts de fatigue. Vite remplacés, jamais nommés, ils ne sont pas décrits21. Cependant, ils contribuent parfois à déterminer le sens de certaines péripéties, dépréciatives pour Lancelot. Le cheval propre du chevalier est un destrier, que dire donc du plus parfait des chevaliers mené sur une mule, installé là par une demoiselle qui le tient devant elle comme un enfant (vs 6650-6652) ? Ou de cet épisode où nous voyons Lancelot mené sur son cheval les pieds ligotés sous le ventre du cheval comme un voleur, scène qui annonce sa « malaventure » (vs 4138-4141) ? La monture, le cheval ou la mule, la posture qu’y tient le protagoniste semblent servir ici à montrer l’état de sa déchéance. Il y existe aussi des animaux fantastiques comme ces deux lions féroces, qui avaient l’air de garder l’autre rive du fleuve noir séparant le royaume du roi Bademagu du monde des vivants (vs 30393043). Œuvre de l’imagination, ils disparurent au moment où le chevalier parvint au bout du pont d’épée. Passons maintenant au dernier roman de Chrétien, laissé inachevé, Le conte du Graal. Si dans la Charrette les éléments végétaux et animaliers sont rares, ils sont d’une grande abondance dans le Graal. Leur symbolique change, ils appartiennent fréquemment au monde surnaturel et deviennent de plus en plus ambigus, illogiques, ironiques. Peut-on dire oniriques ? Examinons-en quelques exemples. Le conte commence par la description de la Gaste Forest, celle qui devait être déserte et dévastée, comme le désigne le sens même du mot gaste22. Le jeune Gallois, fils de la veuve, dame de la Gaste Forêt, s’y promène, juste avant de rencontrer les chevaliers qui doivent changer sa destinée. C’est l’image du printemps, les arbres fleurissent, les buissons se couvrent de feuilles, les prés redeviennent verts, les oiseaux chantent doucement : Et tote riens de joie anflame (Graal, v. 73). Les terres ne sont pas laissées en friche, les laboureurs avec douze bœufs et six herses sont occupés à semer de l’avoine (vs 81-84). Le jeune garçon sans nom s’y sent heureux, il laisse son cheval paître Par l’erbe fresche verdeant ; (v. 94). Il joue avec ses javelots dans cette forêt de chênes et de charmes (vs 106) quand il voit apparaître les chevaliers. La rencontre avec ces gens d’armes va bouleverser l’existence paisible du fils et de sa mère, ils ne reviendront jamais plus dans cette forêt si joyeuse. Le jeune garçon quittera la maison de sa mère pour devenir le chevalier Perceval et elle en mourra de chagrin. Cette image idyllique de la Gaste Forêt préfigure, contre le champ sémantique de l’adjectif « gaste », un paradis perdu, lieu de bonheur qui deviendra pour le jeune homme un objet de désir inaccessible : tout en désirant revenir chez sa mère il n’y parviendra jamais. Cette description d’une belle forêt fleurie et printanière, contraire à l’image d’une terre déserte, sèche et dévastée qui devrait être celle de la Gaste Forêt, serait-elle une vision onirique inversée du futur Perceval, dessein intentionnel du narrateur déviant

21 Il faut cependant mentionner les comparaisons : le cheval de Gauvain qui aura un nom dans le Graal, Gringalet (Graal, v. 6209), sera comparé à Bucéphale (Charrette, v. 6790). 22 D’après le Dictionnaire d’ancien français de Godefroy, p. 254 gas, gast/gaste signifie : chétif, misérable, inculte, aride, dévasté.

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le sens de son œuvre ? Le caractère non-pertinent de cette description semble mettre en doute (ironiser ?), dès le commencement, la « senefiance » du conte. Vu les cadres de cette intervention, notre examen doit rester fort sélectif, arrêtonsnous donc, juste à titre d’exemple, sur quelques aspects de la symbolique des arbres. Nous en trouverons ici plusieurs exemples : nous avons vu dans la Gaste Forêt des chênes et des charmes, nous en rencontrerons d’autres, déjà mentionnés ci-dessus, comme le pin ou le chêne, l’if et l’olivier, mais leur symbolique se disloque. Leur fonctionnement allégorique et symbolique, si strict dans notre modèle de la Chanson de Roland, se désagrège, devenant arbitraire, inquiétant dans son incohérence. Le seul arbre qui nous paraît nouveau est le charme : il n’est pas cependant nouveau dans l’univers arthurien23 : Chrétien l’a déjà introduit dans Erec et Enide. Les époux en quête d’aventure déjeunèrent dans son ombre, invités par l’écuyer hospitalier (Erec, vs 3167). Dans le Graal il deviendra l’arbre de Gauvain24 qui, s’abstenant de prendre part au tournoi de Tintagel, installa ses écus à côté de cet arbre. (vs 5055-5056). Il est aussi l’arbre de Perceval qui, arrivant chez l’ermite, attache son cheval à un charme (vs 6340). Dans la mythologie celte, le charme est l’arbre de la « bonne compagnie, du bon goût »25 ; Gauvain resterait donc dans les cadres du champ sémantique de sa personnalité courtoise, mais peut-on en dire autant de Perceval ? Les autres arbres, pin, chêne, if ou olivier, serviront de caractéristiques indirectes aux jeunes filles26 que rencontreront Perceval et Gauvain. C’est Perceval qui rencontrera la première demoiselle à la sortie du château du Roi Pêcheur. Elle pleurait assise sous un chêne, tenant dans ses bras son ami mort, décapité (Graal, vs 3428-3690). Cette demoiselle, dont nous ne connaîtrons pas le nom – comme d’ailleurs de toutes les autres jeunes filles qui resteront anonymes – jouera un rôle essentiel dans l’intrigue. Elle s’avèrera une cousine germaine de Perceval, à qui sa présence permettra de se rappeler soudainement son nom, il retrouvera son identité. Les renseignements qu’elle lui donne changeront radicalement son existence. Elle lui apprendra que sa mère était morte, qu’il a logé chez le Roi Pêcheur et qu’il a commis une grave faute s’abstenant de poser les questions qu’il fallait. Elle l’a même informé sur la nature de l’épée qu’il avait reçue du Roi Pêcheur. Le chêne sous lequel s’abrita la demoiselle n’apporte aucune modalité dans la trame du récit, mais il fait attribuer à cette jeune fille malheureuse rencontrée dans la forêt un air de noblesse puisque cet arbre, tout comme le pin, symbolise la force, le courage et la majesté. Passons maintenant à Gauvain qui trouvera sur son chemin trois jeunes filles sous trois arbres différents, déjà mentionnés : chêne, olivier et if. Il rencontre la première demoiselle à sa sortie de la tour où il fut assiégé par les bourgeois indignés par sa conduite. Il est seul maintenant, il a renvoyé sa suite et ses chevaux, ne gardant 23 C’est aussi la première apparition du mot charme (lat. carpinus) dans la langue française. 24 C’est sous un charme (chasne ?) que Gauvain est descendu du cheval arrivant au château (vs 4917). 25 Selon M. Pastoureau, op. cit., le charme était un arbre très prisé par les Celtes pour la qualité de son bois sûr et utile pour la construction des chars et des chariots. 26 Jusqu’à présent, ils gardèrent leur caractère viril, servant de caractéristique aux personnages masculins.

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que son cheval Gringalet27. Après avoir échappé de justesse à se battre en duel avec Guingambrésil, il reprend sa quête de la lance qui saigne. Suivant son chemin, il voit un chasne haut et grant/ Trop bien foillu por onbre randre. (Graal, vs 6424-25). Il s’approche, et il voit un écu, une lance et un petit palefroi qui ne pouvait pas servir de destrier à un chevalier. Surpris, il se dirige vers le chêne et voit une demoiselle pleurant un chevalier gravement blessé. Une aventure assez complexe en résultera, suivie d’un autre épisode dont nous parlerons plus loin. Le chêne dans cet épisode est haut et grand et offre une belle ombre, mais semble ne fournir de caractéristiques supplémentaires ni à la jeune fille ni à d’autres personnages. Son rôle était-il de servir d’appât à l’aventure ? Etre attiré par ce chêne haut et grand apporterait des ennuis à Gauvain. Il existe cependant une certaine redondance dans cette scène, car elle rappelle celle de Perceval qui, lui aussi, avait rencontré une demoiselle malheureuse avec un chevalier mort sous un chêne. Cet épisode conduira Gauvain à une autre rencontre. Descendant la pente jusqu’au pays de Galvoie, malgré les avertissements du chevalier blessé qui le prévenait d’un grand danger, il entra dans l’enceinte d’un beau château. Là, desoz un yf an un prael, il vit une demoiselle seule se regardant dans un miroir28. Sa peau était très blanche, comme la neige (vs 6676-6679). La demoiselle, n’arrêtant pas d’insulter Gauvain, lui demanda de lui ramener son palefroi qui se trouvait dans ce jardin. Il fut accueilli dans ce jardin se trouvant de l’autre côté d’un cours d’eau par un rassemblement de gens qui le plaignirent. Ignorant leurs plaintes Gauvin se dirigea vers le palefroi et quand il s’approcha de lui, il vit un grant chevalier (…) /Soz un olivier verdeant (vs 6782-83). C’était un chevalier de haute taille, menaçant et hostile. Gauvain, malgré les avertissements des gens et les menaces du grand chevalier à l’olivier, se saisit du palefroi noir et blanc et le ramena à la demoiselle. Ils reviennent ensuite ensemble sur leurs pas auprès du chevalier blessé. L’if, arbre du mal et de la mort, pourrait jouer son rôle de caractérisation indirecte, la jeune fille étant particulièrement méchante. Cependant, l’if est un arbre de cimetière, de forêt, pourquoi pousse-t-il dans un pré qui joue ici son rôle de locus amoenus où poussent habituellement des herbes et des fleurs ? Ce pré, lieu idéalisé de nature, est un lieu par excellence féminin, il pourrait symboliser la maison, le retour à la vie paisible, tandis que l’if est toxique, et, en tant que tel, mal considéré. Cependant, tout en symbolisant le mal, l’if possède aussi ses qualités : il reste vert toute l’année et vit si longtemps qu’il peut paraître immortel. Sa longévité est extraordinaire : il peut vivre

27 Nous l’avons déjà rencontré dans Erec (v. 4089), où gringalet était un nom commun, et non pas un nom propre. Gringalet semble posséder les caractéristiques d’un cheval surnaturel. Voir D. Poirion, Chrétien de Troyes, op. cit., p. 1370, note 3 de la p. 838. 28 Dans l’édition d’A . Hilka, Le Roman de Perceval, Li contes del graal, Chrétien de Troyes, W. Foerster éd., Halle, Niemayer, 1890 (réimp. Amsterdam, Rodopi, 1963), la Maligne Demoiselle à miroir se trouve sous un orme, autre arbre apparemment maléfique. Pour la première fois, il apparaît chez Chrétien dans le portrait de Cligès (vs 2748-52) où il est comparé à Narcisse admirant son reflet dans l’eau d’une fontaine sous un orme. CF. G. Chandès, Le serpent, la femme et l’épée. Recherches sur l’imagination symbolique d’un romancier médiéval : Chrétien de Troyes, Thèse de doctorat, Amsterdam, Rodopi, 1986, p. 157-158.

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jusqu’à 2500 ans. Tout en symbolisant la mort, il la nie par sa longévité ; faudrait-il donc considérer cet arbre paradoxal comme une sorte d’alpha et d’oméga, comme un symbole ambivalent, allégorie à la fois de vie et de mort ? Incohérent de par sa nature, il pouvait préfigurer l’autre monde où Gauvain venait de pénétrer, celui de ses aïeules. Il traduisait aussi la nature incongrue de la jeune fille, car de toute évidence, la demoiselle méchante était une fée, ce que trahissaient la blancheur de son teint et la peau bigarrée, noir et blanc, de son palefroi : l’if et le miroir qu’elle tient à la main contribuent à rendre sa caractéristique encore plus inquiétante. Le grand chevalier sous l’olivier, menaçant, semble posséder, vu sa grandeur signalée par le narrateur, des traits propres à l’ogre, donc cruauté et fourberie. Pourquoi donc est-il assis sous un olivier, arbre de paix et d’espoir, qui ne concorde nullement avec cette caractéristique ? L’olivier, dont la verdure nous fait penser au renouveau de printemps, donc à la vie éternelle, est sûrement un arbre bénéfique. Cependant l’olivier n’est pas, non plus, un arbre de jardin, mais plutôt de grands espaces, de bois, d’un verger à la rigueur. Quel est donc le message que semble passer la mention de cet arbre ? Insolite dans le jardin, il rend le personnage du grand chevalier encore plus insolite. Il faudrait admettre que le jardin et les personnages qui s’y trouvent marquent un autre monde, un monde étrange, fantasque, où tout est déconcertant. La signification de ce jardin de Gauvain ressort dans toute son incohérence voulue dans la comparaison avec cette autre image, empruntée au conte d’Erec et Enide, celle du verger merveilleux de la Joie de la Cour. Erec y pénètre invité par le roi qui le lui fait visiter. Ce verger n’est entouré d’aucun mur, mais clos par une couche d’air jouant le rôle d’une haie impénétrable. Le verger de la Joie est merveilleusement beau et bénéfique : les fleurs contribuent à sa beauté quasi céleste et la profusion des fruits mûrs à tout moment de l’année le rend prodigieusement utile ; des oiseaux de toutes espèces qui y volent divertissent les arrivants par leur beau chant ; il y a aussi des épices et des plantes médicinales pouvant guérir toutes les maladies. C’est un véritable locus amoenus humanisé, motif fréquent dans la littérature médiévale, remontant au livre d’Ezéchiel de l’Ancien Testament29, mais cette image paradisiaque est vite détruite par des éléments angoissants et macabres qui changent ce paradis en un lieu d’horreur. Au milieu du jardin se trouvait une rangée de pieux, signes barbares de la mort : mes une grant mervoille voit/ Qui poist faire grant peor/ Au plus riche conbateor, (…)/ Car devant ax sorpex aguz/ Avoit hiaumes luisanz et clers,/ Et voit de desoz les cerclers/ Paroir testes desoz chascu./ (Erec et Enide, vs 5770-5779). Il y avait encore un autre pieu aiguisé attendant la tête d’un chevalier inconnu. Erec comprit que ce pieu vide lui était destiné et le roi le confirma. Le second signe était un lit d’argent sous un sycomore sur lequel était couchée la cruelle demoiselle (vs 5876-5878). Le sycomore, arbre de vanité, devait abriter ses « amours névrotiques »30 avec son chevalier, gardien féroce du lieu : ce lit et ce sycomore paraissent insolites dans ce vergier idéal, mais ils ne sont que des

29 Celle d’un verger plein d’arbres fruitiers pliant sous les fruits toujours prêts à manger, arrosé par une fontaine d’eau divine (Livre d’Ezéchiel, 48, 35). 30 L’expression utilisée par Pierre Gallais, Joël Thomas, L’Arbre et la forêt dans l’Enéide’ et l’Eneas’. De la psyché antique à la psyché médiévale, Paris, Champion, 1997.

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signes annonciateurs d’événements qui rendront ce lieu paradisiaque un vrai lieu d’horreur. L’image idyllique et apparemment chrétienne devient cauchemardesque et païenne : d’abord le lit d’argent avec le sycomore, ensuite les pieux, symboles de mort cruelle et ostentatoire métamorphosent le paradis en terre maudite de mauvais rêves. Ne pouvons-nous pas dire, par analogie, que des éléments insolites se trouvant dans le jardin de Gauvain jouent un rôle pareil ? Ils sont des signes annonciateurs du danger guettant Gauvain dans ses futures aventures dans la terre des Aïeules. Les aventures de Gauvain dans le pays des Aïeules semblent former un conte à part. Leur dimension irréaliste, surnaturelle s’annonce clairement à partir de la chasse à la biche blanche (donc magique) (v. 5672-5703). Chasse manquée, car la biche s’échappe et le cheval de Gauvain perd un fer, ce qui l’oblige à chercher un maréchal ferrant. C’est ainsi qu’il rencontrera le roi Esclavalon et, auprès de sa sœur, une autre mésaventure. Juste libéré, en sortant du château, il rencontrera une demoiselle sous un chêne, mais avant qu’il la rencontre le lecteur suit l’épisode de la visite de Perceval chez son oncle Ermite, épisode long de plus de trois cents vers (v. 6213-6519) où nous perdons définitivement la trace du Fils du Veuve. Les aventures de Gauvain occuperont la dernière partie du conte qui, nous le savons, restera inachevé. Nous avons donc dans cette dernière partie, merveilleuse, aux dimensions plutôt prometteuses de 850 vers (vv. 6525-7370), trois arbres (if, olivier et chêne). L’épisode englobe une aventure amorcée par le chêne qui commence avec les péripéties du chevalier blessé, et continue avec celles liées à la Maligne Demoiselle et son palefroi, puis l’écuyer et sa rosse, jusqu’à la perte de Gringalet et puis sa récupération. La symbolique des stéréotypes végétaux et animaliers semble se disloquer, les motifs familiers et connus ne s’accordent plus avec leur sens commun. Cette symbolique déviée paraît signaler le passage vers un autre monde, régi par d’autres lois, soumises à une logique inconnue des mortels. Les récepteurs du conte sont ainsi prévenus : ils ne se trouvent plus dans un monde ordinaire. Tel semble être le rôle de ces éléments perturbateurs dans la construction narratologique. L’objectif du narrateur serait donc d’avertir ses lecteurs que les aventures contées sont surnaturelles, appartiennent à l’Autre Monde où Gauvain venait de pénétrer. Ces éléments témoignent aussi du goût baroque du narrateur champenois et de sa vision désenchantée de l’univers, ce qui, d’ailleurs, prouve ses tendances réalistes : il était conscient que le monde réel possédait bien ses parties d’ombre,où régnait le mal et le chaos,et il se sentait obligé à transmettre cette conscience à ses lecteurs.

Pour conclure L’examen de ces stéréotypes végétaux et animaliers choisis, bien loin d’être exhaustif, nous amène à deux constatations : non seulement la symbolique littéraire empruntée à la nature existe et semble universellement utilisée par le narrateur médiéval, mais aussi, une fois admise et acceptée, elle se montre une matière malléable sujette à des modifications dues à l’imaginaire créatif des narrateurs de l’époque. Les arbres et les animaux, – mais surtout les arbres, puisque c’est des arbres que nous avons parlé en particulier, – jouent un rôle important dans la construction du réseau sémantique et

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narratif du conte. Ils sont des vecteurs puissants dans la construction du personnage. Si cette symbolique semble transparente et bien assise dans la geste et le roman courtois d’inspiration réaliste, elle se disloque et devient fantaisiste dans ces romans de Chrétien de Troyes où le surnaturel prend le dessus sur l’ordinaire, comme, p.ex. dans Erec et Enide et Le Graal. L’usage insolite de la symbolique narrative « traditionnelle » avertit le lecteur de son irruption dans un univers inconnu, merveilleux, où les règles de l’intrigue et le comportement des protagonistes en usage dans l’univers commun, n’ont plus cours.

Bonnie Millar

Magic, Fantasy and Adventure Parodying Romance Motifs in King Arthur and King Cornwall

This study explores the discursive relationship between romance motifs and the ballad King Arthur and King Cornwall and goes on to analyse whether the ballad constitutes a gloss on these conventions. I will examine the way in which intertextual models rewritten within King Arthur and King Cornwall are parodied. This paper will attempt to tease out the effects created by allusions to other literary texts, genres and motifs. The ballad narrates a series of vows taken by Arthur’s knights, all of which are achieved through the assistance of a monstrous seven-headed sprite called Burlow Beanie. It plays with audience expectations alluding to the Green Knight with all his connotations. In fact Sir Bredbeddle, the green knight, is the chief protagonist in this short narrative. The series of vows is reminiscent of The Avowyng of Arthur, whilst the womanising behaviour of Gawain draws comparison with The Jeaste of Sir Gawain. Parallels to the monstrous Burlow Beanie are to be found in the Turke in The Turke and Sir Gawain, who helps Gawain in his tasks. King Arthur and King Cornwall survives in a single manuscript, British Library Additional Ms 27879, dating from c. 1650, a collection of late medieval and early Renaissance works. The manuscript is generally referred to as the Percy Folio due to its inclusion in the Bishop Thomas Percy collection. Regrettably due to manuscript damage, its current fragmentary from the text consists of just over 300 lines. The action is initiated with the taunts of Queen Guinevere. She claims to have knowledge of a castle and kingdom, both immeasurably superior to those of Arthur: Thus bespake lady Queen Guenever, And these were the words said shee: “I know where a Round Table is, thou noble king Is worth thy Round Table and other such three. “The trestle that stands under this Round Table,” she said “Lowe downe to the mould, It is worth thy Round Table thou worthy king, Thy halls, and all thy gold

Miroirs arthuriens entre images et mirages : actes du xxive Congrès de la Société Internationale Arthurienne, éd. par Catalina Girbea, Mihaela Voicu, Ioan Panzaru et. al., Turnhout, 2020 (Culture et société médiévales, 34), p. 137-147 © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.117114

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“The place where this Round Table stands in, It is worth thy castle, thy gold, thy fee And all good litle Britaine (l. 5-15)1 Having particularised the superiority of the foreign Round Table and castle, she asserts that Arthur will receive nothing from her until he seeks and finds it. This proves too much for Arthur and he swears never to sleep two consecutive nights until he sees this other Round Table. Arthur and four of his knights disguise themselves as simple pilgrims and commence their travels far and wide to find this wondrous place. In time the small band of travellers comes to the castle of the King of Cornwall where they are confronted with a proud porter wearing shoes and garments of gold. Upon probing the porter as to who might be the lord of the castle, the porter promptly responds that it is the munificent King of Cornwall, a lord bestowed with tremendous riches. Arthur duly solicits a night’s lodging and two repasts. In a comparable manner Gawain and the Turke in The Turke and Sir Gawain2 undertake a journey, a journey which opens with a series of deprivations, as the two protagonists suffer from lack of food and drink. Their plight intensifies when devoid of light they travel through a hill in an endeavour to reach the Otherworld, and are pounded by inclement weather (l. 51-71).3 Throughout these ordeals the Turke jeers at Gawain, highlighting the disparity between his present sorry condition and the exquisite life which he typically enjoys: Gawaine, where is all thy plenty? Yesterday thou wast served with dainty, And noe part thou wold give me… (l. 57-59)4 He concludes by expressing how in his judgment Arthur and his knights all need their prowess testing, which suggests that either they are not holding manifestedly true to chivalric ideals or that these values have been superseded:

1 All citations from Sir Gawain: Eleven Romances and Tales, dir. Thomas Hahn, TEAMS, Kalamazoo, Medieval Institute Publications, 1995. See further Jean E. Jost, “The Role of Violence in Aventure: ‘The Ballad of King Arthur and the King of Cornwall’ and ‘The Turke and Gowin’”. Arthurian Interpretations, 2.2/1998, p. 47-57. 2 The Turke and Sir Gawain is a popular romance in tail-rhyme stanzas, featuring many folk and traditional motifs, including an exchange of blows which sets in motion the testing of Gawain. 3 David C. Fowler, A Literary History of the Popular Ballad, Durham, N.C., Duke University Press, 1968, p. 139-140, 184 examines the origins of this journey and notes the parallels between its treatment in this Gawain romance, Thomas of Ersseldoune and folk tradition. The combination of romance and folk elements are further scrutinized by W. R. J. Barron in “Arthurian Romance” in A Companion to Romance: From Classical to Contemporary, dir. Corinne Saunders, Oxford: Blackwell Publishing, 2007, p. 65-84, who argues that this incorporation of folk material leads to the presence of parody, though he feels that this does not devalue the ideals of chivalry and courtesy. 4 All citations from Sir Gawain: Eleven Romances and Tales, dir. Thomas Hahn, TEAMS, Kalamazoo, Medieval Institute Publications, 1995.



m ag i c , fantasy and adve nt u re

But with buffett thou did me sore; Therefore thou shalt have mickle care, And adventures shalt thou see. I wold I had King Arthur heere, And many of thy fellowes in fere That behaves to try mastery. (l. 60-65) Once these physical tribulations, together with the verbal kneedling have been surmounted, Gawain is conducted into a sumptuous castle with a bountiful feast. Peculiarly, the castle appears to be unoccupied and the Turke urges him to refrain from availing of the food. Despite his incomprehension and exacerbation Gawain maintains his composure: Man, I marvell have That thou may none of these vittells spare, And here is soe great plentye. Yett have I more mervaile, by my fay, That I see neither man nor maid, Woman nor child soe free. (l. 88-94) As he handles the situation with courteous forbearance, he passes this test and the Turke ferries forth copious amounts of food and drink. Similarly, in King Arthur and King Cornwall the small band of weary adventurers are in time brought into the presence of the Cornish king and thereafter ensues a verbal interchange in which the merits and demerits of King Arthur and the King of Cornwall are weighed. In the course of the disputation the Cornish king claims to have been blessed with a daughter by King Arthur’s wife, who is the most beautiful lady upon whom one could hope to set eyes. Sayes, “Seven yeere I was clad and fed In Litle Brittaine, in a bower. I had a daughter by King Arthurs wife, That now is called my flower. For King Arthur, that kindly cockward, Hath none such in his bower. “For I durst sweare, and save my othe, That same lady soe bright, That a man that were laid on his death bed Wold open his eyes on her to have sight. (l. 91-102) Additionally he has in his possession a steed which far exceeds any that King Arthur holds. Once more King Arthur is treated with little reverence or respect.

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This verbal interchange is paralleled in Sir Gawain and the Carl of Carlisle5 when a hunting party from the Arthurian court decide to seek shelter in the Carl’s castle to wait out the treacherous weather conditions. Whilst evaluating this solution, Kay asserts that if the Carl causes any trouble they should thrash him. Gawain acquiesces with the proposal to seek shelter with some reservations as he is anxious not to offend or take liberties with the lord, suggesting that Kay should endeavour to be polite: Syr Gawen sayd, “So hav I blyse, I woll not geystyn ther magre ys, Thow I myght never so well, Yefe anny fayr wordus may us gayn To make the larde of us full fayn In his oun castell. Key, let be thy bostfull fare; Thow gost about to warke care, I say, so have I helle. I woll pray the good lorde, as I yow saye, Of herborow tyll tomorrow daye And of met and melle”. (l. 163-74)6 Thus a pattern is instigated with Gawain’s courteous behaviour and consideration of others set against Kay’s aggression and lack of civility and the Carl’s brutishness and foreignness. This contrasting feckless rudeness and measured courtesy is evident also in King Arthur and King Cornwall, as when settling down for the night after the debate, Arthur, still riled, vows to be the “bane” (l. 135) sworn enemy of the King of Cornwall. Gawain immediately emphasises the recklessness of this vow, drawing attention to their paucity of numbers in relation to the Cornish liege’s veritable army of supporters. This astuteness fails to deter him from in turn making a vow of his own. And then bespake Sir Gawaine the gay, And these were the words said hee: “Nay, seeing you have made such a hearty vow, Heere another vow make will I. He make mine avow to God And alsoe to the Trinity That I will have yonder faire lady To Little Brittaine with mee. He lose her homly to my hurt, And with her Ile werke my will.” (l. 147-56)

5 Sir Gawain and the Carl of Carlisle is a Northwest Midlands romance dating from the early fifteenth century. 6 All citations from Sir Gawain: Eleven Romances and Tales, dir. Thomas Hahn, TEAMS, Kalamazoo, Medieval Institute Publications, 1995.

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A further example of the combat/reconciliation narreme7 is Gawain’s conquest of Menealfe, a hostile knight and potential rapist, whom he then nominates for membership of the Round Table in The Avowyng of Arthur8 (l. 561-64), Gawain swears to keep watch all night at the Tarn Wathelene, a lake with an Otherworldly aura: the adventure he finds is to rescue a maiden from a knight who has already defeated Kay. With courtesy and forbearance Gawain rescues Kay from a mess of his own making; Kay has been captured by Menealfe having succumbed in battle, and put forward Gawain as his surety: “Sir, ate Tarne Wathelene Bidus me Sir Gauan, Is derwurthe on dese; Wold ye thethur be bowne Or ye turnut to the towne, He wold pay my rawunsone Wythowtyn delees .” (l. 338-44)9 Gawain defeats Menealfe, securing Kay’s release and gaining mastery over the strange knight and the nameless damsel he had held captive. Gawain, Kay, Menealfe and this lady rejoin Arthur and all return to court. Despite the circumstances Queen Guinevere is impressed by Menealfe’s prowess and demeanour and presents him to the King’s will. Gawain advocates Menealfe’s worthiness, and the outsider is duly integrated into the Arthurian brotherhood. Thus, although Menealfe initially posed a violent threat to Arthurian knights and was a seeming would-be rapist, he comes to be extolled as ‘dughti of dede’ (l. 562) and ‘blithe’ (l. 563). This contrast between exteriors and interiors, appearance and reality, is further highlighted in The Avowyng of Arthur through the testing of Baldwin’s vow; which is never to be jealous of a woman. Arthur arranges for a knight to spend the night with Baldwin’s wife and despite the circumstantial and anecdotal evidence suggesting the appearance of adultery Baldwin continues to believe in the internal loyalty and innocence of his lady. By way of explanation for his trust in his wife, Baldwin furnishes us with a short narrative detailing how three washer women resort to murdering each other through uncontrolled jealousy as they each wish to have the undivided attention of the five hundred men who occupy the castle in which they work. This 7 Cory James Rushton, The Character of Gawain in Middle English Literature, University of Victoria, MA Thesis, 2000, p. 33. 8 The Avowyng of Arthur is a sixteen-line tail-rhyme stanzas, extant in a single late fifteenth-century manuscript of South Lancashire origin. The action opens with a hunting scene which leads to Kay, Gawain, Arthur and Baldwin each making a vow and the rest of the narrative is concerned with the fulfilment of these vows. 9 All citations from Sir Gawain: Eleven Romances and Tales, dir. Thomas Hahn, TEAMS, Kalamazoo, Medieval Institute Publications, 1995. See further David Johnson, “The Real and the Ideal: Attitudes to Love and Chivalry in The Avowyng of Arthur”, Companion to Middle English Romance, dir. Henk Aertsen and Alasdair A. MacDonald, Amsterdam, VU University Press, 1990, p. 189-208; J. A. Burrow, “The Avowyng of King Arthur”, in Medieval Literature and Antiquities: Studies in Honor of Basil Cottle, dir. Myra Stokes and T. L. Burton, Woodbridge, Suffolk, D. S. Brewer, 1987, p. 99-109.



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narrative is used to convey the necessity of looking beyond appearances and of displaying restraint in one’s behaviour, both publicly and privately. Courtesy and its exponent Gawain are not without their limitations. Gawain’s courtesy in The Jeaste of Sir Gawain10 is qualified by his desire to be able to depart once he has satiated his sexual appetite with the lady. This draws upon his intertextual fame for his sexual liaisons and wooing of ladies. The language Gawain employs to describe his relationship reveals his lack of commitment and deep emotions (l. 30).11 Similarly in the ballad of King Arthur and King Cornwall sexual desire is explored through Gawain’s intentions with regard to the fairer sex. Not only does he vow to take King Cornwall’s daughter home, but in line 156 when he states “and with her Ile worke my will” his wider reputation beyond the ballad for being a lady’s man and indeed his rakishness in texts such as The Jeaste of Sir Gawain is brought into play. In The Jeaste of Sir Gawain, Gawain’s reputation together with that of his final opponent are reiterated at length before the commencement of their battle, although the fighting is only briefly related and terminates due to bad light. Sir Brandles advocates that they agree to recommence hostilities should they meet again, in case one of them “through myshappe” (l. 462) kills the other. He declares that they are both equal, Gawain’s reputation is intact and he is not in his debt. As Brandles has already sworn to his father to fight to the death, he “may none other do” (l. 470). Gawain’s horse is badly wounded and he has to walk back to court, and in order to travel in such a fashion he cuts off his heavy armour. A de-armed knight on foot is a travesty, since he is de-vested of the materiality of knighthood. In Trolius and Criseyde Chaucer dwells on Trolius’ scruffy attire and battered horse when he returns from battle, suggesting his “vulnerability”.12 He also rides “ful softely” and indeed two of the four portraits of him can be interpreted as demanning him, or qualifying his virility and prowess.13 Chivalric masculinity refers to more than an idealisation of prowess in battle and virility, encompassing as it does courtesy, mercy and piety. In medieval societies there was a desire/need for those in power to temper it with flexibility and compassion. Hence, the influence of certain feminine attributes on the masculine

10 The late fifteenth-century tail-rhyme romance, The Jeaste of Sir Gawain is concerned with the seduction of a lady and a series of combats between Gawain and the lady’s male family members. 11 All citations from Sir Gawain: Eleven Romances and Tales, dir. Thomas Hahn, TEAMS, Kalamazoo, Medieval Institute Publications, 1995. 12 Stephanie Dietrich, “Slydyng’ Masculinity in the Four Portraits of Troilus”, Masculinities in Chaucer: Approaches to Maleness in “The Canterbury Tales” and “Troilus and Criseyde”, dir. Peter G. Beidler, Cambridge, D. S. Brewer, 1998, p. 205-220 (esp. p. 210). 13 Stephanie Dietrich.at. cit., p. 210, 212. Vern L. Bullough, “On Being Male in the Middle Ages”, Medieval Masculinities: Regarding Men in the Middle Ages, dir. Clare A. Lees, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1994, p. 31-45 discusses the importance of male virility and the importance of satisfying the female in the sex act. James A. Schultz, “Bodies that don’t Matter: Heterosexuality before Heterosexuality in Gottfried’s Tristan”, Constructing Medieval Sexuality, dir. Karma Lochrie, Peggy McCracken, and James A. Schultz, Minneapolis, University of Minnesota Press, p. 91-110 elucidates how bodies are gendered through clothing and attire.

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gendered beings was considered beneficial.14 This can be seen through the popularity of Chaucer’s Tale of Melibee where Melibee and his wife Prudence debate responses to violence and the concept of “mastrie”.15 These issues are considered through discourse and allegory, writing them on “the wounded body of Melibee’s daughter, the silent woman in this tale,” a figuration of the body of Christ, which is linked to Melibee. Concepts of masculinity are not fixed and are constantly renegotiated.16 “Werylye” (l. 528) Gawain struggles homeward to provide a full report to his king. And after that tyme they never mette, more, Full gladde were those knightes therefore. So there was made the ende. (l. 533-535) This ignominious conclusion to the battle conveys a sense of pointlessness, of going through the motions and finding an escape clause. The inefficacy of violence is once more foregrounded in Sir Gawain and the Carl of Carlisle when a softly attired Gawain is subjected to a disconcerting test to take the Carl’s wife in his arms and kiss her before her husband. Gawain does as he is asked and is rewarded with the Carl’s daughter as lover and later as wife. The Carl is now a reformed character due to Gawain’s exemplary behaviour, relinquishing his aggressive ways and atoning for his sins by inaugurating a chantry chapel for the souls of all those whose lives he has taken: Al schal be welcome to me That comythe here by this way. And for alle these sowlys, I undirtake, A chauntery here wul I lete make, Ten prestis syngynge til domysday. (l. 545-549) With this the enchantment is dispelled and the Carl transformed from a giant to a noble knight who can join the Arthurian circle. In The Wedding of Sir Gawain and Dame Ragnelle17 the slovenly “ungodly” (l. 228) Dame Ragnelle with her physical imperfections (l. 231-245) generates both wonderment (l. 230) and consternation once it comes to light that Gawain is to marry her (l. l. 542-544, 567). She is deemed monstrous and as such a figure who should not appear in public, but should rather be kept hidden (l. 515-516, 570-571). Despite her association with the woods of Inglyswod, a wild place beyond the borders of the Arthurian court, she does not seem to be of low degree as she travels in style on a horse (246-248).

14 Daniel Rubey, “The Five Wounds of Melibee’s Daughter: Transforming Masculinities” Masculinities in Chaucer: Approaches to Maleness in the Canterbury Tales and Troilus and Criseyde, dir. Peter G. Beidler, Cambridge, D. S. Brewer, 1998, p. 157-171. 158. 15 Daniel Rubey….art. cit., p. 166. 16 Daniel Rubey….art. cit., p. 168, 170. 17 Two Gawain tales utilise the folk motif of the Loathly Lady, namely the c. 1500 tail-rhyme romance known as The Wedding of Sir Gawain and Dame Ragnelle and the ballad entitled The Marriage of Sir Gawain.

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The Marriage of Sir Gawain recounts a similar version of the story, depicting the female protagonist as a monstrous creature: Then there as shold have stood her mouth, Then there was sett her eye; The other was in her forhead fast, The way that she might see. Her nose was crooked and turned outward, Her mouth stood foule awry; A worse formed lady than shee was, Never man saw with his eye. (l. 57-640)18 Arthur finds her next to an oak tree and a holly bush and is rendered speechless, by being solicited by her. In the romance Ragnelle volunteers to assist the king if she can have Gawain as a husband. Arthur acquiesces, though he states that the final decision concerning the marriage rests with Gawain and he has severe misgivings. Arthur displays no such considerations and cavalierly grants the loathly lady Gawain as a husband in order to get what he desires. Later he attempts to hide his shameful disregard by merely informing Gawain in private and leaving it to the knight himself to make public the news of his impending nuptials. Upon the wedding night Ragnelle entices Gawain to behave like an attentive groom. He responds: “I wolle do more Then for to kysse, and God before!” (l. 638-639)19 Upon this a magical transformation takes place as Gawain finds himself talking to a beautiful young woman and is given the option of having her fair by day or by night. Gawain gallantly allows the lady to make the decision, thereby giving her the mastery, and with this the enchantment placed upon her by her wicked stepmother is removed and she remains a beauteous lady: And shold have bene oderwyse understond, Evyn tylle the best of Englond Had weddyd me verament, And also he shold geve me the sovereynte Of alle his body and goodes, sycurly. Thus was I disformyd; And thou, Sir Knight, curteys Gawen,

18 All citations from Sir Gawain: Eleven Romances and Tales, dir. Thomas Hahn, TEAMS, Kalamazoo, Medieval Institute Publications, 1995. 19 All citations from Sir Gawain: Eleven Romances and Tales, dir. Thomas Hahn, TEAMS, Kalamazoo, Medieval Institute Publications, 1995.

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Has gevyn me the sovereynte sertyn, That woll nott wrothe the erly ne late. (l. 694-702) They spend five happy devoted years together and are blessed with a son (l. 799801), but ultimately the marriage ends with the passing of the lady. The narrative comments that Gawain never achieved the same level of happiness with any of his other wives (832-834).20 In King Arthur and King Cornwall Sir Bredbeddle makes the third vow, namely to fight the monstrous seven-headed sprite they find hiding in their room, spying and listening to their conversation and to become its master. The fiend is depicted in truly outlandish terms with his many heads and fire-breathing: With that start out a lodly feend With seven heads, and one body; The fier towards the element flaugh Out of his mouth, where was great plenty. (l. 226-229) This overcoming of monstrosity and desire for mastery are motifs which can be found in a number of Gawain tales. And then bespake Sir Bredbeddle, And these were the words said he “Why I will wrestle with you lodly feend! God, my governor thou wilt bee.” (l. 160-163) A farcical fight ensues with Sir Bredbeddle opening the candle tub to release the monster. Then armed with the sword from Cologne, a Milanese knife and a Danish axe Bredbeddle battles the fiend. These weapons avail him little and one by one they break. But now is the knight left without any weapons And alacke! It was the more pitty But a surer weapon then had he one Had never lord in Christentye: And all was but one little booke – He found it by the side of the sea. He found it at the seaside, Wrucked upp in a floode;

20 The Middle English Gawain poems move from one adventure to another in which Gawain is responsible for first defeating an opponent, and then incorporating him into the central Arthurian world, usually with a display of courtesy and magnanimity. Thomas Hahn in his survey of “Gawain and Popular Chivalry in Britain”, A Companion to Arthurian Literature, dir. Heather Fulton, Chichester, West Sussex, Wiley-Blackwell, 2009, p. 218-234 (esp. p. 223, 225) draws attention to how Gawain ‘facilitates the extravagant adventures that happen around him’, arguing that his ‘exceptional performance of the precepts that bind everyday social existence thus conveys a stirring endorsement of the rightness of things as they are’.

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Our Lord had written it with His hands And sealed it with His bloode. (l. 184-93) He is reduced to a knight bereft of weapons like Gawain in The Jeaste of Sir Gawain, a knight lacking both his horse and armour. He uses the Bible to gain the mastery of the sprite and after some more machinations endeavours to have the sprite serve King Arthur. Sir Bredbeddle is revealed as the “Greene Knight”, drawing an allusion to the tale of Sir Gawain and the Green Knight. He now takes his place as a fully incorporated member of the Arthurian world. Transformation, especially transformation due to fighting or games including the delivering of blows, features in many Gawain tales. After enduring a great many ordeals in The Turke and Sir Gawain, the Turke requests a second blow from Gawain instead of delivering one to the Arthurian knight. With much misgiving Gawain concedes: That I forefend!… For I wold not have thee slaine For all the gold soe red. (l. 277-279) Gawain strikes off the Turke’s head, and at this juncture the stranger is reborn, reborn as a knight ready to take his place in Arthurian circles (l. 280-310). The knight, Sir Gromer nominates Gawain as the new King of man, a nomination Gawain declines and which is then bestowed on Gromer (l. 320-331).21 In this instance Gawain displays great astuteness, knows that he must not be shackled with the duties of kingship if he is to test chivalry. These lines allude to what Kate McClune terms his “extra-literary fame”, a reputation which extends beyond individual texts and which was known to both audiences and composers of Arthurian tales.22 This romance, like the ballad of King Arthur and King Cornwall, permits the reading to be “settled” in its moment and “unsettled” as it generates new resonances through intertextual relationships with other narratives.23 The action in the ballad moves forward with Burlow Beanie, for that is the name of the Sprite, aiding the Arthurian knights to tame the Cornish king’s horse and to gain his other magical objects, namely the powder box, horn and sword, and to explain their magical properties. Arthur is able to fulfil his vow with the magical sword: Then bespake him Sir Bredbeddle, To the king these words said he: “Take this sword in thy hand, thou noble King Arthur! For the vowes sake that thou made Ile give it thee

21 See further Thomas Hahn, “Gawain and popular chivalry in Britain” in The Cambridge Companion to Medieval Romance dir. Roberta L. Krueger, Cambridge: Cambridge University Press, 2000, p. 218-34. 22 Gawain’s “extra-literary reputation” is insightfully discussed by Kate McClune (“Gawain”, in Heroes and Anti-Heroes in Medieval Romance, dir. Neil Cartlidge, Cambridge, D. S. Brewer, 2012, p. 115-128 (esp. p. 118-119). 23 Paul Strohm, Theory and the Premodern Text, Medieval Cultures, 26, Minneapolis and London, University of Minnesota Press, 2000, p. 95-96.

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“And goe strike off King Cornewalls head In bed were he doth lye,” Then forth is gone noble King Arthur, As fast as he cold hye; And strucken he hath off King Cornwall’s head And came againe by and by. He put the head upon a swords point… (l. 293-303) “As fast as he cold hye” is not a seemly manner for a monarch to conduct himself, nor is beheading a sleeping opponent, and these are further instances of the lack of reverence to figures of authority in this ballad. To conclude, despite its paucity of lines King Arthur and King Cornwall succeeds in incorporating a great many conventions, topoi and motifs common to romances and tales of Sir Gawain. In King Arthur and King Cornwall violence proves ineffective, lordship is circumvented and spying subverted. Reckless vows, doubtful behaviour and dubious standards succeed. Both the Bible and magic prove efficacious, but for how long? This ballad focuses on control and it does so by elucidating how not a single individual in the text is in control. Indeed the text itself is out of control as different elements and motifs are accumulated and expounded in non-reverential language. Maybe the ultimate fantasy and most elusive magic in King Arthur and King Cornwall is control.

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Monica Oanca

Myth-Generated Geography Tintagel Castle

Since building a stone castle was an expensive project, and providing for it was costly, too, such an enterprise had to be profitable in order to justify these expenses. Naturally maintaining a castle was beneficial from different points of view, as it did not have only an economic or military role, but also political importance and it was the most visible evidence of high social status. Therefore the reasons for engaging in such a demanding initiative were complex. When discussing Tintagel Castle we must find out in what way the literary texts were instrumental for the decision taken by Richard, the 1st Earl of Cornwall, to build a castle in that particular location in the first half of the thirteenth century. In other words I would like to analyse if the influence of the Arthurian myth was important enough to become a valid reason for castle building. Secondly I believe that it is significant to identify several elements which made a castle a successful venture and ensured its prosperity, saving it from ruin. Tintagel Castle did not survive for long, as it hardly outlived its maker. Given that its second owner disregarded it entirely, the question remains whether one can interpret this indifference as a sign that the reasons for the upkeep of the castle ceased to exist once its builder died.

Castle Theory – Reasons for Building Castles When analysing a castle (Tintagel, being such an example) one has to start by considering the reasons for which it was built and in order to correctly identify them the general theory regarding the role and significance of castles should be outlined. In the first half of the twentieth century, the scholars continued the nineteenth-century theory stating that the main role of castles was military (to subdue the conquered population), although this theory is considered not only obsolete nowadays, but also quite erroneous.1 For instance the castles built immediately after the Norman



1 Lack of military effectiveness has been elaborately demonstrated in the case of Bodiam Castle (Morris 142-151 and Johnson 28-30).

Miroirs arthuriens entre images et mirages : actes du xxive Congrès de la Société Internationale Arthurienne, éd. par Catalina Girbea, Mihaela Voicu, Ioan Panzaru et. al., Turnhout, 2020 (Culture et société médiévales, 34), p. 149-157 © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.117115

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Conquest, which often took the place of former Saxon Halls, were meant first and foremost “to actively and formidably display seigniorial power” (Liddiard 31). Therefore they were regarded as an assertion of legal authority, rather than of oppressive power, and were ascribed a political role, as symbols of stability, with the purpose of preserving the status-quo. Scholars insist on the economic benefit of building a castle (Stokstad 43-44), as it often overlooked the crossing of a river or an important commercial road and thus it was the place where taxes were collected. Organising a market (which again meant collecting revenues) was also a royal favour granted to numerous castles. The economic importance of the castle was complemented by its administrative role, which meant organising the neighbourhood, namely gathering the money and the products due to the liege lord as well as supervising the activities on the demesne and in the adjacent town, establishing a priory or supporting the parish church. In time, castles also became more and more comfortable residences, with the old uncomfortable Norman tower being given an elegant appearance (Kenilworth Castle) or transformed into servants’ quarters (Castle Goodrich). Conversely, other castles had first and foremost a ceremonial purpose, as it is the case of Hedingham Castle, whose interior arrangement is designed to impress the guests without offering any real hospitality: since there are two sets of reception rooms, while any domestic accommodation is missing (Liddiard 53). The roles of castles became more and more varied in the thirteenth century, since they were symbols not only of wealth or power, but also of old ancestry and political influence. In connection to this I would add another special reason for building a castle, which is connected with the symbolic aura it projects, namely the desire to become part of a literary cultural project and to appropriate the fame (and influence) of renowned historical characters in order to promote personal interests. I believe this could be the case with Tintagel Castle, built in the first half of the thirteenth century.

Tintagel Castle – Structure and Position In an attempt to apply the castle theory to the particular case of Tintagel, I will ascertain its structure and position and especially its relations with other castles in the area. At Tintagel, the castle was built on an island; or rather half of it was on the island, consisting of a courtyard and the Great Hall, while the other half was on the mainland, where there were two courtyards. Even though there is no clear evidence of the height of its buildings in its days of glory, it is highly improbable that they were too tall. Although building Tintagel castle necessitated a great technical effort, as the ground needed to be levelled before erecting the edifices and additionally the wall of the Great Hall needed to be strengthened by large buttresses, the castle seems to have been a rather simple and antiquated construction. The rectangular Great Hall did not look magnificent or imposing, as it appeared to have been a practical large gallery, used for official business, and no major events were mentioned in connection with

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it. And what is more, the work seemed quite inelegant; as for instance the buttresses appear to have been rather clumsily applied. A detail which should be mentioned here is the fact that Tintagel Castle was part of a group of castles which studded Cornwall and which were all gradually acquired by Earl Richard of Cornwall,2 for instance the land where Tintagel was built was procured by a swap of lands. The structures of these castles, which shaped the administrative and political organisation of the earldom, have some common points, like a central round tower (Trematon Castle and Launceston Castle), while different buildings developed in the rest of the yard. Although, admittedly there is no information on how the tower of Restormel Castle looked like in the first half of the thirteenth century, there is evidence that there had been a tower on the motte even before the famous round one was built by Edmund, Earl Richard’s son. The lack of a traditional, Norman-style keep, which would proclaim its connection with the Plantagenet castles (such as Dover Castle), and the absence of a modern, round tower, which was used at nearby Launceston Castle, which might reveal a desire to emphasise the current fashions, suggest an attempt to place the castle in a different (probably older) tradition than that of the Plantagenet Kings (Earl Richard’s ancestors). I believe that it is the Arthurian, pre-Norman, tradition that the builders wanted to reproduce. This statement will be later supported with evidence from literary texts. The gatehouse of Tintagel Castle, although taller than its other buildings, was not as impressive as those at the nearby castles and had no drawbridge. At Launceston Castle, which was situated at the border with Devon, and was the main seat of the Earls of Cornwall, the South gatehouse was impressive and looked forbidding. It had been ostentatiously remodelled (together with the whole castle) by Earl Richard of Cornwall, and it did not lead into the town, but into the Earl’s private deer park, so its design was meant for those nobles who were the Earl’s guests and who were invited to enjoy the park. The rectangular gatehouse at Trematon Castle, built by Earl Richard, in 1270 (after finishing both Launceston and Tintagel Castles), had two floors and a portcullis. The gatehouse of Restormel Castle was modernized by Richard’s son, Edmund, and was endowed with a timber drawbridge. At Tintagel Castle, the tallest building, due to the fact that it was partly raised on a steep grass slope and had a flight of stairs, was located next to the Great Hall and was probably the earl’s private accommodation whenever he visited Tintagel. However it does not look more impressive than an ordinary stone residence. Consequently, when compared with the neighbouring castles (at Launceston, Restormel or Trematon) Tintagel Castle seemed old-fashioned and outdated.



2 The Earl wanted to have all these castles under direct control, and he succeeded by persuading the owners to hand them over to him, either because he was the feudal overlord (Castle Restormel, given in 1268) or by exchanging lands with the owners of the castles. Launceston Castle was granted to him when he had become the Earl of Cornwall. Trematon Castle was bought by Earl Richard of Cornwall in 1270 and has remained the property of the Earls and Dukes of Cornwall ever since.

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Identifying the Purposes of Building Tintagel Starting from the unusual structure of the castle and its picturesque position, several possible roles of this castle can be suggested. Situated on the coast, Tintagel Castle had a position which was not only scenic, but also commercially important, as attested by the great amount of imported pottery, found on the island. However, when the archaeologists analysed the earthenware, they realised that it predated the castle by a few hundred years, so the building of the castle had nothing to do with the fact that the island had been a commercial centre for the Mediterranean trade, when it was a Celtic stronghold. The military role is excluded, because there had been no military activity in the area for centuries either before the castle was built, or afterwards. The castle had no administrative importance either, since the area was scarcely populated and there were no thriving towns or renowned religious houses. Furthermore, the earl did not organise any chivalric events in the area, despite the wealth of legendary connotations associated with it, so no ceremonial features could be ascribed to the castle, either. When comparing Tintagel Castle with the other Cornish castles, the first point to be made is that all the other castles had administrative roles for their respective surrounding area. Launceston Castle remained partly neglected, when the 2nd Earl of Cornwall (Edmund, Richard’s son) moved the Cornish administrative centre from Launceston (which also guarded the ford over the River Tamar) to Lostwithiel, where he built a palace (The Old Duchy Palace), equally using Restormel Castle, which was a little more than a mile away. Both Restormel Castle and Trematon Castle3 were used briefly by Prince Edward the Black, once they reverted to the crown4 (while Lauceston was still used sporadically by the local administration, as a prison), but Tintagel was never used by anybody, not even by the local authorities. Although towards the end of the fourteenth century these three castles showed some signs of decay, they were still partially used and they saw some military action in the Civil War. Unlike these castles, which were prosperous for a long period during the Middle Ages and had different roles, either economic or residential, Tintagel was isolated, underdeveloped and had no administrative relevance or any sort of function besides the temporary pleasure of an Earl in being the owner of the birth place of King Arthur. It proved to be a “personal venture” (Davison 20) and an artificial construct with no authenticity and, accordingly, it had no appeal for any of the subsequent owners. At this point, in order to understand Richard’s personal reasons for the fashioning of Tintagel Castle, it is crucial to take into consideration who Richard (1209-1272) was, namely not only the Earl of Cornwall (from 1225) and Count of Poitou (from



3 Trematon Castle had been connected with the market town of Saltash, and was still used in the sixteenth century, when Queen Elisabeth ordered for the looted treasure brought by Francis Drake to be stored here before shipping it to the Tower of London. It has remained the property of the Earls and Dukes of Cornwall, and in the early nineteenth century a large Georgian residence was built on the grounds (Lysons 288). 4 Because Edmund, the 2nd Earl of Cornwall (1249-1300) died without heirs.

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1225 to 1243), but also a legitimate royal offspring (King John’s son), who intended and eventually succeeded in being “King of the Romans”, from 1257. This title was very important for him, although he made very few visits in Germany, and his elder son was styled Henry of Almain.5 Earl Richard was ambitious and highly educated, and he showed determination and diplomacy in the Barons’ Crusade, during which he reconstructed and refortified the citadel in Ascalon (Ashkelon) during 1240–41, having negotiated successfully for the release of prisoners after the battle in Gaza the previous year. Such successes encouraged him to aspire to a higher position and in order to enhance his social status he did not miss the opportunity to associate himself with legendary characters like King Arthur. The legendary significance of the castle at Tintagel must have seemed like a goldmine of symbolic potential for an ambitious noble like Richard. […] Richard’s interest in Tintagel was much of an antiquarian and symbolic nature […] Presenting himself as the heir of Arthur in a ready-made fantasy castle seems to have been much more about his political image rather than any practical need. (Archibald 226). Thus the (sole) purpose of Tintagel Castle seems to be Earl Richard’s wish to strengthen his “Cornish – Celtic” ancestry and to present himself as the heir of King Arthur. I want to stress the fact that the abandonment of Tintagel Castle is due to the fact that its unique value resided in its symbolical significance, as no other role could be associated with it.

Tintagel Castle in Literature Since Tintagel Castle could only be valued for its connection with the Arthurian legend, I would like to point out that Tintagel was not only related with the person of King Arthur, but also with Tristan/Drystan and his uncle King Mark of Cornwall, who lived there together with Iseult, his queen. The legend was well-known to aristocratic audiences, and the fact that Marie de France could present just a fragment of it (Chevrefoil) is evidence that those who heard her lay knew the whole story and were charmed even by a section of it, especially since it presented a happy encounter, which took place at Tintagel. While Tristan’s legend does not ascribe any special importance to Tintagel, which is only considered a royal dwelling, in Arthur’s legend, as recorded by Geoffrey of Monmouth in his Historia Regum Britanniae6 (“History of the Kings of Britain”), Tintagel is one of the most important places, since it is here where Arthur, the

5 When Henry predeceased his father, Richard’s second son, who became his heir, was also styled Edmund of Almain. 6 It was found in many copies: more than 215 Latin manuscripts (Fulton 49), and in almost 48 the text is complete, so it was well known and popular. Translations of this text were made into French (Le Roman de Brut), by Wace and in Middle English by Layamon (Brut). There is also a Welsh version, dating from the thirteenth century (Fulton 49).

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future king, was conceived. It is further mentioned as the main fortress of the Earls of Cornwall, who played an important role throughout Arthur’s life. For instance Guinevere, Arthur’s wife, was raised at the court of the Earl of Cornwall, presumably spending much time at Tintagel. Geoffrey’s achievement in effect was to recreate a “myth of Arthur […] in the sense of a legendary account.” (Fulton 46). But this cultural memory he created was unsurprisingly a recording of the already existing folkloric stories that could be found in several places in Cornwall and even in other places, like for instance Scotland, from where a list of mirabilia was compiled by Omer in 1120, a list which mentions “a structure in Pictland known as Arthur’s Palace”, supposedly decorated with his noble deeds, and this may be identical to a site known a century later as “Arthur’s oven” (Fulton 113). Another example of Arthur’s legend being known before Geoffrey’s account was when visitors from the monastery of Laon arrived at Tintagel and were told that they were in terra arturi – the land of Arthur (Castleden King Arthur, 35 and Fulton, 113). Furthermore, the Romanesque Cathedral in Modena, Italy, which was consecrated in the twelfth century, some 20 years before Geoffrey’s Historia, is decorated, on the arch of the northern side entrance (Porta della Pescheria – Fish-Market Gate), with reliefs inspired by tales from the Cycle of King Arthur. He himself takes part in the adventures (the rescue of Guinevere) as one of the riders is identified as Artus de Britani – Arthur of Britain. Moreover Geoffrey made reference to a very old book (which, of course, could be a conventional way of conferring authority and historical authenticity on a work that was largely his own), yet it might mean that there had been indeed a book in the “British tongue”7 of which no trace remained. Besides he also mentioned that Walter of Oxford, the person who had provided the book, also gave an oral account of several events like the battle of Camlann, where both Arthur and Mordred perished. Such a situation would prove again that “the story circulated both in written and in oral forms” (Fulton 50). Thus a first conclusion would be that the Earl of Cornwall was not only influenced by literature, but also by oral legends and other sources that he could have heard in Cornwall or elsewhere, even on the continent. It has thus been proven that Tintagel had a history even before the Earl decided to build a castle there, moreover there probably was a ruin on the island at the time the earl decided to build his castle there, namely a chapel dedicated to Saint Julitta, which was the first building erected when Tintagel was rebuilt and reoccupied after the Norman Conquest (Sire 68). Paul Sire insists that Saint Julitta could be identified with Ygraine, and that this chapel was built to show that “Arthur’s descendants had returned to England” (68), and were cognisant and proud of their legendary ancestry.8 Even though the evidence that supports this theory is not very solid, the

7 This language could very well be a common form of the British language, “common Brittonic”, which was the ancestor of Welsh, Breton and Cornish (Fulton 50). 8 Brian of Brittany was a Breton knight who fought at the Battle of Hastings and commanded a band of Bretons on the western flank; as a result when William became king, Brian was awarded lands in Cornwall. Later on, his nephew, Alan of Penthièvre of Brittany, (Breton: Alan Penteur), also of Breton descent, fought for Stephen, King of England, who created him 1st Earl of Cornwall, acknowledging

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truth remains that Tintagel Island was associated with King Arthur’s legend before Geoffrey of Monmouth’s account. Since the prominence given to Tintagel in the Arthurian legend could have influenced Earl Richard in his project to build a castle there, it is crucial to see how Tintagel Castle is described by Geoffrey: The castle is built high above the sea, which surrounds it on all sides, and there is no other way in, except that offered by a narrow isthmus of rock. (We do not know for sure if in the thirteenth century or the twelfth for that matter there still was an isthmus of rock, nowadays there’s just a bridge). Three armed soldiers could hold it against you, even if you stood there with the whole kingdom of Britain at your side (Mounmouth 206). So in other words, very little is said of the castle itself, except that it is unassailable. Thus it comes as no surprise that, when looking at the castle, it is this detail, that it is almost inaccessible, which is the most obvious. The castle was indeed situated high above the sea, and as half was on the mainland and the other half on the island, there was a long, intimidating, narrow passage, flanked by the crag and a wall, which connected the two parts. No description of towers or a tall keep can be found with reference to Tintagel, so it is not surprising that Richard was not concerned with this aspect, but rather chose the simplest design, insisting only on the outer walls. At the same time his plan might have been inspired by pre-Norman strongholds, which only had a Great Hall and a few wooden huts within the fortified walls. Yet, in the twelfth century this brief description of Tintagel Castle (with no details about the inner structure) is not an exception, as Chrétien de Troyes also describes the castles encountered by his characters in very few words, insisting on their location. In Erec and Enide,9 one of the characters states, “My lord, I have a castle near here that is well situated and in a fine place” (p. 99). And in another instance the story goes how “one day they reached Carnant, where King Lac was staying at a most pleasant castle; one more finely situated has never been seen” – the landscape around the castle is then emphasised – “Forests and meadows, vineyards and farms, rivers and orchards surrounded the town” (Troyes, Arthurian Romances 65-66). These features are essential because they actually characterise the castle and thus become part of the castle itself, although they are external. In conclusion, Earl Richard’s decision to build a castle here, whose simplicity is coherent with the image suggested by contemporary literature, must have been related to his desire to recuperate the legend of King Arthur and to use it to strengthen his claim to an imperial continental title. There is plenty of evidence to suggest that the



his right as his uncle’s heir. The common Celtic roots of King Arthur’s legend (both Breton and Cornish) prove that it was old enough to originate in the period when the Celtic populations on both sides of the Channel still felt their kinship and shared the same legends. 9 There is an analogue in Middle Welsh prose for this poem, and “it seems unlikely that there will ever be any conclusive way of determining which was written first”, yet it is important to point out the “easy exchange between the Welsh, French and Breton communities” in the twelfth and thirteenth centuries (Harvey 186).

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legend was known to Earl Richard of Cornwall and his peers even before Geoffrey of Monmouth put it in writing, but as the castle was meant to be a replica of King Arthur’s birthplace, which was an imaginary place, its actual design might have been influenced by literary works. The last aspect to be considered is to what extent this legend could sustain the owners’ interest in the castle and thus its survival. This question implies that there were certain characteristics that made a castle valuable to its owners, and only a castle that had the desired features could survive and even prosper over the centuries, as was appreciated by all noblemen and used by each of its successive holders.

The Ideal Castle – A Projection of Medieval Aspirations I will briefly present Robert Liddiard’s theory, that is to say that owners took great care to present their castles in the best possible light. This is why several elements of the landscape surrounding the castle were highlighted, and even more, they were probably deliberately “designed” in such a way as to project a certain image, namely that of beauty and richness. Thus close to the castle there usually were one or more fishponds, a deer park, a dovecote, mews or even a rabbit warren. These were all perceived as visually attractive on the one hand and on the other hand they supplied whatever was necessary for the guests’ comfort. Noble people liked to eat fresh and varied dishes and they also required to be entertained, and the most cherished pastimes were hunting, hawking or boating, which were made possible by these secondary features of the castle. Such opulence would introduce the owner not only as a rich man, but also as a man of great social status, with aesthetic taste. Tintagel could never fulfil such a demand. The island was very beautiful, of course, but the winds made it almost uninhabitable during winter and no beautiful meadows or prosperous farms could be founded nearby, which made its material prosperity questionable. Trade did not flourish and the town was not close by, so the castle probably looked deserted most of the time, although there must have been a small garrison to take care of it. In other words, Tintagel Castle could hardly fit the image which noblemen wanted to project in connection with their residences. In contrast with this desolate picture, I would mention the sumptuousness of Kenilworth Castle, which was granted by Henry III to Edmund Crouchback, his younger son, who was thus Earl Richard’s nephew. Enchanted by the castle’s appearance and fame (it resisted a six-month siege in 1266, during the Second Barons’ War), Edmund Crouchback, the prince, held many tournaments at Kenilworth in the late thirteenth century, including a huge event in 1279, at which a hundred knights competed for three days in the tiltyard in an event called “the Round Table”, in imitation of the popular Arthurian legends, while Tintagel Castle stood abandoned for years, despite its strong literary connection to Arthur. Kenilworth Castle was preferred because it looked more like an ideal castle, which meant that it had a timeworn square tower, a large yard, as well as a huge mere (an artificial lake). Furthermore, it was close to the town with the same name, and the monastery, which had been founded at the same time as the castle and the town.

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Richard’s son, Edmund, inherited the Earldom and implicitly Tintagel Castle, but he had absolutely no interest in continuing his father’s ambitious projects. As he had no heir, Tintagel Castle reverted to the crown, but it had no use for the community or the crown, and it was not desired by any subsequent nobleman, who might have asked for it to be granted to him as a favour by the king. The value of a baronial castle resides in the way a family can connect with it and in the fact that the members of the family can appropriate its symbolism. In general it seems that castles can only survive if they can become the main (if not the only) residence of a family. The longer the family continues to live in a castle, the safer it is from ruin, abandonment and decay. While such a description could be applied to Kenilworth Castle, it might not be extended to Tintagel Castle, which was abandoned because its (new) owners did not share either the vision or the interests of its founder.

Conclusions I would like to conclude by saying that the building of Tintagel Castle was not only influenced exclusively by the literary tradition, but also by oral stories and artistic representations. Earl Richard’s action of building Tintagel should be regarded as part of his complex effort to strengthen his status as the most powerful and influential magnate in Cornwall, which was achieved also by acquiring all the Norman castles in his earldom, an endeavour which may have been useful in his continental triumph as he did indeed become the “King of the Romans”. On the other hand such an artificial and anachronistic project could not last, as the prosperity of a castle depended on many factors, especially its wealth and ultimately on establishing a direct connection with its owner (his family and each subsequent heir), a connection that would assure the interest of these successive descendants to live in the castle and thus to take care of it. An essential fact is that the value of any castle resided in the properties that came with it: forests, meadows, farms, orchards, fishponds, dovecotes, rabbit warrens, etc., which were perceived as being both aesthetic and productive, i.e. strictly necessary. None of these elements, as I have shown, exist at Tintagel. Myth-generated architecture cannot last, unless there is a pragmatic, i.e. material, advantage in supporting it. The impracticability and remoteness of Tintagel Castle may seem romantic to the twenty first-century tourists, and to the nineteenth-century travellers, but it was not attractive for those living in the thirteenth. Once the magic of the place waned, it was just an uncomfortable castle on a cold and windy rock.

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Yannick Mosset

Le Tristan de Thomas et la dialectique Le langage et l’erreur

Le caractère parfois presque scolastique du Tristan de Thomas1 et son emploi des outils de la logique sont des éléments bien connus ; il est donc légitime de confronter le roman de Thomas à la dialectique telle qu’elle était pensée et enseignée à son époque. Toutefois, les résultats d’une telle recherche doivent être considérés avec prudence : la spécificité de la logique et son domaine d’investigation font que son adaptation à une œuvre littéraire est loin d’être évidente et nécessite des mises au point théoriques ; le principal problème est d’appréhender le rôle précis de la dialectique dans la manière de formuler des arguments, puisque ce domaine est, au Moyen Âge, le point de confluence entre la dialectique et la rhétorique : faire la part entre les deux disciplines n’est pas chose aisée et, de par mon point de vue focalisé sur la dialectique, je risque de présenter des éléments en insistant trop sur cette discipline au détriment de la rhétorique. Cet état de fait explique que, avant de voir quels sont les éléments du texte de Thomas qui peuvent être éclairés par les doctrines dialectiques en cours au xiie siècle, je vais devoir faire une mise au point théorique sur la dialectique et son application au domaine littéraire.

Dialectique et littérature : déterminer les lieux d’interférence Mon approche a été dictée par une certaine conception de la stylistique historique, qui consiste à appréhender, en littérature, la forme linguistique comme résultant partiellement de doctrines héritées et de modèles enseignés, entrecroisant théorie et pratique ; la dialectique relève donc a priori de cette stylistique historique puisque, comme le souligne E. Vance2, elle appartient à ce système sémiotique complet qu’est 1 Édition de référence : Thomas, Tristan et Yseut, éd. et trad. Ch. Marchello-Nizia (et I. Short pour le fragment de Carlisle), dans Tristan et Yseut : les premières versions européennes, sous la direction de Ch. Marchello-Nizia, Paris, Gallimard, 1995, p. 123-211. 2 E. Vance, From topic to tale : logic and narrativity in the Middle ages, Minneapolis, University of Minesota Press, 1987.

Miroirs arthuriens entre images et mirages : actes du xxive Congrès de la Société Internationale Arthurienne, éd. par Catalina Girbea, Mihaela Voicu, Ioan Panzaru et. al., Turnhout, 2020 (Culture et société médiévales, 34), p. 159-168 © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.117116

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le trivium, dont l’étude permet de retrouver l’historicité du texte médiéval et de la création de modèles littéraires. Cependant, la dialectique, si elle est un modèle langagier, ou plutôt discursif, n’est pas à proprement parler un modèle littéraire, et les auteurs médiévaux prennent soin de définir son champ d’action. Il faut donc exposer ces définitions, dans une double optique : d’abord déterminer les points de rencontre théoriques entre littérature médiévale et dialectique, et ensuite essayer de faire la part entre rhétorique et dialectique. Le champ de la dialectique est, du point de vue syntaxique, généralement limité dans son objet, puisqu’elle se cantonne à la phrase déclarative3, c’est-à-dire la propositio, énoncé « que l’on nomme déclaratif, qui exprime un sens complet et qui est le seul, parmi tous les autres, à être soumis à la vérité ou à la fausseté »4. Cette définition syntaxique, qui invalide d’emblée tout un pan de la production littéraire, est déterminée par le but de la dialectique, qui est de « discerner le vrai du faux, afin que la vérité soit acceptée et la fausseté rejetée »5. La dialectique est en effet l’art d’appréhender la vérité par le discours, en établissant la valeur de vérité des propositions : elle permet de prouver ou de réfuter une chose en doute6. Son objet est donc radicalement différent de celui du discours littéraire vu dans sa totalité : l’œuvre littéraire de fiction, en soi, ne peut avoir de but dialectique, même s’il n’est pas impossible, ponctuellement, qu’une instance énonciative (le personnage ou le narrateur) ait à se prononcer sur la vérité d’un énoncé. Toutefois, un autre but de la dialectique est parfois mentionné, plus proprement littéraire : il s’agit de résoudre un choix, activité que la tradition apparente plutôt à la rhétorique délibérative ; mais Aristote ne l’exclut pas du domaine de la dialectique : « un problème dialectique est une question dont l’enjeu peut être soit l’alternative pratique entre un choix et un rejet, soit l’acquisition d’une vérité et d’une connaissance »7. Cette conception se retrouve au Moyen Âge, par exemple chez Jean de Salisbury qui, très influencé par Aristote qu’il mentionne explicitement, considère que le problème dialectique mène soit à un choix soit à la vérité8 ; dans le premier cas, alors, la dialectique a une fonction éthique, ce qui n’est pas sans recouper les préoccupations du roman. Mais Jean de Salisbury n’est pas entièrement cohérent avec lui-même, puisqu’il avait mentionné un peu plus haut que la dialectique, limitée à l’étude du vrai et du vraisemblable, ne se soucie pas du juste, de l’utile, de l’honnête9. On a là un premier 3 Boèce, « Super Peri Hermeneias », Anicii Manlii Severini Boetii commentarii in librum Aristotelis, éd. K. Meiser, Lipsiae, B. G. Teubner, t. 1, 1877, 9.15 ; l’idée se retrouve dans toute la tradition dialectique, notamment chez Abélard ( J. Jolivet, Arts du langage et théologie chez Abélard, Paris, Vrin, 1982, p. 31). 4 quae pronuntiabilis appellatur, absolutam sententiam comprehendens, sola ex omnibus veritati aut falsitati obnoxia, Apulée, Peri Hermeneias, éd. D. G. Laundey et C. J. Johanson, Leiden, 1987, chapitre 1 ; ma traduction. 5 finalis causa et intentio dyalecticorum est falsa discernere a veris, ut veritas teneatur falsitasque respuatur, Garlandus Compotista, Dialectica, éd. L. M de Rijk, Assen, Van Gorcum, 1959, 2.3-4 ; ma traduction. 6 Jean de Salisbury, Metalogicon, trad. F. Lejeune, Paris, Vrin, 2009, II, 4. 7 Aristote, Topiques, éd. et trad. J. Brunschwig, Paris, Les Belles lettres, 1967, 104b1-2. 8 Metalogicon, trad. cit., II, 15. 9 Metalogicon, trad. cit., I, 15, p. 139.

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problème de délimitation du champ disciplinaire, fertile du point de vue littéraire, qui vient, selon moi, des contradictions que présente l’Organon, considéré à tort au Moyen Âge comme un tout achevé, alors que les hellénistes s’accordent à dire qu’il représente des moments assez différents de l’évolution de la pensée d’Aristote. La distinction du vrai et du faux se fait selon un moyen précis : la dialectique, en tant que théorie du raisonnement (ratio disserendi) selon Boèce, amène à la connaissance précise des arguments et, plus précisément, à une double tâche d’invention (inventio) et d’appréciation (judicium) de ceux-ci : cette conception, qui fonde notamment la structure des Réfutations sophistiques d’Aristote et de plusieurs traités du xiie siècle sur les paralogismes, se retrouve dans les Topiques de Cicéron10, dans le De Topicis Differentiis de Boèce11 et traverse tout le Moyen Âge jusqu’à Abélard, qui divise le jugement entre confirmatio (des arguments valides) et reprehensio (des arguments faux) ; cependant, Abélard précise que le logicien ne s’intéresse pas au comment (pratique de l’argumentation), mais au pourquoi (théorique), à ce qui fait qu’un argument est valide12. Or, dans les répartitions des sciences que l’on retrouve chez Abélard13 et, de manière plus formalisée, dans le Didascalicon d’Hugues de Saint-Victor14 et chez Jean de Salisbury (Metalogicon), cette science de la preuve, de l’argument, appartient à la fois à la dialectique et à la rhétorique, au milieu d’une quadripartition incluant la démonstration (art de l’argument nécessaire, scientifique) et la sophistique. Qu’est-ce qui sépare la rhétorique de la dialectique, dès lors ? D’abord, la nature de la question : pour Boèce, la dialectique s’occupe d’une thèse, énoncé général dépourvu de circonstances, alors que la rhétorique traite des hypothèses, des causes judiciaires dépendant de circonstances15. La dialectique, en traitant de généralités abstraites, universelles, s’oppose ainsi à la rhétorique, individualisée et circonstancielle, dont l’objet est donc infiniment plus proche de celui d’un roman. Ensuite, la nature de l’argumentation : la dialectique est composée d’un discours haché de questions et de réponses brèves16 alors que la rhétorique présente un discours long – ce qui recoupe la fameuse distinction entre le poing ouvert et le poing fermé, que l’on retrouve entre autres chez Isidore de Séville17, lequel ajoute d’ailleurs que la dialectique se confine aux écoles, alors que le public de

10 Cicéron, « Topiques », Divisions de l’art oratoire. Topiques, éd. et trad. H. Bornecque, Paris, Les Belles lettres, 1924, p. 58-107, chapitre 6. 11 Boèce, De Topicis Differentiis, trad. E. Stump, Ithaca, Cornell University Press, 1978, I, 1. 12 J. Jolivet, Arts…, op. cit., p. 132. 13 Abélard, « Super Topica glossae », Scritti filosofici, éd. M. Dal Pra, Milan, Fratelli Bocca, 1964, p. 205330 et 315 pour la référence. 14 Hugues de Saint-Victor, Didascalicon, trad. M. Lemoine, Pars, Le Cerf, 1991, II, 30. 15 Boèce, De Topicis…, trad. cit., I, 5 ; IV, 1.3-4. 16 Boèce, De Topicis…, trad. cit., IV, 1 ; Jean de Salisbury, Metalogicon, trad. cit. 17 Isidore de Séville, Etymologiarum sive originum, éd. W. M. Lindsay, Oxford, Oxford University Press, 1911, III, 23. Cette remarque minore le propos de D. Maddox (« Opérations cognitives et scandales romanesques. Méléagant et le roi Marc », Farai Chansoneta Novele, Caen, Université de Caen, 1989, p. 239-251 et 242 pour la référence), selon lequel la rhétorique concerne de brefs segments, et la logique peut imprégner des œuvres entières. Un état d’esprit logique peut imprégner une œuvre, en effet, mais la dialectique n’était à l’origine pas pensée comme correspondant à un discours ample. Elle

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la rhétorique est bien plus vaste. Ainsi, tout cela tend à suggérer que la dialectique est d’application difficile au roman fictionnel. Et, si l’on se focalise sur le champ propre de l’argumentation – domaine déjà restreint par rapport aux préoccupations du roman –, la distinction entre les champs respectifs de la dialectique et de la rhétorique semble ténue, d’abord parce que le changement de domaine d’action semble oblitérer les différences entre les deux disciplines, et ensuite parce que ces dernières ont vu leurs champs respectifs se redistribuer au Moyen Âge : La théorisation de la pratique argumentative […] était le fait de deux disciplines, la dialectique et la rhétorique. Les différents aspects de cette théorisation, les uns centrés sur l’élément formel : lois argumentatives, modes d’inférence et types de raisonnement, les autres sur l’élément matériel : contenus argumentatifs, phénomènes liés au contexte d’énonciation et à la nature du public, vont se redistribuer de manière particulière au Moyen Âge18. Et plus précisément, la dialectique va prendre en charge l’élément formel et la rhétorique l’élément matériel, chaque discipline ayant son mode de validation (interne à la discipline pour la dialectique, dépendant du public pour la rhétorique). De fait, il me semble que la dialectique ne peut être appréhendée dans le roman que médiatisée par la rhétorique : les modèles cognitifs, les structures de raisonnement qu’elle propose seront exploités par le roman dans des contextes qui, selon moi, sont ceux de la rhétorique, laquelle prend en charge l’actualisation de ces structures, leur insertion dans le contenu narratif. Cependant, plusieurs critiques ont essayé d’analyser quel était l’impact de la tradition dialectique sur la littérature médiévale et, plus précisément, sur le roman au xiie siècle. Parmi eux, T. Hunt a établi plusieurs voies d’entrée de la dialectique dans le roman courtois. Une d’entre elles, l’étude de la ratiocinatio des personnages, est évidemment pertinente pour la dialectique, puisqu’il s’agit de séquences ponctuelles mettant en jeu un discours clos et pris en charge par un personnage ; Chrétien, d’ailleurs, semble considérer ces passages comme des jeux littéraires qu’il traite avec ironie19. Plus problématique est l’idée que le roman courtois se caractérise par une construction dialectique, qui met en jeu des opposés, des complémentaires et des contradictoires ; cette vision s’incarne à deux niveaux : 1) le roman a une nature casuistique, comprise au sens technique de « concerned with the moral evaluation of individual case histories and the circumstances peculiar to them »20, ce qui implique selon lui une nature dialectique d’opposition d’opinions contraires ; 2) le roman peut alors se construire autour de couples de termes opposés qu’il s’agira de réconcilier selon le principe de la coincidentia oppositorum, comme le couple amour/haine dans Yvain : la structure même des romans de Chrétien serait fondée sur l’opposition des minore aussi celui d’E. Vance (From Topic…, op. cit., p. 18-19), pour qui la dialectique intéresse l’auteur de fiction car il s’agit d’une science apprenant à constituer des discours cohérents en eux-mêmes. La dialectique ne peut constituer un discours complet que via la médiatisation de la rhétorique. 18 A. de Libera et I. Rosier, « Introduction », Argumentation, 1, 1987, p. 355-364 et 357 pour la citation. 19 T. Hunt, « Aristotle, dialectic, and coutly literature », Viator, 10, 1979, p. 95-128 et 112 pour la référence. 20 T. Hunt, Chrétien de Troyes, Yvain (Le chevalier au lion), Londres, Grant & Cutler, 1989, p. 18.

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contraires21, ce qui fonde à la fois le sens du roman et « gives this work its unmistakably dramatic character »22. Je ne remets pas en cause les analyses de T. Hunt, qui éclairent indiscutablement le texte de Chrétien ; il me semble cependant que le diagnostic qu’il porte, la nature dialectique de l’art de Chrétien, est contestable. D’abord parce que la dialectique n’est pas faite pour les œuvres longues et unifiées, comme on l’a vu. Ensuite, parce que la casuistique romanesque, comme il la décrit, est l’antithèse de la dialectique, qui se moque des circonstances. Enfin, et bien qu’il y ait évidemment un lien entre la dialectique et l’appréciation des contraires, qui fondent le débat dialectique23, le traitement en est radicalement différent : la dialectique doit trancher, doit établir la vérité et la fausseté des arguments et, partant, d’une prémisse ; alors que le roman selon Chrétien, comme le dit T. Hunt lui-même, « juxtaposes »24 les contraires pour aboutir à une coincidentia oppositorum qui est l’exact opposé de l’antithèse25. Je pense que le roman de Chrétien se construit contre la pensée binaire de la dialectique, au profit de la complexité des circonstances et des êtres. T. Hunt a bien analysé l’ironie de Chrétien face à la dialectique, mais il faut aller plus loin : Chrétien veut utiliser les outils de la dialectique pour mieux invalider sa démarche générale. Ainsi, E. Vance, tout en repérant que la topique de Chrétien de Troyes est essentiellement dialectique, conclut que Chrétien présente plus une mise au défi de la dialectique qu’une exploitation de ses ressources : For a poet to challenge the established authority of logical discourse is not necessarily to repudiate it, but may be seen as an effective strategy for valorizing the vernacular poetics as an autonomous mode of apprehending reality26. D. Maddox considère pour sa part que la confluence à laquelle on assiste, au xiie siècle, entre naissance du roman vernaculaire et essor de la logica nova atteste que le roman utilise (de façon indirecte) la pensée aristotélicienne pour montrer la faiblesse de la pensée conjecturale face aux événements indécis. Les personnages utilisent le raisonnement pour décrypter le réel, au risque de l’erreur, dans la mesure où ils évoluent dans « un univers cognitif polyvalent dans lequel il existe un plus

21 T. Hunt, « The dialectic of Yvain », Modern Language Review, 72, 1977, p. 285-299. 22 T. Hunt, Chrétien…, op. cit., p. 83. 23 La nature des contraires est étudiée par Aristote (« Catégories », Organon I-II, éd. et trad. P. Pellegrin et M. Crubellier, Paris, Flammarion, 2007, 11b37-14a25), lesquels peuvent fonder une interrogation dialectique (la pétition des contraires, Topiques, éd. cit., II, 13, dont les sous-catégories dépassent de loin la seule opposition des termes antithétiques). L’étude des types de contraires se retrouve dans la Topique, notamment chez Boèce. 24 T. Hunt, Chrétien…, op. cit., p. 92. 25 Un exemple très révélateur est le débat sur l’amour et la haine entre Gauvain et Yvain qui se combattent sans se reconnaître (Chrétien de Troyes, Le Chevalier au Lion (Yvain), éd. M. Roques, Paris, Champion, 1999, v. 5995-6099). Chrétien répond à sa question par oui et par non (v. 5995), ce qui est anti-dialectique au possible, et s’en sort par une pirouette rhétorique, fondée sur un exemple (qui ne prouve rien, suivant les traités dialectiques), lui-même appuyé sur une métaphore. 26 E. Vance, From Topic…, op. cit., p. 53.

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grand écart entre les événements et les jugements que l’on peut en tirer »27 – cet univers étant typique du roman. Les événements du roman permettent une pluralité d’interprétations, et « la préoccupation principale des romanciers est souvent celle de l’écart entre le vrai qui est d’accès difficile et le vraisemblable qui coïncide assez fréquemment avec le faux »28. La logique est donc exploitée en tant que système faillible d’appréhension du vraisemblable, lequel n’a rien de commun avec la complexité de la réalité ; elle est utilisée par les personnages lorsqu’ils essaient de décrypter la réalité : le roman est donc un genre de la complexité relative, et non des vérités établies. Cela souligne un élément essentiel de l’utilisation de la dialectique au xiie siècle : celle-ci est considérée comme faillible, car fondée sur les intellections qui, selon Abélard, sont susceptibles d’erreur car elles relèvent de la reconstruction par l’âme29 ; et Jean de Salisbury cesse de croire à la nécessité de ses conclusions, en les restreignant au probable. C’est exactement ce qui est en jeu dans le Tristan de Thomas : l’erreur y est fondamentale.

La dialectique dans le Tristan de Thomas On est frappé de voir que la plupart des passages réflexifs du Tristan de Thomas sont des échecs : la réflexion mène à l’erreur ou à l’indécision. Or, l’erreur est une thématique centrale dans la théorie dialectique au xiie siècle : avec la redécouverte des Réfutations sophistiques, qui postulent que l’analyse de l’erreur est le domaine spécifique de la dialectique, des traités consacrés à la fallatio et aux paralogismes fleurissent tout au long du siècle30 ; la sophistique, branche de la dialectique dédiée aux « enigmatic propositions and fallacious conclusions »31, est donc la plus apte à révéler le fonctionnement de l’erreur, alors que la rhétorique ne s’en soucie pas, s’étant cantonnée au vraisemblable. Parmi les différents types d’erreur, je me consacrerai uniquement aux fautes de raisonnement. Dans un premier temps, je vais étudier le long monologue délibératif de Tristan essayant de savoir s’il doit se marier ou non avec Yseut aux Blanches mains. Certains des arguments avancés par Tristan semblent découler des Topiques du préférable selon Aristote32, notamment celle de préférer le possible à l’impossible (116b26), reformulée ainsi par Tristan : « Quant mun desir ne puis aveir, / Tenir m’estuit a mon pueir » (v. 241-242) ; mais il ne tardera pas à la renier quelques vers plus loin : « Se mun desir ne puis aveir, / Ne dei pas pur ço cure a changer » (v. 268-269). La relation de nécessité de la Topique est grippée par le passage d’une structure temporelle (Quant… m’estuit) à une hypothético-concessive qui indique que la structure consécutive de 27 D. Maddox, « Opérations… », art. cit., p. 239. 28 D. Maddox, « Opérations… », art. cit., p. 241. 29 E. Vance, From Topic…, op. cit. 30 L.-M. de Rijk, op. cit. 31 R. Copeland, « Ancient sophistic and medieval rhetoric », Latin grammar and rhetoric : from classical theory to medieval practice, éd. C. D. Lanham, Londres, Continuum, p. 258-283 et 258 pour la citation. 32 Topiques, éd. cit., III, 1-5.

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la Topique n’est pas valide (Se… pur ço) : le choix d’une structure grammaticale exprimant la cause inopérante souligne bien l’inefficacité de la Topique. Tristan contredit aussi une autre Topique : préférer ce qui est souhaitable en soi à ce qui est souhaitable pour autre chose que soi, et donc la fin au moyen (116a). Or, Yseut aux Blanches Mains n’est pas une fin, mais un moyen : Jo voil espuser la meschine Pur saveir l’estre a la reïne, Si l’esspusaille e l’assembler Me pureient li faire oblïer. (v. 379-382) Et c’est justement ce que va reprocher le narrateur à Tristan, lorsqu’il dit : « E gurpisent lor buen poeir / Pur prandre lor malveis voleir » (v. 459-460) et qu’il ajoute que l’on rejette à tort ce que l’on a pour désirer ce que l’on n’a pas. En contexte, cela ne me semble pouvoir s’expliquer que par la désobéissance à la Topique : Tristan rejette le buen poeir (aimer Yseut aux Blanches Mains pour elle-même, dans une relation maritale saine) au profit du malveis voleir (aimer Yseut aux Blanches Mains pour son corps et comme vecteur de relation avec Yseut la Blonde). Le malveis voleir, que l’on peut traduire comme « mauvais désir » ou « mauvaise intention », c’est ici se marier pour autre chose que le mariage, à savoir se placer dans la même situation que l’être aimé (être marié à quelqu’un que l’on n’aime pas) afin de vivre la même souffrance et tenter d’avoir l’impression de vivre ensemble. Ainsi, pour ce passage, le recours à la dialectique permet de souligner la valeur éthique du raisonnement de Tristan, lequel ne suit pas des préceptes relevant plus de la morale pratique que de la logique formelle. Dans un second temps, on peut regrouper un ensemble d’erreurs de raisonnement ayant tous un point commun : dans un syllogisme hypothétique, la majeure n’est pas sous-tendue par une topique, comme il était enseigné au xiie siècle, mais par une maxime amoureuse. Par exemple, lors du monologue étudié plus haut, le même argument est employé… avec deux conclusions différentes : Jo sai bien, si parti em fust, Mis cuers par le suen le soüst : Mal ne bien ne rien ne fist, Que mis cuers tost nel sentist. Par le mien cuer ai bien sentu Que li suens m’ad bien tenu E cumforté a sun poeir. (v. 261-267) [ Jo sai bien], si changer volsist, [Que le miens] coers tost le sentist. [Que que seit] de la tricherie, Jo sent bien la departie. (v. 285-288) Le syllogisme est net ici, qui consiste à actualiser la proposition des v. 263-264 en une proposition hypothétique servant de base à un syllogisme hypothétique en modus tollens : Si elle m’a quitté, mon cœur l’aurait senti ; Or mon cœur ne l’a pas senti ; Donc elle

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ne m’a pas quitté. Les v. 263-264 sont fondés sur la Topique tirée d’une similitude : la même chose est le cas pour deux similaires33. Toutefois, Tristan inverse peu de temps après la mineure, ce qui mène à deux conclusions contradictoires. L’erreur opérée peut s’expliquer : Tristan commet une faute basique, puisqu’il n’y a que deux moyens d’établir une inférence à partir d’une proposition hypothétique : attester l’antécédent (modus ponens) ou détruire le conséquent (modus tollens)34 ; auparavant, il a produit un modus tollens en niant le conséquent ; ici, il atteste le conséquent, ce qui ne prouve absolument rien : son raisonnement n’est pas valide. D’ailleurs, le raisonnement est de type inductif (du particulier au particulier), ce qui ne produit que des probabilia35. Dans tous les cas, au-delà de l’erreur de raisonnement, la nature même de la majeure est suspicieuse : peut-on fonder un raisonnement logique sur une maxime amoureuse ? Il semble que non, puisque l’on retrouve un peu plus loin cette question de sympathie entre amants, mais de manière élargie, lorsque Tristan le Nain conclut que Tristan n’est pas Tristan : Par curuz dit : « Par fei, amis, N’estes cil que tant a pris. Jo sai que, si Tristran fuissét, La dolur qu’ai sentissét. Car Tristran si ad amé tant Qu’il set ben quel mal unt amant. Si Tristran oït ma dolur, Il m’aidast a icest amur. (v. 2403-10) L’essentiel du raisonnement vient ici du nom de Tristan, « Tristan l’Amerus », et c’est d’ailleurs ce que Tristan lui-même admet à la fin : E par grant reisun mustré l’avez, Que jo dei aler ove vus, Quant jo sui Tristran le Amerus. (v. 3428-42) Il s’agit du lieu a notatione : l’interprétation du nom peut aider l’analyse36. On peut faire deux hypothèses pour expliquer l’erreur de Tristan le Nain ici, les deux n’étant pas incompatibles : – la première serait qu’il fait le premier paralogisme extra dictionem présent dans les Réfutations sophistiques d’Aristote : il attribue à la substance ce qui relève de l’accident ; en l’occurrence, trompé par le nom de Tristan, il essaie de prouver un élément de la substance (Tristan est amoureux par nature) qui est en fait purement accidentel (on peut le supprimer du sujet sans le détruire), ce qui voue le raisonnement à l’échec ;

33 Cicéron, Topiques, éd. cit., chapitre 14 ; Boèce, De Topicis…, trad. cit., II, 8, lieu 17 ; Garlandus Compotista, Dialectica, éd. cit., 107. 34 Boèce, De Hypotheticis Syllogismis, éd. L. Obertello, Brescia, Paideia, 1969, I.iv. 35 Boèce, De Topicis…, trad. cit., II, 2. 36 Cicéron, Topiques, éd. cit., 35-37 ; Boèce, De Topicis, trad. cit., III, 3.

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– mais, si l’on regarde plus précisément le texte, on peut avoir affaire à une paradoxale réduction à l’absurde37 : les v. 2407-2408 sont une prémisse très intéressante, car elle supporte deux thématiques du roman ; la première est que l’amour de Tristan est parfait (mais Thomas l’a réfutée, v. 525 sqq.), la seconde est la croyance à une sorte de sympathie surnaturelle non seulement entre les deux amants entre eux, mais aussi entre tous les amants. Cette prémisse implique, selon un lien lâche et non explicité, une première conclusion sous forme hypothétique (v. 2405-6), qui sert de prémisse à un enthymème, dont la conclusion erronée est : « vous n’êtes pas Tristan ». La conclusion étant absurde, la prémisse était fausse : soit Tristan n’était pas fin’amant, soit l’amour n’a pas la vertu sympathique qu’on lui prête. Dans tous les cas, une règle amoureuse est invalidée. Or, il en va de même lorsque Yseut, immobilisée en mer et ne pouvant secourir Tristan, postule : « Vus ne poëz senz mei murrir, / Ne jo senz vus ne puis perir » (v. 3068-9), réécrivant le fameux : « Ni vus sanz mei ne mei sanz vus » du Lai du Chèvrefeuille de Marie de France. Yseut en tire la conclusion suivante : « Se jo dei em mer periller, / Dun vus estuet a terre neier » (v. 3069-70), ce qui est évidemment absurde, d’où la nécessité de faire l’inférence suivante, qui est un enthymème, un mode de raisonnement typique de la rhétorique, selon Aristote38 : « Neier ne poëz pas a terre : / Venu m’estes en la mer quere » (v. 3071-2). La proposition manquante, la majeure, est une forme dérivée du v. 3069 (vus estuet neier). La conclusion est absurde : soit le raisonnement est erroné, soit une des prémisses est fausse – en l’occurrence, la majeure, les amants n’étant pas condamnés à suivre cette maxime amoureuse. Le roman n’aide pas à résoudre cette ambiguïté, puisque les amants meurent certes le même jour, mais pas au même moment : Tristan meurt seul, seule Yseut meurt avec Tristan, et encore elle semble mourir pour être cohérente avec elle-même : « Amis Tristran, quant mort vus vei, / Par raisun vivre puis ne dei » (v. 3237-3238). Doit-on pousser la logique jusqu’au bout ? Yseut termine ici le syllogisme commencé aux v. 3068-3069. Mettre bout à bout ces vers crée un syllogisme parfait, dont la force de l’inférence est explicitée par par raisun, qui peut se comprendre ici par « la raison implique que », donc « il est nécessaire que ». Mais c’est Yseut seule qui tire les conclusions de cette prémisse, et meurt d’un syllogisme amoureux, Tristan étant mort dans la certitude d’une disjonction amoureuse. Jusqu’à la toute fin, donc, le roman conserve une certaine ambiguïté sur les processus cognitifs et la réflexion – et cette ambiguïté montre, au mieux, que les maximes amoureuses traditionnelles sont mises à distance par Thomas.

37 « On établit une déduction par l’impossible lorsque l’on pose contredit la conclusion et que l’on introduit une autre prémisse », Aristote, Premiers analytiques, trad. cit., 61a19-20. 38 Premiers analytiques, trad. cit., II, 27.

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Conclusion T. Hunt39 cite les analyses d’A . Dijksterhuis, pour qui le travail dialectique chez Thomas est essentiellement disjonctif. Il me semble que ce résultat est corroboré par mes analyses : le paradigme de l’union des amants (soutenu par des maximes amoureuses classiques) est battu en brèche par l’analyse, qui semble montrer à plusieurs reprises la radicale séparation spirituelle des amants ; de fait, la fin du roman, faisant mourir les amants à un moment différent et avec un état d’esprit différent, de même que la suppression de l’épisode des arbres entrelacés, semble attester une forme d’impossibilité pour les amants de fusionner. Les propos de Thomas, le climat du roman, peuvent expliquer cela : l’amour n’est pas une puissance unificatrice, mais destructrice chez Thomas. Plus précisément, on se rend compte que le raisonnement dialectique est au mieux un outil qui se retourne contre ceux qui l’utilisent, s’ils le maîtrisent mal. Je pense que Thomas souligne que ses personnages, souvent poussés par la passion amoureuse, essaient de raisonner mais y échouent, parce que justement la raison n’est pas la seule convoquée dans leur réflexion : tous les raisonnements ont pour prémisse une maxime amoureuse, souvent réduite à l’absurde. Il y a donc un échec partiel de la dialectique parce qu’ici elle n’est pas motivée par la seule raison. Les stylèmes issus de la dialectique pourraient alors être versés au dossier d’une lecture anti-courtoise du roman, selon laquelle Thomas est un clerc désabusé et sans recours face à la puissance de la passion amoureuse, puissance capable de faire tourner à vide, ou à l’envers, les rouages de la raison.

39 « Aristotle… », art. cit., p. 120.

Geneviève Pigeon

L’anonymat des sources, une clé essentielle à la compréhension du mythe arthurien

La question de l’anonymat des sources n’étonne certainement pas les chercheurs arthuriens, d’autant plus que cet aspect de la recherche médiévale a monopolisé l’attention de nombreux chercheurs provenant de disciplines variées. Ainsi, soucieux de penser l’acte d’écriture en tant que production associée au « temps de l’écriture », Michel Foucault remarque dans son Archéologie du savoir que le texte vit sa vie ; il affirmera ailleurs que le livre est pris dans un système de renvois à d’autres livres, d’autres textes, d’autres phrases. Il s’inscrit dans la continuité des idées et des textes déjà produits. Comment, à partir de ce constat, un auteur pourrait-il revendiquer personnellement l’intégralité des idées qui lui viennent ? C’est pourtant cette individualité, cette appropriation de l’œuvre qu’impose la modernité par opposition à l’anonymat du Moyen Âge. Évidemment, de telles affirmations appellent prudence et nuances, d’autant plus que nombre de médiévistes ont repensé la participation des auteurs et compilateurs, les définissant comme « celui qui mélange des choses dites par d’autres avec les siennes propres »1. Loin de dénigrer le travail du copiste ou du clerc, cette conception du travail d’écriture envisage toute sélection, toute modification comme une création unique. La situation des auteurs médiévaux « savants » diffère cependant de celle qui prévaut pour les auteurs « littéraires », ceux et celles qui transcrivent ou diffusent les œuvres, faisant de ces composites des textes ouverts et la situation est d’autant plus marquée en Angleterre, où l’écrit occupe un rôle fondamental dans les instances administratives anglo-saxonnes. Si la situation européenne change, en général, surtout à partir du xiie siècle, on remarque que les chroniques historiques, entre autres, sont parfois endossées par un auteur, à moins qu’elles ne lui soient attribuées dans un souci de respectabilité. Or, si le problème du « nom du poète » qu’étudie Michel Zink « jette un regard nouveau sur les masques et sur les formes de sa présence dans l’œuvre », force est de constater que la transition entre l’anonymat et l’individualité de l’auteur médiéval, dont Le Goff situe le nœud au xiiie, se manifeste parfois au cœur

1 Jacques Le Goff, À la recherche du temps sacré, Paris, Perrin, 2014, p. 10.

Miroirs arthuriens entre images et mirages : actes du xxive Congrès de la Société Internationale Arthurienne, éd. par Catalina Girbea, Mihaela Voicu, Ioan Panzaru et. al., Turnhout, 2020 (Culture et société médiévales, 34), p. 169-173 © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.117117

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même de certaines œuvres, contribuant à les complexifier et à les rendre davantage « crédibles » aux yeux de leur lectorat. Le sujet de l’auteur médiéval ou, plus précisément, de l’auctorialité ou de l’authorship, ferait aisément l’objet d’un ouvrage entier. Ce ne sont que quelques remarques, ici, qui nous permettront de penser le recours à l’anonymat à partir des théories du mythe, c’est-à-dire en considérant la qualité de l’anonymat comme un atout dans la diffusion et dans la réception de l’œuvre, envisagée ici comme un maillon dans une longue chaîne de sens. Une telle approche pluridisciplinaire ne peut faire l’économie d’une définition de ce qui sera entendu ici par ‘mythe’, définition d’autant plus nécessaire que le terme est employé par plusieurs disciplines et peut, s’il n’est pas correctement explicité, engendrer d’importantes incompréhensions. C’est grâce à ce vocabulaire précis que nous pourrons ensuite observer comment, dans les œuvres des principaux diffuseurs de la connaissance arthurienne pré-littéraire, le recours à l’anonymat et à l’oralité joue un rôle fondamental. C’est par le biais d’une approche résolument pluridisciplinaire que nous étudions le mythe en tant que récit fondateur et / ou instaurateur ; récit anonyme et collectif ; récit tenu pour vrai ; remplissant une fonction socio-religieuse. La rencontre des différentes approches invoquées dans une telle définition (études littéraires, sciences politiques, histoire, sciences religieuses, anthropologie, sociologie) s’avère fertile et transcende les catégories restrictives que sont les notions de mythes littéraires, mythes de fondation ou autres. Le mythe, entendu en tant que parole, discours qui fait sens, celui que tous prennent pour acquis, répond à toutes les exigences et fournit toutes les réponses puisqu’il contient également les questions. Le mythe est la somme des relations des acteurs qui le constituent, le résultat des interactions et, toujours, l’actualisation inconsciente des stocks de connaissances d’une société donnée. Cette définition, couramment employée dans la recherche en histoire et sociologie des religions, trouve également un écho chez plusieurs littéraires, notamment Ph. Sellier et Gilbert Durand. Si les vocabulaires diffèrent et si les interprétations varient, le mythe est de façon générale compris comme ce méta-langage qui apparaît, se manifeste de façon plus ou moins régulière dans un rythme d’inflation et de déflation (Durand). Ce à quoi tout le monde croit, ou ce que tout le monde comprend, est forcément anonyme ; au-delà donc des institutions religieuses ou des dogmes, le mythe traverse toutes les sphères humaines pour s’instituer comme un fondement, non pas un fondement historique mais un fondement sémantique. Le recours à des sources anonymes que pratiquent les auteurs médiévaux participe de façon générale à faire état de l’universalité du savoir qu’ils mettent par écrit ; si tout le monde le sait, c’est que c’est vrai et si c’est écrit, c’est valide. Or, les lecteurs modernes ont plutôt tenté, dans certains cas, de retrouver les sources des auteurs identifiés, tentant par là de faire la genèse des savoirs identitaires. Un des exemples les plus intéressants de cette quête de la « source » parfaite est sans contredit la recherche sur les origines historiques du roi Arthur. En effet, si les documents le plus souvent utilisés pour établir la généalogie textuelle du personnage sont attribués à des auteurs précis, ils comportent une part d’ombre trop souvent occultée au profit de la sécurité procurée par leur signataire.

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Le premier de ces textes, rédigé par un moine anglais répondant au nom de Gildas, semble pourtant ne poser aucun doute quant à son « auctorité » ; si les détails relatifs à la vie de Gildas sont maigres, on accepte d’emblée qu’il soit mort en 569 ou 570 et qu’il se soit considéré comme Breton, c’est-à-dire un habitant de la Bretagne, l’actuel Pays-de-Galles. Selon le texte de Gildas, De excidio et conquestu Britanniae, la célèbre bataille du Mont Badon, celle qui fait entrer dans l’histoire un combattant valeureux capable de repousser les Saxons, aurait eu lieu vers 500, soit l’année de la naissance de Gildas. Malheureusement, cette partie du récit ne peut être corroborée par aucun autre texte ancien. Or, Gildas ne se prétendait pas historien mais proposait plutôt un discours moral ; dans son analyse précise des sources de Gildas, Edmond Faral affirme d’emblée : « Gildas, pour tout ce qui, de son temps, était déjà du passé, ne mérite aucune confiance »2. Si certaines parties du récit raconté par Gildas trouvent en effet leur source dans les textes anciens, Orose par exemple, d’autres semblent avoir été soit fabriquées, soit puisées dans des textes perdus. Dans son étude du livre, Faral remarque bien les libertés prises par Gildas, tout en soulignant son extraordinaire érudition. Cependant, là où Faral, comme d’autres, voit dans les libertés prises par Gildas la preuve d’une certaine confusion, il nous apparaît plus juste de considérer ces « écarts » comme autant de manifestations d’un grand récit, celui de la nation bretonne appelée à être méprisée et dénigrée. C’est également le récit d’une admiration profonde pour le modèle romain, de ceux qui savent régner, gouverner et construire. Plus encore, le texte de Gildas condamne ce qu’il considère comme la faute du peuple breton, son manque de zèle dans la pratique de la foi. C’est pourtant sur ce texte presqu’entièrement construit sur des bases fictives, à partir de sources inconnues, que se basent les chercheurs arthuriens soucieux de retrouver un Arthur historique. En effet, quand vint le temps d’écrire son Histoire ecclésiastique du peuple anglais, Bède le Vénérable n’hésita pas à se tourner vers Gildas pour obtenir des informations sur le passé de l’île de Bretagne. En se référant à Gildas, Bède réintégrait dans un nouveau document tous les savoirs « compilés » par le moine breton. Lui-même anglais, extrêmement lettré, Bède publie vers 715 une véritable somme des savoirs. La liste des ouvrages consultés, dressée par Bède lui-même, est impressionnante. Plus intéressant encore est le commentaire qu’il fait tout juste avant de citer ses sources : « Voilà ce que, sur l’histoire ecclésiastique des Bretagnes et surtout du peuple anglais, selon ce que j’ai pu savoir par les écrits des Anciens, la tradition des aînés, ou moi-même, par mes propres connaissances, (…) j’ai composé. »3 Le recours aux récits des anciens est affirmé dès l’introduction du livre, notamment en ce qui concerne les provinces des Angles de l’Est : ici, non seulement Bède évoque les écrits des anciens mais également la « tradition » des anciens, c’est-à-dire la tradition orale. Cette valorisation de l’oralité est aussi mentionnée au regard de l’histoire de la province du Lindsey (il parle des récits de vive voix d’autres «hommes dignes de foi », de même que lorsqu’il évoque

2 Edmond Faral, La Légende arthurienne. Etudes et documents, Paris, Champion, 1969, p. 21. 3 Bède, Livre V, p. 153.

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ses sources pour la Northumbrie ; il évoque alors les « déclarations dignes de foi de nombreux témoins ». Ces quelques exemples bien fragmentaires nous poussent néanmoins à lire ces textes non pas comme les compilations ou les produits de la main d’un seul homme, mais plutôt comme les produits assumés d’une mise en commun et de la transmission de connaissances orales. Loin de nous cependant d’affirmer une hiérarchie au sein de laquelle les documents écrits l’emporteraient sur les témoignages oraux, ou vice-versa4. La question qui nous intéresse s’attache davantage à mettre en lumière la présence des présumés témoignages oraux dans les œuvres de ceux qui ont forgé l’histoire de l’Angleterre. À la suite de Gildas et de Bède, un troisième auteur s’empare de l’histoire de la Bretagne pour cette fois accorder une plus grande place au roi Arthur. La question de l’anonymat s’épaissit ici, ajoutant à l’anonymat des sources et des témoignages celle de l’anonymat de l’auteur. Nennius, celui à qui est attribuée par défaut l’Historia Britonum, demeure en effet un inconnu. Si l’existence d’un moine appelé Nennius, peut-être copiste, sans doute impliqué dans la composition de l’ouvrage, est acceptée, rien d’autre ne permet de penser qu’il a pu en être le créateur. C’est même plutôt le contraire, les études montrant que le résultat que nous connaissons aujourd’hui aurait été rédigé sur plus de 200 ans pour atteindre une forme définitive au viiie siècle. À son tour, l’« auteur » de ce recueil affirme avoir consulté les textes de ses ancêtres de même que leurs traditions. Après Nennius, c’est au tour de Geoffroy de Monmouth d’affirmer avoir reçu ses informations de sources anonymes ; le chroniqueur du xiie siècle, travaillant au profit de la dynastie des Plantagenêt, incarne si bien son siècle qu’il parvient à évoquer une source qui conjugue tradition orale, anonymat et tradition écrite. En effet, en plus de souligner l’influence des textes de Gildas et de Bède, des textes qui font autorité, il dit avoir eu accès à un « ancien livre en langue bretonne ». Si encore aujourd’hui des débats font rage quant à l’existence même de ce livre, qui pourrait être une version de la compilation de Nennius, nul doute que Geoffroy savait pertinemment comment rendre son livre crédible aux yeux de ses concitoyens. Nul doute non plus sur la capacité de ces derniers à valider les informations transmises dans L’Histoire des rois de Bretagne : les références à Gildas sont fausses pour la plupart, et le texte de Bède est allègrement retravaillé, voire transformé. L’anonymat des sources, leur fluidité, leur adaptabilité se montrent donc ici comme une force du récit arthurien anglais et pré-littéraire. Partie prenante de l’univers symbolique des Bretons insulaires, l’univers symbolique est ce qui « ordonne l’histoire. Il situe tous les événements collectifs dans une unité cohérente qui inclut le passé, le présent et le futur »5. Eu égard au passé, il établit une mémoire qui est partagée par tous les individus socialisés à l’intérieur de la collectivité. Cet univers symbolique relie les hommes à



4 François Chappé, Histoire, mémoire, patrimoine, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010. 5 Peter Berger & Thomas Luckmann, La contruction sociale de l’identité, Paris, Armand Colin, 1986, p. 186.

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leurs prédécesseurs et à leurs successeurs ; en ce sens, le savoir qui est partagé par tous est forcément celui qui est « vrai ». En faisant référence aux anciennes traditions, les différents « auteurs » invoqués rapidement aujourd’hui n’ont pas menti ; ils n’ont pas trahi leurs sources, non plus qu’ils ont inventé par plaisir solitaire. Ils ont plutôt, et ici le vocabulaire développé par Durand nous est particulièrement utile, transmis une manifestation du mythe. Ils ont écrit en langue savante, le latin, ce que « tout le monde » devait savoir. Ce faisant, ils ont participé à ce que Jacques Le Goff évoquait à propos de la circulation des savoirs : en prétendant avoir recours à des témoignages, en puisant à même la culture orale, ils contribuent à l’oblitérer et à la transformer. Pour mieux comprendre le recours constant aux sources anonymes et pour tenter d’en percevoir la force évocatrice et légitimatrice, il nous semble concluant de nous tourner vers les théories du mythe et de la transmission des savoirs. L’anonymat des sources permet en tout temps au contenu de s’adapter, d’être réinséré dans la société tout en correspondant aux besoins de ses contemporains. On pourra dire, à la suite de Jauss, que le texte répond à l’horizon d’attente de ses contemporains ; l’œuvre répond à un certain nombre de questions, ici portant sur les origines du peuple breton et sa place sur l’échiquier politique européen. Elle contribue également à enrichir et modifier cet horizon en répondant à l’attente de son premier public, en la dépassant, en la décevant ou en la contredisant. En évitant de se prononcer sur l’éventuel retour du roi Arthur, par exemple, Geoffroy de Monmouth répondait aux questions d’une partie de son public, les Bretons avides d’être sauvés par le retour du roi, tout en contredisant un second public, les Plantagenêt, soucieux de leur côté d’établir définitivement leur légitimité sur le trône. On devine que la perspective de devoir partager le pouvoir avec un roi fantôme porteur d’un idéal local ne les enchantait guère. L’écart entre la proposition et la réception, le recours à des voix anonymes et légitimatrices ont sans aucun doute contribué au succès rencontré par l’Historia Regum Britanniae, considérée comme un best-seller médiéval avec plus de 250 copies encore connues et base de l’histoire anglaise jusqu’au xixe siècle (voire encore aujourd’hui).Quand on sait sur quelles sources se fonde cette histoire nationale, on comprend la force des voix diffuses et leur portée, tant dans l’espace que dans le temps. Dans le cas de ce que nous avons depuis plusieurs années considéré comme le mythe d’Arthur, l’anonymat des sources a permis à Geoffroy de Monmouth, son principal diffuseur, de rassembler en un seul grand récit national les histoires des différents peuples de l’île de Bretagne. Parce que les récits grandioses ne sont attribués à personne, donc à aucun lieu ou aucune appartenance ethnique, tous peuvent y lire leur propre histoire et revendiquer un rôle fondamental dans l’évolution de la nouvelle entité politique.

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Andreea Popescu

Magic and Enchantment Versions of the Fantastic in the Arthurian Legend

The Arthurian legend constitutes one of the most important achievements of medieval literature. It combines in a specific way the myths of the Germanic people with the concepts brought by the Christian religion. The old tales got new meanings according to the mentality which produced them. The legend about King Arthur revaluates the cultural heritage of the early medieval literature, transforming it into a mixture of fantasy and intellectual concepts. In the context of the legend there are themes that correspond to the ideas characterizing the epoch. Among them there is the one linked to magic and enchantment. Magic plays an important part in the shaping of the romances. The adventures which the knight has in the imaginary of the forest are the representation of the protagonist’s wish to defeat the magic in the land while securing the harmony and the stability of the kingdom. Magic has an ambivalent connotation as it can be benefic or malefic. In its benefic aspect it helps the knight to prove that he is the elect and that he deserves to be part of the fellowship of the Round Table. It is necessary because without it there can be no adventures in the forest and no exemplary achievements. Magic is a companion for the protagonist because he relies on it in order to find the answer to his questions. In the formation of the Arthurian legend magic plays the role of creating enchanted spaces in which the knight has to prove his moral values and to raise himself to the prestige of the Arthurian elite. The legend makes a clear difference between the fellowship of the Round Table and the rest of the community which the knights have to defend and deliver in case of need. In order to prove himself, the knight must leave the protective space of Camelot and enter the unknown, dangerous, yet fascinating forest. In the legend space conditions the adventure because the tests to which the cosmic powers put the protagonist depend on the place where they happen. An adventure has one hero as the challenge and the revelation can occur only to one. In his book Mimesis Erich Auerbach summarizes the meaning of such an initiation story. “The world of knightly deeds is the world of adventures, not only because it contains an uninterrupted series of adventures, most of all it contains only adventures. It is a world especially created for knightly deeds.”(Auerbach, 122-123) It is indeed a special world that the knight enters deliberately as he needs to face adventures in order to exist. To be a knight of the Round Table presupposes leaving for the adventure and

Miroirs arthuriens entre images et mirages : actes du xxive Congrès de la Société Internationale Arthurienne, éd. par Catalina Girbea, Mihaela Voicu, Ioan Panzaru et. al., Turnhout, 2020 (Culture et société médiévales, 34), p. 175-184 © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.117118

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experiencing it to the full. Magic is an essential element in the case of such a journey since the protagonist meets either fantastic creatures or enchanted places which he has to defeat or to conquer. An interesting example is the journey of Gawain in search of the Green Chapel in the English poem Sir Gawain and the Green Knight. In this anonymous poem Gawain leaves to meet his own death since the mysterious green man belongs to the fantastic dimension and undoubtedly has magical powers. After being beheaded in Camelot by Gawain he is able to pick up his head from the ground and to speak to the fellowship, calling his opponent to the Green Chapel in one year time. In symbolical terms the period corresponds to a full cosmic cycle of death and renewal. The color green which stands also for death in the medieval mentality points towards the true nature of the strange man. While looking for the chapel, Gawain finds himself in the forest and being in the middle of winter he wants to find a shelter from the weather. After having prayed for safety a castle miraculously appears out of nowhere. It constitutes one of the instances of magical apparitions which characterize the legend. In the majority of the Arthurian texts there is an opposition between the castle and the forest. The castle stands for order, stability and reason which are brought by the aristocratic society living in it. In the case of Camelot the Round Table provides the concept of harmony and trust among the people depending on it. Yet, some texts suggest that it was magically created by Merlin and it was brought to Camelot to serve the Arthurian fellowship. The forest is the place of imagination, a labyrinth of dangers, as it is the place where the knight crosses the threshold towards the otherworld where he meets his destiny. In his book The King and the Corpse Heinrich Zimmer discusses the symbolism of the forest by focusing on the powerful attraction which it has on the knight. “The forest flickers in an enchanting light, there are new dangers, new initiations. The forest is the realm of the soul itself which the soul can decide to know and to explore in order to find in it the most intimate adventure.”(Zimmer, 189) As the Arthurian fellowship cannot exist without adventures, the other world of the fantastic is necessary to be explored by the knight, no matter the risks involved. The presence of the castle in the middle of the forest is an indication that in the adventure of Gawain magic interferes in the course of events. It is an enchanted castle where Gawain has to pass important tests. Heinrich Zimmer notices the features of the tales about this knight: “Many stories about Gawain have plenty of wonderful mythical images, adventures in enchanted lonely castles and on remote fairy islands.”(Zimmer, 83) Gawain should be considered a magical being too because he originates in the Welsh patrimony of literary figures which are present in the medieval texts. According to the old tales, his strength grows together with the sun, a fact which suggests that probably he used to be a sun deity before becoming an Arthurian knight. Zimmer concludes his analysis of the character thus: “All mythology was changed according to the terms of the code of courtly love and medieval jousts. Yet, a careful viewer can still detect and decode the older symbolism and its eternal significance.”(Zimmer, 83) Gawain’s strange vision in the English poem could be considered a dream, the knight having the illusion of being sheltered in a welcoming castle. Dreams are the projection of man’s hidden wishes, so the place should be taken as an unreal setting and not a

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genuine one. Then, the story of Gawain acquires a darker meaning, namely the one of man who is incapable to avoid death and whose end is inevitable. Space is a concept which characterizes all the texts belonging to the legend. Mircea Eliade divides the term into two distinct notions, sacred and profane. Sacred space is unitary and it provides man with access to revelation. Profane space is fragmentary and it is meant to trap man and take him away from his quest. Sacred space is characterized by certain rules and signs which guide man and show him that he is in a different environment. Man can learn from the experience providing he understands and responds to the calls of the sacred. On the other hand, profane space does not have specific features, it is found all around and the temptation to fall into it is always present. Man must learn to make the difference between spaces and to choose the correct one. In the Arthurian legend the situation is interesting since places that one should consider as instances of the sacred are actually places of temptation and of failure. One of them is Camelot itself where the love affair of Lancelot and Guinevere taints the harmony of the space and eventually brings the end of the fellowship. The medieval writer probably considers that evil is inevitable and that human nature cannot resist temptation. This belief brings a note of realism to the legend and makes it more human than other abstract connotations. The story of Lancelot implies a corruption of the sacred by the profane since the safe environment of Camelot can be affected by worldly mistakes. Magic plays an important role as Lancelot himself should be considered an enchanted being, given the life spent in the realm of the Lady of the Lake. The behavior he has during moments of tension when he runs in the forest almost mad, the fact that he cannot be defeated by any other knight points towards supernatural characteristics of the knight. It is interesting to notice that his shelter and recovery are in the forest which makes him part of the place of imagination and the fantastic. In this context one should say that Lancelot represents an instance of the supernatural disturbing the equilibrium of the land and the people. Both Arthur and Lancelot belong to the primordial strata of the legend, though the former is a British creation and the latter a French one. They share in the same mysterious nature, and in the fact that they love the same woman. The feeling of friendship which they share is reflected in their presence in the legend. They appear and disappear, their actions cannot be fully explained and they both have an exceptional destiny. Both Lancelot and Arthur benefit from magic and enchanted rituals because they come in the world due to them. The magical begetting of Arthur finds its counterpart in the enchanted rebirth of Lancelot in the lake. During the legend they change roles since Arthur becomes more and more the king protecting the land while Lancelot assumes the task of facing the challenges in the fantastic dimension. They are both denied the Grail, though Arthur correctly gives up the quest because he cannot endanger the safety of the land. Yet, they differ in the consequences which their life brings, namely the children whom they have. According to some texts, Mordred is the illegitimate child of Arthur and Morgana. He is the one causing the final battle on Salisbury plain. Lancelot is the father of Galahad, the Grail knight and savior of the land. One could say that Arthur is more linked to the terrestrial human dimension while Lancelot is connected to the spiritual. The destiny of Arthur

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should be considered in the context of his magical dimension, starting from the very name which originates in the Old English word art meaning bear. In mythical and symbolical terms the bear represents a mysterious creature, one of the few that can be compared to humans given the possibility to stand on two legs. In the old myths the bear is a deity associated with the cycle of seasons as it appears in spring and disappears in winter. The bear is identified with the moon as it is a nocturnal animal, a spirit of the otherworld guiding the elect to his adventure. The bear is also linked to the strata of animist beliefs as it is capable to reincarnate in human form. The cosmic cycle which Arthur creates and represents with Excalibur and the Round Table follows the pattern of appearing and disappearing from the world once the mission of the civilizing hero ends. The bear stands for strength and wisdom, just like the role of Arthur is to bring trust and stability to the land. The ambivalence of Arthur’s character is one of the intriguing aspects of the legend. Arthur’s totem animal is the bear, a mythical creature that is associated to the cycles of the moon and the inevitable passing of time. Profane duration is linked to the moon in the sense that the different faces of the moon imply the temporal changes of the world. The moon represents a process of repetition as it follows the same phases in the same manner. Durand considers that the moon ‘is the first measure of time.” (Durand, 353) The moon is the image of plurality and in its most intimate nature it represents the totality of the world. In the Arthurian legend the king assumes the deeds of the Round Table, being a reflection of the plurality of human nature represented by the knights. The king has to protect the land and his subjects, receiving in himself all the particularities of human nature. As a lunar character Arthur has to leave the land and go to Avalon when he will sleep for several moon cycles until he returns. Lancelot is another lunar character, manifesting himself through episodes of madness and disappearances in the forest. He associates the moon with the waters of the lake, implying the idea that his presence is an illusion which will fade away at the end of time. Since the most beautiful moon is in the lake, meaning that it can never be reached, Lancelot is a strange character that can never be restricted by courtly norms and conventions. The fact that both Lancelot and Arthur love the same woman shows the similarity between them. Gawain is the solar character standing between the two. As a rewriting of a Celtic sun god, he represents the stability the Round Table fellowship is supposed to bring. Though he is also denied the Grail because of his worldly sins, Gawain appears in many romances as an alternative to the adventures of the protagonists (Yvain, Perceval). In the English texts he is offered the first place in the magical encounter with the Green Knight. In comparison to the moon which is cold and changing, the sun is a symbol of light and of confidence. It corresponds to gold, fire and the blue sky. Durand considers that it stands for the supreme light as it is a symbol of ascension and perfection. In the Arthurian legend Gawain as a sun deity brings the feeling of trust in the power of the Round Table over the magic in the land. In the English poem Gawain faces death itself and passes the test of the ultimate challenge. Durand mentions that in certain cultures the sun is associated to a green land. “The solar image and the vegetal aquatic image coincide, covering the space between the red sun at dawn and the blue-green water of the sea” (Durand,

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165) During the battle on Salisbury plain, Gawain stands by Arthur, thus forming a cosmic dual image by bringing together the sun and the moon in the same place. The two apparently opposite extremes coincide and become a complementary image of the same mythical entity. Both Lancelot and Arthur’s destinies are linked to magic. They both beget their sons after drinking magic potions. The ritual drink symbolically represents the cycle of renewal and the chance offered to go beyond one’s limited existence in order to have access to the secrets of the universe. At the same time the magical potions create a double of identity because in both cases the knights believe that they are with different women. Hallucination corresponds to hypnosis during which the character is not able to distinguish between reality and dreams anymore. Magic has a curative effect in the case of Lancelot as due to his affair with Elaine Galahad is born. He acts like a truly civilizing hero, redeeming both the land and the people, including his father. In the case of Arthur magic does not have a benefic effect as the birth of Mordred brings a symbolical disease to the land. In both cases castles transform into perverting places because the tricks occur inside them. The concept of order and stability changes in an inversion of natural values that are replaced by the unnatural order of things. Enchantment works both for people and for spaces. A certain space exists because of a person or a community. Identity is provided by the events happening there and by the people that contribute to them. Camelot is the center of the Arthurian world, the Round Table is there and it signifies the hope of a good future for the land. The fantastic applies to the unusual and the unexpected which generally occur outside the doors of the castle. Whatever is different is enchanted and treated as such. Spells function for people and for spaces which change into what the magician wants. The true challenge of the knight is to separate illusion from reality and to make the right choice which will bring the fulfillment of the adventure. Such a case is the story of Yvain at the magical fountain. It is the fountain of life protected by the guardian of the threshold, the Black Knight. The land where the fountain is found and where Yvain will eventually live is an enchanted one, the lady herself possessing magical powers. It is the transcendental sphere of the cosmic powers where different rules apply and human nature is constantly put to test. The magic fountain is an instance of the sacred space as it stands for the gate towards the land of the supernatural. In the adventure of Yvain enchantment wins since the knight chooses to remain in that space instead of returning to Camelot. The unusual always fascinates, just like in any initiation tale it is more difficult to return than to depart. To be assimilated in the otherworld coincides with man accepting its rules which if broken bring failure and sorrow. After defeating the knight of the fountain Yvain undergoes a spiritual evolution which alternates periods of madness and moments of fulfillment. No mistakes are allowed in the fantastic land as the guilty one is punished by exile. The test that Yvain has to pass in order to become the master of the fountain is similar to a rite of passage which presupposes accepting the challenge, the assimilation and the transformation of the protagonist. A successful rite of passage brings moral changes. The lady of the fountain is the representation of the goddess of life who looks for her champion and partner in order to rule her magic domain. Only by

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assimilating the mysteries of the fantastic can the knight become an equal to the goddess and the master of the enchanted land. Magic coincides with initiation, a process by which the passage to the fantastic is easier and more natural. At this level there is an interesting change in the text. The purpose of Yvain is to conquer the magic land and to remain there. This situation comes in contradiction to the ideal of the Arthurian fellowship for which the best choice is to be a knight of the Round Table. Returning to Camelot endangers Yvain’ destiny, as master of the enchanted land and makes him a pariah in both worlds. The fellowship is denied in its essence as the best people in the land. Magic gets the upper hand in this case, providing a better alternative to the knight. In the romance about Yvain’s adventure the rites of passage condition the spiritual accomplishment of the knight. The theory proposed by Arnold Van Gennep is appropriate in this context. He mentions the three part structure of a rite of passage, namely separation, transition and reincorporation. Van Gennep mentions that in the first phase people withdraw from their current status and they prepare to move from one place to another. The transition stage or liminal as Gennep calls it is the period between the states during one has left the former status, but has not reached yet the next moment of transformation. At this point the person is at the threshold of experiences, it is the point when falling on one side or another can be dangerous and failure may follow. Gennep considers that the attributes of such liminal personae are often ambiguous. The third stage is the reincorporation as Gennep names it, a stage during which the passage is consummated by the ritual subject. After completing the last stage and acquired or strengthened the new identity, the person can return to society. During it the protagonist needs to shake off all the aspects of reality which kept him locked in the world. The fountain of life in the French romance corresponds to the symbol of a recipient. Durand associates it with a closed space that would represent even a tomb. The tomb is a resting place in which the deceased gets in direct contact with the earth out of which he was made. It is both an identification and a transcendence, similar to a journey of initiation in the most intimate aspects of the soul. The fountain where Yvain meets and defeats the Black Knight is a representation of the feminine principle metamorphosed in a recipient of water. The lady of the fountain is the symbol of life that needs to be protected and accompanied by the masculine principle symbolized by the knight. The fountain is a place which attracts and tests the protagonist as it itself is a challenge. Yvain must prove that he is worthy of the adventure and that he is capable to change the water of death into the water of life. The magic of the fountain is an ambivalent one since it depends on the knight that it has benefic or malefic effects. The fountain is also a frontier because by conquering it Yvain plunges into the otherworld and learns about a new magic land. The rite of passage is fulfilled the moment when he totally submerges in the image of the fountain. A fountain can show the truth or the lie about the human nature, but it depends on the protagonist to correctly decipher its meaning. It stands in between the sacred and the profane. Yet, paradoxically the pair gets a special meaning. The profane associates with the Arthurian court which is perceived as a place of decadence and a trap for the knights. The sacred is the fantastic land symbolized by the magic of the

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fountain and its lady. The fellowship of the Round Table is no longer the gathering of the worthiest, as it creates an illusion of power preventing the moral accomplishment of the knights. Yvain will face this malefic aspect of Camelot the moment he abandons the lady and returns to the castle. Madness and despair follow as the magic land does not forgive the one who disrespects its laws. Only after a long period of penitence is Yvain accepted back into the fantastic land of the magical adventures. The rites of passage get a special connotation because at this moment they are set inside the human soul and not outside it in a certain space surrounding the protagonist. The assimilation stage implies the personal development of the knight and it is done by learning to live with the mistake he has made. Magic and enchantment are shaped according to the personal choices of man. The entrance to the fantastic world is marked by certain signs which if they are correctly read help the knight in his adventure. They are found at frontiers like bridges, margins of the forest, places where the protagonist is vulnerable and unprotected. They represent the line between the known and the unknown as it is impossible to predict what waits beyond the border. In the Arthurian legend there is a permanent opposition between human and magical beings, a fact which provides with the ambivalence of the legend. Enchantment is a condition for the stories to exist and an appropriate example is Merlin. He dwells in the magical forest from where he controls the community and the world around. As a magician and guide of the souls, he stands for the primordial supernatural powers which test the protagonist. Much of the magical nature of Merlin can be deduced from the role he plays in the evolution of the legend. He helps Uther to beget Arthur, in some texts he is attributed the raising of Arthur before the latter is able to pull the sword out of the stone. The fact that the king and the wizard are found on the same level of initiation proves that Arthur himself belongs to the fantastic and has more in common with this dimension than it is presented in the later development of the legend. He behaves like a king of the historical world, but this is only a way to link him to a model that gives credibility to the texts. His deeds tell more of magical powers than the actions of a medieval common man. The drawing of the sword out of the stone is proof that he is different from the others and that is why he rules the land in the efficient way he does. He also receives Excalibur, the sword of the true king which he uses to bring peace to the country. When Arthur disappears to Avalon Excalibur leaves the world too as it is thrown in the lake it came from. The magical sleep of the king corresponds to the period in which Excalibur will lie on the bottom of the lake. The once and future king is associated to his sword, but also to the enchanted island beyond the sea. Islands constitute an interesting space in the legend. They have a symbolism of their own which sets them apart from the castle or the forest. Islands are remote and exotic places, being either the projection in the unknown of a familiar reality or a completely idealized space configuring an utopia of the world. Such an utopia can be the concept of an improved existence which has to be imitated so that reality should improve. Islands are isolated spaces where chronological time transforms into an eternity which stands for man’s need for immortality. Islands are spaces of testing for the knight, since they delimit the known and the unknown in the journey he takes in order to fulfill the adventure. In the Arthurian texts islands are reminiscences of

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the fantastic lands which the people of the North located in the mysterious parts of the world. Such challenging territories represent the attraction of man for the forbidden dimension which opens only for the elect and closes before the rejected one. Islands are surrounded by water, the sea being one of the major symbols of the Germanic people. In the majority of cases the sea is associated with the feminine symbol, being an image of the maternal womb enveloping and protecting man in its entrails. It corresponds to the passage to the otherworld, being a liquid frontier which is changing and fascinating at the same time. The sea can also be the cradle of the dead as it rolls the boats of the deceased on the waters of oblivion. During this stage the frontier becomes a limit which can be crossed if the correct rite of passage is completed. In the case of a successful ritual the departed benefit from eternal peace and a place together with the gods. In the case of a failed ritual the spirits roam for ever in circles as they are not able to find a resting place. They wander at the boundary between the two worlds because they are not allowed to stay in any of them. In the medieval romances islands are places of rest and of turmoil since they have both positive and negative meanings. Islands stand for death and loss, as it is rendered in the story of Galehaut of the Remote Islands. He is of the giant race, yet he is a model of human virtue. He gets a part in the story of Lancelot and Guinevere, being the one who introduces the knight to the queen. He wishes to conquer thirty kingdoms, Arthur’s included, but when defeated he yields to the king’s power like any other knight. The fact that he is a giant gives him supernatural powers, just like the Green Knight in the English poem. Different from Bertilak though, Galehaut is a solar character although indirectly he brings the failure of the court as he brings Lancelot to Camelot. Islands identify with the persons living in them and like the desert they are the space of dreams and of mirages. An island is a miraculous space, reminding of the Norse last Thule, as it represents the unreachable which being different attracts and fascinates. In the Arthurian texts there is another connotation islands have. They presuppose crossing a border which in their case is the sea. It equals to a voyage to the land of the dead as water can be the liquid frontier to the otherworld. The isolated places in the forest are also a sort of islands, standing apart from the rest. In order to get there the knight has to perform a rite of passage. When delivering the queen from Meleagant Lancelot crosses the Sword Bridge as the castle lies on the other side. During the passage the knight actually leaves behind all the known facts of reality and he plunges in the unknown of his enemy’s territory. A bridge is one of the points of vulnerability for a protagonist, but the reward is worth defying death. Space becomes thus flexible and it offers several perspectives on the same thing. Magic provides with multiple visions as in a mirror which sometimes reflects and sometimes refracts reality. Magic can cheat or it can come with the genuine thing, it depends on the knight to make the right choice. Islands can also be traps catching the knight and out of which escape is difficult. They function like a labyrinth as the protagonist needs to decipher the signs in order to find the right path. A labyrinth is a mirror which projects the fears and the hopes of man. Only the initiated can discover the answer provided the ritual is respected thoroughly. Sometimes the rules are not applied correctly and then the protagonist

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is exiled from the island to which he will always want to return. Such a case is the loneliness felt by Lancelot after he is rejected from the Grail castle. This enchanted castle stands on a sort of an island itself because the knight has to cross a river in order to enter it. The liquid frontier stands for the passage from the water of death to the water of life, a transformation which is accomplished if the knight asks the ritual question. An interesting case of a spiritual island is the one where Perceval arrives after having been carried by the devil in the shape of a black horse. The episode belongs to the French text Quête du Graal and tells of the adventures of the Grail knights before coming to the mystical city Sarras. The island has an intriguing connotation as it is both a trap for Perceval who cannot get out of it without help and a redeeming space as he makes there the right choice between good and evil. On the island which is actually a mountain in the sea the knight helps a lion in a fight with a serpent. The character conditions the space in this case, as it is up to human free will whom to choose in the battle. Magic serves a higher purpose, it is part of a spiritual redemption and it offers a deeper understanding of the world. In this text which is so full of spiritual allegories the fantastic loses its main connotation and it melts into a wonderful image of the world. The magic of the beginnings transforms into a magic of the choices made by human nature. In the adventures occurring in the enchanted forest the knight may fail or he may win in the confrontation with his opponent. He will still remain a member of the Arthurian court. In the case of Perceval magic involves a test between life and death, between losing one’s soul and finding salvation. The lion and the serpent are two aspects of human nature, besides their spiritual meaning. They represent good and evil which are not opposed, but complementary and it is up to the human free will to choose between them. Perceval’s island is a place of exile changed into a refuge, a dystopia of the beginning made into an utopia of salvation. Given the fact that the knight correctly interprets the allegory, his road towards the Grail is open. Much of human destiny depends on the values which one gives to signs that are around him. The Arthurian knight is accustomed to unexpected encounters as this is the path he has taken in life. Forests, castles, waters, islands are gates to the various possible worlds surrounding the one of Camelot and its knights. They can lead to life or to death depending on the adventures one has. Such a place is the island of Avalon. Avalon is the resting place of King Arthur from where he will return at the end of time. It is a space of healing and spiritual recovery as the king will be cured of the wounds he got during the battle on Salisbury plain. The symbol characterizing the place is sleep which can be associated with curative magic. Sleep is a function of the nocturnal aspect of the image, as Durand puts it. It is a passage to the otherworld, a means by which man meets the unknown of the fantastic dimension. Sometimes it is associated to death because the body and the spirit get in a relaxing state. Then, man can come close to a godly status as sleep is an intermediary stage between life and death. Sleep is also connected to dreams which are another form of reaching the otherworld. A dream is an instance of the nocturnal aspect of the image and it represents the concepts of night and darkness. Dreams can be unexpected or imposed. In the first case they come naturally to man as a prolongation of his daily activities. They are relaxing and curing. In the second case they can occur because of spells and

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a malefic usage of magic. They are the result of rituals which are performed in order to subject the will of the victim and to surrender it to the enemy. In the Arthurian legend Arthur’s sleep in Avalon is a benefic one as it cures his wounds. Avalon is an island of peace and harmony, offering an alternative to the troubles of the real world. It is a place of illusion since it does not exist, representing the ideal man has during his life. An island is a metaphorical image of the mother, standing for deliberate return to the feminine principle of life. Durand suggests that it can be linked to the concept of the magic recipient as an island contains the soul of the hero and preserves it from any harm. In the legend the king is taken to Avalon by the barge of the ladies, a fact which would correspond to the mythical concept. He returns to the land beyond the horizon and to the beginning of time due to the presence of the women on the metaphorical boat. Avalon is a place of death, but also of potential life as the king is taken there by the boat of the ladies who will take care of him. Symbolically speaking, an island is the mythical image of the woman because such an exile is a return to the feminine nature of the world. It is an image of return to the origins, a search for the protection which women provide due to their specific features. The passage of Arthur to Avalon is a journey of purification which is needed for a future rebirth. Avalon is one of the mystical places of the legend like Sarras and thus one can see that the fantastic and the sacred, the two major dimensions of the legend, are complementary and together they give the particular shape to the story. Avalon is the ultimate destination and the ultimate adventure. Going to Avalon suggests that Arthur has accomplished the mission for which he had been magically sent into the world. The magical island is even more elusive than the Grail castle as it lies beyond the horizon in the land of the dead. After the battle of Salisbury the atmosphere is dark and sorrowful and the expectations are of a sad ending. Yet, the crossing of the sea becomes a promise of a new beginning. Crossing the border to the immortal land coincides with a triumph of magic and a closing of the circle in the evolution of the legend. The magic of the beginning is also the magic of the end. The fantastic dominates the texts in spite of the changes brought by different influences. The pattern of heroic deeds and knightly accomplishments combine to create a legend in which the unpredictable characterizes human destiny. The Arthurian texts correspond to the need of man to decipher the meaning of the world and what lies beyond it. At the end of one’s journey there is the answer which ultimately is found in the land beyond the mysterious horizon of the sea.

Karin Ueltschi

La quête d’un référent ou jeux de sons et de sens autour du nom propre Le cas de « Hellequin »

Ach wie gut ist das niemand weiss, Dass ich Rumpelstilzchen heiss1 !

Le nom propre – c’est ce qui le distingue du nom commun – ne renvoie qu’à un seul et unique référent ; paradoxalement, c’est ici même que peut résider le lien profond qui l’apparente à l’anonymat. Il existe en effet des noms propres qui sont des mystères poétiques, tout particulièrement lorsqu’ils désignent un personnage d’étoffe mythique dont ils véhiculent l’identité voilée, car l’onomastique interroge, profondément, le problème de la motivation du signe et cherche à y apporter des réponses en s’ancrant dans des particularités physiques de leur porteur (Leroux), la filiation (Fitzgerald, Mangusdottir), une origine (Le Normand) ou encore un métier (Lefèvre). Le nom de « Hellequin » est un exemple emblématique de tous ces enjeux. Nous nous proposons de montrer comment les auteurs jouent avec les sons de ce nom en vue de le doter d’un sens et d’un référent précis, en vue de sortir son porteur de l’anonymat dans lequel l’enveloppe la nébuleuse qui le cache afin de l’ériger, de mythique qu’il était, au statut de personnage littéraire. Cela implique que l’on dépasse un tabou sacré volontiers inhérent à ces figures2, fût-ce au prix du recours à l’ « étymologie poétique », fût-ce au prix de certaines métamorphoses de l’intéressé.

Un nom, des sons « Un mythe, quel qu’il soit, se transmet toujours par des noms propres3 ». C’est donc une raison puissante pour s’arrêter à cette question et pour examiner les réactions



1 « Quelle chance que personne ne sait que mon nom est Rumpelstilzchen ». Rumpelstilzchen, Willhelm et Jakob Grimm, Kinder- und Hausmärchen (1812-15 ; 1857), Stuttgart, Reclam, 1980, p. 287. 2 Cf. l’interdit de prononcer le nom de Dieu. 3 Philippe Walter, Le Gant de verre. Le Mythe de Tristan et Yseut, La Gacilly, Artus, 1990, p. 47.

Miroirs arthuriens entre images et mirages : actes du xxive Congrès de la Société Internationale Arthurienne, éd. par Catalina Girbea, Mihaela Voicu, Ioan Panzaru et. al., Turnhout, 2020 (Culture et société médiévales, 34), p. 185-194 © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.117129

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qu’a pu susciter ce nom aux sonorités particulièrement suggestives car parfaitement obscures. Hellequin. C’est peut-être à cause de son nom qu’il reste une figure aux contours mal esquissés et variables comme peut l’être la forme d’un nuage évoluant dans le vent4, comme une manière d’hésitation. Il faut bien chercher pour parvenir à rassembler une trentaine d’occurrences qui le nomment dans la littérature médiévale ; il vit surtout de manière allusive, nameless, dans un certain anonymat donc, avant de surgir subitement en tant que personnage à part entière, une fois que la littérature aura apprivoisé son essence mythique sauvage, et au prix de certaines métamorphoses, le nom lui-même ne restant pas indemne dans ce processus. Au demeurant, au Moyen Âge, Hellequin n’est jamais le personnage principal d’une œuvre, et son identité est aussi fluctuante que paradoxale – cause ou conséquence de son nom : tantôt, il semble personnifier le diable et la mort à la tête d’un cortège de revenants, tantôt c’est un personnage loufoque et comique conduisant un défilé carnavalesque.

Embarras médiévaux Lorsque nous étudions les attestations les plus anciennes du nom de Hellequin, cette impression d’incertitude se concrétise. Voici ses principaux noms, la plupart du temps au génitif ou au cas régime absolu puisque il se manifeste en général entouré de sa mesnie : Familia Herlechini (Orderic Vital, 1135), milites Herewini (Pierre de Blois, 1175), Herla et familia Herlethingi (Gautier Map, 1182/93), militia / familia Hellequini (Hélinand de Froidemont, 1229/30), Hellequin (Guillaume d’Auvergne, 1231/36), familia Herlequini (Codex Runensis, xiii2), familia Allequini Etienne de Bourbon, av. 1261) pour les occurrences latines. Et en français : Mesnie Hellequin (Philoména, xii2), mesniée Hellequin (Huon de Méry, 1240), Herlekin (Miracle de Saint Eloi, xiii2), masnée Herllequin (Roman de Confession, xiii2), Hel(l)equin (Luque la Maudite, xiii2), maisinie Hielekin / roy Hellekin (Jeu de la Feuillée, 1276), maisnie Hellekin (Roman de Fauvel, 1310/1314), mesgnée Hanequin / Helequin (Robert le Diable, xiv2), mesnie Helquin (Doctrine chrétienne, xiv2), mesnie Hellekin (Mariage des filles au diable), mesgnie Hennequin (Chronique de Normandie, xve). Les traditions orales encore vivantes dans un passé récent reflètent ces jeux de miroir et de contaminations analogiques et phonétiques. Évoquons la « Chasse Hennequin » ou « Helkin », la « Mesnie Herlequin », la « Menée Ankine », le « Mouhinnequin », la « Mégnéye Hennequin », la « Chasse Chéserquine », la « Chasse Héletchien », la « Chasse Arquin5 ». On constate donc de grandes variations graphiques et phonétiques du nom du personnage, variations dont aucune n’a pu



4 Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que certains critiques pensent que Hellequin tire son origine d’une réaction « primitive » face aux brumes vaporeuses montant du sol, des traînés de brouillard, ou encore de feu-follets et de manifestations orageuses. Cf. Otto Driesen, Der Ursprung des Harlekin. Ein kulturgeschichtliches Problem, Berlin, Alexander Duncker, 1904, p. 66-67. 5 Jean Dufournet, Adam de la Halle à la recherche de lui-même ou le jeu dramatique de la Feuillée, Paris, SEDES, 1974, p. 150-151. Karin Ueltschi, La Mesnie Hellequin en conte et en rime. Mémoire mythique et poétique de la recomposition, Paris, Champion, 2008, p. 37 et sq. ; p. 656 et sq.

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s’imposer au détriment des autres ; du coup, une autre question surgit : avons-nous vraiment affaire à une seule et même figure ? Pensons à cette grande vérité énoncée notamment par la bouche de la mère de Perceval : par le surnom connoist on l’ome ! Qui se cache donc derrière cette multiplicité de noms ? Ces questions ouvertes n’ont pas manqué de stimuler les poètes et les conteurs qui ont essayé de doter le nom comme son porteur d’un sens. Mais bien souvent, ils restent allusifs et l’énigme demeure, à l’instar de Béroul et la tradition avant lui qui ont affublé le roi Marc de la légende tristanienne d’oreilles de cheval, trait bien embarrassant pour qui ignore que le terme celtique marc’h veut dire « cheval6 », ce qui ne résout rien vraiment : pourquoi ce roi s’appellerait-il « cheval » ? Est-il un cheval ? Ou a-t-on brodé une histoire à partir d’une simple coïncidence phonétique entre un nom commun et un nom propre ? Dans notre cas, cause ou conséquence du mystère onomastique, Hellequin est bi-frons, est doté d’une bipolarité puisqu’il apparaît tantôt menaçant comme un fantôme nocturne ravisseur, tantôt au bord du ridicule arborant des clochettes en amant bafoué7. Cette identité fluctuante se complique encore du fait de la multiplicité des fonctions du personnage, tantôt chevalier guerrier, tantôt chasseur, voire figure royale, et son cortège assimilé par conséquent respectivement à une troupe militaire, à un groupe de chasseurs ou de courtisans8.

Étymologies, rationalisations Depuis Platon au moins (Cratyle), on s’interroge sur « la motivation du signe » qui, en dehors des onomatopées, ne semble pas couler de source. Cette interrogation trouve un apogée – et une solution originale – avec Isidore de Séville (560/70-636) dont la pensée marquera durablement des siècles de penseurs : ut dixit Ysidorus est un argument d’autorité de choix. Or, on le sait, Isidore établit dans ses Étymologies la motivation du signe à partir de la lettre, qui est elle-même « signe des choses » (Litterae autem sunt indices rerum9). Il n’y a pas de rupture entre le mot et la chose qu’il désigne, au point que si l’on ignore le nom, on ne peut connaître les choses. Nous avons affaire à des étymologies analogiques, ou étymologies poétiques voire « populaires » ; c’est





6 Voir Béroul, Le Roman de Tristan, Poème du xiie siècle, éd. Ernest Muret, Paris, Champion, 1982, v. 1329-1335. 7 Adam de la Halle, Le jeu de la Feuillée, Œuvres Complètes, éd. Pierre-Yves Badel, Le Livre de Poche, coll. Lettres Gothiques, 1995. 8 Parfois, les deux fonctions coïncident : « Et l’on rapporte que de semblables faits sont arrivés dans les forêts de Grande Bretagne ou de Petite Bretagne : les gardes des forêts (…) racontent qu’ils voient très souvent, certains jours, vers l’heure de midi et dans la première partie de la nuit, quand brille la pleine lune, une compagnie de chevaliers qui chassent, dans le vacarme des chiens et des cors ». Gervais de Tilbury, Otia imperalia,(III, n°58), éd. Gottfried Wilhelm Leibniz, in Scriptores rerum Brunsvicensium, I, Hanovre, 1707, p. 987 et sq. Trad. française par Anne Duchesne, Le Livre des Merveilles, Paris, Les Belles Lettres, 1992, p. 152. 9 Isidore de Séville, Etymologiae, PL 82, col. 74.

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proprement la « vie de la lettre10 » que cette aptitude du vocabulaire à se développer à partir de « jeux de sens et de son11 » : fabuleux dynamisme de l’analogie ! À vrai dire, nombreux sont les poètes comme les savants à avoir tenté un déchiffrage par analogie du nom qui nous occupe. Hélinand de Froidmont rectifie ainsi en disant qu’à la place de « Hellequin » il convient de lire « Charles Quint » (Corrupte autem dictus est a vulgo Hellequinus, pro Karlequinus12), et du coup tout s’éclaire, puisque ce nom renvoie à un personnage bien identifiable et identifié ! Un autre prétend que « Arlequini » n’est qu’ne variante de « Arthuri »13. La critique moderne de son côté s’est emparée de l’affaire. « Hellequin n’est que la forme normande et primitive, dont l’aspect moderne est hèle-chien, c’est-à-dire chien qu’on hèle, qu’on lance sur le gibier, chien bruyant. Les synonymes ancien-français helle, herle, hierle (…) et hellir, herlir (…) rendent compte des variantes, de sorte que Mesnie Hellequin paraît signifier ‘équipage de chiens bruyants14 ’ ». D’autres critiques s’appuient sur des consonances comme Herle, Heer, Haari, armée, ou encore Hölle (Hölle-König, Hell-King anglais), à savoir « roi des enfers ». On a également relié le nom aux Aliscamps près d’Arles15 ; Wesselofsky évoque même Herode-kin qui aurait abouti à Herlequin, puis Hellequin16, tandis que Claude Lecouteux propose que le nom de Hurlewaynes que l’on trouve chez Chaucer pourrait renvoyer lui aussi à Hellequin17. Enfin, on a pu établir un lien entre « Herne the Hunter » de Shakespeare et Herla de Gautier Map18. Pour donner toute la mesure du problème, nous pouvons enfin évoquer ces variantes onomastiques, résultant de ce que H. Flasdieck appelle des « réflexes linguistiques », que l’on rencontre dans tout le nord de la France : la chasse Hennequin, la Chéserquine, la Chasse hèle-chien, la Chasselquin, la Maisnieye Hennequin, la Menée Anquine, la Chassennquin, la Chasse Hannequin, etc19. Et est-ce vraiment un hasard si le méchant double de Zéphir dans le Perceforest s’appelle Malaquin ?

10 Roger Dragonetti, La vie de la Lettre. Le Conte du Graal, Paris, Le Seuil, 1980. Voir aussi Émile Benvensiste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Minuit, 1969, t. II, p. 69. Philippe Walter (Arthur, l’Ours et le Roi, Paris, Imago, 2002, p. 41) dit : « L‘emblématique médiévale ne s’embarrasse guère de linguistique moderne, dit Philippe Walter. La simple ressemblance phonétique des noms lui suffit pour fonder une association symbolique. » 11 L’expression est de Philippe Walter, Perceval, le pêcheur et le Graal, Paris, Imago, 2004, p. 26. 12 De cognitione sui, PL 212, col. 731-733. 13 Étienne de Bourbon dira familia vel Allequini, vel Arturi. K. Ueltschi, La Mesnie…, op. cit., p. 727-728. 14 Lazare Sainéan, « La Mesnie Hellequin », in Autour de la Chasse fantastique (1902), Cercle d’Études Mythologiques), Mémoires tome VIII, 1998, p. 17. 15 Soit il s’agit d’une route le long de laquelle on enterrait les morts avant qu’ils ne soient réintégrés dans les villes, voire dans les églises et leur « cour » (cf. Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Age à nos jours, Paris, Le Seuil, 1975, p. 25), soit c’est le nom donné au cimetière d’Arles (« Arles-camp »), propose Paulin Paris. 16 Cités par H. Flasdieck, « Harlekin. Germanischer Mythos in romanischer Wandlung », Anglia 61, Heft 3/4, 1937, p. 269 et 273. 17 Chasses fantastiques et cohortes de la nuit au Moyen Age, op. cit. p. 158. Voir le Tale of Beryn (The merchands second tale) : il y est dit que les fous qui ne pensent qu’à s’amuser ressemblent aux gens de Hurlewayne. 18 Cf. Alfred Endter, Die Sage vom wilden Jäger und von der wilden Jagd, Diss. Francfort, 1933, p. 21. 19 H. Flasdieck, « Harlekin… », art. cit., p. 255.

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On voit donc que des mécanismes plus souterrains que les lois de la philologie président à la destinée de certains noms. La transmission d’un mot et à plus forte raison d’un nom propre, se fait à travers des associations spontanés édifiant une motivation, un sens du mot, le plus souvent accompagné d’un scénario illustratif. La logique du plus grand dénominateur commun a, dès le Moyen Âge, apporté une solution au problème en assimilant notre Hellequin à la figure totalisant toutes les variantes du mal, le diable qui est chasseur, qui est guerrier, et enfin qui peut être ridicule ; Robert Muchembled en a même déniché un spécimen qui porte le nom de Heinekin20 !

Du nom propre au nom commun : antonomases Une autre solution au problème du référent d’un nom propre plus ou moins problématique est d’en faire un nom commun. C’est ce qui est aussi arrivé à Hellequin pendant la période coïncidant grosso modo avec le moyen français ; on peut suivre le glissement progressif d’une catégorie à l’autre : dans le Mystère de Saint Martin, il devient ainsi « Hannequin le hasardeur21 », un joueur de cartes et dans le Jeu de Pâques d’Innsbruck, pièce allemande, un valet est réprimandé et traité de ir rechter Henekin22 (« tu es un véritable Harlequin », c’est-à-dire un sot). Hellequin peu à peu devient d’abord un type, un personnage générique ; son nom a tendance à renvoyer à des qualités ou plutôt à des défauts très généraux, moraux surtout, en rien surnaturels, l’amorce vers une lexicalisation. Cette évolution se fait sans doute à partir de la spécialisation burlesque de la figure : « Hennequin en vient à signifier ‘coquin, fou, batailleur, lâche, pleutre, libertin, dépenaillé’ ; le terme désigne des gens qui se regroupent et forment une troupe au comportement répréhensible, ce qui s’applique parfaitement aux hommes qui font des mascarades […]23. » Notre nom s’est vidé de sa substance pour ne désigner qu’une globalité indifférenciée de défauts se précisant selon le contexte dans lequel il apparaît, ce qui permet au moins de présupposer une très grande popularité sinon de la figure du moins du nom en cette fin du Moyen Age. Et indice décisif du passage du nom propre au nom commun : l’utilisation du pluriel, à l’instar de ces faulx hellequins qui surgissent dans le Songe doré de la Pucelle (xve24) escortés par une ribambelle de vices : HONTE. « Dangier, Envie, Male bouche, Sont tout par tout faulx helequins. 20 Robert Muchembled, Une histoire du diable, xiie-xxe siècle, Paris, Seuil, 2000, p. 25. 21 A. Duplat éd., Andrieu de la Vigne, Le Mystère de Saint Martin (1496), Genève, Droz, 1979, v. 5593. Cité par Jelle Koopmans, Le théâtre des exclus au Moyen Age. Hérétiques, sorcières et marginaux, Paris, Imago, 1997, p. 102. 22 Édition Rudolf Meier, Das Innsbrucker Osterspiel – Das Osterspiel von Muri, Stuttgart, (1962), 1980, p. 58. Cité par Jelle Koopmans, Le théâtre.., op. cit., p. 103. 23 Claude Lecouteux, Chasses fantastiques et cohortes de la nuit au Moyen Age, Paris, Imago, 1999, p. 158. 24 Songe doré de la Pucelle, Anatole de Montaiglon, Poésies Françaises des xve et xvie siècles, 1856, t. III, p. 204-230, p. 224. Voir aussi Paul Aebischer, Le songe de la pucelle. Poème moral du xve siècle publié d’après le texte du manuscrit Supersaxo 97 bis, in Vallesia, t. 16, 1961, p. 225-241.

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Garde que leur fait ne te touche, Car ilz valent pis que coquins. Pis font que donner les boucquins ; Pour ce prens garde à ton affaire : Nully n’est blasmé de bien faire. » Les helequins sont assimilés à des hypocrites ; cela va à merveille puisque ce défaut consiste en une « « mascarade » de la vérité ! Autre exemple, dans la Sentence des Hennequins coquins, extrait du Recueil des sentences de Gabriel Murier publié en 1568 à Anvers25, les Hennequins riment avec « coquins » : « Des Hennequins, Plus de fous que de coquins. La maisgnie des Hennequins, Plus y en a, moins en vault. » Enfin, l’alignement, même temporaire, du nom au vocabulaire courant rend possible l’émergence d’un verbe herlequiner qui semble avoir le sens très général de « disputer », « quereller », voire « argumenter26 ». Le verbe herler n’apparaissait-il pas, déjà, dans l’environnement de Hellequin au xiiie siècle, dans le Miracle de Saint Eloi27 ? Désormais, notre mot a donc une référence précise, ce qui veut dire aussi qu’il a subi une spécialisation, donc une restriction de sens.

Traductions littéraires Les altérations de nom accompagnent des altérations d’identité sans que l’on puisse dire dans quel sens l’évolution s’est faite. Notre personnage va entrer en littérature sous des noms différents, et par conséquent sous des identités bien distinctes, impliquant

25 Recueil des Sentences notables et Dictions communs, Proverbes et refrains, traduit du latin, de l’italien et de l’espagnol par Gabriel Murier, Anvers, 1568. O. Driesen, Der Ursprung des Harlekin. Ein kulturgeschichtliches Problem, Berlin, Alexander Duncker, 1904, p. 133. Ce critique mentionne cinq rééditions du recueil entre 1577 et 1617, ce qui prouve sa grande popularité. 26 Et hom ki chou connoist Et bien voit et entent Qu’il ne puet amender Les choses autrement, Laisse voirs et mençoignes Passer legierement Pour chou qu’il ne peut mie Herliquiner souvent. Dou vrai Chiment d’amour, Richel, 1553, fol. 513r, cité par Godefroi. 27 Je te dirai se ne t’anuit Li dïables a t’abeïe, A nuit fierement envaïe. Tant ont venté, tant ont herlé, Que près que tout ont craventé Li fil Sathan tout l’edefisse. […]. Voir K. Ueltschi, La Mesnie…, op. cit., p. 100.

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donc un éclatement de la figure : désormais, la pluralité de noms renvoie à autant de référents. Examinons trois cas précis. Arlequin : homophonies

Hellequin apparaît dans un texte du milieu du xvie siècle sous une forme à peine altérée, à peine nouvelle dans l’Histoire plaisante des faicts et gestes de Harlequin28 : « Harlequin je m’appele, en qui or tu peux voir Que les diables n’ont pas plus que moy de scavoir. » Dans la réplique parue sous le titre Response di gestes de Arlequin, la même année, l’association à l’ancien Hellequin est encore plus claire : « Arlequin le roi commande a l’Achéron Il est duc des esprits de la bande infernale29. » Le trait identitaire mis en avant dans ce descendant est bien le sème de l’enfer – n’oublions pas que Arlequin garde même au xviie siècle des connivences souterraines avec l’enfer, pensons au demi-masque noir ! – que l’homophonie quoique approximative avec Achéron (ce bras du Styx) actualise ici. Le passage de Hellequin à Arlequin se fera en effet par le biais de la thématique de la mascarade et que met à l’index la condamnation suivante, datant de la fin du xvie siècle : (…) non ut faceret mascaradam, vel ut luderet personam Herculis vel Harlequini in Comoedia30. Rappelons aussi qu’au Moyen Âge, le masqué par excellence, c’est le diable. Ces accointances de Hellequin avec l’univers du spectacle, des tréteaux, donc des costumes et autres déguisements, le jargon professionnel les a entérinées : on appelle « manteau d’Arlequin » cette draperie rouge qui encadre le bord de la scène et qui tirerait précisément son origine de la « Chape de Hellequin » qui désignait au Moyen Âge la Gueule d’enfer31. Erlkönig : la solution du poète

Wer reitet so schnell durch Nacht und Wind ? C’est sous la figure et le nom du Roi des Aulnes que Hellequin va connaître une fortune littéraire exceptionnelle. « Roi des Aulnes », c’est la traduction qu’a donné Charles Nodier de l’allemand Erlkönig, nom qui est lui-même le fruit d’une aventure singulière. On a dit que c’était un contresens de traducteur. À mon sens, c’est au contraire plutôt son génie poétique qui a fait transposer à Herder sous le nom de Erlkönigs Tochter (1778) une histoire d’elfes danoise où il était question à la fois de ellerkongens (du « roi des elfes ») et de 28 Pamphlet en alexandrins de 1558, B. N., inv. Réserve Ye 4151 ; Ibid., p. 150. 29 Cité par Maurice Delbouille, « Notes de philologie et de folklore. La légende de Herlekin », Bulletin de la Société de langue et de littérature wallonnes, t. 69, Liège, 1953, p. 3. 30 Carnuti, Anti-Chopin (1592), cité par O. Driesen, Der Ursprung.., op. cit., p. 18. 31 Gustave Cohen, « Un terme de scénologie médiévale et moderne : chape d’Hellequin – manteau d’Arlequin », Mélanges de philologie romane et de littérature médiévale offerts à Ernest Hoepffner, Paris, Les Belles Lettres, 1949, p. 113.

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ellekonens (de « l’épouse de l’elfe »). Or, c’est une histoire de tentative de ravissement qui tourne mal dans un contexte de noces, autrement dit un contexte parfaitement hellequinien : Herr Oluf chevauche tard pour convier ses amis à ses noces ; c’est alors qu’il aperçoit les elfes danser dans un paysage vert. La fille du roi des Aulnes (roi des elfes) lui tend la main pour l’inviter à danser. Herr Oluf refuse : il ne peut, ne veut pas danser alors que le lendemain il doit se marier ! La fée a beau chercher à le séduire en lui promettant des éperons d’or et une chemise de soie blanchie par sa mère au clair de lune, Herr Oluf ne fléchit pas. Du coup, dépitée, elle lui inflige un mauvais sort et le lendemain, celle qui devait devenir sa femme le découvre mort. Herder fait donc du roi des elfes le roi de l’Erle, de l’aulne, l’Erlkönig. H. Flasdieck pense que ce mot de « Erlkönig » est un nonce-word (un mot créé par et pour la circonstance, notion particulièrement intéressante dans la problématique de l’onomastique32). Goethe enrichira la figure de l’Erlkönig dans sa ballade, en actualisant encore et toujours les constantes circonstancielles les plus anciennes ayant accompagné les apparitions de Hellequin : la chevauchée, la nuit, la tempête ; la créature surnaturelle, immatérielle, aérienne qui telle un souffle se détache peu à peu de toutes ces émanations naturelles pour venir saisir, ravir une âme d’enfant (Mein Vater, mein Vater, jetzt fasst er mich an ! Erlkönig hat mir ein Leid getan !). La question importante, dans la perspective qui est la nôtre, n’est donc pas de savoir si Herder, si Goethe se sont trompés en associant le Meneur de la Chasse Sauvage au Roi des Aulnes ; la seule chose qui importe, c’est que l’association a été faite, et que cette conjointure a été signifiante et fructueuse. Le nom de Erlkönig associé à cette histoire de ravissement donne un sens au nom ; propose une interprétation poétique à l’énigme médiévale sans pour autant entraver l’ouverture absolue du terme, du nom propre. Mais cela fait sens. On sait que Erlkönig va connaître une fortune renouvelée au xxe siècle grâce à la fabuleuse créature de Michel Tournier, Abel Tiffauges33, héros dont le nom renvoie également au sinistre Gilles de Rais, et plus généralement à la figure de l’ogre. Le géant de Michel Tournier reste, tout comme Hellequin, un être profondément ambigu, une créature sacrée de poète. Hérode : le sens de l’histoire

Une autre métamorphose a assimilé Hellequin par fusion analogique à une autre figure, transmise celle-ci par une longue tradition savante : dans de nombreuses régions de France, de l’Isère à la Bresse et au Périgord, Hellequin est assimilé au Roi Hérode, semeur de mort sanguinaire, acteur funeste de l’histoire de Noël, principe opposé au miracle de la Nativité : nous restons dans l’ambiguïté constitutive de la figure originelle. D’ailleurs, nous avons évoqué plus haut déjà cette hypothèse expliquant le nom de Hellequin par le truchement de Herode-kin qui aurait abouti à Herlequin, puis Hellequin. L’association a pu fonctionner à la fois grâce à la

32 H. Flasdieck, « Harlekin… », art. cit., p. 281. 33 Michel Tournier, Le Roi des Aulnes, Gallimard, Folio, 1970.

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légère homophonie initiale des deux noms propres, mais surtout grâce aux « gènes identitaires » comparables des deux figures. « C’était entre Noël et le Jour des Rois. Dans une veillée, il y avait une femme qui avait sorti [sic]. Elle avait entendu chasser et elle avait dit : – Chasseurs, apportez-moi de votre chasse ! Et puis, elle a entendu les chasseurs venir, venir…Et quand elle est ressortie, elle a trouvé une jambe de mort devant la porte de l’écurie (on veillait dans les écuries). Voilà qu’elle a pris peur, quand elle a vu cette jambe de mort, et elle est allée trouver le curé. Puis le curé lui a dit : – À la même heure vous sortirez et vous prendrez un chat noir dans votre tablier et vous direz : « Chasseur, venez prendre votre chasse ! » Elle a fait comme cela. Et puis il est venu, il a ouvert la porte, il lui a dit : – Tu as bien de la chance d’avoir ce que tu as dans ton tablier, autrement tu partirais avec moi à la chasse. C’était le Roi Hérode, le diable34. » Hérode possède tous les attributs du chasseur infernal : « Un vieillard nous a raconté bien souvent avoir vu dans sa jeunesse, une meute innombrable de chiens parcourir les prés, les terres, le bois, avec une rapidité inouïe et un bruit qui diminuait à mesure que la meute s’éloignait35 ». Toujours dans l’Isère, on évite d’aller à la chasse le jour des Rois (l’Épiphanie, le dernier des Douze Jours), de peur d’être capturé par un Chasseur autrement plus redoutable36. Les paysans de la Bresse et du Périgord disent de leur côté que le Roi Hérode est « forcé, en expiation du meurtre des Innocents, de se livrer, pendant l’éternité, à ce diabolique divertissement37 ». En bon Chasseur sauvage, Hérode possède des juments (dans le massif de la Chartreuse, on les appelle les « Egarodes » ou « Igarodes ») qui se déplacent de manière étrange, qui apparaissent et disparaissent sans que l’on ne sache rien à leur sujet38. » Hérode sort de la forêt pour attraper les enfants39 et conduit un attelage fantastique40. Enfin, le Réverode s’entend de loin à cause de ses clochettes41…. En lui coïncident donc jusqu’aux années 1950 (et sans doute jusqu’à aujourd’hui) trois figures qui n’en sont qu’une seule : le roi sanguinaire du Noël biblique, le Chasseur sauvage et le diable.

34 Charles Joisten, Êtres fantastiques. Patrimoine narratif de l’Isère, Grenoble, Musée dauphinois, 2005, p. 387 (août 1958). Voir aussi p. 93, 468 et 491. K. Ueltschi, Histoire véridique du Père Noël. Du traîneau à la hotte, Paris, Imago, 2012, p. 37 et sq. 35 C. Joisten, Êtres fantastiques…, op. cit., p. 491. 36 Ibid., p. 524. 37 Paul Sébillot, Croyances, mythes et légendes des pays de France, Paris, (G. P. Maisonneuve et Larose, 1904-1909) éd. Omnibus, 2002, p. 130. 38 C. Joisten, Êtres fantastiques…, op. cit., p. 375 et 383. 39 Ibid., p. 176. 40 Ibid., p. 366. 41 Ibid., p. 160. Voir aussi p. 71.

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Conclusion Si, au premier avril ou à Pâques, vous allez dans les pays germaniques avec un poisson en chocolat, vous avez beaucoup de chances qu’on vous regarde d’un air interrogateur : qu’est-ce que c’est que cette chose ? L’objet ne signifie rien, et si on devait le désigner, on l’appellerait « un poisson en chocolat » : une définition donc plutôt qu’un nom. Car si on voulait traduire « poisson d’avril » en allemand, cela donnerait « Aprilfisch », ce qui ne veut rien dire du tout. De même, vous arriviez en France, en venant d’Outre-Rhin, à la même époque muni d’un hanneton en chocolat, vous rencontreriez la même incompréhension : « hanneton de mai », traduction de « Maienkäfer », ne veut rien dire en français, n’évoque aucune figure, aucun motif ni thème, et par conséquent ne peut se traduire en nom générique ou propre et encore moins en friandise. Il faut une mémoire, une histoire pour servir de fondement à la coïncidence entre nom propre et chose. C’est peut-être ce que les poètes du Moyen Âge et au-delà ont cherché à faire lorsqu’ils évoquaient Hellequin, sans pour autant résoudre la question : elle est toujours ouverte, elle est toujours inspirante alors que les réponses se sont multipliées – Arlequin, Roi des Aulnes, Hérode. Nous devons donc en rester là sans pouvoir davantage lever le voile sur le mystère qui relie ce nom à son référent. Mais nous pouvons affirmer que le nom propre est un élément fondamental dans le mécanisme de transmission de trames et de motifs ; Charles Joisten le savait bien qui a instauré dans son recueil une rubrique appelée « Des peurs qui ne sont qu’un nom42 ».

42 Et de citer en guise d’exemple : le couancouan, le ranini, le mamout. Ch. Joisten, Êtres fantastiques…, op. cit., p. 114.

Łukasz Neubauer

The Quest for the Golden-Stringed Harp Arthurian Themes in Lech Majewski’s The Knight

There is absolutely no point in looking for Lech Majewski’s first feature length film in Cinema Arthuriana, the seminal collection of twenty essays whose major focus is upon the great variety of portrayals and reinterpretations of the Arthurian legend. Nor is it to be found in Susan Aronstein’s Hollywood Knights, the first chapter (“The Holy Grail of Hollywood”) of John Aberth’s Knight at the Movies, or in fact any other book that, directly or not, deals with the development and treatment of the Arthurian matter on screen, cinematic as well as televisual. It is not even mentioned in Bert Olton’s Arthurian Legends on Film and Television which, apart from the more canonical works like The Sword in the Stone (1963), Excalibur (1981) or King Arthur (2004), also focuses upon a number of films and programmes with ‘possible Arthurian content’ such as the original Star Wars trilogy. The reason for this omission seems to be perfectly clear – The Knight (Rycerz, 1980) has no easily discernible Arthurian credentials. It is neither about the legendary monarch, nor any of his numerous companions of the Round Table. It cannot even be regarded as a far-flung side story set in the otherwise exceedingly flexible and continuously expanding Arthurian universe. Finally, it does not always explicitly elaborate upon the conventional material of chivalric literature or its later developments and transformations.1 This, however, should not dissuade some of the most persistent scholars from examining the film in the vicinity of Arthurian traditions and associations, especially that there are to be found in it certain themes and motifs whose roots almost certainly lie in the chivalric literature of the Middle Ages. Indeed, Lech Majewski’s cinematic debut is a visual masterpiece, sometimes fittingly referred to as a “film poem”, strongly inspired by medieval imagery (in particular the Italian paintings of the so-called Tre- and Quattrocento) and symbolism (e.g. tarot figures), a haunting tale of the title knight’s outer and, most importantly, inner search for spiritual reawakening epitomised by the mysterious golden-stringed harp and its apparently unattainable promise to heal the countless ills consuming his kingdom from within. It is a spectacular, if somewhat



1 In fact, the historical/cultural context of the film is, for the most part, reduced to that of its visual background.

Miroirs arthuriens entre images et mirages : actes du xxive Congrès de la Société Internationale Arthurienne, éd. par Catalina Girbea, Mihaela Voicu, Ioan Panzaru et. al., Turnhout, 2020 (Culture et société médiévales, 34), p. 195-200 © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.117126

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extravagant, cinematic composition in the form of a medieval lay which, on the one hand, captures some of the moral essence and spirit of chivalric literature, but, on the other, creatively builds upon its foremost concepts to achieve a far more unlimited framework based upon universal archetypes and thematic tropes which could then be applied to many a (modern) context. As far as its plot is concerned, at the very heart of Lech Majewski’s Knight lies the ever-worsening state of affairs in some nameless medieval kingdom which, in several ways, resembles a thirteenth- or fourteenth-century realm situated somewhere in central Europe. Its aging monarch ( Juliusz Grabowski), whose political ineffectiveness and outright incompetence seem to have either brought about or at least further deepened the profound material and moral desolation, is depicted as an indolent, oblivious and bloodthirsty autocrat who, above all, exults in triumphant displays of his waning power. The king’s narcissistic, self-indulgent contentment is virtually boundless and cannot even be disturbed by the fact that the enemy standards he is so emphatically treading upon have not come into his possession by way of traditional warfare, but through secretive monetary acquisition. This, of course, creates a vicious circle of illusory success, further sustained by his servile subjects who, for the sake of their own private gain, convenience and, last but not least, personal safety, prefer not to reveal the ever bitter truth behind this superficial splendour, gradually turning their kingdom into a wasteland of insanity and despair. Exasperated by this evident decline in the principal standards of political as well as ethical conduct, the title knight (Piotr Skarga)2 finds himself morally committed to the healing of his ailing nation, and so assumes the responsibility to regain the long vanished golden-stringed harp which, as the legend has it, could restore peace and harmony to the moral desert of greed and corruption that his kingdom has undoubtedly become.3 What is interesting, despite the loss he suffers in a duel with the far more renowned knight called Hierofant (Daniel Olbrychski), it is actually the inexperienced youth who is, in the end, authorised to claim the privilege of going on the perilous quest. Just as in the case of Chrétien’s Perceval or Malory’s Galahad, it is the character’s genuine faith, commitment and determination that ultimately prevail over the far more mundane virtues of wisdom, skill and experience. As may be expected, the knight’s quest soon turns out to be perilous and full of unexpected adventures and hardships. Along the way he meets a number of truly bizarre, but always highly distinctive individuals (including a group of monks, an assassin, a merchant, a fisherman, a widow, a hangman, and other tarot-like figures) whose words and deeds have a vital bearing upon the way he construes his own identity and relates to the world around him. On the more physical level, he undergoes a number of trials which threaten his life and put in jeopardy the success

2 The actual reason why the title hero should remain unnamed throughout the entire film is not clear. However, it may be that in this way Lech Majewski wished to put more emphasis on the universal character of knighthood with its set of values, virtues and codes of behaviour. 3 The golden-stringed harp is said to have been brought out of the realm and sank in the sea for eternal perdition, which itself may symbolise the primordial forces of chaos into which the kingdom has been plunged.

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of his mission. He is attacked, wounded, falls ill and is eventually healed. Far more significant, however, are the incidents which lead to his inner transformation and spiritual reawakening. In this way the knight gradually begins to explore the notions of good and evil, and thus becomes more and more familiar with the practical implications of, for instance, some of the seven Christian (also known as Heavenly or Cardinal) virtues (most visibly patientia “patience”, industria “diligence”, temperantia “temperance” and humilitas “humility”)4 and the seven Deadly (Capital, Cardinal) sins (ira “wrath”, avaritia “greed”, luxuria “lust”). In the end, once the protagonist has acknowledged the apparent failure of his quest and realised that the ideal is not likely to be found anywhere outside the world of old legends, dreams and often varying oral traditions, he suddenly hears the long-sought music of the golden-stringed harp, a soft, harmonious sound as if coming from his own inner self. Although he cannot actually see the instrument itself, its soothing tone and reassuring feel bring to him the peace and comfort he has been so desperately looking for. The knight thus realises that the healing properties of the harp’s sound are much closer than he has ever conceived for they are in fact deep inside his mind and heart. In this way, the long and perilous quest finally comes to an end. Needless to say, The Knight may be – and in fact often is – interpreted as a medievalised parable of modern-day political corruption and decay with a particular focus upon the spiritual awakening of those who have long been asleep under the veil of ignorance. At the heart of it all could naturally be the increasingly more dramatic events in communist Poland, Lech Majewski’s homeland, where for many years the Soviet-controlled puppet governments repressed all real opposition and plunged the war-ruined country into the dark pits of centrally-planned economy and state monopoly of the media. In those years, the communist elite were of course living off the fat of the land, ruthlessly suppressing any acts of individual creativity and personal initiative. Their countless reforms and improvements were by and large superficial, aimed only at keeping up the appearances, rather than seriously restructuring or even completely abandoning the counterproductive and anti-progressive system of governance. There is no denying, however, that in spite of its numerous modern overtones, the outer and, to some extent, the inner layers of The Knight constitute a full-fledged medieval tale whose Arthurian analogies should not escape the notice of even an average cinema-goer with at least fundamental knowledge of chivalric literature. Both the golden-stringed harp and the decaying kingdom are highly distinctive features which may be easily identified in the Grail romances of Chrétien de Troyes and his innumerable continuators. Likewise, the arduous quest of the film’s central figure and the intriguing characters he happens to come across along the way may easily call to mind, for instance, Perceval’s struggles in Le Conte du Graal, Chrétien’s unfinished romance of the young and inexperienced knight who embarks on the mission to



4 Another vital, albeit not immediately obvious, ingredient in this intriguing mosaic of ethical concerns are obviously the late medieval codes of chivalry which constituted a fascinating synthesis of martial principles, courtly manners and, most importantly, Christian piety.

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find the Holy Grail. They are obviously only superficially related to the enormously rich chivalric tapestry of the Middle Ages (and beyond), nonetheless, the ingenious approach taken by Lech Majewski with regard to the existing material, which evinces not only in the film’s storyline, but also in its spectacular visual expression, unavoidably calls for a closer examination of The Knight’s most important themes and motifs with possible Arthurian association and/or provenance. No doubt the film’s principal concept, one which determines the course of further events, is that of a dark and corrupted kingdom ruled by an aging and thoroughly incompetent monarch. Even though such instances would not have been at all uncommon in the historical Middle Ages, the most probable literary candidate for the king’s prototype in medieval culture is, of course, despite a significant number of differences, the Wounded King (or Fisher King) of the Arthurian legend. Depending on the version of the story, his injury may be attributed to different circumstances and/or people. It is, however, the king’s thigh or genitals that are invariably hurt,5 thus resulting in his incapacity to procreate, physical as well as emblematic. The implication, which surely springs from the ancient belief in the sacred nature of kingship, is obviously that the monarch’s injury will affect the fertility of his kingdom, both literal and symbolic. There is no evidence whatsoever that the wicked king in Lech Majewski’s film was ever wounded or in any way injured (it is only known that his wife is no longer amongst the living), nonetheless, the negative impact he seems to have upon the realm and its people is in many ways analogous to that of the unfortunate sovereign in Chrétien’s Le Conte du Graal. Although their actual needs and intentions may be entirely different, the two monarchs are in effect both incapable of taking the matter in their own hands and turn the wheel of fortune for a better future. This, in turn, is just the suitable task for young and innocent knights: Perceval, Galahad and Bors (in different variations and combinations) in the Grail legends, and the unnamed protagonist in Lech Majewski’s Knight. In the case of the former, the quest could only be completed upon certain, if not always explicitly stated conditions. The Knights of the Round Table all make their individual vows, swearing upon the holiest of holies that they will not return to Camelot until the Grail is found. Such is also the character of the mission undertaken by the title character in Lech Majewski’s film, though in this particular case its actual nature is almost certainly kept secret, so as not to enrage the monarch who, unaware of the knight’s ambitious plans, holds him up as a model for the youth and whose daughter (Katarzyna Kozak) appears to have been promised to him in marriage. The knight’s unfaltering declarations prior to his departure and during the actual quest are perhaps somewhat predictable, given the high degree of his emotive involvement in the matters of the state, but it cannot be ruled out that the very idea of his self-sacrificing commitment should owe something to Perceval’s or Galahad’s fervour in the search for the Holy Grail. After all, they are all quite young, inexperienced and full of high spirits before their



5 This may have actually meant to be one and the same, namely, the king’s castration or other severe damage to his reproductive organs.

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departure, which could not always be said of their respective mentors, Chrétien’s Gornemant, who instructs Perceval in courtly behaviour, and Lech Majewski’s Hierofant, the sceptical and illusion-less knight who advises his younger protégé to rely solely on his own abilities. The quest itself is also a crucial component in this quasi-Arthurian tale, especially that it is far more than it may seem at first sight, an ostensibly pointless wandering in the geographically indeterminate wilderness. It is, in point of fact, a long and exceptionally perilous journey, during which the protagonist comes across highly intriguing individuals and partakes in various tests and trials, all of which indisputably enrich him as a knight and, most importantly, as a person. In the beginning he may not necessarily be as naïve and inexperienced as the youth from Chrétien’s Le Conte du Graal, but, like Perceval, he does mature throughout and as a result of his quest, ultimately reaching, if only partially, his long-sought-for goal: the aural communion with the golden-stringed harp. This partial success – but success nonetheless – may to some extent be attributed to the knight’s numerous failures, from the hardly controllable fits of anger and despair (the sins of ira “wrath” and acedia “sloth”), through various ego-driven declarations (superbia “pride” and avaritia “greed”), to the unrestrained participation in a wild orgy organised in honour of the heathen goddess Jurata (luxuria “lust” and gula “gluttony”). Interestingly, the film’s central character may be more similar in this to Lancelot, whose prowess and overall chivalric merits are obviously never doubted, yet whose moral conduct evidently leaves a lot to be desired, particularly with regard to his chastity and humility. The knight’s inner transformation and spiritual healing would not be possible, of course, without the aforementioned characters he comes into interaction with on his way to find the golden-stringed harp. Unlike the innumerable combatants, maidens and other creatures, both good and evil, that are regularly encountered by the knights of the Round Table, the characters chanced upon by the protagonist in Lech Majewski’s film evidently look as if they were actually meant to represent certain conventional motifs as well as different human virtues and vices. They are in this way more like the allegorised characters in The Summoning of Everyman, the late medieval morality play in which particular figures personify various abstract ideas, or, better, the aforesaid tarot figures whose meaning is not always evident, thus inevitably contributing to the film’s ultimate open-endedness. The Arthurian connection may not be particularly strong here, but it ought to be emphasised that in both cases, they are indeed crucial factors in the hero’s transformation, factors without which the inner as well as the outer development of the Grail and harp seekers would never be guaranteed. Perhaps the most important parallel with the Grail cycle, though, is the golden-stringed harp itself whose central role in the film may obviously imply a very strong Celtic, and thus, somewhat indirectly, Arthurian, connection. Its acutely observable absence was evidently meant to symbolise a lack of harmony in the kingdom and, possibly, the various inner discords affecting the mind of the title character. Its presumably taut strings may also represent the psychological tensions which so visibly distress the young knight and feed his spiritual as well as emotional development. There is no denying, though, that the lost and long-sought-for harp is in fact one of

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the closest (if not the closest) equivalents of the legendary Holy Grail in all sorts of quasi-Arthurian tales, literary as well as cinematic. In Lech Majewski’s film the stringed instrument appears to perform roughly the same, or, at least, comparable, function as the enigmatic graal in Chrétien de Troyes’s unfinished romance or the Grâl in Wolfram von Eschenbach’s Parzival, that is to say the supernatural prerequisite for the realm’s prosperity and stability, the sine qua non for the genuine Kingdom of God on Earth. Additionally, as has been observed, they are both formative elements in the internal development of their respective seekers whose all-embracing maturity could only be attained per, cum and in the wondrous objects which set their quests in motion. Needless to say, the above examination is only a sketchy, but, hopefully, thought-provoking outline of some of the most intriguing themes and motifs to be found in The Knight. Its thematic scope and formal structure are, of course, far more extensive, the Grail-inspired components being but a small, if highly significant, fraction of what the 81-minute-long film actually has in store. Sometimes put side by sided with Ingmar Bergman’s The Seventh Seal (1957), Robert Bresson’s Lancelot du Lac (1974), or Éric Rohmer’s Perceval le Gallois (1978), Lech Majewski’s haunting tale offers a deep and highly meaningful experience of medieval spirituality and mysticism which is not so much based upon certain episodes from the Arthurian legend, but rather creatively inspired by some of its best known themes and motifs. Although it evidently makes extensive use of numerous medieval (or other) archetypes and visual landscapes, The Knight is in fact an independent creation which only happens to use the same or similar forms of expression as the aforementioned Grail narratives. Lech Majewski’s film is therefore an ingenious visualisation of the director’s personal tale and a highly universal (though, of course, visually strictly medieval) bildungsroman motivated, like many other films of the late 1970s or early 1980s, by Joseph Campbell’s popular concept of the monomyth with a particular emphasis upon the internal development of the central character.6 However, notwithstanding all these various possible sources of inspiration and influences, the Arthurian analogies are obviously more than just barely perceptible constituents of The Knight, and so it is hoped that for this very reason Lech Majewski’s film debut should at least be considered as one with ‘possible Arthurian content’.



6 Perhaps the most evident and often discussed example of the Campbellian theory of monomyth in the cinema of the 1970s and 1980s may be found in the original Star Wars trilogy, in particular its first (fourth in the series) episode, which, in fact, bears strong Arthurian connotations.

Réception de l’arthurianisme

Mihaela voicu

« Autres Mondes arthuriens » dans l’espace culturel roumain

Associer le monde arthurien à l’espace culturel roumain et, qui plus est, au folklore roumain représente d’entrée de jeu une entreprise hasardée. En effet, comment comparer deux cultures si éloignées dans l’espace comme dans le temps ? Car, si les recherches historiques et archéologiques attestent une présence active des Celtes sur le territoire de la Dacie (ancien nom de la Roumanie), il n’est pas du tout certain que celle-ci puisse expliquer la transmission de certains motifs culturels et encore moins de schémas narratifs. Dès le iiie siècle avant J. C., les Celtes se sont établis dans la zone du Maramureş, au nord de la Moldavie, dans la Dobrodja et au Delta du Danube, donc au nord et à l’est de la Roumanie actuelle1. De nombreuses nécropoles et autres vestiges celtiques se retrouvent presque partout en Transylvanie, sans mentionner les constructions circulaires de Grădiştea Muncelului (Sarmisegetuza Regia, ancienne capitale du royaume dace de Decebal) que l’on a comparées à l’ensemble de Stonehenge2. La présence des Celtes a laissé également des traces dans la toponymie : Galaţi, ville port à l’embouchure du Danube, Drobeta (actuellement Turnu Severin) ville sur le Danube, au Sud-Ouest du pays, où l’empereur Trajan a fait construire par Apollodore de Damas le fameux pont qui permettra la traversée des troupes romaines vers la Dacie, la ville de Lugoj, toujours dans le Sud-Ouest du pays, nom dont la racine rappelle Lug, le dieu solaire des Celtes. Jusqu’au château le plus visité de Transylvanie, Bran, qui évoque le nom du personnage principal de la deuxième branche des Mabionogion, Branwen, fille de Llýr, nom signifiant en irlandais « corbeau », mais aussi « brillant ». Des traces celtiques se retrouvent aussi dans les arts décoratifs. Ainsi le motif de la croix inscrite dans le cercle, motif présent sur les monuments funéraires qui parsèment les cimetières ou décorent les grandes portes en bois des maisons du Maramureş. En plus de la distance spatiale, la distance temporelle fait elle aussi problème. Car, si la littérature arthurienne appartient indubitablement au Moyen Âge, rien



1 V. Virginia Cartianu, Urme celtice în spiritualitatea şi cultura românească, Bucureşti, Univers 1972. 2 Richard Atkinson, professeur d’archéologie à l’Université de Cardiff, s’est penché sur les ressemblances entre l’autel sacré de Stonehenge et les vestiges de Sarmisegetuza.

Miroirs arthuriens entre images et mirages : actes du xxive Congrès de la Société Internationale Arthurienne, éd. par Catalina Girbea, Mihaela Voicu, Ioan Panzaru et. al., Turnhout, 2020 (Culture et société médiévales, 34), p. 203-218 © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.117120

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n’est moins sûr que l’appartenance « médiévale » des motifs et des textes du folklore roumain qui seront évoqués ci-dessous. Leur caractère archaïque est supposé, ce qui est sûr c’est que leur attestation écrite ne remonte pas plus loin que le xixe siècle, le xviiie dans le meilleur des cas. Dans ces circonstances, ne risque-t-on pas de comparer ce qui est « incomparable » ? En outre, la comparaison de motif à motif est risquée, tout élément ayant intérêt à être saisi non pas en lui-même mais selon la place qu’il occupe dans l’ensemble du récit/ texte. En somme, comme le rappelle Anita Guerreau-Jalabert3, les rapprochements d’éléments, pour intéressants qu’ils soient, ne livrent qu’une information brute qui doit être soumise à l’analyse, sans oublier d’aborder la question du sens, essentielle, en termes de rapport et pas de simple correspondance d’élément à élément. En dépit de tous ces écueils, il me faut « aller de l’avant ». Mon propos sera articulé en quatre parties : dans un premier temps, j’essaierai de trouver des points de contact entre les représentations de l’Autre Monde dans la littérature arthurienne et quelques productions folkloriques roumaines, ensuite je tenterai de découvrir des « traces du Graal dans le folklore roumain »4 pour m’attarder par la suite sur « Le Mythe de la construction qui s’effondre »5 dans la légende du Maître Manole et dans l’épisode de la tour de Vertigier du Merlin et conclure, enfin, par un thème qui m’est cher : la mort transfigurée dans la ballade Miorita et les poèmes français de Tristan.

Autres Mondes Dans toutes les sociétés traditionnelles, ce monde-ci et « l’autre monde » sont nettement séparés. Le système des deux mondes s’organise justement autour de leur limite séparatrice, conception qui relève moins d’une crainte de l’au-delà que de la nécessité de séparer les classes d’êtres. Or, la mythologie celtique comme le folklore roumain refusent la séparation radicale des deux mondes. En outre, pour la mentalité celtique, l’autre monde n’est pas exclusivement le monde des ombres mais aussi celui des fées, des êtres extraordinaires et, surtout, il est solidaire de ce monde-ci, dont seule une « frontière humide » le sépare, pour reprendre la formule heureuse de Jean Frappier. Pour la pensée roumaine traditionnelle, la limite institue une continuité des deux mondes, plus significative que leur séparation. L’autre monde est toujours éloigné, « il faut voyager longtemps, surmonter de grands périls pour l’atteindre »6, mais il n’est pas inaccessible.



3 « Romans de Chrétien de Troyes et contes folkloriques. Rapprochements thématiques et observations de méthode », Romania, t. 104, no.1/1988, p. 1-48. 4 Silvia Chitmia, « Traces du Graal dans le folklore roumain », dans Graal et modernité, Cahiers de l’Hermétisme, Éditions Dervy, Paris 1996, p. 65-75. 5 Cătălina Girbea, « Le Mythe de la construction qui s’effondre : la légende du Maître Manole et la Tour de Vertigier », dans Histoire des Bretagne. I. Les Mythes fondateurs, dir. Magali Courmet et Hélène Tetrel, Centre de Recherche Bretonne et Celtique, Brest 2010, p. 153-167. 6 Radu Dragan, La Représentation de l’espace de la société traditionnelle, Paris, L’Harmattan 1999, p. 188.

«  au tr e s m o n d e s art h u r i e n s  » dan s l’e space cu lt u re l ro u mai n

Le scénario de ce voyage comporte, dans les deux espaces culturels, un nombre d’invariants : chemin difficile à cheval, (passage) traversée d’un pont étroit au dessous duquel il y a un gouffre ou une eau dangereuse, la communication des deux mondes se faisant souvent par l’eau, rivière ou fleuve, ce qui assigne une place particulière aux lieux de passage, « pont des âmes » ou « douanes du ciel ». Ponts dont le passage revêt souvent la forme d’ordalie, sorte de « porte rallongée », décomposée en plusieurs séquences de passage, qui sont autant d’épreuves. L’essentiel est de ne pas tomber7. Le Chant des Aubes est un chant funèbre roumain qui décrit avec précision l’espace de l’au-delà8. L’âme, quittant le corps, se dirige toujours vers l’Occident, atteint une mer ténébreuse qu’elle doit traverser pour arriver dans l’Autre Monde. Un sapin baisse ses branches pour former un pont qui lui permet de passer. Elle arrive à un carrefour où se trouve un saule. Une voix lui conseille d’aller à droite, vers une clairière fleurie, et non à gauche, sur un sentier épineux. L’âme obéit, entre dans la clairière, va cueillir des fleurs et « oublie le monde »9. Elle arrive près d’un pommier sous lequel coule une fontaine. Sainte Marie lui donne à boire. L’âme continue son errance, retrouve le saule – en fait la Vierge – qui écrit sur deux listes les noms des morts et des vivants. L’âme demande d’être inscrite sur la liste des vivants, mais comme il n’y a plus de place, elle sera mise avec les morts et arrive, enfin, aux portes du paradis. Le lecteur de romans arthuriens ne devrait pas être dépaysé, à condition de substituer à la mer la forêt ténébreuse et à la Vierge une des demoiselles que le héros rencontre lors de son errance. Tout le schéma de la quête s’y retrouve : chemin dangereux, carrefour où l’inscription est remplacée par la voix, le pont étroit formé par les branches du sapin, qui n’est pas sans rappeler le Pont de l’Épée du Chevalier de la Charrette, l’arbre près de la fontaine, dont le caractère paradisiaque est ici plus manifeste du fait qu’il s’agit d’un pommier et que la Vierge en est la gardienne, la clairière parsemée de fleurs où l’âme « oublie » le monde, qui évoque la clairière de la carole magique du Lancelot propre10 par exemple, enfin l’arrivée aux portes du paradis, but de toute quête. Rappelons enfin que dans ce chant funèbre roumain – et dans d’autres également – le déplacement vers l’au-delà se fait toujours sur le plan horizontal, comme pour le chevalier parti en quête, alors que, vu la nature de ce voyage, on s’attendrait à un mouvement ascensionnel. Remarquons toutefois au sujet du voyage dans l’Autre Monde une différence entre les textes roumains et le récit arthurien : dans les chants funèbres roumains l’âme se retrouve devant plusieurs « douanes du ciel », chacune doublée d’un pont au-dessus d’une rivière. L’âme doit « payer » à chacun de ces passages, c’est pourquoi le défunt est muni de pièces de monnaie et de morceaux de tissus, distribués également 7 Voir à ce sujet la différence entre Lancelot et Gauvain dans le Chevalier de la Charrette de Chrétien de Troyes, autour de laquelle pourrait s’élaborer toute une eschatologie. 8 Voir Constantin Brailoiu, « ‘Ale mortului’ din Gorj », Societatea compozitorilor români, Publicaţiile arhivei de folklor, vol. 7, Bucureşti 1936. 9 En fait elle oublie le « dor », mot intraduisible, désignant l’amour et la nostalgie pour les êtres chers, pour l’espace d’origine, désignant donc ce qui définit l’être vivant. 10 Lancelot, édition critique par Alexandre Micha, Droz, Paris-Genève, 1979, t. IV, LXXIX, 34-36.

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aux carrefours, lorsque le cortège se dirige vers le cimetière. Il est évident que ces « barrières » sont une matérialisation des péchés du mort. S’il paye, donc s’il peut les racheter, il passe. Les combats que le chevalier doit livrer contre ceux qui font obstacle à sa quête ne seraient-ils pas un autre moyen de « payer », de racheter ses péchés ou plutôt de vaincre le mal par le bien ?

En quête du Graal Silvia Chiţimia11 a repéré dans les chants rituels de Noël, appelés colinde, certains motifs pouvant suggérer des rapprochements avec le graal. Les colinde12 représentent un corpus de textes chantés à l’occasion des fêtes de Noël, du Nouvel An et de l’Épiphanie13. Le verbe a colinda désigne l’action d’aller de maison en maison pour annoncer la Bonne Nouvelle de la Naissance du Sauveur et faire des vœux de santé, régénération, richesse14. Un leitmotiv fréquent dans les colinde est celui du « palais du Soleil » (curţile soarelui), lieu paradisiaque « sous l’aile du ciel » (sub aripa cerului). Au milieu de ce palais, on trouve souvent une table, parfois ronde, tournoyante, qui réunit autour d’elle des personnages rattachés à la mythologie chrétienne : la Vierge, le Père Noël, Jean Baptiste ou parfois Dieu lui-même. Une des ces colinde précise qu’ « À la table ronde, tournoyante/ la Vierge pure, immaculée/ porte un toast avec un verre jaune »15. On est tenté de faire un rapprochement entre le verre jaune et la coupe précieuse et lumineuse du Graal, en se rappelant surtout que le vase merveilleux est porté depuis sa première apparition littéraire par une belle pucelle qui, dans la Vulgate, est obligatoirement vierge. Il est encore plus intéressant de signaler l’existence d’une catégorie de colinde, dits « de la veuve Dame », nom qui désigne ici la Vierge mais que porte dans Le Conte du Graal la mère de Perceval. Certaines colinde parlent d’un « verre précieux », « verre sans prix », car il n’est pas à vendre. La colinda du « Monastère Blanc » rappelle que « Sur la croix quand Il était […]/ Le sang rouge à flots coulait/ La mère sainte, elle arrivait/ Et portait le verre d’argent/ Recueillant le sang coulant »16. Si la substitution de la coupe d’or par le verre d’argent pourrait s’expliquer par des raisons de rime (argint/ curgând), le geste de la Vierge de recueillir le sang du Christ n’est pas dépourvu de signification.

11 « Traces du Graal… », art cit. 12 Pluriel du nom féminin colindă, derivé du latin pluriel calendae, qui a donné en roumain comme dans les autres langues romanes calendar, calendrier. 13 En fait, dans l’espace orthodoxe on fête le 6 janvier le Baptême du Seigneur. 14 Selon N. Densusianu, (Dacia preistorică, Ed. Carol Göbel, Bucureşti 1913), leur origine remonte à une Antiquité reculée, pré-chrétienne. La superposition sur le fond archaïque et autochtone d’influences chrétiennes a engendré des assimilations et des syncrétismes complexes, ce qui exige un effort d’interprétation qui rappelle le travail de l’archéologue essayant de reconstituer, à partir de morceaux, l’objet brisé. 15 Colinde, Arhiva Institutului de Folclor al Academiei, no 3388, enregistré en 1937. 16 S. Dragoi, 303 Colinde cu text şi melodie, Scrisul românesc, Craiova 1931.

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Comme elle est l’être humain le plus pur, il serait « logique » qu’on lui reconnaisse le privilège insigne de recueillir le sang rédempteur de celui qu’elle a porté et nourri de son propre sang. Ce qui peut permettre de mieux apprécier l’honneur accordé à Joseph d’Arimathie, sorte de « fondateur de la chevalerie » chez Robert de Boron, et de constater en même temps un infléchissement idéologique : la chevalerie devient « l’ordre le plus élevé » puisque jugée digne de recueillir et de garder le sang du Sauveur. On retrouve des « traces » du Graal dans certains contes roumains également et, tout en ayant présentes à l’esprit les différences fondamentales qui séparent conte et roman17, on ne peut nier un matériau narratif commun en partie aux deux. Les contes présentent en outre l’avantage d’une structure narrative cohérente dont les colinde sont dépourvues. Sans mentionner que les protagonistes des contes roumains sont Ileana Cosânzeana, dont le nom suggère à la fois la beauté – Ileana est la prononciation roumaine d’Hélène – et l’origine féerique – Cosânzeana est une synthèse de Selene-Diana et de zână, fée en roumain – et Făt Frumos, équivalent du « Prince Charmant », mais dont la traduction littérale est « beau Fils ». N’est-ce pas justement le nom dont sa mère appelait Perceval, le seul qu’il connût avant de découvrir son vrai nom, rattaché à la mission de Percer-le-val où se cache le Château du Graal ? Dans le conte de la « fée du lac »18, la protagoniste, reine des fées, rassemble ses compagnes dans son palais et y pénètre portant un coffre entre ses mains. Dès qu’elle apparaît avec le coffre, tout s’illumine d’une lumière plus intense que mille soleils et dès qu’elle ouvre le coffre, la table se garnit de plats fabuleux. Comment ne pas faire le rapprochement avec la première apparition du graal chez Chrétien de Troyes19 et avec la vertu nourricière du saint vase, susceptible d’offrir à chacun le plat préféré20 ? Enfin, dans le conte de Pescăruş21 (diminutif de « pêcheur »), le protagoniste rencontre la fille de l’empereur vert qui lui fait savoir que, suite aux charmes opérés par deux serpents dragons, ses parents et tous ses gens ont été transformés en blocs de pierre. Pescăruş entre dans le palais et n’y trouve qu’une table sur laquelle se trouvent du pain et du vin ainsi qu’une écuelle contenant l’eau vive, détenue par les serpents dragons. Il sort un livre, pose l’épée auprès de lui et commence à lire. Il donne ensuite du pain et du vin à la jeune fille, métamorphosée en renard par les dragons, laquelle regagne sa forme humaine. Elle prend l’écuelle contenant l’eau vive et en asperge les blocs de pierre qui, aussitôt, reprennent vie, alors que le vieil empereur s’exclame : « Comme j’ai longtemps dormi ! ».

17 À la « forme simple » du conte, le roman substitue une composition élaborée, qui n’est pas fondée sur la juxtaposition mais sur l’articulation savante des épisodes, sans plus parler des entrelacements propres aux romans en prose, qui assument parfois un caractère polyphonique, superposant plusieurs voix. 18 Basmele lui Făt Frumos, Minerva, Bucarest 1974, p. 168-169. 19 Le Conte du Graal, dans Chrétien de Troyes, Œuvres complètes, édition publiée sous la direction de D. Poirion, Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 1994 v. 3220-3228. Toutes les références aux romans de Chétien de Troyes renvoient à cette édition avec, entre parenthèse, le numéro des vers. 20 Lancelot propre, éd. citée, t. II, LXVI, 13, p. 377. 21 Antologie de literatură populară românească, vol. II, Basmul, Editura Academiei, Bucureşti 1956.

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C’est, parmi les exemples proposés, celui qui comporte le plus d’éléments rappelant le graal mais aussi d’autres motifs arthuriens. Le nom du protagoniste évoque celui du Roi Pêcheur. Un peu à la manière de Perceval, il a à choisir entre le livre et l’épée, entre savoir et agir. Contrairement au héros de Chrétien, Pescăruş pose l’épée à côté de lui et choisit le livre. C’est le bon choix, puisque l’épée jugiee et destinee (v. 3168) à Perceval se brisera au premier combat, la soudure des morceaux constituant une épreuve essentielle dans la quête du Graal chez les successeurs de Chrétien. Pescăruş aura compris que, pour réussir cette aventure du triomphe de la vie sur la mort, il ne suffit pas de faire22, il faut être, il faut voir et savoir. Rappelons encore que dans Le Bel Inconnu les deux sorciers, Mabon et Evrain, avaient posé un livre sur Blonde Esmerée, y avaient lu des formules magiques qui la transforment en guivre, détournant de la sorte la fonction du livre et celle du savoir, qui doivent être au service du bien, non du mal. Mal clairement signifié par les dragons, figures diaboliques par excellence. Pescăruş donne du pain et du vin – aliments eucharistiques faisant écho à l’hostie unique portée par le graal et s’opposant en même temps à l’abondance de mets terrestres que le Roi Pêcheur offre à Perceval – à la jeune fille transformée en renard, lui faisant recouvrer son apparence humaine23. Enfin, aspergés d’eau vive, les blocs de pierre se raniment, le Gaste Pays redevient terre fertile. Serait-ce trop de voir dans cette eau vive l’eau qui fait « naître d’en haut » ( Jn 3,3) ? Je ne me hasarderais pas à vouloir assigner un contenu chrétien à des traditions folkloriques archaïques, me limitant à rappeler, avec Mircea Eliade, la capacité du christianisme de sauver et non pas simplement d’assimiler nombre de traditions, de croyances et de rites ancestraux. « En absorbant une coutume folklorique ou un schéma théorique archaïque, le christianisme restaurait leur signification spirituelle […], il accroissait leur contenu »24. Mais de pierre animée il sera question dans le point suivant qui met face à face la Légende du Maître Manole et l’épisode de la tour de Vertigier dans le Merlin.

L’édifice animé ou « la mort créatrice » Dans les deux derniers points de mon article je me livrerai à une entreprise encore plus « risquée » : comparer deux ballades populaires roumaines, Le Monastère d’Argeş et Mioriţa, à deux textes de la littérature arthurienne, l’épisode de la tour de Vertigier du Merlin et les poèmes français en vers du Tristan du xiie siècle. Entreprise doublement risquée puisqu’il s’agit, d’une part, de mythes définitoires de la spiritualité roumaine et, d’autre part, parce que la datation des deux textes est difficile sinon impossible à déterminer.

22 Les cinq années d’errance de Perceval, d’action vide en fait, loin de le rapprocher du Graal, le mènent à l’oubli de Dieu. 23 Pour ce qui est de la métamorphose de la jeune fille en renard, cette apparence, même si plus anodine que celle de la « guivre », n’est pas moins diabolique. 24 Commentaires sur la Légende du maître Manole, traduit du roumain par A. Paruit, L’Herne 1994, p. 228.

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La ballade Monastirea Argeşului a été recueillie par le poète roumain romantique Vasile Alecsandri et a été publiée pour la première fois en 1852, mais elle doit être beaucoup plus ancienne, même si les chercheurs ne se sont pas mis d’accord sur sa datation. La ballade développe le mythe du sacrifice créateur, mythe « esthétique », en expliquant que « rien ne peut durer sans être animé par le sacrifice d’un être vivant »25. Le texte connaît plus de deux cents variantes, dont celle d’Alecsandri est la plus célèbre, mais dans toutes l’argument narratif est le même : Negru Vodă (Le Prince Noir), personnage légendaire mais susceptible de recevoir plusieurs identités26, accompagné par « Neuf maîtres très bons/ Apprentis, maçons,/ Et Manole – dix,/ Nul qui mieux bâtisse »27 (Nouă meşteri mari,/ Calfe şi zidari/ Şi Manoli – zece,/ Care-i şi întrece) cherchent un lieu pour bâtir « un monastère,/ lieu de grande prière ». Un jeune pastoureau leur désigne l’endroit souhaité, mais tout ce qu’ils édifient le jour s’écroule la nuit ce qui met leurs vies en danger puisque le prince commanditaire les menace de mort s’ils échouent. La solution du problème est découverte à Manole dans un rêve : un « murmure d’en haut » (o şoaptă de sus) lui dévoile que, pour faire tenir l’édifice, il faudra immoler en l’emmurant la première femme – épouse ou sœur – qui viendra apporter à manger aux maçons. Ana, la femme du maître, qui est enceinte, arrive la première et, quoique la prière que Manole adresse à Dieu de déchaîner les forces de la nature pour empêcher l’arrivée de son épouse soit exaucée, rien ne peut lui faire rebrousser chemin. Elle sera donc emmurée progressivement – et c’est le moment le plus émouvant de la ballade qui présente en détail l’immolation de l’épouse – et la construction sera achevée. Le Prince Noir en est content mais veut en même temps s’assurer que « son » monastère restera insurpassable par sa beauté. Il met les maçons au défi leur demandant s’ils peuvent élever un monastère plus haut et plus beau et sur leur réponse affirmative : « Maîtres tels que nous, / Jamais n’auras-tu. / Il n’y en a guère, / Ici-bas sur terre./ Sache que nous savons, / Et que nous pouvons / Faire un monastère, / Un lieu

25 M. Eliade, Commentaires…, op. cit., p. 172-173. 26 Ce pourrait être le « fondateur » de la principauté de Valachie, survenue entre 1290-1330, personnage légendaire descendu de la zone du Făgăraş, à la frontière de la Transylvanie, vainqueur des Tartares et fondateur des cités de Câmpulung et de Curtea de Argeş. Selon Nicolae Iorga (Istoria românilor, vol. III, Ctitorii, Editura Enciclopedică, 2014), le « Prince Noir » serait le pseudonyme du voïevode Basarab Ier, reconnu par la plupart des historiens comme véritable fondateur de la Valachie. Neagu Djuvara (Thocomerius – Negru-Vodă. Un voivod de origine cumană la începuturile Țării Românești, Humanitas 2011) l’identifie à Thocomerius, père de Basarab Ier et explique son surnom par la couleur de sa peau (il serait d’origine coumane) et non par quelque connotation morale. B. P. Hasdeu (Istoria critică a românilor, ediție îngrijită și studiu introductiv de G. Brincus, Minerva, 1984) précise à son tour que le pseudonyme « Noir » est le nom populaire attribué aux membres de la dynastie des Basarab. Enfin, Negru-Vodă pourrait désigner le voïevode Neagoe Basarab, sous le règne duquel le monastère a été édifié entre 1512 et 1517, selon les documents historiques, ce qui pourrait faire problème puisque la personnalité du prince en question, homme sage et éclairé (auteur de Învăţăturile lui Neagoe Basarab către fiul său Teodosie, sorte de « miroir du prince ») et de vie édifiante, ce qui lui a valu d’être canonisé par l’Église Orthodoxe Roumaine en 2008, s’accorde mal avec la cruauté du « Negru-Vodă » de la légende. 27 Traduction de Catalina Girbea, « Le Mythe… », art. cit. Toutes les citations en français de la ballade renvoient à cette traduction.

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de prière, / Bien plus éclairé / Et plus admiré » [Ca noi, meşteri mari,/calfe şi zidari, / Alţii nici că sînt / Pe acest pămînt !/ Află că noi ştim / Oricînd să zidim / Altă monastire / Pentru pomenire, / Mult mai luminoasă / Şi mult mai frumoasă], il fera enlever échelles et échafaudages afin de les laisser mourir sur le toit. Les maçons tentent de se sauver en se fabriquant des ailes de bardeau mais ils s’écrasent. Leurs corps se transforment en pierres. Manole s’écrasera lui aussi, mais là où son vol s’est brisé « Une belle eau surgit,/ Une très douce fontaine,/ Très mince et peu pleine./ Toute était salée,/ Dans les larmes baignée ». (O fîntînă lină,/ Cu apă puţină,/ Cu apă sărată,/ De lacrimi udată). Les ressemblances avec l’épisode de la tour de Vertigier28 sont nombreuses – ainsi que les différences – et elles ont été mises en évidence par Catalina Gîrbea29. Je voudrais souligner ici quelques aspects seulement. Dans les deux cas, un édifice qui s’écroule inexplicablement, un commanditaire cruel et la « solution » du sacrifice, une femme pour le Monastère d’Argeş, un enfant pour la tour de Vertigier30. Dans les deux cas la victime est « consentante », pour des raisons différentes toutefois : Ana parce qu’elle ignore le sort qui lui est réservé, elle croit qu’il s’agit d’un jeu auquel elle se prête volontiers, Merlin parce qu’il sait ce qui l’attend, y compris comment changer les événements en sa faveur. Catalina Girbea affirme qu’ « avec des motifs similaires, les deux textes offrent une perspective différente de la fondation »31, fondation d’un État selon elle. Pourtant le souci de Negru-Vodă est en premier lieu esthétique : « Faites et élevez/ Pour l’éternité/ Un bel monastère/, jamais vu sur terre » (Ca să-mi ridicaţi/ Aici să-mi duraţi/ Monastire naltă/ Cum n-a mai fost alta). La chronique de Gavril Protul32, qui renferme le noyau anecdotique de la ballade, attribue à Neagoe Basarab, prince éclairé, l’intention d’édifier une église, « pas aussi grande et importante que Sion édifié par Salomon, ni aussi fameuse que Sainte Sophie, bâtie par l’empereur Justinen, mais supérieure en beauté à ceux-ci »33. La motivation de Vertigier est purement pragmatique, militaire. Usurpateur, se sachant détesté par son peuple et craignant le retour des héritiers légitimes, « si s’apensa qu’il feroit une tor si grant et si fort qu’il n’avroit garde de nule gent » (§ 50, p. 619).

28 L’épisode apparaît pour la première fois chez Nennius, dans le chapître 18 de l’Historia Britonum. Il sera repris ultérieurement par Geoffroy de Monmouth, Wace et par Robert de Boron dans son Merlin. Mon texte de référence sera le Merlin cu cycle en prose Le Livre du Graal, t. I, édition préparée par D. Poirion, Paris Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 2001. 29 , « Le Mythe … », art. cité. 30 La légende du Monastère d’Argeş implique elle aussi le sacrifice d’un enfant, celui que porte Ana, sacrifice double qui augmente le tragisme de la ballade roumaine. 31 « Le Mythe… », art. cité, p. 3. 32 Viaţa şi traiul sfinţiei sale părintelui nostru Nifon, patriarhul Ţarigradului, dans Literatura română veche, vol. I, Bucureşti 1969. 33 «  Şi aşa vom putea spune cu adevărat că nu era aşa mare şi sobornică precum Sionul pe care-l făcuse Solomon, nici ca Sfânta Sofia, care o făcu Iustinian împăratul, iar ca frumuseţe, este mai presus decât acelea », cité par. N. M. Popescu, « Nifon II patriarhul Constantinopolului », Analele Academiei Române, II-a, t. XXXVI, 1914, p. 751.

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Ce qui est commun peut-être aux deux commanditaires, c’est l’orgueil : les deux veulent faire élever un édifice à nul autre pareil, qui rappelle la démarche de la tour de Babel (Gn 11). Dans un sens, les deux veulent s’égaler à Dieu, mais ils ne font que « l’imiter à rebours », pour reprendre les mots de Saint Augustin. Negru-Vodă menace les maçons de les faire emmurer vivants s’ils échouent : « Le prince s’étonnait./ Il les sermonnait,/ Puis il les grondait, /Et les menaçait/ De les mettre vivants/ Dans le monument » (Domnul se mira/ Şi-apoi se-ncrunta/ Şi-i ameninţa/ Să-i puie de vii/ Chiar în temelii !). Vertigier quant à lui, « molt iriés […) dist que jamais n’auroit joie s’il ne savoit por coi sa tour chaoit » (§ 50, p. 620) et n’hésite pas à accepter le verdict cruel des clercs qui invoquent la nécessité de mêler au mortier le sang d’un enfant sans père. Une autre différence concerne le choix du lieu de l’édifice. Purement aléatoire dans le Merlin, où il n’est dit rien de l’emplacement de la tour, prédéterminé dans la ballade roumaine : le prince cherche très exactement « Un mur délaissé/ Et non achevé » (Un zid părăsit/ Şi neisprăvit)34, peut-être allusion à la volonté de Neagoe de revitaliser l’ancienne capitale de Curtea de Argeş. La différence la plus significative est entre les maçons de la ballade roumaine et les clercs du Merlin. Les compagnons maçons sont des êtres supérieurs, des « génies ». Manole entretient des rapports privilégiés avec la divinité, les clercs du Merlin n’ont qu’une fausse science, ils ne sont pas capables d’expliquer pourquoi la construction s’effondre mais n’hésitent pas à offrir au roi un mensonge pour sauver leurs vies, alors que les maçons seront contraints de sacrifier leur famille, d’où leur sort tragique. Les maçons sont de véritables « artistes », créateurs d’une œuvre durable, conscients de leurs capacités créatrices, orgueil qu’ils payent de leur vie. Les clercs, loin de maîtriser leur « art », dans l’acception médiévale du terme, dépourvus de toute vision et imagination, sont de simples « artisans » et encore de mauvais artisans. D’ailleurs, toujours contrairement à la ballade roumaine, dans le Merlin l’enfant victime devient justicier. Il dénonce l’imposture des clercs : ce ne fut pas pour résoudre le problème du roi qu’ils ont fait chercher l’enfant sans père mais « pour ce que vous eustes paour qu’il ne vous occist feistes vous le roi entendre que il l’occist et meist le sanc de lui el fondement de la tour, et lors tenroit si que jamais ne charroit » (§ 69, p. 639). Par leur malhonnêteté ils ont manqué à leur vocation : « Et pour ce que vous estes fol et mauvais et ort et failli […] ne veïstes vous point de ce que on vous avoit demandé car vous n’estes pas tel que vous deüssiés veoir » (§ 75, p. 645). Merlin les épargnera toutefois, à condition de renoncer à pratiquer leur art à qui ils ne font pas honneur. Les maçons vont mourir pour avoir donné la preuve de leur génie. Si, dans la ballade roumaine, pour durer, la construction doit être animée par un sacrifice humain, dans le Merlin c’est justement parce qu’elle est animée qu’elle ne tient pas : en dessous du lieu où se dresse la tour se trouve une étendue d’eau et sous cette eau, sous deux blocs de pierre, il y a deux dragons, un rouge et un noir.

34 Le choix du lieu ne relève pas seulement de la fiction. Gavril Protul mentionne également dans sa chronique que le prince cherche une muraille « écroulée et non achevée » (« dărâmată şi neîntărită »), Viaţa şi traiul…, éd. citée.

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Lorsque la tour s’élève, elle pèse sur eux ce qui les fait s’agiter. Tirés à la surface suite à un véritable exploit technique de déblaiement et d’assèchement, ils vont s’entre-tuer. Évidemment, le combat des dragons est symbolique et préfigure le destin du monde arthurien : le père et le fils s’entretueront dans la plaine de Salesbières, fin dont Gauvain a eu la vision dans le Lancelot propre (t. II, LXVI, 19-21). La construction d’un édifice politique exige de l’ordre et ne peut s’accommoder de « l’imprévisible » inhérent à la vie. Toutefois, cette mort – dépourvue de toute dimension sacrificielle35 – ne peut garantir la durée de l’édifice. Merlin le dira à Vertigier : Or pues tu faire ta tour si grans come tu vauras que ja ne le sauras si grans faire ne si forte que ele jamais chiece (§ 74, p. 644). Et, en effet, lors de l’expédition lancée par les héritiers légitimes, elle sera incendiée et Vertigier y périra. En fait, l’insistance sur l’explication des causes du phénomène (le « pourquoi » comme l’appelle C. Girbea36) et les remèdes purement « techniques » qui y sont apportés (le véritable travail d’ingénieur proposé par Merlin) rationalisent le mythe et évacuent toute transcendance du texte français. Transcendance qui ne fait pas défaut au texte roumain. Elle se manifeste d’abord par le type de construction. Dans le Sud-est européen, où le motif de la nécessité du sacrifice pour assurer la durée d’un édifice est bien représenté, la construction qu’il faut faire tenir a un caractère laïc, une cité ou un pont. Ici, c’est une église et avant le souci esthétique, le Prince Noir cherche « Loc de Monastire/ Şi de pomenire » (il veut « Faire un monastère/ Lieu de grande prière »). Dieu s’y manifeste par le « murmure d’en haut » chuchoté à Manole en rêve et par le fait qu’il semble exaucer les prières du maître maçon d’arrêter Ana. Intervention ambiguë toutefois – comme dans le Tristan de Béroul notamment – parce que c’est lui qui offre la « solution » du sacrifice humain et c’est toujours lui qui semble consentir à l’empêcher à travers la nature déchaînée. Enfin, deux traits font l’unicité de la ballade roumaine et expliquent peut-être pourquoi nulle part dans les Balkans les légendes dérivées de ces rites de construction n’ont engendré des créations littéraires autonomes. Tout d’abord, contrairement aux épouses des légendes du sud-est de l’Europe qu’il faut attirer par ruse au lieu du sacrifice ou qui s’y rendent par crainte du mari ou du que dira-t-on, Ana y va par amour et accepte avec sérénité son sort, sans protester, sans se débattre, sans maudire, comme le font ses consœurs des variantes serbes ou grecques. Il y a surtout le vol sacrificiel du maître et de ses compagnons, qui rappelle le mythe d’Icare, présent uniquement dans la variante roumaine. Certains exégètes avaient considéré l’épisode final comme étant « de trop », la ballade devant s’achever par l’emmurement d’Ana. Or justement cette seconde mort violente, celle du maître, est nécessaire car il n’avait pas d’autre moyen de la retrouver, comme l’explique M. Eliade. Puisque, d’une certaine façon, Ana continue de « vivre » dans le monastère, qui

35 Même si elle figure la mise à mort du « démon du lieu » par le héros fondateur. 36 « Le mythe… », art. cité, p. 9.

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« forme » son corps, seule la mort violente permet à Manole de la rejoindre. Au moment de s’envoler, il entend monter du mur la douce plainte d’Ana et comprend qu’il a accompli sa mission. Sa mort est aussi une mort rituelle qui prolonge l’existence de Manole sur le plan cosmique : sa femme « a désormais le monastère pour corps, et lui la source »37 ; ils seront à nouveau proches l’un de l’autre. À mon avis les deux textes ont en commun la capacité de conjurer la mort, Merlin par son savoir, Manole par son art. Art sublimé par la mort sacrificielle de ce dernier, mort qui ne garantit pas seulement la durée de l’œuvre, mais aussi sa valeur. Ne s’agit-il pas là d’une mort transfigurée, d’une victoire contre un destin hostile ?

La mort transfigurée ou la victoire sur le destin Ce sera aussi le grand thème de la ballade roumaine Miorița et des poèmes tristaniens, les deux ayant en commun la capacité de transformer une réalité douloureuse en son contraire, réussissant à imposer un sens à l’absurde même. La ballade a été publiée pour la première fois, par le même Vasile Alecsandri en 1850 à Cernăuţi, dans la revue Bucovina (no III, p. 51-52). L’argument narratif en est d’une extrême simplicité : deux bergers (le « valache » et le « transylvain »), envieux de leur troisième camarade « moldave », dont la richesse dépasse la leur38, fomentent le projet de le tuer « entre chien et loup » (« pe l-apus de soare »). La victime est avertie par une agnelle « faée » du complot tramé contre elle39. Au lieu de se défendre, le pastoureau semble accepter les faits tels quels et transmet à l’agnelle ses dernières volontés : il souhaite être enterré dans le parc à brebis pour être toujours près de ses bêtes et entendre ses chiens aboyer : « Dis-leur brebis chère,/ De me mettre en terre/ Près de tous mes biens,/ Pour ouïr mes chères » (« să mă îngroape/ Aici pe-aproape/ În strunga de oi/ Să fiu tot cu voi ;/ În dosul stânii,/ Să-mi aud cânii ») et demande que l’on plante à son chevet trois flûtes « jouées » par le vent : « Lorsqu’il soufflera/ Le vent y jouera » (« Vântul când a bate/ Prin ele-a răzbate »). Toutefois il demande à sa fidèle agnelle de cacher au reste du troupeau la réalité de sa mort : elle devra dire qu’il

37 M. Eliade, Commentaires…, op. cit., p. 172. 38 C-are oi mai multe,/ Mândre şi cornute,/ Şi cai învăţaţi/ Şi câni mai bărbaţi !, dans V. Alecsandri, Opere, III, Poezii populare. Text stabilit de Georgeta Rădulescu-Dulgheru, studiu introductiv, note, comentarii şi variante de Gh. Vrabie, Bucureşti, Editura Academiei RSR, 1978, p. 111-112. Toutes les citations de la Mioriţa renvoient à cette édition. (Il est plus brave,/ Il a plus d’agneaux,/ Encornés et beaux,/ Des chevaux superbes/ Et des chiens acerbes – traduction de Ion Ureche, dans Semne, III, 1-3, Paris 1963, p. 1, que nous allons utiliser ici). 39 L’agnelle présente toutes les caractéristiques de l’animal faé des légendes celtiques. Non seulement elle est douée de parole, telle la biche blanche du lai de Guigemar, mais sa couleur est très spéciale. Désignée d’abord par le narrateur comme cu lâna plăviţă, autrement dit d’un jaune pâle tirant sur le blanc, elle sera interpellée par le berger comme mioriţă laie, de couleur noire, et bucălaie, au pelage blanc et museau noir. Mihail Sadoveanu (« Cântec bătrânesc », Carpaţii, Sibiu, XII nr. 4/1944) signalait l’incongruité de la couleur : la brebis ne peut être à la fois blanche et noire. Il s’agirait plutôt d’une couleur plus rare du pelage – une brebis à la laine d’un blanc tirant sur le jaune pâle et au museau noir, couleur qui signale le statut spécial de l’animal.

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s’est marié à une belle princesse, qu’à ses noces une étoile fila, que le soleil et la lune lui ont ceint le diadème nuptial et que la nature entière a participé à son « mariage » : « Dis-leur, pour de vrai,/ Que j’ai épousé/ Reine sans seconde,/ Promise du monde ;/ Qu’à ces noces-là/ Un astre fila :/ Qu’au dessus du trône/ Tenaient ma couronne/ La Lune, en atours,/ Le Soleil, leurs cours,/ Les grands monts, mes prêtres/ Mes témoins, des hêtres,/ Aux hymnes des voix/ Des oiseaux des bois./ Que j’ai eu pour cierges/ Des étoiles vierges,/ Des milliers d’oiseaux/ Et d’astres flambeaux ! » [Să le spui curat/ Că m-am însurat/ C-o mândră crăiasă/ A lumii mireasă,/ Că la nunta mea/ A căzut o stea./ Soarele şi luna/ Mi-au ţinut cununa./ Brazi şi păltinaşi/ I-am avut nuntaşi,/ Preoţi, munţii mari,/ Paseri, lăutari,/ Păsărele mii,/ Şi stele făclii !]. Mais à sa vieille mère qui le cherchera les yeux pleins de larmes, l’agnelle ne devra mentionner que son mariage avec une « reine sans seconde,/ promise du monde », en passant sous silence l’étoile qui fila ainsi que « l’identité » des participants à la cérémonie40. S’agit-il d’un texte médiéval ? Le problème de la datation de Miorița a fait couler beaucoup d’encre. La ballade présente en somme un « fait divers » en dehors de tout contexte historique. Certains exégètes font remonter ses origines à une période antérieure à la séparation dialectale des Roumains du Nord et du Sud du Danube, survenue vers le xe siècle. Hypothèse que la structure narrative du texte nous empêche d’accepter, pour séduisante qu’elle soit. Le plus sage serait de conclure avec Adrian Fochi, auteur d’une exégèse monumentale de la ballade41, que « nous ne saurons jamais quand la Mioriţa est née, car rien dans son contenu ne renvoie à une époque historique précise. Tout ce que l’on peut affirmer, sans le risque de trop se tromper, c’est que le texte reflète une conception très ancienne, préchrétienne, et qui pourrait avoir des racines très profondes dans l’histoire »42. Miorita et les poèmes tristaniens offrent à mon avis plusieurs points communs, que j’ai analysés dans mon article « ‘Le soleil et la lune m’ont tenu la couronne’. Le temps en dehors du temps dans la ballade Miorita et dans le corpus tristanien »43 Je m’en tiendrai ici à quelques aspects essentiels. Les deux textes réussissent à transformer un destin hostile en son contraire. En transfigurant sa mort violente en mariage, le berger de la Miorita change le sens de 40 Ce résumé permet de repérer les cinq thèmes de la ballade, renfermés dans sa version la plus complexe, celle de Alecsandri: complot des deux bergers contre leur troisième camarade ; avertissement de l’agnelle à son maître ; testament du berger ; allégorie de la mort-mariage ; la vieille mère éplorée cherchant son fils. 41 «  Mioriţa ». Tipologie, circulaţie, geneză, texte. Studiu introductiv de P. Apostol, Bucureşti, Editura Academiei R.P.R, 1964. 42 Mioriţa. Texte poetice alese. Antologie, prefaţă şi bibliografie, Bucarest , 1980, p. 9. 43 Publié dans Temps et mémoire dans la littérature arthurienne. Actes du colloque international de la Branche Roumaine de la Société Internationale Arthurienne. Études réunies par Catalina Girbea, Andreea Popescu, Mihaela Voicu, EUB, 2010, p. 27-40.

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son destin, parce que la mort transformée en noces ne signifie plus la fin de tout, mais la promesse d’une vie nouvelle. Cette noce, située dans un cadre cosmique, où le Soleil et la Lune coexistent, suggère la sortie du temps profane et l’entrée dans un temps éternel, où le jour et la nuit se rejoignent, temps soustrait aux contraintes de l’histoire et au contingent. Les textes de Tristan et Iseut44 opèrent la même transfiguration de la douleur en joie. Le Lai du Chèvrefeuille s’ouvre sur l’évocation de la mort comme (seule) issue de l’histoire des amants – « De lur amur ki tant fu fine,/ Dunt il eurent meinte dolur,/ Puis en mururent en un jur » (v. 8-10) – mais aussi de la souffrance mortelle de Tristan séparé d’Iseut : « Mes puis se mist en abandun/ De mort e de destructïun » (v. 19-20), pour les laisser par la suite en marge et célébrer la joie des amants réunis : « Entre eus meinent joie mut grant » (v. 94). La transfiguration de la douleur en joie est encore plus évidente dans la Folie d’Oxford. Le texte débute par une évocation obsédante de la mort (le sème « mort » est présent 12 fois dans les 24 premiers vers) : « Murir desiret, murir volt,/ Mais sul tant ke ele soüst/ K’il pur la sue amur murrust » (v. 20-22), mort métamorphosée en joie au terme d’une longue anamnèse et dont l’expression poétique est la salle de cristal – la maison de fleurs et de roses dans la Folie de Berne. Cette salle « de veir, bele e grant » traversée par le soleil avec, à côté, « une chambre,/ Faite de cristal e de lambre » (v. 301-310) chantant « l’éblouissement joyeux d’une plénitude vitale »45 semble être l’espace idéal qui abriterait un amour tout aussi idéal. La salle de cristal serait également un substitut – ou plutôt une transfiguration – de la loge de feuillage du Morois, elle aussi traversée par un rayon de soleil qui tombe sur le visage d’Iseut : « Uns rais decent desor la face/ Iseut, que plus reluis que glace » (Béroul, v. 1826-1827). Tristan ne ferait que transposer en élément aérien ce qui est terrestre. Pourtant la maison de verre qui « en l’air est e par nues pent » (Folie d’Oxford, v. 305), située entre ciel et terre, donc nulle part, est un espace utopique, expression de l’impossibilité de trouver dans ce monde un refuge pour un amour insensé. Ce lieu de délices éternellement printanier, à l’abri de toute corruption, n’est-il pas un « ailleurs » dans un sens absolu, ce « pays des morts » des Celtes, « pays de l’éternel été où il n’y a ni maladie ni vieillesse »46 ? Dans les deux textes cette transfiguration de l’horreur en béatitude se traduit du point de vue spatial par un premier mouvement, de descente, suivi d’un élan ascensionnel.

44 Édition de reference : Tristan et Iseut. Les poèmes français. La saga norroise, textes édités, traduits et commentés par D. Lacroix et P. Walter, « Lettres gothiques », Librairie Générale Française, 1989. Toutes les citations des poèmes de Tristan renvoient à cette édition. 45 J. Ch. Payen, « Le palais de verre dans la Folie d’Oxford. De la folie métaphorisée à la folie vécue », Tristania, t. V, 2/1980, p. 19. 46 M. Desmaules, Notes à la Folie Tristan d’Oxford, dans Tristan et Iseut. Les premières versions européennes, édition publiée sous la direction de C. Marchello-Nizia, Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 1995, p. 1335. Espace qui n’est pas sans évoquer la vision d’un certain Étienne, reproduite par Grégoire le Grand (De bono mortis X, 144) : le Paradis y apparaît comme un pré fleuri, avec des maisons pleines de lumière – certaines sont même en or -, habitées par des hommes vêtus de blanc.

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Miorita débute par une image évoquant un rituel catabatique : « Par les cols fleuris/ Seuils de paradis,/Vois, descendre, prestes,/ Des jardins célestes/ Trois troupeaux d’agneaux/ Et trois pastoureaux ». (« Pe-un picior de plai,/ Pe-o gură de rai,/ Iată vin în cale, se cobor la vale/ Trei turme de miei/ Cu trei ciobănei »). La descente annonce la mort, sentiment renforcé par le moment temporel (au crépuscule, « entre chien et loup ») et par le lieu (« câmp de mohor »)47, dont le rouge sombre annonce le sang qui sera versé. Qui plus est, cet espace se situe au « seuil du paradis », lieu de passage vers l’autre monde. Ce n’est donc pas un lieu définitif mais éphémère48, lieu fragile qui s’élargira dans l’allégorie de la mort-mariage aux dimensions cosmiques et connaîtra un mouvement ascensionnel : les « témoins » du marié (le Soleil et la Lune), les célébrants du mariage (les grands monts), les musiciens (les oiseaux des bois), les « astres flambeaux », tout évoque le mouvement ascensionnel. Tout sauf l’étoile qui fila. On retrouve la même dynamique spatiale dans les poèmes tristaniens. Celui qui porte le masque du fou, suggérant la dégradation de l’homme, relégué au rang des bêtes, objet de risées et d’humiliations, propose d’emmener la reine dans la maison de verre lumineuse, située en haut, dans les airs. Dans l’épisode de la Blanche Lande, le lépreux hideux se transformera, après l’épreuve du serment ambigu, en « chevalier faé », le Noir de la Montagne. Les deux textes ont encore en commun d’opérer cette transfiguration d’une réalité déceptive à travers le discours. Discours du fou, « récit fragmenté, limpide et brouillé à la fois »49, par lequel Tristan « construit » la maison de verre, « vision éblouissante et énigmatique [où] se mêlent le renvoi anecdotique au passé et la projection imaginaire d’un désir désespéré »50, transcendant la douleur mortelle en délice éternel. Discours double, à valeur de mémorial, mais aussi à valeur d’injonction, ayant pour but de déterminer Iseut à reconnaître sous le déguisement du fou son amant Tristan. Dire qui est faire, investi d’une fonction persuasive, susceptible d’influencer les événements. Le langage du berger de la Mioriţa est lui aussi « double ». Seule la brebis faée connaît la vérité de sa mort future qu’elle devra soigneusement cacher et « déguiser » en cérémonie nuptiale à l’intention des autres brebis et de sa vieille mère : « Mais de meurtre, amie,/ Ne leur parle mie./ Dis-leur, pour de vrai,/ Que j’ai épousé/ Reine sans seconde » (« Dar tu de omor/ Să nu le spui lor/ Să le spui curat/ Că m-am însurat/ C-o mândră crăiasă »). Qui plus est, à sa mère elle devra mentionner uniquement les noces, sans souffler mot de l’astre qui fila.

47 Littéralement « champ de millet à grappes », c’est à dire d’un rouge foncé. 48 Tout comme l’abri précaire de la hutte de feuillage chez Béroul exprimant la fuite permanente, l’errance, alors que la salle de cristal représente « le repos, l’immobilité dans un bonheur qu’aucun ‘autre’ ne peut découvrir » (Cl. Sahel, Esthétique de l’amour : Tristan et Iseut, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 243). 49 Élodie Burle, « La parole troublée : mensonge et aveu dans les Folies Tristan », dans Littératures no 53/2005, Écritures médiévales. Conjointure et senefiance, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, p. 90. 50 M. Desmaules, Notes à la Folie Tristan d’Oxford, loc. cit., p. 1321.

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Que ce soit par la douce incantation du pastoureau ou par le discours frénétique et passionné du faux fou, dans les deux cas, le dire – qui est pour les protagonistes un dire poétique – est un faire qui aide à découvrir, au-delà de la laideur, de la souffrance et de la mort, la vérité intérieure d’une réalité illuminée. Avec une différence toutefois : la transformation de la réalité par le discours est immédiate dans la ballade roumaine alors qu’avant d’y recourir les amants de Cornouailles essaient de composer, de louvoyer, de s’opposer à un destin hostile. Ce qui frappe encore dans la ballade roumaine et dans les poèmes tristaniens c’est, à mon avis, l’absence de transcendance. Ou plutôt l’absence d’une perspective chrétienne de l’existence, attitude inconcevable pour un texte médiéval mais aussi pour une œuvre conçue dans une société traditionnelle. La description de la cérémonie du mariage dans la Miorita ne contient presque rien de chrétien. Les éléments qui rappellent le rituel chrétien du mariage : les prêtres, hautes montagnes, le soleil et la lune comme témoins et garants des mariés, qui posent sur leur tête la couronne nuptiale dans la cérémonie orthodoxe, constituent un minimum indispensable ou plutôt la seule façon dont l’auteur populaire peut concevoir une cérémonie de mariage. L’absence de références chrétiennes est encore plus évidente dans le testament du berger. Alors qu’au chevet de toute tombe chrétienne il doit y avoir une croix, le berger demande qu’on place à son chevet ses flûtes : « Un pipeau de charme,/ Moult il a du charme !/ Un pipeau de houx,/ Moult est triste et doux./ Un pipeau de chêne,/ Moult il se déchaîne » (« Fluieraş de fag,/ Mult zice cu drag,/ Fluieraş de os/ Mult zice duios,/ Fluieraş de soc,/ Mult zice cu foc ! »). Le berger ne cherche pas secours auprès de Dieu mais se projette sereinement dans la nature. Tristan et Iseut ne témoignent qu’indifférence vis-à-vis des valeurs chrétiennes. Il suffirait de penser aux discours parallèles d’Ogrin et des amants dans la forêt du Morois (Béroul, v. 1377-1419) : l’un invoque Dieu, l’Église, les exigences de la morale, les autres nient l’existence du péché en rejetant sur le philtre la responsabilité de la folle amor. Si, toutefois, chez Béroul Dieu est constamment évoqué et invoqué, si par son « silence » il semble cautionner le serment ambigu d’Iseut, chez Thomas le désespoir de Tristan n’est jamais conforté par l’espoir en l’aide de Dieu. Il « turne sei vers la parei » (v. 1761) et invoque trois fois le nom d’Iseut, substitut de l’invocation de la Sainte Trinité dans le signe de la croix, que d’ailleurs il ne fait pas. Iseut quant à elle se turne vers orïent (v. 1811) pour demander la mort et l’union dans la mort ; pourtant ce n’est pas l’Orient vers lequel est orienté l’autel des églises mais cet espace de lumière qui « réalise » l’utopie de la salle de cristal. Aucune référence à Dieu dans sa prière finale. Si les deux textes ont en commun de transformer une réalité frustrante en son contraire, ils diffèrent toutefois sur un point fondamental. Tristan et Iseut forment un couple, le berger de la Miorita est un jeune célibataire. Pour ce qui est du texte roumain, les recherches ethnographiques ont montré que la mort-mariage n’est pas un fait isolé, spécifique à la ballade Mioriţa, mais une pratique répandue sur tout le territoire de la Roumanie, ayant son origine dans les rites funéraires accomplis

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pour les jeunes gens morts avant de se marier51. C. Brăiloiu, grand spécialiste des rites funéraires chez les Roumains, précisait que l’attitude du jeune berger devant sa mort annoncée n’exprime ni passivité ni peur. Ce n’est pas la menace de la mort qu’il redoute mais la menace d’une mort non contrôlée par le rituel qui pourrait avoir des conséquences terribles sur toute la communauté. C’est pourquoi, par l’entremise de la brebis faée, il demande à ses meurtriers même d’accomplir le rite d’enterrement : « Dis-leur, brebis chère,/ De me mettre en terre/ Près de tous mes biens » (« Să spui lui vrâncean/ Şi lui ungurean/ Ca să mă îngroape/ Aici pe aproape »). En substituant au rituel des funérailles le mariage célébré par les éléments de la nature, il exclut la possibilité que le mort « nelumit », privé d’une fonction sociale essentielle – le mariage –, intervienne dans le monde des vivants. Les « noces du mort » – et non pas avec la mort – « n’expriment ni la volupté du renoncement, ni l’ivresse du néant […], mais leur contraire exact »52 parce qu’elles perpétuent le souvenir des gestes originaires de défense de la vie. Le jeune berger imagine donc le rituel de la mort-mariage pour protéger la communauté des conséquences néfastes que pourrait avoir sa mort violente et prématurée. Il reste, jusqu’à la fin, solidaire des siens. Tristan et Iseut ne cherchent pas eux non plus la mort mais, à travers elle, ce qu’ils ont cherché dans la vie : pouvoir continuer à vivre ensemble. Ils refusent en somme un monde hostile à leur amour, une réalité qui ne leur permet pas d’être heureux. Car heureux ils veulent l’être, envers et contre tout, en défiant les normes morales, sociales ou religieuses. Ils recherchent – l’alibi du philtre aidant – un bonheur immédiat et surtout individuel. Attitude toute moderne qui permettrait de remonter d’un siècle la « modernité prématurée », placée par G. Lafont au xiiie siècle53. Transformer par un discours efficace une réalité horrible en son contraire, se soustraire au temps linéaire pour s’installer dans un présent éternel, imposer sa volonté au fait naturel et se poser, par là, en axe du monde, c’est ce que réussissent le berger de la Mioriţa et les amants de Cornouailles. N’est-ce pas là triompher de son destin ? Ces rapprochements, plus ou moins convaincants, entre la littérature arthurienne et le folklore roumain prouvent peut-être qu’au-delà de l’espace et du temps, l’homme veut croire au salut par la création, à la transfiguration d’une réalité hostile, à la possibilité de dominer un destin injuste, de construire et de se construire. Ma seule ambition dans ces pages aura été de mieux faire connaître une culture riche et intéressante, ayant engendré une production littéraire remarquable.

51 Le rapprochement entre l’allégorie des noces et les chants rituels de funérailles a été fait pour la première fois par Jean Muslea, « La mort-mariage : une particularité du folklore balkanique », dans Mélanges de l’école roumaine en France, 1925, Paris, Gamber, p. 3-32. 52 Constantin Brailoiu, Sur une ballade roumaine (La Miorita), Genève, Kundig, 1946, p. 13. 53 Ghislain Lafont, Histoire théologique de l’Église Catholique, Paris, Cerf (« Cogitatio fidei »), 1994.

Danielle Buschinger

Tristan dans l’Allemagne du Moyen Âge*

La légende de Tristan et Iseut est certainement, à côté de celles du Graal, du roi Arthur et de sa Table Ronde, une des plus importantes du monde occidental, du Moyen Âge jusqu’à nos jours. Cependant, au contraire de la saga arthurienne ou des romans de Chrétien de Troyes, l’histoire de Tristan et Iseut renferme des virtualités révolutionnaires remettant en question l’existence même de la société féodale. Pris d’une passion ardente et oubliant toute raison, les deux amants de Cornouailles transgressent toutes les normes de la vie en société et défient l’ordre divin. Il y va en effet du droit de l’individu au bonheur et, en conséquence, de la confrontation avec les normes et les institutions sociales, de l’opposition entre amour et mariage. Les grandes lignes de l’action sont les mêmes dans toutes les versions qui toutes s’achèvent par la mort des deux héros ; les différences ne concernent que l’interprétation et aussi la forme choisie (romans en vers ou en prose, récits brefs, pièces de théâtre, chants de maître, livrets d’opéra ou d’oratorio). Tous les critiques sont d’accord pour penser que l’histoire de Tristan et Iseut est d’origine celtique. En effet, toutes les versions conservées contiennent des motifs et des épisodes qui se retrouvent dans certains récits irlandais du Moyen Âge ; on peut donc supposer que parmi les influences qui se sont exercées sur le développement de la légende de Tristan, il en est d’irlandaises. Les lieux de l’action sont répartis sur l’Irlande, le pays de Galles, la Cornouailles et la Bretagne. Pour le reste, on notera aussi que les noms des principaux protagonistes sont d’origine celtique. C’est en France et au xiie siècle que la légende de Tristan trouve sa réalisation littéraire et devient le mythe européen de l’amour passionné, qui dépasse toutes les contraintes sociales, morales et religieuses et triomphe même dans la mort. En effet, les premiers textes attestés sont français : ce sont principalement les romans de Béroul (1180-1190) et de Thomas (vers 1170), ainsi que la Folie de Berne et la Folie d’Oxford (dernier tiers du xiie siècle). Il est vraisemblable que tous les romans de Tristan dérivent directement ou indirectement d’une seule et même œuvre qui serait perdue et qui aurait été composée en ancien français. À cette œuvre la tradition a donné



* Voir Danielle Buschinger. Tristan allemand. Paris, Champion, 2013.

Miroirs arthuriens entre images et mirages : actes du xxive Congrès de la Société Internationale Arthurienne, éd. par Catalina Girbea, Mihaela Voicu, Ioan Panzaru et. al., Turnhout, 2020 (Culture et société médiévales, 34), p. 219-244 © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.117121

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pour nom l’Estoire, en s’appuyant sur Béroul qui affirme bien connaître « l’estoire » et l’avoir mieux en mémoire que d’autres conteurs « qui sont vilain » (1265-1268) ; il se réfère ensuite à une source écrite, qu’il nomme également « estoire » (1789-1790)1. L’auteur d’une des plus anciennes versions allemandes, Eilhart d’Oberg, parle lui aussi d’un « livre » (buoch). Ce Tristan primitif et perdu a été composé vraisemblablement vers 11582, à la cour d’Aliénor d’Aquitaine et de son époux, Henri II Plantagenêt ; il a pu aussi être rédigé en Angleterre et dans ce cas en anglo-normand, c’est-à-dire en français d’Angleterre ; en effet, depuis la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant en 1066, on ne parlait à la cour que ce dialecte de l’ancien français. Dans tous les cas, il est évident que l’auteur devait connaître aussi bien la culture française que la culture celtique. Ici, je présenterai l’ensemble des textes de langue allemande provenant du Moyen Âge ; je les confronterai avec leurs sources tout en les replaçant dans un contexte européen. Ces sources sont d’abord françaises [tant pour Eilhart d’Oberg (1170) que pour Gottfried de Strasbourg (1210) sur lesquels portera l’essentiel de mon propos], puis allemandes [pour Ulrich von Türheim, Heinrich von Freiberg, Tristan le Moine, fragment bas-francique, Tristrant en prose (1er incunable : 1484), Hans Sachs (tragédie et chants de maître)].

Eilhart d’Oberg Le roman en vers allemands Tristrant et Isald d’Eilhart d’Oberg est la seule version romanesque complète du Moyen Âge qu’on ait conservée ; c’est en même temps le seul témoin à l’aide duquel on peut reconstituer la version primitive française qui, non conservée, constitue la source de Béroul et de Thomas3. Ce roman présente donc une importance capitale pour l’histoire littéraire, qu’elle soit française ou allemande. Cependant, on ne doit pas le considérer comme une simple traduction de l’Estoire : c’est une « adaptation créative ». On peut dire la même chose de l’autre roman en vers allemands, le « Tristan » de Gottfried de Strasbourg, texte demeuré inachevé qui repose sur la version de Thomas.





1 Je cite les traductions des textes français (Béroul, Thomas), allemands (Gottfried de Strasbourg, Ulrich de Türheim, Heinrich de Freiberg, Tristan le Moine, Tristan le Nain), vieux-norrois (Tristrams Saga), anglais (Sire Tristrem), italien (Tavola Ritonda) présentes dans Tristan et Yseut. Les premières versions européennes. Édition publiée sous la direction de Christiane Marchello-Nizia, avec la collaboration de Régis Boyer, Danielle Buschinger, André Crépin, Mireille Demaules, René Pérennec, Daniel Poirion, Jacqueline Risset, Ian Short, Wolfgang Spiewok et Hana Voisine-Jechova. Paris, Gallimard, 1995 (Bibliothèque de la Pléiade). 2 Voir D. Buschinger, Le Tristrant d’Eilhart von Oberg Thèse pour le Doctorat d’État, Paris, Champion, Lille 1975, vol. 2, p. 804 sqq., note n°96. 3 Je cite la traduction que j’ai faite du Tristrant d’Eilhart von Oberg, Paris, Champion, 2007.

t r i s tan dan s l’alle magne d u moy e n âge

Eilhart d’Oberg se nomme lui-même dans l’épilogue (« Von Hobergin her Eylhart hat unß diß buchelin getichtet » 9644, Li. 9446-74, Hs. D5 ; Seigneur Eilhart d’Oberg nous a composé ce livre). Cependant, nous ne possédons aucun renseignement sur sa vie. Dans la Chronique rimée de Livonie il est question à plusieurs reprises d’un Eilard von Hoberg, chevalier, bailli royal de l’Estonie danoise (vers 8321 sqq.). C’est un héros qui donne de sa personne et meurt en héros à la bataille du 5 mars 12796. Sans doute y-a-t-il un lien de parenté entre ce personnage le Capitaneus regis nommé Eilard von Oberg et le poète du xiie siècle. Celui-ci était selon toute vraisemblance un ministérial de culture cléricale qui vivait à la cour du duc Henri le Lion à Brunswick ; c’est à Brunswick en effet qu’en 1170, un poète allemand avait le plus de chances d’être mis en contact avec l’histoire de Tristan, par l’intermédiaire de l’épouse de Henri le Lion, Mathilde, fille de Henri II et d’Aliénor d’Aquitaine. Mathilde, qui venait d’un milieu courtois hautement littéraire, celui de sa mère, a introduit en 1168, date de son mariage avec Henri le Lion, duc de Saxe, à la cour austère de Brunswick, les mœurs courtoises et raffinées, les règles de la civilité et de l’urbanité courtoise, bref, le code de la courtoisie. On peut penser qu’elle y a transporté également une activité littéraire comme compensation à son exil forcé, réagissant ainsi contre la rudesse guerrière de son époux et de son entourage. À son arrivée en Saxe en 1168, elle a pu procurer elle-même à Eilhart une copie de l’Estoire, dont Thomas d’Angleterre, qui a rédigé son roman à la cour d’Henri II, aurait eu une autre copie. Eilhart a pour tâche de faire connaître au public allemand une œuvre jouissant d’une grande vogue dans le domaine roman, à la fois en France et en Angleterre. Trois fragments seulement datent du xiie (ou du début du xiiie siècle), un quatrième de la fin du xiiie siècle. La version complète du roman se trouve dans deux manuscrits divergents, sur papier du xve siècle : (1) H, manuscrit de Heidelberg, Cod. Pal. Germ. 346 (troisième tiers du xve siècle) dialecte : souabe occidental ; (2) D, manuscrit de Dresde, Sächsische Landesbibliothek, M 42 (1433). Dialecte : moyen-allemand oriental. Le manuscrit de Berlin, Berlin, Staatsbibliothek, Stiftung Preußischer Kulturbesitz, Ms. Germ. Fol. 640 (1461) contient le troisième tiers de l’histoire. Dialecte : souabe. Dans mon interprétation, je m’appuie sur le manuscrit H7.

4 Je désigne par Li. XXX le numéro du vers dans la première édition complète du Tristrant, celle de Lichtenstein. 5 Dans le manuscrit de Heidelberg (H), la graphie du nom est déformée : H 9644-5 von Baubemberg Segehart. Il y a tout lieu de penser que le manuscrit de Dresde (D) a conservé la graphie originelle ; en effet Oberg est une localité située entre Brunswick et Hanovre dans la Basse-Saxe actuelle et le nom d’Eilhart était répandu dans la famille des ministériaux d’Oberg. 6 La Chronique rimée de Livonie, traduction par Danielle Buschinger et Mathieu Olivier, Paris, Honoré Champion, 2014. 7 Eilhart von Oberge. Hg. von Franz Lichtenstein. Straßburg 1877 (Quellen und Forschungen zur Sprach- und Culturgeschichte der germanischen Völker, XIX). Nachdruck : Hildesheim 1973 ; Eilhart von Oberg, Tristrant. Édition diplomatique des manuscrits et traduction en français moderne avec introduction, notes et index par Danielle Buschinger. Préface de Jean Fourquet. Göppingen 1976 (GAG 1976) ; Eilhart von Oberg, Tristrant und Isalde. Herausgegeben von Danielle Buschinger. Berlin, Weidler Verlag, 2004 (Berliner Sprachwissenschaftliche Studien, Hg. Von Franz Simmler, Band 4) ;

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Conception de l’amour dans le Tristrant d’Eilhart d’Oberg

Si on comprend le vers H 58, Li. 52 von waurheit und von minnen, comme René Pérennec8 (1995 : 1379) le suggère, comme un hendiadyn9 et si on le traduit ainsi : « de l’amour véritable », on peut dire que le rédacteur de H présente le roman d’Eilhart comme le roman de l’amour parfait, qui n’a pas besoin d’une reconnaissance extérieure. Cela est valable aussi bien pour Rifalin et Blantzeflur que pour Tristrant et Isald. Je ne considèrerai ici que l’amour de Tristrant et Isald.

Tristrant et Isald 1. Arrêtons-nous d’abord au philtre10. Avant que Tristrant et Isald s’embarquent en Irlande pour la Cornouailles, le cours de l’action est interrompu par une importante digression sur le philtre (H 2380 sqq., D 1890, Li. 2279), où sont données les caractéristiques du boire : pendant quatre ans, l’homme et la femme qui l’auront absorbé, ne pourront se séparer sans tomber malades et mourir au bout de huit jours, tant l’amour qu’ils se porteront l’un à l’autre sera fort. Durant toute leur vie, ils continueront à s’aimer de tous leurs sens. Ce passage se caractérise par une différence de ton très nette par rapport au contexte : les effets du philtre sont évoqués dans l’absolu, sans référence aucune aux héros du roman. C’est sur un grand thème du poème tout entier que l’attention de l’auditoire est attirée. Le ton même et le contenu de ces vers suggèrent avec insistance qu’il s’agit d’un commentaire, d’une intervention directe du narrateur. Je me trouve partager l’opinion d’Eugène Vinaver qui, confrontant le poème allemand à celui de Béroul, écrit11 : « C’est la version d’Eilhart la plus explicite des deux, qui, cette fois trahit l’effort d’un remanieur pour « tout dire » afin de nous éviter un effet de surprise. « Daz mogit ir wol gemerkin », ajoute-t-il en guise d’avertissement » (Aussi vous restera-t-elle d’autant mieux en mémoire), et, en Eilhart von Oberg, Tristrant I. Die alten Bruchstücke. Hg. von Kurt Wagner. Bonn und Leipzig 1927 (Rhein. Beit. U. Hülfsb. Zur germ. Phil. U. Volks., Bd. 5) ; Eilhart von Oberg, Tristrant, Synoptischer Druck der ergänzten Fragmente mit der gesamten Parallelüberlieferung. Hg. von Hadumod Bußmann. Tübingen 1969 (Altdeutsche Textbibliothek, Nr. 70) ; Eilhart von Oberg. Tristrant und Isalde. Neuhochdeutsche Übersetzung von Danielle Buschinger und Wolfgang Spiewok. Göppingen 1986 ; Eilhart von Oberg. Tristrant. Texte établi et présenté par Danielle Buschinger et Wolfgang Spiewok. Paris 1986 ; Eilhart von Oberg. Tristrant et Isald, traduction par Danielle Buschinger, Paris 2006 ; Tristrant und Isalde. Mittelhochdeutsch/neuhochdeutsch von Danielle Buschinger und Wolfgang Spiewok. Greifswald 1993 (WODAN 27) ; Eilhart d’Oberg, Tristrant. Texte traduit, présenté et annoté par René Pérennec. In : Tristan et Yseut. Les premières versions européennes…, p. 263-388 ; Eilhart von Oberge’s Tristrant. Translated, with an Introduction, by J. W. Thomas. Lincoln and London 1978. 8 Eilhart d’Oberg, Tristrant. In Tristan et Yseut. Les premières versions européennes…, note n°2, p. 1379. 9 Figure de style formée de deux substantifs dont l’un fait fonction d’adjectif. 10 Voir Danielle Buschinger, Le Tristrant d’Eilhart von Oberg. Thèse pour le Doctorat d’État. Paris, Champion, 1975, p. 444 sqq. 11 Eugène Vinaver, « La forêt de Morois », Cahiers de Civilisation Médiévale, 1968, p. 11. Cet article a été repris dans l’ouvrage d’Eugène Vinaver, À la recherche d’une poétique médiévale…, p. 97.

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note (n 37), le critique commente : « La scène de la remise du philtre à Brangien ne subsiste dans aucun texte français du xiie siècle. Béroul affirme qu’en le racontant, il n’avait rien dit au sujet de la durée du philtre (« ne savés, ce m’est avis, a conbien » etc.). On ne voit pas pourquoi il s’en fût privé si sur ce point son modèle avait été aussi explicite qu’Eilhart ». Il y a de nombreuses différences entre les deux textes. À côté du fait que Béroul limite les effets du philtre à trois ans et Eilhart à quatre, la plus importante est sans nul doute que, dans le poème français, l’action du boire semble terminée au bout de trois ans : La mere Yseut, qui le bolli, A trois anz d’amistuié le fist. (2139-40). En outre, Béroul signale que la vie dans la forêt se prolonge pendant trois ans (2131) ; surtout il raconte qu’après avoir rendu Yseut au roi, Tristan ne quitte pas la Cornouailles comme il l’a promis au roi, mais se réfugie dans un abri souterrain, recommençant une vie clandestine et recevant par le page Périnis des nouvelles de son amie : l’amour continue donc ! Au contraire, Eilhart explicite bien qu’après quatre ans d’amour absolu, quatre ans de passion, Tristrant et Isald continueront à s’aimer d’amour naturel toute leur vie : le poète allemand dit clairement, dans un commentaire, ce qui reste implicite dans le poème français et qui a été explicité seulement par les commentateurs contemporains. De surcroît, dans le poème allemand, la toute-puissance du philtre dure pendant quatre ans et les amants restent dans la forêt un peu plus de deux ans (Li. 4578). Peut-être Béroul reflète-t-il le récit de l’Estoire, qui est, selon mon hypothèse, également le modèle d’Eilhart ; peut-être en a-t-il reproduit tous les défauts de structure. Eilhart, quant à lui, évite ces écueils. Examinons les deux rédactions dans le détail. En D comme en H, le philtre unit par magie les deux héros contre leur volonté. Mais le rédacteur de H insiste, dans deux vers ne figurant pas en D, sur le fait que le philtre cause un désir d’amour irrésistible : H 2391-2393, Li. 2286-7 sie muosten sich minnen/mit allen iren sinnen/die Wÿl daß sie lebten (ils ne pouvaient s’empêcher de s’aimer de tous leurs sens le temps qu’ils vivraient). Et ce n’est qu’en H qu’il est souligné (dans cinq vers ne figurant que dans ce manuscrit) que, s’ils étaient séparés pendant une semaine, ils mourraient tous les deux (H 2402-2407, Li. 2294-2297). H prépare davantage que D l’avenir où le philtre, du moins dans la première partie du roman, possède une force irrésistible et dangereuse : c’est ainsi que sur le bateau, l’union sexuelle doit se réaliser pendant la semaine suivant l’absorption du philtre. Dans la suite de l’action, les propriétés du philtre précisées dans le manuscrit H sont décrites d’une manière analogue dans les deux versions (2465-2481, Li. 2353-2369). Après que Tristrant et Isald ont bu le philtre, ils sont pris d’une telle passion l’un pour l’autre que s’ils ne s’unissaient pas, ils perdraient la raison, ce qui est souligné en H par la conjonction oder (H 2468, Li. 2356) : do ducht sie sunder danck,/ sie verlúren baid ir sinne,/ oder sie müsten ein ander minne (H 2466-68, Li. 2354-6) : il leur sembla que, sans l’avoir voulu, il leur fallait ou s’aimer l’un l’autre ou perdre la raison). Le rédacteur de H insiste davantage que D sur les effets du philtre et il souligne les souffrances des deux protagonistes en ajoutant les points suivants : les héros sont

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totalement transformés (H 2488-90, Li. 2374-76), l’amour naissant leur cause de grandes souffrances et aucun des deux ne sait que l’autre souffre autant que lui (H 2494-2500, Li. 2380-86 H) ; finalement, ils taisent la cause de leurs tourments (H 2500, Li. 2386 et H 2507-8, Li. 2393-94) ; l’idée de la mort qui menace l’héroïne est davantage soulignée dans le monologue d’Isald. Eilhart, percevant les défauts de structure de son modèle, défauts encore présents chez Béroul, les corrige en inventant le motif des deux degrés dans l’action du philtre ; il veut expliquer pourquoi Tristrant et Isald peuvent se séparer tout en continuant à s’aimer l’un l’autre au point qu’ils mourront de leur amour. Dans la seconde moitié, après que le pouvoir du philtre s’est estompé, naît une relation amoureuse librement consentie, alors que dans la première partie, tous les événements étaient dictés par le philtre qui dégageait les amants de toute responsabilité morale. Cette fonction disculpante est éliminée dans la seconde partie, ce qui actualise la transformation de l’amour. À l’amour-passion dû au philtre est substitué un amour courtois fondé sur le service de la dame. De fait, au début de la deuxième partie du roman, Tristrant prête le serment solennel de toujours répondre à un « conjurement » fait au nom de sa dame, cela dût-il lui coûter la vie (HD 5328-32, Li. 5124-68). L’image de Tristrant est désormais celle de l’amant idéal et toute la seconde partie illustre l’idéologie de la dévotion du héros à sa dame. 2. La situation dans la forêt fait que Tristrant et Isald mènent une dure vie, mais leur grand amour leur donne beaucoup de joie : H 4737-4742, Li. 4546-4549 er het ain leben hert/ in dem wilden wald/ bÿ dem er und die schön Ysald/ ouch waß daß nit ain kindß spil,/ sie hetten ouch frouden vil/ von der groussen minn [Ils eurent une vie fort rude dans la forêt sauvage, lui et la belle Isald. Ce n’était pas un jeu d’enfant, mais ils avaient également beaucoup de joie à cause de leur grand amour). H insiste ainsi sur la force de leur amour. D met le jeu d’enfant en relation avec les joies qu’ils ressentent (idoch waz in daz ein kinder spel,/ wen sie hattin do bie vroude vel/ von der libe in yeren herzczin (pourtant c’était pour eux jeu d’enfant, car, en leur cœur, ils éprouvaient grande joie à cause de leur amour). 3. Dans l’épisode des pièges à loups (les « Faux »)12, Artus et ses vassaux promettent « en toute loyauté » (getrulich : H 5593, Li. 5385), à Tristrant de l’aider à s’enfuir, après qu’il ait perdu beaucoup de sang et risque d’être pris par Marck et d’être mis à mort. Nous assistons à un renversement des valeurs. Par loyauté et fidélité envers le héros, Artus prend le parti de Tristrant, l’amant, contre Marck, l’époux. En H, il est davantage mis l’accent sur l’amour de Tristrant et d’Isald qu’en D ; il est dit expressément qu’ils prennent leur plaisir jusqu’au lever du jour (H 5661, Li. 5451a), et que Marck est

12 Cette scène est symétrique, par rapport à l’axe central, de l’épisode de la « Fleur de farine ». À ce moment, la toute-puissance du philtre conditionnait tous les actes de Tristrant, ce qui incite le poète à faire un commentaire dans lequel il souligne que seul le philtre est responsable de l’acte irréfléchi de Tristrant qui va rejoindre la reine dans son lit tout en sachant qu’il court un grand danger. Maintenant il ignore tout du stratagème de Marck et ne sait pas que le roi a fait disposer des pièges sur son chemin et c’est en obéissant à la seule force de son amour qu’il va rejoindre la reine. Tristrant, amant parfait, telle sera l’image du héros dans la suite du récit. Voir D. Buschinger, Le Tristrant d’Eilhart von Oberg. …, p. 965 sqq.

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extrêmement confus de la mésaventure survenue aux chevaliers d’Artus (H 5663, Li. 5452 et H 5667, Li 5456), ce qui disculpe totalement Tristrant. J’ai posé l’hypothèse qu’Eilhart aurait supprimé, pour des motifs religieux, le serment purgatoire d’Iseut, présent chez Béroul et complété chez Thomas (si on en croit ses dérivés) par le serment sur le fer rouge. Il aurait ensuite substitué à cette scène, choquante pour son auditoire de la cour de Saxe à l’orthodoxie religieuse très pointilleuse, la séquence [qu’il aura déplacée] des « Faux » où il utilise comme protagonistes les acteurs mêmes de la scène supprimée, c’est-à-dire Artus et ses chevaliers. De surcroît, il fait jouer au roi de Bretagne un rôle analogue de garant des amants (chez Eilhart, il cautionne Tristrant, comme il garantit Iseut chez Béroul) ; mais, en supprimant tout l’arrière-plan religieux, il fait de lui un garant purement humain. De même, il n’est pas question chez Eilhart d’une aide prêtée par Dieu aux amants contrairement à ce que l’on lit aussi bien chez Béroul que chez Thomas, donc dans la source commune aux trois poètes ; la même remarque peut se faire à propos des serments ambigus prêtés par les deux héros, par exemple dans le rendez-vous épié, comme c’est le cas dans le fragment de Béroul, où les amants en appellent constamment à la justice de Dieu. Dans l’œuvre d’Eilhart, manquent les quatre piliers (serment ambigu d’Iseut, demande d’escondit de Tristan, valeur d’ordalie donnée au bond de Tristan, serment purgatoire de la reine) sur lesquels s’appuie la structure du poème de Béroul et qui figuraient sans doute dans le modèle d’Eilhart (je l’ai montré ailleurs13). Je pense que le poète allemand a supprimé ces données, ce qui l’oblige à modifier profondément cette scène. Le roman allemand repose sur une conception humaine de la vie, conception dépourvue de tout arrière-plan religieux. La raison pourrait être le fait qu’Eilhart et le milieu très religieux dans lequel le poète évoluait (celui d’Henri le Lion, son protecteur), refusaient par scrupule religieux de faire entrer Dieu dans cette histoire d’adultère et de mêler Dieu et littérature. 4. L’amour de Tristrant pour Isald prend valeur d’exemple dans l’épisode de la « Folie Tristrant », notamment dans le long dialogue entre le héros et Marck. Ce dialogue, qui manque en B et est très bref en D, apparaît dans la version H comme une grande fugue, une seule variation sur le thème de l’amour de Tristrant pour Isald, un morceau de bravoure avec une progression constante des sentiments : H 9009, Li. 8805 H

J’ai le droit de regarder ma souveraine avec amour et j’en ai l’audace

9010-11, Li. 8806-7 HD

parce qu’elle a de l’affection pour moi

9013, Li. 8809 HD

elle m’aime

H 9015-6, Li. 8811-12

elle me le montrera.

Marck pense que le fou plaisante : wen ? (qui ? 9017, Li. 8814 HD). Tristrant répond : die kungin (la reine, 9017, Li. 8815 HD) et indique le rang social de sa bien-aimée. Le 13 Danielle Buschinger, Le Tristrant d’Eilhart von Oberg…, p. 546 sqq.

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roi demande : min frouwen ? (ma dame ? H 9018, Li. 8815), un terme qui fait allusion à une relation profonde qui, suppose le roi, unirait Marck et Isald (D lit ici diu vrouwe, la dame). Mais à tort, car Tristrant réplique : ja daz wib din, Oui, ton épouse (9018, Li. 8816 HD). Par ces paroles, qui désignent de nouveau la situation sociale d’Isald, le héros montre à son oncle qu’Isald est son épouse, et non sa dame. Ce sont des détails qui témoignent d’une idéologie courtoise de l’amour. Le rédacteur de H fait de Tristrant le représentant idéal de l’amour courtois, l’élève à la hauteur d’un exemple à imiter, au contraire de Marck, l’époux. Tristrant et Marck sont rivaux en amour. Tristrant prétend qu’il ne pourrait ni se taire, ni parler d’une autre femme, ni mentir (H 9020-23, Li. 8817-8821), et Marck, troublé, lui lance : sú tůt diner minn raut ! (elle peut bien se passer de ton amour, H 9027, Li. 8824), Là-dessus Tristrant utilise l’expression la plus forte : ich bin ir doch lieb so ir lib ! Pourtant elle m’aime autant qu’elle-même ! H 9028, Li. 8825). Le roi s’emporte : comment une aussi belle femme peut-elle prêter attention à un fou comme toi ? (8826-7 HD). Tristrant réplique avec un aveu, le premier qu’il fasse sur sa propre personne : ich bin ain ritter gůt (je suis un chevalier valeureux, 9031, Li. 8828 HD). À chaque moment de l’action, Tristrant est un chevalier qui est digne d’aimer une femme aussi belle qu’Isald et d’être aimé d’elle. La valeur chevaleresque est pour l’homme ce que la beauté est pour la dame, et Tristrant offre cette valeur en hommage à sa souveraine : und hab vil durch sie getan (9032, Li. 8829 HD et j’ai accompli beaucoup de choses par amour pour elle). Cette affirmation excite la curiosité de Marck : waß ist daß ? (9033, Li. 8830 HD Quoi ?). Par là, s’achève le dialogue animé entre Tristrant et son oncle, qui illustre la folie, mais aussi la plus violente passion. À cette question anodine de Marck, Tristrant répond par un long monologue (9033-9044, Li. 8830-8841 H = 12 vers, D = 10 vers), dans lequel il exprime son amour et sa passion pour Isald avec la plus grande netteté. La répétition des expressions durch sie et durch iren willen (pour elle et par amour pour elle, cinq fois en 13 vers : 9032-9044, li. 8829-8841 en H, quatre fois en D), qui soulignent la structure du monologue de Tristrant, est tout à fait significative : les humiliations que Tristrant a dû supporter dans cet épisode sont un modeste présent de Tristrant à sa dame et elles prouvent la rechte minne (l’amour véritable), dont il parlait à l’issue de la vie dans la forêt, quand il prenait congé d’Isald en présence de Marck (5193, Li. 4986 HD), die rechte lieb, qu’il souligne ici dans le dernier vers de son monologue dans la rédaction de H (H 9042, Li. 8839). Dans cette scène, Tristrant déclare en public qu’Isald est l’épouse de son oncle, et non sa « dame » : il oppose les liens conjugaux à la rechte minne et se pose en tant que représentant idéal de l’amour véritable. Mais cette fois il est contraint, pour proclamer son amour pour la reine de mettre le masque grotesque de la folie et de supporter de nombreuses avanies qu’il offre à sa dame comme témoignage de son amour extraordinaire. 5. Dans la scène où Isald fuit avec le dernier messager de Tristrant, la rédaction de H a huit vers de plus que D ; dès qu’Isald a vu l’anneau de Tristrant, qui lui prouve que l’hôte est véritablement le messager de Tristrant, elle abandonne époux, royaume, trésors et vêtements somptueux, de même que tout ce qu’elle a acquis dans sa vie ; elle suit le marchand pour lequel le messager s’est fait passer, après avoir pris les médicaments nécessaires à la guérison de Tristrant (9534-9441, Li. 9326-9333 HD).

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Parmi les vers présents en H mais pas ailleurs, signalons qu’Isald agit durch rechter lieb (H 9544, Li. 9336). Au nom de l’amour véritable et durch den willen sin (par amour pour lui), elle renonce même à ir küngliche ere, à ses honneurs de reine, au prestige attaché à la condition de reine, à la considération que lui confère sa qualité de souveraine ; bref, elle renonce à sa position sociale (H 9546-9548, Li. 9338-9340), c’est-à-dire à ce qui était le plus important au Moyen Âge, et à ce que le rédacteur de H avait souligné tout au long de l’œuvre. C’est bien là le plus grand sacrifice auquel peut consentir Isald pour son bien-aimé, dans une société où la position sociale et la considération des pairs jouent un rôle déterminant. Le rédacteur de H, procède dans ses modifications et ses additions, d’après un concept préparé à l’avance. Mais en même temps, il décharge Isald II en disant que, lorsqu’elle fait le mensonge qui coûte la vie à Tristrant, elle parle sans la moindre perfidie (an aller schlacht falschait H 9588, Li. 9380). Il veut sans doute justifier le fait qu’après son mensonge, elle ne quitte pas la scène, comme chez Thomas, chez qui elle ment par jalousie. Pourtant, quelques vers plus loin, le rédacteur de H charge dans deux vers supplémentaires (H 9601-9602, Li. 9393-934), Tristrandß elich wib comme la nomme le rédacteur de H (et de B) (la femme légitime de Tristrant, 9657, Li. 9459 HB), pour l’opposer expressément à Isald la reine. Le rédacteur de H en fait la responsable de la mort de Tristrant : sin wip, dü daß wort sprach,/ da von im sin hertz brach (qui avait prononcé la parole qui lui brisa le cœur, H 9601-2, Li. 9393-4 H). Arrive Isald la reine qui comprend immédiatement que Tristrant est mort ; s’approchant en silence de la civière où gît Tristrant mort, elle en écarte impérieusement Isald la Bretonne, lui révélant l’amour absolu qui l’unissait à son ami. Par-là, Isald la reine, qui avait abandonné tout ce qu’elle possédait, sacrifié son rang dans la société, brisé toutes les barrières du monde chevaleresque afin de venir au chevet de son ami accomplir jusqu’au bout son destin d’amante, montre ainsi la supériorité de l’amour extra-conjugal, de l’amour adultère, de la « fin’ amor », sur l’amour conjugal, la « fals’amor ». Après cette profession de foi d’amour courtois, Isald découvre d’un geste théâtral la civière où repose son ami ; sans dire un mot, elle se couche tout contre le corps de Tristrant et, comme lui, meurt sur l’heure, sans qu’il y ait la moindre coloration chrétienne14. La scène de la mort permettait de magnifier l’amour de Tristrant et d’Isald. Le rédacteur de H saisit l’occasion et décrit la mort de la reine de façon plus réaliste que D en ajoutant deux vers (H 9632-9633, Li. 9433-9634). Tout comme le roman de Thomas d’Angleterre15, la rédaction H écarte toute pensée chrétienne dans son traitement de l’épisode de la mort des amants ; nulle

14 9614-9636 : « La reine [en débarquant] comprit le malheur : elle eut un sursaut de douleur : « Oh, malheur maintenant et à jamais ! » dit-elle, « Tristrant est mort. » Elle ne devint ni blême ni rouge, elle ne pleura pas davantage. Son cœur pourtant lui fit si mal qu’elle fit ceci : en silence, elle s’approcha de la civière où reposait le corps. Son épouse – c’est chose véridique – se tenait là tout près, pleurant et se lamentant. La reine lui dit alors : « Dame, je vous prie de reculer et de me laisser approcher. J’ai plus le droit de le pleurer que vous, croyez-moi : je l’ai plus aimé que vous ne l’avez jamais fait ! » Elle découvrit la civière et déplaça un peu le corps ; elle s’assit sur la civière et ne dit plus rien ; elle s’allongea tout contre le combattant et mourut elle aussi tout aussitôt. » 15 Tristan et Yseut. Les premières versions européennes…, p. 1234 sqq.

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part, il n’est question de Dieu ou du salut éternel. Et si Tristrant et Isald meurent sans penser à Dieu, c’est qu’ils ne sont pas coupables. De cette manière, c’est à l’amour qu’est accordée la plus haute signification. Voici ce que je propose pour me résumer. Aussi bien dans l’épisode du Philtre que dans la vie dans la forêt, dans l’épisode des faux, dans la Folie et la scène de la mort des amants, l’amour réciproque de Tristrant et d’Isald est magnifié dans la rédaction H de façon plus intense que dans la rédaction D ; parallèlement, le conflit entre amour et mariage est davantage souligné. La valeur de l’amour véritable (adultère), que défend même le roi Artus en se faisant le complice de l’amant contre Marck, l’époux, est placée de façon conséquente au-dessus de celle de l’amour dans les liens du mariage ; de la sorte est magnifié un amour plus fort que toutes les contraintes, que toutes les contingence sociales, plus fort que la mort. On peut donner cette conclusion : même si Eilhart ne va pas aussi loin que Thomas (et Gottfried) dans la glorification de l’amour adultère de Tristan et d’Iseut, il n’en reste pas moins vrai qu’il a introduit dans le roman de Tristan une atmosphère nouvelle, un certain culte de l’amour. C’est pourquoi on peut affirmer que son œuvre a été certainement ressentie comme suspecte, embarrassante, compromettante par les deux continuateurs de Gottfried qui se sont servis du Tristrant, car ceux-ci ont modifié le sens de l’œuvre qu’ils adaptaient. Les continuateurs du Tristan de Gottfried de Strasbourg, Ulrich de Türheim et Heinrich de Freiberg, se sont appuyés sur le Tristrant d’Eilhart d’Oberg. En outre, des passages étendus du Tristrant ont été traduits en tchèque dans la deuxième moitié ou le troisième tiers du xve siècle (Tristram Weleky Rek, 1820 ; Der Čechische Tristram, 1884 ; Das altčechische Tristan-Epos, 1968). Puis, à la fin du xve siècle, le Tristrant fut mis en prose (premier imprimé 1484 ; Tristrant und Isald, 1966) ; enfin, Hans Sachs, à partir du dérimage du Tristrant, a écrit une tragédie et des chants de maître (xvie siècle). On peut de la sorte affirmer que le Tristrant d’Eilhart est le témoin de la légende de Tristan qui a eu le plus de succès au Moyen Âge et dans la première modernité.

Gottfried de Strasbourg Dans le premier tiers du xiiie siècle est né dans le sud-ouest de l’Allemagne, en Alsace, le plus important roman allemand de Tristan en vers, « considéré comme la version classique de la légende »16. On ignore tout de la vie de l’auteur sur lequel nous ne possédons aucun document. Comme le disent ses continuateurs il est mort avant d’avoir pu terminer son œuvre. Des poètes postérieurs l’ont nommé et attestent qu’il est l’auteur d’un roman de Tristan. Ce sont les continuateurs de son œuvre inachevée, Ulrich de Türheim et Heinrich de Freiberg qui pleurent sa mort et font son éloge, le qualifiant de meister (maître). Heinrich précise même la provenance géographique du poète, ce qui est confirmé par la langue des premiers manuscrits de son œuvre :

16 Tristan and Isolde. A Casebook. Ed. with an introduction by Joan Tasker Grimbert. NY & London 1995, p. xxv.

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« min herre meister Gotfrit von Strazburc » (vers 15/16) (« Mon seigneur et maître Gotfrit de Strasbourg »). Son nom est également cité par Rudolf von Ems. On pourrait reconnaître le nom du poète et celui de son mécène dans l’acrostiche à l’intérieur des onze quatrains monorimes au début de l’œuvre, « G DIETERICH TI » : la lettre G pourrait être la première lettre du nom du poète, tandis qu’on est enclin à voir dans le nom propre qui suit une référence au mécène de l’œuvre. Que les deux dernières lettres renvoient à l’œuvre même – Tristan et Isolde – ne fait aucun doute. L’acrostiche se poursuit à travers toute l’œuvre au moyen d’une série d’autres quatrains monorimes, parsemés dans le poème à de grands intervalles. Cet acrostiche comprend finalement les noms embrassés des héros du poème (disposition qui non seulement livre le titre de l’œuvre, mais symbolise aussi l’union amoureuse des amants), ainsi que la suite du nom du poète ; comme l’œuvre est demeurée inachevée, l’acrostiche n’est pas non plus terminé. I S O L (D E) T R I S (T A N) G O T E (V R I T) Il est permis de penser, pour de solides raisons, que Gottfried était un homme fort cultivé au fait de la culture contemporaine (c’est-à-dire cléricale, en fin de compte) et qu’à côté de Tristan, son roman inachevé, il a écrit un certain nombre de poésies lyriques. Connaissant le français et le latin, il était au courant de tout ce qui concernait la religion, la théologie, le droit. Versé dans la culture antique, il avait de grandes connaissances musicales. Son érudition montre qu’il avait fréquenté une école conventuelle, monastique ou cathédrale. Gottfried a écrit son Tristan dans la première décennie du xiiie siècle (entre 1203 et 1210). Gottfried n’était pas chevalier : à l’opposé de son contemporain et rival Wolfram d’Eschenbach, il adopte une attitude plutôt indifférente face à tout ce qui a rapport à la chevalerie. Il n’a jamais été désigné comme « seigneur », mais tous les témoins, y compris le Grand Chansonnier de Heidelberg (la Manessische Handschrift) le nomment meister (maître). La tradition manuscrite du roman de Gottfried de Strasbourg est relativement riche et de bonne qualité. Nous comptons à l’heure actuelle en tout 28 témoins, dont 11 complets17.

L’histoire d’amour Avant le départ de sa fille pour la Cornouailles, la reine d’Irlande avait confié à Brangene un breuvage ; après l’union d’Isolde et de Marke pendant la nuit de noces, elle devait le leur faire boire par tromperie au lieu de vin. Ce breuvage est un philtre d’amour dont le pouvoir magique et foudroyant n’est pas limité dans le temps, que ce

17 Voir René Wetzel, Die handschriftliche Überlieferung des „Tristan“ Gottfrieds von Straßburg untersucht an ihren Fragmenten. Freiburg (Schweiz) 1992.

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soit chez Gottfried ou dans la Saga et Sire Tristrem, et donc chez Thomas. Gottfried insiste sur le fait que si un homme et une femme le buvaient ensemble, ils étaient voués à s’aimer l’un l’autre « âne sînen danc » (vers 11440, c’est-à-dire « sans y être pour rien »). Si on en croit Thomas, Tristan et Iseut s’aimaient avant d’avoir bu le philtre : « De nostre amur fine et verai,/ Qant ele jadis guarri ma plai » (vers 2645-6), c’est-à-dire lorsqu’elle le guérit de la blessure que lui avait faite le Morolt. Chez Gottfried également, nombreux sont les indices qui montrent qu’en fait Tristan et Isolde n’avaient nul besoin du philtre pour s’aimer18. Peut-être le philtre habilite-t-il les héros à s’aimer d’un amour qui ressemble à celui que seuls les « nobles cœurs » peuvent ressentir. En effet, dès qu’ils ont bu le philtre, Gottfried fait retentir le thème de l’« union mystique » : « Les deux jeunes gens qui, auparavant, étaient deux et distincts, ne furent plus qu’un et d’une seule essence. […] Ils n’avaient à eux deux plus qu’un seul cœur : la souffrance d’Isolde était la douleur de Tristan, la douleur de Tristan était la souffrance d’Isolde. Ils étaient tous deux pour toujours étroitement unis dans la joie comme dans la peine »19 (p. 538-539, v. 11716-11731) ; il s’agit d’un thème qui est abordé dès le prologue20 (v. 128-130). Cette union mystique, illustrée ici par la figure du chiasme, est l’apanage des amants idéaux, des « nobles cœurs ». À l’inverse de ce qu’on lit chez Eilhart et chez Béroul, il n’est plus question du philtre après la scène du bateau chez Gottfried ; il ne parle que de l’amour et de sa force irrésistible, et ne fait jamais du philtre une excuse pour les amants. La responsabilité morale ne leur est pas enlevée. Tout au contraire ! Brangene dévoile aux héros le secret du boire amoureux : « der tranc […]/ der ist iuwer beider tot » (12488-12489), "le breuvage […], c’est votre mort à tous deux"21. Tristan répond à Brangene que cette mort lui est douce et qu’il désirerait se gagner « ein eweclichez sterben » (12502), un « mourir éternel ». La signification exacte des vers 12495-12502 est la suivante : « Que ce breuvage soit de mort ou de vie, j’ai été délicieusement empoisonné ; je ne sais ce que sera l’autre mort (la mort au sens ordinaire), mais cette mort-ci est bien douce ; et si je savais que la charmante Iseut fût ma mort de cette façon-là d’autres fois encore, c’est avec plaisir que je ferais ce qu’il faut pour recommencer sans fin à mourir »22. Tristan accepte de plein gré ce qui s’est passé, et de la sorte il dit oui à l’amour, il l’assume avec toutes ses conséquences. 12499 "solte diu wunneclîche Isôt iemer alsus sîn mîn tôt, sô wolte ich gerne werben umbe ein êweclîchez sterben."

Voir Danielle Buschinger. Tristan allemand. Paris, Champion, 2013, p. 138-142. Tristan et Yseut. Les premières versions européennes…, p. 538-539. Tristan et Yseut. Les premières versions européennes…, p. 391. Tristan et Yseut. Les premières versions européennes…, p. 549. Cette idée sera présente chez Thomas bien plus loin dans le récit : « El beivre fud la nostre mort » (vers 2649) : voilà ce que Tristan, blessé à mort après son combat contre Estult l’Orgillus, dira à Kaherdin, quand il l’enverra quérir Iseut en Angleterre. 22 Voir Jean Fourquet, « Littérature courtoise et théologie », Recueil d’Études …, p. 36.

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« Et si l’adorable Isolde devait être toujours ainsi ma mort, je ferais bien tout pour me gagner un mourir éternel ! »23. Le philtre était donné par l’histoire. Thomas, et après lui Gottfried, l’ont gardé, mais ils s’efforcent tous les deux de faire de l’amour entre Tristan et Isolde un sentiment né naturellement, un authentique sentiment humain, et de le libérer du mécanisme du philtre magique. Celui-ci devient chez Gottfried un signe extérieur, un symbole de leur réunion définitive. Il s’ensuit que les amants sont pleinement responsables de leurs sentiments et de leurs actes. Sur le bateau, ils essaient tous deux de résister à l’éveil de l’amour, de faire opposition à la passion, car leur amour – dans la mesure où il est adultère – est en conflit avec êre und triuwe (avec l’honneur et la loyauté, c’est-à-dire les deux valeurs fondamentales de la morale sociale) et avec l’institution du mariage. Cependant ils se mettent au-dessus des liens sociaux et après s’être avoué leur amour, ils s’adonnent librement à leur passion qui fait d’eux des parias dans la société. Pour Tristan et Isolde, c’est donc un conflit existentiel entre amour et mariage, amour et société. Et le poète prend parti contre le mariage et pour l’authenticité et la profondeur des sentiments humains ; c’est une société où la femme est une marchandise ; Isolde dit elle-même qu’elle a été « vendue »24, « verkoufet », v. 11590, ce qui représente une allusion aux mariages politiques conclus au Moyen Âge pour, par exemple comme ici, faire la paix entre deux pays ennemis. Gottfried professe une morale nouvelle, plus humaine, fondée sur le bonheur individuel. Mais comme le mariage est le fondement de la société féodale, les amants vont devoir recourir en permanence à la ruse pour vivre et défendre leur amour. La première ruse est celle de la fiancée substituée pendant la nuit de noces de Marke. Bien à contrecœur, Brangene est prête à aider les amants qui cherchent à dissimuler qu’Isolde n’est plus vierge ; Brangene se lie ainsi indissolublement au destin de Tristan et d’Isolde, elle prend la place de la reine dans le lit de Marke, sacrifiant de la sorte sa virginité sur l’autel de la réputation d’Isolde. Pendant la nuit de noces de Marke et d’Isolde, comme dans la Saga, donc chez Thomas, le roi étreint Brangene et Isolde l’une après l’autre sans voir la moindre différence. Gottfried souligne le fait avec des vers qui s’impriment bien dans la mémoire : « Une femme était pour lui comme une autre » (v. 12666) et « L’une et l’autre, ce fut pour lui la même chose »25 (v.12669). Il entend montrer par là que Marke est incapable d’avoir des relations personnelles avec une femme, qu’il ne voit en elle que l’objet de son désir sexuel26. Ce point disqualifie totalement Marke. C’est au reste ce que lui dit Tristan à l’issue de l’épisode de la harpe et de la rote : « Si vous aimez la reine, c’est une bien grande folie de l’avoir donnée aussi facilement en récompense d’un jeu de harpe ou de rote. Les gens ont bien raison de se moquer de vous : qui vit jamais reine appartenir à qui la voulait pour un air de rote ? Evitez de recommencer

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Tristan et Yseut. Les premières version européennes…, p. 549. Tristan et Yseut. Les premières versions européennes…, p. 537. Tristan et Yseut. Les premières versions européennes…, op. cit., p. 551. Voir D. Buschinger, Notice et notes du Tristan de Gottfried, Tristan et Yseut. Les premières versions européennes, p. 1448-1451.

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à l’avenir, et gardez mieux ma souveraine ! »27, lance Tristan à Marke, lui faisant bien sentir qu’Isolde est sa dame. Même si c’est ici le problème du “don contraignant” qui est soulevé, de sorte que Marke n’est pas « individuellement » coupable, il n’en reste pas moins que l’épisode de Gandin sert à rendre Marke « humainement » coupable et par là à légitimer Tristan et Isolde ; Tristan le fait bien sentir à son oncle. Par le serment sur le fer rouge (15047/15764)28 Isolde se disculpe totalement et Dieu lui vient en aide. À la suite de Thomas, car le motif est présent dans la Saga LV29 Gottfried fait en sorte qu’à l’inverse de ce qui se passe chez Béroul et chez Eilhart, Marke n’aie pas de preuve irréfutable de leur culpabilité. Néanmoins, dans la Saga30 et chez Gottfried le doute reprend possession de Marke : il est nommé le zwivelaere (15265). Le poète-narrateur ébauche un portrait fouillé de l’époux soupçonneux31 (15246-15278). Désespéré et craignant pour sa réputation, il cherche une issue afin de « se débarrasser du fardeau du doute »32 (15273-15274). Marke se comporte face aux amants en tant que représentant de la société, qui doit veiller à son êre, à sa position sociale. C’est en tant que roi qu’il convoque ses barons pour leur demander quel comportement adopter afin de « faire taire à la cour les soupçons qui pesaient sur son épouse et Tristan son neveu »33. C’est sa position sociale qui est ici compromise. Ses parents et ses vassaux lui conseillent de convoquer un concile à Londres. Il s’agit maintenant d’une affaire d’État et le roi n’agit plus en tant que personne privée, mais en tant que souverain. Lors du concile, nombreux sont ceux qui prennent la parole. C’est finalement l’évêque de Tamise34 qui, grâce à sa grande expérience, prend la décision la plus sage : il faut inviter Isolde à se présenter. Chez Gottfried, c’est alors le roi qui lui impose « l’épreuve du fer rouge »35 (15524-15525). Dans la Saga LVI36, c’est la reine qui propose « de porter le fer » ou un « autre moyen de prouver mon innocence ». Gottfried, qui suivait jusque-là très fidèlement son modèle, modifie ici son texte : Marke est rendu ici responsable de cet arrangement courtois. Est-ce à mettre en relation avec le fait que Gottfried prenait ses distances par rapport à l’ordalie ? Le Jugement de Dieu doit avoir lieu six semaines plus tard. Isolde se déclare prête à se soumettre à l’épreuve. Dans la suite aussi, Gottfried semble traduire son modèle. Elle envoie un message à Tristan pour qu’il se trouve, déguisé en pèlerin, à l’endroit où son bateau accosterait (c’est elle qui de nouveau prend l’initiative pour sauver son amour), et elle implore l’aide de Dieu. Dans le poème allemand (et non en S),

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Tristan et Yseut. Les première versions européennes…, p. 561. Ibidem, p. 580 sq. Ibidem, p. 864. Ibidem, p. 865. Ibidem, p. 582-583. Ibidem, p. 583. Ibidem, p. 583. Gottfried confond le fleuve avec une ville. Celle-ci n’est pas nommée dans la Saga. Tristan et Yseut. Les premières versions européennes…, p. 586. Ibidem, p. 867.

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elle fait confiance en la miséricorde du Christ qui est toujours prêt à aider celui qui souffre. C’est un topos de la littérature courtoise37. On peut supposer que Gottfried a développé un thème présent déjà dans son modèle. Dans la Saga comme chez Gottfried, Isolde se sent coupable devant Dieu. Mais elle lui demande de lui pardonner sa faute, de lui rendre son honneur et de faire en sorte que cette faute ne soit pas patente devant Marke et la cour. Isolde veut sauver son êre (ici au sens d’apparences) et son rang dans la société au moyen d’un faux serment. Elle s’arrange habilement pour pouvoir jurer que « jamais aucun homme ne m’a possédée, ni que jamais un autre que vous n’a couché entre mes bras ou auprès de moi, hormis ce pauvre pèlerin que vous avez vu de vos propres yeux dans mes bras. »38 (15706-716). Et ce faisant, chez Gottfried comme dans la Saga, elle en appelle à Dieu et à tous les saints. C’est un nouveau serment ambigu qui n’est conforme que littéralement à la vérité, comme celui qu’elle avait prêté dans le verger lors du rendez-vous épié (vers 14760-66). Mais cette fois-ci, Dieu confirme la totale vérité du serment ; au nom de Dieu, elle saisit le fer ardent sans se brûler. Maintenant Marke (et avec lui toute la cour) est convaincu de la vérité du serment et de l’innocence d’Isolde. De nouveau, elle peut vivre en tant que reine aux côtés de Marke. C’est Thomas qui a introduit le jugement de Dieu dans le roman de Tristan, complétant par l’ordalie le serment que prête Yseut chez Béroul (et sans doute dans l’Estoire)39. L’ordalie, une des formes du jugement de Dieu, est au Moyen Âge un moyen mis en œuvre par l’Église pour rechercher la vérité. Cette institution repose sur la conviction que Dieu ne tolérera pas que, dans un litige, le coupable soit acquitté et l’innocent condamné40. On se soumet volontairement à la procédure de purification ; la plupart du temps, l’ordalie est précédée d’un serment, dont la véracité doit être prouvée par celle-ci. Gottfried respecte en gros la liturgie de l’ordalie, tout en l’abrégeant quelque peu41. La falsification du jugement de Dieu est dans la littérature mondiale un motif répandu, qui a été peut-être emprunté à un fonds

37 Voir Moshé Lazar, Amour courtois et fin’amors…, « Dieu est avec les amants. Il n’est pas avec les maris bernés. Il fait triompher le droit de la fin’amors contre la loi sociale et l’éthique religieuse », p. 147. 38 Tristan et Yseut. Les premières versions européennes…, op. cit., p. 588. 39 Jean Frappier, « Structure et sens du Tristan : version commune, version courtoise », Cahiers de Civilisation Médiévale VI (1963), : « Il l’a fait de propos délibéré […] (avec) la volonté de magnifier la fine amor. Dieu lui-même est compromis ; il prend parti pour les amants. Le miracle n’est plus latent et subjectif (comme il l’était chez Béroul) ; il est maintenant explicite, indiscutable, objectif. Dans la version commune (Béroul) la sentence du ciel restait métaphysique, en dehors de ce monde, au-delà de ce monde ; dans la version courtoise, elle devient concrète, elle se manifeste dans le siècle et pour le siècle. Il se produit une intersection du plan divin et du plan humain. Iseut a porté sans trembler le fer brûlant, parce qu’elle portait avec lui son amour. Et Dieu, par delà le bien et le mal, a proclamé l’innocence d’Iseut, comme s’il ratifiait la religion de l’amour […]. Par là Thomas s’est placé sans hésiter à la pointe extrême du paradoxe courtois », p. 452-453. 40 Voir A. Erler, article « Gottesurteil », Handwörterbuch zur deutschen Rechtsgeschichte. Vol. I. Berlin 1961. 41 Voir R. N. Combridge, Das Recht im « Tristan » Gottfrieds von Straßburg…, p. 97 sqq. et Lambertus Okken, Kommentar zum Tristan-Roman Gottfrieds von Straßburg. Amsterdam 1984, vol. I, p. 540 sqq.

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oriental. Le Tristan de Gottfried est le premier exemple de ce motif dans la littérature allemande. Le poète strasbourgeois l’a emprunté à son modèle, le Tristan de Thomas d’Angleterre. Cependant, alors que Thomas, d’après le témoignage de la Saga, souligne l’aide de Dieu : « Et Dieu lui donna dans sa belle miséricorde une belle purification, réconciliation et accord avec le roi »42, Gottfried prend ses distances face à sa source qu’il suivait de près jusque-là. Il qualifie le comportement d’Isolde de trügeheit (15747) (mensonge, tromperie) et parle d’un gelüppeter eit (15748), c’est-à-dire d’un « serment empoisonné »43. En outre, il souligne qu’il est maintenant démontré que « der vil tugenthafte Crist wintschaffen also ein ermel ist. er vüeget unde suochet an, dâ man’z an in gesuochen kan, also gevuoge.und also wol als er von allem rehte sol. » (15735-157340). « Le Christ, qui a toutes les hautes vertus, est comme une manche qui flotte au vent : il s’adapte et s’ajuste, si on sait s’y prendre avec lui, aussi souplement, aussi parfaitement qu’on lui demande de le faire »44. L’adaptateur a repris fidèlement ce motif de son modèle (qu’il n’a pas le droit de bouleverser), mais il le commente45. Comparant le Christ à une manche qui flotte au vent, il prend ses distances par rapport à ce jugement faussé : il s’en prend à la croyance naïve du peuple en Dieu, dont il attend une aide même dans les cas les plus contestables ; il critique aussi ceux qui considèrent l’ordalie comme un moyen de parvenir à la vérité ; il critique enfin l’institution de l’ordalie elle-même, cette cruelle comédie de justice. Rappelons l’affaire des hommes et des femmes accusés d’hérésie en 1211, de l’interdiction du jugement par le fer rouge par Innocent III en 1212 et de la confirmation de cette interdiction en 1215 par le quatrième Concile de Latran. Dans ce contexte, on pourrait concevoir le commentaire de Gottfried (qu’il n’aurait

42 Tristan et Yseut. Les premières versions européennes…, p. 870. Voir aussi le Troubadour Raimbaut d’Orange : « Voyez, dame, comment Dieu secourt, / la dame qui s’adonne à aimer. Lorsque Iseut était saisie de peur, / elle fut conseillée / au bon moment, /car elle put faire croire à son mari / que jamais homme, né d’une mère, / ne l’avait touchée ; / maintenant, vous aussi, pouvez faire la même chose. » 43 Tristan et Yseut. Les premières versions européennes…, p. 588. 44 Idem. 45 Frappier écrit à ce sujet (p. 453) : « Après avoir fait son devoir d’adaptateur fidèle en rapportant la scène scandaleuse, il donne libre cours à son indignation dans un passage sarcastique où il se tient à distance de son propre sujet […]. Cette explosion d’ironie pourrait susciter quelque ironie à l’égard de Gottfried lui-même ; il s’aperçoit soudain, avec un peu de retard, qu’il suit un roman français décidément très immoral où l’on extorque à Dieu un miracle en faveur du péché. Sa palinodie part d’un cœur vertueux. Mais outre que ce hors d’œuvre jure avec l’unité de la matière et du ton qui était l’un des principes littéraires de Thomas, il constitue une absurdité par rapport à l’idéologie de la fine amor. Bien qu’il soit un brillant poète de la Minne et de ses enchantements, Gottfried se dérobe ici. Ce n’est peut-être pas le seul endroit de son poème où il ne saurait passer pour un parangon de l’orthodoxie courtoise. Mais retenons seulement que sa protestation met en pleine clarté le sens d’un épisode où le surnaturel chrétien sert à exalter un idéal profane. »

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écrit qu’en 1212) comme une critique du rôle de l’évêque de Strasbourg, Heinrich de Veringen, dans le procès des hérétiques46. On sait que dans une autre affaire, celle de la « Grande guerre » qui s’est déroulée en Allemagne et à laquelle Tristan participe après son départ de Cornouailles, Gottfried était de même du côté du patriciat de la ville contre l’évêque de Strasbourg. Pour Jean Fourquet47, il s’agirait d’une critique de Wolfram d’Eschenbach qui, dans le Parzival, fait jouer à Dieu un rôle peu glorieux en permettant au héros de devenir roi du Graal, alors qu’il avait été maudit pour ne pas avoir posé la question salvatrice lors de sa première visite au château du Graal. L’ermite Trevrizent exprime son étonnement : (798) Trevrizent se tourna vers Parzival : « Jamais ne s’est produit miracle plus grand ! En montrant votre courroux, vous avez arraché à la Toute-Puissante Trinité de Dieu l’accomplissement de votre volonté ! […] Il n’est encore jamais arrivé que quelqu’un pût conquérir le Graal de haute lutte, et je voulais vous détourner de ce dessein. Les choses se sont passées tout autrement pour vous. Vous avez acquis un bien incommensurable, mais tournez désormais vos pensées vers l’humilité. »48 Gottfried estime qu’une telle conception est absolument inadmissible. Wolfram fait jouer à Dieu, à son avis, un rôle dont il est indigne pour amener Parzival au but, c’est-à-dire au Graal. Pour Gottfried Dieu est dans le Parzival un véritable deus ex machina, ce qu’il ne pouvait pas admettre lui-même. Quoi qu’il en soit, Isolde est maintenant totalement innocentée : « Marke son seigneur lui prodigua de nouveau son amour et son estime, et tout le pays louange et gloire.[…]. Il lui accordait biens et honneurs, il était attaché à elle de toutes les fibres de son cœur et ne pensait qu’à elle, sans aucune restriction ! Ses doutes et ses soupçons étaient totalement dissipés. »49 (v. 15751-15764)

La Grotte d’amour Malgré tous les efforts des amants pour garder leur liaison secrète, le roi Marke, las de cette pénible vie à trois, chasse Tristan et Iseut de la cour. Ils trouvent refuge dans la forêt. Au bout d’un certain temps, le roi Marc les découvre, endormis et séparés par l’épée du héros. Persuadé de leur innocence, il les rappelle à la cour. Les grandes lignes de l’action sont présentes chez tous les témoins. Il y a cependant nombre de différences plus ou moins importantes entre les différents textes. C’est l’auteur du modèle de Gottfried, Thomas d’Angleterre, qui, si on en croit la translation du Tristan anglo-normand en vieux norrois, la Saga de Frère Robert, a 46 Voir Karl Bertau, Deutsche Literaturen im europäischen Mittelalter. II. Munich 1973, p. 960-961, et Kurt Ruh, Höfische Epik des deutschen Mittelalters. …, p. 206-208. 47 « Der ‘wintschaffene Christ’ », La Légende de Tristan au Moyen Âge, Göppinngen, 1982 (GAG 355), p. 109-110. 48 Wolfram d’Eschenbach, Parzival, trad. Danielle Buschinger et Jean-Marc Pastré, Paris, Champion, 2009. 49 Tristan et Yseut. Les premières versions européennes…, op. cit., p. 589.

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transformé la vie rude des amants dans la forêt en une existence presque paradisiaque. Néanmoins, l’épisode de la « vie dans la forêt » a chez Thomas les traits d’une idylle irréelle et devient le symbole d’une authentique union amoureuse et de l’amour réalisé. Tristan et Isolde parviennent, après avoir été bannis de la cour de Marke, dans une sorte de grotte (ou plutôt de dôme situé sous un rocher) qui fut dédiée par les géants architectes à la déesse de l’amour. Cette grotte d’amour n’est pas seulement caractérisée par son éloignement de la société et par sa situation inaccessible, mais aussi par la beauté irréelle, idyllique de la nature ambiante et par l’élimination de tous les besoins matériels des amants qui y résident. Ils sont dans un éternel printemps à l’abri des intempéries ; ils peuvent de cette manière vivre entièrement pour eux-mêmes et pour leur amour. Et ce n’est que dans cette existence irréelle, utopique que l’amour de Tristan et d’Isolde peut s’épanouir pleinement avec toute sa force enchanteresse. En outre, dans la Saga LXIV50, Tristan doit chasser pour se nourrir ; dans Sire Tristrem51, les amants n’ont pas besoin de nourriture : ils se regardent l’un l’autre, comme chez Gottfried, et cela leur suffit. Mais quelques lignes plus loin, il est dit qu’ils mangent du gibier et du chou ; dans le poème allemand, au contraire, Tristan et Isolde « se regard[ai]ent tous les deux et cela les nourrissait ; la récolte de leurs yeux était leur unique nourriture à tous deux ; ils ne se nourriss[ai]ent là-bas que d’amour et d’affection »52 (16815-16819). On doit sans doute à Gottfried, qui voulait célébrer la fête de l’amour, le trait que les amants n’avaient besoin d’aucune nourriture. Il est évident que Gottfried a fait porter l’exégèse religieuse53 sur un objet profane, se servant de nombreuses analogies avec la religion chrétienne et la mystique du xiie siècle (ainsi le concept d’une unio mystica qu’il aura sécularisé). Par là, il voulait simplement glorifier l’amour de Tristan et d’Isolde, qui lui apparaît comme le seul amour parfait, le seul véritable amour, pour le distinguer des autres formes d’amour et en faire un modèle pour tous. Mais ces représentations religieuses restent sous-jacentes au texte, jamais elles ne sont explicitées, et on n’a pas le droit de parler d’une religion de l’amour qu’il aurait mise à la place de la religion.

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Ibidem, p. 877. Ibidem, p. 953. Tristan et Yseut. Les premières versions européennes…, op. cit., p. 601. Voir Julius Schwietering (Der Tristan‘ Gottfrieds von Straßburg und die Bernhardinische Mystik, Berlin, 1943), qui interprète l’épisode de la grotte d’amour dans la tradition de Bernard de Clairvaux ; l’union des amants apparaît ici comme « ir zweier lîpnar » (16818), comme pasci et pascere, thème de la 71e allocution de Bernard de Clairvaux sur le Cantique des Cantiques : « […] Comment l’Époux nous paît et se repaît en nous. […]. Ne vous étonnez pas de cela, il (le fiancé céleste) nous mange, et nous le mangeons, pour que nous soyons plus étroitement attachés à lui. Autrement notre union (unio) ne serait pas parfaite. Car si je le mange, sans qu’il me mange aussi, il sera en moi, mais je ne serai pas encore en lui. Au contraire, s’il me mange et que je ne le mange pas, je serai en lui, mais il ne sera pas en moi, et dans les deux cas nous ne serons qu’imparfaitement unis. Mais pour que notre union (connexio) soit entière et parfaite, il faut qu’il me mange, afin que je sois en lui, et que je le mange aussi pour qu’il soit en moi ; alors, en effet, je serai en lui, et lui en moi ».

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Tristan et Isolde font de la musique L’enseignement de Tristan, qui avait élevé Isolde jusqu’à lui, voit ici son aboutissement : Tristan et Isolde communient dans la musique, symbole de leur communion dans l’amour magnifié dans cet épisode. Jusque-là, Tristan chantait seul en s’accompagnant lui-même sur l’instrument ; Isolde faisait de même ; de plus, ils interprétaient des pièces de musique variées. Maintenant, non seulement ils jouent « lais et mélodies qui parlaient d’amour », montrant par-là l’omniprésence de celui-ci, mais en outre Tristan harpe tandis qu’Isolde chante, et vice versa ; est ainsi soulignée encore davantage l’union parfaite dans l’amour entre deux êtres, union symbolisée par les accents conjugués dont parle le poète. Interchangeables, ils ont perdu leur identité et se fondent l’un avec l’autre en une unité supérieure. Le silence de la Tavola Ritonda, de la Saga et de Sire Tristrem54 invite, malgré la brièveté du récit de la vie dans la forêt dans ces textes, à supposer qu’il appartient à Gottfried d’avoir fait de la musique le symbole le plus parfait de l’amour d’une essence supérieure qui est celui de Tristan et d’Isolde.

La découverte des amants. Le personnage de Marke et les raisons du rappel par le roi des amants à la cour Chez Gottfried55, les veneurs de Marke ont levé un vremedez hirz (« un cerf étrange », v. 17293), qui prend la fuite et qui contribue à faire découvrir les amants ; de plus, c’est un cerf blanc, ce qui nous fait immédiatement penser à la chasse au cerf blanc dans l’Erec de Chrétien de Troyes et dans celui de Hartmann d’Aue. Dans la mythologie celtique, le cerf blanc est un animal qui vient de l’Autre Monde. Ce qui chez Gottfried attire l’attention, c’est que le cerf blanc est du domaine de la Grotte d’amour, refuge des amants : il vient de la Minnegrotte et retourne à la grotte. Le locus amoenus autour de la grotte, la Grotte d’amour elle-même se trouveraient par-là dans l’Autre Monde, ce que corrobore le fait que la grotte est difficilement accessible (en fait, seuls les élus y ont accès). Que Marke ne puisse rejoindre le cerf, qui appartient au domaine de la grotte, est l’un des indices tendant à prouver que le roi n’a aucune notion du véritable amour, que cette sphère lui est absolument fermée. En outre, ni dans Sire Tristrem ni chez Gottfried, donc chez Thomas, Marke n’a accès à la grotte56. Il aperçoit les amants seulement de l’extérieur, mais couchés loin l’un de l’autre et séparés par une épée acérée. Apercevant Tristan et Iseut de l’extérieur, il bouche la

54 Dans la Tavola Ritonda (les amants se divertissent en jouant aux échecs), mais aussi dans la Saga et dans Sire Tristrem, il n’est nullement question de musique. 55 Dans la Saga (ch. LXV) (Tristan et Yseut. Les premières versions européennes…, op. cit., p. 877), dans Sire Tristrem (p. 954.) la Tavola Ritonda (p. 1070) le récit est analogue, mais c’est seulement un grand cerf. 56 Dans la Saga (Tristan et Yseut. Les premières versions européennes…, p. 879), le roi pose son gant sur la joue de la reine « pour la protéger du soleil » ; il entre donc dans le refuge des amants. Dans la Tavola Ritonda (p. 1070), il bouche également l’ouverture par où entre le soleil, mais Marc peut embrasser la reine, donc il pénètre dans le refuge des amants. Cet accord entre Sire Tristrem et Gottfried montre que, chez Thomas, Marke n’a pas accès à la grotte.

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fissure (E), la fenêtre (G) par laquelle un rayon de soleil passe et brille sur le visage de la reine. Gottfried est le seul auteur de la tradition qui ait compris le sens profond du motif de l’épée nue entre Tristan et Iseut57. Ayant entendu les sonneries de cors et les aboiements de chiens et ayant par-là appris la présence de Marke non loin de là, ils redoutent que quelqu’un, guidé par les chiens, découvre leur retraite. C’est par précaution donc que Tristan veut donner le change à un éventuel visiteur sur ses véritables relations avec Isolde (ils se sont doutés que ce ne pouvait être que Marke58) et qu’il organise cette « mise en scène ». Lorsque Marke, tel un voyeur, contemple Isolde endormie et couchée loin de Tristan, Gottfried souligne qu’il est fasciné par sa beauté59. Aussi convoque-t-il, dans ces trois textes, ses barons et leur fait part de sa décision de les faire revenir à la cour. Seulement chez Gottfried, Marke balance : sont-ils innocents ou coupables ? Le poète alsacien donne la parole à « L’Amour, le réconciliateur »60 qui répond : « Non coupables ! ». C’est alors que dans un développement lyrique, absent de tous les autres témoins, donc dû sans nul doute à l’inspiration de Gottfried61, le poète alsacien décrit le corps d’Isolde qui emplit Marke de désir62 : Amour signifie pour Marke lubricité et concupiscence, convoitise et désir63, pure sensualité. Or rien n’aveugle davantage que la convoitise et le désir. Au reste, Gottfried lui-même appelle l’union de Marke et d’Isolde « alwere, herzelose blintheit » (« cet aveuglement stupide et parfaitement déraisonnable », v. 17739-17740) et « erlosez leben » (« existence sans honneur », v. 17754). Le désir charnel est en effet la seule raison du rappel des amants à la cour. Dès lors, Marke dispose de nouveau de ce que, depuis toujours, il estime le plus, c’est-à-dire de « die vröude » (voir v. 17724-17726), le corps d’Isolde et le plaisir des sens, mais non pas l’honneur (v. 17727 « niht ze eren, wan ze liebe »,

57 C’est un motif qui remonte à la plus ancienne couche de la tradition de Tristan, comme pourrait le montrer le récit celtique de Diarmaid et Grainne) : « Ils étaient couchés l’un à côté de l’autre en une position inhabituelle, et Tristan posa, en outre, son épée nue entre eux deux » (Tristan et Yseut. Les premières versions européennes…, p. 609). Dans la Tavola Ritonda (p. 1069), comme chez Eilhart, au reste, c’est une habitude qu’a prise le héros de mettre son épée nue entre lui et Isolde, « parce que ce lieu était très exposé et dangereux » précise l’auteur italien. 58 Tristan et Yseut. Les premières versions européennes…, p. 608. 59 Dans la Saga également, elle lui paraît extrêmement belle, si belle qu’il croit n’en avoir jamais vu de pareille ; comme dans Sire Tristrem, il est persuadé d’emblée de l’innocence de son neveu et de son épouse. De même, dans la Tavola Ritonda, il est frappé par sa beauté et il éprouve de la compassion « pour ce visage angélique » ( Tristan et Yseut. Les premières versions européennes…, p. 1070). 60 Tristan et Yseut. Les premières versions européennes…, p. 611. 61 Voir par exemple l’entrevue dans le verger où on peut comparer le texte allemand au texte anglonormand et à la Saga (cf. « Triangle Thomas – Saga - Gottfried : la tirade d’Iseut dans le verger », dir. Danielle Buschinger, Tristan allemand, Amiens, 1998. p. 11-13. 62 « Son cœur s’embrasa du désir et de l’envie de l’embrasser. L’Amour lança ses flammes, l’Amour enflamma l’homme par la beauté de son corps. La beauté d’Isolde le fit brûler du désir de posséder son corps et son amour. Ses yeux étaient fascinés : il voyait – tremblant de désir – comment ses vêtements laissaient resplendir sa gorge et la naissance de ses seins, ses bras et ses mains. Sa chevelure, non serrée par un bandeau, était ornée d’une couronne de trèfle. Jamais auparavant elle n’était apparue à son époux aussi attirante ni aussi belle. » 63 «  geluste unde gelange », v. 17767.

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non pour l’honneur, mais pour le corps ». Il n’éprouve pour Isolde ni inclination ni sentiment profond ; elle est sa femme uniquement de par le nom, de par la position sociale (v. 17732-17734). Elle est pour lui seulement un objet, une marchandise. Et bien que Marke voie qu’Isolde ne l’aime pas, mais qu’elle est attachée par toutes les fibres de son corps et de son cœur à Tristan, il n’en tient pas compte. Gottfried propose ici une critique acerbe de la pratique des mariages politiques, mariages de convenance reposant sur une convention contractuelle et, par-là, garantis par l’échelle des valeurs de la société féodale. C’est pourquoi, puisque Marke est certain qu’Isolde ne l’aime pas, mais qu’elle aime Tristan, c’est contre l’époux que Gottfried prononce le verdict de culpabilité. En revanche, il acquitte le couple (adultère !) des amants, et Marke est d’autant plus coupable qu’en Isolde, il cherche le plaisir érotique, et non la communauté profonde qui unit Isolde à Tristan. Pour finir, Gottfried pose explicitement la question de la culpabilité en ce qui concerne cette méprisable existence à trois : « Mais à qui doit-on imputer la faute de 1’existence sans honneur que Marke menait avec Isolde ? Car en vérité ce serait mal juger que d’accuser Isolde de tromper son époux : ni elle ni Tristan ne le trompaient. »64 En tant que représentant du monde de ceux qui sont les esclaves du « désir et [de] la concupiscence de la chair », Marke est pour Gottftried de façon claire et univoque le seul coupable. Le poète conclut cet épisode par ces vers : « Pour clore ce discours, il aimait tant reposer dans ses bras qu’il fermait les yeux sur toutes les peines qu’elle lui causait. »65. Bref, Gottfried s’applique à faire d’Isolde et de Tristan les amants idéaux, exemplaires, et à magnifier l’amour exceptionnel qui les unit. Il part d’un détail présent aussi bien dans le poème allemand que dans Sire Tristrem, et donc présent dans le poème anglo-normand : Marke ne peut entrer dans le refuge des amants dans la forêt. Par là, il montre le roi absolument incapable de comprendre l’amour exemplaire de Tristan et d’Isolde. Marke est condamné avec sévérité ; Marke, anti-Tristan, sert de repoussoir au héros, dont l’amour pour Isolde est légitimé. Gottfried condamne la morale sociale du mariage, simulacre de morale, et parvient au paradoxe suivant : l’époux trompé est déclaré coupable, alors que les amants sont acquittés.

Le retour des amants à la cour de Marke ; leur séparation Dans leur Grotte d’amour et aux alentours de la Grotte, Tristan et Isolde menaient une vie de rêve, une vie utopique (wunschleben, v. 16846, 16872).Tout ce qu’on pouvait souhaiter sur la terre, ils le possédaient. Ils n’avaient pas non plus besoin de nourriture, un trait ajouté par Gottfried. Bref, ils connaissaient le parfait bonheur. Ils n’auraient échangé cette vie contre rien au monde, si ce n’est « pour recouvrer la considération de leurs pairs »66 (umbe ir ere, 16877). Il leur manquait diu êre, et ce manque marque les limites de l’utopie de la Grotte d’amour. En effet, à la longue, leur

64 Tristan et Yseut. Les premières versions européennes…, p. 613. 65 Ibidem, p. 614. 66 Ibidem, p. 602.

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vie dans la Grotte d’amour aurait été impossible, car il n’y a pas d’existence possible en dehors de la société67. C’est pourquoi ils retournent à la cour dès que Marke les rappelle (17694-17701)68. La vie dans l’utopie doit prendre fin : les amants doivent retourner dans la réalité. Dès lors recommence une vie de danger, car « ils ne purent goûter aussi librement le bonheur de l’amour »69 (17705-6). Un jour qu’Isolde ne peut plus supporter l’absence de Tristan, elle fait venir son amant dans le verger et la catastrophe survient : découverts par le roi, ils doivent se dire adieu. Dans la scène d’adieu dans le verger il est, de façon programmatique, fait référence à l’amour exceptionnel qui unit Tristan à Isolde : Tristan jure à Isolde une fidélité éternelle. Tristan et Isolde forment une unité de telle sorte que la mort de Tristan signifie également la mort d’Isolde. La scène culmine dans l’idée de l’échange des corps comme expression de l’union complète. C’est une unité mystique du corps et de la vie par-delà toute séparation dans l’espace, l’unio mystica : « Nous deux, nous sommes un seul corps, une seule vie » (18344). Et, pour finir, Tristan donne à Isolde un dernier baiser pour sceller cette communion absolue entre eux deux dans l’amour jusqu’à la mort : « Que ce baiser en soit le sceau » (18355), « Après que leur union eut été ainsi scellée » (18359). Le signe visible du baiser (contagium mysticum : contact mystique) consacre, tel un sacrement, l’unio mystica, l’échange du corps et de la vie. L’unio mystica est, on l’a vu, un thème récurrent dans l’œuvre de Gottfried. L’allusion à l’unio mystique du fiancé céleste et de l’âme du croyant est patente. Nous nous trouvons là aussi dans le voisinage de représentations sacramentelles. Le texte de Gottfried a indubitablement une teinture religieuse et mystique. Représentants idéaux de l’amour, les héros de Gottfried sont élevés à la hauteur d’exemples à suivre. Qu’en sera-t-il dans la séparation ?

Les épisodes de Petitcriu70 et d’Isolde aux Blanches mains La scène où Isolde arrache à Petitcriu le grelot est une étape dans l’évolution qui la mène à la scène des adieux dans le verger et au dernier monologue qu’elle tient en suivant des yeux le bateau qui emmène Tristan pour toujours. Ce grelot, symbole par excellence de la musique qui soulage et console, est en même temps danger et menace ; en effet, il peut amener à devenir infidèle à l’idéal du prologue. Isolde reconnaît le

67 Voir l’épisode de la « Joie de la Cour » dans l’Érec et Énide de Chrétien de Troyes et l’Erec de Hartmann. 68 « La nouvelle leur parut favorable, et ils s’en réjouirent de tout leur cœur, mais uniquement pour l’amour de Dieu, et par égard pour la considération dont ils jouissaient dans la société – il n’y avait pas d’autre raison ! Ils recouvrèrent donc la haute position sociale qui avait été la leur auparavant » (Tristan et Yseut. Les premières versions européennes…, p. 612-613). 69 Tristan et Yseut. Les premières versions européennes…, p. 613. 70 D. B. Gottfried von Straßburg, adaptateur de Thomas de Bretagne (vers 18443-454 et 15765-16042), La légende de Tristan au Moyen Âge. Actes du Colloque des 16 et 17 janvier publiés par les soins de Danielle Buschinger, Göppingen, 1982, p. 167-191.

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danger et résiste à l’enchantement de cette musique surnaturelle ; c’est ainsi qu’elle devient l’amante idéale, qui accepte aussi bien les peines que les joies de l’amour. Isolde aux Blanches Mains joue pour Tristan le rôle de tentatrice, un rôle analogue à celui de Petitcriu pour la blonde Isolde ; elle a ainsi pour Tristan la même signification et représente le même danger que Petitcriu pour la reine. Le héros nourrit l’espoir de voir le fardeau de ses désirs quelque peu allégé par Isolde aux Blanches Mains, dont le nom résonne à ses oreilles comme une musique aussi ensorceleuse que celle du grelot de Petitcriu (19000-19001)71. Il remet en question l’unité de la douceur et de la peine en amour et il est tenté de devenir infidèle à l’idéal du prologue, de retomber dans le monde des gens ordinaires qui sont incapables de supporter la moindre peine et ne veulent connaître que le plaisir et la joie, bref de trahir son amour pour la reine. En résumé, Gottfried amorce un parallélisme qu’il devinait dans son modèle entre l’épisode de Petitcriu où Isolde la reine peut assumer un amour même malheureux, et celui d’Isolde aux Blanches Mains où Tristan en est incapable et est tenté de trahir son amour pour la reine. Mais plus tard il se ressaisira et restera fidèle à Isolde jusqu’à la mort qui les unira tous deux pour toujours. C’est ce que pense Gottfried quand, dans le prologue, il écrit : « Leur vie, leur mort seront notre pain » (p. 392). En un mot, Isolde aux Blanches Mains aurait pour Tristan la même signification et représenterait le même danger que Petitcriu pour la reine. C’est en effet une des règles de l’adaptation d’expliciter les correspondances. Cela montre clairement que Gottfried a parfaitement pénétré et exploité le noyau idéologique du thème de Tristan. Il a très bien compris qu’avec ce thème, il abordait un sujet d’une des grandes tragédies d’amour de la littérature universelle. Il l’a exploité poétiquement en en donnant une interprétation hardie, pour en faire une œuvre d’une grandeur artistique.

Le thème de Tristan dans l’Allemagne du Moyen Âge après Eilhart d’Oberg et Gottfried de Strasbourg Eilhart d’Oberg, vers 1170, est, dans la seconde moitié du xiie siècle, incontestablement le précurseur d’une nouvelle mentalité. Gottfried de Strasbourg, de son côté, actualise les virtualités révolutionnaires du mythe tristanien ; il déclare coupable Marke, l’époux, et libère l’amour de Tristan et d’Isolde du mécanisme du philtre ; il les rend ainsi pleinement responsables de leurs sentiments et de leurs actes. Ce qui caractérise au contraire les autres poèmes de Tristan, c’est la moralisation de la légende72. Le Tristan de Gottfried est resté inachevé. Mais, comme pour le Conte del Graal de Chrétien de Troyes, les copistes du Tristan ont voulu mettre en circulation

71 Cf. Louise Gnädinger, Hiudan und Petitcreiu. Gestalt und Figur des Hundes in der mittelalterlichen Tristandichtung, Zürich, 1978, op. cit., p. 41, note n°62. 72 Voir en particulièrement William C. McDonald, The Tristan Story in german literature of the late Middle Ages and early Renaissance. Tradition and Innovation, The Edwin Mellen Press, Lewoston/ Queenstone/Lampeter, 1990, p. 206 sqq.

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un texte complet. À deux reprises, des auteurs du xiiie siècle se sont employés à compléter le fragment du Tristan de Gottfried de Strasbourg par une continuation. La seconde, œuvre d’Heinrich de Freiberg a été composée à la fin du xiiie siècle ; en revanche, la première l’avait été bien plus tôt. L’auteur, Ulrich de Türheim73, l’a réalisée entre 1230 et 1235, soit seulement vingt ou trente ans après l’interruption (vraisemblable) du Tristan de Gottfried. Des intérêts commerciaux étaient sans nul doute en jeu. Il importait aux gens avides d’histoires d’avoir un roman complet qui se substituât au fragment. Aussi tous les manuscrits par lesquels nous connaissons le Tristan de Gottfried, sauf celui de Vienne, comportent-ils une continuation. Quatre d’entre eux contiennent celle d’Ulrich de Türheim (vers 1235) qui ne se rattache pas à Thomas, la source de Gottfried, mais à Eilhart d’Oberg, œuvre plus riche en action que celle de Thomas ; trois contiennent celle d’Heinrich de Freiberg (vers 1285-90), qui suit Ulrich de Türheim et Eilhart d’Oberg. L’un et l’autre « continuateurs » ont en commun de supprimer tout ce que le thème de Tristan avait de subversif et de révolutionnaire et de donner une interprétation tout à fait conforme à la morale sociale. Ulrich a travaillé dans l’optique d’une conception morale enracinée dans l’éthique chrétienne ; en fin de compte, il veut, par une mise en garde contre une passion criminelle égarant même des hommes admirables et pleins de hautes qualités, ramener son public vers des convictions et des comportements agréables à Dieu et conformes à la société. Toute une série d’éléments prouvent qu’Heinrich de Freiberg, lui aussi, prend ses distances vis-à-vis de l’amour adultère et antisocial. Cet amour qui unit Tristan et Isolde lui apparaît comme infamant, c’est pour lui un péché, une action blâmable, dont la gravité est encore accrue par le degré étroit de parenté de Tristan et de Marke. Comme son modèle Ulrich de Türheim, Heinrich fait prononcer ce jugement par son héros lui-même : son amour pour l’épouse de son oncle témoigne de krankem sinne (c’est-à-dire de dérangement mental) : « C’est un tort et une folie que tu aimes la reine de Cornouailles, l’épouse légitime de ton oncle, davantage que toutes les autres femmes. Tu as commis un grave péché envers Dieu ! Le diable s’est bien trop joué de moi ! Aussi suis-je décidé à renoncer tout à fait à cet amour, avant que la douce et pure femme ne meure à cause de moi. »74. Dans un épilogue moralisateur75, Heinrich oppose, comme Ulrich, à la vanité de l’amour terrestre – qu’il condamne – la wâre minne (« l’amour véritable ») pour Dieu. Comme pour Ulrich de Türheim, le fondement idéologique de la condamnation de l’amour adultère est pour Heinrich de Freiberg la théologie morale du christianisme. Pour Gottfried, la souffrance (daz leit) aide à devenir parfait et la mort est « le pain des vivants » (der lebenden brot, v. 24). Au contraire, Heinrich voit, comme Ulrich, dans la souffrance des amants une punition pour

73 Ulrich von Türheim, Tristan. Tübingen, 1979 (ATB 89). Das Tristan-Epos Gottfrieds von Strassburg mit der Fortsetzung des Ulrich von Türheim nach der Heidelberger Handscrift Cod.Pal.Germ. 360. Ed. par Wolfgang Spiewok. Berlin 1989 (DTM LXXV) ; Ulrich von Türheim, Tristan und Isolde (Fortsetzung des Tristan-Romans Gottfrieds von Straßburg). Originaltext (nach der Heidelberger Handscrift Pal. Germ. 360). Versübersetzung und Einleitung von Wolfgang Spiewok in Zusammenarbeit mit Danielle Buschinger. Amiens 1992 (WODAN 11). 74 Tristan et Yseut. Les premières versions européennes…, op. cit., p. 694. 75 Ibidem, p. 778-779.

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les péchés du monde et la preuve que cet amour ne peut être le plus grand des biens, et la mort du héros apparaît comme conséquence d’une faute personnelle qui a couleur de péché. Gottfried écrit : « Leur vie, leur mort sont notre pain » et invite les « nobles cœurs » parmi ses auditeurs à suivre l’exemple des amants ; à l’inverse, son continuateur met le public en garde. Il invite tous ceux qui sont pris dans les filets de l’amour humain à regarder dans le miroir du roman de Tristan. Ce roman montre avec la plus grande clarté d’une part le caractère éphémère du monde et de l’amour terrestre et de l’autre la valeur de l’amour divin : « Nous chrétiens, nous devons aimer le Christ »76 et Lui « consacrer notre corps, notre âme et notre vie ». Pour finir, il interprète le miracle du cep de vigne et du rosier – qui s’enlacent au-dessus des corps des amants – dans une optique chrétienne : les hommes sont le cep qui enlace le rosier en fleur, c’est-à-dire le Christ. Bref, la légende de Tristan et d’Isolde, interprétée maintenant en faveur de la société et de la morale du mariage, fait l’objet d’une récupération théologique. Ainsi, Heinrich essaie de supprimer la tendance subversive et hostile à la société de la matière tristanienne ; cependant il supprime en même temps les potentialités révolutionnaires. Dans cette mesure, Heinrich n’est pas du point de vue de l’interprétation de l’œuvre, le digne successeur de son modèle vénéré, même s’il cherche à l’imiter au niveau de la langue et du style. Deux points distinguent cependant Heinrich de Freiberg d’Ulrich de Türheim. Chez le premier continuateur de Gottfried, un point est commun à l’amour conjugal et à l’amour adultère : c’est la sensualité. Le poète accumule en effet les détails sensuels dans le discours d’Isolde dans l’épisode de l’ « eau hardie »77. Cette intervention de la princesse bretonne est très réaliste, plus réaliste que dans les autres versions, telle celle d’Eilhart d’Oberg78. Cette sensualité se manifeste également dans la description de la nuit d’amour de Tristan et d’Isolde la reine79. Un deuxième point sépare les deux continuateurs : Ulrich reprend le récit exactement là où son prédécesseur l’a interrompu et raconte les événements ultérieurs dans l’ordre suivi par Eilhart (tout en réduisant le nombre des épisodes) ; le poème de Heinrich, en revanche, n’est pas une continuation au sens propre du terme. Le copiste du manuscrit de Florence (ms. BR 226) laisse un blanc après le texte de Gottfried et commence l’œuvre d’Heinrich seulement en haut de la page suivante avec une initiale

76 Ibidem, p. 778. 77 « Je garde caché sur mon corps un endroit où jamais un homme ne s’aventura, bien que ce pût être plein d’attrait […]. Les hommes aiment le prendre à pleines mains et disent que cela augmente le plaisir. Jamais encore Tristan n’a touché mes seins, jamais il n’a serré mon corps contre lui, bras et jambes abandonnés. […] Jamais il n’a entamé ce jeu que pourtant homme et femme ont coutume de pratiquer ensemble. Je crois que cela se fait dans l’obscurité. On dit que cela procure du plaisir au corps et exalte l’esprit, mais cela, je ne le connais pas. », Tristan et Yseut, Les première versions européennes…, op. cit., p. 643. 78 Tristrant, op. cit., p. 165-166. 79 « Je crois qu’ils assouvirent avec tendresse leur désir d’amour. Ils étaient tous deux sous le charme de l’amour. Jamais deux amants ne passèrent une plus belle nuit que Tristan et Isolde. Chacun d’eux était soucieux de faire à l’autre ce qui lui procurait du plaisir. Ils enlacèrent leurs jambes et leurs bras, si grande était la passion qui les liait. Ah ! comme ils s’entendaient à se donner des baisers sur la bouche, à s’étreindre étroitement ! Ils savaient comment on donne et reçoit des tendresses. C’est ainsi que les deux amants étaient couchés l’un près de l’autre dans une douce agitation. […] », Tristan et Yseut, Les première versions européennes…, op. cit., p. 661.

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bien plus importante que celles qui marquent le début des paragraphes. Heinrich de Freiberg introduit ou reprend des épisodes qui, dans la tradition, se trouvent avant le mariage de Tristan avec Isolde aux Blanches Mains, c’est-à-dire avant la fin du fragment de Gottfried ; c’est pourquoi on pourrait penser qu’il s’agit d’une œuvre indépendante. D’un autre côté, il coule l’histoire d’amour dans le moule d’un récit d’aventures, car, sans doute se refusait-il à mettre sur un piédestal un amour adultère. En effet, on assiste chez lui comme chez Ulrich de Türheim, à un renversement complet du sens de cette matière tristanienne hautement subversive ; elle est maintenant conçue pour respecter les règles de la société : le poète prend parti pour la morale hypocrite du mariage et condamne l’amour adultère qui offrait chez Gottfried de Strasbourg la garantie du bonheur individuel. Bref, Ulrich et Heinrich utilisent la légende de Tristan afin de servir d’exemple dissuasif et d’invitation à glorifier, non plus l’amour humain, source de malheurs et de péchés, et illustration de la vanité des choses de ce monde, mais le seul amour impérissable, l’amour véritable, l’amour de Dieu, qui est sans fin. L’auteur du poème épisodique de Tristan le Moine (entre 1210 et 1260) ne réinterprète pas complètement l’histoire, mais procède seulement à un léger aménagement qui brise néanmoins la pointe subversive de l’amour tristanien. L’auteur du Prosa-Tristrant (1484, 1498, 1549-50), dérimage du Tristrant d’Eilhart, prend plaisir et joie à raconter une si belle histoire d’amour et à glorifier un tel amour, mais se reprend à la fin. Hans Sachs, qui a pris le roman en prose comme modèle de sa tragédie (1555), qualifie seulement dans l’épilogue l’amour tristanien d’« unordliche lieb » (73,33), d’amour inconvenant. En effet, à la fin de la tragédie elle-même, Isald II admire profondément Isald la reine qui, par amour pour Tristrant, a traversé la mer pour le soigner et qui, l’ayant trouvé mort, ne peut plus vivre et meurt à son tour. Elle décide au nom de Dieu (in Gottes namen) de les enterrer dans une même tombe « pour qu’ils puissent rester en paix éternellement unis » (73, 27-28 Auff das sie hie un dort mit frieden/ Ewigklich bleiben ungeschieden). C’est donc en quelque sorte une légitimation de l’amour adultère si bien que le spectateur/lecteur ne peut qu’être fort surpris par l’épilogue où Hans Sachs dispense un enseignement par la bouche du héraut qui revient en scène. En effet, dans cet épilogue, Hans Sachs souligne que l’amour adultère n’apporte que souffrance, déshonneur et malheur et invite ses spectateurs à n’aimer que dans les liens du mariage afin de procréer, car cet amour est béni de Dieu. Sans doute avait-il de la sympathie pour ses héros : il ne met qu’à la fin de son œuvre les hommes en garde contre cet amour, parce que, considéré comme un garant de la loi et de la moralité, il était tenu de dispenser un enseignement à un public peu cultivé, et donc notamment la morale du mariage.

Conclusion Dès les continuateurs de Gottfried, se produit en Allemagne une déconstruction du mythe tristanien. Les continuateurs – et Hans Sachs également – refusent le mythe de l’amour absolu et tentent de rétablir une morale du mariage. On peut donc affirmer que le mythe tristanien n’a été réalisé dans toute sa pureté qu’au Moyen Âge classique, chez Gottfried de Strasbourg.

Jane H. M. Taylor

Rigaud’s Lancelot of 1591 The Rhetorics of Synopsis

“To summarize: it is a well-known fact that those people who most want to rule people are, ipso facto, those least suited to do it. To summarize the summary: anyone who is capable of getting themselves made President should on no account be allowed to do the job. To summarize the summary of the summary: people are a problem.” (Douglas Adams, The Restaurant at the End of the Universe, New York, Pan Books, 1980)

Benoît Rigaud’s Lancelot is a curious – a unique – production.1 Its publisher is one of the most energetic and prolific of the Lyon publishers:2 his bread-and-butter is, as with most Renaissance publishers, pamphlets, ephemera, reports of current events, books of hours, popular piety and popular “science”. He made a bit of a speciality, however, like a Galliot du Pré or a Denis Janot in Paris,3 of the publication of romances: the best-selling Amadis series is a highlight and no doubt a nice little earner, but he also put out a mixed bag of romans d’aventure and Greco-Hispanic extravaganzas like Primaléon de Grece or Gériléon d’Angleterre or Gérard d’Euphrate.







1 It has been curiously neglected: there is a single article, by Cedric Pickford: “Benoist Rigaud et le Lancelot du Lac de 1591”, Mélanges… Jean Frappier, 2 vols, Geneva, Droz, 1970, I, p. 903-911; cf. also my Rewriting Arthurian Romance in Renaissance France: From Manuscript to Printed Book, Cambridge, D. S. Brewer, 2014, p. 202-216. 2 See Henri Baudrier, Bibliographie lyonnaise: recherches sur les imprimeurs, libraires, relieurs et fondeurs de lettres de Lyon au xvie siècle, Lyon, Brun, 1897, vol. 3, and more recently, entirely devoted to Rigaud, Sybille von Gültlingen, Bibliographie des livres imprimés à Lyon au seizième siècle, vol. 12, Baden-Baden and Bouxwiller, V. Koener, 2009. 3 See Annie Parent, Les Métiers du livre à Paris au 16e siècle (1535-1560), Geneva, Droz, 1974. On Galliot du Pré in particular, see Arthur Tilley, “A Paris Bookseller – Galliot du Pré”, in id., Studies in the French Renaissance, Cambridge, Cambridge University Press, 1922, p. 168-218; on Janot in particular, see Stephen Rawles, “Denis Janot: Parisian Printer and Bookseller (fl. 1529-1544): A Bibliographical Study”; unpublished PhD dissertation, 3 vols, University of Warwick, 1976 (copy in the Réserve of the BnF), published version Denis Janot (fl. 1529-1544, Parisian printer and bookseller, Leiden and Boston, Brill, 2018.

Miroirs arthuriens entre images et mirages : actes du xxive Congrès de la Société Internationale Arthurienne, éd. par Catalina Girbea, Mihaela Voicu, Ioan Panzaru et. al., Turnhout, 2020 (Culture et société médiévales, 34), p. 245-254 © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.117122

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His Lancelot, however, is his only Arthurian romance4 – and oddly half-hearted. Its title-page is quite specific: this is, he says, an Histoire contenant les grandes prouesses, vaillances et heroiques faicts d’armes de Lancelot du Lac, Chevalier de la Table ronde, divisee en trois livres. […] Avec briefs sommaires donnans au plus pres l’intelligence du tout, & une table des plus principales ou remarquables matieres y traictees.5 And it is, as promised, a ruthlessly brisk digest or synopsis of the Lancelot proper, the Queste del sainct Graal [LQSG], and La Mort le roi Artus [LMRA] (hence the trois livres), which had, for instance, been published by Antoine Vérard in 1494 in three huge folio volumes,6 reduced by the Lyonnais publisher to a mere 166 octavo pages. Now, condensed, or at least pruned, versions of medieval romances and fictions, and histories,7 are a stock-in-trade of the fifteenth-century metteurs en prose and the sixteenth-century publishers:8 medieval romances, they tend to agree, are unattractively and self-indulgently prolix. Philippe de Vigneulles, for instance, rewriting the Lorrains in 1496,9 is, to take a single example, quite specific on the subject: today’s readers, he says, being far more acute and sharp-witted (agus et soubtilles) than their ancestors, prefer something abregee et plaisante; accordingly, pour eviter prolixitey, he has cut out an undesirable grant procés de parolles inutilles. And Arthurian romance is not exempt: there exists another, manuscript, abbreviated version of the Queste and the Mort Artu preserved in Arsenal MS 3350 and, apparently, Pierpont Morgan Library











4 Apart from a 1577 edition of Jean Maugin’s Nouveau Tristan, and a Devise des armes des chevaliers de la table ronde lesquels estoyent du tres renommé et vertueux Artus, Roy de la grand Bretaigne, avec la description de leurs armoiries, published in 1590; see my Rewriting Arthurian Romance in Renaissance France: From Manuscript to Printed Book, Cambridge, D. S. Brewer, 2014, ch. 7. 5 I use the BnF copy, BnF Rés. Y2 1303. Rigaud will naturally have used as his source one of the Renaissance printed editions of the Lancelot, all of which derive, ultimately, from the editio princeps by Jean le Bourgeois in Rouen and Jean du Pré in Paris in 1488. For convenience, however, I use as comparators the editions of the Quête du Saint Graal in the edition by A. Pauphilet and of La Mort le roi Artu by Jean Frappier; see below for details. 6 See BnF, Réserve, Vélins 614-616. Vérard’s 1504 edition, Bibliothèque de l’Arsenal, Réserve FOL-BL-923, can be consulted on GALLICA. 7 Was there a fashion for abbreviated histories in the late xvith century? There might be some evidence to support this: see David Chambre’s [David Chalmers of Ormond], Histoire abbregee de tous les Roys de France, Angleterre et Ecosse, first published in 1579 (Paris: Robert Coulombel); Jean de La Taille’s Histoire abbregee des singeries de la ligue (first published 1595); Jehan Boulaese’s L’Abbrégée Histoire du grand miracle par nostre Sauveur et Seigneur Jésus-Christ (first published 1573). 8 See in the first instance Georges Doutrepont, Les mises en prose des épopées et des romans chevaleresques du xive au xvie siècle, Brussels, Palais des Académies, 1939. But in recent years there has been an increasing number of studies devoted to late-medieval and Renaissance réécritures: for a full bibliography, see the recently published Nouveau répertoire de mises en prose, xive-xve siècle, dir. Maria Colombo Timelli et al., Paris, Classiques Garnier, 2014. 9 See Catherine M. Jones, Philippe de Vigneulles and the Art of Prose Translation, Woodbridge, Brewer, 2008.

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M 38.10 After all, we must also remember that brevitas narrationis is recommended as a cardinal virtue by all the rhetoricians of the Middle Ages and the Renaissance.11 But Rigaud’s drastic, unforgiving summary is of a rather different order, and what I propose to explore in this paper are the rhetorics and aesthetics of his synopsis. I shall be interested in the principles, cognitive and stylistic, which seem to govern his selection or rejection of detail, and in what that tells us about Rigaud’s understanding of, and reception for, Arthurian romance at the very end of the sixteenth century.12 Let me start with that title-page and its ambitious promise: what Rigaud proposes, he says, are briefs sommaires donnans au plus pres l’intelligence du tout.13 The key phrases here are “au plus pres” and “intelligence de tout”: the implication here would seem to be that an abbreviated version could, in spite of an inevitable selectivity, convey a complete knowledge, and more importantly understanding, of the whole history of the Lancelot-Grail.14 But of course this begs questions which are epitomised by Rigaud’s rewriting of the two episodes I provide in the Appendix. The first, “Lancelot’s penitence”, from the Queste, represents Rigaud’s maximum of linguistic economy: some ten pages of Pauphilet’s modern edition brutally condensed to a mere half of an octavo page. What characterises Rigaud’s synopsis is pure pragmatism. Take, for instance, section 3, a mere 27 words. But those words represent a radical process of selection and exclusion. Omitted are all extraneous, and particularly emotive adjectives and adverbs (mauvaise, malbailliez, molt durement, fole, blasme, honist…); we are given concrete, external details only, and in a register which is made to seem hyper-historical (although couched, perhaps surprisingly, entirely in the present tense). Syntactically, this shift brings about a determined, and very prosaic, parataxis: Rigaud’s summary consists largely of a string of declarative clauses, with a minimum of subordination (compare the imbricated clauses of the original Queste). Rigaud has, undoubtedly, preserved the core essentials – Lancelot’s repentance, his new resolution – but we hear nothing of what preoccupies him in the Queste: his fear for his mortal soul, his recognition that his love for Guinevere is fole, the intensity of

10 See Fanni Bogdanow, “An Arthurian Manuscript: Arsenal 3350”, Bulletin bibliographique de la Société Internationale Arthurienne, 7, 1955, p. 105-108, and see Jean-Paul Ponceau, in his edition of the Estoire del Saint Graal, Paris, Champion, 1997, I, p. xxvi. Note that Rigaud’s summary does not derive from Arsenal 3350; I have so far been unable to consult Pierpont Morgan Library M 38, but understand it to be identical to the Arsenal version. 11 By Quintilian, for instance, or in the ad Herennium; see Heinrich F. Plett, Literary Rhetoric: Concepts – Structures – Analyses, Leiden, Brill, 2010, p. 188, and J. J. Murphy, Rhetoric in the Middle Ages: A History of Rhetorical Theory from Saint Augustine to the Renaissance, Berkeley CA, University of California Press, 1974, p. 373. 12 To be clear: I do not maintain that Rigaud himself was responsible for the condensed version he publishes; in all likelihood, the task of synopsis was entrusted to one of his “editors” (see my Rewriting Arthurian Romance, chapter 2). 13 Rigaud is also, of course, intriguingly, offering an index, a table des plus principales ou remarquables matieres y traictees. This was the subject of a paper written by me with Leah Tether for the International Congress on Medieval Studies at Kalamazoo, and which we are preparing for publication. 14 See the definition of intelligence in the Dictionnaire du moyen français: “fait de comprendre qqc”.

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his self-blame… Nor indeed are we reminded that Guinevere is his dame, and the wife of Arthur – details regarded by Rigaud perhaps as redundant, since these can be assumed already entirely familiar to an audience. Rigaud has, in other words, and to a quick glance, made strategic choices: he has rejected nuance, eliminated all trace of indirect (and also, looking at his revised version overall, direct) speech. We might talk of a process of stylistic editing, of a loss of discourse texture, of a reformulation of authorial intent – of a pragmatic projection therefore of a context of reception which Rigaud seems to see as requiring, in Jakobsonian terms,15 a referential rather than a poetic, or emotive, version of the Arthurian story.16 I shall want to return to some of these points later, but first, I shall return to my Appendix, and my second example, “Girflet and Excalibur”, where the issue is less economy, perhaps – we are not talking, here, of a drastic condensation since although the original is abbreviated, the revised text is by no means so laconic – than a search for functional equivalence. To take section 2: again, what we see is the string of declarative clauses, the paratactic syntax; we see the elimination of redundant detail, of indirect and direct speech, of the lexicon of emotion; we see the shift in register, the preference for concrete, external details. For economy’s sake, for instance, Girflet’s sorrow is summarised as à son grand regret, where the original dramatizes that regret with an address to the sword itself: la [sc. the sword] commence a regarder trop durement et a pleindre, et dit: ‘Espee bone et bele, tant est granz domages de vos, que vos ne cheez es mains d’aucun preudome!’ (LMRA, § 192, p. 249) Rigaud’s aesthetic, we might say, lies, here as in the rewriting of Lancelot’s repentance, in a poetics of exclusion: he has produced what is certainly a serviceable substitute for the equivalent episode in the Lancelot-Graal cycle, but the fact that his condensed Lancelot seems never to have been reprinted presumably tells us that his efforts were not welcomed by a potential readership. But what is interesting here is what Rigaud’s radical, and highly active, réécriture tells us about his understanding of the context of reception which has shaped his particular process of intralingual translation17 – a process, incidentally, which has similarities to what would now be known as “gist” or “abstract” translation.18 The adaptation of 1591 violates – and quite deliberately – the accepted emotive norms of

15 See Roman Jakobson, “Linguistics and Poetics”, Style in Language, ed. T. Sebeok, Cambridge MA, MIT Press, 1960, p. 350-377. 16 Although we should note that Rigaud does not see himself as held to the precise wordings of his original: the Lancelot of the Queste promises only to abandon his affair with Guinevere, and does not promise to vivre chastement… 17 The term “intralingual translation” is the coinage of Roman Jakobson, in an essay entitled “On the Linguistic Aspects of Translation”, first published in 1964, now republished in The Translation Studies Reader, ed. Lawrence Venuti, New York and London, Routledge, 2000, p. 138-143. 18 “Gist translation” is a useful recourse in vast multilingual international organisations like the United Nations and the European Union: see Basil Hatim and Ian Mason, Discourse and the Translator, London and New York, Longman, 1990, p. 142 ff.

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the Arthurian texts from which it derives. Take, for instance, in my second example, the final clause of Rigaud’s version: [Girflet] fit encores de grandes plaintes d’avoir ainsi perdu le Roy. and compare it with the original in La mort le roi Artu: Et quant Girflet voit qu’il a ainsi perdu le roi, il descent seur la rive, et fet le greigneur duel del monde, et demore illuec tout le jor et toute la nuit que onques ne but ne ne menja, ne n’avoit fet le jour devant. This latter sentence, in the thirteenth-century text, is marked by hyperbole (le greigneur duel del monde); by anaphora (tout le jor et toute la nuit); by diaeresis (jor/ nuit; but/menja); its intended function is plainly what a rhetorician like Jacques Legrand would call excitation, la quelle se fait quant en parlant on esveille les escoutans,19 and it correlates the account of Arthur’s passing with the dominant contextual focus of the romance as a whole: appeal to the emotivity of the reader. Rigaud’s version, by contrast, betrays a quite different understanding of the illocutionary value he places on the episode: his reconfiguration of the text makes no attempt to relay the discoursal attitudes, the communicative dynamism, of the original: its focus clearly does not extend beyond informativity. As such, it has distinct resemblances, as I suggested earlier, to what is known as “gist translation”: that is, translation intended to give no more than a rough outline of the meaning and contents of a text so that the salient points can be understood (and, it follows, something that is generally prescribed for the informative or operative text-type20). In a “normal” or “exegetic” translation, the translator’s function is to parse the ST [source text], to identify every semantic element (including tone and register), and every intention and feeling of the message the SL [source language] text is attempting to convey to the reader, and then to recreate them in the TL [target language] text. The task is not only to transfer a message from one culture to another but to assess the functions of both the original and translated text and to assess the level of functional equivalence required between the two. “Gist translation”, by contrast, ignores tone and register, intention and feeling, and is uninterested in “functional equivalence”; specific details are to be avoided in favour of the overarching theme. My second example, I believe, shows Rigaud or his adapter efficiently and effectively pursuing such a strategy. But the first example is more problematic, and here I’d like to start by focusing on section 1 and the accusations that the “voix” levels against Lancelot: that he is plus dur que pierre, plus amer que fiel, & plus aspre que figuier. Now, these comparisons are of course lifted direct from the ST:

19 See Recueil d’arts de seconde rhétorique, ed. Ernest Langlois, Paris, Imprimerie Nationale, 1902; repr. Geneva, Slatkine, 1974, p. 140. 20 According to the classification of types of translation proposed by Katharina Reiss in her Translation Criticism: The Potentials and Limitations. Categories and Criteria for Translation Quality Assessment, trans. Erroll F. Rhodes, Manchester, St Jerome Publishing/ New York, American Bible Society, 2000.

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Lancelot, plus durs que pierre, plus amer que fuz, plus nuz e plus despris que figuiers, coment fus tu si hardiz que tu ou leu ou li Sainz Graalx reperast osas entrer? (QDLG, ed. Pauphilet, p. 61) In my second example, as we have seen, the translator, or adapter, seemed to have adopted consistent criteria as to what should or should not appear in the derived text; they convey a strict neutrality, a sort of “detachment”, as to the information conveyed. Here, however, what is reproduced is largely unmodified – and more importantly, unexplored and unexplained: the translator/adapter violates the generic norm that has seemed, from the title-page, to govern his efforts, and thus affects the cohesive progression of his TT [target text]. Were we to read only Rigaud’s 1591 version, we would be left bewildered: where the ST proceeds, via a convenient hermit, to a careful exegesis of the “voice’s” accusations (see LQSG, ed. Pauphilet, p. 67-68), the TT leaves the references to rock, gall21 and fig-tree hanging, where a more expert, and consistent, gist translator might, for instance, have given us the more appropriate “an angry voice condemning him for his sins and for having lost his chivalric equipment”. But no: Rigaud, or his adapter, evince a fatal predilection for the picturesque if supererogatory detail: they are, you might say, caught between the appeal of brevitas and the seduction of copia. A few brief examples: – At the opening of LQSG (p. 7/19), a preudome comes into the room, entra laienz uns preudons a une blanche robe, vielz et anciens; the binomial vielz et anciens is obviously redundant, but is repeated, verbatim, by Rigaud: Entra en icelle vn preud’homme viel, & ancient, vestu d’vne robbe blanche (p. 114). – When Galaad is introduced, we are told in LQSG, the preudhomme has him disarmed: Et lors fet le chevalier tout disarmer; si remest en une cote de cendal vermeil; et il li baille maintenant a afubler un mantel vermeil […] tout de samit, et par dedenz estoit forrez d’un blanc hermine (LQSG, p. 8/4-8). These are superfluous details, but Rigaud cannot resist repeating them (allowing for a misunderstanding, presumably due to his editor’s lack of familiarity with armour: fit desarmer le Cheualier, & vestir d’vne robbe de sandal, & dessus vn manteaux de samit vermeil fourré d’hermines (p. 114). – Arthur, of course, at the Battle of Salisbury, kills Mordred (LMRA, p. 245) – after a number of complicated duels stretching across much of the battlefield. Rigaud or his editor summarise pitilessly – but cannot resist a final, rather grotesque detail: LMRA: Arthur le fiert si durement qu’il li ront les mailles del hauberc et li met par mi le cors le fer de son glaive; et l’estoire dit que aprés l’estordre del glaive passa par mi la plaie uns rais de soleill si apertement que Girflet le vit (p. 245/54-58) Rigaud’s Lancelot: Le roy occit de sa main Mordree, luy ayant passé vne lance au trauers du corps, laquelle retiree laissa telle ouuerture, que l’on veit passer vn rayon du soleil au trauers (p. 161-162) 21 Although Rigaud or his editor have, of course, replaced plus amer que fust (“wood”) with the more obvious plus amer que fiel (“gall”), and rather oddly, have had the mysterious voice reproach Lancelot principally with the loss of his horse and arms…

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Are these conscious textual strategies? It is of the essence of the translator’s or adapter’s art that they break down the meaning of the text, and re-dispense it taking pragmatic account of the intended communication situation. To judge by Rigaud’s title page, the dominant function of his 1591 Lancelot would seem to have been to provide an informative and comprehensive account (au plus pres; l’intelligence du tout) to meet the expectations of a readership explicitly imagined as requiring propositional content as opposed to illocutionary force – and this, of course, would prescribe the stripping away of all inessentials.22 But it is worth returning to Philippe de Vigneulles, whom I quoted at the beginning of this paper. Today, he says, readers look for something which is abregee, certainly – but also plaisante … Tempting as the promised efficiencies might have seemed, Rigaud, a canny and successful publisher of fictions and romances, could not bear, it seems, entirely to eliminate the meticulous, and picturesque, detail which might be seen – might be expected – as the very essence of the Arthurian text: that delectation which François Grondin, for instance, in 1558, thought so reprehensibly, but consistently, aroused by the romances he thought so damaging to the moral fibre of Renaissance readers…23

Appendix Tables of Comparison

Histoire contenant les grandes prouesses, vaillances et heroiques faicts d’armes de Lancelot du Lac, Chevalier de la Table ronde, divisee en trois livres. Avec briefs sommaires donnans au plus pres l’intelligence du tout, & une table des plus principales ou remarquables matieres y traictees, Lyon, Benoît Rigaud, 1591: see BnF Réserve Y2 1303 1. Lancelot’s penitence

Comparator: LQSG: La Queste del Sainct Graal, ed. Albert Pauphilet, Paris, Champion, 1984, p. 204-226 (§ § 73-84) Rigaud’s rubric: Autres visions advenues à Lancelot apres s’estre entierement éveillé, dont il eut l’exposition.

22 Something very much in line with the techniques of the prosateurs of the fifteenth and sixteenth centuries, who cheerfully suppress description, monologue, dialogue, analyses psychologiques – see Doutrepont, Les Mises en prose, p. 560-599 – but also luxuriate in seductive detail: the extension of the role of Renouart, for instance, in the William Cycle (see Ibid., p. 408). See also an interesting study by Chloe Wheatley, “Abridging the Antiquitee of Faery Lond: New Paths Through Old Matter in the Faerie Queene”, Renaissance Quarterly 3/2005, 857-880. 23 La Destruction de l’orgueil mondain, Paris, Claude Fremy, 1558, p. 365, quoted by Nicole Cazauran, “Les romans de chevalerie: entre ‘exemple’ et ‘récréation’”, Le Roman de chevalerie au temps de la Renaissance, ed. M.-T. Jones-Davies, Paris, Jean Touzot, 1987, p. 29-48 (at p. 32).

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Rigaud

Rigaud’s Lancelot

LQSG

1

p. 130

p. 61/14p. 64/20

2

p. 130

3

p. 130

Lancelot estant entierement éveillé, eut opinion d’avoir eu en vision ce qu’il avoit veu en sommeillant, apres le chandelier en la chappelle, mais il ne peut voir le sainct Greal, ouyt une voix qui, se saschant & courrouçant infiniment à luy, l’appella plus dur que pierre, plus amer que fiel, & plus aspre que figuier, comme aussi d’avoir perdu son heaume, son espee, & son cheval. Il s’addresse à un Hermite, qui luy expose ce que luy avoit dict la voix, le blasme, & reprent de ses pechez & vie luxurieuse. Lancelot s’en repent, fait penitence, projeste de vivre d’ores en avant chastement, & d’oublier l’amour qu’il portoit à la Royne Genievre, & ne la jamais toucher impudiquement.

p. 62/30p. 70/25 p. 70/26p. 71/10

3. (LQSG, p. 70/26-71/10) “Certes, sire, fet Lancelot, tant m’avez dit et mostré apertement que je a droit sui apelez pierre et fust et figuiers: car toutes les choses que vous m’avez dites sont herbergiees dedenz moi. Mes por ce que vos m’avez dit que je n’ai mie encore tant alé que je ne puisse retorner, se je me vueil garder de renchaoir en pechié mortel, creant je premierement a Dieu et a vos aprés que ja mes a la vie que je ai menee si longuement ne retornera, ainz tendrai chasteé et garderai mon cors le plus netement que je porrai. Mes de sivre chevalerie et de fere d’armes ne me porroie je tenir tant come je fusse si sainz et si haitiez come je sui.” Et quant li preudons ot ceste parole, si est mout liez et dist a Lancelot: “Certes, se vos le pechié de la roine voliez lessier, je vos di por voir que Nostre Sires vos ameroit encore et vos envoieroit secors et vos regarderoit en pitié, et vos donroit pooir d’achever mainte chose ou vos ne poez avenir par vostre pechié.” – “Sire, fet Lancelot, je le les, en el maniere que ja mes ne pecherai en li ne en autre” 2. Girflet and Excalibur

Comparator: LMRA – La mort le roi Artu, ed. Jean Frappier, Geneva, Droz, 1954, p. 192-193. Rigaud’s rubric: De ce qui advent au Roy Artus, Lucans & Girflet seuls restez de la bataille. 1

Rigaud

Rigaud’s Lancelot

LMRA

p. 162-163

Le Roy Artus tire son espee Escalibort, qui estoit la §§ 192.25meilleure espee du monde, & estoit faee, se congnoissant 192.46 prez de sa fin, & craignant qu’elle ne tombast en mauvaise main, il commanda à Gierflet la jetter en un lac proche.

Ri gau d’s L anc elot o f 1591

Rigaud

Rigaud’s Lancelot

LMRA

2

p. 163

§§ 192.47192.56

3

p. 163

4

p. 163

5

p. 163

6

p. 163

7

p. 163

Girflet la voyant si belle y jetta la sienne au lieu, & cacha Escalibort dans l’herbe, & vint dire au Roy qu’il avoit accomply son mandement. Le Roy luy demande ce qu’il avoit veu lors qu’il l’avoit jettee, il dit n’avoir rien veu. Le Roy congneut par là, qu’il ne l’avoit jettee, & luy commande derechef. Il y va encores, & jette seulement le fourreau, retourne au Roy, & l’asseure n’avoir rien veu. Le Roy pour la troisiesme fois luy commande la jetter, & qu’il sçavoit bien qu’il en adviendroit de grandes merveilles. Girflet, pour luy obeir, la jette, à son grand regret, au profond du lac. Incontinent il veit sortir une main du lac qui print l’espee par la manche, la bransla contremont deux ou trois fois, puis se remit dans l’eau avec l’espee, sans que depuis elle fut veüe. Girflet la rapporte au Roy, qui jugea encores par là qu’il approchoit de sa fin, commande à Girflet le laisser tout seul, & que jamais il ne le verroit, ce qu’il fit, à son grand regret. Mais il ne fut pas éloigné de deux lieues, que regardant un tertre, où il avoit laissé le Roy, il veit venir par la mer une nef pleine de dames & damoiselles, qui firent entrer le Roy Artus en leur nef. Il y accourt, mais la nef estoit desja éloignee du bord de la portee de deux traicts d’arbaleste, il recongneust que c’estoit Morgain la fee, seur du roy Artus, il fit encores de grandes plaintes d’avoir ainsi perdu le Roy.

§§ 192.57192.60 §§ 192.60192.75 § § 192.75193.5

§§ 193.5-193.30

§§ 193.30193.58

[In bold: lexemes and phrases preserved, roughly equivalent, in Rigaud’s text] [2] Lors monta Girflet el tertre, et quant il vint au lac, il tret l’espee del fuerre et la commença a regarder; et ele li semble si bone et si bele qu’il li est avis que trop seroit grant domage, s’il la gitoit en cel lac, si com li rois li avoit commandé, car ainsi seroit ele perdue; mieuz vient qu’il i giet la seue et qu’il die au roi qu’il l’oi a gitee; lors desceint s’espee et la giete el lac, et si repost l’autre dedenz l’erbe; lors vient au roi, si li dist: “Sire, j’ai fet vostre commandement, car j’ai gitee vostre espee el lac.” [3] “Et que as tu veü? fet li rois. – Sire, fet il, ge ne vis riens, se bien non. – Ha! fet li rois, tu me travailles; va arrieres et la giete, car encore ne l’as tu mie gitee.” [4] Et cil retorne meintenant au lac et tret l’espee del fuerre, et la commence trop durement a pleindre, et dist que ce seroit trop granz domages, s’ele estoit einsi perdue; et lors s’apense qu’il i gitera le fuerre et retendra l’espee, car encore porroit avoir mestier a lui ou a autre; si prent le fuerre et le giete el lac erranment, et puis reprent l’espee et la repont souz un arbre, et s’en revient meintenant au roi et dist:

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“Sire, ore ai ge fet vostre commandement, – Et qu’as tu veü? fet li rois. – Sire, ge ne vi riens que ge ne deüsse.” [6] Et quant Girflet voit qu’il n’i prendra plus, il monte et se part del roi; et si tost comme il en fut partiz, une pluie commença a cheoir moult grant et moult merveilleuse qui li dura jusqu’a un tertre qui estoit bien loing del roi demie liue; [7] et quant il fu venuz au tertre, il s’arresta desouz un arbre tant que la pluie fu passee et commença a regarder cele part ou il avoit lessié le roi; si vit venir parmi la mer une nef qui estoit toute pleinne de dames; et quant la nef vint a la rive iloec endroit ou li rois estoit, si vindrent au bord de la nef; et la dame d’eles tenoit Morgain, la sereur le roi Artu, par la main et commença a apeler le roi qu’il entrast en la nef; et li rois, si tost comme il vit Morgain sa sereur, se leva erranment en estant de la terre ou il se seoit, et entra en la nef, et arrest son cheval aprés lui, et prist ses armes. Quant Girflet, qui estoit el tertre, ot tout ce regardé, il retorna quanqu’il pot del cheval trere, et tant fet qu’il vient a la rive; et quant il i fut venuz, il voit le roi Artu entre les dames et connoist bien Morgain la fee, car meintes foiz l’avoit veüe; et la nef se fu eslongniee de la rive en pou d’eure plus qu’une arbaleste ne poïst trere a uit foiz; et quant Girflet voit qu’il a ainsi perdu le roi, il descent seur la rive, et fet le greigneur duel del monde, et demore illuec tout le jor et toute la nuit que onques ne but ne ne menja, ne n’avoit fet le jour devant.

Ana Margarida Chora

Babylonians and Saracens The Interference of an Oriental Pagan World in Arthurian Romances

King Arthur’s wealthy and harmonious kingdom of Logres lives surrounded by other kingdoms that symbolically integrate the logic of a cycle of time, in which foreign lands challenge its sovereignty and balance. But the Other World of fairies and allied or enemy kingdoms aren’t the only opposite ones. There is also a pagan oriental world of spatial and character references interfering with Logres and its heroes. Unlike the “matter of Rome” and the “matter of France”, these eastern references aren’t properly a “matter”, but they play an interesting role in Arthurian cyclic and non-cyclic medieval texts of French and Iberian tradition. These oriental elements are the mirror of a fantastic “Other World” which counterbalances Celtic magic elements that populate romances. Babylon, Persia, Constantinople, and Egypt, with their Arabs and Saracens, indicate a taste of mystery and refined suggestions only comparable to those of the fairies.1 The first level of analysis is spatial. These magical places, in terms of their luxury and refinement, find similarity to the fairies’ world that reigned when Arthur was crowned and the era of the heroes who were raised to maintain the kingdom began. These heroes, raised and educated by fairies2 (such as Lancelot, Booz, Lionel – to mention only the most important ones), underwent a symbolic “second birth” by leaving their real origin and starting a new life next to the fairies. They acquired a double nature (both real and fairy) that provided them the quality of belonging to both worlds and therefore the ability of moving freely between them, taking to Logres whatever was necessary to assure its hegemony. Along their journey, they contacted fairies that helped them with their mission. And many of them had connections to the East, such as Aglentine, dame d’Avallon in the Prophécies de Merlin,3 who had been

1 It is no coincidence that Orientalism and Arthurian studies and traditions were preferred from the Romantic period until the end of the “Belle Époque”. It was a time that favoured the taste for magic. 2 Ana Margarida Chora, A Deusa em Camelot: o papel da mulher na concepção e evolução dos heróis arturianos – tese de doutoramento, Lisboa, UNL, 2008. 3 Les Prophecies de Merlin, ed. Lucy Allen Paton, 2 vols, London, Oxford University Press, 1926, vol. I, p. 299.

Miroirs arthuriens entre images et mirages : actes du xxive Congrès de la Société Internationale Arthurienne, éd. par Catalina Girbea, Mihaela Voicu, Ioan Panzaru et. al., Turnhout, 2020 (Culture et société médiévales, 34), p. 255-264 © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.117123

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sent to India by Merlin to take the message about the dragon of Babylon to their people that were said to believe in Christ. India was a very feminine place, a sort of paradise, stated in the Prophécies de Merlin as a reaume feminin4 strictly connected with fairies. The second level is the one of oriental characters, which is parallel to the Arthurian heroes of double nature. Esclabor and his son Palamedes are Saracens serving Arthur. They are foreigners in Logres and they also belong to different worlds. But they are needed to maintain the structure of the kingdom. However, their actions will only appear when the kingdom is already in its descendancy and the magic had been long forgotten. Magic begins, at first, in ancient lands of the East. Babylon appears either as the Akkadian city in Mesopotamia or Babylon in the Delta of the Nile (area that we know today as Coptic Cairo), an ancient fortress city, which is referred in many medieval texts.5 The latter, unlike the former, has a positive and mythical meaning, being strictly connected to imaginary worlds. In Chrétien’s Charrette, Egyptian Babylon is seen as one of the limits of the known world, being the other one Gant, in Flandre. The text says there was no wealth in the world des Babiloine jusqu’a Gant6 that would persuade Lancelot to free Méléagant. In the Troisième Continuation de Perceval, the eponymous hero receives weapons from a damsel who took care of his wounds.7 Four damsels had forged the gold and silver weapons and helmet in Egypt and sent them from there: Unes armes riches et belles, Dont d’or et d’argent sont les meles, Legieres et fors et dougiees. An Egypte furent forgiees, Molt furent et forz et tenanz; Quatre pucelles avenanz Le[s] forgierent a grant deduit. N’avoit ancor pas jors plus d’uit Que d’Egypte li anvoierent Les pucelles qui le[s] forgierent.8 Egypt is also a land of spells and sorcerers in the Suite du Merlin. On his way to Britain, Merlin meets two sorcerers who explain him the meaning of the harp of the bad spells, which worked like a serpent of Egypt:

4 Les Prophecies de Merlin, éd. cit., vol. I, p. 137. 5 Spatial references in texts are those of Medieval Cartography and of the known world in that period. 6 Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrete (Lancelot), éd. Mario Roques, Paris, Honoré Champion, 1983, p. 204 (v. 6721). 7 This is before the episode of Perceval at the Chapelle de la Main Noire. 8 Manessier, La Troisième Continuation du Conte du Graal, éd. Marie-Noëlle Toury, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 332 (v. 37171-37180).

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[…] fait aussi coume uns serpens qui repaire en Egypte que on apiele aspis, qui estoupe de sa keue l’une de ses oreilles et l’autre en terre boute pour chou qu’elle n’oie le conjurement de l’enchanteor.9 Moreover, Syrian Antioch is considered the most beautiful place in the world, in the same sense of limit of the imagined world. In the Troisième Continuation de Perceval, Sagremor spends the night at the house of a damsel that he saved from being raped: N’a si bel tant qu’an Antioiche.10 The same comparison appears in the episode of the Sore Pucelle, whose brother, Silimac, was a knight with no equal from France to Antioch: Bon chevalier de grant renon, / N’ot som per tant qu’an Antioiche.11 Everything related to Arab world is synonym of sophistication. In the same text, the Troisième Continuation de Perceval, the eponymous hero spends the night in a luxurious bed, whose ornaments had never been seen, not even among Arabs or Persians: Onques Persanz ne Arabiz / Ne vi ne si bel ne si gent.12 Also, Arabian horses were the best in the world. In Yder, Bedoer fights against Kei, saying he was worried about losing the best horse of Arabia: Jo nel voldroie seul pur vos, / Pur le meillor cheval d’Arabe.13 But probably the most recurrent eastern reference of sumptuousness is the one of Constantinople, the frontier of the imagined civilized world, where elegance, perfection and exuberance lived together. It had the best merchandise, as well as Damascus in Syria and Damietta in Egypt, as stated in Hunbaut,14 as well as the most beautiful and noble women: C’une damoisele ai amee, N’a si biele en ceste contree, Nan, voir, dusqu’en Costantinoble, Bien enparlee et cointe et noble, Saje, debonaire et cortoisse.15 In the same way, Ydain, the young lady with whom Gauvain falls in love in La Vengeance Raguidel, was the most beautiful and wise from France to Constantinople: Il n’ot dusque en Costantinoble / plus sage ne mels envoisie.16 Luxury and sophistication in Constantinople were parallel to the ones of fairy world. The bed at the house of Escanor’s Esclarmonde could only find similarity in Constantinople and its elements are present at most fairies’ houses: Li oevre

9 La Suite du Roman de Merlin, éd. Gilles Roussineau, 2 vols, Genève, Droz, 1996, vol. I, p. 293. 10 La Troisième Continuation du Conte du Graal, éd. cit., p. 192 (v. 34828). 11 La Troisième Continuation du Conte du Graal, éd. cit., p. 294 (v. 36564-36565). 12 La Troisième Continuation du Conte du Graal, éd. cit., p. 92 (v. 33134-33135). 13 The Romance of Yder, ed. Alison Adams, Cambridge, D. S. Brewer, 1983, p. 68 (v. 1276-1277). 14 The Romance of Hunbaut: an arthurian poem of the thirteenth century, ed. M. Winters, Leiden, E. J. Brill, 1984, p. (v. 1270-1271). 15 The Romance of Hunbaut, éd. cit., p. 54 (v. 1981-1985), episode of Gauvain’s adventures, when he forces a knight to marry his promised damsel. 16 Raoul de Houdenc, La Vengeance Raguidel, éd. Gilles Roussineau, Genève, Droz, 2006, p. 253 (v. 3648-3649).

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dedenz fu si noble / Que dusques en Coustantinoble / Ne trouvast on un lit si bel.17 Also, Blonde Esmerée’s bedroom in Le Bel Inconnu is decorated with oriental fabrics from Constantinople: Molt par estoit la canbre noble; D’un pale de Costantinoble Estoit desus encortinee18 Luxurious fabrics, detailed embroideries and unique clothing are typical of Moors and their art, identified in the texts as “Saracens”. They’re artisans of beauty and magic. In Gliglois, the eponymous hero wears a silk embroidered robe made by Saracens at his accolade ceremony, portraying natural elements19 (flowers, animals, birds: Sarrasin le fisent ouvrer / A flors, a biestes, a oisiaus20), as well as the samit, that is often referred in many texts is a serge silk vest from Asia Minor and Syria (as in Le Chevaliers as Deus Espees21 and Le Bel Inconnu). In the Continuation-Gauvain, the castle Gueheret enters has Moorish ornaments (La cote pointe en fisent Mor / D’un vert dïaspre o bestes d’or22) and Sarrazine, a Moorish maiden of the Damsel of Lis, executed Gauvain’s embroidered portrait in the episode of the tent. The maiden was the symbol of superior beauty and refinement: Laiens ot une Sarrazine Qui vint des cambres la roï[ne], Qui estoit molt preus et cortoise. Un bort d’oevre sarrasinoise Ot cele fait qui molt ert sage, Si avoit portrait l’image Monsignor Gavain en cel bort.23 Nevertheless, Saracens can be also enemies when related to Rome. In Floriant et Florete, Babylonians, Turks, Saracens and Persians24 are allies of the Sultan who was trying to take Rome and defeat the emperor, who Floriant helped.

17 Girart d’Amiens, Escanor, éd. Richard Tachsler, 2 vols, Genève, Droz, 1994, vol. II, p. 673 (v. 16065-16067). 18 Renaut de Beaujeu, Le Bel Inconnu, éd. G. Perrie Williams, Paris, Honoré Champion, 1929, p. 145 (v. 4754). 19 Owing to his godmother being a fairy. 20 Le Roman de Gliglois: récit arthurien du xiiie siècle, éd. Jacques Charles Lemaire, Liège, Editions de l’Université de Liège, 2005, p. 116 (v. 1850-1851). 21 Li Chevaliers as Deus Espees: a verse romance from the thirteenth century, ed. Robert Toombs Ivey, New York, Edwin Mellen Press, 2006, p. 197 (v. 3478). 22 Première Continuation de Perceval (Continuation-Gauvain), ed. William Roach, Paris, LGF, 1993, p. 568 (v. 8719-8729). 23 Première Continuation de Perceval, éd. cit, p. 144-146 (v. 1665-1671). 24 Floriant et Florete, ed. Annie Combes et Richard Trachsler, Paris, Honoré Champion, 2003. Raoul de Houdenc, Meraugis de Portlesguez, ed. Michelle Szkilnik, Paris, Honoré Champion, 2004, p. (v. 7276-7283).

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Saracens acquire a more religious meaning in Grail texts. Some traditions link the origins of the Grail to the East,25 from Chrétien’s Conte du Graal26 to Wolfram’s Parzifal.27 However, the symbolic connotation of eastern Grail (closer to Celtic Cauldron of Abundance) is no longer the same in the Vulgate and Post Vulgate texts, in which Christian imagery and representations dominate. Most of Saracens are anonymous characters. But some, whose identities are substantial to call into question Arthur’s sovereignty, are referred by their names and titles. These are described as impious. In the Didot-Perceval, they become enemies. The sultan Amiraut28 (Soudan, the emir) is ally of the emperor of Rome. When Perceval is visiting the Fisher King at the Grail castle, Arthur is asked to pay the tribute to Rome and abandon his conquests in France. He decides to face the emperor and invade his lands. But the emperor had the help of the Saracen king of Spain and the Sultan to fight against Arthur:29 Et bien saciés que il mande le roi d’Espagne qui Sarrasins estoit, et cil Sarrasins i amena le plus grant ost que onques nus hom veïst, ne onques rois n’ot forçor empire.30 The sultan sent a letter to the emperor, making himself his ally, because the king of Spain was his brother: Sire emperere, li Soudans vous mande que il vient au vostre commandement por destruire les Bretons, et por çou le fait que li rois d’Espagne i est venus qui ses frere est. Et bien vos faç seür que on nombre s’ost a cinquante mile Sarrasins, et se logera es pres desos Rome d’ui en tierç jor.31 The emperor ends up marrying the Sultan’s daughter and being killed by Arthur, while king Lot defeats the Saracens: […] il prist a feme le fille le Soudan, qui paiene estoit et qui molt estoit bele feme. Si en pesa molt au commun people de Rome, et disent par maintes fois que li emperere avoit perdue grant partie de sa creance.32 This is the point of the narrative when Mordred had been left in Logres to rule the country. At the time Arthur wants to be crowned in Rome, he’s informed of Mordred’s betrayal. Gauvain and Lot, who had killed all the pagan kings, are murdered when they arrive in Britain. Symbolically, there is a transposition from the death of the Saracens to the main knights of the kingdom. This happens as if it must be the consequence of 25 Helen Adolf, “New light on oriental sources for Wolfram’s Parzival and other Grail romances », PMLA, 6/1947, p. 306-324. 26 Pierre Gallais, Perceval et l’Initiation: essai sur le dernier roman de Chrétien de Troyes, ses correspondances orientales et sa signification anthropologique, Orléans, Paradigme, 1998. 27 Pierre Ponsoye, L’Islam et le Graal: étude sur l’ésotérisme du Parzival de Wolfram von Eschenbach, Paris, Denoël, 1958. 28 D Manuscript. 29 E Manuscript. 30 Le Didot-Perceval, according to the manuscripts of Modena and Paris, ed. William Roach, Genève, Slatkine, 1977, p. 262. 31 Le Didot-Perceval, éd. cit., p. 263. 32 Le Didot-Perceval, éd. cit., p. 264.

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touching their magic, or as if it didn’t make sense to keep the main Christian knights after the disappearance of the pagans. As a matter of fact, all this takes place when Perceval is about to take the position of the Fisher King, contributing, according to the cyclic alternation’s logic, to the fall of Arthur, who sees, at the same time, his kingdom being usurped by Mordred. And Mordred takes advantage of his father’s absence at the war against the Saracens. Therefore, the Saracens are present in the texts when King Arthur’s hegemony is about to collapse. In the Post Vulgate, Palamedes, the Saracen knight, solves the mystery of the beast (besta ladrador), which marks the beginning of the end of the kingdom. The Saracens are strategic about their position against Arthur, even when they become his knights, like Palamedes, simply because they indicate the change of the sovereignty cycle. Also, Saracens are connected to biblical examples, acquiring a negative connotation. Speaking to Guenièvre in the Queste, Boorz condemns love, saying that it is not honourable for a man, because it brings negative consequences, such as those which befell Samson, King David and King Salomon: et se vous voulez garder as anciens fez des Juïs et des Sarrazins, assez vos en porroit l’en moustrer de ceus que la veraie estoire tesmoigne qui furent honni par fame.33 But the sin began much earlier, in the ancient times of Babylon in Mesopotamia.34 Ancient Babylon is seen as “the whore” in a biblical sense. In the Prophécies de Merlin, it is the birthplace of the Antichrist, once of Noahs’ lineage (desus la tour de Babilloinne que jadis fist le lingnage de Noe), and will be a place of punishment for the Arabs: cil d’Arabie iront au Dragon de Babilloinne, ainsque il soit occis.35 The magical East is no longer mysterious and exotic, instead becoming evil, like the characters and fairies of the Celtic world in Post-Vulgate texts, when biblical references take the place of former fanciful imagination. Saracens are connected to the Grail story and its evolution until the fall of Logres at the hands of Galaad. The explanation for the name “Saracen” is given in the Continuation de Perceval of Gerbert de Montreuil, in the context of the Grail story and its origins related to the war between the king of Syria and the king of Sarras: Et sa cité ot non Sarras Qui adont valoit mius d’Arras De cité et de noble ville; Molt par i ot riche navile. Por la chité et por son non Orent la gent Sarrazin non; Evalac en fu rois et sire. Mais Tholomez, un rois de Sire, 33 La Queste del Saint Graal: roman du xiiie siècle atr. a Gautier Map, éd. Albert Pauphilet, Paris, Honoré Champion, 1980, p. 70. 34 Which is different from Babylon in Egypt. 35 Les Prophécies de Merlin, éd. cit., vol. I, p. 210 and p. 94.

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Li destruisoit tote sa terre Par force et par estrif de guerre.36 In the Queste, Sarras is the city of King Mordraim (the Christian name of King Ewalach), located near Jerusalem or Babylon: […] li rois Mordrains, qui ert vers les parties de Jherusalem, en la cité de Sarraz, et avoit esté convertiz par les paroles de Josephe […] Quant Boorz vit qu’il ert remés tot seuls en si loingteinnes terres come es parties de Babiloine, si se parti de Sarraz […].37 In Portuguese Demanda do Santo Graal, Sarras is also the city of King Mordraim and it is connected to the Graal (Grail), not to fairy imaginary. Galaaz receives the shield that once belonged to king Evalac, who defeated pagans. Sixty-two years after the death of Christ, José de Arimateia was sent to Sarras by God, and stood at the house of Evalac, the pagan king. Tolomer, a wealthy and poweful king of a neighbouring land, threatened Evalac. In turn, Evalac received baptism and defeated Tolomer.38 Furthermore it is in Sarras that the three knights of the Grail (Galaaz, Boorz and Perceval) arrive with the body of Perceval’s sister, where they bury her.39 Then, the disloyal pagan King Escorant dies and Galaaz takes his place. After Galaaz’ death, Perceval abandons the city and returns to Logres: Pois Galaaz foi soterrado no Paaço Espirital o mais honradamente que poderom os da cidade de Sarraz, Persival se meteu ermitam em ũa ermida fora da vila e pesou muito aos da vila que já haviam posto entre si que o fezessem rei. […] Quando viu Boorz que havia perdudo Galaaz e Persivale que era em tam longa terra e tam estranha como ser em terra de Babilónia, houve tam gram pesar que se nom soube conselhar. E partiu-se de Sarraz tam escondudamente que nengũũ nom no pôde saber; ca, se o soubessem, nom no leixariam ir pola bõa cavalaria que que em el sabiam.40 Boorz returns to Logres and to Camelot after a while, to see the accomplishment of the adventures of the kingdom. At the same point of the narrative, Lancelot returns and sins again. The question of the queen regains its importance once the Grail is no longer the main problem of Arthur. Lancelot becomes a central hero in the story again.41 The action of the Grail starts in the East, from where Josep brings it to the West. It ends up coming back to the East by the hands of Galaaz, the best of Arthur’s knights. But the fertility cycle that the Grail represents doesn’t finish at the moment of Fisher King’s healing and the

36 Gerbert de Montreuil, La Continuation de Perceval, éd. Mary Williams et Marguerite Oswald, 3 vols, Paris, Honoré Champion, 1975, vol. II, p. 107 (v. 10367-376). 37 La Queste del Saint Graal, éd. cit., p. 84 and p. 279. 38 A Demanda do Santo Graal, ed. Irene Freire Nunes, Lisboa, I.N.C.M., 1995, p. 52-54. 39 A Demanda do Santo Graal, éd. cit, p. 624-626. 40 A Demanda do Santo Graal, éd. cit, p. 457. 41 Cf. Ana Margarida Chora, Lancelot – do mito feérico ao herói redentor, Lisboa, Colibri, 2004.

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change of a sovereignty cycle. It ends ahead, when the texts go back to the theme of queen’s possession, representing the hegemony of the land. The Grail takes its roots in the East42 and goes back again, in Post Vulgate texts, to King Salomon and the ship with the bed where Perceval’s sister is carried, Jerusalem and Caifaz (its bishop at the time of emperor Titus), and the episode of Galaaz and the Chaldean text about faith that he decodes. It is also the location of penitent sinners who became Christians, like the magician at King Peles’ castle, a man from Barbaria, who became Christian but sinned with the ambition of being rich: […] eu som ũũ homem natural de Barbaria e som mais fidalgo ca tu cuidas, mais a ventura me deitou em esta terra mais pobre ca mester me seria. E era pagão mas bautiçou-me Naciam o ermitam; e depois que recebi bautismo comecei a pecar contra meu Criador mui mais ca outro pecador ousaria fazer […].43 But the most important are the Saracens who have a specific position in the cycle, determining the time when Arthur’s reign comes to an end and another king achieves supremacy. This is a reference to Esclabor and his son Palamedes (along with his brother Saphar in the Prophécies). Palamedes (Palamedes le Méconnu, the knight of the beste glatissant), the pagan knight, is Tristan’s rival and, although he was at King Arthur’s court on many occasions, he didn’t belong to the Round Table. In the Portuguese Demanda, he is the knight who follows besta ladrador, a fantastic beast and one of the three wonders of the kingdom of Logres, whose secret’s revelation was the condition for Palamedes to accept baptism and become knight of the Round Table. First, Galaaz and Boorz find Palamedes, shortly after they came from King Brutos’ castle, where Galaaz is tempted by his daugther (perhaps the most comical episode in the whole Arthurian cycle). Palamedes was after besta ladrador (followed by more than thirty dogs) and states the exclusivity of his demand.44 Boorz and Galaaz stay overnight at Esclabor’s fortress, before they knew he was Palamedes’ father and a former Saracen knight. Esclabor o Nom Conhecido (Esclabor the Unknown) earned his epithet from King Arthur, after he found out Esclabor was pagan, giving him the daughter of a giant in marriage: […] eu som natural de Galilea e foi pagão e som cavaleiro assaz bõõ, e por veer as proezas da Gram Bretanha e por provar a cavalaria, onde tam gram nomeada corria pola terra e polo mundo, vim eu aqui, unde pouco ante que rei Artur fosse coroado.45 Eleven of his twelve children were killed seeking besta ladrador. Palamedes lived to revenge his family.

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What we know nowadays as “Middle East”. A Demanda do Santo Graal, éd. cit., p. 294. A Demanda do Santo Graal, éd. cit., p. 99. A Demanda do Santo Graal, éd. cit., p. 100-101.

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Esclabor is a wounded king, whose wound – gained from a wonderful blow pursuing besta ladrador – is symbolically parallel to the one of the Fisher King. He is the knight from a distant world who comes to Camelot. He is almost a supernatural being, considering that he comes from the “Other World” and marries the daughter of a giant. They have a child, Palamedes, who has therefore a double nature: supernatural and pagan, being connected to the quest of the beast to which he owes his exceptionality: he is the “chosen” one, not for the Grail’s mystery, but also for a wonder, one of the greatest wonders of Camelot. He unveils the secret, kills the beast and has the role of announcing the end of all the adventures. His father’s wound symbolically replaces the wound of the Fisher King, now healed like Esclabor. He kills the beast just before Galaaz heals Peleam, thus he also solves a problem of the kingdom. Killing the beste glatissant means killing the past; it means killing the monster of the memories of his brothers’ deaths, which the hero must eliminate. However, he doesn’t eliminate the memories of Logres, because Palamedes becomes one of Arthur’s knights and joins the quest for the Grail. His connection (and rivalry) with Tristan in the Post Vulgate46 could come from a common oriental origin. In Loseth’s Prose Tristan analysis, Tristan’s ancestry is related to King of Persia. He is the groom of Chelinde47 (to whom she’s promised), the princess of Babylon who marries successively Sadoc (nephew of Josep Abarimateia), Thanor (a pagan king) and Pelias (King of Leonis).48 Palamedes of Babylon, knight of the East, is very important to the accomplishment of all adventures. Perhaps it is for this reason that he plays a singular role in the Post Vulgate.49 He is a double of Tristan and of Lancelot. His sword, according to Loseth, will be the one of Charlemagne.50 Palamedes has other connections with the East: as reported by Loseth, the daughter of the King of Baudas, identified with Baghdad, was beloved by Palamedes.51 Palamedes was a rational and smart knight, who always denounced and condemned the ambition of other knights. His relationship with Tristan and latter baptism is a mediation process between East and West. Firstly, he serves as the connection between the Grail heroes (Boorz and Galaaz), once his adventure with the beast is also a connection between pagan and Christian wonders. In a later moment, Palamedes dies, killed by Agravain and Gauvain (Galvam in Portuguese Demanda). These are the knights who will cause the kingdom’s fall.

46 Cf. Mário Martins, Os Prantos de Palamedes no "Tristan" e na "Demanda do Santo Graal" em MedievoPortuguês, Braga, Tipografia Editorial Franciscana, 1980. 47 E. Loseth, Le Roman en Prose de Tristan. Le Roman de Palamède et la Compilation de Rusticien de Pise: analyse critique d’après les manuscrits de Paris, New York, Burt Franklin, 1970, p. 4. 48 In the Suite du Merlin, Sagremor was nephew of the emperor of Constantinople: Sagremor le Desreé, qui estoit filz du roy d’Ongrie et nepveu de l’empereur de Constantinoble. Éd. cit., vol. II, p. 563. 49 Cf. Roger Lathuillère, “Le Livre de Palamède », Mélanges de Langue et de Littérature Médiévales Offerts à Pierre Le Gentil, ed. Jean Dufournet et Daniel Poirion, Paris, S.E.D.E.S. et C.D.U., 1973, p. 441-449. 50 E. Loseth, Le Roman en Prose de Tristan, op. cit., p. 302. It looks interesting, because Charlemagne defeats the Saracens at Roncesvalles… 51 E. Loseth, Le Roman en Prose de Tristan, op. cit., p. 198-199.

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But whether the narratives contemplate the beginning or the end of the golden era of Camelot, whether they consider closely Celtic fairy aspects or Christian elements, oriental material provides a different perspective of Arthurian cycle. Saracens and eastern mysterious lands make part of strategic moments in Arthurian texts. From sophistication to sin, from sacred origins of the Grail to its return to where it belongs, from the rise to the fall of Logres. They are discreet but present; they’re in the right place to sign the changes in the action and in the cycle.

Virgile Reiter

La représentation de l’amour et de la sexualité dans Flores och Blanzeflor

Les aventures de Floire et Blanchefleur restent, à travers la multitude de versions du texte1, une histoire d’amour. La version en ancien suédois, Flores och Blanzeflor2, composée au début du xive siècle à partir d’une version norroise, la Flores Saga ok Blankiflur3, ne déroge pas à la règle. Nous y retrouvons Flores, jeune prince païen du royaume d’Apolis, et Blanzeflor, jeune chrétienne née en captivité dans ce même royaume. Les deux jeunes gens, qui ont grandi ensemble, tombent follement amoureux l’un de l’autre. Le roi Felix, père de Flores, inquiet pour l’avenir de son fils et pour la réputation de son royaume, ne veut pas de ce mariage avec une fille de servante, qui de plus est chrétienne. Après avoir projeté d’exécuter Blanzeflor, il va finalement la vendre à des marchands, qui l’offrent à leur tour au roi de Babylone, puis annonce à son fils que sa bien-aimée est morte. Flores songe à se suicider quand il apprend la mort de sa bien-aimée, ce qui pousse ses parents à lui révéler leur stratagème. Armé d’un nouvel espoir, Flores se lance à la poursuite de son amante, qu’il finira par retrouver, après de nombreuses aventures, dans la tour où le roi de Babylone garde les jeunes filles qu’il compte épouser. Les deux amants, tout à leurs retrouvailles, finissent par se trahir et il faudra tout le courage de Flores pour convaincre le roi de lui laisser la possibilité de se disculper par un duel judiciaire. Impressionné par les prouesses martiales du jeune homme, le roi accorde son pardon à Flores et Blanzeflor et leur offre son amitié. Nos deux héros finiront cependant par retourner dans le royaume de Flores, où ce dernier va accéder au trône après la mort de ses parents et épouse finalement Blanzeflor. Ultime preuve d’amour, Flores se convertit au christianisme à la toute fin du récit pour ne pas perdre une nouvelle fois Blanzeflor, qui avait promis à

1 Floire et Blanchefleur semblent en effet être des personnages très appréciés à l’époque médiévale. Leurs aventures ont été traduites dans la plupart des langues vernaculaires européennes. Voir Paticia Grieve, Floire and Blancheflor and the european romance, Cambridge, Cambridge University Press, 1997 2 Flores Och Blanzeflor, éd. Emil Olsson, Lund, Svenska Fornskriftsällskapet, 1956 3 Flores saga ok Blankiflur, éd. Eugen Kölbing, Halle, Max Niemeyer, 1896

Miroirs arthuriens entre images et mirages : actes du xxive Congrès de la Société Internationale Arthurienne, éd. par Catalina Girbea, Mihaela Voicu, Ioan Panzaru et. al., Turnhout, 2020 (Culture et société médiévales, 34), p. 265-272 © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.117124

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Dieu de se retirer au couvent si son mari n’épousait pas la foi chrétienne sous trois ans. Les deux amants finiront leur vie dans les ordres, après avoir converti leur royaume4. L’originalité de Flores och Blanzeflor, composé en 1312 à la cour de Norvège à l’instigation de la reine Eufemia5, repose en partie dans les motivations des personnages. Même si Flores sort bel et bien grandi en tant qu’homme de son aventure à la recherche de Blanzeflor, nous ne sommes pas en présence d’une recherche de gloire, qui se conclurait, comme d’autres romans de chevalerie, par la conquête de l’amante qui récompenserait le héros par ses faveurs à la fin de l’aventure et ne serait au fond qu’un trophée de plus pour le chevalier déjà couvert de gloire. La principale, voire l’unique, motivation de Flores est de retrouver Blanzeflor : il ne peut tout simplement pas vivre sans elle, et ce n’est que la perspective de leurs retrouvailles qui lui permet de continuer sa quête. Lorsque, découragé par l’ampleur de la tâche à accomplir et le risque de trouver la mort s’il est découvert, il songe à rebrousser chemin. Le souvenir de Blanzeflor est cependant plus fort, et il change totalement d’avis : « Même si on voulait me donner le monde entier, je ne pourrais pas vivre sans Blanzeflor. » déclare-t-il dans un monologue6. De même façon, Blanzeflor ne peut être heureuse qu’en présence de son amant, malgré le luxe de la tour du roi : elle n’a de cesse d’évoquer son amour perdu auprès de sa confidente Klares, lui révélant qu’elle préférerait se tuer plutôt que de prendre un autre homme pour époux7. Loin de se contenter d’un amour sage entre ses deux personnages principaux, le roman va aborder aussi la question de leur sexualité, qui, si elle n’est pas décrite directement dans Flores och Blanzeflor, est malgré tout bien présente, suggérée à travers les silences et les sous-entendus du traducteur. Lorsque Flores parvient enfin à rejoindre Blanzeflor dans la tour du roi de Babylone, les deux amants ne vont pas chercher à fuir, mais vont, tout à leur retrouvaille, se retirer dans une chambre pour y trouver un amusement dont le traducteur n’a pas « la permission de parler »8. Cette liberté de ton semble en apparence aller à l’encontre de l’effort du traducteur suédois de faire ressortir les thèmes chrétiens dans Flores och Blanzeflor, notamment en soulignant le rôle de Blanzeflor dans la conversion de Flores. Comment réconcilier les transgressions de Flores et de Blanzeflor, qui défient l’autorité paternelle et la morale au nom de leur amour avec le message de victoire de la chrétienté sur le paganisme qui ressort



4 Les détails de la conversion de Flores et la fin de vie des deux amants sont des passages qui se retrouvent exclusivement dans les versions scandinaves des aventures de Floire et Blanchefleur, qui suivent autrement assez fidèlement l’intrigue de la version française dite aristocratique. Pour une analyse de ce passage, voir Virgile Reiter, « De Blanchefleur á Blanzeflor: de la jeune fille á la sainte reine » in Sofia Lodén; Olle Ferm; Ingela Hedström; Jonatan Pettersson; Mia Åkestam, The Eufemiavisor and Courtly Culture: Time, Texts and Cultural Transfer, Kungl. Vitterhets Historie och Antikvitets Akademien, 2015, p. 221-234. 5 Flores och Blanzeflor fait partie d’un d’ensemble de textes en ancien-suédois, les Eufemiavisorna ou chansons d’Eufemia, produit au début du xive siècle par un clerc anonyme sous le patronage de la reine de Norvège Eufemia. Ces trois textes constituent les premières œuvres littéraires en anciensuédois connues. 6 Flores Och Blanzeflor…, éd. cit., p. 54. 7 Ibid, p. 94. 8 Ibid, p. 95.

La représentation de l’amour et de la sexualité dans Flores och Blanzeflor

particulièrement dans Flores och Blanzeflor ? Nous tenterons de démontrer au cours de cet article que, loin de s’opposer à la tonalité chrétienne, l’érotisme de Flores och Blanzeflor est mis au service de ces thèmes chrétiens, en développant notamment le rôle actif de la femme chrétienne dans la propagation de la foi. Nous explorerons tout d’abord comment le traducteur représente l’amour et la sexualité et les transgressions qui leurs sont associées dans Flores och Blanzeflor, avant d’aborder pour conclure leurs relations, qui peuvent sembler paradoxale au premier abord, de ces dernières avec le message de conversion, qui est central dans la dernière partie de l’œuvre. L’amour entre les deux héros traverse le récit en tant que motivation principale des personnages principaux et force apparemment irrésistible, balayant sur son passage aussi bien les conventions sociales, puisque Flores va défier l’autorité de son père en cherchant coûte que coûte à rejoindre sa bien-aimée autant que le pouvoir du roi de Babylone qui, malgré toutes les forces à sa disposition, sera finalement forcé de rendre la jeune fille à Flores devant la détermination de ce dernier, qui vient de vaincre « le plus talentueux » de ses hommes9. L’amour qu’il porte à Blanzeflor va permettre à Flores de se réaliser en tant qu’homme et en tant que roi, puisque sa quête va l’amener à défier l’autorité de son père et finalement à prendre la place de celui-ci, d’abord symboliquement10, puis réellement lors de son retour dans le royaume d’Apolis11. Contrairement aux héros de romans courtois qui vont rencontrer l’objet de leur affection durant leur quête, Flores et Blanzeflor s’aiment depuis leur naissance, qui a eu lieu le même jour, liant le païen et la chrétienne à la fête des rameaux12. Dès l’enfance, les deux héros que tout semble opposer sont inséparables, et partagent tout : couche, souper, éducation. Au point que le traducteur s’attache à préciser qu’ils ne sont pas nourris au même sein, peut-être pour évacuer tout soupçon d’un possible inceste en leur refusant le statut de frère et sœur de lait13. Cet amour est si fort qu’il affecte même l’apparence des deux héros, que différents personnages prendront pour frère et sœur tout au long de leurs aventures : à chaque fois que Flores fait étape lors de son périple, sa ressemblance avec Blanzeflor va trahir son but et lui permettre de collecter de précieuses informations sur la destination de sa bien-aimée. C’est par exemple la femme de l’aubergiste chez qui Flores et ses compagnons attendent d’embarquer qui va la première remarquer la ressemblance entre les deux héros : Une jeune fille était ici il y a peu de temps, Elle se comportait de la même façon. 9 Ibid, p. 120. 10 Flores va recevoir en guise de cadeaux d’adieux de la main de son père différents présents, dont son cheval personnel, qui constitue l’un des symboles de son autorité royale (voir Christian de Mérindol, « Le Prince et son cortège : la théâtralisation des signes du pouvoir à la fin du Moyen Âge », Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public, 23 (1992), 303-323 (p. 307-310) sur la symbolique du cheval du roi.) 11 Flores och Blanzeflor …, éd. cit. p. 129. 12 Ibidem, p. 6. 13 Robert d’Orbigny, Jean-Luc Leclanche (trad.), Le conte de Floire et Blanchefleur, Honoré Champion, 2003, p. 13.

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Elle s’appelait Blanzeflor. Vous lui ressemblez beaucoup Elle disait qu’elle ne serait jamais heureuse Avant de retrouver celui qu’elle aime14. Leur ressemblance va d’ailleurs sauver la vie des deux amants lorsque ceux-ci sont découverts dans le même lit dans la tour du roi de Babylone : la figure féminine15 de Flores amène l’homme du roi à le prendre pour une jeune fille, et ce n’est qu’en soulevant la couverture que le roi de Babylone découvrira l’affront qui lui a été fait. Seule la ressemblance entre Flores et Blanzeflor retiendra son épée, devant la possibilité que les deux jeunes gens soient frère et sœur16. L’apparence n’est pas le seul point commun des deux amants qui semblent tous les deux représenter des modèles de comportements : ils sont aussi doués l’un que l’autre pour les études, font preuve tous les deux d’une bravoure qui n’est jamais démentie, même face aux plus graves périls : Flores ose tenir tête à son père pour partir à la recherche de Blanzeflor17, tandis que cette dernière n’hésite pas à cacher son amant dans sa chambre avec l’aide de sa confidente Klares18. Les deux enfants font preuve d’une dévotion réciproque qui n’est jamais démentie : d’ailleurs, quand Blanzeflor s’en remet à Dieu, elle ne prie pas pour son simple salut, mais bien pour retrouver Flores avant tout19. Le seul obstacle qui les sépare, leur foi, sera écarté à la fin du récit : Flores se convertit au christianisme pour l’amour de Blanchefleur et nos deux héros peuvent finir leur vie sans plus se séparer, sinon pour entrer dans les ordres20. L’expression âmes sœurs prend ici tout son sens, le lien qui unit nos deux héros pourrait tout autant être tangible : leur séparation est physiquement impossible, car ce qui les unit est inscrit non seulement dans leur âme, mais aussi dans leur chair. L’importance de l’amour dans l’intrigue distingue Flores och Blanzeflor des deux autres textes qui composent les Eufemiavisorna, Herr Ivan Lejonriddare21 et Hertig Fredrik av Normandi22. Certes, ces deux romans développent aussi des histoires d’amour, parfois violentes entre leurs protagonistes et des femmes rencontrées lors de leurs aventures, mais ces histoires semblent n’être qu’une façon supplémentaire 14 Flores och Blanzeflor…, éd. cit., p. 40, traduction personnelle. 15 L’androgynie de Flores est soulignée à plusieurs reprises durant le roman. L’aspect féminin du jeune homme n’est cependant pas signe d’un manque de virilité, mais simplement de sa grande beauté. Il n’est pas rare pour les héros de la littérature médiévale d’être comparés à la beauté de jeunes filles (voir D. H. Green, Women and Marriage in German Medieval Romance, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 52 et suiv. sur la description de la beauté des héros courtois.) 16 Flores och Blanzeflor…, éd. cit., p. 104 et suiv. 17 Ibid, p. 31-32. 18 Ibid, p. 96-97. 19 Ibid, p. 93. 20 Ibid, p. 133-134. 21 Herr Ivan Lejon-riddaren : en svensk rimmad dikt ifrån 1300-talet, tillhörande sago-kretsen om konung Arthur och hans runda bord, éd. J. W. Liffman et George Stephens, Stockholm, Norstedt, 1849. 22 Hertig Fredrik af Normandie. En medeltids-roman. Efter gamla handskrifter på svenska och danska, éd. J. A. Ahlstrand, Stockholm, Nordstedt, 1853.

La représentation de l’amour et de la sexualité dans Flores och Blanzeflor

de montrer la valeur et la courtoisie du héros : est-ce l’amour ou la honte d’avoir manqué à ses obligations envers sa dame qui pousse Ivan à la folie ? Au centre des aventures d’Ivan et du Duc Frédrik, on trouve la quête de la renommée, de la gloire : Ivan en sera d’ailleurs puni après avoir failli à sa promesse de revenir auprès de sa femme exactement un an après son départ pour la cour du roi Arthur en compagnie de Gauvain. Les femmes sont certes importantes et doivent être protégées, au même titre que les plus faibles, mais ne sont finalement que des trophées supplémentaires, des preuves vivantes de la valeur du héros. Ce n’est pas le cas dans Flores och Blanzeflor, la quête de Flores n’a pas d’autre objectif que retrouver Blanzeflor. Le sauvetage de Blanzeflor est d’ailleurs totalement oublié dès lors que les deux amants se retrouvent dans la tour du roi : oubliant toute prudence, ils ne pensent qu’à leurs retrouvailles, dans la fougue de la jeunesse, ce qui mènera à leur découverte23. Certes, le jeune homme deviendra, à la suite de ses aventures, un homme accompli, un roi digne d’admiration, mais ces accomplissements semblent être une conséquence plutôt qu’un but en soi. Nous sommes loin d’Ivan désirant suivre les pas de Kalogrenant afin de « trouver l’aventure »24 Cette place centrale occupée par l’amour entre les deux jeunes gens va amener la quête de Flores à comprendre des épisodes en apparence transgressifs. Le jeune homme menace tout d’abord de se suicider pour l’amour de sa bien-aimée qu’il croit morte : ce ne sont que les admonestations de sa mère, qui lui rappelle qu’il ne pourra retrouver Blanzeflor s’il est voué à l’enfer du fait de son suicide, qui suspendront la lame de Flores25. Flores va défier l’autorité de son père, le roi, et finir par le convaincre de le laisser partir à la poursuite de Blanzeflor malgré les efforts de ses parents pour lui trouver une fiancée plus convenable à un prince païen. Il défiera ensuite encore une fois l’ordre social en s’attaquant à l’autorité du roi de Babylone pour pénétrer dans la tour où est retenue Blanzeflor. Mais c’est bien ses retrouvailles avec Blanzeflor qui vont être l’occasion d’entorses à la morale chrétienne : dès que les deux amants se retrouvent, la prudence et l’exemplarité passent au second plan. Les deux jeunes gens, trop heureux d’être enfin réunis, se livrent à des activités que le traducteur, plus soucieux de la morale que ses personnages (ou voulant laisser l’imagination de son public travailler), se refuse à décrire en détail. Il n’est pas question ici de chaste épée posée entre les deux protagonistes, comme dans le Tristan de Beroul, ni d’un simple élan de passion qui leur ferait perdre temporairement toute raison : ni Flores ni Blanzeflor ne tentent de formuler un plan pour quitter la tour du roi, tout occupés à leur passion dévorante. Ils seront d’ailleurs surpris ensemble au lit à cause de Blanzeflor, qui oublie ses obligations auprès du roi à cause de la présence de Flores à ses côtés. Encore une fois, l’amour de Flores et de Blanzeflor transcende tout : aussi bien leur foi que les conventions sociales. Si ces entorses à la morale donnent une saveur particulière à Flores och Blanzeflor, ils soulèvent la question des intentions du traducteur. Comment en effet expliquer

23 Flores och Blanzeflor…, éd. cit., p. 95 et suiv. 24 Herr Ivan…, éd. cit., p. 22. 25 Flores och Blanzeflor…, éd. cit., p. 27-28.

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que ces passages, qui vont clairement à l’encontre des enseignements de l’Église sur le suicide, la piété filiale et l’abstinence, aient été conservés alors que dans ses modifications le traducteur de Flores och Blanzeflor cherche plus souvent à souligner le rôle du divin dans la quête des deux amants et la victoire finale du christianisme sur le paganisme26 ? Il faut tout d’abord considérer le cadre de ces transgressions : la tour du roi est un endroit à part, un monde fantastique de merveilles, jardins qui ressemblent au Paradis terrestre, merveilles d’ingénierie, pierres précieuses et bêtes rares. Flores y accède en se cachant dans un panier de fleurs, mais le roi refuse tout d’abord de croire qu’il ait pu entrer sans avoir recours à la magie27. La tour, et Babylone toute entière, qui est décrite comme un lieu fantastique, est un espace sauvage, puisque païen, où les règles de la société chrétienne n’ont pas cours. Mais quand la forêt où s’enfuit Ivan semble remplie de dangers, la tour est décrite comme un paradis, où l’amour de Flores et de Blanzeflor peut s’épanouir, innocent malgré leurs péchés, avec pour seul danger la découverte de Flores, qui s’y est introduit sans autorisation. L’arrestation des amants signera d’ailleurs la fin des transgressions, qui ne seront plus évoquées ensuite : Flores prouve ensuite sa valeur en tant qu’homme (toujours grâce à l’amour de Blanzeflor) lors de son duel judiciaire, et nos deux héros sont rapidement mariés et peuvent prendre leur juste place dans la société, où ils ne seront plus qu’exemplaires jusqu’à leur mort. Ces transgressions sont donc contenues dans un espace où elles ne menacent pas l’équilibre de la société, et deviennent, de ce fait, plus acceptables. D’autre part, l’amour entre Flores et Blanzeflor n’est pas, nous l’avons vu, simplement le fruit d’une rencontre fortuite, d’un hasard de la vie. Les deux amants sont bel et bien liés par la volonté divine : nés le Dimanche des rameaux, ils semblent liés l’un à l’autre dès la naissance et jouissent ainsi d’un amour pur, qui ne peut être souillé ni par les machinations des parents de Flores, ni par les péchés des amants. Leur amour est voulu par Dieu depuis le début, et le traducteur ne manque pas de souligner que c’est bien la grâce divine qui permet aux deux jeunes gens de se retrouver et de triompher des périls qui les menacent : quand Flores est en proie à des doutes sur sa mission, il s’en remet à ce que « Dieu veut bien lui donner »28. De la même façon, quand Blanzeflor se plaint de son sort à son amie Klares, elle demande à Dieu, si elle ne peut retrouver Flores, de lui accorder la mort plutôt que d’être donnée à un autre qu’à son amant29. Et juste après que les deux jeunes gens se retrouvent, dans un des rares passages où il apparaît, le traducteur s’exclame : « Dieu est bon avec eux ! »30 Blanzeflor semble tenir le rôle de l’instrument de la volonté divine : sa reconquête par Flores signifie aussi la conversion au christianisme de ce dernier. Le principal ajout des traducteurs scandinaves est en effet l’épisode de la conversion de Flores : alors que les deux amants sont finalement mariés et Flores à la tête de son royaume, Blanzeflor le met devant une situation difficile : soit il se convertit au christianisme 26 Massimiliano Bampi, “Translating Courtly Literature and Ideology in Medieval Sweden : Flores och Blanzeflor”, Viking and Medieval Scandinavia, 4 (2008), 1-14, p. 8. 27 Flores och Blanzeflor…, éd. cit., p. 116. 28 Ibid, p. 55. 29 Ibid, p. 93. 30 Ibid, p. 95.

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soit, comme elle l’a promis à Dieu, elle entre au couvent, ce qui signifie leur séparation définitive. Devant cette éventualité, Flores accepte immédiatement de se convertir, ce qui entraîne la conversion de ses sujets31. La reconquête de Blanzeflor signifie donc pour Flores conquérir la dernière pièce qui lui manquait pour devenir un roi parfait : la foi chrétienne, et, au nom de la chrétienté, la conquête d’un nouveau royaume. Et n’oublions pas que finalement, c’est bien l’amour de Dieu qui prévaut, même sur la passion entre les deux amants. Seule leur foi leur permettra de se séparer à la fin de leur vie, nos deux héros ayant rempli leur rôle. Les transgressions précédentes deviennent alors, presque paradoxalement pourrait-on dire, elles-mêmes des instruments de la volonté divine : sans la passion dévorante qui pousse Flores à se lancer à la poursuite de Blanzeflor malgré l’opposition de ses parents et les dangers qui se dressaient sur sa route, le jeune prince aurait sans doute épousé une princesse païenne, selon la volonté de ses parents, et le royaume d’Apolis serait resté hors du christianisme. La fin justifie donc les moyens. Alors que la version française semble se limiter à faire de la passion entre Flores et Blanzeflor le jeu du destin, la version suédoise ajoute à cette passion une dimension évangélisatrice : elle devient un instrument de conquête pour le christianisme, bien qu’elle s’exprime en des termes qui semblent au premier abord peu chrétiens. Il est possible que ces changements fassent écho à la situation nouvelle de la chrétienté face à l’Islam en ce début de xive siècle : les croisades ont échoué, et il faut maintenant trouver d’autres moyens de propager la bonne parole, quitte à utiliser l’amour et le corps de femmes chrétiennes comme Blanzeflor32. Comme l’observe Catalina Girbea dans son ouvrage Le bon Sarrasin dans le roman médiéval, les représentations du Sarrasin changent dans la littérature médiévale, notamment chez les auteurs allemands, qui font preuve d’une certaine bienveillance envers leurs personnages musulmans, sur fond de bataille idéologique au sein de la chrétienté sur la nécessité de la guerre sainte33. Ces idées gagnent, selon John Victor Tolan, une certaine popularité au xiiie siècle : la solution militaire pour reconquérir la Terre Sainte a connu des échecs répétés, et le musulman n’est plus systématiquement présenté comme un ennemi monstrueux mais peut s’avérer être une cible potentielle pour une conversion au christianisme34. Les ajouts de Flores och Blanzeflor par rapport au Conte de Floire et Blanchefleur illustrent bien ce fait. Certes Robert d’Orbigny nous dit bien que c’est par amour pour Blanchefleur que Floire s’est converti au christianisme35, et on retrouve bien en toile de fond cette thématique de la conversion dans la version française, mais les traducteurs scandinaves ont choisi

31 Ibid, p. 133-135. 32 Sylvana Vecchio, "La bonne épouse", Histoire des femmes en occident : Le Moyen Âge, dir. Georges Duby et Michelle Perrot, Paris, Plon, 1990, p. 127. 33 Catalina Girbea, Le Bon Sarrasin dans le roman médiéval (1100-1225), Paris, Classique Garnier, 2014, p. 537-576. 34 John Victor Tolan, "Le baptême du roi "païen" dans les épopées de la Croisade", Revue de l’histoire des religions, 217, 4 (2000), 707-731 (p. 708). 35 Robert D’Orbigny, Le Conte de Floire et Blanchefleur, éd. Jean-Luc Leclanche, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 173.

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de s’étendre largement sur cet épisode. La conversion de Flores va intervenir trois ans après le retour du jeune couple dans le royaume d’Apolis et leur mariage. Ils ont déjà trois fils, « les plus beaux qu’on puisse trouver »36 quand Blanzeflor propose à son époux de partir vers la France. Leur séjour est l’occasion de mettre en scène les richesses de la chrétienté : nos deux héros y rencontrent de « sages chevaliers »37 et Blanzeflor pousse Flores à visiter chaque jour une église durant les 3 mois que dure leur séjour. Alors que Flores demande finalement à repartir vers son royaume, Blanzeflor lui révèle le but de cette visite : elle a promis, s’il ne se convertit pas au christianisme, de rentrer dans les ordres. Flores n’hésite aucunement et se convertit à l’instant, même s’il indique « y avoir longtemps réfléchi »38. Si cet épisode illustre bien le développement du thème de la conversion et de la guerre contre les païens dans les versions scandinaves, il est aussi intéressant dans l’étude de l’évolution du rôle de Blanzeflor, puisque l’amour que Flores lui porte va jouer un rôle bien plus prééminent dans la conversion du jeune roi. Alors que la reconquête de la Terre Sainte était précédemment l’affaire des hommes, on voit apparaître dans Flores och Blanzeflor, mais aussi dans d’autres œuvres, aussi bien romans que vies de saintes et littérature didactique39, des femmes qui poussent leur mari et amant vers le christianisme. Dans Flores och Blanzeflor, ce n’est pas la puissance militaire, ni la richesse de la chrétienté qui font plier la foi de Flores, mais bien l’amour qu’il porte à Blanzeflor, amour qu’elle se permet d’exploiter pour assouvir la volonté divine. Il n’y a, en somme, qu’une seule force qui surpasse l’amour entre Flores et Blanzeflor, et c’est l’amour de Dieu, pour lequel Blanzeflor serait prête à réaliser l’impensable : se séparer de Flores. C’est d’ailleurs ce qui adviendra à la toute fin du récit : Flores et Blanzeflor vont se séparer à la fin de leur vie pour rentrer dans les ordres. Si l’amour reste donc triomphant dans les versions scandinaves, ce n’est plus l’amour entre les deux amants mais bien l’amour de Dieu qui devient la force principale (mais cachée) des motivations des personnages.

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Flores och Blanzeflor…, éd. cit., p. 131. Ibid, p. 132. Ibid, p. 134. On pensera notamment à Pierre Dubois, qui souhaitait que les femmes chrétiennes puissent être instruites et mariées à des princes païens afin de les amener vers le christianisme. Voir Paulette L’Hermite-Lerclerq, L’Église et les femmes dans l’Occident chrétien, Turnhout, Brepols, 1997, p. 370.

Harvey L. Sharrer

The Spanish Perceforest Translation and Transcreation*

In 1972 at the Nantes congress of the International Arthurian Society Ian Michael, then Professor of Spanish at the University of Southampton, presented a paper concerning his discovery of a Spanish translation of the first two parts of the Roman de Perceforest which he had come across in his search for Spanish manuscript materials on Alexander the Great at the Biblioteca de Palacio in Madrid (now called the Real Biblioteca), in manuscripts bearing the shelfmarks II-266 and II-267. These manuscripts belonged to the library of the Count of Gondomar at Valladolid in the seventeenth century and eventually passed to the Biblioteca de Palacio ca. 1785, during the reign of Charles IV. Ian Michael published a version of his congress paper in 1973.1 With its connections to both the feats of Alexander the Great and the Arthurian cycle, the six-part French Perceforest romance (extant in four groups of fifteenth-century manuscripts and two sixteenth-century printings) has been the subject of growing interest over the last several decades, evidenced especially because of the multi-volume edition by Gilles Roussineau,2 the English translation and précis by Nigel Bryant,3 books on the romance by Sylvia Huot,4 Christine Ferlampin-Acher,5 a collected volume of essays,6 as well as an array of other scholarly articles. Little

* This paper retains aspects of its oral delivery to the IAS congress. I borrow the term “transcreation” in the sense of making a translation ‘alive’ in the target language. On the origin of the term, see K. David Jackson, “Transcriação / Transcreation: The Brazilian Concrete Poets and Translation”, The Translators as Mediator of Cultures, ed. Humphrey Tonkin and Maria Esposito Frank, Amsterdam, John Benjamins, 2010, p. 139-159. 1 Ian Michael, “The Spanish Perceforest: A Recent Discovery”, Studies in Medieval Literature and Languages in Memory of Frederick Whitehead, ed. W. Rothwell, et al., Manchester, Manchester University Press, 1973, p. 209-218. 2 Perceforest, ed. Gilles Roussineau, Genève, Droz, 1987-2015. 3 Perceforest: The Prehistory of King Arthur’s Britain, trans. Nigel Bryant, Cambridge, D. S. Brewer, 2011; A Perceforest Reader, trans. Nigel Bryant, Cambridge, D. S. Brewer, 2011. 4 Silvia Huot, Postcolonial Fictions in the Roman de Perceforest, Woodbridge, D. S. Brewer, 2007. 5 Christine Ferlampin-Acher, Perceforest et Zéphir: propositions autour d’un récit arthurien bourguignon, Genève, Droz, 2010. 6 Perceforest: un roman arthurien et sa reception, ed. Christine Ferlampin-Acher, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012.

Miroirs arthuriens entre images et mirages : actes du xxive Congrès de la Société Internationale Arthurienne, éd. par Catalina Girbea, Mihaela Voicu, Ioan Panzaru et. al., Turnhout, 2020 (Culture et société médiévales, 34), p. 273-284 © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.117125

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attention, however, has been given to sixteenth-century Italian and Spanish versions of the Perceforest. Professor Michael mentioned in his 1973 essay (p. 217) that the two of us were preparing a joint edition of the Spanish text. Indeed, we completed a transcription later in the 1970s but due to other commitments let it sit in a storage container until recently. We are currently revising our transcription and annotating it for publication. Before getting into the main focus of this paper, let us look at information the two Spanish manuscripts offer concerning the title of the work, its content, the name of the translator and dates when the translation was carried out. In Part I, fol. 1, we are given the title and name of the translator, written in a different hand from the principal one of the translation itself: Primera y segunda parte | De la Antigua y moral Historia del noble Rey | Perseforés, y del esforçado Gadifer su her | mano, Reyes de Inglaterra y Escoçia. | Traducida de la lengua Fran | çesa en la nuestra Cas | tellana por Fer | nando de | Mena After the prologue, at fol. 3r there is an epigraph to the text that follows, offering yet another adjective to describe the story of Perseforés and his brother Gadifer. Not only is the story ancient and moral but also sabrosa, meaning ‘delightful’ or literally ‘full of flavor’: Comiença la muy antigua, moral, y muy sabrosa historia del noble Rey Perseforés y del esforçado Gadifer su hermano Reyes de ynglaterra y Escoçia traduzida de lengua Françesa por fernando de Mena. Before continuing, I should mention that Mena’s translation completely eliminates the opening narrative sections of his French source concerning the founding of Britain, etc., material largely borrowed from Geoffrey of Monmouth. The colophon or explicit in Part I, at fol. 258v, offers additional information on the translation and its date: traduizda por fernando de Mena | en toledo. acabada año 1573 | en diez de Mayo. The last number of the year is botched, almost appearing to read as an 8, but Professor Michael and I interpret it as the numeral 3, given that the colophon to Part II, at fol. 230v, provides a later date for the completion of the translation: Traduzida por Fernando de mena acabada en primero de | abril 1576 años. On fol. 1r of Part II we have a common variant spelling for first name of the translator, Hernando, versus Fernando as given in Part I. The initial f- of Fernando, like other proper names and nouns derived from Latin, may be considered historically as a more learned form: Aqui comiença la Segunda parte dela muy antigua, | moral, y muy sabrosa historia del Rey Perseforés, y | del noble Gadifer su hermano Reyes de Ynglaterra y Esco | çia traduzida de lengua Françesa por Hernando de Mena The two manuscripts were apparently written in Mena’s own hand with Mena himself frequently correcting his translation by crossing out numerous words and

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phrases and inserting new readings, and later correctors also doing the same. However, folios 6r-15v of Part I were completely rewritten later in the sixteenth century, on a different paper and in a smaller, more carefully executed hand with very few scribal corrections. At several other points in the manuscript a third hand wrote short parts of the text.7 Professor Michael in his 1973 essay cites one of the early corrections in Part I of the translation as likely evidence that the two-part manuscript was “not a scribal copy but a draft written by Mena himself ” (p. 217). The correction, to be cited below, concerns Mena’s substitution of an apparent Gallicism for a more Spanish word, a lexical change to the text that a mere scribe would probably not have made. Indeed, Mena’s text reveals abundant examples of the elimination of apparent Gallicisms, other modifications to the text, such as amplification and abbreviation, as well as additional linguistic and stylistic changes to the language to make it more in keeping with the Spanish of Mena’s own time. These questions concerning aspects of the translation and what I am calling the transcreation of the French source are the focus of the remainder of this paper. For time restrictions, I limit my analysis to a few examples from Part I (MS. II-266), citing also readings from the Première partie, tome I of Gilles Roussineau’s critical edition of the French text, published by Droz in 2007, an edition duplicating but also continuing Jane Taylor’s earlier partial edition of Part I, published by Droz in 1979. A detailed comparison with the extant French manuscripts and the two sixteenth-century printings lies outside the scope of this preliminary study but could well alter some of our findings. Concerning Mena’s French source, Professor Michael in his 1973 essay, with assistance from Jane Taylor, concluded that the Spanish translation, unlike the Italian, is not completely based on the printed edition at Paris in 1528 or the 1531 reprinting of the same. Rather, Professor Michael’s sample collation of the Spanish manuscript with the French manuscript and printed versions shows that the Spanish text coincides with the printed edition as well as several of the extant French manuscripts, sometimes with BnF fonds fr. 345-348, and occasionally with BnF fonds fr. 106-109, but rarely with readings in Arsenal 3483-3493 or British Library Royal 15.E.v, 19.E.iii, and 19.E.ii.8 That provisional conclusion still stands, although further study is needed. Mena or his corrector frequently cross out the initial translation of a word or group of words, often making the original difficult if not impossible to read. They then write substitutions above the line, occasionally below the line, in the margin, or cancel a word and then immediately replace it on the same line. In my series of examples I indicate in superscript changes made above the line and in subscript a case of a new form appearing below the line. My examples present first the Spanish manuscript reading, adding modern diacritics, followed by the reading in the Michael & Sharrer edition in preparation, and then the corresponding French text in Roussineau’s edition.



7 I. Michael, “The Spanish Perceforest…”, art. cit., p. 210. 8 I. Michael, “The Spanish Perceforest…”, art. cit., p. 214-217.

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I begin my analysis with Mena’s replacement of Gallicisms or apparent Gallicisms, starting with the example Professor Michael cites in his 1973 essay, where he compares Mena’s translation with the 1528 printing of the Perceforest. Some of my examples also include other types of changes occurring alongside the substitution of French forms of expression.

Gallicisms 1.MS. II-266: con abundançia de viandas bastimentos de los quales tenían neçessidad (fol. 3v) Michael & Sharrer ed.: con abundançia de bastimentos de los quales tenían neçessidad. 1528 Paris printing: garniz de victailles en grant habondance dont l’ost avoit mestier. Roussineau ed.: pardevers le grant ost, pourveuz de vitailles, dont l’ost avoit mestier. (p. 75) The narrator tells us in the Spanish text that a group of soldiers returned to their camp with an abundance of much needed supplies. Mena speaks of soldados whereas the French text reads fourriers (‘foragers’), perhaps an indication of his having a problem early in his translation work in interpreting his source. Earlier in the same passage Mena used the word viandas, meaning ‘food’ in Old and early Modern Spanish, but here he changes viandas, for the French vitailles, to bastimentos, meaning ‘supplies’, a much broader term of course than ‘food’. The change may reflect Mena’s deliberate attempt to eliminate or reduce the number of Gallicisms in his translation, but it may also reflect his general tendency, as other examples reveal, to avoid the repetitive vocabulary of his French source and create more stylistic variation in the transcreation of the original romance. 2. MS. II-266: > luego con esto el Rey se dexó [?] fue caminando por las orillas de la floresta cerca de vna milla legua inglesa (fol. 17v) Michael & Sharrer ed.: Con esto el rey fue caminando por las orillas de la floresta cerca de una milla Roussineau ed.: Lors ala le roy chevaulchant lez la forest ainçois qu’il trouvast entre l’espace d’une lieu anglesche. (p. 139) Mena frequently changes the French adverb lors from its literal rendering luego in Spanish to an alternative expression, such as con esto ‘with this’. Also, in this same sentence and many others to come, Mena alters his translation of the French lieu anglesche (‘English league’) or just the word legua (‘league’) to milla or millas (‘mile’ or ‘miles’). Philip II of Spain officially abolished the term legua in 1568, but it persisted

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in common parlance well beyond that date.9 Mena evidently had a preference for the more popular form milla, found in texts from Spain written in Latin during the high Middle Ages and persisting in Castilian vernacular into the modern era. 3. MS. II-266: y estava muy alegre de la muerte de su hermano por las vltrajes

villanias y desaguisados que hazia vsava con las [?]las doncellas y dueñas de las florestas (fol. 62r)

Michael & Sharrer ed.: y estava muy alegre de la muerte de su hermano por las villanías y desaguisados que usava con las donzellas y dueñas de las florestas. Roussineau ed.: estoit elle lye pour les oultraiges qu’il faisoit sur les josnes damoiselles. (p. 249) Another French word that Mena alters is outrage, meaning ‘insult’ or ‘affront’. In the above example Mena substitutes the Spanish equivalent ultrajes with villanías, meaning ‘vile or despicable acts’, in this case such acts carried out against the damsels and ladies of the forests. Corominas, in his etymological dictionary, considers the Spanish form ultraje to be a Gallicism.10 4a. MS. II-266: Como el Rey Perseforet mató venció y dio la muerte a Darnán el encantador (fol. 19v) Michael & Sharrer ed.: Cómo el rey Perseforet vençió y dio la muerte a Darnán el encantador. Roussineau ed.: no chapter title present. 4b. MS. II-266: hasta tanto que oviese en la gran Bretaña vn rey llamado Perçseforést(fol. 20r) Michael & Sharrer ed.: “hasta tanto que oviese en la Gran Bretaña un rey llamado Perseforés”. Roussineau ed.: “Jusques adont qu’il y avra ung roy en la Grant Bretaigne qui será appellé Percheforest”. (p. 145) 4c. MS. II-266: porque él avía sido llamado diez años antes durante el rey Pir. perseforéts (fol. 20v) Michael & Sharrer ed.: porque él avía sido llamado diez años antes, durante el rey Pir, Perseforés. Roussineau ed.: car il avoit esté clamé .XX. ans devant Percheforest tandis que le roy Pir vivoit. (p. 146) In his translation Mena initially Hispanizes the French form of the name of the principal character the romance, Perceforest, rendering it as Perseforés, as previously observed in the title in Part I, fol. 3r. However, in Part II, when the name of the



9 See Mariano Esteban Piñeiro, “Las medidas en la época de Felipe II. La uniformación de las medidas” (http://museovirtual.csic.es/salas/medida/medidas_y_matematicas/articulos/Capitulo3.pdf) [accessed 29 August 2015]; Joan Corominas, Diccionario crítico etimológico castellano e hispánico, Madrid, Gredos, 1980. 10 J. Corominas, Diccionario…, op. cit.

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character first appears as part of the narrative he uses the French spelling, or a variant of it: Perseforet. In subsequent instances, as part of a systematic pattern of correction, he alters the final -t to an -s to give the Hispanic form Perseforés. Thereafter he will consistently use the latter form in Part II. 5a. MS. II-266: por mi fe veis aquí dixo el Tors presto sabremos nuevas dello (fol. 33r) Michael & Sharrer ed.: “Veis aquí, —dixo el Tors— presto sabremos nuevas d’ello”. Roussineau ed: “Par ma foy, dist le Tors, nous avrons nouvelles”. (p. 175) 5b. MS. II-266: Señor dixo el obrero yo no sé por mi fe çierto mas de que se dize por la floresta que es rey de Ynglaterra (fol. 33v) Michael & Sharrer ed.: “Señor, —dixo el obrero— yo no sé por çierto, mas de qué se dize por la floresta que es rey de Ynglaterra”. Roussineau ed.: “—Sire, dist l’ouvrier, je ne sçay, par ma foy, fors qu’on dist par la forest qu’il est roy d’Angleterre”. (p. 175) 5c. MS. II-266: pues por buena fe cierto mis dioses dixo el buen Tors yo también mudaré ofiçio (fol. 34v) Michael & Sharrer ed.: “Pues por mis dioses, —dixo el Tors— yo tanbién mudaré ofiçio”. Roussineau ed.: “—Par ma foy, dist le Tors, je me caviray tout”. (p. 178) 5d. MS. II-266: por buena fe cierto dixo el Rey sí soy mas no lo parezco (fol. 34v) Michael & Sharrer ed.: “Por çierto, —dixo el rey— sí soy, mas no lo parezco”. Roussineau ed.: “—Par ma foy, dist le roy, se je le suy, sy ne le semble je pas!” (p. 178) Mena frequently translates the regularly repeated expression par moi foy (‘by my faith’) in the French Perceforest with the Spanish expression por mi fe. However, he and later correctors tend to cancel that expression and its variant por buena fe (‘in good faith’) in favor of various alternative expressions such as as veis aquí (‘see here’), çierto (‘certainly’), and por mis dioses (‘by my gods’).

Amplification 1.MS. II-266: por buena mi fe dixo el Rey ella es buena gente y luzida (fol. 16r) Michael & Sharrer ed.: “Por mi fe, —dixo el rey—ella es buena gente y luzida”. Roussineau ed.: “Par ma foy, dist le roy, ce sont bonnes gens”. (p. 137) In both the French and Spanish texts, the narrator tells us that Alexander is about to accompany Queen Lydore (Lydoria in Spanish), wife of Gadifer, and takes notice of the presence of men who are well armed and dressed in impressive livery and asks who they are. He is informed that they are Scots about to accompany their queen. While the Spanish corrector makes Mena’s use of the common Spanish expression por buena fe (‘in good faith’) conform to the French original par ma foy without the modifier buena, Mena the translator amplifies the French, adding that not only are the Scots good people (referencing them with a noun in the singular rather than the plural) but adds another adjective about the Scots, that they are a luzida people,

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meaning ‘who do things with grace, liberality and splendor’as the word is defined in the Spanish Royal Academy’s Diccionario manual.11 2a. MS. II-266: y El rey quedó muy triste y pensativo melancólico y triste y con gran de cómo podría deshazer semejante vltraje mal que le dezían estar en la aquella gran floresta (16v-17r) Michael & Sharrer ed.: y el rey quedó muy triste y con gran pensamiento de cómo podría des (fol. 17r) hazer semejante mal que le dezían estar en aquella grande floresta Roussineau ed.: Le roy demoura tout merancolieux en visant comment il pourroit abatre sy fait oultraige (p. 138) 2b. MS. II-266: quando ovo vn poco estado sobre su cama lecho tornó a entrar en su pensamiento y melancholía (‘when he had been on his bed a little while he went back to his thoughts and to his melancholy’) (fol. 17r) Michael & Sharrer ed.: quando ovo un poco estado sobre su lecho, tornó a entrar en su pensamiento y melancholía como de antes Roussineau ed.: Quant il eut ung pou reposé sur son lit, il rentre en merancolie pour ses forestz ou nul n’osoit entrer. (p. 138) pensamiento

Rather than refer to King Betis as remaining melancholic, Mena altered his French source, preferring the Spanish adjective and adverb combination muy triste (‘very sad’), and later replacing his adding of the adjective pensativo (‘pensive’) with the expression gran pensamiento, meaning ‘with intense thought’. Nevertheless, later in the same passage he does maintain the French noun form for ‘melancholy’, mentioning that Betis, quando ovo un poco estado sobre su cama (‘when he had been on his bed a little while’), went back to his thoughts and to his melancholy. Mena replaces the word cama (‘bed’) with the synonym lecho, considered a learned form in Spanish but corresponding to the French word lit. Returning to example 2a, we have another case of Mena altering his use of the noun ultraje as translated from the French outrage, in this case used for the ‘afront’ that Betis sensed awaited him in an enchanted forest. Mena replaces ultraje with a weaker, more generic term mal, meaning the ‘evil’ of the enchantment that Betis in his thoughts was planning to undo. At the end of the same sentence, he also recapitulates for the audience where the ‘evil’ was located, en aquella grande floresta (‘in that large forest’). 3. MS. II-266: que verdaderamente él era perezoso y floxo, y de ningún valor y deliberó r determinó de más no detenerse hasta que oviesse visto que era aquello (17 ) Michael & Sharrer ed.: 3. MS. II-266: que verdaderamente él era perezoso y floxo, y de ningún valor y deliberó determinó de más Michael & Sharrer (ed.)que verdaderamente el era perezoso y floxo, y de ningún valor y determinó demás no detenerse hasta que oviesse visto qué era aquello Roussineau ed.: que voirement estoit il roy recreant et que plus n’arresteroit, sy avroit veu que c’estoit. (p. 138)

11 Real Academia Española, Diccionario manual e ilustrada de la lengua española, 4th ed., Madrid, EspasaCalpe, 1989.

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In this example the Spanish text expands upon King Betis’s thoughts following a dream in which a dwarf tells Betis that he is a coward (in the French text the word recreans or recreant) and that it is to Betis’s shame that he has not yet entered the forest to see the marvels that lie there. Rather than the Spanish translation reading cobarde (‘coward’) for recrean Mena has Betis awake from his dream believing that he is indeed, as the dwarf said, not only perezoso y floxo (‘lazy and weak’) but also de ningún valor (‘of no value’ or ‘of no worth’).

Abbreviation MS II-266: agora dexaremos de hablar dellas Lydoria la gentil Reyna de Escoçia y de la hermosa Fezonias señora de la yndia y hablaremos delnoble-gentil rey Alexandre-y del rey de Bretaña. y diremos del Rey de Bretaña. (16v) Michael & Sharrer ed.: Agora dexaremos de hablar d’ellas y diremos del rey de Bretaña. Roussineau ed.: Or vous lairons cy ester de Lydore, la dame d’Escoce, et de Fezonas, la dame d’Ynde, sy vous dirons du roy Alexandre et du roy anglais. (p. 137) Here Mena maintains the formulaic nature of the interlacing device found in the French text where one thread of the narrative is dropped in favor of continuing the thread of another. However, he greatly reduces the information about what has just been narrated and eliminates the name of Alexander as a featured character of the chapter that follows. 2. MS. II-266: y quando vino hora de comer el día començó a callentar el-día y después de aver comido la cavallería se començó a recojer por las tiendas a dormir y reposar la siesta (fol. 17r) Michael & Sharrer ed.: y después de aver comido, la cavallería se començó a recojer por las tiendas a dormir y reposar la siesta. Roussineau ed.: Quant ce vint aprés disner, le jour commença a eschauffer, sy commença la chevalerie par les tentes a avoir grant sommeil et se se commencerent a endormir par les tentes. (p. 138) Mena appears to have been the one to have cancelled the first part of the sentence, eliminating the narrator’s reference to the heat of the day when the knights took their meal, but the corrector adds the very Spanish detail that the knights took a siesta, a word derived from the Latin sexta (hora), meaning ‘sixth (hour)’ of the Roman and later the medieval day.

Contemporization of the Spanish 1.MS. II-266: y mas alçando el Rey los ojos. vidoo sobre vn pilar de mármol. vna ymagen de latón que tenía colgando de la vna mano vn muy hermoso cuerno (18r)

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Michael & Sharrer ed.: mas alçando elRey los ojos vio sobre un pilar de mármol una imagen de latón que tenía colgando de la una mano un muy hermoso cuerno Roussineau ed.: le roy regarde dessus ung pilier lez luy ung ymaige de laiton que tenoit ung cor mout bel. (p. 140) Here we have a case of Spanish orthography being brought up to date in the alteration of the old form of the third-person singular of the verb ver (‘to see’), from vido (which survived from Old Spanish into the early sixteenth century) to vio. Mena will sometimes write vio but more frequently vido and then often correct it to vio, although sometimes it is a later corrector who alters the form. We can speculate that perhaps Fernando de Mena was mature in years when he made his translation and was just coming around to modernizing certain features of Spanish orthography to reflect current pronunciation. We know virtually nothing about Mena the man, other than a translator of the same name also translated Heliodorus’Historia Aethiopica, with the Spanish title Los amores de Teagenes y Cariclea, which was first published at Alcalá de Henares in 1587, eleven years after the translation of Part II of the Perceforest.12 2. MS. II-266: Sabréis que por amor de mí os han socorrido dos cavalleros que andan en busca demanda del Rey Perseforest (47r) Michael & Sharrer ed.: sabréis que por amor de mí os han socorrido dos cavalleros que andan en demanda del rey Perseforés. Roussineau ed.: soyez asseur que par moy ilz vous ont secouru .II. chevaliers qui sont entrez en queste pour trouver le roy Percheforest. (p. 206) This example offers the substitution of Mena’s literal translation of the French word queste as busca (‘search’) with the archaic word demanda in the sense of ‘search’, or ‘quest’. Here and elsewhere in the MS where Mena alters the word busca to demanda, he may have made the change based on his familiarity with the term demanda in Spanish prose Arthurian romances, such as the Demanda del Santo Graal, a Post-Vulgate text that had printings in 1515 and 153513 . 3a. MS. II0-262: pues sabréis que a mi castillo arrivaron llegaron no ha mucho dos cavalleros dellos cuyos nombres jamás pude saber (53r) Michael & Sharrer ed.: Pues sabréis que a mi castillo llegaron no ha mucho dos d’ellos cuyos nombres jamás pude saber Roussineau ed.: Or est advenu ainsi qu’ilz s’embatirent ceans deux chevaliers n’a pas grant temps, dont oncques ne peulz sçavoir les noms. (p. 224)

12 On this translation and other speculation concerning Fernando de Mena’s identity, see I. Michael, “The Spanish Perceforest…”, art. cit., p. 217-218. 13 See Paloma Gracia, “The Post-Vulgate Cycle in the Iberian Peninsula”, The Arthur of the Iberians: The Arthurian Legend in the Spanish and Portuguese Worlds, ed. David Hook, Cardiff, University of Wales Press, 2015, p. 271-288.

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The beginning of the Spanish sentence differs from the French as edited by Roussineau. In Mena’s version he cancels the third-person plural preterit of the verb arribar, meaning ‘to arrive’, preferring the then already more common verb llegar. The verb arribar is considered a Gallicism and, as indicated in Covarrubias’s dictionary,14 in the Renaissance period it was generally a nautical term, as in such expressions as ‘to arrive at a port’. The verb arribar in the general sense of ‘to arrive’ survives today in some Spanish-American dialects and would also return as a learned form in nineteenth-century Spanish, as evidenced in various examples found in CORDE, the Spanish Royal Academy’s online corpus of diachronic Spanish.15 3b. MS. II-266: y arrivaron al pie de vna montaña assaz rezia para subir muy fragosa (38v) Michael & Sharrer, ed.: y anduvieron todo el día hasta la siesta, que arrivaron al pie de una montaña muy fragosa Roussineau ed.: et chevauchierent toute la journee jusques a base nonne. Adont s’embatirent ilz au pié d’une montaigne assez roiste a monter. (p. 186) Occasionally in Mena’s text he and his correctors maintain the verb arribar, as in the above example occurring earlier in the MS, in a sentence where we have another case of the translator’s decision to introduce a stylistic variation, replacing a literal translation of a mountain being ‘quite tough to climb’ with the adjective fragosa meaning ‘rugged’. 4. MS. II-266: que ya donde yo estuviere no avendrá tal muerte homicidio ni trayçión que todos los linages de Darnán son mucho de aborreçer (fol. 57v) Michael & Sharrer ed.: “que ya donde yo estuviere no avendrá tal homiçidio ni trayçión, que todos los linages de Darnán son mucho de aborrecer”. Roussineau ed.: “car ja n’aviendra tel murdre ou je soye. Et sachiez que tout le lignaige Darnant fait moult a haÿr”. (p. 237) In this example we have the cancellation of a common word for a more learned form, in the speech of a damsel to El Tors, informing him that the four sons of Darnán plan to kill him and Gadifer. In Mena’s time the Spanish language had no direct equivalent for the Old and Middle French noun murdre meaning ‘murder’. Mena’s initial translation of the word as muerte, literally meaning ‘death’, encompassed the idea of ‘murder’, but clearly his alteration of muerte to homicidio makes the meaning clearer. The use of the word homicidio in the second half of the sixteenth century is probably a Latinism,16 but it also offers an example of Mena’s apparent attempt to enrich the language of his translation.

14 Horozco Sebastián Covarrubias, Tesoro de la lengua castellana o española, 1611, Madrid, Castalia, 1995. 15 Real Academia Española, Corpus Diacrónico del Español (CORDE). (http://corpus.rae.es/cordenet. html) [accessed 29 August 2015]. 16 J. Corominas, Diccionario…, op. cit.: hombre (homicidio).

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Poetry translation Mena apparently had problems in translating some of the poetry found in the first two parts of the Perceforest.17 He separates the poetic texts from that of the prose narrative, usually respecting stanza and line structure of the French original, but he sometimes cancels whole lines and stanzas, another type of abbreviation, as we observe in the one poem present in Part I of the Perceforest, a prayer that Perceforest hears a man recite at a temple, part of an episode involving Perceforest’s search for his brother Gadifer. In Mena’s translation all but the first stanza is cancelled, and in the one preserved several combinations of words are also deleted. In line 7, after cancelling the expression y es cosa divina (‘it is a devine thing’), Mena introduces the word “Señor” (‘Lord’), a case of direct address not present in his French source at this point. The remaining stanzas of the translation, although crossed out, are largely legible. I do not reproduce them below, but a comparison with the French text reveals that Mena leaves out stanza 5 completely and shortens all the others. I can only conclude that he was dissatisfied with his efforts to translate the prayer, a text heavily laden with theological considerations.18 ¶O dios todo poderoso de figura desconoçida que has formado todas las cosas. danos entendimiento para te conoçer porque por ygnorançia está esta fe muda en este desierto que está en falsa vía 5 y no haze cada dia sino creçer. menester sería y es cosa divina Señor que de tu graçia vna gota fuesse caýda sobre nosotros, que nuestros sentidos aclarasse: El pueblo tiene vna ley yndeçente muchos dioses tienen que es falsa creençia dios poderoso hazles conoçer su error y no se tarde nada por tu clemençia. (fol. 96r) [Remaining stanzas cancelled, fol. 96r-v] Michael & Sharrer ed.: […] y un poco después oyó una persona que dezía una oraçión muy devotamente, y la oraçión dezía ansí: “O Dios Todopoderoso que has formado todas las cosas, danos entendimiento para te conoçer, porque por ygnorançia está esta fe muda en este desierto que está en falsa vía 17 On poetry in the Perceforest, see Les pieces lyriques du Roman de Perceforest, ed. Jeanne Lods, Genève, Droz, 1953. 18 See Jean Lods’ commentary about the prayer, op. cit., p. 25.

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y no haze cada día sino creçer. Menester sería Señor, que de Tu graçia una gota fuesse caýda sobre nosotros que nuestros sentidos aclarasse. El pueblo tiene una ley yndeçente; muchos dioses tienen que es falsa creencia. Dios Poderoso, hazles conoçer su error, y no se tarde nada por tu clemençia”. Roussineau ed.: “Dieu tout puissant, de figure incongneue, qui as formé toute chose congneue, donne nous sens de toy a recognoistre. Par ignorance est ta creance mue en cest desert, qui est faulse seüe, et sy ne fait chacun jour fors que croistre. Mestier seroit, et c’est chose deüe, que de ta grace une ondee fust pleue par dessus nous qui feïst no sens croistre. Le peuple tient une loy indeüe. Plusieurs dieux ont, qui est foy mescreüe. Dieu, or leur fay leurs erreurs recongnoistre et sy n’atarge mie!” (p. 349)

Conclusion In translating the archaic language of the first two parts of the French Perceforest into the Spanish language of the 1570s, Fernando de Mena faced a daunting task. Through this preliminary study of his draft manuscript, it is evident that Mena found it necessary to adapt his French source to a more contemporary Spanish taste linguistically and stylistically. Examples of his avoidance of Gallicisms, his use of amplification and abbreviation, and his modernization of language and style, reveal how the Perceforest romance came to be retold or transcreated for a later Spanish audience, but it was an audience still very much interested in the old genre of chivalric romance. Mena’s translation of Part II contains fewer cancellations and rewordings than Part I, indicating apparently Mena’s greater ease at that point in translating the French prose. We do not know if he translated the remaining parts of the Perceforest.

Arthurianisme et politique

Christine Ferlampin-Acher

« Je vueil qu’il ait nom Artus le Petit, en remambrance de moy, qui suis Artus le Grant » : appeler son fils Arthur, Arthur le Petit et le Petit Artus

Le nom Arthur a été souvent porté au Moyen Âge, très tôt et durablement, comme le suggèrent les travaux de P. Gallais et de M. Pastoureau1. Il le fut en particulier par des ducs de (Petite)-Bretagne et par des princes de Grande-Bretagne : furent ducs de Bretagne Arthur Ier de Bretagne (1187-1203), Arthur II (1261-1312), Arthur III (13931458) ; Edouard IV, roi d’Angleterre, a nommé ainsi un de ses fils naturels (Arthur Plantagenêt, né vers 1480), Arthur Tudor (1486-1502)2 fut prince de Galles et duc de Cornouailles. Le roman en prose Artus de Bretagne a été vraisemblablement composé entre 1296 et 13023 et raconte les aventures d’Artus, fils du duc Jean de Bretagne, qui succède à son père. Nommé « en ramembrance » du roi des Bretons (§ 3,2), et appartenant au lignage de Lancelot, ce personnage invite à rapprocher l’œuvre des romans de la fin du Moyen Âge qui colonisent les marges spatio-temporelles de la matière arthurienne, comme Perceforest, Isaïe le Triste ou Le Chevalier au Papegau. Le nom d’Arthur fonctionne alors comme marqueur de matière4, mais cet Artus étant fils d’un duc de Bretagne nommé Jean et époux d’une parente du « conte de Lenquestre en Engleterre » (§ 2,9), le lectorat visé au moment de la composition (vraisemblablement par un clerc de la cour de Jean Ier, duc de Bretagne) était supposé faire le rapprochement entre les onomastiques romanesque et réelle, le roman, miroir idéal



1 Pierre Gallais, « Bleheri, la cour de Poitiers et la diffusion des récits arthuriens sur le Continent », Société Française de Littérature comparée. Actes du viiie Congrès national, Paris, Didier, 1967, p. 47-79 et Michel Pastoureau, « L’« enromancement » du nom. Étude sur la diffusion des noms de héros arthuriens à la fin du Moyen Âge », Couleurs, images, symboles, Paris, Le Léopard d’Or, 1986, p. 111-124. 2 Voir Catherine Daniel, Arthurianisme et littérature politique, thèse soutenue à Paris XII sous la direction de Jean-Claude Thiolier, 2002, t. 2, p. 483-485. 3 Voir mon introduction à l’édition, Artus de Bretagne, Paris, Champion, Classiques français du Moyen Âge, 2017. 4 Sur le nom marqueur de matière, voir Richard Trachsler, Disjointures-conjointures : étude sur l’interférence des matières narratives dans la littérature française du Moyen Âge, Tübingen, Francke, 2000, p. 19-25.

Miroirs arthuriens entre images et mirages : actes du xxive Congrès de la Société Internationale Arthurienne, éd. par Catalina Girbea, Mihaela Voicu, Ioan Panzaru et. al., Turnhout, 2020 (Culture et société médiévales, 34), p. 287-298 © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.117127

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du réel étant le support d’une rêverie politique à la gloire des ducs de Bretagne5. Artus est intitulé dans certains témoins Artus le Restoré, c’est-à-dire, peut-être, « le Nouvel Arthur » et ailleurs Petit Artus, ce qui est logique puisque dans les représentations médiévales les ancêtres sont des géants et les héritiers (spirituels) des nains. A priori il n’existe aucun rapport entre ce « petit Artus » et Artus le Petit, fils d’Arthur le roi de Grande-Bretagne. Cependant rien n’est moins anodin que le nom Arthur au Moyen Âge et l’hypothèse d’un rapport entre Arthur le Petit, fils par le sang d’Arthur, et le Petit Artus de Bretagne, héritier du duc de Bretagne, nommé d’après le roi Arthur dont il apparaît comme un descendant imaginaire, vaut la peine d’être examinée. Arthur le Petit est un fils du roi Arthur, à qui la Queste Post-Vulgate invente une biographie complète, fils paradoxal et tard venu dans la tradition, car le monde arthurien, voué à la perdition dès les origines, ne pouvait guère se poursuivre sur le mode de la filiation directe6. Le roi Arthur, lui-même fils problématique, né de l’adultère et de la magie, mari trompé, infidèle et incestueux, n’était avant la Queste Post-Vulgate qu’un père déçu, qu’on lui prête, c’est le cas le plus fréquent, Mordred comme fils incestueux qui causera sa ruine7, ou bien Lohot, comme fruit de ses amours avec Lisanor voué à un triste destin dans le Lancelot en prose. Chrétien de Troyes mentionne déjà un Lohot8 dans la liste des chevaliers de la Table Ronde d’Erec et Enide9 sans pour autant en faire le héros d’aventures particulières. S’il a droit à deux vers (ce qui le valorise par exemple par rapport à un Laid Hardi qui n’en occupe qu’un v. 1676), il n’en demeure pas moins que sa présentation, avec un article indéfini, ne le sort guère du lot (« et un vassax de grant vertu » v. 1699, « vertu » rimant avec le nom du père, « Artu », et étant comme appelé automatiquement, sans être justifié par les qualités particulières du personnage) : Lohot ne vient pas parmi les premiers, classés et distingués (de 1 à 10 au début de l’évocation v. 1672-1682), mais est noyé dans l’énumération indistincte du tout venant, au milieu de ceux que le narrateur dit « sans nombre » (v. 1683). Cette liste sans hiérarchie a servi de réservoir onomastique et dans le Lancelot Lohot est doté d’une histoire, d’une origine et d’une mort : sa biographie insiste sur le début et la fin, laissant en creux l’âge où un chevalier accomplit







5 Voir mon introduction à l’éd. cit. 6 Voir Cedric E. Pickford, L’évolution du roman arthurien en prose vers la fin du Moyen Âge d’après le manuscrit 112 du fonds français de la Bibliothèque nationale, Paris, Nizet, 1960, p. 81, p. 105, p. 198-200. 7 Voir Richard Trachsler, Clôtures du cycle arthurien : étude et textes, Genève, Droz, 1996, p. 104-106 ; James Douglas Bruce, « Mordred’s Incestuous Birth », Mediaeval Studies in Memory of Gertrude Schoepperle-Loomis, New York, Columbia University Press, 1927, p. 197-209 ; Elizabeth Archibald, « Arthur and Mordred : variations on an Incest Theme », Arthurian Literature, 8/1989, p. 1-27 et Incest and the Medieval Imagination, Oxford, Clarendon Press, 2011 ; Jean-Guy Gouttebroze, « La conception de Mordred dans le Lancelot propre et La Mort le roi Artu. Tradition et originalité », La Mort du roi Arthur ou le crépuscule de la chevalerie, éd. Jean Dufournet, Paris, Champion, 1994, p. 113-131. 8 Voir Keith Busby, « The Enigma of Loholt », An Arthurian Tapestry. Essays in memory of Lewis Thorpe, éd. Kenneth Varty, Glasgow, 1981, p. 26-36, qui prend en compte la version galloise et le Lanzelet d’Ulrich von Zatzikhoven. Sur les « nombreuses morts de Lohot », voir Patrick Moran, Lectures cycliques. Le réseau inter-romanesque dans les cycles du Graal du xiiie siècle, Paris, Champion, 2014, p. 143-163 : « l’importance [de Lohot] dans la tradition arthurienne se devine en creux ». 9 Ed. Mario Roques, Paris, Champion, 1981, v. 1700.

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normalement ses prouesses. Arthur a eu ce fils de la belle Lisanor, avant son mariage avec la reine ; prisonnier à la Douloureuse Garde, Lohot tombe malade et meurt. C’est là un destin rare et décevant pour un chevalier arthurien : les héros de la Table Ronde ne meurent normalement pas d’un rhume10. Perlesvaus prête à Lohot une autre origine, moins scandaleuse, une autre fin, plus violente, et un exploit, sur le mode de l’allusion. Le personnage est coloré moins négativement que dans le Lancelot. Keu, le sénéchal d’Arthur (qui est aussi son frère de lait) a tué Lohot, et son crime est révélé à la cour dans une scène étonnante. Une demoiselle arrive devant le roi avec un coffre dans lequel se trouve la tête d’un chevalier (qui se révélera être Lohot). Seul l’assassin pourra ouvrir cette boîte, qui, quand Keu s’approche, se mouille, de sueur, de larmes. Le sénéchal parvient à ouvrir le coffre, dans lequel on découvre la tête de Lohot. Une lettre révèle que celui-ci a accompli un exploit (il a tué un géant) et que Keu l’a assassiné pour s’attribuer cette action d’éclat. Lohot est présenté comme le fils de Guenièvre, qui s’évanouit de douleur en reconnaissant sur le visage aimé une cicatrice remontant à l’enfance. Arthur fait transporter la tête de son fils dans une chapelle dédiée à Notre Dame dans l’île d’Avalon où, dit le roman, vivait un ermite particulièrement pieux11. Avec Lohot, il est clair que le fils d’Arthur doit être tué, qu’on le considère comme fils légitime ou non : il précède son père dans l’au-delà et ne saurait assurer sa postérité. Arthur ne peut pas avoir de descendance : les deux autres grands rois des récits médiévaux, Alexandre et Charlemagne, furent de même laissés par la tradition sans descendance à la hauteur de leur gloire. Le troisième fils d’Arthur intègre plus tardivement la tradition. Même s’il est, selon Richard Trachsler, « une sorte de « double » de Mordred, comme lui un enfant de la transgression » (p. 246)12, ce fils, Artus le Petit, dans le cycle Post-Vulgate, représente un espoir lignager positif : c’est une figure valorisée, qui porte le même nom que son père, ce qui n’était le cas ni de Mordred ni de Lohot. Le renouvellement de la matière arthurienne passe par l’invention de nouveaux personnages, certains noms étant démultipliés : « Artus li Blois » figure ainsi parmi les quêteurs du Graal à côté d’Arthur le Petit. Petit ne signale pas nécessairement une petite taille : la Queste Post-Vulgate installe une nouvelle génération de chevaliers, dont Kahedin (Baradan..) le Petit de la Vallée ou Arthur le Petit, dont la jeunesse est signalée par l’adjectif « petit »13. Dans le Lancelot en prose il y a déjà un Kalaart le Petit, que l’on retrouve dans le Tristan en prose. L’adjectif signale le renouveau générationnel. Artus le Petit apparaît, alors même que la fin du royaume arthurien est fixée depuis longtemps, comme l’illusion d’une succession lignagère possible.

10 « Laiens estoit en prison » : suit l’énumération de douze chevaliers, parmi lesquels en onzième position « Lohot li fiex le roi Artu qu’il engendra en la bele damoisele qui avoit non Lisanor, devant che qu’il espousa la roine, et en chele prison prist il le mal de la mort » (Lancelot en prose, t. VII, éd. Alexandre Micha, Genève, Droz, 1980, p. 347). 11 Le Haut Livre du Graal, éd. Armand Strubel, Paris, Le Livre de Poche, 2007, p. 701ss. 12 Clôtures du cycle arthurien…, op. cit., p. 246. 13 Petit renvoie aussi à la jeunesse lorsqu’il est question du petit Saintré chez Antoine de la Sale (par exemple « Madame, c’est le petit Saintré », « Petit Saintré, mon ami… », Jehan de Saintré, éd. J. Blanchard, trad. M. Quéreuil, Paris, Lettres Gothiques, 1995, p. 140).

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La version Vulgate du Tristan en prose (version V II selon le classement d’Emmanuèle Baumgartner)14 mentionne, parmi les quêteurs du Graal, Arthur le Petit, fils du roi Arthur, dont le nom est comme perdu au milieu d’une énumération de plus de cent chevaliers jurant de participer à la quête du Saint Vessel, tout comme il était perdu dans la liste de Chrétien de Troyes : il est nommé en vingt-neuvième position, juste après Yvains l’Aoutres15, sans qu’il soit précisé qu’il est le fils du roi Arthur. Plus loin, il apparaît dans une brève mention incidente et rétrospective, pour expliquer la fatigue de Blioblieris contraint de jouter : Blioblerys, qui a celui point estoit trop traveilliés et navrés trop durement, car celui jour meïsmes s’estoit il combatus a Artu le Petit et par mesconnissance, – et savent tout communaument que Artus li Petis estoit fiex le roi Artu et uns des boins cevaliers du monde et uns des plus preus – Blyoblerys, qui de cele bataille estoit trop durement traveilliés […]16. On le retrouve à la fin du roman : il y bénéficie d’une promotion que l’on trouve aussi dans la Queste Post-Vulgate avec qui Tristan partage plusieurs épisodes, lorsqu’il joute contre Palamidès, sans qu’il soit désormais besoin de le présenter : « Et se aucuns me demandoit qui estoient li doi cevalier qui se combatoient, je diroie que li uns estoit Artus le Petit, et li autre Palamidés17 ». Artus joute contre Galaad, qui l’abat, et sa valeur est réaffirmée : « il est tout de haut cuer et de grant force » (p. 79), puis contre Guinglain, avant d’être reçu à la cour de son père, avec Esclabor et Palamèdes18 : « Quant li rois Artus vit son fil, il le connut tantost, si li dist : « Artus, biaus fiex, bien puissiés vous estre venus ! » Cil s’ajenoulle devant lui et li rent son salu et li baise le pié ». Ses compagnons racontent au roi ses exploits : « Li rois fu liés de ces nouveles et li dist : « Artus, pensés del bien faire, car vous ne poés faillir a la couronne, se je vois qu’ele i soit bien emploïe ! » Et cil l’en mercie durement » (p. 101). Comme le suggère Damien de Carné, Artus fait partie des jeunes chevaliers qui jouent un rôle important dans le Tristan en prose : d’un côté ils perpétuent l’aventure, en opposition à la clôture qu’essayait d’imposer la Queste et de l’autre ils font sentir le temps qui passe sous la forme d’une sorte de confit de génération19. Arthur le Petit incarne un furtif espoir mondain20.

14 Emmanuèle Baumgartner, Le Tristan en prose. Essai d’interprétation d’un roman médiéval, Genève, Droz, 1975. 15 Le Roman de Tristan en prose, Genève, Droz, 1993, sous la dir. de Ph. Ménard, t. VI, éd. Emmanuèle Baumgartner et Michèle Szkilnik, p. 273. 16 Le Roman de Tristan en prose, Genève, Droz, 1994, t. VII, éd. Monique Santucci et Danielle Quéruel, p. 101. 17 Le Roman de Tristan en prose, Genève, Droz, 1997, t. IX, éd. Laurence Harf-Lancner, p. 77. 18 Le Roman de Tristan en prose, t. IX, éd. cit., p. 100ss. 19 Sur l’organisation du Tristan en prose, Paris, Champion, 2010, p. 554-555 et p. 697-608. 20 La version du Tristan en prose donnée par le manuscrit BnF fr. 757 (V I selon le classement d’Emmanuèle Baumgartner), où l’influence de la Quête est limitée, introduit, comme la Vulgate, l’information rétrospective qui explique la fatigue de Bliobéris, mais là où la Vulgate raconte longuement l’invasion de Logres par Marc et les Saxons, le siège de Camaalot, la blessure d’Arthur et le combat de Galaad contre Arthur le Petit, BnF fr. 757 résume en quelques lignes et omet les deux

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C’est dans la Queste Post-Vulgate telle qu’on peut la reconstituer à partir du manuscrit BnF fr. 112 (vers 1470)21 et des Demandas espagnole et portugaise, que se lit la biographie la plus complète d’Arthur le Petit, de la conception à la mort. Le roi Arthur se perd dans la forêt de Brequam au cours d’une chasse, rencontre une belle demoiselle qu’il prend pour une fée, discute avec elle, « en fut eschauffés » et la viole. Le père de la demoiselle arrive, renonce à tuer le coupable en apprenant qui il est, refuse de marier sa fille pour qu’au cas où elle concevrait un héritier, il soit évident que le roi en est le père. Ce qui se produit. Le père de la demoiselle va à la cour, demande à Arthur de choisir un nom pour l’enfant à naître : Se ce est femelle, je vueil qu’elle soit Genievre appellee et si c’estoit masle, je vueil qu’il ait nom Artus le Petit, en remembrance de moy qui suis Artus le Grant, de pouoir et de toutes choses, que aprés moy ne vendra nul Artus qui petis ne doye estre appellés envers moy ». Ainsi baptiza le roy Artus son filz la mesmes ou il ne le veoit pas. Et sanz faille, ainsi com il le dist, ainsi fu il appellés22. Le jeune homme, éduqué par Morgue après le massacre de sa famille par son grand-père, se rend à la cour. Un siège de la Table Ronde est marqué à son nom (Arthur le Petit), qu’il ne le reconnaît pas car il ignore son identité. Le roi envoie un messager à Morgue, qui lui confirme le nom du jeune homme, qui finit par mourir en se battant contre Bliobliéris et expire après avoir révélé son identité à son adversaire. Son dernier vœu est que le secret de son origine soit inscrit sur sa tombe. De la naissance à la mort, la biographie d’Arthur le Petit est marquée par le souci du nom, donné, ignoré, reconnu, gravé. C’est en suivant cette logique biographique que les armoriaux BnF fr. 12597, BnF fr. 1437 et Ars 4976 mentionnent Artus le Petit. Dans ces brèves évocations, rien n’est cependant dit explicitement de sa conception et de sa mort, qui posent le problème tragique du péché du roi et de l’impossible succession : le chevalier est mis sur le même plan que tous les valeureux membres de la Table Ronde. Dans le manuscrit BnF fr. 12597 il est « petit, gros et entassé et moult estoit bien selon sa grosseur »23. Cette formulation révèle la difficulté à dire la beauté d’un chevalier de petite corpulence. Selon ce même témoin, Arthur le Petit est roux, peut-être pour le distinguer d’Artus « li Blois », le Blond24, peut-être pour rappeler son origine

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derniers points. Entre Arthur le Petit et Galaad point de duel, mais une rencontre sans hostilité, suivie d’une chevauchée et d’un combat commun contre Marc (Le roman de Tristan en prose (version du manuscrit BnF fr. 757), t. V, éd. Christine Ferlampin-Acher, Paris, Champion, 2007, § 137). Cedric E. Pickford, L’Évolution du roman arthurien, op. cit. et La version Post-Vulgate de la Queste del Saint Graal et de la Mort le Roi Artu, éd. Fanni Bogdanow, Paris, SATF, 1991. La version Post-Vulgate, op. cit., t. II, § 357 (le texte est aussi édité par Richard Trachsler, Clôtures, op. cit., p. 246-250). Clôtures…, op. cit., p. 531. Mentionné dans la liste de chevaliers qui jurent la quête dans le Tristan (éd. Emmanuèle Baumgartner et Michelle Szkilnik, t. VI, Genève, Droz, 1993, p. 273), la Queste Post-Vulgate et les Demandas, Arthur li Blois est aussi présent dans les armoriaux BnF fr. 14357, Ars 400 et Ars 5024 (Richard Trachsler, Clôtures…, op. cit., p. 545).

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peccamineuse. L’armorial cependant lisse le personnage, dont le nom et la naissance ne posent plus explicitement de problème. Au lecteur contemporain de la composition du cycle Post-Vulgate, les paroles du roi Arthur concernant un Arthur le Petit à venir, pouvaient évoquer Arthur Ier, duc de Bretagne (1187-1203), héritier malheureux du trône d’Angleterre, qui aurait dû succéder à Richard Cœur de Lion et qui fut victime de l’usurpateur Jean sans Terre avant de mourir semble-t-il d’une mort violente25. Dans l’Histoire comme dans le roman, Arthur le Grand appartenait à un temps révolu. Quand Artus de Bretagne, qui est souvent désigné comme Petit Artus, est composé au tournant des xiiie et xive siècles, le nom Arthur évoque en revanche pour le lecteur d’abord Arthur II, fils de Jean Ier, duc de Bretagne. À une époque où Artus le Petit existe déjà, avec sa biographie complète, l’auteur d’Artus avait-il à l’esprit les paroles de baptême du roi, spécifiant que personne ne pourrait plus porter son nom sans être qualifié de « Petit » ? Artus de Bretagne était-il déjà un « petit Artus » ? Le premier élément à analyser est la désignation du roman comme Petit Artus : de quand date-t-elle ? Elle n’apparaît pas dans le manuscrit BnF fr. 761, qui donne la version la plus ancienne du roman. Artus de Bretagne a été copié dans 14 manuscrits, du xive au début du xviesiècle, a été édité de 1493 (premier incunable, Lyon, Jean de La Fontaine) à 1628 (édition de Troyes, Nicolas Oudot) et traduit en anglais vers 1500 par John Bourchier26. Les différents témoins, en l’absence de prologue, d’épilogue ou d’intervention de la voix conteuse, ne mentionnent de titre que dans l’explicit ou sur les pages de garde ou les tranches, à des dates diverses. On relève les intitulés suivants (sans tenir compte des variantes graphiques) : - Roman d’Artus le Restoré : A (BnF fr. 761, xive siècle, explicit) ; C (Carpentras Bibliothèque municipale 403, xive siècle, explicit) ; P1 (BnF fr. 1431, xve ou début du xvie siècle, dans l’explicit, repris sur la tranche) ; - Le Petit Artus : P2 (xve siècle, BnF fr 1432, sur la tranche Le Petit Artus et au début, après deux feuillets vides, sur une page blanche Le petit Artus filz du duc Jehan de Bretaigne) ; Ar (Arsenal 2992, xve siècle, « Explicit le petit Artu / Apartenant a moy Christofle Chardon » est noté de la main qui a copié le volume) ; B (Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique 9088, xve siècle, au verso du fol. 192v, l’ex-libris de Charles de Croy mentionne « le livre nomé Le petit Artus de Bretagne » ; Ny (New York, Public Library, Spencer 34, xve siècle, l’autographe en partie effacé de Jacques d’Armagnac, duc de Nemours, mentionne au verso du dernier feuillet « Ce livre du Petit Artus ») ;

25 Sur Arthur Ier, incarnant le retour raté du roi légendaire, voir Catherine Daniel, Arthurianisme et littérature politique, op. cit., p. 485-486. 26 Voir l’introd. de mon éd. cit. ainsi que Sergio Cappello, « Les éditions d’Artus de Bretagne », Artus de Bretagne : du manuscrit à l’imprimé (xive-xixe siècles), éd. Christine Ferlampin-Acher, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015, p. 153-186 et John Bourchier (Lord Berners), Arthur of Lyttel Brytyne, éd. Alexandra Costache-Babscinski, Arthur of Lyttel Brytyne : édition critique et étude d’un roman arthurien en moyen-anglais tardif, thèse soutenue à l’université de Poitiers en 2012, sous la direction de Stephen Morrison (université de Poitiers) et Madalina Nicolescu (université de Bucarest).

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On relève aussi : P3 BnF fr. 12549, xve siècle, sur la tranche Roman d’Artus ; P4 BnF fr. 19163, xve siècle : ce témoin est certainement la suite de P2 et note sur la page de garde Histoire du roy Artus ; Vr Rome, Bibliothèque Vaticane, Reg. Lat. 738, xve siècle : pas d’explicit, mais sur le premier feuillet Chronicque de Artus. En ce qui concerne les éditions, seuls les incunables portent le titre Le Petit Artus de Bretaigne (Lyon, La Fontaine 1493 et Lyon, Michel Topié, 1496), les titres de départ de ces volumes mentionnant en revanche « l’ystoire » ou « le livre » « du vaillant et preux Artus filz du duc de Bretagne ». Par la suite les éditions ne recourent plus au titre Petit Artus, mais insistent sur la vaillance du héros et son origine bretonne, dans des formulations beaucoup plus longues, conformément au goût de l’époque, par exemple dans la version la plus répandue, intitulée Histoire des merveilleux faicts du preux & vaillant chevalier Artus de Bretaigne. Et des grandes adventures ou il s’est trouvé en son temps (Paris, Nicolas Bonfons, 1584). C’est ce type de titre que reprend la traduction anglaise : The hystory of the most noble and valyaunt knyght, Arthur of Lytell Brytayne, translated out of Frensshe in to Englishe, by the noble Iohan Bourghcher, Knyght Lorde Barners, newly imprynted27. Le titre Petit Artus n’apparaît donc pas dans les témoins qui donnent la version la plus ancienne (qui se termine par le tournoi interrompu par le clerc Estienne), mais seulement au xve siècle, à la fois dans des manuscrits et les incunables. On voit aussi que l’identification de l’œuvre hésite entre roman, chronique, histoire, livre. L’absence de caractérisation d’Artus dans les intitulés signale / facilite une possible confusion avec le roi de Grande-Bretagne, confusion que renforce chronique. Les catalogues dressés au Moyen Âge proposent d’autres titres. Si le catalogue d’un marchand libraire du xve siècle, à Tours, mentionne parmi les livres « escripts a la main » un Petit Artus en deux volumes28, le roman présente d’autres intitulés dans les inventaires de la librairie du roi de France. Dans celui de la librairie de Charles V, deux volumes correspondent selon moi à notre roman : la copie faite en 1380 de l’inventaire dressé par Gilles Malet en 1375 mentionne au numéro 199 Artus et Jehannete « bien escript et hystorié », qui a de fortes chances d’être notre texte, dans la mesure où la première partie du roman raconte les amours sans avenir d’Artus et de Jehanete, une demoiselle pauvre, ainsi qu’au numéro 198 Jehan le duc du mont auz fees, ce titre n’évoquant aucune autre œuvre connue et pouvant correspondre à la description de notre roman par un clerc qui ne le connaît pas, qui ne l’a pas lu et qui feuillette rapidement le début ( Jean est le père d’Artus ; l’aventure centrale se déroule au Mont Périlleux où a lieu le don des fées). C’est le titre Artus et Jehanete que

27 Voir Anne Berthelot, « Recomposer le roman arthurien au début du xvie siècle : Huon de Burdeux, Arthur of Lyttel Brytayne : l’imaginaire de Lord Berners », Artus de Bretagne : du manuscrit à l’imprimé, op. cit., p. 253-266. 28 Voir Achille Chéreau, Catalogue d’un marchand libraire du xve siècle tenant boutique à Tours, Paris, Académie des Bibliophiles, 1868. Dans ce catalogue, figure un petit Tristan (n°35) qui confirme que petit peut être employé pour qualifier un livre court. Dans le cas de Tristan, on peut s’interroger : est-ce une version en vers ?

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l’on retrouve dans l’inventaire de la librairie du Louvre de 141129, ce qui correspond certainement au volume noté à l’identique par Gilles Malet. À nouveau, l’intitulé Petit Artus ne semble pas utilisé avant le xve siècle (inventaire de Tours). Penchons-nous non plus sur les dénominations de l’œuvre mais sur le nom du personnage, à travers quelques listes et allusions littéraires30. Dans la liste de personnages qu’un lecteur de l’Ovide moralisé a notée, au xve siècle, sur une page blanche à la fin du manuscrit BnF fr. 1871 (f. 347v) et qu’a étudiée R. Trachsler31, sont mentionnés au numéro 15 « Artus », premier nom arthurien de la série, désignant certainement le roi Arthur, puis au numéro 50 « Le Petit Artus », le héros de notre texte, bien connu du scripteur puisqu’il mentionne aussi au numéro 70 un « Sambart de Bigorre » qui a laissé R. Trachsler indécis32, mais en qui il faut reconnaître Isambart de Bigorre, l’un des principaux adversaires d’Artus dans notre roman. Ces deux références à Artus (alors que Clériadus et Ponthus ne sont évoqués qu’à travers leur héros éponyme) signalent le succès du roman, connu comme Petit Artus. En ce qui concerne les allusions littéraires, en 1363-1365, le Voir Dit de Guillaume de Machaut fait référence au « loial amour de Artus de Bretaigne et Florence la fille le roy Emenidys »33 ; René d’Anjou dans Le Livre du Cœur d’Amour Epris parle d’Artus et Jeannette de l’Etang (vers 1457), et donne la parole à Artus : « Le petit Arthur suis, qui fuz duc de Bretaigne » (v. 1399)34. Christine de Pizan, dans Le débat de deux amants, rédigé vers 1400, fait une allusion à Artus, « qui fu duc de Bretaigne » et précise : « pour Flourance, qui puis fu sa compaigne / Il chevaucha et France et Allemagne »35. La Chasse et Départ d’Amours publié par Antoine Vérard en 1509 mentionne trois fois Artus, dans des références qui témoignent d’une connaissance précise du texte, puisqu’il est non seulement question d’Artus et Florence (f. 240), mais aussi d’ « Estienne, fils du roi de Valfondee », un autre personnage clef d’Artus (f. 120v) et de l’épée Clarence, mentionnée en même temps que Joyeuse et Durendal36. À nouveau seule l’occurrence du xve siècle, chez René d’Anjou, évoque le Petit Artus.

29 Voir Sarah Spilsbury, « On the date and authorship of Artus de Bretaigne », Romania, 94/1973, p. 505-523, ici p. 505 et Léopold Delisle, Recherches sur la librairie de Charles V, Paris, 1907, vol. II, art. 1086. Ce manuscrit semble perdu. C’est aussi le titre du volume 199 de la copie en 1380 par Blanchet de l’inventaire de Gilles Malet (BnF manuscrit Baluze 397), qui correspond très vraisemblablement à notre texte. 30 Voir Alexandra Hoernel, « Le baron confondu : la réception littéraire d’Artus de Bretagne du temps de Machaut à celui de Rabelais », Artus de Bretagne, du manuscrit à l’imprimé, op. cit., p. 137-152. 31 Disjointures, conjointures, op. cit., p. 48-51. 32 Ibid., p. 50. 33 Éd. et trad. Paul Imbs, intr. Jacqueline Cerquiglini-Toulet, Paris, Le Livre de Poche, Lettres Gothiques, 1999, VII, p. 160. 34 Ed. Florence Bouchet, Paris, Le Livre de Poche, Lettes Gothiques, 2003, p. 325-326. 35 Voir mon introd. à Artus de Bretagne, du manuscrit à l’imprimé, op. cit., p. 20 et Alexandra Hoernel, « Le baron confondu… », art. cit. 36 « Vien Attropos et me couppe la teste. / De Durandal, Joyeuse ou Clarence / Ou de Courtain ou Flamberge qu’est preste : / Ainsi auray de mes maulx alegeance » (Départie, fol. 242). Je remercie Jean-Claude Mühlethaler de m’avoir signalé cette mention. Voir son article « Lyrisme courtois et mémoire arthurienne : la bibliothèque de l’Amant Parfait dans La Chasse et Départ d’Amours publié

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Ainsi « Petit Artus », qu’il s’agisse du nom du personnage ou de l’intitulé de l’œuvre, paraît n’être employé qu’au xve siècle : cette appellation tardive ne semble pas être originelle. Artus de Bretagne, futur Petit Artus, n’a pas été pensé d’abord comme Petit et l’hypothèse de l’influence d’Arthur le Petit, fils d’Arthur, sur l’invention d’Artus, fils spirituel d’Artus, doit être rejetée. En revanche au xve siècle Artus a été d’autant plus facilement mis en relation avec Arthur le Grand qu’il était devenu « Petit Artus ». Les deux adjectifs figurant dans les titres, « restoré » et « petit », peuvent qualifier soit l’œuvre, soit le personnage éponyme. Artus est petit, pas nécessairement parce que sa taille est inférieure à la moyenne (ce que suggère néanmoins l’armorial cité précédemment), mais parce qu’il vient après le roi Arthur : dans un roman qui, comme souvent à la fin du Moyen Âge, véhicule une certaine nostalgie face à l’évolution historique de la chevalerie, il ne peut être qu’inférieur. Par ailleurs Arthur est roi de Grande Bretagne, Artus vient de Petite Bretagne. Deux raisons donc pour qu’Artus soit le Petit Artus. Quant à l’œuvre, en dépit de ses continuations tardives, elle est nettement plus courte que le cycle du Lancelot Graal : c’est un petit Artus, sans aucun doute37. « Restoré » est un participe passé employé comme adjectif, assez courant en ancien et moyen français. Il renvoie à un personnage qui restaure, incarne à nouveau, un héros du temps passé : on le trouve au sujet de Galien, mais aussi de Richard (dans Baudouin de Sebourc) et il en vient en moyen français à désigner simplement l’excellence, comme le signale le DMF38. Cependant il n’est pas impossible que du fait de l’amuïssement du s implosif, « restoré » ait pu être rapproché de la famille de « rheteur » et renvoyer à l’art de dire, d’écrire : c’est ce que suggère la graphie « Galien rethoré » que relève le dictionnaire de Godefroy à l’entrée « restorer » : dans la bibliographie de Montfaucon (Bibliotheca Bibliothecarum, Paris, 1729, 2 vol.), Artus figure entre le deuxième volume de Perceforest et Le Livre de Sydrac au numéro 7180 sous la forme Artus le Rhetoré. Quoi qu’il en soit de l’ambiguïté de ce terme, les deux adjectifs distinguent notre Artus du roi. L’absence de qualificatif a en revanche favorisé la confusion avec le roi Arthur39. Cette confusion, mise en scène par le texte originel lui-même puisqu’Artus doit son

par Antoine Vérard en 1509 », Arthur après Arthur. La matière arthurienne tardive en dehors du roman arthurien (1270-1530), éd. Christine Ferlampin-Acher, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017, p. 443-462. 37 Sur cette valeur de « petit », voir la note 13. Mentionnons aussi l’hypothèse de Valérie Naudet et Sébastien Douchet, après qu’ils ont mis en évidence la tonalité joyeuse du roman : « Dans cet univers où rien ne pèse, la légèreté est une donnée fondamentale et s’accompagne toujours d’un rire de connivence et du plaisir de la reconnaissance. C’est peut-être pour cette raison, et pas seulement par déférence au grand roi de Logres, que le roman a pu être nommé Petit Artus », dans « Artus de Bretagne : un roman de la jeunesse et de la désinvolture », Artus de Bretagne : du manuscrit à l’imprimé, op. cit., p. 83-105. 38 « Nom propre + le restauré : celui qui est en pleine possession de ses qualités ». DMF 2012, consulté le 2 avril 2014. 39 Voir par exemple Alessandro Vitale-Brovarone, « Beati qui non viderunt et crediderunt ? Opinions et documents concernant quelques manuscrits français de la Bibliothèque nationale de Turin », Quant l’ung amy pour l’autre veille. Mélanges de Moyen Français offerts à Claude Thiry, Turnhout, Brepols, 2008, p. 449-462, au sujet du manuscrit de Turin d’Artus.

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nom au roi légendaire et qu’il finit roi de Sorelois (c’est donc bien un roi Artus), est durable : elle explique peut-être que dans les éditions du xvie siècle de notre texte soient souvent recyclés des bois gravés montrant le roi Arthur et empruntés aux séries de représentations consacrées aux Neuf Preux40 et peut-être aussi que la traduction en anglais ait connu un assez vif succès en Angleterre. Comme le note Alexandra Costache-Babscinski41, la traduction d’Artus en anglais a été parfois confondue avec La Morthe d’Arthur de Malory42. On ne s’étonnera donc pas que dans Le Livre du Cœur d’Amour Epris (1457), Artus, dont les amours avec la demoiselle Jehannete de l’Estang sont mentionnées par René d’Anjou dans le douzain de présentation et qui est donc bien le héros du roman du xive siècle qui nous intéresse, et non le roi des Bretons, a un écu qui est celui du roi Arthur, « d’azur a trois couronnes d’or » (p. 326)43. On est là devant un exemple d’« homonymie héraldique », pour reprendre l’expression de Florence Bouchet au sujet de Meliador44. Cette homonymie est cependant différente de celles qui donnent lieu à des scénarios aventureux parallèles chez Froissart : elle s’appuie en effet sur une homonymie revendiquée par le texte matriciel (qui nous apprend dès le fol. 1 du manuscrit BnF fr. 761 que l’enfant a été nommé Arthur en « ramembrance » du grand roi), qui entretient par ailleurs le parallèle entre les deux figures en nommant l’épée merveilleuse donnée par Proserpine « Clarence » (f. 41), ce qui résonne en écho au cri de guerre d’Arthur, aussi bien dans la suite du Merlin de la Vulgate que dans le Lancelot en prose et certains armoriaux. On ne doit pas s’étonner dès lors que des critiques modernes aient confondu notre Artus et le roi des Bretons. La mention de René d’Anjou est néanmoins explicite, du fait de l’adjectif « petit ». On notera cependant que René d’Anjou a pu à son tour induire la critique moderne en erreur : Florence Bouchet prête à Artus l’écu « de sable à l’arbre d’or », qui dans les armoriaux revient non à notre personnage mais à Artus le Petit45. Si pour le lecteur moderne Artus peut être confondu soit avec le roi des Bretons soit avec un de ses fils naturels, au xve siècle l’erreur n’était pas possible, tant 40 Voir Marie-Dominique Leclerc, « De l’usage des bois gravés dans les éditions d’Artus de Bretagne du xvie siècle », Artus de Bretagne, du manuscrit à l’imprimé, op. cit., p. 207-235. 41 Thèse cit., p. 18. 42 En revanche il ne semble pas y avoir eu de confusion avec Le Livre d’Artus, c’est-à-dire la suite du Merlin contenue dans le manuscrit BnF fr. 337, par ailleurs peu diffusée. De même à partir du xve siècle, il n’y a pas eu de confusion avec l’Artus espagnol de Philippe Camus (Histoire d’Olivier de Castille et Artus d’Algarbe). Dans Clériadus et Méliadice est mentionné fugitivement dans un groupe de quatre personnages Artus de la Roche, ambassadeur du roi d’Espagne, sans postérité littéraire, mais témoignant bien du succès de ce nom à la fin du Moyen Âge, en Espagne (éd. Gaston Zink, Genève, Droz, 1984, p. 56). 43 Je reprends mon art. « Le blason du Petit Artus de Bretagne : héraldique et réception arthurienne à la fin du Moyen Âge », Marqueurs d’identité dans la littérature médiévale : mettre en signe l’individu et la famille (xiie-xve s.), dir. Catalina Girbea, Laurent Hablot, Raluca Radulescu, Turnhout, Brepols, 2014, p. 93-108. 44 « Rhétorique de l’héraldique dans le roman arthurien tardif. Le Meliador de Froissart et le Livre du Cuer d’Amours espris de René d’Anjou », Romania, 116/1998, p. 239-255, p. 245. 45 Art. cit., p. 253. Voir Michel Pastoureau, Armorial des chevaliers de la Table Ronde, Paris, Le Léopard d’Or, 2006, p. 102. Pour la mention dans l’armorial donné par le manuscrit BnF fr. 12597, voir Richard Trachsler, Clôtures…, op. cit., p. 531.

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la culture arthurienne était forte et l’allusion à la demoiselle de l’Etang transparente. Par ailleurs l’auteur marque bien la différence entre les héros anciens, Lancelot et Tristan, et Pontus et Artus, dont les écus sont « plus de nouvelle façon » (p. 324). Artus ne peut être qu’un héros tardif. L’intérêt de René d’Anjou pour la chevalerie arthurienne et les tournois suggère qu’il ne saurait s’être trompé : le fait qu’il prête l’écu à trois couronnes au personnage du xive siècle devait donc être senti comme un écart, qui retenait d’autant plus l’attention que l’écu de Lancelot était quant à lui conforme à l’attente. La confusion de René d’Anjou n’est pas une erreur : elle a vraisemblablement une signification politique. La confusion fonctionne dans les deux sens : le petit Breton a été rapproché du roi de Grande-Bretagne, ce qui lui confère légitimité et prestige (c’est ce qui est en jeu quand notre héros est baptisé « Artus » et qu’on retrouve dans le succès anglais), mais, plus surprenant, il arrive à l’inverse que la Grande-Bretagne se trouve annexée à la Petite-Bretagne et le roi subordonné au duc, par exemple chez René d’Anjou ou à l’occasion de l’entrée de François III à Nantes et Rennes en 153246 . Ainsi, que l’intitulé de l’œuvre présente un qualificatif ou pas, le nom « Artus » renvoie nécessairement au roi Arthur, soit pour s’en distinguer et poser un nouvel Artus, soit pour se confondre furtivement avec lui. D’une série de titres à l’autre (Artus le restoré, puis le Petit Artus, puis les titres qui présentent Arthur comme un preux chevalier, fils du duc de Bretagne), la relation au roi Arthur se distend : d’abord réincarnation d’Artus, renouvelé dans sa grandeur, Artus n’est ensuite qu’une version diminuée du grand monarque, avant d’acquérir son autonomie par rapport à lui, l’évolution des titres correspondant peut-être à la réception de l’œuvre, de plus en plus perçue dans son originalité, indépendamment de la matière arthurienne, dans un mouvement d’émancipation par rapport à la geste fondatrice que le texte matriciel met en œuvre dès l’épisode liminaire qui met à distance le modèle arthurien47. Le titre Petit Artus n’est donc pas originel. Il remonte seulement au xve siècle. L’auteur d’Artus de Bretagne, qui tient à distance le modèle arthurien et en particulier le Graal48, n’a pas établi de rapport entre son héros, héritier tout au plus imaginaire du roi des Bretons, et le fils naturel que le cycle Post-Vulgate prête à celui-ci. Au moment de la composition de l’œuvre (entre 1296 et 1302 vraisemblablement), le fils du duc de Bretagne, Arthur, incarnait les promesses d’un glorieux avenir. Cependant un 46 Voir mon introd. à Artus de Bretagne, du manuscrit à l’imprimé, op. cit., note 17, à partir d’une information donnée par Clément Saliou, que je remercie chaleureusement : lorsque François III en 1532 fait son entrée à Rennes et Nantes, sont présentés des tableaux vivants, « dont les thèmes témoignent de l’allégeance à la France, de l’exaltation du nouveau duc et de l’identité forte du territoire breton ». Parmi ces tableaux, on trouve « le petit roy Artys de Bretagne », qui remporte la victoire contre le tribun géant Flollo grâce à la Vierge qui laisse tomber son manteau d’hermine sur lui (Théodore Godefroy, Le cérémonial François, Cramoisy, 1649, p. 618). Cette scène, comme le note Clément Saliou, combine deux épisodes concernant le roi de Grande-Bretagne, racontés par Geoffroy de Monmouth et Wace, mais le nom « petit roy » témoigne de la confusion avec le héros de notre roman, et, peut-être, d’une volonté d’appropriation de la gloire du roi de légende au profit de la Petite-Bretagne. 47 Voir mon introd. à l’éd. cit. 48 Voir mon introd. à l’éd. cit.

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siècle plus tard il est mort. Il n’a été duc de Bretagne que brièvement (entre 1305 et 1312) et sa santé chancelante, qu’il invoqua en particulier pour ne pas réaliser le vœu de croisade paternel, ne l’a pas haussé au rang des modèles exceptionnels : il peut être rapproché du triste acte de baptême prononcé par le roi Arthur dans le cycle Post-Vulgate, à une époque où l’arthurianisme est de plus en plus nostalgique, d’autant qu’un autre duc de Bretagne historique, Arthur III de Richemond, duc de Bretagne à peine plus d’un an (1457-1458) avant de mourir sans fils pour lui succéder, vient confirmer, malgré sa carrière, la décevante postérité des Arthur. Faut-il voir un lien de causalité entre le développement de « Petit Artus » et la faillite des Arthur historiques ? Peut-être. Quant au lien de notre Artus avec Arthur le Petit, le fils d’Arthur, rien ne semble l’attester. Pourtant, au xve siècle, Jacques d’Armagnac possédait à la fois un manuscrit d’Artus, intitulé Petit Artus, et le BnF fr. 112, daté des années 1470, copié par Micheau Gonnot, où figure la version Post-Vulgate de la biographie d’Arthur le Petit. Jacques d’Armagnac a été un des principaux commanditaires de copies du cycle Post-Vulgate49 ; il a aussi possédé le somptueux Artus qui est conservé aujourd’hui à New York (Public Library Spencer 34), daté, selon Susan A. Blackman, du début de la décennie 146050. Pour un lecteur comme Jacques d’Armagnac, Artus de Bretagne, ou plutôt Le Petit Artus, réalisait peut-être le programme dessiné brièvement par Arthur baptisant son fils : tout Arthur après lui ne peut être que petit. Il est néanmoins difficile d’évaluer quelles étaient les conséquences sur la réception de l’atmosphère arthurienne d’Artus de Bretagne et de savoir si le roman pouvait être perçu comme une suite du cycle Post-Vulgate, invitant à mettre en relation l’acte de baptême d’Arthur le Petit et « le Petit Artus » ou si les lecteurs n’y voyaient qu’un jeu transfictionnel.

49 Voir Fanni Bogdanow, op. cit., t. I, p. 98ss. 50 Susan Amato Blackman, The Manuscripts and Patronage of Jacques d’Armagnac, duke of Nemours 14331477, Ph. D. de l’Université de Pittsburg, 1993, p. 17, 96, 281-283 et 310-313. Jacques d’Armagnac était amateur de romans arthuriens : voir Irène Fabry, « Le livre de messire Lancelot du Lac : présentation matérielle et composition des manuscrits arthuriens de Jacques d’Armagnac (BnF fr. 117-120 et 113116) », 22e Congrès de la Société internationale arthurienne, Rennes, 2008, en ligne : http://www.sites. univ-rennes2.fr/celam/ias/actes/pdf/fabry.pdf (consulté le 10 janvier 2014).

Françoise Hazel Marie Le Saux

Les tombeaux royaux de l’Historia Regum Britanniae

La vaste fresque pseudo-historique qu’est l’Historia Regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth prétend couvrir près de deux millénaires, depuis la chute de Troie en 1240 avant l’ère chrétienne, jusqu’au dernier roi breton de l’île de Bretagne, en l’an 689 : en tout, plus d’une centaine de rois, qui tous (avec l’exception notoire d’Arthur) finissent un jour par mourir, laissant le trône à un successeur. La mort du roi n’est souvent pas décrite du tout, l’accent étant mis sur le nouveau monarque, et seule une fin de règne sur dix comprend des renseignements plus ou moins précis quant aux circonstances du décès royal. Le lieu de sépulture de roi n’est généralement pas mentionné, tandis que les descriptions détaillées de tombeaux royaux peuvent se compter sur les doigts d’une main. Ces monuments constituent donc une exception dans le récit galfrédien, offrant une clé de lecture potentielle que nous nous proposons ici d’explorer. Les cas d’Arthur et de Cadvalladr mis de côté – nous y reviendrons plus tard – environ la moitié des descriptions de la mort du roi dans l’Historia Regum Britanniae se trouvent dans la partie retraçant les règnes d’avant la conquête de l’île par Jules César. Ceci semble inviter une lecture parallèle du temps mythiques des ancêtres fondateurs, et celui du temps historique, attesté par des autorités reconnues. La répartition des descriptions détaillées de tombeaux royaux présente un schéma comparable : quatre dans la période fondatrice et quatre – ou trois selon la lecture – durant l’ère chrétienne1. On constate que pour les rois bretons des premiers temps dont la mort est décrite avec tant soit peu de détail, c’est-à-dire Locrin, Membricius, Bladud, Porrex et Morvidus, nous n’avons aucune mention de sépulture, alors que dans la période

1 Il s’agit, pour la période d’avant Jules César, des sépultures des rois Leir (§ 31) ; Dunuallo (§ 34) ; Belin (§ 44) et Lud (§ 53). Les tombeaux plus tardifs sont ceux de Vortimer (§ 102) ; Aurèle (§ 134) ; Uther (§ 142) ; et Cadwallo (§ 201). Toutefois, Aurèle et Uther partagent le même lieu de sépulture, à Stonehenge. Les citations de l’Historia Regum Britanniae sont tirées de Geoffrey of Monmouth. The History of the Kings of Britain. An Edition and Translation of De Gestis Britonum [Historia Regum Britanniae], éd. Michael D. Reeve et trad. Neil Wright, Woodbridge, Boydell Press, 2007. Sauf indication contraire, la traduction française du texte est celle de Laurence Mathey-Maille, Geoffroy de Monmouth. Histoire des rois des Bretagne. Paris, Les Belles Lettres, 1992.

Miroirs arthuriens entre images et mirages : actes du xxive Congrès de la Société Internationale Arthurienne, éd. par Catalina Girbea, Mihaela Voicu, Ioan Panzaru et. al., Turnhout, 2020 (Culture et société médiévales, 34), p. 299-310 © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.117128

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d’après Jules César, le récit de fin de vie de trois souverains – Vortimer, Aurèle et Uther – cumule les deux motifs. Autre constatation : la distinction avant/après Jules César se double d’une opposition religieuse entre ère païenne et ère chrétienne. Les motifs de la mort de roi et de son tombeau font ainsi écho à deux thèmes centraux de l’Historia, la relation entre la (Grande-)Bretagne et Rome d’une part, et la défense du christianisme de l’autre. Les rois païens dont la mort est décrite en détail ont ceci en commun que ce sont de mauvais rois qui connaissent une fin violente. Locrinus, fils et successeur du fondateur Brutus, est le jouet de ses passions, jetant le pays dans le chaos d’une guerre civile ; il meurt au combat, frappé d’une flèche (§ 25). Mempricius est un tyran qui, ayant saisi le trône après avoir assassiné son frère Malim, tue les aristocrates du royaume, massacre une bonne partie de sa propre famille de peur d’un coup d’état, et s’adonne à la sodomie. Il meurt dévoré par une meute de loups après s’être séparé de ses compagnons lors d’une partie de chasse (§ 26). Bladud est un roi savant, faiseur de grandes merveilles, mais qui pervertit son royaume en s’adonnant à la nigromancie, qu’il introduit dans le pays : il meurt le corps fracassé sur le temple d’Apollin alors qu’il essaie de voler avec des ailes artificielles (§ 30). Le roi fratricide Porrex voit son corps déchiqueté par sa propre mère, Judon (§ 33). Enfin, le tyrannique et sanguinaire Morvidus est avalé comme un petit poisson par un monstre marin (§ 48). L’absence de tombeau pour ces monarques païens s’explique en partie par l’annihilation du cadavre royal, ou du moins la perte de son intégrité ; mais c’est surtout l’indice d’un refus de leur accorder un lieu de mémoire, comme si seule l’élimination de la personne physique de ces rois pouvait permettre au pays de se remettre de la souillure infligée par leur règne. Plus un roi faillit à son devoir de protection du royaume et des siens, plus la destruction de son cadavre est totale, infligée dans les deux cas les plus extrêmes par des agents qu’on pourrait qualifier de naturels (loups et monstre marin), générés par la terre de Bretagne à l’image, en quelque sorte, du règne auxquels ils mettent fin2. Un principe similaire peut être identifié dans la description de la fin des deux rois de l’ère chrétienne à subir un sort comparable à celui de leurs homologues païens. Le moine Constans, qui non seulement a violé ses vœux en acceptant le trône, mais s’avère incapable de diriger le royaume, meurt décapité : justice poétique pour ce monarque coupable d’avoir remis l’autorité effective entre les mains de l’usurpateur Vertigier, permettant ainsi la venue des Saxons dans l’île de Bretagne. Vertigier lui-



2 Geoffroy a sans doute eu à l’esprit des figures allégoriques quand il a créé le personnage de Mempricius ou celui de Morpidus ; le récit de leur mort présente des parallèles avec le sort de la Discorde et de l’Hérésie dans la Psychomachia de Prudence (http://www.thelatinlibrary.com/ prudentius/prud.psycho.shtml). Il peut également avoir songé au débat théologique autour de la résurrection de la chair (voir Caroline Bynum, The Resurrection of the Body in Western Christianity 200-1336, New York, Columbia University Press, 1995). Les connotations négatives de la mutilation du cadavre royal ne manquent pas de surprendre, dans la mesure où la dispersion du corps des grands de la noblesse, qui avaient ainsi plusieurs lieux de sépulture marquant leur autorité dans des territoires souvent éloignés les un des autres, allait devenir dans les milieux aristocratiques un important outil politique ; voir à ce propos l’étude de Danielle Westerhof, Death and the Noble Body in Medieval England, Woodbridge, Boydell, 2008.

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même, protecteur puis victime des Saxons, et dont le règne a des relents d’apostasie, meurt consumé par les flammes dans la tour qui devait le protéger : préfiguration sans doute des flammes de l’enfer qui l’attendent, et écho du feu de la concupiscence qui l’a amené à prendre pour épouse la païenne Ronwen. Aucune mention de sépulture pour ces deux rois indignes, qui chacun à sa manière a trahi son royaume. La mention d’une sépulture lors de la mort d’un roi est donc porteuse de signification dans l’Historia Regum Britanniae. C’est la preuve tangible d’un succès durable, des fruits d’une vie au service des Bretons méritant acte de souvenir. Il s’agit typiquement d’un monument étroitement lié au roi lui-même, situé dans une ville fondée par lui, ou dans un bâtiment érigé sur ses ordres. Ainsi, Lud est enseveli dans sa ville de Kerlud (§ 22), tandis que Cordeille fait ensevelir son père Leir dans la ville portant son nom, dans un merveilleux temple souterrain (§ 31) : Cordeilla […] sepeliuit patrem in quodam subterraneo quod sub Sora fluuio infra Legecestriam fieri praeciperat. Erat autem subterraneum illud conditum in honore bifrontis Iani. Ibi omnes operarii urbis, adueniente sollempnitate dei, opera quae per annum acturi erant incipiebant. (Cordeilla […] ensevelit son père dans un souterrain qu’il3 avait fait construire sous la Soar dans la ville de Leicester. Ce souterrain avait, en effet, été construit en l’honneur de Janus aux deux visages, C’est là que tous les ouvriers de la ville, quand venait la fête du dieu, commençaient les travaux qu’ils exécuteraient dans l’année.) Leir, le roi fondateur de la ville et constructeur de ce curieux lieu de culte, se trouve associé par delà la tombe aux travaux des continuateurs de son œuvre, présent par ses restes mortels aux rituels religieux accompagnant les projets de l’année à venir. De même, le grand législateur Dunuallo est enseveli dans un bâtiment construit par ses soins et symbolisant l’apport de son règne (§ 34) : in urbe Trinouantum prope templum Concordiae sepultus, quod ipse ad confirmationem legum construxerat (« on l’enterra à Trinovantum près du temple de la Concorde qu’il avait fait construire pour symboliser ses lois. »). Le plus remarquable des tombeaux royaux d’avant l’invasion romaine est celui d’un de ses plus grands rois, Belin. L’ouvrage est décrit en détail (§ 44) : Fecit etiam in urbe Trinouantium ianuam mirae fabricatae super ripam Tamensis, quam de nomine suo ciues temporibus istis Belinesgata uocant. Desuper uero aedificauit turrim mirae magnitudinis portumque subtus ad pedem applicantibus nauibus idoneum. […] Postremo, cum supprema dies ipsum ex hac uita rapuisset, combustum est corpus eius, et puluis in aureo cado reconditus, quem in urbe Trinouantum in summitate praedictae turris mira arte locauerant. (À Trinovantum, Belin construisit également une porte magnifique sur les bords de la Tamise, porte que les habitants appelaient alors de son nom, Billingsgate. A son sommet, il édifia une tour d’une grandeur remarquable



3 Mathey-Maille traduit ce passage par ‘qu’elle avait fait construire’. Le latin permet les deux traductions ; je me range ici du côté de l’interprétation de Neil Wright (An Edition and Translation of De Gestis Britonum, p. 44).

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et, à ses pieds, il ouvrit un port apte à recevoir les bateaux qui abordaient. […] Finalement, lorsqu’arriva le jour de sa mort, son corps fut incinéré et ses cendres, enfermées dans une urne d’or, furent adroitement placées au sommet de la fameuse tour à Trinouantum.) Nous trouvons dans ce passage tous les éléments constitutifs du motif du tombeau royal chez Geoffroy. Les cendres de Belin sont déposées dans (ou dans ce cas, sur) un édifice d’intérêt public, soulignant la dimension civilisatrice de son règne. Le bâtiment lui-même peut être classé parmi les mirabilia, l’adjectif mira figurant à trois reprises dans ce court extrait, l’urne funéraire venant s’ajouter à l’aspect remarquable de ce port fluvial. Enfin, le nom de Belin est pérennisé dans le toponyme Belinesgate, ou Porte/Route de Belin, dans lequel nous reconnaissons encore le Billingsgate du Londres actuel. Les tombeaux royaux de la Bretagne pré-chrétienne servent ainsi d’autant de jalons dans le développement de la civilisation fondée par Brutus, marquant l’essor urbain, l’état de droit, et une infrastructure technologiquement poussée mise au service des besoins du commerce, gage de prospérité. Les tombeaux des rois de l’ère chrétienne sont également dépeints comme autant de mirabilia, mais il apparaît clairement que leur fonction n’est pas tout-à-fait identique. Paradoxalement, les sépultures de ces monarques prennent une dimension mythique, faisant appel à des ressources technologiques à la limite du possible. Le mausolée royal établi par le roi Aurèle – oncle du roi Arthur– en est un exemple frappant, puisqu’il s’agit du grand monument mégalithique de Stonehenge. Contrairement à un Leir, un Lud, un Dunwallo ou un Belin, le roi se sera toutefois contenté de s’approprier une construction préexistante, créée par ces mêmes géants que Brutus avait pris soin d’éliminer ; il la fait simplement déplacer de l’Irlande en Angleterre par les soins de Merlin. Aurèle reposera donc dans un lieu de sépulture impressionnant, mais aux connotations inquiétantes (§ 134) : Praeuenerant namque nuntii qui casum regis indicauerant ipsumque iam ab episcopis patriae sepultum fore prope coenobium Ambrii infra chorea gigantum, quam uiuens fieri praeceperat. […] Et quia uiuens adhuc praeceperat ut in cimiterio quod ipse parauerat sepeliretur, tulerunt corpus eius ibidem atque cum regiis exequiis humauerunt. (Des messagers vinrent à sa [i. e., à Uther] rencontre pour lui annoncer la mort du roi et lui dire que les évêques du pays avaient déjà commencé à l’ensevelir près du monastère d’Ambrius, dans le Cercle des Géants qu’il avait fait édifier de son vivant. […] Puis, comme [Aurèle] avait donné l’ordre de son vivant d’être enterré dans le cimetière qu’il avait préparé, ils y transportèrent son corps qu’ils ensevelirent en célébrant les obsèques royales.) Ce roi pourtant chrétien n’est pas enseveli dans un monastère, mais dans une architecture se réclamant du gigantisme que Brutus et les siens s’étaient efforcés de transcender, et qui ne porte même pas son nom. Nous constatons ici une rupture avec la démarche des pionniers, avec ce qu’on pourrait qualifier de politique de recyclage du monument funéraire par la dynastie des Constantinides. Stonehenge devient ainsi un mausolée royal, accueillant la dépouille de

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rois n’ayant ni érigé ni embelli le monument : il n’y a plus de lien direct entre la tombe et les œuvres du défunt. Même le sacrilège Constantin4, successeur d’Arthur, est inhumé aux côtés d’Aurèle et d’Uther en ce lieu aux fortes connotations politiques (§ 180) : Sententia Dei percussus, iuxta Vther Pendragon infra lapidum structuram sepultus fuit quae haud longe a Salesberia mira arte composite Anglorum lingua Stanheng nuncupatur. (Constantin fut touché par la sentence divine et enterré aux côtés d’Utherpendragon dans cet ensemble de pierres admirablement édifié non loin de Salisbury et qui porte le nom de Stonehenge en langue anglaise.) La mort de Constantin, présentée comme une punition divine pour avoir violé la protection de l’Eglise, souligne l’ambigüité du monument de Stonehenge. Ce mémorial du massacre par traîtrise de Bretons chrétiens par des Saxons païens, lieu de sépulture d’une nouvelle dynastie de rois chrétiens, est aussi un ouvrage remontant à des temps barbares, sinon pré-humains, enlevé de force à sa terre d’origine. Nous avons donc affaire à un certain niveau à une régression. De plus, Stonehenge se profile en marge du monastère d’Ambesbury, suggérant une tension entre le cimetière royal et les structures ecclésiales. Ce surprenant déficit spirituel se retrouve également dans les instructions données par le roi Vortimer sur son lit de mort (§ 102) : Audatia autem maxima docente, iussit piramidem fieri sibi aeriam locarique in portu quo Saxones applicare solebant, corpus uero suum, postquam defunctum foret, sepeliri desuper, ut uiso busto barbari retortis uelis in Germaniam redirent ; dicebat enim neminem illorum audere propius accedere si etiam bustum ipsius aspicerent. […] Sed defuncto illo aliud egerunt Britones, quia in urbe Trinouantum corpus illius sepelierunt. (Suprême audace : il ordonna de construire une pyramide de bronze et de l’élever dans le port où les Saxons avaient l’habitude d’aborder ; après sa mort, son corps devait être enseveli au sommet afin qu’à la vue de la sépulture, les barbares fissent voile arrière en direction de la Germanie. Aucun d’eux, disait-il, n’oserait approcher s’ils portaient les yeux vers le tombeau. […] Toutefois, à sa disparition, les Bretons agirent autrement : ils enterrèrent son corps dans la ville de Trinovantum.) Ce tombeau ne sera donc jamais construit, et la mémoire de Vortimer ne sera pérennisée ni par un toponyme, ni par un bâtiment. La protection d’outre-tombe que devait assurer le roi défunt restera également au niveau de l’intention, facilitant le retour des Saxons. Vortimer, grand champion de la Chrétienté de son vivant, envisage ainsi pour sa dépouille mortelle un lieu de repos qui n’est pas liée à l’Église ; son cadavre est destiné

4 Constantin s’était en effet rendu coupable d’une violation du droit d’asile, tuant le fils de Mordred devant l’autel de St Amphibale (§ 180).

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à devenir un talisman guerrier plutôt qu’une relique religieuse5. Ses vœux rappellent les dernières volontés du héros pré-chrétien Bendigeidfrân qui dans la deuxième Branche des Mabinogi Moyen-Gallois, stipule que sa tête doit être ensevelie dans une colline face à la mer : cette tête protégera le pays de toute invasion après sa mort6. Si le projet de Vortimer apparaît comme spirituellement régressif, il n’en demeure pas moins que le monument aurait été un ouvrage remarquable, innovant de par le matériau comme par la forme, et aurait exigé des compétences technologiques poussées. Vortimer se place ainsi dans la droite ligne d’un Belin, roi visionnaire capable de puiser dans le potentiel créateur de son peuple pour le plus grand bien de tous ; même si son empoisonnement par sa marâtre Ronwen l’empêche de réaliser cette ambition. Le choix fait par les Constantinides d’adopter comme monument funéraire dynastique un ouvrage conçu par des géants fait donc l’effet d’une rupture avec une longue tradition de création et d’invention établie par leurs prédécesseurs sur le trône de Bretagne. Cette rupture n’est que temporaire, ainsi qu’en témoigne le remarquable tombeau du roi Cadvallo (§ 201) : Cuius corpus Britones, balsamo et aromatibus conditum, in quadam aenea imagine, ad mensuram staturae suae fusa, mira arte posuerunt. Imaginem autem illam super aeneum equum mirae pulchritudinis armatam et super occidentalem portam Lundoniarum erectam in signum praedictae uictoriae et in terrorem Saxonibus statuerunt. Sed et ecclesiam subtus in honore sancti Martini aedificauerunt, in qua pro ipso et fidelibus defunctis diuina celebrarentur obsequia. (Les Bretons embaumèrent et parfumèrent son corps puis le déposèrent dans une statue de bronze qu’ils avaient coulée, avec une remarquable habileté, à ses exactes dimensions. Ils placèrent cette statue, en armes, sur un cheval d’airain d’une très grande beauté et l’érigèrent au-dessus de la porte occidentale de Londres, en mémoire de la victoire dont nous avons parlé et pour inspirer de la terreur aux Saxons. Mais ils édifièrent aussi, au pied de la porte, une église en l’honneur de saint Martin afin d’y célébrer, pour lui et les fidèles défunts, de divins offices.) Le tombeau de Cadvallo – l’avant-dernier roi breton de l’île de Bretagne – peut être considéré comme emblématique de ce qui a fait la force des Bretons insulaires. Nous y trouvons tous les éléments marquant la fin de règne d’un roi exceptionnel. Comme Belin, son lieu de sépulture est également un monument public : la porte 5 Voir ainsi Patrick J. Geary, Living with the Dead in the Middle Ages, Cornell University Press, 1994. 6 Branwen Uerch Lyr, The Second of the Four Branches of the Mabinogi edited from the White Book of Rhydderch with variants from the Red Book of Hergest and from Peniarth 6, éd. Derick S. Thomson, Dublin, The Dublin Institute for Advanced Studies, 1976, lignes 391-401 et 457-460. Cette protection s’avère efficace, à en croire les Triades galloises, à tel point qu’Arthur en prendra ombrage et y mettra fin en violant la sépulture de son illustre prédécesseur. Trioedd Ynys Prydein. The Triads of the Island of Britain, éd. et trad. Rachel Bromwich, Cardiff, University of Wales Press, 2006 ; 3e édition ; triade 37 /37R, ‘Tri Matkud Ynys Prydein’, p. 94-102. Il s’agit ici d’un analogue plutôt que d’une source, cette histoire n’étant attestée que bien après la parution de l’Historia Regum Britanniae. Toutefois, R. Bromwich, Trioedd…, op. cit., p. xcix, est d’avis que la matière des Triades remonterait au ixe ou xe siècle.

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occidentale de la ville de Londres. Comme l’avait voulu Vortimer, le corps royal est placé dans un réceptacle en métal, servant à rappeler aux Saxons leur défaite. Ce cercueil en forme de statue équestre mérite à lui seul de figurer parmi les mirabilia, gage du savoir-faire exceptionnel des artistes et ingénieurs du pays, et supérieur en complexité à la pourtant ambitieuse pyramide de bronze voulue par Vortimer. Enfin, on construit au pied de cette tour une église : la dernière demeure de ce roi chrétien est donc sur une terre consacrée, et les besoins de son âme sont pris en compte de manière explicite. La dimension ouvertement chrétienne de la tombe de Cadvallo en fait cependant une exception parmi les règnes tardifs de l’Historia. La dichotomie entre les sépultures de rois païens et rois chrétiens n’est en fin de compte pas aussi marquée qu’on aurait pu l’attendre ; la double fonction de lieu de mémoire et de célébration de grandes œuvres reste une constante, avec une dimension religieuse plus ou moins explicite modulée selon les croyances du moment. Le survol de ces descriptions de monuments funéraires royaux permet d’en distinguer deux catégories distinctes, faisant écho à une des thématiques centrales de l’Historia Regum Britanniae, celle de la rivalité entre la Bretagne et Rome. La première catégorie comprend les tombeaux de rois ayant laissé des traces dans l’Angleterre du xiie siècle, dans des toponymes comme Leicester ou Billingsgate, ou encore par le témoignage tacite de monuments ayant survécu (ou dont la mémoire aurait survécu), comme Stonehenge, et qui servent à Geoffroy de tremplin imaginatif. La deuxième catégorie comprend des monuments inspirés par des modèles romains antiques, visibles dans les espaces publics de la Rome médiévale par les nombreux pèlerins qui s’y rendaient. Nous ne savons pas si Geoffrey s’est jamais rendu à Rome ; toutefois, il circulait dans le monde chrétien médiéval des descriptions de la ville de Rome à l’usage des pèlerins. Le point de départ de ce qui sera un genre littéraire florissant, Mirabilia urbis Romae, attribué à un chanoine de St Pierre, aurait été compilé vers 11437. Trop tard donc pour être une source directe de Geoffroy ; toutefois, le principe de l’ouvrage n’était pas une nouveauté, comme le souligne Ferdinand Gregorovius au xixe siècle déjà8. L’Occident chrétien s’intéressait donc depuis plusieurs siècles à la ville de Rome, à ses monuments, aux histoires qui y étaient attachées9. Parmi les antiquités classiques que nous trouvons mentionnées de manière récurrente dans ces



7 La première rédaction des Mirabilia aurait été compilée juste avant l’élection à la papauté de Célestin II (1143-1144) ; voir D. Kinney, « Fact and Fiction in the Mirabilia urbis Romae » ; in Roma Felix : Formation and Reflections of Medieval Rome, dir. C. Neuman de Vegvar et É. Ó Carragáin (Franham, Ashgate, 2007). Eileen Gardiner, dans son introduction à l’édition et traduction anglaise des Mirabilia par Francis Morgan Nichols (The Marvels of Rome. Mirabilia Urbis Romae, New York, Italica Press, 1986, p. xviii), penchait plutôt pour une date de rédaction « not older than the middle of the twelfth century ». 8 Voir Ferdinand Gregorovius (trad. anglaise par Annie Hamilton), History of the City of Rome in the Middle Ages, Londres, George Bell and Sons, 1896, vol. IV.2, p. 653-6. 9 Voir par exemple le petit guide de Rome par l’Anonyme d’Einsiedeln, datant de la fin viiie – début ixe siècle. Die Einsiedler Inschriftensammlung und der Pilgerführer durch Rom (Codex Einsidlensis 326), éd. et trad. Gerold Walser, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 1987. Sur les liens entre Rome et l’Angleterre entre le viie et le xie siècle, voir England and Rome in the Early Middle Ages, Pilgrimage, Art, and Politics, dir. Francesca Tinti, Turnhout, Brepols, 2014.

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guides du voyageur à Rome, on peut en retenir en particulier trois, rattachées dans l’esprit populaire à Romulus, Jules César et l’empereur Constantin, et qui offrent de remarquables similitudes avec les descriptions de l’Historia Regum Britanniae10. Qu’on compare ainsi le tombeau de Belin et la description dans les Mirabilia (p. 148-149) du supposé mausolée de Jules César, situé sur la colline vaticane : Iuxta quod est memoria Caesaris, id est agulia, ubi splendide cinis eius in suo sarcophago requiescit ; ut sicut eo vivente totus mundus ei subiectus fuit, ita eo mortuo usque in finem saeculi subicietur. Cuius memoria inferius ornata fuit tabulis aereis et deauratis, litteris latinis decenter depicta. Superius vero ad malum, ubi requiescit, auro et pretiosis lapidibus decoratur. Ubi scriptum est : Caesar, tantus eras quantus et orbis, Sed nunc in modico clauderis antro. Et haec memoria sacrata fuit suo more, sicut adhuc apparet et legitur. (A côté se trouve le mausolée de César, c’est-à-dire l’aiguille où ses cendres reposent avec magnificence dans son sarcophage, pour que, tout comme de son vivant la terre entière lui avait été assujettie, il la domine de même une fois mort, jusqu’à la fin des temps. Le mausolée est ornée sur sa partie inférieure de tablettes d’airain doré et porte une belle inscription en latin. Au-dessus, la sphère où il repose est décorée d’or et de pierres précieuses. On y lit : « César, tu étais aussi grand que le monde, mais maintenant tu es contenu dans un petit réceptacle. » Et ce mausolée fut consacré selon l’usage de son temps, comme on peut encore le voir et le lire.) On notera la logique qui a amené à relier cet obélisque à la mémoire de Jules César ; l’utilisation du témoignage de textes connus comme tremplin à une reconstruction imaginative du passé étant également une caractéristique de l’écriture galfrédienne. Les cendres tant de César que de Belin sont ainsi placées dans des constructions impressionnantes ayant survécu les siècles, et servant de par leur existence-même de garantie au récit qui les entoure. Or, ce récit, à travers les deux textes, est remarquablement semblable : même urne dorée au sommet d’une tour, même symbolisme de pérennisation du pouvoir du défunt. Geoffroy semblerait donc avoir eu à l’esprit la memoria Caesaris lorsqu’il inventa le monument funéraire de Belin ; mais par une habile manipulation de la chronologie, il fait du roi Breton un précurseur de la splendeur romaine. La merveille de Billingsgate a été conçue à l’époque du sac de Rome – par Belin et son frère Brennes, d’après Geoffroy– bien avant la naissance de Jules César, bien avant les mirabilia de Rome elle-même. Les similitudes entres les deux nations sœurs sont ainsi affirmées, en même temps qu’est établie une subtile hiérarchie : l’aînée dans cette relation, c’est la Bretagne. À ceci s’ajoute ce qu’on pourrait qualifier de différence éthique. L’obélisque romain est un monument à la vanité de César, sans fonction autre que de signifier, par la position élevée de l’urne funéraire, l’extrême autorité personnelle du défunt. La tour de Billingsgate, par contre,

10 Les citations des Mirabilia sont tirées de l’édition de Maria Accame et Emy Dell’Oro, I ‘Mirabilia urbis Romae’, Tivoli (Roma), Tored, 2004.

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est une infrastructure importante ; si importante que contrairement au monument romain, nul besoin d’inscriptions pour que perdure la mémoire de Belin. Le deuxième tombeau royal de l’Historia Regum Britanniae à présenter de frappantes ressemblances avec un monument romain antique est celui de Cadvallo. La description de sa remarquable statue équestre n’est pas sans rappeler la fort connue statue de Marc Aurèle. Cette statue en bronze, qu’au moyen-âge on pensait être une représentation de l’empereur Constantin, était située à la place du Latran, et donc bien connue des visiteurs de la ville sainte11. L’importance du caballus Constantini dans l’imaginaire romain est attestée par la place qui lui est consacrée dans les Mirabilia urbis Romae, avec un récit détaillé de la ‘vraie’ (et fort fantaisiste) histoire du monument (ch. 15, p. 132) : « Lateranis est quidam caballus aereus qui dicitur Constantini, sed non ita est […] », « Au Latran il y a un certain cheval de bronze dont on dit qu’il est de Constantin, mais tel n’est pas le cas… »12 Selon cette version révisionniste, la statue serait le mémorial d’une ruse particulièrement ingénieuse ayant délivré la ville assiégée par un roi ennemi ; le cavalier lui-même, selon l’histoire, étant le jeune homme ayant perpétré cette ruse, étendant la main avec laquelle il avait capturé le roi. L’important en ce qui nous concerne est qu’une description fort détaillée de cette statue circulait par écrit au xiie siècle déjà, et que les différentes histoires qui y étaient attachées attestent d’une popularité de longue date. L’attribution au roi Cadvallo d’un monument funéraire modelé sur le caballus Constantini a pour effet immédiat de rappeler les liens privilégiés entre Rome et la Bretagne. Tout comme le plus grand roi Breton de l’époque païenne, Belin, est mis en parallèle avec le plus grand Romain de l’ère païenne, Jules César, de même Cadvallo, le premier roi Breton à appartenir pleinement au temps historique après la Bretagne héroïque d’un Arthur, est rapproché de Constantin, le premier empereur chrétien. Il s’agit dans les deux cas de la fin d’une ère et l’annonce d’un ordre nouveau : Cadvallo sera le dernier roi Breton à mourir dans son royaume. Son tombeau nous révèle toute la gloire de cette ultime floraison ; car la ressemblance avec le caballus Constantini n’est qu’extérieure, l’ouvrage étant creux, préservant les reliques royales. Un défi technologique, certes, démontrant que les maître-artisans Bretons ne le cédaient en rien à ceux de Rome, mais également un indice de ce qui a fait la grandeur de la nation fondée par Brutus. Les tombeaux de Belin et de Cadvallo définissent ainsi en quelque sorte le développement politique, éthique et culturel du royaume de Bretagne, vu à l’aune romaine. Reste à voir comment le curieux tombeau de Vortimer s’insère dans une telle optique. Il est significatif que dans la Rome du xiie siècle, le voyageur pouvait voir non pas une pyramide funéraire (comme c’est le cas de nos jours), mais deux. La première, connue sous le nom de Meta de Romulus, se trouvait près du Château St Ange ; elle ne sera démantelée que sous le pape Alexandre vi (1492-1503). La deuxième, connue durant le moyen âge sous le nom de Meta de Rémus, est la pyramide de

11 La statue ne sera déplacée qu’au xvie siècle. Voir à ce propos Penelope J. E. Davies, Death and the Emperor. Ritual and Representation. London, British Museum Press, 1996. 12 Pour une analyse des variantes de cette anecdote dans les Mirabilia, voir Maria Accame Lanzillotta, Contributi sui Mirabilia urbis Romae, D.AR.FI.CL.ET, Università di Genova, Genova, 1996, p. 97-103.

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Cestius, près de la Porte d’Ostie13. Les deux frères jumeaux fondateurs de la légende romaine avaient donc dans la croyance populaire des tombeaux semblables, de forme pyramidale. Chose intéressante, bien que ces monuments soient mentionnés dans les Mirabilia urbis Romae, et même l’objet d’une certaine description, leur forme caractéristique n’est pas soulignée, comme si le nom-même de meta (cible) donnait une indication suffisante à ce propos. Ainsi (Mirabilia, p. 150-151) : In Naumachia est sepulchrum Romuli, quod vocatur Meta, quae fuit miro lapide tabulae, ex quibus factum est pavimentum paradisi et graduum Sancti Petri. Habuit circa se plateam tiburtinam viginti pedum cum cloaca et floiali suo. (Dans la Naumachia se trouve le tombeau de Romulus, appelé Meta, qui avait un remarquable revêtement de pierre avec lequel on a fait le pavement du parvis et des escaliers de Saint Pierre. Le monument était entouré d’une cour en pierre travertine de vingt pieds, avec un égout et ses canaux.) Ce monument était donc déjà à l’état de ruine lors de la rédaction des Mirabilia. La ‘Meta’ dite de Remus, par contre, fait encore partie de toute visite guidée de Rome, et sa forme caractéristique est évidente. Si elle n’est pas explicitement décrite dans les Mirabilia, on peut néanmoins s’attendre à ce qu’elle ait figuré dans les récits des pèlerins, ne serait-ce que du fait de son emplacement. Les trois monuments romains ayant servi de modèle à Geoffroy de Monmouth étaient ainsi associés dans l’imaginaire médiéval avec la fondation de Rome, l’essor de l’empire romain et les débuts de la Rome chrétienne. Le parallèle dans l’Historia n’est pas parfait, puisque la pyramide de Vortimer se situe à l’époque chrétienne plutôt qu’au temps de Brutus ; toutefois, on peut y voir l’indice d’une aspiration à établir un ordre nouveau de la part du roi – une ère nouvelle qui ne se réalisera pas davantage que ne sera bâti le monument. Indice de l’affaiblissement du pouvoir des successeurs de Brutus ? Quoi qu’il en soit, les tombeaux royaux de l’Historia Regum Britanniae s’insèrent clairement dans un récit d’émulation entre Bretons et Romains. Ce que Rome a fait, la Bretagne l’a aussi fait, et mieux : ce sont deux nations sœurs qui ont connu un développement parallèle. Le roi Arthur pose un réel problème, puisque dans son cas, l’absence de corps, l’absence de sépulture, s’accompagne de la suggestion, contre-nature, de l’absence de mort. De plus, il est issu d’une dynastie qui, par son choix de Stonehenge comme lieu de sépulture royale, a privilégié le géant sur l’humain, tournant le dos aux racines troyennes des Bretons pour effectuer un retour symbolique à Albion. Il n’y a toutefois aucun doute dans l’Historia que le départ pour Avalon marque la fin effective du règne d’Arthur, puisque nous assistons à une passation officielle du pouvoir à Constantin (§ 178) :

13 Sur la pyramide et la manière dont elle a été perçue, voir R. Ridley, « The Praetor and the Pyramid : the Tomb of Gaius Cestius in History, Archaeology and Literature », Bolletino di Archaeologia 15/1992, p. 1-15.

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Sed et inclitus ille rex Arturus letaliter uulneratus est ; qui illinc ad sananda uulnera sua in insulam Auallonis euectus Constantino cognate suo […] diadema Britanniae concessit. (Notre illustre roi Arthur fut mortellement blessé ; il fut alors transporté dans l’île d’Avallon pour y soigner ses blessures. Arthur abandonna la couronne de Bretagne à son parent Constantin.) Il s’agit donc d’une sorte d’abdication, avec à la clé l’occultation du corps royal. Mise en contexte, l’absence de tombeau peut se lire comme l’indication d’un manque au niveau de l’héritage laissé par le roi. De fait, son règne porte des fruits amers. Cette lecture du personnage d’Arthur, qui semble aller à rebrousse-poil du reste de l’œuvre, invite à la comparaison avec un autre roi perdu : le dernier roi Breton, Cadvalladr, fils de Cadvallo. Tant Arthur que Cadvalladr sont dépourvus de tombeau connu ; tous deux fuient leur royaume afin de sauvegarder ou regagner la santé de la personne royale ou du pays (deux concepts très proches) ; tous deux renoncent à leur couronne. Le contraste entre les deux personnages est tout aussi évident. Arthur est un grand roi, le plus grand peut-être des Bretons ; Cadvalladr, né d’une princesse saxonne, s’avère incapable de contenir la bellicosité des Bretons et abandonne son pays frappé par la peste. De ce point de vue, le règne de Cadvalladr correspond à une déchéance, la fin de la grandeur bretonne. Toutefois, la manière dont le narrateur galfrédien présente ces évènements les place sous le signe de la Providence divine : Cadvalladr renonce à ses projets de reconquête de la Bretagne par obéissance la volonté divine, exprimée par une voix céleste (§ 205). Tandis qu’Arthur se rend à Avallon dans l’espoir d’une guérison physique, Cadvalladr va à Rome faire pénitence auprès du pape, en quête de santé spirituelle ; et alors que le narrateur clôt le règne d’Arthur avec une prière pour le salut de son âme (§ 178), Cadvalladr va explicitement rejoindre les saints du paradis. De plus, les reliques du saint roi, une fois retrouvées à Rome et ramenées en Bretagne, auront le pouvoir de rendre aux Bretons leur royaume perdu. La fin de l’Historia Regum Britanniae suggère ainsi une convergence spirituelle entre Rome et la Bretagne, rendant caduque la rivalité entre les deux nations. Le tombeau de Cadvalladr sera un reliquaire, et sa sainteté acquise à Rome contribuera un jour au renouvellement de la grandeur bretonne. Rome et la Bretagne deviennent partenaires plutôt que rivales. Les premiers continuateurs et traducteurs de Geoffroy ont-ils été sensibles à cette dimension de l’œuvre ? Le rédacteur anonyme de la Variante Version14 a certes reconnu l’importance de la rivalité entre la Bretagne et Rome, mais ne l’a pas nécessairement reliée au motif du monument funéraire royal. La pyramide de bronze voulue par Vortimer est omise – peut-être par aversion aux connotations païennes des dernières volontés du roi, ou parce que ce monument ne sera jamais construit. Quoi qu’il en soit, cette omission mène à un affaiblissement du triple parallélisme que nous avons constaté entre culture bretonne et culture romaine ; les tombeaux de Belin et de Cadvallo deviennent de simples mirabilia. L’œuvre en perd de sa

14 The Historia Regum Britanniae of Geoffrey of Monmouth II. The First Variant Version : a critical edition, éd. Neil Wright, Cambridge, D. S. Brewer, 1988.

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complexité ; perte qui se transmet aux premiers traducteurs en langue vernaculaire de la matière galfrédienne, lesquels ont travaillé principalement d’après la Variante15. Cette simplification du récit de Geoffroy s’accompagne toutefois d’un contraste plus explicite entre Arthur et Cadvalladr. Wace fait d’Arthur un roi qui n’est pas mort, de sorte que « Bretun l’attendent »16, tandis que Cadvalladr est mort selon la chair, mais compte parmi les bienheureux au paradis, et porte en ses reliques la vertu de renouveler la puissance bretonne. La crédibilité de Cadvalladr est renforcée dans le Roman de Brut par une référence aux prophéties de Merlin (vers 14793-4), s’ajoutant à l’autorité de la voix divine ayant révélé au roi son destin. Mais c’est le poète anglais Layamon qui exprime le plus clairement la tension entre Arthur et Cadvalladr : l’opposition étant désormais entre la croyance au monde des fées et celle en la vie éternelle promise à l’âme chrétienne. À un Arthur sans tombe, Layamon juxtapose un Cadvalladr qui, dans l’univers narratif du Brut anglais, cumule deux tombeaux : à Rome, le tombeau de marbre où son corps repose dans un cercueil d’or (vers 16023 et 16076), et dans l’avenir Breton annoncé par Merlin et l’ange divin, un précieux reliquaire fait d’or et d’argent (vers 16025). Le potentiel du motif du tombeau a été reconnu et exploité. Il ressort de cette étude que les descriptions de tombeaux royaux dans l’Historia Regum Britanniae ne relèvent pas simplement d’une amplificatio à but ornemental. Ces monuments constituent un élément structurant de la thématique galfrédienne, opposant entre autres l’état de nature (le gigantesque Stonehenge ; aussi, sans doute, Avallon) à une culture partagée par les Bretons et les Romains. La similitude des sépultures de rois bretons avec celles d’empereurs romains (ou crues telles) encore visibles à Rome invite à la comparaison, à l’avantage des Bretons dans un premier temps, mais aboutissant à la convergence des deux nations-sœurs en la personne de Cadvalladr, unies par la même foi chrétienne. La place d’Arthur dans ce schéma devient problématique, et cela d’autant plus que le témoignage d’un Wace ou d’un Layamon semble indiquer que Geoffroy a choisi de se démarquer des croyances populaires à propos du grand roi. Sa substitution à Arthur de Cadvalladr comme seul espoir crédible des Bretons est acceptée et renforcée par ces deux poètes, en particulier Layamon, qui exploite le motif du tombeau pour souligner la dignité du roi saint. Une conclusion édifiante, mais qui n’aura pas grand succès dans la tradition arthurienne dans son ensemble.

15 Ni Wace ni son traducteur anglais Layamon (qui pourtant avaient connaissance de la version galfrédienne de l’Historia Regum Britanniae) n’ont réintroduit dans leur récit la pyramide de Vortimer. Il n’est toutefois pas exclu que Layamon ait également éprouvé une certaine défiance à l’égard de monuments excessivement complexes n’ayant laissé aucune trace tangible : le Brut omet ainsi le tombeau de Cadvallo. La3amon : Brut. Edited from British MS Cotton Caligula A.IX and British Museum MS. Cotton Otho C. XIII, éd. par G. L. Brook et R. F. Leslie, 2 vol., Londres, Oxford University Press, 1963 et 1978 (Early English Text Society 250 et 277). 16 Wace, Roman de Brut de Wace, éd. Ivor Arnold, Paris, Société des Anciens Textes Français, 1938 et 1940, vers 13279.

Antonella Sciancalepore

Brehus or Brun A Bear-like Warrior in the Arthurian World*

Arthurian forests are inhabited by all sorts of beings, natural and supernatural, human and animal, and this is what makes these forests such a crucial narrative locus: different storylines interact with each other, characters meet or split up, enemies and friends are made; indeed, the forest is an essential agent for the construction of the Arthurian interlace. There is one character, however, who seems to be a particularly fearsome encounter in these haunted forests: Bruns sans pitié. This character is, according to Richard Trachsler’s definition, “le portrait-robot du criminel arthurien”1. Brun wanders through the forests where, driven by an unjustified rage, he engages in fights with many Arthurian heroes, by whom he is constantly defeated. What has puzzled researchers so far, however, is Brun’s peculiar behaviour, which seems either to ignore the rules that shape Arthurian chivalric ethos or to reverse those rules systematically; for this reason he is universally considered le plus desloyaus chevalier du monde et le plus felon, as the Tristan en Prose defines him. The most disturbing feature of Brun’s behaviour is his obsession with torturing or killing women: while Guiron le Courtois attempts to rationalise this conduct, the earlier texts do not explain this violent penchant, but present it simply as a fact. The appalling unchivalric behaviour shown by Brun has made this character somewhat resistant to attempts at interpretation by scholars so far. Nonetheless, I think this case could benefit from a new approach, bringing together the study of human-animal interactions in medieval imagination, and the role of animals in the construction of chivalric – or rather unchivalric – identity in romance. The aim of this article will be to reconstruct a concise morphology of Brun’s character, as shifting as it is throughout Arthurian texts. Therefore, I shall try to explain Brun’s cruel and mysterious behaviour by linking him with a character from European folklore whose name he shares: the bear.



* I thank Professor Philip E. Bennett for helping me to revise this article; any residual inaccuracies must be blamed exclusively on the author. 1 Richard Trachsler, “Brehus sans pitié: portrait-robot du criminel arthurien”, La violence dans le monde médiéval, Aix-en-Provence, CUERMA (Senefiance, 36), 1994, p. 527-542.

Miroirs arthuriens entre images et mirages : actes du xxive Congrès de la Société Internationale Arthurienne, éd. par Catalina Girbea, Mihaela Voicu, Ioan Panzaru et. al., Turnhout, 2020 (Culture et société médiévales, 34), p. 311-320 © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.117130

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‘Le portrait-robot du criminel arthurien’ Brun sans pitié receives a slightly different characterisation in each of the various texts featuring him. Seemingly, the main divide in the representation occurs between verse and prose romance. Verse romances call this character Brun, and mostly paint him as a danger of the Arthurian forests; prose romances, instead, call him Brehus, and rather stress the character’s transgressions of the chivalric code, highlighting his cowardice and his félonie. Once we turn to a more detailed observation, it appears that every text prefers to point towards a particular aspect of this character, the result being a sort of cross-textual mosaic, a nebula of variable elements from which every text selects a set of traits2. The first appearance of Brun sans pitié is in the Continuations de Perceval. While in the Première Continuation he is simply named among other knights, without being described, in the Deuxième Continuation, his connection with women is already hinted at, although it is not conflictual yet. Perceval meets a young lady who claims to have promised her love to a knight who ert clamez/ am bautesme Bruns sans Pitiez3: the bleak name, therefore, does not seem to correspond to despicable acts of any sort, but it is significant that the only glimpse of the character in this romance comes from his love relationship with a woman. Brun/Brehus starts acquiring the traits of the criminal we all know in the Lancelot en Prose, whose redaction traces back to 1215-1235. I shall begin my analysis with the first part of the romance, contained in the ms. BN fr. 768, which, according to Elspeth Kennedy, had to form an independent text, for style and content, from the rest of the Lancelot-Graal cycle4. Here the same character, now called Brehus, is portrayed as a deceiver and a coward: he has a particularly sneaky way of fighting, he tends to withdraw from confrontations where he is likely to be defeted and attacks unhorsed knights. Brehus tries to escape the judgement on his crimes by trading information with Gauvain, whom he follows for a while, but does not help when the need comes5. Moreover, after separating from Gauvain, Brehus continues to disguise himself to hide his identity; he manipulates the knights he meets by making them swear blind oaths and exploiting their chivalric behaviour to his own advantage6. Most importantly, it is in the Lancelot en Prose that Brehus reveals himself as a serial killer of women. The first time he is described in this romance, Brehus is busy in his favourite activity, which

2 I refer to the definition of the character as a nebula of equally indifferent traits, elaborated by D’Arco Silvio Avalle (“Dai sistemi di segni alle nebulose di elementi”, Strumenti critici, 19/1972, p. 229-242; p. 239). This theorisation has proven extremely helpful in the interpretation of medieval literary characters: see, for instance, the taxonomic approach elaborated within the Centro di Antropologia del Testo (e.g. Massimo Bonafin, “Prove di un’antropologia del personaggio”, Le vie del racconto. Temi antropologici, nuclei mitici e rielaborazione letteraria nella narrazione medievale germanica e romanza, a cura di A. Barbieri et al., Padova, Unipress, 2008, p. 3-18). 3 The Continuations of the Old French Perceval of Chrétien de Troyes. The Second Continuation (vol. IV), ed. by W. Roach, Philadelphia, The American Philosophical Society, 1971, ll. 25766-25767. 4 Lancelot du Lac, éd. par E. Kennedy, trad. par F. Mosès, Paris, LGF, 1991-1993, 2 vol.; I, p. 29-32. 5 Lancelot…, ed. cit, ch. XXXVI, p. 642-650. 6 Lancelot…, ed. cit, ch. XXXVIII, p. 654.

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is waiting in a pavilion along the road for a woman to pass by, in order to kidnap her and eventually kill the knight who rides with her. For this reason, a recluse in a chapel along the road tries to warn Gauvain that, if he wants to protect the woman he is escorting, he should better choose a different route, because si pres a un chevalier qui la vos toudra, et bien tost vos ocirra il7. The text does not tell us what is Brehus’ drive against women, but it confirms that the character’s only mission in the romance is capturing them. Thus, when Brehus encounters Gauvain, even after being defeated by him, he still argues to have rights on the young lady following Gauvain; again, when he meets Arthur’s knight later in the romance, he brings up the same claim8. The earlier redaction of the Roman de Tristan en Prose unveils some more details on the subject9. Here Brehus’ obsession for women is stressed in the same way as in Lancelot, since Brehus fights with the knights whom he comes across, in order to conquest by force their ladies: for instance, in book IV, Brehus mist main a une damoisele qe li chevaliers avoit en sa compaignie, et dist q’i l’avoit conquestee10. On this occasion a new element enriches the picture, since the young woman under attack recognises Brehus’ identity by his behaviour and starts screaming and asking for help: quant la demoiselle, qu bien conoissoit qe c’estoit Breüz en cui mains ele estoit venue, vit q’ele estoit prise, elle commença a mener le greignor doel del monde11. Brehus, therefore, already has a reputation for assaulting women: if there is someone who tries to abduct a woman in the forest, it must be Brehus. Another interesting aspect that comes through in the Tristan en prose is the physicality of the character. In this romance, Brehus is represented as physically big and particularly strong: while regularly defeated in an armed joust, he is unbeatable when fighting with bare hands. For instance, in the duel with Gauvain, where the two knights end up fighting without swords, Brehus is clearly on the point of killing his opponent, but a knight steps in and saves Gauvain12. Judging from this first textual analysis, it seems that Arthurian romances steadily characterise Brun/Brehus by means of his obsession with harming women, by either abducting, torturing or killing them. In L’Atre Perilleux, a verse romance belonging to the middle of the thirteenth century, the character – who is called Brun again – appears only briefly, in an episode in which, wearing red armour, he keeps a young woman in a fountain, in order to punish her for doubting his warrior valour, and threatens to kill anyone who will try to interfere13. Therefore, although apparently this Brun sans pitié differs from the same character described in the prose romances, the two share the characterisation as a mysterious abuser of young women and a killer of

7 Lancelot…, ed. cit, ch. XXXIV, p. 630. This dialogue seems to refer to a practice similar to the Coutume de Logres from Chrétien de Troyes’s Chevalier de la charrette: cf. infra, my conclusion paragraph. 8 Lancelot…, éd. cit, ch. XXXVI, p. 642 and ch. XL, p. 672. 9 Tristan en prose, éd. dir. par Ph. Ménard, Paris, Champion, 1995-2008, 5 vol. 10 “He took hold of a young woman whom the knight was escorting, and declared to have conquered her” (Tristan…, ed. cit, vol. IV, § 258, p. 244). 11 “When the lady, having realised that she had ended up in the hands of Brehus, saw that she had been captured, she started to express the greatest grief in the world” (ibidem). 12 Tristan …, ed. cit., vol. V, § § 75-78, p. 275-283. 13 L’Atre Perilleux, éd. par B. Woledge, Paris, Champion, 1936, ll. 97-206.

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the knights who stand in the way of his ‘mission’. Around the end of the thirteenth century, in the octosyllabic verse romance Escanor, Brun is portrayed more clearly as a serial killer of women. Whenever he meets a young lady, he kills her ami and assaults her, possibly trying to kill her, too; it is by this behaviour that the other characters in the romance identify him14. However, even here nobody knows why Brun is so obsessed with harming women. The only explanation of this behaviour comes in the last of the texts I am taking into consideration, Guiron le Courtois, a prose romance from around 1235-1240. In this text, the first action of our despicable character (called indifferently Brun or Brehus)15 is to come out of the forest and cold-bloodedly kill the lady travelling with Yvain. After the murder, Brun explains to Yvain that he hates all women because the betrayal of a woman has caused the death of his father16. This argument, relying as it does on the misogynous stereotype of the unfaithfulness of women, must have sounded sufficiently reasonable to the audience of this text. However, this is an isolated rationalisation of Brun’s behaviour, which was clearly perceived as otherwise inexplicable within the frame of chivalric ethos. I believe that, in order to shed some light on the reasons of Brun’s characterisation, it may be useful to look somewhere else – possibly starting from his name.

‘What’s in a name?’ Brun, a name of Germanic origin, was a widespread personal name in epics and romance. In chansons de geste, the image of darkness conveyed by this word made it the perfect anthroponym for Saracen characters; at least on one occasion, Brun is the name of a Saracen hairy giant17. This last occurrence sheds a different light on the name itself and the meaning that it possibly retained in French onomastics: as a 14 Girart d’Amiens, Escanor. Roman arthurien en vers de la fin du xiiie siècle, éd. par R. Trachsler, Genève, Droz, 1994, ll. 721-763. 15 In particular, the manuscripts in Paris, like Arsenal 3578, BnF français 355, BnF français 358, have Brun sans pitié, while the manuscripts of the British Museum, such as Add. 23930 and Add. 36880, have Breuz sans pitié (Roger Lathuilllère, Guiron le Courtois. Étude de la tradition manuscrite et analyse critique, Genève, Droz, 1966, p. 367). 16 Because of the vastness of this prose romance and its innumerable manuscripts, Guiron le Courtois does not have a complete philological edition yet; nonetheless, Richard Trachsler has directed an important anthology of the romance (Guiron le Courtois : une anthologie, sous la direction de R. Trachsler, éd. et transl. par S. Albert, M. Plaut, F. Plumet, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2004) and the “Gruppo Guiron”, an international research project led by Trachsler and Lino Leonardi, is currently working on the complete edition of the Guiron cycle (for a recent overview, see Nicola Morato, “The Continuations of Guiron le Courtois: A Recent Edition in the Light of Current Research”, JIAS, 4/2016, p.-157-71). For the purpose of this article, I have used the detailed analysis of Guiron compiled by Roger Lathuillère (op. cit.). For the episode to which I refer here, see ibidem, § 16, p. 199: par eles perdi mis peres la teste et hui en ai ge perdu un mien charnel ami. 17 Aliscans. Rédaction A, éd. par C. Régnier, Paris, Champion, 1990, l. 234. For a list of the occurrences of the name Brun attributed to a Saracen warrior, cf. the entry “Brun” in Ernest Langlois, Table des noms propres de toute nature compris dans les chansons de geste imprimées, Paris, Librairie Bouillon, 1904.

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matter of fact, in Germanic languages brun was the noa word for the bear, whose real name was often covered by taboo18. This type of metonymic shift of name is quite typical in popular culture: in this case, the real name of the bear is considered magic and therefore dangerous, and thus substituted by a word that refers to a characteristic part of the animal, as the colour of its fur (brown, brun)19. Although several studies in the last decades have focused on the continuity of ancient meanings in present-day onomastics and on the longue durée of cultural contents of linguistic elements20, I must admit that, on the basis of the textual evidence I have collected, it is hard to evaluate how much of this animal meaning could still be perceived in French onomastics. However, it is worth pointing out that a link between brun and bear survived in French medieval literary tradition through the Roman de Renart. In this animal epic, every animal character is attributed a personal name, which sometimes is drawn from the noa name of the animal, as in the case of the bear, whom is given the name Brun21. In order to verify whether this connection between the name of Brun sans pitié and the bear is viable, I will now give an overview of the characterisation of the bear in the scholarly and popular culture at the time when Arthurian texts were produced and acknowledged. In medieval imagery, the bear was considered the animal closest to humans: thirteenth-century bestiaries stressed his upright position, which distinguished him from other animals, and scientific treatises reported the belief that this animal

18 Michel Praneuf, L’ours et les hommes dans les traditions européennes, Paris, Imago, 1989, p. 29. On this and other mechanisms in animal naming, see for instance Mario Alinei, “The Role of Motivation (‘iconimy’) In Naming: Six Responses to a List of Questions”, in Nature Knowledge: Ethnoscience, Cognition, and Utility, ed. by G. Sanga and G. Ortalli, New-York – Oxford, Berghahn Books, 2003, p. 108-118. 19 Similarly, in other languages the wolf is called with the word meaning ‘grey’. Noa names are often used to designate dangerous animals in popular culture: cf. Richard Riegler, “Zoonimia popolare”, Quaderni di Semantica, 2/1981, p. 325-361 (transl. of “Tiernamen”, Handwörterbuch des deutschen Aberglaubens, hrsg. von E. Hoffmann-Krayer und H. Bächtold-Stäubli, Berlin – Leipzig, De Gruyter, 1927-42, vol. 8, p. 864-901), p. 341. 20 I refer mostly to the Italian trend of studies that developed around the journal Quaderni di semantica: cf., for instance, Mario Alinei, Dal totemismo al cristianesimo popolare, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 1984, and Rita Caprini, Nomi propri, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2001. 21 The case of Brun the bear in the Roman de Renart opens up two interpretative paths: although brun is the Germanic noa name of the bear, it is also a widespread medieval personal name. In the Roman de Renart, the names of the animal characters frequently mirror human personal names (Massimo Bonafin, Le malizie della volpe. Parola letteraria e motivi etnici nel Roman de Renart, Roma, Carocci, 2006, p. 216-217). This is a mechanism well attested in folkloric culture, according to which, for various reasons, animals significant for the community are called by human names or family titles (see Riegler, “Zoonimia…”, art. cit., p. 343-345, and Alinei, Dal totemismo…, op. cit., p. 1-18). On the other hand, some scholars have interpreted animals’ personal names in the Renart as a reference to eleventh-century political conflicts: for instance, according to this reading, the name Brun is supposed to evoke the homonymous archbishop of Cologne (Karl Ferdinand Werner, “Reineke Fuchs. Burgundischer Ursprung eines europäischen Tierepos”, Zeitschrift für deutsches Altertum und deutsche Literatur, 124/1995, p. 375-435; p. 386). However, as Bonafin correctly notices, there are not enough elements in the texts in support of this interpretation, and reading a stratified literary work like Renart as an historical document is misleading (Bonafin, Le malizie…, op. cit, p. 22).

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had intercourse in a human-like fashion and even shared human pudor22. Perhaps for these particles of humanity, the bear was also characterised with two negative features that, although regarded as beastly, could be easily acknowledged in human males, too: aggressiveness and sexual excess. For what concerns the first one, medieval imagery attributes to the bear a savage aggressiveness, which is externalised in the sturdiness and the strength of the animal. Since bears fight in an upright position, men who intended to fight with them were supposedly forced to tackle the animals in a similar fashion, as in an unarmed combat. Literature gives examples of this belief , since this is the traditional way in which heroes fight against bears in romance. For instance, in the Roman d’Yder, a bear breaks into the queen’s rooms and, while the other knights run to fetch their weapons, the knight Yder tackles the animal unarmed, wrestling with him until pushing him out of a window: Ensement se sont pris andui,/ Yder enbrace e il lui/ com feissent dui luteor;/ cil quil voient en ont freor23. This is, contingently, also the way in which Gauvain is forced to fight with Brehus in the Tristan en Prose: Lors giete son escu a terre et se lance a Breüz mult asprement. Quant cil le voit vers lui venir, il giete son escu en voie et n’atent pas qe monseignor Gauvain le puisse sorprendre, ainz s’apareille de lui saisir as bras puis q’il voit qe a fere li convient. Mes s’espee retient il totes voies o lui. Ensint s’entreviennent li chevalier. Torne li uns, torne li autres, et tant se tornent en tel guise qe monseignor Gauvain de son tor meesmes vient desoz Breüz sans Pitié et chiet a terre24. Concerning the bear-like strength, some superhuman physical quality of Brun/ Brehus is suggested by the frequent appearance of giants in his lineage. Information on this subject, though, is provided only by Guiron le Courtois, which lists many male members of the lineage of Brun – who, obviously, have all names containing the word brun: several Brun, but also Segurant le Brun, Hector le Brun, Ellain le Brun, and so on. The first Brun of the lineage is a giant defeated by Uther Pendragon;

22 Twelfth-century scholar Alexander Neckam observes that bears copulate in a human fashion, using Solin as his source, and introduces the idea that a bear, stripped out of his skin, looks like a naked man (Alexander Neckam, De naturis rerum libri duo, ed. by Th. Wright, London, Longman, 1863, II, §130). See also Michel Salvat, “L’ours dans la symbolique médiévale”, L’Animalité. Hommes et animaux dans la littérature française, éd. par A. Niderst, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1994, p. 55-66; p. 56-59. 23 “The two grabbed each other, [the bear] hugs Yder and Yder does the same with him, as if they were two wrestlers; those who look at them are frightened” (Romance of Yder, ed. by A. Adams, Cambridge, Brewer, 1983, ll. 3356-3362). 24 “Then he threw his shield to the ground and runs vigorously against Brehus. When he saw him coming, he threw his shield away, and did not wait for sir Gauvain to catch him unaware, but rather prepares himself to assault him with his arms, since it seemed the most convenient way. However, he keeps his sword with him. Thus, the knights run against each other. One turns around, the other turns around, and they both roll around in such a way that sir Gauvain, after his own twist, found himself under Brehus sans pitié and fell on the ground” (Tristan…, ed. cit., vol. V, § 77, p. 279-280).

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another Brun is son of Albrun and a she-giant; Hector le brun is the son of an earlier Brun and another she-giant25. Finally, it is worth observing that both the bear and Brun/Brehus are creatures belonging to the wilderness rather than to the civilised space of the court. Both the animal and the Arthurian villain wander in the forest, making it unsafe by their mere presence. Brun generally appears in the texts when dwelling in a pavilion in a strategic place along the route, and most of the times he seems to be suspicious of courtly spaces: for instance, in the Vulgate Lancelot, Brun deliberately stays outside of the castles where Gauvain and the young lady spend the night26. In most of the cycle, the character does not seem to belong to a court, but when he does, the text indicates this place by means of toponyms denoting wildness, like the Royaume Sauvaige in Guiron27. One may argue that savage aggressiveness and other animal-like features that suggest the non-human nature of the character are rather stereotypical in the representation of the villain in both epic and romance, and are not sufficient to prove the connection with the bear. However, the second feature of the bear in medieval folklore, sexual excess, seems to be peculiar to the representation of this animal and, at the same time, fits well with the obsession of Brun sans pitié for assaulting women. The folk-tale model usually called Jean de l’Ours, spread in various mountain areas of Europe, tells the story of a young woman who is abducted and raped by a bear, and conceives with the animal a hybrid bear-man28. The same pattern is present in several folkloric rituals of the Carpathian area and the Pyrenees, mostly celebrated at Candlemas but analogous to Carnival celebrations: they feature the staged abduction of a young woman by a man masked as a bear and the following hunt and killing of the bear by the men of the community29. The same folk-tale model appears in several

25 Guiron…, ed. cit., § § 256, 259, p. 482-489. Since the time I first wrote this article, I have had the chance to discuss this matter with Nicola Morato, who has kindly provided me with even more elements in common between the folkloric characterisation of the bear and the members of the Brun family, such as their unease in social settings and their “periodic disappearance, and reemergence, symbolised by the periods in prison” (“Guiron le Courtois: Man, Giant, Bear, presentation at the Medieval French Seminar, University of Oxford, 23 May 2017). 26 Lancelot. Roman en prose du xiiie siècle, éd. par A. Micha, Genève, Droz, 1978-83, 9 vol., ch. XXXVIIa, § § 1-10, p. 398-403. 27 Guiron…, ed. cit., § 256, p. 482. This romance, however, also tries to balance out (or consciously eradicate) the savagery that marks the lineage of the Brun, and goes as far as to create a new etymology for the place name Sauvaige, interpreting it as the fusion of the name of Albrun’s wife (Vagés) and the name of his tower (Sauf) (ibidem). 28 Praneuf, L’ours…, op. cit., p. 49-53. This tale-type is usually classified as part of the Aarne-Thompson tale 301 B (cf. Hans-Jörg Uther, The types of international folktales: a classification and bibliography based on the system of Antti Aarne and Stith Thompson, Helsinki, Suomalainen Tiedeakatemia, 3 vol.; vol. I, p. 177-179). 29 Ibidem, p. 57-64; cf. S. Ja. Serov, “L’orso consorte. Variazioni del rito e della fiaba presso i popoli dell’Europa e dell’America Ispanica”, L’immagine riflessa, 10/2001, p. 113-140 (transl. of “Medived’suprug: variacii abrjada i skazki u narodov Europy i ispanskoj Ameriki”, Fol’klor i istoričeskaja etnografija, Moskva, Nauka, 1983, p. 170-190), p. 121-123; Michel Pastoureau, L’ours. Histoire d’un roi déchu, Paris, Seuil, 2007, p. 83-89.

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popular legends across Europe until modern time, as it is demonstrated by the 1869 novella Lokis by Prosper Mérimée30. I am not trying to infer here that Brun sans pitié follows the folk-tale pattern; however, it seems to me that Brun’s mysterious behaviour shares some aspects with those bestowed upon the bear in medieval folklore. Brun sans pitié, as I have illustrated above, spends his life looking for maidens to assault, to the point that every woman of the Arthurian world fears him. When he is defeated at a tournament, all the women rejoice31, and that is because, as everybody knows, if Brun catches a lady de ju sauvage li eüst, je croi, jué Brunz car n’en estort ne blanz ne brunz pucele ne dame, tant vaille, soit en murdre ou en repostaille, il n’i gardera ja raison que nes ocie en traÿson32. Brun’s aggressiveness towards women, almost intrinsic to his nature, is portrayed in the texts as something inevitable, a feature that does not need explanations.

Conclusion The behaviour of Brun sans pitié, so different from that of any other Arthurian knight, seems at first almost devilish: there are friends and foes wandering around Arthurian forests, but Brun seems to be the most dangerous of them. Tristan en prose goes as far as to say that the presence of this knight wandering in the forest is the reason why everybody else is compelled to travel fully armoured33. This devilish quality of Brun/Brehus has justly led Richard Trachsler to define him as an outsider in the Arthurian ethic system34. Nonetheless, I think that we should not overestimate the otherness of his behaviour: Brun is a full knight, however wicked, and he seems to be well aware of chivalric ethos, so much so that, rather than opposing to it from the outside, he seems to take advantage of its flaws. Therefore, he deceives his opponents by leading them to make

30 Prosper Mérimée, La Guzla et dernières nouvelles, Paris, Le Divan, 1928, p. 201-279. In this novella, a bear rapes a Lithuanian countess; the man born from this bestial mating, although human in appearance, cannot restrain his bear-like nature and, on the first night of marriage, he eventually attacks and kills his bride. 31 Escanor…, ed. cit., ll. 4068-71. 32 “Brun would have made her play a wild ‘sport’, because there is not blonde or brunette, maiden or married woman, no matter how old, either secretly or publicly, whom he will not restrain himself from killing treacherously” (Escanor…, ed. cit., ll. 1012-1018). 33 Roman de Tristan…, 1987-97, ed. cit., ch. VI, § 23. 34 Trachsler, “Brehus…”, art. cit., p. 33-35.

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blind promises35, or using their chivalric honour to cajole them into fighting other knights in his stead36, and he accuses valiant knights of cowardice in the attempt to manipulate them37. Even his obsession with killing women seems to inscribe itself in the absurd “Coutume de Logres” described by Chrétien de Troyes in Chevalier de la Charrette. According to this custom, women wondering alone cannot be attacked, but women accompanied by a knight can be assaulted, if the assaulter kills the knight first: Les costumes et les franchises estoient tex, a cel termine, que dameisele ne meschine, se chevaliers la trovast sole, ne plus qu’il se tranchast la gole ne feïst se tote enor non, s’estre volsist de boen renon; et, s’il l’esforçast, a toz jorz an fust honiz an totes corz. Mes, se ele conduit eüst uns autres, se tant li pleüst qu’a celui bataille an feïst et par armes la conqueïst sa volonté an poïst faire sanz honte et sanz blasme retraire38. This custom is clearly a device used by Chrétien to satirise the absurdity and the flaws in the chivalric ethical system39, and indeed Brun exploits it in the same way.

35 Cf., for instance, Lancelot du lac…, ed. cit.: in exchange of information, Gauvain promises to give to Brehus anything he wants, but is then forced to withdraw the promise once the knight claims the lady escorted by Gauvain (ch. XXXVI, p. 640-2; also in Lancelot…, 1978-83, ed. cit., ch. XXXVIIa, § 10, p. 403). Soon after, Brehus accompanies Gauvain, but then calumniates him to the lord who is hosting him, so that the day after the host and his men attack Gauvain (without knowing his identity) and Brehus takes the chance to escape (ch. XXXVIII, p. 648-650). 36 Cf. Roman de Tristan…1987-97, ed. cit.: in order to escape a duel, he persuades three knights that his opponent is in fact himself, Brehus, i. e. le plus desloial cevalier ki orendroit soit en cest monde (vol. V, § 17, p. 87). This episode is particularly intriguing because Brehus exploits his own bad reputation – of which he is perfectly aware – against honest knights. 37 Cf. Tristan…, ed. cit.: Galaad, attracted by the screams of the lady assaulted by Brehus, attacks and unhorses him, to which Brehus reacts accusing Galaad of having dishonoured him (vol. IV, § 258, p. 244-245). Later, Brehus is duelling with Gauvain when Merengis steps in to save the latter, and thus Brehus feels entitled to accuse him and Gauvain of great outrage and insists that if the mission of the chevaliers erranz is to maintain the justice, they should have not interfered in the duel (vol. V, § 78, p. 280-3). Like in this case, Brehus is never completely wrong, and his ability is exactly that of exposing the contradictions of chivalric code: justice is a universal value, Tristan admits, but in order to preserve Gauvain’s life an exception needs to be made (ivi, p. 282). 38 Chrétien de Troyes, Lancelot ou le Chevalier de la charrette, éd. et trad. par D. Poirion, in Id., Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, 1994, ll. 1308-22. 39 Chrétien could also be aiming against the supposed code of the Pax Dei, according to which only women, merchants and clerics without an armed escort should be safe from attack.

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For all of these reasons, I think that Brun embodies not the complete “other”, but rather a “mythe de félonie”, as Anne Berthelot calls him, a character used by the texts to exorcise the negative inclinations inside the chivalric system40. Brun functions as an inner enemy of chivalry, the ever-pressing possibility of turning chivalric ethos and ideology into its own contradiction, by forcing its rules and exploiting its gaps. In order to give substance to this ambiguous villain, the texts recycle some aspects of a ready-made model in folkloric imagination, that of the bear. In fact, the bear-like nature of Brun marks him as a villain, but this peculiar animality makes him also a familiar enemy, uncannily close to a regular knight. Brun’s bear-like name and his partially bear-like behaviour contribute to conveying this meaning: just as the bear is the other side of man in folklore, so Brun is the other side – quite literally, the dark side – of the Arthurian knight. I do not know how much this link between Brun and the bear would still be visible to the medieval audience of thirteenth-century romances, how much it was intended to be acknowledged and how much it was some sort of fossil, or a pun that slowly lost its meaning. Nonetheless, from what I have illustrated so far, I think it is reasonable to infer that a certain extent of bear-like quality survives in the name of Brun as much as in his behaviour, and that the two are in a silent dialogue with each other, contributing to found and confound the identity of this extraordinary Arthurian villain.

40 Anne Barthelot, “Brehus sans Pitié, ou le traître de la pièce”, Félonie, trahison, reniements au Moyen Âge, Montpellier, Université Paul-Valéry, 1997, p. 385-395; p. 393-394.

Paul Sire

Documentary Evidence for the Historicity of King Arthur

It is now 30 years since Geoffrey Ashe1 published a book where he proposed that King Arthur had many things in common with the undisputedly historical “King of the Britons” generally known as “Riothamus” whose existence is attested by three different sources. Most of the debates about the historicity of Arthur have focused on which of the insular sources that mention Arthur are reliable enough to be considered historical. As the sources for Riothamus are continental, one of them is completely contemporaneous, the others are very close to being so, these debates would be short-circuited if Ashe’s theory was correct. To its credit is that it does very well at meeting three of Monmouth’s criteria for who Arthur was: the dates of his advent to France; a continental campaign and an ill-fated battle near the town of Avallon. The downside was that Ashe’s Riothamus had vanished amongst the Burgundians about twenty-five years before the battle that he was most famous for winning in Britain, Mount Badon; that Ashe could not identify which British king he was and, finally, that he had not defeated the Romans as Monmouth claimed. His theory, therefore, changed little and has not been developed further. If correct, however, the implications were clear: if Arthur was Riothamus then Arthur was real as early historians and medieval authors believed. The legend was, at least, based on history and Monmouth had not invented it. The documentary evidence for the existence of Arthur that I presented at the XXIV Triennial Congress of the International Arthurian Society in Bucharest, strongly supports Ashe’s theory as it provides a large corpus of new data which indicates his theory is valid. At the heart of this evidence there is an Italian deed (published by Marini),2 dated to AD 489, which says: (Viro Inlustri) ac magn(ifico) (Fr)atri Pierio Odovacar Rex Ex sexcentis nonaginta solidis qnos Magnitudini tuae Humanitas nostra devoverat conferendos,

1 Geoffrey Ashe, The Discovery of King Arthur, Gloucester, The History Press, 2000. Ashe was in a minority of two. Léon Fleuriot had recently proposed the same idea in Les origines de la Bretagne. 2 Gaetano Marini, I Papiri Diplomatici, Rome, the Vatican Press (Sac. Congr. De Prop. Fide.), 1805, Docs. LXXXII and LXXXII on p. 128-130 with notes on p. 272-280.

Miroirs arthuriens entre images et mirages : actes du xxive Congrès de la Société Internationale Arthurienne, éd. par Catalina Girbea, Mihaela Voicu, Ioan Panzaru et. al., Turnhout, 2020 (Culture et société médiévales, 34), p. 321-327 © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.117131

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sexcentos (qninquaginta ju)xta nostrae donationis tenorem viri sublimis Comitis et Vicedomini nostri Ardori… . Although the dating, about 6 years before the Battle of Badon, is spot-on, some might think it was out of context. But this is not the case: the Italians depicted Arthur in the cathedrals of Otranto and Modena in a way that demonstrates that they had their own, different, non insular, records of him. Modena is dated to many years before Monmouth’s writings and the imagery of Arthur in both cathedrals is clearly inconsistent with his book, or any other source. Odovacar was the leader of the foederati who toppled the Western Roman Empire in 476, and the evidence shows that he has much to do with Arthur. Gregory of Tours3 (538-594) tells us that when the King of the Britons, known to Jordanes4 (writing c. 551) as Riotimus, sailed with his army into France, in c. 467, Odovacar was in the vicinity. About 470 Riotimus is known to have reached eastern France and gone into Burgundy and, shortly afterwards, one of the princes of the Burgundians succeeded his Swabian uncle, Ricimer, as last barbarian magister militum of the Romans. So, when Odovacar arrived in Italy he must have done so with the help of the Burgundians. A few years later, in 476, he became the king of Italy and its neighbouring territories. The 489 document shows that, thirteen years after that date, Odovacar had a “Vice-lord”, no less, called Ardorius whose approval had been requested for the terms of the deed. So, at the very least, Ashe’s theory has a sequel: Riothamus was in Burgundy at just the right time to have been available to Odovacer to enter Italy with the Burgundians. This means that he could have rightfully earned the credit that Monmouth bestows on Arthur: to have defeated the Romans. In this case, the Romans would have been those of the last Western Emperor, Romulus Agustus. In fact, Monmouth says exactly that in the so called “Prophecies of Merlin”.5 He translates one of them as: “The House of Romulus shall dread the Boar’s savagery”.6 Arthur is identifiable in different parts of this, and other texts, as a boar, as is generally recognised, although why this is so goes beyond the scope of this paper. This documentary evidence, which is completely new in the Arthurian debate, is just one sample of the content of King Arthur’s European Realm: New Evidence from Monmouth’s primary sources,7 because 80% of the book bears little resemblance to the Arthurian issues discussed elsewhere. The bibliography includes forty-eight academic papers from historical journals, but two of them are (inadvertently to the

3 Gregory of Tours, Lewis Thorpe (Trans.), The history of the Franks, Harmondsworth, Penguin. 1974, Bk. II.18-19. 4 Jordanes, The Gothic History of Jordanes in English version, intro & commentary by Charles Christopher Mierow, Princeton, University Press, 1915, p. 237. 5 Although it was published about 1136 its original version is believed to date to the tenth century. 6 Geoffrey of Monmouth, Lewis Thorpe (Trans.), The History of the Kings of Britain, London, Penguin, 1966, p. 172. 7 Paul Sire, King Arthur’s European Realm: New Evidence from Monmouth’s Primary Sources, Jefferson NC. 2014.

do cum e n tary e vi d e n c e fo r t h e h i sto ri ci t y o f k i ng art hu r

authors) especially relevant. The first, by Reynolds and Lopez,8 discusses Odovacar and fundamentally agrees with the events surrounding Riothamus’ arrival that Ashe later described in his book. The other key study is by Philip Rance9 whose entire paper sheds a completely new light on the whole Arthurian story and which has the additional advantage that its conclusions are consistent with DNA studies conducted by Trinity College, Dublin, on the geographical spread of the Dumnonian genes. Because of these findings, one is justified in searching for news about Arthur in the Annals of Ulster10 and other similar sources which provides key evidence to identify who Riothamus was. Monmouth told us that Arthur was born in the Kingdom of Dumnonia, where Ralegh Radford excavated Britain’s most important Dark Age find which has been identified as high quality Mediterranean pottery. This would clearly explain Italy’s contribution to the Arthurian trail of evidence. This new line of enquiry justifies researching an abundant, and different, selection of historical records. So, about forty books from renowned academic publishers and scholars, never referenced before in an Arthurian light, can provide information that is consistent with the stories of Arthurian authors. The normal insular sources for Arthur become something of secondary importance in this line of research and, therefore, the majority of the highly complex discussions on their relevance and accuracy are simply at a complete tangent to its content. With the information provided from the historical sources quoted, that are not suspicious of having been “contaminated” by the Arthurian legend, it is not only Arthur but well over a dozen other characters from the Arthurian story who can be recognisably synchronised with historical sources. Monmouth is almost the only non-historical source used: his characters, family relationships and narrative can be matched with the historical ones and its chronology. The key element, however, continues to be whether there are any further indicators that Odovacar’s deed of 489 actually does refer to King Arthur? Anecdotal as it might be, it was documented by the thirteenth century writer, Gervase of Tilbury, in Otia Imperialia (amongst other sources) that medieval pilgrims returning to Britain from the Holy Land claimed that Arthur was sleeping in a mountain in Sicily. It is well documented by Marini that the land Odovacar granted in this deed included an ancient Greek styled pyramid north of Syracuse, an ideal place for the sleeping Arthur. Furthermore, the land it was built on was called “Beligenus” a clear reference to the family of the brother of the Celtic tribal leader, Belinus, who had vanquished Rome in its infant days and who is remembered in many of the genealogies of the Dark Age British monarchs and who Monmouth claims was an ancestor of Arthur. There are more reasons to believe that the deed has strong Arthurian connections. One of the names in the deed, Marcelus, coincides

8 Robert L. Reynolds, Robert S. Lopez, “Odoacer: German or Hun?”, The American Historical Review, Vol. 52, No. 1 (Oct), 1946, p. 46-51 in particular. 9 Philip Rance, “Attacotti, Déisi and Magnus Maximus: The Case for Irish Federates in Late Roman Britain”, Britannia, Vol. 32, 2001. 10 Sean Macairt (Ed.) Annals of Ulster, Dublin, Institute for Advanced Studies, 1983. Believed to have been originally composed in the sixth century.

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with that of the brother of one of the southern Welsh princes of the time.11 Another, “Brother Pierio”, appears in Welsh sources as Pyro, who founded an abbey on a small island off Pembrokeshire at this very time.12 And, of course, there is the Greek styled pottery found at Tintagel, the Cornish location sold by Gervase of Tintagel to the Plantagenets to build the greatest ever monument to Arthur: a castle with no defensive requirements whatsoever. There are, therefore, at least six reasons to believe the deed is Arthurian and this is just one of the lines of research provided by the book. It is worth revisiting the different sources for the advent of Riothamus to France, in c. 467. The clearest version of what happened comes from Jordanes: he tells us that the king of the Britons arrived in Angers “by way of the ocean”. Given that his source for this is likely to have been Cassiodorus who rubbed shoulders with Odovacar (and Vice-lord Ardori) in Italy, he is likely to be correct. Sidonius Apollinaris’ letter to Riothamus does not mention his landing but has been taken to mean that Riothamus’ troops were Bretons. From what we know about the demographic and political status of Brittany at the time we have every reason to believe that they may have joined him, especially as one of their counts became king of the Alemannii.13 Gregory of Tours, however, is very vague about who landed in Angers but does mention Odovacar “the Saxon” as being present in the region at the time. We know of no Saxon called anything resembling Odovacar, let alone one who was contemporaneous with the Italian king. Odovacar was certainly a Germanic speaker but was generally identified as a Scythian, Scirian or Herulian in other sources, never a Saxon. Nor do we have any reason to believe the Saxons settled in any part of France. Gregory of Tours is not known to be very erudite but, just as Riothamus had arrived from Britain, Gregory may have been aware that Odovacar, and his father Edeco, did have links to Britain and would have called him, therefore, a Saxon, as at the time he wrote it was a generic term for all those Germanic speakers who had settled in Britain. Edeco, besides, seems to be mentioned by Monmouth as Eldol, Earl of Gloucester. Priscus,14 the Roman ambassador to Attila, who Edeco was then serving, tells us the Hun was the lord of the islands in the Ocean. We know little about Odovacar, but even less about the troops that he used in his momentous conquest of Italy: the Scirians, the Herulians and the Rugians. Thus, if Odovacer was a Scirian, Riothamus could have also been one, as both soldiers had so much in common. One finds plenty of references to Scythians in the British Isles. But, more specific evidence of Scirians comes from Gildas. When telling us about 11 He could be Merchwyn Vesanus of Cernyw, brother of Gwynlliw. Another familiar name in the deed is Aurelius (Virinus). Furthermore, Odovacer’s first Consul was called Basilius, a Greek name used to designate the Royal Scyths (Scirians). His son’s name, Theodorus, can also be found in Wales as Theodoric and in several royal genealogies. Two more names in the deed, Amantius and Gregorius could also be linked to Arthur. 12 Thomas Taylor (Tr.), The Life of St Sampson of Dol, Felinfach, Llanerch Press, 1991. The monks at the extant abbey still regard Pyro as the founder. 13 Arthur de La Borderie (Ed.), Cartulaire de l’abbaye de Landévenec, Quimper, Société archéologique du Finistère, 1888. The count is called Daniel Dremrud. 14 Priscus of Panium, “The History of Byzantium and of the Period of Attila”, The Fragmentary Classicising Historians of the Latter Roman Empire, ed. R. C. Blockley, Liverpool, ARCA Classical and Medieval Texts, 1983, Fr 3.

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the origin of the different peoples of Britain he says “Scotorum a circione”.15 Further evidence of the Scirian links of the Scots comes from Priscus who tells us that two of the main leaders of the Scirians were called Scottas and Onegesius. An almost identical rendering of the latter came into fashion shortly afterwards amongst the men from Ulster and has developed into Angus. Further evidence comes from the Tripartite Life of St Patrick16 which mentions a man called Scirre who was a leader of the Deisi. The Expulsion of the Deisi,17 which records the events leading-up to the Deisi migration to Wales (mainly Pembrokeshire) mentions the founding fathers of what became the Scot kingdom of Dal Riata together with “the sons of Cerir”, a name which persists in the Dal Riata genealogies.18 Also, we have Jordanes who mentions the Angisciri and the Bittugures in the context of a Hunic battle in Hungary.19 These could have been Odovacar’s Scirians from Angers and the neighbouring Celtic tribe from Bourges (known as the Bituriges). Bourges is known to have been conquered by Riothamus, about sixteen years after Attila’s presence there. Scotland did not adopt its current name until the ninth century and although the Scotti were mentioned, together with the Attacotti, by the Romans as having attacked them in AD 368 there is no good reason to hold that the Scotti were (generically) Irish as is commonly believed. Irish and Pictish sources give numerous accounts of Scythians landing on their shores and clearly identify them also as Cruithne (Britons) who were known to have settled in northern Ireland. Although the attacks happened on the periphery of Roman Britain it does not follow that the attackers were (an entirely) native people. That the end result was the conscription of the Attacotti (and probably the Scotti) into the Roman army and that they were sent to the Balkans, as we know from the Notitia Dignitatum, could means that they may have originated in the East (Scythia). They were certainly in the right geographical location to have joined the Scirians when they became allies of the Huns or when they, later, advanced on Rome as confederate troops under the command of Odovacar, whose last known location before taking Italy was in the vicinity of present day Vienna, a fact that we know from St Severinus of Noricum.20 Whilst Scotland was devoid of any references to the Scotti during the Dark Ages, Burgundy did give their name (Scottingorum) to one of its Pagus, which is now called Jura, shortly after Riothamus had found his refuge in its kingdom. As Rance points-out, the Deisi were part of the Aithech Tuatha and this complex Irish name was rendered Attacotti by the Romans.21 However, the name Attacotti in turn probably led to the name given to the kingdom created by the Scotti in present-day

15 Michael Winterbote (Ed.Tr.), Gildas: The ruin of Britain, and other works, London, Philimore, 1978, p. 14. 16 Whitley Stokes (Tr.), Chronicles and Memorials of Great Britain and Ireland during the Middle Ages, London, Eyre and Spottiswoode, 1887, p. 205. 17 Kuno Meyer (Ed.) Y Cymmrodon Vol. XIV, London, The Honourable Society of Cymmrodorion, 1901, p. 125. 18 Connad Cerr was king until AD 694. 19 LIII, p. 272. 20 Eugippius, George W. Robinson (Tr.), The Life of Saint Severinus, Cambridge, Harvard University Press, 1914. 21 See note 8. It has been suggested that they also gave their name to the “Teutons” in Germany.

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Scotland which was called Dal Riata. Jura is one of its main islands. It is in Dal Riata, therefore, that one should seek a Scirian king who could have joined Odovacar’s troops in Italy and it is here where one finds an ideal candidate. According to the Annals of Ulster22 a king called Domangart rested (quieuit) in 466, about the same time as Riothamus arrived in France. In 507, the same king “Domangart of Rete” (son of Nisse) is said to have “retired in his thirty fifth year”. As the genealogies of the kingdom of Dal Riata place Fergus (son of Erc) as king in his stead during most of these years and as the Annals says he was from Rete one could conclude that Domangart spent most of his time not in Dal Riata but in Rete which could well be Raetia, one part of the Italian realm, and that he served as Vice-lord to Odovacar. As 472 was the year in which Odovacar, started protecting Italy from its northern enemies and as that would have entailed occupying the Alpine fortresses, 507 would have been thirty-five years later. Given that Ri means king, then the ruler of Dal Riata could easily be rendered Riotimus, Riothamus or Riatham on the Continent. Similarly, one can deduce that a Dumnonian born king could be referred to as Doman…, in another part of the country and that, once that part of his name, had been dropped he could have been called Artus, as he is known in some of the Italian depictions, or Ardorius. It is not only the Annals of Ulster that provide us with interesting information about Domangart, the Annals of Tigernach also tell us the name of his father in law and wife, both of which can be linked to those attributed to King Arthur’s. A further line of research is St Patrick, who was an advisor to Domangart, and Patrick’s mentor, St Germanus, who famously earned a victory over the Saxons, and to St Amator, who preceded the latter as Bishop of Auxerre and who has close links with the Scirians. About one third of the book looks at the Dark Ages. The other two thirds of the research explain why Arthur, who lived some 800 years previous to his elevation to cult status, revived at the time of the Normans and, even more so, under the Plantagenets. Monmouth tells us that King Arthur held sway over the Swedes and Norwegians and Odovacar’s troops included contingents of Herulian and Rugian troops who were native to precisely those countries. Walter, the Archdeacon of Oxford, who provided Monmouth with the sources from where he extracted his information has a Germanic name and Arthur was as acclaimed in France and Germany as he was in Britain. All evidence shows that Arthur was not just a British phenomenon. The sources for his story must be researched elsewhere. Monmouth wrote his book at the end of the Norman period in England and the Plantagenets heralded the coming of a unique period of European history which was united under the banner of Arthurian chivalry. Charlemagne had re-established a Roman Empire in Western Europe, one that Odovacar had never abolished but, in fact, defended it by legal and military means against his barbarian neighbours. Many of Charlemagne’s obscure nobles emerged from central Europe, where his new Roman Empire eventually took root. Some of those families that flourished in the Carolingian revolution found their way into Britain and, despite their Continental roots, they took Arthur to their heart. But, despite the very strong evidence that it was Arthur’s continental exploits that were so appealing to the Angevin nobles, much 22 p. 49.

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discussion has focused on the insular Celts’ fertile imagination being the origin of the legend. This research explains the evidence that connects the Scirians with those who Monmouth clearly resorted to so as to write his book. Archaeological discoveries made in the last sixty years (by Radford, Alcock, etc.), but which were simply not there for Monmouth to consult, are fully consistent with the findings of the book. There is a common denominator between at least three British locations with an identifiable Arthurian heritage: Tintagel, Caerleon and Bowden Hill (Wiltshire) which the book explores in detail. They, in turn, are linked to the French region of Lot which was home to the Cadurci tribe. We can distinguish this name in the Dark Age Dumnonian king, Cado, who is thought to have named the English villages called Cadbury that have drawn the attention of the Arthurian archaeologists. The common cultural denominator between these British and French locations can be extended to the region north of the Po valley where the Scirians are believed to have settled as a buffer against barbarian invasions of Italy. We have reasonably good historical records from the Carolingian and Plantagenet period of the nobles who were granted rights to the estates with an Arthurian heritage and who have clear links to Monmouth. Researching their history provides a rich fountain of information about Arthur.

Conclusion The inherent unreliability of insular Dark Age sources and Celtic lore have shed their inevitable cloud on the debate over the historicity of Arthur. As one moves further south and east the sources are more reliable and abundant. Even more so, as one moves several centuries into the present. Furthermore, they are much less likely to have been motivated by a wish to preserve a cultural and political identity which was being crushed by foreigners. All these reasons, used to explain the so called Arthurian legend, are clearly absent from a continental Arthur. The evidence provided is abundant and new and supports previous theories on who Arthur was. Because it is new it needs to be analysed independently of previous inconclusive debates about the historicity of Arthur based on the insular sources. It is based on hard facts: legal documents, archaeological remains and the material culture of a people who did have one of the attributes that Arthur has been given: to have conquered the Romans. These facts are cross-referenced with numerous historical Annals and chronicles with none of the Arthurian bias that previous texts have been accused of having and they are supported by modern scientific methods of testing history (e.g. DNA). The result explains both who Arthur was and why he was revived so many years after his death. The conclusions are consistent with the known narrative. The hard documentary evidence is supported by dozens of alternative lines of research that complement each other and render the same result: Arthur was Riothamus and, therefore, Arthur was a historical figure. Although the conclusions are double and triple checked, the scope for further testing is there: more archaeology, more DNA analysis, more localised historical research and more interpretation of the literature is clearly possible to check the conclusions.

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Yoshio Konuma

Enide et Diane Le mythe cynégétique et la translatio imperii dans Erec et Enide

Dans son livre intitulé Résurgences, Daniel Poirion formule une hypothèse onomastique sur la signification cachée du nom d’Enide : « Il n’est donc pas sans importance qu’on puisse retrouver, derrière le motif de la chasse au cerf ou celui de la rencontre de la fée, le mythe d’Artémis, ou que derrière Enide (dont le nom évoque Enéas et le monde virgilien) on entrevoie Diane (Diene, dans l’Enéas, au vers 1486, dont Enide est l’anagramme) »1. Dans Eneas, rédigé par un clerc normand de la cour d’Henri II, la naissance de l’amour aveugle entre Énée et Didon est racontée dans la scène splendide de la chasse des Troyens. La belle parure de Didon est assimilée à Diane, déesse de la chasse : Danz Eneas, ses druz, l’atant jus as degrez o tot sa gent ; quant vit la dame Tirïeine, ce li fu vis que fust Dïene : molt i ot bele veneresse, del tot resenblot bien deesse2. [vv. 1483-1488] Ce n’est pas sans raison que le poète médiéval représente l’élévation de l’amour par la métaphore de la chasse. Dans le livre IV d’Énéide, la douleur de Didon est comparée à celle d’une biche blessée par une flèche qu’un archer a lancée dans les bois (IV. 68-73)3. Cette métaphore se rapporterait aux deux anecdotes du livre I. Premièrement, lorsque la flotte des Troyens débarque sur les plages de Libye, Énée chasse sept énormes cerfs, nombre égal à celui de ses navires pour leur fournir de la nourriture (I. 180-194). Deuxièmement, sa mère Vénus se transforme en vierge chasseresse et se présente à lui pour diriger les Troyens vers le pays de Didon (I. 305-401). Au sens figuré, Énée serait représenté comme roi chasseur dont le tir à l’arc

1 Daniel Poirion, Résurgences : Mythe et littérature à l’âge du symbole (xiie siècle), Paris, PUF, 1986, p. 141. 2 Eneas : Roman du xiie siècle, éd. J.-J. Salverda de Grave, Paris, Champion, 2.vol, 1925-1929. 3 Virgile, Énéide, éd. et trad. Jacques Perret, Paris, Les Belles Lettres, 3.vol, 1977-1980.

Miroirs arthuriens entre images et mirages : actes du xxive Congrès de la Société Internationale Arthurienne, éd. par Catalina Girbea, Mihaela Voicu, Ioan Panzaru et. al., Turnhout, 2020 (Culture et société médiévales, 34), p. 329-339 © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.117132

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yo s hi o ko n u m a

touche au cœur de Didon. Les deux amants sont destinés à s’unir dans une grotte au milieu de la chasse des Troyens (IV. 115-172)4. L’auditoire du xiie siècle du cercle littéraire d’Henri II appréciait le mythe cynégétique renouvelé à la mode courtoise tel qu’il est présenté dans Eneas. Thomas s’en inspire pour élaborer l’épisode de la Grotte d’Amour dans son Tristan5. Nul doute que Chrétien de Troyes ait fait référence à cette tradition virgilienne dans Erec et Enide. Après avoir vaincu le comte Oringle de Limors, Erec et Enide se réconcilient définitivement et le romancier n’épargne pas les vers pour applaudir la renaissance de leur amour en énumérant les riches et symboliques cadeaux offerts par Guivret le Petit. Entre autres, le narrateur détaille, sur le nouveau palefroi d’Enide, une sculpture de ses arçons d’ivoire sur lesquels un artiste breton s’était appliqué à façonner une suite de scènes d’Eneas (vv. 5329-5345)6. Dans la mise en abyme, l’histoire d’Erec et celle d’Énée s’entrecroisent pour éclaircir l’attribut du fondateur d’Erec7. Quant à Enide, les deux étapes de son amour correspondent aux deux reines : Didon et Lavinia. À l’instar de l’amour illégitime d’Énée et de Didon, les jeunes mariés s’abandonnent à un amour déraisonnable à tel point qu’Erec délaisse ses devoirs chevaleresques, ce qui lui vaut l’étiquette de « recreanz » (v. 2462). Le couple royal est prédestiné à surmonter la fatalité du couple Énée-Didon, modèle de l’amour charnel et égoïste. Dans la chevalerie et l’amour, les deux amis s’idéalisent jusqu’à égaler Énée et Lavinia, ancêtres mythologiques des Bretons (i.e. Troyens) dans Historia Regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth8. À mesure qu’Erec et Enide s’approchent de l’idéal du couple royal, ils sont glorifiés par leurs liens avec les animaux de chasse. La première partie d’Erec a pour thème le récit de la naissance de leur amour idyllique et de la formation de leur autorité dynastique à travers deux coutumes cynégétiques : la chasse au Cerf Blanc et l’épreuve de l’Épervier. Dans ces deux épisodes imbriqués, ces deux bêtes ont effectivement la même valeur symbolique. Selon la tradition, d’une part, celui qui capture le Cerf Blanc obtiendra le droit de donner un baiser à la plus belle pucelle de la cour. D’autre part, celui qui se fait fort d’avoir la plus belle amie remportera par les armes l’Épervier pour le lui offrir en signe de sa beauté sans pareille. Dans ces deux concours de beauté, la belle fille d’un pauvre vavasseur acquiert le double honneur et tous les courtisans la jugent comme la plus belle pucelle, celle dont les qualités exceptionnelles mériteront de partager le pouvoir suprême avec le fils du roi Lac. La belle inconnue sous ses habits

4 Sur le discours de chasse dans les œuvres de Virgile, voir Jacques Aymard, Essai sur les chasses romaines des origines à la fin du siècle des Antonins, Paris, E. de Boccard, 1951, p. 108-128. 5 Le Roman de Tristan par Thomas : Poème du xiie siècle, éd. Joseph Bédier, Paris, SATF, t. 1, 1902, p. 234-239. 6 Chrétien de Troyes, Erec et Enide, éd. et trad. Jean-Marie Fritz, Paris, Le Livre de Poche, 1992. 7 Sur les parallélismes entre Erec et Eneas, voir Joseph S. Wittig, « The Aeneas-Dido Allusion in Chrétien’s Erec et Enide », Comparative Literature, t. 22, 1970, p. 237-253 ; Raymond J. Cormier, « Remarques sur le Roman d’Enéas et l’Erec et Enide de Chrétien de Troyes », Revue des langues romanes, t. 82, 1976, p. 85-97. 8 The Historia Regum Britannie of Geoffrey of Monmouth I. Bern, Burgerbibliothek, MS.568, éd. Neil Wright, Cambridge, D. S. Brewer, 1985, p. 2-3.

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misérables se fait sacrer par ces unions rituelles avec Arthur et Erec, c’est-à-dire le roi de Logres et le prince héritier d’Outre-Galles qui descendent de la filiation royale d’Énée via Brutus (Brut), fondateur légendaire de la Grande-Bretagne. Pourquoi les vertus d’Erec et d’Enide se manifestent-elles dans le symbolisme de la chasse ? Le nom d’Enide est-il l’anagramme de Diane ? Dans l’univers romanesque de Chrétien, les attributs de ses personnages se reflètent souvent dans leurs noms symboliques comme Soredamor et Fénice9. Quant à Enide, personne ne connaissait son nom jusqu’à la cérémonie du mariage : Quant Erec sa fame reçut, Par son droit non nommer l’estut, Qu’autrement n’est fame esposee, Se par son droit non n’est nommee. Encor ne savoit nuns son non, Lors premierement le sot on : Enide ot non en baptistere. [vv. 2021-2027] Aux noces splendides organisées par le roi Arthur, « la bele pucele estrange » (v. 1747) troque ses vêtements misérables pour une robe royale offerte par la reine Guenièvre et gagne l’approbation sociale comme future reine d’Outre-Galles. Ici, aux yeux de tous les notables du monde arthurien, la révélation du nom éclaircit l’identité cachée de l’héroïne : le nom énigmatique Enide relève d’un jeu de mot signifiant qu’elle est l’avatar de Diane, déesse tutélaire de Brutus. À l’aube de la littérature arthurienne en français, les premiers auditeurs d’Erec devaient comprendre cette référence en évoquant l’union mythique entre Brutus et Diane déjà racontée dans Historia Regum Britanniae. Dans le rite cynégétique de l’île sauvage de Loegetia l’arrière-petit-fils d’Énée ayant immolé une biche blanche à cette divinité reçut un oracle qui lui ordonne de fonder une nouvelle Troie sur l’île d’Albion10. À partir de la conquête des Normands en 1066, la chasse royale pratiquée par Guillaume le Conquérant et ses successeurs fait non seulement figure de divertissement aristocratique, mais devient aussi l’expression de l’autorité dynastique. Du point de vue socio-historique, Erec est une œuvre de questionnement où les descriptions de Chrétien témoignent de ses connaissances profondes de l’activité d’Henri II11. À ce sujet, notre problématique réside dans le fait que la Forest Law établie par Guillaume Ier, suivant laquelle le roi monopolise le privilège de chasser dans la forêt royale, s’applique en Angleterre sur la base de la tradition continentale des Francs et que cette nouvelle royauté atteint son apogée sous le règne d’Henri II, modèle du roi Arthur. Dans Erec, les discours de chasse s’inspireraient de son idéologie comme souverain, chasseur et mécène. Dans l’hypothèse où le mariage avec l’incarnation de Diane permettrait à Erec d’appartenir à la généalogie royale des Bretons, l’objectif de

9 Cf. Jacques Ribard, Le Moyen Âge : Littérature et symbolisme, Paris, Champion, 1984, p. 73-90. 10 HRB, p. 8-10. 11 Cf. Beate Schmolke-Hasselmann, « Henry II Plantagenêt, roi d’Angleterre, et la genèse d’Erec et Enide », CCM, t. 24, 1981, p. 241-246.

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cette étude est d’explorer le mythe cynégétique et la translatio imperii en supposant que l’attribut du héros fondateur se personnifie dans la figure du chasseur. *** Restaurer la coutume du Cerf Blanc pour le roi Arthur, ce n’est pas seulement choisir la plus belle pucelle, mais aussi raffermir la légitimité de son lignage royal. Gauvain lui conseille de ne pas la rétablir pour maintenir la paix à l’intérieure de la cour royale (vv. 41-58). Mais, sans revenir sur sa décision, le roi Arthur et ses chevaliers partent à la chasse « mout merveillouse » (v. 66), si bien que le roi lui-même prend le Cerf Blanc et que le prix du concours provoque beaucoup d’agitation à la cour de Caradigan (vv. 277-341). À la fin du « premerains vers » (v. 1840), avant d’exercer son droit du baiser, le roi Arthur expose d’abord l’idéal de son règne pour persuader tous ses barons : Raison doi garder et droiture. Ce apartient a leal roi, Que il doit maintenir la loi, Verité et foi et justise. Je ne voudroie en nule guise Faire deslëauté ne tort, Ne plus au foible que au fort ; N’est droiz que nuns de moi se plaigne. [vv. 1792-1799] Ensuite, il rappelle la nécessité de garder la coutume ancestrale qui était en vigueur jusqu’à l’époque de son père, Uther Pendragon : Ne je ne vuil pas que remaigne La costume ne li usages Que suet maintenir mes lignages. De ce vos devroit il peser, Se je [or] voloie eslever Autres costumes, autres lois, Que ne tint mes peres li rois. L’usage Pendragon, mon pere, Qui fu droiz rois et emperere, Doi je garder et maintenir, Que qu[e] il m’en doie avenir. [vv. 1800-1810] Dans son discours, le roi Arthur insiste sur la réalisation de la justice sociale et la continuité de sa royauté. En réalité, après l’épisode du Cerf Blanc et celui de l’Épervier, le cheminement évolutif d’Erec et d’Enide est représenté invariablement dans le symbolisme de la chasse. Lors de la nuit de noces, en citant une strophe du Psaume (42 :2), le narrateur compare leur naïveté avec le cerf assoiffé et l’épervier affamé qui ne comblent pas leur désir dans la chasse (vv. 2077-2082). Après le tournoi de Danebroc, Erec retourne en compagnie d’Enide dans son royaume. À Carrant, les gens réservent avec enthousiasme un accueil chaleureux à « lor novel seignor »

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(v. 2367). Ils offrent un certain nombre de cadeaux parmi lesquels le narrateur énumère une suite de bêtes de chasse : Le jor ot Erec mainz presenz De chevaliers et de borjois : De l’un un palefroi norrois Et de l’autre une cope d’or ; Cil li presente un oistor sor, Cil un brachet, cil un levrier, Et cil autres un esprevier, Cil un corrant destrier d’Espaigne, Cil un escu, cil une ensaigne, Cil une espee, cil un hiaume. [vv. 2384-2393] Dans sa « conjunture » (v. 14), la stratégie narrative de Chrétien consiste à charpenter une structure dualiste qui met en parallèle les deux parties du récit pour élaborer l’évolution psychologique d’Erec et d’Enide : dans la deuxième partie, le processus de leur perfectionnement se déroule tout en renversant la situation déjà racontée dans la première partie. Au cours de la chasse au Cerf Blanc, Erec fait face à ses trois ennemis formant une triade. À savoir, Yder, fils de Nut accompagne « une pucele de grant estre » (v. 144). Ces deux amis orgueilleux chevauchent sous escorte d’un nain « qui de felenie fu plains » (v. 164). Dans la symétrie structurelle des deux parties, Yder et sa belle amie sont le double d’Erec et d’Enide. Le nain perfide correspond à Guivret le Petit, roi généreux de l’Irlande et ami courtois d’Erec. En lune de miel à Carrant, les nouveaux mariés sont au sommet de la gloire, mais leur amour et chevalerie entrent dans une phase critique : « Mais tant l’ama Erec d’amors / Que d’armes mais ne li chaloit, / N’a tornoiement mais n’aloit » (vv. 2430-2432). Tous les gens blâment leur prince de se comporter comme un recreanz. Dans la deuxième partie, la mission du jeune couple n’est pas seulement de vaincre les chevaliers pillards, mais aussi de surmonter ses propres défauts dans une bataille allégorique contre soi-même. Pendant ses rudes épreuves, Enide prend conscience que son « orguil » et « outrecuidance » (v. 3105) l’ont incitée à concevoir des doutes sur la perfection de son mari (vv. 3104-3114). Après avoir maudit son orgueil, elle est séduite par les deux comtes vicieux : Galoain et Oringle de Limors. Le premier comte est l’exemple typique du narcissique trop sûr de sa supériorité sur Erec. Dans la figure de Galoain, l’auteur caricaturerait la présomption du héros qui se désintéressait de l’idéal chevaleresque après son triomphe au tournoi de Danebroc. Le comte vaniteux propose à l’héroïne de trahir son mari, mais elle le rejette avec douceur par ses ruses. En définitive, les vertus d’Enide permettent à Erec de soumettre cette vanité incarnée. Galoain capitule devant eux : « Ja par moi n’avra mais ennui / La ou jou puisse trestorner » (vv. 3650-3651). Le second comte est la personnification de la Mort comme l’explicite le nom de son pays Limors (c’est-à-dire li mors). Au terme d’un combat furieux contre les deux géants, Erec tombe en léthargie à cause de ses plaies profondes comme s’il était mort. Au spectacle de sa pâmoison, Enide est envahie par l’envie irrésistible de mourir : « Morz que demore et que atant, / Que ne me prent sanz nul respit ? » (vv. 4650-4651).

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À peine a-t-elle désiré l’arrivée de la Mort que le comte Oringle et sa suite surgissent pour la demander en mariage. Au pays de Limors, le seigneur de l’Autre Monde la séduit par différents moyens. Mais, pendant qu’Enide résiste résolument au mariage forcé, Erec ressuscite pour sauver sa femme. Tirant son épée, le héros fracasse le crâne de cette Mort personnifiée et les deux amis s’enfuient de l’Autre Monde. Au moment où Erec et Enide ont surmonté l’épreuve initiatique de l’Autre Monde, leur chevalerie et leur amour parviennent effectivement à la perfection. Aussitôt qu’ils s’échappent de l’Autre Monde, ils retrouvent leur ami Guivret le Petit qui les accueille chaleureusement au château de Penuris. Cet intermède est d’autant plus remarquable que leur réconciliation se réalise juste avant leur dernière épreuve, nommée la Joie de la Cour. Guivret et ses deux sœurs les entourent de tels soins affectueux qu’ils se rétablissent à la fois physiquement et moralement. Pour féliciter l’élévation de leur amour, Guivret leur offre d’abord deux robes magnifiques. Ensuite, lors du départ à la cour du roi Arthur, Enide reçoit un palefroi merveilleux aux arçons d’ivoire sur lesquels les aventures d’Énée sont gravées pour présager le triomphe d’Erec dans la Joie de la Cour et son couronnement à Nantes. Enfin, Guivret leur fait cadeau d’une suite d’animaux de chasse : Maint riche oistor sor et muier, Maint terçuel et maint espervier Et maint brachet et maint levrier Fist Guivrez avec aus porter Por aus deduire et deporter. [vv. 5354-5358] Ici, Erec et Enide s’équipent comme de nobles chasseurs et forment une trinité avec Guivret. Comme le groupe d’Yder, c’est sous l’escorte de ce noble nain qu’ils visitent en cours de route le château de Brandigan pour conquérir « l’aventure dont nuns n’estort / Qu’il n’i reçoive ou honte ou mort » (vv. 5437-5438). Apprenant l’arrivée de l’équipage d’Erec, le roi Evrain juge que « li sire estoit cuens ou rois » (v. 5538)12. En face de la Joie de la Cour, le héros se décide à dominer définitivement la « recreandise » (v. 5646), malgré les avertissements émis par ceux qui se lamentent de sa mort (vv. 5501-5517, 5600-5633, 5697-5713). Le verger de Brandigan se caractérise par ses deux spectacles à la fois paradisiaques et infernaux. D’un côté, c’est un paradis clos par « l’air » (v. 5733) impénétrable où croissent en permanence beaucoup de fruits, de fleurs et d’herbes et chantent beaucoup d’oiseaux de toutes espèces (vv. 5731-5765). De l’autre, un grand nombre de pieux y sont disposés en rangs et les heaumes sanglants avec les têtes décapitées sont plantés aux sommets de ces pieux (vv. 5766-5775). Erec s’y avance tout seul jusqu’au moment où il voit « une pucele / Gente de cors et de vis bele / De totes beautez a devise » (vv. 5875-5877). C’est dans cet espace mystérieux qu’il se bat en duel avec Mabonagrain qui s’y est enfermé longuement pour exaucer le vœu de sa belle pucelle. Dans cet épisode, les liens de causalités entre Carrant et Brandigan sont très frappants à travers la composition chiastique. Le verger merveilleux réfléchit la mentalité du

12 L’équipage d’Erec nous fait penser à celui du roi Bauz de Gormeret qui assiste aux noces de Caradigan en menant la troupe des fauconniers (vv. 1970-1980).

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jeune couple à Carrant. Mabonagrain se cantonnait avec sa belle amie dans le paradis d’amour, parce qu’elle souhaitait l’y retenir éternellement par l’efficacité irrésistible du don contraignant. Mabonagrain était donc contraint de décapiter les envahisseurs jusqu’à ce qu’il soit vaincu par son libérateur qui défera l’enchantement du verger. Certes, l’histoire de Mabonagrain et celle d’Erec se ressemblent. Les deux protagonistes surpassent leurs défauts personnifiés et parviennent à la perfection devenant digne de succéder au trône. Mais, ce qui est important dans notre problématique, c’est que la croissance de leur valeur humaine et l’approbation sociale sont associées au symbolisme de la chasse. Si la Joie de la Cour se situe dans le prolongement du double honneur du Cerf Blanc et de l’Épervier, comment devons-nous expliquer la présence du « cor » (v. 5778) destiné à Erec ? Après son triomphe contre Mabonagrain, Erec réussit à le sonner pour annoncer l’arrivée de la joie à la cour du roi Evrain. Dans le verger, la rangée des pieux sinistres se termine par un pieu qui ne porte que cet objet énigmatique. Selon le roi Evrain, personne ne peut le sonner excepté le meilleur chevalier du monde : Dou cor ne vos dirai je plus, Mais onques sonner nou pot nus ; Mais cil qui soner le porroit, Ses pris et ses honors croistroit Devant toz ces de la contree. S’avroit tel honor encontree Que tuit honorer le vendroient Et a[u] moillor d’aus le tendroient. [vv. 5807-5814] Pourquoi cet instrument est-il le signe du vainqueur ? Les celtisans supposent en général une réminiscence de la mythologie celtique dans les éléments merveilleux constituant la Joie de la Cour13. Mais, nous émettons des doutes au sujet de leur méthodologie. À l’époque de Chrétien, le privilège de la chasse était la manifestation du pouvoir inviolable d’Henri II. L’attribut du roi réel d’Angleterre réside dans son statut de chasseur. Il n’est pas étonnant que l’idéalisation du couple royal s’explique par son rapport ontologique avec la chasse. De plus, cette image stéréotypée sur l’autorité du roi ne surgit en Angleterre qu’à la suite du règne de Guillaume Ier. Au sens idéologique, Chrétien ne créerait-il pas un mythe cynégétique pour justifier cette tradition dynastique en l’associant aux mondes virgilien et arthurien ? Certes, l’auteur évite de préciser la raison d’être du cor qui attend depuis longtemps l’arrivée de son possesseur. Mais, pour l’auditoire de Chrétien, la naissance du couple royal équivaut à celle du chasseur. Le cor d’Erec serait le talisman royal. Mais, est-ce seulement cet objet par lui-même, ou aussi son usage pour la chasse qui constitue l’attribut du roi ? ***

13 Sur l’analyse très détaillée de ce problème, voir Ásdís R. Magnúsdóttir, La Voix du cor : La relique de Roncevaux et l’origine d’un motif dans la littérature du Moyen Âge (xiie-xive siècles), Amsterdam, Rodopi, 1998, p. 43-77.

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Dans Erec, les critiques attachent de l’importance à l’entrecroisement entre la réalité historique et la fiction arthurienne. Comme l’a indiqué Anthime Fourrier14, le sujet du débat se résumerait en deux points. Premièrement, à la Nativité, le roi Arthur ordonne à « toz ses barons » (v. 6552) de se rassembler à Nantes pour célébrer le couronnement d’Erec et d’Enide. Le narrateur énumère les régions de leur provenance, c’est-à-dire : Normandie, Bretagne, Ecosse, Irlande, Angleterre, Cornouailles, pays de Galles, Anjou, Maine et Poitou (vv. 6636-6647). Les territoires d’Arthur correspondent à ceux d’Henri II. De même, le jour de Noël de l’année 1169, ce dernier tint sa cour à Nantes. Les barons et les évêques de toute la Bretagne s’y rassemblèrent pour rendre hommage au roi d’Angleterre et au jeune duc Geoffroy qui se fiancait avec Constance, fille et unique héritière de Conan IV. Deuxièmement, aux noces de Caradigan, Erec et Enide sont bénis par « l’arcevesques de Cantorbere » (v. 2028). Selon Fourrier, cette allusion refléterait la bonne entente entre Henri II et Thomas Becket. Avant d’être assassiné à Cantorbéry, le primat retourna en Angleterre et y séjourna du 1er au 29 décembre 1170. Bien sûr, nous n’avons pas de preuve évidente que Chrétien ait visité ou non l’Angleterre. Mais, sur la restauration de la coutume du Cerf Blanc, la politique d’Henri II serait une clef élucidant la motivation du roi Arthur. Le premerains vers s’ouvre par une différence d’opinion entre Arthur et Gauvain. Malgré le conseil de son neveu, le roi s’obstine dans son conservatisme. Mais, finalement, il obtient le consentement de tous ses chevaliers de la Table Ronde, convaincus par son discours. À ce sujet, Donald Maddox reconnaît l’opposition entre la succession héréditaire et celle élective de la monarchie, ainsi que l’orientation du règne d’Henri II sur le modèle de son grand-père Henri Ier15. Mais, plus précisément, il semble que le discours du roi Arthur fasse référence au rétablissement de la loi sur la forêt sous le règne d’Henri II. Sur le portrait d’Henri II, Gautier Map dit : « Canum et auium peritissimus et illusionis illius auidissimus »16. Les intellectuels de cette époque critiquent souvent la passion démesurée des rois normands à la chasse. Avant la conquête des Normands, les rois saxons comme Alfred le Grand et Edouard le Confesseur préfèrent aller à la chasse. Mais, leur chasse royale n’est que leur divertissement favori qui ne représente pas encore leur royauté. C’est à partir de la législation de Guillaume Ier que le privilège de la chasse et le contrôle de la forêt caractérisent le nouveau régime des rois normands17. La Chronique anglo-saxonne témoigne d’une grave friction entre la classe dominante et celle opprimée sous le règne de Guillaume Ier : He set up great game-preserves, and he laid down laws for them, that whosoever killed hart and hind

14 Anthime Fourrier, « Encore la chronologie des œuvres de Chrétien de Troyes », BBSIA, t. 2, 1950, p. 70-74. 15 Donald Maddox, Structure and Sacring : The Systematic Kingdom in Chrétien’s Erec et Enide, Lexington, French Forum, 1978, p. 112-116. 16 Walter Map, De Nugis Curialium : Courtiers’ Trifles,éd. et trad. M. R. James, rév. C. N. L. Brooke et R. A. B. Mynors, Oxford, Clarendon Press, 1983, p. 476-477. 17 Sur la formation historique de la Forest Law en Angleterre, voir Charles R. Young, The Royal Forests of Medieval England, Pennsylvanie, University of Pennsylvania Press, 1979.

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he was to be blinded. He forbade [hunting] the harts, so also the boars ; he loved the stags so very much, as if he were their father ; also he decreed for the hares that they might go free. His powerful men lamented it, and the wretched men complained of it but he was so severe that he did not care about the emnity of all of them18. Après la mort de Guillaume Ier, Guillaume le Roux et Henri Ier héritent de cette passion et de cette législation de la chasse. Dans L’Histoire des Anglais, Gaimar détaille l’administration légale de la forêt royale à l’époque de Guillaume II19. Selon Eadmer, il soumet beaucoup d’innocents à l’ordalie par le fer rouge sous prétexte qu’ils ont braconné un cerf protégé en forêt royale20. Quant à Henri Ier, la protection de sa forêt royale est brièvement stipulée dans Leges Henrici Primi21. Dans Le Roman de Rou, Wace présente une anecdote où Henri Ier s’était tellement passionné pour la chasse des cerfs qu’on l’appela « Pié de Cers » (v. 10536) par plaisanterie en raison de la piste des cerfs qu’il avait poursuivie22. D’après Orderic Vitalis, il revendique le privilège de la chasse sur toute l’Angleterre et ne l’accorde qu’à un petit nombre de grands nobles et de ses amis intimes23. Toutefois, cette tradition anglo-normande s’était très affaiblie durant la guerre civile entre Étienne et Mathilde. C’est sous la souveraineté d’Henri II que la loi sur la forêt trouve un nouvel essor dans le système juridique et la centralisation de sa royauté. La politique d’Henri II est fondée sur celle d’Henri Ier, que l’on retrouve dans la motivation du roi Arthur à restaurer « la costume ne li usages / Que suet maintenir mes lignages » (vv. 1801-1802). Par contre, Gauvain s’oppose à ses principes de peur qu’ils provoquent une anarchie à sa cour royale. Le parangon de chevalerie représente le bon sens social. Sur le règne d’Henri II, Dialogue sur l’Échiquier de Richard fitzNigel24 et les deux versions de l’Assise (Première assise de la forêt25 et Assise de Woodstock26) enregistrées

18 The Anglo-Saxon Chronicles, trad. Michael Swanton, Londres, Phoenix Press, 2000, p. 221. Sur le texte original de ce passage en vieil anglais, voir The Peterborough chronicle : 1070-1154, éd. Cecily Clark, Oxford, Clarendon Press, 1958 (2e édition, 1970), p.13-14. 19 Geffrei Gaimar, Estoire des Engleis : History of the English, éd. et trad. Ian Short, Oxford, OUP, 2009, vv. 6227-6248. 20 Eadmer, Historia Novorum in Anglia, éd. Martin Rule, Londres, RS, 1884, p. 102. 21 Leges Henrici Primi, éd. et trad. L. J. Downer, Oxford, Clarendon Press, 1972, p. 120-121 (c.17). 22 Wace, Le Roman de Rou, éd. A. J. Holden, Paris, SATF, t. 2, 1971, vv. 10517-10540. 23 The Ecclesiastical History of Orderic Vitalis, éd. et trad. Marjorie Chibnall, Oxford, Clarendon Press, t.6, 1978, p. 100-101. 24 Richard fitzNigel, Dialogus de Scaccario (The Dialogue of the Exchequer) and Constitutio Domus Regis (The Disposition of the King’s Household), éd. et trad. Emilie Amt et S. D. Church, Oxford, Clarendon Press, 2007, p. 90-93. 25 Gesta Regis Henrici Secundi Benedicti Abbatis : The Chronicle of the Reigns of Henry II and Richard I, éd. William Stubbs, Londres, RS, t. 1, 1867, p. 323-324. 26 Select Charters and Other Illustrations of English Constitutional History from the Earliest Times to the Reign of Edward the First, éd. W. Stubbs, 9e édition, rév. H. W. C. Davis, Oxford, Clarendon Press, 1913, p. 185-188.

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par Roger de Hoveden dans ses deux chroniques renseignent sur la réalité de ce problème. Mais, dans le contexte d’Erec, il n’est pas aussi important de détailler la particularité de la forêt royale à travers ces textes juridiques, parce qu’il n’y aurait pas de grande différence entre la loi d’Henri II et celle d’Henri Ier. La différence fondamentale se trouve dans le fait qu’Henri II rétablit son privilège de la chasse avec le consentement des archevêques, des évêques, des barons, des comtes et des nobles de l’Angleterre. Le préambule de l’Assise de Woodstock établie en 1184 mérite notre attention : Haec est assisa domini Henrici regis filii Matildis, in Anglia, de foresta et venatione sua, per consilium et assensum archiepiscoporum, episcoporum, et baronum, comitum et nobilium Angliae, apud Wudestoke27. Ce témoignage évoque le dénouement du premerains vers où le roi Arthur obtient le consentement de tous ses chevaliers pour donner le baiser du Cerf Blanc à Enide. En fin de compte, l’expression mes lignages qu’il souligne dans son discours impliquerait un double sens. Premièrement, si nous regardons Henri II comme un modèle du roi Arthur, la coutume du Cerf Blanc ne remonterait pas nécessairement à la tradition insulaire des Celtes. Elle désignerait plutôt la tradition continentale des Normands après 1066. Deuxièmement, si nous situons Erec dans la tradition virgilienne, le roi Arthur et Erec descendent d’Énée via Brutus. À l’instar d’Énée, les héros fondateurs se distinguent par leur activité de chasse. Dans Eneas, l’atrocité d’Ascagne est remarquable dans la deuxième chasse des Troyens. En forêt de Laurente, Ascagne et sa suite chassent impitoyablement un cerf merveilleux de Silvia (v.3525 sqq). Selon Virgile, Tyrrhus, père de Silvia se charge de garder les bêtes du roi Latinus (VII. 483-486). La chasse tyrannique d’Asacagne suffit à suggérer qu’il mérite de fonder Albe la Longue. Dans Le Roman de Brut, le destin du héros éponyme est prophétisé lors de sa naissance. Au cours de la chasse, ayant manqué un cerf, Brut tue accidentellement son père Silvius avec une flèche. Mais, ce chasseur expulsé devient le chef des Troyens en Grèce. A la recherche du nouveau monde, la flotte de Brut prend la mer et aborde l’île de Leogice, déserte mais très giboyeuse. Après avoir chassé une grande quantité de bêtes, les Troyens y trouvent le temple de Diane. Devant l’idole de cette divinité, Brut sacrifie une biche blanche pour consulter son oracle : En sa main destre out un vaissel Plein de vin e de leit novel Ki d’une blanche bisse esteit, Come Diane requereit28. [vv. 657-660] En répétant plusieurs fois les prières, Brut demande très humblement pour savoir « quel region purreit trover / Bone e paisible a converser » (vv. 665-666). À la suite de ces rites, il déploie sur la terre « le quir de la bisse / Dunt il out fait le sacrefice »

27 Idem., p. 186. 28 Wace, Le Roman de Brut, éd. Ivor Arnold, Paris, SATF, 2.vol, 1938-1940.

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(vv. 675-676) et s’y endort29. Alors, dans un rêve, Diane lui indique une île sauvage appelée Albion qui se situe au-delà de la France, où il fondera « une Troie nove » (v. 688). Elle lui prédit : « De tei vendra reial ligniede / Ki par le mund iert esalciede » (vv. 689-690). Dans ce contexte pseudo-historique, ce n’est pas sans raison que les successeurs de Brut se glorifient de leur noble généalogie et commémorent la protection divine de Diane sous forme de concours courtois du Moyen Âge. Enide est sans doute l’avatar de Diane. Le roi Arthur et Erec affermissent leur royauté par les deux rites cynégétiques glorifiant cette pucelle énigmatique. La découverte de l’identité d’Enide permet de considérer que l’aventure du couple Erec-Enide représente le concept de translatio imperii, transfert du pouvoir suprême de Troie à Nantes. Avant Erec, dans Historia Brittonum de Nennius, la chasse mythique d’Athur est répertoriée comme faisant partie des merveilles de la Grande-Bretagne30. Dans Culhwch et Olwen, cette vieille légende survivrait dans la chasse au sanglier magique, appelé Twrch Trwyth31. Nous ne nions pas la possibilité de l’origine celtique de la chasse arthurienne. Mais, par exemple, dans Philomena, les qualités irréprochables de l’héroïne s’expliquent par sa technique sans pareille de la fauconnerie et de la chasse à courre (vv. 182-187)32. Ici, Chrétien ne se fonderait ni sur la tradition celtique, ni sur Métamorphoses d’Ovide, mais sur son observation réaliste de la vie d’une noble dame, comme Marie de Champagne33. Pour approfondir cette question, avant de recourir à la mythologie comparée, il vaudrait mieux, tout d’abord, la cerner dans le cadre socio-historique de la fin du xiie siècle. Dans Erec, Chrétien remet en question la successsion de l’imperium sine fine (Énéide, I. 279). La figure du roi chasseur se fonde sur l’idéalisme, l’esthétique et la réalité de son époque. Le baiser du Cerf Blanc, le prix de l’Épervier, la sonnerie du cor témoignent progressivement du fait qu’Erec et Enide aboutissent à personnifier la translatio imperii pour hériter de cette royauté cynégétique par l’entremise du roi Arthur.

29 Sur l’analyse de ce rite sacrificiel, voir Mireille Demaules, La Corne et l’Ivoire : Étude sur le récit de rêve dans la littérature romanesque des xiie et xiiie siècles, Paris, Champion, 2010, p. 135-139, 167-171. 30 Nennius, British History and The Welsh Annals, éd. et trad. John Morris, Londres et Chichester, Phillimore, 1980, p. 42, 83. 31 Les Quatre Branches du Mabinogi et autres contes gallois du Moyen Âge, trad. Pierre-Yves Lambert, Paris, Gallimard, 1993, p. 146 sqq. 32 Chrétien de Troyes, Philomena : Conte raconté d’après Ovide, éd. C. De Boer, Paris, Paul Geuthner, 1909. 33 Sur les deux sceaux de Marie, elle est représentée comme une fauconnière tenant un oiseau de chasse dans la main gauche. Cf. Arnaud Baudin, Les sceaux des comtes de Champagne et de leur entourage (fin xie-début xive siècle) : Emblématique et pouvoir en Champagne, Langres, Dominique Guéniot, 2012, p. iv, fig. 12. Dans la figure du fauconnier, Baudouin Van den Abeele reconnaît un signe de richesse en citant l’exemple d’Henri II. Cf. Baudouin Van den Abeele, La Fauconnerie dans les lettres françaises du xiie au xive siècle, Louvain, Presses Universitaires de Louvain, 1990, p. 20-22.

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Identités arthuriennes

Anne Berthelot

En quête du Graal absent

Introduction À l’origine, cette recherche est née du contraste perçu entre l’ubiquité du « Saint Graal » (ou plus fréquemment encore du “Holy Grail” dans le discours contemporain, au mépris de sa vraie nature et de sa signification première, et sa relative rareté dans les textes médiévaux. Il s’est donc agi de confirmer cette impression par l’étude d’une aussi large gamme de textes que possible, quitte à aller à contre-courant de la Vulgate médiéviste concernant le Saint Vessel. De fait, le Graal a été longtemps perçu comme le « clou » de l’aventure arthurienne, ou en tout cas, son terme spirituel, en vertu d’une progression logique et métaphysique qui conduit du règne de non-droit de Vertigier, et encore d’Uterpandragon dans une certaine mesure, au règne de la loi humaine mise en place par Arthur, puis de là au règne d’une loi divine qui essaie et rejette la plupart des héros du stade précédent, pour substituer finalement le règne d’un roi du Graal, symbolique ou réel, au règne du roi failli qu’est devenu Arthur. La légende arthurienne aurait donc comme point d’aboutissement le « saint » Graal, l’apothéose de Galaad compenserait de manière très morale l’effondrement de la Table Ronde, et la chevalerie célestielle l’emporterait définitivement sur la chevalerie terrienne. Corollairement, la Queste del saint Graal constituerait le chef d’œuvre indépassable de la littérature française du xiiie siècle. Cette évolution, décrite et analysée avec amour depuis les dernières décennies de la fin du xixe siècle par les critiques, qui la partagent avec les écrivains Romantiques et ceux de l’Âge Victorien, a encore cours à l’heure actuelle, comme le suggère par exemple l’ouvrage remarquable de Martin Aurell paru en 2007 : bien qu’il soit intitulé La légende du roi Arthur : 550-12301, il consacre l’essentiel de sa troisième partie au Graal, et à l’interaction d’Arthur et de ses chevaliers avec le Saint Vessel, comme si la « quête du Saint Graal » recélait la signification ultime de la légende arthurienne et en constituait le point d’aboutissement indépassable. Le cas de Richard Barber est encore plus significatif, et plus dérangeant : dans The Holy Grail : Imagination



1 Paris, Librairie Académique Perrin, “Tempus”, 2007.

Miroirs arthuriens entre images et mirages : actes du xxive Congrès de la Société Internationale Arthurienne, éd. par Catalina Girbea, Mihaela Voicu, Ioan Panzaru et. al., Turnhout, 2020 (Culture et société médiévales, 34), p. 343-362 © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.117137

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and Belief2, l’auteur semble délibérément brouiller la frontière entre ce qui ressortit à l’histoire littéraire médiévale proprement dite, et ce qui ressortit à un engouement de l’ « occulture »3 (post-)moderne pour un artefact magique doté de pouvoirs étonnants. Bien sûr, il n’y a jamais eu unanimité parmi les critiques : il n’est que de voir le long conflit qui a opposé à ce propos Fanni Bogdanow, tenante de l’existence d’un cycle Post-Vulgate définitivement prédiqué sur le Graal et les valeurs qui lui sont liées4, et Elspeth Kennedy, argumentant en faveur de l’antériorité, sinon de la supériorité, d’un Lancelot non cyclique, c’est-à-dire non embarrassé d’un Graal et de sa quête, sur une version cyclique réaménagée pour aboutir tant bien que mal sur la Queste del saint Graal par le biais d’un Agravain peu enthousiasmant5. Plus récemment, on a commencé à regarder au-delà des textes français classiques et les choses ont commencé à changer ; un ouvrage essentiel comme The Grail, the Quest and the World of Arthur, de Norris J. Lacy6, publié pour la première fois en 2008, révèle que dans bien des cas le roi est nu et le Graal absent. Il y a bien sûr de bonnes raisons à cette passion pour le Graal. La première, au moins chronologiquement, est que cette glorification du Graal et de sa Quête s’inscrit à merveille dans la perspective moralisatrice et apologétique des premières générations de médiévistes ou médiévalistes qui redécouvrent la littérature arthurienne : quand on se fait du Moyen Âge l’idée d’une époque hautement chrétienne et qu’on fantasme sur un Arthur portant la croix ou l’image de la Vierge sur son bouclier, on n’a pas envie d’être confronté à une tragédie profane causée par l’adultère de la reine ou les aléas de la politique : face à l’échec inévitable du rêve arthurien, les médiévistes privilégient une lecture « spirituelle », où le triomphe d’un Galaad vient compenser l’échec d’Arthur et de ses chevaliers7. D’autre part, la réorganisation du matériau arthurien selon un principe linéaire qui s’achève à la fois par l’apothéose celestielle et le désastre terrien a le mérite de rentrer dans les catégories d’un imaginaire ordonné et, en quelque sorte, fondé sur la notion de progrès. L’évolution mentionnée plus haut (de Vertigier à Uter puis à Arthur, et enfin à Galaad) impose un ordre sur le foisonnement des « histoires » arthuriennes, et confère à l’ « arbre » des récits une orientation qui fait sens : on peut oublier de la sorte tous les écarts par rapport à la norme, tous les repentirs, tous les chemins de traverse qui ne s’intègrent pas à une conception traditionnelle de l’histoire littéraire.

2 Cambridge, MA, Harvard University Press, 2005. 3 Pour reprendre un terme de Christopher Partridge dans The Re-enchantment of the West : Alternative Spiritualities, Sacralization, Popular Culture, and Occulture. 2 vols London ; New York : T & T Clark International, 2004. 4 Par exemple, dans The Romance of the Grail : A Study of the Structure and Genesis of a ThirteenthCentury Arthurian Prose Romance, Manchester, Manchester University Press, 1966. 5 Voir Lancelot and the Grail : A Study of the Prose Lancelot, Oxford, Clarendon Press (Clarendon Paperbacks), 1991. 6 « Arthurian Studies » 72, Woodbridge, D. S. Brewer, 2008. 7 Voir les articles de Stephen Nichols (« Introduction : Philology in a Manuscript Culture », 1-10) et Howard Bloch (« New Philology and Old French », 38-58) dans le numéro spécial de Speculum consacré à la « New Philology », 65 :1 (1990). Cambridge, MA : The Medieval Academy of America, 1990.

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À ces motivations morales ou esthétiques s’ajoute une raison pratique toute simple : jusqu’à la banalisation de l’informatique, il était difficile d’éditer des romans-fleuves dotés d’innombrables variantes ; le Conte du Graal et la Queste présentent l’inestimable avantage d’être courts, bien délimités, et au moins relativement stables, à la différence de beaux monstres comme le Lancelot, ou pire encore le Tristan en prose8.

La Question du Graal Le but idéal de la quête

Dès son apparition chez Chrétien de Troyes, le Graal (au demeurant accompagné de toute une série d’ « accessoires » qui ne feront pas une aussi belle carrière, à commencer par le « tailloir » d’argent négligé de la plupart des « continuations » du Conte du Graal) présente l’avantage d’être, du fait de son manque de définition même, l’objet de quête idéal : ce(lui) dont on ignore la nature, la fonction, l’origine et la senefiance. Si certains textes s’efforcent de remplir le cahier des charges d’une sainte relique (en essayant par exemple de décrire les visions Trinitaires auxquelles assiste le Bon Chevalier dans Perlesvaus), le Graal, soit faute des bonnes questions, soit de par sa nature même, demeure « ce que langue ne saurait décrire et que cœur ne saurait comprendre » : profondément frustrant, et mortifère, puisqu’on ne peut rien en dire, mais aussi irremplaçable, puisqu’inaccessible et incompréhensible. Comme le suggèrent les Continuations, la quête du Graal garantit la prolongation indéfinie du récit, dans la mesure où le Graal demeure un mirage. Évidemment, Manessier « achève » l’histoire du Graal, et la Queste est un modèle de clôture indépassable. Mais si l’on part du principe que la fonction du chevalier est d’errer, le Graal est la meilleure approximation d’un but qui ne cesse de se dérober et ce faisant réamorce sans cesse le mouvement perpétuel de l’aventure9. Les objets de substitution

Il n’est pas le seul, bien sûr : il existe des objets de substitution, qui occupent la même position dans la fiction. La Reine, ou peut-être, de façon plus synthétique, les diverses incarnations de la féminité, de Guenièvre à Dame Ragnell10, en est un. Il est vrai que, dès le début du Lancelot, l’amour profane constitue le seul pôle susceptible de contrebalancer l’extase mystique, comme l’a brillamment analysé Charles Méla

8 Sans même parler de textes composites comme le Guiron ou le Meliadus. Voir à ce sujet Sophie Albert, « Ensemble ou par pièces. » Guiron le Courtois (xiiie-xve siècle) : la cohérence en question, Paris, Champion (Nouvelle bibliothèque du Moyen Âge, 98), 2010. 9 Voir là-dessus Hélène Bouget, Écritures de l’énigme et fiction romanesque. Poétiques arthuriennes (xiiexiiie siècles), Paris, Champion (Nouvelle bibliothèque du Moyen Âge, 104), 2011. 10 Que l’on rencontre par exemple dans le roman moyen-anglais The Weddyng of Sir Gawain and Dame Ragnell, où il est nécessaire de faire mourir l’épouse très aimée de Gauvain après quelques années de félicité conjugale afin de garantir son retour dans le circuit chevaleresque.

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dans La reine et le Graal11. La Reine, la dame aimée à l’arbitraire incompréhensible, fonctionne en gros comme le Saint Vessel, émanation du divin dont les voies sont impénétrables12. Les scènes récurrentes de fascination mettant en scène Lancelot devant la reine reproduisent, mutatis mutandis, les scènes de fascination des « candidats » au Graal, tel que Gauvain plongé dans une extase mystique dans Perlesvaus et en oubliant de poser les bonnes questions. On peut d’ailleurs confirmer a contrario cette équivalence entre Graal et féminité triomphante à partir de séquences où le chevalier se trompe d’objet, ne voit pas ce qu’il devrait voir : que ce soit Gauvain (encore lui) qui au lieu de s’attacher aux mystères du Vessel ne voit que la beauté de la Porteuse du Graal, ou Feirefiz le païen, constitutionnellement incapable de voir la relique chrétienne qu’est le Graal dans le Parzival de Wolfram von Eschenbach, mais amené à la conversion (et donc on peut le supposer à la vision mystique) par la beauté de Repanse-de-Schoye13. De manière plus ponctuelle, la Bête Glatissante fonctionne également comme une alternative au Graal. Dès sa première apparition dans Perlesvaus, elle est identifiée comme une des « merveilles du Graal » – bien qu’aucun ermite n’en fournisse jamais une glose vraiment satisfaisante ; si elle appartient à la sphère du Graal, c’est d’une manière déviante, et à bien des égards embarrassante : elle agit comme un leurre, un objet de quête de type plus traditionnel auquel peuvent s’attacher des chevaliers profondément rétifs au mode allégorique qui s’efforce de contaminer l’aventure. Ce n’est pas un hasard, de ce point de vue, que le quêteur fréquemment associé à la Beste (après Pellinor, peut-être) soit Palamède, c’est-à-dire un chevalier païen, qui n’en finit pas de repousser l’heure de sa conversion, et qui en définitive parvient à mettre à mort la Bête comme une sorte de compensation à son exclusion de facto de la quête du Graal proprement dit(e), en présence (et avec l’aide) de Galaad et Perceval14. Les Graals alternatifs

Sans aller chercher si loin, ou si près, des objets de substitution, il faut reconnaître que, même au sein du corpus du Graal proprement dit, tous les textes sont loin d’en donner une vision cohérente : Richard Barber15 accomplit un remarquable exercice de voltige en établissant une continuité signifiante entre les différentes représentations de ce qui est décidément pour lui un unique objet sacré. Mais, si Robert de Boron a clairement, délibérément et systématiquement évincé le graal « incertain » de Chrétien en construisant le récit étiologique de « la coupe de la Cène où Joseph

11 Voir Charles Méla, La Reine et le graal, Paris, Seuil, 1980. 12 Voir Charles Méla à nouveau, Blanchefleur et le saint homme ou la semblance des reliques, étude comparée de littérature médiévale, Seuil, Paris, 1979. 13 Pour une perspective moins cynique sur ce sujet, voir les analyses de Catalina Girbea dans Le Bon Sarrasin dans le roman médiéval (1100-1225). “Bibliothèque d’histoire médiévale” 10, Paris : Editions Classiques Garnier, 2014. 14 Voir Juan Vivas, La Quête du Saint Graal et la mort d’Arthur, trad. Vincent Serverat et Philippe Walter, Grenoble, ELLUG, 2006. 15 Cf. op. cit..

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d’Arimathie a recueilli le sang du Christ », cette définition orthodoxe telle qu’elle apparaît dans le Roman de l’estoire du Graal, pour se prolonger dans la Queste del saint Graal, et par conséquent, plus ou moins, dans l’ensemble du cycle du Lancelot-Graal, est souvent perdue de vue, compliquée, voire contredite dans d’autres versions de l’Histoire du Graal. Aux deux extrémités de l’arc des Graals dissemblables, on peut peut-être situer, d’une part, celui de Wolfram von Eschenbach dans Parzival, de l’autre, celui, beaucoup moins connu, que suggère l’atypique « prologue » au Conte du Graal que prétend être l’Élucidation. Ce dernier s’inscrit en faux contre toute tentative de christianiser l’objet mystérieux en le rattachant à un récit fondateur axé sur la violence sexuelle et économique qui fait disparaître à jamais les « demoiselles » des forêts auxquelles on a arraché leurs coupes d’or après les avoir violées : à l’origine de la Terre Gaste se dessine ici une rupture brutale avec le monde féminisé de la féerie. À l’inverse, la variante de Wolfram présente indubitablement des traits chrétiens, ne serait-ce que par l’organisation quasi monastique des chevaliers qui le servent ; cette version très célèbre n’en est pas moins l’une des plus difficiles à réconcilier avec la leçon orthodoxe du Cycle Vulgate, puisque le Graal n’y est ni plat ni coupe, mais une (ou un : employer le féminin revient à déjà supposer un sens à l’expression pseudo-latine de Wolfram von Eschenbach) lapsit exillis : pierre tombée du ciel, météorite, gemme décorant le front de Lucifer avant, ou pendant, la Chute, ce Graal-là a des attributs bien particuliers, parmi lesquels sa capacité de maintenir en vie, qu’ils le veuillent ou non, tous ceux qui sont exposés à sa présence une fois par semaine. Mais toutes sortes de muances, et de nuances, s’inscrivent entre ces deux extrêmes : les lectures critiques du Conte du Graal ont souvent bronché devant la réécriture « barbare » que le Peredur gallois fait de l’épisode du Graal dans l’œuvre de Chrétien de Troyes. On pourrait d’ailleurs dire que le problème se pose d’emblée à ce niveau : le Graal et ce qui s’ensuit constituent pour Peredur quelques-uns des ingrédients d’une structure épisodique, ils n’en sont pas le cœur et le but ultime. Tête coupée baignant dans son sang dans un plat (d’argent), combat contre un monstre, addanc, qui possède une gemme précieuse et présente à la fois des caractéristiques de Bête Glatissante et des aspects de lapsit exillis, voyage vers Constantinople (et non Sarras) pour y épouser une impératrice et ne revenir dans le monde arthurien qu’à sa mort… Visiblement, il y a quelque chose que l’auteur du Peredur n’a pas compris…ou alors c’est à nous, lecteurs modernes, qu’échappe la véritable « senefiance » de l’histoire de Perceval et du Graal. Même au cœur de l’espace français, apparaissent de singulières variations par rapport à la ligne orthodoxe : non seulement le Graal n’est pas, après tout à l’origine le seul élément mystérieux, voire mystical au sens anglais du terme, du cortège, cédant parfois le pas à la lance qui saigne ou à l’épée brisée, mais encore le vessel lui-même n’est pas doté d’une stabilité essentielle qui le confinerait dans son rôle de relique chrétienne ; par exemple dans Perlesvaus : le Haut Livre du Graal, qui par bien des aspects incarne le cas improbable d’une « prose du Graal » prenant le contre-pied de toutes les autres, et, pour parler familièrement, sciant la branche du grand arbre des histoires sur laquelle elle paraît pourtant se greffer, non seulement on a un Graal métamorphe qui multiplie les semblances, de la vision mystique d’un enfant à celle du

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Crucifié, puis à celle des instruments de l’office divin dans une intention didactique, mais d’autres objets occupent le devant de la scène et dessinent une « constellation du Graal » atypique : à commencer par l’ « épée qui décolla saint Jean Baptiste », relique sacrée qui est à la fois l’objet d’une « quête » spécifique de Gauvain, et l’élément qualifiant qui permet au neveu d’Arthur d’accéder au « vrai » Graal16 dans une Trinité des élus particulière à Perlesvaus qui se compose de Perceval-Perlesvaus, Lancelot, et Gauvain. Elément qualifiant, c’est justement ce qu’est le Graal lui-même dans le roman composé aux alentours de 1220 par Heinrich von dem Türlin : Diu Krône est plus un texte à la gloire de Gauvain qu’un roman du Graal, et la « résolution » du problème du Graal n’est qu’un prolégomène, nécessaire mais insuffisant, à la résolution de la crise qui menace réellement la cour d’Arthur, à savoir la récupération des objets magiques dérobés par Fimbeus et Giramphiel. Cette épreuve est d’ailleurs accomplie par un Gawein libre agent, en quelque sorte (même s’il bénéficie de l’aide et des suggestions de l’enchanteur Gansguter). Au contraire, la scène finale au château du Graal est chorégraphiée à l’avance, et dans les moindres détails, par la « déesse » sœur de Gansguter, comme pour bien montrer qu’il s’agit simplement d’une « répétition en costumes » de la véritable aventure qualifiante, celle qui confirme le statut héroïque de Gawein. De façon similaire, c’est Gauvain encore, le grand exclus de la Queste, ou à proprement parler sa contrepartie hollandaise, Walewein, qui joue le rôle de l’Élu du Graal dans le roman éponyme. Mais, alors que dans Diu Krone, le Graal est encore pris au sérieux même s’il passe au second plan, rien n’est moins sûr dans le roman hollandais dont la scène d’ouverture peut difficilement être lue comme autre chose qu’une parodie, et pas particulièrement aimable, de la très célèbre « Pentecôte du Graal ». Substituer un échiquier volant au « Saint Vessel », c’est déjà passablement iconoclaste ; mais remplacer l’appel à la quête d’un Gauvain à la pointe de la chevalerie par une sorte de caprice d’Artur prêt à tout pour obtenir l’objet magique qui lui est passé sous le nez, cela peut être considéré comme une déconstruction délibérée de toute la mythification du Graal. L’échiquier apparaît comme une sorte de decoy, qui lance l’aventure, mais est ensuite réduit à jouer les seconds rôles – quand finalement Gauvain le rapporte à la cour, il est plus important qu’il ait avec lui son « amie », ou future épouse, Ysabele17 – et n’est en définitive que l’appât suscité par le mystérieux Roi des Merveilles (coninc van den Wondre), sorte d’archi-magicien régnant sur l’équivalent du royaume de Faerie, qui cherche à y attirer (ou à y ramener ?) Gauvain. De façon analogue, l’épée aux deux anneaux, dont la possession est indispensable pour acquérir / conquérir le fameux échiquier, saute d’elle-même hors de son fourreau pour s’incliner, en quelque sorte,

16 La place réservée à Gauvain dans Perlesvaus, ainsi que la configuration des aventures qui lui reviennent, ne sont pas sans présenter de nombreux parallèles avec les scénarios où le neveu d’Arthur joue le premier rôle, Diu Krône ou Walewein. 17 Voir plus haut pour l’équivalence, ou du moins la proximité symbolique, entre la femme objet d’amour et le graal, ou objet de quête.

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devant Walewein – dont le texte sanctionne la qualité d’héritier unique d’Arthur, en subordonnant cette qualité au fait de rapporter au roi l’objet merveilleux. Vu sous cet angle, Walewein établit une relation bijective du type « ni avec vous ni sans vous » entre deux objets marqués d’emblée comme magiques, dont l’acquisition finale par Arthur témoigne d’une translatio de la merveille aussi pertinente aux yeux de l’auteur de seconde génération iconoclaste que les plus traditionnelles translationes studii et imperii. À quoi sert le Graal ?

La totale inutilité de l’échiquier-graal dans Walewein (à la différence des échiquiers enchantés que l’on rencontre dans d’autres textes courtois, celui-ci ne trouve même pas de partenaire à la cour : il reste là, pendant plusieurs heures, avant de repartir comme il est venu, sans avoir maté personne) souligne un problème crucial concernant le prétendument saint Vessel. Chez Chrétien, semble-t-il, le Graal joue le rôle d’un chaudron d’abondance18, en remplissant les assiettes des hôtes, et en tout cas en « soutenant la vie » du vieux roi grâce à l’hostie unique qu’il contient. Dans la scène liminaire de la Queste, le Graal fournit encore aux assistants les plats qui leur « agréent » le plus, conformément à l’étymologie élaborée par Robert de Boron. Mais, comme on l’a souvent observé, les grands cycles en prose étirent sur la longue durée les brefs moments signifiants des textes en vers : que l’on relate une, deux ou trois visites de Perceval au Château du Graal, cela reste des occurrences exceptionnelles. En revanche, pour le Roi-Pêcheur, pour les habitants de « Corbenic », cette étape obligée du parcours chevaleresque, le Graal fait partie des commodités de l’existence, et est mis à contribution pour les interventions les plus triviales. En ce sens, le Graal est un « embarrassment of riches » tant il est difficile d’imaginer la vie quotidienne au Château du Graal en dehors des soirées où des chevaliers viennent rendre visite au Roi Pêcheur : que peut-on faire du Graal dans la vie de tous les jours ? Globalement, on s’en sert comme d’un service traiteur, d’une unité de diagnostic, d’une panacée contre les psychoses et les dépressions nerveuses. L’Agravain contient des épisodes résolument prosaïques, tel, dans le manuscrit fr. 24400, le « pique-nique » de la cour du Roi Pêcheur, où tout naturellement c’est le Graal qui remplit les assiettes. Le raisonnement est imparable : puisque l’une des fonctions les plus connues du Graal est de donner à chacun les mets qui lui « agréent » le plus, il est logique que la maisonnée du Gardien héréditaire du Saint Vessel soit nourrie au quotidien par cet ustensile. En même temps, la banalisation du miracle souligne l’incompatibilité entre le Graal et l’écriture romanesque. Le même problème se profile, mutatis mutandis, lorsque le Roi-Pêcheur utilise le Graal comme un moyen de soigner, et finalement, de guérir la folie furieuse de Lancelot, la transformant en syndrome mélancolique ; ce qui est intéressant dans cette récupération magico-médicale du Graal, c’est qu’il

18 Le caldron of plenty de la tradition celtique, dont la qualité nourricière se double souvent d’une valeur d’évaluation : seuls les héros peuvent se nourrir de ce chaudron. Voir Claude Sterckx, Les mutilations des ennemis chez les Celtes préchrétiens. La Tête, les Seins, le Graal, Paris, L’Harmattan, 2005.

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joue approximativement le même rôle que les onguents et philtres de la Dame du Lac dans le Galehaut. Autrement dit, la relique sacrée qui est censée révéler l’inanité des poursuites humaines et faire passer ceux qui se consacrent à sa quête sur un plan éthiquement et spirituellement supérieur fonctionne de manière interchangeable comme un artefact magique compromis avec l’Autre Monde féerique. De fait, l’usage du Graal comme objet magique vient saper la réflexion théologique censée sous-tendre l’idéal d’une chevalerie mystique. Encore ces épisodes se situent-ils relativement tôt dans la chronologie des textes du Graal. Au fil du temps, la familiarité avec le Saint Vessel, à défaut d’engendrer le mépris, suscite une certaine désinvolture – ou peut-être les scènes qui nous paraissent franchement bizarres ne sont-elles que l’expression du malaise que produit la présence d’un objet aussi ambigu, et aussi fortement chargé de multiples significations. Tel peut être le cas des Prophesies de Merlin : il s’agit, de fait, d’un roman atypique, et d’un roman de deuxième, si ce n’est troisième, génération de proses arthuriennes ; en conséquence, le Graal n’y apparaît dans l’ensemble que par allusions, comme quelque chose dont tout le monde a entendu parler et connaît les propriétés particulières, mais dont on n’a pas d’usage particulier au stade de la chronologie arthurienne où affecte de se situer le récit principal. L’intervention concrète du Saint Vessel dans un épisode particulier est donc d’autant plus surprenante et intéressante, sans parler du fait qu’elle s’inscrit dans la problématique du comique romanesque fréquemment envisagée par l’œuvre du présumé Richart d’Irlande. L’épisode en lui-même est typique de l’ex-centricité des Prophesies de Merlin : une apprentie-enchanteresse nommée Eglantine, jadis envoyée par Merlin en quête d’artefacts et de formulaes magiques en Inde, revient à la cour du roi, qu’elle croit être Uterpendragon. Elle est fort irritée d’apprendre qu’il s’agit d’Arthur et que Merlin lui-même a disparu depuis plusieurs années. Furieuse de ce qu’elle prend pour un tour qu’on veut lui jouer, elle décide de repartir auprès de sa première maîtresse, la Dame d’Avalon, à qui elle va en effet confier des anneaux qui lui permettront de gagner un concours de magie contre Morgain, la Reine de Norgales et Sebile l’Enchanteresse, en laissant derrière elle les « lettres » destinées à Merlin. Toutefois, son mode de locomotion est assez particulier : elle voyage à bord d’une nef qui navigue sur une rivière, qui la porte de pays en pays, coulant là où aucune rivière n’a jamais coulé. Ladite rivière, comme il est naturel, contient des poissons, et pendant que la demoiselle argumente avec les chevaliers de la cour, deux marmitons penchés à la fenêtre de la cuisine s’amusent à en pêcher deux ou trois. Ils s’empressent de les confier au cuisinier qui les met dans la poêle avec l’intention de les servir pour le dîner royal. Cependant, lorsqu’Eglantine repart, il va de soi que rien de son étrange rivière, fragment de l’Autre Monde régi par des lois qui n’ont rien à voir avec celles du monde humain, ne peut rester comme un troublant vestige dans l’univers d’Arthur. C’est alors que se situe une brève scène de comédie, où l’on voit les poissons à moitié grillés arriver en toute hâte (on peut supposer qu’ils flottent en l’air), accompagnés par le Graal, qui les a ressuscités afin de leur permettre de regagner leur milieu naturel. Les poissons plongent dans la rivière, la nef d’Eglantine s’évanouit avec son support, et le Graal n’est plus mentionné. Si brève soit-elle, la séquence frappe d’abord par sa

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tonalité prosaïque : il n’y a rien là de très merveilleux. Le fait que le Graal réside à la cour d’Arthur ne vaut pas la peine d’être expliqué ou souligné, et son intervention dans le domaine culinaire n’est pas présentée comme exceptionnelle. On peut, après tout, y voir la trace bien affaiblie du chaudron du Dagda, coupe ou corne d’abondance capable de nourrir toute une armée, mais aussi récipient guérisseur, capable de ressusciter ceux qui sont morts au combat afin de les y renvoyer, muets. Retour aux origines, donc, en faisant l’impasse sur la christianisation manifeste du Vessel ? Ou plus dangereusement, tentative d’apprivoisement d’un objet qui hante le roman mais n’y trouve plus sa place ? Héros du Graal

Ce Graal qui sert à tout, mais à rien de précis, est aussi fort logiquement plus « œcuménique » qu’on ne veut le croire au niveau du recrutement de ses élus. On a déjà entrevu comment, dans trois romans d’horizons très différents, Gauvain le réprouvé joue le rôle du « héros du Graal », alors que la version qui se veut canonique a fait de son mieux pour noircir la figure du « chevalier solaire », décidément trop entachée de paganisme : dans Walewein, c’est bel et bien le neveu d’Arthur qui accomplit la quête de l’objet magique – il se trouve seulement que cet objet n’est pas tout à fait le Graal classique. Dans Diu Krône, en revanche, le Graal est bien au rendez-vous, mais l’épreuve qui le concerne n’est pas l’aventure ultime : c’est encore Gauvain qui l’accomplit, Gauvain qui demeure dans l’espace allemand l’étalon-or de la courtoisie et de la chevalerie sans les réticences que l’on croit détecter dans les romans français. Mais Perlesvaus va encore plus loin dans le ré-aménagement de la narration usuelle, et en souligne a contrario la dimension réductrice : Gauvain n’y est pas LE héros du Graal, mais il est l’un des angles d’un triangle beaucoup plus convaincant que la célèbre Trinité de la Queste – Perceval, Galaad, et Bohort parce qu’il en faut bien un troisième. Perlesvaus Par-lui-fait, avatar sérieusement déviant du Perceval de Chrétien, demeure le « Bon Chevalier » appelé à devenir roi du Chastel des Armes à la suite de son oncle ; mais ce sont Gauvain et Lancelot, les piliers du monde arthurien et de ses valeurs originelles, qui occupent les deux autres marches du podium, innovation marquante d’un roman qui réussit effectivement l’intégration du matériau arthurien « profane » à la nouvelle épistèmè du Graal : Lancelot, en dépit (ou à cause) de son refus persistant et catégorique de renoncer à son amour pour la reine (métonymie ou substitut du Saint Vessel, reconnu comme aussi efficace pour élever le chevalier), et Gauvain, donc, « repêché » en quelque sorte par le biais de l’épée du martyr de saint Jean-Baptiste, subtile variation sur l’épée présente dans le Conte du Graal, et point focal d’une quête essentiellement chevaleresque plus appropriée pour le neveu d’Arthur que les visions mystiques élucidées (plus ou moins) par les ermites (bien que ce Gauvain-là se laisse absorber par une vision de ce type, ce qui cause en définitive son échec). Ce triangle symbolique présente entre autres l’avantage de ne pas nécessiter l’introduction dans la trame narrative d’un « intrus » usurpant la place de l’Élu initial, à savoir Perceval. Certes, c’est Galaad qui est passé à la postérité comme le véritable Élu du Graal, celui qui meurt à Sarras après avoir enfin contemplé les secrets

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du Saint Vessel (mais sans les avoir révélés au lecteur, puisqu’ils sont indicibles !). À l’époque moderne, on n’imagine pas Gauvain en héros du Graal, et on a bien souvent oublié Perceval ; et pourtant il y a, au moins quantitativement, davantage de textes médiévaux faisant de ces deux chevaliers le protagoniste, ou au moins l’un des protagonistes, des aventures du Graal que de textes réservant ce rôle à Galaad. Comme l’a signalé Annie Combes19, certains manuscrits cycliques du Lancelot-Graal portent la trace, dans les repentirs et les corrections qui marquent certains passages « sensibles », des résistances du matériau narratif à la prise de pouvoir du pur et vierge fils de Lancelot. Non seulement celui-ci, selon la formule de Jean Cocteau, est le chevalier-robot qui tue le roman par sa perfection même, puisque chaque fois qu’il se présente pour tenter une aventure, il va de soi qu’il va réussir et que l’aventure sera, du même coup, achevée – c’est-à-dire accomplie, mais aussi liquidée. Il est aussi une sorte de parvenu du personnel arthurien, double de Lancelot dont il reprend le nom, essentiellement défini comme l’antithèse de son père et des autres chevaliers terriens, et voué à une carrière extrêmement brève, à l’échelle de la chronologie arthurienne. Certes, on retrouve Galaad dans de un certain nombre de textes inspirés du Lancelot et de la Queste ; mais le rôle qu’il y joue est toujours le même : c’est un personnage unidimensionnel, juste bon à être l’Élu qui connaît les mystères du Graal. On pourrait considérer qu’il est appelé à jouer, comme Gauvain, le rôle d’étalon-or non plus de la courtoisie, mais de la chevalerie céleste ; mais s’il existe, ce projet ne parvient pas à se réaliser : Galaad n’interagit pas avec la grande majorité des chevaliers (ne parlons pas des demoiselles) ; il est, comme tous les grands mystiques peut-être, une figure autiste qui accomplit un parcours sans faute, mais sans intérêt. La linéarité de son parcours et l’uniformité de ses représentations marquent à quel point il est une figure littéraire plus faible que Perceval, décliné sous les espèces de Perlesvaus, Peredur, ou Parzival, et éternellement renouvelable. Ce que l’invention de Galaad veut prouver, c’est qu’il n’y a qu’une aventure qui vaille, qu’un scénario qui conduise au salut. Ce que Perceval et ses avatars, Gauvain, ou Lancelot, démontrent, c’est que les aventures sont multiples, et que le sens du monde, comme dirait Dinadan, est insaisissable et toujours hors de portée.

Tour d’horizon En fait, si on aborde la question du Graal sous l’angle de ses éléments structurants, on ne peut manquer d’en repérer d’emblée l’instabilité, ou peut-être, pour être plus positif, la versatilité. L’image d’Épinal du « saint Graal » à la mode cistercienne revu par l’âge victorien ne prend en fait en compte qu’une toute petite partie de la « constellation Graal », tout en prétendant qu’il s’agit là du véritable « canon » du Saint Vessel. Encore faut-il admettre que cette « constellation Graal » n’est pas si vaste

19 Voir Les Voies de l’Aventure : réécriture et composition romanesque dans le Lancelot en prose, Paris, Champion, 2001.

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que cela : la proportion de textes « arthuriens » traitant du Graal est relativement faible, même dans le domaine français ; lorsqu’on aborde, par exemple, le domaine anglais, elle diminue de manière drastique. En Allemagne, dans la Péninsule Ibérique, en Italie ou aux Pays-Bas, le Graal est présent, mais souvent de manière méconnaissable, comme dans le cas du Parzival de Wolfram, ou au contraire de façon entièrement mécanique, comme dans la Tavola Ritonda. La place me manque ici pour passer en revue tous ces « accommodements » que les auteurs médiévaux prennent avec le Graal ; je me contenterai d’un tour d’horizon limité aux domaines français et anglais. Le Graal, cela va de soi, est une invention française – toute éventuelle origine celtique mise à part, cet « objet littéraire non identifié » fait son apparition chez Chrétien de Troyes ; a fortiori, le « saint Graal » est également français, et c’est de surcroît un produit à durée limitée. Ce que l’on considère en général, sans trop réfléchir à la question, comme la « Vulgate » du Graal en France se fonde sur quelques œuvres dont la cohérence intertextuelle n’est pas toujours aussi impeccable qu’on le pense. Le Roman de l’Estoire du Graal

En effet, même dans les textes porteurs de la tradition, le Graal n’est pas toujours conforme à l’image d’Épinal qui a été élaborée par le médiévisme à ses débuts. Le texte fondateur de Robert de Boron a quant à lui le mérite d’être clair et théologiquement cohérent ou à peu près. Il présente en revanche l’inconvénient d’être isolé, d’une part (aucun autre texte, que ce soit l’Estoire dou Graal en prose ou la Queste del saint Graal, n’offre une perspective sur le Graal entièrement compatible avec la sienne), et d’autre part d’être séparé par un abîme du texte de Chrétien. Les volumes annoncés dans l’épilogue de l’Estoire en vers seraient peut-être censés combler cet écart, mais en refusant de relever le défi de ces « annonces » programmatiques pour privilégier une version inédite de l’ « intelligent design » où Merlin est le pion d’une partie d’échecs métaphysique orientée vers la fin du monde et la seconde Parousie plutôt que vers la première venue du Christ, le pseudo Robert de Boron du Roman de Merlin en prose20 choisit d’évacuer le Graal en tant que point focal narratif et de jeter un voile pudique sur les délicates questions d’identification et d’organisation de ce que l’on veut appeler le lignage du Graal. Merlin crée la Table Ronde en commémoration de la Table (carrée ?) de Joseph qui commémore elle-même la Table de la Cène. Joseph, Bron, Alain le Gros, sont des références relativement floues ; la légende de propagande religieuse de la venue de Joseph d’Arimathie à Glastonbury se greffe sur la pré-histoire arthurienne raffinée à partir du substrat de Geoffrey de Monmouth. À partir de là, nous sommes en présence d’un Graal « mistigri », ou d’un Graal horizon d’attente, dont on ne dit rien, parce qu’il n’y a rien à en dire ; il serait aussi choquant de demander, ou d’offrir, une définition du Graal que de faire de « Dieu » un article de dictionnaire, comme cela s’est produit avec l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Si le Graal est un article

20 Voir sur l’« autorité » de Robert de Boron la mise au point de Corinne Füg-Pierreville dans l’introduction de son édition du Roman de Merlin, “Champion Classiques”, Paris, Champion, 2014.

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de foi, il ne saurait être décrit ou expliqué. Mais s’il est un article de foi, il ne saurait non plus être un moteur narratif. Or c’est, précisément, ce qu’il doit être si l’appel à la chevalerie céleste doit efficacement « tuer » la chevalerie terrienne ; le Graal représente un but ultime et unifié, à la place des buts fragmentés et éparpillés (une dame, un tournoi, un cerf blanc, un échiquier) ; cependant, il s’agit de suivre une ligne de crête extrêmement étroite, qui maintient que la quête du saint Graal est la seule quête valable tout en la dépouillant de tout ce qui fait ordinairement l’intérêt d’une quête chevaleresque. Cet effort pour réaliser la quadrature du cercle se poursuit dans la Queste del saint Graal, machine infernale parfaitement au point. La Queste du Saint Graal

On peut en effet considérer que la Queste et la quête sont deux versants, l’un externe, l’autre intra-diégétique, d’une entreprise visant à tuer le roman arthurien en général, ce dont les personnages sont parfaitement conscients – à l’exception de Gauvain (dont il faudrait d’ailleurs questionner les motivations masochistes, puisqu’il est censé être totalement étranger au Graal, selon la plupart des interprétations modernes, mais que c’est pourtant lui qui en lance la quête) : tous les chevaliers, et Arthur lui-même a fortiori, s’engagent dans la quête à contre-cœur, en n’y comprenant rien, et en ne voulant rien y comprendre, comme le suggère la séquence où les ermites doivent intervenir pour expliquer les nouvelles règles de cette aventure qui n’en est pas une. Un récit à propos d’un objet dont on répète à satiété qu’il relève de l’indicible, de l’indescriptible, de l’insaisissable, c’est soit un tour-de-force dans la ligne de La Disparition de Pérec, soit une tentative de saborder de l’intérieur la littérature. Mais même vus sous cet angle, la quête et le Graal créent des problèmes au niveau strictement diégétique. Comme on l’a vu à propos de Galaad, l’accomplissement systématique des aventures a pour effet, d’une part, de supprimer tout suspens narratif, d’autre part de rendre impossible toute « continuation ». En se situant dans la perspective d’une « Histoire sainte » qui touche à son terme avec l’Assomption du Graal, la Queste dépouille de sa pertinence tout fil narratif qui suivrait une autre voie, et veut condamner les survivants à jouer le rôle de figurants dans un épilogue dépourvu de transcendance et partant d’intérêt. Comme on le sait, cette tentative échoue, et la Mort le roi Artu est bien autre chose qu’une cauda profane comblant les ultimes lacunes du récit édifiant qui le précède. L’Estoire du Saint Graal

Par bien des côtés, L’Estoire du saint Graal en prose se situe aux antipodes de la Queste et on peut arguer qu’il s’agit de la plus réussie des « proses du Graal », dans la mesure où elle parvient à faire fusionner le schéma aventureux classique et la matière du Graal, au prix d’un tour de prestidigitation qui place pour ainsi dire le Saint Vessel en position de quêteur et non plus d’objet de la quête21. Joseph et les siens sont d’ores 21 Voir les analyses de Catalina Girbea sur la « matière de Judée » dans Le Bon Sarrasin, op. cit.

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et déjà en possession du Graal : ce qu’ils cherchent c’est la Terre promise où l’installer, et les disciples à convertir sur leur passage. Pour le reste, c’est un roman « de bruit et de fureur », pas de contemplation mystique ; c’est aussi un texte qui s’interroge sur sa propre possibilité d’accession à l’écriture, et qui établit une relation immédiate et bijective entre l’Auteur et l’auteur, le Christ et le narrateur-scribe, fondé en roman. Mais en dehors de tout cela, ce n’est pas un roman arthurien, et pas seulement parce qu’il se situe temporellement dans la préhistoire arthurienne, mais parce qu’en jouant sur les conventions du roman à clés à propos de l’identité du narrateur, il escamote la période arthurienne en passant de l’âge de la translatio du Graal vers l’Occident à l’époque contemporaine de la production du livre. Le « cycle » Post-Vulgate

L’existence d’un cycle « Post-Vulgate » pressentie et proclamée par Fanni Bogdanow repose sur la notion d’un « Graal noir », en quelque sorte, une version pour ainsi dire janséniste de la théologie de la Queste ; ce texte, stable comme d’habitude, et qui est censé avoir « contaminé » en quelque sorte ce qui le précède, n’en reste pas moins minoritaire par rapport à l’ensemble postulé du cycle. Et on peut difficilement parler d’orthodoxie en ce qui concerne la Suite du Merlin : l’histoire de Balain et du Coup Douloureux revu et corrigé par le scénariste Merlin n’a pas grand-chose à voir avec la leçon reconnue du parcours du Graal. Ajoutons à cela l’aspect spectaculaire et foisonnant des « merveilles » du Graal dans ce texte : dès qu’on rencontre quelque chose de bizarre, de grotesque, qui en rajoute dans l’horreur ou l’étrangeté, un codicille présenté par un ermite, ou une inscription opportunément gravée sur le paysage, annonce que « ce sont des merveilles du Graal » – comme si, en quelque sorte, tout était permis, y compris les pires excès et les débordements narratifs, au nom du Graal. Ce n’est au demeurant que dans la Péninsule ibérique que la Post-Vulgate nous a été conservée plus amplement ; on peut admettre en effet que, sur ces terres, la légende arthurienne ne se développe que par le biais de l’histoire du Graal. Que ce soit le résultat des alea de la transmission des manuscrits ou le reflet de choix esthétiques conscients, le « monde d’Arthur » n’apparaît dans cette région qu’à travers le filtre fort sombre de la Queste Post-Vulgate dont les Demandas hispanique et portugaise reprennent, censément, les données et la conception métaphysique. On peut cependant employer à ce propos un argument similaire à celui de Janina Traxler pour Malory22 : dans un texte comme La Quête du Saint Graal et la mort d’Arthur23, on peut dire que tous les épisodes-clés de la Queste sont présents… mais il y en a encore bien plus. Or, même si ces épisodes rajoutés vont dans le sens d’une radicalisation morale du roman, même si l’image de Galaad dans l’œuvre n’est aucunement ternie, le simple fait qu’il intervienne dans des aventures surnuméraires qui ne sont pas directement nécessaires en vue de l’ « accomplissement » du Graal impose l’idée qu’il y a une

22 Voir plus loin, p. 20, note 25. 23 Voir plus haut, p. 5, note 14.

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vie en dehors du Saint Vessel, que le monde ne tourne pas autour de celui-ci et que le temps humain n’est pas suspendu lors de la quête. En effet, si même l’Élu du Graal a, pour ainsi dire, du temps à perdre à jouer un rôle de redresseur de torts plus ou moins “civils”, a fortiori la place du Saint Vessel dans l’économie globale du monde arthurien est revue à la baisse, et on assiste à une sorte de « dilution » de la thématique du Graal. Même dans un texte comme El Baladro del sabio Merlin, que l’on considère traditionnellement comme le seul survivant du Roman du Brait perdu du cycle Post-Vulgate français, le noircissement du personnage de Merlin récupéré comme fils du diable et condamné à l’Enfer ne relève pas vraiment de l’orthodoxie du Graal telle qu’on la définit ordinairement. La scène de « Grand-Guignol » de la disparition de Merlin, avec force effets pyrotechniques et interventions démoniaques qui rappellent, en clôture du cycle, la scène « primitive » du conseil des démons, ne s’inscrit pas davantage dans la logique d’un « évangile du Graal », mais témoigne plutôt d’une déconnection confirmée entre le roman d’aventures et le discours théologique.

Les Graals atypiques français Perlesvaus : le Haut Livre du Graal

On a déjà vu certains des éléments déviants qui font de Perlesvaus : le Haut Livre du Graal un monde à part, en radicale rupture avec la « vulgate du Graal » qui est en train de se créer pendant le premier quart du xiiie siècle. Il nous resterait à considérer la dernière branche du roman, la plus longue et de loin, et qui se produit après l’achèvement du Graal, après que Perlesvaus a accompli un périple qui comporte au demeurant toutes sortes d’épisodes peu orthodoxes, ou plus exactement, d’épisodes riches en connotations intertextuelles qui ne correspondent pas à l’idée que l’on a construite de bric et de broc d’un saint Graal à la mode cistercienne24. D’ores et déjà, l’introduction du « Roi del Chastel Mortel » dans l’équation de la « sainte famille » du Graal modifie la donne de manière irrévocable, dans la mesure où en s’emparant du Château des Âmes, il transforme un parcours spirituel en simple fait d’armes. Mais surtout, le long récit des guerres de conversion menées par Lancelot, et des intrigues de Keu et Brian des Îles, substitue un autre but, plus humain et plus pragmatique, à la victoire allégorique du Bon Chevalier sur le Diable. Certes, il est encore question de convertir le monde, à commencer par la (Grande-)Bretagne, mais ce processus passe par des actions chevaleresques, conformes à l’explication donnée par le narrateur de la géographie changeante de l’univers où circulent les chevaliers errants : si cette géographie se révèle hautement instable et mouvante,

24 Ainsi, dans son impressionnant ouvrage sur les Elemente christlicher Spiritualität im altfranzösischen Gralskorpus (« Erudiri Sapientia » Band VIII. Münster : Aschendorff Verlag, 2012), Thomas Ollig, qui a un peu tendance à congédier les textes qui ne lui paraissent pas à la hauteur sur le plan théologique, passe fort rapidement sur Perlesvaus.

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c’est afin d’éviter l’ennui qui s’emparerait des chevaliers sur des chemins bien balisés, et par conséquent de maintenir intacts leur curiosité, et partant leur zèle prosélyte. La conversion à la pointe de l’épée ne s’inscrit pas exactement dans la logique d’un Graal objet théologique, dont l’aventure au demeurant, bien qu’achevée (ce qui est rare et procure un certain soulagement), n’est pas le nec plus ultra ou l’apogée du monde arthurien : il y a une vie après le Graal, si l’on peut dire, y compris pour Perlesvaus qui s’engage dans un circuit maritime à la mode de Saint Brendan. En cela, la dernière branche de Perlesvaus pourrait se comparer à la Mort le roi Artu, dans la mesure où il y est question d’un monde informé par le Graal, mais qui survit à l’assomption de celui-ci. Perlesvaus, à la différence de la Queste, ne se situe pas dans une perspective eschatologique, ou du moins ne prétend pas représenter la Fin des Temps. L’Élucidation

Ce qui n’empêche pas Le haut livre du Graal d’entériner une lecture globalement chrétienne du Saint Vessel ; si « atypique » que soit le Graal de Perlesvaus il demeure reconnaissable a minima, comme un exercice de variations sur un thème consensuel. À l’opposé le court récit que l’on appelle L’Élucidation prend pour ainsi dire le contre-pied systématique de toute lecture chrétienne du Graal, et fait retour, plus ou moins artificiellement, vers une sorte d’anthropologie pré-chrétienne, qui désamorce les signaux interprétables comme religieux dans le Conte du Graal ou, plus encore, le Roman de l’estoire dou Graal. L’Élucidation a ceci de fascinant qu’elle se comporte en texte « antiquaire » qui orchestre le retour d’un substrat païen dont les auteurs et les lecteurs du xiie siècle sont censés n’être pas conscients. On m’objectera que les Continuations, version courte, version longue, version mixte, subsistent dans un certain nombre de manuscrits, ce qui n’est pas le cas de L’Élucidation : le succès des premières aurait donc été supérieur à celui de la seconde ; outre que cet argument est indéfiniment réversible comme en témoignent l’exaltation obstinée de la chantefable d’Aucassin et Nicolette au manuscrit unique, ou encore le travail rhétorique titanesque qui entreprend de démontrer que le Roman de Tristan était l’œuvre française la plus populaire au xiie siècle, alors même qu’on n’en conserve même pas un manuscrit complet de chaque version, il faut reconnaître que la Continuation de Gerbert de Montreuil n’a pas connu un sort plus favorable avec ses deux manuscrits. Continuations du Conte du Graal (1 & 2)

Parlons-en, justement, des Continuations. Il fut un temps où la critique n’éprouvait pas une grande affection pour les deux premières. Elle leur reprochait, à juste titre en un sens, de ne pas beaucoup s’intéresser au Graal, et de s’attarder, pour la Première, sur le personnage de Gauvain dont on avait déjà décidé qu’en tant que « chevalier failli », ou sur le point de le devenir, il ne pouvait être « l’Élu », et de s’engager dans des intrigues secondaires comme celle d’Eliavres le magicien ou – pire encore – celle qui fait de Guerrehet, frère mineur à tous les sens du terme, de Gauvain, l’archétype du Chevalier au Cygne dans l’espace romanesque français. Pour la Seconde, en dépit du retour de Perceval sur le devant de la scène, ses aventures avec la demoiselle à

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l’échiquier et au brachet avaient tendance à être perçues comme une régression par rapport à la progression spirituelle censément dessinée par Chrétien – s’il est déjà difficile de concilier le profilage de Perceval en « chevalier élu » destiné à la sainteté du fait de ses liens avec Blanchefleur, la désinvolture avec laquelle il oublie cette dernière dans la Deuxième Continuation pour s’engager dans une relation courtoise décidément dépourvue de transcendance avec la demoiselle de l’échiquier le rendrait largement inapte au rôle de héros du Graal. Ou du moins, et c’est bien ça le problème, de ce Graal passé sous les fourches Caudines de Robert de Boron, de ce Graal relique que l’on a « paré » afin d’en éliminer tous les aspects moins que chrétiens. Que l’épisode de l’ermite dans le Conte du Graal soit ou non une interpolation, un Graal patène qui contient une hostie oriente en effet le Graal vers une senefiance au moins partiellement chrétienne ; mais au crible de la Queste, le roman de Chrétien est trouvé « manquant » lui aussi. Ce qui apparaît en effet quand on passe en revue de la sorte ceux des textes français qui ressortissent directement à la thématique du Graal, c’est que celui-ci, au mieux, n’est jamais un concept unifié dont il serait possible de distinguer la vérité. L’orthodoxie proclamée de la Queste del saint Graal relève davantage d’une démarche de propagande en circuit fermé que d’un réel consensus durant la période médiévale ; il s’est trouvé, de surcroît, que les critiques, de Gaston Paris à Fanni Bogdanow, ont embrassé sans réserve la vision qu’offre ce texte du Graal et les conséquences idéologiques qui en découlent. Mais la présence de la Queste dans de très nombreux manuscrits cycliques, ainsi que la grande stabilité textuelle de cette tradition manuscrite, ne prouvent pas nécessairement que les romans en question reprennent entièrement à leur compte la senefiance véhiculée par ce texte : elle peut aussi être interprétée comme la marque d’un malaise vis-à-vis d’un contenu perçu comme incontournable, mais qui ne se fond pas dans « la mer des histoires », mais demeure au contraire comme une sorte d’écueil massif autour duquel s’écoulent (contre lequel s’écrasent ?) les vagues du récit. Tristan en prose

C’est tout particulièrement le cas dans le Tristan en prose : loin de « sanctifier » le matériau profane du Tristan, comme on l’a dit souvent, la présence du pavé de la Queste au milieu des aventures de la compilation tristanienne fait au contraire baisser le niveau de spiritualité de la première, et aussi bien « contamine » Galaad lui-même, qui s’engage dans des aventures notablement moins spirituelles en compagnie de Tristan ou Palamède. Comme le dit Janina P. Traxler25, le Galaad du Tristan, « whose adventures alternate between those of the Queste and thoroughly secular escapades », en vient à ressembler de plus en plus à Tristan, et de moins en moins au « Bon Chevalier » élu. Rappelons entre autres, à ce propos, l’épisode au cours duquel, à défaut de Galaad, c’est Perceval, après Lancelot, qui effectue un « détour » aussi bien sémiologique que géographique par la Cornouaille pour libérer Tristan de prison. En fait, quel 25 « The Use and Abuse of the Grail Quest », Tristania 15, 1994, p. 23-31, p. 8.

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que soit l’angle considéré, Tristan représente le véritable antidote du Graal. C’est pour ainsi dire le seul chevalier qui soit apparemment immunisé contre la séduction fascinatrice du Vessel. En effet, même si Lancelot est condamné d’emblée pour son amour pour la reine (condamnation extérieure qu’il ne ratifie pas, ou du moins pas entièrement), et même s’il ne renie jamais de bon cœur cet amour, il reste tenté par le mirage du Graal, et il s’engage dans une rivalité de sainteté avec son fils, bien qu’il n’ignore pas que les dés, pour ainsi dire, sont pipés contre lui dans ce conflit. Tristan, au contraire, ne fait jamais montre que d’un intérêt marginal pour le Graal. Son rival, si rivalité il y a, n’est pas Galaad, même pas vraiment Lancelot en dépit du joli diptyque que le Tristan en prose s’efforce de construire : c’est Palamède, et Palamède, après tout, reste un païen aussi longtemps qu’il le peut, substituant à la quête du Saint Graal la quête de sa propre conversion – ou du signe extérieur de cette conversion censément acquise de longue date pour lui donner le droit d’interagir avec tous les bons chevaliers chrétiens, son baptême. C’est parce que Palamède aime Yseut que Tristan s’en éprend à son tour, et, fidèle jusqu’au bout aux principes girardiens, Tristan ne se désintéresse jamais d’Yseut aussi longtemps qu’un autre, et de préférence Palamède, s’y intéresse. Logiquement donc, l’idée fixe de Tristan étant Yseut, il n’y a pas de place chez lui pour une autre obsession, telle que le Graal. Il cède à la pression sociale dans une de ses rares tentatives pour sortir du schéma binaire dans lequel il fonctionne en général (Tristan est le chevalier anti-social qui ne se préoccupe que de sa dame et de son ennemi) lorsqu’il décide de se joindre à la quête, mais il perd très vite toute trace d’intérêt pour l’exercice, et revient dans sa bulle enchantée – qui bien sûr a explosé entretemps. Du point de vue du Tristan en prose, la véritable utilité de la quête est qu’elle permet à Marc de pénétrer avec impunité dans le royaume d’Arthur et de se saisir d’Yseut ; le bref passage de Tristan parmi les quêteurs, permet d’ailleurs d’arranger la coïncidence malheureuse (du point de vue des amants) ou heureuse (du point de vue du déroulement narratif) de l’absence du héros au moment crucial. On pourrait multiplier les exemples de textes français arthuriens, conscients de l’existence du Graal, mais qui le situent dans un avenir (Perceforest, la plupart du temps) ou un passé (le Roman des fils du roi Constant, les Prophesies de Merlin) reculés, de sorte qu’ils ne sont pas requis d’en rendre compte de manière orthodoxe, au-delà de références vagues ou inexactes. Le consensus ici est que le Graal fait partie du cahier des charges minimal d’un texte marqué comme arthurien, mais que le Saint Vessel non seulement n’est pas essentiel dans la narration, mais doit être évité autant que faire se peut afin de garantir la continuité du fonctionnement imaginaire.

Le domaine anglais C’est dans une large mesure exactement ce qui se passe dans le Morte Darthur de Malory ; la grande somme arthurienne de langue anglaise comporte certes une histoire du Sangreal, mais il semble bien que Malory ne voie pas vraiment l’utilité de cet ustensile, et revienne à sa problématique civile dès qu’il a pu s’en débarrasser, en accordant à Lancelot la guérison de sir Urry, alors qu’en vertu des résultats de

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l’ « aventure » du Graal, Lancelot devrait être une fois pour toutes reconnu comme chevalier failli. On ne peut pas avoir deux impératifs catégoriques dans un roman, et pour Malory celui qui informe la légende arthurienne, c’est le serment de la Pentecôte : il respecte sa source, et sans doute est trop bon compilateur pour vouloir se priver du potentiel dramatique d’une quête du Graal ; mais il la réduit au rang d’une aventure parmi d’autres, contenue dans et limitée par un seul « livre ». Comme le dit Phillip C. Boardman26, « the Grail becomes, in retrospect [après le septième livre], another narrative call to adventure on the way to the tragic conclusion, without much affecting that conclusion ». Pour dire les choses simplement, serment de la Pentecôte et Pentecôte du Graal ne sont pas compatibles… Et qu’en est-il, a fortiori, de l’Alliterative Morte Darthur, ou encore plus nettement peut-être de la Stanzaic Morte Darthur ? Ces textes précèdent Malory d’un bon siècle, le premier se basant essentiellement sur l’Historia regum Britanniae de Geoffrey, alors que le second suit de fort près La mort le roi Artu – à ce détail près qu’il ne s’agit pas d’un second volet de diptyque, séculier, après le volet mystique d’une Queste : on n’a ici que la fin du monde d’Arthur, d’autant plus tragique qu’elle est totalement humaine. Dans un cas comme dans l’autre, on s’en tient, somme toute, à des versions profanes d’une tradition qui remonte à l’Historia regum Britanniae et au(x) Brut. Il ne faut pas oublier que le grand poème arthurien de la tradition anglaise est Sir Gawain and the Green Knight, dans lequel non seulement le Graal brille par son absence, mais le héros, comme le titre l’indique, est Gauvain, dont la supériorité sur tous les chevaliers arthuriens est proclamée et reconnue, aussi bien par la cour, que par le chevalier Vert en personne, même si Gauvain – d’une manière très peu caractéristique du point de vue des textes français – est en proie à des agonies de doute et de remise en question de sa valeur. Pour un lecteur familier de l’évolution « à la française » du corpus arthurien, la solution de continuité, profondément désorientante, donne l’impression d’une remontée dans le temps, ou dans un monde parallèle où l’élément « uchronique » manquant est précisément le Graal, dont Sir Gawain and the Green Knight n’a pas le moindre besoin pour élaborer un fonctionnement autarcique. Cependant, même lorsque un texte se définit comme une « translation », une adaptation de la Vulgate française, comme c’est le cas d’Of Arthour and of Merlin, la « matière du Graal » y est évitée de façon remarquable : opérant la reprise d’un matériau qui est indissolublement lié à « l’évangile du Graal » dans le cycle du Lancelot-Graal, c’est-à-dire la mutation de Merlin, d’amanuensis magique (chez Geoffrey, ou dans les deux Brut) en prophète du Graal, dans le Roman de Merlin, le texte anglais s’arrange pour minimiser autant que possible la dimension spirituelle du récit. Outre que les peu nombreuses allusions au Graal, dont l’avènement est situé de toute façon bien en aval de l’histoire en cours, sont largement confuses en même temps que banalisées (deux des rois liés au Graal ne peuvent venir en aide au roi Leodegran parce qu’ils

26 « Grail and Quest in the Medieval English World of Arthur », The Grail, the Quest, and the World of Arthur, op. cit., p. 129.

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sont méhaigniés, détail mentionné en passant avec une légèreté et une im-pertinence absolues, la mise en place des données de départ est inversée : le roman commence par une « histoire des fils du roi Constant, » violente et tragique où la félonie de Fortager, développée à loisir, se suffit à elle-même sans s’inscrire dans un contexte métaphysique. La naissance de Merlin suit certes le scénario connu de Robert de Boron, mais en déplaçant le conseil des démons après le synopsis historique, le translateur renverse effectivement la hiérarchie du sacré et du profane : Merlin naît pour jouer un rôle dans les conflits politiques du temps (la dilatation temporelle de son séjour auprès de Fortager en tant que magicien de cour contribue à cet effet), pas pour prêcher la venue du Graal. Il faut attendre un auteur comme Harry Lovelich pour que L’Estoire del saint Graal, comme le Merlin, acquière droit de cité en Angleterre ; encore n’est-ce pas l’ouverture d’un cycle qui aurait les moyens de ses ambitions, mais une entreprise nostalgique dont le recours à une forme perçue comme noble et au demeurant archaïsante fait ressortir l’extrême fidélité au niveau du contenu. On pourrait d’ailleurs argüer que l’intérêt de Lovelich ne se porte pas vraiment sur le Graal, mais plutôt sur Merlin, qui bénéficie à cette date d’un regain imprévu de popularité dans l’espace romanesque anglais. Au demeurant, bien sûr, ce n’est là qu’un survol extrêmement rapide de la littérature arthurienne anglaise des xive et xve siècles : mais il n’en faut pas moins admettre qu’à côté de ces textes, qui mentionnent, ou éludent, ou au moins connaissent le Graal, il en est d’autres, souvent axés sur la figure de Gauvain comme protagoniste27, qui semblent avec bonheur ignorer jusqu’au concept du Saint Vessel.

Conclusions Le Graal est une invention géniale : un objet littéraire qui parvient à se hisser au rang des mythes fondateurs de l’Occident. Cependant, quantitativement aussi bien que qualitativement, les occurrences de cet objet sont réduites. Il existe un filon « métaphysique » qui élabore une théologie à partir du Conte du Graal, de Chrétien, d’ailleurs en se démarquant du texte de départ, ou en le modifiant sans merci afin de le faire entrer dans la nouvelle vision globale. De Robert de Boron à l’Estoire dou Graal, en prose, il se construit un « cycle du Graal », un « évangile du Graal » si l’on veut, où théologie et littérature se marient de manières plus ou moins harmonieuses et confortables. Mais ce cycle, quelle qu’en soit la valeur métaphysique ou esthétique, ne constitue pas le point d’aboutissement unique et ultime de la « matière arthurienne ». Même pendant l’acmé du Graal, c’est-à-dire pendant la vingtaine d’années durant laquelle les textes français liés à Arthur passent en quelque sorte de façon obligée par la case Graal, il existe d’autres lectures d’arthuriana tout aussi fécondes et satisfaisantes. On pourrait presque argüer que le Graal est un phénomène français, au même titre que le cartésianisme ou le jansénisme, de surcroît

27 Voir les textes présentés par T. Hahn dans Sir Gawain: Eleven Romances and Tales (Kalamazoo, MI, Medieval Institute Publications, 1995).

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limité dans le temps. Même lorsque d’autres textes que les « principaux » abordent la question, la référence au Graal est un motif obligé dans une partition, une figure qu’il faut accomplir afin de jouer dans la cour des grands, mais dont il convient aussi de se débarrasser afin de pouvoir continuer. Le Graal s’avère mortifère pour le roman : il aboutit nécessairement à une impasse esthético-narrative, puisque l’ « apocalypse » au sens originel de dévoilement se transforme aisément/inévitablement en « fin du monde » au-delà de laquelle rien ne peut être dit. Faire de la littérature avec un objet indicible dont les secrets excèdent le pouvoir de la parole humaine ou sont assujettis à un tabou de non-révélation se révèle un exercice impossible. Après la quête – après la Queste, – le reste est, ou devrait être silence. Si l’on veut continuer à écrire il faut ravaler le Graal au rang de mistigri ou de MacGuffin : en faire, donc, une expérience intéressante, mais faillie, quelque chose dont il faut se remettre… ou tout simplement escamoter. La carrière post-médiévale du Graal repose sur la convergence de certaines conditions historiques et idéologiques, mais ne découle pas naturellement d’une prégnance exceptionnelle du motif à travers l’espace littéraire du Moyen Âge, ou même du xiiie siècle.

Adeline Latimier

Lancelot vers Rigomer Du renom à l’oubli de soi

L’efficacité et le succès de la matière arthurienne reposent en partie sur un personnel reparaissant dont le public se plaît à suivre les aventures et les évolutions au fil des textes. Il est séduisant de voir de jeunes héros découvrir qui ils sont, conquérir un statut, acquérir une réputation. Mais si l’on choisit de faire reparaître le personnage, il faut, une fois l’identité révélée et le statut conquis, une fois le personnage abouti, lui trouver de nouveaux moyens de s’accomplir. Cette difficulté narrative apparaît dès les premiers textes. La « recreantise » d’Érec, faiblesse d’âme qui succède à l’acquisition du prestige, menace ainsi l’action du personnage et l’équilibre du royaume. Plus tard, au xiiie siècle, dès le prologue des Merveilles de Rigomer1, une demoiselle se rend à la cour et accuse les chevaliers de « pereche » (v. 79). Le problème semble le même, transposé cette fois au seuil du récit. Ce roman, dont la tonalité oscille entre gravité et parodie burlesque, privilégie nettement les chevaliers fondateurs de la matière arthurienne et interroge leur capacité à se renouveler. Au sujet des Merveilles de Rigomer, Marie-Luce Chênerie dit justement : « Si ordinaires ou si remarquables qu’ils soient, les héros secondaires ou les protagonistes de ce roman n’évoluent pas2 ». Nous souhaiterions à ce propos examiner le parcours de Lancelot. Contrepoint de Gauvain qui est l’élu de la quête, Lancelot fait tout d’abord figure de héros mais connaît rapidement des aventures amères. Nous nous intéresserons aux différentes étapes de son parcours qui lui permettent, en passant par l’obsession puis l’amnésie, de rénover sa vocation. Contrairement au jeune anonyme du Chevalier de la charrette, dans le roman de Rigomer, Lancelot est un personnage bien connu et sa renommée a déjà dépassé les frontières du royaume d’Arthur. Il ne s’agit plus pour lui de se faire un nom, mais de maintenir ou d’accroître une renommée préexistante. S’opposant strictement

1 Toutes les citations viennent de l’édition suivante : Les Merveilles de Rigomer, Wendelin Foerster et Hermann Breuer (éd.), Dresde, Gesellschaft für romanische Literatur, 1908, t. 1. 2 Marie-Luce Chênerie, « Un recueil arthurien de contes populaires au xiiie siècle : les Merveilles de Rigomer », Réception et identification du conte depuis le Moyen Âge. Actes du colloque de Toulouse, janvier 1986, Michel Zink et Xavier Ravier (dir.), Toulouse, Université de Toulouse-Le Mirail, « Travaux de l’Université de Toulouse-Le Mirail, série A, 41 », 1987, p. 46.

Miroirs arthuriens entre images et mirages : actes du xxive Congrès de la Société Internationale Arthurienne, éd. par Catalina Girbea, Mihaela Voicu, Ioan Panzaru et. al., Turnhout, 2020 (Culture et société médiévales, 34), p. 363-371 © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.117134

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à la récurrence de périphrases et à l’absence de nom propre qui sert à désigner le chevalier dans le roman de Chrétien de Troyes, l’auteur des Merveilles de Rigomer sature son récit du nom3 de Lancelot. Le nom du personnage sert même de repère dans la conjointure du texte puisque dès le début du roman, à la suite du prologue, la voix conteuse annonce une Lanselot del Lac partie (v.14). Ce rôle structurant du nom propre souligne l’importance d’un personnage comme Lancelot, à qui l’on attribue exclusivement les sept mille premiers vers de la quête, et dont on continue de suivre le parcours par intermittence tout au long du roman. Celui-ci s’appuie manifestement sur le plaisir de retrouver un des chevaliers les plus prestigieux de la Table Ronde. Le tour archaïque de l’expression, dans laquelle le déterminant précède le déterminé, traduit peut-être à ce titre une certaine nostalgie et la volonté d’un ancrage dans la tradition. Le nom de Lancelot est régulièrement mis en valeur dans la versification du texte. Après avoir remporté le duel qui lui permet de sauver Flor Désirée, Lancelot se présente ainsi à son adversaire : « Donc iestes vos ? » – « D’outre les flos. » « Com’ avés non ? » – « Jou Lanselos. » « Lanselos dou Lac ? » – « Voire voir. » (v. 955-958) La rime entre les flos et le nom du héros rappelle le départ de Lancelot du royaume d’Arthur et son arrivée sur les rives de l’Irlande, mais aussi son enfance féerique auprès de la dame du Lac, terme qui apparaît d’ailleurs au cœur de l’octosyllabe deux vers plus loin. L’eau, lieu originel et première information dans la déclinaison de l’identité, est en outre présente par l’allitération en L, consonne liquide qui imprègne le passage. Elle inverse également le rapport entre la merveille irlandaise, objet de la quête de Rigomer, et le chevalier qui la convoite. Déterminé par l’élément liquide, qu’il a traversé pour le plaisir de l’aventure, Lancelot devient à son tour un être faé4. Si la révélation du nom est un enjeu primordial dans le roman d’initiation, on voit bien ici qu’elle est l’objet de jeux stylistiques qui contribuent à étoffer et à nuancer le portrait du chevalier. Une telle mise en scène n’est pas exceptionnelle dans le roman. Lorsqu’un hôte, un peu plus tard dans le récit, l’interroge sur son





3 Sur le nom et le renom du personnage, voir par exemple les travaux de Vanessa Obry, Et pour ce fu ainsi nommee, Linguistique de la désignation et écriture du personnage dans les romans français en vers des xiie et xiiie siècles, Genève, Droz, « Publications romanes et françaises CCLIX », 2013 ; Florence Plet, La Création du Monde, Les noms propres dans le roman de Tristan en prose, Paris, Honoré Champion, 2007 ; La Renommée, Médiévales, 24/1993 ; Chantal Connochie-Bourgne (dir.), Façonner son personnage au Moyen Âge, Actes du 31e colloque du CUER MA 9, 10 et 11 mars 2006, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, « Senefiance, 53 », 2007. Sur Lancelot et sur son nom, voir aussi Marie-Luce Chênerie, « L’anonymat de Lancelot du Lac dans les préludes d’une carrière héroïque », Littératures, 11/1984, p. 9-17 ; et « Le thème du nom dans la carrière héroïque de Lancelot du Lac », Littératures, 12/1985, p. 15-29. 4 Le rapport entre la merveille et le chevalier est également inversé dans l’épisode de la « vieille desfaé », créature merveilleuse prise de peur à la vue du chevalier, qui est, selon le point de vue de la créature, la vraie merveille de l’épisode (v. 3461 sqq.).

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identité, Lancelot se sert cette fois de son renom pour donner une dimension théâtrale à sa réponse : Dist Lanselos qui mout fu ber : « Öistes vos onques parler De Lanselot del Lac nul’eure ? » « Jou ? », fait il, « se Dex me sequeure, O jou ; mais onques ne le vi. » « Sire », fait il, « vées le ci ! » (v. 2929-2934) Peu à peu, la rumeur et la renommée supplantent la voix propre de Lancelot. Celui-ci se présente alors à la troisième personne. Vainqueur d’un combat, il demande à ses adversaires de se rendre à la reine, ceux-ci répliquent : « Mais ne savomes de par cui ! » Lanselos dist : « De par celui Qui Lanselos est apielés. » (v. 3259-61) Il arrive régulièrement que ce nom exhibé agisse sur l’interlocuteur et provoque des réactions très fortes chez les hôtes de Lancelot. Le topos du retournement de situation lié à la révélation d’une identité fait ainsi régulièrement l’objet de jeux dans Les Merveilles de Rigomer. Le plus souvent, le nom du chevalier provoque une joie significative chez celui qui l’héberge. Il en est même qui appellent leurs enfants pour contempler le prestigieux invité (v. 2935-42). Un lieu commun en amenant un autre, l’expression « flor de chevalerie » couronne alors souvent la rencontre et achève de reconnaître en Lancelot un parangon arthurien. Pourtant, dans ce roman, le renom de Lancelot est une donnée instable. Alors que le cheminement d’un nouveau chevalier va de l’anonymat au renom, l’inverse se produit dans le conte de Rigomer. En suivant son parcours, on ne peut que remarquer à quel point l’identité se dilue en même temps que le renom s’efface. Si certains hôtes irlandais reconnaissent immédiatement Lancelot (v. 390 sqq.), le traitant comme un roi ou comme un comte, d’autres ne l’identifient plus qu’à l’aide de ses armes ou de son cheval (v. 339). Puis son apparence n’est plus d’aucune aide et seul son nom, lorsqu’il l’indique, lui permet d’être chaleureusement hébergé et de recevoir les marques de respect dues à son rang (v. 4483 sqq.). Ce passage de la gloire à l’anonymat suit la progression de la quête vers Rigomer. On peut y lire la rusticité ou l’ignorance des Irlandais, lieu commun au Moyen Âge5, et le signe de l’éloignement de Lancelot de son point de départ. En terre inconnue, où rien ne le protège, où personne ne le craint, l’aventure, la vraie, devient possible.



5 Voir Jeanne-Marie Boivin, L’Irlande au Moyen Âge, Giraud de Barri et la Topographia Hibernica (1188), Paris, Champion, 1993, ainsi que son article « Le mythe irlandais dans la littérature du Moyen Âge », Pour une mythologie du Moyen Âge, Laurence Harf-Lancner et Dominique Boutet (dir.), Paris, École normale supérieure de jeunes filles, « Collection de l’École normale supérieure de jeunes filles, 41 », 1988, p. 137-154.

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En réalité, bien que le chevalier accomplisse quelques belles prouesses, le prestige du nom de Lancelot, qui suscite tant de vives réactions, semble quelque peu usurpé. Dans son ouvrage L’idole inconnue, Stoyan Atanassov6 étudie notamment l’écart entre le signifié et le signifiant, entre le chevalier et ses désignateurs dans le texte. Dans le roman, un fossé se creuse entre la renommée de Lancelot parvenue jusqu’en Irlande et son comportement, souvent peu digne d’une « flor de chevalerie ». Il suffit de relever l’obstination du personnage à conquérir Rigomer coûte que coûte en dépit des périls et de l’entreprise de dissuasion de tous ses hôtes. Celui qui est « d’armes espris » (v. 2960), qui « jure sa vie / Que de l’aller est si engrande » (v. 1158) fait figure d’orgueilleux. Quand tous lui disent que la cité est impossible à délivrer, qu’il y perdra la vie s’il s’obstine, Lancelot continue de penser qu’il est l’élu. Si le lecteur attend avec avidité les exploits d’un preux d’Arthur, la prouesse en l’occurrence est dévoyée. Détournée de son but initial de mise à l’épreuve de soi, de secours des opprimés, elle est dans le parcours de Lancelot une course effrénée vers la gloire. Cette prouesse-là, qui est un goût pour le combat plus qu’un ensemble de qualités morales, est bannie de Rigomer. Il est interdit d’y porter les armes, et paradoxalement ce n’est pas par la prouesse que la prophétie et la libération de la ville peuvent se réaliser. Au sujet de Lancelot, on peut dire avec Torplains de Grineplaigne que « Cist poroit mout bien assomer Les mervelles de Rigomer, S’on les assomoit par pröece ; Mais il i convient autre tece, Que nus hon avoir ne poroit Le moitié qu’il en estavroit. » (v. 2943-2948) À défaut de proposer l’initiation d’un jeune chevalier, au lieu de créer un nouveau personnage pour nourrir les aventures de la Table Ronde, les Merveilles de Rigomer semblent choisir la refonte d’un modèle un peu usé. En dépit des attentes de Lancelot, l’intrigue ne progresse pas en ce qui le concerne vers une gloire toujours plus belle, un renom toujours plus grand. Elle le fait au contraire régresser. La quête vers Rigomer se mue en initiation. La suite de notre analyse se nourrit plus particulièrement des articles de MarieLuce Chênerie qui envisage ce roman comme « un recueil de contes populaires7 », et de Richard Trachsler8 pour lequel « il ne faut pas se laisser induire en erreur par l’apparence archaïque ou folklorique de certains épisodes ». Les jeux littéraires des Merveilles de Rigomer ont déjà fait l’objet de plusieurs études9 et la critique tombe en



6 Stoyan Atanassov, L’Idole inconnue, le personnage de Gauvain dans quelques romans du xiiie siècle, Orléans, Paradigme, « Medievalia », 2000, p. 91. 7 Marie-Luce Chênerie, « Un recueil arthurien… », art. cit. 8 Richard Trachsler, « Lancelot aux fourneaux : des éléments de parodie dans les Merveilles de Rigomer ? », Vox romanica, 52/1993, p. 193. 9 Voir en plus des références citées : Isabelle Arseneau, « Lancelot échevelé : la parodie dans Les Merveilles de Rigomer », La chevelure dans la littérature et l’art du Moyen Âge, Chantal ConnochieBourgne (dir.), Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, « Senefiance, 50 », 2004,

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général d’accord sur le statut parodique de nombreux passages. Il paraît néanmoins difficile d’établir une telle certitude sur l’épisode dans lequel Lancelot est emprisonné. Ce passage, en effet, semble hésiter entre le conte initiatique et la parodie des motifs arthuriens. Pour Simone Vierne, l’initiation d’un personnage suit trois étapes : la préparation au rite, la mort initiatique et la renaissance, que l’emprisonnement de Lancelot suit de manière assez scrupuleuse. De la préparation au rite, Simone Vierne nous apprend que [d]eux caractères surtout la marquent, qu’on peut trouver séparément ou de façon concomitante : la perte de connaissance, réelle ou simulée, et l’entrée impossible, du moins aux yeux de la raison et de l’expérience quotidienne10 […]. La cité imprenable de Rigomer à laquelle il est difficile d’accéder et d’où personne n’a encore pu revenir valide en partie cette définition. La perte de connaissance quant à elle survient peu après l’entrée dans la ville et est provoquée par la magie. Une lance ensorcelée remise à Lancelot par une demoiselle belle comme une sirène (v. 6135) sous prétexte de lui fournir de nouvelles armes le subjugue immédiatement et l’empêche de combattre. « Enfantomés » (v. 6212) et « sorpris » (v. 6230), il est emporté dans la prison sans qu’il soit nécessaire de recourir à la force. Le « sens » et la « mimore » (v. 6248) ne lui reviennent qu’une fois qu’on lui retire la lance : il est alors à l’intérieur de la prison et le malheureux prend conscience de son sort. S’oppose alors, aux désirs démesurés qui l’ont mené à Rigomer, un discours lucide structuré par des verbes de connaissance : Dont se commence a dementer : « Pris sui », fait il, « a Rigomer ! Or m’estavra garder l’abit ! Dex ! ja le m’avoit on tant dit. Bien me dëusse estre gardés ! Mieus vausis ore estre lardés, Que jou a Rigomer pris fuisse, Pruec que risir ne m’en pëuse. Et jou voi mout tres bien et sai Que jou ja n’en isterai. » (v. 6262-6268)

p. 9-21 ; Christine Ferlampin-Acher, « La Table Ronde dans Les Merveilles de Rigomer », Cahiers de Recherches Médiévales, La Table Ronde après Chrétien de Troyes, 14/2007, p. 49-59 ; Francis Gingras, « La triste figure des chevaliers dans un codex du xiiie siècle (Chantilly, Condé 472) », Revue des langues romanes, 110 :1/2006, p. 77-97 ainsi que « Décaper les vieux romans : voisinages corrosifs dans un manuscrit du xiiie siècle (Chantilly, Condé 472), Études françaises, 42-1/2006, p. 13-38 ; Peter S. Noble, « Le comique dans les Merveilles de Rigomer et Hunbaut », Arthurian Literature, 19/2002, p. 77-86 ; Neil E. Thomas, « The Secularisation of Myth : Les Merveilles de Rigomer As a Contrafactura of the French Grail Romances », Myth and its Legacy in European Literature, Neil Thomas et Françoise Le Saux (dir.), 1996, p. 159-169. 10 Simone Vierne, Rite, roman, initiation, seconde édition revue et augmentée, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1987, p. 13 sqq.

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Le subjonctif imparfait, l’expressivité des exclamations et le souvenir d’avoir pourtant été prévenu montrent le regret du héros et une conscience aiguë de son erreur, aussi traduits par le rythme saccadé du vers. Dans les sept vers suivants, qui dépeignent son tourment, les termes « duel » et « hontage » apparaissent plusieurs fois, associés aux manifestations topiques de la douleur. Lancelot s’arrache les cheveux et se tord les poings : Dont par demaine .i. dol si fort, Ses cheviaus trait et ses poins tort, Tel duel en a et tel hontage, Pour .i. petit que il n’esrage. (v. 6269-6272) Cette phase de préparation est suivie d’une forme de mort initiatique11, traversée d’un au-delà. Piégeant les chevaliers sous terre jusqu’à la fin de leurs jours, où jusqu’à l’arrivée d’un élu, la prison de Rigomer est un avatar de la tombe. Les expressions du texte qui la désignent, « Fose », « chavee », « cave » (v. 6111, 6194, 6216), insistent sur l’aspect souterrain du lieu. Sa situation en Irlande, terre sauvage et insulaire, contribue aussi à faire de Rigomer un au-delà, puisqu’il faut traverser les eaux pour l’atteindre. Le nom de la prison, la Fose Gobiene, que l’on peut imaginer construit sur l’adjectif « gobe », signifiant “vaniteux”, “orgueilleux” et “fier12” retient l’attention. Gardée par un terrible serpent13, sorte de cerbère, la Fose Gobiene fait office de lieu de rédemption, à la fois Enfer et Géhenne. Pour Simone Vierne, les motifs privilégiés de la traversée du domaine de la mort sont le monstre ou le gouffre qui dévore, la grotte et la tombe14. On voit bien quels liens se tissent avec la scène de notre roman qui convoque en un seul lieu chacun de ces éléments. Ce passage vers un au-delà symbolique s’accompagne d’un « anéantissement de l’état antérieur15 ». Au premier oubli de soi, passager et qui mène à la conscience de la faute, succède une amnésie plus profonde provoquée par un anneau magique et plus longue aussi, puisqu’elle dure un an (v. 13998). Lancelot est désorienté. Cette fois, il n’est plus simplement subjugué par le sortilège d’une lance. L’anneau qu’une seconde demoiselle lui passe au doigt lui fait perdre le sens et la mémoire. Sur la surface de la terre comme pour lui-même, le chevalier d’Arthur n’existe plus. Le châtiment qui frappe l’esprit du héros est aussi illustré de manière plus concrète 11 D’une certaine façon, le parcours de Gauvain dans l’Âtre périlleux est très proche de cet épisode. Héros stable, peut-être un peu trop pour demeurer intéressant, Gauvain doit en passer par une mort virtuelle pour renaître aux yeux d’Arthur, de la cour et du lecteur et retrouver son charisme. Voir l’article d’Annie Combes, « L’Âtre périlleux : cénotaphe d’un héros retrouvé », Romania, 113 :1-2 /19921995, p. 140-174. 12 Le dictionnaire utilisé est le Godefroy. 13 Sur les merveilles telles qu’elles se présentent dans ce roman, voir l’article de Marie-Geneviève Grossel, « Entre féerie et magie : la Merveille dans Rigomer », Die Welt der Feen im Mittelalter – Le monde des fées dans la culture médiévale, IIe Congrès du Mont Saint-Michel (31 Oct. – 1er Nov. 1994), Danielle Buschinger et Wolgang Spiework (dir.), Centre d’Études Médiévales de l’Université de Picardie – Amiens, Reineke – Verlag Greifswald, 1994, p. 81-101. 14 Simone Vierne, Rite…, op. cit. p. 34-35. 15 Ibid. p. 22.

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dans le roman. Le Chevalier Mehaignié, qui fait songer au Roi Pêcheur du Conte du Graal, porte lui aussi une blessure pérenne mais elle est située à la tête, sanction d’une erreur passée. Comme Lancelot, il a commis la folie de vouloir conquérir Rigomer. Sa blessure n’évoque pas la stérilité comme dans le roman de Chrétien de Troyes. La plaie à la tête pourrait plutôt symboliser les désirs aussi fous que vains qui poussent les chevaliers à convoiter Rigomer. De manière générale, tous ceux qui ont voulu franchir les frontières de la cité en portant les armes y ont perdu leur intégrité physique. Lancelot, en plus, y laisse son identité. Le délitement de l’être aussi bien physique que mental qui opère à Rigomer ne fait que révéler la dilution des idéaux et des principes moraux qui caractérisait déjà ces chevaliers bien avant qu’ils ne franchissent les portes de la citadelle. Revenons à Lancelot. Celui-ci devient « mal porpensés » (v. 14019), « hon petit senés » (v. 14020), ne perçoit plus la fuite du temps. Plongé dans un état qui n’est même plus humain, il engloutit de la nourriture jusqu’à devenir méconnaissable. Alors que le tabou alimentaire est habituellement un élément initiatique, la nourriture obsède le chevalier dans le roman. De l’interdiction à la profusion, il y a un retournement que la tonalité parodique de l’épisode permet aisément. Un registre franchement comique se mêle alors au ton sérieux du passage, dont les mécanismes ont été notamment détaillés par Richard Trachsler16. Les références hypotextuelles que constituent Perceval17 et Renouart, évidentes dès la première lecture de l’épisode, montrent une triple dégradation du héros, prisonnier, cuisinier et niais. Mais les deux figures accompagnent également très bien un processus de régénération, tout comme le feu, également présent dans le passage, élément au symbolisme fort et nécessaire à la vie et à la civilisation. De la parodie nous retournons au conte, à l’élan positif d’une renaissance. Lancelot revient à l’âge de l’enfance dont l’étymologie renvoie à l’incapacité de parler. Il est dit que « mout mauvasement parloit » (v. 14005). La prison de Rigomer est en outre une prison dans laquelle rayonne la lumière18. Inhabituelle dans les prisons romanesques19, elle souligne l’ambivalence de cette geôle souterraine. Pour Simone Vierne, le retour « au stade embryonnaire » et « à l’état initial du chaos » font partie intégrante de l’initiation. Lieu de réclusion, la Fose Gobiene est aussi un lieu qui, même sous une forme parodique, donne à voir une

16 Richard Trachsler, « Lancelot… », art. cit. 17 L’oubli de la chevalerie le conduit à commenter l’apparence de Gauvain quand celui-ci vient le libérer à la manière d’un jeune Perceval, totalement ignorant : « Vos me samblés trestout de fier,/ Bras et ganbes et cors et tieste ;/Ainc mais ne vi si faite bieste /Car tous estes de fier trecié. /Dïauble vos ont adrecié /En me cuisine ça dedens. /Bouce ne nes ne oex ne dens /N’avés vos, ne soit de fier fait. » (v. 14026-33). 18 « Or me restuet a el entendre, / Char il me covient raison rendre, Dont li clarté laiens venoit, / Puis que par desos terre estoit./ Mout ert bele li praerie/ Et la roche haute et näie. / Plus ert haute desor la mer/ C’uns ars maniers pëust jeter./ Devers la mer avoit biaus estres, / huis et colonbes et feniestres, / Dont li clartés laiens venoit./ De .iij. costés laiens batoit :/ De quel part li solaus venist, / Ne puet failir q’ens ne luisist. » (v. 6389-6402). 19 Voir l’ouvrage dirigé par Jean-Marie Fritz et Silvère Menegaldo, Réalités, images, écritures de la prison au Moyen Âge, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, « Écritures », 2012, et en particulier l’article de Corinne Pierreville, « Claris et Laris : les prisons du roman arthurien » p. 49-57.

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initiation. Grâce à l’oubli et au retour dans l’enfance, le personnage retourne sur les chemins de la progression et de l’apprentissage. Concernant Lancelot, nous relevons dans le roman essentiellement des expressions traduisant la convoitise puis le remords, suivies de mouvements douloureux de la conscience. Quand Gauvain vient le libérer, les notations concernant son intériorité sont tout autres. Les retrouvailles avec Gauvain – Lancelot ne le reconnaît pas– ne suffisent pas à réveiller le chevalier qui sommeille en lui. En revanche, entendre son propre nom prononcé par un autre permet à Lancelot de recouvrer son identité. Cet enchaînement de « l’oubli » et du « rappel » serait parodique20 : Quand cil s’ot nomer Lanselot, Qui de toute rien sambloit sot, Une pensee el cors li entre, Li cuers li atenrie el ventre. (v. 14081-84) Énoncé presque sacré tant il a de pouvoir sur celui qui l’entend, la parole de Gauvain montre à quel point le nom est une clé pour l’être21. C’est bien un poncif, mais il est développé avec tant de soin ! Par opposition au renom, instable et parfois en inadéquation avec l’être, le nom, dans ce passage, révèle l’essence du personnage. Prononcer le nom simple, et non plus la prestigieuse appellation « Lanselot dou Lac », permet d’accéder au plus profond de l’âme. Remarquons comme tout est alors affaire de sensations. Le nom passe tout d’abord par l’oreille, mobilisant un des cinq sens, puis se mue en une « pensee » sensible qui pénètre la chair pour atteindre et attendrir enfin le cœur. La résonance du nom est ainsi joliment rendue par la paronomase entre « el cors » et « li cuers ». En deux vers, corps, cœur et ventre soulignent le caractère primordial de la sensation, une plénitude que l’excès de nourriture n’avait pas su apporter. Il est trop tôt pour dire que Lancelot a retrouvé la « mimoire » et le « sens », termes toujours associés dans le texte, mais il a d’ores et déjà acquis la capacité de « remenbrance » (v. 14101). À la rime, ce terme met en valeur la circulation de la conscience fraîchement éveillée du cœur vers le souvenir mais il ne s’agit encore que d’un palier intermédiaire. Si Lancelot se souvient, tout cela lui semble encore être un songe22. L’éveil complet du chevalier n’a lieu qu’une fois l’anneau magique retiré. Avant cet instant, sa mémoire et son identité lui sont revenues, mais il refuse toujours de quitter Rigomer. Seul le retrait de l’anneau le libère complètement de l’emprise de la cité, ce qui souligne que ce n’est plus la volonté de gloire de Lancelot qui le retient

20 R. Trachsler, « Lancelot… », art. cit. p. 190. 21 La façon dont l’identité est traitée dans ce roman ne nous semble pas seulement le fait d’un jeu avec la tradition littéraire ou d’une volonté de vivifier des personnages devenus insipides. Ce texte tardif est produit dans la seconde moitié du xiiie siècle, alors que la notion d’individu se développe, et pourrait refléter certaines préoccupations liées à cette période. Voir Marie-Étiennette Bély et Jean-René Valette (dir.), Personne, personnage et transcendance aux xiie et xiiie siècles, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1999, et Édouard-Henri Wéber, La Personne humaine au xiiie siècle, l’avènement chez les maîtres parisiens de l’acception moderne de l’homme, Paris, Vrin, 1991. 22 « Ne sai, s’est vertés ou mençone, / Aussi me menbre con d’un soige. » (v. 14105-14106).

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en ces terres, mais uniquement le sortilège. L’anneau retiré, Lancelot retrouve « sens et mimor23 » (v. 14139-14141). La guérison est achevée, la vocation chevaleresque rénovée. Encore vêtu comme un cuisinier, le chevalier d’Arthur précise : « S’or avoie ceval et armes Et mon escu par les enarmes, Onqes tex chevaliers ne fui Con jou seroie et con jou sui. » (v. 14142-14150) Son emprisonnement a permis à Lancelot de retrouver un élan premier. Revenir au nom, aux sensations, semble avoir rénové sa vocation24. S’il est possible de lire dans le roman des Merveilles de Rigomer « un recueil de contes », et de voir dans ce passage « des éléments parodiques », l’épisode pour autant ne fonctionne pas de façon isolée, et ne présente pas le seul intérêt d’une récriture. Aboutissement presque logique du parcours de Lancelot, ce passage entretient avec l’ensemble de la quête de nombreuses relations qui dépassent le simple jeu littéraire. Les nombreux témoignages d’estropiés de Rigomer contribuent, parmi d’autres indices, à donner au récit une grande cohérence25. Tous mènent à la même interprétation, également valable dans le cas particulier de Lancelot. Dans les Merveille de Rigomer, la perte de connaissance sanctionne la vanité du héros. En frappant les chevaliers d’amnésie, les enchantements renversent la quête du renom en cheminement vers l’anonymat, ramènent la course effrénée vers la gloire à l’aventure primordiale de la quête identitaire. L’emprisonnement du chevalier, qui le contraint à descendre sous terre, est un passage vers l’au-delà, une catabase formatrice que l’imaginaire traditionnel de l’Irlande vient renforcer. Une forte concentration d’éléments symboliques – le triple accès à un au-delà par la traversée des eaux, la descente sous terre puis la perte de connaissance, ainsi que la présence simultanée du feu et de la lumière – achève de faire de cet épisode le terme d’un cheminement initiatique.

23 L’auteur utilise à nouveau cette expression lorsque Gauvain brise les anneaux des autres détenus à partir du vers 14189. 24 Un épisode antérieur annonce celui-ci. Lorsque Lancelot conquiert un écu lors d’un duel, il dit aussi qu’il est redevenu tel qu’il était (v. 4957 sqq.). Pour une réflexion plus approfondie sur le rapport entre l’identité et les armes, consulter l’article de Norris J. Lacy, « On Armor and identity : Chrétien and Beyond », De sens rassis : Essays in Honor of Rupert T. Pickens, New York, Rodopi, 2005, p. 365-374. 25 L’ensemble du roman peut se lire comme une parodie de la quête du Graal. Voir Neil E. Thomas, « The Secularisation… », art. cit. Je me permets de renvoyer aussi à mon intervention « Les Merveilles de Rigomer : un « conte ridicule » ? », xive Congrès de la Société Internationale de Littérature Courtoise, Université de Lisbonne, 22-27 juillet 2013, à paraître.

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Corina Anton

Waiting for Ginevra An Arthurian Character in Ariosto’s Orlando furioso

The complex repertoire of characters, themes, situations, narrative techniques which Ludovico Ariosto draws from the medieval romance is one of the major points of interest in the research on his masterpiece Orlando furioso. Critics have shown how Ariosto skillfully re-shapes the modes of medieval romance into a completely different narration. The Italian author subtly and ironically plays with tradition, joyously weaving the new thread of Orlando furioso from the old literary material and making his poem a meeting point of literary echoes and experiences.1 The reader’s expectations in the paper universe of his poem will be confused and all expectations and predictions will be constantly mocked at. In the light of the recent studies on Ariosto’s irreverent revisitation of romance, in the present paper I intend to discuss the presence of an Arthurian character, namely Guinevere (Ginevra in Ariosto’s version) in Orlando furioso. The story of Ginevra is one of the episodes in which Ariosto deals in his own style with the Arthurian theme of the damsel in distress. Briefly, one of the leading characters of the poem, the Christian knight Rinaldo, learns that princess Ginevra will be put to death for having had pre-marital relations unless she is defended by a valiant knight. As he sets off to rescue her, he saves her lady in waiting, Dalinda, who unveils the falsehood of the accusation. It was Dalinda’s former lover Polinesso who, having been rejected by the princess, had planned to ruin her reputation by making her most honourable suitor Ariodante believe she had a lover. Fortunately enough, Rinaldo arrives just in time to expose the calumny, eliminate the calumniator, rehabilitate Ginevra’s reputation and reunite her with her beloved one. Researchers generally analyze this episode as a part of the Renaissance querelle des femmes, focusing on the protofeminist defense of woman’s rights pronounced

1 Pio Rajna, Le fonti dell’“Orlando furioso”, Firenze, Sansoni, 1876; Edmund G. Gardner, The Arthurian Legend in Italian Literature, London, Dent, 1930; Daniela Delcorno Branca, L’“Orlando furioso” e il romanzo cavalleresco medievale, Firenze, Leo S. Olschki, 1973; Marina Beer, Romanzi di cavalleria. Il “Furioso” e il romanzo italiano del primo Cinquecento, Roma, Bulzoni, 1987; The Arthur of the Italians: The Arthurian Legend in Medieval Italian Literature and Culture, ed. Gloria Allaire and F. Regina Psaki, Cardiff, University of Wales Press, 2014.

Miroirs arthuriens entre images et mirages : actes du xxive Congrès de la Société Internationale Arthurienne, éd. par Catalina Girbea, Mihaela Voicu, Ioan Panzaru et. al., Turnhout, 2020 (Culture et société médiévales, 34), p. 373-379 © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.117135

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by Rinaldo.2 Paul Larivaille notices that Rinaldo intervenes in contexts where he comes to represent la conscience de la réalité inéluctable d’appétits idéntiques et difficilement maitrisables tant chez l’homme que chez la femme, et l’iniquité de toute discrimination pénale ou simplement morale au détriment du sexe féminin.3 When Rinaldo learns about the law that condemns to death women who have had premarital sex, he doesn’t care if Ginevra is guilty or not in nome di una moderna saggezza, di una tutta cinquecentesca razionalità.4 Rinaldo passionately invokes the woman’s right to answer freely to a man’s love and condemns the duplicity of common morality, which tolerates and even admires in a man the same attitude it condemns in a woman. A focal point in Ariosto’s discussion on the condition of woman, on law and justice, an episode which revolves around the fallacious game of illusion, appearance and deceit,5 this part can also be read from the point of view of the construction of Ginevra’s character as an ironical revisitation of the Arthurian literature. The deconstruction of the Arthurian paradigm starts with Rinaldo’s arrival in Scotland, in the forest of Calidonia. As Stefano Jossa notices, this forest is more than a geographical space: it is meant to be the literary space of the Breton tradition, in which both Rinaldo and the reader look for and expect to find adventure.6 In this remote place, Ariosto creates an atmosphere strongly evoking the Arthurian cycle not only by naming the famous knights of the Round Table (Tristano,/ Lancillotto, Galasso, Artù e Galvano, IV, 52)7 but also by accumulating terms connected to chivalry and heroism. In the ottave 52-57, the word cavaliere is repeated six times (IV, 52; IV, 53; IV, 54; IV, 55; IV, 56; IV, 57), the word aventura three times (IV, 54; IV, 55; IV, 56), errante (IV, 52) and errare (IV, 56) one time each, valore two times (IV, 52; IV, 57) and six words come from the semantic field of fame: incliti (IV, 52), gran cose (IV, 52), famosi (IV, 53), fatto egreggio (IV, 55), notizia (IV, 56), fama (IV, 56), degna impresa (IV, 57) and memory: monumenti (IV, 53), trofei pomposi (IV, 53). As Rinaldo lands in this Scottish landscape, he completely forgets about his task (which was to bring reinforcements for Charlemagne) and instantly turns into a solitary knight errant (per quella selva immensa,/ facendo or una ed or un’altra via, IV, 54) in search of some aventura which would help him assert his value and his



2 See Mario Santoro, “Rinaldo ebbe il consenso universale”, Letture ariostesche, Napoli, Liguori, 1973, p. 81-134. 3 Paul Larivaille, “Les jeux de l’amour dans le Roland furieux, ou l’érotisme discret de l’Arioste”, Au pays d’éros. Littérature et érotisme en Italie de la Renaissance à l’âge baroque, éd. Dominique Frantani, Paul Larivaille, Silvia Fabrizio-Costa, Paris, Université de la Sorbonne Nouvelle, 1988, p. 115. 4 Sergio Zatti, Il “Furioso” fra epos e romanzo, Lucca, Pacini Fazzi, 1990, p. 56. 5 See Stefano Jossa, “Oltre la tradizione romanzesca: Rinaldo e l’“aspra legge di Scozia” (Orlando Furioso, IV-VI)”, Chroniques Italiennes, vol. 19, no. 1/2011, p. 9-16; Giorgio Bàrberi Squarotti, “Gli inganni amorosi”, Prospettive sul Furioso, a cura di G. Bàrberi Squarotti, Tirrenia, Torino, 1988, p. 9-50. 6 Stefano Jossa, “Oltre la tradizione…”, art. cit., p. 3-4. 7 The quoted edition is Ludovico Ariosto, Orlando furioso, a cura di Lanfranco Caretti, Torino, Einaudi, 1998, vol. I.

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identity in the huge forest of the mediaeval romance.8 His errance results however into what Sergio Zatti calls the circular motion9 of the heroes of Orlando furioso, who wander pointlessly and obsessively in search of an object they can never obtain. This futile errance takes him to a convent where he is told that the forest is not the proper place for a knight errant to stay; it’s not that he won’t encounter lots of aventure, but actually it isn’t worth spending time and energy to accomplish great deeds nobody will ever find out about. The Renaissance hero doesn’t have anything to do in this paper forest which has become a barren labyrinth in which one moves chaotically (or una et or un’altra via, IV, 54). The Arthurian forest is ironically emptied of its significance; the knight’s quest has become obsolete, meaningless and void, whereas his errance has turned into the worthless occupation of an idler. The Arthurian aventura, exposed by the monks as an acte gratuit, is replaced by the pragmatic perspective of a more rewarding and attractive action, by the pursuit of a material and tangible target. The monks advise Rinaldo to save instead the life of the king’s daughter. Their arguments, presented in a significant crescendo, are to be taken into consideration: if Rinaldo will look for adventure in the forest, nobody will ever learn about his deeds and little might he benefit; but if he helps Ginevra, he will obtain fame, a beautiful wife, fortune, a kingdom and the king’s gratitude (IV, 61-62). The knight has no altruistic motivation, but is supposed to think about the concrete social advantages of his impresa, whereas the chivalric spirit (cavalleria, IV, 62) is the last argument to be brought up. The parody of the Arthurian matter, which starts from the very moment the monks debunk the concept of aventura, continues with Dalinda’s story, another character in a typical romance situation, encountered by Rinaldo by chance and saved from two mascalzoni (IV, 69) who were trying to kill her. Dalinda brings the solution to Ginevra’s sad case by exposing the wicked plan ordained by a rejected nobleman who now wants the princess dead. Dalinda’s part in this plan had not been unimportant, for she had dressed up as Ginevra and engaged in a very convincing and theatrical amorous scene on the balcony of the palace which had persuaded Ariodante and his brother that Ginevra was unfaithful to him. But where is Ginevra in all this? The first and most striking observation is that she is entirely absent from the episode which revolves around her figure. She exists only in the words of the other characters: of the monks who tell Rinaldo the whole story, of Rinaldo himself, who reflects upon her sad case, and mostly of Dalinda, her lady in waiting. We can reconstitute Ginevra’s portrait only through the eyes of the others and from the fame that surrounds her name; we can catch a glimpse of her as we look at Dalinda, who is molto […] bella e di maniere accorte (IV, 72) and who dresses like her. Ginevra is depicted as a paragon of virtue and beauty. She is insistently said to be bella (IV, 60; V, 8; V, 12; V, 75; VI, 15) and this vague physical beauty is accompanied by moral virtues: per comune opinïone,/ di vera pudicizia è



8 See Erich Köhler, L’aventure chevaleresque: idéal et réalité dans le roman courtois. Études sur la forme des plus anciens poèmes d’Arthur et du Graal, Paris, Gallimard, 1984. 9 S. Zatti, Il “Furioso” …, op. cit., p. 50.

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un paragone (IV, 62). She is well-known for her bontà (meaning “virtue”, V, 35) and she loves her chosen one con cor sincero e con perfetta fede (V, 19). She is almost too good to be true! Interestingly enough, Ginevra is an abstract, idealized, perfect and somewhat distant figure which is brought before our eyes by means of her inferior double, Dalinda, who is present throughout the episode. Ginevra is somewhere in the distance, like her world of perfect chivalry; but we actually meet Dalinda, whose exploits turn upside down and ridicule the very concept of servitù d’amore. In the Arthurian literature, Guinevere has the double role of being king Arthur’s wife and Lancelot’s lover. She is the female sovereign of the Arthurian world, the revered figure which represents the incarnation of the lady who is the object of courtly love; on the other hand, she is Lancelot’s lover. It is difficult for her to keep the balance between the formality of her relationship with her husband the king and the secrecy of her relationship with the valiant knight Lancelot. And she is, as Giulio Ferroni puts it, la regina su cui ruotano i desideri e le proiezioni della Tavola Rotonda.10 Very similarly, Ariosto’s perpetually absent Ginevra is a character on which all the other characters project in vario grado e con valenze diverse i desideri mediati e i giochi di apparenza, di sostituzione, di visione, di aggressività.11 Ariosto seems to have broken the figure of Guinevere into two and pushed each part to the extremes: one is Ginevra, the chaste and faithful princess, the other is Dalinda, a sexually active figure who is the physical double of Ginevra, but her spiritual opposite. This transformation of Guinevere into a most chaste Ginevra has also been interpreted as a reaction to the Arthurian pattern: according to Pamela J. Benson, Guinevere’s secret unchastity is essential to the Arthurian experience; as the primary kind of love in the Arthurian story, it not only offers opportunities for great heroism and suffering on the part of Lancelot, but it also creates the conflict between love and society which brings about the collapse of the Arthurian world. Ariosto’s transformation of Guinevere into Ginevra, a chaste woman who wants nothing more than to get married to her equally honest suitor, challenges the moral and literary values of Arthurian romance.12 Except for the physical beauty, Ginevra and Dalinda are perfect molecular opposites: Ginevra

Dalinda

Absent

Present

High social rank

Lower social rank

Chaste love

Sexual love

Promise of marriage

Fornication

10 Giulio Ferroni, Ariosto, Roma, Salerno Editrice, 2009, p. 256-257. 11 Ibidem, p. 256. 12 Pamela J. Benson, The Invention of the Renaissance Woman: the Challenge of Female Independence in the Literature and Thought of Italy and England, University Park (Pa.), Pennsylvania State University Press, 1992, p. 99.

wai t i ng fo r gi ne vra

Ginevra

Dalinda

Matrimony: a triumph of socially accepted femininity

Going to convent: femininity punished

Invites to heroic deeds

Unconsciously serves a mischievous plan

Chaste and wise

Blinded by love

Has a faithful lover: he will come to save her although he believes she has cheated on him

Has a treacherous lover: he tries to kill her, although he knows she has fulfilled all his wishes

Ariodante: constant, loves only Ginevra

Polinesso: makes no secret of his love for Ginevra, turns Dalinda into a surrogate

Ariodante serves a higher rank lady: heroic Dalinda serves a higher rank man: accepts deeds + chaste adoration to function as a substitute for the woman he loves + engages in a sexual relationship Shared love

Unshared love

Courtly love

Mock courtly love

Ginevra’s and Dalinda’s lives follow parallel, but opposite directions. They both fall in love; but their behaviour is completely different. Ginevra is in love with an Italian knight, un gentil cavallier, bello e cortese (V, 17) whom she loves per esser valoroso a maraviglia (V, 17) and who has earned a place in the king’s heart for his bravery and courage. This is an example of chaste and courtly love between exceptional characters, for Ginevra expects Ariodante to marry her, vows never to marry anybody else and hopes that, should the king refuse their union because of Ariodante’s lower social status, his bravery will eventually convince her father he is worthy of her. Ariodante doesn’t expect anything from her but to promise to marry no other man than him. Ginevra and Ariodante are the superior couple, an example of pre-marital chastity, of a fortunate morally and socially acceptable alliance like that of the more famous couple Ruggiero and Bradamante. Dalinda is in love with Polinesso, the duke of Albania (Albany), but her love for him illustrates a case of love blindness as there are many in Orlando furioso. From the very beginning she takes him for a better person than he is: parermi […] più bello (V, 7), dentro il petto mal giudicar possi (V, 8), cieca ne fui (V, 11). Unlike Ginevra, Dalinda immediately seeks for sexual fulfillment: non cessai che tolto/ l’ebbi nel letto (V, 8) and initiates a secret relationship with the duke. Their love witnesses them as unequal partners: as Dalinda’s feelings get more and more intense, once Polinesso is sure of her affection, he becomes arrogante (V, 12). Their relationship is an ignoble reverse of the courtly love that Ariodante and Ginevra illustrate. Ariodante, a knight come from afar, has won the sovereign’s confidence thanks to his bravery in battle, and it is the same valore that has brought him the princess’s heart. In Dalinda’s case, it is the woman, not the man, who struggles for the heart of the beloved one. There is a difference in rank between them as well, because Dalinda, who is socially inferior to Polinesso, has to please her lover, who doesn’t have to make any effort to perfect himself in order to

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obtain her heart. Dalinda’s confession is a parody of courtly love, whose vocabulary she employs in order to describe a reality that is by far unchivalric. Ariosto uses the word fatica in a heroic context, when the monks urge Rinaldo to save Ginevra (IV, 56). He then employs the very same term in order to describe the antithetical actions of Ariodante and Dalinda. In Ariodante’s case, the fatica (V, 36) consists in the chivalric effort to achieve great deeds and implies publicly demonstrating his bravery in his king’s service, as well as showing his constant and faithful love to Ginevra. The mercé (V 36) he expects is a well-deserved reward, namely Ginevra’s hand, which he will eventually obtain. On the other hand, Dalinda’s fatica (V, 15) consists in a series of clandestine ignoble actions she performs in order to please her lover: that is, in stupidly trying to persuade Ginevra to accept Polinesso, the man she herself loved, and in pretending to be Ginevra in order to fulfill his sexual fantasies with the princess. The guidardon and gran mercé (V, 72) she expects for her gran merto (V, 72) and industria (V, 15) consist in Polinesso’s gratitude and love for her services (era debitor […]/ d’avermi cara, V, 72). But Dalinda’s expectations are turned upside down, for the only reward she obtains is Polinesso’s order to have her killed: per degno premio di mia fé m’uccida (V, 74). Dalinda’s fatica is a parody of the chivalric model from the beginning to the end: it’s all about a woman in inferior position trying to please a man by accomplishing a series of immensely stupid and naïve actions which unconsciously turn her into the accomplice of a villain without bringing her any gratitude from her lover. Dalinda is so blinded by her love for Polinesso that she easily falls for his words. She is submissive to him and the desire to make him happy cancels all critical judgement: tutta a satisfargli intenta,/ né seppi o volsi contradirgli mai (V, 15), divisa e sevra/ e lungi era da me (V, 26), non m’accorsi prima de l’inganno (V, 26). It is only now that she can qualify his actions as inganno (V, 26) and una fraude pur troppo evidente (V, 26). She is easily convinced by her lover to talk Ginevra into accepting Polinesso, whereas Ginevra is constant in her love for Ariodante and refuses to listen to her words. She doesn’t suspect anything when Polinesso asks her to dress up like the princess and engage in a fetishistic game on the balcony. Even more surprisingly, she isn’t offended or at least bothered when Polinesso asks her openly to pretend to be Ginevra in an erotic game (non possendo farlo con effetto,/ s’io lo fo immaginando, anco mi giova, V, 24). A mere instrument in Polinesso’s hand and a surrogate of Ginevra’s, Dalinda is a poor copy of the princess, in whose shadow she had lived her entire life. Dalinda grows up since she was very young (tenera ancora, V, 7) in the service of Ginevra. When the princess doesn’t sleep in her most secret room, her place is taken by Dalinda, who brings her lover through a balcony; when Ginevra is sleeping naked in her bed, Dalinda will dress up as her. It is Dalinda who actually commits Ginevra’s presumed sin, for she is the one who is sexually active. Dalinda is a fake Ginevra who physically resembles her, but lacks those moral qualities which make Ginevra a vergine saggia (XXII, 34), like Bradamante. The opposition between the parallel cases of Dalinda and Ginevra is obvious in the behavior of the two lovers. When Ariodante hears about the accusation, although the thought that Ginevra had cheated on him had almost driven him to suicide, he comes back to save her in the name of a lifetime bond they share: Ella è pur la mia donna e la mia dea,/ questa è la luce pur degli occhi miei (VI, 10). On the other hand, Polinesso sends poor Dalinda to death once she is useless to him, although he is sure

wai t i ng fo r gi ne vra

to have been served well by her. Polinesso’s attempt to obtain Ginevra’s hand by means of his lover’s insistence and not through his own forces is an ignoble attitude as well. There’s a fairytale-like happy ending to this episode: Ginevra, who is rescued and rehabilitated, finally marries Ariodante, whereas the negative character Polinesso loses his life and his naïve accomplice is eliminated and sent to a convent. And yet Dalinda seems to be the leading lady of the episode: Dalinda, who is never blamed by Ariosto for her credulity, who incarnates the human propensity to err and to lose all sense of reason when blinded by love, which is one of Ariosto’s concerns with regard to the variety, unpredictability and inconstancy of human behavior. And there are many cases of love blindness in Ariosto: Fiordispina’s lesbian passion for Bradamante (XXV), Bradamante’s outburst of jealousy (XXXII) and the most clamorous case of all, Orlando’s folly for being turned down by Angelica for a Saracen who isn’t even a knight (XXIII). Dalinda is not wicked and doesn’t suspect anything not even when Polinesso asks her to do awkward things: in the beginning and at the end of her confession she blames it all on Amor, who enjoys playing wicked tricks on mortals (Crudele Amore, V, 7; Ve’ come Amor ben chi lui segue, tratta! V, 74) and who is responsible for her misery and decadence from her buon luogo in corte ed onorato (V, 7). She loses her reason like many other enamored characters of the poem and in the end her guilt is called “error”, an error she is to be pardoned for: se n’ando’ di tanto errore esente (VI, 16). Dalinda herself is a victim of illusion; as she is constantly unable to distinguish Polinesso’s real character and intentions, she involuntarily becomes an instrument of deceit. She errs from being too much in love, just like Ariodante initially errs in taking Polinesso’s illusion for reality. Man is guided by error, the same error that makes us lose our mind and sends our brain straight to the moon. And, just like Dalinda, man is to be forgiven for his errors, which are inherent to human nature. The episode brings forth Dalinda and Polinesso with their mock chivalric love story. Her confession, which mocks the language of knightly service towards the lady by attributing knightly names to ignominious actions, marks the distance between the world of courtly love to which Ginevra and Ariodante belong, which is the very distance which separates Ariosto’s poem from the cultural frame which resulted in the creation of the Arthurian literary production. Once they are married, Ginevra and Ariodante remain in the distant horizon of their Arthurian descendance; but Dalinda is present as an emblem of man’s capacity to err, to deceive and be deceived, which is actually one of Ariosto’s major themes. Even if Ginevra and Ariodante are rewarded for their loyalty, whereas Polinesso and Dalinda are both punished, one still feels that Ariosto’s focus is on the game of illusion and appearance which informs the entire episode. Reality is depicted as misleading and mendacious, as it usually happens in Ariosto’s masterpiece. Ginevra’s absence (or indirect presence) is connected to Ariosto’s parodical approach of the Arthurian matter. She is absent because her world has become obsolete. Ariosto provides us with a parody of chivalric love whose elements are all programmatically turned upside down. Her story is an example of how Ariosto deals with the Arthurian tradition, debunking the figure of the knight errant, deriding the quest and resemanticizing traditional romance episodes in the light of the sixteenth century subversion of the chivalric model.

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Luminiţa Diaconu

Identité et anonymat dans les Lais de Marie de France

Dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes1, lorsque Perceval, qui ne connaît pas encore son nom, se prépare à quitter sa mère pour aller à la cour du roi Arthur où il veut être adoubé, ce qui, selon lui, le rendra pareil, du point de vue de l’apparence, aux chevaliers rencontrés dans la forêt, le jeune homme reçoit plusieurs conseils censés le protéger à l’extérieur du milieu maternel. L’un des principes selon lesquels il devra se conduire envers les autres, que la veuve tient à souligner, vise la nécessité d’éviter la compagnie des personnes inconnues. En effet, elle lui recommande de demander à tout compagnon de route son nom (nomen proprium, dans le sens de nom de baptême) de même que son surnom (cognomen, dans le sens de nom de famille)2 : « Biaux filz, encor vos dirai el : Ja en chemin ne en ostel N’aiez longuemant compaignon Que vos ne damandez son nom Et le sornom a la parsonne. Par lo sornom conoist en l’om » (v. 521-526). Cela revient à dire que, aux yeux de la mère du « jeune Gallois », le nom, surtout le patronyme, est non seulement censé dévoiler l’identité d’un homme, mais également sa personnalité, son caractère. La veuve insiste sur cette règle, bien que le texte ne



1 Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal ou Le Roman de Perceval, traduction critique, présentation et notes de Charles MÉLA, Paris, Librairie Générale Française, coll. « Lettres gothiques », 1990. 2 Les recherches historiques et anthropologiques ont relevé que, dès le milieu du xie siècle, une véritable « révolution anthropologique » s’est produite en Occident, car, après « la mise en place du lignage dans l’aristocratie », « le nom à deux éléments » est devenu plus fréquent que le « nom seul ». Précisons cependant que, dans l’anthroponymie féminine, « le nom à deux éléments » reste encore rare au xiie siècle, le nom simple étant d’habitude doublé d’une référence au « lignage d’origine » ou au « lignage d’alliance ». Voir à ce sujet Didier Lett, Famille et parenté dans l’Occident médiéval ve-xve siècle, Paris, Hachette, 2000, p. 32-36.

Miroirs arthuriens entre images et mirages :actes du xxive Congrès de la Société Internationale Arthurienne, éd. par Catalina Girbea, Mihaela Voicu, Ioan Panzaru et. al., Turnhout, 2020 (Culture et société médiévales, 34), p. 381-392 © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.117136

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mentionne pas encore le nom de son propre fils3, et, malgré la curiosité que d’autres manifesteront par la suite à son égard, il ne parviendra à en acquérir un que plus tard, au moment où, l’identité du chevalier étant coagulée, il sera questionné par une demoiselle qui était sa cousine germaine : « - Si m’aïst Dex, de tant valt pis. Commant avez vos non, amis ? Et cil qui son non ne savoit Devine et dit que il avoit Percevaus li Gualois a non, Ne ne set s’il dit voir ou non, Mais il dit voir, et si no sot. » (v. 3509-3515, c’est nous qui soulignons)4 Ayant pour point de départ l’un des axes thématiques proposés en vue du congrès arthurien de 2014, à savoir l’axe consacré à l’onomastique et à l’anonymat, l’idée d’analyser les Lais de Marie de France à travers la problématique de l’identité nous a semblé intéressante tout d’abord parce que, même si le nom propre a pour fonction principale de « désigner et d’identifier un individu au sein d’un groupe tout en le distinguant des autres »5, pour reprendre les mots de Benveniste, il n’est qu’un élément parmi d’autres qui sont convoqués afin de construire l’identité d’un personnage et, par là, afin de l’individualiser. D’ailleurs, l’auteur des Lais choisit de se présenter lui-même, dans le prologue du lai de Guigemar6, par le biais du nom propre, qui est manifestement un prénom d’origine chrétienne : « Oez, seignurs, ke dit Marie,/ Ki en sun tens pas ne s’oblie » (v. 3-4). De plus, voulant assurer à sa création une place dans la mémoire collective, Marie reprend son prénom à la fin de L’Espurgatoire Seint Patriz7 et dans l’épilogue du recueil des Fables8, où elle ajoute encore une référence à sa région d’origine, le royaume de France : « Marie ai num si sui de France » (v. 4). Cependant, si l’on veut identifier de manière certaine le personnage historique qui se cache derrière le nom propre, ces informations sont insuffisantes, comme le souligne Philippe Ménard9,





3 Le fils de la veuve est appelé pendant ce temps « valet », « terme générique qui évoque sans doute à la fois noblesse et jeunesse, mais qui reste malgré tout vague, indifférencié ». Voir Jacques Ribard, Le Moyen Âge. Littérature et symbolisme, Paris, Honoré Champion, 1984, p. 76. 4 Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal …, éd. citée. 5 Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, t. I, Paris, Gallimard, 1976, p. 200. 6 Marie de France, Lais, traduits, présentés et annotés par Laurence Harf-Lancner, texte édité par Karl Warnke, Paris, Librairie Générale Française, coll. « Lettres gothiques », 1990. Nous nous servirons de cette édition pour toutes les références à ce recueil. Désormais, nous préciserons le numéro des vers dans l’article même, entre parenthèses. 7 Marie de France, L’Espurgatoire Seint Patriz, édité, traduit et commenté par Yolande de Pontfarcy, nouvelle édition critique accompagnée du De Purgatorio Sancti Patricii (éd. de Warnke), LouvainParis, Peeters, 1995. 8 Marie de France, Les Fables, édition critique accompagnée d’une introduction, d’une traduction, de notes et d’un glossaire par Charles Brucker, Louvain, Peeters, 1991. 9 Voir à ce sujet Philippe Ménard, Les Lais de Marie de France. Contes d’amour et d’aventures du Moyen Âge, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 14-15.

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qui conclut : « Dans la nuit qui enveloppe les productions littéraires du Moyen Âge, Marie émerge à peine. Elle est un nom. »10 Voilà autant de raisons pour que notre contribution ne soit ni une réflexion historique, ni une analyse approfondie de la symbolique des noms dans les Lais de Marie de France, mais une étude des rapports qui se tissent entre le nom d’un personnage, ou plutôt son prénom, lorsqu’il en porte un, et les marqueurs identitaires censés parachever la construction d’une identité particulière, des marqueurs qui renvoient à l’appartenance sociale ou familiale. Nous nous pencherons, en outre, sur les différentes formes d’absence du nom, car, loin d’être dû au hasard, l’anonymat semble y relever d’un choix délibéré. En effet, il y a des personnages qui, dans certaines circonstances, doivent dissimuler leur identité, d’autres qui, l’ignorant au début, la découvrent plus tard, suite à une révélation ou grâce à un objet à valeur identitaire censé les rattacher à une famille ou à un parent inconnus jusqu’alors. Enfin, la troisième classe est celle des personnages qui restent à jamais figés dans l’anonymat. Dans cette étude, nous tenterons donc, d’une part, d’examiner si le nom propre a un poids suffisant pour individualiser un personnage, et, d’autre part, de saisir les significations contextuelles que le recours au procédé de l’anonymat comporte pour chacun des deux genres. C’est, d’ailleurs, par ce dernier paradigme que nous voulons commencer, puisque, sur les douze lais, trois relatent l’histoire de personnages qui ne sont pas désignés par un nom propre : Les Dous Amanz (Les Deux Amants), Aüstic (Le Rossignol) et Chaitivel (Le Malheureux). On pourrait ajouter un quatrième lai à ce paradigme, celui de Bisclavret, dans la mesure où l’on n’y a pas affaire à un nom propre authentique, mais à un surnom d’origine bretonne11, révélateur de la double nature du personnage masculin ou, plutôt, d’une sauvagerie latente, enfouie aux tréfonds de son être, qui fait en sorte qu’il se métamorphose chaque semaine en loup-garou : « Quant des lais faire m’entremet, ne vueil ubliër Bisclavret. Bisclavret a nun en Bretan, Garulf l’apelent li Norman. Jadis le poeit hum oïr e sovent suleit avenir, hume plusur garulf devindrent e es boscages mainsun tindrent. Garulf, ceo est beste salvage ; tant cum il est en cele rage,

10 Ibidem, p. 49. 11 Pour ce qui est de l’ancrage spatial, Francis Dubost considère que « la Bretagne imaginaire » est « perçue globalement comme un espace-temps accueillant aux fantasmes, un lieu magique où le désir trouve une légitimité politique, où le rêve s’identifie à l’innocence d’aimer. » Voir Francis Dubost, « Les motifs merveilleux dans les Lais », dans Amour et merveille. Les Lais de Marie de France, Jean Dufournet dir., Genève, Slatkine, 1995, p. 46. Malgré cela, l’onomastique des lais relève, autant que la toponymie, du fonds celtique, comme l’a montré Charles Foulon. (Voir son article « Marie de France et la Bretagne », paru dans les Annales de Bretagne, 1953, t. 60, p. 243-258.)

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humes devure, grant mal fait, es granz forez converse et vait. Cest afaire les ore ester ; del Bisclavret vus vueil cunter. » (Bisclavret, v. 1-14) C’est encore cette nature hybride qui est, à notre sens, à l’origine de l’hésitation, tout au long du lai, entre deux formes vouées à désigner le personnage, dont l’une, qui comporte un article défini et une majuscule (li Bisclavret12), fait penser à une classe ou à un substantif commun et, par voie de conséquence, nous détermine à le rapprocher de la bête, alors que l’autre, Bisclavret, dépourvue de cet antécédent, nous permet de le rattacher à l’humain. Pour ce qui est du lai Les Dous Amanz, les seuls indices qui servent à construire l’identité de la jeune fille sont les références sociales rattachées à la parenté biologique et à son origine noble (en tant que fille d’un roi), auxquelles s’ajoutent des références géographiques : il s’agit du roi de Pitres, une cité située en Normandie13, où se trouve également la montagne dont l’ascension va mener au sacrifice des amants. C’est une référence qui ancre la fiction dans un espace réel, puisque ce lieu de mémoire, voué à conserver dans le mental collectif le souvenir de leurs amours tragiques, est à retrouver encore de nos jours14 – « la côte des deux amants ». Quant à l’amant qui tente de surmonter l’épreuve et qui, trop confiant dans l’énergie dont son amour démesuré le nourrira, oublie de boire le philtre magique, l’identité est tout aussi vague. En effet, le récit ne livre que des références sociales concernant son origine noble et des qualités qui lui valent l’appréciation aux yeux des autres, notamment la vaillance et la largesse : « El païs ot un damisel, fiz a un cunte, gent e bel. De bien faire pur aveir pris, Sur tuz altres s’est entremis. » (Les Deux Amants, v. 57-60) À proprement parler, ces références ne parviennent pas toutefois à singulariser les personnages. On retrouve une pareille situation dans Aüstic, où Marie de France fait appel encore une fois à des références géographiques et sociales pour construire ses personnages masculins d’après les modèles valorisés à l’époque dans l’univers aristocratique : les deux seigneurs, dont les résidences sont avoisinées et qui deviendront rivaux, habitent la région de Saint-Malo ; ils possèdent tous les deux des demeures fortifiées, symboles de leur pouvoir ; enfin, à la différence du mari jaloux, le chevalier célibataire est preux et généreux. Tout comme la jeune fille du lai Les Dous Amanz, la dame, qui reste chaque nuit à la fenêtre pour voir son ami et communiquer avec lui, est

12 On doit ranger dans la même classe l’occurrence qui comporte une lettre minuscule, bisclavret, que nous avons repérée dans la première partie du lai, plus précisément dans le vers où le seigneur définit l’état auquel il est contraint de régresser périodiquement : « Dame, jeo devienc bisclavret. » (v. 63). 13 Sur cette côte haute de 138 mètres et sur la légende brodée autour d’un couple ascétique, nous renvoyons à Willem Noomen, « Le lai des deux amants », dans Mélanges Félix Lecoy, Paris, Champion, 1973, p. 469-481. 14 Voir Marie de France, Lais, éd. citée, p. 169, note 1.

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peu individualisée, par le biais de quelques qualités sociales et morales – la courtoisie, la grâce, la sagesse. Ce choix réduit se justifie néanmoins, l’intention de l’auteur n’étant pas de construire des destinées singularisées, mais d’offrir des typologies empruntées à la rhétorique courtoise, telle la dame idéale dont les troubadours faisaient l’éloge dans leurs cansos, et qui, en tant que femme mariée, ne devait absolument pas être nommée. Pour ce qui est des personnages masculins, ils incarnent à leur tour des modèles, dont celui du mal aimé qui se soumet avec une dévotion hors du commun à la dame ou qui est prêt à renoncer à sa vie par amour15. C’est pourquoi l’identité des personnages ou ce qui les individualise importe moins que leurs actes. Chaitivel16 offre un autre exemple dans ce sens, à une différence près : le personnage féminin renvoie ici au modèle de la belle Dame sans merci, car, après la mort, lors d’un tournoi, des trois chevaliers qui l’aimaient, elle continue de se montrer hautaine et impitoyable envers le seul survivant, au lieu de lui accorder son amour, d’où le nom symbolique que ce dernier s’attribue, construit à partir d’un adjectif rappelant la souffrance du mal aimé – le Chaitivel. La tendance à schématiser les personnages pour les subordonner aux modèles courtois est évidente, en outre, dans les séquences du discours direct rapporté, vu que les formules d’adresse employées d’un lai à l’autre (bele, bele dame, amie, ma douce/ chère/ belle /amie, amis, bels/ dulz amis), loin de comporter un degré de référentialité quelconque – dans le sens d’une référentialité fictionnelle –, renvoient à des représentations du féminin et du masculin propres à l’imaginaire courtois : « Bele, fet il, ore est issi, de mei avez fet vostre ami. » (Le Frêne, v. 287-288, c’est nous qui soulignons) « Bele, fet il, se vus plaiseit e cele joie m’aveneit que vus me volsissiez aimer, » (Lanval, v. 121-123, c’est nous qui soulignons) « Bele, jeo sui par sairement a vostre pere veirement » (Éliduc, v. 685-686) « Bele dame, pur Deu vus pri, cunseilliez mei, vostre merci ! » (Guigemar, v. 333-334, c’est nous qui soulignons) « Amie, bele breature, Estes vus ceo ? Dites mei veir ! » (Guigemar, v.816-817, c’est nous qui soulignons) « Par Deu, fet il, ma dulce amie,

15 On reconnaît là le topos troubadouresque de la mort par amour. 16 Le prologue rappelle que ce lai a été diffusé également sous le titre Les Quatre Doels, une formule qui amplifie donc l’idée de souffrance, puisque rapportée non pas à un seul amant, mais aux quatre soupirants, les barons qui aimaient tous, sans espoir, la belle dame sage et courtoise de Nantes : « ‘Le Chaitivel’ l’apelë hum,/ e si i a plusurs de cel/ ki l’apelent ‘Les Quatre Doels’ ». (Le Malheureux, v. 6-8).

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sufrez un poi que je vus die : vus estes ma vie e ma mort, en vus est trestut mun confort ; » (Éliduc, v. 669-672, c’est nous qui soulignons) « Cunseilliez mei, ma dulce amie ! Que ferai jeo de ceste amur ? » (Guigemar, v.458-459, c’est nous qui soulignons) « Est ceo, fet il, ma dulce amie, m’esperance, mis quers, ma vie, ma bele dame ki m’ama ? » (Guigemar, v. 773-775, c’est nous qui soulignons) « Ma chiere dame, a vus m’otrei ! Ne me tenez mie pur rei, mes pur vostre hume e vostre ami ! Seürement vus jur e di que jeo ferai vostre plaisir. » (Équitan, v. 173-177, c’est nous qui soulignons) « Il li a dit : Ma dulce amie, pur vostre amur pert jeo la vie ! » (Yonec, v. 323-324, c’est nous qui soulignons) « Par Deu, fet il, ma dulce amie, Sufrez un poi que jeo vus die : vus estes ma vie e ma mort, en vus est trestut mun confort ; » (Éliduc, v. 669-672, c’est nous qui soulignons) « Tut en riant li dit : Amis, Cist cunseilz sereit trop hastis, » (Guigemar, v. 509-510, c’est nous qui soulignons) « La dame li a dit : Amis, mielz vueil ensemble od vus murir qu’od mun seignur peine sufrir ! » (Yonec, v. 414-416, c’est nous qui soulignons) « La buche li baise e le vis ; puis si li dit : Bels, dulz amis, mis quers me dit que jeo vus pert ; veü serum e descovert. » (Guigemar, v. 545-548, c’est nous qui soulignons) Dans une certaine mesure, l’identité de la fée du lai de Lanval comporte elle aussi des éléments qui la rattachent à l’image de la dame souveraine, à laquelle le chevalier se soumet entièrement, de son gré, mais nous pensons que son anonymat tient au topos du secret d’amour autant qu’à sa nature surhumaine, qui, échappant à la fuite du temps, se refuse à être appréhendée dans un moule humain. Notons encore que les formules d’adresse mentionnées plus haut laissent transparaître un sémantisme affectif en ce qui concerne l’interlocuteur masculin (« Ami »),

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alors que, pour les personnages féminins, le jugement esthétique l’emporte sur le sémantisme affectif, la formule d’adresse « Bele » étant plus fréquente que « Ma douce dame ». Or, cela signifie que la femme est perçue à travers le canon courtois, qui valorisait l’apparence physique, à la différence de la perspective féodale et surtout de la perspective théologique, qui réduisaient la femme à un corps voué à la procréation. D’ailleurs, la présence du nom propre de la femme au début du récit n’annule pas une telle réduction. La preuve en est le lai du Fraisne (Le Frêne), le seul dont le titre emprunte le nom de l’héroïne, un nom qui, s’appuyant sur une symbolique végétale chère aux gens du Moyen Âge, renvoie, quoique d’une manière négative, à la principale fonction qu’on assignait alors à la femme. Une connotation similaire, positive cette fois-ci, est à saisir dans le nom de Coudrier, sa sœur jumelle, qui n’est finalement pas préférée à Frêne, en dépit du fait que la première peut offrir un héritier légitime au seigneur et surtout aux vassaux. Cependant, les noms ne sont pas censés individualiser les personnages là non plus, tout d’abord parce que Frêne doit son nom à l’arbre où on l’a trouvée après que sa mère l’avait abandonnée. En effet, c’est la supérieure du couvent près duquel elle fut laissée qui la baptise, lui attribuant ce nom avant d’assumer le rôle de mère spirituelle. C’est donc une identité contingente qu’elle assume suite à cet accident de son existence, alors que sa véritable identité lui est révélée au moment où Coudrier est sur le point de devenir l’épouse de Goron, son amant et, à la fois, le seigneur sur le domaine duquel se trouvait le couvent : « ‘Sire’, funt il, ‘ci pres de nus a un produme, per a vus. Une fille a, ki est sun heir : mult poëz terre od li aveir. La Coldre a nun la dameisele ; en tut cest païs n’a si bele. Pur le Fraisne que vus larrez en eschange la Coldre avrez. En la coldre a noiz e deduitz, li fraisnes ne porte unkes fruitz. » (Le Frêne, v. 341-350) Si une pareille révélation est possible, c’est grâce à des objets qui fonctionnent comme des marqueurs identitaires et qui sont reconnus comme tels : le fin tissu en soie dont sa mère l’avait enveloppée juste après sa naissance et notamment l’anneau d’or qu’elle lui avait attaché avant qu’une servante ne l’abandonne près du couvent (v. 440-458). L’anneau a une fonction différente dans le lai de Yonec17 : c’est un objet magique censé prolonger l’amnésie du mari jaloux jusqu’à ce que le fils biologique du chevalier-oiseau puisse assumer sa véritable identité devant la tombe de son père et venger, par l’intermédiaire d’un objet symbolique, la mort de celui-ci. Or, cela signifie pour lui

17 Ce prénom aurait un sens particulier à mettre en relation avec la fonction que le chevalier-oiseau remplit auprès de la dame emprisonnée, car il signifierait en breton « celui qui réconforte ». Cf. U. T. Holmes, cité par J. Ribard, Le Moyen Âge. …, op. cit., p. 84.

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la nécessité de tuer l’homme qui l’avait élevé. L’épée a donc une double valeur dans ce lai, en tant qu’objet identitaire et en tant qu’instrument du sacrifice vengeur, car Yonec s’en sert pour châtier un crime. Retenons aussi que, malgré sa nature surhumaine, le chevalier venu de l’Autre Monde, qui est le père de Yonec, est désigné par un nom à sonorité étrange – Muldumarec. Enfin, c’est encore lui qui, avant de mourir, choisit le nom de son fils, parce que le savoir surhumain qu’il possédait lui permet d’anticiper que la dame, qui était enceinte, allait accoucher d’un fils : « Il la cunforte dulcement e dit que duels ni n’i valt niënt. De lui est enceinte d’enfant, Un fiz avra pruz e vaillant : icil la recunfortera. Yonec numer le fera. » (Yonec, v. 329-334) D’autre part, ce choix est, selon nous, un écho qui renvoie bien aux pratiques spécifiques à la société féodale, conformément auxquelles le père choisissait le nom de baptême de l’enfant, surtout pour le fils aîné, son héritier légitime. Récupérer sa véritable identité est donc possible, même si l’enfant l’a longtemps ignorée. Encore faut-il en avoir les moyens pour y réussir, et les lais suggèrent que le moment favorable à une pareille découverte est l’âge de la maturité. Ce seuil est marqué par le mariage dans le cas de Frêne, par l’adoubement dans le cas de Yonec. De plus, la vérité est toujours dévoilée par la mère, ce qui entraîne nécessairement une vengeance lorsqu’il s’agit d’un jeune homme dont l’existence a été fondée jusqu’alors sur une fausse identité. Dans ce sens, on peut citer un autre exemple, tiré de Milun (Milon), à la précision que ce récit évoque le nom du père biologique, longtemps inconnu. En ce qui concerne la révélation identitaire, par le moyen d’une lettre et d’un anneau cette fois-ci, elle a lieu également lors de l’adoubement de l’enfant, qui avait été élevé par une tante maternelle, sa propre mère ayant dû se séparer de Milon, après un accouchement secret, et prendre un époux qu’elle n’aimait pas : « La dame ki lur fiz nurri, tant ot esté ensemble od li qu’il esteit venuz en eé) a chevalier l’a adube. Mult i aveit gent dameisel. Le bief li rendit Li rendit e l’anel. Puis li a dit ki est sa mere, e l’aventure de sun pere, e cum il est bons chevaliers, tant pruz, tant hardie e tant fiers n’ot en la terre nul meilur de sun pris ne de sa valur. » (Milon, v. 289-300) Par contre, le jeune homme n’est pas nommé dans ce lai, mais, une fois devenu chevalier, ses exploits lui valent une telle renommée qu’elle nous semble fonctionner

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comme une nouvelle identité. De plus, c’est grâce à cette renommée que son père, Milon, entend parler de lui, et c’est encore elle qui les rapproche davantage, rendant possible leur rencontre et, par la suite, la réunion des amants dans un nouveau couple. Si la vengeance contre le seigneur jaloux, qui avait toutefois élevé le jeune homme, n’y a plus lieu, c’est parce que la version courtoise de la mort naturelle se substitue au crime. À l’instar de la plupart des personnages féminins de Marie de France, la dame du lai de Guigemar n’est pas individualisée par un nom propre elle non plus. Malgré cet anonymat, on découvre son identité grâce à une ceinture, qu’elle porte en marque de fidélité, plutôt qu’à son apparence physique, dont Guigemar commence vite à douter, jugeant que les femmes se ressemblent toutes. En revanche, ce chevalier a un nom propre que la dame invoque lorsque, une fois dévoilée leur relation adultère, elle se lamente de son sort, ne voyant d’autre issue à ce malheur que le suicide : « Guigemar, sire, mar vus vi ! Mielz vueil hastivement murir que lungement cest mal sufrir ! Amis, se jeo puis eschaper, la u vus fustes mis en mer me neierai ! » (Guigemar, v. 668-673) L’évasion de la clôture conjugale et le voyage qu’elle entreprend au bord de la nef magique, une aventure au féminin pour ainsi dire, rend possibles leurs retrouvailles, comme nous l’avons déjà souligné. En effet, dès qu’il est prononcé par son rival, Mériaduc18, le nom de Guigemar suffit à la dame pour l’identifier, bien qu’elle fasse appel, à son tour, à un autre trait distinctif tenant à l’apparence physique, à savoir le nœud d’un pan de la chemise, dont l’existence la rassure pleinement quant à l’identité de l’amant. La sagesse se joint donc à la beauté et à la fidélité dans le profil identitaire de ces femmes, traits qui reposent sur l’imaginaire courtois aussi bien que sur le discours théologique. Mais la beauté n’est pas toujours un garant de fidélité, comme on s’y serait attendu. Une pareille exception est l’épouse adultère et criminelle du lai d’Équitan. Il convient de remarquer de nouveau l’absence du nom propre pour le personnage féminin, de même que pour son mari, qui est désigné par sa fonction politique et sociale : il était le sénéchal et le vassal du roi. D’ailleurs, le seul personnage qui jouit d’un nom propre est ce dernier, mais le prénom Équitan apparaît à plusieurs reprises en alternance avec l’appellatif de roi, qu’on préfère surtout dans la deuxième partie, peut-être parce qu’on veut souligner ainsi à quel point la faute d’acquiescer un assassinat nuit à l’identité sociale et politique de celui qui aurait dû se conduire d’une manière irréprochable envers un bon vassal, son sénéchal.

18 La première syllabe du prénom Mériaduc, personnage maléfique, fait partie du même paradigme que les syllabes à connotation négative Mal-/ Mar-, qu’on retrouve dans les prénoms des païens, dans les gestes, mais aussi à l’altération Mél-, dans Méléagant, par exemple). Voir à ce sujet J. Ribard, Le Moyen Âge. …, op. cit., p. 80, 83.

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On pourrait penser que, dans Éliduc, le personnage masculin bénéficie d’une identité précise, définie, censée le singulariser, puisqu’il est nommé. En réalité, cette identité s’appuie moins sur le nom en tant que tel que sur son origine, sur les rapports de dépendance vassalique qui le relient à un seigneur et notamment sur sa vaillance, donc sur sa profession de guerrier. En ce qui concerne les deux femmes, qui ont des noms propres aux sonorités rapprochées, leur identité s’ancre essentiellement dans des références sociales, morales ou culturelles. Ainsi, Guildeluec est l’épouse fidèle, qui accepte de renoncer à son identité terrestre pour rendre heureux son mari épris de Guilliadon, une jeune fille lointaine d’origine noble, qui incarne, quant à elle, la parfaite dame courtoise. Pourtant, une nouvelle approche du texte mène à la conclusion que la problématique identitaire est plus complexe qu’on ne le supposait, car Guilliadon19, dont l’identité repose sur des topoï courtois (beauté, sagesse, courtoisie) autant que sur des références sociales et politiques (elle est fille et héritière légitime d’un roi), renonce aux liens de parenté au moment où, déguisé, elle quitte le palais de son père. Une autre étape dans sa métamorphose identitaire est le voyage en mer, lors duquel la tempête suscite à tel point la haine des matelots qu’ils désirent la jeter dans l’eau pour échapper à la colère divine. La pâmoison de Guilliadon à cause de la vérité qu’elle apprend sur son amant, qui était déjà pris dans une relation légitime, et tout particulièrement le rituel funéraire qu’Éliduc accomplit dans la chapelle où il dépose son corps inanimé marquent la perte définitive de la première identité, un seuil obligatoire avant la renaissance ultérieure. Or, si la jeune fille est ressuscitée, c’est avant tout grâce à l’épouse bienveillante, qui, comme le remarque à juste titre Laurence Harf-Lancner, choisit délibérément la vie monastique au prix de son identité antérieure : « Dans Éliduc, Guilliadon est ressuscitée par la fleur magique qui vient de permettre à une belette de rendre la vie à sa compagne, mais aussi et surtout par un miracle de l’amour : Guildeluec lui redonne la vie en supprimant la cause de sa mort, la douleur de savoir son ami déjà marié. »20 En fait, l’identité d’Éliduc, qui semblait immuable au début, subit elle même des métamorphoses successives, non seulement parce que, pour un certain temps, il mène une vie double, mais également parce que, au terme de l’exil qu’il s’est imposé loin de son pays, il devra regagner sa renommée de chevalier, une valeur sociale importante à l’époque. D’autre part, il lui faudra intégrer une dimension affective à la nouvelle identité, puisque, une fois perdue l’affection de sa première épouse au profit de l’amour de Guilliadon, il aura encore à apprendre à vivre auprès d’elles, à harmoniser les sentiments qu’il nourrit envers la nonne et envers sa deuxième épouse. Ainsi, la reconfiguration identitaire d’Éliduc dépend considérablement de ces figures 19 La ressemblance des deux prénoms, soulignée déjà par l’exégèse, conduit à une indifférenciation, d’où l’idée de dédoublement, un procédé employé également dans d’autres récits arthuriens : « Figure unique de femme sous deux visages différents, à laquelle seul l’autre monde du cloître – anticipation terrestre du véritable Autre Monde – parviendra à conférer, à rendre, l’unité originelle qui s’est un jour perdue. » ( J. Ribard, Le Moyen Âge. …, op. cit., p. 86.) 20 Laurence Harf-Lancner, « Introduction » à Marie de France, Lais, op. cit., p. 21.

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féminines, ce qui a pu justifier le second titre du lai, focalisé précisément sur leurs prénoms, un titre que Marie de France tient à signaler dans les premiers vers, car il l’aurait emporté sur la version masculine : « Guillliadun ot nun la pucele, el reialme nen ot plus bele. La femme resteit apelee Guildeluëc en sa cuntree. D’eles dous a li lais a nun Guildeluëc ha Guillliadun. ‘Eliduc’ fu primes nomez, Mes ore est li nuns remuëz, kar des dames est avenu l’aventure dunt li lais fu. » (Éliduc, v. 17-26) Notre analyse ne saurait cependant exclure du corpus le lai du Chèvrefeuille, qui offre un exemple particulier pour la problématique identitaire. En effet, à l’instar du lai de Lanval, qui met à profit l’intertextualité, seul le nom d’Arthur21 étant censé éveiller dans le mental collectif une identité fictionnelle bien précise, le lai de Chievrefueil fait place à plusieurs occurrences du nom de Tristan, qui est, en outre, le compositeur du lai. On y retrouve aussi le nom de Marc (qualifié avant tout par sa fonction politique de roi) et celui de Bragien, la seule suivante qui bénéficie d’un nom propre. Le nom d’Yseut est, par contre, absent, car on lui préfère le titre de reïne, autrement dit une désignation à valeur sociale, « associée tout au long du lai à celle de rei », comme si l’on voulait renforcer « la cohésion du couple royal » et, à la fois, « rejeter à jamais Tristan »22. Or, cette affirmation doit être nuancée à notre sens, puisque, grâce à la large diffusion de la légende tristanienne dans la culture orale autant que dans la culture écrite, diffusion que Marie de France ne manque pas de rappeler, ces personnages ont, paradoxalement, une identité plus définie que les autres, une renommée incontestable surplombant déjà leurs noms. La conclusion qui se détache de tous ces exemples est que les femmes échappent rarement à l’anonymat dans les Lais de Marie de France. Lorsqu’elles parviennent pourtant à y échapper, l’identité conférée par le nom propre s’avère insuffisante et nullement censée les singulariser, d’où l’appel à des clichés qui complètent cette identité féminine tout en la pliant aux modèles promus par le discours théologique (la bonne épouse ou l’épouse adultère) et surtout par la rhétorique courtoise (la figure idéalisée de la domna). Reposant plus souvent sur un nom propre et sur des marqueurs identitaires politiques et sociaux, voire géographiques, qui ancrent plus nettement l’individu dans une communauté, l’identité des personnages masculins

21 Lanval serait l’anagramme d’Avalon, une île où les fées auraient emmené Arthur après sa dernière bataille. C’est dans cet Autre Monde donc que Lanval, lui-même chevalier du roi Arthur, est finalement conduit par sa dame. Voir à ce sujet Michèle Koubichkine, « À propos du lai de Lanval », Le Moyen Âge, 1972, p. 467-488. 22 Jacques Ribard, Le Moyen Âge. …, op. cit., p. 77.

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est loin d’être immuable elle aussi, notamment dans le cas des jeunes hommes, qui ne cessent jamais de se (re)construire par rapport au regard des autres, et cela signifie que tout fils doit intérioriser un héritage identitaire qui le rattache au père biologique, intégrer ou réintégrer son propre lignage.

Sandrine Legrand

Hector des Mares Hector de Troie dans le monde Arthurien ?

Le nom de Troie au Moyen Âge est souvent associé au phénomène de translatio imperii et studii. C’est ainsi que Benoît de Sainte-Maure, en transposant l’œuvre de Darès1 en français, fait de son Roman de Troie2 une somme sur la matière troyenne, l’imposant comme nouvelle référence sur le sujet. Une lecture politique du mythe permet aussi aux maisons royales, en particulier celle des Plantagenêt, de se rattacher à cette lignée, à une époque où ils sont en concurrence avec la maison de France, qui elle aussi prétend descendre de Priam. Le phénomène cependant se pose en termes différents en ce qui concerne la littérature arthurienne. Si dans un premier temps, la dimension politique de la légende troyenne est très importante dans l’œuvre de Geoffroy de Monmouth et de Wace, la volonté d’émulation littéraire semble prendre le pas sur celle-ci par la suite. Bien plus, l’analyse du personnage d’Hector dans la littérature arthurienne, héros par excellence du mythe troyen, et ce depuis les réécritures latines tardives de l’œuvre d’Homère, révèle, par-delà la translatio studii, un désir d’intégrer la matière antique pour la dépasser. L’origine des liens entre Troie et l’histoire d’Arthur remonte à l’Historia regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth3, qui, vers 1136-1138, fait des Bretons les descendants des Troyens en fuite. En 1155, soit une dizaine d’années avant l’écriture du Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure, Wace4 met en roman le texte de Geoffroy de Monmouth et reprend cette même filiation. Le topos des origines troyennes est riche d’une importante signification politique et historique chez nos deux auteurs, car il offre aux souverains anglo-normands puis anglo-angevins les ancêtres exceptionnels dont ils avaient besoin pour s’imposer sur le plan intérieur, et se faire respecter sur

1 Daretis Phrygii De excidio Troiae Historia, éd. Ferdinand Meister, Leipzig, Teubner, 1873 (réédition 1991). 2 Benoît de Sainte-Maure, Roman de Troie, publié d’après tous les manuscrits connus par Léopold Constans, Paris, Firmin Didot, « SATF », 1904-1912. 3 Geoffroy De Monmouth, Histoire des rois de Bretagne. Traduction et commentaire par Laurence Mathey-Maille, Paris, Belles Lettres, « La Roue à livres », 18, 1992, Réimpr. : 2004. 4 Wace’s Roman de Brut : A History of the British, Text and Translation by Judith Weiss, Exeter, 1999.

Miroirs arthuriens entre images et mirages : actes du xxive Congrès de la Société Internationale Arthurienne, éd. par Catalina Girbea, Mihaela Voicu, Ioan Panzaru et. al., Turnhout, 2020 (Culture et société médiévales, 34), p. 393-401 © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.117133

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le plan extérieur5. C’est donc bien en termes de translatio imperii que s’opèrent ces premiers rapprochements entre Troie et la Bretagne et, quand est écrit le Roman de Troie, le nom de Troie est déjà porteur d’une symbolique politique importante dans le monde breton. À la fin du xiie siècle, dans Ille et Galeron de Gautier d’Arras6, la référence troyenne conserve avant tout cette dimension politique. Ille doit en effet choisir entre l’héritage de Bretagne, incarné par un mariage avec Galeron, et celui de Rome, incarné par un mariage avec Ganor. Il épousera successivement les deux femmes et les enfants nés de ces unions permettront la réconciliation des deux mondes. Cette œuvre se place ainsi dans le prolongement du Brut par la réflexion menée sur le double héritage breton et romain. À une ascendance purement bretonne, présentée comme problématique dans le roman, se substitue donc un double héritage romain et breton. Mais Ille étant fils d’Éliduc, le héros de Marie de France, il pose aussi la question de la filiation littéraire. Translatio imperii et translatio studii vont ici de pair. C’est dans ce texte que l’on rencontre une première référence à Hector de Troie dans le cadre d’un combat : Lores i ot des cous donés : C’est li lions avironés, Qui fiert cestui et fiert celui Et ki n’espargne a coup nului. S’Ector i fust, ne se tenist Que ses compains ne devenist Ne li fausist toute sa vie Ne d’amor ne de compagnie. (v. 608-615) Dans une œuvre où la lignée du héros descend de Rome et non plus directement des Troyens, cette occurrence révèle surtout de l’influence du Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure : un acte de bravoure extraordinaire appelle, dès cette époque, une référence à Hector, perçu comme une figure de la prouesse guerrière, qui peut se lire comme une trace de la « mode troyenne » lancée par le roman de Benoît dont témoignent d’autres textes de cette époque comme Le Roman des aventures de Fergus ou Amadas et Ydoine, qui font intervenir ponctuellement des héros de la guerre de Troie7.



5 Laurence Mathey-Maille le souligne : « au seuil du récit [de Wace], le mythe troyen joue un rôle unificateur : les Bretons, descendants des Troyens, sont proches des Romains et donc susceptibles d’assumer une possible transmission de pouvoir vers les terres de l’extrême Occident. » (« Mythe troyen et histoire romaine : de Geoffroy de Monmouth au Brut de Wace », Entre fiction et histoire : Troie et Rome au Moyen Âge, études recueillies par Emmanuelle Baumgartner et Laurence HarfLancner, Presses de la Sorbonne nouvelle, 1997, p. 123.) 6 Ille et Galeron, éd. Yves Lefèvre, Paris, Champion, « CFMA », 109, 1988 – Réimpr. : 1999. 7 Guillaume le Clerc, The Romance of Fergus, ed. Wilson Frescoln, Philadelphia, Allen, 1983, v. 24-31 ; Amadas et Ydoine, roman du xiiie siècle, éd. John R. Reinhard, Paris, Champion, « CFMA » 51, 1926, v. 5836-5842.

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D’autres exemples nous invitent également à rattacher les références à Troie directement au roman de Benoît. Dès la Première Continuation de Perceval8, qui date de la fin du xiie siècle, se trouve une ekphrasis décrivant la chambre où sont soignés les blessés : Trop par ert painte ricement De couleurs et d’argent et d’or. L’estoire de Troie e d’Ector, Con Paris ravi bele H[el]aine Et la grant angoise et la paine Que il traist por li longement, I estoit painte soutiument. (v. 5188-94) Cette ekphrasis rappelle celle de la Chambre des Beautés où Hector est soigné dans le Roman de Troie (vers 14601-14958). Dans les deux cas, la pièce se caractérise par sa richesse et sert à soigner des blessés. On peut donc y voir un écho intertextuel entre le roman de Benoît et la matière arthurienne. La référence à Hector ne semble pas être une leçon donnée aux héros, comme c’est le cas dans l’ekphrasis9 du Jugement de Pâris dans la salle du conseil des Bretons dans le Perceval en prose10, mais fonctionne plutôt comme un écho au texte de Benoît, d’ordre méta-poétique : l’auteur montre ici sa connaissance du roman antique et sa capacité à rivaliser avec lui sur un même motif. À la fin du xiiie siècle, deux nouvelles ekphraseis mettant en scène Troie vont nous permettre de mesurer l’évolution du traitement du mythe. La première se trouve dans Floriant et Florete11 où une tenture ornant la nef de Floriant raconte l’histoire de Troie de sa fondation à la mort de Priam et la fuite d’Énée. Ce texte reprend la trame du Roman de Troie mais le résume sans s’attarder particulièrement sur certains épisodes. Le nom d’Hector y apparaît une fois : Et en l’autre partie avoit Ensi com Troies fu fondee Qui tant fu riche et asazee, Si com Paris ravit Elaine Dont cil de Troie orent tel paine, Si com Hector et Archilèé, Troïlus et Diomedés, Em bataille se maintenoient Et les grans cols qu’il i sousfroient. 8 Première Continuation de Perceval, éd. William Roach, trad. française Colette-Anne Van CoolputStorms, Paris, Librairie générale française, Livre de Poche, « Lettres Gothiques », 1993. 9 Richard Trachsler, Disjointures-Conjointures. Étude sur l’interférence des matières narratives dans la littérature française du Moyen Âge, Romanica Helvetica, vol. 120, Tübingen und Basel, Francke Verlag, 2000, p. 95. 10 The Didot Perceval, according to the manuscripts of Modena and Paris, ed. William Roach, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1941, p. 258. 11 Floriant et Florete, éd. bilingue établie, traduite, présentée et annotée par Annie Combes et Richard Trachsler, « Champion classiques », Paris, 2003.

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D’une part iert li lanceïs Et d’autre part li fereïs, Com il traioient les espees Dont se donoient grans colees. (v. 870-882) Un siècle après l’ekphrasis de la Première Continuation de Perceval, ce texte souligne l’influence du roman de Benoît : le récit est plus long et les personnages sont présentés en duos guerriers. Or, si l’association d’Hector et d’Achille est évidente, celle de Troïlus et Diomède se réfère clairement à la tradition médiévale du mythe troyen et ajoute la dimension amoureuse de certaines luttes, malgré le développement qui suit sur la violence des coups échangés qui, cette fois, met en avant le traitement épique du mythe. Cette ekphrasis est emblématique de ce texte qui se caractérise par son syncrétisme : Floriant, élevé par la fée Morgue, devient ami d’Arthur, est empereur de Constantinople et de nombreux personnages du roman portent des noms de héros de geste. La référence à Troie permet d’intégrer aussi au roman la matière antique. Ce désir est bien plus évident toutefois dans l’ekphrasis que l’on trouve dans Escanor12 de Girart d’Amiens. Sur une peinture du château de Brian est représentée l’histoire de Troie, depuis l’enlèvement d’Hélène jusqu’à l’épisode carthaginois des aventures d’Énée. Elle comporte plus de 150 vers et apparaît comme un résumé du Roman de Troie. Escanor est écrit à la fin du xiiie siècle, période où les premières mises en prose du Roman de Troie témoignent de la vigueur du mythe. Il n’est donc pas étonnant de voir ici une référence aussi précise à sa version de l’histoire de Troie. On y rencontre Hector dans l’épisode où il accorde une trêve à Ajax Télamon . Mais c’est, semble-t-il, directement à la version de Benoît qu’il semble se référer : Son estre point ne li cela, Ainz fist tant qu’il s’entreconurent Et entr’ofrirent, si qu’il durent, Lour avoir et lour amistié. Et Thelamon qui ot pitié De Grix qu’il vit en tel martire, Prist doucement Hector a dire Qu’il vauroit mout qu’il retraisist Ses genz arriere et lor vausist Doner trives dusqu’au demain : Lors porront rassambler bien main, S’aucunz acors n’ i ert trovez. Et Hector conme fox prouvez Fist adonques tot son voloir […] (Escanor, vers 15666-15679)

A Hector s’a tant combatu Qu’il se sont entreconeü. Li uns a l’autre fist grant joie : Hector l’en voust mener a Troie Por son grant parenté veeir ; Mais il en crensist blasme aveir : Ne voust aler ensemble o lui. Mout se baisierent ambedui, Mout s’acolerent e joïrent E lor chiers aveirs s’entrofrirent. Cil li a dit e fait preiere Que sa gent face traire ariere E comant les a departir, Qu’a ço porront bien revenir Chascun jor mais, tant que seit fin. Hector li a dit : « Beau cosin, « Vostre plaisirs en sera faiz […] (Roman de Troie, vers 10133-10149)

12 Escanor, roman arthurien en vers de la fin du xiiie siècle, éd. Richard Trachsler, Genève, Droz, 1994.

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Certaines expressions13 sont communes aux deux oeuvres et la fin de l’extrait est un discours narrativisé correspondant au discours direct d’Hector du roman antique. La suite14 reprend également le texte de Benoît où le narrateur intervient pour commenter cette décision et annoncer la chute de Troie mais le contenu de l’intervention diffère légèrement : dans Le Roman de Troie, le narrateur précise que les Troyens ont raté la seule occasion de détruire la flotte grecque (10176-10188), tandis que dans Escanor, le narrateur annonce explicitement la chute définitive de la cité et se place ainsi dans une perspective historique. Troie permet ainsi une réflexion sur le devenir des civilisations, en particulier sur leur chute. La suite, qui raconte les exploits du fils de Priam au combat jusqu’à sa mort de la main d’Achille (vers 1568915699), n’est pas à proprement parler une réécriture d’un extrait du Roman de Troie, mais plutôt d’un assemblage de motifs liés au Troyen dans le texte de Benoît : il sort fierement de Troie, rassemble ses troupes, tue des rois et représente pour les Grecs la menace la plus forte dans l’armée troyenne. Le ton emphatique employé n’est pas sans rappeler les commentaires de Benoît sur les exploits d’Hector au combat. En revanche, la mort du Troyen reste implicite, alors que c’est d’ordinaire le motif qui lui est le plus intimement associé. Ce silence est peut-être la solution trouvée par l’auteur au dilemme face auquel il se trouvait : donner une vision favorable d’Achille, victime d’Hécube et Pâris, et respecter le texte-source. Cela explique qu’il n’a pas souhaité reprendre à son prédécesseur la mort par trahison que le Grec inflige à Hector. En inscrivant son oeuvre dans la lignée du Roman de Troie, il suggère que l’on compare son propre talent de conteur avec celui de Benoît, montre sa capacité à traiter un sujet antique et, par là même, fait savoir que son propre sujet vaut tout autant. De plus Troie ainsi qu’Hector et Achille y gagnent une dimension exemplaire : leur histoire contée sur les murs du château de Brian devient une leçon de bravoure pour Gauvain qui la découvre. Mais cette pièce, dont la beauté et la richesse font écho, une nouvelle fois mais de manière implicite, à la Chambre des Beautés, mais aussi à la ville de Troie elle-même, est conçue, souligne le texte, comme un écrin à la beauté d’Esclarmondine. Par ce biais, merveilleux arthurien et merveilleux antique se rejoignent. Dans Escanor, Hector apparaît donc comme une figure positive : modèle de prouesse, il commet cependant l’erreur d’accorder une trêve aux Grecs, signant la perte de la ville. Le texte qualifie cette décision de folie. Face à lui, tout aussi brave, Achille commet aussi une folie : celle d’aimer Polyxène. Ainsi, les deux héros sont à la fois des modèles de bravoure à imiter et des exemples à ne pas suivre pour Gauvain. Cette œuvre permet aussi de mesurer l’influence du mythe troyen à cette époque : les personnages d’Hector et d’Achille prennent corps dans ce texte, des épisodes précis leur sont désormais associés, alors qu’un siècle plus tôt dans l’ekphrasis de la Première Continuation de Perceval, Hector était simplement cité.

13 Le surlignement dans les textes est de mon fait. 14 « De coi Troies fist puis doloir, / Car tel folie ne fist honz, / Car fonduz en fu Hylionz / Et la noble deserte. / Troien / Et Troye a qui fu lor appuis / Que recouvree ne fu puis / Et croi que jamais ne sera / Tant con cis siecles duerra. » (Escanor, éd. cit., vers 15680-15688).

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Les références à Hector de Troie dans la littérature arthurienne semblent donc davantage devoir au roman de Benoît de Sainte-Maure qu’au Brut de Wace, sans doute parce que, à partir du xiiie siècle, le mythe de l’origine troyenne est désormais davantage attaché aux Francs dans les textes français15. Les rapports entre les deux mondes doivent avant tout se lire en termes d’émulation littéraire. C’est pourquoi la figure d’Hector y apparaît davantage. On y retrouve les grandes caractéristiques du héros troyen : sa bravoure au combat, sa mort et l’association de son destin à celui de Troie. Le personnage est toujours présenté de manière positive, comme un modèle à égaler ou un exemple de courage. Cette influence désormais avérée nous invite alors à nous interroger sur le nom d’un des personnages importants de l’histoire du Graal telle que la raconte le Lancelot en prose : Hector des Marés. Si l’influence du roman de Benoît est telle, peut-on imaginer que le choix du nom Hector pour appeler le demi-frère de Lancelot du Lac soit un pur hasard ? Peut-on appeler un personnage Hector au début du xiiie siècle sans que le lecteur n’y voie une référence au fils de Priam et à la connotation de prouesse attachée à ce nom ? Si l’on part de cette hypothèse, on peut cependant se demander si l’hypotexte troyen a influencé les actions du demi-frère de Lancelot. Dans la chanson de geste, Hector de Valpenée16 et Hector de Salorie ont un comportement qui n’est pas sans rappeler celui de leur illustre homologue. En est-il de même pour le héros arthurien ? Dans Les premiers Faits du roi Arthur, composé entre 1230 et 128017, Hector des Marés est le fils du roi Ban et de la fille d’Agravain le Noir18. Merlin favorise cette union en jetant un sortilège qui attire irrésistiblement Ban et la jeune fille l’un vers l’autre et annonce que de celle-ci un tel fruit en istra dont toute la terre de Bretaigne en sera honeree pour la grant prouece qu’il aura (§ 713) et ajoute plus loin, pour convaincre le roi Ban, qui est marié, d’accepter la jeune fille, que leur enfant sera le bon et le bel dont il courra grant renonmee parmi le roiaume de Logres (§ 715). Après la conception, le narrateur annonce à son tour la naissance d’un fill et dont Lancelos ot puis grant joie et grant honour pour la grant bonté qui lui en fu (§ 716). Cette conception porte une marque très arthurienne, dupliquant la naissance bâtarde d’Arthur racontée dans le Merlin mais présente le héros en termes de renommée et de prouesse comme son homonyme troyen. Dans la première partie du Lancelot19, il est un chevalier en quête d’aventures qui participe à un certain nombre de combats dans lesquels il se caractérise par son grand sens de l’honneur20, mais il est aussi un chef de guerre accompli, qui organise 15 En témoignent l’Histoire ancienne jusqu’à César et Le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure. 16 Sandrine Legrand, « Hector de Troie et Hector de Valpenée (La Chanson d’Aspremont et Beuve de Hantone) Epic Connections / Rencontres épiques. Proceedings of the Nineteenth International Conference of the Société Rencesvals, Oxford, 13-17 August 2012. Ed Marianne J. Ailes, Philip E. Bennett and Anne Elizabeth Cobby. Edinburgh 2014, p. 403-415. 17 Philippe Walter, notice de Les Premiers Faits du roi Arthur, Ibid., p. 1804-1805. 18 Les Premiers Faits du roi Arthur (Le Livre du Graal, dir. Philippe Walter Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2001-2009, t. 1.) 19 La Marche de Gaule (Le Livre du Graal, Ibid., t. 2.) 20 Ainsi, alors qu’il combat un chevalier pour défendre une demoiselle (§ 708), il utilise le bout arrondi de sa lance car son adversaire est désarmé au moment où il le frappe (§ 709). Il sauve aussi son adversaire Marganor tombé dans le marais (§ 753), jugeant ce type de mort indigne d’un chevalier.

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la défense du château contre Marganor (§ 738-739), qualités qui le rapprochent du héros troyen. Chronologiquement, il s’agit du premier texte où apparaît le personnage d’Hector des Marés dans les années 1215-122521, puisque Chrétien de Troyes ne le mentionne pas. Il semble donc être une invention du prosateur et sert d’intermédiaire entre les figures de Gauvain et Lancelot en termes de prouesse. Le choix du nom d’Hector serait donc signifiant, en revanche son comportement est bien celui d’un chevalier arthurien22. Lorsqu’il se lance avec Lionel et Gauvain en quête de Lancelot, son chemin est parcouru de duels et d’épreuves merveilleuses, comme il se doit. La valeur d’Hector se révèle particulièrement lorsqu’il bat incognito Gauvain, lors d’un tournoi (§ 226)23, avant de lui demander pardon lorsqu’ils se reconnaissent. Il délivre une dame après avoir tué le chevalier plein de traîtrise qui la garde prisonnière et les deux lions qui la surveillent (§ 247-258). Ces scènes correspondent à des archétypes du roman arthurien et les exploits d’Hector n’ont aucun rapport avec ceux du fils de Priam. Il est d’abord le demi-frère de Lancelot et appartient au « clan du roi Ban », constitué des deux groupes de deux frères (Lionel-Bohort et Hector-Lancelot). Le point commun entre Hector de Troie et Hector des Marés doit davantage être cherché au niveau de leur rapport au sacré. Comme le héros antique, dont l’échec, malgré sa bravoure, est souvent expliqué par son appartenance au paganisme24, Hector fait partie, avec Lionel, des réprouvés de la quête du Graal. Il échoue, comme ses compagnons, à resouder l’épée d’Helyer (§ 201sq), se révélant ainsi moins preux qu’on pouvait l’espérer et indigne du Graal. Une autre épreuve confirme cet échec face au surnaturel et particulièrement au sacré. Gauvain et Hector sont roués de coups au cimetière par les épées qui surmontent les tombes et sortent couverts de honte (§ 229-232), car ils ne recherchent que la prouesse mondaine. À la suite de son homologue troyen25, Hector est aussi celui qui ne tient pas compte des avertissements donnés par les inscriptions, méprisant les mises en garde du pouvoir surnaturel : il prend ainsi le chemin de gauche après avoir lu « garde, si chier com tu as ton cors, que tu ne t’achemines en celui assenestre, car bien saces que tu n’en partiras ja sans honte » (§ 232). Chevalier aventureux, il n’hésite pas devant les défis, mais sa vaillance est insuffisante quand l’épreuve a trait à la quête du Graal, où la pureté vaut autant que la prouesse. C’est pourquoi lorsqu’il affronte Lancelot, ce dernier a toujours le dessus, que ce soit au tournoi de Peningue (§ 538-544)26 ou lorsqu’ils se rencontrent dans une forêt (§ 572), même s’il montre une grande vaillance. Dans La Quête du saint

21 Le Livre du Graal, Ibid., t. 1, Chronologie, LXI. 22 Seuls quelques détails font référence à l’origine troyenne du nom du héros. Par exemple, Orvale de Guindel, cousine de Lancelot qu’Hector sauve, n’est pas sans rappeler Orva la fee qui offre le cheval Galatée à Hector de Troie dans le roman de Benoît. 23 La Première Partie de la quête de Lancelot (Le Livre du Graal, Ibid., t. 2). 24 Sandrine Legrand, « Hector le Sarrasin, une figure paradoxale de la littérature médiévale », Atlantide n°2, http://atlantide.univ‐nantes.fr. 25 Dans le Roman de Troie, Hector méprise le songe prémonitoire d’Andromaque (v. 15279-15354) ce qui causera sa mort. 26 La Seconde Partie de la Quête de Lancelot (Le Livre du Graal, Ibid., t. 3).

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Graal27, le chemin d’Hector rejoint celui de Gauvain, tant du point de vue diégétique que symbolique : le fils de Ban vient définitivement se placer parmi ceux qui sont indignes du Graal, car ils recherchent l’aventure pour l’aventure et ne sont pas dans une quête spirituelle, ce qui pourrait être une manière de définir la supériorité du roman arthurien sur le roman antique. Leur échec, qui symbolise celui d’une partie de la chevalerie arthurienne, est particulièrement mis en évidence lors du songe que l’ermite Nascien28 va déchiffrer : Hector reste sur son cheval, ce qui signifie qu’il refuse de renoncer à l’orgueil ; aussi la maison du Roi Pêcheur lui sera-t-elle fermée. Malvais chevalier recreant (§ 346), il doit fuir et s’enfonce dans la forêt. Hector des Marés et Hector de Troie ont donc des traits communs, comme la prouesse29 et l’orgueil, mais on pourrait en dire autant de Gauvain ou d’autres chevaliers de la Table ronde. Si leur bravoure prend valeur d’exemple, ces deux personnages échouent, l’un à sauver Troie, l’autre dans sa quête du Graal. Mais le rapprochement s’arrête là, car nous n’avons trouvé dans l’étude du Lancelot aucune scène ni aucune référence intertextuelle qui auraient permis d’établir de liens plus intimes entre ce héros et son homologue antique. Toutefois, si au début du xiiie siècle le héros troyen semble surtout prêter son nom au demi-frère de Lancelot, on peut se demander si les auteurs avaient conscience de l’origine troyenne de ce nom. L’exemple d’Escanor de Girart d’Amiens apporte un éclairage nouveau sur la question : les deux Hector s’y côtoient. L’histoire de Troie et de son prince est représentée, comme nous l’avons vu, sur une peinture du château de Brian, tandis que Hector des Marés apparaît lors du tournoi de Baubourc : Burelé d’argent et de geules Raloit Hector l’escu portant Au noir demi lion rampant, Unes armes qui bien li sirent30. Celles-ci semblent mêler les attributs du héros arthurien (d’argent et de geules31) et celles d’Hector de Troie (le lion rampant). Un vers attire particulièrement notre attention : lors d’un tournoi, il se heurte à Dinadan et Espinogres, qui le frappe violemment mais, reprenant le vers du Roman de Troie, l’auteur précise qu’Hector ne muet ne ne chancele (v. 12302), avant de renverser son adversaire. S’il s’agit d’un vers topique, il n’en reste pas moins que Benoît l’associe à deux reprises à Hector32, détail conservé par deux des mises en prose33, et cette reprise textuelle montre que l’auteur d’Escanor a voulu faire 27 Le Livre du Graal, Ibid., t. 3. 28 Ibid., § 205. 29 Dans La Mort du roi Arthur (Le Livre du Graal, Ibid., t. 3), la prouesse d’Hector est rappelée à plusieurs reprises (§ 19-20, § 46, § 94, § 112) servant d’exemple aux chevaliers présents, mais aussi par sa colère et son désir de vengeance, ce qui n’est pas sans rappeler Hector de Troie dans une œuvre où le nom du héros troyen est cité par Bohort à la reine parmi les exemples de valeureux chevaliers. 30 Escanor, éd. cit., v. 3598-3601. 31 Dans La Devise des armes des chevaliers de la Table ronde, se trouve celle d’Hector des Marés d’argent à trois bandes de gueulles a ung soleil d’azur. (Gyron le Courtois, avecques la Devise des armes de tous les chevaliers de la Table Ronde, imprimé à Paris pour Antoine Vérard, Paris, 1498.) 32 V. 8342 et 12106. 33 Prose 2, Grenoble, BM, 861, fol. 32vb ; Prose 3, Rouen, BM, O.33, fol. 26vab.

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un lien entre Hector des Marés et son homonyme antique. A travers cet exemple nous constatons que les auteurs percevaient l’arrière-plan troyen derrière ce patronyme. Par conséquent, Hector des Marés, par le choix même de son nom, hérite de la réputation de vaillance intimement associée au fils de Priam. Cet héritage est également celui de tout personnage portant le nom d’Hector, comme, dans Escanor, Hector fils d’Arès34. Cependant donner ce nom à un chevalier, auquel aucune action particulière n’est prêtée, banalise aussi son attribution. Hector est devenu un nom de chevalier parmi d’autres, sans qu’il véhicule alors une connotation particulière de prouesse ou d’orgueil. Ainsi dans Escanor, le traitement du nom Hector est double : si l’auteur réactive le lien avec la matière troyenne, il témoigne également, en nommant un autre guerrier Hector, que c’est un patronyme désormais courant parmi les héros arthuriens. C’est aussi ce que révèle l’étude du Roman de Tristan en prose35. On retrouve les traits d’Hector des Marés du Lancelot en prose. Tristan le présente comme le plus preux après Lancelot, Bohort et Bliobéris (§ 334). Il accompagne Gauvain blessé dans une abbaye (§ 193) avant de le haïr (§ 558). Arrivé devant la chambre du Graal, il voit la porte se fermer devant lui (§ 558), ce qui le désespère d’autant plus que cela s’est produit en présence de Lancelot. Mais lorsqu’il combat au Chastel félon, construit par Gabanasar de la lignée de Priam de Troie après la destruction de la cité et habité par les Sarrasins (§ 530), Hector des Marés est bien perçu comme un chevalier appartenant pleinement à l’univers arthurien, puisqu’il est aux côtés de Galaad. Aucune allusion ne le rattache au peuple troyen qui est ici son ennemi. De plus, on rencontre également dans cette œuvre d’autres personnages portant le nom d’Hector : Hector le brun, père de Galehaut le brun, présenté comme le meilleur chevalier de son époque, généreux lorsqu’il cède à Helyanor la reine qu’il a conquise ; Hector le fils d’Helain le brun, son neveu. Au terme de cette étude, il nous apparaît que le nom Hector est associé à des connotations de vaillance qui nous invitent à penser qu’il n’a pas pu être donné par hasard à un personnage tel qu’Hector des Marés. De ce fait, ce nom indique aussi que le héros qui le porte est lié à un monde ancien, antérieur à la Révélation, ce qui explique l’échec nécessaire du chevalier dans la quête du Graal, tout comme Hector de Troie échouait malgré sa bravoure exemplaire à sauver sa cité. Le roman arthurien se développe ainsi en réaction au roman antique, dont il remet en cause la dimension essentiellement épique. Aussi la référence au passé troyen, dont est issu aussi l’ennemi romain, ne peut être que dépassée par les valeurs du monde arthurien et la prouesse de ses chevaliers. C’est pourquoi la translatio studii n’aboutit pas, en ce qui concerne Hector, à un syncrétisme, mais à une assimilation complète de la matière étrangère : Hector des Marés est avant tout un chevalier arthurien relié par son nom au monde troyen, dont la légende appartient à un passé désormais révolu, aux valeurs dépassées, ce qu’incarne aussi le demi- frère de Lancelot.

34 Dans Ysaïe le Triste, apparaît aussi un Ector fils d’Arès, ainsi qu’un Ector le bleu et un Ector d’Orcanie, père d’Oriant. (Ysaïe le Triste, roman arthurien du Moyen Âge tardif, éd. A. Giacchetti, [Mont-SaintAignan], Publications de l’Université de Rouen, 142, 1989.) 35 Le Roman en prose de Tristan, analyse critique d’après les mss de Paris, Slatkine Reprints, Genève, 1974.

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Testament du héros et mort des amants

Pendant plus d’un mois, les derniers jours d’agonie de Tristan (V.II, t. IX, § 76-86 ; V.I, t. V, § 161-171) lui permettent de faire connaître ses dernières volontés à la Table Ronde (§ 80 ; § 165), à savoir le legs de son épée, qui délivra la Cornouailles des terreurs du Morholt (V.II, t. III, § 271-27 ; V.I, t. I, § 3-4). La réplique du fer demeurera à Tintagel, tenue dans la main du « cors » statufié du héros – sur le tombeau des amants (t. IX, § 85 ; t. V, § 170). Le même fer nous rappelle la tentative de suicide d’Iseut (éd. Curtis, t. III, § 929), épisode qui, faute de cet engin (§ 871), introduit son amant atteint de démence, pour nous ramener ensuite au t. I, éd. Ménard. À la vue de Tristan frappé par « un glaive envenimé »(V.II, t. IX,§ 76 ;V.I, t. V, § 161), la reine ne se montre pas « guérisseuse » ; la désespérée ne pense qu’à se détruire après lui. Mais le mourant s’empresse de lui demander si elle l’accompagnera ; elle lui répond affirmativement par quatorze fois (§ 82-83 ; cf. par dix fois, (§ 166167)). Il s’assure ainsi du départ simultané de leur « ame » (§ 82 ; § 166) ou de leur « cuer » (§ 83 ; § 167), lui qui, avec la reine, vit d’ « une car, un cuer et une ame » (§ 82,32 ;cf. § 166, 72). Cet ultime moment nous invite donc sans cesse à une relecture en amont des tranches de vie du héros qui précèdent. U« glaive envenimé » frappé par Marc blesse « mortellement » son neveu en train d’« harper » devant la reine un « lay » de sa composition (Ms. A, t. IX, § 76 ; Cf. « lai » (Ms. N, t. V, § 161)). Tristan est alors « es cambres » (§ 76,l. 2 ; cf. § 161,l. 1)) de la reine, mais elle disparaît, sans s’occuper de son amant. La réticence des versions I et II, à ce sujet, semble significative. Le texte, d’ailleurs, ne s’intéresse guère à la reine de « Cornoaille». Marc n’« attend » pas (§ 76, l. 8 ; § 161, l. 6) Tristan « desarmés/z » (§ 76, l. 6 ; § 161, l. 5) ; celui-ci, lui, ne peut « ataindre » l’autre (§ 76, l. 10 ; § 161, l. 9). Conscient de sa mort prochaine, il quitte le lieu à cheval, pour gagner le château de Dynas (§ 76, l. 18-23 ; cf. § 161, l. 10). Les nouvelles relatives à sa mort remplissent de joie Marc et les siens. Ce n’est qu’alors qu’Yseut pense à être tuée par son époux, sinon, à « s’occire » de ses propres mains le jour même où s’éteint son ami (§ 77, l. 15-18 ;§ 162, l. 14-16). Un mois sépare de son dernier jour Tristan blessé du fer. Les explications fournies, donc, ne s’appliquent pas à la réaction immédiate de la reine en face d’une telle

Miroirs arthuriens entre images et mirages : actes du xxive Congrès de la Société Internationale Arthurienne, éd. par Catalina Girbea, Mihaela Voicu, Ioan Panzaru et. al., Turnhout, 2020 (Culture et société médiévales, 34), p. 403-414 © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.117138

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catastrophe. Ce n’est qu’à ce dernier moment que l’agonisant l’accueille : « Vos venéz, dit-il, mes c’est tart. Vostre venue ne me puet mé ffere secors. » (§ 164, l. 4-5). Plus allongée, la leçon du ms. A, en substance, reste la même (§ 79, l. 5-6). Alors qu’en une ligne à peine, on voit Iseut peu empressée à porter secours à Tristan, puis disparue, plusieurs épisodes en amont, en revanche, sont consacrés à Tristan soigné par l’épouse et la fille du roi d’Irlande (Ms. C, t. I, § 313). Elles guérissent (§ 310) le héros « navrez » par le « glaive envenimé » du Morholt. Le parcours du héros se divise en réponse à un double coup d’armes empoisonnées. L’éclipse d’Yseut ou la réticence de l’auteur met en valeur cet ultime moment de Tristan « navré », dans la mesure où il est porteur de la blessure incrustée dans son « nom », dans son être, et dans son « destin »1 : « Je sui Tristanz, qui ocist le Morholt […] Je sui Tristanz, qui de tristor deliverra toz ces de cest païs […] Tristanz t’ostera de ceste tristece […] » (Ms. C, t. II, § 595, l. 6-8).

Tentatives de suicide d’Yseut À travers le Tristan en prose, c’est à Yseut, – non au protagoniste – que le fait ou le désir de la mort volontaire est singulièrement lié et souligné, en contraste avec la mortalité masculine, statistiquement2. Yseut tiendra « compaigngnie », dit-elle, à son amant (Ms. A, t. IX, § 77, l. 58) « celui jor mesmes » (Ms. N, t. V, § 162, l. 50) où il la quitte, tel est son souhait, quand il sera surpris par Marc. Dès le Ms. C (t. III, § 929), des scènes analogues la montrent tentant de se donner la mort à la suite d’un malentendu de Tristan au sujet d’un message envoyé à Kahédin par la reine. De longs passages nous fournissent d’ailleurs d’amples détails sur les circonstances et actes suicidaires d’Yseut : l’épée de son amant – qu’elle croit mort – se substitue à celui-ci. L’instrument meurtrier pour les deux amants dans les versions en prose reste l’épée du héros, contrairement à Guenièvre et Lancelot, qui recourent à l’étranglement et à la pendaison respectivement dans Le Chevalier de la Charrette3, « moyen le plus utilisé »4 au Moyen Âge. Après une semaine de jeûne, Yseut compose un lai (Ms. C,



1 Jean Frappier, dès 1957, souligne le haut intérêt de la perspective conjuguée, par excellence, de l’amour, de la douleur et de la mort qu’incarnent les amants de la Cornouaille (Reprise : « La Douleur et la Mort dans la Littérature française des xiie et xiiie siècles », in Histoire, Mythes et Symboles. Études de Littérature Française, Paris, Droz, 1976, p. 85-109 (spécialement, p. 102). 2 Jean-Claude Schmitt, « Le Suicide au Moyen Âge », Annales. Economies. Sociétés.Civilisations, janv.-fév. (1976), p. 3-28. Sur le suicide poétique au Moyen Âge en général : Toury-Lefay, Marie-Noëlle, Mort et Fin’Amor dans la poésie d’oc et d’oïl aux xiie et xiiie s., Paris, Champion, 2001. 3 « Par suite d’une double méprise, ils tentent de mourir (éd. Mario Roques, Paris, Champion, 1958, v. 4180-4181 et 4285-4294). 4 Soixante pour cent des suicidés ( J.-Cl. Schmitt, op. cit., p. 3-28, particulièrement p. 5 ; cf. p. 15). (§ 933, l. 9) dans le creux d’un arbre, ce qui lui servira à tenter de se tuer. L’inceste est « intimement lié » à l’homicide de soi-même (du même, « Moyen Âge : le Suicide et le confesseur », l’Histoire, 27 / 1980, p. 46, Juda (Déspoir) choisit de mourir en se pendant (Bloomfield, Morton W., The Seven Deadly Sins, an introduction to the history of a religious concept, Michigan State College Press, 1952, p. 103-104.

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t. III, § 932), et adresse une invocation fervente, en l’absence de Tristan, à son « Epee, maint cop avez fait » (XXIV)5. Elle « trait l’espee tote nue ». À la vue de l’épée, Marc qui épie son épouse, reconnaît l’arme, d’emblée, pour celle de Tristan. Un chevalier, selon Léon Gautier (La Chevalerie), en effet, garde « la même », « durant toute sa vie »6. D’emblée, ceci conduit Marc à deviner son intention : « sanz faille que la roÿne se velt ocirre, et de cele meïsme espee » (Ms.C, t. III, § 930, l. 35-36)7. Il intervient lui-même. Les tentatives renouvelées d’Yseut ne seront jamais consommées8. Au cas où mouraient ainsi les amants de Cornouaille, leur « estoire » ne se termine qu’à l’instar de Pyrame et Thisbé9. Étroitement surveillée, Yseut ne « s’ocira » pas « de l’espee Tristan » (§ 929, l. 13). Son amant, dans l’impossibilité, d’autre part, de « l’espee trover dom il s’oceïst » (§ 871, l. 8) se trouve pris d’une folie furieuse, ainsi que le montrera le vol. I (Ms. A), où se sépare le destin de nos amants.

L’Epée ébréchée de Tristan et son transfert à la Table Ronde Enlevée de la Joyeuse Garde à l’issue des conflits entre les armées cornouaillaises et saxonnes, la reine Yseut se trouve prisonnière de Marc (Ms. A, t. IX, § 50, l. 27), « en une grant tor de pierre, que développe encore la Version I (t. V, § 138, 34-35), « triste et corrouciee ». Cette nouvelle aggrave l’état de Tristan « paliés et navrés qu’il estoit en aventure de morir », dès le t. VIII (V.II), (§ 155, l. 34-35) ; il est soigné dans une abbaye, pour y rester jusqu’à sa complète guérison (t. IX, § 51, l. 1-2). Tristan « maudit le monde et mesdit de Dieu, de toz sainz » (V.I, t. V, § 138, l. 68-69) et « l’ore q’il fu nez » (l. 68-69), lignes raccourcies au Ms. A (t. IX, § 51,l. 8-9). Rappelons qu’à « l’ore q’il fu nez », le « nom » a été donné par sa mère au nouveau-né, alors que, grandi, celui-ci doit le maudire. Le désespoir s’empare de lui et il se plaint de son « destin » : il s’estime « li plus mescheant (= malchanceux) chevalier qi oncques armes portast » (Ms. A, t. IX, § 51, l. 9-10 ; Ms. N, t. V, § 138, l. 69). Dans cet état d’esprit et physiquement à peine remis, Tristan charge Keu de saluer de sa part le roi Artu (Ms. N, t. V, § 139) comme, à son agonie, pour lui témoigner



5 Les vers suivants traduisent un discours d’Yseut à l’adresse de l’épée de Tristan : « He espee, l’espee »(XXV). 6 Présentation de Bernard Marillier, Pardès, Puiseaux, 1895, p. 707. 7 L’épée dont se sert la femme pour s’unir à son amant semble représentée « pointe une épée contre sa propre poitrine », dans l’imaginaire, jusqu’au xviiie siècle (« Une femme se suicide devant le cadavre de son amant » (anonyme, daté v.1740 ) (Bibliothèque numérique, Mozilla Firefox). 8 Avec ses écarts essentiels, toutefois, de notre texte : suicide consommé des amants et à l’aide de l’épée du héros. 9 Lucken, Christopher, « Le suicide des amants et l’enseigement des lettres. Piramus et Tisbé ou les métamorphoses de l’Amour », Romania, t. 117 (1999), p. 363-395. Cf. Les analyses textuelles dans l’abondante documentation : Faral, Edmod, (1913), Emden, Wolfgang van (1973), Cormier, Raymond (1973), Toury.Marie-Noëlle (1979), Tyssens, Madeleine (1993), Baumgartner, Emmanuèle (2007), Ferlampin-Acher (2003), Mora, Francine(2011), dont les plus récents essaient de la situer dans le contexte avec la légende tristanienne.

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un dévouement fidèle. Les objets et gestes, autrement, similaires à­­ la fin du héros se rencontrent plus loin ; bien atteint, il confie à Palamède « s’espee » dans le Ms. A (t. VII, § 96, l. 32) ; « son escu et s’espee » dans le Ms. N, (t. IV, IX, § 413, l. 28). Strictement pareille, sa demande sera suivie du message identique. De même, c’est bien la même épée qu’invoque le mourant, testateur10, dans le château de Dynas dans nos V.I et V.II. Maître des lieux, celui-ci doit être présent ainsi que les « mirez »11 ; Tristan, en tout cas, s’adresse à « tout cil de laiens » (Ms.A, § 83, l. 12) à « tuit cil de laienz » (Ms. N, § 167, l. 23), qui l’entourent. Les notations sont explicites en ce qui concerne Marc (Ms. A, § 81, 2 ; Ms. N, § 166, l. 22) et Yseut (Ms. A, § 82, l. 2-3 ; ms. N, § 166, l. 46), vers qui se retourne Tristan. Pour s’entretenir pour la dernière fois avec la reine, lui sont consacrées soixantedix-neuf lignes (Ms. A, § 82, l. 1-45 et § 83, l. 1-34) et cinquante-cinq dans le Ms. N. (§ 166, l. 22-45 et § 167, l. 1-26)12. À son chevet se présente Sagremor, à qui, dans un premier temps, le mourant demande de prendre son épée et son écu (Ms. A, t. IX, § 80, l. 15-16 et 19). À mainte reprise, du reste, dans ce passage, reviennent les mentions de ces armes13. À Sagremor, un des quatre survivants de la bataille de Salesbieres14, – dont il se démarque par sa présence dans nos versions – l’amant d’Yseut remet son « espee » tirée hors du fourreau (t. IX, l. 20-21). Plein de larmes, il s’adresse à son fer : « Ha espee, que ferés vous des ore mais ? » (§ 80, l. 24-26 ; cf. § 165, l. 21). Il pose sa bouche sur son fer ainsi que sur son écu (§ 80, l. 94-95 ; § 166, l. 3-4 et 9). Particulièrement pathétique, la scène d’adieu à l’épée se compose dans le Ms. A de cent sept lignes ; dans la version brève (Ms. N), de même, elle se développe sur quatre-vingt-seize lignes. Ce qui nous intéresse, c’est que « ceste espee » (Ms. A, § 139, l. 29) est bien celle de Tristan, « armes de si preudomme » (l. 29 -30) ainsi présentée par Sagremor à Camaalot (Ms. A, § 140, l. 30-32). Il fait savoir à la Table Ronde le dernier moment de Tristan. Il nomme, dans un deuxième temps, trois chevaliers qui restent les plus chers à celui-ci : Palamède, Dinadan et Lancelot. Il souhaite leur faire savoir honorer « s’espee » (§ 80, l. 76 ; § 165, l. 71). Dans un troisième temps, il demande que « son cuer et ses armes » (l. 98-99) soient destinés à la Table Ronde.

10 Il s’agit d’un document « nuncupatif » plutôt que « scriptuaire » (Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Age à nos jours, Paris, du Seuil, 1975, p. 200 ). Cf. Saint-Pierre, Bernard, « Mourir au xve siècle : Le Testament de Jeanne d’Entrecasteaux », Le Sentiment de la Mort au Moyen Age., 5eColloque de l’Institut d’Etudes Médiévales de l’Université de Montréal, dir. Claude Sutto, Québec, l’Aurore, 1979, p. 59-75. 11 Ms. A, § 76, l. 13, 15 et 18 ; Ms. N, § 161, l. 11 et 13. Le malade lui demande d’appeler Marc (§ 78, l. 2). Les médecins sont à son chevet (Ms. A, § 75, l. 15,§ 76, 13 ; Ms. N, § 161, l. 16). 12 Le passage sur Marc se compose de vingt-quatre (Ms.A, § 81, l. 1-24) et de vingt-trois dans le ms. N. (§ 166, l. 22-45). 13 Ms. A, t. IX, § 80, l. 16, 19 (2 fois), 22, 24, 73, 76, 82, 83, 87, 91, 94, 99 ; ms. N, V, § 165, 64, 68, 71 (armes), 73 et § 166, l. 2, 5, 9, 12 (armes) 13, 17 (armes). 14 Ed. Frappier, La Mort le roi Artu, § 190, l. 38.

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Les plus allongées sont ainsi les lignes relatives à Sagremor15 qui sert de « notaire ». La nouvelle de sa fin annoncée par lui à Camaalot est d’une égale importance, du moins, dans les deux Mss. A et N16. Les rapports du témoin devant Arthur et sa cour l’exposent à nouveau – dans les § 139, 140 et 141 (cent vingt-neuf lignes au total dans le Ms.A) et dans les § 172-173 (cent cinq dans le Ms.N) – en mettant une fois de plus en valeur la volonté ultime du testateur. « Ceste espee » (Ms. A, § 139,l. 29) est bien l’« armes de si preudomme » (l. 29 -30 ; Cf. Ms. N,172, l. 171-172) ainsi désignée par le messager (Ms. A, § 140, l. 30-32) à Camaalot. « En lieu de son cors » (l. 40-41), dit-il en présentant à la cour l’« espee au preux et vaillant Tristans » (l. 31- 32). La substance s’avère exactement la même dans le Ms. N. ll invite alors les chevaliers d’Arthur à contempler « l’espee et l’escu Tristan » (Ms. N, § 173, l. 27 ; cf. l. 33-34). En amont du texte, notre héros répond à la demande de Marc : au cas où son lieu de mort serait en Cornouailles, son « cors » serait « mis en l’oste le roi Artus tres devant la Table Reonde » (Ms. C, t. II, § 539, l. 30-31)17. Alors qu’il ne s’y est jamais rendu. L’épée est son substitut.

Mode d’acheminement de l’épée jusqu’à Logres Dans nos deux manuscrits (A et N), le « testament » de Tristan (l’envoi de ses armes) est exécuté de manière parfaitement identique dans les scènes du héros mourant. La Post-18, en revanche, exclut non seulement la mort des amants, mais aussi le rapport du messager de Tristan à Camaalot. Le récit qui se termine sur son arrivée est suivi de la Quête du Graal intégrée dans la Vulgate (Ms. A, § 87-138). Parallèlement à son message à la cour intervient celui de Bohors dans le A (§ 142143). L’endroit nous renvoie au tome VI : départ de Galaad (V.II, t. VI, § 116) à la recherche de l’ « escu que nus puet pendre a son col » (l. 24)19. Au moment de leur départ, les Quêteurs avaient quitté Galaad « sans escu » (t. VI, § 116, l. 2), et Tristan à l’écu vert (§ 133, l. 14).

15 Sauf deux tomes (II et IV) de la V.II et un (I) de la V.I, il est toujours présent. Relégué invariablement à l’arrière-plan, toutefois, il assume dans cet épilogue sa tâche importante. Un « des .IIII. meillors » (Chrétien de Troyes, Cligès, éd. Alexandre Micha, Paris, Champion, 1957, v. 4609), un des quatre survivants de la bataille de Salesbieres (plus haut 16), il est frappé à mort par son au héros en agonie. 16 Le Ms. fr.336 serait une version (V.II) plus abrégée en ce qui concerne cette partie. Cf. Emmanuèle Baumgartner, Le « Tristan en prose ». Essai d’Interprétation d’un Roman médiéval, Genève, Droz, 1975, p. 57. 17 « Cornoaille ne se porra mie venter que mes cors i remaigne, car je n’aim mie tant la terre. (l. 25-27). Cf. Un manuscrit tardif (BnF 24400) fait venir à Camaalot la sépulture de Tristan (fol 219 d) (Richard Trachsler, Clôtures du Cycle Arthurien. Étude et textes, Paris, Droz, 1996, p. 183-188, § 149). 18 La Version Post-Vulgate de la Queste del Saint Graal et de la Mort Artu. Troisième partie du Roman du Graal, publ. par Fanni Bogdanow, t. I, Paris, Société des Anciens Textes Français, 1991. 19 L. 14 ( Ms A, t. VI, § 116, l. 24 ; Cf. § 120, l. 28 ), formule, du moins, textuellement empruntée à la Quête Vulgate (cf. Un « escu que nus ne puet pendre a son col », conservé dans une « abeie » (La Queste del Saint Graal, éd. Albert Pauphilet, Paris, Champion, 1978, p. 27, l. 14-17 et p. 28, l. 15-16).

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Sagremor, chargé d´accomplir ses vœux, abandonne son propre écu en faveur de l’arme de l’agonisant : « a son col […] pendue » (Ms N, § 172, l. 5-6), « col » qui, d’ordinaire, est destiné à cette arme défensive20. Le Ms. A, également, fournit des détails identiques (t. IX, § 86, l. 7). « Je n’ai pas tant de hardement, dit le personnage frère de lait (Mordret) (La Suite de Merlin, éd. Gilles Roussineau, t. I, Genève, Droz, 1996, § 79) lors de son arrivée en Logres, « que je le port a mon costé, ains a mon col » (§ 139, l. 31-33), ajouts répétitifs qui nous semblent d’un intérêt certain21. Le porteur d’armes se montre fort réservé, par ailleurs, afin de ne pas apparaître comme un chevalier aux deux épées (Ms. A,t. IX, § 95) ; l’interdit du port de deux épées est bien établi à Logres22. Nulle part, d’ailleurs, il n’est question des deux épées de Tristan. Le mode d’acheminement de l’engin, d’autre part, chez Sagremor, nous amène à penser que Tristan aurait dû être ceint d’une seule épée, dans tous les cas, celle qui a mis à mort le Morholt d’Irlande. L’épée du héros, objet unique dans le Tristan en prose, – à l’encontre, chez Béroul, des données triplées (avec « anel » et Husdent)23, – autorise, seule, la reine d’Irlande et sa fille (Ms. C, t. I, § 355, l. 8) à identifier le héros. Les textes versifiés laissent transparaître une trame différente : le fer qui a « beheaded »24 le Morholt, porte son « osche » – l’épée embréchée – le fragment de celle-ci qui est absente : « piece […] remese en la teste »). Dès le tome III (V. II) et le tome I (V. I), le « siege » – « huiseus »25 depuis « .X. ans et deus mois » (Ms A, t. III, § 271, l. 21 ;§ 272, l. 18) – à savoir la carrière qui vaut autant d’aventures qualifiantes – attendait le héros prédestiné. La victoire de l’adoubé sur le Morholt à l’Isle Saint Samson est rappelée dans cet endroit des Mss N et A. Tristan, alors, est blessé grièvement dans l’escrime du « glaive » « es chevax »26 (Ms. C, t. I, § 300, l. 1 ; § 299, l. 5). « Les mains aus espees » (l. 8-9), le Morholt reconnaît dans son adversaire27 « li mieudres chevaliers qu’il onques veïst » (§ 302, l. 4-5). L’intégration du vainqueur à la Table Ronde l’occupe comme meilleur chevalier que le précédent, et relève d’une « coustume », selon les Mss. A (t. III, § 272, l. 13) et N (t. V, § 4, l. 137), établie parallèlement à celle du Siège Périlleux. Il

20 Le chevalier doit porter au cou son écu selon la Dame du Lac (Lancelot, éd. Alexandre Micha). 21 Sagremor, toutefois, a l’habitude d’« emprendre moult volentiers toutes les armes » (Ibid., éd. Alexandre Micha, t. VIII, Paris, Droz, 1982, LXIVa, § 30). 22 A propos du fils de Frolle (Ms.A, t. IX, § 103 et § 107) ; par le truchement de Gauvain (Ms. C,t. I, § 322, l. 9-12). 23 Cf. Ed.Ernest Muret et L.M. Defourques, Paris, Champion, 1982, v. 2081. 24 Ed. & trans. par Norris J. Lacy, Cambridge, D. S. Brewer, 1998 v. 2038. Le Morholt porte son « osche » (l’épée embréchée, mais absente de l’autre « piece […] remese en la teste »). Cf. ; éd. par Guy Raynaud de Lage § Herman Braet, II, Paris-Louvain, Peeters, 1989, p. 91. 25 « wiz/s » (Ms N, t. I, V, § 4, l. 100, 114, 143). Ce sont « Diex et aventure » qui lui ont « otroié le siege […] wiz » (VI, § 11, l. 4 ). « .X.anz et .II.moiz » (§ 4, l. 18-19 et 143), détails répétitifs dans la V.I. 26 Selon la tradition galloise, les chevaliers se combattent à pied en général (Giraldi Cambrensis, « Descriptio Cambriae », Opera, ed. by James F. Dimock, t. VI, Londres, Longmans, 1868, Lib. I, cap. VIII, p. 180-181. 27 Tristan était « plus […] vistes et legers » que le Morholt dans ce combat (Ms. C, t. I, § 302, l. 17-18). Cf. § 298, l. 6-7.

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s’agit d’une donnée du Roman en prose pour introduire Tristan à la Table Ronde, en recourant au nom fictif de Robert de Boron28. À la fin de ses jours, à de nombreux points de vue, le héros tient à offrir l’unique fer qu’il a porté comme chevalier de la Table Ronde. « Outré » par Mort, il pense tout naturellement à faire parvenir sa propre épée au roi Arthur, ainsi que se rencontrent plusieurs exemples du don de son acier29. L’épée de Tristan n’est rien d’autre que son instrument de meurtre contre le Morholt i) épée, donc, ébréchée, ii) unique pour lui, iii), confiée par lui à Sagremor pour la Table Ronde, iv) cela, en signe de sa défaite devant Mort v). Ces cinq raisons alléguées convergent, toutes, pour identifier « l’espee » de Tristan – porteuse des souvenirs de son premier combat contre le Morholt – à l’ « espee » que, mourant, il souhaite destiner à la Table Ronde.

Provenance de l’épée de Tristan D’où vient son épée ? Antérieurement à son adoubement (Ms C, t. I, § 286, l. 12-13), Tristan âgé de douze ans fait incognito un séjour d’exilé à la cour de Faramon de Gaule. Cette tranche de vie du héros se démarque par les deux rencontres : avec Belide et avec le Morholt (Ms. C, t. I, § 263 et 266). Les coïncidences, loin d’être fortuites mais complémentaires, à nos yeux, semblent d’un haut intérêt. Selon la prédiction des deux fous (§ 268-269), l’enfant sera le meurtrier du Morholt. L’épisode (§ 261-284) se clôt par le suicide (définitif !) de Belide30. Tristan se trouvera chez Marc (§ 285) ; il « fera chevalier »31 son neveu, sur la demande de celui-ci, afin de braver les menaces du Morholt (§ 287, l. 3), « por la franchise de Cornoaille » (§ 308, l. 2-3). Il convient de souligner que le texte n’entre pas ici dans le détail de ses armes32. Son épée, par suite du combat à « l’Isle Saint Sanson »33, mettra à mort le Morholt. Tristan fut « de glaive envenimé » (§ 300, l. 7). Son « espee […] oschiee » laisse « une piece de l’acier del tranchant », dit le Ms. C, « en la teste del Morholz » 28 Philippe Ménard, « Monseigneur Robert de Boron dans le Tristan en prose », Des Tristan en vers au Tristan en prose. Hommage à Emmanuèle Baumgartner, textes réunis par Laurence Harf-Lancner, Laurence Mathey-Maille, et Bénédicte Milland-Bove et Michelle Szkilnik, Paris, Champion, 2009, p. 359-370. 29 La défaite reconnue devant Lancelot, Tristan tend à celui-ci « s’espee » (Ms. N, t. V, § 122, l. 31). « Outréz » (Ms. N, V, § 122, l. 7), « outrés » (Ms. N, V, § 122, l. 30) à l’issue d’un combat avec Palamède, il la reçoit du vaicu (Ms.A, t. VIII, § 148, l. 7-8) (Ms.A, VIII, § 147, l. 15, 17, 26, 39 ; § 148, l. 26, 39). 30 Son père prend une épée devant elle pour tuer Tristan qu’elle aime, à quoi elle s’oppose, la tentative aboutit à la mort qu’elle se donne par son instrument suicidaire, ce qui nous rappelle le conte de Pyrame et Thisbé (Prés. Art. plus haut, p. 4, n. 9). 31 « Appareillé » par Dinas comme tel (§ 292, l. 23-26). 32 « L’Ile », lieu destiné aux « duels judiciaires » conservés dans les « conventions chevaleresques françaises », montre que le combat de Tristan/Morholt prend l’aspect de « duel » (Gertrude Schoepperle, « The Island Combat in Tristan », in Studies in English and Comparative Literature, College Monographs, n. 15, 1910, p. 27-50). 33 Aux xie-xiie siècles, l’épée mesure 90 à 100 cm ( Jean Flori, Chevaliers et Chevalerie au Moyen Age, Paris, Hachette, 1998, p. 100).

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(§ 302, l. 21-22) ; d’origine obscure, le vocable « osche » figure dès Béroul associé à la mort du Morholt, suivi des Folies34.

Epée de Tristan à Courtaine d’Ogier Dans la V.I (t. IV, § 331) se trouve interpolé un récit que n’adopte pas la Vulgate, récit du choix des épées par Charlemagne35, pour qui la préférence va des épées de Palamède et de Roland à celle de Tristan. Emportée ensuite sur le Continent, l’arme sera raccourcie par le nouveau propriétaire Ogier le Danois36, qui la baptise « Cortaine » (§ 331, l. 73). Les versions en vers ignorent la rencontre entre Tristan et ce personnage épique que la V.I, à propos de son épée, fait intervenir en cet endroit Charlemagne et Ogier, « a Ais en Pichardie a la Chapelle » (§ 331, l. 57-58), lignes qui rappellent « le fameux perron d’acier […] devant la porte du palais de Charlemagne à Aix […], et où s’ébrécha Courtain ». « Por l’oche qi i estoit » (§ 331, l. 70-71), poursuit le Ms. N dans la bouche de Palamède, chevalier/amant dédoublé de Tristan : « Tu en ocis le Morholt, je la conois a l’ocheüre » (§ 381, l. 5-6). Joint à ces données des « épées » comparées, l’épisode de l’Empereur37, – tenu pour descendant de Galaad – que conservent nos deux versions, aurait inspiré la V.I seule, selon toute vraisemblance, d’associer ce personnage ceint de Courtaine à Tristan, propriétaire de l’épée ébréchée. Il convient d’évoquer l’image d’Ogier, dont la première mention avec son fer dénommé « Oggero Spatacurta » apparaît dès la « Nota Emilianense » ( v. 1070/1080 )38 ; le récit serait connu de la V.I, qui, inversement, fait de lui le légataire de « l’espee Tristan ». Liée à Charlemagne parmi les Douze Pairs, en effet, l’image qu’ignore le Roland d’Oxford, est familière aux auditeurs dès « la seconde moitié du xiie siècle »39.

34 La Folie de Berne, éd. Erich Hoepffner, Strasbourg, Université de Strasbourg, 1949, v. 421 ; La Folie d’Oxford, éd. Erich Hoepffner, Strasbourg, Université de Strasbourg, 1963, v. 434. 35 Cf. l’autre intervention de Charlemagne, voir Van Coolput, Colette-Anne, Aventures querant et le sens du monde, Aspects de la réception productive des premiers romans du Graal cycliques dans le Tristan en prose, Louvain, Presses Universitaires, 1986, p. 182-187. 36 Aucun travail, à notre connaissance, n’examine « Courtaine », l’épée de Tristan / Ogier dans nos textes tristaniens. Cf. Le fer de Tristan dans la chronique tardive ( Jean d’Outremeuse (1338-1400) : Omer Jodogne, « Le règne d’Arthur conté par J. d’O. », in Romance Philology, t. IX, 1955-1956, p. 144156 ; Dominique Boutet, « Entre historiographie et roman épique : le Myreur des Histors de J. d’O., Histoire et roman. Actes du colloque du Centre d’Etudes Médiévales et Dialectales de Lille 3, Bien Dire et Bien Aprandre, Université Charles-de-Gaulle-Lille 3, 1, 2 et 3 octobre 2002, n. 22, 2004, p. 67-78. L’endroit en question de la V.I (Le Tristan en prose) n’y est pas cité ; cf. t. IV, (2003), Notes, p. 576-577. 37 Léon Gautier, op. cit., p. 323-324. 38 Menendez Pidal, Ramon, La Chanson de Roland et La Tradition épique des Francs, revue par l’auteur et René Louis et trad. par Irénée Marcel Cluzel, Paris, Picard, 1960, p. 417 ; Togeby, Knud, Ogier le Danois dans les Littératures Europénnes, Munksgaard, 1969, p. 17 et 22. Cf. V.I, t. IV, § 331, note, p. 577. 39 Ibid., p. 416. Nous nous interrogeons sur la question de savoir si le Tristan en prose eestt un témoin postérieur ou antérieur (sources). Cf. Une conférence récente sur la « Matière de Bretagne » et le genre épique tardif : Ferlampin- Acher, Christine, « La matière arthurienne en langue d’oïl à la fin du Moyen Âge : épuisement ou renouveau, automne ou été indien ? », BBSIA, t. 63 (2011), p. 258-294.

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Le personnage épique, trois siècles plus tard, s’armera de Courtaine40 : Carahus, roi païen et non Charlemagne, « Courtaine, qui a Ogier le donat, et chu fut son derain nom »41. Le trait archaïsant de l’inspiration dans la V.I (§ 331, l. 62-68) remonterait, en ce qui concerne ses sources relatives à « Courtaine », bien avant la première moitié du xiiie siècle. L’ « épée ébréchée », selon cette version, passe à Ogier (l. 69) ; elle est bien « celle meesmes dont li Morholz avoit esté ocis » (l. 70). Tout au long de sa vie, il garde l’épée « entaillée », qui sera raccourcie par l’autre. Le don affirme ses « prouesses » supérieures à celles d’Ogier (personne d’autre que lui, toutefois, ne serait digne de le recevoir). L’intervention de Charlemagne et d’Ogier donne l’occasion de glorifier le meurtrier du Morholt : « Cils avoit bien esté li non per de toz chevaliers, et plus loët asséz Trsitan q’il ne fesoit Galaad et Palamedés ne qe Lancelot ».(V.I,t. IV, § 331,l. 83-85). Dans ce même volume, plus loin, Palamède saisira le fer du héros de Cornouaille au cours d’un duel avec lui (le récit, bien entendu, se déroule à un temps révolu), celui-ci l’avait prise à son adversaire. C’est à cette occasion qu’apparaît la forme substantivée « ocheüre » de l’épée. C’est « cel brant » que tient Palamède, confirme Tristan lui-même, « dont li riches Morholt morut » (l. 22)42. « L’espee Tristan», en effet, n’a jamais été restaurée ni forgée depuis son combat avec le Géant irlandais. Aucun armurier, à l’encontre du cycle épique43, n’est connu dans notre texte depuis la remise de l’épée de Marc à son neveu. Triboëct/Trabuchet semble absent de la « matière tristanienne »44. L’épée ébréchée, d’ailleurs, dans le Tristan en prose, est l’attribut distinctif du « mieudre chevalier du monde » – « titre » qui « appartient sans conteste »45 à notre héros à partir du tome IV de la Vulgate. Le Morholt se rattache d’une part à l’épée entaillée du héros et le « glaive envenimé » de ce géant de l’Irlande n’est plus désormais en question. Quant au « glaive » personnel de Tristan, empoisonné par Morgan qui l’avait reçu, il donnera au héros le dernier coup mortel, celui de son oncle vengeur. Ses armes renvoient, donc, toutes les deux, à la vie et à la mort de Tristan. Ces suites, étrangères aux textes français versifiés, constituent une organisation interne, et qui ne serait propre qu’au Tristan en prose. Navré à mort, Tristan part

40 Ed. A. Goosse, Bruxelles, Palais des Académies, 1965, p. 57, l. 1901-1902. 41 Ibid., t. II, p. 252. Courte/Courtaine apparaît par douze fois ; classée avec Durendal et Joyeuse, elle est considérée comme l’œuvre du forgeron mythique Gallant (t. II, p. 252). 42 Dans § 381, en 26 lignes, figurent par trois fois le nom du Morholt, vaincu par Tristan et son fer (espee et brant) (5, 12-13 et 22) dans la bouche de Tristan et de Palamède, son double. 43 Durendal, épée de Roland, est une œuvre du « fabre Galant » (Le Roland occitan. Roland à Saragosse : Ronsasvals, éd.et trad. de Gérard Gouran et Robert Lafont, Paris, Bourgois, 1991, XLIV, v. 1593). 44 À la différence du Perceval (Chrétien de Troyes, éd. Keith Busby, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1993, v. 3679 ; note, p. 542) et de ses Continuations. Cf. Pour le forgeron, Jean-Claude Lozachmeur, « Le Forgeron, le Roi-Pêcheur et la Libération des Eaux ou l’arrière-plan mythologique d’une légende », Miscellanea Medievalia. Mélanges Philippe Ménard, Paris, Champion, 1998, p. 918-931 ; Koji Watanabe, « The Sword Destined for Perceval and Enigma of the Smith Named Trébuchet : Reappraisal of Le Conte du Graal by Chrétien de Troyes », in The Sword and the Love II-Studies on Medieval European Literature, 2006, Tokyo, The Chyuo University Press, p. 169-217 (en japonais). 45 C’est, bien entendu, aux yeux du Morholt. Son avis personnel sera, dans la V.II, Ms.A, t. IV, le « titre » décerné à Tristan à la cour (Introduction, p. 32).

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sur une « nacele » (Ms. C, t. I, § 308, l. 12), équipé de sa « harpe » et de ses autres instruments de musique ; son « espee », – même si elle n’est pas mentionnée –, doit être bien présente dans son voyage à la recherche de la guérison. Sa blessure sera guérie par les soins de la reine d’Irlande (§ 315 et 355). La fin de ce séjour se démarque par son « espee » trouvée « desus un lit » (§ 348, l. 6), ce qui amène la reine d’Irlande à « ajouster au tranchant » (§ 349, l. 10), « l’osche […] qui remese estoit en la teste » (§ 348, l. 7-8) de son frère. La reine et sa fille apparaissent, dans le Tristan en prose, comme un rôle dédoublé46, ce qui, au moins dans cette étape du récit, autorise à traduire l’amour naissant chez une Yseut alors âgée de « quatorze ans » (§ 310,l. 16). Par surcroît, la présence d’ « un vallez dou parenté le roi » (§ 348,l. 5), – le premier à trouver le fer du « navré » qui « se baigne » (l. 1), – sert à marquer d’une forte empreinte l’« espee Tristan, cele meïsmes dont il avoit ocis le Morholt » (l. 6-7). La « piece » de la cervelle du Morholt retirée et conservée par la reine dans « un sien Escrin » (§ 349, l. 9), – deux « pieces »47 jointes qui recourent à « esgrenee » (§ 349, l. 2) et (« egrenement de l’espee (l. 7)) – ce qui, dans un second temps, lui révèle l’identité du meurtrier du Morholt. La mère menace Tristan de le tuer (§ 349-351) :« de cele meïsmes (Yseut) espee vel je qu’il muire » (§ 351, l. 8-9). Les deux données, ainsi que le cheminement de l’ « oschiee » à l’ « entosche(ment) », de l’épée entaillée de Tristan au coup mortel qui lui est asséné par le « glaive » du Morholt – jeu de mots homonymiques et non étymologiques, comme le premier dont l’origine reste obscure, – préfigurent l’estoire dans sa totalité ; elle ne s’en sépare qu’à son épilogue. L’épée entaillée du héros de Cornouaille, porteuse du souvenir fatidique de la mort du Morholt d’Irlande, ainsi que cet unique « fragment », qui, détaché et incrusté dans la cervelle de celui-ci, est découvert par la mère d’Yseut, ne cessent de reparaître tout au long de notre texte. Plutôt qu’une matrice textuelle, il s’agit d’un leitmotiv qui conduit au tragique dénouement. Le « glaive envenimé » de Marc « fiert mortelment » son neveu « desarméz » (Ms. N, t. V, § 161, l. 5 ; Ms.A, § 76, l. 4-6) ; selon toute vraisemblance, il n’a ni heaume ni haubert. Dans ce dénouement, il joue de la harpe. Ces armes offensives, toutefois, doivent être à ses côtés.

Le « glaive » du héros L’amant d’Yseut est la victime du « glaive » remis à Marc par Morgain. A sa mort, l’épée ébréchée qu’il a ne tient aucun rôle. Elle se substitue toutefois à son « cors » pour être transférée à Camaalot ; le fer constitue le principal item du testament de Tristan. 46 Le Tristan en prose introduit à la fois mère et fille, sachant bien que les deux traditions antérieures – Béroul (éd. citée, v. 53) et la Fb – optent pour Yseut (éd. citée, v. 402-403), alors que la Fo (éd. citée, v. 359) choisit sa mère. 47 L’épisode, d’autre part, emploie le terme : « pece » pour désigner à la fois le fragment de l’engin : « al brant », « La pece dedenz truvastes/ Ke del teste al Morholt ostates/ La « pece si junsistes », « demaintenant (parfaitement) » (Fo, v. 339-442).

t e s tam e n t d u h é ro s e t mo rt d e s amant s

Auparavant, Marc a entravé la décision d’Yseut de se tuer avec l’épée de son amant. Le « glaive » de celui-ci sert à son oncle d’engin vengeur. L’épouse de Marc ne peut soigner Tristan48. Le « glaive » de Tristan (Ms. N, t. V,§ 161, l. 4 ; cf. § 76, l. 5) était dans la main de Morgain, qui le remit à Marc meurtrier – ce que le roman passe sous silence. L’amant de la fée défie Tristan, qui prend « son escu et son glaive » (§ 180, l. 11 ; § 73, l. 22). Dans ce combat, certes, le « glaive » n’est pas une arme de jet49. Le combat est conforme aux normes de la chevalerie et Huneson finit par « briser son glaive sor […] Tristan » (Ms. A, t. III, § 180, l. 15 ; Ms. N, t. I, § 73, l. 26). Après la lésion infligée « parmi le piz » (Ms. N, I, § 73, l. 30 ;Ms. A, III. § 180, l. 20) de celui-ci, notre héros l’« oceïst » (§ 74) « de cesti glaive meïsmes » (§ 74). La fée réclame « chestui glaive meïsmes » (Ms. A, § 186, l. 6 et 7 ;Ms. N, § II, l. 2,3 4 et 36) – indicatifs d’insistance qui reviennent à deux reprises – et prédit la fin cruelle des amants de la Cornouaille. L’inscription de la tombe du chevalier porte sur cette malédiction à leur égard : « double mort » (Ms. A, III, § 182, l. 23 ; Ms. N, I, § 74, l. 48), « de chele meïsmes lanche »(§ 182, l. 27 ; cf. « lance » § 74, l. 51). Tristan est la victime du « glaive » remis à Marc par Morgain. A sa mort, l’épée ébréchée qu’il a ne tient aucun rôle. Elle se substitue toutefois à son « cors » pour être transférée à Camaalot ; le fer constitue le principal item du testament de Tristan. Dès « la premiere plaie » infligée par le Morholt « a l’asembler de son glaive » (= en entrant en lutte) (Ms. C,t. I, § 304, l. 13) dans le corps-à-corps, Tristan, abattu par sa lance empoisonnée par ses deux ennemis (Marc et Morgan), s’écroule, étant donné qu’il n’a pas le temps de reprendre ses armes.

« Cors » et « Cuer » des amants Le « cors » de Tristan est enterré à côté d’Yseut au milieu de l’église de Tintagel par les soins de Marc (Ms. N,t. V, § 170,l. 18-29 ; Ms. A, t. IX, § 85, l. 1-13). Une quarantaine de pages en amont, en effet, le roi n’a pas demandé d’autre richesse qu’Yseut : « fors qe le cors de madame Yselt » (Ms. N, V, § 138, l. 31). « Li cuers n’est pas en Cornuaille, conment que li cors i demeure à côté d’Yseut » disent les lignes dans les deux versions (MS. A, t. IX, § 50, l. 28-29 ; Ms. N, t. V, § 138, l. 33-34) de notre texte. La pratique des funérailles, suivant le texte de la fin du xie siècle, consiste en une dilacération corporelle : celle du cœur d’avec les entrailles. Charlemagne, encore témoin, fait ouvrir les « quers » de Roland et des deux pairs (La Chanson de Roland, v. 296550) pour les « en paile recueillir » dans un cercueil de marbre. Quant à leurs « cors » (v. 2967), lavés de vins, d’épices et d’eau, ils se trouvent placés dans des cuirs de cerf (v. 2668). La littérature de l’imaginaire connaissait « la tombe du cœur » 48 Trouvant mort son oncle le Morholt, Yseut n’a pu le guérir ; dans le cas contraire, elle aurait été capable de le sauver (G. Schoepperle, Tristan and Isolt. A Study of the Sources of the Romance, vol. I, New York, Burt Franklin, 1960, p. 15). 49 Allongée d’un mètre au cours du xiiie siècle, la lance, appelée aussi « espié » ou « glaive » a 3 mètres 50 ( J. Flori, Op.Cit, p. 101). 50 Texte prés., trad. et com. Jean Dufournet, Paris, Flammarion, 1993, p. 290, v. 2965-2969.

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indépendamment de celle du corps51. Bien avant, par ailleurs, nous tenons compte de la présence du corps et du cœur au xiiie siècle sur le programme universitaire médical52, ainsi que des métaphores cardiaques dans les poèmes contemporains53. Tristan et Yseut apparaissent, statufiés, sur le cercueil54. A côté de la reine, le héros, enfin, brandit son épée nue à la main – geste des Cornouaillais – épée qui, si elle n’était qu’une simple réplique, ne pourrait avoir été « ébréchée » par le Morholt. Les reliques sont à Camaalot. Leur « cuer », qui seul leur appartient, est en partance pour tous les deux…puisque les bras de Mort étreignent le « cuer » d’Yseut. Ni l’une ni l’autre des deux versions n’inhument en même temps le « cors » et le « cuer » des amants : le Ms. A fait « porter » les corps à Tintagel, selon la volonté de Marc. Les « barons », « cascuns endroit soi » (Ms. A, § 85,l. 34 ; cf. « endroit soi » (Ms. N, § 171,l. 8), devant la sépulture des amants, soulèvent la question que « li cuer fuissent mis en tere » (§ 83, l. 34). Dans le Ms. N, eux, ils sont simplement « a ceste assemblee » (§ 170, l. 18) ; il n’est question que de l’enterrem ent de leurs « cors ». Cette divergence entre les deux versions ne revient pas à priver les protagonistes de sépulture pour leurs cœurs. Ces deux manuscrits, et particulièrement le dernier, renvoient au cheminement marquant de leur amour vers la mort. Les arthuriens, à la nouvelle de la mort de Tristan, portent le noir en signe de deuil55. Tristan gît à côté de la reine ; quant à leur « sepulture » que fait construire le Roi Marc, nos versions la mettent en valeur, « nulle si riche en Cornoaille»(Ms. A, § 85,l. 14-16 ; Ms. N,§ 170,l. 31-32), « fors seulement le Galehaut» (l. 16-17 ; l. 32-33)56. Les « cors » de Tristan et Yseut, fussent-ils en statue ou non, demeurent à Tyntajoul, et l’« espee » du héros, à Camaalot, – alors que, de Cornouaille, leurs « cuers » partent ailleurs – honorera la cour entière d’Arthur.

51 Elle apparaît graduellement au milieu du xiiie siècle. C’est un « privilège capétien » selon l’auteur d’un article : Baude, Alexandre, Le Cœur du Roi. Les Capétiens et les Sépultures multiples. xiii-xive siècles, Parsi, Tallandier, 2009, p. 73. 52 Cœur = « centre de la chaleur innée ou naturelle du corps », selon Aristote et Galien (qui a « une connaissance presque complète de l’anatomie essentielle du cœur ») Alastair Cameron Crombie, Histoire des Sciences de Saint Augustin à Gallillée, trad. J. d’Hermies, t. I, Paris, PUF, 1959, p. 145. Cf. Ibid., p. 141. 53 Laurence Harf-Lancner, « Une seule chair, un seul coeur, une seule âme. La mort des amants dans le Tristan en prose », Miscellanea Mediaevalia, Mélanges Philippe Ménard, éd. J. C. Faucon, A. Abbé et D. Quéruel, Paris, Champion, t. II, 1998, p. 613-628 ; Bruckner, Matilda Tomaryn, « L’imagination de la Mort chez les Amants tristaniens : prose et vers, chant et narration », Des Tristan en vers (op. cit.), p. 309-324. 54 « Dui ymages » (Ms. N, t. V, § 171, l. 2) et « .II. ymages droites »(§ 171, 13) ; « .II. ymages » (Ms. A, t. IX, 85, l. 26). 55 « Tristan fut le premier par qui mort robes noires furent premier treuvees » (Ms. A, § 142, l. 27-28 ; Cf. « premierement » § 173, l. 53). À ce sujet voir Christine Ferlampin-Acher, « Pyrame et Tisbé : le vert paradis des amours enfantines et la mort des amants », in Lectures d’Ovide, Mélanges Jean-Pierre Néraudau, textes réunis par E. Bury, Paris, Les Belles Lettres, 2003, p. 115-148. 56 Le tombeau de Galehaut – conquérant des « XXVIII. Roiaumes » (Ms.A, 85, l. 22), « .XXIX. roiaumes » (l. 39) – dépasse largement le cadre de nos pages.

Résumés des articles en anglais

Alison Stones, University of Pittsburg “Arthurian Art. The Past, the Present, and the Future” This essay resumes what has happened in Arthurian Art between 1987 and 2014. In 1987 I presented a paper entitled Arthurian Art Since Loomis which summarized Arthurian Art from 1938 when Loomis and Loomis, Arthurian Legends in Medieval Art, was published, up to 1987. In 1987 and since then, there have been several important exhibitions, new objects have been discovered or re-evaluated, wall-paintings and manuscripts have emerged from obscurity. Today the web plays an important part in our research and is facilitating comparative work that was not possible in the past and is making it available more broadly than ever before. Arthurian Art is entering an exciting new phase in its colourful history. Michelle Szkilnik, University of Paris 3 Sorbonne Nouvelle “From Anthology to Compilation. The Evolution of the Arthurian Prose Manuscript” The article focuses on codices dedicated to long French prose romances or cycles to see whether copyists and compilers who assembled these manuscripts resorted to similar techniques as those who dealt with shorter verse texts, and to evaluate how they integrated the varied matters they compiled into coherent ensembles. It contends that as manuscripts comprising short Arthurian romances become thematic anthologies, codices compiling long romances strive to achieve something similar. Catalina Girbea, University of Bucarest “The Iconography of the Estoire del saint Graal in the Manuscript 14 E III from the British Library” This paper is investigating the religious message delivered through the iconography of one of the most prestigious gothic manuscripts of the Estoire del saint Graal, produced at the beginning of the Fourteenth Century in France. It is comparing the differences between the visual representations of the most important scenes of the romance and the narrative itself and it is concentrating on the first folio of the manuscript. Alexandra Ilina, University of Bucarest “From the Hero to the Poet. Some Reflections about the Iconography of the Manuscript BnF Français 97” In this article, I make an iconographical study of the manuscript BN fr. 97, which contains the V.III. version of the Prose Tristan. My aim is to understand the text-image

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relationship. For that reason, I carry out a multilevel analysis, that is I take into account the importance of certain episodes, the inventiveness of certain miniatures, the introduction of some unique visual tropes, and the comparison with other late tristanian iconographical cycles. The particular interest for the characters’ hierarchical distribution, the appetite for visual mimeticism, and the miniatures’ formal creativity generate a surprising codex inside this romance’s manuscript tradition. Laura Dumitrescu, University of Bucarest “Some Reflections about the Imaginary Heraldry. The Case of the Auto-Referenced Heraldry in the Romance of Fauvel” This paper aimes to demonstrate how we can describe the function of the rhetorical techniques used by Gervais de Bus and Chaillou de Pesstain in Le Roman de Fauvel. It is also investigating the link between heraldic codes and the way the subject extends through the description of plain arms. Alicia Servier, University of Lille 3 “Readings and Pictures. The Representation of Elizabel in the Manuscripts of the Prose Lancelot du Lac (13th-15th Centuries)” Our purpose is to study the representation of Elizabel in the manuscripts of the prose Lancelot du Lac, produced between the mid-thirteenth century and the late fifteenth century. Our objective is to understand what the iconographic choices made in the manuscripts can teach us about the comprehension by the medieval readers of an ambiguous literary character as Elizabel. Susanne Friede, University of Bochum “A Gospel of the Grail? Intergeneric Reflections about Some Grail Romances (Conte du Graal, Première Continuation, [Roman de] l’Estoire dou Graal)” This paper seeks to elucidate certain types of intertextual and intergeneric relations between Chrétien’s Conte du Graal, its First Continuation, the Roman de l’Estoire dou Graal by Robert de Boron, and ‘apocryphal’ gospels, as well as the importance of different versions of manuscripts in the given context. Alain Corbellari, University of Lausanne and Neufchâtel “Knights « with Lion », « with Lions » and without Lion. The Story of a Motif from the 12th to the 17th Century” Not only Yvain is not Chrétien de Troyes’hero with the most illustrious posterity, but his friendship with the lion was regularly occulted in the romances which reused his character. Some other texts, however, choose to stage leonine friends and have thus secured the survival of the motif. We are studying here a few cases of borrowed renewals (Claris et Laris, Gui de Warewick, Amadis de Gaule, Don Quichotte) which draw the evolution of the « Knight with a lion » (or « lions ») pattern over half a millenia of literature.

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Christophe Imperiali, University of Berne “Critic Narratives Under the Sign of Perceval” In this paper, starting from the poet Yves Bonnefoy, I depict Perceval as a model of a certain kind on relationship to knowledge, which I try to connect with « phenomenological hermeneutics », in opposition with the oedipian positioning of « theological hermeneutics ». Anna Kukulka-Wojtasik, University of Varsovie “Some Aspects about the Grammar of the Medieval Narratives” The vegetation and the animal world are represented in the Arthurian universe in a particularly sober way. The landscapes seem empty, the forests devoid of animals. Erec and Enide cross large expanses without seeing the plants or encountering wild beasts. Descriptions exist however: the trees and animals mentioned seem to acquire by their rarity more meaning. For the medieval man the world is a great book written by God who hid his will: everything that the narrator mentions has its meaning. We know the image of Charlemagne sitting under a pine tree and that of Ganelon descending under an yew. The pine tree, tall and powerful, symbolizes the power and by its verticality the celestial ascent, the yew, poisonous tree seems to symbolize the treacherous soul of Ganelon. King Arthur sits under a sycamore that looks noble and old but planted in a downward slope its symbolism becomes disturbing. This same sycamore shelters the silver bed in the orchard of the Joy of the Court that an unnamed virgin turned into a place of horror where raged her lover Mabonagrain metamorphosed into a ferocious knight. The examination of the bestiary and the vegetation makes us discover the symbolism at the same time characteristic of the period as rich of new senses, sometimes magical, supernatural or incongruous like these flowers of elder trees which seem to symbolize the spring, but always authentic testifying of the spirit of invention and the reference horizons of their author. Bonnie Millar, University of Nottingham “Magic, Fantasy and Adventure. Parodying Romance Motifs in King Arthur and King Cornwall” This study explores the discursive relationship between romance motifs and the ballad King Arthur and King Cornwall and goes on to analyse whether the ballad constitutes a gloss on these conventions. I will examine the way in which intertextual models rewritten within King Arthur and King Cornwall are parodied. This paper will attempt to tease out the effects created by allusions to other literary texts, genres and motifs. The ballad narrates a series of vows taken by Arthur’s knights, all of which are achieved through the assistance of a monstrous seven-headed sprite called Burlow Beanie. It plays with audience expectations alluding to the Green Knight with all his connotations. In fact Sir Bredbeddle is the chief knight in this short narrative. The series of vows is reminiscent of The Avowyng of Arthur, whilst the womanising behaviour of Gawain draws comparison with The Jeaste of Sir Gawain. Parallels to the monstrous Burlow Beanie are to be found in the Turke in The Turke and Sir Gawain, who helps Gawain

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in his tasks. The amassing of so many conventions, paralleled in not only in many romances, but in several Arthurian romances lends the text to parody.  This humorous reading of King Arthur and his world suggests that control may be the ultimate fantasy. Monica Oanca, University of Bucarest “Myth-Generated Geography. Tintagel Castle” This article analyses the importance of King Arthur’s legend for Earl Richard of Cornwall’s decision to build a castle at Tintagel, and the extent to which Geoffrey of Monmouth’s text influenced the structure of this building. Tintagel Castle, whose simplicity and old-fashionedness might reflect the fact that it was meant to be a replica of the famous king’s birthplace, was possibly connected with Earl Richard’s thirst for grandeur, but it was quickly abandoned by the earl’s descendants probably because it did not present the traits of a prosperous citadel (the proximity of a city, a monastery, a fish lake, etc.). Yanick Mosset, University of Bordeaux “Thomas’s Tristan and the Dialectic. The Language of Error” After establishing in what proportions the study of medieval dialectic is efficient for the literary analysis of twelfth-century french novel, the article aims at showing that in Thomas’ Tristan, a lot of paralogisms are in fact the reductio ad absurdum of an initial love maxim ; this is interpreted as a proof of Thomas’ defiance toward love. Geneviève Pigeon, University of Québec à Montréal “Anonymity as a Source, a Key in Understanding the Arthurian Myth” Anonymity is one of the key constituents of a myth, according to scholars such as Mircea Eliade, Jean-Jacques Wunenberger and Gilbert Durand. Shared by all, taken for granted and believed to be true, a myth explains the world in assigning everyone and everything a place in an otherwise confusing universe. How can we articulate this idea with our knowledge of the importance anonymous sources played in the evolution of Arthurian matter? From Bede’s affirmation that he took some of his information from the « tradition of our ancestors » to Geoffrey of Monmouth statement regarding « a very ancient book in the British tongue », it is clear that the phenomenal success encountered by Arthur depends on the anonymity of some of its sources. Could it be that the anonymity allowed authors and storytellers to adapt a founding content, one that could, through space and time, reaffirm an identity and an idea of power that answered to the English people’s need for order in chaotic times? In this paper, we will examine the important role played by the anonymity of sources in Bede’s Historia ecclesiastica, in the Pseudo-Nennius’ Historia Brittonum and in Geoffrey of Monmouth’s Historia Regum Brittaniae. Myth theories related to the evolution of myth will be helpful in understanding how these texts gained in credibility by affirming that they shared things already known.

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Andreea Popescu, University of Bucarest “Magic and Enchantment. Versions of the Fantastic in the Arthurian Legend” Magic plays an important role in the Arthurian legend. It provides a deep meaning to the adventures of the knights of the Round Table. Many of the tales are characterized by fantastic connotations implying initiations and spiritual accomplishments. The article comes with an analysis of some aspects of magic which appear in the Arthurian romances and explains the importance of the concepts of fantastic and magic through characters and symbols. Karin Ueltschi, University of Reims Champagne-Ardennes “The Quest for a Reference or the Games of Sounds and Sense Around Names. The Case of « Hellequin »” Names, unlikely nouns, have only one reference: a single person. Therefore, you should only use them if you know whom they identify. But in ancient texts, there are names without a clear person meant and designed by : these names show a veiled character, often made of mythical stuff, frightening and evanescent. Although, authors try to give sense to these strange sounds and therefore dark representations by looking for correspondences with other words which meanings are clear, and by putting them together: analogy and likeness become equation. The strange name of « Hellequin » will give us the occasion to examine these remarkable games, showing how old mythical shades can become authentic characters and individuals in poetry, theatre and novel. Łukasz Neubauer, University of Koszalin “The Quest for the Golden-Stringed Harp. Arthurian Themes in Lech Majewski’s The Knight” The text discusses Lech Majewski’s cinematic debut The Knight (1980), in particular the Arthurian themes which may be detected in the film’s narrative structure and visual style as well as its stylistic conventions. The main focus is on the motif of the Waste Land and the title character’s quest for the golden harp, the latter of is evidently modelled on the search for the Holy Grail in Arthurian literature. Mihaela Voicu, University of Bucarest “« Other Arthurian Worlds » in the Romanian Cultural Space” The article aims to suggest common grounds between various representations of the other world in the Arthurian literature and in several Romanian folklore productions. We intend to discern « traces » of the Holy Grail within the frame of certain Romanian fairytales, dwelling upon the myth of the collapsing edifice in the « Legend of Master Manole » and in the episode relating about the tower of Vertigier in « Merlin » and, eventually, upon the motif of transfigured death both in the Ballad « Miorita » (The Ewe) and the French Tristanian poems of the twelfth century. Though no certain direct influence can be established, these instances of resemblance between the Arthurian literature and the Romanian folklore may still prove that, beyond time and space, man does wish to believe in his possibility of being redeemed

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by means of his artistic creations, of disguising an otherwise repulsive/hostile reality, of mastering an unfair fate, or of building and thereby building his own self. Danielle Buschinger, University of Amiens “Tristan in the Medieval German World” Since Alois Brandstetter the proseversions of the Arthurian Romances are very often discussed and their litterary quality is also in question. The relation between the Image and Text and the Verse and Prose Romances are often commentiert. The paper aims to investigate the relation between both Image and Text but also titles in the Movingmedias. The conclusion is that there are many similarities but also significant differences  in the representations. Jane M. H. Taylor, University of Durham “Rigaud’s Lancelot of 1591. The Rhetorics of Synopsis” Benoît Rigaud’s Lancelot (Lyon, 1591) is a ruthlessly abbreviated version of the Lancelot as published, for instance, a century earlier, by Vérard, and which also includes the Quête and the Mort Artu. This article will analyse the publisher’s methodologies, as he pursues an informative rather than a recreational text, one which eliminates all the emotional content of his original. Ana Margarida Chora, New University of Lisbon “Babylonians and Saracens. The Interference of an Oriental Pagan World in Arthurian Romances” The Arthurian texts of both Vulgate and Post Vulgate cycles have many oriental references that constitute a matter of its own in the pagan context of the works. Places and characters from a mysterious eastern « other world » compete with the magical Celtic world, playing an important role in the structure of the narratives. Virgile Reiter, University of Paris IV Sorbonne “The Representation of Love and Sexuality in Flores och Blanchefleur” This article aims to explore how Flores och Blanzeflor, a fourteenth century Swedish adaptation of the popular roman idyllique Floire et Blanchefleur, reconciles its depiction of love and sexuality as well as social transgression with its strong Christian theme, especially present in the Scandinavian version of the romance. Harvey Sharrer, University of California, Santa Barbara “The Spanish Perceforest. Translation and Transcreation” The first two parts of the Roman de Pereforest survive in Spanish as a manuscript project in a translation made by Fernando de Mena between the years 1573 and 1576, preserved in MSS. II-266 and II-267 of the Real Biblioteca in Madrid. A preliminary comparison between the Spanish text and the French romance edited by Gilles Roussineau reveals that the translator adapted the French original to contemporary

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Spanish taste, by avoiding gallicisms, through the recourse of amplification and abbreviation and through much greater stylistic variation and linguistic modernization. Christine Ferlampin-Acher, University of Rennes 2 “« Je vueil qu’il ait nom Artus le Petit, en remambrance de moy, qui suis Artus le Grant »: Calling his Son Arthur, Arthur le Petit and Petit Artus” The study raises the question of the possible relations between Artus le Petit, son of King Arthur, and the Petit Artus de Bretagne, presented as the son of the Duke of Brittany in the late prose romance Artus de Bretagne (c. 1300). After a review of the names of the sons of King Arthur and a study of the designations of the late romance Artus de Bretagne, the hypothesis of an influence at the time of composition of the romance must be rejected. However, the title Petit Artus de Bretagne is late, and in the fifteenth century, there may have been, occasionally, interference between Artus le Petit and le Petit Artus. Françoise Hazel Marie Le Saux, University of Reading “Royal Tombs in the Historia Regum Britanniae” The royal tombs in Geoffrey of Monmouth’s Historia Regum Britanniae chart the parallel cultural development of Britain and Rome. Some are modelled on classical monuments, while others look back to the era of giants, creating a tension between two figures of Breton salvation : Arthur and Cadwallader. Antonella Sciancalepore, University of Louvain “Brehus or Brun. A Bear-like Warrior in the Arthurian World” This aricle examines the characterisation of Brun sans pitié in several Arthurian texts, with the purpose of isolating the continuities in the way he is presented across verse and prose romances. Brun (also called Brehus), the quintessential criminal knight of the Arthurian world, carries a name and shows behaviours that link him to the folklore model of the Bear Abductor. Paul Sire, Independent Scholar “Documentary Evidence for the Historicity of King Arthur” The debate on the authenticity of King Arthur has focused, mainly, on the reliability of the British sources. Only recently, Ashe developed the theory that Arthur was Riothamus, a British king who campaigned in France. A deed from the time of the Italian King, Odovacer, which mentions his vice-lord Ardorius, supports Ashe and helps to identify Arthur.  Yoshio Konuma, Independent Scholar “Enide and Diana. The Myth of the Hunt and the translatio imperii in Erec et Enide” In the Historia Brittonum of Nennius the mythical hunt of Arthur is considered as a part of the magical narratives of Great Britain. There is a trace of this ancient legend in the Celtic story of the magical boar Twrch Trwyth of Culhwch et Olwen. In his

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five romances Chrétien de Troyes is focusing on the noble personality and social status of his heroes by depicting them as noble hunters. In Erec et Enide the hunt of the white stag, the adventure of the hawk and the Joie de la Cour are forming the conjointure for the spiritual elevation of the royal couple. For what reason is the poet of Champagne depicting his heroes as hunters? The critics are generally supposing that the motif of the hunt is coming for the insular tradition of the Celts. But it is only from the Normand Conquest of England that the hunt of the Normand kings is becoming an aristocratic divertissement and also an expression of their dynastic authority. The laws of the forest (this word is generally used with his juridical and cynegetic meaning), established by William the Conqueror, are applying in England based on the continental tradition of the Francs. As for the hunt discourse in Erec et Enide, it is mostly inspired by the reign of Henri II, a model for King Arthur, rather than from the Celtic mythology. It is actually under the reign of Henri II that the hunt is changing of direction. This paper is aiming to explore the royal hunt and the transfer of power in Erec and Enide through the analysis of the troyen lineage of some founding heroes (Enée, Ascagne, Brut, Arthur et Erec) and it is based on the assumption that Chrétien de Troyes is applying this founding myth on the dynasty at the court of Henri II. Anne Berthelot, University of Connecticut “Searching from an Absent Grail” The grail has long been regarded as the ultimate point of Arthurian legend in general and of the medieval prose romance (French) in particular, for reasons simultaneously moral, aesthetic, and practical. In recent years, a change of perspective has suggested that ultimately the grail is rather rare in the texts and not as essential as previously thought. The advantage of the grail is to be the quintessential quest object, being both « non-existent » and inaccessible. It is endowed with a great flexibility which extends to his entourage: onemeets around it a constellation of alternative objects, either in general (the woman, or the Beast Glatissant), or in the narrower context of the procession where it appears (the spear or the sword), or in a parodic perspective (the chessboard of Walewein). Readings offered in the texts are multiple, and often incompatible, ranging from holy relic to magical artifact, to object of substitution in a barbaric ritual (Peredur). The same instability concerns the hero of the grail: in the first canonical texts, it is Perceval, about whom there is much to say, or Galaad, about whom there is nothing to say, since he is perfect and therefore boring; but in later or more ec-centric texts a new tendency emerges which makes of Gauvain, the traditional reprobate, the Chosen of a not quite orthodox grail. By definition, from a modern point of view, the grail, as the ultimate culmination of the quest, is extra-ordinary; the medieval texts, however, employ various strategies to integrate it into everyday life in the world of Arthur: whether it be a catering service or a diagnostic unit, a cauldron of plenty or one of resurrection, we end up with comedy scenes at the opposite of the senefiance commonly assigned to the « holy Vessel ». A (very incomplete) survey of French and English grails confirms this: the grail is a brilliant invention, but as a pure literary object, it is an experience that must be

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evaded or surpassed; it is a rich subject that can be exploited from a metaphysical angle, but which is also difficult to control, and therefore may soon be marginalized; it is a bankrupt enterprise from which one must recover in order to go on writing. Adeline Latimier, University of Rennes 2 “Lancelot Going to Rigomer. From Reputation to Self-Forgetting” In Les Merveilles de Rigomer, Lancelot leaves Arthur’s court to free the city of Rigomer from a spell. When he arrives, Lancelot is bewitched, like many knights before him. Whereas he thought his name would become famous in Rigomer, he actually looses it and forgets everything about his identity and chivalry. The fame he was looking for finally turns into an initiation whose different stages remind us of the structure of a tale. Corina Anton, University of Bucarest “Waiting for Ginevra. An Arthurian Character in Ariosto’s Orlando furioso” The present paper analyzes Ginevra’s character in the Orlando furioso in the light of the most recent studies on Ariosto’s irreverent revisitation of the mediaeval literary tradition. Paradoxically absent from the episode dedicated to her, Ginevra is a remote figure, just like her Arthurian world, whereas the character which comes forward is that of Dalinda, whose story is a parody of courtly love and of its vocabulary as well. Luminiţa Diaconu, University of Bucarest “Identity and Anonymity in the Lais of Marie de France” Our contribution has not the intention to offer the lecturer a reflection on the symbolism of the names in the Lais written by Marie de France, but a study on the identity marks, which refer to social or family affiliation of the characters, when they are designated by a name, and specially a study of different situations when names remain unknown, because, far from being accidental, the anonymity seems to be deliberated. In fact, there are some characters which, sometimes, have to dissimulate their identity; other characters which, at the beginning, are ignoring it and find out it later; finally, there are characters which remain forever frozen in anonymity. Sandrine Legrand, University of Lille 3 “Hector de Mares. Hector de Troie in the Arthurian World” From the late twelfth century, the figure of Hector appears in Arthurian literature as a reference to Benoît de Sainte-Maure’s Roman de Troie. These occurrences may be read as an expression of translatio studii. Therefore Hector des Marés may be seen as an avatar of the Trojan character. Shigemi Sasaki, University of Tokyo-Meisei “Testament of the Hero and the Death of Lovers” This paper is investigating the dead of Tristan et Iseut in the romance of Tristan and Iseut.

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Index

A Abélard 160, 161, 164 Achéron 191 Achille 396, 397 Adomnan 17 Aglentine, dame d’Avallon 255 Agravain 25, 74, 263, 344, 349, 398 Ailes, Adrian 67 Ajax Télamon 396 Albert, Sophie 31, 345 Alecsandri Vasile 209, 213, 214 Alexander 186, 190, 273, 278, 280 Alexander the Great 273 Alexandre l’Orphelin 36 Alfred le Grand 336 Aliénor d’Aquitaine 220, 221 Alphonse Bos 97, 98, 103 Amadas et Ydoine 394 Ambesbury 303 André de Coutances 103 Andriu le Moine 25, 26 Angisciri 325 Annals of Tigernach 326 Annals of Ulster 323, 326 Annas et Caiphas 98 Apolis 265, 267, 271, 272 Apollodore de Damas 203 Arculf 17 Ariodante 373, 375, 377, 378, 379 Ariosto 373, 374, 376, 378, 379 Aristote 35, 69, 160, 161, 163, 164, 166, 167, 414 Artémis 329 Arthur et Cadvallader 299 Artus 15, 29, 31, 32, 66, 154, 185, 224, 228, 246, 252, 253, 326, 407

Ashe, Geoffrey 321 Asia Minor 258 Assise de Woodstock 337 Attacotti 323, 325 Attila 324, 325 Aucassin et Nicolette 357 Auerbach Erich 175 Aurèle 299, 300, 302, 307 Aurell Martin 53, 66, 102, 343 Avalon 32, 178, 181, 183, 184, 184 B Babylon 255, 256, 260, 261, 263 Babylone (Babylon) 265, 266, 267, 268, 269, 270 Bademagu 129, 131 Baladro del Sabio Merlin (El) 356 Balain 355 Ban 81, 398, 399, 400 Barbaria 262 Barber Richard 343, 346 Baumgartner Emmanuèle 50, 104, 394, 405 Bede 17 Belin 299, 301, 302, 304, 306, 307, 309 Bel Inconnu 110, 208, 258 Belinesgate 302 Bengt Lindström 97 Benoît 27, 30, 245, 251, 393, 394, 395, 396, 398, 399 Benoît Rigaud 245 Benveniste, Emile, 342 Bergman, Ingmar, 200 Bernard de Clairvaux 236 Béroul 110, 187, 212, 215, 216, 217, 219, 220, 222, 223, 224, 225, 230, 232, 233, 408, 410, 412

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Bertilak 182 Bête Glatissante 346 Betis 279, 280 Billingsgate 301, 302, 305, 306 Black Knight 179, 180 Blackman Susan A. 77 Bladud 299, 300 Blanchefleur 265, 266, 267, 268, 271, 346, 358 Blanzeflor 265, 266, 267, 268, 269, 270, 271, 272 Blonde Esmerée 208, 258 Boardman Phillip 360 Boèce 160, 161, 163, 166 Bogdanow Fanni 247, 344, 355, 358, 407 Bohort 37, 60, 79, 80, 81, 82, 351, 399, 400, 401 Boorz 260, 261, 262, 263 Bossu de Suave 35 Boucoléon 91 Bowden Hill 327 Bradamante 377, 378, 379 Brăiloiu Constantin 218 Bran 203 Branche des Mabinogi 304 Branwen 203, 304 Brault, Gerard 67, 68 Brehus 311, 312, 313, 314, 316, 317, 318, 319, 320 Brendan saint 357 Bresson, Robert 200 Bretagne 66, 171, 172, 173, 187, 204, 219, 225, 240, 299, 300, 302, 304, 305, 306, 307, 308, 309, 321, 331, 336, 339, 356, 393, 394, 410 Brian 154, 356, 396, 397, 400 Brian des Îles 356 Brisane 73, 75, 76, 78, 80 Brun 245, 311, 312, 313, 314, 315, 316, 317, 318, 319, 320 Bruns 311, 312 Brun sans pitié 312, 313, 314, 315, 317, 318 Brunswick 221 Brut 31, 153, 310, 331, 338, 360, 393, 394, 398 Brutus 300, 302, 307, 308, 331, 338

Bryant Nigel 273 Bucovina 213 Burlow Beanie 137, 146 Busby, Keith 19, 24, 50, 74, 93, 99, 105, 411 C Cadbury 327 Cadvalladr 309, 310 Cadvallo 304, 307, 309, 310 Caerleon 327 Cairo 256 Camlann 154 Candlemas 317 Cantorbéry 336 Caradigan 332, 334, 336 Carolingian 326, 327 Carrant 332, 333, 334 Cercle des Géants 302 Cerf Blanc 330, 332, 333, 335, 336, 338, 339 Cestius 308 Chaillou de Pesstain 70 Chardonnens, Noémie 33 Charlemagne 18, 126, 127, 128, 263, 326, 374, 410, 411, 413 Charles IV 273 Château des Âmes 356 Château du Graal 207, 349 Chevalier au lion 109, 110, 116 Chevalier de la Charrette 109, 125, 127, 129, 205, 319, 404 Chiţimia Silvia 206 Chrétien de Troyes 13, 23, 87, 88, 89, 92, 93, 95, 99, 101, 102, 105, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 125, 126, 128, 129, 133, 136, 155, 162, 163, 204, 205, 207, 219, 237, 240, 241, 256, 259, 312, 319, 330, 336, 339, 345, 347, 353, 399, 407, 411 Chronique rimée de Livonie 221 Cicéron 161, 166 Claris et Laris 110, 114 Cocteau Jean 352 Combes Annie 27, 258, 352, 395 Concile de Latran 234 Constans 300 Constant 361

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Constantin 205, 218, 303, 306, 307, 308, 309 Constantinides 302, 304 Constantinople 14, 89, 91, 96, 255, 257, 263, 347, 396 Conte du Graal 361 Continuations de Perceval 312 Corbénic 73 Cordeille 301 Cornoaille 403, 407, 409, 414 Cornouailles (Cornoailles) 217, 218, 219, 222, 223, 229, 235, 242, 336, 403 Cruithne 325 Culhwch et Olwen 339 D Dacie 203 Dalinda 373, 375, 376, 377, 378, 379 Dal Riata 325, 326 Dame Ragnelle 143 Damietta 257 Danebroc 332, 333 David Aubert 33, 34 Deisi 325 Delta du Danube 203 Demanda del Santo Graal 281 Demanda do Santo Graal 261, 262, 263 Demandas 355 Denis Janot 245 Deuxième Continuation 96, 312, 358 Didi-Huberman, Georges 55 Didon 329, 330 Didot-Perceval 259 Diene 329 Dijksterhuis 168 Dobrodja 203 Dublin 304, 323 Dumnonian 323, 326, 327 Dunuallo 299, 301 Dunwallo 302 Durand, Gilbert 170 E Eadmer 337 Earl of Cornwall 149, 151, 152, 154 Earl of Gloucester 324

Earl Richard of Cornwall 151, 153, 155, 156, 157 Edeco 324 Edmund Crouchback 156 Edouard le Confesseur 111, 336 Edward the Black 152 Eilhart d’Oberg 220, 221, 222, 228, 241, 242, 243 Elaine 179 Eldol 324 Eliade Mircea 177, 208, 209 Élizabel 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84 Ellain le Brun 316 El Tors 282 Élucidation 347, 357 Enéas 129, 329, 330 Énée 329, 330, 331, 334, 338 Epiphanius the Monk 15 Erec et Enide 132, 134, 329, 330, 331, 334, 336, 339 Erich Auerbach 175 Erlkönig 191, 192 Escanor 110, 257, 258, 314, 318, 396, 397, 400 Esclabor 256, 262, 263 Esclarmonde 257 Esclarmondine 397 Estoire del saint Graal 361 Evalac 260, 261 Evrain 208, 334, 335 Évrard d’Espinques 77 Ezéchiel 134 F Fabry, Irène, 47 7, 11, 54, 250 Feirefiz 346 Faral Edmond 171 Felix 265, 305 Fénice 331 Ferdinand Gregorovius 305 Ferlampin-Acher Christine 34, 66, 102, 103, 107, 273, 405, 414 Fimbeus 348 Fiordispina 379 Fisher King 259, 260, 261, 263

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Fitzgerald 185 Flasdieck 188, 192 Floire 265, 266, 267, 271 Flores 265, 266, 267, 268, 269, 270, 271, 272 Flores et Blanzeflor 265, 272 Flores och Blanzeflor 265, 266, 267, 268, 269, 270, 271, 272 Flores Saga ok Blankiflur 265 Floriant 110, 258, 395, 396 Floriant et Florete 110, 258, 395 Folie de Berne 215, 219, 410 Folie d’Oxford 215, 219, 410 Fortager 361 Foucher de Chartres 90 Fourquet Jean 221, 230, 235 Frappier Jean 204, 233, 234, 245, 246, 252, 404, 406 Frère Robert 235 G Gadifer 274, 278, 282, 283 Galaad 26, 54, 60, 61, 73, 74, 75, 77, 78, 79, 80, 83, 84, 250, 260, 319, 343, 344, 346, 351, 352, 354, 355, 358, 401, 407, 410, 411 Galaaz 261, 262, 263 Galahad 177, 179 Galehaut 350, 401, 182, 414 Galien 414 Gallais Pierre 259 Galliot du Pré 245 Galoain 333 Gandin 232 Ganelon 125, 126, 127, 128 Ganelon et Blancadrin 126 Gansguter 348 Garinter de Petite Bretagne 115 Gautier d’Arras 394 Gauvain 19, 24, 89, 92, 93, 94, 96, 129, 131, 132, 133, 134, 135, 163, 205, 212, 257, 258, 259, 263, 269, 312, 313, 316, 317, 319, 332, 336, 337, 345, 346, 348, 351, 352, 354, 357, 360, 361, 397, 399, 400, 401, 408 Gavril Protul 210, 211 Gawain 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 146, 147, 176, 178

Geoffrey de Monmouth 360 Geoffrey of Monmouth 31, 153, 155, 156, 274, 299, 309, 322, 330 Geoffroy de Monmouth 67, 172, 173, 210, 299, 308, 330, 393, 394 Gerbert de Montreuil 35, 260, 261, 357 Gervase of Tintagel 324 Gildas 171, 172, 324, 325 Gilles de Rais 192 Ginevra 373, 374, 375, 376, 377, 378, 379 Giramphiel 348 Girart d’Amiens 110, 258, 314, 396, 400 Girbea Catalina 53, 66, 69, 80, 101, 102, 104, 105, 107, 204, 209, 210, 212, 214, 271, 346, 354 Gliglois 258 Goethe 192 Gonzaga at Mantua 18 Gotfrit (von) Strazburc 229 Gottfried de (von) Strasbourg 220, 228, 229, 241, 244 Grădiştea Muncelului 203 Gregory of Tours 322, 324 Gringalet 131, 133, 135 Grisandole 26, 30, 31 Gueheret 258 Guenièvre 73, 78, 80, 81, 82, 83, 84, 260, 331, 345, 404 Guerreau-Jalabert Anita 204 Guerrehet 357 Guigemar 213 Guillaume Ier 331, 335, 336, 337 Guillaume le Conquérant 220, 331 Guinevere 76, 137, 141, 154, 247, 248, 373, 177, 376, 182 Guingambrésil 133 Guiron le Courtois 31, 32, 36, 311, 314, 316, 345 Guivret 330, 333, 334 H Hablot, Laurent 41 Hamon Philippe 125 Hans Sachs 220, 228, 244 Hartmann (d’)Aue 237

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Hartmann (von) Aue 15 Hector 316, 393, 394, 395, 396, 397, 398, 399, 400, 401 Hector de Salorie 398 Hector des Marés 399, 400, 401 Hector de Valpenée 398 Hector fils d’Arès 401 Hécube 397 Heinrich de Freiberg 220, 228, 242, 243 Heinrich de Veringen 235 Heinrich von dem Türlin 348 Heinrich von Freiberg 220 Hélène 101, 103, 204, 207, 345, 396 Hélie of Boron 25 Hélinand de Froidmont 188 Heliodorus 281 Hellequin 185, 186, 187, 188, 189, 190, 191, 192, 194 Henri d’Allemagne 111 Henri Ier 336, 337, 338 Henri II Plantagenêt 220, 221, 329, 330, 331, 335, 336, 337, 338, 339 Henri le Lion 221, 225 Henry of Almain 153 Heralt 112, 113 Herder 191, 192 Herode-kin 188, 192 Herr Oluf 192 Herulian 324, 326 Herulians 324 Historia Brittonum 339 Historia Regum Britanniae 31, 33, 153, 299, 301, 304, 305, 306, 307, 308, 309, 310, 330, 331 Holy Land 15, 16, 323 Hugues de Saint-Victor 161 Hungary 325 Hunt Tony 162, 163, 168 Huon de Méry 68, 186 Huot Sylvia 273 I Ille et Galeron 394 Innocent III 234 Iona 17

Irlande 126, 219, 222, 229, 302, 333, 336, 350, 404, 408, 411, 412 Isald 220, 222, 223, 224, 225, 226, 227, 228, 244 Isald la Bretonne 227 Isidore de Séville 161, 187 Isolde 18, 228, 229, 230, 231, 232, 233, 234, 235, 236, 237, 238, 239, 240, 241, 242, 243 Isolde aux Blanches Mains 241, 244 Italy 154, 322, 323, 324, 325, 326, 327, 376 Ivan 268, 269, 270 J Jacques d’Armagnac 33, 77 Jean Baptiste 206, 348 Jean de l’Ours 317 Jean de Salisbury 160, 161, 164 Jean Vaillant 31, 32, 34 Jerusalem 15, 16, 17, 261, 262 Joie de la Cour 130, 134, 240, 334, 335 Jordanes 322, 324, 325 José Ortiza del Rio 17 Joseph d’Arimathie 87, 89, 96, 98, 102, 103, 207, 347, 353 Joseph of Arimathaea (d’Arimathie) 26, 28 Jossa Stefano 374 Jugement de Pâris 395 Jules César 299, 306, 307 Justinen 210 K Kalogrenant 269 Kenilworth Castle 150, 156, 157 Kennedy Elspeth 312, 344 Kerlud 301 Keu 356, 405 King Arthur 29, 31, 74, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 145, 146, 147, 152, 153, 154, 155, 255, 262, 273, 175, 321, 322, 183 King David 260 King Escorant 261 King Lac 155 King Mordraim 261 King of Cornwall 138, 139, 140

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King of Persia 263 King of the Britons 321, 322 Klares 266, 268, 270 L La Chronique Anglo-saxonne 336 Lady of the Lake 177 Lafont 218, 411 Lagorio M. Valerie 91, 102 Lai du Chèvrefeuille 167, 215 La Mort le roi Artus 246 Lancelot 359 Lancelot du Lac 73, 74, 77, 245, 246, 251, 312, 398 Lancelot en prose 53, 352, 398, 401 Lancelot en Prose 312 Larivaille Paul 374 Launceston Castle 151, 152 La Vengeance Raguidel 110, 257 Lavinia 330 Layamon 153, 310 Leah Tether 92, 93, 247 Le Chant des Aubes 205 Le Conte du Graal 88, 125, 188, 206, 207, 411 Lecouteux Claude 188, 189 Lefèvre 185, 394 Le Goff Jacques 169, 173 Leir 299, 301, 302 Le Monastère d’Argeş 208 Le Normand 185 Leodegran 360 Le Roman de Brut 153, 338 Le Roman de Rou 337 Le Roman des Aventures de Fergus 394 Leroux 185 L’Histoire des Anglais 337 Libye 329 Lindsey 171 Lionel 37, 255, 399 Lithuanian 318 Lizane 35 Llýr 203 Loomis, Laura Hibberd 13 Loomis, Roger Sherman 13, 24

Locrin 299 Logres 255, 256, 259, 260, 261, 262, 263, 264, 313, 319, 331, 398, 407, 408 Lokis 318 Longobardi Monica 19 Lori Walters 24, 76 Los amores de Teagenes y Carficlea 281 Loseth 263 Lovelich Harry 361 Lucifer 347 Lud 299, 301, 302 M Mabinogion 203 Mabon 208 Mabonagrain 130, 334, 335 Maddox Donald 93, 99, 161, 163, 164, 336 Madrid 17, 273, 277, 279, 282 Magritte 51 Majewski Lech 195, 196, 199 Malim 300 Malory Thomas 359 Mangusdottir 185 Manole 208, 209, 210, 211, 212, 213 Maramureş 203 Marc 54, 56, 58, 60, 61, 161, 187, 235, 237, 307, 359, 403, 404, 405, 406, 407, 409, 411, 412, 413, 414 Marcelus 323 Marganor 398, 399 Margarita Torres 17 Marie de Champagne 339 Marie de France 35, 153, 167, 394 Mario Botero Garcia 54, 61 Marsile 126, 127 Mathilde 221, 337 Maurice de Sully 27 Maurice of Sully 27 Méla Charles 345 Meleagant 182 Méléagant 129, 130, 161, 256 Membricius 299 Mempricius 300 Ménard Philippe 18, 50, 90, 313, 403, 409, 411, 414

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Menealfe 141 Mérimée Prosper 318 Merlin 19, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 32, 36, 87, 110, 129, 204, 208, 210, 211, 212, 213, 255, 256, 257, 260, 263, 302, 310, 322, 350, 353, 355, 360, 361, 176, 181 Merveille de Rigomer Mesopotamia 256, 260 Meuwese Martine 15, 19 Métamorphoses 34, 92, 339 Michael Ian 273 Milland-Bove Bénédicte 27, 409 Mioriţa 208, 213, 214, 216, 217, 218 Miracle de Saint Eloi 186, 190 Mont Badon 171 Mordred 53, 154, 250, 177, 259, 179 Morgana 177 Morgue 396 Morholt 403, 404, 408, 409, 410, 411, 412, 413, 414 Morte Darthur 359, 360 Morvidus 299, 300 Mount Badon 321 Moyen-Gallois 304 Muchembled Robert 189 Muhlemann Joanna 15 N Nantes 36, 273, 334, 336, 339 Nascien 400 Neagoe Basarab 209, 210 Negru Vodă 209 Nennius 172, 210, 339 Nero 26 Nicodemus 16, 26, 29, 97, 98, 103 Nodier Charles 191 Notitia Dignitatum 325 O Odovacar (Odovacer) 321, 322, 323, 324, 325, 326 Of Arthour and of Merlin 360 Onegesius 325 Orderic Vitalis 337 Oringle de Limors 330, 333

Otia Imperialia 323 Oudin 114 Ovide 339, 414 P Palamède 54, 60, 263, 346, 358, 359, 406, 409, 410, 411 Palamedes 256, 260, 262, 263 Palamedes le Méconnu 262 Pâris 397 Paris, Gaston 97, 98, 103, 358 Parzival 235, 259, 346, 347, 352, 353 Pastoureau Michel 64, 65, 132 Paul Sire 154, 321, 322 Pays-de-Galles 171 Pellinor 346 Peningue 399 Penuris 334 Perceforest 23, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 188, 273, 275, 276, 278, 281, 283, 284, 359 Perceval 18, 87, 88, 89, 92, 93, 94, 95, 96, 101, 102, 109, 131, 132, 133, 135, 187, 188, 206, 207, 208, 256, 258, 259, 260, 261, 262, 312, 346, 347, 348, 351, 357, 358, 359, 395, 178, 396, 183 Pérec 354 Peredur 347, 352 Pérennec René 220, 222 Père Noël 193, 206 Périgord 192, 193 Perion de Gaule 114, 115 Perlesvaus 23, 345, 346, 347, 348, 351, 352, 356, 357 Perlesvaus  le Haut Livre du Graal 356 Perlesvaus Perlesvaus le Haut Livre du Graal 356, 357 Petitcriu 240, 241 Philippe de Vigneulles 246, 251 Philon d’Alexandrie 100 Piacenza Pilgrim 16 Pichardie a la Chapelle 410 Pierre Barthélémy 90 Pilate 89, 97, 98, 102, 103, 105 Plantagenet 151, 327

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Platon 187 Poirion Daniel 24, 69, 73, 76, 129, 133, 220, 263, 319, 329 Porrex 299, 300 Première Continuation 87, 92, 93, 94, 95, 102, 106, 258, 312, 395, 396, 397 Priam 393, 395, 398, 399, 401 Prophesies de Merlin (les) 359 Prose Tristan 263 Pyrenees 317 Q Queen of Sheba 16 Queste del sainct Graal 246 Queste del saint Graal 27, 343, 344, 347, 353, 354, 358, 362 Queste Post-Vulgate 355 Quête du Graal 183 R Ralegh Radford 323 Reine de Norgales 350 Rennes 13, 20, 24, 34, 53, 66, 69, 77, 102, 103, 107, 172, 273 Restormel Castle 151, 152 Résurgences 329 Ricimer 322 Rifalin et Blantzeflur 222 Rinaldo 373, 374, 375, 378 Riothamus 321, 322, 323, 324, 325, 326, 327 Robert de (of) Boron 19, 87, 88, 91, 95, 99, 101, 102, 103, 104, 105, 106, 207, 210, 346, 349, 353, 358, 361, 409 Robert d’Orbigny 271 Robert Liddiard 156 Robert of Boron 25 Roi des Aulnes 191, 192, 194 Roi des Merveilles 348 Roi Pêcheur 132, 208, 349, 400 Roland 90, 125, 126, 127, 128, 132, 374, 410, 411, 413 Roman de l’estoire dou Graal 357 Roman de Merlin 353, 360 Roman de Perceforest 23, 33, 35, 36, 273, 283

Roman de Renart 23, 315 Roman des fils du roi Constant 359 Roman de Troie 27, 30, 393, 394, 395, 396, 398, 399 Roman du Brait 356 Rome 16, 25, 26, 30, 77, 103, 255, 258, 259, 300, 305, 306, 307, 308, 309, 310, 321, 323, 325, 394 Romulus 306, 307, 308, 322 Ronwen 301, 304 Rosset 114 Roumanie 203, 217 Roussineau Georges 35, 257, 273, 275, 276, 277, 278, 279, 280, 281, 282, 284, 408 Ruggiero 377 Rugian 326 Rugians 324 S Sadoc 263 Sagremor 257, 263, 406, 407, 408, 409 Saint Augustin 211, 414 Saint-Omer 25 Saint Vessel 343, 346, 349, 350, 351, 352, 354, 356, 357, 359, 361 Salesbières 212 Salomon 26, 210, 260, 262 Samson 260, 408 Saracens 255, 256, 258, 259, 260, 262, 263, 264 Sarmisegetuza Regia 203 Saxons 171, 300, 303, 304, 305, 324, 326 Scirians 324, 325, 326, 327 Scirre 325 Scotland 154, 325, 326, 374 Scythians 324, 325 Sebile l’Enchanteresse 350 Sellier Philippe 170 Scherbakova, Olga 110 Sire Tristrem 220, 230, 236, 237, 238, 239 Sir Gawain and the Green Knight 146, 176 Solomon 16, 210 Sommer, Oskar 25 Soredamor 331 Spain 259, 276

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Stanzaic Morte Darthur 360 Stones Alison 13, 14, 19, 25, 74, 76, 79 Stonehenge 203, 299, 302, 303, 305, 308, 310 St Patrick 325, 326 St Severinus of Noricum 325 Swabian 322 Swedes 326 Syria 257, 258, 260 Syrian Antioch 257 T Tarn Wathelene 141 Tavola Ritonda 220, 237, 238, 353 Thanor 263 Thérouanne 25 Thibault Shaeffer Jacqueline 54 Thomas 101, 137, 138, 140, 141, 142, 144, 145, 146, 159, 164, 167, 168, 172, 217, 219, 220, 221, 222, 225, 227, 228, 230, 231, 232, 233, 234, 235, 237, 238, 240, 242, 324, 330, 356 Thomas Becket 336 Thomas d’Angleterre 234 Thomas Ollig 101, 356 Tiffauges Abel 192 Tintagel Island 132, 149, 150, 151, 152, 153, 154, 155, 156, 157, 324, 327, 403, 413, 414 Titus 29, 262 Tolan John Victor 271 Tolomer 261 Torres Margarita 17 Tournier Michel 192 Trachsler Richard 87, 258, 311, 314, 318, 395, 396, 407 Translatio imperii 394 Translatio studii 393, 394, 401 Transylvanie 203, 209 Traxler, Janina 355, 358 Trematon Castle 151, 152 Trevrizent 235 Trinovantum 301, 303 Tristan 14, 18, 23, 24, 32, 50, 53, 54, 58, 60, 61, 67, 109, 110, 142, 153, 159, 164, 165, 166, 167, 185, 187, 204, 208, 212, 215, 216,

217, 218, 219, 220, 221, 222, 223, 225, 227, 228, 229, 230, 231, 232, 233, 234, 235, 236, 237, 238, 239, 240, 241, 242, 243, 244, 246, 262, 263, 269, 311, 313, 316, 318, 319, 330, 345, 357, 358, 359, 401, 403, 404, 405, 406, 407, 408, 409, 410, 411, 412, 413, 414 Tristan en prose 18, 50, 60, 67, 313, 359, 408, 409, 410, 412 Tristrant 220, 221, 222, 223, 224, 225, 226, 227, 228, 243, 244 Troie 29, 299, 331, 339, 393, 394, 395, 396, 397, 398, 399, 400, 401 Troisième Continuation de Perceval 256, 257 Troyens 329, 330, 338, 393, 394, 397 Turnu Severin 203 Twrch Trwyth 339 Tytus 29 U Ulrich de Türheim 220, 228, 242, 243 Ulrich von Türheim 220, 242 Urraca 17 Uterpandragon 26, 31, 32, 343 Uther 299, 300, 302, 316, 317, 181 V Van Gennep Arnold 180 Valette, Jean-René 101 Vance Eugene 159, 162, 163, 164 Venantius Fortunatus 89 Vérard Antoine 246, 400 Véronique 105 Vertigier 204, 208, 210, 211, 212, 300, 343, 344 Veysseyre, Géraldine 33 Vieillard, Françoise 13 Vinaver Eugène 222 Vortimer 299, 300, 303, 305, 307, 308, 309, 310 W Wace 153, 210, 310, 337, 338, 393, 394, 398 Wahlen, Barbara 31, 36

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Walewein 348, 349, 351 Walter Map 25, 336 Walter of Oxford 154 Walter, the Archdeacon of Oxford 326 Walter, Philippe 24 William of Tyre 16 Wirth, Jean 43 Willingham, Elizabeth M. 25 Wolfram d’Eschenbach 229, 235 Wolfram von Eschenbach 259, 346, 347

Y Yder 257, 316, 333, 334 Yseut 359 Yseut aux Blanches 164, 165 Z Zambon, Francesco 87, 99, 102, 103 Zephir 37 Zimmer Heinrich 176 Zink, Michel 36, 69, 163, 169 Zion église de 89