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French Pages [145] Year 2020
Cet ouvrage remémore les relations tumultueuses d’Artaud avec le mouvement surréaliste. Retraçant l’histoire du surréalisme des origines, nous tenterons d’analyser le contexte historique et idéologique dans lequel Artaud a progressivement construit sa propre conception de la révolution de l’esprit. Antonin Artaud se détournant de la position des surréalistes qui adhèrent en 1927 au Parti communiste devient le porte-parole d’une autre vision de révolution beaucoup plus existentielle.
Ilios Chailly est titulaire d’un doctorat sur la notion de révolte dans l’œuvre d’Antonin Artaud et auteur des essais : Antonin Artaud ou l’anarchiste courroucé (Les Éditions Libertaire 2018), The Bachall Isu ou la canne de Saint-Artaud (2020), Héliogabale ou l’alchimiste couronné (2021). L’auteur prépare un autre ouvrage sur Artaud et ses écrits sur le théâtre.
Illustration de couverture : Artaud écorché, 2020. Encre noire sur papier à grains. Extrait de la dernière page du carnet d’Antonin Artaud, avant sa mort en mars 1948. 29,7 x 42 cm, Paris. © Chiron Centaure, 2020.
15,50 €
ISBN : 978-2-343-25608-5
Ilios Chailly
Ilios Chailly
Le surréalisme et la fin de l’ère Artaud Le surréalisme et la fin de l’ère Artaud
Le surréalisme et la fin de l’ère Artaud
Préface de Patrick Schindler
Le surréalisme et la fin de l’ère Artaud
Approches littéraires Collection dirigée par Jérôme Martin Cette collection réunit des essais et travaux divers dans les domaines des études et de l’histoire littéraires, dont des monographies.
Dernières parutions Henri DESOUBEAUX, Vingt Promenades littéraires, Essais ; 2021. Slemnia BENDAOUD, Albert l’étranger, Camus l’Algérien, 2021. François-Patrick POSTAL, Margaret Atwood, des romans pour deux siècles, 2021. Abdesselam EL OUAZZANI, Dans la peau des terroristes. Pour une théorie du portage, 2021. François FOSSIER, La France dans l’érudition littéraire de l’âge classique, 2021. Fabienne GASPARI et Florence MARIE, L’incarnation artistique : mises en scène littéraires, 2021 Moulay Youssef SOUSSOU, Flaubert. Évolution et métamorphoses du style, 2021. Bernard LATHUILLE, La poésie du prosaïque. De Boris Vian à Frédéric Dard, 2021. Danielle DUGA, Baudelaire, eux et nous. Essai de biographie plurielle, 2021. Ronald W. TOBIN, L’aventure racinienne. Un parcours franco-américain, 2020. Vanezia Pârlea, Milan Kundera ou l’insoutenable corporalité de l’être, 2020. Dr. Wijdan ALSAYEGH, La poésie d’Ali Abdullah Khalifa. La perle et la mer, traduit de l’arabe par Hamid Larbi, 2020. Jean-Claude BONDOL, L’écriture réaliste et ses techniques. Nana d’Emile Zola, 2020.
Du même auteur - Antonin Artaud ou l’anarchiste courroucé (Les Éditions Libertaires 2018) - The Bachall Isu ou la canne de Saint-Artaud (2020) - Héliogabale ou l’alchimiste couronné (2021) À paraitre : - Le théâtre et son double Ka (2022)
En couverture : Artaud écorché, 2020. Encre noire sur papier à grains. Extrait de la dernière page du carnet d’Antonin Artaud, avant sa mort en mars 1948 : « Qui suis-je ? D’où je viens ? Je suis Antonin Artaud et que je le dise comme je sais le dire immédiatement, vous verrez mon corps actuel voler en éclats et se ramasser sous dix mille aspects, un corps neuf, où vous ne pourrez plus jamais m’oublier. » 29,7 x 42 cm, Paris. © Chiron Centaure, 2020.
© L’Harmattan, 2022 5-7, rue de l’École-Polytechnique, 75005 Paris www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-25608-5 EAN : 9782343256085
Remerciements À l’origine ce texte était la première partie d’une thèse de doctorat soutenu en décembre 2011 à la Sorbonne. Son titre était Vers une révolution de l’esprit ou la notion de révolte dans l’œuvre d‘Antonin Artaud. Nathalie était toujours vivante et ma fille venait tout juste de naitre. Et comment ne pas remercier Nathalie Palma pour sa grande patience et ses nombreuses relectures. Le présent travail est le résultat de ses remarques constructives, de sa rigueur et de son goût pour le travail bien fait. Comment ne pas remercier aussi Patrick pour ses relectures, sa préface et ses précieux conseils. Je remercie également Mme Catherine Hamon Sirejols ma directrice de thèse pour sa grande générosité, ainsi que les membres du jury Mme Monique Borie-Banu, Mme Bernadette Bost, Mme Florence de Mèredieu et M. JeanMarie Pradier pour leurs conseils et remarques. Je tiens à remercier mon père Jean-Marc Chailly ainsi que ma femme Eleni Politou, professeur de grec en France, pour avoir pris le temps de relire certaines de mes soumissions. Leurs remarques m’ont clairement permis d’en améliorer la qualité. De tout mon cœur, je remercie aussi ma mère pour son accompagnement et son soutien sans lesquels ce travail n’aurait pas pu aboutir.
« Tout cela m’est personnel et ne vous intéresse pas, je le sens, parce qu’on lit les mémoires des poètes morts, mais vivants on ne leur enverrait pas une tasse de café ou un verre d’opium pour les réconforter. » Antonin Artaud
SOMMAIRE PREFACE DE PATRICK SCHINDLER……………11 RELIRE ARTAUD AUJOURD’HUI…………….… 17 Surréalisme et révolution SURREALISME, DADAÏSME, ARTAUD…………..31 LES BARBARES………………………………....59 LES FRERES MARX…………………………..…75 VERS UNE REVOLUTION DE L’ESPRIT……….…85 FROM RUSSIA WITH LOVE…………………….. ......................101 POUR EN FINIR AVEC ANTONIN ARTAUD…….125 BIBLIOGRAPHIE.........................................139
Antonin Artaud : pour en finir en beauté ? Préface de Patrick Schindler « Mon but n'est pas de faire un livre sur Artaud mais plutôt d’avoir l’intrépidité d'embrasser l'entièreté du cas Artaud et surtout de défendre sa pensée et non pas la retranscrire. De l'homme Artaud je m'en fous ! Ce n'est pas un homme, mais une pensée libertaire, anarchique et absolue que je veux défendre. Pourquoi Artaud ? Uniquement parce que dans son délire et sa lucidité, il l'exprime beaucoup mieux que moi. Je souhaiterais que ce livre puisse être lu aussi bien par un spécialiste d'Artaud que par quelqu'un qui n'a jamais rien lu de sa vie, qu'il puisse ouvrir de nouvelles petites portes dans notre façon de concevoir les choses et de les penser. » C'est accompagné de cet avertissement, que j’ai reçu le manuscrit d’Ilios Chailly. Le coup de cœur a été immédiat. Tout d’abord, le choix d’Ilios de me l’envoyer n’est pas anodin. Il nous a confié que notre espace libertaire lui permettait de reconcevoir ce qui était à la base sa thèse universitaire, sous la forme et l’éclairage nouveau d’une biographie d’un type un peu spécial : sincère et au goût fort de « vécu » … Son travail s’est étalé sur une vingtaine d’années. Il a surtout été nourri du fait qu’Ilios – d’origine grecque comme Antonin Artaud – est un acteur de théâtre confirmé. Il a incarné le poète sur scène avec une conviction telle que ce fut un succès dans la plus grande tradition d’Artaud. Il a ramassé autant d’éloges qu’il a provoqués de scandales ! On peut dire qu’il a « habité » le rôle d’Artaud. Avec cette réécriture, Ilios nous propose, en toute générosité et avec passion, sa vision personnelle du poète. Il a tantôt patiemment, tantôt avec fougue lu et relu l’intégralité de ses œuvres à ce jour disponibles, les principales biographies et documents mis au fil du temps à 11
la disposition des « fondus » d’Artaud. Dans son ouvrage, Ilios nous conduit à travers les méandres de cette « dynamique de répulsion vivante » qui donne un souffle si puissant à l’œuvre d’Antonin Artaud, à sa révolte perpétuelle. « Plus incarnée, individuelle et moins politisée ou philosophique que celle, par exemple, d’un Albert Camus », précise Ilios... Ce dernier nous accompagne dans la démarche de transformation progressive de l’être initiée par Artaud dès son plus jeune âge. Sans trop déflorer le contenu de sa rigoureuse démarche, Ilios nous fait partager les hésitations des années de jeunesse du poète qui, très tôt, s’immisce dans une introspection profonde de son être, pour ne pas dire son « âme », selon sa propre définition. Celle-ci donnera naissance à ses premiers poèmes qui le feront admirer des surréalistes. C’est donc cet être colérique, exalté, fascinant, mégalomane qui saute à pieds joints dans le petit cercle des surréalistes. Il impose sa marque et sa vision sur le devant de la scène, laissant pour un temps un André Breton, subjugué par le personnage, lui remettre les reines du mouvement. Par son côté « révolté permanent », se revendiquant d’une pensée libérée de toute contrainte et de l’héritage de l’histoire traditionnelle, Artaud devient une sorte de « gourou » pour le groupe. Breton finit par en prendre ombrage, tandis que le mouvement se déchire entre la tendance libertaire et la tendance matérialiste dialectique, cette dernière aboutissant à l’adhésion controversée aux objectifs du Parti communiste français… Artaud et quelques autres quittent alors le groupe. Il dirige un temps sa créativité, toujours en alerte, vers le théâtre. Il fonde Théâtre Alfred Jarry, apparait dans plusieurs films. Ses interprétations « habitées » - et notamment celle de Marat dans le film d’Abel Gance, imprimeront son image indélébile sur de nombreuses générations. Dans la vie comme sur scène, Artaud s’impose 12
une remise en question permanente, qui aboutira à l’écriture du Théâtre et son double et à la création de sa théorie du « souffle et du son ». Artaud souffle, mais surtout « souffre les choses et les événements » plus qu’il ne les subit. C’est un « révolté de l’instant », nous dit Ilios et il nous le prouve. S’il croit en une révolution, c’est avant tout à celle de l’esprit. Devenu un « renégat », il poursuit sa propre logique, remettant en cause tous les fondements de la pensée occidentale policée, religieuse et castratrice. Ne baissant jamais les armes de la révolte et de l’art absolu. Devant l’impuissance des mots, il se met en quête d’inventer un autre langage, ou de se taire à jamais ! Continuant son chemin malgré les échecs, poursuivi par des problèmes de santé et d’argent qui ne font qu’empirer, il s’enfonce dans la consommation de drogues dures qui lui font tourner les yeux ailleurs. C’est l’époque du retour à l’état animal. Il voyage au Mexique et en Irlande y subit l'influence du Peyotl et des opiacés. Les paradis artificiels brouillent sa perception des cieux et des « dieux de l'ailleurs ». Pour autant, il poursuit son éternelle recherche du « Graal », tombe un moment dans une mystique délirante : en Irlande, il se prend même pour le nouveau Christ… Enfin, l’homme et non pas le fils de ce dieu sur lequel il a craché et crachera encore maintes fois ! Dès lors, il est déclaré « fou », rapatrié il est enfermé de force durant de longues années dans les asiles psychiatriques qui, à cette époque, utilisent les méthodes des plus musclées. Il continue néanmoins à écrire sous une nouvelle forme « primitive », composée d'onomatopées et d'invectives, de signes et de graphismes cabalistiques. Il s'engage vers la construction d’un « corps sans organes », libéré de toutes les contraintes matérielles et sexuelles. Pour autant, le système carcéral continue, malgré les interventions extérieures, à maintenir ce génie enfermé. En 13
effet, Artaud après avoir subi de nombreuses séances d'électrochocs, persiste à tenir tête aux psychiatres et à leur imposer ses visions hallucinatoires, ses envoûtements et sa foi en la magie. Il se transforme alors « en un autre », enfin débarrassé de ses ailes de géant, il devient « Artaud le Mômo », sans organes, une espèce de Pinocchio, livré, nous dit Ilios, aux mêmes obstacles que le petit personnage en bois. Enfin libéré, Artaud n’y survivra pas et se laissera doucement emporter par les poisons. On le retrouve mort au pied de son lit. Il a 52 ans, « les yeux et la bouche grands ouverts, figés dans un cri et un déchirement éternels ». Après un tel voyage initiatique, guidé par la main de maître et la nouvelle lecture d'Ilios Chailly, « le spécialiste d'Artaud aussi bien que quelqu'un qui n'a jamais rien lu de sa vie », n’aura plus qu’une seule obsession : plonger dans le « corps sans organes » de la pensée du poète, éternel révolté, écartelé entre délire et lucidité. Pour en terminer avec cette mise en bouche, je souhaite raconter comment j’ai rencontré Ilios. C’était à l’occasion de l’interview d’une de ses amies grecque pour Le Monde libertaire. Ilios, cet homme de théâtre (parfaitement bilingue) tenait ce jour-là, le rôle de traducteur grec/français. Après l’interview, il m’a proposé de rentrer à pied sous la pluie, dans l’est de Paris. Nous avons eu tout le temps d’évoquer nos passions littéraires réciproques. Ilios m’a alors parlé de son travail sur Artaud. Pendant qu’il m’expliquait sa démarche, je ne pouvais m’empêcher de penser à ma propre découverte de cet auteur, très en vogue durant les années post-soixantehuitardes, alors que j’étais encore au lycée. Mon ami d’enfance, - dont le grand frère, un « fou d’Artaud » s’était suicidé âgé d’une vingtaine d’années - me fit découvrir le Pèse Nerf et à L’Ombilic des limbes. C’est un peu plus tard que je découvris Les Tarahumaras, Héliogabale et le Théâtre et son double. Les années passèrent et je m’écartais d’Artaud, que finalement je ne connaissais pas assez ou trop 14
peu. Jusqu’à ce qu’il y a quelques années, je découvre subjugué le petit fascicule d’Artaud d’une pertinence et d’une résonnance toute particulière : Van Gogh ou le suicidé de la société. Puis, arriva ma rencontre avec Ilios et Artaud croisa de nouveau mon chemin. Mais cette fois-ci, grâce à l’approche et au travail de fourmi d’Ilios, grâce à sa curiosité sans fond et éprise du tout, j’ai enfin compris le cheminement et la démarche de ce grand esprit que fut Antonin Artaud. Ilios a tout lu de lui. De plus, son travail s’est étalé sur de nombreuses années, ce qui lui a donné l’occasion et la bonne surprise d’avoir accès à de nombreux documents jusque-là gardés jalousement par les testamentaires du poète. C’est sans doute par cette avancée dans la recherche qu’il faut chercher les raisons de la réussite de la démarche originale d’Ilios, mais aussi dans ses origines grecques et surtout de par son métier d’acteur qui fait qu’il est atteint d’une forme similaire de « folie de l’impossible » ... Mais, le « point sublime » est sans doute atteint à la fin de l’ouvrage, lorsqu’après nous avoir entraînés parmi les démarches tortueuses et les nombreux déboires d’Artaud, Ilios se laisse aller et nous livre sans entraves, non seulement son analyse sans concessions, mais aussi ses impressions vivantes offertes à travers des petits textes et poèmes qui laissent deviner toute la fascination qu’il a pour ce personnage parfois tellement encombrant que l’on finirait presque par souhaiter par s’en débarrasser ! Merci Ilios d’avoir tenté de le faire, mais avant tout de nous donner le désir d’avancer dans la découverte de ce personnage abyssinal pour essayer d’appréhender le Tout ! Paris, le 27 octobre 2016. Patrick Schindler est né en 1956. Il est auteur d’Arthur Rimbaud ou l’anarchiste inachevé (Édition du Monde libertaire, 2011), de Jean Genet. Traces d’ombres et de lumières (Édition du Monde libertaire, 2016), de Contingent rebelle (L’échappée, 2017) et de Klaus Mann ou le vain Icare (L’Harmattan, 2021). Il vit aujourd’hui à Athènes.
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RELIRE ARTAUD AUJOURD’HUI « Il faudrait reconnaître à tout écrivain un droit à l’inactualité, lui permettre d’échapper aux injonctions du type : votre œuvre a-t-elle encore quelque chose à nous dire ? La question irlandaise ? Interrogez Joyce ! Le droit des femmes ? Voyez Virginia Woolf ! La révolte ? Lisez Antonin Artaud… »1 Comment aborder Artaud quand on n’est pas Artaud ? Comment le comprendre, quand lui-même cherche à se comprendre ? Qu’est donc son œuvre sinon une constante dynamique de répulsion, de remise en cause et de critique sur tout ce qu’il écrit et pense ? Ses écrits doivent-ils être lus comme des œuvres littéraires ou comme une matérialisation de sa propre révolte ? « Si j’étais seulement capable d’être fidèle à moi, si je pouvais seulement formuler, traduire par le simple jeu de mon humeur ce que je sens, ce que je pense de moi je devrais n’être qu’un long cri. » écrit Artaud à Janine Kahn dans une lettre datant du 13 novembre 1926. À la différence de Sartre chez qui la révolte est plus politisée ou de Camus, chez qui elle est plus philosophique, Artaud l’aborde de façon plus incarnée : elle ne prend pas corps dans un champ d’analyse théorique ou idéologique, il s'agit d'un état qui exprime de vrais sentiments intimes. Réaction naturelle contre tout ce qui lui porte atteinte en tant qu’individu, elle se charge d’écarter tout ce qui l'oppresse et heurte son narcissisme. « Certes, Antonin Artaud n’est pas le seul poète à avoir fait le rêve d’une révolte totale contre ce qui est, mais personne, assurément,
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GROSSMAN (Evelyne) : Œuvres, Gallimard (Quarto), Paris.
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n’a lancé si loin et si haut le ‘‘non’’ qu’il dit à chaque instant au monde. »2 Il ne se cache pas derrière ses écrits. Dans ses lettres – à Jacques Rivière, à Génica Athanasiou, à ses médecins, à ses amis… – dans un style très personnel, il n’hésite pas à dévoiler ses insécurités, ses jalousies, ses doutes et ses souffrances. Même dans ses écrits, disons plus littéraires, le Pèse-Nerfs ou L'Ombilic des Limbes, c’est sa passion, ses nerfs et ses états d’âme qu'il met à nu. Son œuvre, c'est lui, et c'est à lui. « Ce que je fais est trop près de moi, trop intime. Je n’accepterai pas que quelqu’un chie avec moi quand je chie, se lave la queue dans le même bidet que moi. Ainsi en est-il de mes écrits. » (Lettre à Hans Hartung du 25 avril 1947) La révolte qui jaillit de l’écriture d’Artaud est celle de l'instant où il écrit. L’important pour lui n’est pas de croire en une chose mais de la vivre. Tout entière portée par une volonté d’efficacité immédiate, c’est dans le présent que cette écriture trouve son sens. C’est-à-dire au moment éphémère et vécu, qui, comme le souligne Jacques Derrida, dans Artaud le Moma n’est pas ‘‘cuit et recuit mais reste cru’’. Il crée parce qu'il a besoin d'exploser. Une de ses amies, Alexandra Pecker, explique dans une interview : « Ses colères n’étaient jamais dictées par la méchanceté, mais par la révolte, l’indignation. Parfois sans raison ; je veux dire : sans autre raison que le besoin irrésistible d’exploser. C’était une forme d’expression. »3 Cette ‘‘révolte-écriture’’ ne rentre donc pas dans un programme, elle est refus de tout ce qu’il juge néfaste à ses propres libertés. Elle est une forme de libération, un 2
ROBERT (Marthe) : « Je suis cet insurgé du corps », in : Cahiers de la Compagnie Madeleine Renaud Jean-Louis Barrault. 3 PECKER (Alexandra) : Entretien avec une amie anonyme, in : Antonin Artaud, qui êtes-vous ?
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transfert d’énergies, ainsi qu’un moyen pour délivrer l’esprit humain des normes dominantes et en fonder de nouvelles. Artaud ne démontre rien, ne justifie rien, ne croit fondamentalement en rien, dit Paule Thévenin, mais affirme catégoriquement. Il veut s’imposer, faire impression, sans chercher à expliquer ou à comprendre. « Les sentiments et réactions de l’être ne m’ont jamais appartenu, à moi, Antonin Artaud, je ne pleure pas, ne me désespère pas, j’enrage et c’est tout. »4 De ce fait, comme ses idées jaillissent de ses expériences du moment, pour le chercheur qui aborde son univers, il n’est pas évident de tirer des conclusions. Pour le comprendre, il ne suffit pas de lire ses écrits, il faut tenir compte du personnage, de ses lectures, de ses intérêts, de ses idées dominantes. Connaître sa vie constitue aussi un outil pour comprendre sa révolte, sa pensée. Ses échecs théâtraux, ses difficultés à trouver une place dans la société, à publier ses œuvres, puis son internement en asile psychiatrique ont contribué à renforcer le dynamisme de son écriture. « Car tout mon être s’étant révolté contre moi, je ne peux m’en délivrer qu’en me détachant absolument de tout ce qui est être, c’est-à-dire nourriture, orgasme, sommeil, repos. »5 Ainsi la question qui se pose est la suivante : Comment aborder cette œuvre quand Artaud, et cela volontairement, ne cherche pas à être clair, au sens où on l'entend communément, mais à nous surprendre, à nous déstabiliser par la langue même, parce que la langue commune ne lui suffit pas, ne lui convient pas ? Comment déchiffrer précisément sa pensée, quand son écriture naît spontanément d’une agitation imprévisible, quand tout est instable ? Par exemple, si après plusieurs lectures 4 5
ARTAUD (Antonin) : Cahiers de Rodez, avril-25 mai 1946. Idem, février-mars 1946.
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approfondies on peut approcher une notion comme celle du ‘‘corps sans organes’’, que faire face à d'autres, comme ‘‘âme’’ ou ‘‘vie’’, qui ne recouvrent pas forcément la même chose dans les différents passages où elles apparaissent ? Il n'y a pas une lecture d'Artaud, il y en a une infinité, et c’est que nous avons vu, ou cru y voir que nous présentons ici. « Ce que je suis est de ne rien savoir et de toujours travailler à faire quelque chose qui ne me définira jamais. »6 La révolte comme moyen de révolution La révolte est généralement un mouvement d’opposition contre une idée, un système ou une autorité. Individuelle ou collective, organisée ou spontanée, violente ou pacifique, planifiée ou non, elle est un sentiment d’une grande intensité, d'une grande violence. C’est un état passionnel où l’homme qui en est habité ne peut trouver le repos. Elle « est plus qu’un acte de revendication, au sens fort du mot », nous dit Camus dans son ouvrage l’Homme révolté « [Elle] est fracture l’être et l’aide à déborder. Elle libère des flots qui, stagnants, deviennent furieux. » Elle est chez Artaud la condition essentielle de sa révolution de l’esprit. Se révolter, c'est autre chose que faire une révolution. L’une est l'aspiration au changement et l’autre est le passage à l’acte pour un bouleversement total. Et c'est dans ce sens qu'il faut entendre ‘‘révolution de l'esprit’’. Extériorisant sa révolte, Artaud aspire à une révolution d’ordre métaphysique, donc pas sur le terrain politique, mais ‘‘dans le chaos de l’esprit’’. Personnelle, sa révolte n’est pas pour autant égocentrique, limitée à ce qui le blesse. Quand il extériorise 6
Ibidem, juin1946.
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ses souffrances, cela dépasse son propre individu et dévoile aussi un certain mal-être propre à son époque. Son cri contre toute forme de déshumanisation, même si concrètement il n’a aucun aboutissement, concerne aussi bien celui qui l’exprime que celui qui le reçoit : « Et j’ai l’impression devant la répétition de ces échecs intérieurs que la révolte qui naît en ces moments-là en moi se justifie. Bien qu’elle-même ne puisse pas physiquement aboutir. »7 Qu'on soit un individualiste rebelle ou un militant d'un groupe révolutionnaire, la révolte est un état par lequel nous pouvons rejeter sans concession les règles qui régissent la vie commune et nous affirmer en tant que personne. « Je suis une petite âme de rien du tout, mais je voudrais aussi exister. »8 Extérioriser sa révolte, c’est vouloir rompre avec ce qui nous empêche d’évoluer sous le joug des lois sociales. Grâce à elle, l’homme défend sa propre subjectivité et retrouve une part de son humanité. « Nous pouvons nous demander aujourd’hui si seule une expérience de révolte ne serait pas à même de nous sauver de la robotisation de l’humanité qui nous menace. »9 Par sa démesure, la révolte apporte des bouleversements et renverse un système établi, et devient alors révolution. C’est au cœur du déchirement et du renoncement qu’on se libère de l’ordinaire et du commun et qu’on se trouve enfin délié de toute influence. C’est en vivant libre sans contrainte qu’on choisit son propre mode d’existence. « Je ne suis qu’un homme révolté contre l’existence de tout, surtout du problème d’être ici. », écrit Artaud dans ses Cahiers de Rodez en juin 1946.
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ARTAUD (Antonin) : Lettre à une voyante du 6 avril 1931. ARTAUD (Antonin) : Cahiers de Rodez, décembre-janvier 1946. 9 KRISTEVA (Julia) : Sens et non-sens de la révolte, Fayard (Essais), 1996. 8
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L’énergie qui se déploie par la révolte, détachant les individus de leurs positions passives, les pousse à l’action. La négation a un pouvoir créateur ou destructeur. C’est une révolte refoulée et intérieure qui poussa Van Gogh au suicide, c’en est une autre, extériorisée et collective, qui a mené à la Révolution française, aux conflits qui ont changé la face du monde. Si Artaud n’était pas un révolté, aurait-il voulu partir, aurait-il entrepris ses voyages au Mexique et en Irlande ? Ces voyages qui lui ont apporté à la fois l'internement et la reconnaissance du grand public. « Entre la colère d’un esprit furieux et la force dévastatrice de tous les feux il n’y a en réalité pas de distance. Mais il y a quelque chose à trouver. Ce quelque chose je l’ai trouvé et c’est cela qui me permet toujours de parler en toute assurance. Car ma foi s’est incarnée en des faits. »10 Souffrant depuis son adolescence d’une grave maladie de nerfs, Artaud ne pouvait pas rester indifférent aux vertus thérapeutiques de l’acte d’extérioriser sa révolte. Derrière sa gravité, l'homme révolté se décharge de ce qui peut l’oppresser. La révolte est un défoulement qui procure d’intenses sensations jubilatoires, d’évasion et d’oubli. « Le bonheur n’existe qu’au prix d’une révolte. Aucun de nous ne jouit sans affronter un obstacle, un interdit, une autorité, une loi qui nous permette de nous mesurer, autonomes et libres », note Julia Kristeva dans son ouvrage Sens et nonsens de la révolte. Si Artaud exprime, extériorise sa révolte, c’est qu’il est convaincu qu’elle constitue un outil pour se guérir et pour transformer le monde et réaliser ses utopies. Il veut dépasser les limites et les normes de la conscience dominante. Un détachement du monde qui ne nous émeut pas tant par son cynisme (au sens philosophique du terme) 10
ARTAUD (Antonin) : Lettre à Breton du 30 juillet 1937.
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mais surtout par sa douleur. « C’est un vrai Désespéré qui vous parle et qui ne connaît le bonheur d’être au monde que maintenant qu’il a quitté ce monde, et qu’il en est absolument séparé. », il écrit dans Les Nouvelles Révélations de l’être. « Je recherche l’état le plus rebelle à l’être » (XXV, p.196)
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Surréalisme et révolution Quelques repères historiques Mai 1917 : Guillaume Apollinaire (1880-1918) invente le terme ‘‘sur-réalisme’’ dans une préface qu’il compose pour le programme du ballet Parade imaginé par Cocteau. Selon Apollinaire, l’alliance entre le décor de Picasso et les chorégraphies de Massine produisent sur scène ‘‘une sorte de sur-réalisme’’. 24 juin 1917 : A lieu la première de Les Mamelles de Tirésias de Guillaume Apollinaire. Un ‘‘drame surréaliste en deux actes et un prologue’’. Ce soir-là, André Breton s’efforce de calmer son ami Jacques Vaché (1895-1919) qui au milieu de la salle brandit un revolver afin qu’on lui cède une place assise. 11 octobre 1924 : Ouverture du bureau de recherches surréalistes au 15 rue de la Grenelle. C’est ce jour-là que le surréalisme nait en tant que mouvement. 15 octobre 1924 : En hommage à Apollinaire, André Breton publie le Manifeste du surréalisme. Vers le 10 novembre 1924 : Artaud adhère au mouvement et devient surréaliste. 15 décembre 1924 : Publication du premier numéro de la revue La Révolution surréaliste. 26 janvier 1925 : Antonin Artaud assume la direction du bureau de recherches surréalistes (La centrale).
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Début février 1925 : Artaud assume la direction du n°3 de la revue La Révolution surréaliste. Mars 1925 : Les surréalistes donnent à Artaud ‘‘la libre disposition’’ de leur signature pour l’organisation des manifestations de la Révolution surréaliste. 15 avril 1925 : Parution du n°3 de La Révolution surréaliste. « Avec le numéro 3 de La Révolution surréaliste, le seul qu’en réalité il dirigea, Antonin Artaud allait passer outre toutes les espérances d’André Breton : non seulement le surréalisme remis entre ses mains ne concéderait rien, mais il porterait la révolte à un point de tension devant lequel il n’y a pas eu jusqu’à Breton à n’avoir, comme les autres, tremblé. », écrit Michel Surya. 20 avril 1925 : André Breton ferme le bureau de recherches surréalistes et met fin selon ses propres mots à ‘‘l’expérience dont Artaud venait d’être responsable.’’ Le siège de la revue sera transféré à son domicile (42 rue Fontaine). 15 juillet 1925 : André Breton reprend la direction de La Révolution surréaliste. Le numéro 4 de la revue s’ouvre par un texte de Breton intitulé Pourquoi je prends la direction de La Révolution surréaliste. Même si le poète demeurera pour quelque temps encore surréaliste, ce sera la fin de l’ère Artaud. Été 1925 : André Breton se rapproche du groupe Clarté. Il cherche à donner à son mouvement une orientation moins littéraire et plus politique. Fin octobre 1925 : Artaud envoie à Breton sa démission du Comité d’Action Révolutionnaire. 26
23 novembre 1926 : Artaud est exclu du groupe suite à une réunion au café Le Prophète. Janvier 1927 : André Breton, Louis Aragon, Paul Éluard, Benjamin Péret et Pierre Unik adhèrent officiellement au Parti communiste et entreprennent « une purge de ceux des surréalistes qui ne partageait pas leurs opinions ; ils allaient bientôt exclure certains de leurs meilleurs collaborateurs comme Desnos, Masson, Leiris, le docteur Fraenkel, Miro, Malkine, Ernst, Limbour et RibemontDessaignes. Artaud et Philippe Soupault, accusés de fidélité décadente à une activité purement littéraire, furent les premiers exclus après Vitrac. », écrit Thomas Maeder dans Antonin Artaud. Avril 1927 : Rédaction par Breton, Aragon, Éluard, Péret et Unik du tract Au grand jour, dans lequel les surréalistes règlent leurs comptes avec Artaud. Juin 1927 : Publication du pamphlet À la grande nuit (500 exemplaires), dans lequel cette fois c’est Artaud qui règle ses comptes avec les surréalistes. En août, il en rajoute une couche en écrivant Point final. 9 février 1928 : Projection du film La Coquille et Clergyman au Studio des Ursulines. 2 juin 1928 : Première du Songe de Strinberg (Troisième spectacle du Théâtre Alfred Jarry) Juillet 1930 : Naissance de la revue Le surréalisme au service de la révolution. Mai 1933 : Breton, Éluard et Crevel sont officiellement expulsés du Parti communiste pour avoir publié dans Le 27
surréalisme au service de la révolution une lettre de Ferdinand Alquié dans laquelle il dénonce ‘‘le vent de crétinisation’’ qui soufflait sur l’U.R.S.S. Février 1936 : Artaud donne à l’amphithéâtre Bolivar de l’université nationale du Mexique une conférence dont le titre est Surréalisme et révolution. Juillet 1938 : André Breton part au Mexique où il rencontre Léon Trotski avec qui il rédige le manifeste Pour un art révolutionnaire indépendant. 27 février 1939 : Artaud entre à l’hôpital psychiatrique de Ville-Évrard. « Outre l’isolement en cellule, les bains de contention et l’immobilisation au moyen de la camisole de force, il y a très certainement connu le traitement par insuline (injection de dose toxique jusqu’à ce que le sujet tombe dans le coma), par cardiazol (arrêt artificiel du cœur) et la malaria-thérapie (inoculation de la malaria provoquant une forte fièvre). » in : Antonin Artaud ou l’anarchiste courroucé. 24 mars 1941 : Inquiet par les autorités pétainistes, André Breton prend un avion de Marseille pour la Martinique. Il gagnera ensuite les États-Unis. 25-26 mai 1946 : Antonin Artaud et André Breton sont de retour à Paris. Le 25 mai, André Breton revient enfin des États-Unis et le 26 mai Artaud de l’asile psychiatrique de Rodez où il aurait subi par l’ami des surréalistes Docteur Ferdière 58 électrochocs. Nés en 1896 Artaud et Breton ont 50 ans. Le 7 juin 1946 à 17h, lors d’une prestigieuse soirée en hommage à Antonin Artaud au Théâtre Sarah Bernard (l’actuel Théâtre de la Ville/ place de Châtelet), Breton ouvre la séance en déclamant : « Chaque fois qu’il m’arrive 28
d’évoquer – avec nostalgie – ce qu’a été la revendication surréaliste s’exprimant dans sa pureté et dans son intransigeance originelles, c’est la personnalité d’Antonin Artaud, magnifique et noir, qui s’impose à moi, c’est une certaine intonation de sa voix qui met les paillettes d’or dans le murmure. » La salle est pleine. Le seul homme auquel ils ont interdit l’accès à cette soirée est Artaud. Assit seul devant les marches du théâtre, il fume avec nervosité. Selon le témoignage de l’écrivain Henri Thomas il n’était pas assez bien habillé pour pouvoir entrer à sa propre soirée. Rappelons aussi, que le Théâtre Sarah Bernard a été construit à l’emplacement de la ruelle de la Vieille Lanterne où le 26 janvier 1855 à 7 heures du matin Gérard de Nerval se pendit11. Nerval avait presque le même âge qu’Artaud.
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Le lieu exact où Nerval est mort est le trou du souffleur du théâtre. Qui sait, peut-être que c’était Nerval qui ce 7 juin 1946 dictait à Collette Thomas Fragmentations dans le noir.
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SURREALISME, DADAÏSME, ARTAUD Bien qu’Antonin Artaud n’ait été surréaliste que pour un temps très court, la relation qui les lia, lui et ce mouvement, a joué un rôle extrêmement important aussi bien pour Artaud que pour l’aventure surréaliste. De la même manière que le surréalisme, dans son évolution, s’est largement inspiré d’Artaud, le mythe du poète doit également pour une part son existence au surréalisme. Après la rupture, en 1926, l’auteur du Pèse-nerfs restera fidèle aux premiers principes surréalistes. L’interprétation personnelle qu’il s’était faite des premiers écrits constituera à long terme une des principales références de sa pensée. Si, idéologiquement parlant, il n’invente rien, ce qui le différencie des autres membres du mouvement, c’est qu’ayant poussé l’utopie surréaliste un peu plus loin, il en a davantage souffert. Tandis que les surréalistes ont de la révolte une interprétation plutôt philosophique, dans un premier temps, puis plus politisée, Antonin Artaud « acteur » l’aborde d’une façon plus absolue et plus incarnée. Quand André Breton et ses amis s’inscrivent au Parti communiste ou organisent des expositions surréalistes dans des galeries d’art, Artaud, lui, que ce soit en Irlande ou dans divers asiles d’aliénés, tente d’« appliquer » le surréalisme non pas simplement dans des livres ou des tableaux, mais dans son existence. L’interaction peut exister entre l’état de révolte et celui de souffrance intime. Si nous abordons cette problématique d’un point de vue plus psychanalytique, nous constatons que les principes par lesquels se justifie l’indignation du « révolté » peuvent ne constituer que des prétextes au besoin d’extériorisation d’un mal-être beaucoup plus personnel. Même si le plus souvent nous nous révoltons 31
contre des principes que nous jugeons subjectivement injustes et illégitimes, ce qui nous pousse à l’état de révolte, ce ne sont pas tant ces principes mêmes que la souffrance qu’ils nous infligent. Plus nous souffrons, plus nous éprouvons le besoin d’extérioriser nos pulsions, donc de nous révolter. Lorsqu’en 1924 André Breton prend contact avec Antonin Artaud, ce dernier traverse une phase assez difficile : « Le surréalisme vint à moi à une époque où la vie avait parfaitement réussi à me lasser, à me désespérer et où il n’y avait plus pour moi d’issue que dans la folie ou dans la mort. »12 L’échange épistolaire qu’Artaud entretient avec Jacques Rivière, directeur de La Nouvelle Revue française, témoigne que sa douleur n’est pas liée seulement à une angoisse existentielle de se sentir légitimé ou non en tant qu’écrivain ou acteur, mais qu’elle est due aussi à la terrible souffrance que provoque la maladie de nerfs dont il souffre depuis l’adolescence. Parlant de ses poèmes, qu’il estime faibles comparés à ceux de Tzara ou d’André Breton, il écrit dans une lettre à Jacques Rivière du 25 mai 1924 : « Mais eux, leur âme n’est pas physiologiquement atteinte, elle ne l’est pas substantiellement (…). Il n’en reste pas moins qu’ils ne souffrent pas et que je souffre, non pas seulement dans l’esprit mais dans la chair et dans mon âme de tous les jours. » Avant de rejoindre le mouvement surréaliste, Antonin Artaud était un jeune homme timide assez fermé et introverti qui, en dehors de la scène des théâtres qui à cette époque constitue une sorte d’échappatoire, ne s’exprime pas facilement : « Certains témoins ont insisté sur le caractère introverti, secret et replié, d’Artaud à l’époque. Ce n’est qu’au moment où il joue sur scène, ou durant de 12
Citation d’Artaud dans Point final.
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brefs moments, qu’il laisse entrevoir toute sa fureur interne. »13 Enfant et adolescent, il était dévoré par un sentiment de culpabilité face à la critique sociale et familiale, avec ce que, dans la théorie freudienne, cela engendre de pulsions et refoulements. Un mouvement artistique prônant comme valeur ultime la quête de la liberté absolue ne pouvait donc le laisser insensible. Quelque peu réticent, dans un premier temps, à l’égard d’une éventuelle adhésion, quand il fera partie du mouvement, ce sera avec ferveur. Si la révolte intérieure et intime existait déjà très fortement avant l’attachement d’Artaud au mouvement, le surréalisme jouera un rôle décisif dans l’expression et la manifestation de cette révolte. Alors que jusqu’à présent tous les cadres sociaux (famille, institutions) poussaient Artaud à canaliser ses pulsions, le groupe surréaliste, inspiré par les concepts révolutionnaires de son temps et les travaux de Freud, ne se montre pas seulement tolérant face à ses excentricités, il l’encourage à extérioriser sa révolte. Aux yeux des surréalistes, comme le souligne Breton dans son Premier Manifeste, plus on s’exprime de façon spontanée et irrationnelle, plus on se met en contact avec sa vraie nature, celle de l’enfance. On peut se demander si, sans l’expérience surréaliste, la fureur intime d’Artaud se serait autant extériorisée, aurait été poussée à un tel fanatisme. Nous pensons effectivement que la façon dont la révolte d’Artaud se manifeste n’est pas due uniquement à ses propres pulsions, mais qu’elle est aussi la résultante d’autres influences liées à l’époque. Presque tous les concepts philosophiques révolutionnaires avaient déjà été abordés par le groupe. Cette jeunesse révoltée dont il a fait partie, enfants de Baudelaire et de Rimbaud, directement ou 13
DE MÈREDIEU (Florence) : C’était Antonin Artaud, Fayard, 2006.
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indirectement, a dû avoir une influence sur sa pensée aussi bien que sur ses comportements. Une jeunesse révoltée À une époque où, aussi bien dans la science que dans la philosophie et la littérature, la question de la découverte fait partie des préoccupations principales, la quête d’une nouvelle réalité, cachée et inconsciente dans un mouvement littéraire, n’a rien de surprenant. L’idéologie surréaliste, ou encore dadaïste, n’est pas la révolte personnelle de quelques marginaux précurseurs de leur temps, bien au contraire, elle s’inscrit dans la tradition d’une perception générationnelle inspirée des découvertes de Freud, de Darwin, de Marx ou encore de la philosophie de Nietzsche. De ce point de vue, elle ne constitue pas une véritable révolution, elle fait partie intégrante d’un nouveau système de pensée naissant. Ce qui différencie cette génération des précédentes est le cadre historique dans lequel elle s’exprime. André Breton, Louis Aragon, Tristan Tzara, Philippe Soupault, Antonin Artaud14 ou encore Paul Éluard, tous sont nés entre 1895 et 1897. En 1914, au commencement de la Première Guerre mondiale, ils avaient donc entre dix-sept ans et dix-neuf ans – « l’âge où l’armée, à court d’hommes pour sa boucherie, n’hésitait pas à prendre des enfants. »15 Même si les écrits des grandes personnalités du romantisme et du symbolisme du siècle précédent sont une source d’inspiration importante, il est indéniable que la guerre va jouer un rôle déterminant dans l’esprit de ces jeunes gens, surtout en matière de révolte.
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Artaud ayant durant cette période fréquenté nombreuses maisons de santé, il ne vit pas de la même façon l’expérience de la guerre. 15 BROCHIER (Jean-Jacques) : L’Aventure des surréalistes 1914-1940, Stock, 1997.
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Dans le Manifeste de Monsieur antipyrine (1920) Tristan Tzara écrit : « Dada reste dans le cadre européen des faiblesses c’est tout de même de la merde, mais nous voulons dorénavant chier en couleurs diverses pour orner le jardin zoologique de l’art de tous les drapeaux des consulats. » Puis dans Le surréalisme et l’après-guerre il ajoute : « Dada naquit d’une révolte qui était commune à toutes les adolescences, qui exigeait une adhésion complète de l’individu aux nécessités profondes de sa nature, sans égards pour l’histoire, la logique ou la morale ambiante. Honneur, Patrie, Morale, Famille, Art, Religion, Liberté, Fraternité, que sais-je, autant de notions répondant à des nécessités humaines, dont il ne subsistait que de squelettiques conventions, car elles étaient vidées de leur contenu initial. » Ce que tous ces jeunes intellectuels marginaux ont en commun, c’est d’abord une volonté d’attaquer le langage et ses artifices, de remettre en question la logique stérile et enfin d’en finir avec l’art et ce qu’ils appellent la vieille idée de culture. Pour eux, toutes ces notions sont figées dans des règles à considérer comme absurdes et gratuites, en un mot détaché de ce qu’ils appellent « la vraie vie ». D’un point de vue plus politisé et moins métaphysique, cette jeunesse veut rompre avec l’ordre social établi, avec ces institutions – armée, justice, police, religions, médecine mentale et légale, enseignement scolaire – aberrantes et scandaleuses sur lesquelles repose le monde moderne et qui ont conduit à la Première Guerre mondiale. La grande particularité de cette nouvelle génération est donc une volonté de rupture et de rejet de tout sur tous les plans. Après la Première Guerre mondiale, les jeunes ont besoin d’exprimer leur jubilation d’être en vie, de la fin des affrontements et de la paix retrouvée. La guerre leur a infligé de terribles souffrances et les a profondément marqués, mais maintenant tout est terminé, il faut faire table 35
rase et tout reconstruire sur de meilleures bases. La vie a vaincu la mort, la paix a vaincu la guerre, l’enfance et l’insouciance sont de retour et vont pouvoir s’exprimer. À propos de cela, parlant de cette époque, dans Lampisterie en 1963 Tristan Tzara affirmait : « Dada n’était pas seulement l’absurde, pas seulement une blague, dada était l’expression d’une très forte douleur des adolescents, née pendant la guerre de 1914. Ce que nous voulions, c’était faire table rase des valeurs en cours, mais au profit, justement, des valeurs humaines les plus hautes. » Pour ajouter dans Dada manifeste sur l’amour faible et l’amour amer : « Dada est la dictature de l’esprit, ou dada est la dictature du langage, ou bien dada est la mort de l’esprit. » Le mot révolte devient un mot extrêmement fréquent, voire banal, dans le langage quotidien et dans la littérature, et la révolte elle-même devient une valeur. Comment ne pas se révolter contre la patrie, la religion, la morale conventionnelle, quand ce sont elles qui, à leurs yeux, sont les seules responsables des millions de morts ? On peut voir dans tous les mouvements qui surgissent alors une sorte de révolte générationnelle contre toutes les formes du statut ou symbole Père, c’est-à-dire de la génération précédente, liée à une conviction profonde que la création d’un monde meilleur est possible. Si cela paraît peut-être moins évident de nos jours, à cette époque, le succès de la révolution communiste ainsi que la grande instabilité des institutions politiques et idéologiques pouvaient encore donner espoir à l’utopie. Se révolter pour détruire et affirmer de nouvelles valeurs ne paraissait pas du tout impossible en ces temps encore fragiles. Le monde ancien est malade et souffre, les jeunes gens peuvent encore le conquérir.
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La révolution dada Le précurseur du surréalisme – en tout cas d’un point de vue historique – est le mouvement dada, qui naît le 5 février 1916 à Zurich, en Suisse, fondé par trois poètes – Tristan Tzara, Hugo Ball et Richard Huelsenbeck – et trois peintres : Jean Arp, Marcel Janco et Sophie Taeuber. Critiquant tous les mouvements de son temps finissant par un -isme16, dada, selon ses fondateurs, ne se définit ni comme un dogme, ni comme une école. Prônant la spontanéité, il s’impose comme un mouvement désordonné, sans véritable chef de file17. Dans son Manifeste dada 1918, Tzara proclame la rupture de l’art avec la logique et recherche dans la poésie une insolente liberté. Le monde dans lequel nous vivons fait l’effet d’être totalement aliéné et le seul moyen de retrouver sa véritable nature est l’extériorisation de nos passions profondes, pour attaquer sans retenue ce qui est inacceptable et que l’homme ne peut souffrir. Ces propos ne pouvaient laisser insensible le futur fondateur du mouvement surréaliste, qui entretiendra une correspondance avec Tzara dès 1919. La première rencontre entre les artistes dada et André Breton a lieu en janvier 1920, quand Tristan Tzara arrive enfin à Paris. Fasciné surtout par le dadaïsme, Breton devient très proche du groupe, participant à toutes ses manifestations. Mais, aussi paradoxal que cela puisse paraître, lassé par la provocation gratuite de dada, il cherche à lui donner un sens et un caractère beaucoup plus sérieux. C’est dans cet état d’esprit qu’il prend l’initiative d’organiser la prochaine manifestation dada sur un sujet plus réfléchi, qui lui tient particulièrement à cœur : faire le 16
L’expressionisme, le futurisme, le cubisme… Tous les dadaïstes (ou dadas, comme ils s’appelaient indifféremment) étaient présidents. 17
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procès de Maurice Barrès18. Tzara n’a guère entendu parler de Barrès ; voyant son mouvement prendre une tournure éthique, il ne partage pas pleinement l’enthousiasme de Breton et se montre un peu réticent. Cependant ce procès a lieu et part à la dérive. Déçu de voir son procès réduit à un simple spectacle dadaïste, dont l’effet sur le moment s’est mesuré selon les critères dada de scandale et d’amusement, Breton se retire à Lorient, d’où il songe sérieusement à se séparer de Tzara. Plus tard, à l’hiver 1922, quand Breton propose la convocation d’un « congrès international pour la détermination des directives et la défense de l’esprit moderne » (le Congrès de Paris), les « dada », qui n’admettent pas que l’esprit moderne puisse être défini en congrès, entendent bien y participer, mais par dérision, pour le saboter. Breton critique le nihilisme des dadaïstes, qui, eux, se moquent de Breton pour son côté éthique, humaniste et spirituel. Ce qui est insupportable pour le futur fondateur du surréalisme, c’est que Tzara se moque de tout, ne prend rien au sérieux. Selon lui, dada finit par lasser et se répéter : « Dada tourne en rond », déclare-t-il à plusieurs reprises. Esprit de dérision que Tzara ne lui avait pourtant pas caché puisque déjà en 1919, dans une lettre du 21 septembre, il avait affirmé : « Je n’écris pas par métier et je n’ai pas d’ambitions littéraires. Je serais devenu un aventurier à grande allure et aux gestes fins si j’avais eu la force physique et la résistance nerveuse pour réaliser ce seul exploit : ne pas m’ennuyer. On écrit aussi parce qu’il n’y a pas assez d’hommes nouveaux, par habitude, on publie 18
Maurice Barrès s’était affirmé comme le guide spirituel de cette génération de jeunes. Ses œuvres, et plus particulièrement Un homme libre et L’Ennemi des lois, mettaient l’accent sur la liberté individuelle et rejetaient les conventions morales. Mais l’affaire Dreyfus et la guerre l’ont profondément transformé, faisant de lui le porte-parole de l’ultraconservatisme.
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pour chercher des hommes et pour avoir une occupation. » C’est dans ce contexte de querelles et de redéfinition de ce que doit être dada que la relation Breton-Tzara se crispe petit à petit pour donner naissance au surréalisme. Une fois le dadaïsme disparu en France19, le surréalisme pouvait s’approprier ses idées anarchistes, qui ont marqué les esprits, tout en gardant sa propre identité. La révolte contre tout ou encore la fureur du public que provoquent les scandales dada ne sont pas pour déplaire à Breton20, mais c’est par la littérature avant tout que les premiers surréalistes expriment leur révolte. Crever la surface lisible d’un texte pour que les images subconscientes libèrent le lecteur de la certitude des sens, tel est un des principes essentiels du Premier Manifeste surréaliste. Cherchant donc les provocations qui feront avancer les choses, moins désordonné que le dadaïsme, le surréalisme se veut un mouvement beaucoup plus réfléchi et moraliste : « Si je me moque complètement de dada et de toutes mes œuvres, il n’est pas moins évident que M. Breton n’existe et n’existera que par dada », affirmera plus tard Tzara dans Les dessous de dada. Le « détruire pour tuer l’ennui » des dadaïstes se transforme chez les surréalistes en « détruire pour affirmer de nouvelles valeurs ». Vers une quête du surréalisme ? Le surréalisme doit prôner la révolte permanente et totale et la transgression des tabous, il ne faut plus se 19 En novembre 1921, dans Ça ira ! Clément Pansaers et Francis Picabia proclament la mort de dada. 20 Dans mon précédent ouvrage Antonin Artaud, ou l’anarchiste courroucé, (p.18) je partage deux scandales dadaïstes/ surréalistes : celui du Théâtre Michel (6 juillet 1923) et celui de Saint-Pol-Roux (2 juillet 1925).
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contenter de la platitude quotidienne mais retrouver toutes les richesses de l’existence que nous masquent les habitudes stériles. Et si la société capitaliste d’après-guerre et sa vision du monde se révèlent incapables de satisfaire l’individu, il faut la remettre en cause et la réinventer – il est important de souligner que le mouvement, à ses débuts, ne se définissait pas comme une esthétique mais comme une attitude, une volonté de contestation contre l’aliénation imposée par la société. Pour transcender la vision stéréotypée du monde, les sentiments conventionnels et les coutumes, les surréalistes prétendent rendre la poésie exemplaire afin de trouver en elle ce qu’elle a de plus déchirant. Pour ouvrir les portes du rêve et explorer l’inconscient, ils recourent à diverses techniques, comme l’écriture automatique ou les cadavres exquis. Plus concrètement donc, le surréalisme, tel qu’il est décrit par Breton dans le Premier Manifeste, n’est rien d’autre qu’un mouvement intellectuel révolutionnaire s’opposant par tous les moyens, littéraires ou autres, à ce qu’il appelle l’esprit bourgeois. Un mouvement qui s’abandonne à l’automatisme spontané pour détruire l’automatisme mécanique imposé par la société. « SURRÉALISME n.m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale. » Si les repères idéologiques sur lesquelles s’appuie le surréalisme ressemblent assez à ceux du dadaïsme, les deux principales différences – l’organisation et la question éthique – vont déterminer la durée dans le temps et les relations entre les membres de chacun de ces mouvements. Comme le note Camus dans L’Homme révolté, la première contradiction des surréalistes est que, dans leur volonté de 40
tout renverser, ils ont affirmé une nostalgie désespérée de l’ordre. Partant du fait que nous sommes tous différents de nature, un système complètement ouvert dans lequel chacun des membres peut affirmer ses envies et son individualité mène inévitablement au conflit. Par conséquent, ceux qui tiennent à assurer le bon fonctionnement d’un groupe, quelles que soient leurs assises idéologiques, sont contraints de créer des règles. Une fois ces règles conçues, il faut trouver les moyens de les faire respecter. Ce qui démontre que, même dans les arrangements de vie communautaire libertaire, peut exister une tendance à reproduire petit à petit les traits des sociétés majoritaires dénoncées. Annonçant la liberté totale de l’art, la joie, la spontanéité, l’indépendance de chacun, le mouvement dada avait mis en avant l’esprit d’enfance, le rejet de la raison et de la logique, l’extravagance, la dérision et l’humour non seulement sur un plan théorique, comme le fera le surréalisme, mais aussi en pratique. Sans chef, les dadaïstes, qui ne reconnaissaient aucune théorie, aucune académie, déclaraient fièrement que personne ne doit suivre personne et que chacun est libre de faire son art comme il lui plaît : « Respecter toutes les individualités dans leur folie du moment. » Breton, à l’inverse des dadaïstes, se méfie des communautés désordonnées. Il est conscient que, pour que son mouvement puisse vivre dans le temps, il faut qu’il s’appuie sur une structure pourvue de règles. C’est pour cela qu’à l’intérieur de son mouvement, il sera extrêmement autoritaire. À propos de cette attitude, en 1924 déjà, Picabia déclarait : « Méfiez-vous, jeunes poètes : André Breton ne joue pas pour le jeu, il joue par avarice. Il pense que, s’il a un jour assez d’économies et beaucoup de mémoire, il pourra devenir un grand homme. » Dans ce contexte, nous 41
pouvons imaginer que les esprits les plus libertaires du groupe, à l’image d’Artaud qui concevait le surréalisme comme une voie de liberté et de révolte dans leur étendue la plus absolue, ne pouvaient pas facilement accepter les limitations imposées par Breton sans s’insurger. La seconde grande contradiction du surréalisme, de nature éthique, naît de la volonté de ses tenants de justifier et de donner sens à l’irrationnel. Dada ne voulait rien dire, n’exprimant aucune interprétation symbolique qui aurait abouti à une sorte de systématisation philosophique, tandis que le surréalisme, dès ses débuts, a cherché à baser ses conceptions sur des références littéraires, philosophiques et psychanalytiques. Dada, par son manque de repère moral, sans autre théorie que celle de l’irrationnel ou plus spécifiquement du rejet constant, ne pouvait que se répéter sur sa voie nihiliste et s’essouffler. Quand tout doit être renversé, on ne peut pas se poser la question de la révolution ou définir ce qu’est la révolte. Le surréalisme, dans sa volonté de se justifier par une éthique inspirée des courants de pensée du temps, ne pouvait que se remettre en question et se réinventer en permanence. Il cherche à tirer raison de la déraison et à faire de l’irrationnel une méthode. Ce qui fait à la fois la force et la faiblesse d’une telle notion comme le surréalisme est justement son abstraction et sa possibilité d’être adaptée non pas par une seule manière de penser, mais par de multiples, parfois contradictoires entre elles. S’il nous est facile d’expliquer ce terme comme « ce qui dépasse la réalité courante », selon la définition du Petit Robert, il nous est très difficile d’exprimer ce que veut dire concrètement la phrase « Dépasser la réalité courante », surtout quand le mot même de « réalité » reste indéfinissable et subjectif. En tout cas dans le sens où le conçoivent les surréalistes. Cette perception subjective des termes, nous la discernons parmi les surréalistes. Par exemple, si les 42
premiers surréalistes sont d’accord sur deux points : « transformer le monde » et « changer la vie », il est moins évident d’affirmer qu’ils conçoivent tous les mots « vie » et « monde » de la même manière. S’il y a aujourd’hui une définition historique du surréalisme, sa définition en tant que principe est infinie. Chaque membre du mouvement, chaque personne a voulu le définir, en a sa propre interprétation, distincte, personnelle. Sans tomber dans le piège des étiquettes, pour Apollinaire, qui en a inspiré le nom, le surréalisme est synonyme de supra-naturalisme, tandis que dans la perception plus freudienne de Breton, il l’est peut-être plutôt d’inconscient, et chez Artaud, plus mystique, il renvoie à une perception personnelle de ce qu’il appelle « Dieu » ou encore « Unité ». Si entre ces trois conceptions différentes nous pouvons constater de grandes similarités de fond, la forme de leur approche les distingue. Le titre de l’ouvrage de Jean-Jacques Brochier, L’Aventure des surréalistes, et non pas « L’Aventure du surréalisme », nous semble de ce fait un choix très juste, très prudent. Il faut rappeler qu’avant même la création du mouvement, la propriété morale du terme avait donné lieu à des polémiques passionnées. Tout commence le 22 mai 1920, quand Paul Dermée explique dans Paris-soir que le terme « cubisme littéraire » doit être remplacé par « surréalisme », pour désigner les œuvres de Reverdy, Max Jacob, Apollinaire ou les siennes. Le groupe Littérature, que Breton codirige avec Louis Aragon et Philippe Soupault, réplique que si le mot est d’Apollinaire, le surréalisme est plus proche de Lautréamont, de Rimbaud ou encore de l’esprit dans lequel furent écrits Les Champs magnétiques. Et concluent que Reverdy, Max Jacob et leur esprit critique ne méritent nullement un tel titre. Breton ira même encore plus loin en se réclamant publiquement du terme dans « Pour dada », où il commence à inscrire la 43
définition d’Apollinaire dans le domaine de l’activité inconsciente. Le surréalisme existe depuis toujours et ne sera pas monopolisé, répond Ivan Goll (poète proche de Dermée), reprochant à Breton cette prétention d’exclusivité du terme. Afin d’empêcher ce dernier de prendre la paternité du surréalisme, quelques jours avant la parution du Premier Manifeste, Goll lance une revue baptisée de manière provocatrice Surréalisme (24 octobre 1924), tandis que Dermée fonde Intervention surréaliste. Les deux hommes créeront ensemble leur propre mouvement surréaliste, qui sera très rapidement oublié. Malgré les efforts de Goll et de Dermée, c’est le Premier Manifeste surréaliste qui marquera les esprits. Salué unanimement par la critique, paradoxalement, c’est aussi sa qualité littéraire qui fera son succès. Pour donner une idée plus claire du surréalisme, Breton, tout en critiquant la littérature, dresse la liste des figures du passé qui d’une certaine manière ont été surréalistes – Sade, Poe, Baudelaire, Rimbaud, Dante, Shakespeare. Le Manifeste érige Breton en « détenteur » du terme surréalisme21 et le consolide dans un futur très proche comme chef de file du mouvement portant ce nom. En se plaçant d’un point de vue plus philosophique, on peut se demander si ces querelles autour de l’appartenance d’un terme aussi vague que celui de « surréalisme » ne dépassent pas les principes par lesquels elles sont justifiées ? De la même façon que nous devons rester extrêmement prudents quant aux véritables causes de tout conflit de nature idéologique, religieuse ou politique, ces 21
Les disputes entre les trois hommes sur la légitimité du terme ne cesseront pas. Ainsi, par exemple, quelques années plus tard, le 7 novembre 1926, les surréalistes iront à la Comédie des Champs-Élysées saboter une représentation donnée par la danseuse allemande Valeska Gert, intitulée Danses surréalistes. L’organisateur du spectacle n’était autre que… Ivan Goll.
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oppositions théoriques ne dépassent-elles pas la problématique absurde de l’interprétation intellectuelle de la surréalité ? L’idéalisation de notions absolues, intouchables, comme la justice, Dieu ou encore le surréalisme, ne témoigne-t-elle pas d’une volonté de l’homme d’extérioriser ses angoisses existentielles pour assouvir de cette façon son besoin d’appartenance sociale ? Si ce que nous sommes, pensons et faisons dépend de tout ce qui, à un certain moment, donne sens à notre existence, dans ce cas toute forme de révolte, avant d’être interprétée d’un point de vue idéologique, devrait d’abord être traduite sur un plan intime. Artaud entre dans l’arène et devient surréaliste L’entrée en scène d’Artaud dans le mouvement surréaliste, et dans le monde littéraire en général, intervient en septembre 1924, avec la publication sous le titre Une correspondance de l’échange épistolaire qu’il a entretenu avec Jacques Rivière, directeur de La Nouvelle Revue française. Début mai 1923, Antonin Artaud reçoit une lettre de Jacques Rivière l’informant que les deux poèmes qu’il lui a envoyés pour publication sont refusés. À la suite de ce refus naît entre les deux hommes une correspondance qui durera presque un an, dans laquelle Artaud décrit ce qu’il appelle son « effroyable maladie de l’esprit », qui l’empêche d’écrire et d’être ce qu’il aurait vraiment voulu profondément « exprimer » et « être ». Au-delà de la confession indiscutablement sincère de sa souffrance, ce qui peut attirer l’attention du lecteur c’est le style qu’emploie Artaud pour la partager. Loin d’une correspondance banale, il donne à ses lettres la couleur d’une vraie œuvre littéraire proche de la poésie et des
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concepts philosophiques, caractéristique de la littérature à laquelle étaient sensibles les éditions Gallimard. Il serait très maladroit, dans le contexte dans lequel ces lettres furent écrites, d’affirmer qu’Artaud avait perçu cette correspondance comme un moyen d’adhérer au mouvement surréaliste, mais on peut penser qu’il voulait, par son style si spécifique, convaincre Jacques Rivière de le légitimer comme auteur, afin d’attirer l’attention de personnalités de certains courants littéraires naissants, dont le surréalisme. Pour la publication de ces lettres, il a refusé l’anonymat que Jacques Rivière lui suggérait, et ce n’est peut-être pas si anodin qu’il le laisse entendre : « Pourquoi mentir, pourquoi chercher à mettre sur le plan littéraire une chose qui est le cri même de la vie, pourquoi donner des apparences de fiction à ce qui est fait de la substance indéracinable de l’âme, qui est comme la plainte de la réalité ? »22 Des phrases comme « Je suis un homme qui a beaucoup souffert de l’esprit, et à ce titre j’ai le droit de parler » ou encore « Je sais qu’il y aurait à penser plus loin que je pense, et peut-être autrement. J’attends, moi, seulement que change mon cerveau, que s’en ouvrent les tiroirs supérieurs »23 ne pouvaient pas laisser insensible André Breton, qui venait juste de faire publier son Premier Manifeste surréaliste24. Dans un premier temps, Artaud se montre assez réticent face à la proposition de Breton d’adhérer à son mouvement : « J’ai fait connaissance avec tous les dada qui voudraient bien m’englober dans leur dernier bateau 22
ARTAUD (Antonin) : Lettre à Jacques Rivière du 25 mai 1924. Idem - Lettre du 29 janvier 1924. 24 D’autant plus que quelques mois auparavant, Breton avait lui aussi été affecté par le refus de Jacques Rivière de publier dans la NRF son texte sur sa conférence de Barcelone du 17 novembre 1922. 23
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Surréaliste, mais rien à faire. Je suis beaucoup trop surréaliste pour cela. Je l’ai d’ailleurs toujours été, et je sais, moi, ce que c’est que le surréalisme. C’est le système du monde et de la pensée que je me suis fait depuis toujours. Dont acte. », il écrira à Mme Toulouse début octobre 1924. Quoique cette lettre soit très explicite par le ton, serait-il prudent de voir dans ces déclarations les prémices d’une méfiance envers le surréalisme tel que le concevait André Breton ? Si en apparence tout porte à le croire, lorsque l’on se penche sur le contexte dans lequel ces mots furent écrits, paradoxalement c’est le contraire même qui se dévoile. Expliquons-nous. Cette déclaration a dû être suivie par une rencontre entre Artaud et Breton, au cours de laquelle ce dernier lui aurait proposé de rejoindre le mouvement. Si nous effaçons les mots « rien à faire » qu’Artaud n’a probablement jamais dits à Breton, cette déclaration, formulée sur un ton moins arrogant, avait tout pour séduire le fondateur du surréalisme. La méfiance d’Artaud envers le nihilisme et cette revendication d’être plus surréaliste que tous les surréalistes n’auraient pas dérangé Breton, au contraire, elles auraient été tout à fait fidèles à sa première conception intemporelle et absolue du surréalisme. Puis il est important de souligner qu’André Breton était un être très charismatique, convaincant et attachant qui se montrait ‘‘aussi excessif dans ses amitiés que dans ses rejets’’. « La séduction qu’exerçait André Breton était incontestable et bien plus ont résisté à son très particulier magnétisme, magnétisme présent aussi et agissant dans ses textes, qu’il traverse par éclairs. », écrit Paul Thevenin dans Antonin Artaud fin de l’ère Chrétienne. C’est en novembre de cette même année qu’Artaud adhérera officiellement au mouvement. Beau, spontané, enthousiaste, Artaud attirera très rapidement l’attention des surréalistes. Dès le début, il devient un membre actif du groupe et, avec Breton, l’un des 47
critiques les plus sévères. Visionnaire et autoritaire, il veut mener la révolution surréaliste dans une voie beaucoup plus absolue qui, comme il le soulignait lui-même, marquera les esprits et l’histoire. Ce dynamisme plaît à Breton, qui le perçoit comme un très bon élément de sa révolution encore naissante. Le Manifeste surréaliste paraît en octobre 1924, la revue La Révolution surréaliste est créée et, au 15 de la rue Grenelle, dans deux salons d’un hôtel particulier que possédait la famille de Pierre Naville, s’installe un Bureau de recherches surréalistes – la Centrale –, dont le rôle est de recueillir ''toutes les communications possibles touchant les formes qu’est susceptible de prendre l’activité inconsciente de l’esprit''. Breton, qui ne veut pas en être le gestionnaire25, confie la direction de la Centrale à Pierre Naville et Benjamin Péret. Le 24 janvier 1925, l’enthousiasme des surréalistes faiblissant, ce poste sera confié à Antonin Artaud, avec tout pouvoir de décision : « Il assurera le fonctionnement de la Centrale sur des bases nouvelles et il a l’air décidé plus que tout autre à faire passer notre action révolutionnaire au premier plan. »26 Artaud a pu percevoir à cette époque dans le surréalisme la possibilité d’un authentique mouvement de retour vers les sources. Lorsqu’il prend la direction du bureau, il refuse, dans la « Déclaration du 27 janvier 1925 »27, de définir le surréalisme comme un mouvement littéraire : à ses yeux, il est une révolte qui peut donner des « moyens d’action », il ne doit pas être un groupe mais le « cri de l’esprit qui retourne vers lui-même ». En tenant strictement à jour le 25
Bien qu’il affirme ne pas vouloir jouer le rôle de chef, dès cette époque il fait tout pour le tenir. 26 ARTAUD (Antonin) : Lettre de Breton à son épouse Simone du 22 janvier 1925. 27 Manifeste collectif, largement rédigé par Artaud.
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cahier de permanence du bureau, ce qui n’était pas le cas auparavant, il impose une vraie discipline de travail. Et pour que l’action soit plus directe et plus effective, il prend la décision de fermer au public le bureau de recherches : « Je propose la disparition de la rubrique Textes Surréalistes, de tout texte d’allure surréaliste et qui touche tant soit peu à la vie. J’estime que pour nous le Surréalisme est la vie et qu’il n’y a pas à introduire de diversification entre ce qui dans le Surréalisme est une pure spéculation de l’esprit et ce qui se donne comme une réinstallation de la vie sur le plan surréaliste. »28
L’avènement d’un dictateur : Antonin Artaud Pour Artaud ne peut être surréaliste que l’être troublé, l’homme qui a perdu ses repères et qui s’est détaché de la réalité. L’adhésion au véritable surréalisme tel qu’il le conçoit suppose donc un changement profond dans la volonté de l’adhérent : « Nous avons moins besoin d’adeptes actifs que d’adeptes bouleversés. »29 Il aspire à enfanter une élite surréaliste dont les critères de sélection ne devront en aucun cas être le rang social, la reconnaissance mondaine et le talent littéraire. Pour que la destruction des valeurs usuelles, morales, esthétiques métamorphose les conditions intérieures de l’âme, la quête de la surréalité nécessite des adeptes engagés et rigoureux prêts à emplir leur vie d’une éthique intellectuelle et comportementale.
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Extrait du cahier de la permanence du bureau de recherches surréalistes, jeudi 5 mars. 29 Propos d’Artaud tenu dans le n°3 de La Revue surréaliste.
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De nombreuses anecdotes sont révélatrices de sa volonté d’imposer une éthique au sein du mouvement. D’anciens membres décrivent un Artaud très autoritaire, au point même d’apparaître soudainement dans des boîtes de nuit pour tancer les surréalistes plus détendus. «Un terrible bouillonnement de révolte contre toutes les formes d’oppression matérielle ou spirituelle nous agitait tous quand le Surréalisme a commencé : Père, Patrie, Religion, Famille, il n’était rien que nous n’invectivions… que nous n’invectivions beaucoup moins avec des mots qu’avec de l’âme. Dans cette révolte nous engagions notre âme, et nous l’engagions matériellement. », écrit Artaud dans Surréalisme et révolution. Parlant d’un « suicide » intérieur qui emmène l’homme de l’autre côté de l’existence, Artaud souligne que, pour ne pas être « de ce monde », il y a d’abord des habitudes à combattre. Selon lui, avant d’être un mouvement esthétique produisant des textes littéraires, le surréalisme se doit d’être une expérience spirituelle, une sorte de mysticisme individuel qui apaise et illustre la soif absolue du révolté. En quelques mots, la révolution surréaliste n’est rien d’autre qu’une attitude, une nouvelle façon de vivre à suivre pour ressusciter le fonds d’images terrifiantes qui nagent dans l’inconscient et pousser l’homme à de terribles révoltes qui le transformeront lui dans un premier temps et, par conséquence, transformeront le monde. Le surréalisme auquel aspire Artaud, synonyme de sa propre perception de la vie, ne se limite pas à un corpus d’idées et de préceptes consignés dans des manifestes, des œuvres d’art ou des écrits littéraires, il constitue une sorte de quête spirituelle sur un plan intime. « La où les autres proposent des œuvres, je ne prétends pas autre chose que de montrer mon esprit.30 Si l’art, le théâtre, la poésie et la 30
ARTAUD (Antonin) : L’Ombilic des Limbes.
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littérature ont une raison d’existence ce n’est pas parce qu’ils constituent une fin en soi mais parce qu’ils sont porteurs de vérités métaphysiques. « Et le Surréalisme a libéré de la vie, il a décongestionné physiquement de la vie, il a permis à un filet d’électricité précieuse de venir animer des pierres, des sédiments inanimés. », note Antonin Artaud dans surréalisme et révolution. L’élan de la vie, la spontanéité, la poussée de l’inconscient, le cri de l’irrationnel sont les seules valeurs qu’il faille défendre, selon Artaud surréaliste : « Quittez les cavernes de l’être. Venez. L’esprit souffle en dehors de l’esprit. Il est temps d’abandonner vos logis. Cédez à la Toute-Pensée. Le Merveilleux est à la racine de l’esprit. Tout ce qui s’applique sur le réel immédiat est inutilisable pour la tête. Le monde est un entrecroisement de folie. Il n’y a pas de limites à la merveilleuse liberté de la tête. L’esprit vit dans une éternelle transsubstantiation de luimême, tout ce qui n’est pas merveilleux n’est pas véritablement au monde. Au monde de l’esprit, le seul. », il écrira dans « À table », article du n° 3 de La Revue surréaliste (1925). C’est précisément à cette époque qu’Antonin Artaud va donner au mot révolte une tout autre gravité au sein du mouvement, sa dimension « mystique » et « incarnée ». Nous l’avons vu, le sentiment de révolte existait déjà chez les jeunes intellectuels qui venaient de vivre l’horreur de la guerre. Successeurs de Rimbaud et Lautréamont, les surréalistes avaient déjà largement souligné l’importance de ce mot aussi bien dans leurs écrits que dans leur définition du terme. Avec l’arrivée d’Artaud néanmoins, aussi bien par sa maladie qui, d’une certaine façon, rendait plus légitime sa révolte aux yeux des autres surréalistes, que par ses excentricités idéologiques et comportementales, jamais ce thème n’avait été aussi valorisé. Pour comprendre l’impact de cette notion à l’époque, il suffit de relire la 51
« Déclaration du 27 janvier 1925 », largement rédigée par le poète, dans laquelle les surréalistes affirment à l’unanimité être « les spécialistes de la révolte » ». Selon Artaud, la vraie préoccupation d’un surréaliste ne doit pas être tant la révolte contre la société et ses institutions que le souci d’entretenir constamment vivant en soi un certain « état de fureur », « un terrible bouillonnement de révolte ». Il dira plus tard dans Surréalisme et Révolution que ce qui l’avait attiré dans ce mouvement, ce ne sont pas tant ses assises idéologiques que la constante volonté de protestation qu’il y percevait à cette époque : « Le Surréalisme est né d’un désespoir et d’un dégoût (…) il a été une révolte morale, le cri organique de l’homme, les ruades de l’être en nous contre toute coercition. » Selon Artaud, c’est en alimentant cet état d’insurrection en eux que les surréalistes seront les plus susceptibles d’atteindre ce qu’il appelle « l’illumination surréaliste ». Acteur, le nouveau directeur de la Centrale est convaincu que l’état transcendant dans lequel pousse le sentiment de révolte possède des vertus cathartiques capables de guérir l’homme de nos sociétés décadentes, avec leurs conventions stériles et écœurantes pour l’intelligence. Cette notion sera davantage exploitée dans son ouvrage Le Théâtre et son Double, mais nous pouvons déjà à cette époque y distinguer quelques prémisses idéologiques. « Je pense que nous sommes actuellement et avant tout des révoltés. Il est certain que notre esprit est noué. Nous ne pouvons guère avancer qu’en ruant. Notre esprit est semé d’habitudes, étouffé de manies, les canaux les plus clairs sont encore des voies à refaire, des chemins à ne prendre que de biais. »31
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ARTAUD (Antonin) : Lettre à Max Morise du 16 avril 1925.
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Incertitudes et appréhensions de Breton Malgré ses efforts pour souder le groupe sur cette voie, disons, plus « révoltée », Artaud finira par rencontrer, en tant que directeur de la centrale, les mêmes difficultés que ses prédécesseurs. Breton lui-même, qui s’était montré très assidu dans le passé, est alors un peu dépressif et tendu par ses relations avec Lise, il commence à ne plus remplir ses obligations hebdomadaires. Le découragement engendre dans le groupe rivalités et conflits, comme en témoigne par exemple l’attitude de Pierre Naville, qui en vient à critiquer le caractère purement idéaliste du mouvement et à reprocher au fondateur sa présence fantomatique. Pour la première fois sérieusement jugé, Breton dans une lettre du 27 mars 1925 cherche à se justifier en se rapprochant dans un premier temps un peu plus d’Artaud : « Je me demande parfois s’il est bien nécessaire d’en passer par là : l’un vous lit un poème que vous n’avez aucune envie d’entendre et qui se perd dans la nuée de poèmes semblables, l’autre vous raconte ce qu’il a fait la nuit, où il est possible de dormir. Passe encore quand on ne vous entretient pas d’affaires d’édition, de projets de voyages et autres imbécillités sans nom. Est-ce donc à cela que doivent aboutir tant de rancunes envers le monde et faut-il en prendre son parti ? (…) La détresse réelle qui nous fait agir tous les deux est hélas trop facile à simuler pour que, la mode s’en mêlant, nous ne soyons pas victimes des pires contrefaçons », lui écrit-il. Et il conclut en lui demandant « de veiller de ne subordonner en aucun cas l’intérêt immédiat de l’esprit à la nécessité politique ou autre. » Satisfait d’avoir gagné la confiance d’André Breton, Artaud prend à la lettre ses désirs et organise plusieurs réunions de comité dans lesquels il affirme son autorité. Nommé directeur associé du numéro 3 de La Révolution 53
surréaliste, il donne le ton dès la couverture : « 1925 : Fin de l’ère chrétienne ». L’esprit même des textes – adresses au pape et au Dalaï-lama, lettres aux recteurs des universités européennes, aux médecins-chefs des asiles – dévoile une volonté de remise en question radicale de tout système. Quand on analyse le contenu de ce numéro, on s’aperçoit que la marque d’Artaud est plus que présente : - À Table (manifeste ouvrant le numéro de la revue), rédigé par Antonin Artaud. - Lecteur aux recteurs des universités européennes, idée d’Artaud rédigé par Michel Leiris, André Masson et Antonin Artaud. - Adresse au pape, manifeste d’insulte rédigé par Artaud. - Adresse au dalaï-lama, rédigé par Antonin Artaud. - Lettre aux écoles du bouddha, manifeste entièrement rédigé par Antonin Artaud. - Lettre aux médecins- chefs des asiles de fous, idée d’Antonin Artaud rédigé par Robert Desnos. - Lettre à l’administrateur de la Comédie-Française, manifeste d’insulte entièrement rédigé par Antonin Artaud. - Lettre ouverte à M. Paul Claudel / Ambassadeur de France au Japon, manifeste d’insulte rédigé par l’ensemble du groupe (Le début a été rédigé par Antonin Artaud). - La Révolution d’abord et toujours, manifeste rédigé par l’ensemble du groupe. Artaud profite de sa position pour tourner un instant le mouvement vers une révolte absolue, sans souci des conséquences pour sa réputation et celle des autres surréalistes. En ce qui le concerne, il ne veut pas être fidèle au surréalisme en tant que mouvement, mais le mettre en danger afin de valoriser la notion de surréalisme en tant que principe.
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Si parler d’un « règne d’Artaud » relève de l’exagération, c’est pourtant lui qui, à cette époque, marque les esprits. Estimé par le groupe, il montre dans sa nouvelle fonction des ‘‘qualités extraordinaires d’animateur’’. Avec ferveur, il expose projets et prises de position, qui sont généralement adoptés à l’unanimité. Aux yeux mêmes de certains surréalistes, il paraissait comme l’une des plus brillantes incarnations littéraires de l’esprit de révolte de son temps. Au cours d’une conférence qu’il tient devant des étudiants à Madrid, le 18 avril 1925, Aragon présente Antonin Artaud comme un meneur capable d’entraîner les foules dans le sillage d’une révolte qui va tout bouleverser : « Je vous annonce l’avènement d’un dictateur : Antonin Artaud est celui qui s’est jeté à la mer. Il assume aujourd’hui la tâche immense d’entraîner quarante hommes qui veulent l’être vers un abîme inconnu, où s’embrase un grand flambeau, qui ne respectera rien, ni vos écoles, ni vos vies, ni vos plus secrètes pensées. Avec lui, nous nous adressons au monde, et chacun sera touché (…). » La volonté d’Artaud d'entretenir au sein du groupe une sorte d’atmosphère brûlante ne tarde pas à inquiéter André Breton qui, le 20 avril de la même année, à peine un mois après ses recommandations à Artaud, décide de reprendre les choses en main en fermant le bureau de recherches et en prenant le contrôle éditorial de la revue. Dans le numéro 4 de la revue qui s’ouvre par un texte intitulé « Pourquoi je prends la direction de La Révolution surréaliste », Breton déclare ouvertement ne pas apprécier la voie mi-libertaire mi-mystique de son prédécesseur, s’inquiétant du ‘‘caractère paroxystique de sa démarche’’. Il n’est pas déraisonnable de supposer que le fondateur du surréalisme éprouve de la jalousie ou qu’il se sent menacé, à ce moment précis, par la grande influence d’Artaud au sein du groupe – il réagit de façon similaire 55
chaque fois que sa notoriété au sein du groupe est en danger. Artaud, très directif et fascinant, avait déjà convaincu la majorité des surréalistes, qui commençaient à voir en lui la figure d’un vrai leader. Cette réalité ne devait pas forcément plaire à Breton, qui, inversement, commençait à perdre sa popularité et à être sévèrement critiqué. En révérant Artaud, le fondateur du surréalisme était donc d’une certaine façon tombé dans son propre piège. Les craintes de Breton sont sûrement en grande partie fondées, mais cela ne veut pas dire qu’il faille voir exclusivement dans cette méfiance une réaction carriériste et sans fondement. Expliquons-nous. Breton avait fait confiance à Artaud parce qu’il avait cru que ce dernier avait la même conception de la révolution surréaliste que lui. Les ressemblances entre les deux hommes étaient énormes : « En effet c’étaient deux hommes extrêmement sérieux, avec une tendance prononcée au moralisme, un goût pour la révolte, une foi dans le merveilleux et la même intolérance à l’égard des “transgressions”, fussent-elles mineures, des autres. »32 Certes, ils partageaient la même foi en la révolte, mais ils n’en avaient pas la même conception. Du mysticisme d’Artaud, Breton, plus littéraire et moins métaphysique, n’appréciait que la dimension poétique, refusant d’aller au-delà. Si Artaud perçoit plutôt le surréalisme comme une métamorphose radicale des conditions intérieures de l’âme pour « révolutionner la pensée dans le sens de l’absolu », ce n’est pas le cas de Breton, qui à cette époque se rapproche de Rimbaud et de sa tentative de donner ‘‘une forme à l’informe’’. Pour lui, le but du surréalisme n’est pas d’être dans une dynamique constante d’anéantissement, mais de rechercher de nouvelles formes d’expression
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POLIZZOTTI (Mark) : André Breton, éd. Gallimard, 1999.
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artistique et littéraire, dans l’intention de remplacer les anciennes, poussiéreuses et périmées. L’approche intellectuelle de la notion de révolte chez Breton ne peut pas non plus facilement accepter l’égocentrisme qui caractérise celle d’Artaud, pour qui la révolte était « viscérale, paroxystique et totalement liée à son âme même. ». Un peu comme Tzara qui concevait le dadaïsme comme un moyen de « tuer l’ennui », Artaud se sert du surréalisme comme un procédé pour vivre, incarner des états, des sensations plus personnelles. Alors que le surréalisme de Breton cherche à explorer l’inconscient dans une volonté de comprendre l’homme et le monde, Artaud, plus individualiste, se sert de cette quête de surréalité comme un moyen de changer sa propre destinée. Autre différence qui sépare les deux hommes, et dont nous verrons les conséquences dans le chapitre sur le communisme : la conception de la révolution. Que ce soit sur un plan artistique ou social, elle est chez Breton beaucoup plus pragmatique. Certes, Artaud insiste dans ses écrits sur la nécessité de passer à l’action et de changer le monde dans le concret, mais il serait naïf de croire que la nature exclusivement littéraire des lettres envoyées sous son impulsion pouvait constituer une véritable menace pour les institutions visées. Même si le pape avait lu la lettre qu’il lui avait écrite, ce dont il y a tout lieu de douter, ce n’est pas cette déclaration qui l’aurait transformé. Toutefois, si l’ardeur insurrectionnelle des écrits surréalistes insufflée par Artaud était totalement inoffensive pour les institutions visées, il en allait autrement pour le futur du mouvement. À long terme, le ton de ces textes pouvait agacer et provoquer des sanctions de la part des organismes critiqués. Le surréalisme étant pour lui une attitude de l’esprit, Artaud se soucie peu du futur d’un mouvement au service d’une profonde révolution intime, tandis que Breton tient à son groupe et à son 57
développement. « Breton voulait inscrire son mouvement dans la durée, et craignait de ne pouvoir relancer une machine qui risquait de s’user bien vite. Cette métaphore énergétique est intéressante, car elle illustre parfaitement ce qui séparait les deux hommes : Artaud brûle et entend tout brûler. Il n’a aucun sens d’une quelconque économie de ses forces. Breton, lui, incarne le chef de groupe dont la puissance englobe la maîtrise du temps. Breton entend bien se garder, et garder sa troupe, de tous les dangers. Fût-ce par des exclusions. »33 Enfin Breton, qui ne veut pas sortir du surréalisme fixé et défini en 1924, se méfie de la dimension absolue et anarchiste qu’Artaud voulait donner au mouvement. Craignant, comme avec dada, un certain essoufflement à long terme, il dénonce toute démarche excessive et susceptible de ‘‘nihilisme’’ : « Il me semblait, expliquerat-il, qu’il y avait de notre part une dépense de forces que nous ne pourrions plus compenser par la suite (…). Si vous voulez, je voyais bien comment la machine fonctionnait à toute vapeur, je ne voyais plus comment elle pouvait continuer à s’alimenter. » L’auteur de Nadja veut, comme Artaud, en finir avec l’ancien régime, mais il veut que cela se fasse progressivement et non pas brutalement : « Il est insuffisant d’espérer intimider le monde à coups de sommations brutales. »34
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DE MÈREDIEU (Florence) : C’était Antonin Artaud. Propos tenu de Breton dans ses entretiens radiophoniques avec André Parinaud.
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LES BARBARES La fin de l’ère Artaud « Car dans le surréalisme y a-t-il jamais eu autre chose qu’André Breton ? Tout le surréalisme, ses contradictions, ses humeurs, n’a-t-il pas été fonction des contradictions et des humeurs personnelles d’André Breton ? » (Antonin Artaud, Point final) En avril 1925, Breton, malgré toute sa méfiance, n’a nullement l’intention de se séparer d’Artaud et il faudra attendre encore quelques mois avant que les surréalistes ne prononcent son exclusion officielle du groupe. De son côté, l’inspirateur de la fameuse « Déclaration du 27 janvier 1925 » ne quitte pas immédiatement le mouvement, si déçu soit-il d’être écarté. Alors qu’il pensait avoir trouvé un terrain sur lequel il pouvait s’épanouir, se sentir utile et concrétiser ses idées, Artaud est atteint par cette soudaine inversion de situation, à ses yeux injustifiés. Dans une lettre à Denise datant de fin mai, Pierre Naville écrit : « Artaud a complètement rompu avec le surréalisme, il n’y a que lui et moi qui ayons dit ce que nous pensions. (…) il a écrit une lettre très ferme à Breton pour lui exprimer ses idées et se retirer absolument. Naturellement il est dans une indignation fantastique. »35 Ce qui retient ici notre attention, ce ne n’est pas tant la volonté du poète de rompre avec le surréalisme que la notion « d’indignation fantastique » que Naville décèle dans sa colère. Breton a empêché Artaud de devenir le chef incontestable de son mouvement, mais n’en a-t-il pas fait, 35
NAVILLE (Pierre) : Le Temps du surréel, éd. Galilée.
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par ses critiques mêmes, le porte-parole d’une certaine manière très subjective de concevoir le surréalisme ? Par leur fascination envers le personnage, les surréalistes n’ontils pas, inconsciemment, infiltré dans l’esprit d’Artaud l’idée qu’il avait un rôle, celui de « révolté mystique », et une mission, celle d’une « révolution métaphysique » ? Si la révolution surréaliste d’Artaud n’avait pas réussi, peut-être grâce à André Breton, qui l’a écrasée avant qu’elle ne s’essouffle, elle n’avait pas non plus échoué. Aimé et encouragé par les surréalistes, en tout cas à cette époque, Artaud a toutes les raisons de se croire, dans le groupe, l’un des tenants les plus authentiques de la notion de surréalité en tant que principe. Lui ôtant la contrainte de devoir gérer une communauté constituée d’individualités, son éventuelle mise à l’écart lui ouvrait de nouvelles possibilités, qui vont le conduire à cette révolte « fantastique » qu’il va développer et finalement mener seul jusqu’à la fin de sa vie36. Pourquoi le changement d’opinion d’André Breton sur Artaud a-t-il été si brusque et si radical ? Les dissemblances entre les deux hommes en furent-elles les véritables causes ? Peut-être serait-il prudent de se poser la question autrement : si Breton n’avait pas tant cru à Artaud, aurait-il été autant désillusionné par le changement d’attitude de ce dernier ? Fin avril 1925, comme le démontrent les documents, Breton continu à voir en Artaud l’un des meilleurs éléments 36 En 1932-33, Artaud fréquentera les membres du Grand Jeu. Ce groupe réuni autour de René Daumal, Roger Gilbert-Lecomte, Robert Meyrat et Roger Vailland avait pour seul dogme la « destruction des codes ». Leur esthétique fondée sur le choc, la rupture et la permanente nouveauté a dû énormément influencer les futurs comportements d’Artaud. Les membres du Grand Jeu, qui avaient au départ de très bonnes relations avec les surréalistes, sont avec le temps devenus leurs ennemis.
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de sa révolution. Il faut souligner la patience dont il fera preuve à son égard pour qu’il reste dans le groupe, alors que, dans cette regrettable période, de nombreux surréalistes furent expulsés sans autre forme de procès. Que s’est-il passé entre avril 1925 et novembre 1926, date de l’exclusion définitive, pour que naissent et se développent de si violents affrontements entre Artaud et les autres membres du mouvement ? Les nouvelles orientations politiques du groupe, auxquelles le jeune poète refusait d’adhérer, constituent la réponse formellement la plus acceptable, mais elles n’expliquent pas tout. La toute première accusation formulée contre Artaud fut son immobilisme après sa mise à l’écart de la direction de la Centrale. Alors que jusque-là, par son dynamisme et son enthousiasme, il avait été l’une des figures les plus actives du mouvement, une fois éloigné de ses responsabilités, il se montre soudainement beaucoup plus préoccupé de sa carrière cinématographique que de ses engagements surréalistes. Le choix même des films auxquels il participera a tout pour heurter les surréalistes, qui y voient une sorte de trahison de ses idéaux à des fins « carriéristes ». En 1925 en effet, il joue Marat dans le Napoléon d’Abel Gance, dont le titre seul devait écœurer Breton et ses amis. L’indignation ne fera que s’accentuer lorsque, deux années plus tard, il jouera un moine dans La Passion de Jeanne d’Arc, de Carl Dreyer, et un soldat dans un film suspecté de patriotisme, Verdun. Artaud cherche dans Point Final à se défendre : « Qui pourrait me reprocher mon attitude immobile, immobile extérieurement, si sous le couvert de cette attente immuable je conserve une pensée qui agit ? » Excuse qui aurait pu, quelques mois plus tôt, encore séduire ses anciens amis, mais en cette année 1926 où les surréalistes s’orientent vers une conception de la révolution plus pragmatique et sociale, le constant retour d’Artaud à « sa souffrance individuelle » 61
commence à lasser. Dans le nouveau contexte des grandes transmutations idéologiques et de valeurs que connaît le mouvement, certaines positions qui peu auparavant fascinaient encore sont devenues presque insupportables. Autre source d’agacement pour Breton : Artaud entretient de bonnes relations avec Roger Vitrac, expulsé du groupe en décembre 192537. Dans le numéro de La Nouvelle Revue française du 1er décembre 1925, qui comporte trois textes d’Artaud, Roger Vitrac avait fait un compte rendu très élogieux de L’Ombilic des Limbes : « Jamais aucun manifeste d’idées n’atteignit aux cimes où Antonin Artaud a porté les nuages de l’Esprit. Jamais la chair n’est allée si loin dans l’exploration de la pensée. »38 Breton y voit une attaque personnelle détournée contre ses propres idées exposées dans le Premier Manifeste surréaliste. Indirectement, en formulant un tel compliment, Vitrac reprenait l’idée développée par Artaud dans cet ouvrage que le seul membre du groupe méritant réellement de porter le titre de « surréaliste » était lui-même. Enfin, l’état d’esprit dans lequel se trouve Artaud à cette époque ne devait pas aider ses relations avec les surréalistes. Sa grande fragilité, accentuée sûrement par la détérioration de sa santé et par ses difficultés relationnelles avec Génica Athanassiou, sa compagne, le poussait souvent à des comportements pas forcément voulus. Dans une lettre à Janine Kahn datant du 13 novembre 1926, il explique : « Chère Janine, chère âme, ne soyez pas touchée de l’ignoble façon dont je vous ai répondu ce soir au 37
Jugé lâche pour son intérêt pour le théâtre et sa tiédeur révolutionnaire, Vitrac a été le premier surréaliste exclu officiellement du groupe. Dans une lettre, Breton demande à Artaud de rompre avec Vitrac, qu’il traite de canaille. Quelques mois plus tard, la fondation du Théâtre Alfred Jarry enflammera encore la situation. 38 VITRAC (Roger) : La Nouvelle Revue française, n°147, 1er décembre 1925.
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téléphone. Ce n’est pas moi, mais vous ne pouvez pas vous imaginer à quel point ce n’est pas moi. Je suis un démon gelé, je suis en état de possession, de négation – de destruction constante (…). On ne peut pas imaginer, se représenter l’horrible situation d’esprit où je me trouve, d’esprit, de corps, de nerfs. Si j’étais seulement capable d’être fidèle à moi, si je pouvais seulement formuler, traduire par le simple jeu de mon humeur ce que je sens, ce que je pense de moi je devrais n’être qu’un long cri. » Le caractère de Breton n’a certainement pas facilité les choses : Mark Polizzotti son biographe écrit : « André Breton était un homme aux enthousiasmes violents, qui précédaient presque toujours une lente et longue descente vers l’indifférence, voire la franche hostilité. Partagé entre une fougue naturelle et un fond de pessimisme, il succombait à ce qui l’attirait – que ce fût un objet d’art, une activité ou une personne et ne pouvait s’empêcher ensuite d’être déçu. » C’est dans ce contexte qu’intervient officiellement l’exclusion définitive d’Artaud, le 23 novembre 1926, à la suite d’une réunion au café Le Prophète, où le groupe s’était rassemblé afin de relancer la question de l’adhésion au Parti communiste. « J’étais venu dans l’intention de m’expliquer publiquement et d’égal à égal avec tout le monde. Mais tout de suite le débat a pris la tournure d’une mise en accusation. Dans ces conditions j’ai déclaré que je n’avais à rendre compte de mes actes qu’à moi-même. »39 Tout aurait pu s’arrêter là si Artaud, profondément blessé, n’avait pas eu l’intention d’enflammer davantage la querelle. « De toute façon le débat n’en restera pas là, je le reprendrai, mais cette fois à la face du monde et on verra à qui le dernier mot restera. »40 39 40
ARTAUD (Antonin) : Lettre à Janine Kahn du 24 novembre 1926. Idem.
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Nature et esprit des scandales surréalistes Révolté et sous le choc de l’exclusion, Artaud écrit un article, « Les barbares », dans lequel il attaque ses anciens amis avec une grande véhémence. Aujourd’hui introuvable, cet article a été refusé par plusieurs maisons d’édition, ce qui en laisse imaginer le ton. Même son ami Jean Paulhan, alors directeur de La Nouvelle Revue française, qui est en froid avec les surréalistes et d’accord avec Artaud sur le fond, lui conseille de maîtriser sa révolte. « Songez que vous avez été aux côtés de Breton et d’Aragon, vous les avez acceptés et aimés ; c’est eux depuis lors qui ont changé, plus que vous. Eh bien s’ils ont changé par simple crapulerie et par bestialité, bien entendu ils ne m’intéressent plus du tout, c’est trop simple. N’est-ce pas la même bestialité qui rendait compte de leur surréalisme ? Et vous-même, qu’alliez-vous faire là-dedans. Artaud, prenez garde qu’en étant trop absolument révolté contre vos amis vous vous diminuiez vous-même. Or si nous cessons de croire à vous, si nous cessons de nous mettre à votre place, vos articles ne nous émeuvent plus, et n’ont presque plus de sens. »41 La réponse des surréalistes, dans une brochure intitulée Au grand jour, signée en avril 1927 par Breton, Aragon, Éluard, Péret, Unik, est-elle aussi très révélatrice de la violence de la querelle : « Nous nous en voudrions de ne pas être plus explicites au sujet d’Artaud ; il est démontré que celui-ci n’a jamais obéi qu’aux mobiles les plus bas. Il vaticinait parmi nous jusqu’à l’écœurement, jusqu’à la nausée, usant de trucs littéraires qu’il n’avait pas inventés, créant dans un domaine neuf le plus répugnant des poncifs. Il y a longtemps que nous voulions le confondre, persuadés qu’une véritable bestialité l’animait. Qu’il ne voulait voir 41
PAULHAN (Jean) : Lettre à Antonin Artaud de début avril 1927.
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dans la Révolution qu’une métamorphose des conditions intérieures de l’âme, ce qui est le propre des débiles mentaux, des impuissants et des lâches. Jamais, dans quelque domaine que ce soit, son activité (il était aussi acteur cinématographique) n’a été que concession au néant. Nous l’avons vu vivre deux ans sur la simple énonciation de quelques termes auxquels il était incapable d’ajouter quelque chose de vivant. Il ne concevait, ne reconnaissait d’autre matière que “la matière de son esprit”, comme il disait. Laissons-le à sa détestable mixture de rêveries, d’affirmations vagues, d’insolences gratuites, de manies. Ses haines – et sans doute actuellement sa haine du surréalisme – sont des haines sans dignité. Il ne saurait se décider à frapper que bien assuré qu’il pourrait le faire sans danger, ni conséquences. Il est plaisant de constater entre autres choses que cet ennemi de la littérature et des arts n’a jamais su intervenir que dans les occasions où il y allait de ses intérêts littéraires, que son choix s’est toujours porté sur les objets les plus dérisoires, où rien d’essentiel à l’esprit ni à la vie n’était en jeu. Cette canaille, aujourd’hui, nous l’avons vomie. Nous ne voyons pas pourquoi cette charogne tarderait plus longtemps à se convertir, ou, comme sans doute elle dirait, à se déclarer chrétienne. » Au grand jour est également le premier écrit dans lequel les surréalistes expriment officiellement et ouvertement leur solidarité envers le mouvement communiste. Artaud répond à son tour par une autre brochure, À la grande nuit ou le Bluff surréaliste (500 exemplaires tirés par la S.G.I.E), dans laquelle il proclame que ce sont le sectarisme et la bestialité de quelques-uns se nommant encore surréalistes qui ont ruiné le beau rêve du mouvement à son origine. Intervenant à nouveau, Paulhan écrit début octobre sous le nom de Jean Guérin une note favorable à Artaud. Geste qu’André Breton n’appréciera guère. Si les 65
remarques de Paulhan restent plutôt innocentes, Breton dans une lettre du 15 octobre 1927 n’étant pas d’humeur à accepter la moindre critique, il répond sur un ton très injurieux : « Enfin tu vas te les faire prochainement rouler dans la farine. Pourriture, vache, enculé d’espèce française, mouchard, con, surtout con, vieille merde coiffée d’un bidet et mouchée d’un grand coup de bite. » Embarrassé, Artaud envoie une lettre d’excuse à Jean Paulhan : « Je ne puis m’empêcher d’avoir quelques remords en pensant que je suis en somme la cause initiale des derniers ennuis que vous venez d’avoir. Je suis prêt à faire tout ce qui vous paraîtra utile et que vous croyez devoir me demander pour vous dédommager » (I**, 141). Une reprise parodique du Partage de midi de Claudel On peut concevoir que, dans ce grand rassemblement de fortes personnalités où la dernière grande bagarre, la dernière extravagance, la dernière folie fascinaient, les salles de théâtre avaient tout intérêt à accueillir des spectacles susceptibles de faire scandale. C’est dans ce contexte qu’en 1926, Antonin Artaud, Roger Vitrac et Robert Aron fondent le Théâtre Alfred Jarry, qui donnera quatre spectacles. À la différence de Breton, qui n’aimait pas le théâtre, Artaud avait avant son adhésion au surréalisme envisagé d’y faire carrière. Si avec le Théâtre Alfred Jarry, nous pouvons entrevoir les prémices du Théâtre de la Cruauté, il serait erroné de réduire cette « tentative » à une entreprise purement théâtrale. Les ressemblances entre les manifestations Jarry et les scandales surréalistes sont si grands qu’il est difficile
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de n’y voir que coïncidences. De Ventre brûlé42 ou la Mère folle, d’Artaud, monté pour le premier spectacle, à Victor ou les enfants au pouvoir, de Roger Vitrac, représenté lors du dernier, on perçoit la même critique intellectuelle caractéristique de la pensée surréaliste. Nous allons concentrer notre attention sur les deux autres spectacles, qui nous semblent plus représentatifs. Le 14 janvier 1928, à 15 heures, à la Comédie des Champs-Élysées, le Théâtre Alfred Jarry présente son deuxième spectacle : la projection d’un film censuré par le ministère de l’Intérieur43, suivie d’un acte d’une pièce de théâtre dont l’identité de l’auteur sera cachée pendant la représentation aussi bien au public qu’aux comédiens. Dans ce spectacle de protestation contre les barrières et les interdits, ce n’est pas la pièce ou le film qui avait de l’importance mais le symbole ou encore le geste. En montant sans l’autorisation de l’auteur l’acte III du Partage de midi de Claudel – une façon d’affirmer qu’une œuvre littéraire appartient à tous –, Artaud avait pour seul but de choquer. Par ce fait, cette manifestation s’apparentait plus à un scandale qu’à une traditionnelle représentation théâtrale. Au-delà de l’aspect idéologique de la démarche, par le choix de la projection du film – un film politique sur la révolution bolchévique – ainsi que par celui de l’auteur44 de 42
Pochade musicale par Antonin Artaud avec la collaboration de Maxime Jacob. 43 Il s’agit de La Mère, de V.I Poudovkine, film tiré du récit de Gorki sur la révolution russe. 44 Interviewé dans le journal italien Il Secolo sur la situation marocaine, Paul Claudel, ambassadeur de France au Japon, traite le dadaïsme et le surréalisme de « pédérastiques ». Le 1er juillet 1925, les surréalistes impriment une violente lettre ouverte dans laquelle ils dénoncent l’impossibilité d’être à la fois poète et patriote. Cette lettre ouverte fut également signée par Artaud, qui était encore surréaliste.
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la pièce – Claudel –, apparaissent comme un geste indirect de rapprochement avec les surréalistes. Quelques mois auparavant, à la fin de l’année 1927, Artaud, qui regrettait de ne plus avoir de contact avec Breton, avait déjà voulu lui faire savoir par l’intermédiaire de connaissances communes que, malgré la violence de leur rupture, il continuait à l’estimer et à l’aimer. Cet après-midi du 14 janvier 1928, les surréalistes ont trouvé le moyen de s’installer au premier rang pour huer et siffler le spectacle. Durant la représentation, André Breton, qui reconnaît l’auteur, hurle à ses amis : « Taisez-vous, tas de cons, c’est du Claudel !» Le calme revient, jusqu’à ce qu’Artaud, une fois l’acte fini, monte sur scène pour annoncer d’une forte voix : « La pièce que nous avons bien voulu jouer devant vous est de M. Paul Claudel, ambassadeur de France aux États-Unis… », ajoutant après un long silence théâtral : « … un infâme traître ». Cette déclaration fait grand bruit dans le milieu littéraire et heurte Jean Paulhan, qui, quelques jours plus tard, envoie une lettre à Antonin Artaud pour exprimer son mécontentement. Lettre que ce dernier confie à Breton ainsi qu’une réponse peu aimable, qui seront publiées le 15 mars 1928 dans le numéro 11 de La Révolution surréaliste. Après cet incident, jusqu’à la fin de 1929, Paulhan évitera tout contact avec Artaud. Réconcilié avec les surréalistes, Artaud reçoit, dans son conflit avec Germaine Dulac sur le film La Coquille et le clergyman, le soutien de Breton, qui provoque en son honneur un nouveau scandale. Pour la première au Studio des Ursulines, le 9 février 1928, dans une salle comble, Breton lit à haute voix pendant la projection du film le scénario original, soulignant toutes les nuances que la réalisatrice n’a pas respectées. Après avoir lancé quelques obscénités sur Germaine Dulac et cassé quelques vitres
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dans le hall du cinéma, les perturbateurs surréalistes seront expulsés. Ce qui ressort de ces quelques exemples de scandales, c’est le cadre restreint, limité de la révolte qui caractérisait alors l’esprit surréaliste. Pour qu’Antonin Artaud puisse de nouveau apparaître comme un révolté aux yeux d’André Breton, il a suffi qu’il monte une parodie d’un texte de Claudel et traite l’auteur d’« infâme traître » devant une salle d’intellectuels. Si une grande partie des aspirations surréalistes sont fondées sur des théories libertaires et sociales, dans les faits, toutes les disputes et tous les scandales dont est jalonnée l’histoire du mouvement furent presque toujours provoqués pour des raisons très personnelles. « Ainsi, voilà à quoi aboutit votre volonté commune : jugement, jugement, jugement, et de quelle sorte ! En somme, avez-vous jamais fait autre chose ? Toute tentative collective n’a-t-elle jamais été autre chose que de perpétuels problèmes personnels et généralement d’une mesquinerie de collégiens ? »45 Nous pouvons également constater que toute infidélité au cadre idéologique, aux valeurs subjectives de la pensée surréaliste pouvait être perçue comme une trahison des idéaux du mouvement ou comme une forme de conformisme. Par exemple, en 1927, les surréalistes reprochent vivement à Antonin Artaud, qui se trouve dans une situation extrêmement précaire, d’avoir accepté un petit rôle dans un film historique de Léon Poirier sur la guerre. Devant leurs accusations, Artaud dans une lettre à Rolland Tual du 28 octobre 1927 cherche aussitôt à se justifier : « Vous ne pouvez m’en vouloir entre autres choses de tourner dans VERDUN, qui n’est pas un film patriotique, fait pour l’exaltation des plus ignobles vertus civiques, mais 45
Extrait du pamphlet Un cadavre.
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un film de gauche établi pour inspirer l’horreur de la guerre aux masses conscientes et organisées. » Savoir si Verdun est ou non un film patriotique n’est pas notre propos, ce qui retient notre attention, c’est l’obsession d’Antonin Artaud de se justifier sur tous ses choix pour conserver sa crédibilité de révolté authentique aux yeux de ses amis. Sensible à leur jugement, comme le montre son comportement envers Jean Paulhan, l’auteur du Pèse-nerfs finira même par desservir ses propres intérêts par crainte de les décevoir. Son attitude dans l’affaire du Songe, troisième spectacle du Théâtre Alfred Jarry, est significative de la fragilité qui le caractérisait à cette époque. L’affaire du Songe de Strindberg Deux amis suédois d’Yvonne Allendy qui avaient apprécié la mise en scène de l’acte III du Partage de midi, proposèrent à la troupe de monter Le Songe, de Strindberg, lui assurant le soutien et l’aide de la communauté suédoise de Paris. Devant cette offre d’une production financièrement solide, les membres du Théâtre Alfred Jarry étaient tout à fait disposés à abandonner leur programme incertain pour monter une pièce de manière plus classique. Le public mondain qu’un tel événement allait attirer pouvait à la fois aider Artaud à démarrer une grande carrière d’homme de théâtre et permettre de trouver de nombreux riches amateurs d’art disposés à financer d’autres productions. Apprenant la nouvelle, les surréalistes déclarèrent aussitôt que si ce spectacle avait lieu, ils feraient tout pour le saboter. Artaud savait parfaitement qu’une telle représentation ne pouvait que mener à la rupture définitive avec ses amis surréalistes - certaines de ses lettres à Yvonne
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Allendy s’en font l’écho -, mais il n’avait aucunement l’intention de ne pas profiter de cette opportunité. Le jour de la première, un public choisi remplit le théâtre. Cent cinquante places ont été réservées pour les Suédois, plus de trente-quatre pour la légation (ministre compris), huit pour les représentants des plus importants quotidiens de Stockholm et de Göteborg. La grande presse française est également présente, cinq journalistes américains, trois viennois, trois belges, deux hollandais. Parmi les invités figurent aussi la duchesse de La Rochefoucauld, Paul Valery, André Gide, Abel Gance, la princesse Edmond de Polignac, le prince Georges de Grèce, la comtesse Albert de Mun, François Mauriac, Arthur Honegger, Lucien Maury, Claude Berton, Pierre Brisson, André Bellessort, Benjamin Crémieux, G. Pawlowsky, Paul Chauveau… Pas un surréaliste n’a été invité. Pourtant, quelques instants avant la représentation, Yvonne Allendy découvre, inquiète, que certaines réservations ont été modifiées. Une trentaine de surréalistes est parvenue à s’infiltrer dans la salle. Pendant la représentation, les insultes fusent contre la nation suédoise ainsi que contre les membres du Théâtre Alfred Jarry, accusés d’être achetés par des capitalistes suédois : « L’action se passe en Suède de l’est, c’est-à-dire nulle part ! ». Cherchant à se justifier, Artaud monte sur scène et déclare maladroitement : « Strindberg est un révolté, tout comme Jarry, comme Lautréamont, comme moi. Nous représentons cette pièce en tant que vomissement contre la société ! » Le peintre Isaak Grünewald, voyant que le metteur en scène du spectacle, non seulement ne dénonce pas les perturbateurs mais se justifie face à eux, se lève, lançant à ses compatriotes : « S’il en est ainsi, si l’on interprète Le Songe comme un
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vomissement contre la Suède, je prie les Suédois de quitter la salle en manière de protestation ! »46 Quelques jours plus tard, dans une lettre à Paul Achard, Artaud, critiqué de toutes parts, cherchera à se justifier pour son attitude regrettable, sans pour autant trahir ses pensées. Lettre contradictoire de laquelle émane son déchirement devant l’impossibilité pratique de rester fidèle à ses convictions de « révolté absolu » en profitant du système. « J’ai prononcé des paroles violentes qui avaient pour but de dissiper cette équivoque et que les Suédois présents dans la salle ont prises pour une malveillance particulière à l’égard de leur pays. J’affirme n’avoir jamais eu l’intention d’insulter la Suède en tant que nation particulière, mais bien d’exprimer une pensée de révolte contre toute société organisée. C’est une conviction qui n’intéresse que moi et que je n’aurais jamais songé à manifester sans la perfidie des provocations surréalistes. »47 Pour assurer la sécurité de la seconde représentation du Songe, Antonin Artaud et Robert Aron, après une longue discussion à laquelle Vitrac refuse de participer, sont prêts à aller jusqu’à faire appel à la police au cas où les surréalistes se manifesteraient à nouveau. « Après les incidents qui se sont produits samedi dernier au cours de la représentation du Songe, mis par de nouvelles menaces dans la nécessité de défendre à tout prix la liberté de son action, le théâtre Alfred Jarry, n’acceptant nulle contrainte, se déclare décidé à employer tous les moyens, même ceux qui lui répugnent le plus, pour sauvegarder cette liberté. Les perturbateurs possibles en ont été avertis. »48 Si jouer devant un public de prestige constituait déjà pour l’inspirateur de la « Déclaration du 27 janvier 46
Propos retrouvé in: MAEDER (Thomas) : Antonin Artaud. ARTAUD (Antonin) : Lettre à Paul Achard du 6 juin 1928. 48 Déclaration d’Antonin Artaud et Robert Aron du 9 juin 1928. 47
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1925 » un acte très pénible, on peut imaginer le degré de malaise dans lequel devait le plonger une telle décision. Les surréalistes, bien évidemment, ne tiennent pas compte de cet avertissement et se rendent au théâtre dans le seul but de saboter le spectacle. Quelques minutes avant le début, Robert Aron, qui faisait le guet, voit arriver toute la troupe, Breton en tête. La bataille était déclarée. Le spectacle s’ouvre dans une atmosphère de total chahut. Aron crie alors à l’adresse de Breton : « Vous n’êtes qu’un révolutionnaire pour salle de spectacle ! », ce qui met évidemment Breton en fureur. Aron monte sur scène, et au grand ébahissement cette fois-ci des policiers venus en renfort, il s’écrie : « Le Théâtre Alfred Jarry tient à déclarer publiquement qu’il a, plus que qui que ce soit, la haine de la police. »49 Une bagarre éclate à la porte du théâtre, Breton, Sadoul, Unik et plusieurs autres sont arrêtés puis relâchés le jour même. Par ce geste, Artaud perd toute crédibilité aux yeux de Breton. Et comme il l’avait fait pour Tzara en 1923, Breton se livre dans son Second Manifeste à une très virulente critique : « C’est M. Artaud, que je reverrai toujours encadré de deux flics, à la porte du théâtre Alfred-Jarry, en lançant vingt autres sur les seuls amis qu’il se reconnaissait encore la veille, ayant négocié préalablement au commissariat leur arrestation, c’est naturellement M. Artaud qui me trouve mal venu à parler d’honneur. » Une accusation qui n’est pas sans paradoxe si l’on met en parallèle toute l’énergie qu’avait dépensée quelques années plus tôt le fondateur du surréalisme pour l’organisation du Congrès de Paris. Afin d’éviter un scandale dadaïste, Breton avait lui aussi fait adopter par le comité d’organisation une série de mesures de sécurité pas moins institutionnelles : « Stricte réglementation du droit 49
DE MÈREDIEU (Florence) : C’était Antonin Artaud.
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de parole et l’intervention de la police en cas de trouble volontaire. »50 En pleine confusion, fatigué de toutes ces querelles, Artaud ne veut plus donner suite ni aux représentations du Songe ni à la polémique qu’Aron continue d’alimenter en signant des manifestes contre les surréalistes. Ce dernier interprète cette position comme une volonté de ne se compromettre ni avec la police ni avec les surréalistes. Il finira même par mettre en cause l’authenticité de la révolte d’Artaud. « Vous voulez ou vous ne voulez pas être le révolté absolu qui n’accepte rien de personne ? » Ayant perdu en cette phase de sa vie toute crédibilité révolutionnaire, Artaud s’adapte peu à peu à l’idée d’oublier son passé et de faire une carrière exclusivement théâtrale. Comme le montrent les nombreuses lettres qu’il envoie pour trouver du travail, le futur fondateur du Théâtre de la Cruauté, découragé par ses graves problèmes d’argent, envisagera même de travailler pour des projets très peu conformes à ses goûts. ____________________________________________ « Que les surréalistes m’aient chassé ou que je me sois mis moi-même à la porte de leurs grotesques simulacres, la question depuis longtemps n’est pas là. C’est parce que j’en ai eu assez d’une mascarade qui n’avait que trop duré que je me suis retiré de là-dedans, bien certain d’ailleurs que dans le cadre nouveau qu’ils s’étaient choisi pas plus dans nul autre les surréalistes ne feraient rien. Et le temps et les faits n’ont pas manqué de me donner raison. » (Antonin Artaud - À la grande nuit ou le Bluff surréaliste)
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POLIZZOTTI (Mark) : André Breton.
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LES FRERES MARX - MARAT Ses disputes, ses échecs, ses difficultés relationnelles et enfin son impuissance à s’intégrer dans un groupe vont inciter Artaud à se distinguer des autres intellectuels et artistes. Peut-être est-ce grâce à toutes ces discussions, justifications et scandales que s’élaborera dans le temps cette philosophie qu’il appelle « révolution de l’esprit ». Pendant que ses anciens amis se lancent dans l’aventure marxiste, plus solitaire, il va construire progressivement sa renommée de manière tout à fait autonome. Il a des centres d’intérêt différents, moins politiques (l’ésotérisme, l’ethnologie…) et va édifier sa conception de la révolution indépendamment des autres surréalistes, avec lesquels il évitera le contact. Une violente opposition entre le surréalisme individuel inconséquent d’Artaud et le surréalisme marxisme va faire de lui le porte-parole des premières aspirations anarchistes qui avaient donné naissance au surréalisme. Si toutes ces altercations n’avaient pas eu lieu, peut-être André Masson n’aurait-il jamais déclaré en 1958, dix ans après la mort d’Artaud dans les Cahiers de la Compagnie Madeleine Renaud Jean-Louis Barrault : « S’il existe un surréaliste, c’était assurément Artaud. » Ce que critiquait Breton dans la conception mystique qu’avait Artaud du surréalisme était son individualisme51 et son manque d’emprise sur le réel. Tout à fait séduisante en théorie, l’idée d’un bouleversement radical de l’esprit 51 Dans le n°22 des Cahiers Renaud-Barrault, André Masson confirme l’individualisme d’Artaud au sein du groupe : « Son côté dandy, son côté non grégaire qui le faisait arriver après les autres, partir avant les autres, toujours seul. »
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pouvait paraître en pratique sans but concret et défini. Pour Breton, les intellectuels ne peuvent pas rester passifs, ils doivent appliquer leur force spirituelle à des activités utiles de la vie, pratiques, pragmatiques, et non à des spéculations de l’esprit, gratuites et désintéressées, qui ne servent à rien ni à personne. Si belle soit l’écriture d’Artaud, si véhémente soit son expression, énoncer de remarquables phrases sans jamais passer à l’action, sans souci d’efficacité, fait perdre à celui qui se nomme révolté toute crédibilité. Tel peut être le résumé de la critique que le fondateur du surréalisme formulait à l’encontre d’Artaud à cette époque. La manière dont André Breton justifie le passage du surréalisme au marxisme est très révélatrice de sa volonté de se distinguer de ce qu’il appelle « les petits et grands épargnants de l’esprit. » Dans le Second Manifeste surréaliste, il déclare : « La position surréaliste a beau être, sous ce rapport, assez connue, encore faut-il qu’on sache qu’elle ne comporte pas d’accommodements. Ceux qui prennent à tâche de la maintenir persistent à mettre en avant cette négation, à faire bon marché de tout autre critérium de valeur. Ils entendent jouir pleinement de la désolation si bien jouée qui accueille, dans le public bourgeois, toujours ignoblement prêt à leur pardonner quelques erreurs “de jeunesse”, le besoin qui ne les quitte pas de rigoler comme des sauvages devant le drapeau français, de vomir leur dégoût à la face de chaque prêtre et de braquer sur l’engeance des “premiers devoirs” l’arme à longue portée du cynisme sexuel. Nous combattons sous toutes leurs formes l’indifférence poétique, la distraction d’art, la recherche érudite, la spéculation pure, nous ne voulons rien avoir de commun avec les petits ni avec les grands épargnants de l’esprit. » Ce que Breton reprochait à Artaud n’est-ce pas précisément ce qu’on lui reprochait à lui et à son groupe ?
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Perçu comme un mouvement littéraire post-dadaïste52, le surréalisme, malgré ses nombreuses déclarations révolutionnaires, n’était pas forcément reconnu par les intellectuels comme tel53. Malgré leurs scandales violents, exprimant souvent une sévère critique contre la société, qui marquaient les esprits, les membres du groupe restaient encore pour beaucoup de simples agitateurs de théâtre, de salons et de salles de banquet. S’ils désiraient se différencier des autres mouvements similaires et sortir du scandale pour le scandale, ils devaient trouver d’autres moyens d’exprimer leur révolte. C’est dans ce contexte qu’à l’intérieur même du mouvement naît un grand dilemme : faut-il persévérer dans une attitude négative d’ordre anarchiste – ce qu’Antonin Artaud nomme « la grande utopie »54 –, ou s’engager concrètement dans la voie politique. Les tenants de la première voie, plus fidèle à la notion de surréalité dans son sens le plus absolu, promettent un radical « bouleversement de l’esprit », tandis que ceux de la seconde voient dans l’adhésion à un mouvement comme celui de la révolution bolchévique l’occasion de rompre avec la révolte purement 52
Si le mouvement dada était antibourgeois, antinationaliste et provocateur, Tzara considérait que la portée restreinte de ses actions ne devait pas porter l’appellation de révolution. Néanmoins, les premiers slogans du mouvement dénotent un mélange entre l’art et la politique. « Dada pour tous », « Dada est contre la supercherie artistique expressionniste », « Dada est le contraire de l’inexpérience de la vie », « Dada est du côté du prolétariat révolutionnaire. », « Déverrouillezvous enfin la tête qu’elle soit disponible aux exigences du temps », « À bas l’art ! À bas la spiritualité bourgeoise », « Dada est la décomposition voulue des conceptions bourgeoises ». 53 Bien que le surréalisme se dénomme mouvement révolutionnaire, ayant pris sa source dans la découverte de l’écriture automatique (Les Champs magnétiques), il constitue plus une révélation qu’une vraie révolution. 54 George Bataille emploie le terme « grand surréalisme ».
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idéologique et dénuée de sens et de passer à l’acte. « Il y a toujours eu, vaguement et sinueusement, deux voies du surréalisme : l’une de l’être et l’autre du faire, l’une anarchiste et métaphysique, l’autre matérialiste et consciemment révolutionnaire, et il me semble que Breton suivit plutôt la seconde. »55 Adolescents Breton, Péret et Desnos influencés par des écrivains comme Laurent Tailhade ou Remy de Gourmont étaient plus sensibles à l’idéologie libertaire : « Les surréalistes furent anarchistes avant d’être surréalistes, Breton le rappelle en 1952, dans Le Libertaire, journal qui avait été une lecture de jeunesse et avec laquelle il renoue alors. »56 Dans son texte poétique Arcanes 17 (1944), Breton se souvient : « Je n’oublierai jamais la détente, l’exaltation et la fierté que me causa, une des toutes premières fois qu’enfant on me mena dans un cimetièreparmi tant de monuments funéraires déprimants ou ridicules- la découverte d’une simple table de granit gravée en capitales rouges de la superbe devise : Ni dieu ni maitre. »57. Pourquoi les surréalistes ont choisi de se lier au marxisme plutôt qu’à un mouvement anarchiste, plus conforme à leurs positions ? Une première raison est que le communisme leur paraissait encore novateur, exotique 55
BROCHIER (Jean-Jacques) : L’Aventure des surréalistes 1914-1940. GALIBERT (Thierry) : La bestialité, éd. Sulliver. 57 Sur ses souvenir de la manifestation du 25 mai 1913, Breton note dans Arcanes 17 : « Le drapeau rouge, tout pur de marques et d’insignes, je retrouverai toujours pour lui l’œil que j’ai pu avoir à dixsept ans, quand, au cours d’une manifestation populaire, aux approches de l’autre guerre, je n’ai vu se déployer par milliers dans le ciel du Pré-Saint Gervais. Et pourtant, je sens que par raison je n’y puis rien- je continuerai à frémir plus encore à l’évocation du moment où cette mer flamboyante, par places peu nombreuses et bien circonscrites, s’est trouée de l’envol de drapeaux noirs. » 56
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d’une certaine façon, alors qu’ils avaient des mouvements anarchistes de l’époque une idée très claire, et pas très positive. Ils étaient même en froid avec certains de ces groupes qu’ils jugeaient superfétatoires pour leurs goûts littéraires qualifiés de « bourgeois ». Les écrits de Marx, Lénine, Trotski ou encore d’Engels étaient à leurs yeux beaucoup plus anarchistes que tous les écrits des antiautoritaristes français. En outre, la révolution anarchiste selon eux se manifestait de manière plutôt vague et théorique, alors que la révolution du bolchévisme paraissait beaucoup plus matérielle. Quelques années après la révolution d’Octobre, s’il existait un mouvement dont l’efficacité paraissait incontestable et qui portait la plus grande chance de libération des classes opprimées, c’était pour eux ‘‘le Parti communiste’’ : « Nous voulons la Révolution, pourtant nous voulons les moyens révolutionnaires. Or ces moyens de qui sont-ils le fait ? De l’Internationale communiste seule et, pour la France, du PCF et non pas de théoriciens individualistes, si ingénieux soient-ils, dont l’action est forcément contre-révolutionnaire. »58 Plus cohérent que les scandales ponctuels, l’engagement politique répondait parfaitement aux grandes ambitions de changer la vie et le monde d’André Breton. Ce ralliement donnait à ceux qu’Artaud nommait des « révolutionnaires au papier de fiente » une éphémère impression de surpasser l’impuissance qui les faisait souffrir. « Mais ces frénétiques voulaient une “révolution quelconque”, n’importe quoi qui les sortît du monde de boutiquiers et de compromis où ils étaient forcés de vivre. Ne pouvant avoir le meilleur, ils préféraient encore le pire. En cela, ils étaient nihilistes », écrira Camus dans L’Homme révolté. C’est cette 58
« Manifeste sur les intellectuels et la révolution », in : L’Humanité, 8 novembre 1925.
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impatience et cette soif d’efficacité qui explique la fascination des surréalistes pour cette nouvelle voie. Vers une politisation du surréalisme Il est difficile de situer précisément le moment où les surréalistes ont songé à abandonner leur quête purement littéraire pour s’engager ouvertement dans la politique. Généralement, on le date de l’année 1926, mais si on y regarde de plus près, la question de la politisation du mouvement était posée bien avant59. Fin octobre 1924 déjà, Breton ouvre le débat : « Ne conviendrait-il pas (…) de mener parallèlement à l’action surréaliste proprement dite, une action révolutionnaire non équivoque ? Avis à tous les collaborateurs. »60 Quelques mois plus tard, le 23 janvier 1925, lors d’une réunion au bar Certà, il presse le groupe de sortir de cette phase de « modérantisme » et réclame que la question du communisme soit « à l’ordre du jour ». Et le 30 mars 1925, le comité idéologique du mouvement organise une réunion pour décider de savoir si l’idée de la Révolution doit prendre le pas sur l’idée surréaliste, si l’une est la rançon de l’autre ou si les deux vont de pair. Pourtant, c’est l’époque à laquelle Breton dans une lettre du 25 mars 1925 recommande à Artaud « de veiller de ne subordonner en aucun cas l’intérêt immédiat de l’esprit à la nécessité politique ou autre. » Si ces prises de position passagères d’artistes très peu politisés ne sont pas encore vraiment prises au sérieux, elles sont néanmoins les prémices d’une volonté d’un
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Breton avait envisagé en 1920 d’adhérer à la SFIO, mais il sera vite rebuté par les démarches à faire. 60 Cahier de la permanence du bureau de recherches surréalistes du décembre 1924.
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engagement politique beaucoup plus palpable. À l’été 1925, les surréalistes se rapprochent d’intellectuels dans la mouvance du Parti communiste, et notamment de ceux regroupés autour de la revue Clarté.61 À cette époque, une insurrection fait rage dans le Rif marocain, la révolte d’Abd el-Krim.62 Anticolonialistes, les surréalistes ne sont pas insensibles à ces événements et se joignent à ceux qui s’élèvent contre cette guerre. Le 2 juillet, L’Humanité publie en première page un « Appel aux travailleurs intellectuels contre la guerre au Maroc », signé notamment par les surréalistes. Ayant gagné la reconnaissance de la presse proche de la révolution marxiste, les surréalistes commencent à prendre davantage au sérieux l’idée de se politiser. Une perspective à laquelle Artaud ne semble pas adhérer. Il soutient les surréalistes dans leurs diverses manifestations politiques ; il a signé l’appel contre la guerre du Rif, il en signera d’autres, contre la répression des communistes en Pologne, en Roumanie, Hongrie, ainsi que la lettre ouverte contre Paul Claudel63. Mais une interview donnée à la revue Clarté durant l’été 1925 montre clairement qu’il n’est pas dans le même état 61
Revue fondée en 1919 par Henry Barbusse, Paul Vaillant-Couturier et Raymond Lefebvre. 62 La guerre du Rif est une guerre coloniale qui opposa les tribus rifaines aux armées françaises et espagnoles. L’utilisation par l'aviation française de bombes chimiques dans toute la chaîne de montagnes du nord du Maroc avait soulevé l’indignation. 63 « Peu nous importe la création. Nous souhaitons, de toutes nos forces, que les révolutions, les guerres et les insurrections coloniales viennent anéantir cette civilisation occidentale dont vous défendez jusqu’en Orient la vermine, et nous appelons cette destruction comme l’état de choses le moins acceptable pour l’esprit. » Lettre ouverte à monsieur Paul Claudel, ambassadeur de France au Japon (1er juillet 1925), texte collectif des surréalistes, éd. La Mauvaise Graine, avril 2003.
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d’esprit qu’eux. « La guerre, celle du Maroc ou une autre, me paraît surtout une question de chair. À quoi je pense, j’en reviens toujours au fonctionnement de mes membres et, après tout, je ne connais pas autre chose que la sensibilité de ma chair. Cette parcelle de sensibilité que je me sens être, je ne supporte pas que qui que ce soit en dispose à des fins de mutilation. J’ignore tout de la liberté, je ne cherche pas à faire fonctionner mon esprit ; pour moi, toute la question de la liberté se réduit à une peur panique de massacres qui me viendraient de tous les côtés. Je ne suis pas autre chose qu’un lâche, mais je me demande, au nom de quel principe capable de dépasser le sentiment que je puis avoir de ma chair, on m’imposerait un courage odieux et en définitive inutile, un courage qui ne profiterait qu’à un certain sentiment que d’autres pourraient avoir par exemple de la vertu ou de l’honneur. »64 En septembre de cette année 1925, un manifeste cosigné par quatre revues – Clarté, Philosophies, Correspondance et La Révolution surréaliste –, intitulé « La Révolution d’abord et toujours ! » – paraît dans L’Humanité. « 5° Nous sommes la révolte de l’esprit ; nous considérons la Révolution sanglante comme la vengeance inéluctable de l’esprit humilié par vos œuvres. Nous ne sommes pas des utopistes : cette Révolution, nous ne la concevons que sous sa forme sociale (…) », déclarent les signataires. Clarté, Philosophie et les surréalistes constituent un comité régi par une discipline très stricte dont atteste un compte rendu de séance : « Fondée sur l’idée de révolution, a pour but la révolution, et pratiquement elle s’inspire de l’idée de révolution pour y plier, sans respect des personnes, ceux qui en ont admis le principe. (…) La discipline est absolue, impérative, sans appel. (…) Ses moyens sont 64
Réponse à la question : « Que pensez-vous de la guerre du Maroc ? », Clarté 15 juillet (n° 76).
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l’avertissement, l’exclusion temporaire, l’exclusion définitive. » (19 octobre 1925) Le groupe de Breton commence à retourner sa force intellectuelle vivante au profit de ce qu’on pourrait appeler une « fatalité révolutionnaire ». Son évolution dans un sens anti-individualiste et matérialiste est clairement affirmée. Cette nouvelle réalité va engendrer de grands bouleversements au sein du groupe. L’idée d’une société civile hiérarchisée, soumise à un État telle que l’avait décrite Hegel ne pouvait que rebuter les aspirations libertaires d’une partie des surréalistes. Les deux approches – politique et révolution pure – s’affrontent ouvertement. Par crainte d’être isolé, marginalisé ou tout simplement mal considéré par les groupes militants avec lesquels il avait récemment pris contact, André Breton décide d’organiser son mouvement selon un modèle beaucoup plus strict. La déclaration d’Artaud sur la guerre du Rif, notamment, ternissait la nouvelle image que Breton voulait donner de son mouvement. En s’alignant sur les objectifs du Parti communiste, le surréalisme était contraint de présenter des représentants irréprochables. Ceux des membres qui critiquent les nouvelles aspirations ou qui refusent la nouvelle discipline sont expulsés ou démissionnent. René Crevel, Roger Vitrac, Philipe Soupault, Max Ernst, à qui l’on reprochait d’avoir tenu des propos inadmissibles sur la révolution, furent parmi les premiers à être éloignés. Un article ou une critique contre-révolutionnaire, un engagement peu dynamique ou tout simplement une mésentente entre membres, pouvaient servir de prétexte à l’expulsion. Sur l’esprit qui régnait alors au sein du mouvement, Camus dans l’Homme révolté écrira : « On peut dire sans paradoxe que les surréalistes sont venus au marxisme à cause même de ce qu’ils détestent le plus en lui, aujourd’hui. On hésite, sachant le fond et la noblesse de 83
son exigence, et quand on a partagé le même déchirement, à rappeler à André Breton que son mouvement a mis en principes l’établissement d’une “autorité impitoyable” et d’une dictature, le fanatisme politique, le refus de la libre discussion et la nécessité de la peine de mort. On s’étonne aussi devant l’étrange vocabulaire de cette époque (“sabotage”, ”indicateur”, etc.) qui est celui de la révolution policière. » La question est posée de manière directe, lorsque Pierre Naville, dans une brochure intitulée La Révolution et les intellectuels. Que peuvent faire les surréalistes ? déclare que si les surréalistes veulent vraiment être révolutionnaires ils doivent rompre avec l’expérience littéraire, abandonner leur métaphysique et s’engager dans la vie sociale, « s’engager résolument dans la voie révolutionnaire, la seule voie révolutionnaire, la voie marxiste. » Ce à quoi Artaud avait déjà répondu dans une lettre à Max Morise du 16 avril 1925 : « Je ne vois pas, pour ma part, un autre but immédiat, un autre sens actif à donner à notre activité que révolutionnaire, mais révolutionnaire bien entendu dans le chaos de l’esprit, ou alors séparons-nous ! » ____________________________________________ « Quand je vois dans Karl Marx ou Lénine le mot esprit, comme la vieille invariable valeur, le rappel de cette éternelle entité à laquelle rapporter les choses, je me dis qu’il y a crasse et partouze et que dieu à sucé le cul à Lénine et que c’est ainsi que ça s’est toujours passé (…) » (Antonin Artaud - Textes écrits en 1947)
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VERS UNE REVOLUTION DE L’ESPRIT La date historique de la séparation d’Artaud d’avec le groupe surréaliste est le 23 novembre 1926, à la suite d’une réunion assez houleuse au « Café Prophète ». Ce soir-là, le poète expose ouvertement ses positions sur l’adhésion des surréalistes au matérialisme historique ainsi que sur les notions de révolte et de révolution. « Est-ce qu’Artaud se fout de la révolution ? Me fut-il demandé. Je me fous de la vôtre, pas de la mienne, répondis-je en quittant le Surréalisme, puisque le Surréalisme était lui aussi devenu un parti. »65 La querelle entre les surréalistes et l’artiste ne se cantonnait pas au plan personnel, elle était aussi politique. La révolution à laquelle Artaud aspire se situe dans la continuité d’une activité qui agit dans le ''chaos de l’esprit'', selon ses propres termes. Le surréalisme doit paraître comme une sorte d’invitation au retour à une lucidité oubliée qui transforme « les conditions intérieures de l’âme. »66 Une révolte de l’esprit atemporelle qui voit audelà des conventions logiques. Un moyen de ‘‘libération totale de l’esprit’’. « La réalité immédiate de la révolution surréaliste n’est pas tellement de changer quoi que ce soit à l’ordre physique et apparent des choses que de créer un mouvement dans les esprits. L’idée d’une révolution surréaliste quelconque vise à la substance profonde et à l’ordre de la pensée. »67 Se lancer dans une révolution politique et sociale n’a, pour lui, pas de sens si l’homme n’a pas d’abord opéré sur un plan individuel une profonde transmutation de sa propre
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ARTAUD (Antonin) : Surréalisme et révolution. ARTAUD (Antonin) : À la grande nuit ou le Bluff surréaliste. 67 ARTAUD (Antonin) : Deux documents intérieurs. 66
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façon de concevoir et de ressentir les choses. Une révolution concrète au sens où la présente le matérialisme historique n’est pas possible tant que les hommes n’ont « pas su s’ameuter en eux-mêmes, contre l’éternelle stupidité de l’esprit ».68 Ce soulèvement apolitique et individualiste, sans étiquette et sans organisation bureaucratique, auquel le poète aspire n’est-il pas celui qui s’exprimait au travers des premiers principes surréalistes ? En novembre 1924, Aragon, avant de s’intéresser au marxisme, n’avait-il pas déclaré que le surréalisme devrait être « fermé à l’esprit politique, et mieux, violemment hostile à cette déshonorante attitude pragmatique. » Si la révolution surréaliste reste puissante, affirmait alors le futur intellectuel communiste, c’est parce que, comme aurait pu l’écrire Artaud lui-même, elle « place l’esprit de révolte bien au-delà de toute politique. » N’est-ce pas également Aragon qui, en octobre 1924, dans un pamphlet contre Anatole France, Un cadavre, utilise l’expression de « Moscou la gâteuse », et quelques semaines plus tard traite la révolution russe de « vague crise ministérielle. » De tous ces exemples, nous pouvons conclure qu’Artaud devint par la force des choses le porte-parole d’une conception révolutionnaire, non pas qu’il avait inventée, mais que d’autres, en s’intéressant à la politique, avaient volontairement délaissée. Cette conception inspirée des œuvres de Rimbaud et Lautréamont, dont Breton cherchait à se détacher, est à se rapprocher de celle « des anarchistes individualistes (qui) se sont parfaitement dégagés de toute solidarité sociale, pour affirmer la seule réalité, le seul idéal du révolté : ‘‘vivre sa vie’’, affirmer son être, son individualité, par tous les moyens, hors du troupeau. »69 68 69
ARTAUD (Antonin) : Le Surréalisme et la fin de l’ère chrétienne. COLOMER (A.) : Action d’art, n°1, février 1913.
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Une enquête sur la question du suicide publiée dans le numéro 2 de La Révolution surréaliste, en janvier 1925, illustre cette opposition entre une conception de la révolution plus pragmatique et celle d’Artaud, plus idéaliste et intime. Tandis que Naville, par exemple, parle d’un suicide des nations, Artaud ne politise pas la question et répond de manière beaucoup plus personnelle. « Très certainement je suis mort depuis longtemps, je suis déjà suicidé. On m’a suicidé (…) Mais que penseriez-vous d’un suicide antérieur, d’un suicide qui nous ferait rebrousser chemin, mais de l’autre côté de la mort…Je ne sens pas l’appétit de la mort, je sens l’appétit de ne pas être. » En réaffirmant les premiers principes individualistes des surréalistes, Artaud avait gagné l’estime de ceux qui restaient nostalgiques d’une époque plus spirituelle du mouvement. Dans À la grande nuit ou le Bluff surréaliste il affirme : « Je sais que dans le débat actuel j’ai avec moi tous les hommes libres, tous les révolutionnaires véritables qui pensent que la liberté individuelle est un bien supérieur à celui de n’importe quelle conquête obtenue sur un plan relatif. »70 Érigée dans un terrain de discordes et de justifications avec les surréalistes qui se tournent vers le matérialisme, la conception antimatérialiste de révolution d’Artaud porte l’empreinte, comme une inconsciente infiltration, des problématiques marxistes – ce qui le différencie d’autres intellectuels antimatérialistes. Parallèlement à un appel à une totale libération de la pensée et à un retour de l’homme à une spiritualité perdue, la révolte d’Antonin Artaud s’alimente d’un souci de donner des réponses à des 70
Fernand Drijkoningen dans Surréalisme et anarchisme entre les deux guerres, écrit : « Il est évident qu’Artaud, lui aussi, se rapproche beaucoup de la position de l’anarchisme individualiste : tout tourne autour de moi, la liberté (et la révolution !) n’a de sens que dans cette perspective-là »
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questions qui préoccupaient les adeptes du matérialisme historique, comme celle de la propriété, de l’élimination des classes ou encore d’une volonté d’emprise concrète dans la réalité. « Faire du surréalisme ce n’est pas amener le surréel dans le réel, où il ira moisir et dormir, se tasser et se déposer, dans les vitres encastrées des livres, mais hausser matériellement le réel jusqu’à ce point où l’âme doit sortir dans le corps et ne cesse d’ameuter le corps. »71 La première critique que lance Artaud au mouvement est d’avoir abandonné sa mission première : libérer l’âme de la prison du corps et mettre l’homme en contact avec son « être profond ». Afin de comprendre les raisons de leur intégration dans le cadre d’une politique sociale, il les appelle à clarifier leurs positions : le surréalisme veut-il être une force d’opposition absolue et de transformation radicale de l’esprit ou au contraire a-t-il l’intention de réduire sa révolte au service d’un nouveau système qui ne lui appartient pas ? Adhérer aux valeurs et principes d’un parti déjà existant n’est-ce pas affaiblir en soi les sentiments de révolte et de spontanéité ? Alors que le surréalisme en tant que notion, dans son sens le plus absolu, devrait être selon lui un état d’esprit sans recette, et en tant que tel ne se reconnaître en aucune pensée, il a choisi la voie la plus facile, celle du marxisme, au lieu d’explorer la voie difficile de transformer radicalement l’homme. « Il y a pour moi plusieurs manières d’entendre la Révolution, et parmi ces manières la Communiste me semble de beaucoup la pire, la plus réduite. Une révolution de paresseux. »72 De même que Nietzsche percevait le socialisme comme un christianisme dégénéré, ce que reproche Artaud au communisme, c’est d’être transformé en une sorte de 71 72
ARTAUD (Antonin) : Le Surréalisme et la fin de l’ère Chrétienne. ARTAUD (Antonin) : Manifeste pour un théâtre avorté.
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fétiche. Idéalisé et idolâtré par des adeptes qu’il nomme « bornés », le régime marxiste n’a aucune prétention d’aider l’homme à se surpasser, à l’inverse d’une « révolution de l’esprit » qui a comme quête l’atteinte de la surhumanité. Tenter de nous délivrer de nos habitudes est, selon Artaud, beaucoup plus courageux que d’adhérer à un mouvement révolutionnaire tout simplement parce que c’est dans l’air du temps. « J’imagine un système où tout l’homme participerait, l’homme avec sa chair physique et les hauteurs, la projection intellectuelle de son esprit », notera Artaud dans Position de la chaire. Pour ajouter bien plus tard dans une Lettre à André Breton du 1er mars 1947 : « De la nature et des choses j’ai mon idée personnelle, et elle ne ressemble en rien à celle de qui que ce soit et je n’admets pas que des civilisations, des nations, des religions et des cultures viennent m’emmerder avec leurs conceptions (…) C’est ici que toute ma physiologie se rebelle car je ne vois pas qu’il y ait au monde quelque chose à quoi on puisse être initié. » Sortie d’un esprit inaccessible, impénétrable, indiscernable, la vraie révolte doit être, selon Artaud, créatrice de nouveaux principes surhumains qui détache l’homme de ce monde « étouffant », « fermé » et à « tout jamais immobile ». Ne se remettant jamais en question et imposant sa logique comme la seule véritable, le communisme base toute son ardeur révolutionnaire sur une révolte coupée de ses vraies racines et infidèle à l’homme parce que soumise à l’histoire. « Il y a une manière d’entrer dans le temps, sans se vendre aux puissances du temps, sans prostituer ses forces d’action aux mots d’ordre de propagande : “guerre à la guerre, front commun, front unitaire, front unique, guerre au fascisme, front antiimpérialiste, contre le fascisme et la guerre, lutte des
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classes, classe pour classe, classe contre classe”, etc., etc. »73 Enfin, ce que reproche avant tout Artaud au communisme, ce sont ses préoccupations. Concevant la révolution du seul « point de vue de l’absolu », aucune forme de relativisation, qu’elle soit politique, sociale ou littéraire, n’y a de place pour lui. Le surréalisme, en niant sa quête du merveilleux inscrite dans le Premier Manifeste, et en s’occupant de problématiques réalistes comme celle du travail, du capitalisme, du sort des intellectuels, de l’avortement ou encore celle d’une injuste guerre, a fini par perdre sa dimension extra-quotidienne. En se ralliant à une institution politique et en cherchant des réponses concrètes, il ne constitue plus cette tentative, certainement irréalisable, de toucher au point idéal qui résoudra toutes les antinomies du monde. Pour Artaud, il n’y a que la quête spirituelle qui peut aider l’individu à explorer les champs illimités de l’homme. Pour donner « corps à cet esprit d’une autre possibilité » – ce sont ses mots –, le surréalisme ne doit pas, dans ses conceptions révolutionnaires, s’appuyer sur des notions utilitaristes. « L’activité surréaliste était révolutionnaire à condition de tout réinventer sans plus obéir sur aucun point à quelque notion apportée par la science, la religion, la médecine, la cosmographie, etc. », écrira-t-il à Breton le 1er mars 1947. Les nouvelles interrogations de ses anciens amis paraissent à Artaud très éloignées « des buts intérieurs, ineffables, antérieurs à l’âme, supérieurs à l’esprit »74 dont il prétendait se faire la base du mouvement au temps où il était directeur de la Centrale. Pour Artaud, même si la négation individuelle rend seulement dépendant de ce 73 74
ARTAUD (Antonin) : Surréalisme et révolution. ARTAUD (Antonin) : Lettre à Max Morise du 16 avril 1925.
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qu’on nie à l’instant présent, la négation collective et réfléchie n’est pas sincère et ne veut rien dire : « Le surréalisme pour vivre avait-il besoin de s’incarner dans une révolte de fait, de se confondre avec telles revendications touchant la journée de huit heures, ou le réajustement des salaires ou la lutte contre la vie chère. Quelle plaisanterie… Ou quelle bassesse d’âme. »75 ____________________________________________ « Apolitique Artaud ? Ou, comme toujours sur-politique, au nom d’une idée supérieure du devenir humain. » (François Audouy - Antonin Artaud, le sur-vivant)
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ARTAUD (Antonin) : À la grande nuit ou le bluff surréaliste. « Je n’ai jamais fondé, lancé ou suivi un mouvement. J’ai été surréaliste, c’est un fait, mais je crois que je devais l’être en fait et je l’étais en fait, mais je ne l’étais pas quand je lançais ou signais des manifestes à moins que ce ne fût pour insulter un pape, un dalaï-lama, un bouddha, un médecin, un savant, un prêtre, un flic (…) Quant aux réactionnaires, aux fascistes, aux communistes maintenant installés, aux droitiers et aux gauchistes, ça ne s’insulte (même) pas. » (Antonin Artaud, Cogne et foutre)
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Les limites du matérialisme Aux critiques qui jugeaient ses positions illusoires, détachées de la réalité, Artaud répond : « J’ai de l’esprit une idée matérielle, bien que j’aie une philosophie antimatérialiste de la vie.»76 Et en ce qui concerne cette question de concret, dans Deux documents intérieurs77 il affirme : « Tout véritable adepte de la révolution surréaliste est tenu de penser que le mouvement surréaliste n’est pas un mouvement dans l’abstrait, et spécialement dans un certain abstrait poétique, au plus haut point haïssable, mais est réellement capable de changer quelque chose dans les esprits. » Insoumise et fidèle à ses principes, la révolution intime de l’esprit est la seule à éclairer le chemin d’une révolution vraiment réaliste. Si en apparence l’idéalisme « intégral » peut paraître contradictoire avec l’action politique matérielle, selon le poète, il est le seul à pouvoir véritablement changer concrètement les choses. En se souciant de transformer son esprit, l’homme transformera automatiquement son comportement, et avec lui le monde.78 « L’adhésion à un mouvement révolutionnaire, quel qu’il soit, suppose une foi dans les possibilités qu’il peut avoir de devenir une réalité. La réalité immédiate de la révolution surréaliste n’est pas tellement de changer 76
ARTAUD (Antonin) : Je suis venu au Mexique pour fuir la civilisation européenne. 77 Il s’agit de documents collectifs de mars - avril 1925, auxquels Artaud a contribué largement. 78 Leibniz est un des premiers philosophes à avoir pensé que si on voulait détruire une société non occidentale, il suffisait d’intervenir au niveau idéologique et la destruction se ferait naturellement à tous les autres niveaux. La révolution de l’esprit sur laquelle Artaud s’appuie est justement basée sur cette même idée, mais de manière inversée puisque c’est le monde occidental cette fois qui est visé.
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quoi que ce soit à l’ordre physique et apparent des choses que de créer un mouvement dans les esprits. », écrit-il dans fin de l’ère chrétienne. Pour clarifier sa position, Artaud souligne que sa propre interprétation de la révolte surréaliste, quoique spirituelle, doit prendre une dimension nettement supérieure à celle d’un simple mouvement artistique, incapable dans son action de dépasser la question de la littérarité ou de la poésie. Toujours dans la même lettre à Max Morise du 16 avril 1925, il note : « Tout véritable adepte de la révolution surréaliste est tenu de penser que le mouvement surréaliste n’est pas un mouvement dans l’abstrait, et spécialement dans un certain abstrait poétique, au plus haut point haïssable, mais est réellement capable de changer quelque chose dans les esprits (…) Nous ne sommes pas des poètes, ou le surréalisme ne m’intéresse plus. Nous ne devons renoncer à aucune des opérations de l’esprit, quitte à les reprendre sur un autre plan, et à leur donner l’inconscient et la déraison pour base. » Pour Artaud le surréalisme est mort le jour où : « Breton et ses adeptes ont cru devoir se rallier au communisme et chercher dans le domaine des faits et de la matière immédiate l’aboutissement d’une action qui ne pouvait normalement se dérouler que dans les cadres intimes du cerveau. » (Antonin Artaud, À la grande nuit) Même si dans son écrit Deux nations sur les confins de Mongolie, de façon assez lyrique, il affirme que l’envoi d’un seul poème surréaliste serait capable, par sa puissance seule, d’arrêter une guerre entre deux grandes puissances, en réalité il est tout à fait conscient de la nature purement utopique de sa théorie. Le surréalisme est ‘‘un mouvement vêtu d’images’’ et comme nous l’avons noté dans nos précédents ouvrages les images chez Artaud sont porteuses de forces. Contrairement à Breton, la révolution telle que la conçoit Artaud serait plus de nature révélatrice que 93
transformatrice. « Nous ne prétendons rien changer aux mœurs des hommes, mais nous pensons bien leur démontrer la fragilité de leurs pensées, et sur quelles assises mouvantes, sur quelles caves, ils ont fixé leurs tremblantes maisons. »79 Si la révolution de l’esprit à laquelle il aspire peut paraître impensable d’un point de vue pratique, à la différence de celle proposée par le marxisme, « sur le plan de la vie », elle paraît la seule possible. « Saisissable ou non saisissable, la révolution est affaire d’esprit, et l’esprit pratique n’a jamais rien eu à faire là-dedans. » (Point final) Ayant une perception plus pessimiste du monde, Artaud reste convaincu qu’aucune révolution ne peut réellement le transformer. Dans sa quête d’un idéal absolu, la révolution ne peut être que de nature éternelle, inconcevable et infinie. Devenir un ‘‘résistant de l’esprit’’ constitue avant tout un modèle de vie, une sorte de voie initiatique dans laquelle l’adepte devrait accepter sa fatalité de rester martyrisé et vaincu. Inversement, dans l’esprit d’André Breton, révolte et optimisme ne sont pas si incompatibles : Dans Arcane 17 il affirmera : « La révolte est une forme d’optimisme à peine moins répugnante que l’optimisme courant. » Pour Artaud, malgré ses bonnes intentions, la révolution communiste, qui ignore le monde intérieur de la pensée, ne constitue pas un idéal satisfaisant pour l’esprit mais une nouvelle base rationnelle d’ordre social. Son approche stérile et monologique de la réalité ainsi que sa prétention de déjà connaître l’homme, le faisant prisonnier « dans le 79
Déclaration du 27 janvier 1925. « Mais le mystère du Surréalisme est que cette révolte, dès l’origine, a sombré dans l’inconscient. Elle a été une mystique cachée. Un occultisme d’un nouveau genre, et comme toute mystique cachée elle s’est exprimée allégoriquement et par des larves qui ont pris l’air de la poésie. Tout ce qui avait forme de revendication claire, le Surréalisme l’a écarté ou n’a pu le joindre. » Antonin Artaud, Surréalisme et révolution.
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cadre de ses plus grossières nécessités », ne pourront transformer le monde que sur un plan purement matériel, ce qui n’est pas forcement ce dont souffrent le plus, les sociétés d’aujourd’hui. Poser exclusivement la question de la notion de révolte sur un plan matériel, c’est réduire et banaliser les problématiques de révolte et de révolution. « Il y a des personnes conscientes en Europe ; en France aussi il y en a. Ces personnes sont les révolutionnaires et je suis révolutionnaire comme eux. Mais, le problème de la révolution, nous voulons le poser d’une manière totale, et, pour mener à son terme une idée de la révolution totale, nous pensons que le marxisme n’est pas suffisant. » écrirat-il dans ses Messages révolutionnaires - (Je suis venu au Mexique pour fuir la civilisation européenne.) Artaud ne peut accepter l’idée d’un mouvement révolutionnaire qui s’identifie autant avec le matérialisme méprisant la conscience humaine. S’opposant à Marx, il ne pense pas que le fait de nourrir les pauvres guérira le monde. Faire passer les richesses des mains de la bourgeoisie à celle du prolétariat ne changera rien aux sociétés, car sans une radicale transformation de nos habitudes, ce sont les bourgeois qui finiront par devenir prolétaires et les prolétaires, bourgeois, ce qui ne résoudra pas réellement le problème de la faim. « Les marxistes pensent qu’il faut nourrir le corps pour permettre à l’esprit de fonctionner librement. C’est pour moi une attitude paresseuse, une fausse notion du bonheur humain. » (VIII,237) Artaud reste convaincu que la révolution est profondément insaisissable et ceux qui la prêchent ne sont en général pas ceux qui la font. Ce dont souffre le monde, ce n’est pas tant de qui possède ou ne possède pas les biens matériels, mais d’une mauvaise façon de penser, d’un manque de principes. Ces inquiétudes ne sont pas sans fondements : la Révolution française, se servant de la 95
révolte populaire, a aboli la propriété féodale, et elle l’a fait au profit de la propriété bourgeoise. Pour donner un exemple de cette « maladie de l’esprit », Artaud explique que tant que l’homme est intellectuellement prêt à dépenser de l’argent pour passer une nuit dans un établissement de luxe alors que, dépensé différemment, ce même argent pourrait sauver la vie d’une famille pour une semaine, toute révolution d’ordre militaire n’aura aucune efficacité. La pauvreté ne sera donc combattue que lorsque l’humanité, par une révolution éducatrice de sa façon de penser, se délivrera de tous ses préceptes passés. « Dans une société bien constituée, régulièrement conçue et établie sur des bases humaines, nul ne devrait pouvoir profiter d’un tel luxe tant que quelque part un homme est encore susceptible de mourir de faim. », écrit Artaud dans La faim n’attend pas (1932). Avant donc de déposséder violemment les riches, il propose comme solution au problème de la faim de chercher, dans un premier temps, à ôter à chaque homme le goût de la propriété. Dans sa logique, ce n’est pas le changement de l’armature sociale qui transformera concrètement le monde mais l’élimination même de l’idée de pouvoir, car s’il y a réellement des dérèglements qui poussent l’homme au vice, ce n’est pas tant sa position sociale que ses obsessions de pouvoir et de possessivité. Toute forme de crime, selon Artaud, naît de maladies avant tout de l’esprit, matériellement inguérissables. Dans Manifeste pour un théâtre avorté, il note : « Il y a des bombes à mettre quelque part, mais à la base de la plupart des habitudes de la pensée présente, européenne ou non. De ces habitudes Messieurs les Surréalistes sont atteints beaucoup plus que moi, je vous assure, et leur respect de
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certains fétiches faits hommes et leur agenouillement devant le Communisme en est une preuve la meilleure. »80 Culture, révolution, Mexique L’élaboration d’un esprit concret n’est pas incompatible avec la perspective d’élaboration d’une nouvelle culture qu’Antonin Artaud expose dans le premier chapitre du Théâtre et son Double. Début février 1936, après presqu’un mois de voyage, il arrive à Mexico pour donner une série de conférences sur ce thème81. Pour l’instant, arrêteronsnous sur le contraste que pointe le poète à cette époque entre le retour à un mode de vie communautaire primitif et la solution marxiste. Nous reviendrons plus loin sur la problématique de la culture. Au Mexique, Artaud clarifie très rapidement ses positions. Il s’oppose à l’idéologie marxiste très influente parmi les jeunes mexicains et compte lutter au service des Indiens. « Marx est parti d’un fait, mais il s’est interdit toute métaphysique. Et elle, cette jeunesse, considère que l’explication matérialiste du monde est une fausse métaphysique. En face de la fausse métaphysique issue du matérialisme de Marx, elle réclame une métaphysique totale qui la réconcilie avec la vie d’aujourd’hui. Elle accuse dans le matérialisme historique la naissance d’une idolâtrie, et cette idolâtrie comme toute idolâtrie est religieuse, religieuse parce qu’elle introduit une mystique dans l’esprit. La jeunesse française ne veut pas de mystique, elle est pour qu’on cesse d’halluciner l’esprit ;
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Dans À la grande nuit ou le Bluff surréaliste, il complète : « Toute matière commence par un dérangement spirituel. » 81 ARTAUD (Antonin) : Trois conférences prononcées à l’Université de Mexico.
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elle a faim d’une vérité humaine, et humaine sans tromperie. »82 Se prononçant pour un retour aux sources comme idéal de société, il prend comme exemple les Tarahumaras83, un peuple qui mène une vie communautaire sans rejeter les préoccupations métaphysiques. Niant toute forme de spiritualité et se basant exclusivement sur les questions de terre et d’argent, explique Artaud, le marxisme constitue un avatar de la culture européenne chrétienne, imprégné de sa morale et de ses idéologies. Antonin Artaud a une position très critique envers la culture européenne. Selon lui, le but de la révolution d’Octobre est de créer un prolétariat industriel aux dépens de la paysannerie. Ce qui démontre que le communisme ne propose pas une solution révolutionnaire radicale, mais qu’il prend modèle sur le capitalisme. Ce régime qui croit parler de prolétariat mais ne parle que de lui-même, pousse Artaud à le concevoir pour justifier sa révolution de l’esprit, comme une variante exotique du capitalisme. Même s’il se déclare ennemi du capitalisme, dans sa vision des faits, il continue en effet à placer l’homme dans une dialectique de travail, de guerre et d’organisation raisonnante. Détachés du monde occidental et très peu influencés par les méthodes « civilisatrices » espagnoles, les Tarahumaras constituent un des seuls peuples du Mexique à avoir pu maintenir un esprit, encore à cette époque, authentiquement pur. Quoiqu’Artaud reconnaisse que le communisme peut apporter une nette amélioration matérielle du sort des Indiens, il représente pour lui le plus grand danger pour leur vraie richesse : leur culture. Incarnation de la pensée 82
ARTAUD (Antonin) : L'Homme contre le destin. Les Tarahumaras vivent dans la région de la Barranca del Cobre (« ravins du cuivre »), au nord du Mexique, dans l’État de Chihuahua. 83
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occidentale, le marxisme n’a non seulement aucun lien avec les Indiens mais, comme l’ont fait avant lui les colonisateurs, il les regarde comme des êtres de race inférieure à convertir. Dans une lettre à Jean Paulhan du 23 avril 1936 il écrit : « Il y a des maîtres d’écoles, ce que l’on appelle ici, les Ruraux, qui vont devant les masses Indiennes prêcher l’Évangile de Karl Marx. Mais devant l’Évangile de Karl Marx les masses Indiennes soi-disant incultes sont dans l’état d’esprit de Moctezuma en face des prêches enfantins de Cortez. À travers 4 siècles la même éternelle erreur Blanche n’a pas cessé de se propager. » Selon Artaud, si quelqu’un doit être transformé, ce ne sont pas les Indiens, mais les communistes occidentaux. Car si les écrits de Lénine promettent l’abolition des classes, les traditions des peuples indiens sont porteuses de messages révolutionnaires beaucoup plus explosifs. Chez les Tarahumaras, grâce à une approche très spirituelle de la vie et de la nature, le communisme existe déjà naturellement dans un sentiment de solidarité spontanée. Si les Occidentaux avaient le courage de s’inspirer des traditions de ce peuple et de suivre ce qu’ils appellent la « voie de la loi », le monde serait naturellement beaucoup plus juste. « Les Tarahumaras quand on leur donne de l’argent ils ne disent même pas merci. Car donner n’est pas un devoir, c’est une loi de réciprocité physique que le monde Blanc a trahie. C’est comme si les Tarahumaras disaient “En obéissant à la loi, c’est à toi-même que tu fais du bien, je n’ai donc pas à te remercier”. »84 Ce sont les Tarahumaras qui, aux yeux d’Artaud, sont véritablement révolutionnaires parce que, contrairement aux Occidentaux, ils n’entendent pas la notion de révolution que sur le plan politique. La révolution de l’esprit ne peut pas s’épanouir sur un terrain de guerre, de controverse et de 84
ARTAUD (Antonin) : La Race des hommes perdue.
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séparation. Tant que les élites ne seront pas intégrées aux masses spirituellement, aucune révolution, aucun changement ne sera possible. Détachant le mot de révolution de son sens étroitement logique, social, économique ou esthétique, Artaud veut réinscrire l’être dans l’intemporalité et l’universalité. Si le communisme se veut au service de tous, le surréalisme tel qu’Artaud le conçoit se veut, lui, au service de l’unité des choses. Artaud insistant sur l’idée d’une ‘‘métaphysique en activité’’ aspire à ramener l’esprit à ses sources et unir ce qu’on croyait séparé. Si les marxistes veulent maîtriser la nature, Artaud veut lui obéir. Bien plus tard, le 1er mars 1947 il écrit à Breton : « Et il y a sur ce point une révolution toujours à faire à condition que l’homme ne se pense pas révolutionnaire seulement sur le plan social, mais qu’il croie qu’il doive encore et surtout l’être, sur le plan physique, physiologique, anatomique, fonctionnel, circulatoire, respiratoire, dynamique, atomique et électrique. Et pour cela cesse de se croire mortel et destiné au cercueil après 100 ans de vie… » ____________________________________________ « En même temps que la révolution sociale et économique indispensable nous attendons tous une révolution de la conscience qui nous permettra de guérir la vie. » (Antonin Artaud, Secrets éternels de la culture)
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FROM RUSSIA WITH LOVE André Breton est animé d’une profonde volonté de transformer physiquement les choses et de se sentir « acteur de ce monde », pour reprendre les mots d’Aragon. Pourtant, son rapprochement avec le marxisme n’était pas évident. Il serait totalement injuste d’affirmer qu’il s’est rallié au Parti communiste par intérêt pur, qu’il a abandonné ses principes de révolution spirituelle pour se mettre au service d’une révolution purement matérialiste. Chez Marx et Lénine, ce sont les appels à la révolte qu’il apprécie. Pour comprendre l’engagement des surréalistes, il faut se replacer dans le contexte, bien différent de celui d’aujourd’hui. Dans un temps où l’utopie du Front populaire dans sa dimension la plus parfaite était encore possible, l’opposition de l’idéalisme absolu au matérialisme historique pouvait encore paraître un malentendu formel. Si Breton est tout à fait d’accord avec Artaud sur le fait que l’on ne peut pas travailler avec les mains sans l’esprit, pour répondre à la méfiance d’Artaud envers l’adhésion du surréalisme au matérialisme historique, il souligne que l’inverse n’est pas non plus possible. Dans son Second Manifeste surréaliste il écrira : « Le problème de l’action sociale n’est, je tiens à y revenir et j’y insiste, qu’une des formes d’un problème plus général que le surréalisme s’est mis en devoir de soulever et qui est celui de l’expression humaine sous toutes ses formes. » L’engagement de Breton et des surréalistes dans la voie du militantisme ne s’est donc pas fait sans doute ni réticences. Breton à la réunion du 23 novembre 1926, intitulée « Adhérer au parti communiste ? » s’interrogeait sur le rôle que pourrait jouer le surréalisme au sein du parti. « Je suis partisan d’adhérer au PC sans conditions, en 101
poursuivant néanmoins mon activité actuelle en dépit de tout, déclare-t-il aux autres, quitte à être exclu du Parti, exclusion que je ferai tout pour éviter. »85 En ce qui concerne les autres membres du mouvement, dont une grande partie s’était ouverte à la voie politique non pas par conviction mais par peur d’être exclus du groupe, ils reconnaissaient sans complexe leur inaptitude sur ce sujet. « Avons-nous les qualités pour faire des militants ? (…) Sommes-nous capables de faire des bureaucrates ? Si on me demande d’adhérer, je le ferai, mais ce sera dans les pires conditions. (…) Peut-on être surréaliste et communiste à la fois ? (…) Je dois reconnaître qu’actuellement ma culture politique est nulle, je ne demande qu’à l’améliorer », répond Robert Desnos. Leiris est réticent. Il n’est pas certain de pouvoir faire ce ‘‘passage de l’idéalisme au matérialisme.’’ Les livres de Marx emmerdent Prévert. Éluard n’aimerait pas se plier à une quelconque discipline. Desnos, Morise Malkine, Tuai n’y adhèrent pas. Finalement, Aragon, Éluard, Breton et Unik adhèrent début 1927. André Breton et ses amis, qui avaient leur propre interprétation des écrits de Marx, Engels, Lénine ou Trotsky, et donc du communisme, n’avaient nullement l’impression de trahir leurs premières aspirations en suivant cette voie. On pourrait même affirmer que leur ralliement à cette ''utopie'' telle qu’ils la concevaient s’inscrivait parfaitement dans la continuité de leurs théories. « Il est (…) à la base de tout tempérament révolutionnaire d’avoir
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Collection archives du surréalisme n°3. Lors de cette réunion, Naville accuse ouvertement Soupault qui ne participe pas aux réunions avec Clarté, d’avoir « une activité littéraire désordonnée, une activité surréaliste réduite et opportuniste, et une activité révolutionnaire absente. »
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été un révolté. C’est à cause de cette révolte qui ne peut se réaliser qu’on devient révolutionnaire. » Même après son adhésion au Parti, Breton continuait à croire que la véritable préoccupation du surréalisme était la condition humaine, par-delà la condition sociale. Pour clarifier ses positions, il déclarera qu’il n’avait jamais profondément soumis sa pensée aux revendications matérialistes du communisme ni abandonné son idée d’une révolution de l’esprit. « L’avantage de la révolution n’était pas de donner aux hommes le bonheur, “l’abominable confort terrestre”. Elle devait au contraire, dans l’esprit de Breton, purifier et éclairer leur tragique condition. », écrira Albert Camus dans l’Homme révolté. Pour justifier le ralliement, il n’hésitera pas à se servir des propos passés d’Artaud concernant la nécessité de maintenir l’esprit toujours en situation de révolte. Il explique que la force du marxisme n’est pas seulement dans son utopie de construire un monde plus juste, mais aussi dans sa capacité à maintenir l’esprit et le monde dans un état constant de révolte et de révolution. « Si, au point de vue révolutionnaire, leur action tombe sous la critique, elle (la révolte) reste sur le plan humain et poétique absolument pure. »86
Communisme et utopie Fin août 1925, André Breton lit Lénine, de Léon Trotsky. Il commence à avoir une idée moins vague de la révolution russe, et surtout, il constate que ses propres idées ne sont finalement pas si incompatibles avec celles des grands 86
WINOCK (Michel) : Les Générations intellectuelles, XXe siècle, avril-juin 1989.
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idéologues communistes. Dans cet ouvrage, qui constitue pour lui une véritable « révélation » – il emploie le terme – ce n’est pas tant les idées révolutionnaires qui le touchent que le style de Trotsky, son ton parfait, sa « claire raison », sa critique si fine, « les brillantes, les justes, les définitives, les magnifiques pages »87. On peut conclure que ce n’est pas Trotsky organisateur, dirigeant de la révolution, qui a gagné l’admiration de Breton, mais plutôt le parfait utopiste et littérateur qu’il voyait en lui. Pour comprendre cet engouement, soulignons que le communisme en tant que principe a été, d’une part, une théorie qui a permis d’analyser et de bouleverser la société capitaliste et, d’autre part, une expérience historique de transformation sociale et politique. Si, historiquement, le bolchévisme fut un mouvement dès ses débuts souvent extrêmement autoritaire, théoriquement il était tout à fait associable à la révolution de l’esprit dont Artaud se faisait le chantre. Pour donner un exemple plus concret, Karl Marx affirmait dans Le Capital que si les classes laborieuses étaient peu disposées à s’engager dans la politique révolutionnaire, c’était surtout parce qu’elles étaient, comme aurait pu également le dire l’auteur des Messages révolutionnaires, complètement empêtrées dans un nœud d’idées fausses. Le communisme avait donc le devoir, pour parvenir à la réalisation de son idéal d’une vie libre et juste pour chacun et pour tous, de mener sur un plan universel une véritable révolution de la pensée. Pour des intellectuels fascinés par les échos encore récents de la révolution d’Octobre, les bolchéviques pouvaient paraître comme une « bande de frères » luttant de façon désintéressée pour le bien de tous. De même que la pensée anarchiste surréaliste, le communisme fait appel au 87
BRETON (André) : « Léon Trostky : Lénine », La Révolution surréaliste, n° 5, 15 octobre 1925.
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pacifisme, à l’antimilitarisme, à l’anticolonialisme, à l’internationalisme. Marx avait affirmé qu’une fois les classes abolies, les sociétés n’auraient plus besoin ni de police, ni d’armée, ni de gouvernement. Le monde de l’avenir que les théoriciens du marxisme promettent est un monde idéal, constitué de sociétés sans classes et sans frontières, où régnera une liberté totale. Hegel, qui attribue au communisme le titre de dernière religion, souligne que dans un futur proche cette révolution constituera la plus grande et la plus belle œuvre de l’humanité. Lénine, dans L'État et la révolution, explique que si l’État bourgeois repose autant sur la police, l’armée et la bureaucratie, c’est que ces trois institutions constituent des instruments d’oppression très puissants contre les libertés des classes plus défavorisées. En ce qui concerne également la problématique de la liberté d’expression, sujet primordial des revendications surréalistes, Lénine avait en 1905 réclamé une totale liberté de parole et de la presse. Pourtant, il voit aussi dans ce même ouvrage, dans la révolution violente et l’organisation d’un parti très puissant, très structuré, un mal nécessaire et inévitable dans un premier temps pour la réalisation concrète de son utopie, un mal pour un bien. Si du sang doit être versé à cause de quelques incidents du parcours, il promet qu’une fois le prolétariat vainqueur les hommes seront tellement heureux qu’ils n’éprouveront plus le besoin de tuer. En 1918 donc, il énonce que la lutte contre la barbarie ne doit pas reculer face aux méthodes barbares. Dans cette période transitoire du capitalisme au communisme, non seulement la répression est nécessaire mais le premier devoir de tout révolutionnaire est de se salir les mains. C’est ainsi qu’au sein de ce régime à caractère utopique les pratiques de mise à mort furent très rapidement systématisées. Si aujourd’hui la perspective d’un « dernier sang » inquiète, il ne faut pas perdre de vue le contexte de 105
l’époque. Après une guerre injuste qui a tué des millions d’hommes, quelques centaines de morts de plus pour construire une société plus juste ne devaient pas paraître, aux yeux de ces jeunes, si condamnable que cela. « Sur le plan moral où nous avons résolu de nous placer, il semble bien qu’un Lénine soit absolument inattaquable », affirme Breton dans Léon Trostky : Lénine, en octobre 1925. Artaud lui souffre. Avec Génica rien ne va plus. Il n’a pas la tête à tout ça : « Excusez-moi mais il y a du sang… Ne me demandez rien, ne cherchez pas à me voir actuellement et veuillez accepter ma démission de membre du Comité d’Action Révolutionnaire. »88 Est-ce qu’un torturé comme Artaud peut comprendre le précepte des marxistes que « la fin justifie les moyens », qui dans le cas précis de la révolution de 1917 s’était traduit par la mort et la mutilation de milliers d’humains ? Déclarant que « la faim n’attend pas », Artaud affirme que, avant d’aimer un homme qui n’existe pas encore, pour rendre le monde plus équitable, il serait peut-être mieux de commencer par apprendre à aimer tout simplement celui qui existe au présent. Quand les idées prennent le dessus sur la vie concrète, dit-il, ce sont les hommes qui périssent. Si le régime communiste promet qu’une fois seulement la révolution réussie toutes les richesses obtenues par la révolution seront équitablement distribuées, Artaud doute fortement qu’un régime ayant comme première tâche la conquête d’un pouvoir politique tiendra toutes ses promesses. Quand une révolution devient la seule valeur, ses droits sont instantanément remplacés par des devoirs. Devoirs souvent incompatibles avec les principes humanitaires par lesquels elle se justifiait. Artaud déclare que l’idéalisme auquel fait appel le marxisme, préférant l’homme abstrait à 88
ARTAUD (Antonin) : Lettre à André Breton de fin octobre 1925.
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l’homme de chair, est injustifié car il nie l’homme au service d’une idéologie à son avis irréalisable, utopique. Selon Artaud, tant que dans la culture occidentale les passions collectives prendront le pas sur les passions individuelles, l’homme ne pourra être traité qu’en objet exclusivement historique. Sur ce point, nous pouvons constater que la thèse d’Artaud n’est pas éloignée de celle que développera Albert Camus dans L’Homme révolté, qui lui aussi emplit sa conception de la révolte d’un certain moralisme d’ordre humanitaire. « Si l’on réduit l’homme à l’histoire, il n’est pas d’autre choix que de sombrer dans le bruit et la fureur d’une histoire démentielle ou de donner à cette histoire la forme de la raison humaine. » Bien entendu il est important de préciser qu’Artaud et Camus incarnent deux mondes très différents. Même si chez ces deux penseurs on ressent la présence d’un cœur pur. L’un s’exprime davantage avec sa chair alors que l’autre (Camus) avec sa tête (raison). Si Camus reconnaît une certaine légitimité du sentiment de révolte, il critique tout excès et crime suscités en son nom. Soulignant que ceux qui conçoivent les révolutions ne sont pas forcément ceux qui les font, lui non plus ne cache pas ses doutes et réticences sur les véritables intentions du régime. « Les martyrs ne font pas les Églises : ils en sont le ciment, ou l’alibi. Ensuite viennent les prêtres et les bigots. » Et il ajoute : « Les prolétaires se sont battus et sont morts pour donner le pouvoir à des militaires ou des intellectuels, futurs militaires, qui les asservissaient à leur tour. » Dans leur conception « lyrique » de la révolte, les surréalistes légitiment les moyens terroristes, qui pour eux sauvegardent ce rare sentiment de liberté spontanée menacée par les clivages des sociétés décadentes, qui constituent la manifestation suprême de la lutte pour la libération de l’esprit. Ils étaient fascinés par les actes 107
terroristes russes de la fin du XIXe siècle. « Tout est à faire, tous les moyens doivent être bons à employer pour ruiner les idées de famille, de patrie, de religion. », écrit Breton dans son Second Manifeste. De manière plus pragmatique, Breton est d’accord avec l’idée développée par les communistes que la transformation sociale du monde, dans un premier temps, constitue la plus grande priorité et doit être atteinte coûte que coûte. Dans la situation d’urgence de révolution, où chaque instant constitue une opportunité de changement, il n’y a pas de temps pour penser ce qui paraît juste ou injuste, il faut agir. « La contradiction n’est pas pour nous effrayer. », il écrira dans le n° 4 de La Révolution surréaliste. Comme « la fin justifie les moyens », les surréalistes ne doivent pas avoir peur des contradictions d’ordre éthique susceptibles de limiter les pulsions révolutionnaires. « On conçoit que le surréalisme n’ait pas craint de se faire un dogme de la révolte absolue, de l’insoumission totale, du sabotage en règle, et qu’il n’attende encore rien que de la violence. »89 Comme l’écrivait l’anarchiste Pierre Alexeiévitch Kropotkine, ce ne sont pas les intellectuels qui contribuent à réveiller l’esprit de révolte et à transformer l’esprit des masses, mais ceux qui agissent. Dans son ouvrage L’Esprit de Révolte il écrit : « (L’acte de révolte) réveille l’esprit de révolte, il fait germer l’audace. – L’ancien régime, armé de policiers, de magistrats, de gendarmes et de soldats, semblait inébranlable, comme ce vieux fort de la Bastille qui, lui aussi, paraissait imprenable aux yeux du peuple désarmé, accouru sous ses hautes murailles, garnies de canons prêts à faire feu. Mais on s’aperçoit bientôt que le régime établi n’a pas la force qu’on lui supposait. Tel acte 89
BRETON (André) : Second Manifeste surréaliste.
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audacieux a suffi pour bouleverser pendant quelques jours la machine gouvernementale, pour ébranler le colosse ; telle émeute a mis sens dessus-dessous toute une province, et la troupe, toujours si imposante, a reculé devant une poignée de paysans, armés de pierres et de bâtons ; le peuple s’aperçoit que le monstre n’est pas aussi terrible qu’on le croyait, il commence à entrevoir qu’il suffira de quelques efforts énergiques pour le terrasser, » et puis il ajoute : « Les écrivains les plus zélés du parti sont connus par leurs lecteurs pour des penseurs de mérite, mais ils n’ont ni la réputation, ni les capacités de l’homme d’action ; et le jour où la foule descendra dans la rue, elle suivra plutôt les conseils de ceux qui ont, peut-être, des idées théoriques moins nettes et des aspirations moins larges, mais qu’elle connaît mieux, parce qu’elle les a vu agir. » Le surréalisme au service de la révolution Comme auparavant avec la révolution dada ou la philosophie orientale, Breton voit les actions du Parti communiste français comme un instrument capable de révolutionner l’esprit et d’abattre les anciens édifices et valeurs de la société française – famille, religion, conformisme… Dans l’esprit des surréalistes, l’ennemi est commun. Percevant dans cette agitation un énorme potentiel de transformation du monde, ils envisagent de faire de l’histoire une œuvre d’art capable de vaincre la banalité. L’attachement des surréalistes au marxisme présente donc un caractère utopique et superficiel. Breton n’a jamais été un politicien et sa façon d’envisager la révolution fut toujours théorique. Il est plus sensible au ton subversif du communisme qu’à ses objectifs réels, et dans son esprit la 109
révolution sociale des communistes reflétait parfaitement la révolution esthétique et éthique que le surréalisme s’était assignée comme objectif. « Je ne vois vraiment pas, n’en déplaise à quelques révolutionnaires d’esprit borné, pourquoi nous nous abstiendrions de soulever, pourvu que nous les envisagions sous le même angle que celui sous lequel ils envisagent – et nous aussi – la Révolution : les problèmes de l’amour, du rêve, de la folie, de l’art et de la religion. », écrira-il dans son Second manifeste surréaliste. Le fondateur du surréalisme voyait dans l’utopie communiste l’occasion inespérée d’une véritable révolution de l’esprit – comme Artaud l’avait rêvée. Pourtant, si cette dimension spirituelle de révolution demeure indiscutablement toujours aussi essentielle aux yeux des surréalistes, Breton ne s’oppose nullement à l’idée exprimée dans les thèses de Lénine, de la nécessité d’une armée ou encore d’une bureaucratie comme un mal nécessaire dans le seul but d’atteindre les objectifs voulus. Selon Naville et les communistes plus orthodoxes, tant que les opprimés continueront à avoir faim, la question de l’amélioration spirituelle ne concernera que ceux qui ont les moyens d’être financièrement indépendants. La transformation sociale entraînera nécessairement une modification des comportements. Marx affirme que pour que la culture prolétarienne puisse s’épanouir pleinement et s’attaquer à la question métaphysique, il faut d’abord résoudre la question sociale. Ce que résume l’aphorisme « L’homme avant penser doit manger… ». S’il est profondément gêné par la focalisation des communistes sur la seule défense d’intérêts matériels, Breton se montre patient, espérant qu’une fois le communisme vainqueur, le surréalisme pourra s’épanouir pleinement dans sa vraie mission.
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Historiquement, l’adhésion des surréalistes au Parti communiste n’a duré que quelques mois, mais pendant presque dix ans (1925-1935) ils ont tenté, sans succès, de se faire reconnaître comme les détenteurs d’un art et d’une éthique révolutionnaire. Breton persistait à croire que son mouvement, tout en préservant son indépendance, finirait par être accepté par ceux qu’il nommait « les véritables révolutionnaires » et jouerait un rôle déterminant dans le futur de la révolution marxiste. Dans sa conception de la révolution, il cherchait à délimiter un territoire éthique et spirituel au sein du domaine purement pragmatique du PC. Son ambition n’était pas de réduire le surréalisme à un mouvement apportant occasionnellement son soutien au parti, mais au contraire de faire de son groupe un des phares de l’élaboration des principes de ce que l’on pourrait nommer l’« éthique révolutionnaire ». Le « communisme surréaliste », si l’on peut l’appeler ainsi, imaginé par Breton, ne s’intéresse ni à l’économie, ni au travail, ni aux classes laborieuses. Conscient de ses incompétences dans le domaine économique, militaire et social et affirmant ses compétences dans le domaine de la culture, il pense que si le PC a toutes les facultés pour s’attaquer aux problèmes pragmatiques de la révolution90, le surréalisme de son côté peut jouer un rôle actif dans la problématique de libération de l’esprit. Le communisme transformera le monde sur le plan matériel et le surréalisme91 sur un plan, comme l’aurait certainement voulu Artaud, beaucoup plus spirituel, domaine délaissé selon lui par le marxisme.
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La justice sociale, la faim, l’organisation : armée, bureaucratie. Breton qui ne croyait pas que le simple fait d’augmenter les salaires du prolétariat élèverait automatiquement la conscience spirituelle du prolétariat, situe le surréalisme moralement au-dessus du bolchévisme.
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Mais cette conception de la révolution n’était pas celle des dirigeants du PC. Si l’auteur du Premier Manifeste surréaliste était convaincu de sa place au sein du parti, ce n’était nullement le cas des responsables communistes qui, dès le début, ne cachèrent pas leur méfiance envers la perspective de faire du surréalisme le génie du communisme92. Lorsque par exemple, en novembre 1925, s’autoproclamant révolutionnaires marxistes, les surréalistes avaient organisé leur première exposition de peinture93, les communistes avaient vu dans cette manifestation un moyen, pour le surréalisme, d’accroître son audience94 ; alors que Breton tenait à ce que cette exposition apparaisse comme un acte révolutionnaire authentique. Un bref retour historique des rapports surréalistes-communistes permettra ici de mieux comprendre ces petites dissemblances. Né des scandales et des provocations dada, le surréalisme n’était, dans l’esprit de nombreux militants communistes, proche ni du prolétariat ni de la révolution bolchévique. « Acceptons donc aujourd’hui le concours que cette poignée de jeunes intellectuels nous apporte dans notre lutte contre la guerre du Rif et dans la dénonciation prolétarienne de la culture bourgeoise. (…) Nous savons bien que, quoi qu’ils fassent, ces jeunes hommes ne peuvent 92
Ils ne pouvaient oublier certains propos très virulents des surréalistes, notamment le « Moscou la gâteuse » d’Aragon. 93 À la galerie Pierre, rue Bonaparte, à Paris. Y étaient présentées des œuvres de Man Ray, Arp, Klee, Masson, Ernst, Miró, Picasso. 94 Dans un pamphlet contre André Breton, Un cadavre, publié le 15 janvier 1930, d’anciens amis du fondateur du surréalisme, comme Georges Bataille, Robert Desnos, Michel Leiris, Roger Vitrac… (André Masson et Artaud, malgré leur exclusion, ont refusé de s’y associer), dénoncent cette propension : Jacques Baron écrit : « C’est lui qui envoyait les copains aux Ballets russes crier ‘‘Vivent les Soviets’’ et qui, le lendemain, recevait à bras ouverts, à la Galerie surréaliste, Serge de Diaghilev venu y acheter des tableaux. »
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être plus révolutionnaires que la partie consciente de la classe ouvrière qui souffre quotidiennement dans les géhennes du capital. »95 En outre, l’attitude ambiguë de Breton n’enthousiasmait guère les membres du parti. Tiraillé entre l’envie de convaincre les communistes de le considérer comme un véritable intellectuel révolutionnaire et une volonté farouche de préserver l’autonomie de son mouvement, il s’est toujours montré extrêmement prudent quant à adhérer pleinement au PCF. Il n’est pas prêt à trahir si facilement ses premiers principes anarchistes. « Notre désir est de continuer à tenir à la portée de ceux-ci un ensemble d’idées que nous-mêmes avons jugées bouleversantes, tout en évitant que la communication de ces idées, de moyen qu’elle doit être, devienne but, alors que le but doit être la ruine totale des prétentions d’une caste à laquelle nous appartenons malgré nous et que nous ne pourrons contribuer à abolir extérieurement à nous que lorsque nous serons parvenus à les abolir en nous. », écrit Breton dans le Second Manifeste surréaliste. Déçus par les positions de certains dirigeants, les surréalistes entendent ouvertement lutter contre l’absence de pluralisme au sein du PC. Pour André Breton, l’inconscient ne peut pas être structuré uniquement par une conscience de classe. Les termes de « littérature prolétarienne » et de « littérature engagée » lui semblent un appauvrissement des ambitions de la création artistique. Éternel défenseur de la liberté d’expression, il n’hésitera pas à critiquer les positions politiques qui lui semblent néfastes. Pourtant, s’il dénonce un dévoiement des idées marxistes de la part de certains, il souligne qu’il ne s’agit que d’un tout petit nombre d’individus, qui n’a rien à voir avec la majorité du parti et avec l’idéologie communiste. 95
L’Humanité, 21 septembre 1925.
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L’affrontement s’amplifie lorsque dans l’article Légitime défense du numéro 8 de La Révolution surréaliste, daté du 1er décembre 1926, Breton qualifie L’Humanité de « puérile, déclamatoire, inutilement crétinisante ». Dans le même article, il affirme de façon assez audacieuse que certains dirigeants du PCF n’ont pas pleinement compris les véritables messages des grandes figures du mouvement. Il met également en cause les goûts artistiques et littéraires des intellectuels choisis par le parti, Barbusse au premier chef. Tout en se déclarant toujours procommuniste, Breton va se raidir davantage contre les institutions du parti. « Comment ne pas s’inquiéter terriblement d’un tel affaiblissement du niveau idéologique d’un parti naguère sorti si brillamment armé de deux des plus fortes têtes du XIXe siècle ! »96 L’ambigüité de Breton et sa volonté d’indépendance finiront par rendre des intellectuels comme Barbusse encore plus influents. D’une part parce que les propositions des surréalistes n’étaient pas toutes conformes à celles que prônait la direction et surtout parce que les surréalistes étaient moins disciplinés à la ligne du parti. En 1926, le Parti communiste manifeste toujours une grande défiance à l’égard des surréalistes. La direction refuse de publier La Guerre civile, une nouvelle revue destinée à fusionner Clarté et La Révolution surréaliste, et les colonnes de L’Humanité leur sont fermées. Un article prévient : tant que les surréalistes ne clarifieront pas ouvertement leurs positions par rapport à leur adhésion ou non au matérialisme historique, ils seront considérés comme de simples écrivains petits-bourgeois, étrangers et hostiles au prolétariat. « Communisme, trotskysme, anarchisme, les surréalistes voyagent à l’intérieur des utopies révolutionnaires, cherchant, en vain diront 96
BRETON (André) : Second Manifeste surréaliste.
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certains, une réponse à leurs interrogations. Mais toujours avec une inébranlable volonté et sans jamais complètement renoncer. »97 Pour prouver qu’ils ne sont ni des anarchistes ni des dilettantes, qu’ils prennent très au sérieux la révolution marxiste, les surréalistes envoient le 8 novembre 1926 à L’Humanité une déclaration dans laquelle ils désavouent toute activité étrangère à la ligne du PCF. Pour convaincre les communistes, les surréalistes sont donc prêts à délaisser leur révolte métaphysique et absolue pour un apprentissage plus approfondi du matérialisme historique. C’est ainsi, dans une sorte de crainte d’être isolés et marginalisés, que Breton, Aragon, Éluard, Péret et Pierre Unik, adhèrent officiellement au Parti communiste en janvier 1927. Bien entendu cette adhésion ne s’est pas faite sans concessions. Pour pouvoir crédibiliser son engagement, Breton a dû désavouer Légitime Défense et placer la Révolution Surréaliste sous le contrôle du Comité Central. Les déceptions ne tardent pas à venir. Alors que Breton pensait qu’en entrant PC, il serait enfin pris au sérieux, les premières tâches « intellectuelles » qu’on lui confie n’ont rien à voir avec ses capacités. Je suppose que pour bien lui faire comprendre que le parti communiste n’est pas une cour de récré, la direction l’envoie dans une cellule composée de fonctionnaires de la compagnie du gaz situé porte d’Aubervilliers. Sa mission ‘‘d’écrivain révolutionnaire’’ serait d’établir un rapport sur la situation italienne en s’appuyant sur des faits statistiques. Breton craque ! « On me demandait de faire à la cellule “du gaz” un rapport sur la situation italienne en spécifiant que je n’eusse à m’appuyer que sur des faits statistiques
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REYNAUD PALIGOT (Carole) : Parcours politique des surréalistes 1919-1969, op. cit.
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(production de l’acier, etc.) et surtout pas d’idéologie. Je n’ai pas pu. »98 Une désillusion qui sera accentuée par l’attitude du parti envers toutes les initiatives des surréalistes. Chaque fois qu’ils entreprenaient une manifestation ou écrivaient quelque chose qui déplaisait au parti, ils étaient convoqués pour se justifier. Ainsi, le thème traité dans le numéro 11 de La Révolution surréaliste, « Recherche sur la sexualité – Part d’objectivité, déterminations individuelles, degré de conscience », a été vivement critiqué99. Sans ne le condamner ni le rejeter, le PC fait très rapidement comprendre à André Breton que s’il veut continuer à être accepté en son sein comme écrivain ou artiste révolutionnaire, il va falloir qu’il renie son passé surréaliste. « Il est également incontestable que les meilleurs d’entre les surréalistes ne pourront apporter leur aide à notre cause que lorsqu’ils auront abandonné, une fois pour toutes, les conceptions freudo-idéalistes du surréalisme qui est né en période de décadence de la période bourgeoise. »100 Dans l’espoir d’obtenir par cette superstructure la reconnaissance du surréalisme comme art révolutionnaire et potentiellement dans un futur proche mener son orientation culturelle, Breton et ses camarades tiennent sur les événements historiques du parti des positions ambiguës. Le Pape du surréalisme qui quelques mois auparavant 98
BRETON (André) : Second Manifeste surréaliste. La publication dans le numéro 4 du SASDLR, en décembre 1931, d’un texte de Dali intitulé « Rêverie », dans lequel l’artiste décrit avec détails les fantasmes masturbatoires que lui suggère une fillette de onze ans au nom de Dulita, sera jugée pornographique par les membres du PCF. 100 SELIVANOVSKI (A.) : « La Littérature prolétarienne de Monsieur Poulaille », Littérature de la révolution mondiale, n° 3, septembre 1931. 99
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encensait Trotski ne réagit ni à son exclusion au fin fond du Kazakhstan (1927), ni aux premières éliminations des opposants au stalinisme. « Cette attitude ambiguë des surréalistes à l’égard du stalinisme a très peu été abordée. », note Carole Reynaud Paligot. Espérant toujours réconcilier leur vision de la révolution et celle du marxisme, en juillet 1930, les surréalistes changent le titre de leur revue La Révolution surréaliste en Le Surréalisme au service de la Révolution (SASDLR). Aragon et Sadoul sont invités au congrès d’écrivains révolutionnaires qui doit se tenir à Kharkov, en Ukraine, du 5 au 12 novembre 1930, pour faire connaître le surréalisme. Mais les choses ne se passeront pas comme prévu. Peu avant leur départ pour l’URSS, pour pouvoir participer au congrès, les deux intellectuels sont priés de signer une lettre dans laquelle ils renient à la fois les critiques formulées par les surréalistes envers Barbusse et leurs activités, par exemple leur grand intérêt pour le freudisme ou certains propos envers le matérialisme dialectique tenus dans le Second Manifeste surréaliste. Coup dur pour André Breton, renforcé peu de temps après avec la publication, dans L’Humanité, d’une série d’attaques ouvertes contre son mouvement, jugé dangereux pour la classe ouvrière. La stratégie des communistes était claire : diviser les surréalistes et n’accepter que ceux qui, comme Aragon, étaient prêts à rompre publiquement avec leur passé idéologique et littéraire et à suivre les règles du parti, utiliser son langage et cesser toute critique. « On ne reste pas littérateur lorsqu’on dénonce la littérature ; on ne devient pas révolutionnaire en vivant coupé de la classe ouvrière. »101 Se sentant éloigné, à l’automne 1931, Breton tente de mettre sur pieds une association ayant pour objectif de réunir tous les artistes révolutionnaires de l’époque. Son 101
Article signé « Intérim » dans L’Humanité du 5 février 1931.
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Association des artistes et écrivains révolutionnaires restera lettre morte du fait que le parti voit d’un mauvais œil qu’une telle initiative puisse être dirigée par les surréalistes. Un an plus tard, en mars 1932, L’Humanité annoncera la naissance de l’AEAR (Association des écrivains et artistes révolutionnaires), association qui décline dans un premier temps l’offre de service de Breton. À l’automne 1932 pourtant, l’AEAR, dirigée en ce qui concerne la branche française par Paul Vaillant-Couturier, accepte Breton, qui est nommé au bureau de la section littéraire de l’association. Très satisfait de cette nouvelle place au sein du mouvement communiste, le fondateur du surréalisme fait quelques efforts pour respecter les directives et la discipline du parti. Trêve de courte durée : après la publication d’une lettre critique envers l’URSS signée de Ferdinand Alquier102 dans le numéro 5-6 dans SASDLR, le 15 mai 1933, il est exclu. Les dérives du stalinisme, au début des années trente, et la constante censure que subissait le surréalisme sont les causes principales de la séparation d’André Breton d’avec le PCF. La rupture définitive sera officiellement annoncée dans une déclaration titrée Du temps où les surréalistes avaient raison103, dans laquelle Breton réaffirme que la littérature véritablement révolutionnaire n’obéit à rien d’autre qu’à la liberté absolue d’expression. Le 21 décembre 1935, il explique dans une interview au Figaro, la nature de sa rupture : « Brutale, notre rupture avec le communisme ? C’est que vous n’avez pas connu le malaise que j’ai éprouvé depuis mon adhésion au parti en 1926. Un 102
Dans cette lettre à André Breton, Ferdinand Alquier parle notamment du « vent de crétinisation systématique qui souffle d’URSS ». 103 Nous pouvons percevoir dans ce titre une certaine reconnaissance de sa défaite face à Antonin Artaud en ce qui concerne les notions de révolte et de révolution.
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curieux accueil vraiment : j’ai été convoqué devant cinq commissions de contrôle et soupçonné d’être un espion bourgeois ! Le parti a refusé d’enregistrer la production picturale du surréalisme et cela a créé une source de conflits permanents. Et puis, avant tout, pas de liberté. Les communistes ne pensent qu’à la littérature de propagande. Or, l’activité poétique, telle que la conçoit le surréalisme, ne peut subir un contrôle de ce genre ; Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont, Apollinaire ont créé une sorte de déterminisme de la poésie qui rend impossible le souci de la propagande. » À partir d’août 1936, Breton cherche à établir des contacts avec tous les révolutionnaires (communistes et libertaires104) qui ont rompu avec le Stalinisme. En 1938 au Mexique, il fréquente Léon Trotski, Diego Rivera et la sublime Frida Kahlo. Avec Léon Trotski, ils vont constituer la F.I.A.R.I (Fédération internationale de l’art révolutionnaire) et rédiger le manifeste Pour un art révolutionnaire indépendant. Le 24 mars 1941, inquiet par les autorités pétainistes, Breton se refuge avec quelques-uns de ces amis aux ÉtatsUnis. Là-bas les surréalistes ennemis jurés du capitalisme pour s’adapter et ‘‘bouffer’’ feront d’étranges compromis. En mars 1941 engagé par Pierre Lazareff, Breton travaillera en tant que speaker dans l’émission La voix de l’Amérique de l’O.W. I (Office of War Information). À partir d’aout 1941 à New York, il collaborera avec la revue View dirigée par Charles Henry Ford105. Dali devient Avida Dollars et Masson manifeste de la sympathie pour le gaullisme106. 104
Le vrai retour d’André Breton aux valeurs libertaires se fera plutôt vers la fin des années 40. 105 Il ne faut pas confondre l’industriel Henri Ford avec l’écrivain Charles Henri Ford. 106 Je pense que cette aventure américaine des surréalistes a contribué à ce que le terme « surréalisme » échappe à ses créateurs, devenant un
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Pendant ce temps (avril 1942), Artaud enfermé à l’asile psychiatrique de Ville-Évrard pèse à peine 52kg et à cause des traitements chimiques qu’on lui fait subir, il ne lui reste plus que 8 dents. Le fossé séparant idéalisme et matérialisme dialectique Les dissemblances opposant Breton et le parti communiste étaient finalement si considérables que, malgré tous les efforts du premier, pour rallier les interventions de son mouvement à celle du marxisme historique, il n’y aura jamais de véritable adjonction. Le fondateur du surréalisme voit dans cette désunion le résultat d’une incompétence des nouveaux dirigeants révolutionnaires à comprendre les principes fondamentaux du marxisme, il serait peut-être plus juste d’avancer que, entre les premières aspirations libertaires surréalistes et la pensée marxiste, il existait de grandes différences de fonds. « Le merveilleux tient chez André Breton la place que tient le rationnel chez Hegel. On ne peut donc rêver opposition plus complète avec la philosophie politique du marxisme. (…) André Breton voulait en même temps la révolution et l’amour, qui sont incompatibles », conclut Camus dans l’Homme révolté. Ce que reproche Antonin Artaud à André Breton n’est finalement pas si éloigné de ce que le fondateur du surréalisme reprochait au Parti communiste français. Malgré ses déclarations enflammées et certaines concessions durant cette période, Breton n’est pas mot synonyme de bizarre/étrange. Cette sorte d’effigie/totem très souvent récupérée à des fins capitalistes (pubs, films, mode, marché de l’art).
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totalement prêt à renoncer à l’autonomie de son mouvement pour le bien de la révolution. En nous interrogeant sur ce qui l’attirait dans le communisme ainsi que sur la place qu’il espérait prendre dans la révolution, nous pouvons conclure que ce qui le sépare réellement d’Artaud ne se situe pas sur un plan idéologique, mais plutôt sur celui de la foi dans le communisme. Certes, Artaud n’a jamais cru à un franchissement possible du fossé séparant l’idéalisme absolu du matérialisme dialectique, tandis que Breton, plus optimiste, avait foi en l’homme et en sa potentialité à créer un monde meilleur. La vie et la personnalité de chacun ne sont pas étrangères à cette différence d’approche. Artaud, plus introverti, souffrant d’une maladie des nerfs, ne pouvait pas avoir la même perception du monde que Breton, plus conciliant et ambitieux de réussir socialement. Si pour Artaud, donc, le principe du refus surréaliste est affectif et vécu, une forme de protestation de l’homme qui veut détruire ce qui le contraint et le limite, pour Breton, il dépasse la question de l’individualisme pour se mettre au service de la collectivité. Si nous nous sommes tant attardés à la pensée surréaliste et ses conceptions de révolte et de révolution, c’est que nous pensons qu’il nous est impossible d’aborder les manifestations de révolution de l’esprit – révolte contre la langue et la logique occidentale, retour aux sources et au théâtre… – sans se pencher sur les premiers principes de ce mouvement qui a tant marqué Artaud dans sa jeunesse. Malgré les querelles très virulentes qui opposèrent Artaud et Breton sur la définition de la surréalité ou l’adhésion ou non au Parti communiste, en ce qui concerne néanmoins cette demande d’une mutation de l’esprit ainsi que cette vision idéaliste d’une révolution dépassant la réalité courante, les deux hommes furent très proches. C’est ainsi que, au-delà de la violence des disputes qui ont suivi 121
leur douloureuse séparation, Artaud est toujours resté, pour Breton, un vrai surréaliste. Pour preuve, ce qu’il note dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme, qu’il rédige en collaboration avec Paul Eluard en 1938 : « ARTAUD (Antonin), né en 1896. – « La massue magique. » Écrivain, poète surréaliste et acteur. A dirigé la Centrale surréaliste en 1925. (Le Pèse-nerfs 1925, L’Ombilic des Limbes, Héliogabale, etc.) » Alors que pour Aragon, Naville et Desnos, la séparation d’avec les surréalistes est mentionnée, pour ce qui concerne Vitrac elle n’est même pas citée… Pour comprendre les raisons d’un tel respect, il faut rappeler que le surréalisme des années vingt, dont Artaud fut un des protagonistes, n’était nullement un mouvement figé dans des formules, mais au contraire, un mouvement actif qui évoluait progressivement dans le temps, en pleine interactivité avec les personnalités qui le composait. Avant d’être un mouvement artistique, il fut avant tout une aventure humaine dans laquelle une partie considérable des personnalités les plus importantes de notre siècle se sont rencontrées et reconnues. Les influences réciproques entre Artaud et le surréalisme ont été si grandes, qu’il nous est aujourd’hui parfois très difficile de déceler, dans la notion de révolution de l’esprit, ce qui a été insufflé du surréalisme à Artaud, ou d’Artaud au surréalisme. Si Breton, dans Légitime défense, en 1926, avait placé la notion de révolte incarnée comme l’un des premiers fondements de la création poétique – « C’est la révolte même, la révolte seule qui est créatrice de lumière. » –, ce n’est certainement pas étranger au passage de l’auteur de L’Ombilic des Limbes dans le mouvement surréaliste. Une autre richesse du surréalisme fut sa diversité. Grâce à sa quête d’une notion à la fois absolue et abstraite, « le surréalisme a bien des fois voulu naître, TOUCHER, SANS
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TOUCHER, il n’était pas né quand il est né, il a toujours existé ».107 Cherchant donc à dépasser la question de littéralité pure, les surréalistes s’étaient fixés comme objectif la création de ce qu’ils nommaient eux-mêmes « un mysticisme d’un nouveau genre ». Le surréalisme, à cette époque se définissait comme une « philosophie en acte » dont les jeunes membres, dans leur intention d’anéantir l’ordre bourgeois et de fonder une « nouvelle déclaration des droits de l’homme », visaient beaucoup moins la production d’œuvres esthétiques ou la conception d’une nouvelle école idéologique, que la création d’un homme nouveau sexuellement, psychologiquement, psychiquement, intellectuellement et socialement. La dimension extralittéraire qui marquera toute l’œuvre d’Antonin Artaud était donc ouvertement inspirée des conceptions idéologiques de ce mouvement. Le surréalisme a toujours pleinement assumé presque toutes ses ambiguïtés et contradictions. Par le manque, dans leurs élans créatifs, de techniques spécifiques ou encore d’une idéologie appuyée sur des repères fixés, ces jeunes artistes, qui pouvaient paraître frivoles et superficiels pour des théoriciens de l’art plus conservateurs, avaient réussi à créer la possibilité d’un « regard sur le monde avec des yeux nouveaux ». La volonté de dépasser la réalité courante dans la quête d’une réalité extra-quotidienne, caractéristique fondamentale du surréalisme, constitue un des éléments essentiels de la philosophie d’Artaud. La mise en valeur des doutes, des souffrances, des défauts et vices qui caractérisait la littérature et les comportements des premiers surréalistes est aussi une forme de protestation très présente dans l’œuvre d’Antonin Artaud.
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ARTAUD (Antonin) : Cahiers de Rodez, juillet-août 1945.
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Tous ces exemples, très spécifiques des rapports entre Artaud et le mouvement surréaliste décrits dans ce chapitre, ont comme objectifs de nous servir de base solide dans la visée d’une analyse un peu plus approfondie et détaillée des manifestations de ce qu’Antonin Artaud conçoit comme sa « révolution de l’esprit », précepte justificateur de sa révolte. La place du surréalisme dans la vie et la pensée d’Artaud fut si importante que, malgré ce long détour préalable, nous serons amenés à y revenir. « Je leur refuse le droit de parler au nom de la Révolution. Qui leur a donné délégation dans ce sens ? Je le leur demande. L’idée de la Révolution est devenue un fétiche pour certains, une sorte d’idole. C’est une idée tabou. Pour moi il n’y a pas d’idée tabou. Je suis l’ennemi de tout ce qui a pris forme. Je suis l’ennemi de toute organisation. », écrit Artaud à Janine Kahn le 24 novembre 1926. « Le surréalisme n’est pas un mouvement périmé et qui a passé dans la littérature et l’histoire afin d’être mangé par les mites dans les revues et les bouquins. C’est un mouvement toujours vivant. » (Antonin Artaud, Lettre à Henri Parisot /5 octobre 1945)
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POUR EN FINIR ENFIN AVEC ANTONIN ARTAUD « Qui suis-je ? D’où Je viens ? Je suis Antonin Artaud et que je le dise comme je sais le dire, immédiatement, vous verrez mon corps actuel voler en éclats, et se ramasser sous dix mille aspects, notoires, un corps neuf où vous ne pourrez plus jamais m’oublier. »108 Révolte et révolution de l’esprit sont omniprésentes dans l’œuvre d’Artaud. Se fondant sur ses expériences et sur son vécu, il a construit une philosophie puissante, humaine, qui tient une place originale parmi les penseurs de son temps. Mais on peut se poser la question : Artaud écrit-il pour changer le monde, pour réaliser ses utopies, ou son style d’écriture « révolutionnaire » ne s’inscrit-il simplement que dans une démarche de reconnaissance littéraire ? Ses écrits doivent-ils être reçus comme un véhicule qui mène « à l’autre côté des choses » ou, leur valeur, comme le laisse entendre Breton, n’est-elle pour l’essentiel qu’esthétique ? « Le lieu où Artaud m’introduit me fait toujours l’effet d’un lieu abstrait, d’une galerie de glaces. Il y a toujours là pour moi quelque chose de ‘‘verbal’’, même si le verbe est très noble, très beau. » 109 Autre question : quelle est l’influence, l’impact de sa révolution de l’esprit sur nos contemporains ? N’est-elle pas, elle aussi, victime du phénomène de récupération des œuvres du passé qui caractérise notre époque. Quand l’accès à une multitude d’informations est facilité et où il y a moins d’idéologie prédominante, quelle place peuvent encore avoir les propos éparpillés des penseurs disparus ? 108 109
ARTAUD (Antonin) : Pour en finir avec le jugement de dieu. BRETON (André) : Entretien avec André Parinaud.
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Tout ce qui dérangeait s’est progressivement adapté aux besoins des pouvoirs et aux lois de l’offre et de la demande. Devenu un produit de consommation courante, le vocabulaire révolutionnaire est souvent utilisé à d’autres fins. Récupérant tout discours révolutionnaire au profit de ses intérêts, le système, d'une part, remplace le discours des vraies révoltes et, d’autres part, aliène et décourage les nouvelles générations d’agir. Le système non seulement survit à toutes les critiques qui lui ont été faites, mais il se renforce par cette « négative intégration ». Le surréalisme, par exemple, qui donnait sens à ses activités artistiques par une révolte contre la société, est récupéré comme un phénomène de mode, dans les vitrines des grands magasins, dans la haute couture ou les spots télévisuels. « Le surréalisme, qui se voulait éternel éveilleur des consciences, fait partie des anesthésiants. Il est instillé à haute dose dans le tissu culturel pour bien montrer que toutes les catégories artistiques et littéraires sont désormais mithridatisées et redemandent encore et toujours ce sérum de jouvence. »110 Le philosophe Rolland Barthes en fera le fils conducteur de son essai Système de la mode. Cependant, « sans les surréalistes, leur violence, leur talent, leur imagination, leurs bagarres politiques, nous ne serions pas ce que nous sommes et nous ne saurions pas ce que nous devons être. », écrit Jean-Jacques Brochier. Sans les surréalistes on n’aurait peut-être jamais aperçu sur les murs en mai 68 des phrases telles que « Prenez vos désirs pour des réalités ». Si radicales que soient ses aspirations, Artaud n’échappe pas à cette règle. S’il n’a pas eu le retentissement d’un Che Guevara, après sa mort, des courants se sont emparés de lui, 110
JANOVER (Louis) : Le Surréalisme de jadis à naguère.
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de son œuvre, les parant de toutes sortes de travestissements. En son honneur et en son nom, sont nés ateliers, clubs, lycées, théâtres, bibliothèques municipales… Musiciens, danseurs, hippies, peintres, poètes, minorités politiques, gens de théâtre, cinéastes, psychiatres, groupes homosexuels, pour des raisons souvent très diverses et distinctes s’intéresseront à Artaud et se l’approprieront. D’où ce cri d’Adrian Miatley : « On est en train, mon Antonin de vous utiliser, mon Artaud. Ne vous laissez pas faire comme cela. Ne laissez pas bâtir une église Sur vos os humains. »111 Depuis sa disparition, d’innombrables articles, ouvrages, thèses ont paru. On a installé Artaud dans les programmes universitaires, mais aussi dans les lycées et collèges où l’on commente ses premiers poèmes. Certains mouvements antipsychiatriques, qui défendent la thèse de la folie comme révolte légitime contre un système oppresseur, en ont fait leur maître à penser. Après la publication chez Gallimard, à la fin des années soixante, du Théâtre et son double dans les œuvres complètes, il deviendra un des pères fondateurs, rénovateurs et inspirateurs du théâtre. D’importantes personnalités de ce milieu, comme Peter Brook, qui déclare « Nous sommes tous les enfants d’Artaud », ou les protagonistes du Living Theater, revendiquent leur filiation avec lui112. « Les ‘‘grands héritiers’’ avaient joué en somme un rôle de relais, d’agents de répercussion. Quiconque se réclamait de Grotowski ou de Brook était réputé par là-même prendre place dans la descendance 111
MIATLEV (Adrian) : « Des hommes répondent », La Tour de Feu, n° 63-64. 112 Peter Brook, en 1964, a lancé en marge des projets de la Royal Shakespeare Company un programme de recherche expérimental intitulé « Le théâtre de la Cruauté ». Le Living Theater, dans son aspiration à abattre les frontières et à détruire les cloisons, s’appuie sue les théories d’Artaud.
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d’Artaud : un petit fils, en quelque sorte, ou un arrièreneveu. »113 Chacun y trouve sa vérité. Même si on ne l’a pas forcément lu, Artaud devient un symbole. Voyageur, chercheur de paradis perdus, toxicomane, victime du corps psychiatrique, errant, philosophe, poète surréaliste et avant tout homme révolté, il ne pouvait pas laisser indifférent. Dans les années soixante, on fait de son œuvre toutes sortes de lectures, freudienne, structuraliste, mystique, anarchiste, marxiste et même maoïste… On trouve des références à lui dans les endroits les plus inattendus, des tags sur les murs de la Sorbonne au roman érotique d’Emmanuel Arsan, Emmanuelle, qui prend pour exergue une citation d’Artaud. « Victime d’une de ces illusions engendrées par ce qu’on appelle l’esprit d’époque ? Car, dans les années 1970 Antonin Artaud ou plutôt sa ‘‘figure’’ – on le citait beaucoup plus qu’on ne le lisait vraiment, se situait un peu à la croisée de tous les chemins d’une génération insatisfaite, rêvant d’art total, de liberté et de ‘‘révolution’’. C’était l’intercesseur idéal, presque universel. »114 Paule Thévenin, dans Ce désespéré qui vous parle, dénonce ce tapage autour d’Artaud. Cependant la question de l’appartenance intellectuelle n’est pas simple lorsqu’il s’agit d’Artaud. Si elle, comme d’autres chercheurs, critique l’admiration « frénétique », « mysticopsychédélique » des mouvements beatniks ou, ces derniers à leur tour, percevant Artaud comme un père spirituel, reprocheront à ces intellectuels d’avoir dénaturé son œuvre et de n’y avoir rien compris. La répulsion d’Artaud pour les universitaires incitera des personnalités comme Derrida, 113
VIRMAUX (Alain et Odette) : Artaud, un bilan critique. BOLLON (Patrice) : « Des diamants dans la cendre », Le Figaro 16 septembre 2004. 114
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Blanchot, Sollers à affirmer, pour justifier leur propos, faire une approche anti-universitaire de l’œuvre. « Le dernier assassinat en date dépasse toute mesure : Breton et Artaud sont entrés à l’Université ! (…) Ici l’on crie à Breton, on hurle à Artaud : ‘‘réveillez-vous : ils n’ont rien compris’’ …à moins qu’ils ne soient de fieffés hypocrites…»115 Et ce n’est pas le moindre paradoxe de la manière dont nous avons abordé Artaud : est-ce une trahison plus ? Certainement ! « Le travail fait est irréversible, il voue par avance à l’échec toutes les tentatives plus ou moins confusionnistes de récupération petite-bourgeoise, la dernière en date étant la récupération universitaire (il y aurait un nombre incalculable de thèses inscrites à la Sorbonne sur le nom d’Artaud). Cette tentative de réduction : vouloir faire passer dans le laminoir de la culture classique une œuvre qui en est précisément la négation, est un réflexe d’auto-défense, de ‘‘conservation’’. »116 Et Artaud aujourd’hui ? Il suffit de sortir dans les rues. On retrouve encore sur un mur de Montreuil, en banlieue parisienne, « Là où ça sent la merde, ça sent l’être », phrase qui ouvre La recherche de la fécalité, une des lectures de Pour en finir avec le jugement de dieu. En Grèce dans le quartier anarchiste Exàrcheia un immense Graffiti du visage d’Artaud décore un immeuble. L’album Artaud du guitariste-compositeur Luis Alberto Spinetta est considéré selon Wikipédia comme le « plus grand album argentin de rock de tous les temps. » Serge 115
BOURLOIS (P-J) : « Le dernier scandale du surréalisme », Vision sur les arts, n° 71, 1971. 116 THÉVENIN (Paule) : « Artaud dans légende », Le Nouvel Observateur, 19 avril 1971.
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Gainsbourg aussi rend hommage à Artaud dans sa chanson Hmm Hmm Hmm Hmm : « Celui-là pour l’égaler, faut s’lever tôt. J’veux parler d’Antonin Artaud. Ouais le génie, ça démarre tôt. Mais il y a des fois, ça rend marteau. » Dans un article de la Nouvelle Revue Française, l’essayiste Thomas Ravier en 2003 compare l’écriture du rappeur Booba à celle d’Antonin Artaud. L’essayiste et universitaire Alexandre Chirat en rajoute une couche en qualifiant Booba « digne héritier d’Artaud et Michaux ». Dans une interview sur Europe 1 datant du 2 octobre 2020 le rappeur Joey Starr se souviendra : « On prenait des opioïdes, des trucs comme ça, et on allait embrasser le cul de Dieu comme dirait Artaud (…) Je lisais Artaud avec Arthaud (Florence), donc forcément ça grince. » Marilyn Manson inspiré de l’Héliogabale d’Artaud, consacre un album entier en 2015 au poète : The Pale Emperor. « C’est en retombant sur le livre Héliogabale où l’anarchiste couronné, offert par mon meilleur ami Johnny Depp en 2000, que le titre de l’album m’est venu. Le jour où j’ai enregistré Méphistophélès of Los Angeles j’ai su qu’Héliogabale allait devenir le héros de mon nouveau disque. »117 En 2019, Werner Herzog et Patti Smith vont mettre en musique des textes d’Artaud dans The Peyotl Dance. Et des marqués d’Artaud, il y en a partout. Même là où je m’y attendais le moins. Le fils de Bernard Henry Lévy (l’avocat Antonin Levy) doit son prénom à Antonin Artaud118. En 2021, Justine Levy (la fille de l’écrivain) dans 117
Propos de Marilyn Masson dans une interview réalisée par Xavier Frère (09/02/2015) 118 in : Le Monde, 20 novembre 2021. Dans un article publié dans Le Point le 29 aout 2019, Bernard Henri Levy écrit : « C’était en 1969, au Mexique, où j’étais parti sur les traces d’Antonin Artaud, mon maitre à vivre et penser d’alors, qui était luimême venu, trente-trois ans plus tôt, à la rencontre des Tarahumaras,
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son roman Son fils, imagine le journal intime de la mère d’Artaud. À Hollywood, Johnny Depp reste encore aujourd’hui un des plus grands admirateurs et collectionneurs des œuvres d’Artaud. Et puis il y a aussi ceux qui sont devenus fada à cause d’Artaud. Les victimes d’Artaud. Les obsessionnels d’Artaud. Les suicidés d’Artaud. Les désespérés qui ont sauté sans parachute dans le monde ténébreux d’Artaud. « Modernité d’Artaud ? Faux débat ! Il demeurera puissant et vivace tant qu’il y aura une jeunesse et des âmes révoltées, c’est-à-dire, espérons-le, de tout le temps. » – conclut François Audouy dans son ouvrage Antonin Artaud le sur - vivant. Comment s’est constitué le mythe La vie et l’écriture d’Artaud ne sont certainement ni banales ni sans intérêt. Ce ne sont cependant pas seulement les phrases retentissantes dont ces écrits sont remplis et l’incontestable souffrance qu’il a connue qui peuvent expliquer sa grande renommée. Une fois mort, Artaud passionne, la presse tient des propos élogieux à son égard, certains de ses défenseurs affichent une admiration exacerbée et les témoignages sur sa personne falsifient parfois les faits réels. Un mythe Artaud naît, dont les causes sont très diverses. Si Artaud n’a pas toujours été apprécié de son vivant, son personnage, son caractère imprévisible et indépendant, son style très cru faisaient déjà grande impression. Dans les milieux intellectuels, même ceux qui ne l’avait jamais lu ou ces très anciens Indiens, héritiers d’une culture mystérieuse et terrible, qui lui semblaient dépositaires d’une expérience de l’Absolu partout ailleurs oubliée. »
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rencontré avait entendu parler de ses voyages, de ses excentricités et de ses scandales. Artaud divise, inspire des sentiments contradictoires, choque, dérange au point où tout ce qui est scandaleux non conventionnel et incompréhensible progressivement fait penser à lui. Par exemple, en Espagne, le poète catalan Carlo Barral a été inculpé de blasphème et attaque contre la religion pour avoir simplement édité dans son pays Les Tarahumaras. Une série de hasards et de circonstances qui a contribué à l’élaboration du mythe de poète maudit. N’est-ce pas sa maladie de nerfs, le refus de Jacques Rivière de publier ses premiers poèmes et son exclusion du surréalisme qui l’avait distingué des autres membres du mouvement ? Quand Breton, qui s’était réfugié aux États-Unis durant la guerre, rentre en France, Artaud, qui vient juste d’être libéré des asiles où lui a passé la guerre, impose aux yeux de ses contemporains un rapprochement inévitable avec un rescapé des camps de concentration119. Artaud n’est pas un simple écrivain, son incontestable souffrance devient presque un symbole et sa parole un témoignage. S’il n’avait pas échoué au bon moment dans ses projets, c’est-à-dire s’il avait réussi au théâtre120, si ses conférences s’étaient bien déroulées ou encore si son émission radiophonique Pour en finir avec le jugement de dieu n’avait pas été interdite, il n’aurait peut-être pas eu le même
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Isidore Isou, par exemple, par admiration pour le personnage d’Artaud et pour régler des comptes avec le Dr Ferdière dont il avait été lui-même le patient, n’hésite pas à comparer le médecin aux bourreaux nazis et les conditions d’existence du Mômo à l’asile à celle des camps de concentration. 120 Marie-Ange Malausséna, la sœur d’Artaud, souligne que c’est à cause du scandale du Songe qu’il n’a pas fait carrière au théâtre. Cet échec et celui des Cenci l’ont incité à partir au Mexique.
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destin ni la même renommée.121 Ne pouvant pas aboutir à un modèle concret, classifiable, ses idées deviennent adaptables par différents courants, aussi contradictoires soient-ils. Artaud n’a pas de statut défini. Il peut être acteur, scénographe, peintre, auteur, critique d’art, ethnologue, metteur en scène, théoricien, philosophe, poète, prophète, dans l’esprit de ceux qui le récupèrent. Artaud mort ne dérange plus. Il nous arrange tous. Chacun peut, pour toutes sortes de raisons, s’intéresser et recevoir quelque chose de son œuvre. En tant que penseur, le Momo ne propose pas une méthode mais des voies, des directions et d’autres possibilités de perception. Ce qui fait la force de son écriture libre de toutes conventions, c’est que chacun peut en faire une lecture personnelle, suivant ses aspirations et ses besoins. Intemporels, idéalistes et irréalisables, ses écrits répondent aux demandes et aux valeurs de toutes les époques. Après sa mort, les querelles autour de sa mémoire vont alimenter le mythe.122 Il échauffe les esprits et alimente un climat de fièvre qui, au fil des années, s’accentuera. Une « affaire Artaud » naît autour de la propriété de son œuvre et ne s’arrêtera pas, puisqu’elle est encore de mise aujourd’hui123. Si de son vivant ses propos ont pu être controversés et lui-même a pu être perçu comme un arriviste qui cherchait 121
Le débat qui suit cette interdiction, motivée par la grossièreté des propos, dépasse largement Artaud, devenant un débat sur le droit à la liberté de parole. 122 La Société des amis d’Antonin Artaud, fondée par Marie-Ange Malausséna, s’oppose à l’Association des amis de l’œuvre d’Antonin Artaud, qui regroupe des intellectuels et amis du poète. Parallèlement pour des raisons diverses, amis et familles critiqueront le docteur Ferdière, qui à son tour les attaquera. 123 La parution de L’Affaire Artaud (2009) ouvrage de Florence de Mèredieu, a réactivé la polémique.
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par tous les moyens à faire parler de lui, une fois mort, arrivent les éloges. Des propos qui à leur tour seront repris, alimentant des clichés. Le numéro spécial de la revue La Tour de feu nous en offre un exemple. Paule Thévenin parle d’une langue « des siècles et des siècles », Florence Loeb écrit : « Il est l’homme le plus beau, l’homme le plus vrai, l’homme le plus généreux, l’homme le moins homme. »124 Et Pierre Minet : « Mourir, pour un voyant de cette espèce, perdre enfin ses propres traces, était impossible (…). Nous n’avons pas ses dimensions (…) Nous sommes les Lilliputiens de ce Gulliver halluciné qui poursuit aujourd’hui ses voyages. »125 La représentation d’Artaud comme un devin ou une incarnation de la révolte dans sa dimension la plus pure existe encore aujourd’hui. Gérard Mordillat, dans une interview plus récente partagera les propos suivants : « Antonin Artaud est à l’image du monde d’aujourd’hui, ou plutôt le monde d’aujourd’hui est à l’image d’Artaud : explosif et fracassant. (…) Artaud ne cherche jamais à comprendre un attentat à Jérusalem, une fusillade à Bogotá, un massacre au Cambodge…Il est en lui-même attentat à Jérusalem, fusillade à Bogotá, massacre au Cambodge. Artaud c’est la guerre à la lettre ; pas l’anecdote guerrière, la guerre en soi, ontologiquement. »126 Même ceux qui critiquent Artaud alimentent sa renommée. Les emportements violents du peintre Frédéric Delanglade, qui réclame « qu’on nous laisse en paix avec Artaud », montrent combien le poète l’a marqué et relance certaines polémiques : « Pour en finir avec Artaud, sachez 124
« Des Hommes répondent », La Tour de Feu, n° 63-64. Idem 126 MORDILLAT (Gérard) : « Artaud mauvais sujet », Magazine littéraire, n° 434. 125
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que la littérature des aliénés comporte des œuvres beaucoup plus poétiques que celles d’Artaud, à qui je reproche de n’avoir pas eu un talent – ne parlons pas de génie – à la hauteur de l’aventure exceptionnellement heureuse qu’il a pu avoir dès que son sort fut confié au Dr Ferdière. »127 Et Adrian Miatlev parle d’un « emmerdeur mal enterré », d’un « sale comédien vide, débile simulant la vraie folie et d’autant plus misérable ».128 Mais celui qui alimenta le plus ce mythe est incontestablement Artaud lui-même. Modifiant son identité, se déclarant Jésus ou Saint-Patrick, affirmant être venu sur terre pour réaliser une mission fondamentale pour l’humanité et classant les différentes époques de sa vie comme des événements d’une haute signification symbolique129, il a été le premier à se définir comme un être hors du commun. Ne signe-t-il pas Les Nouvelles Révélations de l’être ‘‘Le révélé’’. « On est en train de nous fabriquer, pour les besoins de cette idolâtrie intellectuelle, un faux Artaud. Mais le vrai ne s’est-il pas lui-même faussé. »130 « Que les poètes morts laissent la place aux autres. » (IV, 76)
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In La Tour de Feu, n° 63-64. Idem 129 Il insiste sur l’importance du 4, symbole abject de la croix, dans sa vie : né un 4 septembre 1896 (multiples de 4), 4 rue du Jardin des Plantes, au 4e étage, à 8 heures du matin, baptisé le 8… Nous pourrions compléter en rappelant qu’il est mort le 4 mars 1948 et qu’il sera enterré civilement le 8 du même mois. 130 POULET (Robert) : Aveux spontanés, Plon. 128
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Dépasser les livres Pouvons-nous lire Artaud sans tenir compte du contexte idéologique dans lequel son mythe s’est construit ? Certainement pas ! La façon dont sa révolte se manifeste n’est pas due seulement à sa propre personnalité mais aussi à l’époque où il a vécu. De la même manière que le surréalisme dans son évolution s’est largement inspiré d’Artaud, celui-ci doit également quelque part son succès à ce groupe aussi bien pour sa renommée, que pour sa pensée et pour ses comportements. S’il aspire alors à une destruction de tous les systèmes de pensée – la révolution de l’esprit –, cela n’implique pas qu’il n’est pas influencé par les courants et les mouvements de son temps. Artaud n’est pas toujours l’inventeur de ses idées. Sa volonté même de se libérer de toute influence est une des aspirations de sa génération. À son époque, ce n’est pas « la beauté du verbe » qui importe, mais le fait de marquer les esprits et de susciter de violentes réactions. Ce qui mène à une forme d’écriture qui dévalorise tout esthétisme et met en cause sa propre raison d’être. Par exemple, le Second Manifeste surréaliste d’André Breton est rempli de diatribes, d’accusations, de constats d’échec et de règlements de comptes personnels. Les onomatopées d’Artaud ne ressemblent-elles pas aussi à certains des premiers écrits de Tzara ? Citons juste un poème de Tristan Tzara : « Le sel se groupe en constellation d’oiseaux sur la tumeur de ouate dans ses poumons les astéries et les punaises se balancent les microbes se cristallisent en palmiers de muscles balançoires bonjour sans cigarette tzantzantza ganga bouzdouc zdouc nfounfa mbaah nfounfa. » Les idées présentes dans les manifestes du Théâtre Alfred Jarry ou du Théâtre de la Cruauté ne sont pas toutes des créations d’Artaud, certaines avaient déjà été présentées 136
par des théoriciens et metteurs en scène, Craig, Appia, Dullin, Baty, Poe, Meyerhold ou Copeau… Mais à la différence de tous ces gens, ses idées, Artaud a voulu les pousser jusqu’au bout, les vivre, et il en a payé le prix. Quand André Breton et ses amis s’inscrivent au Parti communiste ou organisent des expositions dans des galeries d’art, Artaud, que ce soit en Irlande ou dans les asiles, tente d’ériger « son surréalisme » non pas simplement dans des livres ou des tableaux mais dans sa propre existence. Il s’agit d’une philosophie incarnée et sa révolte n’est pas seulement omniprésente dans son œuvre mais aussi et surtout dans son quotidien. Qu’Artaud ait réellement souffert durant son vivant, cela personne ne peut le contester. Mais est-il le seul ? Si la sincère et poétique révolte d’Artaud continue encore à nous atteindre, alors qu’il a disparu depuis plus de soixante-dix ans, a-t-elle encore une légitimité ? Et si oui est-ce vraiment ce qu’aurait voulu Artaud ? « Car je ne suis pas un poète qui dégage ses plaintes dans un livre, et puis quand il sera mort on les recueillera, on s’en servira comme d’un tremplin de révolte qui ne dépassera pas les pages d’un futur bouquin. »131 La vraie question ne doit pas être : comment lire Artaud aujourd’hui ? mais : faut-il continuer à le lire ? Si on ne fait que le lire sans entamer une révolution de l’esprit, avonsnous réellement besoin de lui ? Ne serait-il pas enfin temps, de ces temps de récupération, d’en finir avec lui et bien l’enterrer, au profit de nouveaux horizons. « Alors, alors une fois de plus un papier de toi, Artaud, et pourquoi n’astu pas encore débarrassé le plancher depuis le temps qu’on te fait signe de t’en aller. Place aux jeunes, aux nouveaux venus, à ceux qui n’ont plus rien à dire mais qui sont là. »132 131 132
ARTAUD (Antonin) : Histoire vécue d’Artaud-Mômo. ARTAUD (Antonin) : Suppôts et suppliciations.
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Cet ouvrage remémore les relations tumultueuses d’Artaud avec le mouvement surréaliste. Retraçant l’histoire du surréalisme des origines, nous tenterons d’analyser le contexte historique et idéologique dans lequel Artaud a progressivement construit sa propre conception de la révolution de l’esprit. Antonin Artaud se détournant de la position des surréalistes qui adhèrent en 1927 au Parti communiste devient le porte-parole d’une autre vision de révolution beaucoup plus existentielle.
Ilios Chailly est titulaire d’un doctorat sur la notion de révolte dans l’œuvre d’Antonin Artaud et auteur des essais : Antonin Artaud ou l’anarchiste courroucé (Les Éditions Libertaire 2018), The Bachall Isu ou la canne de Saint-Artaud (2020), Héliogabale ou l’alchimiste couronné (2021). L’auteur prépare un autre ouvrage sur Artaud et ses écrits sur le théâtre.
Illustration de couverture : Artaud écorché, 2020. Encre noire sur papier à grains. Extrait de la dernière page du carnet d’Antonin Artaud, avant sa mort en mars 1948. 29,7 x 42 cm, Paris. © Chiron Centaure, 2020.
15,50 €
ISBN : 978-2-343-25608-5
Ilios Chailly
Ilios Chailly
Le surréalisme et la fin de l’ère Artaud Le surréalisme et la fin de l’ère Artaud
Le surréalisme et la fin de l’ère Artaud
Préface de Patrick Schindler