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French Pages 162 [163] Year 2021
La Critique de la raison impure rapproche deux auteurs, deux œuvres, a priori inconciliables : Le Banquet de Platon et Pour en finir avec le jugement de dieu d’Antonin Artaud. On ne peut bien sûr pas savoir si Platon a vraiment douté de ses propres thèses, mais il a probablement eu conscience de l’impasse de la métaphysique, du peu de consistance de la connaissance contemplative au regard de l’évidence des « faits construits » de la connaissance opératoire qui, au lieu de constituer le réel comme sujet absolu, l’appréhende comme objet. Pour sa part, Antonin Artaud ne semble pas avoir douté des siennes, ne saisissant jamais le réel qu’en le reconstruisant, qu’en le recomposant, par la manipulation de quelques prélèvements soigneusement choisis. C’est sur cette base qu’il était possible de réunir Platon et Antonin Artaud, et aussi avec la thématique du scandale : s’il est camouflé, dans Le Banquet, par l’aspect anecdotique et quelque peu bouffon de l’intervention d’Alcibiade, avec ce subterfuge Platon n’affichait pas moins de défiance envers « dieu » qu’Antonin Artaud dans son émission radiophonique interdite d’antenne en 1948.
Gérard Pelé est Professeur émérite des Universités. Son parcours d’enseignantchercheur, depuis 1985 à Paris 1 puis à partir de 1998 à l’ENS Louis-Lumière, l’a conduit de l’esthétique dite « expérimentale » aux théories critiques de la culture.
Illustration de couverture : Autoportrait, Gérard Pelé, 1996. ISBN : 978-2-343-22566-1
17,50 €
Gérard Pelé DÉBATS
CRITIQUE DE LA RAISON IMPURE Platon et Artaud
Platon et Artaud
Platon et Artaud
Gérard Pelé
CRITIQUE DE LA RAISON IMPURE
CRITIQUE DE LA RAISON IMPURE
OUVERTURE
PHILOSOPHIQUE DÉBATS
Critique de la raison impure Platon et Artaud
Collection « Ouverture philosophique » Série « Débats » dirigée par Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot Une collection d’ouvrages qui se propose d’accueillir des travaux originaux sans exclusive d’écoles ou de thématiques. Il s’agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions, qu’elles soient le fait de philosophes « professionnels » ou non. On n’y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu’habite la passion de penser, qu’ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes astronomiques. La série « Débats » réunit des ouvrages dont le questionnement et les thématiques participent des discussions actuelles au sujet de problèmes éthiques, politiques ou épistémologiques. Déjà parus Christian CAVAILLE, Façons du vivre et façons du réel en question, 2021. Yvon CORAIN, La logique de l’antagonisme de Lupasco. Révision et conséquences en sciences humaines, 2021. Alan KLEDEN, La genèse des valeurs, 2020. Claude Stéphane PERRIN, Concepts de l’amour, 2020. Gérard-Yves LECLERC, Histoire philosophique et politique du sacré. La violence et le sacré des autres, 2020. José COHEN-AKNINE, Des altérations réciproques de la conscience et de la réalité. Renaissance de la métaphysique, 2020. Vincent Davy KACOU, Paul Ricoeur, Pour une poétique d’éthique politique en Afrique, 2020. Samuel MONTPLAISIR, La croyance et ses horizons normatifs, 2020. Jean-Marc ROUVIERE, Au-devant de soi. Esquisses vers une philosophie de l’anticipation, 2019.
Gérard Pelé
CRITIQUE DE LA RAISON IMPURE Platon et Artaud
Du même auteur
Le festin de l’ange, Paris, Éditions L’Harmattan, 1999. Art, informatique et mimétisme, Paris, Éditions L’Harmattan, 2002. Inesthétiques musicales au XXe siècle, Paris, Éditions L’Harmattan, 2007. Études sur la perception auditive, Éditions L’Harmattan, 2012. Amouriner, Sampzon, Éditions Delatour, 2012. Autour de l’esthétique expérimentale, Éditions L’Harmattan, 2020.
© L’Harmattan, 2021 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-22566-1 EAN : 9782343225661
À François J. Bonnet dont le décapant « préliminaire » à la musique m’a rassuré sur mes bizarreries
Trouble dans le banquet Il y a un lieu commun qui consiste à désigner la Grèce antique comme étant le foyer de la civilisation occidentale et ses philosophes comme ceux qui ont posé les bases d’un édifice sur lequel ladite civilisation repose encore en grande partie. Nombre de philosophes de diverses écoles jalonnent cette période qui commence au septième siècle av. J.-C. et s’achève plus ou moins au début du premier millénaire de notre ère avec l’émergence de l’empire romain. Dans un souci de périodisation, les historiens distinguent souvent une première phase, celle des présocratiques, puis une seconde, celle des « classiques », et enfin une phase au cours de laquelle se développent les structures permettant la transmission des enseignements des différentes écoles. Tout cela a engendré un grand corpus de textes qui ont été largement traduits et commentés à de nombreuses reprises, si bien qu’il serait tout à fait possible de s’en tenir, dans cette énorme masse de documents, à ceux qui sont considérés comme les plus achevés au sein de la communauté universitaire. Il y a néanmoins une raison qui pousse les universitaires à en proposer leurs propres commentaires, leurs propres lectures : « Les enseignants-chercheurs participent à l’élaboration, par leur recherche, et assurent la transmission, par leur enseignement, des connaissances au titre de la formation initiale et continue1… » Et 1 Décret n° 84-431 du 6 juin 1984 fixant les dispositions statutaires communes applicables aux enseignants-chercheurs et portant statut particulier du corps des
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ce qui va de soi pour des textes relativement peu connus vaut tout autant pour les plus célèbres. Le Banquet1 fait justement partie de ces classiques, notamment parce que Platon a été celui qui nous a transmis la pensée de Socrate. Une autre raison, qui ne tient à aucun statut, peut être trouvée dans un ouvrage de Gaston Bachelard2 dans lequel il distingue la rêverie du rêve en évoquant un « cogito » de la rêverie, oscillant entre les ténèbres du sommeil et la claire conscience, susceptible de produire des réflexions originales sans contradiction avec « l’esprit scientifique » qui anime une part tout aussi importante de son œuvre où il dénonce « l’endosmose abusive de l’assertorique dans l’apodictique ». Chacun peut donc se livrer à l’exercice d’une lecture « autre » du Banquet et la faire partager, s’il le souhaite ou s’il en a l’opportunité. Cela ne constituera jamais qu’une « variation », comme en musique, et ce d’autant plus que nous avons tous constaté qu’en relisant un texte que nous pensions pourtant bien connaître il nous livre chaque fois des aspects différents. Et puis, s’il fallait encore un argument, il suffirait d’évoquer le plaisir de la digression qui se trouve justement engagé dans cette rêverie. Dès qu’il ne s’agit plus de dissertation ni de démonstration, ni surtout de thèse ou de théorie, tous les chemins de traverse peuvent être empruntés. Dans cette période dite « classique » de la Grèce antique, Platon (circa 428-348 av. J.-C.) était en effet un philosophe, influencé par Héraclite, Parménide, par certains sophistes, mais surtout par Socrate dont il fut le disciple à vingt ans alors que ce dernier en avait plus de soixante. Le Banquet est un texte qui aurait été rédigé en 385 av. J.-C. ou l’année suivante d’après Émile Chambry, l’un de ses traducteurs modernes. Parfois aussi désigné sous le nom de Discours sur l’amour, c’est en effet une suite de dissertations censées avoir été tenues au banquet donné par le poète Agathon, professeurs des universités et du corps des maîtres de conférences. Titre 1er : Dispositions communes (Articles 3 à 20-4) - chapitre 1er - Article 3 - Version à la date du 19 11 2020. 1 C’est la traduction admise du grec Tò sumpósion qui désignait une réception ou une fête mondaine. 2 Voir : Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, 1960.
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quand il remporta le prix au concours de tragédie avec son premier ouvrage, vers 416 av. J.-C. Platon qui n’avait pas assisté à cette fête en aurait recueilli le récit de la bouche d’Apollodore à qui Aristodème, un autre disciple de Socrate qui comme ce dernier faisait partie des convives, l’aurait confié, et certains détails lui auraient été rapportés par Socrate lui-même. Pour accréditer l’idée qu’il relate un fait historique, Platon utilise la forme dialoguée, ce qui confère à son texte un aspect quasi-naturaliste, plaisant, pittoresque, qui retient l’attention, ce dispositif lui permettant en outre d’exposer sa doctrine sans s’exposer directement. On s’intéresse ici principalement au fragment 210E-211B du Banquet, dans lequel Platon désigne les six étapes qui conduisent graduellement à la connaissance de la beauté en soi, qu’il a préalablement définie sans un style apophatique – disant ce qu’elle n’est pas – d’où dérivera la théologie négative.
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Mélange des genres Dans Le Banquet, six orateurs se succèdent pour faire l’éloge de l’Amour – avec un grand A pour signifier qu’il s’agit du dieu Amour, ou Éros : Phèdre (disciple de Socrate), Pausanias (amant d’Agathon), Éryximaque (un « savant »), Aristophane (un poète), Agathon (poète et homme du monde), Socrate qui rapporte le propos de Diotime, une femme de Mantinée, « savante en tout ce qui touche à l’amour ». Alcibiade (beau, riche, amoureux de Socrate) qui n’a pas été invité par Agathon arrivera à la fin de cette première partie. Il faut déjà noter qu’en majorité ces convives étaient des aristocrates, ayant maisons et serviteurs, exerçant parfois quelque responsabilité dans la « cité » mais n’ayant aucune nécessité de travailler pour vivre, ce qui était également le cas de Platon qui, après avoir suivi l’enseignement des sophistes, les rejeta violemment, non que leur éloquence lui parût inutile, mais surtout parce que c’était l’instrument d’un « art appliqué », d’une profession de subsistance qui, comme telle, détournait de la vérité et était par conséquent incapable d’y atteindre. Ce thème du « désintéressement » dans la quête de la connaissance comme dans l’exercice d’un art parcourt toute leur histoire, de l’Antiquité jusqu’à la période moderne. Par exemple, George Maciunas, initiateur du groupe Fluxus, écrit une lettre à Thomas Schmit : « Les buts de Fluxus sont sociaux (et non esthétiques). Ils sont proches (idéologiquement) des buts du groupe LEF – en 1929 en U.R.S.S. – et visent à l’élimination progressive des Beaux Arts (musique, théâtre, poésie prose, peinture, sculpture, etc., etc.). Cela suscite le souhait de voir se diriger le gaspillage des matériaux et des capacités humaines vers des buts sociaux constructifs […] Ainsi Fluxus s’élève-t-il avec rigueur contre l’objet d’art en tant que marchandise sans fonction qui n’est destinée qu’à être vendue et à subvenir aux besoins de l’artiste. » La lettre qu’il adresse à Wolf Vostell en novembre 1964 n’est pas moins explicite : « En gros on peut dire que Fluxus s’oppose à l’art ou à la culture sérieuse et à ses institutions, à l’européanisme. Et aussi au professionnalisme de l’art,
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à l’art comme article commercial ou moyen de gagner sa vie. Et aussi à toute forme de l’art qui encourage l’ego de l’artiste1. » Il y a cependant quelque différence entre l’attitude de George Maciunas et celle de Platon. Si « l’élimination progressive des Beaux Arts » comme finalité peut rappeler la condamnation du poète que Platon prononçait dans La République, notamment en fustigeant son ego, il n’assignait pas pour autant au philosophe des « buts sociaux constructifs ». Sa vocation étant la recherche de la vérité, tout travail eût été une distraction, donc une perte de temps. La pratique de l’art par Aristophane ou Agathon, tous deux poètes, n’était admise qu’à titre transitoire et selon sa théorie de la réminiscence, c’est-à-dire comme anamnèse destinée à rendre sensibles des réalités intelligibles dissipées dans l’âme incarnée. Dans Le Banquet, Platon ne propose donc pas une théorie de l’art dont il se soucie fort peu d’établir les règles. Les discours qu’il rapporte à propos du dieu Amour lui permettent de défendre sa conception de la beauté associée au vrai et au bien, partant des beautés « d’ici-bas », celle des hommes ou de l’art, pour aboutir à un idéal de perfection qui n’est, en effet, constitutif que de la beauté absolue, ou divine. Si bien que l’art qui n’est jamais explicitement désigné comme théorie ou comme pratique dans son texte est partout affleurant, comme notion ou comme prénotion, dans les éloges d’Éros auquel est presque systématiquement associée l’idée de beauté. Il s’agit bien sûr de discours reconstitués, recomposés d’après les récits qu’il avait recueillis et selon les portraits des orateurs qu’on lui avait tracés, ou qu’il avait pu connaître, sachant néanmoins qu’il avait peut-être un souci du détail exact dont il pouvait considérer que c’était un garant de la vraisemblance, donc de la force de conviction de son propos. Ses activités de narrateur (par l’intermédiaire d’Apollodore et d’Aristodème), d’auteur et, finalement, de théoricien, créateur d’une doctrine, sont habilement 1 Ces lettres sont reproduites dans : Happenings, Fluxus, Pop Art, Nouveau Réalisme, Reinbek, Éd. Jürgen Becker et Wolf Vostell, 1965.
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déguisées sous la figure de l’historien qui rapporte des faits authentiques et, pour la théorie, par le subterfuge qui consiste à faire de Socrate le porte-parole de Diotime, une femme qui est supposée lui avoir servi de « maître » (ou de maîtresse), mais qui devient, dans Le Banquet, l’agent de Platon. Il parvient de cette manière à renverser les rôles du maître et du disciple : s’exprimant par l’entremise de Diotime, il devient virtuellement le maître de Socrate dont il est l’actuel disciple et, de plus, c’est sous la figure de la femme qu’il accomplit ce prodige. La plupart des commentateurs du « Banquet » ont su repérer la marque et la doctrine de Platon dans le discours de Diotime, mais sans vraiment en tirer la leçon : Platon, d’une certaine manière, s’adresse ainsi à Socrate en tant que femme et, bien plus, « meilleure connaisseuse des questions relatives à l’amour ». Ça ne veut pas dire que Platon aurait voulu être la femme de Socrate, qui, contrairement à Platon qui était célibataire, en « possédait » une, voire deux selon certains commentateurs, et aurait eu plusieurs enfants comme la plupart des gens de sa condition, mais que, en tant que « jeune personne » au moment où il l’a rencontré il était susceptible d’être enfanté au moins « selon l’esprit », et donc d’immortaliser Socrate en étant son amant… Et peut-être aussi que l’être complet qu’il estimait incarner, sans fausse modestie comme ses homologues, était supposé posséder cette dimension féminine. Cette dernière hypothèse pourrait donner à penser que Platon était un précurseur des études modernes sur le genre, en particulier celles qui tendent à faire de chaque individu une singularité irréductible au concept de sexe, qu’il soit biologiquement ou culturellement déterminé. Mais comme il n’était pas question de gender studies à son époque, cela ne pourrait être qu’une lecture rétrospective, certes permise comme rêverie, mais à condition de ne pas perdre de vue son contexte historique. Qu’il fût pédéraste ne fait guère de doute ; qu’il fût attiré par Socrate n’est pas impossible, bien qu’il n’y ait pas d’indice que ce fût « selon le corps ». Mais tout cela compte moins que le double renversement qu’il a introduit en faisant d’une femme son initiatrice sur la question de l’amour. La plupart des commenta-
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teurs de Platon ont été trop focalisés, soit sur l’anecdotique question de ses mœurs sexuelles, soit, surtout, sur les aspects transcendantaux de sa doctrine, pour repérer l’immanence dans sa pensée, c’est-à-dire ce par quoi elle adhère au réel : mise à l’écart de la notion de sexe qui ne trouve, jusqu’à aujourd’hui, de véritable résolution que dans l’infinitésimale différence ou dans le stéréotype ; mise à bas de la hiérarchie du maître et de son disciple au profit d’une anarchie des désirs réciproques par lesquels Platon s’immortalise aussi bien en Socrate que Socrate en Platon. Le jeune Platon immortalise Socrate, pour autant qu’il lui survit et transmet sa pensée à de plus jeunes, mais Socrate lui-même, qui n’a jamais écrit, n’est « transmissible » que dans la mesure où il a rencontré Platon et d’autres « jeunes gens ». Telle est la modernité de Platon : aucun être ne « s’individue » indépendamment des autres êtres, ni du milieu dans lequel il est immergé. Avec cette dernière remarque, et sachant que la pensée de Socrate ne nous est connue que par l’intermédiaire de ses disciples, il faudrait reconsidérer le statut du récit que Platon nous a livré. Ce ne serait plus une œuvre au sens convenu de cette notion, à savoir comme quelque chose susceptible de livrer sa « totalité » dans la transmission, mais une simple trace de l’œuvre véritable en quoi consistait, après celui de Socrate, « l’art de vivre » de Platon, uniquement accessible à ceux qui y étaient mêlés puisque son engendrement par l’esprit ou par le corps en était précisément le moteur. Ce genre d’œuvre précaire et jamais achevée ne se communique jamais, donc ne se transmet jamais, que d’individu à individu, chacun réitérant avec un autre individu l’expérience qui, littéralement, la ressuscite, intacte en vertu des données fondamentales de toute relation authentiquement « duale », c’est-à-dire symétrique, par et pour l’autre. Ceci étant, que Le Banquet ne soit qu’une trace de cette expérience ne le rend pas moins précieux, ne serait-ce qu’à titre de témoignage de la possibilité de cette configuration relationnelle. Par ailleurs, cette interprétation expliquerait, mieux qu’une prétendue aversion pour l’art, la méfiance de Platon au regard des « artistes ». Elle résonnerait par contre
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avec l’expérience qu’Ivan Illich rapporte dans l’un de ses ouvrages1, à savoir qu’à tout âge, il faudrait avoir le droit d’apprendre, et pas seulement d’apprendre quelque chose mais aussi d’apprendre à quelqu’un d’autre, autrement dit la possibilité d’un enseignement mutuel qui passerait en effet par un art de vivre partagé.
1 Voir : Ivan Illich, Une société sans école, Paris, Éditions du Seuil, 1971.
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L’implacable maïeutique Le dispositif narratif mis en place par Platon fait converger toute l’attention sur le discours de Socrate qui met un terme à toutes les interventions qui ont précédé en en détruisant l’argumentation. On pourrait presque dire que leur seul rôle est de le mettre en valeur par les incompatibilités et les contradictions évidentes qui s’y expriment, tandis que les circonstances de la fête et son décor pittoresque seraient destinés à donner au récit un air de vraisemblance. D’ailleurs, la plupart des interprètes de sa pensée ont cédé à cette attraction, en particulier dans la période médiévale où la référence au Banquet est uniquement représentée par le discours de Socrate, en particulier par le passage où il expose le « chemin de l’amour », c’est-à-dire les différentes étapes par lesquelles on peut accéder à la contemplation de la beauté absolue. Or en toute logique, Socrate aurait dû intervenir en dernier, résumer et conclure les « éloges de l’Amour » des précédents convives en rétablissant la pertinence d’une démarche rationnelle qui dénoncerait les idées fausses, qui établirait les conditions de possibilité d’une connaissance exacte et complète de l’Amour, qui se clôturerait par une pleine correspondance entre le langage et son objet. Mais Platon, une fois encore, a contrarié la forme convenue de la démonstration en faisant surgir à ce moment précis Alcibiade qui, en réinjectant du « sensible » dans la systématique des énonciations, a maintenu le jeu qui est la condition nécessaire de la pensée en acte, de la pensée vivante. De ce fait, on peut faire l’hypothèse que la philosophie de Platon n’a rien de dogmatique et qu’il prend soin de maintenir l’ouverture indispensable à tout « engendrement ». Ultime ruse pour se perpétuer ou authentique brèche ? Cela est indécidable, mais il ne faut pas exclure que Platon ait pu avoir l’intuition de l’exigence, pour toute théorie, d’être « falsifiable » (au sens de Karl Popper), ne pouvant de toute manière être vérifiée dans le cas de celle qu’il expose que dans l’expérience individuelle, c’est-à-dire en cessant précisément d’en être une.
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Ceci étant, Platon a bien identifié la méthode de Socrate, la maïeutique consistant en un questionnement et en un accompagnement des personnes auxquelles il s’adresse afin qu’elles expriment d’elles-mêmes les connaissances et les vérités qu’elles possèdent sans en avoir conscience. Ainsi, Socrate commence son discours en interrogeant Agathon : — L’Amour est-il l’amour de quelque chose ou de rien ? — De quelque chose assurément. — L’Amour désire-t-il ce qu’il aime ? — Oui. — Possède-t-on ce qu’on désire ? — Non. — Or tu dis que l’Amour aime et désire la beauté. Il en manque donc, et comme le beau est en même temps bon, il manque donc aussi de bonté ? — Il faut l’avouer.
Ayant mis à jour par ses questions les contradictions présentes dans les précédents exposés, à savoir principalement la confusion ou l’inversion entre l’objet aimé et le sujet aimant – tous ayant en effet plus ou moins situé l’Amour dans le sujet aimant, il en résulterait que l’amour qu’ils considèrent en leur possession n’est pas l’amour véritable, le dieu Amour ne pouvant pas être « en manque », contrairement à eux –, il rapporte la réponse de Diotime, « une femme de Mantinée » qui, selon lui, l’aurait initié à cette question. C’était bien sûr un premier rebondissement que l’on pourrait interpréter, selon les règles de toute narration, comme l’artifice au moyen duquel un lecteur peut être « tenu en haleine », ou réveillé de la torpeur qu’un récit sans aspérité et sans surprise provoque inévitablement, qu’il en connaisse ou non la fin. Or il semble bien, d’après les documents dont on dispose, que cette femme a réellement existé et il est probable que Platon répugnait à mettre en scène des personnages fictifs dans ses « dialogues ». Ce qui est moins sûr, c’est que Socrate l’ait rencontrée, mais on ne peut pas plus l’exclure qu’on ne peut complètement écarter l’hypothèse d’une rencontre entre Platon et Diotime. Comme il n’y a pas de fiction qui ne contienne quelque parcelle de réalité, on peut mal-
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gré tout supposer que Platon les aura combinées dans une mise en abîme qui lui permettait de développer ses propres idées sur le sujet de l’Amour sans s’exposer en personne. Nonobstant, il ressort de l’enseignement de Diotime que : premièrement, l’Amour est un « être » intermédiaire entre les dieux et les hommes, appelé parfois « démon », réglant les rapports entre eux, ce qui implique en effet que l’Amour est l’objet aimé, ou du moins dans l’objet aimé, et non le sujet aimant ou dans le sujet aimant ; deuxièmement, si l’Amour est amour du beau et du bon, inséparablement, il ne peut se réaliser que dans la génération et l’enfantement dans le beau et le bon, et comme cette génération est « une finalité sans fin », le beau et le bon étant « sans limite », il ne peut se résoudre que par l’amour de l’immortalité, ce désir d’immortalité expliquant aussi bien la passion sexuelle, selon le corps, que la passion intellectuelle, selon l’esprit ; troisièmement, c’est un processus que l’on peut nommer « chemin de l’amour » qui élève l’homme par degrés à partir des beautés d’ici-bas jusqu’à la beauté absolue – aimer un beau corps, puis deux beaux corps, puis tous les beaux corps, puis les belles actions qui expriment les lois, puis les belles sciences, et enfin la beauté absolue, idéale, éternelle, de laquelle participent toutes les belles choses et par laquelle on accède à l’immortalité. Pour comprendre comment et pourquoi le beau et le bon sont considérés comme indissociables il faut se rappeler que dans le Phèdre, un texte antérieur au Banquet, Platon avait conçu la doctrine dite « des Idées et de la réminiscence » qui affirmait que, jadis, l’homme avait contemplé le monde des Idées avant que ses passions brutales ne le fassent chuter sur terre où il était, depuis lors, condamné à vivre et à mourir, mais qu’ayant conservé le souvenir de l’idée de la Beauté il restait capable de la reconnaître et de l’aimer dans les choses et les êtres rencontrés. Tous peuvent en effet se trouver plus ou moins affectés par la « puissance embellissante » de la Beauté qui est cause de tout ce qui est beau dans les choses, selon leurs diverses natures, comme de tout ce qui est bon dans les actes, quand ils sont opportuns.
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Comme avec la notion de « genre », on peut noter au passage une intuition remarquable de Platon sur le fonctionnement de la mémoire. Nous possédons en effet une « mémoire associative » qui partagerait certaines de ses propriétés avec un hologramme – qui est un hypomnématon, une technologie de la mémoire dans la terminologie de Bernard Stiegler – dont chaque parcelle contient l’information globale, seulement moins précise, ou « transformée », de l’image complète ou totale. Le fonctionnement de cette mémoire consisterait dans l’activation du souvenir complet à partir de l’un de ses fragments, et certains auteurs expliquent l’impression de « déjà-vu » (paramnésie ou cryptamnésie), voire le « coup de foudre amoureux », par un tel mécanisme associatif. Ainsi Platon concevait-il, comme les pythagoriciens, l’impression de « déjà-vu » comme le souvenir d’une vie antérieure – tandis que les stoïciens défendront plutôt l’idée de « l’éternel retour du même ». Pour Platon, nous serions donc en capacité de « reconnaître » la beauté dont nous avons le souvenir dans des choses ou des êtres qui seraient en mesure d’en présenter un fragment ou un reflet. Il faut cependant nuancer cette interprétation car, d’une part le fonctionnement réel de la mémoire est certainement plus complexe, en particulier parce que son étude a fait apparaître divers régimes et plusieurs mécanismes de rappel qui ne sont pas tous associatifs, et d’autre part l’hypothèse d’un souvenir de la beauté idéale inscrit dans notre mémoire supposerait une forme de transcendance que notre rationalité moderne peine à situer dans une hypothétique « vie antérieure ». Quoi qu’il en soit, Le Banquet complète la doctrine du Phèdre en expliquant que cette « inclination » et cet amour de la beauté procéderaient d’un désir d’immortalité qui nous ferait retrouver l’état de contemplation immobile, éternelle, qui fut celui de nos origines. Et pour tenter de contourner l’hypothèse de la « vie antérieure », les idées n’ont pas manqué, notamment celles de Baruch Spinoza et Arthur Schopenhauer. Ce dernier, par exemple, a transformé le « désir d’immortalité » en un simple mécanisme incrusté
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dans tout organisme vivant : « Entre les désirs et leurs réalisations s’écoule toute vie humaine1. » Le désir, pour Arthur Schopenhauer, est l’expression de la « volonté » et, avant tout, de la volonté de vivre qui est une volonté « aveugle », qu’elle provienne d’un Dieu platonicien ou d’une Nature spinozienne, s’appliquant indifféremment à tout le vivant et source de souffrance tant que ce désir n’est pas satisfait. Il estime en plus que les désirs intermédiaires et accessibles n’engendrent pas moins de souffrance, que ce soit avant qu’ils soient satisfaits ou après, la satiété entraînant l’ennui et la possession enlevant à toute chose son attrait… Autant dire tout le temps qui précède et succède une jouissance conçue sous un angle purement physiologique, c’est-à-dire comme une « décharge » instantanée et indéfinissable. Arthur Schopenhauer suppose alors qu’en révélant l’illusion de toute possession ces péripéties pourraient nous conduire sur une voie plus spirituelle. Mais par contre, il ne la conçoit pas comme le « chemin de l’amour » platonicien dont le plaisir et la joie ne sont jamais dissociés, mais comme un chemin de souffrance qui, à la fois s’impose par la « volonté universelle » et se dérobe car l’immortalité est inaccessible dans la réalité, sa quête n’ayant de fin qu’avec la mort. On ne peut pas vraiment dire qu’Arthur Schopenhauer était un optimiste. Mais il ne vivait pas à Athènes au siècle de Platon, et n’avait pas non plus son statut social. Néanmoins, la figure du philosophe qu’il décrivait, toujours suspendu entre ignorance et sagesse et tentant de l’approcher sa vie durant, n’était pas si différente de celle qui avait été dépeinte par Platon. Et il ne sera pas le seul à estimer que l’unique voie à suivre pour échapper à la volonté divine ou naturelle qui soumet l’homme comme une bête dans l’alternance douloureuse des désirs et de leurs satisfactions est celle de la connaissance. Il anticipait, par exemple, certaines 1 Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation [1818], Paris, F. Alcan, 1909, 1913, Livre IV, paragraphe 57.
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analyses de Theodor Adorno1 quand il identifiait « la connaissance pure, pure de tout vouloir, la jouissance du beau, le vrai plaisir artistique2 » comme étant les seules « échappées » aux désirs intermédiaires. On pourrait ainsi concevoir que Le Banquet ait inspiré Arthur Schopenhauer ou Theodor Adorno qui en auraient donné une version plus matérialiste, débarrassée de l’hypothèse transcendantale de l’originelle « contemplation des Idées », hypothèse remplacée par celle de la « volonté » pour l’un, ou par celle d’une « pulsion », du moins d’une tendance commune à notre « nature » et encouragée par une culture pervertie pour l’autre. Mais il serait imprudent de s’en tenir à cette rationalisation, toute rassurante qu’elle puisse être, car elle n’épuise pas les interstices du texte de Platon, qui sont autant de petites failles de sensibilité et de sensualité ouvertes et révélées notamment par l’arrivée et le propos d’Alcibiade. Grâce à ce « dérangement » de l’ordre convenu de toute démonstration philosophique, le postulat d’inséparabilité du beau, du bien et du vrai, restait une question ouverte, et « le chemin de l’amour », en ne se bornant pas à « la connaissance pure », et encore moins à « la jouissance purement spirituelle », n’excluait nullement les jouissances matérielles de l’art, et avant tout d’un « art de vivre » qui aurait privilégié les rencontres au détriment des fictions.
1 Voir : Le Caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute [1938]. 2 Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, op. cit.
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Corpus analysé On voit que le contexte du Banquet est très vaste et qu’il réfère aussi bien à ses commentateurs, explicitement ou non, qu’à ses sources, et cela vaudrait pour plusieurs fragments qui pourraient en être extraits. S’agissant, de plus, d’un texte qui ne nous est connu que par la médiation de nombreuses traductions et par des voies très différentes, notamment arabe, latine et, fragmentairement, grecque, il est impossible d’en établir une version exacte… Mais la comparaison de diverses interprétations peut permettre, en étudiant par quoi elles diffèrent et par quoi elles se ressemblent, de déceler quelques traits caractéristiques de la pensée et de l’œuvre de Platon – en tout cas ce qui a permis à sa pensée d’être transmise. Ceci dit, la recension de toute la documentation connue à ce jour occuperait bien plus qu’une vie d’homme et engendrerait un ouvrage si volumineux qu’une vie d’homme ne suffirait pas non plus à en épuiser la lecture. Il y a, cependant, trois moments dans lesquels Le Banquet se présente comme la source incontournable de la démarche spirituelle et, du même coup, esthétique : la période médiévale, avec les « Pères de l’Église », les « scolastiques », notamment Denys l’Aréopagite (vers 490), Ulrich Engelbert (1220-1277) ou Saint Thomas d’Aquin (1224/25-1274) ; la période « classique » avec, par exemple, Victor Cousin – Du vrai du beau et du bien [1854] ; la période moderne, philologique, qui, en tentant de restituer « objectivement » le texte original, fait apparaître une surprenante similitude et un croisement, par renversement symétrique du principe platonicien de l’art comme « matérialisation d’une idée » en « idéalisation de la matière », entre certaines pratiques artistiques d’époques très éloignées. Si on écarte la période « classique » qui n’en retient que des recettes, il reste la période médiévale qui ne craint pas de « copier » les sources qu’elle traduit et la période moderne qui « traduit » des copies. La comparaison est principalement fondée sur trois traductions du fragment 210E-211B du Banquet : la première est due à
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Ananda Coomaraswamy1, qui mentionne ce passage comme étant la source de Denys l’Aréopagite « pour le beau et la Beauté » dans les Noms Divins, lequel, à son tour, fait l’objet des commentaires d’Ulrich Engelbert et de saint Thomas d’Aquin – sans compter Saint Augustin (354-430) ou Marsile Ficin (1433-1499) –, donc une traduction à partir principalement des sources grecques et latines ; la seconde est une traduction « de référence » à partir du texte grec donné par les éditeurs de la collection Budé, due à Émile Chambry2 qui actualise le texte de Platon dans la langue et les mœurs de son époque ; la troisième est due à Luc Brisson3, également de source grecque, mais propose une lecture plus littérale, peut-être moins accordée à la « tradition platonicienne », avec certaines tournures de phrases inhabituelles ayant l’avantage de monter les inévitables hostilités de tout travail de traduction… Et la crudité du texte de Platon. 1 Ananda K. Coomaraswamy, La Théorie médiévale de la beauté, Éditions ARCHÈ / ÉDITAIT et LA NEF DE SALOMON, 1997, p. 25-26. L’hypothèse d’Ananda Coomaraswamy est que cette théorie ne connaît pas de frontières, et en particulier pas la partition entre Orient et Occident. Il traduit en fait les textes de Denys l’Aréopagite, d’Ulrich Engelbert et de Thomas d’Aquin, et il se trouve que, dans celui de Denys – un moine syrien qui, d’après certains spécialistes, aurait vécu vers 490 et serait l’auteur de traités chrétiens de théologie mystique, initialement en grec –, la source platonicienne apparaît clairement, c’est-à-dire que l’on reconnaît plusieurs fragments, littéralement recopiés sans que la source soit citée. La copie était d’ailleurs une pratique courante à cette époque qui ne connaissait ni le droit d’auteur ni le droit de citation et qui admettait cette appropriation du patrimoine comme la manière normale de transmettre la tradition en l’adaptant aux conditions de sa réception. En ne citant pas leurs sources, les auteurs ne visaient qu’à créer les meilleures conditions possibles de leur réception par un moindre niveau de complexité : il s’agissait en effet de transmettre de la tradition uniquement ce qui correspondait à l’idéologie de l’époque et, s’agissant d’adapter une source grecque à la doctrine chrétienne, il eut été maladroit de citer le passage complet, et son auteur, car cela aurait pu enclencher un travail critique censé avoir été accompli, justement, par l’auteur, par la sélection et l’entrelacement des passages « utiles » à son propre discours. 2 Platon, Le Banquet, Paris, Éditions Flammarion, traduction par Émile Chambry, 1964. 3 Platon, Le Banquet, Paris, Éditions Flammarion, traduction par Luc Brisson, 1998.
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Traduction par Ananda Coomaraswamy À celui qui a été instruit jusqu’à ce point dans la science de l’amour (ta erwtica), considérant les belles choses les unes après les autres selon leur ordre propre, il lui sera soudainement révélé la merveille de la nature de la Beauté, et c’est pour celle-ci, Ô Socrate, que tous ces travaux antérieurs ont été entrepris. […] Cette Beauté, en premier lieu, est perpétuelle, ne croissant ni ne déclinant, ou augmentant et diminuant ; en second lieu, elle n’est pas belle d’un point de vue et laide d’un autre, ou bien belle sous un rapport ou en un lieu, et laide à un autre moment ou sous un autre rapport, au point d’être belle pour certains et laide pour d’autres… […] mais la Beauté absolue, toujours existant selon une unique forme en ellemême, et telle que, tandis que toute la multitude des choses belles participent en elle, elle n’est jamais accrue ni diminuée, mais demeure impassible, bien que ces choses viennent à l’être et disparaissent… […] la Beauté elle-même, entière, pure, non mélangée… divine, et co-essentielle à elle-même.
Traduction par Émile Chambry Celui qu’on aura guidé jusqu’ici sur le chemin de l’amour, après avoir contemplé les belles choses dans une gradation régulière, arrivant au terme suprême, verra soudain une beauté d’une nature merveilleuse, celle-là même, Socrate, qui était le but de tous ses travaux antérieurs, […] beauté éternelle qui ne connaît ni la naissance ni la mort, qui ne souffre ni accroissement ni diminution, beauté qui n’est point belle par un côté, laide par un autre, belle en un temps, laide en un autre, belle sous un rapport, laide sous un autre, belle en tel lieu, laide en tel autre, belle pour ceux-ci, laide pour ceux-là ; […] beauté qui ne se présentera pas à ses yeux comme un visage, ni comme des mains, ni comme une forme corporelle, ni comme un raisonnement, ni comme une science, ni comme une chose qui existe en autrui, par exemple dans un animal, dans la terre, dans le ciel ou dans telle autre chose ; […] beauté qui, au contraire, existe en elle-même et par elle-même, simple et éternelle, de laquelle participent toutes les autres belles choses, de telle manière que leur naissance ou leur mort ne lui apporte ni augmentation, ni amoindrissement, ni altération d’aucune sorte. […]
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Critique de la raison impure Quand on s’est élevé des choses sensibles par un amour bien entendu des jeunes gens jusqu’à cette beauté et qu’on commence à l’apercevoir, on est bien près de toucher au but ; car la vraie voie de l’amour, qu’on s’y engage de soi-même ou qu’on s’y laisse conduire, c’est de partir des beautés sensibles et de monter sans cesse vers cette beauté surnaturelle en passant comme par échelons d’un beau corps à deux, de deux à tous, puis des beaux corps aux belles actions, puis des belles actions aux belles sciences, pour aboutir des sciences à cette science qui n’est autre chose que la science de la beauté absolue et pour connaître enfin le beau tel qu’il est en soi.
Traduction par Luc Brisson En effet, celui qui a été guidé jusqu’à ce point par l’instruction qui concerne les questions relatives à Éros, lui qui a contemplé les choses belles dans leur succession et dans leur ordre correct, parce qu’il est désormais arrivé au terme suprême des mystères d’Éros, apercevra soudain quelque chose de merveilleusement beau par nature, cela justement, Socrate, qui était le but de tous ses efforts antérieurs, […] une réalité qui tout d’abord n’est pas soumise au changement, qui ne naît ni ne périt, qui ne croît ni ne décroît, une réalité qui par ailleurs n’est pas belle par un côté et laide par un autre, belle à un moment et laide à un autre, belle sous un certain rapport et laide sous un autre, belle ici et laide ailleurs, belle pour certains et laide pour d’autres. […] Et cette beauté ne lui apparaîtra pas davantage comme un visage, comme des mains ou comme quoi que ce soit d’autre qui ressortisse au corps, ni même comme un discours ou comme une connaissance certaine ; elle ne sera pas non plus, je suppose, située dans un être différent d’elle-même, par exemple dans un vivant, dans la terre ou dans le ciel, ou dans n’importe quoi d’autre. […] Non, elle lui apparaîtra en elle-même et pour elle-même, perpétuellement unie à elle-même dans l’unicité de son aspect, alors que toutes les autres choses qui sont belles participent de cette beauté d’une manière telle que ni leur naissance ni leur mort ne l’accroît ni ne la diminue en rien, et ne produit aucun effet sur elle. […] Toutes les fois donc que, en partant des choses d’ici-bas, on arrive à s’élever par une pratique correcte de l’amour des jeunes garçons, on commence à contempler cette beauté-là, on n’est pas loin de toucher au but. Voilà donc quelle est la droite voie qu’il faut suivre dans le domaine des choses de l’amour ou sur laquelle il faut se laisser conduire par un autre : c’est, en prenant son point de départ dans les beautés d’ici-bas pour aller vers cette beauté-là, de s’élever toujours, comme au moyen d’échelons, en passant d’un seul beau corps à deux, de deux beaux corps à tous les beaux corps, et des
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beaux corps aux belles occupations, et des occupations vers les belles connaissances qui sont certaines, puis des belles connaissances qui sont certaines vers cette connaissance qui constitue le terme, celle qui n’est autre que la science du beau lui-même, dans le but de connaître finalement la beauté en soi.
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De l’usage des textes La première chose que l’on peut remarquer est l’inégale longueur des fragments référencés au texte du Banquet. Pour le premier qui est le plus court (178 mots), cela s’explique aisément par les suppressions que la démonstration d’Ananda Coomaraswamy qui, comme celle de Denys l’Aréopagite avec laquelle il s’accorde, rend nécessaires : l’élimination de toute référence au corps, à des expériences concrètes ou même intellectuelles, correspond à l’orthodoxie d’une doctrine qui propose la transcendance sans intermédiaire, les scolastiques notamment ayant bien perçu le risque qu’elles soient trop séduisantes par elles-mêmes pour ne pas détourner l’individu supposé être une création divine, mais déchue, du seul but admis qui doit être de recouvrer son statut spirituel. Les deux autres sont d’authentiques traductions, dans la mesure où elles adhèrent à l’original sans le censurer, s’efforçant d’en extraire toute la substance. Notons cependant que c’est la plus récente qui est la plus longue (416 mots), alors que la traduction d’Émile Chambry n’en comporte, si l’on peut dire, que 323. La traduction de Luc Brisson montre, par sa longueur, que cette tendance à la précision pourrait être « asymptotique » si on voulait justifier chaque choix, de ma même manière que les éditions successives de « La recherche » ont engraissé le volume de cet ouvrage par un appareil critique de plus en plus exhaustif. Il est de toute façon indispensable de prendre en compte le contexte dans lequel une citation, référencée ou non, ou une traduction sur1 git comme un événement . Toutefois, le relativisme des traductions et des lectures des textes des penseurs et des philosophes n’empêche nullement que 1 L’adaptation (Denys et Coomaraswamy), la traduction (Émile Chambry et Luc Brisson) ou le commentaire (ce texte par exemple) comportent donc une certaine dose de « sous-texte » qui se rapporte aux conditions de leur production, mais qu’il serait pratiquement impossible d’isoler pour laisser apparaître le texte original car il s’y trouve, en quelque sorte, incorporé de telle manière qu’ils sont inséparables. Dans tous les cas, une fois qu’un texte a été traduit dans la langue « cible », il reste que, comme pour tous les autres textes traduits dans cette langue, sa lecture ne sera pas non plus une opération transparente puisqu’elle dépendra des « cribles » de l’individu qui la fera.
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leurs lecteurs se les approprient. Ces textes n’existent d’ailleurs le plus souvent pour eux que dans ce travail, dans cette économie. Les commentaires qui suivent doivent donc être appréhendés dans cette perspective : tout ce qui sera énoncé n’est ni vrai ni faux, ni la réponse obligatoire à un programme d’enseignement. Personne ne peut rationaliser ce qui attire un commentateur, pas plus que ses répulsions. Ce qui va retenir l’attention dans le fragment sélectionné de Platon doit donc être considéré comme une « variable », comme le résultat d’une percolation au travers d’un filtre dont la conformation dépend des coordonnées singulières du lecteur ou de l’interprète, bien que n’étant pas non plus indépendantes du texte lu : il s’agit de ce que Gilbert Simondon appelle une « opération transductive » par laquelle la connaissance du sujet se constitue par une individuation de cette connaissance parallèle à 1 l’individuation de son objet . En effet, Gilbert Simondon fait l’hypothèse que l’axiomatisation de la connaissance de l’être pré-individuel ne peut être contenue dans une logique préalable, car aucune norme ni aucun système ne peuvent être définis en étant détachés de leurs contenus. Seule l’individuation de la pensée peut, en s’accomplissant, accompagner l’individuation des êtres autres que la pensée – le fragment du Banquet en l’occurrence. Ce n’est donc pas une connaissance immédiate ni une connaissance médiate que nous pouvons avoir de l’individuation, mais une connaissance qui est une opération parallèle à l’opération d’individuation, ce qui veut dire que, n’étant ni déductive ni inductive, elle ne peut qu’être transductive : procédant dynamiquement de place en place à partir d’un centre « pré-individuel », comme croissent les cristaux. Nous ne pouvons, au sens habituel du terme, connaître l’individuation, nous pouvons seulement individuer, nous individuer, et individuer en nous, cette saisie ayant, en marge de la connaissance ellemême, le caractère d’une analogie. 1 Voir : Gilbert Simondon, L’individu et sa genèse physico-biologique [1964], Paris, Éditions Jérôme Millon, 1995.
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L’individuation du réel extérieur au sujet est saisie par le sujet grâce à l’individuation analogique et parallèle de la connaissance dans le sujet ; autrement dit, c’est par l’individuation de la connaissance et non par la connaissance seule que l’individuation des êtres non sujets est saisie. Les êtres peuvent être connus par la connaissance du sujet, mais l’individuation des êtres ne peut être saisie que par l’individuation de la connaissance du sujet. Pour le dire plus simplement, ni le texte de Platon ni ses traductions ni ses commentaires ne doivent être considérés comme des objets que l’on pourrait examiner et connaître comme un corps sur une table de dissection : il faut se risquer à en suivre les développements par celui de sa propre pensée en acte, à partir de son propre « centre », se risquer à l’inconfort d’une connaissance individuelle, singulière, ne pouvant se transmettre à un autre que dans la reconduction, à deux, de démarches parallèles et analogiques 1 de même ordre . Cette remarque portant sur le relativisme de la transmission peut être complétée en considérant un relativisme en quelque sorte « originaire » parce qu’attaché aux œuvres elles-mêmes. Ce qu’il faut d’abord comprendre, c’est que ce qui vaut pour le texte de Platon, et de nombreux autres dont nous n’avons connaissance qu’au travers de médiateurs dont on n’a pas l’assurance qu’ils aient été absolument transparents, dont on est même certain qu’ils 2 ne peuvent pas l’avoir été , vaut plus largement pour l’ensemble 1 Cette « méthode » a été théorisée et, surtout et d’abord, expérimentée par André Almuró sous le nom de « dual art ». Ce « dual » désignait d’abord l’impérieuse nécessité de la rencontre avec l’autre. Le « dual art » pourrait, dans cette perspective, être rapproché du « chemin de l’amour » platonicien, mais avec cette différence qu’il maintiendrait ensemble et dans le même moment l’expérience sensuelle (esthétique) et l’expérience spirituelle (éthique) que, dans Le Banquet, Platon situait, respectivement, dans un ordre de succession, à l’origine et à l’achèvement de sa voie idéale. 2 La traduction, comme la simple transmission quand elle implique une interprétation, est toujours plus ou moins une opération transductive qui transforme le texte source en l’individuant d’une manière unique et, de plus, le soumet au régime d’entropie, c’est-à-dire induit une « perte d’information » due au fait qu’aucun canal de transmission n’est parfaitement transparent, ajoutant du
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des œuvres de l’esprit qui passent par l’écrit, y compris quand il n’y a pas de traduction. On s’en aperçoit lorsque, au fil des rééditions, des corrections sont apportées, soit par les personnes qui en établissent le texte, soit par les auteurs eux-mêmes. La principale qualité d’un texte, qui est sa permanence, qui le fait œuvre, c’està-dire le constitue en objet transmissible, est en même temps ce qui l’encombre à l’instant même de son impression, car la pensée qui l’a engendré ne cesse pas de s’individuer, donc de se transformer. C’est pourquoi la plupart des auteurs n’aiment guère se relire une fois leur ouvrage imprimé et mis à la disposition du public – sauf le petit nombre dont l’ego est si démesuré qu’ils sont à chaque fois certains d’avoir écrit quelque chose d’absolument définitif et sont capables d’assumer leurs pires bêtises – car cet exercice est le plus souvent douloureux, montrant non seulement l’imperfection du travail effectué, mais aussi les fautes commises et, avec l’impossibilité d’inverser la « flèche du temps », renforce leur sentiment d’un vieillissement irréversible dans une situation qui les pousse à « remettre leur ouvrage sur le métier » alors même que le temps dont ils disposent s’amenuise inévitablement. Et cette sensation d’inachevé ne touche pas seulement les auteurs de textes, mais plus généralement tous ceux qui se mêlent de création, artistique ou non. On raconte ainsi que Pierre Bonnard visitait les lieux où ses toiles étaient exposées avec un petit attirail de peinture afin de retoucher certains de ses tableaux quand la surveillance le lui permettait… Et on ne compte plus les artistes, écrivains compris, qui ont, par tout moyen, tenté de corriger, voire de faire disparaître des « œuvres » qui, à leurs yeux, auraient dû rester virtuelles ou éphémères, c’est-à-dire n’exister que comme des événements fugitifs : la pratique la plus courante consiste à éliminer les brouillons ou les travaux dans lesquels on ne se « retrouve » plus une fois qu’ils ont été faits œuvre ; il est parfois possible de détruire toute une période de sa production, comme l’a fait, entre autres, Giacinto « bruit » ou introduisant des « erreurs » aléatoires et imprévisibles dans le processus de codage. Voir : Claude Shannon – Warren Weaver, The Mathematical Theory of Communication, Urbana, University of Illinois, 1949.
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Scelsi – un compositeur italien du XXe siècle qui est parvenu à soustraire à la postérité toutes ses partitions antérieures à 1949, à l’âge de quarante-quatre ans ; autre possibilité et bien que ces affaires soient peu médiatisées, il semblerait que quelques artistes soient allés jusqu’à racheter certaines de leurs réalisations pour les retirer du circuit de l’échange et de la communication, et, à défaut, de souhaiter qu’elles en soient exclues – par exemple, Antonin Artaud demandant à son éditeur de ne plus distribuer son Héliogabale ; enfin, quand le procédé de médiation le permet, ce qui était déjà le cas de l’édition des textes ou des partitions et à présent de toute œuvre numérisée dans la mesure où on peut accéder à ses sources, des corrections peuvent être apportées au fil du temps par les auteurs ou les détenteurs des droits – cas des montages qui restituent des fragments censurés de films ou à l’inverse en censurent des passages en fonction du « climat moral » de l’époque, cas aussi de la colorisation. En somme, il existe quantité de moyens de signifier le caractère dynamique d’une œuvre qui n’est jamais « synchrone » avec le vécu de l’individu qui l’a signée… Mais on observe également l’attitude inverse chez certains artistes ou écrivains qui recueillent la moindre note griffonnée, y compris les « notes » des restaurants qu’ils fréquentent, qui conservent tous leurs brouillons classés avec leurs agendas (le temps qui passe avec le temps qu’il fait), de même que les cartes de visite et le courrier, bref qui ne jettent rien afin de s’assurer que leurs biographes auront assez de matière pour occuper leurs existences et, à défaut, pour occuper la leur par une « autobiographie » de chaque instant. Ces attitudes opposées en apparence ne sont d’ailleurs pas incompatibles, car elles signifient toutes deux que la dimension pré-individuelle de l’œuvre est précisément ce qui échappe à sa manifestation figée dans un objet : l’élagage sélectif de sa « mémoire » ou son nourrissage intégral dans l’accumulation ne seraient que deux modalités, deux efforts aussi inefficaces l’un que l’autre pour désigner le centre, ou l’être pré-individuel dans la terminologie de Gilbert Simondon, à partir duquel il deviendrait possible, par une opération analogique de la pensée, de retracer la genèse de l’objet.
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En fait, les auteurs ne nous aident à repérer ce centre ni en isolant l’œuvre qu’ils considèrent comme digne d’être transmise de tout ce qui l’entoure en en faisant une sorte de monolithe extraterrestre, ni en accumulant jusqu’au moindre détail de leur biographie dans une recherche incessante de causes qui, ou bien sont anecdotiques, ou bien fuient jusqu’à l’horizon d’une cause initiale indéterminable. L’hypothèse transductive est, à cet égard, double : elle considère toute œuvre comme l’état, provisoirement figé, d’un processus d’individuation, et toute « réception », toute réflexion, tout commentaire, comme étant également des processus d’individuation, analogiques ou parallèles à ceux des œuvres dans le meilleur des cas. Cette sorte de « matérialisme » qui ne postule que l’identité des relations peut d’ailleurs avoir des allures très différentes : par exemple, on pourrait le détecter dans la « transvaluation des valeurs » de Friedrich Nietzsche ou dans le concept « d’informe » de Georges Bataille, ou bien encore dans 1 certaines « décadences » et certains « mysticismes » . Quoi qu’il en soit, dans le présent commentaire, l’opération analogique n’a pas d’autre ambition que de poser quelques points de repère. 1 Pour la « transvaluation », voir : Friedrich Nietzsche, Ecce Homo [1888]. Quant à la notion d’informe, elle passe, encore plus brutalement que par la transvaluation, par le « déclassement » préalable à toute évaluation en faisant émerger, pour toute chose, l’idée d’une double fonction que Michel Leiris expose, pour ce qui est de la bouche, dans l’article qu’il consacre au crachat dans la revue Documents de Georges Bataille : il est « le scandale même, puisqu’il ravale la bouche – qui est le signe visible de l’intelligence – au rang des organes les plus honteux » ; il est « le symbole même de l’informe, de l’invérifiable, du non hiérarchisé. » (Michel Leiris, « L’eau à la bouche », in Documents n° 7, 1929, « Dictionnaire critique », p. 381-382). C’est un mouvement de débâcle et d’anarchie analogue à celui qui a saboté la peinture au début du XXe siècle, et dont l’Olympia de Manet représente, selon Georges Bataille (Manet, Genève, Albert Skira, 1955), la figure, prototypique dans son ambivalence foncière, dont la valeur performative réside dans le fait d’empêcher l’assimilation des objets rangés sous ce registre par l’altération des grilles de lecture ou des structures d’exposition. On en trouverait la trace dans d’autres « décadences » que celle de la fin du XIXe siècle ou du début du XXe siècle, et enfin dans certains mysticismes, notamment le gnosticisme auquel Antonin Artaud avait référé pour affirmer que « l’homme est mal fait ».
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Après cette nouvelle remarque, on peut admettre que c’est uniquement dans le détail des textes, du repérage de ce qu’ils ont en commun ou au contraire de ce par quoi ils diffèrent, de leurs lacunes ou de leurs « oublis », du vocabulaire de la transcription et de sa syntaxe, et de tout cela dans l’éclairage de l’histoire et du commentaire constitutifs d’un texte et de son lecteur, que peut se révéler un « centre » de l’objet à explorer en rapport avec un « centre » du sujet analysant. Le choix du fragment 210E-211B n’est déjà pas arbitraire puisqu’il est, en raison du nombre de commentaires dont il a fait l’objet, l’expression d’une sorte de « savoir collaboratif » un peu à l’image de ce qui se passe aujourd’hui dans certains réseaux informatiques en mesure de faire émerger une information en fonction de l’activité de consultation et d’intervention qu’elle suscite. Ensuite, à l’intérieur de ce « centre » du Banquet, un second centre peut être envisagé en considérant le croisement de plusieurs commentaires, transcriptions ou traductions. Mais cette intersection n’est pas le point final de l’analyse, parce qu’il n’est pas nécessairement son « être préindividuel ». C’est seulement l’indice d’un centre possible, d’un centre à partir duquel se sont effectivement cristallisés de nombreux travaux ; mais ce n’est jamais qu’un lieu favorable pour l’observation des différentes variétés de « cristaux » qu’il a engendré. Pour paraphraser Maurice Merleau-Ponty, revenons donc au texte et regardons-le de si près qu’il nous enseigne le rapport vivant de celui qui le lit avec son corps et avec son monde… Et soyons d’abord convaincus que ce « centre » n’est circonscrit dans aucun mot, ni dans aucune phrase, bien qu’il soit, cependant, partout dans les mots et les phrases.
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Du détail En effet, les « détails » ne manquent pas dans les transcriptions du texte de Platon et, en premier lieu, l’emploi des majuscules qui concerne le terme Amour ou le terme Beauté. Dans un cas comme dans l’autre, la majuscule renvoie au « nom propre », en d’autres termes personnifie les deux notions en les incarnant dans des « êtres » qui, cependant, ne sont pas tangibles au même titre que des personnes ordinaires : Amour et Beauté ne sont ni hommes ni dieux, Amour pouvant être conçu comme une sorte de « démon » et Beauté comme une émanation divine. Il faut reconnaître l’effort de clarification de Platon qui le conduit à distinguer deux espèces de beauté : elle est en effet considérée par lui comme pouvant être relative ou absolue. La beauté relative serait celle des choses dans leur diversité – « selon leurs diverses natures » dans le texte de Denys – et leur contemplation ferait apercevoir la beauté absolue : « la merveille de la nature de la Beauté » dans la traduction d’Ananda Coomaraswamy, « une beauté d’une nature merveilleuse » dans celle d’Émile Chambry, « quelque chose de merveilleusement beau par nature » dans celle de Luc Brisson. Notons que, malgré tout, Platon ne parvient pas mieux à définir la beauté absolue que la beauté relative : la première ne pouvant se caractériser que par ce qu’elle n’est pas – « beauté qui ne se présentera pas à ses yeux comme un visage, ni comme des mains, ni comme une forme corporelle, ni comme un raisonnement, ni comme une science, ni comme une chose qui existe en autrui, par exemple dans un animal, dans la terre, dans le ciel ou dans telle autre chose » dans la traduction d’Émile Chambry –, et la seconde seulement dans la déclinaison infinie des beautés singulières – comme cela est déjà évident quand on considère que la liste des choses déclarées « belles » a toujours été complétée par l’adjonction d’objets dont les attributs n’étaient pas forcément réductibles aux critères de ceux qui les avaient précédés –, n’entrant dans aucune norme, et sachant que cet « infini » n’est pas autre chose que le dénombrement impossible de tout ce qui a existé, existe ou existera et qui, de même que toute chose, est susceptible de « participer » à la beauté absolue.
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De plus, il faut remarquer que Platon ne mentionne pas d’image dans sa liste de choses qui sont susceptibles de participer à la beauté absolue. Or ce n’est pas un oubli car les images, et plus généralement les représentations, n’entraînent que des « impressions », des « illusions » que, précisément, il rejettera dans son « allégorie de la caverne » (Livre VII de La République) comme étant ce qui nous détourne de la réalité. Mais contrairement à l’interprétation couramment admise, Platon rejette moins le poète ou les représentations, qui existent comme d’autres êtres et comme d’autres objets, que notre « jugement sensoriel » qui nous les fait prendre pour des réalités en étant les jouets d’une « pulsion mimétique ». Et il reviendra à Aristote d’avoir fait l’hypothèse que cet instinct était inhérent à notre « nature » : « Imiter est en effet, dès leur enfance, une tendance naturelle aux hommes […] comme la tendance commune à tous, de prendre plaisir aux représentations ; la preuve en est ce qui se passe dans les faits : nous prenons plaisir à contempler les images les plus exactes de choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, comme les formes d’animaux les 1 plus méprisés et les cadavres . » La mimesis s’y trouve engagée à plusieurs niveaux : dans l’activité de représentation, et dans le plaisir que ces représentations nous donnent, comme si l’activité de représentation se rejouait en contemplant des représentations, ou comme si les représentations provoquaient une activité mimétique relativement à ce qu’elles rendent sensible – personnages, actions, etc. Platon n’ignorait probablement pas ce « sens mimétique », mais était peut-être d’opinion que, nonobstant la possibi2 lité qu’il favorise la catharsis , le « jugement de goût » qu’il impliquait en faisait une faculté dont il faudrait plutôt se méfier : en premier lieu parce que, conformément à sa conception de l’uni1 Aristote, Poétique [circa 335 av. J.-C.], 1448b. 2 La catharsis est l’épuration des passions par le moyen de la représentation, notamment dramatique. Grosso modo, cette thèse défend l’idée que, en contemplant le spectacle des passions et, en particulier, des plus violentes comme celles qui portent au meurtre ou au viol, nous pouvons les vivre en quelque sorte par délégation (c’est là qu’interviendrait le « sens mimétique », agissant en ce cas par la pensée, comme en rêve), et que cela nous éviterait, voire nous empêcherait, de les vivre dans la réalité.
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vers, il y a bien un monde « sublunaire » – sensible-mouvant correspondant à la « bande de l’autre » – couplé à celui des « astres fixes » – intelligible-permanent correspondant à la « bande du même » –, monde sublunaire dont le caractère fondamental est 1 d’être changeant , c’est-à-dire que, s’il y a un « jugement de 2 goût », il ne peut être universel ; en second lieu parce que la catharsis pourrait être « retournée » en raison même de notre propension à confondre la réalité, intelligible, avec ses représentations, seulement sensibles, c’est-à-dire si nous nous mêlions 3 d’imiter ce que les images représentent . Suivant cette interprétation du texte de Platon, il ne serait pas possible de cantonner le « sens mimétique » à la seule activité de représentation dans laquelle il ne s’actualiserait toujours que par rapport à une pure extériorité : autrement dit, s’il existe comme source de jouissance esthétique, il doit aussi être impliqué à propos de toutes choses que l’on peut considérer comme étant le résultat d’un processus d’imitation, qu’elles soient « à l’image de Dieu » ou du diable, ou d’une « Nature » dont les lois physiques produisent aussi sûrement qu’un démiurge les objets de nos sensations, c’est-à-dire le monde qui nous entoure. Ce qui veut dire que nous ne sommes pas seulement susceptibles de jouir des 1 Voir : Platon, Timée [circa 360 av. J.-C.]. 2 Emmanuel Kant fera par contre l’hypothèse d’un tel jugement de goût, « le beau [étant] ce qui est représenté, sans concept, comme l’objet d’une satisfaction universelle », autrement dit, le beau étant ce qui plaît universellement sans concept. Voir : Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger [1790]. 3 Cette possibilité d’inversion a été reprise par Max Horkheimer et Theodor Adorno – « La production industrielle de biens culturels », in Dialectique de la raison (1944-47), trad. fr., Paris, Gallimard, 1974 : « La vieille expérience du spectateur de cinéma qui retrouve la rue comme prolongement du spectacle qu’il vient de quitter – parce que celui-ci vise à reproduire exactement le monde des perceptions quotidiennes – est devenue un critère pour la production. Plus elle réussit par ses techniques à donner une reproduction ressemblante des objets de la réalité, plus il est facile de faire croire que le monde extérieur est le simple prolongement de celui que l’on découvre dans le film. Il ne faut plus que la vie réelle puisse se distinguer du film. » Elle a en outre servi d’argument à la suite de certaines « affaires », par exemple la fusillade du lycée de Columbine en 1999 aux États-Unis, pour dénoncer les spectacles violents.
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représentations de cadavres, mais aussi des cadavres eux-mêmes. La sphère des représentations étant ainsi liée au monde réel, la liste des objets pouvant être déclarés « beaux » ne pourrait être close que dans un monde « sans histoire » dans lequel il n’y aurait, en tout état de cause, pas de goût – autrement dit qui, n’ayant pas de goût, ne pourrait faire l’objet d’un « jugement de goût ». L’intrication, et presque la fusion, du monde et de ses représentations, en tant qu’elle serait constitutive de notre disposition fondamentale à un mimétisme qui circule entre le réel et les mythes qui le justifient, peut être exemplairement appréciée dans l’activité romanesque, et pas seulement dans les romans que l’on range aujourd’hui dans la catégorie de « l’autofiction ». Par exemple, Humbert Humbert – le narrateur du roman de Vladimir Nabokov, Lolita [1955], censuré en 1956 en France sous la pression des Anglais – rencontre Annabelle, une pré adolescente, étant lui-même pré adolescent. La description qu’il en donne est assez anodine et, de plus, lapidaire : « peau couleur de miel, bras fluets, cheveux courts et châtains, longs cils, grosse bouche éclatante »… Rien qui obligerait à en être « atrocement amoureux », rien qui signalerait la « beauté absolue » si ce n’est, peut-être, comme un effet de la rencontre de deux êtres sous un angle de lumière tel qu’ils s’imaginent que cet « éclairage » n’est que pour eux : comme on dit, « seuls au monde ». Donc, toute autre description aurait pu convenir : peau couleur narcisse, bras duveteux, cheveux blonds bouclés, regard clair, bouche finement dessinée. Monique, jeune prostituée qu’il rencontre « quelque part près de la Madeleine » l’attire par sa petite taille et son allure filiforme, mais c’est bien plus son comportement – à l’octroi d’un « bonus de cinquante francs » avec lequel elle ambitionne simplement de s’acheter des bas – qui lui fait reconnaître la couleur enfantine à la source de son désir, que l’aspect de cette jeune fille : « Elles répondent toutes “dix-huit ans” ». Autre aspect de cette polysémie, Lolita n’est qu’un reflet changeant, traduit dans le roman par la prolifération des noms : Lo, Lola, Dolly, Dolores, Lolita. Bien plus dépensière que Monique, Lolita en viendra à monnayer la moindre caresse jusqu’à constituer le petit pécule
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destiné à la fuite qu’elle projette. Lo n’est pas encore une prostituée mais le deviendra et, si ce n’est sous la forme de la gagneuse, du moins dans celle, légale, de la mariée, non moins catin, non moins garce que sa professionnelle doublure, non moins laide que d’autres catins, maigres, bossues ou démesurément grosses dont l’existence dépend autant du regard de leur « client » que de leur portefeuille, putains dont Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Leiris ou Bataille (liste non exhaustive) ont attesté que la difformité, loin de faire obstacle à leur désir, en était au contraire l’ingrédient le plus aphrodisiaque. Le même et l’autre fusionnent dans le désir du « Tout Autre », sans repère. Et de même que tout, ou presque, peut aujourd’hui recevoir la qualification d’art, toute personne, ou presque, peut être « esthétiquement » valorisée comme le suggérait déjà Alcibiade en louant la « beauté » de Socrate. Pour en revenir au thème de l’imitation, il n’est d’ailleurs pas exclu qu’elle ait une base physiologique. Par exemple, on a fait l’hypothèse que notre système cortical aurait développé une classe spécifique de neurones « intermodaux » susceptibles d’exprimer certains comportements qui supposent un lien entre nos modalités sensorielles mais qui se manifestent sur un autre plan que celui de la pure sensation. Ce serait en somme une classe plus générale de cellules que les neurones du colliculus supérieur qui ont la capacité de représenter l’espace en croisant la voie visuelle et la voie auditive. De fait, la découverte des « neurones miroirs » par Giacomo Rizzolatti, dont la « caractéristique principale est de s’activer aussi bien lorsque le singe effectue une action spécifique ou lorsqu’il observe un autre individu en train d’effectuer la même 1 action », conduirait bien à l’hypothèse d’un mécanisme physiologique de l’identification du « perçu » et de l’action ; de l’identification, et même de la compassion où se trouvent impliqués des 1 Giacomo Rizzolatti, Réception des Associés étrangers, Académie des sciences, 2006. C’est un groupe de neurologues italiens, sous la direction de Giacomo Rizzolatti, qui a en effet découvert en 1996 que certaines cellules de la zone F5 du cortex pré-moteur des macaques, qui étaient activés quand l’animal effectuait un mouvement précis, par exemple saisir un objet, l’étaient aussi quand il observait ce même mouvement effectué par un congénère. Il existe donc dans le cerveau des primates un lien entre action et observation.
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contenus émotionnels. Cependant, cette expérience ne peut être transposée à l’homme que par hypothèse, car les seules observations admises sur le « matériel » humain proviennent des techniques d’imagerie cérébrale qui sont moins précises que les techniques de sondage direct qu’il est possible d’effectuer sur l’animal. Malgré cette limitation, il semble que l’hypothèse pourrait être approfondie, en considérant une évolution qui partirait du cerveau encore immature des enfants, plus proche peut-être de celui des primates, pour aboutir jusqu’à, par exemple, la faculté 1 d’empathie adulte . De plus, les aveugles ont aussi une faculté d’imitation, et on observe encore cette conduite lorsque sont impliqués les sens du tact, du goût ou de l’odorat. Le « couplage » qui, d’après Platon, ramène une idée à partir d’un phénomène n’excluait déjà pas d’autres modalités sensorielles, bien qu’il attribuât à la vue une sorte de prééminence sur les autres sens. En toute hypothèse, il faudrait donc supposer l’existence d’une organisation spéculaire de notre cortex langagier en mesure de synchroniser les actions et les perceptions. Ce qui importe en ce cas serait donc moins la modalité sensorielle au travers de laquelle est perçue l’action déclenchant l’imitation que l’utilisation qui est faite des sens « en vue » de l’accomplissement de la pulsion mimétique ou, plus généralement, de tout ce qui, en nous, est susceptible d’activer cette faculté – y compris le désir. Mieux encore, l’imitation aurait la propriété de s’étendre aux actes intransitifs, c’est-à-dire supposant une compréhension des actes intentionnels non manifestes, des émotions et, plus largement, du contexte. Cela expliquerait par exemple notre sensation douloureuse sans cause réelle au visionnage d’un film qui montre quelqu’un qui se brise la jambe au moment où on perçoit l’angle inhabituel pris par ce membre. Cela expliquerait aussi le fait que lorsqu’on entend quelqu’un 1 Effectivement, des observations similaires à celles qui peuvent être obtenues chez les macaques ont été effectuées sur l’aire de Broca qui est située dans le cortex cérébral au niveau de la partie inférieure de la troisième circonvolution frontale de l’hémisphère dominant, et qui est responsable selon les spécialistes du traitement du langage et notamment de la production des mots.
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crier sans même qu’on en connaisse le motif tout se passe comme si les mêmes fonctions motrices étaient excitées au niveau de notre propre cortex, mais sans produire aucun effet puisqu’elles ne le seraient que dans ces neurones miroir – qu’il serait alors opportun de rebaptiser « neurones mimétiques ». Bien qu’il soit peu probable que Giacomo Rizzolatti ait eu connaissance de l’œuvre d’Étienne Bonnot de Condillac pour qui 1 nous aurions d’abord communiqué par gestes , son étude présente beaucoup de ressemblances avec la manière dont l’empirisme a formulé ses principes au XVIIIe siècle, et elle concerne également les fonctions motrice et visuelle. Cela n’empêche pas qu’il soit possible de concevoir que la mimesis soit inhérente à une organisation neuronale dans laquelle un message « valable » pour un émetteur le serait également pour un récepteur de même « espèce », moyennant quelques nuances. En ce qui concerne les imitations d’animaux par l’homme, il faut signaler que, alors que les sociétés dites « avancées » les qualifient le plus souvent d’une manière qui les rapporte à des conduites pathologiques, elles sont 2 communes dans le cadre de la pensée « sauvage » qui trouve un écho dans de nombreuses pratiques artistiques, par exemple avec Antonin Artaud : dans les marges du scénario de l’opéra commandé par Edgard Varèse qu’il avait intitulé Il n’y a plus de firmament, il écrivait par exemple que « les voix des savants dans un coin sifflent comme des geais sur des fils télégraphiques, [que] d’autres coassent (sic) comme des corbeaux, [que] d’autres braient (sic) comme des bœufs ou soufflent comme des hippopotames dans une cave ». L’œuvre d’Oleg Kulik, par exemple sa performance de 1996 à l’exposition Interpol de Stockholm consistant à « faire le chien », nu, à quatre pattes, mordant la main d’un spectateur, performance photographiée comme d’autres, dont certaines épreuves ont été, 1 Cette hypothèse centrée sur les fonctions motrice et visuelle est formulée dans la dernière partie de son Traité des sensations [1754], où il imagine un « homme sauvage » qui vivrait avec des ours dans une forêt de Lituanie. 2 Voir : Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Librairie Plon, 1962.
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soit dit en passant, retirées de la FIAC en 2008, se rapproche plus de l’imitation viscérale prônée par la « philosophie du chien » de certains philosophes contemporains de Platon : C’est Diogène (de Sinope) qui, selon la légende, vivait comme un chien, mais pas comme un toutou docile enchaîné à son maître : mangeant en place publique, sans cérémonie, sans horaire, au gré des opportunités et selon sa faim, et satisfaisant ses « besoins » à l’endroit même où ils se manifestaient ; satisfaisant à d’autres besoins, sexuels notamment, avec la même simplicité en recourant, à défaut de partenaire, à la masturbation ; ne s’habillant que pour atténuer les rigueurs du climat et logeant de même, sans ornement, sans toilette ; aboyant enfin, c’est-à-dire hurlant sur tout ce qu’il ne connaissait pas et mordant au besoin « à des fins pédagogiques », mais également fidèle en amitié… C’est ainsi que Pascal, dans ses Pensées [1670, posthume], pourra juger qu’il ne dépend pas entièrement de nous, de nous abstraire de la condition animale : « l’homme n’est ni ange ni bête et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête ». Diogène s’opposait donc par sa conduite à l’habile Platon qui professait en toute matière la mesure qui convenait à son rang aristocratique avant, peut-être, de s’empresser de rejoindre quelque giton pour se reposer de son effort discursif. En résumé, on pourrait admettre qu’il existe un système neuronal « mimétique », plus ou moins développé, plus ou moins instruit par le milieu et l’expérience, mais en évitant d’en décrire trop précisément l’anatomie, la physiologie et le fonctionnement, en particulier parce qu’il serait difficile de soustraire ces descriptions à une visée finaliste qui les motive trop souvent d’après les observations de Gaston Bachelard. Et ce risque n’est pas celui d’une simple « surinterprétation » qui aurait prospéré au XVIIe siècle, dans une période aujourd’hui révolue en raison du progrès des sciences et de la pensée abstraite, car il subsiste dans des hypothèses formulées à partir d’observations incomplètes avec des conséquences potentielles d’une grande portée : par exemple quelques auteurs, à la suite de Giacomo Rizzolatti, ont suggéré une corrélation entre l’autisme ou la schizophrénie et un dysfonc-
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tionnement de la fonction mimétique telle qu’elle est conçue dans le paradigme des « neurones miroirs ». Si certains autistes ou certains schizophrènes semblent en effet, dans des expériences où sont impliquées les techniques d’imagerie cérébrale, être affectés d’une telle carence, cette observation ne peut pas être généralisée : pas plus que la déduction, l’induction ne constitue une forme de 1 raisonnement « complète » au sens de l’épistémologie . Autant soutenir, en retournant l’induction déjà contestable de ce point de vue, que les aveugles sont tous autistes ou schizophrènes ! Ce déterminisme serait, de plus, aussi réducteur que la physiognomonie, l’étude du faciès ou des bosses sur le crâne, conduisant inévitablement au contrôle, voire à la répression, des individus « différents ».
1 La déduction consiste à poser un principe, une définition, et à soumettre la diversité du monde à ce principe : Platon, qui aurait utilisé cette méthode pour définir l’homme comme « un bipède sans plume » en aurait perçu les limites quand, si cette légende était avérée, Diogène avait jeté à ses pieds un poulet déplumé. L’induction procède symétriquement à partir d’un exemple : tel qui n’aura pu observer que des chats de la race « Sphynx » qui sont dépourvus de fourrure en inférera que tous les chats sont « nus ». Là encore, on pourrait évoquer l’alternative proposée par Gilbert Simondon qui définit la véritable démarche de l’invention, qui correspond à une découverte des dimensions selon lesquelles une problématique peut être définie ; qui est l’opération analogique en ce qu’elle a de valide, c’est-à-dire non comme rapport d’identités mais comme identité de rapports.
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L’inconciliable Ne pouvant, de fait, trouver aucune commune mesure entre « l’être unique » dont procède la beauté absolue et la diversité des beautés relatives, Platon a eu l’idée de les séparer d’une manière plus explicite que dans la distinction par la simple majuscule destinée aux « initiés » de la doctrine des Pères de l’Église. Ces lettrés lisaient les manuscrits, alors que les auditeurs de Platon n’auraient pas entendu la majuscule. Mais, ce faisant, il a révélé deux infinis : l’ineffable beauté absolue et l’innombrable beauté relative… Deux infinis qui sont également deux indéfinis et qui subsistent dans le texte de Denys l’Aréopagite : Le bien est loué par les saints théologiens comme (étant) le beau et comme (étant) la Beauté ; comme (étant) la délectation et le délectable ; et de tout autre nom approprié supposé impliquer la puissance embellissante ou les qualités attractives de la Beauté. Le beau et la Beauté sont indivisibles en leur cause, laquelle embrasse Tout dans l’Un. Quant aux choses existantes, cellesci sont divisées en « participation » et « participantes » ; car nous appelons « beau » ce qui participe à la beauté, et « beauté » cette participation à la puissance embellissante qui est la cause de tout ce qui est beau dans les choses. […] Mais le beau supersubstantiel est à bon droit appelé Beauté de façon absolue, à la fois parce que le beau qui est dans les choses existantes selon leurs diverses natures est dérivé d’elle, et parce qu’elle est la cause de toutes les choses qui sont en harmonie (consonantia), et de l’illumination (claritas) ; parce que, en outre, dans la similitude de la lumière elle émet en chaque chose les répartitions embellissantes de son propre rayonnement originel ; et pour cela elle appelle toutes choses à elle-même. D’où, il (le beau) est appelé en tant qu’il rassemble toutes choses séparées en un unique tout, et pulchrum en tant qu’il est en même temps très beau et superbeau ; toujours existant selon un seul et même mode, et beau selon une seule et même façon ; ni créé ni détruit, ni accru ni diminué, ni beau en un lieu ou à un moment et laid ailleurs ou à un autre moment ; ni beau sous un rapport et laid sous un autre ; ni ici et non pas là, comme s’il pouvait être beau pour certains et non pour d’autres ; mais comme étant lui-même en accord avec lui-même et selon une unique forme avec lui-même ; et toujours beau ; et comme s’il était la fontaine de toute beauté, et en lui-même prééminemment doué de beauté. Car dans la nature simple et surnaturelle de toutes les choses belles, toute la beauté et tout ce qui est beau ont préexisté selon une unique forme dans leur cause. […]
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De ce (super)beau il vient qu’il y a des beautés individuelles dans les choses qui existent, chacune selon son genre ; et à cause du beau sont toutes les alliances et amitiés et associations, et toutes sont unies par le beau. Et le superbeau est le principe de toutes choses comme étant leur cause efficiente, et qui les meut toutes et les conserve toutes par l’amour de sa propre Beauté. Il est pareillement la fin de tout, comme étant leur cause finale puisque toutes choses sont faites en considération du beau ; et il est pareillement la cause exemplaire, puisque toutes choses sont déterminées par lui ; et par conséquent le bien et le beau sont la même chose ; car toutes choses désirent le beau pour [qu’il soit] la raison de chacune, et il n’y a rien d’existant qui ne participe au Beau et au Bien. Et nous avons la hardiesse de dire que le non-existant participe aussi au Beau et au Bien ; car alors il est en même temps véritablement le Beau et le Bien lorsqu’il est loué supersubstantiellement en Dieu par la 1 soustraction de tous attributs .
En considérant les trois traductions du texte de Platon et en les confrontant au texte de Denys on s’aperçoit que la thématique de l’amour n’est pas évoquée dans les mêmes termes : il semble que Denys ait voulu réduire le risque de confusion que l’emploi de ce mot aurait pu induire chez un lecteur peu instruit des sources grecques, ce qui lui a fait préférer la notion plus vague, moins dangereuse, de « participation »2, qui renvoie à l’amour divin – Agapè. C’est là un exemple typique de neutralisation qui signe la volonté éducatrice des scolastiques. Pourtant, les lecteurs de Denys n’étaient certainement pas des incultes : ses textes étaient 2 Il faut se souvenir que le concept d’amour a, dans la tradition grecque, trois déclinaisons : Éros, dieu de l’Amour et de la puissance créatrice, renvoie à l’érotisme et à la jouissance, en particulier à l’amour physique ; Philia est le mot grec pour exprimer l’amour inconditionnel, c’est-à-dire préférentiellement l’amitié ou ce qui nourrit le lien social ; Agapè est le mot grec pour l’amour « divin », autrement dit l’amour spirituel, de l’humanité et, surtout, de la vérité. Dans Le Banquet, ces trois acceptions de la notion d’amour font elles-mêmes l’objet d’interprétations variées selon la « position » des intervenants rela-tivement à la question de l’Amour dont ils font l’éloge, ce qui est à l’opposé de sa dilution dans la notion de « participation » qui sera l’œuvre des scolastiques. 1 Ananda Coomaraswamy, op. cit., p. 27-29 : Denys l’Aréopagite, chapitre IV des Noms Divins intitulé « Du beau et du bien », milieu du XIIe siècle – traduit par Ananda Coomaraswamy. La partie en italiques correspond à la source platonicienne. Les paragraphes qui suivent reprennent en partie une analyse publiée dans : Gérard Pelé, Inesthétiques musicales au XXe siècle, Paris, Éditions L’Harmattan, 2007.
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d’abord destinés à ses semblables auxquels il proposait sa propre conception afin qu’ils la communiquent au plus grand nombre ; et sa vision des choses ne lui était « propre » qu’en vertu d’une soumission librement consentie aux dogmes d’une église au pouvoir récent mais réel, lesquels dogmes étaient d’ailleurs connus de ses pairs. Mais quelles que soient les raisons qui ont conduit Denys à interpréter de la sorte ses sources – réduction du risque de confusion, soumission au dogme ou pure conviction religieuse –, quelles que soient les raisons qui ont conduit les autres commentateurs ou traducteurs du texte de Platon à en donner des versions différentes, cette activité interprétative ne s’est jamais épuisée, et la raison en est d’abord la possibilité de choisir entre les diverses notions relatives à l’amour. Or, cette ambiguïté réside moins dans les mots eux-mêmes que nous employons pour décrire nos expériences – leur définition étant donnée par le dictionnaire – que dans l’usage que nous en faisons, guidés par notre goût, religieux ou profane, pour la certitude. En effet, le dictionnaire n’est pas, paradoxalement, un lieu de certitude, mais un espace de médiation, et fait pour la réflexion : c’est un lieu critique, mais qui seulement expose. Or ce que nous voulons, pour nous rassurer, c’est un interlocuteur qui nous en impose, qui s’impose par son assurance tout en nous concédant l’impression de nous rendre raison en nous donnant plus ou moins à entendre ce que nous voulons ou ce que notre instinct veut, à commencer par la satisfaction de cette « volonté » décrite par Arthur Schopenhauer. C’est pourquoi nous pouvons désirer et aimer ceux qui nous offrent ce soulagement, et ce, jusqu’à la servitude : « servitude volontaire » répondant aux exigences de la vie sociale selon La Boétie, ou soumission psychologique, c’est-à-dire perversion du lien – d’amour – selon Clément 1 Rosset . C’est précisément ce que recherche Denys. 1 Clément Rosset, Le principe de cruauté, Paris, Les Éditions de Minuit, Coll. « Critique », 1988, p. 48 : « le goût de la certitude est souvent associé à un goût de la servitude » par « l’espoir du gain d’un peu de certitude obtenu en échange d’un aveu de soumission à l’égard de celui qui déclare se porter garant de la vérité (sans pour autant, il va de soi, en rien révéler). »
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Les mots utilisés dans les différents commentaires et les traductions du texte de Platon doivent donc aussi être compris comme des indicateurs d’usages où est impliqué ce complexe de goût associant la servitude à la certitude : le passage dans lequel Platon décrit la voie qui mène à la connaissance suprême est ainsi nommé « science de l’amour » par Ananda Coomaraswamy, « chemin de l’amour » par Émile Chambry, et « questions relatives à Éros » par Luc Brisson. Cependant, il ne faut pas tomber dans le piège d’une idée de progrès ou son inverse, celle d’une décadence, qui dénoterait, soit dit en passant, la soumission du lecteur à son propre goût de la certitude. La restriction à « l’amour physique » suggéré dans la dernière traduction ne peut pas signaler un progressisme si l’on remarque l’emploi de la majuscule, car c’est bien le dieu qui est ainsi désigné. Mais l’attitude inverse ne serait pas plus justifiée : il n’y a pas de régression dans le passage de « science » à « chemin » puis à « questions » car une science est d’abord un questionnement et n’est jamais figée, n’est jamais authentiquement une science que si elle « chemine » et qu’elle est susceptible de faire évoluer ses résultats en posant de nouvelles questions. L’examen de l’usage des mots qui est fait par les commentateurs, les traducteurs, et aussi les auteurs le cas échéant, doit plutôt être circonscrit à l’appréciation de ce qu’ils révèlent du milieu dans lequel ils sont proférés, et ce n’est qu’à partir de cette évaluation qu’il devient possible de goûter réellement leur saveur, sans qu’y soit impliqué un goût qui n’est construit que dans la dépendance et, quasiment, une addiction à la « vérité ». C’est un équilibre qui n’est ni neutre ni objectif mais qui, au risque de la surinterprétation, s’attache au détail… Pas à la totalité des détails dont on pourrait faire l’hypothèse jusqu’à la limite théorique d’un atomisme rigoureux, mais seulement à ce détail qui constitue le centre, provisoire mais actif, nécessaire à tout travail de la pensée : par exemple, l’idée d’une « pratique acceptable de l’amour » qui signifie le caractère implacable de la démarche initiatique et qu’Ananda Coomaraswamy distingue, à la suite de Denys, dans une note de bas de page comme « passage vers des
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rites et mystères plus élevés » opposé à un enseignement et à une pratique qui n’auraient d’autre but que l’érotisme peut mener à une méditation sur la causalité. Cette réflexion aurait permis à Denys d’affirmer que la beauté absolue comme « participation » est une cause finale, tandis que l’érotisme comme « extériorité » n’a qu’une finalité intermédiaire, anecdotique. Cependant, remarquons que ce sont en réalité toutes deux des « extériorités », et sur lesquelles nous n’avons aucun pouvoir parce qu’elles sont par nature indépendantes de notre vouloir : nous ne commandons ni à « l’être unique », ni à la circonstance, ni à notre désir. C’est pour cette raison que les scolastiques ont proposé cette « pratique acceptable de l’amour » qui faisait, en quelque sorte, l’économie de l’érotisme. Pourquoi en effet s’encombrer d’une pratique intermédiaire quand il était possible d’accéder directement aux « rites et mystères plus élevés » ? Ce serait une perte de temps alors que, précisément, le temps humain est compté – et il l’était d’autant plus dans la perspective de l’apocalypse. Mais dans ce « courtcircuit », dans la possibilité d’un accès direct au symbolique, il 2 ne restait plus grand-chose du « chemin » platonicien . En assignant aux manifestations de l’amour le rôle de symboles « adéquats » à un enseignement initiatique, et en le distinguant d’un « mysticisme » purement érotique, les scolastiques et, à leur suite, Ananda Coomaraswamy dans son propre contexte, ont affadi la puissance du mouvement initial présent dans le texte de Platon et restitué dans sa saveur par Luc Brisson.
1 Ananda Coomaraswamy, op. cit., p. 25. 2 Il s’agit en effet, dans le texte original, d’un processus ordonné et progressif, « selon leur ordre propre » (Ananda Coomaraswamy) ; ce qu’on voit encore plus clairement dans la traduction d’Émile Chambry : « après avoir contemplé les belles choses dans une gradation régulière, arrivant au terme suprême… » ; ou dans celle de Luc Brisson : « lui qui a contemplé les choses belles dans leur succession et dans leur ordre correct, parce qu’il est désormais arrivé au terme suprême des mystères d’Éros… »
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La beauté absolue Dans le passage en italiques du texte de Denys, la beauté absolue est caractérisée, soit négativement soit positivement, dans un jeu de termes opposés dont on peut faire la liste en les mettant en correspondance avec les termes utilisés dans les quatre versions du texte de Platon.
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Platon (Ananda Platon (Émile Coomaraswamy) Chambry)
selon un seul et perpétuelle même mode, ... selon une seule et même façon ni créé - ni détruit ni croissant - ni déclinant ni accru - ni dimi- ni augmentant - ni nué diminuant ni beau - ni laid ni belle - ni laide en accord avec en elle-même lui-même toujours beau impassible
Platon (Luc Brisson)
éternelle
qui n’est pas soumise au changement
ni naissance - ni mort ni accroissement ni diminution ni belle - ni laide en elle-même par elle-même éternelle
qui ne naît ni ne périt qui ne croît ni ne décroît ni belle - ni laide en elle-même - pour elle-même perpétuellement unie à elle-même dans l’unicité de son aspect
entière, pure, non mélangée - divine - co-essentielle
On peut observer la variabilité des termes et des expressions employés dans ces quatre versions. Elle reflète les intentions de leurs rédacteurs, et aussi leurs hésitations : l’exercice du commentaire, comme celui de la traduction, est toujours un processus interprétatif dont on ne peut retrancher ni le fond de conditionnement de celui qui s’y exerce, ni ses « précautions » qui se manifestent par des choix de notions plus ou moins « ouvertes », c’est-à-dire laissant plus ou moins la possibilité de poursuivre le
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processus interprétatif. Ceci dit, on peut remarquer la justesse de l’hypothèse de la source platonicienne du texte de Denys, puisque ce sont presque les mêmes termes qui sont employés par les quatre auteurs – parties en italiques dans le texte de Denys et dans les trois traductions du texte de Platon –, termes qui servent effectivement à définir la beauté. Mais on constate malgré tout des différences significatives. La première concerne le changement de genre du concept : alors que Platon, dans les trois traductions, désigne les caractères du concept de beauté au féminin, Denys les désigne au masculin ; s’il est difficile d’interpréter à coup sûr ce choix, il reste qu’on peut ne pas le considérer comme simplement arbitraire ou purement rhétorique. Par exemple, il pourrait signifier en creux la manière décomplexée avec laquelle Platon et ses contemporains traitaient du féminin comme étant complètement assimilé à leur propre nature, tandis que Denys et les scolastiques acceptaient plus difficilement que le genre masculin soit, en quelque sorte, contaminé par du féminin. La seconde différence importante consiste dans la disparition de plusieurs passages du texte de Platon dans celui de Denys, lesquelles disparitions sont par ailleurs figurées par des points de suspension dans la traduction du texte de Platon par Ananda Coomaraswamy. D’une manière générale, dans le texte de Denys, il n’y a plus aucune référence à des objets concrets qui figurent dans celui du Banquet. Par contre, il reprend inlassablement l’idée fondamentale de son discours, à savoir que la beauté absolue est détachée de toute chose et en même temps la cause de leur beauté : « et comme s’il était la fontaine de toute beauté, et en lui-même prééminemment doué de beauté » ; et il insiste sur le thème de l’unicité de la cause finale : « car dans la nature simple et surnaturelle de toutes les choses belles, toute la beauté et tout ce qui est beau ont préexisté selon une unique forme dans leur cause ». Il s’agit bien sûr d’un procédé rhétorique qui consiste à exprimer la même idée dans diverses formulations pour donner l’impression qu’un faisceau d’arguments vient l’étayer, la rendant ainsi inévitable et nécessaire. Quant à Ananda Coomaraswamy, il cherche
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peut-être à rapprocher les textes de Denys et de Platon en ajoutant, entre points de suspension, des termes – dernière ligne du tableau : entière, pure, non mélangée ; divine ; co-essentielle – qui n’y figurent pas, mais qui expriment bien le caractère divin et ne devant rien qu’à elle-même de la beauté absolue. Si le choix de la notion de « participation » pour exprimer « l’amour » est déjà le signe de ce qui pourrait être considéré comme une réforme, dans le sens religieux de ce terme, la suppression des références aux aspects concrets des choses en constitue la suite logique, de même que l’apparition de l’autre source, non mentionnée par Ananda Coomaraswamy mais qui peut être identifiée comme aristotélicienne : c’est le développement du thème des causes au troisième paragraphe du texte de Denys qui est préparé au second paragraphe. Mais avant d’aborder la question de la causalité, voyons quels sont les passages du texte de 1 Platon qui sont occultés par Denys. Le premier passage donne des exemples de ce que la beauté n’est pas d’un point de vue concret et matériel : visage, mains, corps, science, animaux, terre, ciel. De fait, s’ils étaient mentionnés, même « en creux » ou « en négatif », dans le style apophatique, cela les rendrait présents, et les exemples choisis par Platon ne peuvent pas ne pas attirer l’attention sur les catégories du sensible et de l’intellection qui étaient les fondements de la vie des Grecs lettrés. Ça veut dire que la négation désigne, aussi bien que l’affirmation, ce qui attire, ce qui est désiré, selon le principe psychanalytique de l’indifférence « proclamée » ou du renversement de l’affirmation – « ça ne m’intéresse pas », ou « je te déteste » valant respectivement pour « je suis tout ouïe » et « je t’aime » –, et même selon le principe kantien du « désintéressement » en ce qu’il exprime le comble de l’intérêt – puisqu’on ne peut atteindre à la contemplation désintéressée d’un objet que dans l’extrême concentration de toutes nos facultés. 1 Ce passage est situé entre les deux parties en italiques dans les traductions d’Émile Chambry et de Luc Brisson.
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Le deuxième passage , qui suit en fait la « citation » de Platon par Denys, est encore plus précis, et singulièrement évocateur de ces goûts et de leur importance dans la société grecque. Platon y retrace le parcours – la voie de l’amour – qui mène des choses sensibles à la beauté surnaturelle par échelons, trajectoire qui commence toujours avec le corps ; et pas n’importe quel corps puisque seul le corps des « jeunes gens » (Émile Chambry) ou des 2 « jeunes garçons » (Luc Brisson) est évoqué. C’est ainsi que l’amour des jeunes gens, même s’il est « bien entendu » (Émile Chambry) ou fait l’objet d’une « pratique correcte » (Luc Brisson), est tout de même un passage obligé, comme premier échelon de l’initiation. Et une fois cette première étape franchie, il reste que le corps est présent aux deux étapes suivantes – il aurait même tendance à se multiplier, de deux à tous, c’est-à-dire au corps en général –, avant qu’une rupture n’ait lieu dans le passage des beaux corps aux belles actions (aux belles occupations selon Luc Brisson) puis aux belles sciences (aux belles connaissances selon Luc Brisson), pour aboutir enfin à la « science de la beauté absolue » (Émile Chambry) ou « science du beau lui-même » (Luc Brisson) et connaître le « beau tel qu’il est en soi » (Émile Chambry) ou la « beauté en soi » (Luc Brisson). Mais la seule vraie rupture correspond à la dernière étape de cette progression et il n’est pas nécessaire d’être « grand clerc » pour comprendre qu’elle ne 1 Ce passage suit la deuxième partie en ittaliques dans les traductions d’Émile Chambry et de Luc Brisson. 2 Selon la définition du dictionnaire, l’expression « jeunes gens » désigne des personnes jeunes et célibataires, garçons et filles. Cependant, il faut savoir que, à de rares exceptions près, seuls les hommes libres composant la très minoritaire société civile grecque étaient supposés concernés par l’enseignement de la philosophie. Ainsi, bien que garçons et filles jeunes peuvent être indifféremment impliqués dans l’expression « jeunes gens », c’étaient principalement des hommes qui étaient les acteurs de l’initiation, de même qu’ils constituaient la majorité des disciples de Platon. Pour autant, il n’y avait pas forcément de différence, pour ceux qui suivaient cette voie, entre l’amour « au féminin » et l’amour « au masculin »… C’était selon les goûts. Il faut remarquer que, dans sa traduction, Émile Chambry parvient à maintenir une certaine ambiguïté. En revanche, Luc Brisson serait plus proche du texte original qui n’avait guère le souci de ménager ses lecteurs ou d’encombrer leur esprit avec des « précautions » qui ne correspondaient pas aux mœurs de l’époque.
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peut être que celle de la mort où notre âme, enfin, se désunit du corps qui l’emprisonnait. Même dans les « belles occupations », même dans les « belles connaissances », et même dans la « science du beau lui-même », nous avons un corps : Antonin Artaud ne cessera pas de se plaindre de ce corps, rempli d’organes, exigeant des nourritures et des drogues pour en faire des matières fécales ; il ne cessera pas de désirer un corps sans organe, angélique. Cette progression, même en invitant aux belles actions à la quatrième étape, ne pouvait de toute évidence pas être transmise sous cette forme à l’Occident médiéval, pénétré de tradition chrétienne et soumis aux dogmes de l’Église, y compris par Denys, tout nourri qu’il fût de tradition grecque. L’ensemble de la doctrine, telle qu’elle était enseignée par les Pères de l’Église, faisait du corps féminin et de la femme tout entière le lieu de l’impureté, selon une conception nettement plotinienne – c’est-à-dire déjà néoplatonicienne – de la philosophie comme perfectionnement de l’âme. Or, ce qui était considéré comme impur dans la femme provenait presque entièrement de ses fonctions corporelles, si bien que ce qui constituait encore la ressemblance de l’homme et de la femme, le corps et ses organes, devait obligatoirement être mis à l’écart : les scolastiques ont assigné l’homme à la désunion, à l’amputation de son propre corps, et lui ont recommandé de s’op1 poser à la femme par sa vocation spirituelle . En fin de compte, même si ces passages du texte de Platon, n’altérant aucunement la conception spiritualiste des Pères de l’Église, auraient pu être repris par Denys, il était trop risqué de les transmettre à l’Occident chrétien. Les scolastiques médiévaux n’avaient pas d’autre choix, dans leur volonté de clarification et par nécessité pédagogique, que celui d’accentuer la coupure déjà 1 La femme, dans ce cas, était donc assignée au rôle de réceptacle de tout ce qui est organique dans l’espèce… À noter que cela n’a plus rien à voir avec la conception des Grecs de l’Antiquité qui, certes, ne montraient en général pas de considération excessive pour les femmes, mais seulement en tant qu’êtres « séparés » et exclusivement féminins, autrement dit par une sorte de démesure (hubris - ) dont la forme idéale aurait été l’hermaphrodite.
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suggérée par Platon entre la chose sensible et le monde intelligible des idées. Les modernes iraient peut-être jusqu’à employer ici le terme de castration, en faisant référence aux travaux de Freud et Lacan, pour désigner cette coupure non seulement accentuée mais, également, artificiellement déplacée : les scolastiques ont voulu éviter le risque de la soumission aux exigences du corps, mais n’ont pas évité les conséquences de la nouvelle norme qu’ils instauraient, en ce qu’elle excluait d’emblée la moitié de la population et créait pour l’autre moitié un premier échelon si haut placé que bien peu, parmi les hommes, pouvaient être assurés d’y parvenir – si tant est que certains y aient aspiré ; sans compter les nombreux dérèglements que cette norme a finalement induits comme des effets pervers, à commencer par l’ensemble des névroses, et jusqu’aux conduites qui ont pu, à différentes époques, être criminalisées, en particulier celles qui ont été catégorisées comme des « dérèglements » sexuels : homosexualité ou pédophilie notamment.
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L’art traditionnel Il reste qu’en étudiant le texte de Denys et ses sources il est possible de faire l’hypothèse d’une conception traditionnelle de l’art plus ou moins liée à celle de la beauté. Mais ce n’est pas la tragédie, pourtant prétexte au récit du Banquet avec la réception donnée par Agathon pour célébrer son prix, ni plus généralement la poésie, pas plus que la musique, l’architecture ou d’autres arts « appliqués », qui peuvent prétendre, en tant que tels, incarner l’ensemble de la doctrine exposée. On soupçonne au contraire que ces pratiques seront cantonnées aux premières étapes du « chemin de l’amour », qu’en particulier elles devront progressivement en être exclues à partir du moment où « l’intérêt » nous portera à la connaissance des « belles actions » qui reflètent l’éthique, plus encore à celle des « belles sciences », et qu’elles n’auront plus lieu d’être à la dernière étape : « science du beau ». Nonobstant, bien que ce lien entre art et beauté semble aller de soi, il n’y a pas de raison d’en faire un principe absolu et immuable, et les différentes théories de l’art qui ont voulu édifier des systèmes « complets » – Kant et Hegel notamment – ne l’ont pas fait en suivant les mêmes principes – une théorie de sa réception pour le premier et une histoire de l’art pour le second. Dans ces deux grands systèmes les liens entre art et beauté sont déjà divers bien que déterminés, mais ils vont devenir fluctuants avec le décloisonnement des arts qui caractérisera en partie la période des avantgardes. Pour finir, ce lien sera rompu dans le dernier quart du XXe siècle avec le postmodernisme, peut-être seulement à titre provisoire. De plus, le beau, le bien et le vrai étant associés aux cinq premières étapes du « chemin de l’amour » – les beaux corps, les belles actions, les belles sciences –, ils ne peuvent être eux-mêmes envisagés séparément, et notamment l’éthique ne peut pas être dissociée de l’esthétique. Ni la Beauté, ni même le beau ne sont la fin des objets fabriqués ou des actions entreprises ; c’est le bien et la vérité qui constituent cette finalité. La Beauté (avec majuscule) est la cause de tout ce qui est beau dans les artefacts, comme de tout ce qui est bien dans les actions, étant entendu que les
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ouvrages peuvent éventuellement exprimer la vérité et les actions la bonté. La relation entre la Beauté d’une part, le beau et le bien d’autre part, est une relation de participation. Le second paragraphe du texte de Denys s’ouvre sur la notion de « beau supersubstantiel », qui n’est qu’un autre nom pour la Beauté : de la même manière que le beau dans les choses, l’harmonie participe à la Beauté et ce, quelle que soit sa nature matérielle et concrète. Denys fait l’analogie entre la lumière et la Beauté : de même que la lumière éclaire différemment chaque chose, la Beauté embellit chaque chose selon sa propre nature, et de ce simple fait dote chaque chose, attire en quelque sorte chaque chose vers la Beauté. Cet appel de « toutes choses à elle-même » (la Beauté) en quoi consiste le concept de « participation-participant » conduit au dédoublement de la notion de beauté : qui signifie le beau pris dans un sens absolu, et pulchrum, qui renvoie au beau pris dans un sens moral. C’est à ce stade que Denys insère la source platonicienne. Pour exprimer plus simplement et plus concrètement les axiomes de cette doctrine, on peut dire que l’individu qui fabrique un artefact ne doit pas rechercher la beauté car cela est réservé au démiurge et il se mettrait en bien mauvaise posture en y prétendant. Ce serait un projet prométhéen et on sait ce qu’il en résulta selon la légende. Tout ce qu’on demande à cet homme c’est de s’appliquer en « bon artisan » à fabriquer cet artefact, que ce soit un objet d’usage ou une représentation, en employant tout son savoir-faire afin de répondre à la commande qui lui est faite. Le dernier paragraphe du texte de Denys qui fait référence à une source aristotélicienne exprime l’idée de « cause efficiente ». Sans doute, cette référence est moins évidente que celle qui est faite à Platon, mais en plus de cette notion de cause – qui figure 1 dans la partie introductive de la Physique d’Aristote – nous y découvrons également une tentative de rationalisation, de preuve, des idées avancées dans les deux premiers paragraphes, laquelle tentative est assez conforme à celle d’Aristote dans sa Physique. 1 Il distingue quatre causes : cause matérielle (la matière constituante de la chose), cause efficiente (ce qui produit la chose), cause formelle (l’essence de la chose, modèle ou idée), cause finale (ce « en vue de quoi » la chose est faite).
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Platon aurait d’ailleurs peut-être considéré ce passage comme 1 l’œuvre d’un sophiste , mais il présente l’avantage de lever l’ambiguïté qui pourrait subsister quant à la finalité assignée à l’art dans sa conception traditionnelle : elle est déterminée et particulière dans les objets et dans les actes, tandis qu’elle reste indéfinie et intermédiaire quand il s’agit de la beauté ; autrement dit l’art n’a pas à se préoccuper de beauté. La référence à Aristote n’a pas la forme d’une quasi-citation, comme avec Platon, mais elle suit un processus similaire dans la tentative d’appliquer son concept de causalité à la beauté. Ainsi, le « superbeau », la beauté en un sens absolu, est la cause efficiente, c’est-à-dire ce dont vient le commencement de la chose belle par participation – la beauté en un sens relatif. La beauté absolue est également la cause finale, la fin pour laquelle la chose existe, de même que la cause « exemplaire », qui peut être identifiée comme la cause formelle dans la terminologie d’Aristote, c’est-à-dire le schéma ou le modèle de la chose. Il reste la quatrième cause, la cause matérielle : ce dont la chose est faite. Cette dernière, ou plutôt première cause si l’on se réfère à la Physique d’Aristote, pose certainement problème à Denys car en elle se rejoignent les deux espèces les plus incompatibles, l’éternel et le contingent. C’est pourquoi il ne la mentionne pas explicitement et use d’une formule énigmatique : « il n’y a rien d’existant qui ne participe aussi au Beau et au Bien » ; formule qui fait écho aux « beautés individuelles dans les choses qui existent, chacune selon son genre », autrement dit de manière contingente. Ce qui veut dire qu’en un certain sens, la Beauté serait aussi la cause matérielle ; mais Denys ne veut pas s’aventurer à affirmer une cause « absolue » qui signifierait que nos destins sont entièrement déterminés, « écrits » par avance, et risquerait par conséquent de décourager toute initiative, tout effort vers une plus grande perfection. Il lui est au contraire nécessaire d’affirmer la 1 La conclusion est, en effet, contenue dans les prémisses : « Le beau et la Beauté sont indivisibles en leur cause, laquelle embrasse Tout dans l’Un […] car alors il est en même temps véritablement le Beau et le Bien lorsqu’il est loué supersubstantiellement en Dieu par la soustraction de tous attributs. »
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liberté que le sujet a de choisir le bien – sachant qu’il n’y a pas non plus de manichéisme, pas de mal donc, mais seulement la possibilité d’une action désorientée, « inepte » dans les termes d’Ananda Coomaraswamy. Lorsque Denys affirme que « toutes choses sont faites en considération du beau », cela ne signifie pas que l’artiste a seulement en vue de faire quelque chose de beau ou de créer de la beauté. Il doit d’abord envisager son ouvrage du point de vue du commanditaire : une personne, ou un groupe de personnes, ou une organisation, voire lui-même en tant qu’artisan. Or, le commanditaire attend un certain service et un certain plaisir de l’objet fabriqué. Ainsi, la finalité se trouve dédoublée : comme le dit Ananda Coomaraswamy dans une note de bas de page, « ce qui est la fin dans une opération peut elle-même être ordonnée à quelque chose 1 d’autre jouant le rôle de fin ». Par conséquent, même si l’artiste sait que la chose pourra être belle en vertu du principe de participation, il ne travaille pas en ayant cette beauté immédiatement en vue, mais toujours pour une fin déterminée ; la beauté, étant inévitablement attachée à tout ce qui est « bien et en vérité fait », aurait donc le même statut que dans la théorie de la réception 2 d’Emmanuel Kant . Il est possible d’aboutir à la même conclusion à partir de la définition des objets produits par l’artiste : les choses ne peuvent être considérées comme belles que « dans leur genre » et non pas de façon abstraite car, si la beauté est bien conçue comme étant formelle, chaque forme est elle-même déterminée et d’un certain genre. D’ailleurs, la philosophie scolastique ne se 1 Ananda Coomaraswamy, op. cit., p. 29. 2 Dans la Critique de la faculté de juger, Emmanuel Kant exprimera, dans un contexte très différent puisqu’il s’agit pour lui d’établir les conditions de possibilité de toute connaissance et de tout jugement, une idée assez proche de celle des scolastiques : « la beauté est la forme de la finalité d’un objet, en tant qu’elle est perçue dans cet objet sans représentation d’une fin ». Ce qui est engagé dans les deux propositions, et ce qui les rapproche, est l’idée que la condition humaine n’étant pas en capacité d’accéder à la connaissance de la chose en soi, l’homme ne doit se donner que des finalités intermédiaires et des buts accessibles comme la satisfaction d’un usage attendu de son activité artisanale, son humilité étant la seule voie d’accès à la beauté, qui ne vient que par surcroît.
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lasse jamais d’attirer l’attention sur le fait que toute personne douée de raison, dont l’artiste n’est qu’un cas particulier, œuvre toujours pour des fins déterminées et particulières et non pas pour des fins indéfinies et vagues. Et ce qui est vrai pour les objets est vrai de la même manière pour les actions : « un homme n’accomplit pas une bonne action particulière pour le plaisir de sa beauté, car toute bonne action sera belle dans l’effet, mais il fait précisément cette bonne action que l’opportunité requiert, en relation de laquelle opportunité une autre bonne action serait inappropriée 1 (ineptum) et par conséquent maladroite ou laide ». Dans la Grèce antique, ce thème de l’opportunité entrait dans une conception du temps distinguant trois modalités : Chronos – temps physique (géométrique, quantitatif), que nous pouvons mesurer au moyen d’une horloge ; Kairos – temps « métaphysique » (ressenti, qualitatif), point de basculement décisif, avec un « avant » et un « après » ; Aiôn – temps cyclique. C’est donc le Kairos qui serait déterminant dans l’accomplissement des actions comme dans la pratique des arts. Remarquons que ce thème de l’opportunité, transposé comme il l’a été dans la doctrine des scolastiques, c’est-à-dire dans un cadre millénariste pour justifier l’urgence d’une conversion chrétienne, est également présent dans d’autres traditions. Par exemple, toute la philosophie chinoise du temps, en tout cas telle qu’elle est présentée par François Jullien, en est imprégnée : « Si l’on intervient au bon moment, ce qui se trouve ainsi engagé, au sein du procès des choses, s’inscrivant alors dans un réseau de facteurs favorables, se voit porté de lui-même à se déployer, d’une façon naturelle, sans qu’on ait plus dès lors à vouloir, à risquer ou peiner, ou même seulement à 2 se dépenser. Occasion répond ainsi à situation . » Il ne s’agit plus simplement du temps, nous dit-il encore, mais du « temps opportun » et il cite la locution latine : tempus capere, « saisir l’occasion ». C’est en tout cas un exemple de concept qui circule dans 1 Ananda Coomaraswamy, op. cit., p. 30. 2 François Jullien, Du « temps ». Éléments d’une philosophie du vivre, Paris, Grasset & Fasquelle, 2001, p. 42. Il cite le Laozi à l’appui de son interprétation : « le bien quand on se met en mouvement est le moment – occasion ».
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des civilisations et en des temps très différents, et cette idée est aussi celle d’Ananda Coomaraswamy à propos de la conception traditionnelle de l’art. Quoi qu’il en soit, la remarque qu’il fait à propos des actions s’applique aussi à l’œuvre d’art comme fabrication : l’œuvre d’art étant toujours occasionnelle, elle peut être considérée comme superflue, donc maladroite, voire laide, si elle n’est pas opportune. La difficulté à laquelle les théologiens de la période médiévale étaient confrontés résultait de ce que, dans leur volonté d’adapter 1 les conceptions du monde de l’Antiquité à la doctrine chrétienne, ils devaient distinguer entre les vérités de philosophie accessibles à la raison et les vérités de foi qui excèdent son pouvoir. Ces vérités de foi sont exprimées par Denys dans la dernière phrase : « Et nous avons la hardiesse de dire que le non-existant participe aussi au Beau et au Bien […] par la soustraction de tous attributs. » Cet énoncé, en même temps qu’il est une téléologie, une doctrine qui considère le monde comme un système de relations entre moyens et fins, autrement dit qui a une conception « finaliste » du monde – puisqu’il s’agit avant tout d’établir l’existence de Dieu, son pouvoir et la perspective du « jugement dernier » – ne peut que résonner de manière très étrange dans le contexte des découvertes scientifiques du XXe siècle. En effet, Denys affirme que, parce qu’il y a Dieu, le non-existant est encore un existant potentiel ; que rien de ce qui pourrait exister, bien que n’étant pas encore advenu, ne peut par conséquent échapper à la règle de participation. Or, ces questions ayant trait à l’origine et à la virtualité sont réinvesties par la science du XXe siècle, particulièrement la théorie de la relativité et la mécanique quantique dans certains de leurs développements ou certaines de leurs interprétations, sans compter, au milieu du siècle, la cybernétique et la théorie de l’in2 formation avec notamment la question de son origine . Dans ces approches, les formes de l’existant deviennent de plus en plus abs1 Il s’agit, d’ailleurs, surtout de la doctrine aristotélicienne, dont l’appropriation peut être considérée comme l’œuvre principale de saint Thomas d’Aquin. 2 Voir : Raymond Ruyer, La cybernétique et l’origine de l’information [1954], Paris, Flammarion, 1968.
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traites (énergie, quanta, information), rendant possible une analogie avec les formes supersubstantielles au sens platonicien et au sens des scolastiques, quoique ces derniers fussent plus portés à la pratique religieuse en ce qu’elle servait la morale et la conduite de l’existence qu’à la contemplation et à la spéculation sur l’être des choses – donc pour des raisons pratiques au regard de leur mission d’évangélisation. En tout cas, le parallèle qui peut être fait est l’une des bases possibles d’une réflexion sur la persistance d’une conception traditionnelle de l’art, et notamment sur ses modalités au XXe siècle. Un rapprochement peut effectivement être tenté entre la conception traditionnelle de l’art comme « matérialisation d’une idée » et certaines conceptions « postmodernes » qui le définissent comme « idéalisation de la matière ». Selon les analyses présentées dans les paragraphes précédents, il peut être admis que c’est bien un substrat intellectuel qui détermine la conception traditionnelle de l’art, et non l’esthétique comprise dans son acception technique – science des sensations –, moderniste – science des déterminations sensibles de l’œuvre – ou poïétique – science des conduites créatives. Mais ces bases intellectuelles sont tout aussi déterminantes dans l’œuvre de Marcel Duchamp et, plus généralement, dans un art catégorisé comme « conceptuel ». Ces deux approches peuvent par conséquent être considérées comme étant « en miroir », se renvoyant de l’une à l’autre le reflet d’objets dont la seule qualité est d’être « opportuns », c’est-à-dire d’apparaître au « bon moment », dans le temps du kairos. Quant à la nécessité du lien entre ces idées et les œuvres, elle est également impliquée par les deux démarches, et il ne servirait à rien de rechercher dans des réalisations concrètes des concepts que, par leur définition d’objets contingents, elles ne peuvent manifester. Pour paraphraser Jean-François Lyotard, on pourrait dire que les deux catégories d’artistes travaillent semblablement pour établir les règles de ce qui aura été fait. Ils n’ont pas de schèmes ou d’opérations obligatoires et imposés, mais ces formes sont néanmoins disposées sur un fond dynamique où elles s’affrontent, se combinent, et auquel elles participent. Selon Gilbert Simondon,
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la relation de participation qui relie les formes au fond est une relation qui enjambe le présent et diffuse une influence de l’avenir sur le présent, du virtuel sur l’actuel. Cette proposition vaudrait aussi bien pour la conception traditionnelle de l’art que pour sa conception postmoderne. Dans les deux cas les formes sont nécessairement piégées dans l’actuel et, de même que ce sont des données pour celles qui surgiront du fond, ce sont les seules disponibles pour être organisées par rapport au fond actuel, amenant ainsi à l’actualité les virtualités antérieures. C’est le paradoxe du futur (post) antérieur (modo) de Jean-François Lyotard.
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Alcibiade On ne peut conclure cette lecture du fragment 210E-211B sans en revenir au texte de Platon, en particulier parce que, comme cela a été dit, il « donne » le dernier mot à Alcibiade et non à Socrate comme cela aurait été logique dans une perspective pédagogique, ou même simplement édifiante. Alcibiade, donc, fait irruption à la fin du discours de Socrate avec une bande de « buveurs » et une joueuse de flûte. On le fait entrer et il entre1 prend de couronner celui qui est célébré : « il embrassa Agathon et le couronna. » Il repère ensuite la présence de Socrate : « Socrate ici ? Te voilà encore ici à m’attendre en embuscade, suivant ton habitude d’apparaître soudain là où je m’attendais le moins à te rencontrer. Maintenant encore qu’es-tu venu faire ici ? Et pourquoi t’es-tu placé là ? Pourquoi pas près d’Aristophane ou de quelque autre plaisant ou qui veut l’être ? Tu t’es arrangé pour te placer près du plus beau garçon de la compagnie. » Socrate, qui s’était en effet écarté d’Agathon auprès duquel il était assis pour lui faire place, lui répond aussitôt en prenant Agathon à témoin : « Agathon, vois si tu peux me secourir. L’amour que j’ai pour cet homme ne m’est pas d’un petit embarras ; depuis que je me suis mis à l’aimer, il ne m’est plus permis de donner un coup d’œil ni d’adresser la parole à un beau garçon ; autrement, jaloux et envieux, il me fait une scène, m’injurie et se tient à peine de me frapper. Vois donc à l’empêcher de faire quelque extravagance et fais ma paix avec lui ; ou, s’il veut se porter à quelque violence, défends-moi ; car je tremble devant sa fureur et son amour. » Le ton est bien différent de celui des discours qui ont précédé, et Socrate lui-même s’y accorde aussitôt, répondant à Alcibiade par une semblable taquinerie. Alors, Alcibiade couronne également Socrate avec quelques bandelettes prélevées sur la tête d’Agathon et invite l’assemblée à reprendre le festin : « il faut boire, c’est dans nos conventions ». Il est bientôt interrompu par 1 On se sert ici de la traduction d’Émile Chambry, plus prudente et moins « crue » que celle de Luc Brisson. Elle suffit néanmoins à retracer les mœurs de l’époque.
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Éryximaque qui l’incite à entrer dans le jeu précédent, ce qu’il accepte mais en le détournant, prétendant faire l’éloge de Socrate 1 en le comparant à des silènes et à Marsyas . On pourrait penser que ces comparaisons ne sont guère flatteuses, qu’elles sont même un peu impertinentes à l’égard d’un homme qui avait effectivement la réputation d’être assez laid, en tout cas dont l’aspect était aux antipodes de celui qu’on prêtait à Apollon, et assez éloigné de celui des jeunes hommes qui l’entouraient, à commencer par Alcibiade. Or, ce qu’il veut suggérer, c’est précisément que le coffret grotesque en forme de silène dissimule un trésor. Quant à Marsyas, il séduisait tout comme Socrate son auditoire, par le chant céleste de sa flûte, avant d’être piégé par Apollon ; autrement dit, Alcibiade suggère que Socrate possède une beauté intérieure, peut-être plus proche de la véritable beauté que celle de l’apparence, et que la voix qui l’exprime charme les hommes sans qu’ils puissent s’en défendre : « souvent je voudrais qu’il ne fût pas au monde ; mais, s’il en était ainsi, je sais bien que j’en aurais encore plus de chagrin ». On voit déjà avec quelle franchise ces Grecs exprimaient leurs sentiments. On est loin des mines effarouchées et de la pruderie de notre époque qui a si mal dissimulé ses obsessions sous les oripeaux de la « révolution sexuelle ». Un exemple récent, parmi de nombreux autres : Michel Onfray, « notre » chantre de la liberté, répondait – sur France Culture, le 12 août 2011, dans le cadre de son université « populaire » –, à une question sur les relations de Paul Gauguin avec de très jeunes filles lors de son séjour aux Îles 1 Dans la mythologie grecque, Silène est fils de Pan ou d’Hermès et père nourricier de Dionysos, ayant le plus souvent l’aspect d’un vieillard jouisseur et ivre. Les sculpteurs utilisaient des grandes boîtes ayant cette apparence pour y celer leurs plus belles statues des dieux. Quant à Marsyas, également un « demidieu », silène ou satyre, il aurait, selon la légende, provoqué Apollon en prétendant mieux jouer de l’aulos que lui de sa lyre ; ayant échoué au défi proposé par Apollon de jouer de l’aulos à l’envers, son « hubris » sera châtiée et il finira écorché vif contre un arbre comme cela est représenté dans un tableau tardif du Titien ; il faut encore signaler que l’aulos était considéré comme un instrument barbare de par ses origines, son timbre, son mode de jeu et sa connotation sexuelle, et de plus que celui de Marsyas, ayant été créé par Athéna et seulement trouvé par lui, jouait tout seul comme par enchantement.
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Marquises, avec une violence qui tranchait sur sa rhétorique habituelle. Les conditions historiques étant, comme chacun sait, « abolies » dans le même mouvement qui a proclamé la « fin de l’histoire », Gauguin ne pouvait être qu’un grand pervers, un criminel abuseur de petites filles… Ite missa est, comme on dit, le jugement était prononcé, sans appel, et Gauguin aurait mérité, pourquoi pas, le supplice de Marsyas. Et comme il eût été insuffisamment « philosophique » de marquer sa désapprobation, voire son horreur, ce qui est après tout concevable s’agissant d’une attitude individuelle face à un événement singulier, il entreprit « d’argumenter » le prononcé de ce jugement en faisant une liste d’auteurs qui, selon lui, devraient susciter l’opprobre, dont les œuvres devraient, pour le moins, être sévèrement contrôlées, faire l’objet de mises en garde circonstanciées, voire plus : il dénonçait ainsi, en vrac, le Marquis de Sade pour tout son œuvre, JeanJacques Pauvert, son éditeur au vingtième siècle ainsi que l’auteur et l’éditeur de nombreux ouvrages « pornographiques » (dont Georges Bataille, Le bleu du ciel, Histoire de l’œil…), René Schérer (Co-Ire, album systématique de l’enfance en collaboration avec Guy Hocquenghem, Une érotique puérile…), Tony Duvert (L’enfant au masculin), Gabriel Matzneff (Les moins de seize 1 ans) . En tout état de cause, sa liste est très incomplète : sans aller jusqu’à exiger l’exhaustivité d’une classification raisonnée, on aurait « supporté » qu’il mentionne, entre autres, Nabokov, Pasolini, Artaud, Gide, Rimbaud, Casanova, Villon, l’Arétin… Et tant qu’à faire qu’il n’oublie pas le christ : « sinite parvulos venire ad me » (laissez venir à moi les petits enfants). Tous ces livres feraient un « sacré » feu avec, pour l’allumer, une mèche faite 1 Il faut tout de même rappeler que les listes de dénonciation sont d’assez sinistre mémoire : s’il faut remercier les commissaires de l’exposition « d’art dégénéré » pour avoir regroupé, de juin à novembre 1937, sept cent trente œuvres d’une centaine d’artistes, parmi les plus importantes du siècle – exposition qui sera rapidement fermée par Goebels, courroucé de son succès avec près de deux millions de visiteurs –, il ne faut pas perdre de vue la quantité de livres qui ont été censurés, interdits ou carrément brûlés en fonction de critères majoritairement « hygiénistes ».
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avec un exemplaire du Banquet. Admettons cependant que, faute de pouvoir donner une liste qui risquerait de s’allonger indéfiniment, son ire se soit concentrée sur quelques figures représentatives d’une certaine lutte contre une forme de « restauration » 1 visant à l’éradication de toute finalité proprement humaine , cette sélectivité étant peut-être liée à son histoire personnelle comme il le rappelle lui-même dans cette « séance » de réponses aux 2 questions de ses auditeurs . Admettons par conséquent qu’un traumatisme puisse déterminer une orientation, des choix d’objets à désirer ou à repousser, et même la manière de se conduire en situation de séduction – le contrat entre adultes « consentants » dans son cas –, mais tout cela ne saurait s’imposer en philosophie. Sinon, ce n’est qu’une morale, c’est-à-dire un ensemble de règles auxquelles on peut adhérer par principe, du moins aussi longtemps que l’on n’est pas confronté au « réel » de l’existence qui la remet presque toujours en question. Il y a de bien beaux curés, de bien belles maîtresses d’école, c’est selon le goût, sans compter tous les autres que l’enfant peut rencontrer. Son « innocence » ne le soustrait pas à l’amour, ni à la sexualité. Les attitudes belliqueuses et les dispositifs répressifs qui sont à la mode ne font jamais que rendre plus évidente « l’obsession infantile » et l’hypocrisie de leurs auteurs. Rendons cependant cette justice à Michel Onfray que sa position n’a pas variée dans son fond, même si la forme qu’elle a prise dans cette « séance de questions » laisse un peu trop paraître l’arrogance du philosophe « professionnel », et donc en mesure de 1 Ce sont quelques auteurs qui se sont engagés, parfois de manière inconséquente, dans la défense de la « révolution sexuelle » au cours des années soixante-dix. Au-delà des motivations et des intérêts éventuellement contestables qui s’exprimaient dans ce mouvement, ils ont exposé ces questions relatives au genre ou aux pratiques réellement constatées avec une méthode et sur un ton bien différent de celui de la sphère journalistique avide de sensationnel évoquée par Alain Badiou – Le Siècle, Paris, Éditions du Seuil, 2005. 2 Il raconte en effet qu’il aurait été « approché » par un prêtre, à l’orphelinat où il fut placé enfant, qu’il n’y aurait pas eu viol mais traumatisme suffisant pour fonder cette conviction du plaisir « contre-nature », à prohiber et à réprimer sans discussion.
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prononcer des oukases. En effet, sa réponse à une enquête de la 1 revue L’INFINI exposait déjà cette doctrine : « On sait la pédophilie de Socrate assez nette pour qu’elle fût aussi pédérastique et l’on n’aurait pas accepté qu’elle devînt homosexuelle, ce qui aurait été le cas dès le rasage de la première barbe de l’éromène. Un Socrate aujourd’hui se verrait toléré en pédophile féru de science de l’éducation et de projet pédagogique dans son lycée […] en revanche on sait le sort qui lui serait réservé si d’aventure il poussait sa passion jusqu’à, disons, socratiser ses élèves sans le prétexte platonique. […] Femme soumise ou violée tout autant que poupée gonflable et autre gadget de la sexualité solitaire, pire, solipsiste, enfants abusés, prostitués, violés eux aussi, confinements dans la masturbation, tout dit à l’évidence ce qui ne se dira pas ailleurs : la misère sexuelle à l’état pur de notre civilisation – et la nécessité, plus que jamais, d’une nouvelle érotique courtoise, hédoniste – à deux, toujours, sans que jamais on ne tolère l’un des deux qui, infans, ne parle pas. » Tout s’explique : Alcibiade, ayant du poil au menton, avait dépassé la date de péremption. Sans entrer dans des arguties qui n’auraient au mieux qu’une valeur historique ou philologique, rappelons tout de même que la « pédérastie » – du grec ancien , « enfant », et , « amant » – désignait une institution morale et éducative de la Grèce antique. Elle concernait une relation éventuellement sensuelle entre un homme adulte (éraste) et un garçon plus jeune (éromène). L’emploi du terme « pédophilie », apparu au début du XXe siècle en France et devenu d’usage plus courant dans les années soixante-dix – justement en raison des débats qui se sont amorcés à cette époque –, à propos de Socrate, est donc un anachronisme. Par contre, il est exact que l’homosexualité n’était pas encouragée, ce qui peut expliquer l’attitude de Socrate envers Alcibiade. Quant à imaginer un Socrate dans notre système éducatif actuel, cela n’est guère crédible. De la part de Michel Onfray, cela ne pouvait résulter que de son plaisir à discourir sans autre but que de paraître – humour facile. On remarquera enfin 1 La question pédophile - Enquêtes, témoignages, revue L’INFINI, Paris, Éditions Gallimard, 1997.
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la désignation de ce qui constitue, selon lui le comble de l’horreur, ce qui semble par-dessus tout le traumatiser et qu’il nomme la « misère sexuelle à l’état pur » : les « confinements dans la masturbation »… Sans commentaire. Revenons à Alcibiade, qui poursuit sur un mode encore plus personnel en évoquant sa tentative de séduction de Socrate, « le croyant sérieusement épris de [sa] beauté » : « Je restai en effet en tête à tête avec lui, mes amis, et pensant qu’il allait me tenir les propos qu’un amant tient à son bien-aimé, je m’en réjouissais déjà ; mais il n’en fut absolument rien. » La journée finie, Socrate s’en ira. Alcibiade l’invitera ensuite à partager ses exercices physiques sans plus de succès. Alors, il l’invite à dîner, une première fois sans résultat, puis une seconde fois, en prenant soin de prolonger l’entretien jusqu’à une heure assez tardive pour qu’il puisse le convaincre de rester. Socrate repose sur le lit où il a dîné, voisin du sien, et ils sont seuls. Avant de poursuivre, Alcibiade fit une pause : « Quant aux serviteurs et à tous les profanes et à tous les ignares, qu’ils mettent devant leurs oreilles des portes épaisses. » Ayant pris cette précaution, il reprend son récit, expliquant qu’il s’était tourné vers Socrate et l’avait touché en s’adressant à lui en ces termes : « Je pense […] que tu es le seul amant digne de moi, et je vois que tu hésites à te déclarer… Aussi je rougirais beaucoup plus devant les sages de ne pas céder aux désirs d’un homme comme toi que je ne rougirais devant la foule des sots de te céder. » Plutôt que de discuter la proposition, Socrate aurait ironisé en faisant valoir qu’il ne pouvait accepter ce « marché passablement avantageux » pour Alcibiade qui prétendait ainsi « obtenir des beautés réelles pour des beautés imaginaires », et ajoutant en guise de conclusion « que tu songes à échanger en réalité du fer contre de l’or ». Alcibiade termine le récit de cette tentative de séduction en disant qu’il s’était résigné : « déployant sur lui mon manteau, car on était en hiver, je me couchais sous la vieille capote de cet homme-là et, jetant mes deux bras autour de cet être vraiment divin et merveilleux, je passais ainsi la nuit entière… Je me levais après avoir passé la nuit tout comme si j’avais dormi avec mon père ou mon frère aîné. » Il faut alors
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remarquer que, si l’on se fie au récit que Platon nous fait, Socrate aurait utilisé, en quelque sorte par anticipation de l’éloge qu’Alcibiade vient de prononcer en le comparant à des silènes, l’argument qui justifie ledit éloge pour le repousser – à moins que ce ne soit Alcibiade qui aurait réutilisé cet argument pour son éloge. Cela n’a, semble-t-il, pas été beaucoup relevé par les traducteurs et les commentateurs du Banquet, mais c’est bien le signe que Platon, tout en s’appuyant sur des faits réels, a reconstitué le récit de cet épisode de la vie de Socrate en ayant en vue de faire une démonstration, ce qui l’a amené à le romancer en partie, donc pas seulement parce qu’il n’en connaissait pas tous les détails. Et notons au passage que la question de la fiction dans les narrations, qu’elles soient autobiographiques ou non, ne concerne pas que la catégorie de l’autofiction et peut être posée dans d’autres contextes et d’autres moments que ceux où elle a été identifiée. Le reste de son discours est fait d’exemples de la conduite « merveilleuse » de Socrate et le Banquet s’achève, avec la fatigue des convives, sur une ultime espièglerie : Socrate étant présent, « impossible à tout autre d’approcher des beaux garçons ». Mais on ne peut se retenir de remarquer la candeur du propos : coucher avec son père ou son frère aîné n’implique pas la moindre perversité ; quel contraste entre cette innocence et le discours « de rentrée » de Luc Chatel, ministre de l’Éducation Nationale, le 1er septembre 2011, exposant le renforcement de l’enseignement de la morale dans le primaire avec l’objectif de former « l’honnête homme » ! Notons au passage que pour le ministre il n’y a pas « d’honnêtes femmes ». Serait-il platonicien ? Manipulateur sophiste ? Ou simplement obsédé comme un grand nombre de ses contemporains par une enfance « naturalisée » mais entièrement construite dans une culture qui, en plus d’être phallocrate, est foncièrement « pédophobe », et encourage de plus le désir de l’adulte de s’identifier définitivement à un enfant totalement privé de droits comme de devoirs, immature, dans un état dans lequel s’abolit toute dissemblance, toute différence, dans une sorte de marécage où tout se confond, dans un « inconscient consolateur », dans une débâcle des énergies, dans un « complexe de minorité »
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et une infantilisation destinés à se substituer à une libido forcément menaçante, car négative, inégalitaire, hiérarchisante, injuste et conflictuelle. La question pourrait être posée de savoir ce qui justifie d’avoir attiré l’attention sur l’épisode dans lequel Alcibiade intervient. Dans le récit qui nous en est fait il n’y a, après tout, que les anecdotes d’une époque aux mœurs que l’on jugerait dépravées si elles avaient cours aujourd’hui et qu’il faudrait condamner, réprimer en appliquant les lois qui gouvernent nos sociétés modernes, tandis que la conception traditionnelle de l’art qui s’esquisse dans le « chemin de l’amour » relèverait de l’essentialité, pouvant être rendue indépendante de tout contexte. On pourrait faire à cette question une réponse de sophiste… ou de jésuite : comment, en effet, interpréter la mise en évidence très appuyée de la contingence dans le texte de Platon et sa négligence, parfois sa quasiélimination, dans ceux des auteurs qui l’utilisent ou le citent en le traduisant pour leur propre compte ou celui de leurs commanditaires ? La « typicité », l’anecdote ou le détail pittoresque ne seraient-ils que le moyen « naturaliste » que Platon, par anticipation du naturalisme historique d’un Balzac ou d’un Zola, aurait inventé pour captiver ses lecteurs ? Ou bien estimait-il au contraire ces causes « matérielle » et « efficiente » nécessaires au même titre que les causes « idéale » et « finale » dans la constitution du « fait » qu’il exposait ? Estimait-il par conséquent que ces causes n’étaient pas « séparables » et qu’elles conditionnaient toute existence réelle ? Sans prétendre répondre à ces questions d’une manière définitive, on peut au moins tenter de les poser correctement. D’abord, l’art était présent dans la vie des Grecs, du moins dans celle des citoyens libres qui composaient la cité, et il l’était sous toutes ses formes – musique, architecture, arts graphiques, tragédie, poésie… – et dans tous ses « usages », du rituel et de la cérémonie religieuse ou « sociale » jusqu’aux ustensiles « ornés » et aux décors domestiques quotidiens. Mais ces pratiques ne devaient pas avoir une simple finalité esthétique, ne devaient pas avoir simplement pour but de satisfaire les sens, puisque l’esthétique n’était
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pas détachée de l’éthique, puisque le plaisir reçu dans la perception n’avait de sens qu’en fonction du plaisir donné dans l’action. C’est peut-être là le sens le plus subversif de cette conception que l’on qualifie de « traditionnelle » de l’art : il existerait sous deux modalités, l’une étant l’art qui se fait œuvre, qui est transmissible sensiblement et intellectuellement, qui est actuel ; la seconde étant celle de l’art produit par soi-même et l’autre d’une rencontre, cet « autre » étant nécessairement virtuel avant qu’elle n’ait lieu. « L’être » de l’art serait, comme nous-mêmes, un être double : être avec l’autre spirituel en tant que modèle idéal et avec l’autre virtuel de la rencontre, nous ferait nous-mêmes devenir autre. Ce qu’il faut retenir, c’est que l’art est une notion en devenir : une prénotion ; et qu’il ne prend sens que dans une pratique qui suppose la rencontre. La contingence ne serait donc pas, pour Platon, un motif distrayant, un « cheval de Troie » destiné à obtenir la victoire de l’esprit sur le corps, mais la condition essentielle de son « chemin de l’amour ». Dans ce cas il faudrait interpréter la contingence comme l’anecdote, c’est-à-dire dans une configuration où le hasard a le rôle principal. Mais il n’est bien entendu pas possible de savoir si Platon a réfléchi sur la notion de hasard, du moins indépendamment des conceptions du temps (Chronos, Kairos, Aiôn) de son époque. En second lieu, conformément à l’idée d’un lien nécessaire avec l’éthique, l’esthétique ne peut pas référer seulement au domaine sensoriel. Elle doit, au contraire, se transcender dans un concept qui ne soit pas la réduction à ce que le corps et l’esprit ont en partage, ni leur simple addition : cette interférence, cette résonance, est une épreuve censée produire quelque chose d’entièrement nouveau, à proprement parler inouï. Et c’est la beauté, avec ou sans majuscule, qui en est l’opérateur. C’est pourquoi la définition de l’esthétique par Platon est une définition par le beau, et non une définition du beau. À ce stade du commentaire, on pourrait revenir sur l’ensemble de son développement, comprendre l’exigence, dans Le Banquet, de décliner la beauté selon sa modalité « relative » ou « absolue » tout en maintenant leur inséparabilité, comprendre également que cet agencement ne
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peut être opérationnel, avec la beauté comme opérateur, que dans un déploiement dynamique qui en articule les puissances – les virtualités – dans les existences individuelles, singulières, et dans une tension qui ne peut être entretenue que dans un régime métastable qui exclut provisoirement la mort, c’est-à-dire qui ne peut rester une tension que dans la mesure où aucune des deux énergies ne s’impose complètement à l’autre jusqu’à l’étouffer. C’est l’aporie de la théorie platonicienne en ce qu’elle suppose une gradation continue dans un cheminement linéaire, une progression plus ou moins amnésique des étapes déjà franchies, et n’imagine pas la possibilité d’une dimension fractale de cette relation qui permettrait de comprendre comment le corps et l’esprit sont intriqués à toutes les échelles de telle manière qu’on trouvera toujours du corps en proportion de l’esprit dans le plus petit détail du relief qu’ils forment selon le parcours de leur existence sur le fond qui la rend possible, tout simplement parce qu’elle en est une émanation.
Une esthétique sans organe En septembre 1947, Fernand Pouey, directeur des émissions dramatiques et littéraires de la Radiodiffusion, proposait à Antonin Artaud, qui envisageait alors de monter un spectacle sur le « Jugement dernier », de créer une pièce radiophonique. C’était peu de temps après qu’il eut été libéré de son internement psychiatrique à Rodez (en mars 1946, après neuf ans d’enfermement) ; peu de temps après l’enregistrement du 16 juillet 1946 (Aliénation et magie noire), après sa conférence au Vieux-Colombier du 13 janvier 1947 et l’enregistrement du 8 juin 1947 (Les Malades et les médecins) ; peu de temps avant sa mort, dans la maison de santé du docteur Delmas à Ivry-sur-Seine, le 4 mars 1948. La commande d’œuvres par des individus ou par des institutions est probablement aussi ancienne que l’art lui-même, bien qu’il y ait toujours eu des pratiques artistiques indépendantes de tout circuit d’échange. La commande est essentiellement liée aux enjeux du pouvoir (religieux, financier, politique ou culturel) et à sa volonté de contrôle de, et par, la représentation idéalisée d’un monde qu’il façonne de manière à préserver un ordre qui le maintient, en retour, en position d’autorité. Les artistes ont presque aussi constamment tenté de conquérir une autonomie et la liberté d’expression que, théoriquement, leurs pratiques permettraient, jusque dans le détournement de la commande : un seul exemple
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parmi de nombreux autres : Diego Velázquez avec Les Menines . Mais cette recherche d’autonomie, dont on peut considérer qu’elle a été couronnée de succès au début du XXe siècle sur le plan des contenus (sujets et formes) avec le mouvement moderniste et son principe de « l’art pour l’art », reste limitée par son commerce : l’artiste qui veut vivre matériellement de sa production doit lui conférer une valeur d’échange qui vient redoubler sa valeur 2 d’usage, voire s’y substituer . Les seuls qui échappent réellement au circuit de l’échange sont les « sauvages » qui confectionnent des ustensiles à usage rituel ou domestique, en leur donnant éventuellement des propriétés esthétiques, ou encore relevant de la 3 transmission des mythes , les asociaux – des plus pathologiques jusqu’aux « gens simples » – qui œuvrent en amateur dans le secret de leur espace intime, et enfin ceux qui s’abstiennent de toute œuvre. Il faut néanmoins noter l’inévitable processus de 1 Ce tableau (Las Meninas) peint par Diego Velázquez en 1656 représente les détenteurs du pouvoir qui l’ont employé pour leur propre gloire. Cependant, il témoigne aussi des connaissances que Velázquez y figure en même temps que leurs éphémères apparences. Si l’art était considéré comme une illusion selon un thème récurrent de l’art baroque espagnol du XVIIe siècle, il n’en était pas moins le véhicule et le support du savoir de l’époque dans laquelle il s’actualisait en réalisant des « œuvres ». Ainsi, Velázquez a représenté une image de la famille royale, mais aussi un condensé de ses connaissances en matière de sciences et, de plus, s’est « auto portraituré », geste par lequel il revendiquait de considérer la peinture comme ayant statut d’art « libéral » à une époque où elle n’était encore qu’un art « mécanique ». Il n’est bien entendu pas le seul à l’avoir fait mais, le plus souvent, le peintre se représentait dans l’un des personnages de la scène, et non en tant que peintre. Pour une analyse plus détaillée de ce dispositif, voir : Michel Foucault, Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966. 2 Parmi d’autres choses vues ou entendues, dans une galerie – années 1980 – où la responsable s’entretenait au téléphone avec l’un de « ses » artistes : « formidable, votre dernière série, mais soyez gentil, vous ne pourriez pas les faire un peu plus souriants ? ». C’est bien sûr la valeur d’échange qui est dans ce cas en cause bien plus que l’expression des visages peints par l’artiste : il faut que le tableau soit « monnayable » et, pour l’être, doit correspondre au goût supposé du public qui fréquente la galerie, ce goût n’étant d’ailleurs pas lui-même autonome, en partie forgé qu’il est par ce que, dans d’autres contextes commerciaux, on appelle le « marketing ». 3 Voir : Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, op. cit.
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récupération – de « l’art nègre » par Picasso et les surréalistes, de 1 « l’art brut » par Dubuffet et les psychiatres, et même du « nonart » par la critique et les esthéticiens – qui a certes porté à notre connaissance ces marges des pratiques socialisées de l’art, mais en les réifiant, parfois même en les fétichisant, pour les faire entrer dans le circuit « normal » de l’échange. Le Musée des Arts Premiers n’est à cet égard qu’une péripétie dans une tendance très profonde visant à la chosification de tout le réel. Dans le cas d’Antonin Artaud il faut se représenter quelle est sa situation au retour de l’asile de Rodez : il ne possède à peu près rien, n’a quasiment aucune ressource et de toute façon pas le sens pratique qui lui permettrait de s’assumer au plan matériel ; ses amis les plus dévoués savent, comme lui aussi le sait, que toute cohabitation est impossible dans la voie « d’angélisme » qu’il a choisie et qui entraîne une forme d’ascèse et des « exercices » incompatibles avec la simple vie en société. Le choix de son installation au sein d’une clinique à Ivry-sur-Seine est la solution « palliative » la mieux appropriée, sachant qu’il n’est pas contraint comme un malade ordinaire mais dispose d’une certaine liberté de mouvement et de visite, n’étant pas non plus soumis au régime des soins obligatoires – plus d’électrochocs, traitement qu’il avait 2 dénoncé avec force à Rodez . Néanmoins, la question de son entretien se pose. Le temps n’est plus où les quelques fidèles du cercle zutiste, parmi lesquels Verlaine, Charles Cros et Cabaner, se cotisaient pour Arthur Rimbaud en le logeant tour à tour et en 1 Voir : Jean Dubuffet, Prospectus et tous écrits suivants, Paris, Éditions Gallimard, 1967. 2 « À Rodez, je vivais dans la terreur de cette phrase, contre laquelle, tout lucide que j’étais, je ne pouvais rien dire : Monsieur Artaud ne mange pas aujourd’hui, il passe au choc. » À noter qu’après avoir été bannie des soins psychiatriques, cette technique est revenue récemment en vogue – rebaptisée électroconvulsivothérapie et réalisée sous anesthésie générale – en raison de son efficacité pour « traiter » certaines formes aiguës de psychoses, en particulier la « dépression grave » : bien que ses mécanismes d’action restent encore mal connus, c’est « l’obligation de résultat » caractéristique des politiques actuelles qui est privilégiée en lieu et place du principe de respect des droits de la personne.
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lui fournissant, entre 1871 et 1872, de quoi se nourrir et se vêtir. Le « cas Artaud » est plus délicat que le cas Rimbaud, car c’est un homme épuisé, nécessitant une aide matérielle conséquente qu’il s’agit d’aider et de soutenir, au moins provisoirement. Les « commandes » découlent de cette situation particulière. Ça a été le cas pour sa conférence au Vieux-Colombier et probablement pour d’autres productions. Les amis d’Antonin Artaud démarchaient les institutions pour qu’il puisse « travailler » et, ainsi, participer à sa subsistance. Mais bien sûr, dans leur esprit, c’était aussi une forme de thérapie : il s’agissait de « l’occuper », comme on aurait fait avec un enfant, sachant que tout cela n’était pas prévu pour durer compte tenu de son état de santé. La commande d’une émission radiophonique s’inscrit donc dans ce contexte. Pour Antonin Artaud, il ne pouvait être question que de l’état actuel de sa démarche qui l’avait conduit à quasiment 1 renier le paganisme « d’Héliogabale » au profit d’une manière plus « angélique » de conversion au gnosticisme. Autrement dit, l’anarchie charnelle « couronnée » dans une période où il pensait que le théâtre pouvait réellement être « contagieux » comme une épidémie et qu’il aurait suffi de s’en tenir, s’agissant des rapports charnels, à la fellation et à la sodomie pour ne pas prolonger la torture d’une humanité « mal construite », aurait viré dans une 1 Antonin Artaud, Héliogabale ou l’Anarchiste couronné [1934] – sauf exception, nous utilisons les références à l’édition des Œuvres Complètes d’Antonin Artaud (Éditions Gallimard, Paris 1974) avec, entre parenthèses, le tome et la (ou les) page(s) : « Héliogabale, c’est l’homme et la femme, (…) – Un et Deux réunis dans le premier androgyne – Qui est lui, l’homme et – Lui la femme – En même temps – Réunis en UN (VII-103). » « Trône d’Héliogabale. […] avec son dossier sculpté de figures symboliques de serpents qui se mordent la queue (VII363). » Le serpent, dans ce texte, annonce la conversion gnostique par l’image de la sodomie ou de la fellatio, pratiquée par ses adeptes comme « ascèse répétitive de l’acte premier du Serpent, ouvrant les “voies” de la connaissance et dessillant les yeux aveugles de la chair. » – Jacques Lacarrière, Les gnostiques, Paris, Éditions Gallimard, 1973. À noter que le gnostique peut indifféremment pratiquer l’ascèse ou l’orgie, qui sont deux façons d’épuiser et de consumer la chair.
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forme plus ascétique de raffinage et de conservation des énergies . On ne peut pas avec certitude restituer l’état d’esprit d’Antonin Artaud acceptant cette commande. Mais on peut imaginer qu’il n’aura pas changé la conformation de sa pensée pour l’adapter aux contours de l’institution qui l’a accueilli, peut-être, heureu2 sement, sans vraiment la connaître .
1 Il serait passé de l’anarchiste couronné à l’alchimiste couronné. Mais, avec Antonin Artaud, il est imprudent, encore plus qu’avec d’autres, de se laisser aller à une lecture chronologique et historiée de son œuvre. Au fil de ses déclarations se trouvent affirmés de manière indissociable l’incarnation et son rejet : « Oui, je suis fait de la même matière organique que les anges, mais j’aime cette supériorité sur eux de ne pas me croire éternel dans cette forme de la matière, de savoir qu’elle n’est pas moi, et de pouvoir me payer le luxe de cracher sur cette charogne que j’habite et qui m’habite (VIII-23). » « Je suis chaste parce que je ne veux pas être touché ni toucher, mais je ne suis pas vierge parce que j’entre dans tout et que rien ne me rebute et que je ne me tiens en dehors de rien (XVII295). » 2 Cette période est évoquée dans le film de Gérard Mordillat : En compagnie d’Antonin Artaud (1993), d’après le récit de Jacques Prevel. Celui-ci a fait la navette entre Saint Germain des Prés et Ivry, disciple et pourvoyeur d’Antonin Artaud en opium, jusqu’à sa mort. On y voit aussi comment Antonin Artaud faisait « travailler » ses collaborateurs, en particulier Paule Thévenin ou Colette Gibert Thomas : le cri qu’il exige est proprement surhumain, mais exactement dans l’esprit et le déploiement de sa propre évolution, ou involution, comme on voudra interpréter cette ultime phase de son existence.
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Production L’enregistrement de l’émission, basée sur un ensemble de textes conçus exprès par Antonin Artaud et dictés à une secrétaire mise à sa disposition par la Radiodiffusion, eut lieu entre le 22 et le 29 novembre 1947 dans les studios de la rue François 1er. L’émission prévue pour être diffusée le 2 février 1948 dans le cadre d’un cycle intitulé « La Voix des Poètes » a été, la veille, interdite d’antenne après écoute par le directeur général de la Radio, Wladimir Porché, dont l’attention avait peut-être été attirée par l’émotion dégagée lors de l’enregistrement, et faisant suite à 1 celle qu’avait provoquée la conférence au Vieux-Colombier . Ce trouble a été confirmé par différents témoignages, dont celui de Maria Casarès : « Avez-vous entendu la voix d’Artaud ? C’est une voix un peu comme un vieil enfant. Eh bien, je faisais comme lui. Récemment on m’a fait écouter l’émission et je ne me suis toujours pas reconnue. Quelqu’un a émis l’hypothèse que peut-être la bande avait techniquement souffert. Mais non : à la première audition, il y a vingt ans, j’avais eu exactement la même impression. […] En plus des cris, il y avait aussi des bruitages : tambours, xylophonies. […] C’est tout l’ensemble qui m’avait, on peut dire, traumatisée. Et c’est pour cela qu’ensuite je n’ai plus revu Artaud. […] L’atmosphère était quasi fantastique. Seul Roger Blin semblait parfaitement à l’aise. […] Jean-Louis Barrault m’a dit en 1 Entre autres, un échantillon qui donne le ton de cette conférence : « J’ai depuis des années un eczéma des testicules ; eh bien, il n’y a pas à chercher midi à 14 heures quand ça vous gratte trop de ce côté-là. C’est qu’on vous bouffe le cu, il n’y a pas à avoir peur d’appeler les choses par leur nom. La conscience humaine fait aussi l’objet depuis les millénaires des siècles d’un vaste et incurable envoûtement de ses parties testiculaires en croix : rate de la bugne gauche et foie de la corignole droite. » – « La conférence au Vieux-Colombier », in L’INFINI, n° 34, été 1991. Il faut ajouter à cela l’utilisation très particulière qu’il faisait de son corps et de ses organes dans ce qu’il appelait son « athlétisme affectif » (psalmodie, rots, toux, mastication, gestes répétitifs…), déjà à Rodez dans une sorte de rituel d’autoguérison – l’assimilant au fou véritable : « Je me refuse d’être traité en fou et en agité lorsque je travaille ici, soit en gestes, soit en chants, soit en marches, soit en attitudes à mon “athlétisme affectif” (XI128). » –, puis transposé au théâtre en tant que dimension morale qui ne heurtait pas moins ses auditeurs « avertis » qu’un entourage plus ordinaire.
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riant que lui et moi n’avions pas la santé qu’il faut pour supporter 1 ces choses paisiblement . » Antonin Artaud obtint que fût consulté un comité de personnalités, parmi lesquelles figuraient Georges Altman, Jean-Louis Barrault, René Clair, Jean Cocteau, Max-Paul Fouchet, Paul Guth, le R.-P. Laval, Pierre Herbart, Louis Jouvet, Pierre Laroche, Maurice Nadeau, Jean Paulhan, Raymond Queneau, Georges RibemontDessaignes, Roger Vitrac, qui écoutèrent l’enregistrement le 5 février 1948 dans un studio de la rue François 1er mais, en dépit de leur avis, le directeur général maintint l’interdiction et Fernand Pouey présenta sa démission, non sans organiser – avant de quitter définitivement son poste – une seconde diffusion privée le 23 février 1948 dans un cinéma désaffecté dépendant de la Radiodiffusion (le Washington), avec le même succès mais sans autre résultat que de convaincre Antonin Artaud d’abandonner cette 2 aventure . Par la suite, le texte de l’émission parut en avril 1948 chez K Éditeur, puis une édition pirate circula dans quelques librairies parisiennes durant l’été 1973, avant la parution des Œuvres complètes, accompagné des lettres et articles de presse de l’époque. Quant à l’émission elle-même, elle a été diffusée sporadiquement et par fragments, au titre de document historique, à partir de la fin des années 1970, après qu’elle eut été éditée quasi clandestinement par divers labels « underground » (Cramps Records, André Dimanche, Sub Rosa) liés à ce qu’il restait de l’avant-garde en poésie sonore. En 2001, Radio France en a proposé une édition officielle dans un coffret comprenant, outre l’enregistrement de l’émission originale, un CD intitulé « Artaud Remix » réalisé par Marc Chalosse.
1 Propos recueillis en 1968 par Alain et Colette Virmaux : Antonin Artaud, Lyon, La Manufacture, 1985, p. 144. 2 « … je ne toucherai plus jamais à la Radio, et me consacrerai désormais exclusivement au théâtre tel que je le conçois, un théâtre de sang, un théâtre qui à chaque représentation aura fait gagner corporellement quelque chose aussi bien à celui qui joue qu’à celui qui vient voir jouer, d’ailleurs on ne joue pas, on agit… » – lettre à Paule Thévenin du 24 février 1948 (XIII-146-147).
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Contenu L’émission d’Antonin Artaud – Pour en finir avec le jugement de Dieu : « alerter les individualités » – est un montage de textes et d’éléments sonores : « 1. texte d’ouverture ; 2. bruitage qui vient se fondre dans le texte dit par Maria Casarès ; 3. danse du Tutuguri, texte ; 4. bruitage (xylophonie) ; 5. La recherche de la fécalité (dit par Roger Blin) ; 6. bruitage et battements entre Roger Blin et moi ; 7. La question se pose de (texte dit par Paule Thévenin) ; 8. bruitage et mon cri dans l’escalier ; 9. conclusion, texte ; 10. 1 bruitage final . » Les trois personnes qui ont participé à cet enregistrement, Maria Casarès, Paule Thévenin et Roger Blin, ont, bon gré, mal gré (cf. le récit qu’en a fait Maria Casarès en 1968), adopté le principe d’un travail corporel poussé aux derniers retranchements d’une voix transportée hors d’elle-même, dans le sens « musique-voix-cri ». Si Antonin Artaud s’était contenté de les diriger comme n’importe quel réalisateur, ou comme l’auteur d’un texte à interpréter selon les codes plus ou moins convenus de la déclamation poétique, l’enregistrement n’aurait peut-être pas eu le caractère potentiellement contagieux qui a justifié sa mise à l’index. Or il s’agissait, premièrement de son théâtre qui, fût-il radiophonique, ne pouvait pas ne pas comporter cette dimension 2 ni en proposer la fonction épidémique , deuxièmement d’être présent en personne dans la pièce. Antonin Artaud n’aurait certaine3 ment pas posé en acteur, bien qu’il le fut au théâtre et au cinéma , mais il ne pouvait pas ne pas s’y engager puisqu’il affirmait que 1 Extrait d’une lettre d’Antonin Artaud à Fernand Pouey, 16 janvier 1948. Le CD de 2001 est divisé en cinq parties au lieu des dix du découpage initial : 1. J’ai appris hier (Antonin Artaud) ; 2. Tutuguri (Maria Casarès) ; 3. La recherche de la fécalité (Roger Blin) ; 4. La question se pose de… (Paule Thévenin) 5. Conclusion (Antonin Artaud). Peut-être a-t-on voulu associer un nom à chaque partie ? 2 Voir : Antonin Artaud, Le théâtre et son double, Paris, Éditions Gallimard, 1964. 3 Par exemple, en 1922 il joue le personnage de Tirésias dans l’Antigone de Sophocle (adaptation de Jean Cocteau, mise en scène de Charles Dullin, décors de Picasso, musique d’Arthur Honegger), puis dans le film La coquille et le clergyman, de Germaine Dulac [1927].
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la pensée ne pouvait émettre que des signes… Seul le corps producteur de sons était considéré comme étant en capacité d’agir au théâtre « avec le spectateur comme avec des serpents qu’on charme et […] le faire revenir par l’organisme jusqu’aux plus subtiles notions (IV-97-98). » Bien sûr, il est possible de faire un rapprochement avec la démarche de dadaïstes comme Raoul Hausmann (Poèmes phonétiques, circa 1930) ou Kurt Schwitters (Die Sonate In Urlauten, 1932) qui ont incarné leurs créations pour railler le genre de la déclamation poétique en vigueur et faire cesser « l’exécution » des œuvres dans laquelle elle s’exténuait. Mais leur démarche était plus iconoclaste qu’essentialiste. Antonin Artaud ne cherchait pas du tout à tourner en dérision la poésie, la musique ou le théâtre, mais à les rétablir dans leur valeur charnelle en renversant le carcan culturel qui assigne chaque modalité sensorielle à des abstractions sous couvert de pureté linguistique, instrumentale ou sémiotique, abolissant le corps qui en est la source et le réceptacle – corps et chair effacés derrière l’instrument, derrière tous les instruments, toutes les techniques, organes eux-mêmes réduits au statut d’instruments. Tout cela ne va pas sans ambiguïté : dans le même temps où il s’en prenait au « souffle court » des musiciens et à la passivité d’un public maintenu dans les limites de son ouïe, Antonin Artaud ne cessait pas de penser, et de dire, que l’homme était « mal construit ». S’agissant de sa pièce radiophonique, la lettre de protestation qu’il envoie après l’interdiction en précise les enjeux : Je voulais une œuvre neuve qui accrochât certains points organiques de vie, une œuvre où l’on se sent tout le système nerveux éclairé comme au photophore avec des vibrations, des consonances qui invitent l’homme À SORTIR AVEC son corps pour suivre dans le ciel cette nouvelle, insolite et radieuse Épiphanie. Mais la gloire corporelle n’est possible que si rien dans le texte n’est venu choquer, n’est venu tarer cette espèce de volonté de gloire. […] Or je cherche et je trouve 1° la recherche de la Fécalité texte constellé de mots violents, des paroles affreuses, mais dans une atmosphère si hors la vie que je ne crois pas qu’il puisse rester à ce moment-là un public capable de s’en scandaliser. Qui que ce soit et le dernier bougnat doit comprendre qu’il y en a marre de la malpropreté – physique comme physiologique, et DÉSIRER un changement CORPOREL de fond. […] Reste l’attaque du
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Critique de la raison impure début contre le capitalisme américain. Mais il faudrait être bien naïf, monsieur Wladimir Porché, à l’heure qu’il est pour ne pas comprendre que le capitalisme américain comme le communisme russe nous mènent tous deux à la guerre, alors par voix, tambour et xylophonies j’alerte les individualités 1 pour qu’elles fassent corps .
Ce qui était proposé est donc tout autre chose que ce qu’on a voulu voir dans cette œuvre, à savoir une provocation par le choix d’un langage ordurier, et par les insultes à la bienséance et au « politiquement correct » – à ce qui en tenait lieu à l’époque. Il s’agissait plutôt de « sortir de son corps », mais par un « changement corporel », c’est-à-dire que L’Épiphanie qu’il annonçait ne pouvait passer que par le corps, et nullement par un esprit séparé comme il est conçu dans une large part de la pensée philoso2 phique . La voix et le souffle qui animaient la radio devaient être les vecteurs « immédiats » d’un transport du corps au « ciel » artaudien, vecteurs qui permettraient de les rattacher comme la chair au mental dans le corps lui-même. Le souffle (pneûma) a une haute valeur symbolique dans de nombreuses traditions comme ce qui donne vie et, lorsqu’il s’amenuise ou au contraire s’amplifie jusqu’au cri, il renvoie sans partage à la dématérialisation ou à l’incarnation, à la mort ou à la naissance. Toute musique, 1 Lettre d’Antonin Artaud à Wladimir Porché, 4 février 1948. 2 Sont visées ici toutes les philosophies dualistes d’origine platonicienne et représentées exemplairement dans le cartésianisme. Encore faudrait-il nuancer car Descartes n’était probablement pas plus cartésien que Platon n’était platonicien. On se rappellera que le projet de Descartes visait essentiellement l’étude scientifique et que le « discours de la méthode » ne devrait pas être séparé des divers traités d’allure très matérialiste – dans la tradition de certains Grecs anciens comme Héraclite ou Parménide que Platon connaissait également fort bien – auxquels il servait d’introduction et qui lui permettait de ne pas encourir la censure de l’Église – le temps n’était pas si loin où on avait brûlé Giordano Bruno. Ce qui importait à Antonin Artaud, c’était d’agir matériellement sur son corps, et avec son corps et ses techniques. À cet égard, il faut mentionner l’exception de la chirurgie que, parmi toutes les médecines occidentales faites « d’envoûtements » pratiqués sur des corps « séparés », c’est-à-dire morts, il considérait comme une forme apte à opérer dans le vif de l’être et en mesure de « refabriquer » l’homme « mal fait ». Nombreux sont ses dessins qui écorchent et ouvrent le corps en fragments et le recomposent autrement (Les os sema, La maladresse sexuelle de Dieu, Le Minotaure…)
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toute parole tendent alors à l’érection du cri. Le son doit « se visser et se nouer dans l’air comme un serpent longtemps après la 1 percussion du coup . » Si on voulait vraiment écouter la pièce radiophonique d’Antonin Artaud, il ne faudrait donc pas perdre de vue son aspect doublement allégorique : concernant le contenu qui comporte plusieurs niveaux de lecture (intime, littéraire, politique…), et concernant sa forme ou sa matérialité non moins énigmatiques (sensorielle, thérapeutique, chirurgicale…) Mais il faudrait également l’écouter « comme un serpent », avec tout son corps.
1 Antonin Artaud, Les Tarahumaras, Décines (Isère), L’Arbalète, 1955, p. 128.
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Récupération Aujourd’hui, l’émission n’est diffusée qu’à titre documentaire, le plus souvent sous forme de citation, ce qui pourrait se justifier en raison de son caractère nécessairement anachronique… Si ce n’était l’actualité de toutes les guerres qui ont prospéré partout sur terre. Mais on n’interdirait peut-être pas une émission de cette nature car les autorités ont trouvé un moyen plus efficace d’en neutraliser la substance, en l’absorbant tout simplement dans le flot continu de toutes les productions audiovisuelles. La chaîne de production et de transmission réalise en effet mécaniquement la mise à plat, exactement sur le même plan, de l’ensemble des images et des sons qu’elle traite. De plus, la postmodernité a exploité ce mécanisme en appliquant son principe d’indifférence aux contenus, ce qui en redouble l’efficience comme le montre le second disque – « Artaud Remix » – du coffret édité par Radio France : C’est à l’initiative de Marc Chalosse que quatre musiciens improvisent aujourd’hui à partir et autour de cet enregistrement radiophonique. Le disque en vinyle a été samplé, scratché, modulé, bouclé en temps réel. Des sons additionnels ont été choisis, respectant les conceptions musicales d’Artaud : percussions, xylophones, gamelan, sons synthétiques, cloches d’église, bruits industriels, déflagrations. […] L’élément mélodique – exécré par Artaud – est naturellement proscrit au profit du rythme, de la répétition, de la scansion, de la transe. Plus qu’un simple hommage il s’agit donc pour des musiciens d’aujourd’hui de montrer l’actualité des conceptions musicales d’Artaud, 1 souvent mal connues, dans un remix de son œuvre propre .
La neutralisation de l’émission d’Antonin Artaud a, en effet, d’abord été rendue possible par le pouvoir d’une esthétique universelle, héritière du Siècle des Lumières, capable d’intégrer tout ce qui tendrait à lui échapper, comme le montre notamment l’ex2 position d’œuvres de malades mentaux qui a participé, entre 1 Extrait de la notice rédigée par Marc Dachy accompagnant le coffret des deux disques, 2001, p. 11. 2 Par exemple : La beauté insensée, Palais des beaux-arts de Charleroi, décembre 1995 - janvier 1996. Il s’agit de la collection Prinzhorn, conservée à la clinique psychiatrique de l’université d’Heidelberg ; cette collection comporte des manuscrits, des dessins, des peintures et des objets créés par les « patients » de
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autres manifestations culturelles, à son hégémonie. Par suite, la médiatisation a affaibli la puissance de subversion de toute production qui, n’étant pas le fait de malades « avérés », ne se situait cependant pas dans la norme, ce dont Antonin Artaud avait peutêtre eu l’intuition : « je ne toucherai plus jamais à la Radio ». Le monde de l’art a besoin de marginaux tels que « l’anormal » ou le « primitif » qui légitiment un relativisme permanent des valeurs et révèlent l’arbitraire des normes avec lesquelles nous devons vivre. La peur qu’ils inspirent ou qui est inspirée par les médias vient confirmer à rebours la nécessité de telles normes pour le 1 maintien d’un ordre du sens, ou de l’ordre tout court . Tout peut donc être objet de diffusion ou d’exposition, tout peut être objet de musée, et la culture, comme machine d’intégration et de reproduction, est une gestion du goût par absorption de toutes les limites, de toutes les marges. On peut toujours faire croire que c’est une manière de dévoiler au public les aspects les plus cachés et les plus inattendus de la création des hommes, mais, ce qui a triomphé, c’est le pouvoir d’une esthétique universelle capable d’assimiler tout ce qui pourrait fuir de ses propres interstices. son département entre 1919 et 1921, auxquels il a adjoint des ensembles constitués dans d’autres établissements depuis 1890 ; la collection comportait près de 6 000 pièces vers 1930. L’intérêt pour l’art des fous et, plus généralement pour des productions qui comportaient une certaine dimension esthétique sans qu’elles soient socialement inscrites dans un milieu artistiquement normé est certainement assez ancien. Cependant, le rôle des surréalistes au début du XXe siècle, ou celui de Jean Dubuffet, a été déterminant pour la constitution du « genre » – primitif, naïf, brut, premier, modeste, ou comme on voudra le nommer – et de son statut. Depuis 1986, La Halle Saint-Pierre est un centre culturel installé au pied de la Butte Montmartre, à Paris, qui propose des expositions temporaires conçues autour de l’art populaire, de l’art brut, de l’art naïf, de l’art « singulier » ou « outsider ». Non seulement les pièces historiques ou contemporaines du genre ont acquis une valeur d’échange qui n’a rien à envier aux productions actuelles « du monde de l’art », mais il est même devenu possible, pour un artiste tout à fait instruit, de prendre cette orientation comme un étudiant en médecine choisirait la spécialité qu’il souhaite exercer, en fonction de ses goûts ou d’autres critères plus pragmatiques. 1 À noter qu’une institution esthétique politiquement réglée a tout intérêt à bafouer autant que de besoin la norme qu’elle instaure : elle assure son pouvoir en étant imprévisible, en prononçant l’anathème comme la dérogation sans autre raison que son « bon vouloir », comme dans un contrôle d’identité.
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Ce mouvement d’assimilation est signifié, dans la notice du coffret rédigée par Marc Dachy, par la récupération d’un certain nombre de références des avant-gardes qui ont précédé le postmodernisme : Kurt Schwitters, Brion Gysin, William Burroughs – dont la voix, semble-t-il, a elle aussi été récupérée ; signifié également par la caution de prétendus « remix » qui auraient été pratiqués par John Cage (The city xears a slouch hat, 1942) ou par Steve Reich ; signifié enfin par l’idée qu’il y aurait une continuité et presque une nécessité des pratiques d’appropriation, depuis les rituels dans les grottes ornées jusqu’aux distractions audiophiles et, en l’occurrence, à la pratique du « remix ». Cette conception causale et progressiste de l’histoire est une rationalisation qui participe au processus d’intégration esthétique. C’est un schéma profondément ancré dans la pensée occidentale, et qui a trouvé une base scientifique avec l’invention du « calcul infinitésimal » au XVIIe siècle par Newton et Leibniz. Le calcul différentiel répond en effet au calcul intégral et le complète, traitant notamment de la notion d’infiniment petit dans son rapport avec les sommes dites intégrales. D’un côté, les singularités de l’expérience sont réduites par l’opération d’intégration aboutissant à une « moyenne statistique », et de l’autre le modèle différentiel produit des variations calculables. Ce qui n’entre pas dans ce cadre sera alors considéré comme « négligeable », voire inexistant. L’idée générale est celle d’une harmonie qui mettrait en relation les phénomènes perçus par l’homme avec ses organes sensoriels, donc avec sa propre structure, comme procédant d’une même cause finale. Les sources de cette conception de l’univers sont d’abord pythagoriciennes et platoniciennes, notamment dans le Timée où l’on trouve exposée la « structure mathématique de l’âme du monde » qui établit les « nombres » selon lesquels la distribution des planètes connues à l’époque se reproduit dans la musique au niveau des intervalles et des échelles. Il est en effet question de ce qui guide l’homme au sein d’une activité esthétique s’accordant le plus qu’il est possible avec les lois éternelles au moyen d’une application arithmétique qui en serait la juste traduction. Cette démarche selon laquelle tout phénomène peut être
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« chiffré » sera d’abord celle de nombreux scientifiques et trouvera avec Joseph Fourier une formulation très séduisante, dont les principes sont exposés dès 1822 dans sa Théorie analytique de la chaleur : toute séquence de nombres représentant la mesure de l’évolution d’une variable physique peut être « transformée » en une série « harmonique », une suite de rythmes abstraits de leur origine phénoménale. Autrement dit, une température, une pression, une luminosité, ou toute variable qui s’inscrit dans la durée, peut être réduite à une série de nombres détachés de leur cause physique, mais susceptibles de recomposer le phénomène originaire au moyen d’une opération de sommation. Dans ce cadre analytique, la synthèse des phénomènes, c’est-à-dire potentiellement le pouvoir d’engendrement par l’homme de ce qui était essentiellement réservé au démiurge, est rendue possible et, parallèlement, la prédiction, la connaissance de l’avenir en principe réservée au « voyant », est permise par l’application du calcul intégral et différentiel. Restait à démontrer que l’exercice intellectuel qui visait la contemplation de cette harmonie et de cette beauté surnaturelle avait un fondement physiologique, restait à établir que l’homme était harmoniquement accordé à la création divine du monde dans lequel il était apparu. Une contribution décisive fut celle d’Hermann Ludwig von Helmholtz, avec sa Théorie physiologique de la musique [1863] fondée sur l’idée de résonance : les diapasons, les cordes des guitares ou des pianos, les cavités sont, selon l’observation, excités par des vibrations mécaniques d’une fréquence bien particulière et l’appareil auditif est supposé être, analogiquement, composé d’un ensemble de résonateurs susceptibles d’analyser le phénomène acoustique en composantes élémentaires que l’intellect recompose ensuite pour leur donner un sens. Le même raisonnement pourrait être fait à propos des stimuli visuels, tactiles, gustatifs ou odoriférants : à chaque fois on trouvera des capteurs spécialisés dans les teintes, les textures, les saveurs ou les structures moléculaires, susceptibles donc d’objectiver une conception finaliste de la création. Malgré tout, il serait très injuste d’assimiler les découvertes scientifiques en anatomie et
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en physiologie fonctionnelle à une forme d’obscurantisme : ce qui est en cause est moins la connaissance scientifique en tant que telle que la notion de progrès qui lui est attachée. Contrairement à ce qui est communément admis, il faut être conscient que les ésotérismes et les sectarismes s’appuient volontiers sur la notion de progrès : l’idée d’une harmonie universelle – d’un grand architecte – et l’utopie scientifique incarnée par une technique toutepuissante ne sont nullement incompatibles comme en témoigne Le meilleur des mondes : Aldous Huxley ne nous fait pas le récit d’un cauchemar, mais d’une réalité qui hante la pensée de nombre de ses contemporains scientistes – et actuellement celle de certains posthumanistes. Ce qui est remarquable, c’est que l’esthétique propose une démarche du même genre en créant des critères aussi efficaces dans le registre des créations humaines que ceux de la métrologie dans celui des phénomènes naturels. Plus précisément, le jeu des indicateurs esthétiques qui fonde l’analyse de la production artistique conduit à une représentation de laquelle disparaissent toutes les singularités, ce « modèle » permettant ensuite leur assimilation par « écrêtage » des valeurs extrêmes en quoi consiste l’application d’un « calcul intégral » complété par un processus de récupération qui neutralise la charge immorale et subversive qui pourrait néanmoins subsister. On peut en effet voir que ce processus d’intégration est, en quelque sorte, à double détente, agissant à deux niveaux : il est premièrement en action par le choix de 1 paramètres esthétiques chiffrés entraînant une certaine forme de 1 Cela va de la dimension de l’œuvre au choix des matériaux qui la composent ou à la quantité de travail requise par sa fabrication, critères somme toute classiques et déjà en vigueur à la période de la Renaissance – par exemple un tableau où l’on utilisait certains pigments rares, ou un portrait où les mains étaient peintes, était estimé d’une valeur supérieure à celui qui en était dépourvu –, jusqu’à des critères qui se sont imposés notamment dans la période postmoderne et qui relèvent plus ou moins d’un système boursier analogue à celui qui détermine les valeurs des entreprises selon la « loi du marché », celle de l’offre et de la demande, mais aussi celle de la spéculation en tant que moteur de l’industrie financière dont l’art n’est plus qu’un support comme l’immobilier ou l’agriculture.
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censure pour les productions « hors normes » filtrées par la moyenne ou le lissage, ou un processus adaptatif d’autocensure pour ceux qui souhaitent en anticiper les effets ; il est, deuxièmement, le moule, le modèle, la formule ou l’algorithme de toute production possible, en particulier celles qui s’approprient les œuvres du passé pour en digérer toutes les aspérités, non pas dans un mouvement humaniste d’imitation qui procéderait encore de l’idée, du dess(e)in et de l’invention, mais pour en achever l’exé1 cution dans la direction de la « fin de l’histoire » qu’il contribue ainsi à accréditer, ce qui vaut pour les œuvres du répertoire étant encore plus destructeur quand il s’agit des productions les plus marginales, les moins assimilables dans l’économie, en particulier 2 libidinale , des époques où elles ont fait saillance. Le triomphe du postmodernisme est d’avoir tout mis sur un même plan – œuvres « majeures » ou patrimoniales, œuvres mineures ou artisanales, art des fous, art brut, arts modestes, art de combat contre l’art, « non-art » et même « artistes sans 3 œuvres » selon la formule de Jean-Yves Jouannais –, d’avoir 4 écrasé l’histoire en un unique complexe spectaculaire dans lequel aucune perception, surtout si elle ne réfère qu’à ses données immédiates, n’est plus en mesure de discriminer quelque production que ce soit par son contexte historique, et encore moins si l’amalgame est organisé, s’il fait système et se représente sous l’aspect légitime de la politique culturelle. Pour distinguer Artaud Remix de Pour en finir avec le jugement de Dieu, il faudrait qu’une épaisseur de temps fasse barrage à l’indifférence de leur réception organisée dans un présent permanent qui est devenu le 1 Voir : Francis Fukuyama, La Fin de l’Histoire et le dernier homme, trad. fr., Paris, Flammarion, 1992. 2 Toute économie serait, en dernier ressort, libidinale. Voir : Jean-François Lyotard, Économie libidinale, Paris, Éditions de Minuit, 1974 ; Pierre Klossowski, La Monnaie vivante, Paris, Joëlle Losfeld, 1994. 3 Voir : Jean-Yves Jouannais, Artistes sans œuvres. I would prefer not to [1997], Paris, Éditions Verticales, 2009. 4 Voir : Guy Debord, La société du spectacle [1967], Paris, Éditions Gallimard, 1992.
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régime temporel dominant dès la fin du XXe siècle. Si la posture individuelle peut parfois y parvenir, la réception collective pourrait être préférable, car chaque individu, quand il est en relation avec les autres, avec l’Autre, reconquiert sa dimension historique et située. Une sorte d’examen de conscience en résulte sous des regards croisés qui restituent à la fois l’unicité de la situation et la distance de l’événement qui, dès lors, n’est plus seulement représenté, mais présenté, plus ou moins distinctement en raison même du contraste qu’il fait avec le présent. Par conséquent, Il ne suffit pas d’entendre l’émission d’Antonin Artaud et le « remix » de Marc Chalosse pour que cela fasse sens. Le passage d’un supposé pur sensoriel à un supposé pur signifié est toujours une perception instrumentée qui peut aussi, soit dit en passant, mener au fétichisme, c’est-à-dire à la réification d’une apparence culturellement édifiée. Contrairement à ce qu’affirmait Maurice Denis, « une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées » ne préexiste jamais à l’activité par laquelle une telle image prend place dans le « monde » de celui qui la regarde. De même, l’assemblage de Pour en finir avec le jugement de Dieu et de Artaud Remix ne préexiste pas à leur écoute mais c’est l’écoute, instrumentée donc, qui leur donne une place, pas la même, dans le « monde » de l’auditeur. Et si cela ne se produit pas c’est qu’il aura entendu sans écouter comme c’est le cas, heureusement pour nos appareils sensoriels, de la plus grande partie des stimuli qui les excitent. De même que notre regard construit un objet à partir d’une exploration de la scène qu’il a l’intention de situer dans la collection d’objets déjà constitués en créant une relation avec eux, notre écoute construit un objet sonore avec une certaine intention pour le situer parmi d’autres objets sonores. C’est cette situation qui distinguera les deux objets en établissant la relation de chacun à l’ensemble en même temps que leur relation mutuelle.
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Morale ? Ce que montre l’exemple du « coffret » est l’importance de la « posture d’écoute » dans la réception d’une œuvre. Cette donnée doit rester présente à l’esprit de quiconque prétend étudier cette orientation perceptive, que ce soit au niveau de ses variables élémentaires et de leurs représentations physiques, algébriques ou symboliques, au niveau de ses réponses observables aux stimuli et des interprétations qu’elles induisent, ou au niveau de ses descriptions en termes organiques, fonctionnels et leurs modélisations ; sachant que l’on n’étudie jamais la perception, dans ce contexte, que pour mieux connaître les œuvres d’art – et leurs processus de création puisque la perception s’y trouve tout autant impliquée avant que de l’être dans la réception. Un tel appareillage analytique, mobilisant des connaissances dans les sciences dites dures et les sciences humaines, y compris la sociologie ou l’économie, peut paraître lourd en considération de l’évidente présence de l’œuvre d’art, d’autant plus que leur accumulation n’est nullement une garantie qu’elles puissent « faire corps », qu’elles puissent fusionner de manière à produire une interprétation cohérente. Après tout, l’homme est doté d’un « sens esthétique » qui utilise toutes ses facultés sensorielles et intellectuelles pour « juger » de la qualité d’art des objets qui se présentent à lui. La difficulté de l’approche empirique tient à ce qu’elle doit remettre en question aussi bien la sémiologie que le laboratoire ou l’histoire qui sont pourtant ses disciplines constituantes pour parvenir à faire apparaître un objet unitaire : un « individu » au sens de Gilbert Simondon, c’est-à-dire quelque chose qui paraisse animé d’une vie propre, tel que perçu sans appareil conceptuel. La présentation de l’émission d’Antonin Artaud a déjà permis d’entrevoir certaines des questions qui se posent dans une étude de sa réception, à savoir qu’elle ne peut être dissociée de ce qui stimule la perception en tant que phénomène physique, mais qu’elle n’y est pas plus réductible qu’à sa conscience phénoménale, Différentes modalités de perception sont envisageables pour un même « objet » et elles coexistent dans le cas le plus général.
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Comme la connaissance que l’on acquiert d’une chose, par la perception ou par d’autres moyens, modifie sa réception en même temps que sa définition, ni la perception ni la chose, en particulier s’il s’agit d’une œuvre d’art, ne peuvent être de simples objets, c’est-à-dire susceptibles d’être adéquats à une science. Ils doivent être tendanciellement constitués en « pseudo-sujets ». C’est ce que nous apprend la production du « coffret », avec la variabilité ou l’incertitude inhérentes au statut des deux CD qu’il contient. Selon Carole Talon-Hugon il existe un lien irréductible entre l’esthétique et l’éthique qui est constitutif du « fait d’art » dans un 1 contexte donné, réception comprise. Dans Morales de l’art , elle propose trois configurations historiques de ce lien : l’éthique supérieure à l’art jusqu’à la modernité ; le modernisme comme projet d’un art autonome ; la période contemporaine où l’art transgresse les valeurs. Bien sûr, elle relativise sa périodisation en montrant que ces configurations ne connaissent pas véritablement de telles frontières mais ce qui importe dans ce découpage c’est que l’œuvre d’art y acquiert une dimension qui peut en changer la « nature » selon le milieu et le moment où elle est reçue. L’émission d’Antonin Artaud était transgressive en 1947, parce qu’elle prenait à bras-le-corps l’inacceptable de la folie et du mal, parce qu’elle contenait des mots orduriers et parce qu’elle insultait l’Amérique, alliée héroïque de la guerre de 39-45. L’émission diffusée aujourd’hui dans son coffret ne l’est plus, bien que la loi qui circonscrit cet « inacceptable » n’ait guère évolué : « La libre circulation des opinions et des pensées est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement »… Dans la limite indiquée par la suite de ce même texte : « sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi » ; par exemple l’article intitulé « de l’outrage aux bonnes mœurs et à la décence publique commis notamment par voie de presse et du livre » qui laisse toute latitude à quiconque se sentirait « outragé » d’engager des poursuites comme 1 Carole Talon-Hugon, Morales de l’art, Paris, Presses Universitaires de France, 2009.
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le démontrent de plus en plus souvent les « affaires » concernant le milieu artistique. Un exemple, entre autres, est évoqué dans Morales de l’art. En 2000, l’exposition Présumés innocents – l’art contemporain et l’enfance au CAPC de Bordeaux a fait l’objet de poursuites à l’encontre de ses commissaires, Stéphanie Tremblay et Marie-Laure Bernadac, et du directeur des musées de Bordeaux de l’époque, Henri-Claude Cousseau, à la suite de la plainte de l’association de protection de l’enfance « La Mouette » qui a abouti à leur mise en examen en 2006 pour « diffusion de message violent, pornographique ou contraire à la dignité accessible à un mineur » et « diffusion de l’image d’un mineur présentant un caractère pornographique ». Cette affaire a rebondi le 2 mars 2010, dix ans après son déclenchement, avec l’annulation par la cour d’appel de la décision de renvoi devant un tribunal qu’elle avait ellemême prononcée contre l’avis du parquet… L’association s’est ensuite pourvue en cassation. Il faut constater qu’une vision névrotique de la sexualité et l’assimilation de certaines productions artistiques à de la pornographie se sont peu à peu imposées, comme en a aussi témoigné la décision de Bertrand Delanoë d’interdire l’accès à l’exposition de photographies de Larry Clark au musée d’Art moderne de la ville de Paris (Kiss the past hello, du 8 octobre 2010 au 2 janvier 2011) aux mineurs de moins de dix-huit ans – l’âge précisément à partir duquel on est « autorisé » à consommer de la pornographie. En s’abritant derrière son adjoint à la culture, Christophe Girard (un des soutiens de Gabriel Matzneff !), et sous couvert d’une décision « collective » appuyée sur la loi du 5 mars 2007 « réformant la protection de l’enfance », Bertrand Delanoë a appliqué une censure a priori et non, comme cela est la règle en matière d’art, a posteriori et seulement en cas de plainte, ne voulant pas faire « courir le risque (d’être embastillé) au conservateur et aux commissaires » (Le Monde, 4 octobre 2010), insinuant que l’affaire de Bordeaux n’était toujours pas close… Quelle sollicitude ! Il faut rappeler que certaines des photographies incriminées – dix selon Fabrice Hergott, le conservateur du musée, dans une
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interview à France Inter, le 4 octobre 2010, six selon les éditeurs de Paris-Musées qui ont « courageusement » délégué l’impression du catalogue à la galerie londonienne de Larry Clark, un nombre indéterminé selon la directrice générale, Anne Fontaine, qui déclare dans Le monde du 18 septembre 2010 « qu’on ne peut ignorer qu’il y a dans le livre des photos à caractère pédophile et pornographique » ; on est confondu devant une telle précision qui livre à d’éventuels plaignants des motifs d’accusation tout faits mais concernant des œuvres à peu près aussi déterminées que le « Poisson soluble » d’André Breton – œuvres qui avaient été exposées de novembre 2007 à janvier 2008 à la Maison Européenne de la Photographie sans que cela n’entraîne aucune réaction en dehors de celles de la critique d’art. Si les femmes et les hommes politiques reflètent « légitimement » dans leur comportement l’évolution du contexte idéolo1 gique et juridique en appliquant le « principe de précaution » qui s’impose actuellement comme une évidence, il reste qu’il ne peut s’agir que de la naturalisation d’un fait culturel auquel il est toujours possible de s’opposer selon une éthique libre, nietzschéenne en particulier, qui dénonçait la « moraline », ou comme cela avait été fait, il est vrai dans les circonstances exceptionnelles d’une 1 Principe en vertu duquel les « avertissements » se sont multipliés, particulièrement depuis 2010, dans presque toutes les expositions d’art et en particulier celles qui sont gérées par la puissance publique, donc dans les musées, pour prévenir tout risque « d’atteinte physique ou morale ». Des panneaux se sont ajoutés aux traditionnels cartels afin que chacun prenne ses responsabilités au regard de la « bonne conduite » qui s’impose aussi bien aux fumeurs, aux alcooliques, aux dépendants sexuels… qu’au simple visiteur d’une exposition artistique : « œuvre pouvant entraîner des réactions chez les sujets épileptiques » ; « les cardiaques peuvent être incommodés par cette installation » ; « cette vidéo présente un caractère érotique/pornographique » ; « le caractère de l’œuvre présentée dans cette salle peut choquer le public jeune »… Ces mises en garde qui étaient apparues au Centre Georges Pompidou à propos d’une œuvre « stroboscopique » de Paul Sharits lors de l’exposition Sons & Lumières sont devenues courantes et concernent aussi bien des pièces de François Morellet dans sa rétrospective de 2011, donc des risques « physiologiques », que des salles entières, comme dans l’exposition Paris - Delhi - Bombay (2011) où c’est la responsabilité morale qui était mise en cause.
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guerre mondiale, en défendant un art « dégénéré », non « populaire », non « réaliste », non monumental et possiblement immoral. Il s’agit de s’affranchir de morales qui ne peuvent qu’être provisoires, non en leur opposant une morale qui serait considérée comme meilleure, ou supérieure, ce qui reviendrait à entrer dans un jeu de même caractère despotique, mais précisément par amoralisme, par refus de toute norme de l’art, par la revendication de son « extraterritorialité ». Et cela vaudrait dans tous les cas. Par exemple, Le Triomphe de la volonté de Leni Riefenstahl (1935) pourrait, en raison de ses qualités esthétiques, fasciner des personnes qui n’adhéreraient pas du tout à l’idéologie que ce film véhicule ; décrivant notamment le Congrès de Nuremberg en 1934 au Reichsparteitagsgelände, ce gigantesque complexe architectural capable d’abriter 240 000 personnes, cette « cathédrale » édifiée par Albert Speer pour la gloire du parti nazi et conçue pour des parades militaires qui ne seront égalées que par celles de l’Union Soviétique au plus fort de la guerre froide. Donc, Pour en finir avec le jugement de Dieu n’est plus une création transgressive parce que, précisément, ce n’est plus une émission radiophonique. Elle a été assimilée, neutralisée, momifiée, « muséifiée » dans son nouveau statut d’œuvre patrimoniale. Elle est comme une bête naturalisée dans la Grande Galerie de l’Évolution du Jardin des Plantes, ou mise dans du formol sur une étagère de sa Galerie de Paléontologie et d’Anatomie comparée. 1 Et elle a cessé d’être contemporaine, « inactuelle » . Elle est passée, par le formatage de son « remix », dans le bain de « l’actuel ». D’une certaine manière, elle relève à présent de la seconde configuration du lien entre esthétique et éthique proposée par Carole 1 C’est-à-dire qu’elle n’est plus « disconvenante », déphasée, comme à sa création où elle ne coïncidait pas parfaitement avec son époque et était, de ce fait même, plus apte à en percevoir et à en saisir l’esprit. « L’inactuel » est une relation au temps qui n’adhère au présent que par le déphasage et l’anachronisme, donnant accès à son obscurité, à son archaïsme, c’est-à-dire à ce qui le rend proche de son origine, de ce qui ne peut justement pas être vécu dans le présent en raison de sa trop grande proximité. Voir : Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles [1873-1876], Paris, Aubier, 1954 ; Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2008.
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Talon-Hugon, d’une esthétique de la réception basée sur un vœu de confiance dans le jugement des différents acteurs du « monde de l’art ». La troisième configuration, celle d’une transgression des valeurs est réduite à un simple étiquetage destiné à la publicité de la réédition et, surtout, du « remix » : « l’émission interdite d’Antonin Artaud » est une caution bien utile pour la diffusion d’un travail qui n’est plus transgressif parce qu’il ne suffit pas qu’il l’ait été ni qu’il ait été conçu dans une période désignée comme telle pour l’être toujours. Bien que son contenu soit intact et pourrait, aussi bien qu’en 1948, déclencher des réactions de réprobation, voire des poursuites judiciaires, elle est « hors circuit », protégée dans son coffret et par la « couverture » d’une œuvre musicale. Son autonomie et, par conséquent, sa neutralité, sont garanties par celles d’une postmodernité qui aura largement contribué à la fiction de la « fin de l’histoire » : « Plus qu’un simple hommage il s’agit donc pour des musiciens d’aujourd’hui de montrer l’actualité des conceptions musicales d’Artaud, souvent mal connues, dans un remix de 1 son œuvre propre . » Plus qu’un simple hommage : c’est en effet une cérémonie funéraire, la référence à « l’actualité des conceptions musicales d’Artaud » relevant plus du fantasme que de la réalité ; mal connues : on peinerait effectivement à en trouver la trace dans ses descriptions et l’audition de son émission ne laisse pas non plus soupçonner qu’une esthétique bien identifiable s’y exprime. Et cette « exécution » est tout bénéfice puisque le scandale initial valorise le « remix » dans le même mouvement qui étouffe le texte d’Antonin Artaud en le réduisant à un simple jeu formel appuyé sur la séduction de sonorités exotiques. Il ne serait pas impensable d’envisager un ultime avatar statutaire, une ultime récupération de l’émission d’Antonin Artaud fondée sur un postulat d’efficacité guidée par l’ancienne théorie de la catharsis. Si les philosophes patentés ne doutent pas que Platon aurait jeté ce poète hors de la cité au nom d’un principe de pré1 Extrait de la notice rédigée par Marc Dachy accompagnant le coffret des deux disques, 2001, p. 11.
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caution qui avait, comme on l’a vu, un bel avenir, ils ne doutent pas plus, et sans autre argument que celui de leur interprétation des textes, qu’Aristote l’aurait peut-être « repêché » pour les mêmes raisons ; c’est-à-dire pour la capacité de son œuvre à dissoudre les pulsions « mauvaises » par l’épuisement des émotions éprouvées dans l’imagination de ses auditeurs. Ce sauvetage supposerait néanmoins une double négation : celle de la matérialité et de la « phénoménalité » de l’objet signifiant qui risquerait, malgré tout, d’être « contagieux » – justement comme le souhaitait Antonin Artaud ; celle de son référent qui serait susceptible de déclencher un mécanisme d’identification. De ce fait, l’éventualité que des entités fictionnelles aient une capacité performative conduira certaines instances à imposer une obligation morale à l’art. Et leur action ne sera jamais aussi efficace que lorsqu’elles parviendront à « retourner » – comme on retourne un espion pour le contraindre à trahir son camp – une œuvre scandaleuse, ce qui demande du temps et, parfois, un « emballage » qui parachève le processus de recyclage. Comme le dit Carole Talon-Hugon, « tout peut devenir art à condition de posséder le pouvoir institutionnel 1 de la dénomination ». Ce qui signifie que lorsque la frontière entre art et expression est brouillée, l’impunité de l’œuvre n’est pas garantie puisqu’elle peut relever de la loi, mais aussi qu’elle peut recouvrer son statut d’art avec le recul et la complicité d’un pouvoir esthétique en mesure de décréter son extraterritorialité – pouvoir qui n’est tel que parce qu’il peut tout aussi bien prononcer son bannissement à n’importe quel moment en recourant au principe de la dépendance de l’art par rapport à la morale. Il est raisonnable de faire l’hypothèse qu’à cette variabilité de statut correspond une variabilité de la réception et que, d’une certaine manière, « nous n’entendons pas ce que nos oreilles entendent » lorsque nous écoutons l’émission d’Antonin Artaud, selon que notre posture est elle-même esthétiquement ou éthiquement orientée, voire moralement imposée, selon que nous la rapportons à des modèles formels de la composition sonore ou à l’histoire de l’art, selon le dispositif d’écoute qui entraîne lui aussi des 1 Carole Talon-Hugon, Morales de l’art, op. cit., p. 154.
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« techniques d’écoute » différentes. Ces questions qui se posent dans toute leur acuité quand il s’agit de la réception des œuvres d’art ne disparaissent pas dans l’expérience sensorielle ordinaire car les structures mentales impliquées dans la perception, qui sont constitutives de chaque individu et reflètent son expérience, son apprentissage, ses convictions ou ses croyances, agissent sur tout ce qui l’affecte, y compris par conséquent par les choses et les événements qui n’ont pas le statut d’art mais qui composent notre environnement ordinaire, autrement dit presque tout notre environnement.
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Musique ? La réduction de Pour en finir avec le jugement de Dieu : « alerter les individualités » à ses seules causes matérielles et efficientes est caractéristique d’une perversion du mouvement postmoderne : « L’élément mélodique – exécré par Artaud – est naturellement proscrit au profit du rythme, de la répétition, de la scansion, de la 1 transe . » La mise à l’écart des causes formelle et finale qui décri2 vent, avec les deux premières, toute chose selon Aristote , n’est bien sûr qu’une tromperie : ces causes subsistent, mais il y avait tout intérêt à les maintenir dans l’ombre puisqu’elles substituaient les exigences d’une production « à l’époque des remix » à celles de la production de « La Voix des Poètes ». Cet escamotage devait plus ou moins échapper aux auteurs du « remix »… Mais ils auraient tout aussi bien pu en avoir conscience. Alors, si ça avait été le cas, il y avait deux attitudes possibles : ou bien faire « comme si », ignorer le contexte de l’émission originale et jouer dans celui qui leur était proposé ; ou bien s’y affronter comme l’avait fait Antonin Artaud. On connaît la réponse. Les exigences de la production du coffret intitulé « Signature » devaient donc apparaître à ses contributeurs comme nécessaires, du même ordre en somme que la « volonté » qui, selon Arthur Schopenhauer, est une instance incontrôlable et commune à tout ce qui existe. Elle apparaîtrait aux êtres comme étant sans but et sans repos, n’engendrant que la souffrance. La « volonté », comme puissance aveugle de la vie, comme substance et essence du réel, comme « chose en soi », ne pourrait donc être évacuée par aucune volonté humaine. Le pessimisme radical d’Antonin 1 Extrait de la notice rédigée par Marc Dachy accompagnant le coffret des deux disques, 2001, p. 11. 2 Voir : Aristote, Physique [circa 350 av. J.-C.] La cause formelle qui était « l’essence » ou, au minimum, la référence qui inspirait Antonin Artaud et que l’on peut trouver, par exemple, dans son Héliogabale, est en effet évacuée. Quant à la cause finale, même ramenée à ses buts immédiats qui étaient ceux de son théâtre, « un théâtre de sang… d’ailleurs on ne joue pas, on agit », on est aux antipodes de celle qui est suggérée dans la conception traditionnelle de l’art, de nature divine.
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Artaud, comme celui d’Arthur Schopenhauer pour qui « la vie oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui1 », pouvait donc seulement être camouflé, déguisé et, finalement, refoulé sous les ors et les artifices de l’art, en l’occurrence du « remix » en tant que pur soulagement esthétique. Il y a malgré tout une grande différence entre Arthur Schopenhauer et Antonin Artaud, notamment parce que le premier dénonçait un pouvoir d’asservissement situé au cœur de son existence et de son devenir, son seul salut consistant dans la négation de toute volonté, dans la néantisation du monde réel, tandis qu’Antonin Artaud le situait hors de sa portée, et en a tiré la leçon : « je ne toucherai plus jamais à la Radio ». Si, pour Antonin Artaud, il n’y a pas plus d’échappatoire que pour Arthur Schopenhauer, c’est pourtant « par la peau qu’on fera rentrer la métaphysique dans les esprits (IV-118) » ; et c’est bien un Dieu malveillant, acharné à la perte de l’homme, qui est son infection microbienne (Pour en finir…), sa « maladie de l’âme d’être dans un faux corps (XI-101) » ; si enfin, en tant que malade il est son propre bouc émissaire, si la maladie revêt aussi une dimension morale, il ne cessera pas de dénoncer la discordance de ce « mal enraciné dans l’être » avec l’individu qui revendique une « virginité fondamentale », un mal originaire enraciné dans un premier acte copulatoire qui l’a assigné à l’existence dans « l’être de travers ». Cette dimension inconsciente de l’œuvre d’Antonin Artaud, qui vise une intégrité sans partage et sans mélange s’identifiant quasiment à la figure de l’ange, est authentiquement une pulsion de vie qui s’oppose à la production scatologique, à la pulsion de mort occultée par la séduction esthétique de la mode musicale. Ce qui est en jeu dans cet escamotage des causes formelles et finales de l’œuvre d’Antonin Artaud pourrait être une perversion de nature quasi totalitaire par le moyen de laquelle nous serions censés aimer ce qui nous saccage. Ces causes auraient été remplacées par une esthétique – pour la forme – et par une séduction – pour la fin. 1 Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, op. cit.
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Par conséquent, même en s’en tenant à ces quatre causes, qui sont déjà l’expression d’un réductionnisme incapable de rendre compte de la réalité du vivant, notamment parce que la cause finale ne tient qu’à la métaphysique, il est possible de baliser la « philosophie de l’art » d’Antonin Artaud. S’il a une attitude équivoque au regard de la philosophie de Platon, c’est surtout parce que considérant, comme lui, que l’homme est déchu, il ajoute qu’il est ruiné dans sa construction, qu’il est mal fait, mal imaginé par Dieu ; et qu’il ne conçoit pas la rédemption comme une ascension vers les formes de plus en plus abstraites de la connaissance, de la contemplation et, finalement, de la révélation. Il y oppose son « désir du pur désir », une « autophagie créatrice », une défense forcenée de son intégrité corporelle et mentale contre tous les médecins empoisonneurs qui le conduit à littéralement obturer tous ses orifices. C’est la défense forcenée de ce « corps inamovible de M. Antonin Artaud vivant dont on a cent fois dépecé des duplicata arrachés et qui n’a cessé de rester vivant et lui-même contre toutes les formes qu’on lui prenait (XIX-41) ». Imaginons Antonin Artaud en disciple de Platon, imaginons que les lourdes chaînes de la raison cartésienne aient été rompues, libérées de leurs filets conceptuels, que cette rhétorique ait été dépouillée de sa chair trop grasse et trop sucrée… Imaginons Antonin Artaud auditeur de Platon et de René Descartes. Ce « mauvais rêveur » à l’inconscient sauvage se serait probablement dérobé, et là même où il aurait dû se livrer, ne serait-ce que pour donner le change, il n’aurait laissé que des ruines : « un vrai remugle de membres coupés (I-326) ». Ce mauvais rêveur écrit qu’il n’écrira plus, ou écrit qu’il n’a jamais écrit… L’écriture, d’ailleurs, est « de la cochonnerie ». Son hégélianisme ne serait guère plus optimiste : il n’y a de forme qu’attaquée, ruinée et minée de l’intérieur, il n’y a que débâcle de l’histoire, qu’un esprit porté à son comble, un esprit plus grand que l’esprit et absolument séparé de son corps. Il ne faudrait pas plus s’attarder sur son kantisme, qui résoudrait toute chose selon ses « conditions de possibilité », mais plutôt sur son désir de s’ouvrir le ventre comme le fit Mishima pour voir ce qu’il y a à l’intérieur, sur son mutisme,
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sur son rejet et, en même temps, son obsession d’une acuité perceptive maximale et tous azimuts, du sens barré, coupé, disloqué : « je n’ai jamais écrit que pour fixer et perpétuer la mémoire de ces coupures, de ces scissions, de ces ruptures, de ces chutes brusques et sans fond (XII-235) ». Par ailleurs, d’un point de vue formel l’écriture artaudienne aurait pu être comparée à celle de certains textes de William Burroughs, mais pas du tout dans l’obscurité de sa voie mystique. Cette voie était tout aussi complètement opposée à l’idée des « Lumières » telles qu’on les concevait au XVIIIe siècle. Elle avait le sens d’une ascèse qu’Antonin Artaud opposait au rationalisme et au scientisme sans pour autant consentir à cette autre obscurité qui aurait été, pour lui, celle d’une religion qu’il ne concevait que « comme une maladie ». S’il fallait, par conséquent, poser la question de la « modernité », celle d’Antonin Artaud ne serait pas moins ambiguë que celle de Platon : d’une certaine manière, tous deux auront été des « contemporains » – au sens de Nietzsche et Agamben – de leur époque. Le seraient-ils encore ? Dans ce balayage forcément lacunaire et quelque peu imaginaire de la « pensée Artaud », on n’aperçoit nulle référence aux positivismes des XVIIIe et XIXe siècles, ni à ses développements au XXe siècle, encore moins à un postmodernisme non encore historiquement établi, mais en puissance dans certaines avant-gardes de son époque : Marcel Duchamp, le dadaïsme, le futurisme ou le surréalisme. Il faut admettre que son aspiration à un corps « pré1 adamique » et à l’angélisme le conduisait plutôt du côté des mystiques et des gnostiques, et cette attirance qu’il exprime abondamment dans ses textes n’est pas une façade, n’est pas la provocation opportune d’un homme décidé à se faire une place par ce moyen sur le « marché de l’art », ni même la posture d’un 1 « Dieu n’a jamais voulu du sexe et de son sperme, de l’urine et de l’excrément. Les hommes ont été créés sans sexe ni intestins, et les aliments au début des choses s’éliminaient par évaporation lombaire après avoir été assimilés par l’estomac, et avant Adam il y a eu bien des Races qui vivaient de cette façon, et qui se reproduisaient par pure transmission fluidique (X-34) »
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« artiste militant » qui exprimerait par la subversion une volonté de changement des institutions culturelles, mais véritablement la transgression d’un homme condamné à la déchéance, malade de lui-même ; et bien évidemment pas de ces maladies que ses médecins ont tenté de guérir : addiction à l’opium, délire de persécution, hallucinations, mégalomanie, paranoïa… Folie. Pourtant, sa fréquentation des médecins « spécialistes » des maladies mentales est établie dès 1931, alors qu’il n’avait que trente-cinq ans, avec une première cure de désintoxication payée par son éditeur, Robert Denoël, à Argenton-Château dans les Deux-Sèvres. Une nouvelle « cure » a suivi, à l’hôpital Henri-Rousselle dont il est sorti début 1933, avec la commande de Robert Denoël pour un roman : Héliogabale. C’est l’époque de sa liaison avec Anaïs Nin, mais cela n’empêche pas qu’une nouvelle cure soit nécessaire, qui le mènera à Saint-Paul-de-Vence. Suite à l’échec de sa pièce, Les Censi1, après sa dix-septième représentation le 22 mai 1935, Antonin Artaud part pour le Mexique dont il revient le 14 novembre 1936 « vieilli, drogué » selon Anaïs Nin, et début 1937 c’est cette fois une cure de désintoxication, au Centre français de médecine et de chirurgie de Paris dans le XVIe arrondissement, payée par Jean Paulhan. En octobre, il est interné pour la première fois dans un asile psychiatrique, près de Rouen, peut-être sur le conseil du Docteur René Allendy qui avait été l’analyste d’Anaïs Nin. Peu après la parution chez Gaston Gallimard de son ouvrage théorique, Le Théâtre et son double, il est interné au Centre psychiatrique Sainte-Anne le premier avril 1938, puis de nouveau en février 1939 à VilleÉvrard en banlieue parisienne. Enfin, il est transféré le 10 février 1943 à l’hôpital psychiatrique de Rodez, en zone libre, où il est traité par le Docteur Gaston Ferdière qui expérimentait la méthode encore nouvelle des électrochocs… À cinquante-huit reprises, comme il semble d’après les archives de l’hôpital. Antonin Artaud dénonce cette pratique sur le lieu même de son supplice : « L’électrochoc, M. Latrémolière [l’autre « docteur » auprès duquel il porte sa plainte], me désespère, il m’enlève la 1 Adaptation de la pièce éponyme de Percy Shelley écrite en 1819.
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mémoire, il engourdit ma pensée et mon cœur, il fait de moi un absent qui se connaît absent et se voit pendant des semaines à la poursuite de son être, comme un mort à côté d’un vivant qui n’est plus lui, qui exige sa venue et chez qui il ne peut plus entrer (IX13). » Il n’y a pas plus de raison de Considérer Antonin Artaud comme le malade qu’il n’est pas que comme l’artiste qu’il n’est pas non plus. Son seul lien attesté avec les mouvements de l’époque concerne le surréalisme, mais cette « liaison » ne sera pas durable car, d’une part, André Breton qui dirigeait cette communauté ne supportait aucune dissidence, aucun écart avec la doctrine qu’il avait énoncée et, probablement pas non plus aucune concurrence, même simplement possible, et d’autre part Antonin Artaud ne se souciait guère de la « caution » que pourrait lui fournir une organisation, une quasi-institution, comptant beaucoup plus sur le soutien individuel comme celui de Robert Denoël et de ceux qui s’engageaient dans une assistance concrète, en particulier par une contribution financière qui lui permettait de poursuivre son œuvre en assurant son entretien matériel. Et, tout comme Jean Genet, Antonin Artaud ne montrait pas de reconnaissance excessive, adoptant, par pudeur ou orgueil, une sorte de « devoir d’ingratitude » envers ceux qui l’aidaient. Quelles qu’en soient les raisons, il faut constater son horreur de la concession, et cela vaut également pour la « musique ». Le son, dans l’œuvre d’Antonin Artaud, va de la musique à la voix et de la voix au cri. C’est le retour du corps à lui-même : engendrement et régression s’inscrivant dans la durée, mais dans un rythme qui ne saurait être assimilé à un progrès, à une histoire de soi-même qui conduirait par degrés d’un pur sensible à un pur spirituel, étant tout au contraire la dissolution « autophage » de ce dualisme dans l’érection de ce corps angélique qui émet des sons, alors que la pensée n’est au mieux capable que d’émettre des signes. Selon Antonin Artaud, la musique occidentale a évacué les sons au profit de la pureté instrumentale (la pensée), réduisant le corps au silence : « ce sont des musiques d’avortons dont le cœur ne cesse pas de s’écraser et de filouter (VII-128)… » Une
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musique qui serait intellectualisée au point de se résoudre dans le schématisme de sa partition, comme n’était pas loin de le souhaiter Theodor Adorno, ou à l’inverse une musique cantonnée à ses limites sensorielles et passivement subie dans un dispositif immersif, comme dans les grandes manifestations « populaires », étaient toutes deux rejetées par Antonin Artaud : « [la musique] dépasse l’oreille pour atteindre l’esprit sans instruments et sans orchestre. Je veux dire que les flonflons, les évolutions de débiles orchestres ne sont rien auprès de ce flux et reflux, de cette marée qui va et vient avec d’étranges dissonances (VII-128)… » Impossible encore de se rattraper avec un prétendu « orientalisme » qu’il a, certes, manifesté par sa préférence pour les musiques non européennes, pour les instruments qui produisent des sons dont la hauteur n’est pas précisément fixée (tambour, tam-tam, crotale, cymbale, tambourah, lyre, sistre…), et pour des emplois sauvages et même « barbares » de ces instruments. Au fond, il s’en tient à une conception chtonienne d’une musique faite pour les serpents dont le corps est tout entier en contact avec la terre et pour lesquels toute musique est par conséquent une vibration, plaisir d’Éros, ou jouissance de l’ingurgitation : « Là où le gros de la foule résiste à un discours subtil, dont la rotation intellectuelle lui échappe, elle ne résiste pas à des effets de surprise physique, au dynamisme de cris et de gestes violents […] à tout un ensemble d’effets tétanisant (II-205)… » Tétanie d’Éros ou de Thanatos ? Justement, c’est le pouvoir du son décrit dans Le Livre des Morts Tibétains qui semble avoir inspiré Antonin Artaud pour la 1 mise en scène des Censi : en lever de rideaux, il fait donner un enregistrement du gros bourdon de la cathédrale d’Amiens… Une seule fois, car autrement cela pourrait devenir séduisant, et il refusait la complaisance d’une répétition qui ne serait pas celle d’un 1 Pour cette pièce, il a travaillé avec le musicien Roger Desormières en l’invitant notamment à faire un usage hétérodoxe des ondes Martenot : stridences et amplification poussées jusqu’à la saturation des appareils. Antonin Artaud souhaitait en effet donner l’impression d’un cataclysme et voulait exploiter la possibilité de répartir les diffuseurs de cet instrument afin de mettre son spectateur au centre d’un réseau de vibrations sonores. Roger Desormières a accepté de « composer » avec des sons que tout autre musicien aurait assimilé à du bruit.
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effet naturel, « le rythme large, concassé de la musique – une musique extrêmement appuyée, ânonnante et fragile, où l’on semble broyer les métaux les plus précieux, où se déchaînent comme à l’état naturel des sources d’eau, des marches agrandies de kyrielles d’insectes à travers les plantes, où l’on croit voir capté le bruit même de la lumière, où les bruits des solitudes épaisses semblent se réduire en vols de cristaux, etc., etc. (IV-70-71) » On peinerait à assigner quelque musique que ce soit à ces métaux précieux broyés, à ces marches d’insectes, au bruit de la lumière ou des solitudes épaisses, au vol des cristaux… On ne la trouverait ni dans la musique des sphères platoniciennes, ni dans celles de Bach ou du « divin » Mozart, et pas non plus dans la musique abstraite d’Arnold Schoenberg ou dans celle, concrète, de Pierre Schaeffer. Les premières seraient des métaphores qui ne reposeraient que sur une culture naturalisée – des « filouteries » dans le langage d’Antonin Artaud – et les dernières seraient le comble de ce déni initial des causes productrices, le sérialisme étant avant tout une 1 algèbre et la musique concrète ayant fait son dogme de la mise à l’écart des écoutes causale et sémantique au profit de l’écoute « réduite », une écoute qui doit faire abstraction du référent et de 2 la signification pour viser les seules qualités sensibles du son . Les deux dernières démarches seraient donc à rapprocher sous le même concept de « concret-abstrait », dans cet état de la pensée où, selon Gaston Bachelard, « l’esprit adjoint à l’expérience physique des schémas géométriques et s’appuie sur une philosophie 3 de la simplicité ». Et ce double intérêt, inductif et déductif, qui est le soutien le plus fréquent de « l’autorité » quand elle repose sur sa capacité à mettre les énoncés sous des formes raisonnées qui leur donnent l’apparence d’être incontestables, est déjà en 1 Voir : Arnold Schoenberg, Traité d’harmonie [Theory of harmony, 1948], Paris, Jean-Claude Lattès, 1983. 2 Voir : Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux, Paris, Seuil, 1966. 3 Voir : Gaston Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique [1938], Paris, Librairie philosophique Jean Vrin, 1977, p. 8.
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action dans les musiques qui glorifient la nature, et l’homme comme nature, sous couvert d’une intuition sensible qui est tout à la fois l’effet et la preuve de leur origine divine, mais qui reposent avant tout sur des langages et des catéchismes. C’est l’imposture de cette naturalisation de la culture que ne cessera de dénoncer Antonin Artaud. La culture est en effet prévisible alors que, pour lui, la musique devrait être d’ordre météorologique : pas seulement imprévisible, mais véritablement imprédictible, événementielle.
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Rencontres Ni la musique classique ni les avant-gardes ne rendent compte, cependant, de toutes les expériences musicales, et encore moins de toutes les expériences sonores qu’il serait possible de convoquer pour rattacher Antonin Artaud, en tant que créateur, à son époque ou à des temps antérieurs. Une attention particulière peut être accordée au rapprochement qui a été fait avec John Cage par 1 de nombreux commentateurs . Il est bien sûr difficile d’établir si John Cage connaissait l’œuvre d’Antonin Artaud qu’il n’a jamais mentionnée dans ses écrits, mais ce qui a attiré l’attention est leur intérêt pour le bruit, et le fait qu’ils n’en rejetaient pas la cause productrice contrairement à l’école européenne dont Pierre Schaeffer n’était que la pointe fine. Il y avait d’autres motifs pour réunir ces deux hommes : leur mysticisme et leur intérêt pour les arts « ethniques », leur attirance pour l’anarchie et leur refus des conventions sociales se traduisant par un certain cynisme dans l’exploitation des ressources disponibles, s’ajoutaient à une sorte de fascination pour l’énergie naturelle présente en toute chose… Mais la comparaison s’arrête là. La « folie douce » de John Cage ne l’a pas conduit à l’asile, encore moins aux électrochocs. Comme Iannis Xenakis, il prenait soin de « faire l’idiot » en feignant de ne pas comprendre ce qu’on lui disait, ou de paraître « perdu » comme un enfant, quand il était confronté à des situations desquelles il souhaitait s’échapper. Il se protégeait plus de la société et de ses conventions qu’il ne les affrontait, se réfugiant en dernier recours dans un geste d’incompréhension qui dissimulait en impuissance assumée une fuite qu’on n’aurait pu lui reprocher qu’en étant le dernier des goujats. A contrario, la « folie furieuse » d’Antonin Artaud n’épargnait pas plus ses amis que ses détracteurs. Cette hyperrationalité proche de la paranoïa qui s’est manifestée dès sa première fréquentation du « monde de l’art » l’a immédiatement exposé aux 1 Pas seulement Marc Dachy dans la notice du coffret Signature déjà mentionné, mais aussi d’autres spécialistes d’Antonin Artaud, par exemple : Florence de Mèredieu, Antonin Artaud – Les couilles de l’Ange, Paris, Blusson Éditeur, 1992, p. 113.
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réactions d’une société et d’une culture peu préparées à en supporter la violence et les excès. Le mysticisme de John Cage était un acte de foi et de confiance, tandis que celui d’Antonin Artaud s’exprimait dans une colère qu’il aurait voulue aussi dévastatrice que celle de Dieu prenant conscience du désastre de sa création. L’intérêt de John Cage pour les musiques ethniques était fondé sur l’attention qu’elles portent à un certain lien qui les rattache à des causes nécessaires, rendant sensible le « bruit » et le rythme naturel qui en sont les moteurs, aussi bien qu’à des causes plus contingentes, plus anecdotiques, qui en façonnent l’allure. Pour Antonin Artaud, l’anecdote n’avait pas la force nécessaire pour parvenir au rang d’être. Son anarchie était représentée par celle 1 d’Héliogabale , c’est-à-dire qu’elle n’allait pas sans une certaine coloration tragique, sans la luxuriance baroque de cette « opération destructrice ou plutôt compressive et qui élimine les aspects accidentels des choses pour les ramener à l’Unité (VII-69) » Castrations rituelles, meurtres de masse, inceste, devenir hermaphrodite, toute une transmutation « alchimique » qu’Héliogabale dirige avec, en effet, force réduction et purification de matière : « des sacs de sexes sont jetés du haut des tours avec la plus cruelle abondance (VII-128). » Tout se résout dans le temple d’Émèse « consacré au vagin de la femme, à son sexe divinisé (VII-35) » qui « existe beaucoup plus par ses entrailles que par les rites du sanctuaire d’en haut (VII-336) » ; entrelacs de boyaux, d’excréments et de sang : « une chaleur d’utérus monte à la tête des égoutiers qui poussent les écluses grondantes, un relent de vagin qui fermente dans la moisissure arsenicale du sol (VII-337). » La démesure d’Antonin Artaud était bien éloignée de l’humour de John Cage affirmant, lors d’une conférence, prononcée en juin 1992 : Je n’ai jamais écouté aucun son sans l’aimer : le seul problème avec les sons, c’est la musique ; et il n’aurait certainement pas cédé à qui que ce soit sa responsabilité de faire des choix, pas plus qu’au hasard ; les questions qu’il posait ne s’adressaient qu’à celui qui avait « mal fait » l’homme et dont il n’attendait probablement pas qu’il lui fît la moindre réponse. Par 1 Antonin Artaud, Héliogabale ou l’Anarchiste couronné, op. cit.
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conséquent, l’idée de rapprocher Antonin Artaud de John Cage n’a de pertinence que dans leur intérêt pour certaines sources sonores, que parce qu’on peut notamment évoquer à leur propos la thématique du bruit. Si ce critère était suffisant, il y aurait bien d’autres rapprochements à effectuer, à commencer par celui qui pourrait être fait avec Iannis Xenakis, également « fasciné » par certaines musiques ethniques, par certains phénomènes naturels, en particulier cataclysmiques, ainsi que par certaines productions humaines se caractérisant par leur puissance ou leur aspect poten1 tiellement dévastateur . Et ce tropisme de Iannis Xenakis n’était ni un sentiment fugace ni une posture théorique, car il a concrètement manipulé des puissances sonores, et visuelles, à la limite de ce qu’il était possible de produire à son époque – et sans aucune considération pour un « principe de précaution » dont le concept n’avait, d’ailleurs, pas encore été traduit dans la législation – dans ses polytopes et son 2 diatope , « ce truc très mathématique avec des gens vautrés », comme le dit Olivier Revault d’Allonnes en rapportant des réflexions recueillies à la sortie du Polytope de Cluny. Les 1 Sa « musique stochastique » lui aurait été en partie inspirée, comme il l’évoquait volontiers, par l’écoute des insectes « bruisseurs » en grand nombre dans la campagne, et par l’expérience sonore d’une manifestation qu’il avait vécue à Athènes en 1942 et à laquelle il avait « assisté » à partir d’une position telle qu’il était possible de percevoir comment les nombreuses sources indi-viduelles se composaient en de plus grands ensembles en mouvement. Iannis Xenakis racontait aussi, dans les années 1980, qu’il avait fait l’enregistrement du lancement d’une fusée. Sachant que le niveau acoustique au seuil d’audition (zéro décibel) correspond à une puissance de 10-12 watts, qu’au seuil de douleur (plus ou moins 120 décibels) il est d’environ 1 watt, et qu’à proximité d’un tel événement elle atteint et dépasse même probablement les 180 décibels, c’est-à-dire une puissance égale ou supérieure à 1 million de watts, on voit qu’en effet son attention s’est souvent portée sur des phénomènes complexes mais organisés, chaotiques comme on dirait aujourd’hui, et particulièrement sur la force et l’énergie qu’ils étaient susceptibles de propager. 2 Polytopes : Montréal (1967), Persépolis (1971), Abbaye de Cluny (Paris, 1972 et 1973), Mycènes (1978). Diatope : inauguration du Centre Georges Pompidou (Paris, 1978). Pour une description plus détaillée de ce travail, voir : Gérard Pelé, Inesthétiques musicales au XXe siècle, op. cit.
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commentaires ne laissent d’ailleurs aucune ambiguïté sur la violence du spectacle : « Je suis sourd, et toi ? Moi, je suis aveuglé. […] J’avais l’impression d’être dans un orage. Moi, ça m’a fait 1 penser au jugement dernier . » Là encore, le rapprochement concerne plus certains aspects formels des œuvres que les démarches, leurs « poïétiques », leurs contextes et, surtout, leurs finalités, même si Iannis Xenakis affirmait que la musique pouvait constituer un point d’accès sensible et intuitif aux sciences, en particulier à la mathématique. Mais alors que la « fonction sonore » dans la musique de Iannis Xenakis était comme une « fenêtre » ouverte sur le monde intelligible, la « fonction sonore » dans le théâtre d’Antonin Artaud était plutôt un accès au monde chtonien, aux forces souterraines des boyaux du temple d’Émèse ou du ventre féminin… Rien qui relève de la sensation ou de l’intellection comme modes transactionnels de la connaissance. Au contraire, Antonin Artaud voulait un ébranlement de tout son corps de serpent appuyé à une terre sur le point de s’ouvrir, ayant une conscience aiguë des gouffres et des abîmes au bord desquels son existence était tenue par l’enfermement dans la « charogne » qu’il déplorait d’habiter. D’ailleurs, si la folie de John Cage était une folie douce aux antipodes des fureurs d’Antonin Artaud, celle de Iannis Xenakis était encore différente, relevant principalement du projet quelque 2 peu utopique d’une alliance entre les arts et les sciences . S’il fallait mentionner un projet réellement démesuré, une folie qui, tout en ne relevant pas de sa définition institutionnelle qui implique toujours plus ou moins une menace pour la société ou, à tout le moins, un risque de « trouble à l’ordre public », il faudrait plutôt se tourner du côté de Karlheinz Stockhausen : Licht (1978-2003) 1 Olivier Revault d’Allonnes, XENAKIS / LES POLYTOPES, Paris, Balland, 1975, p. 72. 2 Parmi de nombreux exemples de commentaires de cette utopie, voir : Mihu Iliescu, « Xenakis et Thom : une morphodynamique sonore », in Les sciences de l’art en questions, Les Cahiers Arts & Sciences de l’art, Paris, Éditions l’Harmattan, 2000. Et elle a été exemplairement défendue par : Ilya Prigogine - Isabelle Stengers, La nouvelle alliance, Paris, Gallimard, 1979.
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est un cycle d’opéras dans lesquels la circulation « spiralée » du son, par rotation, constitue une figure particulièrement prégnante ; c’est surtout un cycle inachevé, et « inachevable », ni pour des causes techniques ni en raison de la disparition du compositeur, mais dans son projet même : « La musique […] peut servir, 1 comme je le dis souvent, de vaisseau rapide vers le divin . » L’issue en est ainsi d’emblée posée comme inatteignable et on se souviendra que Karlheinz Stockhausen avait exprimé sa frustration d’une manière bien étrange lorsqu’en septembre 2001, à la suite des attentats de New York, il avait déclaré que ce « spectacle » était le plus fort qu’il lui avait été donné de connaître. C’est alors seulement que l’on avait suggéré une possible altération de ses facultés mentales – une commodité dont on aurait eu tort de se priver, tant elle a démontré son efficacité depuis des temps très 2 reculés comme l’a montré Michel Foucault . Comme on dit au cinéma, « les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite ». Ce sont les historiens, les esthéticiens, les critiques et, à leur suite, les artistes, qui « fictionnent » les personnages et les situations pour justifier leur propre activité, qui inventent des rapprochements qui n’existent que dans leur imagination pour légitimer des réalisations qui n’ont de réalité, justement, que dans les espaces langagiers où elles s’inscrivent. Les « rencontres » de John Cage, Iannis Xenakis ou Karlheinz Stockhausen avec Antonin Artaud n’existent que dans un monde de « réalités virtuelles ». Néanmoins il y eut des rencontres : Par exemple, vers 1932, Edgard Varèse a demandé à Antonin Artaud de rédiger le livret d’un opéra sur le thème de « l’astronome ». Bien que ce projet ait été presque immédiatement interrompu, il 1 Karlheinz Stockhausen, « Critères de la musique électronique », in Texte zur Musik – 1991-1998, Stockhausen-Verlag, 2014, vol. II, p. 401. 2 Voir : Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique [1976] ; histoire dont Maurice Blanchot disait qu’elle était une histoire des limites – de ces gestes obscurs, nécessairement oubliés dès qu’accomplis, par lesquels une culture rejette quelque chose qui sera pour elle l’Extérieur.
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en reste un scénario (Il n’y a plus de firmament) que ce dernier évoque dans ses écrits, notamment en décrivant son environnement sonore : Harmonies coupées net. Sons bruts. Détimbrage des sons. La musique donnera l’impression d’un cataclysme lointain et qui enveloppe la salle, tombant comme d’une hauteur vertigineuse. Des accords s’amorcent dans le ciel et se dégradent, passent d’un extrême à l’autre. Des sons tombent comme de très haut, puis s’arrêtent court et s’étendent en jaillissements, formant des voûtes, des parasols. Étages de sons (II-107).
On ne sait pas exactement ce qui a provoqué l’arrêt brusque de ce projet, mais il est possible qu’Edgard Varèse ait estimé qu’Antonin Artaud empiétait sur son terrain, se mêlant de préoccupations musicales, évoquant en particulier dans son scénario – en plus des textes récités, des cris, des bruits – des sources sonores que lui-même affectionnait – sirènes, coups de sifflet, tambours, tam-tam, haut-parleurs… De plus, Antonin Artaud avait entamé à cette époque son cycle de désintoxications et d’internements psychiatriques et ne se trouvait pas dans un état d’esprit qui l’aurait lui-même porté au compromis. La rencontre entre Edgard Varèse et Antonin Artaud fut donc brève, et même n’eut presque pas lieu. Mais pour cette raison l’attention peut se reporter sur le contenu de la proposition, sur les mots qui l’ont incarnée : l’astronome n’avait plus de firmament à contempler puisque, dans ce scénario, celui-ci s’écroule sur le monde, et ne cesse pas de s’effondrer en mouvements plus ou moins brusques, plus ou moins rapides, formant d’éphémères figures, détruites aussitôt qu’apparues. Mais puisque cette rencontre fut à peine esquissée, pourquoi ne pas en imaginer une autre, tout à fait virtuelle celle-là, avec Iannis Xenakis qui a également eu une approche du son spatialisé et en mouvement ? En 1956, Iannis Xenakis, alors collaborateur de Le Corbusier, fut impliqué dans la commande faite à Edgard Varèse d’une musique pour le pavillon Philips – hollandais – destiné à l’exposition universelle de Bruxelles en 1958. On ne sait précisément qui, de Xenakis ou de Le Corbusier, eut d’abord cette idée, mais
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ce dernier, en passant formellement commande , l’endossa en ces termes auprès de Fernand Ouellette : « Je ne ferai pas de pavillon ; je ferai un poème électronique avec la bouteille qui le contiendra. La bouteille sera le pavillon. » Il exigea même que Varèse reçût « une rétribution digne de lui »… Et il confia le projet à Iannis Xenakis : « Je vous signale, par ailleurs que c’est Xenakis qui, dans mon atelier, dessinera ce Pavillon et qui préparera le dessin 2 utile et le minutage et le synopsis des séquences différentes . » C’est ainsi qu’un lien virtuel peut être imaginé entre Artaud et Xenakis, avec Varèse comme pivot, tantôt en commanditaire, tantôt en exécutant d’une commande. Quoi qu’il en soit de cette fiction, Iannis Xenakis a pleinement profité de l’opportunité, en transposant l’idée des « surfaces réglées » (surfaces engendrées par des droites) qui avaient été la base compositionnelle de Metastasis pour la conception de ce bâtiment, et il parvint même à faire jouer l’une de ses propres pièces de musique, Concret PH, dans ses sas d’entrée et de sortie. Cependant, ce n’est qu’après une grave dispute que Le Corbusier accepta que son nom fût placé à côté du sien dans les publications qui mentionnaient ce travail et, étant pareillement sollicité par plusieurs de ses collaborateurs, il résolut le problème en renvoyant toute son équipe à la veille de la rentrée 1959. Par ailleurs, si nous savons que Le Corbusier connaissait directement Edgard Varèse, depuis vingt-cinq ans selon ses dires, on ne peut douter que Iannis Xenakis était instruit de son œuvre grâce aux musiciens qu’il fréquentait ou dont il suivait l’enseignement, et on peut supposer qu’en raison de son intérêt pour les concep1 Lettre de Le Corbusier à Varèse, 12 juin 1956. Archives Xenakis (BNF), dossier Architecture, X (A) 4-1. 2 Ibid. Rappelons que Iannis Xenakis fuyant la Grèce après la seconde guerre mondiale pour raisons politiques a trouvé, en 1947, refuge en France où il a assuré sa subsistance en devenant, de 1948 à 1960, l’assistant de Le Corbusier. On estime ainsi qu’il apporta en 1954 une contribution décisive au couvent de la Tourette, au moment où il faisait la connaissance d’Olivier Messiaen et où il achevait sa première « grande » pièce de musique : Metastasis. Peu après, c’était la commande du pavillon Philips.
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tions avant-gardistes en matière d’art, il pouvait également avoir quelques notions des idées qu’Edgard Varèse avait exposées dans 1 plusieurs de ses écrits . La première rencontre entre Iannis Xenakis et Edgard Varèse eut lieu lors des répétitions pour la création de Déserts. Et s’il n’a pas assisté au concert qui fut donné au Théâtre des Champs-Élysées le 2 décembre 1954 – la pièce de Varèse étant programmée entre la Grande Ouverture en si bémol majeur de Mozart et la Symphonie pathétique de Piotr Tchaïkovski, sous la direction d’Hermann Scherchen –, il a en tout cas écouté sa retransmission radiophonique en direct et, pour la première fois, en stéréophonie : « J’étais resté dans ma chambre d’hôtel pour pouvoir enregistrer la retransmission à la radio […] grand scandale pour Varèse (les gens se sont battus), qui est venu me rendre visite le lendemain dans ma chambre d’hôtel […] je lui ai 2 fait entendre l’enregistrement . » Il avait donc connaissance de cette pièce, composée entre 1950 et 1954 (et révisée entre 1960 et 1961), qui consiste en une projection physique de sons qui se déplacent dans l’espace ; « calculée pour l’image », avec vingt instrumentistes – quatorze vents, un piano et cinq percussionnistes – et une bande magnétique deux pistes, organisant une dialectique entre les parties instrumentales et des « interludes » électroacoustiques. Il avait aussi connaissance de l’énorme scandale que sa création avait provoqué. D’après les comptes rendus des journaux de l’époque, les gens aboyaient, imitaient les sons de manière caricaturale, leur fureur traduisant l’horreur provoquée par cette « déflagration de réel » : « fanfare de chasse d’eau et de stock-car ». Donc, en dépit des lacunes qui émaillent notre connaissance des parcours de leurs 1 Par exemple : « La musique qui doit vivre et vibrer a besoin de nouveaux moyens d’expression, et la science peut lui infuser une sève adolescente […] Je rêve les instruments obéissant à la pensée et qui, avec l’apport d’une floraison de timbres insoupçonnés, se prêtent aux combinaisons qu’il me plaira de leur imposer et se plient à l’exigence de mon rythme intérieur. » Edgard Varèse, Écrits, Paris, Christian Bourgois, 1983. 2 Iannis Xenakis, « Edgar Varèse », in Helga de la Motte-Haber, Klaus Angermann (éd.), Edgar Varèse 1883-1965. Dokumente zu Leben und Werk, Frankfurt am Main, Peter Lang, p. 79-80.
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protagonistes, il reste les faits : en 1932, Edgard Varèse commande à Antonin Artaud le livret d’un opéra et, en 1956, Le Corbusier confie à Iannis Xenakis la réalisation du pavillon Philips qui inclut la commande à Edgard Varèse d’un « poème électronique ». C’est ce lien virtuel qui induit les réflexions qui suivent. Antonin Artaud ne s’intéressait que modérément à la musique « pure ». Mais le son au théâtre et le son du théâtre étaient indissociables du développement de sa pensée créatrice ; mieux, il attribuait au son une dimension spatiale, architecturale, il imaginait des couches de bruits, des stratifications, des étagements en azimut, en distance et en profondeur, comme, au temple d’Émèse, un complexe vibratoire s’inscrivant lui-même dans un ensemble plus vaste : le sol de la Syrie où s’opérait, dans son Héliogabale ou l’Anarchiste couronné, l’alchimie de l’hermaphrodite Héliogabale, du ciel et de l’univers tout entier. Edgard Varèse fuyait l’atmosphère étouffante de l’Europe et ses paysages étriqués pour une Amérique où il pouvait laisser libre cours à la violence de sa nature et à ses grandes métaphores : Amériques (1918-1921), pièce avec laquelle il inaugurait sa nouvelle liberté ; Arcana (1925-1927), référence à la Philosophie hermétique de l’alchimiste Paracelse ; Hyperprism (1922-1923) ; Intégrales (1924-1925) ; Ionisation (1929-1931) ; Déserts (1950-1954) ; et bien sûr Poème électronique (1957-1958), pièce qu’il acheva dans les laboratoires Philips d’Eindhoven en assemblant des sons de machines, de cloches, de pianos, de percussions, de voix, de générateurs électroniques, le tout mixé sur une bande magnétique bipiste pour être diffusé dans le pavillon Philips par environ quatre cents haut-parleurs censés créer un effet tournoyant. Iannis Xenakis a conçu et construit ce pavillon, qui n’était certes pas le temple d’Émèse mais qui présentait néanmoins un certain nombre d’analogies avec sa structure, si on la simplifie à l’extrême : vu d’en haut, le pavillon ressemblait à un énorme estomac – et non pas à une bouteille comme cela avait été imaginé par Le Corbusier qui avait sans doute « oublié » la nécessaire éva-
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cuation de toute matière ingérée : ici les visiteurs qui, entrant d’un côté, devaient bien en ressortir sans gêner les nouveaux arrivants. Vu de l’extérieur il apparaissait comme un chapiteau avec trois pointes érigées dans des directions différentes. À l’intérieur il n’y avait rien, que l’espace pour les visiteurs. Le Corbusier aurait pu avoir l’intuition d’une configuration d’être qui le concernait comme tout un chacun, nonobstant son possible refoulement. En transformant la bouteille en estomac Iannis Xenakis a mieux accepté les nécessités matérielles de l’existence, sans méconnaître pour autant leur caractère un peu troublant qui se trouve tout à la fois pris en charge et sublimé par le spectacle sonore et lumineux. Le Corbusier avait en effet prévu la projection d’images (visages, idoles, masques, peintures, manuscrits…), et que vers le milieu du « poème » il y ait un silence et une forte lumière blanche, le tout devant durer environ huit minutes. Les rapprochements qui sont évoqués entre Le Corbusier, Xenakis, Varèse et Artaud ne sont donc pas seulement circonstanciels et dus au hasard des rencontres : ils sont fondés par leur intérêt pour la matérialité et la spatialisation d’un son au caractère potentiellement immersif et aux effets puissants. Chacun à sa manière désirait provoquer une sorte de sidération par laquelle le spectateur-auditeur aurait pu synchroniser le mouvement dans l’espace avec son mouvement propre au point où ils se rencontraient, en mettant en action des forces susceptibles de l’ébranler au sein d’un art où le son ne serait jamais dissocié de 1 l’architecture et de la lumière . Si Edgard Varèse restait profondément musicien et proposait des correspondances, suggérées par les titres donnés à ses pièces, le plus souvent symboliques, ou métaphoriques, avec la géométrie descriptive des phénomènes ou des formations physiques, notamment des cristaux, n’étant en mesure que d’esquisser ses idées 1 À cet égard, le pavillon Philips était encore perfectible : même sans souci de synchronisation avec la musique, les images choisies par Le Corbusier ne pouvaient pas s’inscrire dans ces subtiles correspondances entre le son, la lumière et la matière.
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musicales en matière de spatialisation avec la technique dont il disposait, ces limitations importaient peu à Antonin Artaud : « des lumières, des sons ont l’air de fondre, s’effilent, grossissent et s’écrasent comme des fruits aqueux qui s’aplatiraient au sol (V27) ». De plus, il avait su, comme cela a été dit, traiter et distribuer ensemble les sons de multiples sources, les lumières et quelques éléments de décor dans l’espace scénique du théâtre des FoliesWagram pour son adaptation des Censi. Au lieu d’attendre le secours de la technique, il avait « fait avec » celle dont il disposait. Iannis Xenakis, près de dix années après le Pavillon Philips, concevait ses polytopes : « spectacles lumineux avec musique », in situ dirait-on aujourd’hui puisque les lieux étaient investis en fonction de leurs caractéristiques architecturales et acoustiques. Quant aux images, elles avaient disparu au profit de flashs électroniques, de projecteurs de lumière colorée et de lasers, commandés par un « programme » qui réalisait les mouvements et figures voulus par lui, tandis que sa musique, elle-même spatialisée, quoique d’une façon encore rudimentaire compte tenu des techniques de l’époque mais relativement « indépendante » au point de vue de la synchronisation, était diffusée par de multiples sources ; le tout permettant d’obtenir cet effet d’immersion, et même de « décollement » d’avec soi-même qui ne se produit ordinairement que dans les rêves. Il référait parfois à des figures concrètes, dont l’une qui est ainsi décrite par Olivier Revault d’Allonnes : « Analyser et reconstruire les mille événements “moléculaires” qui font la rivière, faire comprendre et faire voir tout à la fois cette multiplicité infinie douée d’un sens global, provoquer enfin les perceptions sensibles tout uniment baignées d’in1 telligibilité simple mais totale, voilà sa tâche . » John Cage affirmant qu’il n’avait « jamais écouté aucun son sans l’aimer », avait ajouté que « le seul problème avec les sons, c’est la musique ». Il revient à Antonin Artaud d’avoir précisé que ce qui posait problème avec la musique, c’était justement qu’elle 1 Olivier Revault d’Allonnes, XENAKIS / LES POLYTOPES, op. cit., p. 85.
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avait évacué les sons au profit de la tonalité et qu’elle avait forcé le corps à faire silence : « ce sont des musiques d’avortons… (VII128) » C’est ainsi qu’il décrivait ce qu’aucune besogne, fût-elle talentueuse, ne pouvait accomplir : « une musique extrêmement appuyée, ânonnante et fragile, où l’on semble broyer les métaux les plus précieux, où se déchaînent comme à l’état naturel des sources d’eau, des marches agrandies de kyrielles d’insectes à travers les plantes, où l’on croit voir capté le bruit même de la lumière, où les bruits des solitudes épaisses semblent se réduire en vols de cristaux, etc., etc. (IV-70-71) » Il n’est donc pas impossible que Iannis Xenakis aurait été plus enclin qu’Edgard Varèse à tenter de lui en proposer un contenu tangible, car il s’est parfois exprimé dans des termes qu’Antonin Artaud n’aurait peut-être pas repoussés : « Terretektorh est donc un “sonotron” : un accélérateur de particules sonores, un désintégrateur de masses sonores, un synthétiseur. Il met le son et la musique autour de l’homme, tout 1 près de lui . »
1 Iannis Xenakis, pochette du disque ERATO STU 70529. Dans cette pièce, il tentait en effet une transposition musicale de l’espace et du mouvement comme le ferait un « accélérateur de particules sonores ». Et il projetait effectivement de fabriquer cet instrument expérimental, nommé Sonotron. Il a aussi conceptualisé la notion de « quanta sonore » : tout son, toute variation sonore même continue serait conçue comme un assemblage de grains élémentaires suffisamment nombreux et disposés dans le temps. Toutefois, ces grains n’auraient pas eu les propriétés des véritables phonons, ce terme désignant un quantum d’énergie de vibration dans un solide cristallin.
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Voix On s’est beaucoup interrogé pour savoir ce qu’Antonin Artaud voulait dire quand il affirmait que les sons ont été engendrés par la « duité » : « deux principes qui jouent parallèlement et se composent pour faire naître la vibration (VII-140) ». Certains auteurs ont voulu interpréter cette assertion selon le schème hylémorphique pour dire qu’il aurait simplement transposé au domaine « sonore » l’idée que tout ce qui existe résulte de l’application d’une forme à une matière. Mais Antonin Artaud ne faisait pas d’empreinte. Ses formes étaient incarnées, ses matières étaient déjà formées et ce qui en résultait relèverait plutôt de la catégorie de « l’informe », au sens de Georges Bataille. D’autres l’ont interprété dans un sens platonicien, voire pythagoricien, c’est-à-dire comme la composition dans la durée des éléments d’une harmonie prédéterminée par l’action du démiurge. Mais Antonin Artaud n’était platonicien qu’à la manière de Friedrich Nietzsche, c’est-à-dire qu’il n’évoquait le plus souvent l’instance démiurgique que pour l’invectiver et l’insulter violemment. Et on se souviendra que Friedrich Nietzsche, qui n’avait guère de meilleure relation avec son corps, en particulier avec sa fonction diges1 tive , que n’en aura Antonin Artaud, avait pourtant imaginé, dans La Naissance de la tragédie [1872], que ce qui était perçu par la 1 Début 1889, Friedrich Nietzsche qui vient d’achever une partie importante de son œuvre – La Généalogie de la morale, Le Crépuscule des idoles, Le Cas Wagner, Ecce Homo, Promemoria – « s’effondre ». Il est interné en mars à l’hôpital psychiatrique d’Iena, dont il sortira un an plus tard. Jusqu’à la date de sa mort, en 1900, il écrit des Notes de la maladie : épigrammes, proférations, restes et « débris » de pensées qui ont été regroupés par Johan Gok dans une traduction de Jacques Niesten : Friedrich Nietzsche, Mort parce que bête, Paris, 1998. Le titre s’inspire d’une de ces notes : « Je suis mort parce que je suis bête ; le suis bête parce que je suis mort. » Les allusions à la digestion sont explicites, et dans une proportion suffisamment importante pour être remarquées, par exemple : « Les fers se tordent dans la cruauté, enlevez-moi ce repas de cochon ! » ; « Ma digestion est plus que convenable. Depuis que j’ai cassé l’histoire en deux, mon corps [s’est] […] simplifié. » ; « J’ai mangé le rouleau qui contenait dieu. Mes selles en sont témoins… » ; « Maman, mon assiette est vide et mon lit est plein. Tu m’as envoyé une de [tes] plus jolies coliques. » ; « Écrire une phrase m’a ce matin coûté une terrible crise de coliques. Les épousailles entre philosophie et scatologie sont consommées. Surphilosophe… à vos papiers ! ».
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vue pourrait être l’extériorisation et la projection d’un monde primitivement tout intérieur et sonore, ce qui revenait à contester la séparation entre création et perception. C’est par conséquent sur la seule dimension charnelle qu’il faut situer la « duité » et, s’il fallait risquer une référence, elle serait de l’ordre du tissage – duite : fils retordus – ou de l’épissure – William Burroughs. Pour Antonin Artaud, le seul instrument valable de cette matière première organique est le corps parce que, précisément, ce n’est pas un instrument : « je crie dans une armature d’os, dans les cavernes de ma cage thoracique (IV-179) ». Il s’en prend aux acteurs qui ont oublié qu’ils ont un corps et qui ne savent plus que parler, qui ont oublié l’usage de leur gosier et ne savent plus pousser « le cri ». C’est pourtant cette dissonance qui lui paraît nécessaire pour mettre en action l’anéantissement de « l’harmonie des sphères » dont Platon avait fait le principe de la musique, pour exprimer à tout le moins son irrémédiable « désaccordage » : « c’est par la barbaque, par la sale barbaque qu’on s’exprime (XII201) ». Cette démarche régressive par déchirure du son au sein du caractère articulé de la parole et avec les canalisations des sens fait l’objet d’exercices réguliers lors de son séjour à Rodez : incantations, psalmodies, rots, borborygmes, raclements de gorge réduits au souffle dans la trachée, les poumons, le ventre, que le docteur Ferdière lui reproche comme des inconvenances qui troublent les autres patients, estimant peut-être qu’il devrait réapprendre à parler comme il voulait aussi qu’il réapprenne à écrire, sans considération pour la valeur performative de ce sevrage, de ce « jeûne organique », de cette ascèse musicale et langagière. Revenu à Paris, il tentera de faire travailler ses acteurs dans cette direction d’une mue de la voix « en animal », prenant en exemple certains poètes surréalistes dans leur démarche de déclassement de toute valeur, dans une anarchie qui mettrait la voix au même rang qu’un braiment : « Les poètes surréalistes ne chantent pas, ils braient, brament, bêlent, se mouchent, éternuent, toussent, urinent dans leurs vers, ils y pètent et y marchent, avec une de leurs salivations, quand ils ne ronflent pas leurs rêves, ces râles
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d’une sempiternelle agonie . » Les témoignages de ceux qu’il a « préparés » pour l’émission interdite attestent qu’il ne s’agissait pas simplement d’obtenir la réalisation d’une performance, démarche à laquelle leur métier les conduisait inévitablement et que la plupart, d’ailleurs, désiraient, mais bien de les amener sur le terrain de sa propre expérience et d’obtenir, dans cette mutation de la voix, une véritable métamorphose. C’est probablement cela qui avait traumatisé Maria Casarès, tandis que Roger Blin et, peutêtre, Paule Thévenin, y avaient adhéré ; il s’agissait de « pousser la voix jusqu’à l’expiration du souffle non dans le cri mais jusqu’au roc naturel d’en dedans, dans le silence d’une incarnation d’être (XI-217) ». Il y avait peut-être matière à s’inquiéter car, comme semble le montrer une scène du film de Gérard Mordillat, la violence de ces séances préparatoires n’aurait pas été feinte. Force est de constater qu’il est parvenu à cette voix tout à la fois dure et éraillée, cette voix d’arrière-gorge forcée par la cage thoracique et le ventre, cette voix « au fond » et qui revient au fond, qui n’est plus seulement perçue par les oreilles mais aussi par la cage thoracique, les poumons, le ventre ; par tout le corps atteint d’une forme de transe qui nous restitue « chaque atome du son, chaque perception fragmentaire comme prête à retourner à son principe (IV-78) », quand tout était « séparé » : début ou fin du monde ? Conséquemment, à la raison morale et au principe de précaution qui ont fondé l’interdiction de l’émission d’Antonin Artaud, ne faudrait-il pas y ajouter la « découverte » que la radiophonie peut véhiculer une dimension physique, vibratoire, du son, susceptible de provoquer les mêmes effets physiologiques que le son « direct » ? Effectivement, dans les limites imposées par sa technique de reproduction, la radio ébranle l’air à partir d’une ou de plusieurs sources comme le feraient des sources réelles, ce qui implique que l’audition, au moins à ses niveaux physiologiques élémentaires, en est affectée de la même manière. Et le même raisonne1 Antonin Artaud, « Une note sur la peinture surréaliste en général, des commentaires de mes dessins », reproduit dans : Florence de Mèredieu, Antonin Artaud – Portraits et Gris-gris, Paris, Blusson Éditeur, 1984.
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ment pourrait être fait à propos d’un tableau de peinture, d’une sculpture, d’une photographie ou d’une projection cinématographique : à chaque fois, ce sont les mêmes « capteurs » qui sont sensibilisés que dans une situation où des objets étaient réellement présents, à chaque fois, les mêmes influx nerveux sont engendrés et transmis aux mêmes centres corticaux. Cette donnée n’était certainement pas ignorée des différentes personnes qui fréquentaient ces médias, et ce, quelle que soit leur position dans leurs organigrammes : techniciens, ingénieurs, réalisateurs, créateurs, directeurs artistiques ou personnels d’encadrement, chacun avait, à sa manière et selon ses propres expériences, la connaissance ou, du moins, l’intuition du pouvoir sensoriel et émotionnel des artefacts qui étaient préparés pour la diffusion. Tous les médias sont basés sur la possibilité de synthétiser certaines propriétés des objets concrets qu’ils imitent, même incomplètement, même imparfaitement. Cela vaut pour la radiophonie dont la technique s’inscrit dans la théorie physicaliste « classique » : tout percept peut être identifié à une certaine phase spatiotemporelle du milieu physique dans lequel nous nous trouvons, que l’appareil sensoriel trie et segmente selon ses propres modalités dans une opération essentiellement analytique. Cependant, l’approche phénoménologique qui a plutôt tendance à concevoir le percept selon l’intention du sujet, c’est-à-dire selon son activité propre, conduirait à prendre en compte une « technique d’écoute » qui surdéterminerait la technique radiophonique. Parmi les nombreuses tentatives de conciliation de ces deux approches on peut citer la théorie dite « événementielle » : « La conception reçue des sons, selon laquelle ils sont identiques à des perturbations du milieu environnant, néglige la possibilité que les sons soient des perturbations d’un certain type dans l’objet. Nous proposons ici d’identifier les sons à des événements dans l’objet résonnant ; 1 cette identification constitue notre Théorie Événementielle . » Roberto Casati et Jérôme Dokic estiment ainsi que le son nous renseigne d’abord sur la composition des objets et leurs matières, 1 Roberto Casati – Jérôme Dokic, La philosophie du son, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1994, p. 44.
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ce qu’ils regroupent sous le terme générique de « structure interne de l’objet ». Pour eux, les sons ne sont pas des qualités, mais des événements : « La présence d’un son est un témoignage de quelque chose qui se passe, d’un événement, dont l’origine se 1 trouve dans l’objet qui en est, en un sens, l’acteur ou la victime . » La « Théorie Événementielle » tente de prendre en compte certaines découvertes récentes dans le domaine des sciences cognitives pour proposer un schéma « analytique-synthétique » de la perception. Il a en effet été établi que de nombreuses structures sensorielles étaient multimodales. Par exemple, le colliculus supérieur qui est un des centres sous-corticaux de la voie auditive, contient des cellules qui sont également sensibles au stimulus 2 visuel . La recherche d’une base physiologique, neurologique et, plus largement, biologique et matérielle de la phénoménologie est 3 une démarche en plein essor , qui vise à une « nouvelle alliance » entre la psychologie et la physiologie, et, pourquoi pas, à renouer le lien entre le phénomène et sa représentation en les inscrivant tous deux dans une sorte de « langage universel » qui serait tout à la fois la source et la fin de toute chose. Si l’aspect démiurgique de cette entreprise ne doit pas faire illusion, il reste qu’elle permet déjà de prévoir et de comprendre que la situation radiophonique n’est pas la même que la situation théâtrale bien qu’elles fassent toutes deux partie de « notre monde » phénoménologique. 1 Ibid., p. 37. 2 Le colliculus supérieur se distingue en effet des autres centres sous-corticaux auditifs en ce qu’il est en même temps une partie de la voie d’intégration visuelle et se révèle doté d’une véritable topographie de l’espace sonore. De fait, chaque unité possède un champ récepteur, qui est l’ensemble des points de l’espace d’où le stimulus sonore est efficace pour cette cellule, et elles répondent également au stimulus visuel de telle manière que les champs visuels et acoustiques se révèlent en coïncidence spatiale. On peut donc dire que le colliculus supérieur contient une représentation audiovisuelle de l’espace. Voir : Pierre Buser – Michel Imbert, Audition, Paris, Hermann, 1987. 3 Voir : Philosophies de la perception – Phénoménologie, grammaire et sciences cognitives, sous la direction de Jacques Bouveresse et Jean-Jacques Rosat, Paris, Éditions Odile Jacob, 2003.
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Pour le dire simplement, la radiophonie sélectionne une modalité perceptive qui est déjà une manière particulière d’envisager le monde, qui engage déjà l’interprétation que l’auditeur est censé en faire, bien qu’elle soit techniquement en mesure de synthétiser le complexe vibratoire des voix avec un appareil, un microphone, qui capte les variations de pression acoustique en un endroit déterminé – comme une pellicule photographique inscrit sur sa surface sensible la distribution de l’énergie lumineuse dans un espace bidimensionnel selon un point de vue déterminé par l’optique ; comme déjà le fond de la caverne. Ce qu’il faut remarquer, c’est que les techniques sont toujours converties en technologies dont la fonction est d’en assigner les finalités, mais qu’elles conservent malgré cela une indéniable indépendance. Cela veut dire que les techniques qui ont permis le développement de la radio sont en capacité de transmettre une vibration acoustique « brute » que la technologie tente, pour sa part, de civiliser en l’inscrivant dans un langage, dans une culture. Ainsi, les instances dirigeantes du « dispositif radiophonique » étaient fondées à décréter la censure d’une émission qui allait dans le sens de ce que la technique avait pouvoir de transmettre en dépit de la technologie qui avait pour fonction de la contrôler – étant entendu qu’Antonin Artaud ne raisonnait certainement pas en termes de technique et de technologie, 1 mais seulement en considérations pragmatiques . Au fond, ce sont 1 Il connaissait la radio et son pouvoir évocateur, par exemple celui de la « voix des morts » – non pas les morts qui parlent, mais l’enregistrement de leur voix alors qu’ils étaient encore en vie – qui, selon certaines observations, provoque une émotion plus intense que celle de la vision d’une photographie, excepté peut-être dans le cas, justement, de ces photographies de vrais morts faites avant de fermer le couvercle du cercueil, telle qu’elle est parfois pratiquée comme faisant partie du rituel mortuaire. Il pouvait aussi être tenté par une expérience nouvelle et susceptible de toucher un public plus large qu’au théâtre, ou encore être attiré par le cérémonial de l’institution, avec son appareillage, ses rites, le silence particulier des studios d’enregistrement… Mais il n’avait sûrement pas de position arrêtée sur la problématique des technologies : en témoignent ses descriptions des environnements sonores destinés à accompagner les actions théâtrales qu’il imaginait, qui ne tenaient compte d’aucune considération qui en aurait permis la réalisation concrète, pas plus d’ailleurs que pour les ambiances et les effets lumineux.
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les mêmes raisons qui pouvaient conduire les uns à condamner la technique et les autres à en exploiter le potentiel. Les normes de réalisation et de diffusion, les formats d’émissions, les speakers choisis en fonction de l’intonation de leur voix et de leur diction, la sélection des productions et leur distribution sur une grille horaire qui les affecte selon leur public supposé, et enfin leurs contenus eux-mêmes soigneusement contrôlés, surtout à partir du moment où ils ont pu être enregistrés, tout cela qui constitue à proprement parler la technologie de la radio, qui institue le « dispositif radiophonique », n’a pas éliminé pour autant les techniques – captation microphonique, éventuellement enregistrement, diffusion, restitution – sans lesquelles elle ne peut 1 s’actualiser . Donc, la radio inscrite dans la technologie n’en reste pas moins, techniquement parlant, dangereusement puissante. Et cela vaut pour toutes les pratiques qui s’inscrivent dans des dispositifs, bien sûr pour l’architecture, le cinéma et la photographie, mais aussi pour des pratiques qui ne font appel qu’à des techniques plus rudimentaires comme la peinture ou la sculpture. Idéalement, tout cela pourrait rester virtuel, seulement en puissance, et même réel à la manière d’un opus, d’un « programme » au sens informatique du terme, ou d’une partition de musique, c’est-àdire comme quelque chose qui peut se transmettre, donc exister sans qu’aucune réalisation concrète ne vienne en entacher la perfection ou ne risque, le cas échéant, de rendre effectif le scandale qu’entraînerait son « actualisation ». Beaucoup d’amateurs préfèrent ainsi lire une partition de musique plutôt que de se laisser 1 Ce caractère à la fois invasif et dispersif d’une technique potentiellement subversive n’était pas inconnu du pouvoir qui avait prévu de s’en prémunir autant qu’il était possible. Il faut savoir que lors de la mise en place de l’ORTF à la « Maison de la Radio », un système avait été prévu afin de pouvoir contrôler toutes les étapes, de la prise de son jusqu’à la diffusion, de la réalisation des émissions. Cela se traduisait concrètement par la mise en place d’une série de relais intégrés dans les consoles de traitement du son (tables de prise de son, de montage, de mixage, de direct…) pouvant être actionnés à différents niveaux, hiérarchiquement organisés, qui mettaient toute personne « habilitée » en capacité d’interrompre les travaux en cours ; et cela ne concernait pas que les professionnels et les responsables à l’intérieur de l’établissement puisque l’Élysée disposait aussi de ses propres commandes d’interruption.
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entraîner dans l’émotion que son exécution pourrait provoquer, beaucoup se satisfont de lire des scénarios de films, de contempler des plans ou des simulations d’architectures, de consulter des catalogues d’expositions… Voire se bornent aux comptes rendus de la critique. L’œuvre authentique n’aurait nulle nécessité d’être actualisée pour exister, pour être réelle, et elle éviterait, dans cette façon particulière d’exister, le « risque technologique », c’est-àdire en réalité le risque induit par des techniques que la technologie a civilisées en les nommant et en les catégorisant dans un espace culturellement normé : la possibilité que la technique laisse échapper et même favorise l’expression de quelque chose qui n’appartiendrait plus au registre du langage apprivoisé – autre1 ment dit un « innommable ».
1 Sur la question de la tripartition du procès créatif en instances virtuelles, actuelles et réelles, et sur la circulation du sens dans celles-ci, voir : Daniel Charles, « Sur la sémiotisation des contextes. Œuvre et désœuvrement », in Les Universaux en musique, Paris, Publications de la Sorbonne, 1998. Et aussi : Samuel Beckett, L’Innommable [1953].
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Diffusion De l’autre côté du poste de radio, celui de l’auditeur, il existe une sorte d’attente qui est déterminée par la technologie radiophonique, et on peut même dire que, d’une certaine manière, il fait partie du dispositif, qu’il est l’un de ses composants, non en tant qu’individu mais comme public, comme multiple, comme auditeur moyen ou standard, normé lui aussi comme les autres composants. Cet auditeur statistique qui écoutait régulièrement « La Voix des Poètes » avait un certain horizon d’attente, il était guidé dans sa réception par les émissions précédentes et Fernand Pouey, qui avait le contrôle de leur production, en était certainement conscient. En engageant Antonin Artaud, il savait parfaitement que le contenu de l’émission ne pouvait être très différent de celui de ses précédentes créations. S’il n’avait pas lui-même assisté à la conférence du Vieux-Colombier, il ne pouvait pas ignorer l’atmosphère de scandale qu’elle avait provoqué, ni l’état d’Antonin Artaud devenu presque incontrôlable. Il était donc prêt à prendre un risque sur le contenu de l’émission, en tout cas il assumait par avance les critiques qui pourraient survenir à propos d’un texte susceptible d’être perçu comme provoquant, indécent et violent, à l’instar de la réception ordinaire de la production artaudienne, et prenait par avance la responsabilité de sa diffusion en faisant peut-être le pari que la technologie et l’ensemble du dispositif radiophonique, y compris la relation contractuelle avec son public, seraient en mesure de lisser un contenu que sa technique « embarquée » ne pouvait d’elle-même aplanir, du moins sans intervention humaine. En somme, cette émission aurait pu être autorisée si la technologie avait été à un niveau d’efficacité tel que le directeur Wladimir Porché aurait pu lui confier le contrôle social pour lequel, entre autres missions, il avait été nommé. Or cette efficience n’a été acquise que graduellement, au fur et à mesure que les technologies de la communication ont affiné leurs procédures, en particulier à la télévision, en y adjoignant les éléments de programme et les rythmes adéquats, principalement la publicité et l’alternance rapide des différentes catégories d’images et de sons. Il est ainsi
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devenu indifférent de donner à voir les images les plus violentes des massacres, des famines et de toutes les turpitudes humaines comme les meurtres ou les viols, à l’heure du repas familial : entrelardée de publicité, de météo et de résultats sportifs, nappée des dernières extravagances des princes et des princesses, l’information qui devrait nous glacer le sang, nous empêcher de continuer à nous empiffrer, ne passe même plus le crible de notre conscience, elle est devenue aussi inoffensive, à la fois opaque et désincarnée, qu’un pur signifiant. Les autres programmes, documentaires ou fictions, entre talk-shows, émissions de variétés et divertissements, entre les « jeux » et les résultats du loto, s’en trouvent eux-mêmes neutralisés, pour ainsi dire stérilisés. Qu’il ait fallu rémunérer un opérateur pour visionner un film potentiellement pornographique est une pratique tombée en désuétude compte tenu de la compétition sur les prix et des autres accès possibles à ces spectacles, par exemple sur l’Internet. Tandis que certains ont tenté d’exploiter les frustrations entretenues par la rareté, la plupart se sont convertis à la gratuité qui n’est qu’une habile dissimulation de gains encore plus considérables. La banalisation de l’abject est un moyen aussi puissant que la naturalisation de la fiction pour soumettre les individus et les dépouiller de tout ce qu’ils possèdent, matériellement et spirituellement. Le pari de Fernand Pouey était donc que l’émission d’Antonin Artaud parût d’abord inoffensive aux « autorités » confiantes dans la technologie en tant que moyen de contrôle idéologique, passât ensuite relativement inaperçue de la majorité des auditeurs tout en touchant ceux auxquels elle était véritablement destinée. Il y avait encore dans l’institution de la radio une ambiance assez expérimentale qui tentait de trouver ses propres limites mais, ce faisant, elle ne pouvait qu’attirer l’attention et, ainsi, favoriser la réaction toute mécanique de forces qui ont, depuis les temps les plus anciens, tendu à maintenir un « ordre des choses » tel que le plus petit nombre d’individus puisse exploiter le travail du plus grand nombre pour s’assurer de la possession des richesses et de l’exclusivité des jouissances qu’elle procure. Cependant, le dispositif radiophonique était censé contenir les deux démarches
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symétriques de la banalisation de l’abject et de la naturalisation de la fiction, qui sont d’ailleurs complémentaires en tant qu’elles reposent également sur la crédulité, un « désir de croire » dont Clément Rosset nous rappelait opportunément qu’il est quasi universel, « le goût de la certitude [étant] souvent associé à un goût de la servitude ». La naturalisation de la fiction avait effectivement été évoquée 1 par Max Horkheimer et Theodor Adorno dans leur analyse de techniques qui se perfectionneraient jusqu’à un point « d’immersion » qui rendrait incertaine la frontière entre la réalité et ses imitations. Quant à la banalisation de l’abject, elle peut être interprétée selon le même schéma que la « perte de l’aura » des 2 œuvres d’art qui découle de leur reproduction , c’est-à-dire, symétriquement, comme une scénographie de la réalité par quoi elle perd toute force, toute capacité à nous mettre en mouvement et en sentiment comme cela arrive lorsque quelque chose n’a lieu qu’une seule fois : « l’idiotie du réel » selon Clément Rosset. La complémentarité des deux approches à l’œuvre dans les dispositifs médiatiques n’est donc pas une simple figure. C’est une réalité qui résulte de cet enchevêtrement causal et que seul un processus 3 de fétichisation est en mesure de soulager : c’est le « soulagement esthétique » mis en œuvre notamment à la télévision. 1 Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, « La production industrielle de biens culturels », op. cit. 2 Voir : Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » [1935]. 3 Il faut rappeler que la fétichisation est toujours la substitution de quelque chose d’inatteignable par un objet, étant entendu qu’à peu près tout peut être un sujet de fétichisation et qu’à peu près tout objet peut fixer la jouissance qui est la finalité de cette opération, selon certaines régularités qui ont été étudiées dans plusieurs ouvrages, par exemple : « L’instrument est aussi indissociable de l’objet qu’il présuppose, fabrique, explore, que la perversion l’est du fantasme qu’elle engendre. Tous deux contraignent à l’usage de leur produit. Qui veut l’objet veut l’instrument. » – Pierre Klossowski, La Monnaie vivante, op. cit. L’objet dont il est question a le même statut linguistique que le fantasme, ce qui veut dire que si les perversions fabriquent des fantasmes bien caractérisés, les instruments produisent des objets qui ne sont pas non plus quelconques.
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Les réflexions sur la radiodiffusion en tant que dispositif incluant son auditeur peuvent être résumées. Premièrement, il y avait à l’époque une situation favorable à l’émergence de certains événements, mais ce fond historique était lui-même en partie conditionné par ces événements, en particulier par ceux qui étaient improbables comme l’émission d’Antonin Artaud ; en sorte que 1 cette configuration tissant ensemble « le hasard et la nécessité » , son actualisation eût été aussi inéluctable, donc efficiente, que l’effet d’une force sur un objet, ou que le résultat d’une réaction chimique. Deuxièmement, l’auditeur qui écoutait « La Voix des Poètes » n’était pas séparé de cette réalité, et n’aurait donc pu s’abstraire ni des causes productrices des sons, ni des significations qu’ils évoquaient, ni plus largement d’un ensemble de conditionnements qui le situaient comme un individu unique dans une configuration spatiotemporelle « irreproductible ». Cet auditeur ne pouvait donc pas viser les seules qualités sensibles du son, comme aurait pu seulement y parvenir un être totalement détaché, un « pur esprit », un dieu peut-être, ou une machine, pour atteindre 2 cette « écoute réduite » qui était requise par Pierre Schaeffer . Troisièmement, Pour en finir avec le jugement de Dieu : « alerter les individualités » n’était pas l’enregistrement d’une performance théâtrale ni de toute autre forme d’expérience qui aurait pu être imaginée indépendamment du dispositif radiophonique. Au contraire, c’était un objet qui lui était consubstantiel en tant que constitué et constituant, c’est-à-dire qu’il adhérait à sa technique de la conception jusqu’à la réalisation, et qu’une fois produit, et même sans diffusion, il l’avait irrémédiablement altéré : appauvri selon certains, enrichi ou complexifié pour d’autres. Enfin, s’il fallait déduire des trois remarques précédentes une sorte d’indice absolu, il faudrait répondre à la question de savoir dans quelle 1 Cette expression est un emprunt à un ouvrage qui aborde la question dans un cadre matérialiste : Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, Paris, Éditions du Seuil, Coll. « Points Sciences », 1970. Il y exprime l’idée qu’il y a de « l’imprédictible », de l’inconnaissable, et en conclut que « l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’Univers d’où il a émergé par hasard » (p. 224-225). 2 Voir : Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux, op. cit.
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mesure le projet artaudien de toucher le plus profond de l’être à partir du plus profond de l’être aurait pu être accompli. Mais ce n’est guère possible car, à part les témoignages qui ont pu être recueillis dans le temps de sa réalisation, donc ceux qui ont été documentés par ses participants, on ne disposera jamais de ceux à qui l’émission était destinée. À partir de cette analyse, on serait tenté de révoquer toute diffusion différée, quel qu’en soit le mode, en adoptant la thèse de Walter Benjamin pour qui la reproduction, dans son économie propre, est minée par une sorte de « programme d’oubli » qui 1 détruit progressivement son objet . Le joli coffret « Signature » édité par Radio France en 2001, avec sa couverture illustrée de graffitis à la mode, son élégante fermeture magnétique, son livret bilingue et illustré en couleurs, ses deux disques « CD » dont l’un comprend même une application interactive « PC/Mac », ne serait qu’un pur objet transitionnel, patrimonial mais amnésique. Il faut pourtant faire l’expérience, poser le « bon » CD sur la platine ou le glisser dans la fente de l’appareil de lecture, appuyer sur le bouton « marche » et, bien calé dans son divan, écouter. Écouter en sachant qu’on n’est pas l’auditeur de l’époque de « La Voix des Poètes » et surtout que notre « intentionnalité » dépend beaucoup plus de l’injonction publicitaire qui est faite à propos d’une « émission interdite », susceptible d’apporter quelque frisson, que d’une adhésion à la démarche d’Antonin Artaud dont nous n’avons d’ailleurs (peut-être) pas lu une seule ligne… Écouter dans le même état d’esprit qui nous mène au cinéma ou au concert en suivant la prescription des « docteurs en culture », parce qu’il serait impensable de ne pas « en avoir été », parce qu’il faut pouvoir dire dans les dîners en ville qu’on y était, qu’on a écouté le 1 Cette hypothèse renvoie à celle de « l’économie libidinale » : Jean-François Lyotard, Économie libidinale, op. cit. La reproduction y est envisagée comme un phénomène d’usure au double sens de ce terme, c’est-à-dire mécanique par érosion des parties en contact, et économique par la fixation d’un seuil d’intérêts qui empêche de rembourser la somme initialement prêtée. On pourrait aussi évoquer la reproduction cellulaire avec son principe de « réduplication » imparfaite et même une sorte de « mort » programmée dans chaque cellule et indissociable de sa constitution.
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dernier rappeur à la mode, ou qu’on a lu le dernier « Goncourt » ; bref, participer à cette connivence qui nous distingue en nous soudant à un groupe, à une communauté, à une « tribu ». Mais, comme aurait pu dire Maurice Lemaître, « l’émission est déjà commencée », alors prêtons l’oreille. Après quelques instants, l’attention se relâche : « C’est ça, l’émission interdite… Pas de quoi casser trois pattes à un canard… Et puis, pourquoi ils crient ? C’est trop fort, ça doit venir de l’enregistrement [On baisse le son… Et puis on le remonte parce qu’on n’entend plus rien]… Ils n’étaient vraiment pas gâtés à l’époque ; heureusement, aujourd’hui on a le numérique… Qu’est-ce que je vais pouvoir dire… Passons à l’autre CD ». Toute mauvaise foi mise à part, puisqu’on pourrait imaginer une réception moins caricaturale et même toute une variété de réceptions correspondant à chaque individu, à ses intérêts, à ses connaissances et à sa sensibilité, il reste que cette description, même seulement « plausible », révèle un aspect important concernant le travail d’Antonin Artaud, à savoir sa conviction que le travail de la voix en profondeur, jusque dans ses derniers retranchements, est le moyen efficace pour toucher le ventre de l’être ; à savoir que le cri en est le vecteur ultime, surgissant du silence et retournant au silence. Ce cri n’est pas plus entravé par la technique approximative de l’époque de l’enregistrement qu’il ne le serait par celle de la nôtre : ni le microphone, ni le graveur de disque souple, ni les traitements ultérieurs, ni les équipements de reproduction domestiques, fussent-ils faiblement dimensionnés, n’empêchent que, d’un point de vue strictement physique, se produise dans l’air quelque ébranlement qui sera immédiatement reconnu comme ayant cette signification. Ça crie, donc ça souffre, ou ça appelle au secours. Selon notre éducation, dans notre culture, le cri engage une réaction : donner de la nourriture à un enfant ou achever un blessé, peu importe, ce qui compte c’est de mettre fin au son stressant. La gêne qui pourrait être observée à l’audition de l’émission d’Antonin Artaud – baisser le son, puis le remonter, arrêter la diffusion et la relancer, car il faut bien aller au bout, des fois qu’il y aurait quelque chose de « différent », de « réellement obscène » qui
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aurait justifié l’interdiction – ne tiendrait qu’à cela qui déborde toutes les technologies, tous les dispositifs imaginés pour harmoniser la matière et l’accorder au climat moral de l’époque ; ne tiendrait qu’au fait que le cri d’Antonin Artaud ne peut être retenu dans aucun crible mécanique ou linguistique, et qu’il ne reste effectivement qu’à le censurer quand on n’a pas su en prévenir 1 l’advenue . Y aurait-il quelque explication, du côté de la réception, pour alimenter cette idée que la « voix perçante », le cri, se joue de tous les filtres ? Il faut d’abord remarquer que, par un hasard de l’évolution de notre audition, cette voix suraiguë coïncide, du point de vue de la distribution de l’énergie qu’elle transporte, avec la zone de fréquences où notre oreille est la plus sensible. C’est là une disposition qui ne doit rien à un schéma causal finaliste selon lequel nos sens seraient « adaptés » à certains stimuli dans une sorte de « grande harmonie naturelle », comme le pensait Jean-Baptiste Robinet : « Je ne crains point d’avancer ici que, s’il y avait une seule inutilité réelle dans la Nature, il serait plus probable que le hasard eût présidé à sa formation, qu’il ne le serait qu’elle eût pour auteur une intelligence. Car il est plus singulier qu’une intelligence infinie agisse sans dessein, qu’il ne serait étonnant qu’un principe aveugle se conformât à l’ordre par pur 2 accident . » En relevant certaines « hostilités de l’expérience », c’est-à-dire qu’il y a des faits observables qui n’entrent pas dans le modèle qui a été imaginé pour les expliquer, Gaston Bachelard 1 Cela veut dire qu’on sait évidemment le faire : les chambres capitonnées des asiles de fous et les « chambres » de torture des services « d’intelligence » ne laissent pas passer le moindre son. Des matériaux appropriés et, parfois, l’enfouissement, permettent l’étouffement des cris et des fureurs, ce qui est la condition nécessaire au maintien de « l’innocence » de ceux qui sont, provisoirement, à l’extérieur. De plus, tous les pouvoirs totalitaires ont su favoriser la criaillerie au détriment du cri, comme ils ont su favoriser l’infantilisation au détriment de « l’enfantinage ». C’est, en complément de la neutralisation, la manière la plus perverse de parvenir à cette fin : en organisant un vacarme « divertissant », apte à « masquer » ce qu’il restait de « voix déviante ». 2 Jean-Baptiste Robinet, De la nature, 3e éd., 4 vol., Amsterdam, 1766, T. I, p. 18.
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parvenait sans peine à réfuter cette thèse finaliste . En ce qui concerne nos appareils sensoriels et, d’une manière générale, nos organes, il n’en va pas autrement : ils sont assez éloignés des modèles que nous avons imaginés pour simuler leurs fonctionnements et, de plus, peu adaptés à un environnement dans lequel ils puisent certes les ressources de la survie de l’individu qui les logent mais lui apportent aussi quantité de maladies et de souffrances qui le conduisent inévitablement à la mort ; d’ailleurs, toutes les prothèses sensorielles dont l’homme s’est doté montrent à l’évidence cette défectuosité du processus adaptatif. En fait, que nous soyons plus sensibles dans une certaine zone de hauteurs sonores, de même que dans une certaine zone de couleurs, et ainsi pour tous nos appareils sensoriels, ne tient qu’à un principe général de la physique à l’échelle macroscopique des systèmes : aucun capteur concevable à cette échelle ne peut couvrir toute l’étendue spectrale du phénomène qui l’affecte, de même qu’il ne peut embrasser toutes ses intensités, de la plus faible à la plus élevée ; il s’ensuit qu’il ne sera sensible qu’entre certaines bornes spectrales et dynamiques mais aussi que, puisqu’il ne peut y avoir de « rupture de continuité », sa sensibilité diminuera graduellement à l’approche de ces bornes, donc qu’elle sera maximale en une certaine zone « médiane ». Il faut, en quelque sorte, raisonner par l’absurde, en imaginant un capteur qui « répondrait » effectivement jusqu’à une certaine valeur de la variable physique qui l’excite et plus du tout au-delà : par exemple, réponse maximale à 3 000 Hertz, fréquence correspondant à une certaine hauteur de son, et réponse nulle à la fréquence immédiatement supérieure, même « infiniment » proche. On voit immédiatement que, dans l’état actuel de nos connaissances, il faudrait aller jusqu’à l’échelle quantique pour parvenir à cette rupture de 1 « Toutes les difficultés se résolvent devant une vision générale du monde, par simple référence à un principe général de la Nature. C’est ainsi qu’au XVIIIe siècle, l’idée d’une Nature homogène, harmonique, tutélaire efface toutes les singularités, toutes les contradictions, toutes les hostilités de l’expérience […] Ainsi le vrai doit se doubler de l’utile. Le vrai sans fonction est un vrai mutilé. Et lorsqu’on a décelé l’utilité, on a trouvé la fonction réelle du vrai. » – Gaston Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique, op. cit., p. 83 et 94.
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continuité, et qu’aucun système biologique ou macrophysique n’est placé dans des conditions telles qu’il pourrait se comporter comme un système quantique. Il faut donc s’en tenir à l’échelle de nos sensations. Par exemple, la sensation de hauteur sonore n’apparaît que pour une durée sensiblement supérieure à un vingtième de seconde et n’est complètement établie qu’à partir d’une durée d’un dixième de seconde. Il en va de même de tous les caractères sonores : il y a bien des « effets de seuil » mais ils sont d’un tout autre ordre de grandeur que celui des seuils quantiques. Gilbert Simondon a exposé et défendu une telle conception « continuiste » inspirée de la thermodynamique, transitionnelle et transductive : « L’ordre transductif est celui selon lequel un échelonnement qualitatif ou intensif s’étale de part et d’autre à partir d’un centre où culmine l’être qualitatif ou intensif : telle est la série des couleurs, qu’il ne faut pas essayer de cerner par ses limites extrêmes, imprécises et tendues, du rouge extrême et du violet extrême, mais qu’il faut prendre en son centre, dans le vert 1 jaune où culmine la sensibilité organique . » Cette conception tend à concilier l’expérience et les apports de la science de son époque au moyen du concept de « transductivité » qui permet de relier les paradigmes quantique et thermodynamique d’une manière assez élégante. En effet, l’expérience, en particulier dans le domaine de la psychophysique (l’étude des relations entre les phénomènes et leur perception), présente des « hostilités » que les modèles physiques ne parviendraient à réduire qu’en atteignant cette échelle quantique, inaccessible par conséquent puisque tout calcul devrait commencer avec des conditions initiales inconnues. Si on admet alors que la thermodynamique ne pose pas de lois mais seulement des principes, les modèles qu’elle inspire ne peuvent être que des analogies. Et la démarche transductive, justement, est une analogie, une identité de rapports et non une ressemblance qui serait seulement un rapport d’identité, et qui de plus ne serait jamais totale – elle ne pourrait l’être que d’un objet à lui-même. 1 Gilbert Simondon, L’individu et sa genèse physico-biologique, op. cit., p. 231.
Une esthétique sans organe
Diffusion
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Quoi qu’il en soit, les hasards de l’évolution et les déterminations des systèmes biologiques auraient favorisé une sensibilité de notre appareil perceptif au domaine de l’expression physique de la voix et, dans cet espace paramétré, aux caractères d’alerte qu’elle peut manifester en certaines circonstances : vitales s’il s’agit d’un appel au secours, culturelles s’il s’agit « d’alerter les individualités ». Si cette explication paraît un peu trop simple pour embrasser toute la singularité du phénomène de « mimétisme » qui semble engagé par le « théâtre » artaudien, si elle n’en épuise pas le mystère, cela n’empêche pas d’être attentif aux découvertes qui pourraient être faites dans cette voie « psychophysique ». Et comme cela a été montré supra, le dispositif radiophonique, même « modéré » par une technologie normative, n’édulcore pas à coup sûr le contenu d’une émission lorsque sa substance et sa signification affectent les fonctions corporelles de celui qui l’écoute « en temps réel » comme on dit aujourd’hui.
Violence et Scandale Dans la pièce de théâtre que Jean Cocteau a écrit pour donner 1 son interprétation du mythe d’Œdipe , il imaginait le dialogue entre le sphinx et Anubis, juste au moment qui précède la rencontre avec Œdipe : — — — —
Me voilà laide, Anubis. Je suis un monstre !... Pauvre gamin… si je l’effraie… Il ne vous verra même pas, soyez tranquille Est-il donc aveugle ? Beaucoup d’hommes naissent aveugles et ils ne s’en aperçoivent que le jour où une bonne vérité leur crève les yeux.
Le mythe d’Œdipe établit une relation entre la connaissance et la privation de la vue puisqu’il se crève les yeux après que la vérité sur son identité et, par conséquent, la réalité de ce qu’il a accompli contre et avec ses géniteurs, lui est révélée. Jean Cocteau a interprété le mythe d’une manière très personnelle, dans un esprit surréaliste et ironique, mais il a insisté sur ce rapport entre la cécité initiale d’Œdipe et son ignorance, par un aveuglement volontaire qu’il soutiendra jusqu’au bout, jusqu’au moment où son entourage lui apportera des preuves irréfutables et où se révélera à ses propres yeux la vérité de son histoire. D’une certaine manière, il punit ses yeux de n’avoir pas su voir cette vérité. La suite montrera en effet que, devenu réellement aveugle, il comprendra bien mieux le monde dans lequel il vit. 1 Jean Cocteau, La machine infernale [1934].
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Ce thème de l’incompatibilité entre la connaissance et la seule perception sensorielle est également au centre du mythe de la Caverne. Et l’idée que nos sens sont trompeurs et ne permettent pas l’accès, ni aux « vérités éternelles » dans la voie mystique, ni à la vérité scientifique dans la voie apodictique, est d’ailleurs une constante de nombreuses épistémologies. Or il se trouve que la lucidité a été constamment revendiquée par Antonin Artaud qui, certes, ne s’est pas crevé les yeux pour y parvenir, mais qui s’est exercé aux incantations, aux psalmodies, aux rots, aux borborygmes, aux raclements de gorge, etc., avec une telle intensité qu’on peut y voir une forme de mortification liée à la voie de l’angélisme qu’il avait choisie. Mais en dépit de son rejet des fonctions corporelles incarnées dans les organes qu’il dénonçait en raison des douleurs qui les accompagnaient, ses exercices lui permettaient de développer certaines zones de sensibilité exacerbée qui étaient utiles, voire nécessaires, à sa création. Donc il y a bien incompatibilité entre savoir et percevoir, et pas seulement dans son cas, mais elle peut être maintenue dans un équilibre métastable ; et elle le doit pour que ce qu’il y a de vivant dans l’individu qui en est le siège ne décline pas puisque, pour un organisme, le seul état qui correspond à la stabilité est la mort. S’il fallait faire l’hypothèse qu’Antonin Artaud aurait eu une expérience « aveuglante », il faudrait renvoyer à son voyage au Mexique et à l’initiation au peyotl qu’il a relatés à son retour… Et se fier à son récit. Quoi qu’il en fut, on peut au moins évoquer certaines résonances psychologiques et esthétiques de ce voyage, et leurs manifestations dans ses œuvres. On pourrait aussi rapprocher le récit de cette expérience avec celle qui est décrite par 1 Georges Didi-Huberman . Dans le chapitre « Celui qui inventa le verbe “photographier” », il relate en effet l’histoire de Philotée le Sinaïte qui aurait vécu entre le IXe et le XIIe siècle de notre ère sur un escarpement du mont Sinaï, un endroit nommé Batos où, selon la légende, brûla le Buisson-ardent : « Il cherchait désormais à noyer ses yeux dans le flot solaire ardent. Imaginant devenir 1 Georges Didi-Huberman, Phasmes – Essais sur l’apparition, Paris, Éditions de Minuit, 1998.
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image à se soumettre à la lumière. L’unique chemin, pensait-il, pour voir et être vu de quelque chose qu’il nommait “Dieu”. » Dans ce récit, on s’aperçoit en effet qu’une certaine forme d’aveuglement, que l’on peut même prendre dans un sens métaphorique sans que cela ne change rien à ce qu’il décrit, peut être fondée dans une démarche mystique ou l’on retrouvera plusieurs « motifs » qui ont été évoqués à propos d’Antonin Artaud : voir ou être vu de Dieu, ou devenir ange, passent par un décollement d’avec soi, de la « sale barbaque » qui englue son corps immatériel ; l’illumination solaire en est l’opérateur pour Philotée, comme pour Héliogabale au temple d’Émèse où se pratique un culte solaire qui « expose », à sa façon, par l’opération « chirurgicale », le corps à se consumer comme viande sur le gril, et on ne peut manquer de remarquer que le corps d’Antonin Artaud s’était considérablement desséché dans la dernière période de sa vie, et que ça n’était peut-être pas dû qu’à une privation de nourriture « imposée » comme il s’en était plaint à Rodez. Dans l’histoire de Philotée telle que rapportée par Georges Didi-Huberman, il n’est d’ailleurs pas question de privation de nourriture à proprement parler, mais plutôt d’une sorte de « réduction » progressive qui fait penser, à la fois, à la réduction de l’opération alchimique – dans le creuset – qui est un motif sous-jacent d’une partie de l’œuvre d’Antonin Artaud, et à une volonté de ralentir le métabolisme que l’on y trouve, là encore sous une forme assez violente puisqu’il s’agit de « retenir » les fluides par tout moyen, par exemple en obturant ses orifices. Mais Philotée ne faisait pas de théâtre, contrairement à Antonin Artaud qui ne voulait pas seulement suivre la voie mystique qu’il s’était assignée mais également y impliquer ses actants et ses spectateurs, comme en témoigne entre autres le titre de son émission interdite : Pour en finir avec le jugement de Dieu : « alerter les individualités ». Si le théâtre était l’environnement le plus approprié pour qu’ait lieu cette épiphanie « qui à chaque représentation aura fait gagner corporellement quelque chose aussi bien à celui qui joue qu’à celui qui vient voir jouer (XIII-146-147) », la radio pouvait également y parvenir comme cela a été suggéré
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dans le chapitre précédent. Ce qui importait à Antonin Artaud, c’est qu’il y ait une sorte d’effet « contaminant » entre l’action réellement vécue par les actants et une forme de perception particulière qui pourrait exister chez les spectateurs au théâtre ou les auditeurs « à la radio ». Eh bien, il se trouve que cette possibilité a peut-être trouvé, depuis, une base psychophysiologique. Par exemple, depuis quelques années, on a fait l’hypothèse que notre système cortical aurait développé une classe spécifique de neurones susceptibles de manifester certains liens entre nos modalités 1 sensorielles, et entre elles et nos neurones moteurs . De fait, la découverte par Giacomo Rizzolatti2 d’une classe de neurones qu’il a appelés « neurones miroirs » a démontré qu’il pourrait exister un lien entre action et observation. Si cette hypothèse était vérifiée, cela conduirait à envisager un mécanisme physiologique de l’imitation, et même peut-être de l’empathie où se trouveraient impliqués des contenus émotionnels. L’observation d’Aristote à propos de la fonction mimétique trouverait dans la découverte des « neurones miroirs » une sorte de vérification. Il faudrait néanmoins questionner le postulat d’exclusivité du lien entre la fonction visuelle et la fonction motrice. Comme cela a déjà été proposé dans la première partie de ce texte – chapitre « Du détail » –, on peut concevoir qu’une organisation spéculaire de notre cerveau « symbolique », avec les zones où ont lieu les perceptions d’une part, et celles où se préparent les actions d’autre part, soit à l’origine d’une « pulsion mimétique ». Auquel cas, il n’y aurait pas lieu de maintenir l’idée d’une exclusivité des liens entre la fonction visuelle et la fonction motrice. Cette faculté pourrait être activée à chaque fois qu’un objet nous semblerait désirable, ou simplement attirant pour notre attention. Mieux encore, l’imitation aurait la propriété de s’étendre aux actes intransitifs, c’est-à-dire supposant un « sentir », une forme de compréhension des actes intentionnels non manifestes, des émo1 Ce serait en somme une classe plus générale de cellules que les neurones bimodaux du colliculus supérieur dont on a mentionné la capacité à représenter l’espace en associant la voie visuelle à la voie auditive. 2 Voir supra.
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tions et, plus largement, du contexte. C’est une conjecture qui n’a pas encore trouvé de vérification dans les sciences cognitives, mais qui pourrait être suggérée pour décrire ce qui se trouve enclenché par l’audition de l’émission d’Antonin Artaud : c’est tout simplement l’idée que, à partir du moment où l’on a repéré l’effort d’expulsion douloureuse du cri, tout se passerait comme si les mêmes fonctions motrices étaient excitées au niveau de notre cortex, mais sans produire aucun effet puisqu’elles ne le seraient que dans ces neurones miroirs, ou « mimétiques ». Mais on pourrait même se passer de l’hypothèse des neurones miroirs. L’auditeur pourrait être corporellement impliqué simplement parce qu’il aurait identifié la cause productrice des sons entendus, qu’il se serait représenté le geste du cri dans son effort d’expulsion et aurait éprouvé en imagination le vomissement des matières dont il est question dans le texte. Cette éventualité suffirait amplement à expliquer pourquoi l’émission a été interdite : pour le coup, cette précaution était « vitale », car Wladimir Porché n’était pas moins sensible que les auditeurs dont il avait la mission, donc la responsabilité, d’entretenir « l’innocence ». On ne peut trancher la question de savoir à quel point cette possibilité, principalement impliquée dans l’émission d’Antonin Artaud au niveau de l’excitation sensorielle, a pu déclencher sa réaction de rejet, sachant que son statut le protégeait assez des possibles rétorsions de ses employeurs en dépit de ce que son propre comportement mimétique pouvait lui faire craindre, mais il est probable qu’il se soit mis dans la situation de l’auditeur de « La Voix des Poètes » pour prendre sa décision. Ce programme consacré à la contemplation, à la jouissance et au soulagement esthétique ne pouvait pas abriter le germe de la destruction de ses propres valeurs, fût-ce de manière homéopathique et, en toute hypothèse, sans conséquences supplémentaires aux habituelles protestations des « fâcheux » qui, de toute façon, ne se retrouvaient jamais dans aucune émission. Si on ne peut pas, comme cela a déjà été dit, adhérer aux propos de certains auteurs qui, à la suite de Giacomo Rizzolatti, ont suggéré une corrélation entre l’autisme ou la schizophrénie et un
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dysfonctionnement de la fonction mimétique, il serait pourtant absurde, et tout à fait manichéen, de ne pas examiner plus en profondeur cette proposition, dans la mesure où elle renvoie au thème de la folie qui parcourt l’œuvre et la vie d’Antonin Artaud. Si les diagnostics d’autisme ou de schizophrénie n’ont pas été, dans les documents dont nous disposons, explicitement formulés à son sujet, s’il y est plutôt question de paranoïa, rien de tout cela ne peut être considéré rigoureusement comme des diagnostics car, d’une part, ces classifications sont évolutives et, d’autre part, l’expérience impose la plus grande prudence quant à l’idée même de catégorisation, s’agissant d’individus qui eux-mêmes évoluent. Que les classifications soient variables et que les catégories de la folie soient plus le reflet du climat d’une époque donnée que de principes intangibles et puissent même faire l’objet de « modes », allant jusqu’à confondre certaines formes de délinquance avec des psychopathologies selon la politique du moment, cela a déjà 1 été largement démontré par Michel Foucault . Actuellement, nous aurions tous, plus ou moins, une tendance à la « bipolarité », qui serait la maladie de l’homme dans les sociétés « hyperindustrielles » comme les qualifiait Bernard Stiegler. Ce serait pour nos médecins la manière la moins inélégante de reconnaître un « non-savoir ». De fait, tous ceux qui ont eu l’occasion de côtoyer un malade mental diagnostiqué comme « bipolaire », c’est-à-dire présentant alternativement des symptômes de dépression et d’excitation maniaque, ce qui doit être une expérience assez commune selon les statistiques, ont constaté qu’il montre parfois aussi des accès de paranoïa dans un processus de dédoublement de la personnalité qui se rapporte à la définition de la schizophrénie. Pour en revenir au « cas Artaud », il ne fait pas de doute qu’il serait aujourd’hui rangé dans cette vaste division de la folie dont est exclu, entre parenthèses, l’autisme pour lequel on a parfois tendance à postuler une origine génétique. Il serait donc globalement catégorisé comme bipolaire, avec des accès paranoïaques inclus dans une structure schizophrène… Et on ne manquerait pas de souligner le genre particulier de « mutisme » 1 Voir : Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, op. cit.
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– par borborygmes – au moyen duquel il exprimait son dégoût de la langue articulée : le fou total, à enfermer sans autre forme de procès, aujourd’hui comme hier. On passerait ainsi à côté de l’homme parfaitement conscient de sa condition humaine – souffrances dues à une maladie bien réelle comprises – comme de son art, un homme, somme toute, normal et se comportant normalement en dehors de ses activités créatrices : « L’électrochoc […] fait de moi un absent qui se connaît absent et se voit pendant des semaines à la poursuite de son être, comme un mort à côté d’un vivant qui n’est plus lui (IX13). » Ce qui a fait scandale n’est donc pas son existence prise indépendamment de son art. Bien sûr, en tant qu’auteur il fut le premier à être esthétiquement impressionné par sa création et à rechercher ce complément de l’œuvre en quoi consiste un certain type de pensée, sauvage ou magique, qui fut son art de vivre. Mais il a été conscient que son œuvre ne pouvait rien de plus qu’entretenir cette capacité de sentir, de la même manière que le langage ne peut qu’entretenir la capacité de penser. Le langage ne constitue pas plus la pensée que l’œuvre d’art ne constitue l’impression esthétique. Cependant, c’était déjà trop pour les gardiens de l’ordre moral, et l’entretien d’une capacité de sentir dans les termes proposés par Antonin Artaud suffisait amplement à condamner une œuvre qui approchait d’aussi près ce qui s’en déduit : de même que l’écriture était réputée être « de la cochonnerie », l’œuvre d’art ne devait pas avoir de valeur d’échange et ne devait exister que pour son usage, dans cette « participation participante » à la « puissance embellissante » (cf. Denys). Et c’est ainsi qu’on est ramené à Platon qui, comme cela a été proposé, n’aurait chassé le poète de la cité – tout comme le sophiste – qu’au motif de la possible « marchandisation » de ses œuvres. En effet, ce qui est démontré dans Le Banquet c’est qu’aucun objet n’est beau par lui-même, mais seulement par « participation », dans la rencontre entre un aspect réel du monde et un geste humain qui provoque l’impression esthétique ; et cette rencontre ne peut se produire que dans le temps du kairos, ce qui veut dire qu’elle n’est pas programmable. Or, comme cela a été
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observé, l’éloge d’Éros a conduit les convives à la question de la beauté et, par conséquent, à celle de l’art. Et c’est Socrate qui en a donné la formule en affirmant que l’Amour (le « démon » Éros) est l’objet aimé, ou du moins dans l’objet aimé, et non le sujet aimant ou dans le sujet aimant. Dans son discours, le corps, l’art, les belles actions, les belles sciences, etc. ne seraient pourtant que des objets de substitution, des transitions ou des étapes, sur le chemin qui mène à la contemplation du beau en soi. Si on s’en tenait à cette brillante démonstration qui, soit dit en passant, aurait tout aussi bien pu être l’œuvre d’un sophiste si elle n’avait pas été celle de Socrate, le Banquet ne pourrait en aucun cas faire scandale. Et d’ailleurs, la majorité de ceux qui se sont approprié ce texte pour fonder une philosophie conforme à l’idée de « l’amour de la sagesse » – qui a utilisé le principe de l’hylémorphisme pour maintenir séparés l’esprit et le corps et décréter une morale qui en ferait la vertu suprême de ceux qui s’y efforceraient, fût-ce au prix de leur vie –, cette majorité, donc, s’est appliquée à borner sa lecture à cette partie des échanges qui précèdent l’arrivée d’Alcibiade. Ceux-là sont des platoniciens orthodoxes dans les théories desquels Platon lui-même aurait peut-être quelque peine à se reconnaître. Mais justement, il a fait intervenir Alcibiade, et cela aurait dû, ou au moins cela aurait pu, modifier sensiblement l’interprétation de son texte. Pour commencer Alcibiade fait scandale en surgissant ivre, puis en détournant le jeu des éloges pour faire celui de Socrate. Évidemment, il n’est pas interdit de penser que Platon a simplement placé son propre portrait de Socrate dans la bouche d’Alcibiade. Les spécialistes de cette période ne s’accordent de toute façon pas sur la réalité des relations entre Socrate et Alcibiade, et guère plus sur celles qu’eux-mêmes eurent avec Platon. Comme cela a été conjecturé, Platon aurait fait un récit pour exposer sa doctrine sans paraître pontifier et peut-être aussi pour livrer quelques éléments plus personnels de son existence, de ses goûts, de ses inclinations. Cependant, la liberté de ton et les détails de la tentative de séduction de Socrate par Alcibiade ont été mis sur le compte de son ivresse. Dans sa position revendiquée de bon témoin de l’histoire,
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Platon a beau jeu de ne rien lisser ni épargner. Et de plus il nous montre un Socrate qui entre dans la proposition d’Alcibiade avec un ton d’ironie qui était, en effet, l’une de ses façons de traiter ses interlocuteurs, mais qui pourrait également faire partie de l’arsenal d’un sophiste comme un moyen de les désarçonner. Socrate n’était certes pas considéré comme tel, mais il faut noter qu’on lui reprochera tout de même d’avoir monnayé ses enseignements de rhétorique qui étaient effectivement destinés à des personnes qui voulaient en user pour d’autres buts que ceux qui étaient assignés à la philosophie – on cite le cas de l’un d’entre eux qui voulait par ce moyen se soustraire à son créancier. À ce stade, on pourrait déjà s’interroger sur les motivations de Platon car l’éloge de Socrate par Alcibiade ravale tous les discours qui ont précédé au rang de théories, de spéculations en somme. Ce dont il est question avec Alcibiade, c’est de l’état amoureux et non plus d’un « être » intermédiaire entre les dieux et les hommes ; ce dont il est question est la passion amoureuse dont on sait qu’elle peut en effet transformer des silènes en objets de désir. Ce qui se trouve remis en question avec cet épisode est tout bonnement le « chemin de l’amour » et, avant tout, la nécessité de s’y engager plus avant qu’aux premières étapes faisant du corps le lieu d’une connaissance qui, bien qu’elle ne se connaisse pas comme telle, n’en est pas moins une authentique connaissance. Platon propose ainsi, avant même que cette opération ne fût conceptualisée et mise en action par Friedrich Nietzsche, une « transvaluation de toutes les valeurs » qui ont été promues dans la partie du « Banquet » où sont intervenus les convives jusqu’à Socrate. Et cette première partie de son texte est attaquée et minée en profondeur par le récit d’un événement, d’un fait s’imposant par sa consistance aux exposés théoriques qui ne se rapportent à aucune situation réelle : à ce que Clément Rosset appelle « l’idiotie du réel ». On pourrait même aller jusqu’à estimer qu’il importe peu que le récit soit conforme à l’événement en question – que Socrate ne le conteste pas n’étant pas plus un critère de véridicité que les autres faits rapportés dans le récit. C’est une fiction qui doit être reçue comme telle. Ce qui importe c’est que Platon soit
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passé d’un mode de démonstration déductif à un mode de démonstration inductif, anticipant la manière naturaliste de décrire la réalité. Ce qui importe encore plus c’est que ces deux modes de la démonstration soient rassemblés dans le même texte et qu’il n’y ait aucune tentative de les concilier, que l’incompatibilité de leurs conclusions soit maintenue sans que la dialectique soit appelée au secours pour rétablir l’équilibre stable qui avait été obtenu avec Socrate avant l’arrivée d’Alcibiade. S’il y a scandale, c’est donc moins dans la matière et la forme de l’éloge de Socrate par Alcibiade que dans le fait même que cet épisode ait été inséré par Platon dans un texte conçu pour faire « l’éloge de l’Amour » et promouvoir la voie par laquelle on pourrait accéder à la connaissance de la beauté absolue, ce qui ne devrait qu’être désiré par tout individu qui voudrait rompre avec son imperfection. Car comme cela a été montré à propos de l’émission d’Antonin Artaud, il y a bien longtemps que, nonobstant les protestations de quelques moralistes effarouchés par les mœurs qui y sont décrites, le contenu de ce texte, éloge compris, a été neutralisé. C’est la conséquence inévitable des citations et des traductions qui en ont été faites. Le Banquet est désormais complètement assimilé dans notre culture qui, justement, revendique cet héritage. Par conséquent, le scandale réside surtout dans le changement des modes de la démonstration permis par cet épisode, et dans le choix de faire d’Alcibiade l’agent de ce renversement. La manière dont Platon achève l’échange entre Socrate, Agathon et Alcibiade qui suit son éloge ne laisse guère de doute sur ce qu’il souhaite communiquer à son lecteur : Ah ! ah ! dit Agathon, il est impossible, Alcibiade, que je reste à cette place : je veux absolument changer, afin d’être loué par Socrate. C’est toujours ainsi, dit Alcibiade : quand Socrate est là, il est impossible à tout autre d’approcher des beaux garçons. Voyez à présent encore comme il a trouvé facilement une raison plausible de faire asseoir celui-ci près de lui !
À ce moment une nouvelle interruption survient, une grosse bande de buveurs se présentant à la porte et s’imposant en trompant la vigilance des serviteurs. Platon a donc achevé cet échange
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en donnant le dernier mot à Alcibiade. Et on sait, au moins depuis que Roland Barthes a traité de cette question, que celui, ou celle, qui gagne dans une scène de ménage est celui, ou celle, qui a le dernier mot. Il faut donc, pour finir, entrer un peu plus dans la biographie de cet Alcibiade à qui Platon donne le dernier mot dans un texte où il fait montre de servir la philosophie et l’enseignement de Socrate. Sans trop entrer dans les détails, il faut d’abord mentionner que les documents de l’époque rapportent qu’Alcibiade menait la vie de la jeunesse fortunée d’Athènes, se faisant remarquer par son insolence et ses dépenses somptuaires, ne dédaignant pas de provoquer des scandales publics, notamment en affichant ses amours, nombreuses et possiblement bisexuelles, qui suscitèrent en effet souvent la réprobation. Mais de plus, sa vie a été marquée par les péripéties de la guerre du Péloponèse qui opposa Athènes à Sparte entre 431 et 404 av. J.-C. dans laquelle il a été impliqué dès ses dix-neuf ans. Quand il parvint à convaincre ses pairs de diriger une expédition en Sicile, en 415 av. J.-C., il est parti sous la menace de deux scandales, la mutilation des statues d’Hermès et la parodie des mystères d’Éleusis, mais c’est parce qu’il aurait eu le premier rôle (celui du prêtre) dans cette parodie qu’il est finalement condamné à mort par contumace et que ses biens sont confisqués. C’est dans ces circonstances qu’Alcibiade s’est exilé à Sparte et s’est mis à son service dans sa guerre contre Athènes. Après un peu plus de deux années de succès, Sparte connut quelques revers et on a commencé à douter de la loyauté d’Alcibiade. Il y aurait eu un projet d’assassinat, peut-être commandité par le roi Agis II avec la femme duquel Alcibiade aurait eu une aventure. Alcibiade a été de nouveau contraint à l’exil et il est entré au service de Tissapherne, dans l’empire Perse d’où il tentera de faire retour à Athènes à partir de 411 av. J.-C. Ce qu’il faut retenir de ces quelques éléments, c’est qu’Alcibiade pouvait être considéré comme un traître à Athènes avant son retour en 407 av. J.-C. Et ce qu’il convient par conséquent de prendre en considération, c’est la date à laquelle sont censés avoir eu lieu les événements rapportés dans Le Banquet (416 av. J.-C.) et celle de sa rédaction
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(385 av. J.-C). Donc il est probable que Platon avait connaissance des faits marquants de la vie d’Alcibiade, sa participation au « Banquet » précédant juste l’expédition en Sicile et le premier exil à Sparte. Pour finir, il faut savoir qu’à la date de la rédaction du « Banquet », Alcibiade était mort – assassiné en 404 av. J.-C. Par conséquent, Platon ne s’est pas contenté de mettre en scène quelques aspects des mœurs de son époque, ni même d’organiser un débat plus fondamental que celui qui faisait l’objet de la première partie de son texte – exposer diverses conceptions de l’Amour – en produisant ce renversement des valeurs en quoi consiste l’éloge de Socrate par Alcibiade. Il ne s’en est pas contenté car il avait peut-être une ambition plus grande. Il faut en effet constater qu’il a fait tout cela en s’appliquant à une sorte de « devoir de déloyauté » envers Socrate et, ce qui est encore plus intrigant, c’est qu’avec la figure du traître que fut réellement Alcibiade, il pourrait avoir encore plus radicalement manifesté une déloyauté et une défiance envers ses propres théories. Cette ambition plus vaste serait fondée sur le doute : une vie réellement philosophique devrait-elle nécessairement être conforme à celle qui est postulée par « le chemin de l’Amour » décrit par Socrate ? Ou bien pourrait-elle plutôt suivre celui qui était tracé par Diogène ? Celui, donc, de la parrêsia ? Cette notion que l’on assimile parfois au « franc-parler » a été réinvestie par Michel Foucault dans son cours au Collège de France de 1982, L’herméneutique du sujet, puis dans celui de 1983, Le gouvernement de soi et des autres, et enfin dans celui de 1984 qui lui était presque entièrement consacré, Le courage de la vérité. Il va en premier lieu s’intéresser au christianisme primitif à propos de cette forme du « dire vrai » qu’est l’aveu, avant de remonter jusqu’à la philosophie antique, notamment grecque. Il évoque d’abord le moment où, se départissant de la fonction politique de la parrêsia, Socrate se donne la mission d’éprouver la part spirituelle de ses disciples pour les aider à découvrir la vérité et donner forme à leur existence. Mais à cette méthode qui justifie les moyens par la fin s’oppose celle des cyniques où se rejoignent un franc-parler possiblement brutal, provocateur, et un
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éthos dépourvu d’attaches et tout à fait libre, ce qui correspond assez bien à ce qui nous est rapporté de la vie de Diogène. Dans tous les cas, l’accession à la vie philosophique suppose la parrêsia d’un autre, de l’Autre même, à condition de le reconnaître. Mais n’est-ce pas précisément ce qui se joue dans la rencontre réelle, corporelle ? On ne peut bien sûr pas savoir si Platon a vraiment douté de ses propres thèses, mais il a probablement eu conscience de l’impasse de la métaphysique, du peu de consistance de la connaissance contemplative au regard de l’évidente présence des « faits construits » de la connaissance opératoire qui, au lieu de constituer le réel comme sujet absolu, l’appréhende comme objet. Ce qui n’est que probable pour Platon est plus certain pour Artaud : même si le réel paraît précéder l’opération de connaissance, selon l’expérience « première » comme le disait Gaston Bachelard, luimême n’a jamais saisi le réel qu’en le reconstruisant par la manipulation de plusieurs de ses fragments. C’est sur cette base qu’il était possible de réunir Platon et Artaud. La vie du premier n’a certes pas été menacée et ses œuvres n’ont pas fait scandale comme celles du second. En fait, le scandale, dans Le Banquet, est camouflé par l’aspect anecdotique et quelque peu bouffon de l’intervention d’Alcibiade, mais avec ce subterfuge Platon n’affichait pas moins qu’Antonin Artaud une certaine défiance envers « dieu ». Il n’a pas procédé autrement que d’autres savants qui ont dû ménager les dogmes de leurs époques dans leurs œuvres… Faute de quoi il aurait dû mettre sa pensée en acte, adopter par exemple le mode de vie de Diogène, ce à quoi il n’a vraisemblablement jamais songé. Mais en fin de compte, même si Antonin Artaud a été perçu comme scandaleux jusque dans son existence, il n’en est pas moins devenu aussi « patrimonial » que Platon. C’est le pouvoir de l’esthétique : permettre l’enrobage dans un même sirop des différents aspects d’une œuvre, et si l’un de ces aspects est scandaleux (le propos d’Alcibiade ou le Jugement) c’est encore mieux pour sa valeur d’échange.
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Table des matières Trouble dans le banquet
9
Mélange des genres
12
L’implacable maïeutique
17
Corpus analysé
23
De l’usage des textes
28
Du détail
35
L’inconciliable
44
La beauté absolue
49
L’art traditionnel
55
Alcibiade
63
Une esthétique sans organe
73
Production
78
Contenu
80
Récupération
84
Morale ?
91
Musique ?
99
Rencontres
108
Voix
120
Diffusion
128
Violence et Scandale
139
Bibliographie
153
Structures éditoriales du groupe L’Harmattan L’Harmattan Italie Via degli Artisti, 15 10124 Torino [email protected]
L’Harmattan Sénégal 10 VDN en face Mermoz BP 45034 Dakar-Fann [email protected] L’Harmattan Cameroun TSINGA/FECAFOOT BP 11486 Yaoundé [email protected] L’Harmattan Burkina Faso Achille Somé – [email protected] L’Harmattan Guinée Almamya, rue KA 028 OKB Agency BP 3470 Conakry [email protected] L’Harmattan RDC 185, avenue Nyangwe Commune de Lingwala – Kinshasa [email protected]
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La Critique de la raison impure rapproche deux auteurs, deux œuvres, a priori inconciliables : Le Banquet de Platon et Pour en finir avec le jugement de dieu d’Antonin Artaud. On ne peut bien sûr pas savoir si Platon a vraiment douté de ses propres thèses, mais il a probablement eu conscience de l’impasse de la métaphysique, du peu de consistance de la connaissance contemplative au regard de l’évidence des « faits construits » de la connaissance opératoire qui, au lieu de constituer le réel comme sujet absolu, l’appréhende comme objet. Pour sa part, Antonin Artaud ne semble pas avoir douté des siennes, ne saisissant jamais le réel qu’en le reconstruisant, qu’en le recomposant, par la manipulation de quelques prélèvements soigneusement choisis. C’est sur cette base qu’il était possible de réunir Platon et Antonin Artaud, et aussi avec la thématique du scandale : s’il est camouflé, dans Le Banquet, par l’aspect anecdotique et quelque peu bouffon de l’intervention d’Alcibiade, avec ce subterfuge Platon n’affichait pas moins de défiance envers « dieu » qu’Antonin Artaud dans son émission radiophonique interdite d’antenne en 1948.
Gérard Pelé est Professeur émérite des Universités. Son parcours d’enseignantchercheur, depuis 1985 à Paris 1 puis à partir de 1998 à l’ENS Louis-Lumière, l’a conduit de l’esthétique dite « expérimentale » aux théories critiques de la culture.
Illustration de couverture : Autoportrait, Gérard Pelé, 1996. ISBN : 978-2-343-22566-1
17,50 €
Gérard Pelé DÉBATS
CRITIQUE DE LA RAISON IMPURE Platon et Artaud
Platon et Artaud
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