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French Pages 464 Year 2002
LA RETRAITE ET LE SACERDOCE CHEZ GRÉGOIRE DE NAZIANZE
BIBLIOTHÈQUE DE L'ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES SCIENCES RELIGIEUSES
VOLUME
114
BREPOLS
LA RETRAITE ET LE SACERDOCE CHEZ GRÉGOIRE DE NAZIANZE par FRANCIS GAUTIER
@ BREPOLS
La Bibliothèque de l'École des Hautes Études, Sciences Religieuses La collection Bibliothèque de !'École des Hautes Études, Sciences Religieuses, fondée en 1889 et riche de plus de cent volumes, reflète la diversité des enseignements et des recherches qui sont menés au sein de la Section des Sciences Religieuses de l 'École Pratique des Hautes Études (Sorbonne, Paris). Dans l'esprit de la section qui met en œuvre une étude scientifique, laïque et pluraliste des faits religieux, on retrouve dans cette collection tant la diversité des religions et aires culturelles étudiées que la pluralité des disciplines pratiquées: philologie, archéologie, histoire, droit, philosophie, anthropologie, sociologie. Avec le haut niveau de spécialisation et d'érudition qui caractérisent les études menées à l'E.P.H.E., la collection Bibliothèque de !'École des Hautes Études, Sciences Religieuses aborde aussi bien les religions anciennes disparues que les religions contemporaines, s'intéresse aussi bien à l'originalité historique, philosophique et théologique des trois grands monothéismes - judaïsme, christianisme, islam - qu'à la diversité religieuse en Inde, au Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie et l'Égypte anciennes, dans la Grèce et la Rome antiques. Cette collection n'oublie pas non plus l'étude des marges religieuses et des formes de dissidences, l'analyse des modalités mêmes de sortie de la religion. Les ouvrages sont signés par les meilleurs spécialistes français et étrangers dans le domaine des sciences religieuses (chercheurs enseignant à l'E.P.H.E., anciens élèves de l'École, chercheurs invités, ... ).
© 2002 Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. Ali rights reserved. No part of this book may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2002/0095/88 ISBN 2-503-51354-9 Printed in the E.U. on acid-free paper
Avant-propos
Cet ouvrage est une version abrégée et remaniée de la thèse de doctorat soutenue par l'auteur à la Section des Sciences religieuses de l'École Pratique des Hautes Études, le 15 janvier 2000, sous l'intitulé «Grégoire de Nazianze, la retraite et le retour au monde». Il n'aurait pas vu le jour sans les encouragements des membres du jury : Mme Marie-Louise Reiniche et MM. Philippe Hoffmann, Alain Le Boulluec, Pierre Maraval et Claudio Moreschini. Je tiens à les en remercier, ainsi que de leurs critiques et suggestions éclairées dont, autant que possible mais encore insuffisamment, j'ai tenu compte pour parfaire mon travail.
À propos des traductions, et des abréviations : Sauf exception, les traductions françaises des Discours de Grégoire de Nazianze présentées dans cet ouvrage sont empruntées à la collection "Sources Chrétiennes". Les notes n'en indiquent pas la pagination, aisée à retrouver dans ces éditions. La traduction des Lettres de Grégoire est celle de P. Gallay. En l'absence d'indication contraire, la traduction des poèmes est due à l'auteur, non sans l'appui de celles existant en italien, français, anglais ou allemand. Les citations des auteurs stoïciens, enfin, sont tirées des traductions françaises données par É. Bréhier dans Les stoïciens, aux pages duquel les notes renvoient directement. Les abréviations utilisées pour les références sont expliquées et indiquées dans la bibliographie.
INTRODUCTION
Aux côtés de ses amis Basile de Césarée et Grégoire de Nysse, saint Grégoire de Nazianze (330-390) occupe certainement une place à part dans le trio des Pères Cappadociens. D'abord, pour une contribution dogmatique majeure sur l'autorité de laquelle le concile de Chalcédoine (451) s'appuiera pour trancher définitivement les querelles trinitaire et christologique et qui lui vaudra dès lors de partager avec le seul saint Jean l'épithète méritée de Théologien. Ensuite, pour l'importance, dans la littérature grecque de !'Antiquité tardive, d'une œuvre dont le caractère souvent autobiographique fait notre source principale sur sa personne et sa carrière de "moineévêque". Enfin, pour le profil singulier de cette carrière, qu'il présente comme un vaet-vient incessant entre retraites désirées et activités ecclésiastiques forcées, expliquant ses fuites et démissions successives du ministère par sa vocation contemplative et ses promotions par la tyrannie d'autrui Se fiant à ces déclarations et à l'intellectualisme platonisant de sa doctrine, les historiens ont cru pouvoir expliquer cette singularité par la personnalité de Grégoire : intellectuel fait pour une vie monastique dont seuls sa faiblesse de caractère, son sens du devoir ou son amour de l'éloquence l'auraient détourné, il aurait été vite rebuté par la vie active ; ainsi, notre "moine-évêque" aurait été évêque malgré soi. Pourtant, la dimension apologétique, voire hagiographique, des propos autobiographiques qui ont accrédité cette idée aurait du inciter à plus de méfiance, comme, en un temps où action publique et art oratoire ne font qu'un, tandis que la politique ecclésiastique est dominée par les questions théologiques, la vocation de rhéteur et l'engagement théologique du Nazianzène. Si, dans le propos final de La mort et l'au-delà chez Grégoire de Nazianze, des impressions psychologiques contraires conduisaient déjà Justin Mossay1 à remettre en cause cette idée reçue et à suggérer de nouvelles recherches sur la question, notre travail entend réviser ce point de vue traditionnel pour des raisons plus objectives, qui conduisent à revisiter également la place de la retraite dans sa doctrine ascétique. En effet, cette vision du Nazianzène prend pour acquise l'alternative entre un monachisme identifié à une vie contemplative séparée du monde et la vie séculière, au point de faire de sa profession de "moine-évêque" un oxymore hautement problématique, alors même qu'il en fut, avec les deux autres Pères Cappadociens, l'un des principaux promoteurs. Or, outre que le monachisme était encore mal défini à l'époque, c'est là ignorer l'ascétisme ecclésiastique et, surtout, la tradition ecclésiale d'une Syrie-Mésopotamie toute proche de la Cappadoce: celle de "solitaires" monotropes vivant au sein des communautés dont ils constituent la hiérarchie spirituelle et parmi lesquels se recrute le clergé. Par ailleurs, ce point de vue traditionnel va de pair avec une lecture faussée des fondements économiques de son enseignement ascétique. Fuir, pour mener à l'écart une vie consacrée à l'ascèse contemplative, un siècle corrompu et corrupteur dont son calame traque les vices jusqu'au sein de l'Église, telle est bien l'aspiration qu'il 1
Mossay [La mort], p. 302-305.
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Introduction
exprime de façon récurrente dans son œuvre. Mais la fuite du monde qui est le mot d'ordre du monachisme chrétien dès son apparition ne prend tout son sens qu'inscrite dans l'économie du salut, susceptible d'interprétations variées. Or, trop sensible au pessimisme quant à ce monde qui s'exprime dans ses prédications morales et ses diatribes, on n'a pas assez remarqué tout ce qui éloigne Grégoire aussi bien du manichéisme et de !'encratisme que du messalianisme. Non seulement le corps et les passions - sous la forme du zèle contemplatif-, loin d'être mauvais, font partie pour lui de la condition adamique, mais cela est vrai aussi de la royauté de l'homme sur la terre, de la socialité et, même, de la sexualité. Le N azianzène intègre également, de façon subordonnée, l'ordre socioculturel profane dans l'économie post-adamique. Sa christologie insiste, autant que sur sa pleine divinité, sur la condescendance avec laquelle le Verbe a assumé pleinement notre humanité, et érige le Christ Pédagogue, paradigme du parfait chrétien, en modèle de vie mixte, affrontant face à face le Mal à l' œuvre dans le siècle. Sa défense de la divinité de l'Esprit Saint garantit la légitimation d'hommes sanctifiés et divinisés par Lui pour assumer l'autorité ecclésiastique, et tout particulièrement théologique, c'est-à-dire épiscopale. Pour Grégoire, enfin, fermement définie comme instrument de salut collectif qui ne saurait logiquement réserver la vraie foi, gage de salut, aux seuls ascètes, l'Église exige d'eux qu'ils la respectent et la servent. Jean Mossay ajoutait : «Il est toujours délicat de deviner les mobiles d'un homme.» Si l'ambition de cet ouvrage n'est pas purement psychologique, notre travail n'en fut pas moins aiguillonné par le mystère qui entoure le rapport de l'individu Grégoire à la retraite. C'est en partie pour tâcher de comprendre l'homme qu'il nous a fallu traverser le fossé culturel qui le sépare de nous, et les conventions littéraires à travers lesquelles il nous parle et nous parle de soi. Aussi, quoique consacrée à la pensée et au vécu d'un individu, et du fait même qu'elle les restitue dans leur milieu aussi bien idéel que concret, cette étude n'en relève pas moins de l'anthropologie sociale et culturelle des religions. Son auteur, d'ailleurs, espère y montrer le bien fondé du jugement de B. Otis 1 selon lequel « Nazianzus can take us, if we let him, tot the very heart of the fourth century ». Nous verrons ainsi d'abord, en relation à sa vision de l'économie du salut, quelle place le Nazianzène accorde à l'anachorèse dans la philosophie chrétienne. Une deuxième partie traitera de sa vocation "littéraire" parce qu'art oratoire et écriture s'opposent comme activité publique et profession solitaire, avant de se pencher sur la fonction de l'autobiographie dans son œuvre pour préparer la dernière partie, biographique. Quant à celle-ci, elle ne se penche pas seulement sur l'histoire événementielle et la psychologie pour leur intérêt propre : cet élément biographique, en effet, donne bien souvent la clef de tel ou tel propos de circonstance et, d'autre part, les idéaux que nous aurons dégagés chez Grégoire se trouveront confirmés par le fait qu'ils éclairent la complexité de son vécu de façon vraisemblable et cohérente.
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Otis [The Throne], p. 146.
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PREMIÈRE PARTIE
LA PIDLOSOPIDE CHRÉTIENNNE SELON GRÉGOIRE
INTRODUCTION DE LA PREMIÈRE PARTIE
Grégoire de Nazianze use du substantif «philosophe» pour désigner, dans la société chrétienne, ceux qui mènent une vie vertueuse tout entière consacrée à Dieu et à son service, « philosophie » signifiant le plus souvent le genre de vie ou la profession correspondants. 1 La "philosophie" ainsi compri~e est chez lui le propre du monotrope : celui qui vit exclusivement tourné vers Dieu et à son service, ce qui suppose le célibat. On serait dès lors tenté d'identifier chez lui le philosophe chrétien au moine, si ce terme ne désignait pas dans la langue française, par opposition au séculier, celui qui 2 vit, à l'écart de La société, une vie essentiellement contemplative • Or, cela rendrait la profession de "moine-évêque", que le Nazianzène partagea entre autres avec Basile, contradictoire, et irait contre sa doctrine, qui, comme le montrera cette partie, fait du sacerdoce ascétique l'accomplissement actif de la perfection philosophique chrétienne. Il serait encore moins adéquat de parler du solitaire, dans la mesure où le terme évoque l'érémitisme, dont nous verrons que Grégoire le considère comme une forme de philosophie pour le moins imparfaite. Toutes les fois qu'ils signifient la monotropie et non spécifiquement la vie hors du siècle, nous emploierons donc entre guillemets le terme de solitaire et celui de moine avec ses dérivés, et préférerons généralement parler du philosophe chrétien dont nous allons voir que, chez le Nazianzène, la solitude est d'ordre tout intérieur. Cette solitude est un aspect, relatif aux attachements et intérêts sociaux, de cette disposition intérieure qu'il exprime dans le registre de la /;EwtEla (de !'"étrangeté"). Or, toutes tendances confondues, la philosophie chrétienne, dont l'avers est la monotropie vers Dieu, a pour condition le renoncement et fait du philosophe un parfait étranger au monde. Aussi nous a-t-il semblé judicieux d'ouvrir cette partie sur une étude historique préliminaire de cette valeur - essentielle au christianisme - qui est au cœur de la tradition ascétique et monastique: la /;EwtEla. Il s'agira justement de distinguer ses deux aspects : extérieur et concret - l'expatriation, l'itinérance, l'anachorèse -, d'une part; intérieur et général - !"'étrangeté au monde" -, d'autre part. Cela nous permettra de mieux comprendre quelle relation Grégoire instaure entre cette "étrangeté" et la retraite, d'un côté, le sacerdoce de l'autre. Ce chapitre passera en revue les relations qu'entretiennent les traditions philosophiques, tant païennes que 1 Malingrey [Philosophia], dans le chapitre (VII) consacré aux Pères cappadociens, nous semble trop pointilliste et vague sur la question, mais fait néanmoins quelque pas dans cette direction en parlant de« méthode de perfection», d'ascèse (p. 227-230), de« spiritualité caractéristique» et de« relation d'intimité avec la religion chrétienne» (p. 242-245). 2 Maraval [Le monachisme oriental], p. 719, écrit ainsi: «L'élément fondamental qui définit le monachisme, c'est le choix d'une vie à l'écart, d'une séparation physique d'avec le monde.»
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La philosophie chrétienne selon Grégoire
chrétiennes, à l'égard de la solitude et de la vie sociopolitique, pour pouvoir ensuite situer plus aisément la position doctrinale du Nazianzène dans son contexte culturel une situation d'autant plus impérative que cet homme de grande culture était lui-même conscient des traditions et débats théoriques afférents à cette question.
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CHAPITREI
LE CONTEXTE PHILOSOPH IQUE SENITEIA ET EENITEIA TOY KOl:MOY
La sEVt."tELCl au sens propre signifie d'abord, au sens propre et concret, le séjour à l'étranger, la condition d'expatrié avec ses implications sociales et psychologiques: perte de statut, au moins local, isolement, déracinement social et culturel, dépaysement et perte des repères du milieu d'origine. Le terme désigne spécialement le service qu'un soldat ou un fonctionnaire impérial accomplit hors de son pays, expatriation qui fait partie de la sudor de leur carrière. Elle concerne également l'étudiant qui a quitté famille et pays natal pour une école parfois fort lointaine, mais aussi celui qui a été condamné à l'exil1 ou le fugitif. C'est enfin la condition du voyageur - le latin l'a traduit par peregrinatio -, celle du commerçant ou du pèlerin par exemple. Le statut d'étranger est un statut juridique inférieur et il peut encore résulter d'une déchéance sanctionnant l'indignité du citoyen. Aristote, qui définit l'homme comme s0ov JtOÀ.L'ttKOv, note cependant l'ambivalence de l'être sans cité: «L'homme est, par nature, un animal politique. L'être sans cité est, par nature et non par hasard, soit 2 mauvais soit supérieur à l'homme. » Mais cyniques et stoidens ont conçu un cosmopolitisme qui correspond au second membre de l'alternative du Stagirite : le sage, dont la conscience embrasse l'ordre du cosmos et qui se conçoit lui-même 3 comme« citoyen du monde», est ipso facto détaché de toute cité particulière • Cette l;EVL'Œla fait partie de ces "indifférents" parmi les aléas de la fortune qui sont pour le 4 philosophe l'occasion de manifester sa vertu et de s'y exercer : un dogme à mettre en relation avec la civilisation commerçante du foyer géographique de ces écoles, l'Asie Mineure et les îles avoisinantes, «comme une transposition morale de l'indifférence 5 d'un commerçant cosmopolite pour qui la patrie est l'endroit où il fait des affaires » • Assimilant la vie humaine à un service de Dieu comparable au service militaire ou civil6 de l'empire, le stoicisme tardif fait ainsi de l'acceptation de l'exil une forme de piété. Marque de motivation et premier effort de l'apprenti philosophe lorsqu'il part se former auprès d'un mai"tre, l'expatriation lui est recommandée afin de rompre plus SEVL'tëla
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La Septante désigne également par l;EvLi:Eta l'exode, la traversée du désert par les Hébreux. Aristote, Politique, I, II, 9, 1253 a, 2-29. 3 Brottier [Le refus de la cité], p. 75-78. 4 Épictète, Entretiens, 1, IV, 21-22 et 24; II, IV, 22 et XIX, 24; III, XXIV, 113; III, XXI et XXIV, 57, 68, 93; cf. Cicéron, Tusculanes, V, XXXVII. 5 P.-M. Schuhl, in Bréhier, Les Stofciens, p. LXI. 6 Épictète, Entretiens, II, XVI, 4 -42; III, XXIV, 36; 100-102
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aisément avec ses anciennes habitudes et relations "profanes". 1 Ayant la terre entière pour patrie et l'humanité entière pour famille 2, le sage exercera son magistère moral et dogmatique où qu'il se trouve. Sa mission philanthropique lui interdisant tout devoir matériel, parce qu'elle est morale et spirituelle, ainsi que tout attachement, puisqu'elle est universelle3 , c'est un homme« sans cité, sans maison, sans patrie, mendiant errant à la recherche de son pain quotidien», selon l'autoportrait de Diogène; un homme qui ne prend racine nulle part4 , mais qui, équipé de la besace et du bâton de pèlerin5, parcourt le monde, à l'instar d'Héraclès, afin de le purger de l'injustice6 et d'enseigner la sagesse7 . La doctrine cynico-stoïcienne de la !;evL·tda n'a donc rien d'asocial: si cette philosophie juge bon de s'isoler à l'occasion pour méditer, en particulier sur soimême et sa conduite8 , elle a pour axe central la vocation sociale de l'humanité9. D'ailleurs, loin de fuir les hommes, cyniques et stoïciens recherchent les villes et les foules auprès desquelles exercer leur magistère 10• Dès lors, pour le philosophe suffisamment avancé pour la choisir, la !;evL'tELa désigne la condition itinérante qu'implique son ministère universel. Les affinités de la doctrine cynico-stoicienne avec le premier christianisme est bien attestée 11 et Paul ou les évangélistes vivent leur mission divine à la façon du cynique parfait d'Épictète. Au 1v• siècle, c'est avec la même valeur d'ascèse et de charité spirituelle qu'est pensée la !;evL-œi.a que peut requérir la carrière ecclésiastique: prise de fonction hors de sa patrie, voyages de l'évêque à l'intérieur de son diocèse, missions "politiques", conciles, ou, exil forcé lors de persécutions. 12 Il existe par ailleurs en Orient des évêques itinérants, sans siège fixe, pratique qui perdure jusqu'à la fin du IV• siècle, comme - en dépit du quinzième canon de Nicée - celle du transfert
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Épictète, Entretiens, III, XVI, 11 ; III, XXN, 53 ; Manuel, XXII. Épictète, Entretiens, III, XXII, 81. 3 Ibid., III, XXII, 67-76. 4 Cité par [Bréhier], p. 244; cf. Épictète, Entetiens, III, XXII, 45-50; III, XXN, 35. 5 Épictète, Entretiens, III, XXII, 9-11 et 50 - où il raille une philosophie d'apparence, extérieure. 6 Épictète, Entretiens, II, XVI, 44 et 50. 7 Cf. Goulet-Cazé [L'ascèse cynique], p. 60, définissant la figure du cynique comme« un homme de voyage, une sorte de missionnaire qui, chez-lui partout, n'a d'attaches nulle part. » 8 Épictète, Entretiens, III, XIII, 6-8; XN, 1-2; XV, 7-16; Sénèque, Tranquillité, XVII, 3-8. 9 Cf. encore Cicéron, Des biens, III, XIX, 64 ; III, XX, 65 ; Marc Aurèle, VII, 22 ; XI, 18. 10 P.-M. Schuhl, in Bréhier, Les Stoïciens, p. LXI-LXIL 11 Spanneut [Le stoïcisme des Pères]; Goulet-Cazé [Le cynisme]; Dorival, [L'image des Cyniques] et [Cyniques et Chrétiens]. Sur Pérégrinos, cynique et chrétien, voir également Dodds, [Païens et chrétiens], p. 76-79. Les parallèles entre Épictète et saint Paul sont assez évidents (Bréhier, p. 437439). II faut justement remarquer qu'Épictète lui-même a pu être influencé par le judéo-christianisme, dont les Entretiens, II, IX, 21, montrent qu'il avait connaissance. Enfin, l'hypothèse de Downing [Jesus and the Threat ofFreedom] et [Christ and the Cynics] selon laquelle le Christ lui-même et les Apôtres auraient pu être influencés par les Cyniques est plus contestable: comme l'a établi Tuckkett [A Cynic Q], les similitudes n'impliquent pas influence, alors même que les traits du christianisme concernés s'inscrivent bien dans une tradition judaïque. Downing [Cynics and Christian] n'en montre pas moins que les similtudes entre philosophes chrétiens et cyniques étaient reconnues par tous et en fait un inventaire complet et circonstancié chez les auteurs chrétiens des premiers siècles, entre autres (chap. X) pour les Cappadociens. 12 Guillaumont [Aux origines], p. 93, citant la lettre LXIII d'Ambroise qui range parmi les mérites d'Eusèbe de Verceil son expatriation depuis sa Sardaigne natale afin d'entrer dans le clergé romain. 2
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Le contexte philosophique. Eevtrda et l;evtrda roiJ K6aµov des évêques 1. La !;Evttda concrète est encore la condition du pèlerin qui se rend en Terre Sainte: expatriation et voyage ont alors valeur d'œuvre de piété, comme en témoigne, à l'époque de Grégoire, la vogue de ces pèlerinages dans les milieux ascétiques romains. C'est l'occasion, pour le séculier, de participer à la vie des moines, voire de s'établir parmi eux. 2 Mais c'est dans l'ascétisme oriental que, tout naturellement, cette tradition se perpétue3 • Comme les cyniques ou les "élus" manichéens - issus des mêmes peuples commerçants de Syrie-Mésopotamie -, les moines orientaux pratiquent un service itinérant de Dieu, se consacrant « à la prière et à l'enseignement de la doctrine »4 • Ils font ainsi œuvre de charité spirituelle et recherchent pour cela la société des profanes sédentaires, menant « une vie en symbiose constante avec les villages avoisinants», «moins antithétique à la vie villageoise que marginal(e) par rapport à elle», qui «recherche les foules ». 5 Bien souvent, leur pauvreté et leur itinérance les conduit d'ailleurs, comme le cynique, à attendre des villageois ou citadins, en retour de leur service spirituel, la charité matérielle qui assurera leur subsistance. Cet échange hiérarchisé, que connaît aussi le bouddhisme, est pour eux la condition de leur insouciance quant à ce monde et de leur monotropie. 6 Comme le cynique encore, ils œuvrent pour la justice et la paix sociale au nom de Dieu7 • Tout cela les oppose à l'anachorétisme farouche qui poussa les premiers ascètes égyptiens à s'enfoncer toujours plus dans le désert et qui reste l'ambition des plus avancés d'entre eux dans les établissements semi-anachorétiques de Scété, Nitrie ou des Kellia8 . Là où l'ascétisme égyptien insiste sur la stabilité et la garde de la cellule, l'anachorète s'établissant le plus souvent non loin de son village natal même si à l'occasion il lui est conseillé de s'en éloigner, les ascètes d'Orient font de l'expatriation une exigence capitale : ils ne l'exigent pas seulement du débutant pour sa conversion à la vie monastique, mais veulent qu'elle soit réitérée voire prônent un véritable vagabondage spirituel. 9 Mais ce n'est pas en fait la valeur ascétique de la !;Evt'ttLa concrète qui les distingue, c'est sa définition pratique: expatriation et itinérance orientales ont les mêmes fonctions que l' anachorèse pour les Égyptiens. Comme le dit A Guillaumont, elles « sont seulement des moyens différents de réaliser le détachement qu'exige le renoncement» (a:n:atarrî/0 , l'insouciance (à.µEptµvta) 11 et
1 Escolan [Monachisme et Église], p. 491, 497. On se souviendra aussi que saint Jérôme, ordonné par Paulin d'Antioche après une vie d'ascète assez brève au désert de Chalcis, « ne s'est jamais considéré comme attaché à une église particulière» (Marrou [L'Église], p. 93). 2 Guillaumont [Aux origines], p. 94-95 ; Elm [Virgins], p. 272-275. 3 Spanneut [Le stoïcisme des Pères]; [Bréhier], p. 438-439. Saint Nil aurait adapté à peu de frais le Manuel d'Epictète (PG, 79, 1285-1312). 4 Guillaumont [Aux origines], p. 92; sur ce "vagabondage spirituel", ibid, p. 104-108 et 117. 5 Brown [La société], p. 63-65. 6 Guillaumont [Aux origines], p. 116 et 117-119. 7 Brown [La société], p. 69, 111. 8 Guillaumont [Aux origines], p. 84 et 150-153. 9 Ibid., resp. p. 92 et p. 103-107; Elm [Virgins], p. 33, 191, 206, 219, 275. Cette opposition est bien sûr à prendre en tant que simplification utile d'une réalité plus complexe, comme on le verra plus loin avec l'ascétisme "ecclésial" syro-mésopotamien, nécessairement plus stable, et comme le montrent, côté égyptien, Rousseau [Asœtcis], p. 43-49 et Elm [Virgins], p. 275-281. 10 Guillaumont [Aux origines], p. 235, cf. p. 52-53 11 Ibid. et p. 92 sur !'expatriation, p. 54, 83, 223 sur !' anachorèse.
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La philosophie chrétienne selon Grégoire
la tranquillité (t'icruxia) 1, conditions de la monotropie, cette divergence s'expliquant « par des raisons sociologiques » : là où les Orientaux mettaient l'itinérance, commune chez les populations commerçantes dont ils étaient issus, « au service d'un idéal spirituel», pour les Égyptiens, issus d'un peuple sédentaire de cultivateurs, «la démarche essentielle qui marque leur séparation du monde est l'anachorèse »2 • Quant à P. Brown3 , il explique cette différence par celle des climats et des paysages: là où, en Égypte, l'opposition entre l'aridité des terres désertiques et la fertilité des zones alluvionnaires habitées suffit à marquer l'arrachement au monde, le "désert" syrien est constitué de steppes et de montagnes fréquentées par les bergers et les chasseurs. L'ascète égyptien ne peut subvenir à ses besoins que par le travail manuel, tandis que l'ascète syrien, sauf sécheresse, peut vivre de cueillette et de chasse. Enfin, le premier jouit d'une solitude suffisante aux franges du désert, à une distance raisonnable de ses frères et des villageois, tandis que le second doit migrer vers d'autres lieux habités pour préserver sa tranquillité, son absence d'attachements et l'humilité de sa condition.
EEVL'tELa intérieure et ;EVL'tELa 't01J Kooµ01J
Le moine égyptien n'ignore pas pour autant la nécessité de s'affranchir des liens sociaux et affectifs profanes, contraires à sa monotropie. Mais ce qu'il nomme alors !;Evt·tûa est une disposition tout intérieure à laquelle, sauf faiblesse, l'expatriation concrète n'est pas nécessaire: il s'agit, surtout pour le novice, de résister au regret de sa famille et de ses anciennes relations en les oubliant, en les renonçant. 4 Mais même pour les ascètes qui en font le plus grand cas, comme saint Jérôme ou Évagre, l'expatriation doit être intériorisée, car cet oubli, outre qu'il préserve d'un retour à la vie profane, conditionne la tranquillité intérieure et la monotropie. 5 Cette conception de la vertu, comparable à celle des stoïciens, en diverge pourtant en ce que ceux-ci font de la vie sociale normale une tendance naturelle et donc un "préférable" (Jtporiyµêvov), un devoir même. L'amitié, les devoirs à l'égard des parents, le mariage et le service de la patrie sont des "convenables" (Ka8rtK6vta, officia)6 ; il faut seulement ne pas y sacrifier sa vertu et son apathie lorsque les circonstances, le destin 1
Guillaumont [Aux origines], p. 91et225 sur l'expatriation, p. 83-85 et 224 sur l'anachorèse. Ibid., p. 108. 3 Brown [La société], p. 63-65. Notons déjà que les conditions géographiques naturelles et humaines de Cappadoce ressemblent à celles de la proche Syrie : steppes semi-désertiques et hauts plateaux fréquentés de chasseurs (Gain [L'Église de Cappadoce], p. 1-12). 4 Guillaumont, ibid., p. 110-111 : «conception plus spirituelle» de la ~EVL'tEta. Ainsi abba Apollon, établi près de son village, répond-il à son frère qui lui demande del' aider à désembourber son bœuf et lui apprend la mort de leur cadet : « Ignores-tu que moi aussi je suis mort au monde depuis vingt ans, et que du tombeau de cette cellule je ne puis t'être d'aucun secours, au moins pour ce qui est de cette vie présente ? » (Abba Isaïe, Logos 4, Jérusalem, p. 18, cité in Guillaumont, ibid., p. 99). 5 Saint Jérôme, Lettres, XXII, 1; Cassien, Conférences, Ill, 6-7, p. 145-150; Traité à Euloge, 2, PG 79, 1096 BD - cités in Guillaumont, ibid., p. 93, 94 et 99. 6 [Bréhier], p. 289-291 et 374. Ainsi :lénon (Diogène Laërce, VII, 108) considère comme un devoir d'honorer parents, frères et patrie; Musonius Rufus enjoint à un aspirant philosophe d'obéir à ses parents qui s'opposent à ce choix de vie. 2
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Le contexte philosophique. Eevnda et Çevtreta 1:0iJ KOaµov et donc Dieu en exigent l'abandon. 1 Néanmoins, ces fonctions définissent une« morale secondaire, une morale des imparfaits qui s'adresse à tous » 2 tandis que le sage obéit à des impératifs supérieurs. C'est pourquoi, si, par exemple, un Musonius Rufus, fidèle à l'ancien stoicisme, veut le philosophe marié3, si un Cicéron prône le mariage, et la 4 participation aux charges publiques sauf exception , l'influence cynique pousse plus loin la relativisation de ces devoirs ordinaires. Exclusif, l'office spirituel universel du philosophe suppose un renoncement intérieur à ces devoirs qui rend accessoire l'éloignement concret de la famille et de la patrie, seulement conseillé au débutant. Aussi peut-on considérer que l'ascétisme chrétien s'inscrit dans la continuité de la philosophie cynico-stoicienne en ce qui concerne ce renoncement aux liens familiaux, affectifs et sociaux lorsqu'il en déduit l'exigence de l'avertissement du Christ: «Qui 5 aime son père ou sa mère plus que moi n'est pas digne de moi. » Cependant, le détachement à l'égard des liens sociaux et de la cité que traduisent anachorèse ou itinérance monastiques s'ancre dans une tout autre conception de la citoyenneté du sage que celle des cyniques et des stoiciens. En effet, comme le montre l'excellente étude de L. Brottier, ce n'est plus« une extension, mais un transfert de la cité, la vraie cité n'étant plus sur terre mais dans les cieux » qui trouve sa première formulation dans le judaïsme avec Philon: «Tous ceux que Moïse appelle sages sont décrits comme des étrangers résidents. Leurs funes ne constituent jamais une colonie établie hors du ciel; mais( ... ) estiment que leur patrie, c'est l'espace céleste, où elles jouissent de tous leurs droits ». 6 L'itinérance volontaire des moines orientaux, des pèlerins ou des ecclésiastiques comme l'exil encouru pour la défense de la foi, s'ils peuvent s'exprimer dans les termes du cosmopolitisme stoicien, manifestent une piété conforme à la parole de Paul: «Pour nous, notre cité se trouve dans les cieux>/. La migration d'Abraham est ainsi le type, non seulement de la ;EvL-reta concrète, mais aussi, selon une lecture allégorique platonisante qui remonte également à Philon, de cette ;EvL-reta intérieure et générale à l'égard des réalités d'ici-bas par laquelle le sage anticipe l'ÈKô11µta de l'fune vers sa demeure céleste. 8 Mais il en résulte que l'aspirant chrétien à la sagesse pourrait être tenté par une mort au monde excluant toute
1 Par exemple deuil, exil, risque d'injustice en faveur des proches. Sur le deuil des parents: Cicéron, Tusc., III, XXVI-XXVII; sur le dernier point: ibid., V, 72; Épictète, Errtr., III, III, 5-7. Clément d'Alexandrie, Stromate VII, 63, 2-64, 2 et 70, 4-8, applique cette conception stoïcienne classique au gnostique. 2 [Bréhier], p. 291. 3 Stobée, Florilège, 67, 20; cf. ibid., 70, 13 et 73, 25, Antipater faisant du mariage un devoir religieux. 4 C'est l'attitude générale du stoïcisme classique: Diogène Laërce, VII, 121 ; Cicéron, Des biens, III, XX, 68 et Sénèque, Tranquillité, III et IV - tous deux avec une casuistique des circonstances cependant. 5 Mt. 10, 37. 6 Brottier [Le refus de la cité], p. 78, citaut Philon, De conf. ling., 77-78 (cf. De agric. 65; Leg. Alleg. III, 244 ; De congr. 20, 22, 23). Chez les Pères, p. ex : Clément d'Alexandrie, Strom., IV, XII, 77, 3, GCS 52 (15), p. 321 ; Eusèbe de Césarée, ln Ps. XN, 1, PG 58, 548; Basile de Césarée, In. Ps. XN, 1, 1, PG 29, 252-253 ; Roldanus [Références patristiques], p. 27-52. 7 Phil. 3, 20 (cf. Heb. 13, 14). 8 Philon, De migratione Abrahami, 9; Cassien, Conférences, III, 6-7, t. 1, p. 145-150; Grégoire de Nysse, Contra Eunomium, II, 84-96; Jérôme, Lettres, XXII, t. 1, p. 110-11 et LVIII, 3, t. III, p. 76; Guillaumont [Aux origines], p. 92-94.
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La philosophie chrétienne selon Grégoire socialité, au risque d'être identifié à l'homme mauvais, misanthrope et inhumain, de l'alternative aristotélicienne. 1 Ainsi, dans la doctrine ascétique chrétienne, cette !;10vt1:ci.a intérieure équivaut à l'absence de familiarité - :nnpp11oia 2 - avec quiconque, y compris les autres moines, et les novices doivent apprendre à se rendre étrangers les uns aux autres 3 : contradiction flagrante avec les stoiCiens et surtout les cyniques, pour lesquels la 4 :n:appf1oia universelle est une qualité essentielle du vrai philosophe • Cela tient en fait pour une bonne part à l'ambivalence du terme: il désigne d'abord, en tant qu'attitude concrète, aussi bien l'impudence et le manque de retenue que la franchise alliée au courage et à la maûrise de soi ; la familiarité des relations profanes et les "familiarités" qui s'y rattachent que la liberté de manières et de parole du sage qui évite de se montrer hautain5 • La divergence apparente tient donc d'abord au fait qu'on ne parle pas de la même chose6 • Ainsi, dans les apophtegmes égyptiens, c'est souvent le manque de réserve et d'humilité, en particulier les familiarités de langage, qui sont visés, et la :n:apPfJoia s'oppose à la garde de la langue. 7 Cependant, à un niveau plus profond, surtout là où les tendances anachorétiques des ascètes chrétiens sont les plus marquées, il y a bien une différence d'accent. La familiarité comme attitude intérieure, le fait de se sentir partout chez soi, est caractéristique du cosmopolitisme cynique, qui estime au plus au point la parole, lien de la société du genre humain8 , et l'éloquence, que le sage doit cultiver pour diffuser la sagesse ou servir la justice9 . À l'inverse, le moine chrétien se veut étranger partout parce que la patrie à laquelle il aspire est le royaume céleste. 10 Sa priorité n'est donc pas de jouer un rôle ici-bas auprès des autres, mais de s'en arracher pour contempler les réalités célestes et vivre seul à seul avec ce
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Pour Philon, De Cherubim 120-121 et De virtutibus, 190, être sans cité peut résulter d'une punition de Dieu envers le méchant (Brottier [Le refus de la cité], p. 80). Lors de sa conversion monastique, Paulin, Carmina IO et 11, s'inquiète d'être accusé de misanthropie. 2 Sur les divers sens de ce terme chez les Pères, voir l'article du [Lampe]. 3 Jean Climaque, PG 88, 664 BC; Apophtegmata Patrum, Agathon 1, PG 65, 108 D- 109 A; Chénoute d' Atripe, Lettre XXXlll, H. Wiesmant trad., CSCO. 96, p. 57 ; Guillaumont [Aux origines], p. 111-112. 4 Diogène Laërce, VII, 118, p. 53-54; 22-24 et Il, XIII, 14-18 (Zénon); Épictète, Entetiens, I, XXN, 8, p. 861 (Diogène) ; II, II, 15-20 (Socrate lors de son procès). 5 Ainsi Épictète Entetiens, III, XXI, 10, p. 1003, dénonce-t-il celui qui envisage la vie du Cynique en ces termes : « Je prendrai une besace, un bâton et, tout en cheminant, je commencerai à interpeller les passants et à les insulter ; si je vois quelque épilé, je le réprimanderai ... » ; II, VIII, 24-26, p. 900 : «Pourquoi ces sourcils froncés et ce regard sévère?( ... ) Le Zeus d'Olympie fronce-t-il les sourcils?» (cf. ibid., I, XXI et Manuel, XXID ; Manuel, XXIII, p. 118 : «Contente toi donc, en toute circonstance d'être philosophe. Si tu veux, en plus, le paraître, parais le à toi-même, c'est bien suffisant»; ibid., I, XXIX, 64 (indulgence pour le vulgaire). 6 Du moins en dehors d'un certain cynisme athée, hédoniste et sans gêne - sur les deux cynismes et les deux Diogène, voir L. François, Essai sur Dion Chrysostome, 1922, p. 119-140. 7 Guillaumont [Aux origines], p. 112. 8 Cicéron, Des devoirs, I, XVI, 50. 9 Épictète, Entretiens., II, XXIII; Cicéron, Des devoirs, I, 155-158; II, 48-51et66-67. 10 Guillaumont [Aux origines], p. 111, citant l'Abba Pistos, Apophtegma Patrum, PG 65, 573 B (cf. Macaire, PG 34, 236): «Tais-toi et dis, en quelqu'endroit que tu ailles: Je n'ai rien à faire ici; voilà ce qu'est la !;Evti:Ela »et Syméon le Nouveau Théologien, Catéchèse, 4, éd. Krivochine et Paramelle, SC 96, p. 362-363: le moine doit« se rendre, quant aux dispositions de son âme, étranger à tout ce qui est dans le monastère aussi bien que dans le monde».
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Le contexte philosophique. E&vt1:cia et gevtnda roiJ K6aµov Dieu ')aloux" inconnu des paiens1 . Aussi, à l'extrême, l'ascète égyptien peut ignorer les frères parmi lesquels il vit2 et rester étranger à sa cellule même3 ; il fuira, a fortiori, toute charge d'âmes afin de préserver sa tranquillité, sa monotropie et son humilité, attitude apparemment contraire à l'exigence de charité. De même, la communauté des "saints", c'est à dire des ascètes, est souvent conçue comme purement spirituelle et non concrète. Faisant ainsi écho au mot du Stoicien Diadoumène : « Si un sage, n'importe où, tend le doigt avec sagesse, tous les sages de la terre en tirent profit » 4 , Origène déclare que « Les saints sont par la contemplation unis à Dieu et les uns aux autres. »5 C'est d'abord en ce sens que la littérature du 1v• siècle développe à l'envi le thème de la cité du désert, anticipation de la cité céleste6 , et désigne les moines comme «citoyens du désert >>7. Ces expressions se réfèrent pourtant à une véritable colonisation du désert égyptien et la citoyenneté monastique ne se réduit pas à cette dimension mystique. Ainsi, lorsque Athanase écrit - « le désert devint comme une cité de moines qui avaient quitté leurs biens et reproduisaient la vie de la cité céleste » 8 , cette société n'est pas sans réalité concrète. L'amour qui n'est pas de ce monde tend à réaliser une socialité idéale, une communauté de spirituels, à l'écart de la société profane, et ce dès Antoine. 9 En outre, en dehors même du cénobitisme pachômien, l'installation des communautés semi-anachorétiques de Basse Égypte vers 325-330 veille à garantir la possibilité de visites entre solitaires et, surtout, la participation de tous à la synaxe hebdomadaire. 10 P. Brown définit ainsi le désert des moines égyptiens comme « a counter world, a place where an alternative city could grow ». 11 C'est même, selon lui, le désir d'échapper aux travers sociaux de la vie villageoise égyptienne qui aurait 1 Par ex. Origène, Comm. in. Cant., Hom II, 8: «Lorsqu'il s'agit d'aimer Dieu, il n'y a nulle mesure, nulle méthode, sinon de lui donner tout ce qu' cm a ». 2 Guillaumont [Aux origines], p. 111-112: Arsène de Scété à ses frères étonnés qu'il les fuie:« Dieu sait que je vous aime, mais je ne puis à la fois être avec Dieu et avec les hommes » ; Isaac de Ninive : « il faut que tu te gardes étranger à tout frère habitant le cœnobion » ; Agathon à un novice : «Comme au premier jour où tu es arrivé auprès [des frères], ainsi garde la sEVL1:ELU tous les jours de ta vie, en sorte de ne pas vivre familièrement (:n:applJma1;Eo0m) avec eux. » 3 Guillaumont, ibid., p. 112-113. 4 Plutarque, Des notions, XXII, p. 152. 5 Origène, In Prov ., XVI, PG 17, 196 D. Dorothée de Gaza, Instructions, VI, 78 (Œuvres spirituelles, p. 285-286), livre une démonstration géométrique intéressante de cette union en Dieu en termes de ccmvergence. 6 Brottier [Le refus de la cité], p. 100-101 ; Bartelink [Les oxymores]. 7 Jean Chrysostome, De statuis XVII, 2, PG 49, 174 ; In Matth. 1, V, 6, PG 58, 548 : «les citoyens du désert, ou plutôt les citoyens des cieux» ; Basile de Césarée, Lettres, 42, 5. 8 Athanase, Vie d'antoine, 14, 7, p. 174-175. Cf. ibid., 44, 3, p. 254-255; Jérôme, Lettres, II, t. I, p. 9 et III, t. 1, p. 13 ; 9 Athanase, Vie d'antoine, 44; Rousseau [Ascetics], p. 33-35 et [Antony as Teacher], p. 92-94; Elm [Virgins], p. 257. Notons encore que les moines s'adressent les uns aux autres par leurs noms spirituels: Antoine, Lettres, III, 1, p. 57 ; IV, 8, p. 76; V, 1,2, p. 85 ; VI, 1, p. 98 ; VII, p. 106. Voir aussi les formules d'adresse des Lettres d' Arumonas aux frères. En outre, avant même toute institutionnalisation de son autorité sur une communauté réglée, la directicm spirituelle de !' abba s'adresse à l'ensemble des disciples comme confrérie dcmt elle assure l'unité - les «fils d'Israël» chez Antoine, Lettres, III, 1, p. 57 ; IV, 1, p. 63 ; IV, 8, p. 76; V, 1, p. 84 ; V bis, p. 92. 10 Guillaumont [Aux origines], p. 151-161 : les ascètes y prenaient un repas commun le samedi soir avant de célébrer la liturgie et passaient une partie du dimanche en entretiens avant de regagner leur cellule avec des provisions et les fournitures nécessaires à leur travail. 11 Brown [Body and Society], p. 217 =[Le rencmcement], p. 269.
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La philosophie chrétienne selon Grégoire
d'abord motivé la démarche anachorétique, tendue avant tout vers la perfection du cœur. 1 De fait, la doctrine ascétique d'Antoine insiste sur la mai"trise des passions «qui ne viennent pas du corps( ... ) les pensées d'orgueil( ... ), la jactance, la jalousie, l'envie, la haine, la colère, le mépris» ; c'est-à-dire celles «qui viennent de la volonté propre», de l'ego. 2 On se souviendra, de même, de cet apophtegme d'abba Matoes: «Ce n'est pas par vertu que je vis dans la solitude mais par faiblesse; ce sont ceux qui vivent [saintement] au milieu des hommes qui sont forts ». 3 Aussi le rejet de la :n:appriola, dans un tel contexte, vise-t-il d'abord l'usage de la langue au service de ces passions ou de propos de ce monde4 , sans contredire à une convivialité spirituelle que l'on peut rapprocher des rapports d'amitié véritable unissant les sages selon les Stoïciens5 • Antoine en témoigne là encore: «Sachant aussi que l'amour du prochain est semblable à celui de Dieu, les ennemis de la sainteté jettent dans notre cœur une semence de division, et souhaitent que s'élèvent entre nous des sentiments de profonde haine qui ne nous permettent plus d'adresser la parole au prochain, pas même à distance. »6 Sous sa forme intériorisée surtout, cette absence de familiarité témoigne d'une wu Kooµ.ou 7. Le moine chrétien est en effet, dans sa perfection du moins, « l'étranger par excellence »8 , "étranger" à ce monde éphémère et marqué par le péché. Certes, cette "étrangeté au monde" enseignée par les Écritures9 entre dans la conscience du chrétien ordinaire10 ,
t;i::vL"ŒLa plus générale qui défuùt l'idéal monastique: la t;i::vL"ŒLa
1 Brown [The Making], p. 4 et 82-86; [Le renoncement], p. 279-282. Cf. Rousseau [Ascetics], p. 2632. 2 Antoine, Lettres, I, 4, p. 49; également N, 5, p. 68-69 et, avec des accents stoïciens, 7, p. 73-74: « Qui pèche envers le prochain pèche envers soi-même ; qui lui fait du tort, se le fait à soi-même ; et qui fait du bien à son prochain, se le tà.it à lui-même», «Qui sait s'aimer soi-même, aime aussi les autres.» Cf. Ammonas, Lettres, I, 1 ([Lettres des Pères], p 15-16); Apohtegma Patrum, Epiphanos, 2. Cp. Épictète, Entretiens, II, X, 24 s. et III, N, 7. 3 Apophtegma Patrum, Matoes, 13, 293 C. 4 Ce sont les moines qui « suivent leur volonté, et ( ...) parlent des choses de ce monde » qu' Ammonas, Lettres, N, 2 ([Lettres des Pères], p. 24), conseille d'éviter, tandis que Pacôme, Préceptes, 7, 93-97 (in Brown [Le renoncement], p. 302-303), vise les amitiés et les familiarités chamelles en réprimant « les rires et les jeux familiers avec les garçons » et prescrivant une certaine distance physique entre les jeunes moines. 5 Diogène Laërce, VII, 33 : pour Zénon « seuls les sages sont citoyens, amis, proches, libres » ; VII, 124 ; Cicéron, Des biens, III, XXI ; Épictète, Entretiens, II, XXII ; III, XXII, 62-66. 6 Antoine, Lettres, N, 11, p. 80-81. 7 Guillaumont [Aux origines], p. 114-115: Jean Climaque, PG 88, 664 CD, définit la SEVL1:Ela comme« séparation d'avec tout» et le moine comme ô Kooµou SEVL"tEumv, Syméon le Nouveau Théologien, Chapitres théologiques ... , 3, 15, SC 51, p. 84, comme sÉvoç 1:0ii Kooµou. 8 Brown [La société], p. 75. :E:EVL"tElaJl;Évoç désignent la condition monastique/le moine dans son "étrangeté au monde" sous ses divers aspects : « sÉvoç YEVÉo6aL ôta 1:0v 6EOV » associé au célibat par I' Abba Isaïe, Logos 4, Jérusalem, p. 18 ; « SEVL"tEUELv ôta nè>v 6Eéiv à labandon des richesses chez Paul l'Evergète, I, 32, 2, Vol. I, p. 277 ; à la SEVL1:Ela au sens étroit chez Jean Climaque, PG 88, 664 B C, où le moine, simplement désigné« sÉvoç »est invité à fuir même les« étrangers», c'est à dire les autres moines; Jean Chrysostome, ln Matth. LXIX, 4, PG 58, 654, (cf. LV, 6, 548) désigne les moines comme« étrangers de passage ici-bas(. .. ) citoyens du ciel». 9 La perspective eschatologique amène les chrétiens à se concevoir ici-bas comme « résidents de passage» (Gen. 23, 4; Ps. 38139 et 119/120, 5 ; 1 Pierre, 2, 321), «étrangers de passage» (Heb. 11, 13) ou« étrangers résidents» (Ep. 2, 19). 10 P. 2, 1, 30, v. 14: «Saches que tu es un étranger : et honore donc les étrangers [les "moines" ?]. »
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Le contexte philosophique. Eevt7:ëÎa et gevt7:efct roiJ Kooµov mais subie comme effet de la proscription du paradis: il reste soumis aux lois d'une condition post-adarnique marquée par le péché à laquelle il ne peut espérer échapper qu'après sa mort par l'efficace mystérieuse et incalculable de la Rédemption. Le monachisme par contre, quelles qu'en soient les modalités, réalise dès ici-bas, par son mode de vie spécifique, une dissociation d'avec l'humanité déchue et sa condition terrestre qui fait du moine un pur spiritueI1 : non seulement par sa l;evL·tüa au sens étroit, mais aussi et d'abord par son célibat, sa pauvreté, l'humilité de sa condition et l'ascèse plus ou moins sévère à laquelle il se soumet. La dynamique de cette l;evL·tüa i:oi3 Kooµou est celle de la conversion vers notre nature spirituelle et son archétype divin ; inverse de la chute de l'âme, elle est pensée comme libération de la chair et des passions et se réalise dans une familiarité essentiellement contemplative 2 avec Dieu et les réalités divines. Elle s'exprime aussi bien comme mort au monde que comme renaissance spirituelle, avec toute une rhétorique du mort-vivant: mort à ce monde vivant d'une vie spirituelle selon une stricte inversion de la condition du pécheur. Le moine anticipe ainsi, partiellement, la restauration complète de l'image 5 4 3 que lui promet l'eschatologie - il est hypercosmique, céleste , mène la vie des anges , 6 autres équivalents de la l;evLi:eta i:oi3 Kooµou.
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Par ex. Évagre, Bases, 2, PG 40, 1253 B (trad. Guillaumont [Aux origines], p. 190): «le moine, abandonnant toute la matière de ce monde, et courant vers les magnifiques et splendides trophées de l'hésychia ». L'usage des anciens moines de recevoir un autre nom au début de leur vie monastique traduit à la fois la conversion à leur nature spirituelle et leur dissociation de la société terrestre : cf. Antoine, Lettres, III, 1, p. 57; VI, 1, p. 98-99; Ammonas, Lettres, XI, 1 ([Lettres des Pères], p. 36). Dissociation marquée chez les saints hommes d'Orient par la mortification, toutes sortes de dispositifs symboliques (chaînes, colonne du stylite...) et le «désengagement social», et chez ceux d'Égypte par l' anachorèse et le jeûne par opposition avec la commensalité des repas : Brown, rsp. [La Société], p. 78-80, 130-132, et [The Making], p. 86 et 94. 2 Par ex. Cassien, Conférences, III, 6-7, t. I, p. 145-150: «morts avec le Christ aux éléments de ce monde»; Antoine, Lettres, N, 7, 6-7: «livrons nous à la mort pour le salut de notre âme», où il est question d'une mort à soi, à l'ego, le thème de la mort au monde rejoignant ainsi le renoncement à la volonté propre, si important dans sa doctrine ascétique et celle de son successeur Ammonas (Brown [La société], p. 15). 3 Cassien, Conférences, X, 6-7, t. II, p. 80-82: «posséder dans un corps mortel une image de la félicité éternelle»; III, 6-7, p. 146; Antoine, Lettres, I, N, p. 48; II, 4, p. 55; III, 3, p. 61 ; N, 8, p. 76; Ammonas, Lettres, I, ([Lettres des Pères], p. 15). 4 Par ex. Saint Jérôme, Lettre XIV, t. I, p. 44: «Je jouis d'avoir rejeté le fardeau de la chair et de m'envoler vers le ciel brillant et pur»; Ammonas, Lettre XII, 8 (Lettres des Pères, p. 44) comparant l'âme victorieuse de l'ascète à une aigle «car l'aigle vole plus haut que tous les autres oiseaux»; Jean Chrysostome, In Matth LV, 6, PG 58, 548, «les citoyens du désert ou plutôt les citoyens des cieux». 5 Le vierge lod.yyEÀOÇ d'après Le 20, 36 ; Mt. 22, 30 ; Mc 12, 25 : associé au célibat, d'après la parole du Christ « Ils ne prendront pas de femmes, mais vivront comme des anges », Justin, Dial., LXXXI, 3-4; Méthode, Conv., IX, I; Nil, Ep. I, PG 79, 152 C; avec une connotation contemplative, le« pain des anges » désignant la connaissance, Origène, In Num., XVII, 4 et Évagre, Kephalaïa Gnostica I, 23 ; avec allusion aux chœurs de louange des moines, du "parfait'', Origène, De Or. 43, 62, PG 36, 576 Cet Évagre, De Or., 113; pour désigner la vie monastique en général, Arsène, Lettre, 1, p. 107 et Jean Chrysostome, In mart. Aeg. 2, PG 50, 696 : « ceux qui d'hommes étaient devenus des anges» ; Aubineau [SC 119], p. 442, n. 2. 6 Ainsi Sérapion de Thmuis, Lettres, I, ([Lettres des Pères], p. 133): «vous avez attaché des ailes à votre propre esprit pour voler vers les demeures éternelles elles-mêmes, afin que par votre pratique assidue et fructueuse ici-bas des exercices divins, vous deveniez semblables aux anges dont la gloire vous accueille et dont la béatitude vous attend. »
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La philosophie chrétienne selon Grégoire Constamment rappelée dans les écrits sur la virginité1, la relation entre celle-ci et "l'étrangeté au monde" est fondamentale. C'est d'abord au célibat ascétique que renvoient le terme µovax.oç et son équivalent syriaque îhîdâyâ, avant d'être associé à la solitude anachorétique ; dans les Démonstrations d' Aphraate le Persan et le Livre des degrés, ouvrages syriaques du JV• siècle, le terme désigne des ascètes célibataires - ou séparés de leur femme - qui ont abandonné toute possession terrestre pour se consacrer, au sein même de la communauté des fidèles, à la prière et la prédication. 2 Jouent ici, issues du judaiSme et de la Bible, des exigences de pureté rituelle requises pour le service de Dieu dont l'importance n'est pas à négliger. 3 Origène, par exemple, s'en fait l'écho en écrivant: 6, tout en prônant une séparation scrupuleuse de la société mondaine: le moine doit fuir les hommes "matériels" et même les frères qui ont gardé l'esprit du monde, se méfier des faux prétextes de la charité matérielle ou de l'hospitalité, et ce n'est qu'à la fin du siècle que les Kellia disposèrent d'une hôtellerie et d'un hôpital7 • Le Pontique 1
Antoine, Lettres, I, 2, p. 42-43. Goulet-Cazé [Le Cynisme], passim, spécialement p. 2788-2800. 3 Athanase, Vie d'Antoine, 1, 66, 73 et 93; Fox [Literacy], p. 126-148; Cracco Ruggini [Imperatori], p. 67 et n. 11, p. 67, n. 112, p. 68-69; Rubenson [The Letters], p. 141-142, 187 et [Philosophy], p. 110-113, 115-119. Ajoutons au dossier la légende d'abba Ôr, relevée en faveur de l'illetrisme des moines ( !) par Festugière [Les moines], p. 24: illettré lorsqu'il s'enfonce au désert, c'est de Dieu qu'il reçut le don de savoir ses lettres. Sur cette question, voir également infra, p. 167 et sa n. 3. 4 Sozomène, H.e., VI, 33 (nudité et alimentation de ruminant); Théodoret, Histoire des moines, 1, 2, 11-14, t. II, p. 162 (renoncement emblématique au feu); Festugière [Les moines d'Orient], 1, p. 4243 ; Brown [Le renoncement], p. 401. 5 Guillaumont [Aux origines], p. 160-162; Rousseau [Ascetics], p. 62-64. 6 Évagre, De Or., 124. 7 Guillaumont [Aux origines], p. 190-191 ; p. 162-163. 2
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Le contexte philosophique. EevtT:eia et ;evtwia wiJ 1Côaµov
n'en admet pas moins par ailleurs le devoir d'enseignement du "gnostique", c'est-à1 dire du moine qui a atteint l'impassibilité et la contemplation. Par ailleurs, celui que l'on perçoit comme homme de Dieu, médiateur entre le ciel et la terre, se voit attribuer de ce fait par la société profane toutes sortes de pouvoirs qui, pour être d'origine et d'essence supramondaines, ne s'exercent pas moins dans et sur 2 ce monde. Il passe pour familier de Dieu, :n:apprJOMx transcendante qui en fait 3 l'intercesseur des hommes auprès de Lui, lui vaut des révélations , l'investit de 4 charismes surnaturels comme ô-Uvaµtç divine et de missions divines auprès de la société profane. C'est à ce titre, et plus directement en sa qualité d"'étranger" en position d'impartialité, qu'il sera requis comme arbitre des conflits locaux et protecteur de la communauté villageoise ou urbaine, faisant ainsi fonction de patron idéal5 ; il pourra également intervenir comme thaumaturge - exorciste, guérisseur, faiseur de pluie6 ••• Enfin, fort de son prestige contemplatif, il interviendra si besoin dans les affaires ecclésiastiques comme un outsider de poids, en particulier sur les questions doctrinales. 7 8 Ce sont ces diverses fonctions qui permettent, comme le fait H.-1. Marrou , de parler d'une «fonction proprement ecclésiale» des moines. Ce qu'ils fuient, s'ils le fuient, c'est en fait le sacerdoce: du fait de ses soucis permanents, mais aussi parce qu'il les impliquerait trop évidemment dans le siècle tout en les investissant d'une autorité de fonction à laquelle ils préfèrent celle, purement charismatique, qu'ils tiennent directement de Dieu en récompense de leur ascèse. La fuite du sacerdoce est aussi, comme l'évitement des évêques, une revendication d'indépendance et une 9 manifestation de la concurrence des ascètes à l'égard de l'autorité ecclésiastique. Ce, d'autant que l'enseignement et la prédication chrétiens ne sont pas complètement 1
Évagre [Le Gnostique], 13, 22, 33, 34 et 44. Sur la base d'une interprétation chrétienne de la fuite« seul vers le Seul» de Plotin (Enn., IV, fin): Saint Jérôme, Lettre XN, « 0 heremus farniliari Deo gaudens » ; Arnmonas, Lettre XIII, 8 ([Lettres des Pères, p. 44), «Quand l'âme s'élève vers les hauteurs, l'Esprit Saint vient à elle et il lui apprend ( ... ) à être proche de Dieu» ; saint Sérapion, Lettre aux mnines, XIV ([Lettres des Pères], p. 143), « amitié avec Dieu » ; Libanius, Pro templis VIII, 48, p. 37 définissant les moines comme des hommes qui «prétendent s'entretenir sur les montagnes avec le créateur de toutes choses»; Brown [La société], p. 79. 3 Brown [La société], p. 77 et 88 ; Cracco Ruggini [lmperatori], p. 22-23 et n. 102, p. 63, n. 105, p. 64. 4 Brown [La société], p. 67, 69-70, 92, 113 ; [The Making], p. 94; [Le renoncement], p. 275 et 279 ; Cracco Ruggini [lmperatori], p. 24, 28-29 et n. 108, p. 65-57, n. 129, p. 81-82. Par ex. Athanase, Vie d'Antoine, 14; Arnmonas, Lettres, II ; VII, 2 ; XII, 2; XIII. 5 Brown [La société], p. 69-76 et 110-111 ; Cracco Ruggini [lmperatori], p. 24-29 et n. 108, p. 65-67, n. 129, p. 81-82. En témoigne l'expression bien connue d'Eunapius, Vie des sophistes VI (Aedesius), 11, parlant de la wpairLKTt l!;ouoîa des moines. 6 Cracco Ruggini [lmperatori], p. 27 s., ["Vir sanctus"], p. 12 et [Prêtre et fonctionnaire], n. 23 et p. 174. Par ex. saint Sérapion, Lettre aux mnines, III, XI et XIII. 7 Antoine (Athanase, Vie d' antoine, 46 et 69) quitte ainsi sa retraite pour Alexandrie à deux reprises : pour soutenir l'ardeur des confesseurs durant les persécutions de Dioclétien et pour mettre son prestige ascétique au service de l'épiscopat nicéen contre les ariens, dont Macaire, quant à lui (Cassien, Conférences, XV, 3) aurait accepté de contrer l'influence par une démonstration de thaumaturgie. 8 Marron [L'Église], 1, p. 59-60. 9 Brown [The Making], p. 80; Cracco Ruggini [Imperatori], p. 28 et n. 129, p. 90-81 ; Lizzi, [Il potere], p. 26 et n. 39 ; Escolan [Monachisme et Église], p. 5-6, 272, 274-275, 295. 2
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La philosophie chrétienne selon Grégoire
cléricalisés au rv• siècle 1 et que les ascètes, non seulement syriens, mais aussi égyptiens, continuent de prêcher les foules. 2 D'ailleurs, le saint homme syrien qui refuse l'ordination des mains d'un évêque cherche ainsi non seulement à éviter de lui être subordonné, mais aussi à se retrouver rattaché à une paroisse particulière. 3 Mais il faut remarquer que, en dehors de l'anachorétisme extrême, la !;Evt-rda -roil Kooµou autorise justement, pour les plus avancés dans sa voie, un rôle actif à l'égard des hommes restés dans le monde. 4 Dès lors que, les tendances messaliennes surmontées5, l'Église universelle est reconnue comme institution légitime et dispensatrice du salut, l'état monastique s'articule plus aisément à la carrière ecclésiastique, y compris en Égypte6 • Même des ascètes égyptiens, forts du détachement intérieur acquis loin des hommes, y voient le couronnement de leur perfection spirituelle et la réponse aux exigences de la charité. Ainsi Ammonas, successeur d'Antoine, puis évêque si la tradition est juste : «Ne croyez pas que c'est parce qu'ils [Élie le Thesbite, Jean Baptiste et les autres Pères] vivaient au milieu des hommes qu'ils étaient justes, du fait qu'ils se sont trouvés pratiquant la justice, mais ils ont d'abord vécu dans une grande solitude et ils ont obtenu ainsi la force de Dieu pour qu'elle demeure en eux. Alors Dieu les a envoyés au milieu des hommes, en possession de toutes les vertus, pour qu'ils édifient les hommes et guérissent leurs maladies, car ils furent médecins des âines. » 7 Ce phénomène est d'autant plus marqué en Syrie-Mésopotamie qu'il y perpétue une tradition fort ancienne récemment mise en lumière par Ph. Escolan8 : dans la continuité du christianisme évangélisateur des origines, associant itinérance des prédicateurs et des évêques et thaumaturgie9 , celle d'un clergé ascétique10 dont l'autorité est avant tout charismatique et qui redistribue l'Esprit Saint reçu par son ascèse11 • L'évêque, plus précisément, selon les plus vieilles traditions syriennes, est «élu par !'Esprit», dont la volonté se manifeste par le choix populaire et qui l'investit de ses charismes en raison même de son ascèse, de sa !;Evt'tfl.a -roil Kooµou 12 • Ainsi, jusqu'à la fin du rv• siècle, en Syrie-Mésopotamie araméophone, «la hiérarchie ecclésiale est composée d'ascètes( ... ) il n'y a pas d'opposition entre moines et clercs, mais la ligne 1 Eusèbe de Césarée, H.e. VI, 8, 4 et 19, 16-17, rapporte ainsi que Théoctiste de Césarée laissa Origène prêcher durant la liturgie alors qu'il n'était pas encore ordonné, avant de devoir le consacrer pour couper court aux critiques. C'est seulement en juin 388 que le Code Théodosien (16 - 4-2, éd. Mommsen, p. 853-854) interdit de discuter de religion en public sans être mandaté. 2 Voobus [History of asceticism], III, p. 227-228; Maraval [Le monachisme oriental], p. 732; Lizzi [Ascetismo e predic.azione] et [Il potere], p. 19 ; Elm [Virgins], p. 247-249 ; Escolan [Monachisme et Église], p. 242-265. 3 Brown [La société], p. 77 et note 153, p. 100. 4 Brown [La société], p. 84-88 et [Le renoncement], p. 279-281. 5 Sur le messalianisme et son rejet del' Église, voir Escolan [Monachisme et Église], p. 91-123. 6 Rousseau [Ascetics], p. 217, 56-67 (sur le monachisme égyptien), 212-220, 125-132 (sur Jérôme) et 212-220 (sur Cassien) ; Elm [Virgins], p. 365 ; Escolan [Monachisme et Église], p. 268-311 . 7 Ammonas, Lettres, XII, 2 ([Lettres des Pères], p. 39). Si aucune allusion précise à l'épiscopat n'est faite, c'est bien la vie active qui est ici articulée à la vie contemplative comme son couronnement. 8 Escolan [Monachisme et Église]. 9 Ibid., p. 20 et 313-315. lû Ibid., p. 45, 23-27, 34-35. 11 Ibid., p. 20, 64, 104. 12 Ibid., p. 316 citant l'Octateuque de Clément.
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Le contexte philosophique. Eevt1:da et !]evt1:da wiJ K6aµov de partage se situe entre ce groupe, "clérical" et ascétique, et le reste des fidèles ( ... ) [selon] une structure duale très marquée», si bien que «n'existait pas encore de 1 monachisme au sens où nous l'entendons » • Cette conception duale de la communauté ecclésiale déborde d'ailleurs l'espace culturel araméophone et oriental, comme Eusèbe de Césarée en témoigne au début de ce siècle : « Deux chemins de vie ont été ainsi donnés par le Seigneur à son Église. Le premier est au-dessus de la nature et au-delà de la vie humaine commune; il n'admet ni mariage, ni enfantement, propriété ou possession de biens (... ) Comme des êtres célestes, ceux-là contemplent d'en haut la vie humaine, accomplissant le devoir de prêtrise du Dieu tout puissant pour toute la race ( ... ) Et le chemin plus humble, plus humain pousse les hommes à s'unir dans des noces pures, et à produire des enfants, à assurer le gouvernement, à commander aux soldats combattant pour le droit; il leur assigne de s'occuper de 2 cultiver, de commerce et des autres intérêts séculiers aussi bien que de religion. » De fait, le monachisme proprement dit n'apparaiî qu'au cours de la seconde moitié du III° siècle avec l'anachorèse égyptienne, et il est encore en voie d'extension au 1v• siècle, concurrencé et influencé par cette tradition orientale qui en rejette l' asocialité. Le terme de µovax6ç désigne encore l'ascète célibataire, qu'il vive en ermite, en 3 communauté ou mêlé au monde. Quant aux KavovtKa1, ces "vierges" consacrées qui représentent la forme la plus répandue de l'ascétisme féminin au IV• siècle, veuves ou célibataires, elles vivent retirées dans leurs appartements privés sans pour autant se couper de leur environnement social, et jouent un rôle très valorisé lors des offices 4 dans les chœurs liturgiques et par la simple présence de leur pureté. D'ailleurs, lorsque, à la fin de ce siècle, le monachisme proprement dit est attesté en Syrie, il « se pratique au sein des communautés( ... ), maintient l'ancienne structure ecclésiale, où les 5 ascètes constituaient le noyau central de la communauté chrétienne. » Le groupe des ascètes y est encore le principal vivier où se recrutent les évêques, dont il est dans tous 6 les cas attendu qu'ils adoptent certaines valeurs ascétiques. Le fait paraît se généraliser dans l'Église du 1v• siècle, où la vie monastique tend à 7 devenir un passage obligé pour l'élite de la chrétienté , qui en retire précisément ce prestige d'"étranger au monde" et d'homme de dieu ou divin qui faisait des grands 1 Escolan [Monachisme et Église], p. 4 et 26-27. Également, à propos d'Ephrem, Brock [L'œil de lumière], p. 155-169; à propos d' Aphraate, Pierre [Aphraate. Les Exposés], p. 103-111. 2 Eusèbe, Demonstratio Evangelica, 1, 8, PG 22 , 76, cité par Brown [Le renoncement], p. 258. 3 Rappelons à ce propos lexistence de "monastères" domestiques ou familiaux tel que celui de la mère de Basile et, semble-t-il, de la sœur de Grégoire ; pour l'Égypte, Rémondon [L'Église dans la société égyptienne à l'époque byzantine], p. 260. En suivant la piste suggérée par Brown [Le renoncement], p. 304-305, on pourrait ainsi expliquer ce passage d'Évagre, À Euloge, 2 (Guillaumont [Aux origines], p. 90): «l'auteur du mal( ... ) suggère [au moine] que la pratique des vertus n'est pas liée à un lieu, mais à un comportement et que, ayant chez elle la consolation que procure la famille, elle pourrait là-bas conserver sans fatigue le prix du renoncement : là-bas, le service des malades (... ) l'hospitalité ... » 4 Brown [Le renoncement], p. 322-332; Elm [Virgins], p. 34-47, 143-148, 231-233, 239-241 ; Biarne [Moines], p. 748-749. 5 Escolan [Monachisme et Église], p. 27. 6 Ibid., p. 24, 316 et 333. 7 Misch [Geschichte der Autobiographie], p. 616, remarque justement à propos de notre Grégoire: « Zwar war die Verbindung von kirchlichen Aktivitiit und monchisches Welt-Entsagung nichts Ungewohnliches in dieser Zeit, sondern eher typisch für sie. »
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ascètes de redoutables concurrents pour des évêques par trop installés dans ce monde 1. Les positions qui, par réaction contre !'encratisme, invitaient à la méfiance à l'égard des prêtres célibataires2 ou qui, par exemple chez Clément d' Alexandrie3, ne voyaient pas dans le mariage un empêchement à la perfection gnostique, mais plutôt un titre de supériorité, sont renversées, les moines devenant des recrues de choix pour le sacerdoce4 . C'est pourquoi, comme le souligne H. 1. Marrou, tous les Pères de l'Église du temps ont été moines et ont pratiqué l'ascèse, mais avant de devenir évêques - seul 5 Évagre, d'abord prêtre puis moine à Scété, refusera l'épiscopat. L'Église de ce siècle est ainsi comme affectée d'un tropisme oriental qui se manifeste également par diverses tentatives de régulation et d'intégration des 6 mouvements ascétiques, dont la fondation de monastères épiscopaux • On doit voir essentiellement dans cette évolution, de la part de ses principaux promoteurs, les évêques, en même temps que le souci de relégitimer l'institution ecclésiale, celui d'assurer leu mainmise sur un milieu ascétique par trop indépendant et turbulent, mais 7 dont la popularité était incontournable.
Le mouvement renonçant en Cappadoce : Eustathe et les siens8
Ce qui a été désigné comme implantation du monachisme en Cappadoce et les résistances de l'Église à son égard doivent enfin retenir notre attention, puisque c'est sur le fond de cette réalité locale que s'inscrivent d'abord la doctrine et la pratique 1
Cracco Ruggini [Prêtre et fonctionnaire], p. 179 et ["Vir sanctus"]. Les Canons des Apôtres, compilation syrienne de documents plus anciens réalisée au IV" siècle prévoient de chasser de l'Église laïcs et prêtres évitant le mariage, le vin ou la viande comme impurs : Périer [Les 127 Canons des Apôtres], p. 557 ; Funk [Didascalia], p. 581, Canon 51. 3 Clément d'Alexandrie, Strom., VII, XII, 70, 7-8, p. 223 : « [Le gnostique] ne se montre pas véritablement homme par l'adoption du mode de vie solitaire, mais celui-là emporte le prix sur les [autres] hommes qui s'est exercé dans le mariage, la procréation et la providence domestique sans céder au plaisir ni au mécontentement ; au milieu des soins de la maison il est resté inséparable de l'amour de Dieu, et il triomphe de toute tentation venue de ses enfants, de sa femme, de ses serviteurs et de ses possessions. Celui qui n'a pas de famille se trouve dans l'ensemble à l'abri de ces tentations. N'ayant à se soucier que de lui-même, il est dépassé par l'autre; car si celui-ci est dans une situation inférieure pour son propre salut, il l'emporte par la gestion des besoins vitaux de sa famille, en offrant une petite image de la Providence véritable. » Sur les origines stoïciennes et la signification de cette doctrine chez Clément, voir Brown [Le renoncement], p. 34-45 et 174-180. 4 Comme on le voit, à la fin du siècle, avec les décrétales du pape Sirice ou chez Ambroise de Milan et Jérôme (Brown [Le renoncement], p. 429-432 et 451-452; Lizzi [I vescovi], p. 92 et n. 29, p. 94). 5 Marron [L'Église], p. 92-93. 6 Marron [L'Église], p. 65-66; Biarne [Moines], p. 754-755; Escolan [Monachisme et Église], p. 283 ; Lizzi [I vescovi], p. 93. On retiendra en particulier le cas pionnier de !' asceticon de Diodore de Tarse, qui a pour vocation de former les clecrs, et les monastères épiscopaux d'Eusèbe de Verceil et d'Augustin, qui regroupent les membres de leur clergé en une communauté ascétique. 7 Stewart ['Working the Earth], p. 1 ; Rousseau [Ascetics], p. 66-67 ; Elm [Virgins], p. 182-183, 207, 211-220, 362-371, 375-376; Lizzi [Il potere episcopale], p. 16-32 et [I vescovi], p. 91-92 ; Forlin Patrucco [Monachesimo]; Escolan [MonaclJisme et Église], p. 283-284 . 8 Nous nous appuyons ici pour l'essentiel sur Gribomont [Saint Basile]; Rousseau [Basil], chap. III, p. 61 s. ; Brown [Le renoncement], p. 319-370; Elm [Virgins], p. 60-223. 2
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ascétique du Nazianzène. Il s'agit en fait d'un mouvement de réforme ascétique de l'Église initié en Asie mineure à la fin de la première moitié du 1v• siècle par Eustathe de Sébaste : un mouvement condamné vers 340 par le concile Paphlagonien de 1 Gangres, dont les actes constituent notre source essentielle. Fils de l'évêque Eulale de Sébaste en Arménie et né au début du siècle, Eustathe fut ordonné avant 325, sans doute par son père, qui l'aurait censuré pour sa tenue - le 2 tribôn des philosophes - qu'il jugeait peu conforme à la dignité ecclésiastique • Ce n'était là qu'un des éléments du choix de vie ascétique par lequel Eustathe scandalisa un clergé dont il mettait en cause la trop grande mondanité. En fait, tout porte à croire qu'il aspirait à une réforme ascétique de l'Église sur le modèle dual de la SyrieMésopotarnie voisine, réservant le sacerdoce et les autres fonctions liturgiques à ceux qui embrasseraient la perfection évangélique, une "sainteté" consistant dans la 3 continence et l'abandon de tout travail lucratif au profit de la prière et de l'apostolat. et Un tel mouvement conduisait à une contestation de la hiérarchie ecclésiale en place de ses prérogatives institutionnelles au profit de "parfaits" que leur pureté habilitait seuls à opérer les sacrements ; son prosélytisme entraînait à faire fi des devoirs conjugaux, parentaux, filiaux, de ceux des esclaves et des débiteurs, l'habit et la tonsure effaçant toute distinction de genre et de classe tandis que l'insistance sur 4 l'exigence de pauvreté menaçait le statut des riches. Au-delà des motifs politiques qui 5 ont pu inspirer Eusèbe de Nicomédie dans la convocation du concile paphlagonien , il y avait là de quoi alarmer une Église en parfait accord avec l'ordre social traditionnel, 6 mais qui ne pouvait méconnaître la légitimité évangélique de l'ascétisme , non plus que le succès du courant eustathien en Arménie, terre qui échappait à la juridiction du synode. C'est pourquoi la lettre synodale ne vise pas nommément Eustathe, mais ceux de son parti qui troublaient l'ordre social, s'enorgueillissaient de leur profession et adoptaient une attitude schismatique. Une bonne part des faits incriminés étant indissociable de l'essence même du mouvement, il n'y en a pas moins là une certaine ambiguïté. En effet, le projet d'introduire dans l'Église une structure hiérarchique duale où les "parfaits", renonçants doués de charismes spirituels, exerceraient ces derniers au profit des 'justes" chargés de l'économie de ce monde, ne pouvait s'accomplir sans remettre en cause l'ordre 1
[Concile de Gangres], 85-99: reproduit dans Gribomont [Saint Basile], p. 21-25. Socrate, H.e. 2, 43 (PG 67, 352-353); Gribomont [Saint Basile], p. 95 et 105; Elm [Virgins], p. 106-107 et 110. 3 Gribomont [Saint Basile], p. 8-10, 104; Rousseau [Basil], p. 74-75. 4 Si le concile de Gangres dénonce le port COOIIllun du pallium, la tonsure des nonnes - libérées de la longue chevelure par laquelle Dieu aurait voulu leur rappeler leur sujétion - et le renoncement à la propriété individuelle au profit de la communauté des "saints" (« Council of Grangae, Letter and Canons», in Percival [The seven Ecumenical Councils]: 3, 10 et 13, p. 90, 93, 97; 17, p. 99; 7, p. 95), c'est qu'il y voit une négation subversive de l'institution de l'esclavage, de la propriété privée, des différences sociales, de sexe comme de statut. Cf. Elm [Virgins], p. 108-11et124-125. 5 Gribomont [Saint Basile], p. 46-47. 6 Elm [Virgins], p. 130. La reconnaissance de l'ordre social n'est pas remise en cause par un monachisme qui représente une institution moins contestataire de la société prof.me que marginale et complémentaire, par sa fonction spirituelle, à l'égard de celle-ci. Des arrangements seront d'ailleurs trouvés à l'égard des hommes du monde, pour lesquels la consécration d'une fille, souvent confinée dans les appartements privés de I'oikos, ou l'abandon d'un esclave au couvent ou au service de l'Église, représentent un mérite spirituel.
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établi. La prohibition des viandes, la pratique arbitraire du jeûne, le refus de participer aux prières ou aux eucharisties chez les gens mariés et surtout l'exclusion encratite des gens du monde des espérances eschatologiques 1 n'avaient rien d'impératif à cet égard. Mais il n'en va pas de même des autres points condamnés à Gangres. Ainsi, que les renonçants, quel que soit leur sexe et leur statut social antérieur, adoptent indistinctement le tribôn et la tonsure, anticipant l' isangélie égalitaire de la promesse2 , était impliqué dans leur renoncement à l'ordre de ce monde. Qu'ils aient rejeté l'autorité et les sacrements des prêtres et évêques mariés et fui leurs églises pour se doter de leur propre clergé, pratiquer leurs propres synaxes et disputer les prémices au clergé en place3 n'avait rien de messalien, mais traduisait simplement la concurrence de fait entre ce dernier et la nouvelle Église qu'ils entendaient instituer. Quant à la condamnation des synaxes des martyrs4 , elle tenait sans doute aux réjouissances peu spirituelles dont celles-ci étaient l'occasion, ainsi qu'à leur instrumentation par l'Église en place. Le synode avait donc beau jeu de déclarer, après ses vingt anathèmes, dans son épilogue aux évêques arméniens: «Nous écrivons tout cela pour retrancher non ceux qui désirent, dans l'Église de Dieu, pratiquer l'ascèse selon les Écritures, mais ceux qui prennent prétexte de l'ascèse pour s'enorgueillir, s'élèvent aux dépens de ceux qui mènent une vie plus simple, et ceux qui introduisent des nouveautés contraires aux Écritures et aux canons ecclésiastiques. » 5 L'humilité qu'il réclame des vierges, des continents, de ceux qui abandonnent leurs richesses aux pauvres6 n'est autre que la soumission à l'Église en place et à l'ordre établi, dont la sujétion des femmes et des esclaves. Il n'autorisait en fait la pratique ascétique que dans un cadre domestique respectueux des devoirs familiaux et sociaux, et permettait facilement de taxer d'encratisme exclusif toute prétention à représenter la perfection évangélique. Il semble que les évêques d'Arménie n'aient pas donné suite à cette lettre synodale et qu'Eustathe ait accepté les décisions de Gangres 7 - sans doute en les considérant comme visant des tendances extrêmes, encratiques et messaliennes, qu'il ne partageait pas. Il sera élevé au siège métropolitain de Sébaste en 357, ce qui indique assez la popularité locale de son entreprise et la modération, fut-elle tardive, de son esprit de réforme8 • D'ailleurs, une fois évêque, il fonde un hospice, ce qui impliquait des soucis et des possessions peu conformes à l'idéal syrien des "parfaits" qui confient la charité matérielle aux ')ustes". Dès lors, il est renié par les radicaux de son mouvement, menés par Aère : celui-ci lui reproche de s'enorgueillir de sa dignité et rejette la charge de l'hospice qu'Eustathe lui avait confié après l'avoir ordonné pour mener dans la montagne une troupe de disciples, hommes et femmes mêlés en une communauté de saints prétendant réaliser la véritable Église, égalitaire et charismatique9 • On reconnaît 1 « Council of Grangae, Letter and Canons », in Percival [The seven Ecumenical Councils], canons 2, p. 23 ; 18, 19, p. 25 et lettre, p. 22 ; 4, p. 23 ; 1, p. 23, 9, 10, p. 24 et lettre, p. 22, fin. 2 Ibid., canons 3, p. 23, 12, 13, p. 24, 17, p. 25 et lettre, p. 22. 3 Ibid., canons 4, 5, 6, p. 23, 7, 8, p. 24 et lettre p. 22. 4 Ibid., canon 20, p. 25 et lettre, p. 22. 5 Ibid., p . 25. 6 Ibid. 7 Sozomène, H.e., 3, 14 et 4, 24 ; Athanase, Ep. ad Aeg. Lib. 7 (PG 25, 553); Elm [Virgins], p. 130131 et n. 60, p. 212 et n. 85. 8 Guillaumont [Aux origines], p 46-47 et p. 96. 9 Ibid., p. 29-30, 48-49, 53, 103-104 ; Épiphane, Panarion Haer. 75, éd. J. Holl, Leipzig 1933, p. 333-340.
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là, au-delà de l'insubordination du «monachisme oriental» à l'égard de l'Église institutionnelle que G. Dagron1, ignorant l'intégration ecclésiale de l'ascétisme syrien, a trop vite généralisée, un véritable "messalianisme" encratite tel celui des Marcionites2 • Mais il est clair que ces attitudes ne correspondaient pas à la doctrine d'Eustathe: comme l'écrit J. Gribomont, «les juges de Gangres ont pu durcir, caricaturer, généraliser, les pratiques auxquelles ils se heurtaient» en reflétant les 3 tendances les plus extrêmes d'un mouvement assez hétérogène . Cela n'implique pas que de telles tendances ne se soient pas retrouvées dans la sphère d'influence d'Eustathe, à laquelle il faut rattacher le Pont où, dans les années 330, il fit partie du clergé de Césarée, fut excommunié par un concile contemporain de 4 Gangres et où il est généralement admis qu'il introduisit le monachisme. En tout cas, les formes d'ascétisme qu'Eustathe a pu inspirer en Cappadoce sont assez diverses, comme en témoigne l'exemple de la famille de Basile, sur laquelle il exerçait un fort ascendant5 • Après la mort de son père, sa mère et sa sœur se retirèrent dans leur villa de campagne pour y pratiquer une ascèse domestique tournée vers la prière et la charité matérielle, sans abandonner leurs biens ni leurs serviteurs, qu'elles traitaient en égaux. De son côté, son jeune frère Naucratios abandonna une carrière publique prometteuse pour mener non loin d'elles une vie sauvage en compagnie d'un serviteur et de deux vieillards qu'il prit en charge, pourvoyant aux besoins du petit groupe par la chasse et la pêche. Quant à Basile, entré en contact avec un Eustathe désormais évêque et soucieux de donner un cadre au mouvement ascétique pour l'intégrer plus étroitement à la vie de l'Église et ménager l'ordre social, il réalise ce projet à sa manière dans sa province. Après avoir poursuivi en vain Eustathe dans ses voyages d'étude auprès des ascètes syriens et égyptiens, il s'établit avec quelques compagnons sur le domaine familial d' Anèsi, où il conjugue avec une vie austère consacrée à la prière et au travail manuel des recherches exégétiques et particulièrement théologiques. S'il est un point commun entre ces expériences ascétiques, c'est le rejet de l'asocialité érémitique: ainsi Gangres évoque « l'anachorèse des choses de ce monde » - de la famille, du travail servile, des églises mêmes -, non la solitude. D'autre part, les apotactites (renonçants) eustathiens, y compris les gyrovagues d' Aère, vivent en groupes plus ou moins nombreux. Basile, enfin, emploie le terme µova~ffiv des ascètes d'obédience syrienne plutôt que le µovaxoç de la Vita Antonii, qui prend chez lui un sens péjoratif, celui d'un caractère solitaire et farouche contraire à la vocation sociale de l'homme au nom de laquelle il condamne l'anachorétisme égyptien6 • Pour autant, l'ascétisme eustathien ne semble pas non plus obéir à un modèle cénobitique organisé, doté de règles et d'une hiérarchie institutionnelle; dans un contexte charismatique, seule joue l'autorité personnelle des leaders. 1
Dagron [Les moines et la ville], p. 261. Nous voulons parler d'un "messalianisme" avant la lettre qui s'était répandu en Asie Mineure avant son attestation nominale par les synodes qui l'y condamnèrent et déjà visé par les canons de Gangres : Stewart ['Working the Earth], p. 12-13, 36-39, 23 et n. 2; Elm [Virgins], p. 131-133. 3 Gribœnont [Saint Basile], p. 50. 4 Sozomène, H.e., 3, 14; Elm [Virgins], p. 107, 188-193 (le cas de Glycérius atteste de telles tendances en Cappadoce en 374). 5 Voir Elm [Virgins], p. 60-105, 125 et 205-233. 6 Basile, Grandes Règles, 3 et 7; Lettres, 199, 19; Homélie IX sur l'Hexaéméron; Gribœnont [Saint Basile], p. 373-375 ; Pouchet [Basile le Grand], p. 76 s. ; Elm [Virgins], p. 76. 2
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La philosophie chrétienne selon Grégoire
Ayant gagné la confiance d'Eustathe, Basile s'érige en maître spirituel et législateur des ascètes que la mouvance eustathienne avait déjà fait fleurir dans la région, évitant autant que possible de tomber sous le coup des anathèmes de Gangres. Ainsi, il requiert le consentement du conjoint pour entrer dans les communautés, tout en conseillant de lui faire sentir la volonté de Dieu jusqu'à ce qu'il s'y plie1 , et se montre discret sur le chapitre de la virginité2. Il reconnaiî le droit du maiîre sur l'esclave, mais prescrit d'accueillir le fugitif victime d'abus ou contraint au péché. 3 Il ne condamne pas les riches, mais l'usage luxueux et égoïste qu'ils font de richesses confiées par Dieu4 . Dans le même esprit, il préconise l'administration des biens des moines au profit de la communauté et du service des nécessiteux plutôt que leur abandon pur et simple ; cette règle, jointe à une discipline laborieuse, assure aussi l'autarcie des moines. 5 S'il leur prescrit le nécessaire en matière de vêtement et de nourriture, il veut que leur régime tienne compte des besoins de chacun et des opportunités, ne rejetant aucun aliment comme impur. 6 Bref, tout en cherchant à faire pénétrer les valeurs ascétiques dans l'Église et l'éthique chrétienne dans la société, il évite !'encratisme ainsi que tout ce qui conduirait au rejet de l'Église et de ceux du monde. 7 D'ailleurs, il ne permet aux frères de faire l'offrande chez un particulier qu'en cas de nécessité, rappelle que c'est en principe le privilège des prêtres, et respecte les synaxes des martyrs tout en préconisant de se tenir à l'écart des affaires et plaisirs profanes que la foule y associe. 8 Enfin, quoiqu'il rejette les excentricités arbitraires du guru-pattern égyptien, il introduit une hiérarchie au sein des fraternités et érige l'obéissance au supérieur en impératif, fondé doctrinalement sur l'exigence du renoncement à la volonté propre. 9
1
Grandes Règles, 12; Elm [Virgins], p. 70 et 71-72. Gribœnont [Saint Basile], p. 52 et note 21-53. 3 Grandes Règles, 11 ; Gribœnont, ibid., p. 53 ; Elm [Virgins], p. 71. 4 Gribomont, ibid., p. 32 et 74-75. 5 Sur la propriété: Grandes Règles, 9; Petites Règles, 93; sur le travail: GR, 37-42; PR, 141-156; Gribœnont [Saint Basile], p. 38, 51 ; Elm [Virgins], p. 70-71. 6 Du vêtement: Grandes Règles, 22; de la nourriture: ibid., 18 et 19, 2; Gribœnont, ibid, p. 53, 51. 7 Voir également Brown [Le renoncement], p. 350-355, qui, proche en cela de la thèse d'un Basile révolutionnaire de Gribœnont, tend à exagérer les attentes ascétiques de Basile à l'égard des fidèles. 8 Resp.: Petites Règles, 310 et 265; Grandes Règles, 40. Cf. Gribomont [Saint Basile], p. 32-33). 9 Basile, Lettres, 22, 1, 50 s.; De renunt. Saec. 2, PG 31, 632 B; Amand [L'ascèse de Saint Basile], p. 324-335; Gribomont, ibid, p. 270-293; Elm [Virgins], p. 69-71. Cette discipline ne vient pas du modèle pachômien, mais résulte des exigences de la vie communautaire dont l'humilité et la charité commandent le service, y compris pour le supérieur, qui peut être soumis à la critique fraternelle. 2
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CHAPITRE II
LE MONACHISME COMME MONOTROPIE
Lorsque Grégoire évoque la « philosophie » chrétienne par oppos1t10n au paganisme, le mot prend exactement le sens courant actuel: il s'agit simplement de la doctrine et de la vision du monde communes aux Chrétiens. Il en va ainsi également lorsqu'il vante la« philosophie» de son frère Césaire, à ceci près que, dans ce cas, le terme désigne en même temps les mœurs qui traduisent sa foi. Cet emploi est conforme à la conception antique de la philosophie, qui ne sépare pas les convictions et valeurs des attitudes qu'elles infèrent, et ne considère pas comme philosophie une connaissance purement académique et théorique. Cependant, la "philosophie" de Césaire, si elle consiste à vivre selon une éthique chrétienne, ne fait pas de lui à proprement parler un philosophe, c'est-à-dire un homme qui se consacrerait 1 exclusivement à la recherche de la sagesse : loin s'en faut, puisqu'il ne contractera les engagements baptismaux que sur le tard, lorsqu'il aura manqué périr lors d'un tremblement de terre ; et ce, après une longue carrière à la cour où il resta en fonction même auprès de Julien l'apostat. C'est alors que Grégoire le presse d'embrasser la philosophie, cette fois prise au sens fort, c'est-à-dire la vie du parfait chrétien, dans des 2 termes qui font bien voir qu'il s'agit là d'une véritable conversion et réforme. De plus, Grégoire considère la profession de philosophe comme une question d'aptitudes particulières. 3 Aussi emploierons-nous désormais, sauf exception, les substantifs de philosophe et de philosophie selon l'usage courant de ces termes dans l' Antiquité, où ils désignent un état, un genre de vie et une profession spécifiques. Chez le Nazianzène, comme chez les autres Pères Cappadociens, il s'agit de la profession "monastique" et d'une vie tout entière consacrée au service de Dieu. L'engagement dans la vie philosophique, le cas de Césaire le montre, non seulement suppose le baptême, mais semble se décider de préférence dès sa réception, comme ce 4 fut le cas pour Basile et sans doute pour Grégoire lui-même. Nous savons en effet qu'il n'était pas baptisé lorsqu'il embarqua pour Athènes et il ne signale pas non plus y avoir reçu ce sacrement; d'ailleurs, s'il dit y avoir suivi l'enseignement des prédicateurs, il ne parle pas de participation à l'eucharistie. Nous disposons enfin du témoignage d'un autre Grégoire, prêtre à Nazianze, qui atteste que le Nazianzène se fit 1
Malingrey [Philosophia], p. 256. La "philosophie" de Césaire n'est autre que la piété et la vertu de l'honnête homme chrétien, qui vit la vie du monde éphémère en étant toujours conscient de sa vanité. 2 Voir infra, p. 321-323. 3 Lettres, CL.XXVII, 1-8, t. Il, p. 66-68. Cf. P. 1, 2, 17, v. 33, PG 37, 784. 4 Gribomont [Saint Basile], p. 69-70.
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La philosophie chrétienne selon Grégoire baptiser à son retour au pays 1, soit peu avant d'embrasser la «vie plus parfaite »2 qu'il avait promise. Le choix de vie philosophique, sur la forme idéale de laquelle il nous dit s'être interrogé après avoir abandonné la carrière rhétorique3 , est cependant pour lui tout personnel et non une obligation impliquée par le baptême. Si les Discours 40 et 444 donnent la vie ascétique pour modèle aux futurs baptisés et pour seule alternative à une vie dissolue, c'est d'abord comme idéal régulateur et non, comme l'a cru J. Bemardi à propos du second5 , pour inviter tous les fidèles à embrasser la vie parfaite. Certes, de même qu'après lui Chrysostome, il espère également ainsi susciter des vocations "monastiques"6 , mais il n'est pas question pour lui de promouvoir une Église de "purs", ce qui contredirait à l'organicisme hiérarchique de son ecclésiologie7 autant qu'à la complémentarité hiérarchique qu'il admet entre le mariage,« fournisseur de vierges», et la virginité 8 • Que le baptême soit ainsi l'occasion d'un choix de vie dont les deux options de base sont la perfection évangélique du "moine", d'une part, et, d'autre part, avec un statut spirituel inférieur, l'observance des commandements de ceux qui se partagent encore entre le monde et Dieu, correspond très exactement à la tradition de l'Église syrienne. Selon l'historiographie la plus récente 9 , en effet, c'est lors du baptême que se décide l'entrée dans le groupe des "Fils du pacte" ou "solitaires" (ihidaye) dont nous parlent le Livre des degrés ou les Démonstrations d' Aphraate, une tradition qui persiste au rv• siècle, comme le montrent les Carmina 10 nisibena d'Ephrem • On aurait déjà là un indice de l'influence de cette tradition sur le Nazianzène.
Les bases de la vie ''monastique" : renoncement et ascèse physique
Après la chute, la perte de l'hégémonie de la raison sur les passions a fait se développer l'envie, la cupidité et la haine qui introduisent comme leur juste châtiment désordre et inégalité dans la société humaine : de là la distinction entre riches et pauvres, hommes libres et esclaves, ainsi que la guerre. 11 Néanmoins, le monde 1
Georges le Prêtre, Vita S. Patris Nostris Gregorii, 74, PG 35, 258 B ; Gallay [La vie], p. 67. D. 43, 24, 4. Cf. P. 2, 1, 11, v. 261. 3 Cf. P. 2, 1, 11, V. 263-276. 4 D. 40, 30-31 ; D. 44, 5 Bemardi [La prédication], p. 252-259 et [Saint Grégoire], p. 234. 6 Lettres, LXI, 1, t. 1, p. 78 : « il est juste d'offrir à Dieu les prémices ( ... ) des enfants », c'est-à-dire consacrer l'ainé au monachisme. Cf. P. 2, 2, 1, v. 127 s. (trad. It. In Crimi [Poesie/2], p. 225-226) 7 D. 32, 10-12; D. 2, 3-4; D. 4, 99. Les ''moines" ne sont d'ailleurs jamais présentés comme les seuls vrais fidèles, mais comme une catégorie spéciale parmi les fidèles (D. 2, 29; D. 6, 2-3; D. 43, 34, 9; 62) tandis que D. 32, 23 insiste sur le fait que les dons communs de la foi, par opposition à la gnose, suffisent au salut. 8 D. 37, 10; P. 1, 2, 1, v. 232-236. 9 Escolan [Monachisme et Église], p. 36-38. 10 Brock [L'œil de lumière], p. 160-164; Bou Mansour [La pensée symbolique de St Ephrem], p. 347348. 11 D. 14, 25 et D. 20, 14. Ces désordres, comme ceux de la nature, font partie de la première pédagogie divine, extérieure et corrective: D. 38, 13, 1-8 et P. 1, 2, 1, v. 131-133. 2
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Le monachisme comme monotropie sensible actuel, tant naturel que culturel, mallifeste encore le bel et bon ordre (i;ma;l.a) conforme au Verbe (Aoyoç), selon la conception stoïcienne; et c'est au sein même de l'humanité déchue que se trouve encore, ici-bas, «ce qu'il y a de plus grand [en matière d'ordre] et de plus propre à nous»: «c'est l'ordre qui compose l'hrnnme, animal raisonnable, d'après un mélange de raisonnable et de non raisonnable; d'une manière secrète et inexprimable, il joint la poussière à l'intelligence et l'intelligence à l'esprit. Et, pour accomplir une merveille plus grande (. .. ) il produit dans l'être mortel l'immortalité par l'intermédiaire de la dissolution. De plus, l'ordre nous distingue des animaux sans raison : il fonde les villes, il établit les lois, il honore la vertu, il châtie le vice, il invente les métiers, il organise le mariage, il adoucit la vie grâce à l'affection des enfants et il inculque l'amour de Dieu - quelque chose de plus grand que 1 l'amour qui est d'ici-bas et du domaine de la chair. »
L'influence stoidenne, évidente dans cette conception de l'ordre culturel, illustre parfaitement le propos d'Emst Troeltsch à propos de la Loi de Nature chez les premiers Pères: «L'idée directrice est l'idée de Dieu comme Loi de Nature universelle, spirituelle - et physique-, qui règne uniformément sur toutes choses et, comme loi universelle du monde, ordonne la nature, produit les différentes positions de l'individu dans la nature et dans la société, et devient dans l'homme la loi de la raison, 2 laquelle reconnaû Dieu et est ainsi une avec lui. » Citons encore en ce sens et plus précisément Louis Dumont: «Le monde est relativisé comme il doit l'être, et cependant des valeurs, des valeurs relatives, peuvent lui être attachées. ( ... ) À ces deux niveaux de la Loi correspondent deux images de l'humanité, à l'état idéal et à l'état réel. La première est l'état de nature - comme la cosmopolis idéale de '.Zénon ou plus tard dans l'utopie de Jamblus - que les chrétiens identifièrent avec l'état de 3 l'homme avant la chute. » Et remarquons justement que, dans notre citation, Grégoire rapporte directement - sans passer par la chute d'Adam et donc en omettant d'en relativiser la valeur - l'ordre actuel de l'humanité, raisonnable et cultureL à la sagesse bienveillante de l'économie divine. On voit en tout cela que l'opposition, souvent avancée, d'un pessimisme quant à ce monde et d'un optimisme eschatologique chez le Nazianzène, ne correspond pas à la réalité. Ce sont des textes consacrés à la prédication morale, à l'ascèse ou au récit de ses tribulations qui donnent cette fausse impression, et il faut plutôt les comprendre selon le conseil de Louis Dumont : « Il semblerait que la fin ultime soit dans une relation ambivalente avec la vie dans le monde, car le monde dans lequel le chrétien pérégrine en cette vie est à la fois un obstacle et une condition pour le salut. Le mieux est de prendre tout cela hiérarchiquement, car la vie dans le monde n'est pas directement refusée ou niée, elle est seulement relativisée par rapport à l'union avec Dieu et à la béatitude dans l'audelà à quoi l'homme est destiné. L'orientation idéale vers la fin transcendante, comme un aimant, produit un champ hiérarchique dans lequel il faut nous attendre à trouver 4 chaque chose mondaine située. » Mais la conviction de cette relativité de valeur des biens terrestres, du caractère provisoire de la vie sur terre et l'aspiration au salut ne sont pour Grégoire que le B, A - BA de la foi; même lorsqu'elle pénètre profondément la conscience de l'individu qui 1
D. 32, 9, 12-16, p. 105. Ces divers aspects de l'économie divine en ce monde sont élégamment résumés en D. 8, 14-16. 2 Troeltsch [Die Soziallehren], cité en français par Dumont [L'individualisme], p. 47. Sur la relation à la Stoa, Troeltsch [Das Stoisch-Christliche Naturrecht], p. 173-174. 3 Dumont [L'individualisme), 1, p. 49. 4 Dumont [L'individualisme], 1, p. 50.
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La philosophie chrétienne selon Grégoire mène la vie du monde, elle ne fait pas pour autant de lui un philosophe, mais simplement un honnête homme, nourri de philosophie chrétienne. En témoignent les éloges funèbres de son frère et de sa sœur 1, qui ont vécu la vie du siècle tout en aspirant à l'établissement (Ka-totKla) dans la cité céleste et ont attendu le dernier moment pour recevoir le baptême et se convertir à une vie moins mondaine, et où il fait du couple de Grégoire l'Ancien et Nonna une réplique de celui d'Abraham et Sarah2 : dans ces cas, la thématique de la résidence à l'étranger est d'abord un lieu commun de l'éloge et de la consolation funèbres chrétiennes. 3 Nous allons montrer qu'elle a tout de même une justification plus essentielle et concrète, mais la profession du philosophe, du parfait, ne s'en distingue pas moins, à l'intérieur de cette chrétienté à plusieurs niveaux, de l'ascétisme dans le siècle : elle implique que celui-ci renonce totalement à la vie du monde, réalise concrètement cette "étrangeté" au monde, pour ne pas être partagé entre celui-ci et Dieu. S'agissant des biens de ce monde, le Nazianzène traduit généralement cette idée, par l'image du fardeau dont on se débarrasse : une image qui renvoie bien évidemment à la pesanteur de la chair née du péché. Ainsi, le renoncement philosophique est une reconversion à la condition de vie adamique, une libération de tout ce dont le poids, dans la condition actuelle, entraîne l'âme vers en bas et l'empêche de se tourner vers Dieu et les choses célestes. C'est pourquoi il ironisera en ces termes sur ses collègues : «Voici maintenant de quels autres avantages tu fais montre chez toi: une maison, une feIDIIle bien en chair, le désir d'avoir des enfants, des richesses, un intendant, un collecteur d'impôts, des cris, des procès, tout cela rempli de soucis et de disputes. »4
Inversement, il exprime ainsi sa vocation philosophique : « Jeter dans les abîmes ce qui appartient à la chair depuis longtemps était décidé ... »5 ; « Je voulais en toutes choses mourir à la vie, vivre une vie cachée dans le Christ ( ... ) échanger ce qui s'écoule et ce qui passe contre ce qui demeure et appartient au ciel. »6
De même dira-t-il de Basile : «c'est sans ambition (à./, tandis que la dignité du corps comme :n:Moµa est soulignée par «l'honneur d'être formé par la main de Dieu »8 • De plus, il a une fonction pédagogique capitale: rappeler à l'homme sa 9 différence essentielle et sa subordination à l'égard de Dieu. Le prévenant de l'orgueil 10 qu'il y aurait à vouloir s'égaler immédiatement à Dieu , il le ramène ainsi à son office de louange et l'empêche de mépriser un effort de contemplation grâce auquel il mérite 11 sa divinisation en dominant la matière ; mieux, le corps lui-même est promis, ce faisant, à la divinisation qui accomplirait l'unification de la création, la conversion -
1
D. 38, 10, 10-11 ; P. 1, 2, 10, v. 98-108. D. 38, 11. Cf. D. 2, 75; P. 1, 1, 8, v. 57-77; P. 1, 2, 1, v. 81-91; P. 1, 2, 10, v. 98-116. Également: P. 1, 1, 4, V. 90-92; P. 1, 1, 8, V. 1-2. 3 D. 38, 11, 16; D. 44, 4; P. 1, 1, 4, v. 99. Cf. Gen. 1, 31-2, 4. 4 D. 38, 11, 12 ; D. 39, 13 ; P. 1, 2, 1, v. 89-91. 5 D. 2, 17, 11 ; 38, 11, 24. P. 1, 2, 2, v. 33, il va jusqu'à écrire:« devenir Dieu est une chose naturelle à l'homme» (trad. Szymusiak [Grégoire et le péché], p. 291). 6 D. 7, 19; D. 44, 7; P. 2, 1, 47, v. 13-23; Althaus [Die Heilslehre], p. 27-30: dérivée, en ce que la 1)n'Jx11 ou btt6uµ116limv, élément inférieur de l'âme et siège des passions, se rattache au corps, tandis que!' élément supérieur, le vo'Üç, est souflle ou image de Dieu. 7 P. 1, 2, 1, v. 103. Ce point est bien montré par Richard [Cosmologie], p. 194-203 (également: p. 177 et 190), qui remarque que c'est même parfois (P. 1, 1, 8, v. 74-75; P. 1, 2, 12, v. 5-8; P. 2, 1, 46, v. 13-18) le composé - il est vrai en tant que dominé par!' esprit - qui est dit « image ». 8 D. 39, 13; D. 43, 70; D. 44, 4; P. 1, 2, 14, v. 87; P. 2, 1, 45, v. 9-10. Grégoire suit ici Clément d'Alexandrie, Le Pédagogue, I, III, 7, 1 - d'après Ps. 118, 73 et Job 10, 8 qui font explicitement intervenir la main de Dieu évoqué par le modelage d' Adan! en Gen. 2, 7. Sur le respect dû au corps : Richard [Cosmologie], p. 198-199. 9 Nous pensons ici aux implications platoniciennes de la doctrine de !"'image" chez les Pères dégagées par Deleuze, Différence, p. 164-166: en dehors même de la différence extérieure, le corps, !'Adan! originel - comme les anges, créatures spirituelles (cf. D. 28, 3) - ne jouit en tant qu'âme spirituelle que d'une similitude dérivée par rapport au modèle divin dont elle participe seulement comme copie. 10 D. 14, 7; D. 16, 15; D. 28, 12; D. 38, 11 ; P. 1, 1, 4, v. 84-88; Richard [Cosmologie], p. 204. 11 D. 21, 2; D. 28, 12; Richard [Cosmologie], p. 204; Althaus [Die Heilslehre], p. 87-88. 2
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Le monachisme comme monotropie
subsomption de la matière à son créateur'. Quant aux passions, Dieu les a données à Adam comme instrument de son zèle spirituel ce qu'elle resteront sous le contrôle de l'intelligence. 2 Ce n'est donc qu'en tant que «tuniques de peau», chair «épaissie et rebelle» par suite du péché3, que le corps fait obstacle à la contemplation et donc à l'union avec Dieu; encore demeure-t-il «l'auxiliaire de la divinisation», lui-même 4 promis à la résurrection par son assimilation à l'esprit, la spiritualisation de la matière . Le philosophe chrétien qui entend s'élever vers Dieu par la contemplation et anticiper ici-bas les perspectives eschatologiques doit donc libérer son âme du poids de cette chair déchue par des pratiques ascétiques, première étape de la purification : «rencontrer Dieu et s'unir à la lumière absolument sans mélange (. .. ) peut s'obtenir en menant une vie véritablement philosophique, et en arrivant à dépasser !'antagonisme propre à la nature matérielle grâce à !'unification. »5
Elle permet d'abord de ressentir la fonction pédagogique du corps présente dès Adam puisqu'elle permet d'obtenir: «la miséricorde de Dieu par la foi et l'humilité (trotctvoootroç), car on n'honore Dieu par aucun autre moyen autant que par la mortification (KaKmta8tla), et la bonté divine envers les humains est la contrepartie des larmes versées. » 6
Elle a aussi une valeur pénitentielle, qui prolonge la purification baptismale et qu'il présente comme un autre baptême avant d'en énumérer les exercices: « larmes, gémissements, invocations, couchers sur la dure, veilles, macérations de !'âme et du corps,/.
De même, un de ses poèmes autobiographiques présente cette ascèse comme pénitence et remède aux passions : « À moi ! jaillis ! ô source purifiante des larmes ; À moi, les veilles sans repos du corps et de l'esprit ! Je veux refroidir la flamme dont je brûle, et laver L'abcès purulent des terribles passions. Mon ventre, renonce à te rassasier ; que sur le sol Mes genoux se raidissent, que la cendre soit ma nourriture, Qu'un cilice hérissé recouvre mes membres fragiles: Ce sera un secours aux tourments de mon âme. 1 D. 2, 17; D. 7, 21; D. 14, 6; D. 16, 15; D. 28, 14-17; D. 38, 10; P. 1, 2, 10, v. 134-143; P. 1, 2, 14, v. 59-62; P. 2, 1, 1, v. 465-466; Althaus [Die Heilslehre], p. 59-60; Richard [Cosmologie], p. 204-205. 2 Althaus [Die Heilslehre], p. 34-36. C'est dans le registre affectif de !'lproç ou du mSeoç que Grégoire, s'inspirant de Platon et du Cantique des cantiques, exprime l'amour de Dieu - en particulier celui, exclusif, des vierges - et de l'ascèse: par ex. D. 2, 6, 9 et 15; 77, 1et10; D. 6, 12, 16; D. 12, 4, 5; D. 28, 12, 5-11 ; D. 37, 11-12; P. 1, 2, 1, v. 518-559; P. l, 2, 2, v. 658-677; P. 1, 2, 3, v. 1-4 et 97-100; P. 2, 1, 11, v. 226, 232, 327, 1822. 3 D. 38, 12, 25-27: après le péché, «Adam revêtit les tuniques de peau (Gen. 3, 2), c'est à dire la chair épaissie, mortelle et rebelle.» Contrairement à ce qu'en dit Mossay [La mort], p. 81-82, à propos de la mortalité, le châtiment du péché est donc bien pour Grégoire une modification de la nature physique de l'homme. Cf. P. 1, 1, 8, v. 115-116; P. 1, 2, 1, v. 119-123; P. 2, 1, 45, v. 98 s.; P. 2, 2, 1, v. 345 s. L'homme est d'ailleurs alors écarté de« l'arbre de la vie éternelle» (P. 2, 1, 88, v. 170-171). S'il lui arrive de la négliger, Grégoire insiste sur la distinction entre le corps créé et la chair soumise aux passions et à la mort par suite du péché : Szymusiak, [Grégoire et Je péché] ; Richard [Cosmologie], p. 199 et 202-203. 4 D. 7, 21 ; P. 2, 1, 98, v. 1-4; D. 40, 45; Mossay [La mort], p. 164 et 176; Richard [Cosmologie], p. 207-208. Cf. 1 Cor. 15, 35-53 ; Origène, Traité des principes, Il, 3, 2 et 3, 7. 5 D. 21, 2. 6 D. 24, 11. 7 D. 40, 9. Cf., D. 39, 17, 17 s., le« cinquième baptême» des larmes, c'est à dire de la pénitence.
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La philosophie chrétienne selon Grégoire Viens à moi, morne angoisse qui dompte le limon En lui montrant sans cesse les châtiments futurs. 1 Ce sont là des remèdes contre ma folie ... »
C'est une rigueur extrême dans 1' ascèse physique qui est ici évoquée, celle dont P. Brown2 souligne qu'elle caractérise les moines syriens en tant que moyen de dissociation du monde et des hommes ordinaires, charnels. Mais cette présentation du philosophe en pénitent est surtout à rapprocher de l'assimilation des membres du Pacte 3 aux pénitents qu'on voit chez Aphraate • Or, si ces pratiques sont, pour les baptisés restés dans le monde, un moyen de cicatriser les péchés où ils retombent inévitablement, elles prennent chez le philosophe une signification plus radicale, d'autant qu'il y recourt intensément. Reprenant les mots de Platon, le Nazianzène fait 4 de cette ascèse physique un« exercice de la mort » , un aspect essentiel de la mort au monde qui caractérise le philosophe chrétien. Aussi le poème ci-dessus associe-t-il la méditation de la mort à l'exercice de la mortification. Mais il ne s'agit pas seulement de méditer la mort à travers l'épreuve concrète de la fragilité du corps; il s'agit aussi de partager la Passion du Christ, la "folie de la croix'', comme l'exprime ce passage d'une prédication sur la purification du théologien: « lorsque je verrai Jésus, bien que je sois petit comme le célèbre Z.achée par la stature spirituelle, et que je grimperai moi aussi dans le sycomore (au1mµopatav) en mortifiant (vEKpwoaç) mes membres terrestres et en passant la camisole par son exténuation (µwpâ.vaç), au corps de ma bassesse ; alors moi aussi je recevrai Jésus chez moi, je l'entendrai dire : Aujourd'hui, c'est le salut pour cette maison, j'obtiendrai le salut et je pratiquerai la philosophie d'une manière plus parfaite en dépensant pour le bien ce que j'ai amassé pour le mal »5 .
Se croisent ici la référence à Zachée montant dans un sycomore pour voir Jésus (Le. 19, 24) et la référence sous-jacente au bois de la croix - sur le plan extérieur de l'ascèse physique, Grégoire jouant sur le registre de la folie de la croix à travers les jeux de mots sur ouKoµopal.a (figuier fou), et µopatvw (émousser, rendre fou)6. 7 L'imitation de la Passion par l'ascèse physique apparaû ainsi comme moyen de l'ascension spirituelle et de la vision mystique du Christ, mais aussi de son inhabitation dans le corps purifié, qui fait de ce dernier « le temple saint et vivant du Dieu vivant » 8 (Rom. 12, 1) évoqué un peu plus haut . Même si cela n'est encore pas la perfection philosophique, c'en est un élément fondamental. Un corps exténué par l'ascèse est ainsi un signe distinctif du philosophe chrétien, qui porte les stigmates de la croix, le sceau du Christ, signalant extérieurement sa monotropie et sa purification : « [il] porte le sceau honorifique dans sa chair consumée par la prière et de nombreux labeurs
(ceux qui ont accompagné en moi aux premiers temps le goût du fruit, me courbant vers la 1 P. 2, 1, 46 (Km:à oapKÔç), v. 27-37. Trad. Millet, p. 51. Brown [La société], p. 63, 113.
2
3
Aphraate, Les exposés, 3, 1 ; 7, 25; 23, 62-63. Par ailleurs, elle n'est pas sans rapport avec l'ambivalence de la µE"tâ.vma, qui (P. Aubin [Le problème de la conversion], p. 74-75) signifie tout à la fois conversion et repentance. 4 Platon, Phédon 81 a: D. 27, 7 ; D. 43, XXXIX ; P. 2, 1, 1, v. 576-595. 5 D. 20, 4, 18 s. Trad. d'après Mossay [SC 270), p. 65; nous avons remplacé« réduisant à rien» par « passant la camisole par son exténuation » pour rendre toutes les connotations du verbe. D. 39, 9, 18 s. reprendra ce développement. 6 Mossay [SC 270), n. 1 et 2, p. 64. On songe aussi à la parabole du figuier stérile évoquée D. 40, 9. 7 P. 2, 1, 1, v. 242-245: les "moines"« brûlant de soulever sur leurs épaules le fardeau de la croix». 8 D. 20, 4, 3-4 = D. 39, 9, 18 S. Cf. D. 1, 6, 5-9; D. 2, 97, 1-4; P. 1, 2, 9, V. 135 S.
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Le 1TUJnachisme comme ITWnotropie terre, mère nourricière) et c'est à travers le froid, la faim, et en misérables haillons, désireux d'obtenir le vêtement d'immortalité ... »1
C'est ce "corps d'airain" du philosophe chrétien qu'avec les pratiques ascétiques, il compte parmi les avantages qui le rendent lui-même supérieur à des hommes chamels. 2 Comme le suggère la première citation de ce paragraphe, l'effet de ces mortification s'exprime aussi comme "nécrose" de la chair, qui renvoie à la vivification spirituelle dont elle est le revers. D'où toute une rhétorique du mort-vivant, qui a sa source dans Platon autant que dans l' Épître aux Colossiens. Citons par exemple ces vers : « je suis mort pour le monde comme le monde est mort pour moi, et je suis un cadavre qui respire encore, et ma force est pareille à la force des songes ; et la vie pour moi est ailleurs »3 ; «Mon discours arrive à son terme: me voici, cadavre vivant4 . Vaincu et - ô merveille ! - ceint de la couronne de la victoire »5•
Ce genre de déclarations eût profondément choqué les païens, dont on sait que le culte des reliques était ce qui leur répugnait le plus dans les mœurs chrétiennes du fait de l'impureté des cadavres et parce qu'il abolissait la frontière entre morts et vivants en introduisant les morts dans la cité6. Or, c'est bien de cela qu'il s'agit encore pour l'ascète, en se "cadavérisant"; ou plutôt, de son point de vue, il s'agit de brouiller la frontière entre ce bas monde des apparences et la Cité céleste, et de s'installer dans un entre-deux, non plus en loup-garou, mais en homme angélique. 7 Cette ascèse physique vise d'abord au rétablissement de la corporéité maîtrisée d'Adam, à la purification du péché, la restauration de l'image : « Ne soumettons-nous pas la partie inférieure à la partie supérieure, je veux dire la poussière à l'esprit, comme ceux qui portent une juste appréciation sur cet être composite(...) ne nous établissons-nous pas maîtres de nos passions, en nous souvenant de la noblesse qui nous vient d'en haut? »8
On est là dans une conception platonisante. Seulement, comme l'a remarqué J. Plagnieux9 , contrairement aux néoplatoniciens, le corps n'est pas seulement obstacle à vaincre ni instrument, mais également objet de la purification ascétique : selon un point de vue spécifiquement chrétien, cette ascèse vise à alléger le poids du péché, à anticiper la spiritualisation du corps promise par l'eschatologie. Grégoire dit ainsi de la vie monastique par laquelle il se divinise : « tirant avec l'image du Dieu puissant le corps aussi, son auxiliaire, comme la pierre magnétique tire le fer étincelant. »10 1
P. 2, 1, 12, V. 586-591. lbid., v. 110 et 570-594. Cf. par ex. D. 42, 20; P. 2, 1, 11, v. 697-702; P. 2, 1, 1, v. 305, sur une vieillesse prématurée et v. 279-285, sur ses pratiques ascétiques. 3 P. 2, 1, 1, v. 202-204. 4 Cf. Sophocle, Antigone, v. 1167. 5 P. 2, 1, 11, v. 1919-1920. Trad. Lukinovich [Le dit], p. 261. Cf. ibid. v. 702 («déjà recouvert par la terre»); P. 2, 1, 1, v. 549 («même si des hommes hostiles m'appellent cadavre vivant»); ibid., v. 1337-1338 (cité infra, n. 5, p. 211); P. 2, 1, 42 (« ... Vers la terre/ j'exhale un faible souille( ... )/ Délivre moi de l'existence, je suis mort,/ Je t'appartiens ... ») ; Lettres, CLXXXII, 4, t. II, p. 71. 6 Brown [La société], p. 127, citant Eunape de Sarde, Vies des sophistes, 472. 7 Mc. Lynn [A Self Made Holy Man], p. 464: « Gregory's defiantly paradoxical self-presentation as a breathing corpse who will yet take bis stand with the angels, lays daim to the same sort of achieved status, independent of social or ecclesiastical rank, as Brown' s heroes » - les ermites syriens. 8 D. 21, 10. 9 Plagnieux [Saint Grégoire théologien], p. 90-92. 10 P. 2, 1, 1, v. 465-466. Trad. Bénin, p. 403. 2
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La philosophie chrétienne selon Grégoire
De même, c'est aux« tuniques de peau» qu'il oppose implicitement chez Basile «la belle peau qui lui vint d'en haut, l'absence de chair »1 : ce qui signifie qu'il a déjà reçu ici-bas, par son ascèse, le corps glorieux promis dans l'au-delà. On notera le parallèle avec les Lettres d'Antoine, pour qui «Le corps tout entier est ainsi transformé, renouvelé, remis au pouvoir de l'Esprit. Ce corps-là a déjà reçu, à mon avis, une part du corps spirituel que nous devrions recevoir lors de la résurrection des justes. »2 Il s'agit également d'une thèse origénienne, liée précisément à la contemplation. 3 Cette perspective d'une anticipation des fins dernières par l'ascèse corporelle obéit chez Grégoire à une double logique. Il y a là d'abord un sacrifice négatif, une exténuation de la chair. C'est en ce sens, par exemple, que le Nazianzène vante «le caractère quasiment incorporel et immatériel» des jeûnes d' Athanase4 , le corps« sans chair» de Basile5 , et situe le philosophe au troisième rang après Dieu et les anges en tant « qu'immatériel dans la matière, infini dans un corps, céleste sur terre, impassible au milieu des passions » 6 • Mais cette oblation de la réalité corporelle débouche sur une autre dimension, sublimante celle-là, de l'holocauste spirituel, qui vaut aussi pour le désir dont elle vise le rétablissement sous sa forme primitive, adamique : « Purifions chaque membre, frères, sanctifions chaque sens... » ; « et que nos reins subissent la noble transformation en transférant entièrement sur Dieu leur capacité de désir (ÈmfruµT)i:ucov) ( ... )que nous devenions un homme de désir des désirs de l'Esprit. »7
Grégoire nous montre ainsi, sur le modèle de l'éros platonicien8 , la flamme des désirs charnels de Cyprien se dépasser dans la foi9 et définit l'illumination comme «rassasiement du désir »10• De même, après avoir cité aux vierges le Cantique des cantiques, il leur fait cette leçon qui préfigure la théorie freudienne de la relation répression / sublimation : «Voyez les eaux courantes enfermées dans des tuyaux de plomb: subissant une forte pression et dirigées vers un seul point, souvent elles dérogent si bien à la nature de l'eau qu'elles jaillissent en l'air sous l'effet de la poussée constante qu'elles subissent. De même, si tu resserres ton désir, si tu es tout entière unie à Dieu, si tu t'élèves vers le haut, tu ne retomberas pas vers en bas, tu ne te dissiperas pas, tu resteras tout entière au Christ. » 11
Ainsi, la répression du désir ne débouche pas sur l'extinction de son énergie, mais sur
sa reconversion spirituelle, idée qu'on retrouve chez Grégoire de Nysse, Ambroise et, plus tard, saint Jean Climaque 12 • Elle ne fait pas de l'ascète un apathique, mais un homme plein de zèle et d'allant spirituel Au milieu des charnels, dont l'énergie se disperse et s'écoule en perte vers la terre, il représente la source charismatique d'une
1
D. 43, 74, 6 .
2
Antoine, Lettres, 1, 4, p. 48 ; III, 2, 1. 3 Par ex. Origène, De Princip. 3, 1, 23. 4 D. 27, 13. 5 D. 43, 61, 2-3: «Qui était autant que lui étranger à la nourriture( ... ) et dépouillé de chair?». Cf. ibid., 49, 15; 57, 4. 6 D. 26, 13, 10-14. Cf. D. 40, 5. 7 D. 40, 38, 1-2; 40, 7-11. 8 Cf. Platon, Banquet, 202 s. ; Phèdre, 244 s. 9 D. 24, Il. 10 D. 39, 8. 11 D. 37, 12, 1-7. 12 Brown [Le renoncement], resp., p. 364, 436-437 et 294-296. Pour Grégoire de Nysse : Hom. In Cant. Cant., 4, PG 44, 497 c ; Virginité, VI, 2.
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Le monachisme comme monotropie
pure énergie divine, qui répand autour d'elle la sanctification: un point qui n'est pas 1 non plus sans évoquer la tradition syrienne • On peut finalement se demander si l'accent mis ainsi sur l'instrumentation du corps comme moyen de salut et de divinisation n'ouvre pas pour le philosophe d'autres perspectives que la vie hors du monde. En effet, si la privation doit être jointe à la 2 solitude pour que celle-ci puisse affiner l' esprit , les mortifications physiques, dont le "bénéfice" pourrait se conserver, peuvent s'accommoder d'une vie dans le monde. Nous y reviendrons3 , Grégoire vante à plusieurs reprises sur les vertus du silence et pratiqua au moins une fois dans sa vie, à l'occasion du carême, l'ascèse mutique. Or, le silence, comme le disent ces vers du De vita sua, réalise une sorte d'anachorèse: « nous devons prendre garde à nos paroles, dire une chose et en écouter une autre avec sagesse ; mais nous devons parfois nous retirer (ÈK:x;wpoüvi:aç) également de ces deux choses et nous laisser conduire par la juste lisière de la crainte. Car l'oreille offre moins de danger que la langue, 4 et fuir la vie publique encore moins qu'écouter. »
En outre, la monotropie ascétique s'exprime chez lui, dans ce registre de la communication, comme un dialogue exclusif avec soi-même et avec Dieu : «Rien ne me paraissait aussi beau que( ... ) de sortir de la chair et du monde, de se ramasser sur soi-même, de n'avoir aucun contact avec les choses humaines en dehors d'une absolue nécessité, de s'entretenir avec soi-même et avec Dieu ... »; «Quant à moi, je vais me ramasser en Dieu, Lui pour qui je vis et respire et vers qui seul je regarde ( ... ); à Lui i' offrirais en sacrifice les motions pures de mon esprit. conversant seul avec le Seul, autant qu'il est possible»; «Jusque-là, ( ... ) je ne dispensais même pas mes paroles à mes frères 5 bien aimés( ... ), pour m'entretenir avec moi-même et avec l'Esprit. »
Cependant, il s'agit d'un mutisme occasionnel, le silence signifiant surtout l'abstention d'un art oratoire source de prestige et vecteur de pouvoir, ambitions terrestres auxquelles le moine a renoncé: c'est sous cet angle qu'il présentera son carême de silence. Ou bien il s'agit d'une garde de la langue qui en réserve l'usage aux questions relevant de la piété et manifeste la monotropie : silence conditionnel et relatif, de l'ordre d'une taciturnité tout à fait compatible avec des fonctions ecclésiastiques, 6 comme on le voit dans la tradition patristique. C'est le même genre de silence qu'il vante chez les moines, qui consiste à savoir se taire, mais n'exclut pas une parole mûrie et spirituellement utile: « la parole guidée par la raison, le silence plus précieux que la parole, la louange assaisonnée de sel, non pas pour flatter, mais pour guider vers un bien supérieur, la réprimande plus désirée que la louange ,,7.
D'ailleurs, s'il vante encore ensuite: « meilleur que la parole, le silence qui enveloppe dans les profondeurs de l'oubli la blessure 8 que nous avons reçue » ,
1
Sur celle-ci, voir Escolan [Monachisme et Église], p. 64-65. P. 1, 2, 10, v. 589, cité par Szymusiak [Éléments de théologie], p. 47. 3 Infra, p. 195-208. 4 P. 2, 1, 11, v. 1250-1255. Cf. D. 32, 14. Voir encore infra, p. 198. 5 Resp. : D. 7, 1-4; P. 2, 1, 12, V. 803-812; D. 10, 1, 4-9. 6 Cf. infra, resp., p. 195-197 et 163-164. 7 D. 6, 2, 21-24: Col. 4, 6. 8 Ibid., 4, 4-5.
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La philosophie chrétienne selon Grégoire on voit bien que c'est en tant que discipline sociale et moyen du pardon. Mais il le fait par la parole, au moment où il a fait la paix avec les frères qui s'étaient fâchés avec lui: «J'accorde à la paix ce Discours, moi qui n'ai fait jusqu'à présent aucune concession.»
Il s'agit donc surtout de s'entraîner à la maiîrise de cet instrument du péché que peut être la bouche, susceptible de nourrir la discorde par des paroles médisantes, envieuses, coléreuses ou orgueilleuses : « Résistons à la colère comme à une bête sauvage, à la langue comme à une épée tranchante »1 ; «il aimait( ... ) la maîtrise de la langue et des yeux, et le frein que l'on met à la folie de la colère. »
À l'orée de son sacerdoce, il fait ainsi du silence le préalable d'une parole sereine, comme préparation à la prédication : «J'ai gardé le silence, mais je ne le garderai pas toujours.2 Je me suis écarté un peu, juste assez pour m'examiner et pour donner à mon chagrin une consolation, mais maintenant j'ai accepté de l'exalter dans l'assemblée du peuple et de le louer dans la chaire des anciens. » 3
D'autre part, si le silence aide à atteindre la maîtrise des passions et à convertir son esprit vers Dieu, on verra que travailler son discours est pour lui une véritable ascèse, qui ouvre sur une offrande de la parole. Mieux, c'est dans le sacerdoce, ministère de la parole, que s'accomplit la monotropie de qui vit pour le Verbe: ce n'est qu'à la fin de sa vie, lorsqu'il embrassera la profession d'écrivain de Dieu, que le silence ne sera plus pour lui une préparation à la prédication. 4 En fin de compte, le célibat ascétique constitue chez Grégoire l'élément fondamental de la profession philosophique ou "monastique" ; les "solitaires" sont d'abord pour lui des vierges pratiquant l'ascèse physique, ce qui n'est pas spécifiquement lié à la vie hors du monde. Ainsi, leur célibat et leurs mortifications assurent leur dissociation du monde et leur distinction des baptisés menant la vie du monde que, contrairement à la vision encratite, le Nazianzène ne conçoit pas comme foncièrement impurs et exclus du salut. Tant qu'ils ne vivent pas selon "l'esprit du monde" et même s'ils sont partagés entre les soucis du monde et Dieu, le baptême et l'obéissance aux commandements leur ouvrent également les portes du ciel, et rien ne semble devoir interdire leur fréquentation. Au contraire, inscrite à même son individualité physique dans la pureté virginale et la spiritualisation ascétique visible de son corps, la sainteté5 du monotrope, temple vivant du Christ et réceptacle de l'énergie des charismes de l'Esprit, peut rayonner au profit de toute la communauté ecclésiale. 6 On le voit en particulier dans l'assimilation des Jtap6Évm - vierges consacrées - à des
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D. 11, 5, 1-2; P. 2, 1, 1, V. 284-285. Cf. ls. 42, 14, que Grégoire citera, Lettres, CXVIII, t. II, p. 11, lors de son carême de silence de 382. On ne peut cependant affirmer avec certitude que sa retraite auprès de Basile fut tout à fait silencieuse: il peut s'agir tout simplement ici de l'abstention de la chaire. 2
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D. 2, 115, 10-14. Dans le même esprit, D. 26, 7, 9-13: si Jésus a donné l'exemple de la solitude érémitique, c'est pour rappeler «la règle suivante: qu'un peu de tranquillité est indispensable pour s'adresser à Dieu calmement et détacher un peu son esprit de tout ce qui est en dehors du droit chemin.» 4 Sur ces points, voir infra, p. 189 et 192-213. 5 C'est le même groupe de mots : àyvoç, àyvEla, qui exprime en grec la pureté et la sainteté. Cp. Basile, Lettres, 199, 44, 729. 6 Comme on le voit chez Origène ou Ambroise: Brown [Le renoncement], p. 223-226 et 436-437.
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Le monachisme comme monotropie
sacra dont la profanation est plus grave que le meurtre même' ; au fait que l'office des chœurs durant la liturgie, préfiguration de ceux des anges, leur appartient ; ou encore lorsque Grégoire raconte comment les foules s'empressent pour toucher le saint 2 homme, vivant ou mort • D'autre part, le Nazianzène conçoit la ~EvL·tüa i:oii Kooµou comme essentiellement intérieure. Sa conception du renoncement comme détachement intérieur va de pair avec l'idée que les liens et les biens sociaux et culturels peuvent et doivent être conservés comme éléments de l'économie divine dans la mesure où ils ont une utilité spirituelle. On doit ainsi les considérer, à la manière stoiCienne, comme des "préférables" tout en les regardant comme indifférents relativement à Dieu au service duquel on doit en user. Le renoncement absolu du moine au monde et à ses biens richesses, honneurs et pouvoirs, culture - a pour logique un acte unique d'échange du temporel contre le spirituel qui en suppose l'étrangeté radicale. Cet échange se réalise en outre uniquement à l'intérieur d'une économie individuelle, pour le salut du seul renonçant. Or, dans la logique même de son anthropologie et de son économie, Grégoire privilégie quant à lui l'union des contraires et l'absorption subsomptive de l'inférieur par le supérieur. Cette union hiérarchique des deux niveaux de valeur, plus précisément, apparaiî pour lui sous la forme d'une instrumentation - conversion, opération qui s'accomplit cette fois par une dépense au profit d'autrui: «j'obtiendrai le salut et pratiquerai la philosophie d'une manière plus parfaite en dépensant 3 pour le bien ce que j'ai amassé pour le mal, tant ma fortune que ma science. »
Enfin, le silence permet de converser en esprit avec Dieu seul mais aussi de s'isoler au sein même du monde. Moyen d'acquérir la maûrise de la langue, il est en définitive une préparation au bon usage de la parole, non un rejet définitif de la société humaine. Tout cela devrait, logiquement, minorer l'exigence anachorétique de la solitude: à la fois parce que certains liens sociaux sont de nature spirituelle, parce que l'instrumentation des "préférables" se fait au profit d'autrui et parce que le philosophe peut vivre parmi ceux du monde qui partagent sa piété. Cela pourrait même conduire au rejet de la solitude, dans la mesure où elle s'apparente à un mépris de ces dons de Dieu que sont les biens et liens sociaux et à une désertion de la participation qu'il attend de nous pour collaborer à la sagesse de son économie.
1 Par ex. D. 4, 87 ; D. 5, 29, 23-24 ; D. 24, 9 ; D. 25, 12; D. 33, 3, 23 s. Eusèbe d'Émèse, Basile et Jérôme qualifient de même les veuves et les vierges d' « autels vivants » et de « vases sacrés » (Clark [Reading Renunciation], p. 213 ; Brown [Le renoncement], p. 319). 2 D. 21, 27 et 29; D. 43, 80, 1-24. Tout cela va bien sûr de pair avec le culte des reliques (Cf. D. 24,
17). D. 20, 4.
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La philosophie chrétienne selon Grégoire
La solitude et les formes de vie "monastique" : un problème de définitions
La légende de saint Antoine, le "père des moines", nous rapporte qu'ayant entendu durant l'office le commandement du Christ au riche de l'Évangile selon Matthieu : «Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres, et viens, suis-moi, tu auras un trésor dans le ciel »1 , le jeune Antoine distribua ses biens, abandonna ce qui lui restait de famille et son village, pour mener une vie ascétique solitaire - s'enfonçant même toujours plus dans le désert pour préserver cette solitude2 • Un peu plus d'un siècle plus tard, la vocation monastique d'Arsène telle que la rapportent les Apophtegmes des Pères3 , obéit au même motif. Vers 394, il vivait à la cour de Théodose lorsqu'il entendit une voix lui dire: «Arsène, fuis les hommes et tu seras sauvé»; il s'embarque alors pour l'Égypte et s'établit parmi les moines de Scété. Ces deux exemples illustrent le mot d'ordre du monachisme: la fuite du monde. Le monachisme chrétien primitif obéit tout d'abord au souci du salut personnel et, lorsqu'il désigne la retraite comme fuite du monde, il semble qu'elle soit pour lui la seule garantie, en rompant les attaches avec un monde mauvais, de réaliser tout à fait le renoncement baptismal à Satan et à ses œuvres et de restaurer en soi la nature adamique. À l'époque de Grégoire, en témoigne la tendance à s'engager dans une vie ascétique plus ou moins coupée du monde dès lors qu'on a reçu le baptême - un baptême que l'on diffère généralement, justement, de peur de compromettre la 4 purification qu'il a opérée • Dès lors, la vie dans le monde, y compris celle du sacerdote, pourrait être condamnée absolument, comme c'est le cas dans !'encratisme et le messalianisme. Mais l'on a vu que le Nazianzène est au plus loin de ces positions, et l'on peut donc s'attendre à ce que le monachisme ne se définisse pas chez lui par la fuite des hommes, d'autant qu'il inscrit la vocation sociale de l'humanité dans les plans divins5 , et ce dès la création d'Adam et Ève6 • Certes, il lui arrive d'assimiler purement et simplement la philosophie chrétienne à la vie contemplative hors du monde7 , de désigner la contemplation solitaire comme une occupation plus haute que la vie active8 , ou de se vanter de venir du désert9 • 1
Athanase, Vie d'Antoine, 2 : Mt. 19, 21. Ibid., 2-3 : Il confie sa sœur, dont, orphelin, il avait la charge, à des vierges et s'établit aux abords du village ; 8 : puis dans un sépulcre loin du village ; 11 : il se retire au désert "extérieur" ; 49 : enfin, pour préserver sa solitude, il gagne le désert "intérieur" de la Thébaïde. 3 Apohtegmes des Pères (série alphabétique), Arsène 1, in Guillaumont [Aux origines], p. 96. 4 C'est le thème principal de la prédication baptismale de Grégoire à Constantinople: D. 40, 16-25. 5 D. 25, 5, 9-10. 6 P. 1, 1, 4, v. 80-82 (cf. Gen. l, 28): Dieu a voulu doter Adam d'une compagne, pour qu'ils «règnent sur davantage d'êtres célestes» et soient «pour davantage d'entre eux une lumière répandant le bonheur». 7 Par ex. D. 2, 7, 14 et 103; D. 3, 1, 9; D. 10, 1, 4-10; D. 43, 59. Il adopte alors un usage du mot répandu en son temps, comme !'a montré Bardy [Philosophe et philosophie], p. 97-108. Mais on verra que, pour lui, la philosophie chrétienne ne se réduit pas, loin de là, au monachisme. 8 D. 26, 15-16: des solitudes du Christ; D. 43, 29, 9-10: Élie et Jean Baptiste, fameux ou parfaits (mivu) philosophes; Lettres, XLIX, t. 1, p. 63: «pour moi, la plus grande action, c'est l'inaction ... » ; CXXXI, 2, t. Il, p. 20. 9 Cf. infra, p. 67. 2
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Le rrwnachisme comme rrwnotropie
Pourtant, il applique également les termes « philosophe » et « philosophie » au 1 déploiement des vertus actives. D'autre part, si la profession philosophique chrétienne, on· 1e verra, coïncide pour lui avec celle des "solitaires", il reste à voir en quel sens il entend cette "solitude", exprimée par divers termes de la famille de µôvoç. En effet, ce registre lexical pourrait renvoyer aussi bien au célibat et à la monotropie qu'à la solitude ou l'isolement, favorable à la contemplation, mais qui, du moins sous sa forme extrême, exclut la vie pratique. C'est sur cette base que Grégoire reprend la distinction traditionnelle entre philosophie contemplative et philosophie active et la vieille question de savoir laquelle est préférable. Au registre lexical d'Epriµoç / Èp11µia - le désert, les solitudes, la solitude-, il oppose alors celui de la communauté, la KOLvwvia, avec tous les termes de même racine, et celui du "mélange", représenté par le substantif µLyciç et l'adjectif ÈniµLK'tOÇ. Mais les relations entre ces différents registres dans le corpus nazianzène ne sont pas évidentes, et traducteurs et lexicographes adoptent des solutions fluctuantes, pas toujours claires, et divergentes. Ainsi, tandis que F. Boulenger traduit prudemment l'opposition du Discours 43 i:ou ÈPllµLKou f3iou Kat wu µLyciôoç par « la vie des solitaires et celle des migades » et J. Benardi par «la vie érémitique et celle de ceux qui se mêlent aux 3 2 autres » , l'article µLyciç du Lampe plaque sur cette opposition celle, moderne, des séculiers aux moines, intégrant l'isolement du monde dans la définition de la vie philosophique ou "monastique". Dans un esprit approchant, pour un passage du Discours 21 définissant l'érémitisme par opposition au cénobitisme, J. Mossay traduit i:àv ncivi:ri µovaÔLKÔv ( ... ) [3LÔV par «la vie parfaitement monastique» et, dans le Discours 25, i:à KOLVlllVLKàv Kat ÈniµLKi:ov [f3iov], comme une redondance, par 4 «la vie en groupe et en communauté » , traduction qui n'indique pas s'il s'agit de cénobitisme ou de vie dans le monde. S'agissant du De vita sua, le couple d'opposés Èp11µLKWv Kat µtyciôwv est enfin rendu, selon les traductions, par « solitude and involvment », « Einsiedlern und Geselligen », « [la situation] des solitaires et celle de 5 ceux qui sont mêlés au monde » ou « la vie érémitique et la vie active » . La question - à laquelle la réponse pourrait bien varier selon les textes - serait d'abord de savoir si les deux registres de la "communauté" et du "mélange" sont strictement équivalents; il s'agira aussi de déterminer qui sont ces migades que le Nazianzène oppose aux moines du désert. Elle est ensuite de voir si le registre de l'êpriµia correspond à l'érémitisme qui en dérive étymologiquement et si, du fait de son asocialité, il s'opposerait à la fois au cénobitisme et à la vie dans le monde; ou bien si, compris comme renvoyant au désert ou aux solitudes monastiques par opposition à cette dernière, il recouvre en fait érémitisme et cénobitisme comme simples variantes d'une vie coupée du siècle. Dans ce cas, enfin, on serait tenté, selon l'option du Lampe, d'assimiler la distinction à celle des moines aux séculiers et donc de faire de l' anachorèse la condition naturelle du "solitaire" ou du philosophe : une 1 D. 2, 78, l (cité p. 313); D. 20, 4, 24; D. 21, 9, 31; D. 25, 2 s. (voir infra, p. 62-65); D. 26, 9 s. (citation, p. 369); Lettres, XIX, 4, t. 1, p. 27; XLVII, 2, t. 1, p. 60; XXIV, 4 et 6, t. 1, p. 32-33. Voir aussi, infra, p. 121, n. 7. 2 Boulenger [Discours funèbres], p. 187 ; Bernardi [SC 384], p. 261. 3 [Lampe], p. 870, col. 2. [Lidell & Scott], quant à lui, donne pour ce terme «the mingling of two opposites, for example the ascetic lite and the world ». 4 Mossay [SC 270], p. 149 151et [SC 284], p. 167. 5 Resp. : White [Autobiographical poems], p. 33 ; Jungck [De vita sua], p. 69 ; Millet [L'univers imaginaire], p. 19; Lukinovich [Le dit de sa vie], p. 73.
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La philosophie chrétienne selon Grégoire
solution qui contredit au fait que le Nazianzène - à commencer par lui-même - crédite du titre de philosophes des hommes engagés dans le monde 1 ou fait du sacerdoce véritable une philosophie dans le siècle. Pour tâcher de résoudre ces épineux problèmes, nous avons donc préféré analyser à nouveaux frais les textes sur la base d'une traduction littérale qui préserve une certaine neutralité. Le De vita sua nous montre Grégoire, à l'orée de sa conversion philosophique, hésitant entre deux «voies divines» pour savoir quelle est la meilleure2 • Les deux genres de vie évoqués dans ce texte sont des options également philosophiques, correspondant à la voie contemplative et la voie active, selon les termes traditionnels d'un débat où le néoplatonisme penchait pour la première solution et le stoiCisme privilégiait la seconde : d'un côté le désert ou la solitude concrète (ÈPfJµoç / ÈPfJµl.a.), la tranquillité 7, ce projet était donc déjà en germe. Et si c'est dans les six ou sept dernières années de sa vie, retiré des charges ecclésiastiques, qu'il pourra mener à bien systématiquement ce projet, il ne l'en aura pas moins bien avancé auparavant : comme C. Moreschini, nous estimons en particulier que son ample œuvre 8 poétique ne saurait être née tout entière en si peu de temps. On est donc tenté de voir dans sa vocation littéraire une des rares raisons de fond qui l'on conduit à fuir les charges ecclésiastiques et leurs soucis, alors même qu'elles lui offraient l'occasion de déployer son talent oratoire - mais très longtemps dans des conditions fort modestes et devant un public provincial. Cette fonction compensatoire n'est pourtant pas seule en cause: d'abord, parce que l'écrit s'adresse à un public certes instruit, mais surtout non limité dans l'espace et le temps comme l'est l'auditoire de la prédication, et qui pourra en apprécier les idées et la qualité littéraire au-delà des circonstances qui en ont motivé la rédaction. Ainsi, par exemple, de l'éloge de Césaire, dont Grégoire souhaite qu'il
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Ex. 31, 18. D. 1, 6, 13 s., cité infra, p. 307. 3 Bernardi [Saint Grégoire], p. 123 et 129. 4 Cf. infra, p. 224. 5 Bernardi [SC 309], p. 22-37 - ce qui concerne le schisme local étant erroné cependant. 6 P. 2, 1, 1, v. 96 : Bénin [Une autobiographie romantique], p. 365. 7 Bernardi [SC 309], p. 13. 8 Moreschini [Letteratura], p. 218. Ce d'autant qu'il révisa et compléta également alors son œuvre oratoire et épistolaire.
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La littérature comme ascèse et sacerdoce connaisse une postérité qu'on peut appeler littéraire en ce que, survivant à son énonciation inaugurale, le texte pourrait être revivifié par des lectures ultérieures : «Mon présent, c'est un discours, que peut-être l'avenir accueillera dans un mouvement perpétuel, sans laisser partir tout à fait celui qui s'est éloigné d'ici, et en maintenant toujours dans nos oreilles et dans nos âmes l'homme que nous honorons » 1.
De même pour la stèle d'infamie qu'il dresse à Julien l' Apostat: «Il est impossible qu'elle ne se mette pas en route pour se faire connaître de tous et partout; les temps futurs eux aussi lui feront accueil, j'en suis certain. » 2
On remarquera que, dans le premier passage, Grégoire ne semble pas dissocier le discours de son énonciation, puisqu'il n'envisage sa survivance qu'à travers le médium acoustique. En cela, il appartient bien à une culture essentiellement orale, mais dans laquelle le texte, s'il doit être vivifié par la voix, s'est imposé comme support de la parole et de sa permanence. S'il entre avant tout dans le domaine public d'une société conçue comme auditoire par la performance oratoire de son auteur, il s'y inscrit aussi grâce à la voix que des lecteurs privés mettent au service de son énonciation - en particulier pour ce qui est de la postérité de ses discours, comme le suggèrent nos références, mais aussi des lettres et poèmes que Grégoire lui a légués. En tout cas, c'est toute une œuvre littéraire que Grégoire consacrera ainsi à la défense et illustration du christianisme, l'enregistrement et le remaniement par écrit de prêches effectivement prononcés n'en constituant qu'une faible partie, aux côtés de traités, des lettres et d'une considérable œuvre poétique. Il s'agissait pour lui de démontrer la capacité des chrétiens de produire, dans tous les genres littéraires répertoriés de l'époque, des œuvres de qualité au moins comparable à celles du paganisme; et de contribuer à la constitution d'un patrimoine chrétien édifiant sur lequel l'éducation des jeunes puisse faire fond au lieu de continuer à s'appuyer sur une littérature véhiculant des références païennes potentiellement corruptrices3 • L'édition de ses discours est quant à elle précisément destinée à fournir aux prédicateurs des modèles d'éloquence pour les différentes occasions de leur ministère4 : discours d'investiture (D. 1, 2, 3, 9, 10, 12, en qualité de consacré et 13 en celle de consécrateur); célébration des fêtes du cycle liturgique (D. 1, 38, 39, 41, 45) ; de l'anniversaire d'un saint ou d'un martyr (D. 15, 21, 24); oraisons funèbres (D. 7, 8, 18, 34) ; discours de réconciliation (D. 6, 22, 23, 34), d'adieu (D. 25, adieu à/éloge de Héron; D. 42, adieu au concile de Constantinople) ; discours consacrés à quelque autre événement marquant tel qu'une calamité agricole (D. 19), la visite d'un confrère (D. 11) ou d'un représentant de l'autorité civile (D.17 et 19). Quant aux cinq discours théologiques (D. 27 - 31), ils donnent un modèle de ce qui constitue la prérogative épiscopale : l'enseignement et la controverse au sujet de Dieu qui définissent et justifient la confession de la vraie foi. Mais, quoique presque tous écrits dans un style oratoire pour la chaire, ils ont été remaniés afm de former une sorte de traité de théologie trinitaire5 qui constitue, avec les Lettres théologiques (Lettres 101 - 103), le testament du théologien que Grégoire entendait être par dessus tout.
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D. 7, 16, 17 s. D. 5, 42. 3 Bernardi [Saint Grégoire], p. 242-243 et 342 et [SC 309], p. 13. Cf. infra, p. 188. 4 Bemardi [Saint Grégoire], p. 265-286; [Prédication], p. 255-258. 5 Gallay [SC 250], p.8-12; Bernardi [Prédication], p. 181-183; [Saint Grégoire], p. 195, 296. 2
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Parole, écriture et silence chez Grégoire Deux points retiennent l'attention dans la sélection de ses sermons par le Nazianzène: d'abord, le fait qu'un seul des prêches choisis (D. 37) constitue une homélie exégétique, alors que le commentaire des textes scripturaires lus au cours de 1 la liturgie devait constituer l'ordinaire de sa prédication et que saint Jérôme le donne pour son maître en matière d'exégèse. Encore ce sermon consacré au mariage fut-il prononcé en présence de l'empereur Théodose, à qui l'évêque de Constantinople adresse une pressante exhortation à réformer le droit civil en la matière - circonstances exceptionnelles qui en justifient sans doute la publication. Ce fait confirme l'orientation particulière du manuel de prédication conçu par Grégoire : constituer « un échantillonnage de modèles » recouvrant les « circonstances publiques que peut 2 rencontrer un pasteur», et surtout un évêque, dans l'exercice de ses fonctions • Remarqons ici que, si Grégoire avait préféré la contemplation à la vie active, il aurait plutôt privilégié le commentaire scripturaire, plus proche de la méditation monastique, et non cette éloquence liée aux fonctions et à l'autorité "politiques" du pasteur. Ensuite - en partie, nous y reviendrons dans le prochain chapitre, pour cette raison -, la sélection des discours a un caractère autobiographique accusé. Grégoire a également illustré le christianisme dans un genre que les lettrés de son 3 temps tenaient en haute estirne comme démonstration éminente de civilité, susceptible 4 de bien des registres en fonction du destinataire et du sujet évoqué: l'art épistolaire • Il a d'ailleurs très vite servi de modèle en la matière dans les écoles byzantines, comme il pouvait l'espérer lorsqu'il composa pour son petit-neveu Nicobule un florilège de 5 lettres de lui-même et de Basile précédé d'un petit traité d'art épistolaire, la lettre 51 . Ses quelques deux cent cinquante lettres illustrent bien la spécificité du genre tel qu'il le définit dans ce texte : loin de l'emphase et des longueurs oratoires, un style qui se veut proche de la conversation dont la correspondance est un substitut. Seules les Lettres théologiques doivent être rangées à part: il s'agit de trois courts traités antiapollinaristes dont la tournure épistolaire et l'adresse à un correspondant précis ne doivent pas masquer qu'elles étaient destinées à une diffusion plus large, faisant du destinataire mentionné un dédicataire plutôt qu'un destinataire exclusif. 7 Enfin, le Nazianzène a composé une œuvre poétique considérable , d'environ vingt mille vers, dont les pièces sont d'ampleur, de forme et de teneur très diverses: poèmes épistolaires, dogmatiques, moraux, autobiographiques, thrènes, hymnes et prières, 8 énumérations bibliques, gnomologies, épigrammes et épitaphes ; et même une 1
Jérôme, De viris inlustribus, 117. Bemardi [Prédication], p. 256-257. 3 Libanius a ainsi laissé plus de 1500 lettres et les auteurs chrétiens, comme Basile et, un peu plus tard, Jean Chrysostome ou Théodoret de Cyr, suivent cette tendance. 4 Sur la question, voir Bemardi [Saint Grégoire], p. 241- 263. 5 Bemardi, ibid., p. 235 et 246; Gallay [La vie], p. 236. 6 Bemardi, ibid., p. 236 et 245. 7 Si diverses œuvres de ce corpus poétique ont été traduites en français, en allemand et en anglais, seule la collection "Testi Patristici" en offre aujourd'hui une traduction intégrale, en italien : n° 16, Trisoglio, Gregorio Nazianzeno, La passione di Cristo; n° 58, Moreschini, Gregorio Nazianzeno, 1 cinque Discorsi teologici [P. 1, 1, 1-11]; n° 62, Viscanti, Gregorio Nazianzeno, Fuga e autobiografia [P. 2, 1, 11]; n° 115, Moreschini et alii, Gregorio Nazianzeno Poesie/1 [P. 1, 1, 12-1, 2, 40]; n° 150, Crimi & Costa, Gregorio Nazianzeno, Poesie/2 [P. 2, 1, 1, 1-10; 2, 1, 12-2, 2, 8]. 8 Nous reprenons ici la classification de Demoen, [Pagan and Biblical], p. 61-63, plus fine que celle des mauristes qui ne distingue, en dehors des épigrammes et épitaphes, qu'entre poèmes dogmatiques et moraux d'une part et poèmes narratifs (Poemata historica) d'autre part. 2
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La littérature comme ascèse et sacerdoce tragédie, Le Christ souffrant1 • S'il s'agit pour une part de discours versifiés qui peuvent ressortir de la diatribe (P. 1, II, 15 b ; II, 1, 7, 9, 14, 23 c, 29, 30, 36, 37, 40, 41) de l'apologie (P. II, 1, 10, 11, 12, 34 a, 34 b, 44 a, 68) ou de la dispute de préséance (P. 1, II, 1, v. 215 - 732: entre la virginité et le mariage; P. 1, Il, 8: entre la vie du monde et la vie "monastique"), cela correspond à un usage du temps. La variété des genres et des formes ainsi que de la métrique s'inscrit dans le projet systématique de défense et illustration du christianisme que nous avons évoqué. C'est ce qui, audelà de son ampleur exceptionnelle, rend cette œuvre unique, même si d'autres évêques, tels Dorothéos, Apollinaire de Laodicée ou Synésios de Cyrène, sans oublier saint Ephrem et ses Hymnes syriaques, ont également composé des poèmes. Il faut d'ailleurs faire une place particulière, dans sa création poétique, à l'hymnographie2. Car elle s'intègre très directement, sur le modèle d'Éphrem, à son office sacerdotal, puisque les hymnes en question furent destinés à être chantés, au cours de la liturgie, par les chœurs de Nazianze et par ceux des églises qui voudraient les reprendre. Plus généralement, même si elle ne s'inscrit pas dans son ministère proprement dit, l'intention qui préside à son travail de poète est explicitement didactique et édifiante, comme l'atteste le poème programmatique Sur ses vers, qu'il destine: «(. .. )aux jeunes gens, et spécialement ceux que charme la littérature, pour leur offrir cela comme une agréable médecine3, un remède qui puisse conduire à des choses plus utiles, adoucissant artistement la dureté des commandements (. .. ) Je t'offre cela pour te distraire, si tu veux te distraire un peu, afin que rien ne t'empêche dans ton progrès vers le bien » 4 ; « Les vers divertissent, remède à la détresse, à la fois instruction et doux plaisir pour la jeunesse, charmante consolation ... » 5
Il s'agit pour lui de constituer un corpus poétique chrétien pour servir de modèle littéraire à de futurs étudiants, mais aussi de mieux pénétrer leurs esprits des idées et valeurs chrétiennes grâce au charme6 et aux facilités mnémotechniques de la versification : « Mes œuvres t'instruiront, si tu le veux bien,
(... )qu'il s'agisse de l'éloge du bien, du blâme des méchants, de doctrine, d'une sentence ou de morceaux choisis qui attachent la mémoire avec les liens de la lettre. ,,7
1 Longtemps contestée, l'attribution au Nazianzène de cette tragédie, qui s'accorde avec le cara(,'tèfe systématique de son entreprise littéraire, a trouvé chez A. Tuilier, dans l'introduction à l'édition des SC 149, et Bernardi [Saint Grégoire], p. 311-312, des arguments décisifs en faveur de son authenticité, et a été définitivement établie par Trisoglio [Gregorio Nazianzio e il Christus Patiens]. 2 P. 1, 1, 29-38; 2, 1, 3; 20-22; 24-26; 38; 62-63; 69-71; Demoen [Pagan and Biblical], p. 61. 3 >
Enfant, ce fils d'évêque que sa mère élève dans l'idéal d'une piété ascétique et les enseignements des Écritures conçoit de sa consécration une haute idée de soi et nourrit son esprit de lectures religieuses : Depuis les langes, je fus élevé dans tout ce qui est bon ayant chez moi les meilleur des modèles et déjà j'éprouvais un certain respect pour la consécration dont j'avais été honoré, tandis que peu à peu( ... )
«
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P. 2, 1, 96. Trad. Millet, p. 68. Reproduisons ici la note de Bemardi [SC 247], n. 4, p. 190-191: « 'EMeriv llc'rtoç : J Sam. 1, 11 : Grégoire a critiqué plus haut les carrières sacerdotales trop précoces qui se parent de l'exemple de Samuel (cf. 49). C'est pourtant sur cet exemple qu'il cherche à calquer sa propre image, puisque ce sont les mots de la mère de Samuel qu'il s'applique ici.» 3 D. 2, 77, 6 s. (Ps. 21, 11). 4 D. 2, 6, 10-13. Cette interprétation sera établie par Je chapitre IV. 5 P. 2, 1, 11, V. 194-199.
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Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu le zèle pour les biens les plus précieux s'accumulait. Je progressais de concert avec ma raison, me délectais des livres qui plaident la cause de Dieu, et des hommes fréquentais ceux qui ont les meilleures mœurs. » 1
Son imagination, remplie de merveilleux chrétien, lui fait croire qu'il vit dans une relation directe avec le Christ qui l'a élu comme un nouveau Samuel et veille sur sa personne, Pédagogue divin communiquant avec lui par toutes sortes de signes miraculeux2 - une conviction qui ne le quittera plus. Grégoire l'Ancien ayant perdu sur lui les droits du sang au profit du Christ, c'est Celui-ci en personne qui se substitue à son père pour exercer la providence et l'autorité pédagogique sur notre Grégoire. Il lui envoie ainsi en songe deux figures virginales qui l'invitent à suivre leur exemple, comme le rapporte le poème 45 : « Pendant que je dormais, une fois, j'eus ce rêve Qui m'attira sans peine au désir d'être pur: Deux femmes m'apparurent en habits d'argent, Deux vierges étincelantes, tout près de moi. Toutes deux étaient belles, ainsi que du même âge, Et leur parure était de n'en point avoir (. .. ) Les lèvres de l'une et de l'autre restaient closes Comme un bouton de rose humide de rosée. Leur vue me remplissait de joie, je les trouvais Supérieures aux femmes que l'on voit le jour. Voyant qu'elles avaient charmé mon cœur, des lèvres Elles m'embrassèrent, comme on fait à un fils. Je leur demandais quelles femmes elles étaient Et de quel univers. L'une me répondit: Je suis la pureté, et l'autre : La chasteté ; Nous siégeons aux côtés du Seigneur, du Christ ·Roi, Jouissant de la beauté propre aux vierges célestes. Viens là-bas, nwn enfant, viens unir ton esprit A nos cœurs, et ta flamme à nos flammes. Tout radieux, Nous voulons t'élever dans le ciel, et t'asseoir Auprès de la Splendeur Trinitaire, imnwnelle. A ces mots elles furent emportées au ciel. Mes yeux les suivaient dans leur vol: c'était un songe. Mais mon cœur fut longtemps sous l'emprise du charme De cette apparition qui, la nuit, me fit voir Des images d'une éclatante pureté.
Mon cœur a recueilli leur message en ce temps Où s'établit la claire idée du bien, du mal ; Ma raison dirigeait désormais mes désirs (. .. ) ma vision M'enflamma peu à peu, fit luire en moi l'Amour ; Puis son éclat brilla, rendu visible à tous 3 Sans plus rester caché dans les plis de mon âme. »
Ce rêve, fait à l'âge de raison, qui est aussi celui de la sublimation - n'y voit-on pas l'érotisme de ces figures maternelles se transcender en aura virginale et céleste ? -, traduit l'intériorisation par Grégoire de l'idéal du moi qui lui était proposé par sa mère: l'idéal céleste d'une vie pure et virginale dont l'emprise le mettait à part du 1
P. 2, 1, 11, V. 93-100. P. 2, 1, 1, v. 450-459 et P. 2, 1, 11, v. 101-110. 3 P. 2, 1, 45, v. 229-276. Trad. : Millet, p. 52-53.
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Genèse d'une personnalité: le fils béni d'une mère commun des mortels, dans la compagnie radieuse de la divinité. Il fit de lui un enfant particulièrement pieux, et fier de l'être, rempli de l'idée d'une vocation spéciale et providentielle qui le distinguait et l'élevait au-dessus de son âge. À ces dispositions d'enfant sage, on l'a vu, s'associait par ailleurs le goût de la lecture dont naquit assez tôt une véritable vocation littéraire : installé, sans doute dans les premières années de son adolescence, sous la garde de son pédagogue Cartérios, à Césarée, il y reçoit les leçons des grammatistes et probablement une initiation à la rhétorique qu'il entend bien poursuivre, ce qui était de toutes façons la voie royale des jeunes gens bien nés. Or, il faut se souvenir que cet enseignement était tributaire des traditions paiennes, dont il transmettait, avec le legs littéraire qui en faisait le fonds, les mythes et les modèles. Cette étrangeté au christianisme dont il était nourri ne pouvait échapper au jeune Grégoire, surtout dans une ville où l'enseignement chrétien d'Origène restait vivant, et il était sans doute confronté de ce fait à quelques difficultés à l'égard de maîtres et de camarades moins réticents à cet égard. Mais, à l'en croire ce que le contexte familial autorise-, l'enseignement profane qu'il reçut alors ne fut pour lui qu'un bagage technique et littéraire dont les références ne remettaient pas en cause son éducation chrétienne; il en conçut peut-être même un ardent désir de revanche, de défendre sa foi et d'en remontrer en matière d'éloquence à des condisciples paiens : «Le duvet ne couvrait pas encore ma joue que déjà l'amour des lettres me brûlait. Des lettres bâtardes, j'aspirais à faire les serviteurs des lettres légitimes, afin qu'ils n'aient pas à se vanter, ceux qui n'ont rien appris que belles paroles vaines et creuses, faites de sonores effets de gorge, et que je ne me laisse pas prendre aux lacets des sophismes. Mais jamais il ne m'est venu à l'esprit 1 de placer quoi que ce fût au-dessus des enseignements de mon enfance. »
P. 2, 1, 11, v. 112-120. Encore faut-il prendre garde au contexte apologétique: ce passage introduit le récit de son départ pour Athènes, centre de la culture païenne qu'il choisit pourtant, après avoir suivi des cours en Palestine et à Alexandrie, pour y mener ses études de rhétorique ; il entend ici, avant tout, se défendre du soupçon d'avoir eu un faible pour la culture païenne ou d'avoir mis l'ambition d'une carrière oratoire au-dessus de sa foi. 1
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CHAPITRE ID
ATHÈNES, LE TEMPS DES PROJETS
Une pérégrination pédagogique
Sans doute à l'âge de 18 ans, Grégoire quitte la Cappadoce pour affronter l'épreuve initiatique de la !;EVL'tELa - expatriation et pérégrination- nécessaire à l'émancipation et la maturation morale et intellectuelle du jeune homme selon les vues des élites du temps 1• Il part se former à la rhétorique auprès de maîtres plus prestigieux que ceux de Césarée et acquérir au moins ce vernis de philosophie qui couronne généralement de telles études. Son périple le conduira finalement à Athènes 2 , où il accomplit l'essentiel de son cursus, puisqu'il y demeurera huit ans, alors qu'on peut estimer la durée de son voyage jusqu'à Alexandrie, d'où il embarque, en octobre 350, pour l' Attique, à deux ans tout au plus. La durée totale de sa formation, et ne serait-ce que ses huit années d'études athéniennes, dépassa de beaucoup celle du cursus ordinaire de l'honnête homme. Elle l'habilita à exercer une charge de professeur de rhétorique pour laquelle il fut d'ailleurs un temps pressenti à Athènes et recouvrit une formation philosophique consistante dont témoigne son œuvre. De son cursus universitaire, dont il ne mentionne jamais les maîtres, il nous indique, avant Athènes, deux étapes: la Palestine, c'est à dire Césarée de Palestine, où Jérôme nous apprend qu'il a eu pour maître le rhéteur Thespésios, et Alexandrie, où il a probablement suivi la catéchèse du grand Didyme l' Aveugle et retrouvé son frère, qui y faisait sa médecine. 3 C'est sans doute de celui-ci qu'il tire ses quelques lumières en la matière, et il n'est pas nécessaire de supposer qu'il y a lui-même étudié cette science, encore moins que tel ait été le but de son séjour dans ce centre universitaire avant tout scientifique. On remarquera que les trois premières villes où il étudia - Césarée de Cappadoce, Césarée de Palestine et Alexandrie -, sont les trois grands centres de la tradition origénienne, avec laquelle ses contacts ont donc été précoces. Son trajet, par ailleurs, passait nécessairement par Tarse, ville natale de Paul, et Antioche, patrie du grand Libanios, et il visita sans doute Jérusalem en descendant vers Alexandrie. Qu'il ne mentionne pas Antioche, principal centre universitaire de l'Orient avec Alexandrie, où l'on s'attendrait à ce qu'il ait fait quelques études, est assez surprenant. Peut-être 1 Ainsi Basile, Lettres, 74, 1, t. 1, p. 172, considère comme important pour être éduqué« d'avoir vu les cités de beaucoup d'hommes et d'avoir étudié leurs idées». 2 Sur la période athénienne: Gallay [La vie], p. 55-63; Bernardi [Saint Grégoire], p. 112-118 et Rousseau [Basil], p. 28-60. 3 D. 7, 6, 7-11 ; Jérôme, De viris inlustribus, 113; Gallay [Vie], p. 32-3; Bernardi [Saint Grégoire], p. 111-112.
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Athènes, le temps des projets les écoles rhétoriques y étaient-elles trop exclusivement marquées par l'orientation paienne que Libanios leur avait imprimée. Alors que seul le prestige unique de ce grand orateur qui éclipsait tous les autres professeurs d'Antioche eût justifié de passer outre, comme le fera Jean Chrysostome, il était alors absent de sa cité. Un tel parcours était nécessairement planifié, en fonction des relations et recommandations dont la famille de Grégoire pouvait disposer. Mais son programme d'études n'est pas forcément fixé pour autant. En dehors de quelques grands maîtres renommés dont les leçons s'achètent à prix d'or et auprès desquels il faut être introduit, les écoles se disputent sur place le recrutement d'étudiants dont l'inscription se décidera en fonction de leur réputation et des négociations sur les tarifs. Si l'on considère ces éléments, peut-on affirmer, comme J. Bemardi, que son embarquement pour Athènes représenta un« changement de programme » 1 pour l'approbation duquel il aurait dû vaincre les réticences de son père ? Certes, s'il avait été convenu qu'il s'y rende directement pour y faire ses études, il aurait évidemment emprunté une autre route, plus directe et plus sûre : celle, terrestre, par Constantinople, que suivit Basile. Mais on remarquera que celui-ci, peu après son retour, trouvera bon d'ajouter à son cursus universitaire la visite de la Terre Sainte qui avait précédé pour son ami le séjour d'Athènes. L'importance de ce pèlerinage dans l'élite chrétienne du temps pourrait expliquer que le Nazianzène se soit d'abord dirigé vers l'est. En tout cas, cela lui permettait d'accompagner son jeune frère sur la route d'Alexandrie. Le fait que Grégoire ait pris la mer au moment où commençait l'année universitaire et au début de la mauvaise saison, alors que, passé le 11 novembre, les assureurs ne couvraient plus la navigation semble certes indiquer une décision improvisée. Mais ce départ précipité pouvait avoir d'autres raisons, dont le souci de ne pas manquer la rentrée à Athènes alors qu'il n'avait pas trouvé à Alexandrie un enseignement littéraire digne de le retenir. Or, le seul fait qu'il ne se soit pas fixé à Antioche et n'ait pas poursuivi ses études en Palestine plus d'un an plaiderait au contraire en faveur de l'idée selon laquelle Athènes aurait été d'emblée inscrite à son programme. On peut en effet douter que Césarée de Palestine ait été pensée comme devant pourvoir à sa formation rhétorique. Athènes, au contraire, demeure un centre universitaire majeur, voire le plus renommé en ce qui concerne les études rhétoriques et philosophiques, et jouit même alors d'un véritable renouveau auquel participe le patronage chrétien2 : parmi les étudiants qui y affluaient de tout l'empire, le prince impérial Julien lui-même, le futur Apostat, y fit ses classes à la même époque que Grégoire, ainsi qu'un certain nombre d'autres étudiants chrétiens, dont son compatriote et futur ami Basile. Le cas de ce dernier montre que les réticences des familles chrétiennes à envoyer leurs fils dans ce fief de la culture paienne ne résistaient guère à son prestige universitaire ; d'autant moins pour nos Cappadociens qu'ils pouvaient y suivre l'enseignement rhétorique de leur coreligionnaire Prohairesios, en tant qu' Arménien un quasi compatriote du Nazianzène. Ce maître de la seconde Sophistique était, comme un peu plus tard Marius Victorinus à Rome, le champion du christianisme dans le champ oratoire, et représentait pour Grégoire un modèle de cette assimilation de la culture littéraire et philosophique grecque au service de la foi qu'il ambitionne alors - un idéal qu'il avait vu illustrer par le père de Basile sur sa chaire de rhéteur de Césarée. Or, puisqu'il nous dit avoir suivi les leçons de tous les maîtres d'Athènes et vu le cercle 1 2
Bemardi [Saint Grégoire], p. 112. Rousseau [Basil], p. 29-30 ; Fowden [The Athenian Agora].
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Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu d'étudiants chrétiens qu'il fréquenta alors, il ne fait pas de doute qu'il fréquenta assidûment les cours de Prohairesios. Aussi peut-on supposer sans mal que Grégoire l'Ancien, nourri de culture grecque et venu au christianisme à partir d'un monothéisme hellénistique, a lui-même choisi Athènes comme l'endroit le plus approprié à la formation littéraire qu'envisageait son aîné et qu'il désirait lui voir acquérir en vue de sa succession : on imagine mal sinon comment il aurait pu par la suite laisser son fils y prolonger si longtemps ses études. Ce n'est que lorsque son fils eut dépassé de beaucoup la durée normale d'un cursus universitaire, et surtout lorsqu'il nourrira l'ambition d'y entamer une carrière de rhéteur, que l'évêque de Nazianze, qui se sentait vieillir, a pu exiger son retour. Menacé de se voir couper les vivres et/ou privé de la chaire qu'on lui avait promise, Grégoire dut rentrer au pays, où il se contentera d'exercer quelques temps ses talents à Césarée, avant de se faire "moine" et de devoir assister son père dans l'administration de ses domaines et l'exercice de sa charge. Athènes représente donc pour Grégoire le temps des ambitions et des espoirs, ceux d'une carrière profane littéraire et magistrale qui jouissait à l'époque d'un prestige exceptionnel. Son renoncement dut être particulièrement amer de n'avoir pu s'y lancer et de se retrouver dans l'ombre de son père et de son obscure patrie alors qu'il avait pu caresser le rêve de s'illustrer par lui-même : de devenir une de ces étoiles de la rhétorique dont les feux rayonnaient sur tout l'empire, surtout lorsqu'ils étaient redoublés, comme il se devait, de l'aura dont un genre de vie philosophique et la faveur divine enveloppaient le maître.
Une élection divine Il faut être attentif à cette croyance qui fait vivre Grégoire, comme tous ses contemporains, dans un univers où tous les événements, surtout extraordinaires, sont des messages divins 1 qu'il s'agit d'interpréter avec autant d'intelligence que la lettre des Écritures et à propos desquels il est possible de communiquer et de "négocier'' avec Lui C'est ainsi que le Nazianzène vécut la tempête dont réchappa le navire qui le conduisait à Athènes, épisode miraculeux auquel il accorde une place importante, tant quantitativement que qualitativement, dans le récit de sa vie : Mais mugissant encore plus fort se déchaîna la mer (:n:ovwç) contre nous durant plusieurs jours. Nous ne savions plus où nous allions à force de virements, ni ne voyions venir de Dieu aucun secours. Alors que tous craignaient la mort commune, «
C'est un héritage de la doctrine stoïcienne du destin comme volonté divine: Diog. Laërce, Vies, 148-150; Plut, Contradictions, XLVII; Cie. De la nat. des dieux, II-III.; Épict., Manuel, XXXII. Comme l'a noté Richard [Cosmologie], p. 67-80, Grégoire s'oppose d'ailleurs à Aristote, qui limite la Providence au monde supralunaire, aux mouvements cycliques des astres, ainsi qu'au Timée, selon lequel le démiurge aurait confié à ces dieux astraux inférieurs le gouvernement du monde sublunaire instable ; il vante au contraire, D. 4, 12, la sagesse insondable de Dieu, embrassant mystérieusement dans une sorte de cycle les désordres mêmes et les vicissitudes de la vie ici-bas, qui trouvent dans ses desseins une fixité transcendante. 1
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Athènes, le temps des projets il y avait pour moi plus terrible : la mort cachée. Car des eaux purificatrices, celles qui divinisent, j'allais être privé par des eaux inhospitalières et homicides. Telle était ma plainte, mon malheur à moi, ce pourquoi je tendais les bras et lançais des appels que le vacarme sonore des vagues recouvrait. Et ce qui n'est pas croyable, mais pourtant tout à fait véridique, tous de se désintéresser de leur propre malheur pour joindre aux miens leurs cris de prière, en navigateurs qui savent se montrer pieux dans le malheur commun ; ainsi compatissaient-ils à mes souffrances. Tu fus alors déjà, mon Christ, le grand sauveur, toi qui encore aujourd'hui peux me libérer des vagues de la vie. Car, alors qu'aucun espoir ne se présentait, ni île, ni continent, ni cimes montagneuses, ni feux, ni étoiles, repères et sauvegarde (rnrn:n:ot) des navigateurs, rien de ce qui se voit, petit ou grand, que faire ? quelle issue (:n:ôpoç) à nos difficultés ? Désespérant de toute chose ici-bas, je regarde vers toi, ma vie, mon souffle ma lumière, ma force, mon salut, toi qui effrayes, frappes, souris, puis guéris, tissant toujours le bien avec son contraire. Je te rappelai tous les miracles passés où nous reconnaissons ta main toute puissante (. .. ) Un disciple de nouveau est pris dans la tempête ; lance sur moi le sommeil ou bien marche [sur les eaux], et que cesse la peur! Je dis ; et la sédition des vents céda ; les flots retombèrent et le navire reprit son cap. Mais ma prière obtint aussi cela, que l'équipage du navire tout entier sortit de là avec la foi dans Christ le Grand recevant ainsi de Dieu un double salut. » 1
On retrouve dans ce récit une des fonctions cosmiques des dieux du paganisme, reprise ici par le Dieu chrétien, plus précisément le Verbe : fournir des repères et tracer des routes aux voyageurs. Grégoire partage donc «ce qu'on pourrait appeler l'expérience religieuse que les [anciens] Grecs ont eue de la navigation et de la mer», plus précisément du :n:ovt0ç2 , la haute mer, y compris dans sa dimension ordalique. 3 Mais, par rapport aux conceptions archaïques, l'herméneutique chrétienne de ces signes célestes superpose au sens immanent de la providence divine, relatif à l'orientation spatiale, une dimension et un sens spirituels transcendants, relatifs au salut eschatologique: Grégoire et l'équipage n'ont pas seulement la vie sauve, mais ils trouvent par là la possibilité de sauver leur âme, le premier en échappant à une mort privée de la garantie du baptême, les seconds par leur conversion. Cet événement pourrait avoir suffisamment marqué Grégoire pour expliquer, non seulement qu'il y fasse souvent allusion, mais aussi le fait que les métaphores marines, il est vrai communes dans la littérature grecque, soient si fréquentes dans l'œuvre littéraire de ce terrien. En tout cas, ce recouvrement hiérarchique de l'économie terrestre et de l'économie du salut spirituel4 , qui l'instrumente, réapparaît bien souvent chez 1
P. 2, 1, 11, v. 158-207. Détienne et Vernant [La mètis], p. 142-159. 3 Detienne [Les maîtres de vérité], p. 71-79. 4 Déjà présent chez les stoïciens, en ce sens que tout événement vient de Dieu ou des dieux comme occasion de vertu ou de salut, en particulier les épreuves. Cf., par ex. Épict., Manuel, XXXI-XXXII; 2
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Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu Grégoire, tant dans le jeu rhétorique sur le thème des eaux' que dans l'articulation entre l'ancienne providence divine des marins et la métaphore sous-jacente de la vie 2 ici-bas comme navigation spirituelle , topos littéraire et philosophique bien connu. Lorsque Dieu épargne ceux qu'ils menaçaient, les périls sont alors, autant qu'avertissement, un signe d'élection pour ceux qui jouissent de sa faveur. Ainsi Grégoire peut-il, rétrospectivement, interpréter l'épisode de la tempête dont il réchappa comme une invite à mener la vie plus parfaite de serviteur de Dieu - où, on 3 le verra, il faut comprendre son choix d'être "moine" , au moment où il partait étudier les lettres profanes.
Une amitié providentielle Or, au contact de Basile, Grégoire voit justement sa vocation philosophique, c'est à dire "monastique", est revivifiée par une amitié qu'il conçoit comme providentielle: « En effet, Dieu m'a heureusement mené au pâturage en cela aussi : il m'a porté vers le plus sage des hommes pour me lier à lui, 4 qui seul l'emportait sur tous par son genre de vie et sa parole. »
L' Éloge de Basile, qui s'attarde longuement sur leur relation, évoque d'abord la naissance de cette relation toute spirituelle durant leurs études communes à Athènes (14- 22). Il en restitue d'abord le contexte par un tableau vivant et haut en couleur du milieu estudiantin et de ses mœurs, en particulier le "bizutage" des écoles par lequel ils ont dû passer (15 - 16). Puis (16 - 18) il nous raconte comment ils se sont liés d'une affection intime autant que sublimement platonique : « Quand, avec le temps, nous nous sommes mutuellement avoué nos aspirations, et que la philosophie était l'o~et de nos préoccupations, alors, à partir de ce moment-là, nous avons été tout l'un pour l'autre, partageant même toit et même table, profondément unis, n'ayant qu'un seul et même regard, développant continuellement l'un chez l'autre la chaleur et la fermeté de nos aspirations. Le désir des corps, puisqu'il concerne ce qui passe, passe aussi à l'égal des fleurs printanières.( ... ) Mais quand l'amour s'attache à Dieu et quand il est chaste, comme il s'adresse à une réalité plus stable, il est aussi par là-même plus durable, et plus la Entr. III, VII; IV, 100; Marc Aurèle, Pensées, IV, 49; V, 8. On citera ici en particulier Épictète, Entretiens, II, XVIII, 27-29 (Les Stoïciens, II, p. 31), qui, à «l'ascète véritable» confronté à la tentation conseille : «Songe à Dieu ; invoque-le comme une aide et un soutien, ainsi que les navigateurs invoquent les Dioscures dans la tempête. » 1 D. 43, 21 et P. 2, 1, 11, v. 211-220, consacré à son séjour dans les eaux âcres de perdition d'Athènes (cités infra, p. 279-280). 2 P. 2, l, 1, v. 115, de ses parents: «et, s'écartant des écueils d'une pénible vie, ils ont attaché leurs amarres à tes lois sans souillure» ; P. 2, 2, 12, v. 610-613 : «Celui-ci est pauvre, et, pourtant, il était cousu d'or autrefois ; mais il a préféré jeter la cargaison par dessus bord, et, l'ayant livrée aux pauvres, non aux aormes, il va maintenant une allure légère»; P. 1, 2, 31, v. 11-12 et 1, 2, 33, v. 8788. Sur ce thème chez Grégoire, voir également Lorenz [Zur Seefahrt des Lebens]. 3 Sur ce choix, voir infra, p. 279-280. Citons déjà ces vers (1038-1044) du De vita sua:« Quant à moi, j'ai enduré plus qu'aucun mortel, I j'ai souffert dès le début, plus encore maintenant, I par mes peines sur terre et mes périls sur mer, I dont je fus sauvé - et suis très reconnaissant à mes peurs : /elles m'ont donné résolument aux réalités d'en-haut I et de regarder de haut tout ce qui passe.» 4 P. 2, l, 1, V. 221-223.
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Athènes, le temps des projets beauté se montre à lui, plus elle attache l'un à l'autre ceux qui ont même amour. Telle est la 1 loi de J' amour qui est au-dessus de nous. »
Il met l'accent sur l'esprit égalitaire et, plus spécifiquement, sur les dispositions altruistes, charitables et humbles, de leur amitié, soumise à « la loi de l'Amour qui est supérieur à nous » : «D'égales espérances nous guidaient, celles d'une chose particulièrement liée à la jalousie: il s'agit de la parole. Mais la jalousie était absente et c'est J' émulation que nous pratiquions. Il y avait lutte entre tous deux pour déterminer celui qui aurait personnellement non pas la première place, mais le moyen de céder celle-ci à l'autre : car nous faisions nôtre la 2 réputation de l'autre. On eût dit chez l'un et l'autre une seule âme pour porter deux corps. »
Au-delà de ce zèle commun pour la science - une science en l'occurrence profane -, il insiste sur la vocation commune dont témoignait déjà leur relation elle-même, celle d'une philosophie chrétienne qui sépare du monde par l'ascèse: «Nous n'avions tous deux qu'une tâche, pratiquer la vertu et vivre en vue des espérances futures, détachés d'ici avant de partir d'ici(. .. ) nous excitant mutuellement à la vertu, et( ... ) étant J' un pour J' autre règle et cordeau pour distinguer ce qui est droit de ce qui ne J' est pas. »3
La remontrance fraternelle et l'émulation dans la vertu témoignent elles aussi d'un idéal de perfection chrétienne qui les tient éloignés des plaisirs profanes et des mœurs païennes d'Athènes. Grégoire le souligne en présentant leur séjour attique comme une 4 épreuve philosophique: «l'occasion de nous affermir dans la foi » . Basile réunit même autour de sa personne et de cet idéal de piété studieuse et ascétique toute un groupe de coreligionnaires - une confrérie comme il s'en formait à l'époque dans les milieux estudiantins. On peut rapprocher ce fait des projets d'établissement monastique que nourrirent les deux amis et voir dans cette confrérie estudiantine la préfiguration de la communauté que Basile fondera à son retour, conçue, à l'instar du Didascalée 5 d'Origène, comme une sorte d'école philosophique chrétienne • Mais, justement, ce genre de projet n'impliquait pas nécessairement, comme le voulait Basile, qu'une telle école s'établisse sur le modèle monastique: au désert, c'est-à-dire à l'écart des villes. 7 6 Les didascalées des Apologistes ou ceux d'Origène à Alexandrie puis à Césarée de Palestine, sont des écoles urbaines, tout à fait semblables à celles des philosophes paiens. D'autre part, l'opposition des disciplines rhétorique et philosophique est plus théorique que réelle à l'époque: le cursus traditionnel fait de la seconde le couronnement de la première et celle-ci, qui comprend de toute façon l'apprentissage de l'argumentation et de la dialectique, c'est à dire de la controverse, intègre déjà elle8 même un minimum de connaissance des philosophes ; inversement, l'enseignement 1
D. 43, 19, 1-14. Cf. Aristote, Éthique àNicomaque, VIII, III 3 et 5-7; IX, I, 3; IX, IV, 1-5. Ibid., 20, 5-10. 3 Ibid, 19, 12-19. 4 Ibid., 21, 1-4. 5 Ainsi, Marrou [Histoire de l'éducation], t. II, p. 150, note que la Règle de Basile (Reg. Fus. 15) prévoit même une éducation primaire spécifiquement chrétienne pour les enfants admis parmi les moines, prélude aux études Bibliques. 6 Marrou [Histoire de l'éducation], t. II, p. 143; Daniélou [L'Église], p. 100 (à propos de Justin). 7 On peut suivre Brown [Le renoncement], p. 207, lorsque, pour souligner l'orientation fondamentalement contemplative d'Origène et de son enseignement, il parle de «Sinaï spirituel», mais nous ne dirions pas que «nous respirons déjà l'air immuable du désert», la référence à Hari [Origène], p. 361-362, et à l'exil palestinien d'Origène n'autorisant en rien ce propos. 8 Cf. par ex. Cicéron, Orator, XXXVII-XL et De Oratore, 54-59. 2
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Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu des écoles philosophiques s'est pénétré de la dialectique - ainsi entendue - et même de la rhétorique. 1 D'ailleurs, la discipline que leurs maîtres exigeaient des étudiants, même en rhétorique, avait déjà en soi quelque chose de monotropique et de philosophique, comme en témoignent ces exhortations d'Himérios à ses étudiants : « Jetons de nos mains la balle, occupons-nous de prendre le stylet. Que l'on ferme les jeux de la palestre, que l'on ouvre les ateliers des Muses. Laisse la rue, garde plutôt la maison et écris. Hais le théâtre qui reçoit tout le monde, donne ton audience à un théâtre meilleur. Le plaisir et la mollesse sont étrangers aux travaux (... ) À celui qui désobéit et qui n'est pas docile, je fermerai le temple des Lettres. »2 Grégoire et Basile ont d'autant plus obéi à ces consignes de sérieux que les distractions d'Athènes étaient liées au paganisme: «Le reste [en dehors des études], nous l'abandonnions aux amateurs: fêtes, spectacles, panégyriques, banquets; car il n'y a pas, je pense, à faire 3 estime de ce qui ne porte pas à la vertu » . Il n'est donc pas certain que Grégoire ait été si sûr de devoir renoncer à une carrière rhétorique dans laquelle il eût pu poursuivre dans le monde cette vie austère d'ascèse studieuse pour devenir un philosophe chrétien au sens où l'entendait Basile : un moine. Certes, aux dires, bien postérieurs, de l'éloge funèbre de Basile, ce sont de tels projets que leur séparation allait d'abord empêcher, avant que Basile ne les mette en œuvre pour son propre compte. Grégoire se demande d'ailleurs au passage si cette séparation ne fut pas pour lui« la cause de toutes les inégalités, de toutes les difficultés de [sa] vie, des obstacles qui s'opposèrent» à sa vocation monastique et l'empêchèrent de s'y consacrer pleinement. 4 Or, on notera que, passant directement à la carrière ecclésiastique de Basile (25 - 34), il ne loue pas seulement la conformité à «l'ordre et la loi de l'ascension spirituelle » 5 , mais associe celle-ci au détachement monastique à l'égard des ambitions de ce monde, fussent-elles e1cclésiastiques. 6 Il montre donc une fois de plus qu'il n'y a pas pour lui d'incompatibilité entre monachisme et sacerdoce, au contraire: son regret est de n'avoir pu suivre cette carrière idéale où la vie cachée de l'homme de Dieu fait de son entrée dans le sacerdoce un choix divin et surtout, plus prosaïquement, lui assure une telle réputation d'élu de Dieu. Lorsqu'il évoque ensuite la fuite de Basile dans le Pont, où celui-ci prend la direction des moines et leur donne des règles communautaires, il s'associe d'ailleurs à ces entreprises et ainsi à cette réputation de son ami. Mais on peut douter que cette conception de la carrière divine, qui sert de trame à l'apologie de Basile et, indirectement, à celle de son auteur, ait été déjà articulée à l'époque de leur séjour athénien, dont il nous faut chercher à établir comment les deux jeunes gens, et particulièrement Grégoire, ont pu le vivre ; on étudiera surtout la place qu'y occupèrent leurs projets de vie philosophique.
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Hadot [Études], p. 167-187. Himérios, Discours 22, éd. Dübner, coll. Didot, p. 90, cité par Gallay [La vie], p. 47. 3 D. 43, 21, 1, 4-2, 3. 4 Ibid., 3, 1-3. 5 Ibid., 25, 5-XXVII. 6 Ibid., 27. 2
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Athènes, le temps des projets
Athènes, un trésor culturel À l'époque, les deux amis fréquentent aussi bien les écoles profanes où ils suivent les leçons rhétoriques et philosophiques de professeurs païens ou chrétiens que les églises où ils écoutent les prédicateurs : «Deux chemins étaient connus de nous, l'un qui était le premier et le plus estimable et l'autre qui venait à la seconde place et ne jouissait pas de la même considération: c'était celui qui conduit à nos demeures sacrées et aux maîtres qui s'y trouvent (:rtpoç i:oùç lepoùç oucouç, Kat wùç €KEÎ'.OE füôam:W.ouç), et celui qui mène aux 1 professeurs de l'extérieur (:rtpoç i:oùç 1fi;wtlev :rtmôemaç). »
Cette double éducation, Grégoire ne la vit pas comme contradictoire, mais selon une complémentarité hiérarchique, puisqu'il dit de l'éducation profane: «Nous avons accepté tout ce qui dans ce domaine concerne l'analyse et la spéculation (to µÈv Èl;Ftam:LKov i:e Kat tlewp'l'J"tLKÔv), mais nous avons rejeté avec dégoût tout ce qui conduit aux démons, à l'erreur et au gouffre de perdition.( ... ) ici c'est un profit religieux que nous avons retiré, en discernant le bien à partir du mal et en ayant transformé leurs faiblesses en force pour notre doctrine. » 2
Le Nazianzène voyait donc dans la culture philosophique classique que son cursus
profane lui présentait un apport précieux : celui de principes techniques, exégétiques et théorétiques. Il s'agissait, comme il l'avait vu faire dans les centres catéchétiques origéniens de Césarée de Palestine et d'Alexandrie, de les appliquer à l'étude des livres saints et à la doctrine chrétienne. Mais il avait naturellement, en tant que chrétien, la conviction profonde de la supériorité essentielle de la doctrine évangélique, et une attitude critique à l'égard des références paiennes de ses professeurs - du moins là où elles contredisaient sa foi. Il entendait non seulement en préserver son âme, mais encore retourner contre elles les armes intellectuelles de l'hellénisme au bénéfice de la vérité chrétienne. Parallèlement, pour enseigner cette philosophie chrétienne et dans ce combat dont les disputes avec des étudiants paiens devaient déjà lui donner l'occasion, la maîtrise des techniques oratoires traditionnelles lui semblait indispensable. 3 Certes, là encore, il prend ses distances avec la tradition paienne, rejetant « les ambitieuses parures du discours » de la seconde sophistique, comme ailleurs les pièges des sophismes, au profit de la simplicité évangélique et de sa sincérité ; mais ce souci de s'en démarquer, qui reste en fait théorique, semble une projection a posteriori sur ses années athéniennes: comme son ami Basile, il sera fier, à son retour, de déployer toutes les ressources d'un art oratoire à la sophistication duquel il échappera encore 4 moins que lui, et dont il eût voulu pouvoir faire sa profession à Athènes. Néanmoins, nos deux Cappadociens songeaient que leur culture chrétienne n'aurait pas été achevée sans la pratique d'une vie philosophique spécifique : l'ascèse solitaire dont le néoplatonisme avait fait la condition d'accès à la contemplation leur paraissait un passage obligé dans la vie de tout philosophe digne de ce nom, comme l'illustrent 5 les Vies des sophistes d'Eunapius . En outre, si ses modalités restaient à définir, s'engager dans la vie monastique était pour eux le moyen de se distinguer sans 1
D. 43, 21, 1-4. Ibid., li, 1-25. Boulenger [Discours funèbres], p. 81, traduit notre parenthèse: «nous prenons là tout ce qui peut conduire à !'étude et à la contemplation. » 3 D. 43, 12, 17-22 et 13, 26-29, cité supra, p. 180-181. 4 Cf. infra, p. 281-282. 5 Rousseau [Basil], p. 35.
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Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu ambiguïté des maîtres paiens qu'ils avaient fréquentés, ainsi que d'un clergé trop mondain. Basile avait quant à lui entendu sa mère lui vanter Eustathe, ce maître philosophique dont les idées et la discipline étaient justement en conflit avec une Église dont il déplorait la corruption, tandis que Grégoire admirait le grand Origène, dont les vues n'avaient pas été très différentes. Les deux amis avaient enfin à l'esprit ces athlètes de Dieu qui allaient le chercher au désert, solitaires qui attiraient à eux l'élite laique et cléricale chrétienne de Rome et que Grégoire avait pu admirer lors de son séjour en Palestine. Bref, ils rêvaient de se rendre étrangers à ce monde et à ses ambitions en se retirant à l'écart pour mener une vie tout entière consacrée aux choses de Dieu et se qualifier ainsi comme des sages, des hommes divins. Cependant, peu favorables, comme toute la philosophie de leur temps, à l' asocialité érémitique, ils projetaient de réaliser ce projet de concert, unis dans leur effort de perfection ascétique par l'amitié divine que la providence avait tissée entre eux. Or, la tradition philosophique antique associait toujours la méditation des textes philosophiques et la pratique de leurs enseignements, en particulier au sein même des écoles. Il leur paraissait donc, dès lors qu'ils se voulaient philosophes chrétiens, devoir passer par une retraite ascétique et studieuse qu'ils ne pouvaient imaginer sans la disposition d'une bibliothèque religieuse où puiser la tradition exégétique qui leur donnerait la science des choses divines, c'est à dire à la fois de la vertu et de la théologie. La pratique philosophique qu'ils se proposaient était ainsi le complément et le prolongement religieux de leur cursus profane et de leur compagnonnage estudiantin. On peut même supposer à ces projets la motivation suivante: à l'instar des étudiants attardés de toutes les époques, ils avaient du mal à s'arracher aux délices de leur genre de vie d'alors, indépendante, tout entière tournée vers les choses de l'esprit et satisfaite du confort précaire et du régime à quatre sous que leur budget, le prix des cours et des livres leur imposaient, ainsi qu'à la solidarité et à la camaraderie. Rentrer dans le rang, retomber sous la coupe de leurs parents, devoir assumer les charges et les tracas de leur statut social et affronter les frictions inévitables de la vie sociale ordinaire au milieu de gens moins instruits leur répugnait. La vie philosophique représentait pour eux le moyen d'échapper à tout cela. En outre, elle n'avait rien d'une stagnation pour autant, au contraire: suffisamment instruits pour enseigner, nés pour diriger et assez fortunés pour pourvoir à son établissement, ils se rêvaient déjà fondateurs et maîtres d'une communauté philosophique, projet exaltant qui occupait leurs conversations lorsqu'ils envisageaient leur retour au pays. Si la vie philosophique à laquelle ils songeaient supposait la retraite à l'écart de la ville et de la vie publique, c'était avant tout comme condition de la tranquillité requise pour l'étude de la doctrine chrétienne. Mais, s'ils concevaient certainement cette retraite studieuse comme le moyen d'une union contemplative avec Dieu, cette vie angélique n'avait pas les contours définis d'une discipline précise. Nonobstant les représentations héroiques que les deux amis pouvaient s'en faire à travers l'exemple de renoncement radical des solitaires ensauvagés des montagnes syriennes ou des moines égyptiens, rien n'indiquait qu'à part la prière elle dût différer de beaucoup de la retraite simple mais confortable dont un citadin fatigué du luxe, de l'agitation urbaine et des jeux de pouvoir goûtait la sérénité en prenant quelque recul sur sa vie et en se livrant à la lecture et à l'écriture. Pour autant, ces formes extrêmes d'anachorèse exercent sur eux, comme sur une bonne part de l'élite chrétienne, un attrait irrésistible : antitypes parfaits de la norme sociale et application sans concession d'un idéal supra-mondain
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Athènes, le temps des projets renonçant aux vanités d'une civilisation liée à la déchéance post-adamique, elles étaient faites pour séduire ces jeunes gens enthousiastes en quête d'un genre de vie supérieur à celui de leurs parents et de leurs maîtres. C'est d'abord, bien sûr, l'abandon de toute carrière de ce monde, rhétorique ou ecclésiastique, mais aussi de tous les attachements et devoirs sociaux, au profit de la contemplation. C'est aussi une vie sans luxe et même sans confort, insoucieuse des plaisirs et des besoins d'un corps qu'il s'agit de purifier et d'alléger par un régime frugal et des veilles consacrées à la prière, sans compter les peines du travail manuel par lequel les Égyptiens garantissent leur autarcie et qui représentent pour nos deux aristocrates un abaissement inouï. C'est également une vie communautaire fraternelle où s'abolissent en principe les distinctions de classes, et qui exige de chacun qu'il réfrène les passions de son âme, sociales en leur essence. Ce programme implique enfin de mettre de côté la science de ce monde, privilège des élites mondaines qu'ils viennent d'acquérir, pour recevoir de Dieu une science plus haute et vraiment divine. Si l'on peut se permettre cette comparaison, et au vu des essais de vie monastique que Basile fera sur le domaine familial d' Anèsi, tout cela équivaut pour nos deux jeunes gens aux projets alternatifs des hippies pour les fils de la bourgeoisie triomphante des années soixante du xx:• siècle. L'affranchissement du devoir de procréation y prend certes une forme inverse de la "libération sexuelle" par la contraception ou l'avortement, celui d'une libération négative, la continence, et, plus généralement, l'hédonisme n'y a pas sa place, mais l'austérité physique de ces moines rejoint finalement le rejet du confort bourgeois, de la frénésie consumériste et ostentatoire et de la civilisation technicienne par les "hippies". C'est peu ou prou le même conflit de génération, rejet d'un ordre établi sur les valeurs matérialistes, inégalitaires, paternalistes et autoritaires et d'une culture trop académique et superficielle ouverte aux facilités de la démagogie. On y trouve encore le même souci d'épanouissement personnel et de transformation intérieure, avec ses tendances mystiques; la même soif d'échanges véritables et d'ouverture à l'autre; le même besoin d'un gourou dont l'autorité bienveillante soit purement charismatique. On y rêve aussi de réaliser les idéaux de liberté, d'égalité et de fraternité, en marge d'une société qui les a pervertis, au sein de communautés harmonieuses vivant au contact de la nature. Enfin, pour filer la comparaison, les hauts lieux de l'Orient ascétique sont en quelque sorte pour la jeunesse idéaliste du 1v• siècle quelque chose comme le Katmandou des modernes routards, avec lesquels elle partage la même conception initiatique du voyage en liberté. Cet idéal contemplatif, quelles qu'en dussent être les modalités, exigeait qu'ils préservent leur loisir - à.Jtpayµocruvri/otium - et donc qu'ils se tiennent éloignés de toute charge publique, qu'elle fût profane ou ecclésiastique. Mais cela n'allait pas sans problème à leurs yeux, et rien n'indique, du moins pour Grégoire, qu'un tel renoncement dût être définitif. Les deux amis ont dû en effet être sensibles au grand débat intellectuel de leur temps sur la paideia - pénétration et discipline philosophique autant que culture littéraire et grâce stylistique-, la question étant de savoir si celle-ci n'avait d'autre but qu'elle-même, c'est à dire la perfection de l'individu, ou si elle 1 devait être mise au service de la vie publique . Or, sans qu'il y ait là une exclusive, si la première option mettait nécessairement l'accent sur 1' ascèse et la vie contemplative du philosophe, la seconde le mettait plutôt sur l'art oratoire, instrument de l'action sociopolitique. Il est difficile, faute de témoins datant de leur période athénienne, de 1
Rousseau [Basil], p. 34-35.
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Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu déterminer quelle position ils adoptaient dans ce débat, si tant est qu'ils eussent eu alors une conviction bien arrêtée, mais l'on peut supposer que Grégoire a pu être séduit par la synthèse somme toute assez commune qu'Eunape opérait entre les deux genres de vie : une sagesse pas seulement théorique, mais aussi pratique parce qu'intériorisée, et conduisant en particulier à son enseignement et à l'exercice de la justice, vertu politique, ce qui passait nécessairement par l'art de l'éloquence. Il avait clairement conscience que, sans le statut d'étranger à ce monde tout entier tourné vers les réalités divines, ils ne pourraient prétendre qu'au crédit d'hommes habiles dont la carrière eût paru trop mondaine pour jouir du statut d'homme de Dieu et de l'autorité transcendante qui s'y attachait. Pour lui, leur projet de retraite contemplative vise à cette divinisation, mais sans préjuger de ce qu'il en ferait par la suite ni répondre entièrement à son idéal d'homme divin. Car celui-ci comprenait également la performance oratoire et l'exercice des vertus sur une scène plus large que la communauté des frères, et même la prétention à l'exercice des vertus politiques dans le champ desquelles joue la persuasion. Telles sont du moins les conceptions qui s'accorderaient au fait que Grégoire ait laissé son ami rentrer seul au pays avec ses ambitions monastiques et préféré l'espoir d'obtenir une chaire de rhétorique à Athènes. Si l'on peut affirmer quelque différence de vue entre les deux hommes à l'époque, c'est d'abord une différence d'accent subjective qu'il nous semble pouvoir lier aux conditions différentes dans lesquelles s'exprimait pour l'un et l'autre le même conflit de génération et les mêmes ambitions de philosophes chrétiens. Grégoire, se considérant déjà comme "moine" - c'est-à-dire célibataire consacré au service exclusif de Dieu - par une élection précoce que venait de confirmer l'épisode miraculeux de son voyage pour Athènes, et ayant accompli le pèlerinage des Lieux Saints, était tenté de s'en satisfaire. Cet état, ainsi que le haut degré de culture oratoire et philosophique que ses études lui assuraient, lui permettait de se distinguer de son père, cet évêque marié dont l'autorité reposait sur les bases mondaines de la notabilité provinciale, et d'envisager une destinée supérieure à la sienne. La perspective de se retirer avec son camarade sur l'une des terres familiales n'était donc pour lui qu'une formalité dont il aurait pu se dispenser pour servir sa foi dans l'arène rhétorique, rampe de lancement possible d'une carrière ecclésiastique autonome1. En outre, cette profession lui eût permis d'initier ses élèves à la philosophie chrétienne, de la prêcher et de l'incarner sous sa forme engagée. Au contraire, en retournant au pays, il pouvait craindre de perdre la liberté du philosophe en tombant sous la coupe d'un père auquel, plutôt qu'à ses mérites et à la faveur divine, son ascension ecclésiastique aurait été immanquablement attribuée; sans compter que la chaire épiscopale de Nazianze et le public qu'elle lui promettait n'étaient pas à la hauteur des ambitions que ses longues et brillantes études lui permettaient d'envisager. Pour Basile, par contre, qui avait trouvé la rhétorique à son berceau en la personne de son père, il s'agissait de devenir le moine que celui-ci n'était pas, seul moyen d'en surpasser l'ascétisme et de s'en rendre indépendant: après sa mort, d'ailleurs, il ne se joindra pas au monastère domestique dans la sujétion duquel sa mère maintint plusieurs de ses autres enfants. Cette différence de point de vue se remarque dans le regard divergent qu'ils ont porté sur leur environnement athénien2 : Grégoire, se sentant revêtu de l'armure du Christ et fort 1
Comme ce fut le cas, par ex., pour les rhéteurs Cyprien de Carthage, Synésios de Cyrène, Saint Augustin. 2 Rousseau [Basil], p. 38-40.
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Athènes, le temps des projets de ses talents oratoires, évolue avec assurance et détachement au sein d'une Athènes riche en distractions autant qu'en idoles et s'amuse des turbulences du milieu estudiantin, tout à la joie de tirer de la ville ce qu'elle a de meilleur, sa culture philosophique et surtout rhétorique. Si on l'en croit, Basile, par contre, peut-être plus anxieux de se compromettre, en tout cas plus soucieux d'affirmer son identité chrétienne, montre plus de dédain pour la culture profane que lui proposent les écoles athéniennes et se sent rebuté par la rudesse des mœurs estudiantines. C'est Grégoire qui, tout en partageant ses efforts de vertu et de piété, le protège de celle-ci et cherche à lui faire partager un point de vue plus modéré et objectif sur l'intérêt de leurs études profanes. Déçu par celles-ci, Basile, nous dit Grégoire : « était triste, à charge de lui-même, il ne pouvait se féliciter de son arrivée (... ) il noillillait Athènes une félicité vide. Voilà pour lui. Quant à moi, je tâchais de dissiper le plus possible son chagrin, discutant dans sa compagnie, le gagnant par mes réflexions et, ce qui était vrai, disant que si on ne peut pas saisir le caractère d'un hoillille tout de suite (... ) on ne juge pas 1 non plus la culture sur des épreuves peu nombreuses et de peu de temps. »
À l'inverse, Basile essayera d'arracher Grégoire à Athènes et à l'appel d'une carrière profane pour l'entraîner dans la réalisation d'un mode de vie alternatif, et, lorsqu'ils reviendront sur cette expérience commune, leurs mots pour en rendre compte porteront encore la marque de cette divergence. Basile ira jusqu'à faire d'Athènes une «école d'impureté», dont il partit «méprisant tout ce qui s'y trouve», 2 et de son séjour là-bas une «complète perte de temps » • Grégoire par contre la présente comme une épreuve philosophique providentielle de leur piété et de leur vertu, l'occasion de les affermir et de les faire ressortir par contraste : «Nous n'avions tous deux qu'une affaire, la vertu, vivre en vue des espérances futures, et, avant de partir d'ici être détachés d'ici. Les yeux fixés sur ce but, nous dirigions notre vie et notre conduite tout entière (... ) Parmi nos compagnons, nous fréquentions non les plus libertins, mais les plus chastes, ni les plus querelleurs, mais les plus pacifiques et ceux dont le co=erce était le plus utile, sachant qu'il est plus facile de contracter le vice que de COillilluniquer la vertu » ; « Athènes est funeste aux autres pour les choses de lâme, et les gens pieux n'ont pas tort d'être de cet avis, car elle est riche de la mauvaise richesse, les idoles, plus que le reste de la Grèce, et il est difficile de ne pas se laisser entraîner par leurs panégyristes et leurs défenseurs. Mais nous, elles ne nous firent point de mal, car nous avions au cœur une armure impénétrable. Au contraire, s'il faut aller au paradoxe, ce nous fut une occasion de nous affermir dans la foi ; car nous reconnûmes leur mensonge et leur imposture (. .. ) Et s'il y a, du moins si l'on l-'roit qu'il y a un fleuve coulant à travers la mer tout en restant doux, ou un animal bondissant dans le feu qui détruit tout, c'est là ce que nous étions 3 parmi tous ceux de notre âge » ; « Puis ce fut Athènes et les lettres. Les choses de là-bas, Que d'autres les racontent : Coillillent dans la crainte de Dieu Nous mettions au premier rang ce qui est premier ; Alors que dans la fleur de la jeunesse et une téméraire ivresse, D'autres se laissaient emporter par les passions avec d'autres compagnons, nous menions à lécart une vie tranquille - telle une douce rivière, ce me semble, sous les eaux amères de locéan, coillille on croit qu'il en existe et loin de nous fourvoyer parmi ceux qui conduisent à se nuire, 4 nous-mêmes entraînions nos amis vers le meilleur. »
1
D. 43, 19, 2. Basile, resp. : Hom. 353, 8 ; Lettres, 1, 1 ; Lettres, 223, 2. 3 D. 43, 20, 3 S. ; 21, 5 S. 4 P. 2, 1, 11, V. 211-220.
2
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Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu Mais, au-delà d'une simple différence d'accent, ces éléments indiquent en fait, lié à un sentiment d'élection que Basile ne pouvait partager aussi ingénument, que Grégoire pouvait concevoir la vie philosophique tout autrement que celle d'un pur contemplatif à l'écart du monde. On ne peut sur ce point se fier au point de vue rétrospectif par lequel il se range, en annonçant leur retour en Cappadoce, à celui d'un Basile pressé de quitter Athènes : « nous avions une pleine cargaison de science ( ... ) Ce qu'il fallait désormais, c'était le retour, une vie plus parfaite, réaliser nos espérances et nos prajets communs. » 1
Au contraire, l'affinité de ces récits avec plusieurs passages de l' œuvre permet de supposer qu'il voyait déjà dans l'épreuve du monde la meilleure école et dans la victoire sur lui la plus haute démonstration de la philosophie, perspective cohérente avec la prolongation de son séjour attique et la perspective d'y occuper une chaire professorale où il aurait concurrencé les maîtres païens. Ce qui nous conduit à conclure l'étude de ces années athéniennes sur cette idée : Grégoire, à la différence de son compagnon, n'envisage pas de renoncer à se frayer un chemin dans le monde et à y faire pénétrer, par le pouvoir de sa parole, ses idéaux; il a au contraire l'âme d'un militant et d'un propagandiste sinon d'un organisateur. Il est moins utopiste et plus individualiste qu'un Basile alors résolu à instituer une société alternative plutôt qu'à réformer celle qui existe au prix d'inévitables compromissions, comme on le voit à son attitude frileuse à l'égard du milieu athénien. Il est enfin à la recherche d'une solution pour concilier les deux modèles de sainteté concurrents de leur temps, pour allier à une culture savante d'exégètes ayant vocation à enseigner dans le monde la perfection supra-mondaine des moines dont le rayonnement était en train d'éclipser celui d'ecclésiastiques trop liés à un monde déchu et corrupteur. Il hésite ainsi entre deux modèles de vie : celui, à portée de main pour lui et conforme à ses goûts, du philosophe chrétien, célibataire et monotrope, dont la chaire de rhéteur est un tremplin idéal pour une carrière ecclésiastique future ; et celui, plus évidemment pur de toute mondanité, nimbé de l'idéalité du désert, mais plus rustique et moins aisé à articuler à une carrière sacerdotale, du maître spirituel en milieu monastique.
1
D.43, 24.
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CHAPITRE IV
LE RETOUR AU PAYS: LA CONVERSION À LA PHILOSOPHIE
De ce point de vue, une fois qu'il eut renoncé à la carrière de "moine-rhéteur'', ses essais de vie monastique lui fourniront la caution philosophique d'une carrière sacerdotale qu'il pouvait heureusement définir comme ministère de la parole - caution qu'à son grand regret son père ne lui laissera que trop peu le loisir d'établir. Basile aura par contre la chance de pouvoir acquérir par ses séjours auprès des ascètes de Syrie, de Palestine et peut-être d'Égypte 1, sa retraite du Pont et, finalement, la fondation de sa propre communauté, une solide réputation d'étranger au monde sur laquelle, en même temps que sur les moines de la région, sa carrière épiscopale pourra s'appuyer. En cela, il sera pour Grégoire la référence constante d'un cursus divin dont celui-ci ne pourra qu'à grand-peine se recommander, sur le mode récurrent de la nostalgie d'une vocation contemplative contrariée. En effet, alors que Basile embarquait pour leur patrie, Grégoire se laissa retenir à Athènes par la promesse de se voir attribuer une chaire de rhéteur, avant d'y renoncer pour suivre les traces de son ami : «En hâte, tous étaient venus m'encercler, Des inconnus, des relations, des camarades, des maîtres. Par des serments, des plaintes, et non sans quelque violence car l'amour même les poussait jusqu'à cette audace, ils me retenaient fermement, disant que quoi qu'il arrive, ils ne me laisseraient pas partir - car il ne fallait pas que l'auguste Athènes fût privée de nous dans l'idée de me donner par vote l'autorité d'une chaire oratoire. Enfin, ils me plièrent( ... ) Mais pas complètement : car la patrie tirait à l'opposé, elle qui, par sa foi, !'emporte sur presque tout l'univers, dans laquelle vivre en philosophe me semblait une belle chose, ainsi que mes parents accablés par la vieillesse et par le temps. ,,2
Nous ignorons si cette élection échoua ou si, obéissant aux injonctions de son père que pressait son grand âge ainsi qu'à l'amitié de son ami, il y renonça de lui-même. En tout cas, ce lui fut un crève-cœur que d'abandonner l'espoir de cette chaire, lui qui revient sans cesse sur son amour de la parole. Il n'apparaît pas, par contre, qu'il faille prêter exagérément foi au premier motif qu'il donne à son retour: le projet d'une vie philosophique qui pouvait somme toute se réaliser ailleurs qu'auprès des siens. 1
Sur ce voyage d'études ascétiques de Basile, évoqué D. 43, 25, 9-11, voir Rousseau [Basil], p. 72-74 - qui doute de sa partie égyptienne, malgré la mention d'Alexandrie dans la Lettre 1 de Basile. 2 P. 2, 1, 11, V. 249-262.
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Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu D'autant que la vie mixte qu'il dit avoir choisie une fois rentré n'est pas retirée du monde ni ennemie de l'activité. Encore ne la choisit-il qu'après avoir fait la démonstration de ses capacités oratoires, peut-être à Césarée : «J'arrivai, montrai mon éloquence, remplissant l'attente de ceux qui me le réclamaient de façon maladive comme une dette. Car les applaudissements ne me sont rien, ni les acclamations, non plus que les grands airs et les afféteries auxquels les hommes de !'art se complaisent au milieu des jeunes gens. J'avais résolu, comme premier élément d'une vie philosophique, de tout laisser tomber pour Dieu, y compris les labeurs consacTés à l'éloquence comme ceux qui laissent leurs terres en pâturage ou les trésors qu'ils ont amassés aux profondeurs de la mer. Mais pour l'heure, je dansais pour mes amis. Ce n'était qu'un entraînement pour les combats à venir, ou une initiation préparant à de plus grands mystères. » 1
Comme Basile d'ailleurs 2 , qui marchait sur les traces de son père, Grégoire ne s'est pas, semble-t-il, contenté de prononcer quelques discours d'apparat à l'intention d'un public d'amis et comme une obligation sociale à laquelle il était tenu à l'égard de sa patrie, fière d'avoir en son sein des hommes de culture et de talent tels que lui: il aura un temps exercé comme professeur de rhétorique3 , payant tribut à ses compatriotes en leur dispensant son savoir. L'ambiguïté de ce passage tient avant tout au souci apologétique, rétrospectif, d'effacer l'impression d'ambitions profanes que cet épisode faisait paraître, mais que ses espérances athéniennes accréditent. On ne peut exclure que son attitude à l'époque, loin de correspondre à ce compte rendu pro do~, n'était pas très différente de celle que Grégoire de Nysse attribue alors à son frère Basile, « exagérément exalté par le sentiment de son talent oratoire, dédaigneux de toutes les dignités et exalté par sa prétention au-dessus des notables de la province. >>4 Ce texte nous indique qu'il renonça à l'enseignement rhétorique, sans doute lors de sa préparation au baptême, pour se convertir à la philosophie. La mention des «mystères plus grands » pourrait en effet viser le baptême qu'il reçut sans doute alors 5 . Elle pourraît également renvoyer à la vie cachée des mystes du Christ, les moines 6 , les «combats» en question renvoyant alors à l'ascèse. Mais la présentation de ses exercices oratoires comme préparation à des luttes et des mystères plus grands nous oriente plus naturellement vers une carrière ecclésiastique, ses luttes pour la foi et sa chaire sacerdotale. L'ambiguïté volontaire de l'expression inscrit donc ce geste dans la perspective d'une carrière de moine-prêtre, sans que cela siginifie qu'il en avait le dessein puisqu'il peut s'agir d'un point de vue rétrospectif. 1
P. 2, 1, 11, v. 263-276. Fedwick [The Church and the Charisma of Leadership], p. 135 et Rousseau [Basil], p. 62, 64 et n. 60, p. 41, tandis que Gribomont [Saint Basile], p. 121 s. et Aubineau [Virginité], p. 56 s. remettent en cause une telle hypothèse sans argument véritablement probant. Son propre frère, frère Grégoire de Nysse, Lettre 13, 4, dit en tout cas avoir été formé dans l'art oratoire à Césarée par un Basile dont sa Vie de Macrine, 6, semble bien indiquer qu'il a exercé ses talents de rhéteur avant d'embrasser la vie philosophique. 3 En atteste sa réponse aux remerciements du père d'un de ses élèves (Lettres, III, à Évagrios, t. I, p. 2). 4 Grégoire de Nysse, Vie de Sainte Macrine, 6, p. 163. 5 Cf. supra, p. 29-30; sur l'incompatibilité du baptême et des chaires de rhétorique, p. 166 et sa n. 2. 6 P. 2, 1, 1, V. 48. 2
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Le retour au pays : la conversion à la philosophie Seule la relation de son choix de vie qui suit est en mesure de nous éclairer sur son état d'esprit à l'époque: « Jeter dans les abîmes ce qui appartient à la chair depuis Ioogtemps était décidé et cela me séduisait alors plus que jamais Néanmoins, lorsque j'examinais les voies divines elles-mêmes, c'était loin d'être chose facile que de trouver la meilleure de toutes. ( ... ) J'avais à lesprit Élie le Thesbite et le grand Carmel ou la nourriture étrange, le domaine du précurseur, le désert, et la vie dépouillée des enfants de Ionadab. Puis l'amour des Saintes Écritures l'emportait de nouveau avec la lumière de I'Esprit dans la contemplation du Verbe, ce qu'on ne peut réaliser ni dans un désert ni dans la tranquillité1 ( ... )Voyant que ceux que charme la vie active sont certes utiles aux autres qui vivent comme eux au milieu du monde mais inutiles à eux-mêmes et pris dans un tourbillon de maux qui débordent leur caractère serein, tandis que les autres ont certes à lécart un peu plus de stabilité, et regardent vers Dieu d'un esprit tranquille, mais ne sont utiles qu'à eux-mêmes dans leur étroitesse de cœur et mènent une vie hors norme et fruste, je décidais d'un juste milieu entre la vie des ermites et celle des migades, empruntant à l'une le recueillement et à l'autre la bienfaisance. Une raison plus forte s'ajoutait à cela: la reconnaissance envers ces êtres chers: je veux dire mes parents, dont j'étais débiteur. (. .. )C'était un élément de mon éducation philosophique que de ne pas faire montre des labeurs de la vie parfaite, d'être plutôt que paraître l'ami de Dieu. Je pensais qu'il faut aussi, à coup sûr, chérir les actifs, tous ceux qui ont reçu de Dieu quelque autorité et qui conduisent les communautés dans les rites divins. Cependant, une affection spéciale m'attachait aux solitaires même si je semblais intégré au plus grand nombre ; car la vie de moine est affaire de disposition intérieure et non de situation physique. Quant à la chaire, je la vénérais, mais j'en restais éloigné, comme de la lumière du soleil les yeux des malades. De tous les espoirs c'était le dernier que j'eusse attendu entre les vicissitudes nombreuses de la vie. Abstiens-toi de grands mots, en bref, car tu es homme ! L'envie rabaisse toujours la présomption. 2 Tu n'as pas besoin d'autre exemple, mon histoire le montre assez. »
Quoi qu'on pense de la véracité de ces réflexions reconstruites a posteriori pour témoigner de son absence d'ambitions carriéristes, elles nous renseignent sur le genre de vie de Grégoire à l'issue de son magistère profane. Mais les indications fournies sont surtout négatives : il évitait l' asocialité érémitique, dont les principaux défauts sont l'impossibilité du travail exégétique, l'égotisme spirituel et le manque de discrétion ; mais aussi les écueils de la vie active des "migades", certes charitable, mais qui exclut la tranquillité extérieure et l'apathie nécessaires au recueillement contemplatif. On serait tenté d'identifier cette voie moyenne comme celle du 1 Par «tranquillité», nous traduisons ici i)ouxta : dans le contexte, il s'agît avant tout de la tranquillité extérieure, loin du monde et des hommes, avec lesquels le travail exégétique suppose de rester en contact. 2 P. 2, 1, 11, V. 292-337.
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Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu cénobitisme, mais cela ne serait pas cohérent avec deux autres indications: que son choix de vie ait tenu au devoir d'assister la vieillesse de ses parents, et qu'il ait paru «intégré au plus grand nombre». L'explication tient d'abord à ce qu'il a fait ses premiers essais de vie monastique en solitaire : la vie du désert qu'il rejette finalement n'a pas été qu'une idée, mais il a vécu un temps dans une grotte sommairement aménagée. 1 Comme on le voit, l'expérience ne fut pas très concluante - on songe à Jérôme et à Chrysostome, que l'expérience concrète d'une vie du désert qu'ils avaient idéalisée rebuta assez vite. En tout cas, elle fut tout au plus occasionnelle, Grégoire se partageant entre ces retraites et une vie sociale normale selon ce modèle de vie mixte dont il fera son idéal. Par ailleurs, comme on va le voir, il ne fera que de brefs séjours dans le monastère de Basile. Enfin, la recherche savante, en particulier théologique, à laquelle ses retraites sont largement consacrées n'exclut pas seulement la rupture avec la civilisation que représente pour lui l'érémitisme, mais elle implique encore des contacts avec le monde ecclésiastique et un intérêt pour les affaires doctrinales qui ressortissent de la vie active. Or, justement, on sait alors Basile sous l'influence d'un Eustathe désormais évêque et décidé à réformer l'Église, de l'intérieur, dans un sens ascétique; on sait également qu'il l'accompagna au concile de Constantinople, avant de recevoir la charge de lecteur en 360, au bout de seulement deux années de retraite à Anèsi. Grégoire a très certainement partagé l'intérêt de son ami pour la grande controverse théologique en cours et les manœuvres politiques auxquelles elle a donné lieu, intérêt qui les conduira tous deux, et lui le premier, à recevoir le sacerdoce. Sans doute est-ce à partir de ce moment qu'il comprend, au vu des premiers pas de Basile dans les affaires ecclésiastiques et de l'ascendant que son ami commence à exercer dans les milieux monastiques, qu'une étape anachorétique peut faire un bon tremplin pour une carrière cléricale. À moins qu'il n'ait fait fonction de didascale, il a peut-être déjà lui aussi mis un pied dans l'Église en devenant lecteur et en assistant son père dans sa charge : ce que recouvrirait l'utilité - à n'en pas douter spirituelle - qu'il attribue à sa vie d'alors, sans que cette cléricature mineure contredise totalement son éloignement de l'autel 2 Que son père lui eût confié cette fonction à laquelle il était préparé et par l'exercice de laquelle on faisait généralement ses preuves avant la prêtrise eût été parfaitement logique. Nous sommes en tout cas bien loin du portrait contrasté qu'on fait habituellement des deux amis : un Grégoire répugnant à la vie active, par opposition à un Basile fait pour elle. En fait, tous deux sont déjà en prise sur la sphère la plus élevée des affaires et de l'autorité ecclésiastique, celle de la théologie, en train de s'y engager ès qualités ou sur le point de le faire, ce à quoi tout les préparait, et c'est Basile qui est le plus avancé dans la voie monastique. Il est vrai que Grégoire ne jouissait pas des moyens et de la liberté d'action que la mort de son père et la sympathie de sa mère pour ses entreprises ascétiques avaient assurées à son ami : Grégoire l'Ancien compte sur lui pour l'assister dans la gestion des domaines familiaux et l'exercice de sa charge et n'est pas prêt à lui permettre d'échapper à son emprise en devenant un leader 1 P. 2, 1, 45, v. 121-146: il dit d'être installé dans la «fente d'un rocher», avec pour seule couche une litière de paille et une couverture et y avoir mené une vie de prière et d'austérité. 2 En Orient, Je lectorat semble à l'époque avoir absorbé les anciennes fonctions d'enseignement du laïc didascale, qui paraît avoir disparu, et conservé sa prééminence sur les autres cléricatures mineures jusqu'au concile de Laodicée (380). Sur la question du didascale et du lectorat, voir Bardy [L'Église]; Faivre [Naissance], p. 293-294; Gryzon [L'autorité], p. 65-68; Elm [Virgins], p. 247248, pour qui Je terme de didascale n'a alors plus de valeur institutionnelle.
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Le retour au pays : la conversion à la philosophie monastique. Néanmoins, c'est plutôt du côté de Basile qu'on trouve le plus d'ardeur pour l'anachorèse et ses rigueurs, comme en témoigne leur correspondance du temps, où il tente sans grand succès d'attirer et de retenir son ami dans sa retraite du Pont. Cet échange épistolaire nous renseigne d'abord sur les objectifs de cette retraite loin de la ville et des affaires. Elle signifie d'abord pour Basile la tranquillité nécessaire au calme intérieur et au recueillement de l'âme qu'un Libanius pouvait approuver comme moyen traditionnel d'approfondir sa culture 1 et que Basile vante à Grégoire, 2 avec la solitude, comme moyen de s'unir à Dieu par la pensée - ce qui était moins, on le sait, dans les vues de Libanius. Mais le projet que Basile expose à Grégoire va audelà de la recherche du loisir : par la solitude, il aspire à se renoncer soi-même et à détacher entièrement son âme du monde et de la chair, à la purger des passions mauvaises. 3 Et même à la défaire de l'instruction dont elle est empreinte (il dit: à.noµO.erimç) pour s'ouvrir aux impressions engendrées par l'instruction divine. 4 Ce qu'il se propose en somme, et dont sa retraite n'est qu'une condition nécessaire mais non suffisante, c'est une véritable tabula rasa de l'âme, propre à la nettoyer de tout élément mondain pour la convertir vers son élément spirituel et accueillir la contemplation de Dieu ; mieux, en établir en soi durablement, par la prière, le souvenir. 5 Pour cela, il lui fallait, dit-il avec quelque emphase, «se séparer du monde tout entier», «devenir un être sans cité, sans maison, sans bien propre, sans amitiés, sans possessions, sans moyen de vivre,/, ce qui semblerait indiquer une anachorèse extrême, dans un ermitage sommaire, qu'on pourrait penser définitive. Avec la méditation des Écritures, le travail, accompagné de prières, est aussi au prograrnme 7 , ce qui évoque le modèle égyptien. Or, il faut remarquer, après Ph. Rousseau, que les préoccupations de Basile ne sont pas, même alors, celle d'un ermite sauvage qui aurait rompu avec tous les devoirs sociaux : il consacre de longs passages de cette même lettre à la question du vêtement, de l'étiquette et du mode de conversation convenables pour un moine. Les vertus qu'il recommande - maîtrise de soi, humanité, justice et prudence - sont éminemment sociales, et il conçoit cette ascèse comme préparant à exercer convenablement les devoirs de la vie. 8 Bref, il s'agit d'une étape préparatoire pour une vie plus active, suivant l'exemple d'Eustathe ou de Macédonios, qui ont associé le célibat ascétique au ministère puis à l'épiscopat. Ph. Rousseau insiste même sur le fait que, comme son maître Eustathe, Basile explora la Syrie et les provinces orientales et que, plutôt que du côté égyptien, c'est dans le modèle monastique de ces régions - « coenobitic organization, lay patronage, and episcopal control » - qu'il trouva son inspiration. 9 Sur l'essentiel, Grégoire partage sans doute les vues de son ami et serait tout prêt à s'associer à son entreprise philosophique, mais il n'en discute pas moins les conditions concrètes de sa réalisation. 1
Cf. Libanius, Lettre 336 à Basile; Basile, Lettres, 3, 2, à Candidianus, t. 1, p. 14. Basile, Lettres, 2, t. 1, p. 5-IO. 3 Ibid., 1, 12 S., p. 5-6 et 2, 33-40, p. 7. 4 Ibid., 2, 26-33, p. 7. 5 Ibid., 2, 43 s., p. 7 et 4, p. IO. 6 Ibid., 2, 22-25, p. 7. 7 Ibid., 2, 46-50, p. 7. Ce travail pourrait désigner l'ascèse, mais l'absence de« moyens de vivre» fait pencher en faveur d'un travail manuel que les lettres de Grégoire confirmeront. 8 Ibid., resp., 5, p. IO Il et 2, 67-71, p. 8; 3, 20-28, p. 8; Rousseau [Basil], p.80. 9 Rousseau [Basil], n. 53, p. 73. 2
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Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu En effet, en réponse à l'invitation de Basile, il refuse de s'installer à demeure avec lui sur le domaine que la famille de celui-ci possédait à Anèsi et lui fait une contreproposition, celle de partager leur vie philosophique, alternativement, entre ce séjour et les terres de ses propres parents : «J'ai manqué, je l'avoue, à ma promesse: être avec toi et pratiquer de concert avec toi la philosophie, ce à quoi je m'étais engagé dès le temps de notre séjour à Athènes, de notre amitié et de notre fusion là-bas(... ) Mais, si j'ai manqué à ma parole, c'est malgré moi, parce qu'une loi l'a emporté sur une autre loi: celle qui ordonne de prendre soin de ses parents sur celle de la camaraderie et de l'intimité. Ma défection ne sera cependant pas complète si, de ton côté, tu acceptes ceci : tantôt nous serons avec toi, tantôt consens à être avec nous, afin que tout soit commun entre nous et que nous rendions un égal hommage à lamitié (to rijç qJLl..taç ôµ&nµov). De la sorte, il me sera possible à la fois de ne pas contrister mes parents et de jouir de ta présence. »1
La raison essentielle de cette proposition, la plus explicite, est le devoir filial, derrière laquelle on peut deviner la volonté de Grégoire l'Ancien de s'appuyer sur son fils pour remplir sa charge épiscopale et préparer sa succession, ce qui n'est pas compatible avec une vie purement contemplative ni avec cette rupture de la convivialité familiale que Basile, en s'installant à l'écart de la maison maternelle, y associait. Mais une autre motivation transparatê : accepter la proposition de Basile, c'était entrer dans sa dépendance, institutionnaliser l'ascendant qu'il exerçait déjà sur ses compagnons à Athènes, contrairement à la relation égalitaire de l'amitié que Grégoire a toujours été soucieux de maintenir entre eux. 2 L'échange épistolaire qui s'ensuivit, une joute littéraire mi-badine où chacun des deux amis tourne en dérision la patrie de l'autre et vante la sienne, recouvre en fait une lutte de préséance : «Je n'admets pas, réplique Grégoire à la réponse, perdue, de Basile à son précédent courrier, que tu critiques la Tibérine, la boue de ce pays et ses hivers ... »3
Après un séjour à Anèsi, Grégoire dénoncera la prétention de Basile au leadership : «Oui, raille et critique notre pays, soit par plaisanterie, soit sérieusement, ce n'est rien. Souris seulement, emplis-toi de science et jouis de notre amitié : tout nous plaît, venant de toi, peu importe quoi et comment. Et de fait, tu m'as l'air de railler ce pays non pour railler, mais pour m'attirer vers toi, si je comprends bien, comme ceux qui font des barrages sur les cours d'eau pour les détourner. Ainsi agis-tu toujours avec nous. »4
La suite est une longue description satirique du séjour de l'auteur à Anèsi : «Quant à moi, je vais admirer ton pays du Pont, ta tanière digne d'un exil, puis ces hauteurs suspendues au-dessus de vos têtes, ces bêtes sauvages qui mettent à lépreuve votre confiance et ce désert qui s'étend au-dessous, et même ce trou à rat avec ses noms pompeux de phrontistère, de monastère (µovaadiptov) et d'école (OJCoÀ:r\), puis ces forêts d'arbres sauvages, cette couronne de monts escarpés qui point ne vous couronnent, mais vous emprisonnent, puis cet air mesuré, ce soleil que vous désirez et que vous apercevez comme une cheminée, Cimmériens Pontiques (... ),vous dont toute l'existence est une seule et longue 1 Lettres, 1, t. 1, p. 1. Lorsque Grégoire invite Basile à le rejoindre de temps en temps auprès de ses parents, on pourrait comprendre qu'il l'invite dans cette grotte où il se retirait parfois sur les terres familiales : une hypothèse à la rigueur compatible avec les vers du De vita sua. Mais on voit mal cette «fente de rocher» (cf. supra. p. 283, n. 2) accueillir les deux hommes, et l'invite semble plutôt évoquer une vie ascétique dans le cadre domestique. 2 Nous rejoignons ici les vues de Mc. Lynn [A self Made Holy Man], p. 467. Comme lui (ibid., p. 472-473), nous voyons dans le refus de Grégoire d'assister Basile lorsque celui-ci sera devenu évêque de Césarée, son empressement à lui faire savoir qu'on lui reproche sa tiédeur pneumatophile, ou le fait qu'il déserte Sasimes en renvoyant dos à dos Basile et son rival Anthime la poursuite de cette stratégie d'indépendance. 3 Lettres, II, t. 1, p. 1. 4 Lettres, IV, 1, t. 1, p. 3.
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Le retour au pays : la conversion à la philosophie nuit et vraiment l'ombre de la mort, pour employer le mot de l'É'-Titure ( ... )et au milieu de tout cela ce ... co=ent veux-tu que je dise ? Le no=erai-je mensongèrement !'Éden et la source quadruple qui arrose la terre ? ou bien ce désert sec et sans eau ( ... ) Car tout ce qui est échappé aux rochers est ravin ; tout ce qui est échappé aux ravins est ronce ; et tout ce qui est au-dessus des ronces est hauteur à pic. Le sentier qui passe au-dessus est bordé de précipices et incliné de part et d'autre. Il provoque une tension d'esprit chez ceux qui le suivent et leur fait faire de la gymnastique pour leur sécurité. Un fleuve en bas gronde ( ... ) il roule moins de poissons que de pierres ( ... ) il hurle contre vous nuit et jour. Furieux, il est infranchissable ; bourbeux, il est imbuvable ( ... ). Oui, mes impressions sur ces îles, séjour des Bienheureux, ou plutôt, séjour de ces Bienheureux que vous êtes, les voilà!( ... ) et les oiseaux chanteurs, qui chantent, mais la faim, et qui survolent, mais le désert ! Il ne vient personne, sinon au moment de la chasse, dis-tu ; ajoute : et pour visiter les morts que vous êtes ! » t
On remarquera l'ambivalence de la thématique dominante dans cette description, celle d'un séjour des morts. Du point de vue caustique qu'exprime le ton de la lettre, il y a là une critique du choix d'implantation de Basile, dont celui-ci prétend qu'il fit l'objet d'une révélation divine 2 , mais dont Grégoire brocarde le caractère sinistre, malcommode et malsain. Mais il s'agit du point de vue du monde, selon les critères idylliques qu'un aristocrate aurait retenus pour décider de la résidence champêtre où il se retirera à l'occasion des tracas et des nuisances urbaines : ampleur du panorama, grand air et plein soleil salutaires, douceur d'un paysage aménagé propice aux promenades où l'on goûte dans le silence le murmure d'un cours d'eau tranquille et le chant des oiseaux; le tout animé d'une vie abondante et domestiquée dont la prospérité, bienfait de nature et de civilisation, réjouit son propriétaire3 • Dans le contexte ascétique chrétien de mépris de ce monde et d'anticipation d'une mort qui ouvre sur un au-delà autrement plus précieux, l'absence de ces agréments se renverse en avantages célestes et cette satire est aussi une idylle "en miroir d'encre": la retraite escarpée, sombre et sauvage que s'est choisie Basile convient à son projet de mort au monde et d'exercice de la mort4 ; elle manifeste son anachorèse, sa rupture d'avec le monde cultivé des plaines et plateaux pour vivre la vie sauvage dans ces montagnes proches de Dieu seulement fréquentées, en saison, par les chasseurs. La seconde lettre manifeste la même ambivalence, à l'égard, cette fois, des standards de confort et d'hospitalité conventionnels : « Puisque tu prends COIIlIIle il mut la plaisanterie, nous allons ajouter ce qui suit. C'est d'Homère que nous tirons le préambule : Allons, poursuis et chante la beauté du dedans, la cabane sans toit et sans porte, le foyer sans flamme et sans fumée, les murs asséchés au feu pour nous préserver du ruissellement de la boue - nous étions des Tantales, punis, assoiffés au milieu des eaux, - et ce maigre banquet auquel on nous avait invités depuis la Cappadoce, non co=e à une frugalité de Lotophages, mais co=e à une table d' Alkinoos ( ... ) Je me souviens en effet de ces pains et de ces brouets (c'est le nom qu'on employait), mais surtout je me souviendrais de mes dents qui glissaient sur les croûtons, puis s'y embarrassaient et s'en tiraient co=e d'un marécage ! Tout cela, tu vas, toi, le dramatiser en élevant le ton, eu tirant de tes propres souffrances de quoi enfler la voix ; mais si cette grande et vraie nourrice des pauvres - je veux dire: ta mère - ne nous avait rapidement tirés de là( ... ) nous ne serions Lettres, IV, 3-10, t. I, p. 3-4. Basile, Lettres, 14, 1. 3 Dans la Lettre 14 (2) Basile vantait justement à Grégoire ce genre d'avantages naturels d' Anèsi: ampleur du panorama, eaux vives et poissonneuses de l'iris, abondance de fleurs, d'oiseaux et de gibier, fertilité des terres, quiétude absolue de ce lieu retiré. 4 Cf. Basile, Lettres, 2, 6, 3-5 (de la tenue monastique), t. I, p. 11 : «ce que fout, pour se plier aux convenances, les gens qui portent le deuil, nous le ferons paraître pour nous spontanément. » t
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Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu depuis longtemps que cadavres et notre "foi pontique" nous vaudrait moins d'éloges que de pitié! Comment passer sous silence ces jardins sans légumes qui n'en étaient point, et ce fumier d' Augias, tiré de la demeure, avec lequel nous remplissions ces jardins ? C'est alors que nous tirions ce chariot fait pour transporter la terre, moi, vendangeur, et toi, mauvais plaisant, avec ce cou et ces mains qui portent encore la marque de nos labeurs. Ah ! Terre, Soleil, Air et Vertu! m'écrierai-je pour faire un peu le tragédien: et ce n'était pas pour joindre les rives de l'Hellespont, mais pour niveler le fossé. Si tu n'es point froissé de ce que nous disons, nous ne le sommes nullement non plus ; si tu l'es, combien le sommes nous de ce que nous avons subi ! Et nous en laisserons de côté, par égard pour le reste, pour tout ce 1 dont nous tirions profit. »
Mais on remarque tout de même que Grégoire estime sans profit spirituel les conditions de vie extrêmes imposées par Basile, qu'il regarde comme enfantillages calamiteux : ces jeunes aristocrates intellectuels pas même capables de faire du pain sont trop heureux que la mère de Basile répare l'échec de leur tentative autarcique. Une troisième missive, qui fait évidemment suite aux précédentes, substitue à la plaisanterie, faite surtout du point de vue du monde, une tout autre appréciation, nostalgique, des jours passés à Anèsi, dépeints cette fois comme les moments bénis d'une ascèse partagée dans une harmonie céleste: « Ce que nous te mandions précédemment au sujet du séjour dans le Pont était badinage et non propos sérieux ; mais ce que j'en écris maintenant est tout à fait sérieux. Qui pourrait me mettre selon le mois des jours de jadis, où je faisais avec toi mes délices de souffrir ? Car la peine subie de bon cœur a plus de prix que le plaisir éprouvé à contrecœur. Qui me donnera ces psalmodies, ces veilles, ces voyages jusqu'à Dieu dans la prière et cette vie en quelque sorte hors de la matière et du corps ? Et cette fusion et cette unité d'âmes avec des frères qui par toi se divinisent et s'élèvent? Et cette émulation et cet empressement pour la vertu, que nous avons assurés par des règles et des lois écrites ? Et ce zèle pour les oracles divins et cette lumière que nous y découvrions sous la conduite de l'Esprit ? Ou bien, pour parler de choses mineures et plus ordinaires, ces besognes quotidiennes et ces travaux manuels ? Et ce bois à transporter et ces pierres à tailler ? Et ces plantes à soigner et à arroser ? Et ce platane platane d'or et plus précieux que celui de Xerxès - sous lequel s'asseyait non un roi amolli, mais un moine contrit? Ce platane, c'est moi qui l'ai planté, c'est Apollos - c'est-à-dire ton Excellence - qui l'a arrosé, mais c'est Dieu qui l'a fait croître en notre honneur, afin que subsiste chez vous un souvenir de notre activité, comme dans l'arche la verge fleurie d' Aaron 2 (. •• ).Souhaiter tout cela est très facile, mais l'obtenir n'est point facile. Au moins assiste moi ; partage mes sentiments et aide moi en ce qui concerne la vertu ; et ces avantages que nous avons naguère recueillis, conserve les par tes prières( ... ) Car c'est toi que je respire plus que l'air, et je ne vis que dans la mesure où je suis avec toi, soit effectivement, soit, 3 quand tu es absent, par le souvenir. »
4 Contrairement à ce qu'assure Ph. Rousseau , rien, dans les lettres que Grégoire lui adresse à propos du séjour qu'il vient de faire auprès de lui, ne permet de croire qu'il l'a passé seul à seul avec Basile, sinon livré à la solitude érémitique, et que ce n'est que plus tard que celui-ci s'entourera d'autres moines. Le Nazianzène emploie un « vous » que sa relation amicale avec Basile interdit de considérer comme de politesse, et d'ailleurs concurremment avec le tutoiement dont il use toujours dans sa correspondance avec lui: ce pluriel désigne les «Cimmériens Pontiques », «ceux qui chantent des psaumes», «ces bienheureux que vous êtes». En outre, que 5 µovaoi;ilpwv et axoJ.."1 désignent bien Anèsi comme un monastère et une école 1
Lettres, V, t. 1, p. 5-7. Cf. Nb. 17, 16-25; Hébr. 9, 4. 3 Lettres, VI, t. 1, p. 7-8. 4 Rousseau [Basil], p. 69-70. 5 Cf. supra, p. 286, Lettres, IV, 3.
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Le retour au pays : la conversion à la philosophie philosophique chrétienne ne fait pas de doute, puisque la seconde lettre de Grégoire à propos de ce même séjour mentionne des frères et l'Ascéticon qu'ils rédigèrent de concert pour cette communauté, aussi étroite qu'on puisse l'imaginer. Cela est confirmé par le fait que nos deux amis compilent alors des extraits d'Origène pour se doter d'un manuel philosophique - la Philocalie - qui fait la première place à 1 l'herméneutique scripturaire avant de traiter d'apologétique et, enfin, d' éthique. Ainsi, la« déculturation» (à:1roµa6î]OLÇ) que Basile revendique alors représente tout au plus la rare vacuité intérieure par laquelle, sur le modèle de l'extase néoplatonicienne, il accueille la contemplation unitive et apophatique de Dieu. Il prétend d'abord par là rejeter le bagage culturel acquis dans les écoles profanes, une pose commune aux élites chrétiennes montantes du temps, visant à distinguer leur paideia divine de la culture de ce monde. Mais la conversion à la simplicité évangélique, qui doit tout à l'inspiration divine et rien aux savoirs de ce monde, ceux des philosophes et rhéteurs grecs que les Apôtres ont vaincu par la grâce de !'Esprit, recouvre en fait une lecture savante de la Bible, tributaire du savoir profane. D'ailleurs, cet établissement ascétique, loin d'être la cabane d'hommes ensauvagés, devait comprendre un cabinet de travail pourvu d'une bibliothèque, ce que désigne le terme de cppovnm:rlpwv: la description satirique précédente de la précarité des bâtiments tient au fait que ceux-ci étaient en plein travaux, comme le disent « ce bois à transporter et ces pierres à tailler » et les charretées de terre tirées de la demeure« pour niveler le fossé». Bref, l'établissement d' Anèsi a tout d'un didascalée du désert tel celui qu'on peut reconnaître autour 2 d'Antoine au travers de ses lettres et dans la Vie d'antoine d' Athanase. Le fait que nos deux amis aient travaillé de leurs propres mains à ces travaux ainsi qu'aux plantations doit retenir notre attention: c'était un effort inusité, pour ces jeunes intellectuels ne pratiquant que l'équitation et la chasse, et surtout déroger à leur rang aristocratique que de se livrer à un travail manuel par définition servile qui leur donnait le teint caractéristique des vilains. S'y attache donc une double signification ascétique : morale, le renoncement à ses privilèges de classe par une humiliation volontaire ; et physique, l'exténuation du corps, de la chair du péché, à quoi contribuent un régime frugal et les veilles de prière. Cette discipline du travail et l'autarcie communautaire en vue de laquelle ils cultivent un potager et cuisent leur propre pain, Basile les a empruntées au monachisme égyptien et s'y livre avec beaucoup de sérieux. Or, si Grégoire s'est finalement prêté d'assez bon cœur à ces corvées pour pouvoir en rire et ensuite s'en souvenir avec nostalgie, sa seconde lettre montre aussi que cela lui avait un petit air de comédie d'assez mauvais goût dont l'inconfort a dû lui peser: la simplicité de vie à laquelle il aspirait n'allait sans doute pas jusqu'à ce camping, cette tambouille infâme et ces travaux de force, et on le voit 3 ailleurs faire très conventionnellement du hâle dont il plaisante ici une marque infamante. Nulle part, d'ailleurs, le Nazianzène ne fera mention par la suite du moindre 1 Rousseau [Basil], p. 83-84; Junod [Particularités], p. 190; [Philocalie], p. 1l s.; [Remarques]. Si Hari [SC 302], p. 21-24, doute que la Philocalie ait été l'œuvre de nos deux Cappadociens, nous l'admettons avec la plupart des auteurs : lorsque Grégoire, dans la Lettre VI que nous venons de citer, dit s'être associé à la rédaction de règles de vertu et avoir partagé le « zèle pour les oracles divins » et le travail exégétique de son ami, on est au plus près du programme de la Philocalie. D'autre part, la Lettre CXV, 3, t. II, p. 10, où Grégoire offre l'ouvrage comme un« souvenir de Basile» laisse peu de place à l'équivoque. 2 Brake [Athanasius], p. 213 et 254; Rousseau [Antony as Teacher], p. 94-95 et 104-106. 'P. 2, l, 12, v. 157, s'agissant des évêques parvenus.
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Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu travail manuel de sa part, si ce n'est celui de l'écriture 1• Lorsqu'il exprime le regret de cette vie de rustre, c'est soulagé d'y avoir échappé, et comme d'un aspect secondaire de leur ascèse, dont il retient surtout la fierté d'avoir planté un platane dont l'ombrage rappellera son amicale collaboration. Mais on peut douter qu'il se soit vu poursuivre sa vie ainsi: contrairement à P. Gallay2, qui ne voit dans l'élément satirique de cette correspondance que badinage littéraire et en considère la dernière missive comme plus sincère, J.-M. Szymusiak a ainsi raison d'y lire l'expression d'une« répulsion» pour la vie sauvage3 • Basile lui-même amènera bientôt dans son monastère des serviteurs qui assumeront les tâches matérielles4 et renoncera dans ses Règles au repas unique de sa lettre-programme à Grégoire pour en admettre deux5 . L'important pour eux était de prouver, à eux-mêmes et aux autres, leur capacité à s'arracher aux privilèges et au confort de leur condition sociale et à partager volontairement la vie rigoureuse des humbles. Pour autant, Basile est loin d'avoir abandonné les privilèges de son appartenance sociale qui font de lui le maître du monastère d'Anèsi et serviront la carrière active dont le lancement s'appuiera sur ce statut. Il mène certes une vie simple et joue un temps au paysan et, comme d'autres à notre époque à l'ouvrier, mais aspire à se consacrer avant tout au travail intellectuel, et sur des terres familiales à la propriété desquelles, pas plus qu'aux autres richesses, il n'a renoncé6. La vie sauvage elle-même est pour lui l'occasion d'inviter des amis à la chasse7 , un sport aristocratique. Dans la communauté d' Anèsi, il occupe la fonction de supérieur et exerce un charisme de commandement8 où le travail manuel, réservé aux inférieurs, n'a plus sa place qu'occasionnellement et de façon très symbolique9 . On est donc loin de l'aristocrate révolutionnaire que J. Gribomonr1° a cru voir en lui, et plus proche de l'esprit du christianisme social du XIX' siècle ou du scoutisme chrétien. Ayant pris conscience de ses privilèges, ayant éprouvé dans sa chair - comme le Christ la condition humaine - la condition des humbles, il leur montre qu'on peut supporter dignement la seconde et qu'il ne s'enorgueillit pas des premiers. Mieux: sa retraite monastique, avec une bonne part d'exagération rhétorique, lui permet d'adopter la posture radicale de l'étranger, de l'homme sans foyer, misérable et isolé 11 qui définit les marginaux de la cité et de ses bienfaits, à l'autre extrémité du champ social par rapport à sa classe d'origine. Mais, ce faisant, il assoit sur les humbles un pouvoir d'autant plus captivant qu'il est légitimé par la providence divine dans laquelle s'insèrent aussi bien la possession de ses moyens - richesse et culture, art de la parole - que l'usage altruiste qu'il en fait. Plus précisément, cette période de sa vie, par laquelle il s'institue en "pauvre" de profession, à la tête d'une communauté de "pauvres", le prépare à ce rôle de patron des humbles, garant de la paix sociale à 1
Cf. supra, p. 206 et sa n. 7. Gallay [La vie], p. 67-72. La neutralité de Bemardi [Saint Grégoire], p. 126-127, est moins loin de la vérité. 3 Szymusiak [Éléments de théologie], p. 49. 4 Rousseau [Basil], p. 71-72. 5 Cp. Basile, Lettres, 2, 6, 32-38; Grandes règles, 21 et Petites règles, 136. 6 Gribomont [Saint Basile], II, p. 273-274; Bemardi [La prédication], p.373. 7 Basile, Lettres, 14. 8 Basile, Grandes règles, 243; Petites règles, 303; Éthiques, 7. 9 Évêque de Césarée, il distribuera ainsi la soupe lors d'une disette (voir supra, p. 129), mais n'aura évidemment ni cultivé ni cuisiné. 10 Gribomont [Saint Basile], 1, p. 179-191. 11 Cf. supra, p. 285. 2
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Le retour au pays : la conversion à la philosophie l'égard des exclus du dénws et des clientèles que n'atteignait pas l'évergétisme traditionnel, dont P. Brown 1 a montré qu'il constituait l'assise spécifique du pouvoir épiscopal du IV• siècle. En outre, son implication croissante dans les affaires ecclésiastiques après moins de deux années contemplatives - il accompagne Eustathe au synode de Constantinople fin 359-début 360, devient alors lecteur puis reçoit l'ordination en 3622 - n'est pas un changement de cap. Au contraire, la fondation d' Anèsi l'y a préparé en le dotant du statut de maître spirituel et il s'est muni, avec la Philocalie, de l'indispensable vademecum pour ces activités ecclésiastiques, pour la controverse et la prédication3 • Dans la mesure où Grégoire s'est associé à l'entreprise philosophique de Basile et où, dans sa dernière lettre, il dépeint cette expérience commune comme exaltante, tout conduit finalement à penser qu'il en a partagé les idéaux et perspectives. Pour autant, il fait preuve de plus de lucidité que son ami sur le sens et les conditions concrètes de son entreprise. Il tourne en ridicule son zèle à s'imposer des conditions de vie extrêmes et c'est une ascèse plus haute, spirituelle - prière et travaux livresques, conformes à la vocation d'école philosophique de l'établissement -, qu'il apprécie surtout, ainsi que l'atmosphère fraternelle d'une communauté dont il est fier d'être avec Basile le fondateur et le législateur: un bol d'air pur pour notre Grégoire, le reste du temps soumis à l'autorité paternelle, obligé de s'occuper de l'administration des domaines familiaux et sans cesse exposé aux attentes conventionnelles des Nazianzènes à l'égard de l'héritier de leur évêque et patron. Mais il ne rejette pas alors les liens sociaux, lui qui fait au contraire de son amitié philosophique avec Basile un des piliers de sa vie, et ne remet pas en cause le devoir filial. En tout cela, et en choisissant une vie mixte qu'il justifiera plus tard par un souci d'humilité et de charité spirituelles, il se montre plus sensible que son ami à la suspicion dont le monachisme eustathien restait l'objet du fait des prétentions de son excentricité et des tendances messaliennes dont ses représentants les plus radicaux témoignaient encore. Le respect dont il prend soin de témoigner, dans le De vita sua, à l'égard des gens du monde et du sacerdoce, va également dans ce sens. Mieux, quoi qu'il en dise, il était sans doute autant disposé que son ami à recevoir un sacerdoce propre à satisfaire sa vocation oratoire: comme nous allons le voir, dès lors que des circonstances exceptionnelles justifieront qu'il assume le ministère de la parole en philosophe pacificateur et en théologien inspiré, il n'hésitera pas à entrer dans la carrière.
1
Brown [Power and Persuasion], p. 84-112. Rousseau [Basil], p. 66-67, 84-85. 3 Ibid., p. 68-69 et p. 84, qui parle de la controverse, non de la prédication, dont pourtant la Philocalie fournit les bases dans ses dimensions homilétiques (sections 1-14), apologétique (sections 15-21) et morale (sections 21-27). 2
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CHAPITRE V
DESDÉBUTSFRACASSANTSDANSLESACERDOCE
Un épisode obscur : les données du problème Grégoire fut ordonné par son père dans la première moitié des années 360. Voici comment, dans le De vita sua, après son choix d'une vie mixte mais fuyant les charges ecclésiastiques, il relate les conditions de son entrée dans le sacerdoce : « Alors que j'étais dans ces dispositions, une terrible tempête m'assaille.
Mon père en effet, quoique très précisément au fait de mon jugement, je ne saurais dire pourquoi, peut-être mû par !'amour paternel (car terrible est cet amour quand il est joint à l'autorité) et pour m'attacher avec les chaînes de !'Esprit et m'honorer de son mieux me fait asseoir de force sur le trône gui vient en second. réprouvais une telle douleur de cette tvrannie car aujourd'hui encore je ne saurai noIIliller cela autrement - que !'Esprit divin me pardonne d'être ainsi fait -, que soudain avec tout, amis, géniteurs, patrie, peuple, je rompis, et, tel un bœuf piqué par le taon, je partis dans le Pont, pour remède à mes maux choisissant de mes amis celui qui était rempli de Dieu. En effet, il pratiquait là-bas la compagnie de Dieu, caché par un nuage coIIlille l'un des sages de jadis : c'était Basile, maintenant parmi les anges. Par lui j'essayai de soigner le chagrin de mon esprit. Mais lorsque, affligé par !'âge et le regret,
mon excellent père eut prié instamment son fils de respecter son dernier souffle et que le temps eut fait passer mon malheur, ce que je n'aurais jamais dû faire. je me précipite à nouveau dans le gouffre. >>1
Comme on voit, la chose ne se passa pas sans difficultés puisqu'il s'enfuit aussitôt auprès de Basile à Anèsi: une fuite qu'il justifie ici par le fait que cette ordination, réalisée contre sa volonté, contrariait sa vocation monastique. Quant à sa capitulation, il l'explique ici par le respect d'un père du grand âge et de l'affliction duquel il aurait eu pitié. Mais cette reconstitution tardive est-elle fiable ?
1
P. 2, 1, 11,
292
V.
337-361.
Des débuts fracassants dans le sacerdoce Les Discours 1-3 confirment les événements, dont ils sont contemporains, puisqu'ils contiennent une apologie de sa résistance à cette consécration et de sa désertion, le 1 second Discours déclarant à l'adresse de son père et du clergé qu'il réintègre : Je suis vaincu et je reconnais ma défaite ; je me suis soumis au Seigneur et je suis venu le supplier. ( ... ) Quant au motif, soit de ma révolte qui m'a affecté jusqu'à présent et de la pusillanimité qui m'a poussé à prolonger ma fuite et à séjourner loin de vous (... ), soit encore de ma douceur actuelle et du changement d'attitude qui m'a conduit à me remettre à nouveau entre vos mains( ... ) je la produirai au grand jour sans aucune honte. » ; «Aux yeux de l'opinion publique, je n'étais plus moi-même, je n'étais plus celui que l'on connaissait: j'étais devenu un autre, je résistais au-delà des convenances et je montrais de la présomption. » ; «je demande pardon de mon inactivité (TI]c:; dpytac:;) et de ma désobéissance antérieure ( ... ). J'ai gardé le silence. mais je ne le garderai pas toujours. Je me suis écarté quelque peu, juste assez pour m'examiner et oour donner à mou chagrin une consolation. mais maintenant i' ai accepté de l'exalter dans !'assemblée du peuple et de le 2 louer dans la chaire des anciens. » «
Le Discours 1, sermon pascal qui marque son entrée en fonction, s'adresse quant à lui ainsi à ses paroissiens : « Accordons à la Résurrection toutes les concessions. Pardonnons-nous réciproquement, moi qui ai été victime de cette belle tyrannie - c'est le qualificatif que je lui donne maintenant -, et vous qui avez eu ce beau geste envers moi, au cas où vous auriez quelque reproche à me faire à cause de ma lenteur»;« J'ai reçu l'onction du mystère. j'ai manifesté un certain recul devant le mystère, le temps de m'examiner, etje reviens avec le mystère, faisant appel à ce 3 beau jour pour soutenir ma timidité et ma faiblesse ... » •
4 Comme l'a montré J. Bernardi , l'onction du mystère désigne sa consécration, le second mystère son sacerdoce et le troisième la Résurrection fêtée ce jour-là. Il ressort donc clairement de ces propos que Grégoire a fui sa charge aussitôt après en avoir été 5 investi, est resté un certain temps auprès de Basile et a fini par réintégrer le clergé de Nazianze; mais aussi que le second Discours, dans lequel il fait amende honorable auprès de ses confrères et de son père, annonce sa prise de fonction, marquée par la prédication du Discours 1. Quels motifs, maintenant, Grégoire invoque-t-il à l'époque pour justifier sa fuite ? Le premier Discours, minimisant la chose, présente sa fuite, non comme une désertion de ses fonctions, mais comme un simple délai ; sa retraite temporaire aurait obéi au besoin d'un examen de conscience et à une humilité de bon aloi devant la sacralité de ses fonctions sacerdotales :
«
Il se pourrait que cette lenteur fût meilleure et qu'elle eût plus de prix aux yeux de Dieu que
la rapidité montrée par d'autres. Il est, en effet, également bon de reculer quelque peu devant
Dieu, comme le grand Moïse autrefois et comme Jérémie plus tard, et d'accourir promptement à son appel, comme Aaron et Isaïe, pourvu que l'on agisse par piété dans les deux circonstances, parce qu'on tient compte dans le premier cas de sa faiblesse, et, dans le 6 second, de la puissance de celui qui appelle. »
Le Discours 2 invoque plutôt le fait que cette consécration l'a pris par surprise, mais aussi qu'elle a contrarié une vocation contemplative si forte qu'il s'est rebellé: «Ce qui m'a le plus frappé, c'est d'avoir été pris au dépourvu( ... ) etje n'ai plus été maître de mes pensées. C'est là ce qui m'a fait perdre la modestie que j'avais de tout temps été 1
Cf. également D. 2, l 16. D. 2, l, 1-16 (Ps. 54, 8 - 9); 6, 2-5; 115, 9-14. 3 D. 1, 1, 5-8; 2, 1-4. 4 Bemardi [SC 247], p. 15-17. 5 C'est sans doute lui qui est évoqué lorsque Grégoire, D. 2, 47, 4-7, dit être allé chercher conseil avant d'enseigner. 6 D. l, l, 8 s. 2
293
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu habitué à garder. Ensuite, se glissait en moi une sorte de désir amoureux pour les avantages de cette vie tranquille et de cette retraite pour laquelle j'ai éprouvé du désir dès !'origine, comme je ne sais si aucun autre de ceux qui ont été attachés à l'éloquence !'a jamais fait. Je l'avais promise à Dieu au sein des dangers les plus graves. J'en avais tâté quelque peu, sans dépasser le vestibule et assez pour que l'expérience accroisse le désir et l'enflamme. Aussi, je n'ai pas supporté d'être tyrannisé, d'être poussé au milieu du bruit et d'être arraché par la violence à ce genre de vie comme à un saint refuge. » 1
C'est ce même motif qu'avancera le Discours 3, lorsqu'il reprochera à ses paroissiens, le dimanche suivant, de trop nombreuses absences lors de sa prise de fonctions : «Pourquoi cette lenteur à venir écouter notre parole, amis et frères? Vous étiez si prompts à user de tyrannie et à nous arracher à notre citadelle, à cette solitude que j'avais embrassée en la préférant à tout, pour laquelle j'avais conçu une vénération profonde, que j'avais érigée audessus de ma vie tout entière parce que je voyais en elle une auxiliaire, la mère de la divine ascension et de la divinisation ! » ; « nous étions timide, et vous ne nous avez pas rassuré. Nous avions subi violence, et vous ne nous avez pas consolé. »2
Mais son décalage par rapport à celle du premier Discours rend cette explication peu crédible. En outre, si Grégoire veut attester ainsi qu'il n'ambitionnait pas la prêtrise et s'en estimait indigne, mais qu'il l'a reçue et a finalement accepté de l'exercer contre sa volonté, c'est pour en souligner l'utilité autant que la dignité3 : « je juge qu'il est aussi mauvais et tout aussi contraire à !'ordre que tous veuillent commander et que personne n'accepte de s'en charger, car, si tous fuyaient ce qu'on peut appeler un service aussi bien qu'un commandement, ce bel ensemble achevé que constitue l'Église serait très largement altéré et il perdrait même sa beauté. »4
Il invoque certes également, à l'époque, le respect de la volonté paternelle et la sollicitude à l'égard du grand âge de ses parents 5 , mais donne comme la raison «la plus importante » de sa soumission finale la méditation de l'histoire de Jonas 6 : «je veux bien admettre qu'il avait, lui, peut-être quelque droit, pour le motif que j'ai exposé, à être pardonné de son hésitation à exercer sa fonction de prophète. Mais moi, quel langage pouvais-je donc tenir, quel thème de défense me restait-il, si je regimbais plus longtemps et si je repoussais ce joug du service divin, dont j'ignore s'il faut le dire léger ou lourd, mais dont je sais qu'il m'a bien été imposé? ,,7
Car c'est bien à la volonté de Dieu de le voir le servir, dont son père n'a été que l'instrument, qu'il dit obéir en définitive : « celui qui court le danger de la désobéissance, je ne sais pas en qui il trouvera appui ni quelle est la parole qui !'invite à se rassurer. Il est à craindre, en effet, que nous ne nous entendions dire à propos de ceux qui nous sont confiés : je vous demanderai compte de leurs
âmes. » 8 Même si ces propos servent à justifier son retour, rien ne permet de penser que Grégoire désirait se soustraire au sacerdoce, auquel cas il aurait fui avant son ordination. J. Bemardi9 remarque d'ailleurs très justement que sa vocation oratoire trouvait dans le ministère de la parole l'occasion de se satisfaire. Nous avons vu 10 , 1
D.2, 6, 6 S. D. 3, 1, 1-6; 2, 4-5. 3 D. 2, 3-4, le rôle et les exigences de la prêtrise étant développés dans les chapitres 8 à 99. 4 Ibid., 4, 7-11. 5 Ibid., 103, où il dit leur avoir sacrifié sa vocation « philosophique » et avoir craint de perdre la bénédiction paternelle. 6 Ibid., 104-110. 7 Ibid., 11 Ü, 2 S. 8 Ibid., 113, 5-9 (Éz. 3, 18). 9 Bemardi [SC 247], p. 19 et 36. 1 °Cf. supra, p. 262-265. 2
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Des débuts fracassants dans le sacerdoce enfin, comment, dans ce Discours, il se recommandait lui-même de l'exemple de Samuel et de sa consécration par Nonna au service de Dieu comme prédisposition à la prêtrise ; si bien que sa retraite auprès de Basile ne semble défnùtivement pas pouvoir s'expliquer par sa vocation monastique et sa répugnance pour la vie active. Les principaux biographes du Nazianzène n'en ont pas moins avalisé avec une belle confiance ses explications de sa résistance et de sa fuite et ont mis cette histoire pour 1 le moins surprenante sur le compte d'une nature sensible autant qu'ombrageuse , quitte à voir dans l'inconstance dont témoigne cette affaire l'effet d'un déchirement entre deux vocations contradictoires: celle du rhéteur et celle du contemplatif. Or, à l'époque où Grégoire est ordonné, les premières années de la décennie 360, l'Église de Nazianze connait un schisme où l'on est tenté de chercher la véritable raison de la "révolte" par laquelle il s'est d'abord soustrait aux fonctions sacerdotales dans lesquelles Grégoire l'Ancien, son autorité menacée, souhaitait le voir l'assister. Nous comptons bien, contre l'explication de J. Bemardi dont nous avons déjà vu certaines 2 faiblesses, montrer que cette hypothèse, défendue récemment par Susanna Elm , est tout à fait fondée et éclaire d'un jour nouveau les débuts de Grégoire sur la scène ecclésiastique. Les certitudes qui ressortent de l'œuvre sont les suivantes: d'une part, Grégoire, tout juste ordonné, a déserté et s'est réfugié à Anèsi, et il revint inaugurer ses fonctions à l'occasion d'une célébration pascale. D'autre part, vers la même époque, Grégoire l'Ancien signa un credo dont le rejet conduisit les moines de Nazianze à rejeter la communion de leur évêque et à instituer une Église locale concurrente en 3 faisant ordonner certains des leurs par «l'intervention de mains étrangères » • Enfin, un gentleman's agreement, dont Grégoire fut l'artisan, permit la réintégration des dissidents au sein de l'Église locale. Au-delà de ce constat général, les commentateurs divergent quant à l'identification du credo en cause, la chronologie des événements, et le rôle qu'y joua le Théologien. Sont en jeu son rapport à la vie active, mais également sa relation à son père, aux moines de Nazianze et à Basile ainsi que sa position théologique, tels qu'ils s'établissent à cette époque cruciale de son existence. À partir d'un examen de l'histoire du dogme et de l'Église dans les années 360-364 et des développements théologiques des Discours 2 et 6, nous chercherons d'abord à identifier la formule de foi ratifiée par Grégoire l'Ancien. Nous serons alors en mesure de préciser sur ces bases la chronologie des événements et l'attitude du Nazianzène dans la crise.
1
Gallay [La vie], p. 72-74; Bernardi [La prédication], p. 96; [SC 247], p. 10; [Saint Grégoire], p. 122-125. 2 Elm [The Diagnostic Gaze]. 3 D. 6, 11, 12-13. L'éloge de Grégoire l'Ancien (D. 18, 18) revient sur cette signature.
295
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu
Identification du credo1
Deux hypothèses s'affrontent quant à la formule dont la signature par Grégoire Père a occasionné la crise : celle admise par la tradition la plus ancienne - Tillemont et Clémencet -, reprise par P. Gallay et étayée à nouveaux frais par H.- C. Brennecke, tient pour la profession de foi de Rimini /Constantinople2 ; celle introduite par A Benoît et développée par J. Bemardi3 opte pour les conclusions du synode antiochien d'octobre-novembre 363. On notera que, dans sa réfutation de cette dernière thèse, H. -C. Brennecke s'appuie exclusivement sur des arguments extérieurs, sans prendre en compte la théologie exposée par Grégoire dans ses discours de l'époque, dont J. Bemardi lui-même néglige étrangement la teneur exacte dans son argumentaire. C'est dans l'éloge funèbre de son père, en 374, que Grégoire évoque explicitement l'origine du schisme local résolu dix ans plus tôt : « lorsque la fraction la plus ardente de l'Église se dressa contre nous, parce qu'un écrit nous avait induits en erreur et que ses termes habiles nous avaient introduits dans la communion des méchants, il fut le seul dont on crut que la pensée était restée intacte sans que le noir de !'encre eût déteint sur son âme, malgré la simplicité qui !'avait fait prendre au piège. » 4
Selon J. Bemardi, le vieil évêque de Nazianze, obéissant d'autant plus volontiers à la volonté de l'empereur Jovien, de passage dans la région, que le texte était patronné par Mélèce, et peut-être pressé par son fils Césaire cherchant à réintégrer ses fonctions à la cour, aurait signé, fin 363, la formule d'Antioche sans en réaliser l'exacte teneur: abusé par la simple différence d'un iota séparant l'oµooûmoç de Nicée de l'oµowûmoç mélétien, il aurait été trompé par une lecture fautive que J. Bemardi explique par sa presbytie5. Ce dernier point est intenable, vu que le texte du concile d'Antioche ne porte pas oµoto'ÛOLOÇ mais propose, comme interprétation de l' oµoo'ÛOLOÇ de Nicée qu'il professe explicitement, oµotoç Km;' o'Ùotav, formule ne prêtant guère à confusion. Considérant Nicée comme credo de base des deux Grégoire à l'époque des faits 6 , J. Bemardi commet en outre un anachronisme flagrant quant à l'histoire du dogme, tant générale que relative aux Cappadociens. Le symbole de Nicée, tel que généralement appréhendé alors, représentait plutôt la tendance occidentale dominante, sabellianisante et en tout cas hostile à la tradition orientale des trois hypostases fixée par celui d'Antioche (deuxième formule) en 341. 7 Quant au 1
Nous appréhenderons l'histoire du dogme et de l'Église grâce à : Brennecke [Geschichte der Homôer] (sans pour autant confirmer son point de vue sur Grégoire, auquel d'ailleurs n'est faite qu'une place mineure et très critique en tant que source) ; Simonetti [La crisi ariana] ; Pietri [la querelle arienne] et [Les dernières résistances]; Drecoll [Die Entwicklung], p. 5-16. 2 Tillemont [Mémoires], p. 347 ; Gallay [La vie], p. 82 ; Brennecke, Ibid., p. 60-61 ; Hauser-Meury [Prosopographie], p. 88-89 et n. 174 ; Elm [The Diagnostic Gaze], p. 88. 3 Benoît [Grégoire de Nazianze], p. 182-183; Bernardi [La prédication], p. 103, [Saint Grégoire], p. 134-135 et surtout [SC 309], p. 26-30, suivi par Calvet-Sébasti [SC 405], p. 29, n. 1. 4 D. 18, 18, PG 35, 1005 C. Trad. Bernardi [SC. 309], p. 25-26. 5 Bernardi [Saint Grégoire], p. 134. 6 Gallay [La vie], p. 81-83; Bernardi [Saint Grégoire], p. 134-135. 7 Brennecke [Geschichte der Homüer], p. 19-20, 28-29, 37.
296
Des débuts fracassants dans le sacerdoce 1 néonicéisme, il était à peine en cours d'élaboration. Le Discours 2 non seulement ne fait aucune mention explicite de Nicée et de l' oµoolimoç, mais sa version sabellianisante est clairement condamnée. Et lorsqu'il accuse les dissidents d'être « excessifs dans leur orthodoxie » et évoque « la doctrine à laquelle on avait été 2 habitué par son éducation » , il s'agit plutôt de «la souveraine et bienheureuse Trinité» telle que la tradition orientale d'Antioche 341 l'admet, en distinguant3 nettement les trois hypostases: l'excès incriminé, qualifié de «polythéisme » consistant justement dans une insistance trop marquée, en réaction au sabellianisme, sur cette distinction, au détriment de l'unité et de l'unicité de Dieu. Grégoire se montre ainsi sensible aux préoccupations manifestées par les Occidentaux lors du concile de Rimini-Constantinople, qui voyaient dans la théologie des hypostases un danger polythéiste. Il n'en reste pas moins que l'hypothèse d'une opposition à la synodale mélétienne est envisageable, son ralliement à Nicée, accompagné de commentaires 4 conduisant à l'idée sabellienne d'une hypostase unique , ne pouvant que heurter la tradition locale. Mais C. Brennecke apporte de multiples arguments contre cette hypothèse : contrairement à la formule de Rimini-Constantinople pour Constance, celle d'Antioche (363) ne définissait pas un credo officiel de l'Empire pour un Jovien à peine intronisé dont le souci essentiel était de mettre un terme à la guerre contre les Perses : il s'agissait tout au plus des décisions d'un synode local grâce auxquelles Mélèce cherchait avec son approbation à renforcer son emprise contestée sur cette ville dont la paix civile fut toujours chère aux empereurs d'Orient. De plus, la formule de Mélèce proposait une version de l'homéousianisme bien moins radicale que celle de Basile d' Ancyre : une version qui allait permettre la fusion des mélétiens, anciens tenants de l'homéisme, avec les néonicéens d'origine plus directement homéousienne lors du synode de Tyane de 366. Si Grégoire, du point de vue néonicéen qui est le sien en 374, alors en résistance à l'égard de l'homéisme impérial de Valens qu'il considère comme arien, devait, dans le Discours 18, exonérer son défunt père d'avoir adhéré à un credo hérétique, il devrait donc s'agir de celui de Constantinople bien plutôt que de l'homéousianisme modéré et en principe nicéen du Mélèce de 364 - un Mélèce entré depuis en parfaite communion avec les deux Grégoire et qui avait été déposé par l'édit 5 impérial du 5 mai 365. La« communion des méchants» ne saurait viser l'Antiochien , qui bénéficie du soutien constant des Cappadociens, alors même que l'évaluation positive de la politique ecclésiastique de Constance plaide pour la solidarité d'hommes Ll.ooocpwv dvôpwv È01:Lv dywvwµa.
o
319
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu l'âme! (. .. ) Ô goût amer, Ève, mère du genre humain et du péché, serpent trompeur, et mort, qui êtes vaincu par son empire sur elle-même ! » 1
Cet éloge s'achève sur le récit de sa mort, pieuse et philosophique elle aussi, et entourée de miracles 2 : Elle guérit d'abord des fractures multiples dues à son accident sans le secours d'un médecin que sa pudeur lui interdit3. Tombée gravement malade, sans doute des suites de cet accident, elle souffre d'un mal résistant à l'art médical comme aux prières de ses parents et du peuple, dont on ne pouvait croire qu'il fût humain4 • Alors, mettant tous ses espoirs dans le Christ, elle quitte sa couche nuitamment pour prier au pied de l'autel et se frotte de pain et de vin consacrés, persuadée aussitôt de sa guérison. Effectivement, cet acte de foi lui permet de recouvrer la santé, signalant par là, comme pour l'hémoroi.Sse, que le Christ l'a élue5 • Aussi ne tarde+elle pas à se faire baptiser, convainquant, autre miracle, son époux de suivre son exemple et se préparant dès lors sereinement à la mort : «Elle désirait la délivrance, car elle était pleine de confiance (nappT]otav)en celui qui l'appelait, et préférait être avec le Christ plutôt que de jouir de tout ce qu'offre la terre. »6
Comme on le voit, la vraisemblance n'est pas le propre de cet éloge tendant à l'hagiographie: il est clair que Gorgonie ne bénéficia jamais que d'un répit dans le cours de son mal et l'on comprend assez bien qu'accablé par la perspective de la perdre en ce monde, son mari Alypios, peut-être déjà âgé vu qu'il ne lui survécut pas longtemps, ait accédé à son dernier souhait. Si le décès de son frère fut en soi une autre source de chagrin pour Grégoire, ses conséquences furent autrement plus difficiles à surmonter et son éloge funèbre plus délicat à composer. Césaire, par sa carrière à la cour et la charge financière que lui valut sur sa fin la faveur de l'empereur Valens, était bien éloigné des valeurs ascétiques et de !'encratisme familial qu'illustrait si bien Gorgonie. Médecin à la cour de Constantinople lors de l'accession au pouvoir de Julien, il avait tenté sa chance auprès de l' Apostat, scandalisant les Nazianzènes et indignant sa famille, dont il ternissait la réputation. Peut-être encouragé par le courrier de son frère, qui lui en faisait le reproche, il n'alla cependant pas jusqu'à sacrifier sa foi à ses ambitions et rentra à Nazianze après avoir fui la cour. Mais ce scandale n'était rien auprès de celui qu'allait ouvrir sa succession : on peut supposer que ses dernières fonctions officielles lui avaient apporté une fortune non négligeable, qu'il avait léguée aux pauvres. Mais, conséquence d'un train de vie fastueux ou des convoitises excitées par un tel héritage, des créanciers si nombreux se présentèrent que la famille refusa de payer davantage et fut traînée devant les tribunaux, où le grand âge de son père - il avait dans les quatrevingt-quatorze ans - contraignit Grégoire à assumer la défense des siens. On comprend que l'éloge d'un tel frère ait requis un grand talent. De fait, le Discours 7 ne s'embarrasse pas de son inconduite: il la gomme habilement, pour peindre, à partir des rares manifestations de piété et de vertu de Césaire, le portrait d'un parfait honnête homme chrétien pour lequel seul le salut importe vraiment et aux 1
D. 8, 14, 15-21. Ibid., 15-22. 3 Ibid. 15-16. 4 Sans doute une allusion à une attaque du malin dépité de sa piété exceptionnelle. 5 Calvet-Sébasti, ibid., n. 1, p. 286. 6 D. 8, 8, 8-10: cette :n:appTJota est aussi la familiarité à l'égard de Dieu dont témoigne auparavant l'audace de son geste thérapeutique et que confirme l'efficacité de celui-ci.
2
320
À l'épreuve du monde : deuils et affaires familiaux
yeux duquel sa carrière de courtisan n'aurait été qu'une «scène ou un masque de 1 beaucoup de choses éphémères pour jouer la tragédie de ce monde » . Par un habile renversement rhétorique, son éloge applique à sa piété intérieure, masquée aux yeux 2 du monde par cette «seconde vie » , le qualificatif généralement réservé à la vie monastique - la "vie cachée" : «Voilà le philosophe qu'était Césaire, même en chlanide. Voilà avec quelles pensées il a vécu et s'en est allé, en faisant connaître et en montrant à Dieu une plus grande piété que 3 celle qu'il manifestait en public: celle qui se trouve dans l'homme caché. »
Selon le même motif qui lui faisait vanter la modestie avec laquelle sa sœur pratiqua la chasteté dans le mariage, il crédite son frère, à l'opposé de l'ambition mondaine qui fut certainement la sienne, d'une humilité spirituelle que n'ont pas toujours ceux qui s'enorgueillissent de leur tribôn. Lorsqu'il s'agit d'accréditer ces dispositions philosophiques, Grégoire trouve en fait peu de choses à porter au crédit de Césaire : «La protection qu'il accorda aux membres de sa famille tombés dans le malheur, le mépris de la vanité, l'égale considération à l'égard de ses amis, son franc parler envers les 4 magistrats, ses luttes en paroles pour la vérité» •
C'est donc d'abord le respect de devoirs et d'attitudes sociales ordinaires pour quelqu'un de son statut, qui n'a rien d'exceptionnel ni de spécifiquement chrétien. Mais sa liberté de parole a tout de même pour objet particulier la défense de la foi, par laquelle il prend le risque de compromettre sa carrière de courtisan : en effet, le seul titre que Grégoire trouve à développer pour témoigner de la philosophie chrétienne de son frère, c'est la disgrâce que celui-ci connut pour avoir tenu tête publiquement aux arguments antichrétiens de Julien et refusé d'abjurer et qui le força finalement à s'enfuir: «Loin de faire comme le reste des adversaires du Christ et d'avoir la grandeur de s'enrôler dans le rang des impies, il [Julien] cachait la persécution sous une apparence d'équité et, à la façon du serpent tortueux [ls. 27, 1], qui possédait son âme, il attirait par tous les moyens les malheureux dans son propre abîme. Et la première de ses ruses et de ses habiletés fut, pour que nous ne puissions même pas avoir l'honneur de combattre - en effet, même cela, le brave, il le refusait aux chrétiens ! -, de châtier comme des malfaiteurs ceux qui souffraient comme chrétiens ; la seconde, de donner à ce fait le nom de persuasion, non celui de tyrannie (... ) Et comme il attirait les uns par des richesses, les autres par des distinctions ( ... ) et tous par la magie des mots et son propre exemple, ce qu'il a tenté sur beaucoup d'autres, il le tente 5 aussi sur Césaire. »
Suit le récit d'une joute oratoire entre l' Apostat et Césaire en athlète du Christ, comparable aux martyrs, qui se conclut ainsi : «il proclama à voix haute et claire qu'il était et resterait chrétien. Même alors, il n'est pas congédié tout à fait ! Car le roi était tenu par un violent désir de s'attacher la science de Césaire et d'en tirer gloire (... ) Mais comme il avait été mis en réserve pour une seconde entrée, quand la Justice eut armé celui - là heureusement contre les Perses, le voici qui revient vers nous, exilé bienheureux, vainqueur net de sang, plus illustre par sa disgrâce que par sa splendeur. ( ... ) Dans ces fâcheuses circonstances, il se retire donc, et cela conformément à notre loi qui ordonne, certes, de s'exposer au danger pour la vérité quand l'occasion se présente, et de ne pas trahir la piété par lâcheté, mais, dans la mesure où on le peut, de ne pas provoquer les 1
D. 7, 9, 31-33. lbid. 3 Ibid., 11, 1-4. Cf. ibid., 15, 20-23, cité infra, p. 329-323. 4 lbid., 5-7. 5 lbid., 14-30.
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Vie et personnalité : la carrière céleste d'un fils de Dieu dangers, soit par crainte pour nos âmes, soit par ménagement pour ceux qui suscitent le danger. » 1
Or, vu que Julien mena sa politique antichrétienne en empereur-philosophe, ne recourant pas officiellement à la violence contre ses adversaires, Césaire, en soutenant ouvertement la cause chrétienne dans une dispute qui se voulait philosophique avec l' Apostat, ne risquait pas plus que la disgrâce: d'ailleurs, il ne fut pas immédiatement congédié. Peut-être l' Apostat n'avait-il même pas encore pris les décrets excluant les chrétiens d'un certain nombre de fonctions et ne désespérait-il pas d'avoir raison de ce courtisan ambitieux dont l'apostasie eût été pour lui un titre de gloire. Lorsque sa résistance eut rendu sa situation plus périlleuse, en tout cas, Césaire profita prudemment des préparatifs de la campagne contre les Perses pour se mettre à l'abri d'un mauvais coup en regagnant Nazianze sans même avoir fait l'objet d'un décret d'exil. Son courage n'eut donc rien d'extraordinaire, et il faut ici tout le talent rhétorique de son frère pour l'assimiler aux bienheureux, les confesseurs des persécutions des siècles passés - un mérite qu'il fait rejaillir sur son père et sur luimême en citant le mot qu'aurait eu alors Julien: « Ô heureux père ! Ô malheureux enfants ! » 2 L'éloge enchaîne sur les faveurs dont la providence divine récompensa ensuite ces hauts faits ici-bas. D'abord, les honneurs dont il jouit à la cour de Jovien puis de Valens: «Mais quand ( .. ) le pouvoir revint aux Chrétiens, faut-il dire la gloire et l'honneur ou les témoignages nombreux qui accompagnèrent son retour à la cour - et il paraissait là accorder une faveur plutôt que l'obtenir -, et comment de nouveaux honneurs succédèrent aux premiers(. .. ) Voilà comment Césaire manifestait sa piété, voilà les effets de sa piété. Qu'ils entendent, les jeunes gens et les hommes mûrs, qu'ils se hâtent, par la même vertu, d'atteindre le même renom - car le fruit des labeurs honnêtes est plein de gloire -, s'ils considèrent cela avec sérieux et comme une part de bonheur. ,, 3
Ensuite le miracle auquel, non sans blessures, il dut la vie sauve lors du tremblement de terre de Nicée, en Bithynie, avertissement qui l'aurait décidé à mettre un terme à sa carrière pour réaliser enfin sa vocation philosophique en se faisant "moine". La 4 correspondance de Grégoire suggère pourtant tout autre chose: un vœu arraché par la peur et vite renié, ou un Césaire imperméable aux exhortations de son frère, puisqu'il poursuivit sa carrière au service de Valens. Mais l'éloge met sur le compte de la maladie le fait que de telles dispositions ne purent se manifester : «seul parmi les personnages en vue, ou certainement avec très peu d'entre eux, il échappe au danger, trouvant un salut incroyable, puisqu'il fut protégé par l'avertissement lui-même, et ne porta que des traces minimes du danger couru, assez pour que cette peur le guidât vers un salut plus grand et pour qu'il se donnât tout entier à la région d'en haut après avoir changé de service, en choisissant une autre cour loin de ce qui est soumis à ébranlement. 1
D. 7, 13, 11-14, 10. Ibid., 13, 15-16. 3 Ibid., 14, 11 S. 4 En fait, nous ne disposons que d'une des lettres de Grégoire: Lettres, XX, t. I, p. 28-29, dont le paragraphe 6 indique que Grégoire revenait à la charge après d'autres missives sans effet. Quant au paragraphe 4, il pourrait signifier que Césaire avait dû promettre cette conversion philosophique dans les frayeurs du séisme : « Ne nous montrons pas, à l'égard de Dieu, autres au moment des périls, et autres après les périls ; mais décidons-nous, soit dans notre propre pays, soit au dehors, soit dans la vie privée, soit dans la vie publique (. .. ) à suivre celui qui nous a sauvés, à être de son parti, en faisant peu de cas de ce qui est peu et va à ras de terre. » La seconde option de vie semble désigner un sacerdoce ascétique que Grégoire et son père auraient bien vu Césaire exercer à Nazianze.
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À l'épreuve du monde : deuils et affaires familiaux Voilà donc ce qu'il avait dans l'esprit et ce qu'il souhaitait ardemment, comme j'en fus convaincu par ce qu'il m'écrivait, alors que j'avais saisi l'occasion de l'admonester ( ... ), vivement ému de voir sa noble nature évoluer dans la médiocrité et sa personnalité de philosophe se complaire dans les affaires publiques, comme le soleil se cache derrière les nuages. Mais s'il a été plus fort que le tremblement de terre, il ne l'a pas été plus que la maladie, car 1 il était homme ... »
Cette conversion in extremis vers la vie parfaite permet à Grégoire d'achever son discours sur les espérances célestes promises à Césaire et la consolation d'usage, méditation chrétienne de la mort, c'est à dire des vanités de ce monde éphémère opposées à la joie éternelle des âmes sauvées 2 • Ici-bas cependant, Grégoire promet à son frère l'honneur posthume qui lui revient, ces privilèges que l'élite chrétienne se réserve et qui servent le prestige familial des survivants: d'une part, comme pour Gorgonie et, plus tard, ses parents, celui d'être inhumé dans un martyrium, à proximité de saintes reliques3 ; d'autre part celui d'une commémoration annuelle et, enfin de ce discours lui-même, dont l'auteur espère qu'il passera à la postérité4 .
Le Sur ses épreuves : notre philosophe en procès
La succession de Césaire allait bientôt valoir à son frère les déboires qu'on a évoqués tout à l'heure. Ce qui était menacé avant tout par cette affaire, c'était, en même temps que celle des siens, sa propre réputation, celle de philosophe, c'est-à-dire de "moine", d'autant qu'il violait un interdit majeur de cet état, celui d'agir en justice, s'attirant en particulier la réprobation de ses frères 5 . Aussi s'employa-t-il, comme on l'a déjà montré, à restaurer son image, et ainsi à servir sa cause judiciaire, en faisant l'apologie de sa vocation monastique et plus largement d'une vie tout entière au service et dans la faveur de Dieu: c'est le premier de ses poèmes autobiographiques, le Sur ses épreuves6 • Ce texte nous informe sur les activités de Grégoire à l'époque: prêtre à Nazianze, il administre en outre les biens familiaux et c'est à ce titre qu'il entra en procès avec ceux des créanciers de Césaire dont il contestait les droits 7 ; la vie proprement monastique n'est plus qu'un souvenir, quels que soient les liens et les contacts qu'il 1
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D. 7, 15, 9 S. Ibid., 16 S.
3
Ibid., 15, 33.
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Ibid., 17, 2-4 ; 16, 17 S.
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Du moins à ce qu'il semble d'après un des disciples de Grégoire, dont la fuite du monde fut bien plus radicale : Évagre le Pontique, uttres, 33 et 60 et surtout u Gnostique, 8, p. 101 : « II est honteux pour le gnostique d'être en procès, qu'il soit victime ou auteur d'une injustice: s'il en est victime, parce qu'il ne l'a pas supportée, s'il en est l'auteur, parce qu'il a commis une injustice.». Avant lui, Clément d'Alexandrie, Stromates VII, 14, 84, 5, p. 261, rappelait au gnostique que Paul (1 Cor. 6, 1-8) prescrit l'oubli des« injures». Basile, Grandes Règles, 9, 2, PG 31, 941 D, déconseillait de faire des procès à nos parents selon la chair qui voudraient nous léser. Traduction et références tirées de Guillaumont [SC 356], p. 101 et n. 8, p. 100-101 6 P. 2, 1, 1, déjà évoqué d'un point de vue littéraire supra, p. 227-230. 7 Ibid., V. 140-194.
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Vie et personnalité : la carrière céleste d'un fils de Dieu conserve avec les frères, et il en exprime sans cesse l'ardente nostalgie, priant le Christ de le libérer de ses soucis et de lui permettre d'y retourner : «Mais de moi, mon Seigneur, aie pitié, sauve moi de la mort( ... ) panse bien mes blessures, emmène moi dans ton hôtellerie, envoie moi de nouveau, saint et sauf, dans la sainte cité. » 1
D'autre part, l'exorde semble opposer sans aucun moyen terme deux genres de vies, celui du renoncement radical à ce monde, voie de la vertu, et la vie dans le monde, voie du vice : «Deux portes, en effet, sont ouvertes aux mortels pour aller jusqu'à l'odieuse mort: ainsi, les uns enfantent dans leur cœur une source bourbeuse de vice ; constamment occupés des oeuvres insensées, du corps, et de !'orgueilleuse satiété et de desseins cruels, ils s'excitent eux-mêmes à toute transgression, jouissent de leur péché et embrassent leur propre mort; quant aux autres, ils contemplent Dieu des yeux purs de l'esprit et, abhorrant l'orgueil né d'un monde impudent, ils vivent à l'écart d'une société corrompue, dans une chair gui ressemble à une ombre, et ils foulent la terre d'un pas plus léger; ils out suivi !'appel de Dieu, et, allégés par !'Esprit, ils sont les initiés de la vie cachée de notre Seigneur Christ, pour en briller plus tard, quand elle resplendira. »2
On serait du coup tenté, comme y tend la thèse de R. M. Bénin, de lui prêter un encratisme extrême, qui réserverait le salut aux seuls moines, et allant jusqu'à condamner, à la manière des Messaliens, le sacerdoce en ce qu'il appartient au siècle; et, par suite, de rattacher la contrition de ce poème au fait que l'auteur se repentirait d'avoir quitté l'enclos conventuel pour exercer le sacerdoce3 • Or, rien n'est plus contraire à son enseignement le plus constant et, sur le dernier point, comme nous le montrerons, il est clair que Grégoire, lorsqu'il déplore dans ce texte de s'être mêlé aux affaires du monde, ne vise à aucun moment son ministère. La faute et la souillure dont il se repent ne se confondent pas avec l'erreur qu'il regrette comme y ayant ouvert la porte : l'abandon de la vie contemplative hors du monde, a fortiori entendue sous la forme exclusive de la vie conventuelle et de sa clôture. Le vers 45 À:mtpo"Ü ÈKaç smmv [3t61:0u CJKÀoELÔEL oapKL -, s'il peut évoquer l'anachorèse, ne vise pas celle-ci de façon spécifique, mais une vie détachée du monde, de ses fausses valeurs et de la chair du péché, à quoi la virginité et l'ascèse peuvent suffire. On pourrait ainsi le traduire : «ils vivent loin d'une vie misérable, dans une ombre de chair». D'ailleurs, comme R. M. Bénin le remarque elle-même, quoique à titre d'exception4 , Grégoire n'exclut évidemment pas ses parents de la porte étroite, assimilant l' encratisme familial, la pratique de l'ascèse dans le siècle, à cette voie resserrée qui est, par excellence mais non exclusivement, celle des moines. Le parallèle est d'ailleurs frappant entre le dernier vers cité et ceux qu'il consacre à leur piété: «et, s'écartaut des écueils d'une pénible vie (àpyaÀ.É01J j3toi:ow :injµm:' ÙÀ.nioµsvm), ils ont attaché leurs amarres à tes lois sans souillures » 5,
Les derniers mots faisant sans doute allusion à la chasteté qu'ils ont embrassée avec l'âge, le Nazianzène considère ainsi ses parents comme menant désormais une vie philosophique dans le monde. D'ailleurs, s'il déplore la discorde qui divise les moines au sujet de la divinité de l'Esprit, il se plaint surtout que - tandis sans doute que le parti pneumatomaque cherchait à tirer profit de ses difficultés - même ceux qui partageaient sa 1
P. 2, 1, 1, V. 387-390. Jbid., V. 37-49. 3 Bénin [Une autobiographie romantique], p. 3, 47, 62, 70. 4 lbid., p. 47. 5 P. 2, 1, 1, V. 114-116. 2
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À l'épreuve du monde : deuils et affaires familiaux
pneumatophilie lui aient refusé leur soutien dans l'épreuve qu'il traversait par un souci trop exclusif de leur tranquillité : « Etje n'ai plus de frères pour réjouir mon cœur, ni même de compagnons( ... ) Car un sort haïssable m'a arraché les uns ; et quant aux autres, !'amour de la tranquillité les fait trembler au moindre frisson de leurs compagnons( ... ) C'étaient mes seules délices( ... ): des hommes vertueux, porteurs du Christ, qui vivent sur la terre au dessus de la chair, amis et serviteurs de !'Esprit éternel, non attelés au joug et contempteurs du monde. Mais même eux ils se battent à ton sujet et se dressent en deux camps séparés, ici et là ; et leur zèle pour Dieu a illicitement brisé le lien de sa loi et l'ordre de l'amour, dont le nom seul est demeuré. Ainsi, quand un homme a laissé derrière lui un lion pour se retrouver près d'une ourse furieuse et, après !'avoir fuie, se réjouit de tomber sur une maison ; il s'appuie sur le mur : un serpent en jaillit pour le mordre, contre son attente 1 ( .•. ) Partout se sont fixés mes yeux et en tout j'ai souffert! Loin de Toi, c'est vers Toi, Bienheureux, que je regarde de nouveau, Toi, mon secours ... »2
Autant dire que la vie cénobitique ne garantit en rien la vertu parfaite et ne représente qu'une approximation de la cité céleste. Il ne peut donc envisager de trouver refuge ou compassion - c'est à dire, pour suivre sa formule, l'hôtellerie divine et la sainte cité dans un des couvents de la région et c'est la solitude érémitique qu'il dit finalement regretter de n'avoir pas gagnée: «Comme j'aurais dû me cacher avant ces malheurs, à l'abri des rochers et des escarpements (. .. ) habitant seul et loin des autres ... » 3
On ne saurait donc, une fois encore, voir dans ce texte la repentance d'un moine qui aurait commis la faute de sortir du monastère pour retourner dans le siècle. D'ailleurs, si, dans son apologie, Grégoire témoigne de sa vocation "monastique", c'est comme une monotropie intérieure manifestée par les soucis purement spirituels que lui occasionne l'affaire : «Quant à moi, si je me lamente, ce n'est pas tant à cause de la dispersion de ses biens que j'aurais désiré posséder en commun avec les pauvres, comme étant, moi aussi, étranger, voyageur ici-bas, et regardant la main de Dieu comme dispensatrice de tous les biens. Ce n'est pas tellement à cause de !'outrage, odieux à tous les mortels, et qui, si vite, remplit de colère même les doux, ni à cause de mes frères que l'odieuse mort me cache( ... ), non, (. .. ) que je ne pleure sur mon âme( ... ) souffrant dans des entraves serrées, impossibles à briser: ses ennemis !'ont capturée à la pointe de la lance et !'ont assujettie à une lourde servitude, et ses yeux tristement restent fixés au sol. Telle sont mes souffrances, et telle est la blessure que je porte au cœur » 4 •
Il vante certes celui qui : «s'engage sur la voie droite, sans se retourner vers la cendre désolée de Sodome( .. ): avec ardeur, il fuit vers la montagne et oublie sa patrie, de peur d'être laissé eu arrière, sujet de fable, rocher de sel... ,,5
Mais ce n'est pas tant de l'anachorèse extérieure en elle-même, que - contrairement à 6 ce qu'en dit R. M. Bénin - de la conversion contemplative qu'il regrette de s'être laissé détourner par le souci du monde. 1
Cf. Si. 12, «Qui aurait pitié du charmeur que mord le serpent I et de tous ceux qui affrontent les bêtes féroces ? I Il en va de même de celui qui fait du pécheur son compagnon » - dans un passage sur les faux amis, qui vous laissent tomber dans le malheur. Grégoire, par cette allusion, n'est donc pas tendre avec ces moines, qu'il estimait être ses amis philosophiques. 2 P. 2, 1, 1, v. 605-624. 3 Ibid., V. 261-265. 4 Ibid., V. 221-235. 5 Ibid., V. 479-484. 6 Bénin [Une autobiographie romantique], p. 47-48. Aubineau [Le problème de la conversion], p. 57, indique toute une tradition condamnant la conversion régressive de celui qui se détourne de la
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Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu De plus, le Nazianzène ne considère pas son implication judiciaire comme un péché. En effet, si la discipline monastique interdit d'agir en justice, c'est de façon plus ou moins stricte et il faut distinguer deux motifs à cela : ce précepte vise à la préservation de la monotropie, motif repris ici à son compte par Grégoire. Mais il obéit aussi au commandement du Christ : « à qui t'enlève ton manteau, ne refuse pas ta tunique. Donne à quiconque te demande, et à qui prend ton bien, ne le réclame pas » qui impose au moine de ne pas intenter de procès pour réclamer des biens auxquels il a renoncé. Or, ce n'est pas son cas puisque ce sont les droits des pauvres 1, c'est à dire probablement des moines, qu'il défend. D'ailleurs, selon lui, c'est en comptant, vu le grand âge de son père, sur le fait que lui-même serait embarrassé par sa profession monastique, que tant de créanciers prétendus se sont présentés : «Voilà aussi pourquoi ils m'ont tous assailli et, sans vouloir céder d'un pas, se hâtent vers une proie toute prête. »2
Aussi se présente-t-il en défenseur de la justice contre une partie adverse inspirée par le malin dont il prie le Christ de le protéger : « les méchants, les destructeurs de vie, qui ont, par dessus tout, une haine profonde contre ceux qui aiment Dieu, et ils ne tremblent pas à l'idée d'affronter le jugement futur, ni ne respectent ceux qui, parmi les humains, abhorrent l'injustice. Entre ceux-là et moi, dresse une barrière, ô Christ, garde moi avec soin, enveloppe moi de tes ailes et repousse, Seigneur, loin de ton serviteur, les soucis pernicieux! Qu'elles soient impuissantes à troubler mon esprit, les pesantes angoisses que ce monde, et le prince de ce monde, suscitent aux misérables huruains (... ) Afin que l'âme n'entraîne pas en haut la poussière qui pèse vers la terre et pour que la poussière précipite vers le sol l'âme ailée, la malheureuse qui, dans ses œuvres bourbeuses, s'est revêtue de chair! » 3
Ce pour quoi il invoque le secours du Christ, c'est ainsi, avant tout, la préservation de sa monotropie contre les manigances du Malin. Mais s'il ne réclame pas de lui directement, pour elle-même, une victoire judiciaire, celle-ci peut évidemment être comprise comme un moyen de le libérer de ses angoisses, des calomnies et des soucis qui le détournent de l'ascèse contemplative : «Mon Seigneur Christ, même si des hommes hostiles m'appellent cadavre sans force, renâclent contre moi en cachette et rient de mon malheur en secouant la tête, ne me laisse pas vaincre par leurs mains brutales ! Veuille d'abord me fixer dans mes espérances célestes! Laisse tomber sur moi, car je m'éteins, quelques gouttes d'une huile qui ravive l'éclat de ma lampe assoiffée( ... ) Et que j'obtienne enfin une vie lumineuse ! Veuille ensuite livrer aux vents impétueux tout ce qui m'est fardeau ! Rejette loin de moi( ... ) les épreuves par lesquelles tu as, à satiété, dompté mon cœur. »4
Pourtant, plus immédiatement, c'est bien un secours proprement spirituel qu'il demande, un secours contre les passions mauvaises que toute l'affaire fait surgir en lui ; car c'est à son impassibilité, à sa vertu intérieure, qu'à travers elle Bélial en veut : «il revêtit une belle peau( ... ) pour voir si, de quelque manière, mon désir de vertu me ferait tomber dans le mal et si mon excessive légèreté d'esprit m'entraînerait par surprise à ma perte» ; «je ne mettrai pas fin à ma lamentation avant d'avoir échappé à la méchanceté qui me fait gémir et mis un verrou aux passions insensées de mon esprit, à qui, cruellement, Satan a maintenant ouvert grand toutes les portes, et qui naguère étaient maintenues à contemplation. Il en voit la source dans un mot célèbre de Pythagore: «Si tu as quitté ta résidence, n'y retourne pas, sinon les Érynnies, auxiliaires de la Justice, viendront t'y poursuivre.» 1 P. 2, 1, 1, V. 221-223. 2 Ibid., V. 215-216. 3 Ibid., V. 23-36. 4 Ibid., V. 548-556.
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À l'épreuve du monde : deuils et affaires familiaux distance, lorsque la main de Dieu me couvrait et que le mal n'avait pas à sa portée le prétexte auquel il s'attache si vite ... »; «repousse loin de moi les soucis pernicieux, empêche les épines de m'étouffer dans leurs rejets et de me retenir en arrière tandis que je me presse dans la voie divine, ô mon secours, laisse moi repartir sain et sauf » ; « Pour moi, je suis, par mes passions, témoin de la perversité humaine.»; «je n'avais jamais encore affronté de maux comparables à ceux que ma pauvre âme vient de rencontrer, elle qui brûle de voir sa liberté, entièrement dépouillée, dénudée, pour pouvoir échapper aux flammes et à l'emprise puissante du monde et à la gueule monstrueuse du dragon qui désire ardemment ouvrir grand ses mâchoires afin de dévorer celui qu'il aura pris. Oui, de Bélial mon esprit est la proie! Qui donnera à mes paupières l'eau courante d'une source pour me purifier de toutes mes souillures par des torrents de larmes, pour pleurer mes péchés comme le veut la justice ? » ; «Parle, et que l'esprit qui est légion affole le troupeau de porcs, et qu'il se jette dans la mer, et qu'il se retire de moi! » 1
Grégoire s'accuse donc bien de péchés; mais desquels exactement? Il ne saurait s'agir de passions charnelles, que son renoncement aux biens de ce monde et son ascèse physique excluent expressément2 , mais de ces passions psychiques que la doctrine ascétique considère comme les plus difficiles à combattre : la haine, et la colère évoquée au vers 225. Tels sont en effet les sentiments qu'inspire à Grégoire la conduite de ses adversaires dans le procès de la succession Césaire : « Qui pourrait éviter le mensonge fréquent et la ruse tortueuse, loin de Dieu, parmi des hommes de cette sorte [c'est à dire, bien entendu, de leur part]? Car, ou bien il faut fuir précipitamment en laissant tout aux méchants, ou bien il faut que même un cœur aimant soit noirci par le vice, comme ceux qui s'approchent du souffle pernicieux d'un incendie violent et rapportent sur eux les tristes marques du feu ou de la fumée. »3
Si on peut reprocher quelque chose à de tels sentiments, c'est qu'ils puissent étouffer la charité spirituelle et troubler la grandeur d'âme de l'émule du Christ, qui doit obéir à ces commandements : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haiSsent, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous maltraitent. À qui te frappe sur une joue, présente encore l'autre (... ) Que si vous aimez ceux qui vous aiment, quel gré vous en saura-t-on? Car même les pécheurs aiment ceux qui les aiment( ... ) Au contraire, aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans attendre en retour. Votre récompense alors sera grande, et vous serez les fils du Très Haut, car il est bon, lui, pour les ingrats et les méchants. Montrez vous miséricordieux, comme votre Père est miséricordieux. Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés ; ne condamnez pas, et vous ne serez pas condamnés ; remettez, et il vous sera remis. » 4 On peut donc supposer que Grégoire, ne serait ce que pour les besoins de sa défense en justice, s'est laissé aller à des paroles peu charitables contre ses adversaires. 5 En tout cas, la confession de tels scrupules et de tels remords, à l'égard d'hommes dont il souligne la noirceur, est tout à son honneur; elle témoigne de sa vigilance et de sa lucidité spirituelles, qualités éminentes de l'ascète, mais aussi de son humilité spirituelle et de son ardent souci de perfection : « Cependant, même si les ténèbres du mal m'ont enveloppé et si mon Ennemi a versé devant lui son venin sombre, j'ai encore, malgré tout, les yeux assez ouverts et le regard 1
P. 2, 1, 1, rsp.: v.60-62; 253-260; 419-423; 484-485; 585-587 (cf. Mc. 5, 9-14). Ibid. V. 63-104. Ibid., V. 159-164. 4 Le. 6, 35-36. Cf. Ex. 34, 6-7; Mt. 5, 45 et 7, 1. 5 Ce poème est d'ailleurs loin de les ménager, qui en fait des suppôts de Satan; mais il ne s'agit jamais que d'une saine et sainte colère à l'égard de leur malhonnêteté ainsi que de leur mépris de la piété ascétique et, en évitant toute attaque ad hominem explicite, cette diatribe, pour évidentes qu'en soient les cibles, ne déroge pas à la charité: Cf. supra, p. 201-202. 2
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Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu suffisamment perçant pour savoir qui je suis et vers où s'élancent mes désirs, dans quelle misère je me situe et combien j'ai glissé vers la terre, ou plutôt vers les vastes abîmes des profondeurs terrestres ... Ni les consolations ne me soulagent ni les discours ne m'abusent, qui viennent au secours des passions, ni je ne prends plaisir à mesurer le vice d'autrui, comme si j'étais un homme de bien. (...) Si, quand je suis un scélérat, on me prend pour un homme de bien, cela m'est un fardeau et, dans mon cœur, une lamentation secrète. Il vaut mieux être un homme de bien et passer pour mauvais que d'être un scélérat à réputation d'honnête homme, un sépulcre menteur aux humains, dont l'intérieur sent le cadavre décomposé et dont le dehors brille del' éclat de la chaux et de couleurs charmantes ! Tremblons devant l' œil puissant qui voit même sous terre et dans les vastes profondeurs de la mer, et qui perçoit tout ce que cache l'esprit des humains. Et le temps ne retranche rien: tout est présent à Dieu. (... )Comment échapperons-nous à l'œil de Dieu, quand le feu purificateur éprouvera l'œuvre de tous, dévorant la substance légère et desséchée du vice. Voilà ce qui me fait trembler et craindre nuit et jour ... » 1
Grégoire, par cette contrition et cette méditation des fins dernières, veut enfin prouver qu'il ne s'attache en rien à sa réputation de piété ici-bas, tout en témoignant de la profondeur de celle-ci; si bien qu'il met finalement cette réputation au service de sa cause. Son humilité devant le jugement divin s'accompagne d'ailleurs de la certitude que l'épreuve morale qu'il traverse, sa déréliction même, lui est envoyée par Dieu, un Dieu dans la grâce duquel il se pense habilité à mettre son espoir parce qu'il en est l'élu de toujours et le serviteur zélé. D'abord, ses adversaires apparaissent comme des instruments du diable, qui s'est attaqué à lui à cause de sa piété et de ses mérites ascétiques, selon un modèle bien connu de la littérature monastique. Ensuite, s'il a été - momentanément - abandonné de Dieu, c'est, de la part de celui-ci, tout à fait à dessein, dessein sur lesquels il s'interroge : « soit que tu me punisses pour mes fautes amères, soit que, par la douleur, tu me domptes, comme un poulain, par des courses variées et ardues, soit que tu réprimes dans mon âme cette sorte d'enflure qui, si vite, grandit chez les hommes pieux dont la légèreté d'esprit tire des bontés de Dieu une mauvaise vanité, Soit que, par mes malheurs, tu veuilles, Verbe sauveur, instruire les mortels à haïr la mauvaiseté d'une vie sans stabilité qui apporte des peines à tous, bons ou méchants et à se hâter vers une autre vie, fermement établie, et meilleure aux hommes pieux. » 2
La première hypothèse, celle d'un châtiment, concernerait les passions que ses adversaires lui inspirent. La seconde fait de l'épreuve qu'il traverse l'occasion providentielle d'une ascèse morale supérieure: l'affrontement du monde et de sa méchanceté. En l'occurrence, il doit subir mépris et calomnies, voir sa monotropie mise en cause et même ses frères se détourner de lui, autant de tentations de colère, de haine et de découragement. Il faut d'ailleurs remarquer qu'il traduit ces épreuves spirituelles dans un vocabulaire se référant à la passion du Christ, interprétée symboliquement : la lance qui fixe son âme aux soucis du monde, les épines par lesquelles la méchanceté du monde menace d'étouffer son âme et de la retenir dans son élan spirituel, les mains brutales de ses assaillants, implicitement assimilés aux tortionnaires du Christ et à ceux qui se gaussèrent de son sort. La troisième interprétation, quant à elle, est toute préventive : à travers son implication dans l'affaire Césaire, Dieu aurait voulu lui éviter de tomber dans l'orgueil spirituel, aussi bien en lui faisant perdre sa réputation d'ascète qu'en lui faisant éprouver les limites de 1 2
P. 2, 1, 1, V. 496-526. Ibid., V. 559-567.
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À l'épreuve du nwnde : deuils et affaires familiaux
son ÈyKpchna, lui rappelant par là qu'il est toujours besoin du secours de la grâce. Enfin, la pédagogie divine de ces épreuves pourrait, selon la dernière lecture qu'il envisage, viser une leçon qui s'adresse aux autres, les gens du monde, mais aussi ses frères les moines : montrant aux premiers que la vie hors du monde est la seule à garantir l'impeccabilité et le salut, et aux seconds qu'ils ne doivent pas se retourner vers ce monde auquel ils ont renoncé, pour quelque raison que ce soit. Mais ce n'est pas tant ici la garde de la cellule ou de la clôture que la stabilité du genre de vie qui est en cause, cette indifférence aux réalités et aux attachements de ce monde à quoi Grégoire regrette amèrement d'avoir manqué. Mais de quelle façon et pour quelles raisons a-t-il failli? Quel fut l'appât grâce auquel le Malin ramena ses pensées vers le monde dans les soucis et les tentations psychiques duquel il se retrouva piégé? Car, il faut y insister, c'est pour avoir échoué à le faire trébucher dans son ascèse hors du monde, à travers ces tentations directes qui en font une lutte intérieure avec lui, que le Démon dressa un piège à sa piété en l'attirant sur son terrain, celui du monde : « Mais aussi, comme ils [les "moines"] sont transpercés des épines méchantes de la vie, sous la pression de la nécessité ! Au dehors, le Démon, malfaisant, enragé, a préparé, hélas ! mille aiguillons de mort pour les pauvres mortels et, souvent, dissimule sous l'apparence du bien la perdition funeste, lorsqu'il perd du terrain dans le combat face à face. ( ... ) C'est ainsi que le fourbe agit à mon égard : quand je le reconnus comme ténèbres, il revêtit une belle peau, et il se présenta, pareil à la lumière, pour voir si, de quelque manière, mon désir de vertu me ferait tomber dans le mal et si mon excessive légèreté d'esprit m'entraînerait par surprise à ma perte. » 1
Après avoir vanté son renoncement (au mariage, aux agréments du luxe, aux plaisirs de la table, aux richesses, aux honneurs et au pouvoir civil, à son amour des lettres profanes enfin) 2 , Grégoire nous expose le motif qui l'a fait dévier de la voie supramondaine qui était la sienne - manque de perspicacité qui est une faiblesse pour l'athlète de Dieu, mais qu'on peut d'autant moins considérer comme un péché que son erreur partait d'un sentiment pieux. En effet, elle obéissait, d'abord, au devoir filial, selon la loi que la providence divine a établie pour l'humanité déchue : « Je croyais, ô mon Seigneur Christ, en demeurant auprès de mes parents, brisés par l'odieuse vieillesse autant que par le deuil (... ), accomplir une action qui te soit agréable, à toi, Bienheureux, comme à tes lois, à toi qui donnas aux mortels de trouver en des fils une force tutélaire et un bâton pour soutenir leurs membres tremblants. » 3
Mais le Grégoire a bien conscience que ce devoir ne vaut pas pour le renonçant, qui doit surmonter l'amour filial, attaché à l'humanité charnelle, suivant l'avertissement du Christ: «Qui aime son père ou sa mère plus que moi n'est pas digne de moi » 4 • Le Christ, par ces paroles, a relativisé le sixième commandement du décalogue: «Tu honoreras ton père et ta mère afin d'avoir longue vie sur la terre que Yahvé ton Dieu te donne » 5 , appelant ses disciples à une perfection plus grande, supérieure à ce monde. C'est pourquoi Grégoire précise aussitôt que ce n'est pas un amour selon la chair, mais le respect de leur piété et la compassion envers leurs souffrances : « Car, vraiment, plus que tous, ils t'honorent, ils se soucient de la piété, et, fuyant les écueils d'une pénible vie, ils ont attaché leurs amarres à tes lois sans souillure. Enfin, c'est toi qui es pour eux fin et commencement » ; « Certes, si j'avais fui toute cette vie d'ici, avec les soucis 1
P. 2, 1, 1, V. 50-62. Ibid., V. 63-101. 3 Ibid., V. 106-112. 4 Mt. IO, 37 ; cf. Le. 14, 26. 5 Ex. 20, 12; Lv. 19, 3. Cf. Ep., 6, 1-4: «Enfants, obéissez à vos parents, dans le Seigneur ... » 2
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Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu du monde et de la chair, c'est le Christ tout entier que, sans cesse, je porterais dans mon cœur, habitant seul et loin des autres(. .. ) J'aurais dû .. ., mais l'amour de mes parents chéris me retenait, me tirant vers la terre, comme un poids, ou du moins, non pas tant lamour que la pitié, qui déchire tout, moelle et entrailles, la plus douce de toutes les passions : la pitié pour leurs cheveux blancs à laspect divin, la pitié pour leur chagrin, la pitié pour leur privation d'enfants; la pitié, enfin, à légard d'un fils pour lequel ils tremblent, en vérité, le tenant toujours pour leur douce peine, la prunelle de leurs yeux et celui qui s'afflige de leurs douleurs » 1.
Le dernier motif de cette pitié, par un raccourci d'expression, étant l'affection que ses parents eux-mêmes lui portent et le besoin qu'ils ont de lui, ce fils dont, en rappelant ensuite son ascèse studieuse, il suggère qu'ils le chérissaient pour sa piété exceptionnelle, même s'ils l'ont détourné de la vie contemplative pour l'avoir auprès d'eux. Ainsi, ce n'est pas au piège du regret des parents, bien connu des moines, mais dans lequel ne tombent que les novices et les moins parfaits, qu'il prétend avoir été pris. C'est par le biais d'un zèle charitable: plus précisément, il obéit aux règles basiliennes 2 qui imposent à la fraternité ascétique de traiter en parents selon l'esprit ceux des parents charnels de ses membres qui vivent la perfection évangélique, comme Grégoire l'Ancien et Nonna dans leur vieillesse. Et quelle que soit la légèreté d'esprit dont il s'accuse face aux séductions du malin, il ne laisse pas de suggérer que sa mise à l'épreuve du monde représente une lutte ascétique plus ardue que celles qu'affrontent les moines à l'abri de leurs retraites. On retrouve donc ici cette thématique du sacrifice des vrais fils de Dieu qui lui sert à justifier l'engagement sacerdotal des meilleurs d'entre les moines.
On peut donc conclure que ce poème n'exprime pas le rejet du ministère, mais des affaires profanes, en l'occurrence la gestion et la défense du patrimoine familial, qui le détournent de la vie contemplative. Encore faut-il distinguer avec lui ces soucis ordinaires, dont il dit que ce sont pour lui des ennuis supportables à la rigueur, et la calamité que représenta le procès relatif à la succession de son frère : «Cependant, ces ennuis me seraient supportables. Mais ce qui m'est sans doute une blessure plus douloureuse, c'est tout ce que j'ai souffert quand mon frère a quitté cette vie( ... ) De son vivant, je n'avais, pour ma part, que la gloire qui me venait d'autrui. Car jamais la richesse ni le souci d'aucune dignité protectrice3 n'avaient occupé mon esprit. Mais je restais, après sa mort, seul à attendre douleurs et gémissements. » 4
Ce passage laisse entendre que Césaire faisait fonction, par ses relations avec le pouvoir civil, de protecteur des intérêts familiaux. C'est dire que ses parents pouvaient se réjouir de la "division du travail" instituée entre leurs deux fils : par sa carrière de courtisan, Césaire leur assurait les protections de ce monde, tandis que Grégoire représentait à la fois le successeur de son père et, par sa profession monastique, la garantie d'une protection divine spéciale. C'est ce prestige d'homme de Dieu, étranger au monde et à ses affaires, qu'il met ici au service des intérêts familiaux. Mais on doit alors aussi comprendre que, à la mort de Césaire, le Nazianzène dut prendre le relais et compromettre un peu plus son "étrangeté au monde", intervenant par lettres auprès de
1
P. 2, 1, 1, V. 113-116; V. 262-275. Gribomont [Saint Basile], p. 19, cf. Grandes Règles, 32, PG 31, 996 A-B. 3 Bénin traduit ainsi le terme W..10\, qui signifie aussi bien la puissance que linfluence et la protection. 4 P. 2, 1, 1, v. 169-171. Trad. Bénin, p. 373. 2
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À l'épreuve du monde : deuils et affaires familiaux
ses propres relations 1 pour obtenir une issue favorable à ce procès scandaleux. Enfin, il n'est pas interdit de se demander si la «dignité protectrice» à laquelle il fait allusion ne serait pas la dignité épiscopale que Basile lui conféra avec la charge de chorévêque de Sasimes : projet qui aurait alors été dans l'air ou déjà réalisé, ce qui situe la rédaction de ce poème en 372. On sait en effet que le procès, ouvert aux alentours de 369, s'est achevé seulement vers 3732 • On sait également par le Nazianzène que la voix de Grégoire l'Ancien permit d'arracher l'élection de Basile comme archevêque de Césarée en 3703, et que ce dernier, fort de sa nouvelle dignité, intervint par lettres en faveur de son ami à propos de cette affaire, non sans l'avoir auparavant intronisé chorévêque4 . On serait donc tenté d'inscrire également dans cet échange de bons procédés l'affectation du Nazianzène à Sasimes: en 372, Basile, bien en peine de trouver un candidat pour défendre cette bourgade stratégique qu'il se voyait disputer, confiant ce rôle ingrat à Grégoire en échange d'une dignité protectrice dans la procédure en cours. On comprendrait dès lors la pression exercée sur lui par son père pour qu'il accepte ces fonctions.
1 Lettres, XXIX, t. I, p. 35-37, à Sophronios, préfet de Constantinople; CCXLI, t. II, p. 131, à Abourgios, nn magistrat qui deviendra préfet du prétoire d'Orient. 2 Gallay [La vie], p. 91. 3 D. 18, 36. 4 Basile, Lettres, 32 (à Sophronios), 1 et 33 (à Abourgios), 3-4, qui désignent Grégoire comme évêque.
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CHAPITRE vn
L'AFFAIRE SASIMES : UN ÉVÊQUE SANS TRÔNE
1 Ce qu'on a appelé "l'affaire Sasimes" tient son nom du relais routier et centre fiscal que Basile a élevé au rang d'évêché et sur le siège duquel il a poussé Grégoire en 372. Basile, en effet, a succédé à Eusèbe sur le siège de Césarée, métropole de la 2 Cappadoce, lorsque, à l'hiver 371-372 , l'empereur Valens décrète le partage administratif de la province en deux entités territoriales. Peut-être encouragé en sousmain par la volonté impériale, dont cette décision aurait eu pour fin d'affaiblir un opposant aussi influent que Basile à l'arianisme officiel, l'évêque de Tyane Anthime s'érige alors en métropolite de la seconde Cappadoce, qui échappe de ce fait à l'autorité de Césarée; il s'attribue ainsi les biens ecclésiastiques de l'Église de Césarée situés dans la nouvelle province et en revendique les redevances. Afin de défendre ses prérogatives territoriales, Basile crée de nouveaux sièges épiscopaux qu'il pourvoit d'hommes de confiance, dont son frère Grégoire pour celui de Nysse. À notre Grégoire, avec l'appui de son père, il impose la charge de chorévêque de Sasimes, minuscule bourgade choisie pour son importance stratégique : à un carrefour de routes, ce relais et centre fiscal situé aux frontières de l'ennemi était en effet le passage obligé des convois acheminant à Césarée les redevances en nature du monastère de Saint Oreste, qu'Anthime n'hésite pas à faire attaquer. C'est donc à un avant-poste exposé aux raids des hommes de main d' Anthime et que ne recommandent ni sa population ni son cadre peu urbain, que Grégoire est envoyé, à contrecœur cela va sans dire. Se heurtant à un barrage de paysans aux ordres de l'évêque de Tyane alors qu'il vient prendre possession de son siège, il n'est que trop heureux de pouvoir saisir le prétexte de cet accueil odieux pour refuser d'assumer sa charge. Refusant de se battre «pour des cochons de lait et des volatiles ( ... ) comme s'il s'agissait d'âmes et de 3 règles canoniques » , il s'enfuit, plein d'amertume envers son ami, «dans la 4 montagne » , c'est à dire quelque retraite probablement solitaire. Bien décidé à ne pas céder aux pressions de Basile et de Grégoire l'Ancien, l'évêque désormais sans église
1 Sur les faits: Giet [Sasimes]; Gallay [La vie], p. 106-109; Bernardi [Saint Grégoire], p. 138-140; Pouchet [Basile le Grand], p. 227-233 et 306; Gain [L'Église de Cappadoce], p. 389-391 et 393-394. 2 Sur cette date, voir Hauser-Meury [Prosopographie], p. 41, n. 47 et Gain [L'Église de Cappadoce], p. 306, n. 78. 3 Lettres, XLVIII, 8, t. 1, p. 63. Dans la lettre suivante (XLIX, 1, ibid.), il écrira à Basile:« Tu nous reproches !'oisiveté et la paresse parce que nous n'avons pas pris possession de ta Sasimes, parce que nous ne nous remuons pas comme un évêque, et parce que nous ne vous armons pas les uns contre les autres, comme une pâture jetée aux chiens ! » 4 P. 2, 1, 11, V. 490-491.
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L'affaire Sasimes: un évêque sans trône qu'il est ainsi devenu à peine intronisé s'accommode finalement d'une position plus ou moins convenable à sa nouvelle dignité, mais guère différente de celle qu'il occupait auparavant: celle d'assistant de son père, qui voit encore là le prélude à sa succession. Cet épisode, et les déclarations de Grégoire à son propos, sont encore interprétés aujourd'hui comme une confirmation de sa répugnance pour la vie active, et une erreur de jugement de la part de Basile.' Notre analyse des témoins montrera pourtant que l'amour de la contemplation qui y est invoqué n'explique ni ses réticences de départ, ni sa désertion.
D'après les témoins immédiats du corpus: les discours 9 à 12
Il semble que le Discours 10 s'emploie à justifier et annoncer - au présent avec valeur de futur proche - la consécration épiscopale que célébrera le Discours 9, formant avec lui un diptyque encadrant celle-ci. En effet, il ferait sinon double emploi2 avec ce Discours, tout entier consacré à l'autorité épiscopale dont Grégoire est investi, et qui conclut, à l'adresse de Basile : «Voilà pourquoi tu amènes en public, après t'en être saisi, un homme qui se dérobe, et tu le fais siéger auprès de toi. C'est nwn injustice, pourrais-tu dire, et tu veux me faire partager tes 3 soucis et tes couronnes. Voilà pourquoi tu oins le grand prêtre... »
Il eût été logique que cette consécration ait eu lieu, soit à Sasimes, soit à Césarée, siège de Basile, donnant une signification concrète à la mention « Ce sont elles qui m'ont conduit à vous »4 . Or, outre les circonstances hostiles qui s'opposaient à ce que l'investiture ait lieu à Sasimes, on voit mal comment ses habitants, à l'égard desquels Grégoire n'a encore aucun devoir pastoral - ce n'est que dans le Discours 9 qu'il l'évoquera - pourraient être visés dans ce passage : « Jusque-là (... ) folie ! sont ici. »5
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ne dispensais même pas mes paroles à mes frères bien aimés qui
P. Gallay6 en conclut que ce discours a probablement été prononcé à Nazianze: Grégoire s'accuserait ici d'avoir manqué à son devoir de prédicateur, non envers les habitants de Sasimes, mais à l'égard de ses paroissiens de Nazianze, dont la présence serait ainsi attestée. Mais chez le Nazianzène l'appellation de «frères» désigne les moines, non les fidèles. 7 Aussi les « frères » en question sont-ils plutôt les moines de la région, venus saluer la consécration d'un Grégoire qui, pour se soustraire aux pressions dont il faisait l'objet, s'était tenu à l'écart voire réfugié dans un silence absolu. Selon l'usage dans de telles occasions, le propos porte sur les motivations de l'impétrant et du consécrateur et il paraît tout naturel qu'il fasse une place aux 1 C'est le cas dans tous les travaux cités supra, p. 334, n. 1, ainsi que de Calvet-Sébasti [SC 405], p. 101-103 et [L'évocation], p. 486, 490 et (avec des nuances peu cohérentes) 495. 2 Gallay [La vie], n. 2, p. 112; Bemardi [La prédication], p. 114. 3 D. 10, 4, 1-4. 4 lbid., 1, 2. Grégoire parle de la vieîllesse de son père et de son amitié pour Basile. 5 D. 10, 1, 5-6. 6 Gallay [La vie], p. 106-118 et n. 2, p. 113. 7 Par ex. D. 6, 2, 6 et 3, 1 ; P. 2, 1, 1, v. 605. Il faut mettre à part la locution figée «mes amis et mes frères» (D. 3, 1, 1 et D. 12, 4, 1) qui sert d'adresse à son auditoire.
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Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu relations d'amitié qui l'ont recommandé à Basile. Les circonstances et les motivations réelles présidant à ce sacre, que nul ne pouvait ignorer, rendaient le discours solennel d'usage assez délicat. C'est en dépit de leur caractère peu spirituel que Grégoire a finalement accepté malgré lui cette investiture, et il ne manque pas de le souligner en revenant sur sa résistance antérieure, que justifie sa vocation contemplative : «Rien n'est plus fort que la vieillesse et rien n'est plus vénérable que l'amitié. Ce sont elles qui m'ont conduit à vous. ( ... ) Jusque-là( ... ) je ne dispensais même pas mes paroles à mes frères bien aimés qui sont ici, afin de rester loin des affaires et de pouvoir mener la vie tranquille du philosophe, laissant tout à ceux qui le voudraient, pour m'entretenir avec moimême et avec !'Esprit. Je songeais au carmel d'Élie et au désert de Jean, à la vie au-dessus du monde menée par ces philosophes. » 1
En confiant l'amertume qui l'avait abattu face aux projets que Basile nourrissait à son égard, il laisse entendre de quel mauvais procédé il avait à se plaindre de lui, et que ses réticences avaient aussi des motifs moins bénins à son égard : «À quoi bon cette union fraternelle, ou, par la suite, ce parfait accord de sentiment, s'il ne m'est même pas possible de rester en bas au moment de la puissance et de l'élévation ! »; «Désormais, en effet, je repousse la colère( ... ) etje regarde sereinement cette main qui m'a contraint, je souris à !'Esprit, mon cœur s'apaise, la raison revient et l'amitié( ... ) reprend vie à partir d'une petite étincelle et se rallume » ; « Pourquoi parlerais-je de tout ce qui faisait le chagrin et le découragement, que j'appelle quant à moi ténèbres, inventions de l'esprit ? Telles étaient en effet mes pensées, et d'autres plus absurdes encore. » 2
S'apprêtant maintenant à recevoir l'investiture de Sasimes, il ne pouvait cependant que faire amende honorable et s'employer à justifier auprès de l'assistance l'initiative politique de son ami, une initiative contestée qu'il avait été réticent à cautionner, mais à laquelle il attribue maintenant des motifs tout spirituels. Aussi poursuit-il: « Car je vais blâmer moi-même mon propre égarement ou ma folie. Mais maintenant, je change et je m'applique à dire des choses bien plus vraies et bien plus dignes de nous. Vois la sincérité de notre changement, ô homme admirable : non seulement tu délies le silence que tu me reprochais et contre lequel tu t'élevais tant, mais tu obtiens aussi des paroles pour appuyer ta défense. Cela résulte entièrement de notre amitié et de !'Esprit qui est en nous. Mais quelle est cette défense?( ... ) Tu n'as pas supporté que !'Esprit passe après l'amitié.( ... ) Tu n'as pas supporté que le talent soit caché et enfoui sous la terre, tu n'as pas supporté que la lampe soit plus longtemps cachée sous le boisseau - car c'est ainsi que tu considères ma lumière et mon activité. Tu as cherché à placer aussi Barnabé auprès du Paul que tu es. À Silvain et à Timothée tu as cherché à attacher Tite pour que la grâce pénètre par ceux qui ont pour toi une sincère sollicitude et pour que tu accomplisses l'évangile alentour de Jérusalem à /'Illyrie » 3
Néanmoins, l'allusion aux enjeux territoriaux transparaît ici à travers l'hyperbole: parce que, tout en défendant ainsi Basile, Grégoire est bien conscient que cette justification ne trompait personne, et certainement pas les moines aux yeux desquels la dispute des deux évêques était indigne de l'étranger au monde que Basile prétendait être, un point de vue qu'au fond il partageait. Aussi prend-il le soin de souligner que cette investiture, censée être au service de l'Église, lui a été imposée contre son gré : « Voilà pourquoi tu amènes en public, après t'en être saisi, un homme qui se dérobe, et tu le fais siéger auprès de toi. C'est mon injustice, pourrais-tu dire, et tu veux me faire partager tes 4 soucis et tes couronnes. »
1
D. 10, 1, 1-10. Ibid., 2, 23-25; 5-11; 3, 1-2. 3 Ibid., 3, 2 s. (Rom. 15, 19). 4 Ibid., 4, 1-3.
2
334
L'affaire Sasimes : un évêque sans trône En outre, lorsqu'il rend compte de sa résistance, l'imagerie de la retraite fait discrètement allusion aux violences et aux enjeux politiques et économiques du conflit opposant Basile à Anthime : « Je considérais le présent comme une tempête et je cherchais un rocher, un précipice ou un mur pour m'abriter. À d'autres, disais-je, les honneurs et les peines, à d'autres les combats et les victoires! Pour moi, qu'il me suffise de fuir les combats, d'être attentif à moi-même(. .. ) et d'obtenir là-bas cette petite place grâce à la pauvreté de mon genre de vie ici ! Ce projet, peut-être des plus humbles, était du moins des plus sûrs pour me tenir à égale distance de !'élévation et de la chute. » 1
C'est donc avec une ironie aussi subtile que mordante que Grégoire, tout en respectant les convenances, prend ses distances avec les intérêts terre à terre qui lui valent cette investiture et risquent de le compromettre. De ce point de vue, le thème de l'amitié philosophique, en l'occurrence une amitié trahie, n'est pas qu'un morceau d'éloquence: autorisant la franchise d'un reproche fraternel, il lui permet de critiquer à demi-mots Basile et, en se démarquant de lui, de préserver sa propre réputation philosophique. Le Discours 9 fut prononcé immédiatement après le sacre de Grégoire, au cours de la cérémonie : « Enseignez moi cette science pastorale, ô mes amis, vous qui êtes maintenant pour moi et mes pasteurs et mes collègues. Donnez m'en les insignes ,,2,
dit-il à Basile et à son père qui viennent de le consacrer. Se fiant à l'indication du De vita sua: «De l'Église qui m'était donnée, je n'approchai pas la main, même pour offrir à Dieu un seul sacrifice, pour prier avec le peuple ou pour imposer la main à l'un quelconque des clercs. »3 - ,
Gallay et Giet excluent que la cérémonie ait eu lieu à Sasimes. Or, outre les besoins de la cause et l'hyperbole de la poésie qu'invoque Calvet-Sébasti, il faut remarquer qu'on s'appuie ici sur une citation tronquée du De vita sua: c'est pour la période suivant la mort de son père que Grégoire y assure n'avoir exercé en aucune manière les fonctions d'évêque à Sasimes4 • En outre, Grégoire pouvait considérer que, en prononçant son discours d'investiture à l'issue d'une liturgie qu'il ne présidait pas, il n'a pas, à proprement parler, inauguré ses nouvelles fonctions. Lorsqu'il parle de «ce peuple» 5 et de « ce saint troupeau » dont il vient de recevoir la direction, il en évoquerait alors bien la présence sans faire autre chose qu'annoncer l'exercice effectif de sa charge pastorale, pour lequel il dit douter être prêt et demande le secours de Basile : « Mais sommes nous capables ( ...), alors que nous sommes au milieu de la tempête et étourdis, d'être un pasteur prudent et de nourrir le troupeau?»; «Dis-moi vers quels pâturages me diriger, vers quelles sources aller ( ... ) comment se battre avec les loups et comment ne pas se battre avec les pasteurs, surtout en ce moment où des pasteurs sont devenus insensés et ont dispersé leurs brebis loin du pâturage (... ) ! Comment fortifierai-je celle qui est faible et relèverai-je celle qui est tombée (... ) Comment apprendre cela et l'observer selon la bonne règle de la science pastorale qui est la vôtre ... ? ,, 6
1
D. 10, 1, 11 S. D. 9, 4, 1-3. 3 P. 2, 1, 11, V. 529
2
S.
4
Ibid., v. 526-533. Cf. infra, p. 348.
5
D. 9, 3, 10-11 ; 6, 21. Ibid., 4, 5-8; 6, 1-12.
6
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Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu On notera au passage les allusions à la dispute ecclésiastique en cours, dont Grégoire fait comprendre qu'il la désapprouve et ne souhaite pas s'y mêler. En tout cas, ce discours porte tout naturellement sur la dignité et la responsabilité spirituelles dont il vient d'être investi. Rendant l'hommage obligé à l'autorité de Basile en la matière, il exprime, conformément à la formule canonique, sa crainte d'en être indigne. C'est elle, et non plus sa vocation contemplative, qu'il invoque, avec l'appui de précédents bibliques, pour justifier sa résistance antérieure : «Voilà ce que je craignais. J'étais plein d'amertume et de tristesse et j'avais, comme les enfants devant le spectacle des éclairs, un sentiment mêlé de plaisir et de frayeur. J'aimais !'Esprit, et en même temps je le redoutais. Et il me fallait un peu de temps, après un retour sur moi-même, pour m'amender et prendre un parti meilleur » 1 .
Il invoque ici le tremendum lié à la réception du sacrement et de l'Esprit, assimilée à l'illumination théologique que supposent les fonctions propres de l'évêque, une crainte qu'il a certes surmontée, mais sans pour autant se libérer de celle de ne pas se montrer à la hauteur de la grâce et de perdre le charisme reçu : «je ne peux me reprocher ma propre lâcheté et ma mauvaise humeur ! En effet, le soleil révèle la faiblesse de l'œil, et la venue de Dieu révèle la maladie de l'âme. Pour les uns c'est une lumière, pour les autres un feu, selon la nature profonde de chacun. » ; « ceux qui en sont indignes ne sont pas plus touchés par la grâce que ne l'est l'instrument mauvais ou complètement discordant (. .. ) mais aussi (... ) ce n'est pas une moindre entreprise (. .. ) de conserver la dignité et !'accord que de commencer à trouver !'accord et à assumer la dignité. C'est ainsi que la grâce même, en produisant et en exacerbant !'orgueil - pour parler du plus funeste et du plus étrange de nos maux - a fait tomber loin de Dieu ceux qui ne s'en sont pas approchés vraiment, et nous avons été terrassés au moment où nous nous élevions »2 •
Or, quel que soit l'hommage rendu par ailleurs à sa science pastorale, la leçon semble bien s'adresser non seulement à Anthime, mais aussi à Basile, visé au travers de l'apologie personnelle d'un Grégoire qui témoigne, par ces réflexions, de sa propre humilité. On le voit encore plus clairement lorsqu'on rapproche ce passage des reproches que, s'autorisant de la liberté de parole entre amis, il adresse à Basile quant à la manière dont il lui a imposé cette investiture : «Toi qui étais pins humain parmi les brebis - si tu n'es pas fàché contre moi! - quand nous partagions le pâturage sans Verbe, que parmi les pasteurs depuis que( ... ) tu nous as en ton pouvoir 3 »;«Mais j'ai encore un reproche à faire à l'amitié. ( ... )Il y a eu de ta part quelque chose d'indicible, et qu'on n'avait pas encore entendue à notre sujet. On ne nous a pas convaincu, on nous a contraint ! Merveille ! Comme toutes choses sont devenues nouvelles ! Et comme elles nous ont séparés! De quoi veux-tu que je parle précisément? du trône ou de la grandeur de la grâce? ,, 4
Certes, tout cela pourrait s'entendre en bonne part, le reproche servant en ce cas à souligner l'autorité de Basile : moins humain parce que plus divin, il aurait, selon la rhétorique du Discours 10, fait prévaloir les intérêts de !'Esprit sur l'amitié et mis la main, en Son nom, sur un Grégoire réticent. Mais, cultivant, comme dans le discours précédent, une ambiguïté magistrale, notre orateur accuse bien à demi-mots son ami d'une tyrannie qui n'a rien de rhétorique, et qui trahit l'orgueil d'une dignité encore fraîche plus que la douceur persuasive de la grâce.
1
D. 9, 3, 1-6. Ibid., 2, 4-9; 21-33. 3 Littéralement: «tu nous a sous la main », allusion à l'imposition des mains du consécrateur et à la mainmise qui lui est liée. 4 Ibid., 4, 8-11; 5, 1-11. 2
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L'affaire Sasimes : un évêque sans trône Prononcé à l'occasion d'une fête des martyrs, sur laquelle porte sa seconde partie (4 - 6), le Discours 11 s'adresse longuement à Grégoire de Nysse, venu à Nazianze avec pour mission de convaincre le nouvel évêque de Sasimes de ne plus différer sa prise de fonctions. Peu désireux de disputer ce siège minable au belliqueux Anthime, Grégoire accueille plutôt fraîchement cette visite en service commandé. En effet, après l'éloge de l'amitié et de ses deux amis (1 - 2), qui sonne ironiquement au regard de la suite, il se prévaut encore une fois de la franchise admise entre amis pour éclater en reproches contre eux : «L'un des deux, je ne sais par quel sentiment ou sous quelle impulsion indigne de !'Esprit qui est en lui, nous a donné !'onction et nous a amené en public, nous qui nous cachions. En effet, même si mon propos est dur, je le tiendrai cependant: l'amitié, qu'elle en souffre ou qu'elle l'entende, supportera tout. L'autre vient pour nous exhorter, nous convaincre et nous apprivoiser pour !'Esprit l Cela est important pour moi, même maintenant. Comment cela ne serait-il pas important, puisque je vous ai placé plus haut que toute la vie ? Mais je me plains que vous soyez venu après le moment voulu l Comment se fait-il, ô le plus noble des amis et des alliés, que l'alliance vienne après la défaite et la retraite, que le pilote vienne après la tempête et le remède après la cicatrisation ? En tant que frère aimant, as-tu rougi de sa tyrannie? Ou bien, en tant qu'homme de pouvoir, es-tu fâché de ma désobéissance? » 1
Le reproche fait à Basile, pour allusif qu'il soit sur le fond, ne met pas seulement en cause la tyrannie par laquelle il a arraché son ami à la "vie cachée", mais aussi les motivations peu spirituelles qui l'ont conduit à le pousser sur le trône de Sasimes. Quant à son homonyme, Grégoire l'accuse à mots voilés de ne pas tant se soucier de ses états d'âmes après sa consécration forcée que d'être lui aussi attaché au pouvoir et de chercher, par une feinte sollicitude, à adoucir son ressentiment pour servir les intérêts de l'évêque de Césarée - l'argument essentiel étant qu'une telle attitude compréhensive et persuasive eût été plus crédible avant son sacre. Il oppose ensuite à Basile et à son envoyé une fin de non recevoir et, par l'apologie de cette désobéissance dont il indique la nature toute spirituelle, laisse assez entendre qu'il considère le conflit autour de Sasimes comme source de souillures néfastes au salut: Pour ma part, je suis prêt à rendre compte, à toi et à tous ceux qui le voudraient par amitié, soit de ma désobéissance, comme d'aucuns veulent l'appeler, soit de ce que je crois être ma prévoyance et ma sécurité, afin que tu ne croies pas avoir comme ami un homme complètement insensé et ignorant, mais un homme capable de juger de certaines choses mieux que la plupart, d'oser ce qu'il est digne d'oser, de craindre ce qu'il y a à craindre et que les hommes sensés doivent craindre le plus de ne pas craindre. ,,2 «
Lorsque, abordant enfin le thème des martyrs, il invite l'auditoire à suivre leur exemple par ce martyre non sanglant qu'est la purification ascétique, on est du coup tenté de voir dans certains passages de cette prédication morale une opposition implicite entre ce combat pour la pureté et l'impureté de la lutte qui oppose Basile à Anthime : «purifions-nous nous-mêmes grâce aux martyrs, ou plutôt à la façon dont ils se sont euxmêmes purifiés par le sang et la vérité. Soyons libérés de toute souillure de la chair et de l'esprit (. .. ) Obtenons la victoire avec l'aide des vainqueurs. Soyons des martyrs pour la vérité avec l'aide des martyrs.( ... ) Luttons contre les pouvoirs, contre les autorités, contre les persécuteurs invisibles et les tyrans » ; « Résistons à la colère comme à une bête sauvage, à la langue comme à une épée tranchante( ... ) ne fléchissons pas les genoux devant Baal à cause de la pauvreté, et ne nous prosternons pas à cause de la crainte devant la statue d'or.
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D. Il, 3, 1-13. Ibid., 3, 26 S.
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Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu Craignons seulement de