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French Pages [646] Year 1985
PIERRE TROTIGNON
L’IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON ET LA CRITIQUE DE LA MÉTAPHYSIQUE
épméTkÉE Collection dirigée par Jean Hyppoiite
ALEXANDRE (M.)
ALLEMANN (8.) ARVON (H.) — BEAUFRET (J.) DELEUZE (G.)
DELHO.MME (v.) — DERRIDA (J.) D’KONDT (J.) —DUFRHNNE (M.)
— DL’PUY (M.) —. FcUERÜACH HEifâEGSER HENRY (M.) — HFJSSERL
HUSSERL
Lecture de KanL Textes rassemblés et annotés par Gérard Granel...................... ..................................... 14 F. Hciderlin et Heidegger. Traduction par François Fédier 16 F. Aux sources de l’existentialisme: Max Stirner ... 10 F. Ludwig Feuerbach ou la transformation du sacré.. 10 F. Le poème de Parmênlde......................................... R Empirisme et subjectivité. Essai sur la nature humaine selon Hume .............................................................. 9 F. La pensée Interrogative........................................... 12 F. La pensés et le réel. Critique de l'ontologie............. 10 F. La voîx et Se phénomène ........................................ 9 F. Hegel, philosophe de l'histoire vivante.............. 24 F. Stage! saeret................................................... (sous presse) Phénoménologie de l’expérience esthétique, 2 vol., ensemble (2e éd.) ..................................................... 30 F. La notion d'« a priori » ......................................... 16 F. La phisosophie do Max Scheler, 2 vol., ensemble ... 36 F. La philosophie de la religion chez Max Scheler ... 14 F. ■ttîiüesgtôî philosophiques. Traduction par Louis AJihusscr................................................................... 14 F. Qu’appêife-t-on penser? Traduction par Aloys Becker tl Gérard Granel (2° éd.)........................................... 14 F. L/vsrënes de la manifestation, 2 vol., ensemble ... 40 F. Philosophie et phénoménologie du corps ......... 18 F. L'origine d * U géométrie. Traduction et Introduction par Jacques Derrida ......................................... 12 F. Leçons pour une phénoménologie de la conscicnço intime do temps. Traduction par Henri Dussort....., i. 12 F.
(Suite en page 3 de couverture.)
PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE
25,05 €
29 082. G
9 782130’296928-
L’IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON ET LA CRITIQUE DE LA MÉTAPHYSIQUE
DU MÊME AUTEUR
Heidegger, Paris, Presses Universitaires de France (collection a SUP »), 1965. Les philosophes français d'aujourd'hui, Paris, Presses Universitaires de France (collection « Que sais-je ? », n° 1279), 1967.
ÉpÎMÉTliÉE Essais philosophiques Collection dirigée par Jean Hyppolite
L’IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON ET LA CRITIQUE DE LA MÉTAPHYSIQUE par
PIERRE TROTIGNON Agrégé de Philosophie Docteur ès Lettres
PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE 108, Boulevard Saint-Germain, Paris vie 1968
A MONSIEUR LE PROFESSEUR V. JANKÉLÉVITCH « Ils n’ont pas besoin d’exhorter ; ils n’ont qu’à exister ; leur existence est un appel. > H. Bergson.
DÉPÔT LÉGAL lre édition 1er trimestre 1968
TOUS DROITS de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays © 1968, Presses Universitaires de France
PREMIÈRE PARTIE
LE RETOUR A L’IDÉE DE VIE ET LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA CONSCIENCE
Chapitre Premier
L’IDÉE DE VIE ET LA PHILOSOPHIE COMME SCIENCE DE L’HOMME Notre intention est d’examiner la philosophie de Bergson à partir de l’idée de vie. Nous ne nions pas qu’on puisse mettre en évidence certaines évolutions dans la pensée de Bergson, nous savons que chaque livre de Bergson naquit d’une réflexion sur l’ouvrage précédent et sur les problèmes nouveaux qui surgissaient à partir des résultats acquis par le philosophe. Mais on a trop insisté sur cette évolution, au point de voir parfois comme deux philosophies
Abréviations.
DI QA MM.............. RI
EC ES DS MR
PM EP, I
Essai sur les données immédiates de la conscience (1889). Qtdd Aristoteles de loco senserit (1889). Matière et mémoire (1896). De rire (1900). dévolution créatrice (1907). E'énergie spirituelle (1919). Durée et simultanéité (1922). Des deux sources de la morale et de la religion (1932). L.a pensée et le mouvant (1934). Bergson, Écrits et paroles, recueillis par R.-M. Mossé-Bastide, Paris, P. U. F., tome I (1957). Textes de la période 1878-1904.
EP, II EP, III C
Ibid., tome II (1958). Textes de la période 1905-1915. Ibid., tome III (1959). Textes de la période 1915-1939. Bergson, Œuvres, édition du Centenaire, Paris, P. U. F., 1959 (contient DI, MM, RI, EC, ES, MR, PM).
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L’IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON
derrière l’unité de l’œuvre (i), et pas assez sur les constantes systé matiques d’une pensée qui est notre origine commune et qui ouvre notre monde de pensées et de réflexions (2). De plus, la beauté littéraire de l’œuvre de Bergson, la séduction de ce langage simple et souple semblent parfois incompatibles avec les exigences d’une entreprise rigoureuse. Enfin Bergson n’a-t-il pas critiqué l’idée même de système philosophique ? N’a-t-il pas analysé avec perspicacité les illusions qui sont à la racine des entreprises de déduction méta physique ? Mais la contradiction qui semble miner notre projet est simplement la traduction, au niveau du langage, de la tension propre à la vie de l’esprit, et plus profondément à la vie en général. Second argument : le temps est venu d’un examen et d’une lecture de l’œuvre de Bergson. Bien des causes expliquent, par leur concours, (1) Voir par exemple Tresmontant, Deux métaphysiques bergsoniennes ?, in Revue de métaphysique et de morale, LXIV-2 (1959), pp. 180-193. (2) Gilson, Remerciement à VAcadémie des Inscriptions et Belles-Lettres, in Les études bergsoniennes, vol. II (1948), p. 180 ; Hyppolite, in Bergson et nous (Actes du Xe Congrès), p. 160 ; Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie, Paris, 1953 Signes, Paris, i960 ; Sartre, A candid conversation, in Playboy, mai 1965, p. 70, col. 3.
Nous citons de la manière suivante : i° Pour Quid Aristoteles de loco senserit, dans la traduction française de R.-M. Mossé-Bastide, in Les études bergsoniennes, II (1949), pp. 27-104. Ainsi : j2^, 85. 20 Pour Durée et simultanéité, d’après la 2e édition, augmentée, Paris, Alcan, 1923. Ainsi : DS, 43. 30 Pour les textes recueillis par R.-M. Mossé-Bastide, en citant le titre original, donné par Bergson, suivi de la référence (tome et page) à l’édition MosséBastide : Ainsi : Lettre à Léon Brunschvicg, 12 février 1927, in EP, III, 587. 4° Pour DI, MM, RI, EC, ES, MR, PM : en donnant la référence à la dernière édition parue du vivant de Bergson, suivie de la référence à l’édition du Centenaire. Ainsi : EC, 46 (C, 533).
SCIENCE DE L’HOMME
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le discrédit d’aujourd’hui. La première de ces causes est la futilité et l’inconsistance philosophiques de certains disciples qui furent les inventeurs du « bergsonisme » et n’ont gardé de l’œuvre que les côtés faciles et facilement utilisables comme thèmes de conversation mondaine. Ce lobby spiritualiste fit disparaître le philosophe : sans doute quelques contemporains surent mesurer l’importance réelle du bergsonisme; on sait comment Bergson approuvait l’exposé de M. V. Jankélévitch (i) qu’il estimait « exact et précis »; quelques livres et articles analysent avec pertinence et profondeur des points essentiels de la pensée de Bergson : M. G. Deleuze sur la notion de différence (2), M. Gouhier pour les rapports avec le christianisme à propos de la notion de Dieu (3), M. J. Hyppolite sur la mémoire (4), Mme Barthelémy-Madaule (5) — d’autres encore, nous n’avons pas à dresser un palmarès 1 — voient juste et loin. Mais à côté de ces travaux sérieux et proprement philosophiques, que de sottises et d’irréflexion 1 Chez les adversaires sans doute, qui à la lettre ne comprenaient pas de quoi il était question, et qui, par une habitude fréquente chez les critiques, ne savaient pas distinguer le sens de l’œuvre des contresens des disciples (6). Alain avait fort bien jugé ces disciples, en trois mots : « Au fond je les voyais très bien arriver, ayant dans leur sac le catholicisme, la tyrannie et la guerre ensemble » (7).
(1) Jankélévitch, Bergson, Paris, 1931, nouvelle édition, revue et augmentée en 1954(2) Deleuze, I *P x88. MR, 316 sq- (c, *227 sq.). MR, 325 (C, 1234). EC, 182-183 (C, 649-650). MR, 54-55 (C, 1022-1023). MR, 317 sq. (C, 1228 sq.). Alain, Orgueil et vanité, 9-IX-1921, in Pro/>os (Pléiade), p. 1231. RI, 148-153 (C, 480-483). MR, 91-92, (C, 1051).
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l’instrument médiateur de la vie, c’est l’attachement au se faisant. Cet attachement à l’acte qui se fait se manifeste par la joie (i), senti ment par lequel « un être passe d’une moindre perfection à une plus grande perfection » (2) et par lequel il éprouve directement la certi tude d’accomplir la vie et d’être ainsi porté par le Tout de l’être (3). Le sentiment de la joie ne doit pas être ici compris comme une simple modification psychologique et on ne saurait reprocher à Bergson de confondre l’existentiel et l’existential sans commettre une lourde méprise. S’il fait tant de place à l’analyse de la psychologie humaine, c’est parce qu’en elle se révèle la structure fondamentale de l’être : dire que l’essence de la vie est psychique (4) ce n’est nullement faire de l’anthropomorphisme. La joie n’est pas un état résultant de la modification de notre intérieur, mais de l’équipollence de notre mouvement et du mouvement du Tout. Elle est la mani festation du sens de l’être par coïncidence de la direction donnée à mon impulsion et de la direction originale et originelle de la vie. La vie se réalise alors en moi en se dépassant vers une nouvelle forme, c’est-à-dire en me dépassant, en se servant de moi comme d’un « véhicule» (5). Or, ce véhicule, qui est fourni par le fonctionnement biologique de l’organisme, et en particulier les coordinations et les déclenchements du système nerveux (6), ce véhicule devient de plus en plus complexe à chaque tentative de la vie (7), la complexité étant le moyen pour l’esprit de ruser avec l’enveloppement de la matière (8) pour faire servir les déterminations mécaniques de cette matière à (1) On remarquera le parallélisme avec Spinoza, cf. Lettre à Léon Brunschvicg, 12-II-1927, in EP, III, 587. (2) Spinoza, Éthique, III, déf. des sentiments, déf. 3. (3) £$, 23-24 (C, 832-833). (4) EC, 238 (C, 696). (5) EC, 127 (C, 602). (6) EC, 125 (C, 600) ; ES, 8-9 (C, 820-821). (7) ES, 12 sq. (C, 823 sq.). (8) ES, 13 (C, 824).
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la production d’actes libres. C’est l’acte libre qui provoquera ce qui est à la fois réalisation de la Vie dans ma nature propre et dépassement de ma nature par la vie. On peut donc dire que par l’effort pour vouloir librement, la vie passe en moi à une plus haute perfection : « La conscience se trempe comme de l’acier et se prépare à une action plus efficace, pour une vie plus intense » (i).
Ce dépassement n’est pas une abolition de l’existence vivante des corps; l’appui est à prendre précisément dans l’obstacle : « Notre corps, avec la sensation qu’il reçoit d’un côté et les mouvements qu’il est capable d’exécuter de l’autre, est donc bien ce qui fixe notre esprit, ce qui lui donne le lest et l’équilibre » (2).
Équilibre et lest qui impliquent que chaque individualité ira juste aussi loin que le lui permettra le lest dont elle est chargée, comme un ballon qu’on lâche, ce qui entraîne que chaque indivi dualité, dans le mouvement de dépassement, parcourra un chemin déterminé et fini, atteignant ainsi son équilibre au point où la force qui l’a poussée devient la force qui la dépasse : « Cette vie, je me la représente encore comme une vie de lutte et comme une exigence d’invention, comme une évolution créatrice; chacun de nous y viendrait, par le seul jeu des forces naturelles, prendre place sur celui des plans moraux où le haussaient déjà virtuellement ici-bas la qualité et la quantité de son effort, comme le ballon lâché de terre adopte le niveau que lui assignait sa densité » (3).
La lutte est créatrice, non par l’entredéchirement des vivants, mais par la décision résolue des vivants d’aller au point extrême de leurs actions, acceptant le produit de leur liberté, acceptant que leurs progrès soient finis pour que le progrès de la vie continue. La lutte devient évolution créatrice par la médiation de l’invention qui tire du vivant autre chose que lui, une autre chose qui lui échappe tout (1) (2) (3)
ES, 27 (C, 835). MM, 193 (C, 311). ES, 27 (C, 835).
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en lui renvoyant l’image de sa volonté et de son effort. Le vivant mesure sa grandeur et l’importance de son dépassement à ce qu’au moment où il atteint l’équilibre qui limite son effort, il s’aperçoit dans un produit qui le dépasse : sans doute Bergson verra-t-il des symboles de ce mouvement dans l’amour maternel, et même dans la « sollicitude de la plante pour sa graine » (i). Mais il la voit aussi dans le travail technique ou artistique (2), ce qui signifie que le travail de l’intelligence, s’il ne vise pas une reconstruction abstraite de ce qui est, mais la fabrication des produits de l’industrie humaine, est le moyen pour l’intelligence d’être en accord avec la vie absolue, en convertissant sa nécessité en liberté, en libérant la conscience et en la portant jusqu’au plan qui lui revient. L’intelligence fabricatrice n’est donc pas en opposition — loin de là — avec la vie : son atta chement aux tâches matérielles n’est pas une abdication ; son souci d’inventer, de fabriquer, d’user des formes mécaniques du travail humain est en harmonie profonde avec la vie. On remarquera qu’en un autre texte, Bergson, parlant des plans de conscience (3), oppose plan du rêve et plan de l’action, montrant qu’entre ces deux limites idéales notre vie oscille, mais comme nous avons vu que l’oscillation est l’entrecroisement de deux tensions — l’une qui est la poussée de la totalité, l’autre l’orientation finie du vivant dans l’environnement déterminé de la nature (4) — il en résulte une multitude de points d’entrecroisements des deux tensions, une série de plans, en nombre infini (5), et on ne peut manquer de penser qu’il existe un rapport d’analogie entre le plan qui marque, pour une conscience déterminée, le rapport en elle de l’esprit pur et de la matérialité pure, et le plan (1) (2) cf. ES, (3) (4) (5)
EC, 129 (C, 604). Cours de 1910-1911, cité par J. Grtvet, in Les études, 1911, PP- 464-468, 23 (C, 832-833). MM, 185-196 (C, 306-314). MM, 187-188 (C, 307). MM, 189 (C, 309).
VIE, PHILOSOPHIE ET TOTALITÉ RÉELLE qui marque le niveau de son mouvement fini dans l’évolution. D’autant que le plan de l’action, dans Matière et mémoire, tend à fondre des discontinuités dans une continuité signifiante (1) alors que le plan du rêve tend à laisser retomber les images en unités séparées dans le passé, le tout fait, qui est précisément le domaine de la spéculation purement abstraite (2). Quant à l’équilibre, il est l’inclusion du passé dans la création d’un acte imprévu — et impré visible pour la pure analytique de l’intelligence abstraite — et l’équi libre est atteint par l’entrecroisement des deux tensions en un plan idéal qui est celui de Yattention à la vie (5). La joie naît ainsi dans une intelligence attentive à la vie, qui crée librement, en elle, une œuvre qui la dépasse et s’inclut ainsi dans la totalité en acceptant d’en être un élément fini. Les critiques ont bien évidemment remarqué la parenté de ces analyses bergsoniennes de la joie, comme rapport de la conscience vivante à la vie principielle, avec les textes des mystiques (4). Bien des textes de Bergson justifient ce rapprochement (5). Mais il faut aller plus loin et montrer comment nous pouvons tirer des modalités de ce rap prochement des arguments en faveur de nos thèses sur la liaison entre la détermination de l’idée de vie et la critique de la métaphysique. Un de ces arguments sera historique, l’autre prendra racine dans les textes mêmes de Bergson. A) Affirmer que le travail de l’intelligence humaine dans la fabri cation est une forme fondamentale de l’attention à la vie et qu’il est l’effort d’une individualité pour aller jusqu’au point ultime où l’élan de la vie la dépasse (6) en lui montrant, par son reflet dans l’œuvre, (1) (2) (3) (4) (5) (6)
MM, 190 (C, 309). MM, 190 (C, 3O9'3io). MM, 193 (C, 312). Lydie Adolphe, L’univers bergsonien, pp. 251-253. MR, 47-48 (C, 1017), et 233 sq. (C, 1162 sq.). De Pintelligence (1902), in EP, I, 181.
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qu’elle a atteint l’absolu en s’y inscrivant, doit rapprocher Bergson non de la mystique en général, mais très précisément des thèmes d’auteurs tels que Ruysbroeck et surtout de l’interprétation philo sophique qu’en donna Nicolas de Cues. L’existence humaine, posée comme finitude au travail, inclut en soi l’infinité divine et s’en exclut par là en se posant comme élément subordonné. Ce courant, qui marque l’inclusion du spirituel dans le temporel et dans la finitude du travail, a pour fondement la critique du réalisme ontologique des catégories, critique qui prend sa source chez Occam (i) et par les occamistes se transmet à Nicolas de Cues : or, le « terminisme » occamien ressurgit, sous une forme moderne, chez Bergson; on trouve également chez Bergson l’affir mation que c’est dans les tâches concrètes, dans l’effort quotidien du travail créateur que se joue le destin spirituel de l’homme (2). Comment ne pas rapprocher ce que dit ici Bergson de textes tels que la célèbre lettre de Coluccio Salutati à Pellegrino Zambeccari : « En fuyant le monde tu peux tomber du ciel sur la terre, tandis que moi, tout en restant au milieu des choses de ce monde je pourrai élever mon cœur de la terre jusqu’au ciel. En agissant, en servant, en prenant soin de ta famille, de tes enfants, de tes parents, de tes amis, de ta patrie qui enferme tout en elle, tu ne peux pas ne pas élever ton cœur jusqu’au ciel et ne pas plaire à Dieu » (5).
Ce texte fut écrit dans le milieu florentin qui marqua si fortement Nicolas de Cues. L’esprit humain devient intelligence calculatrice, qui atteint la matière non dans son essence cachée, mais dans l’idéalité de la représentation; autrement dit, le savoir, qui nous donne l’essence de la matière sous la forme de l’idéalité abstraite, se sait immédiatement lui-même comme absolu et fini ; ce qui est égale(1) Ritter, Studien zur Spàtscholastik, II, 86 ; Garin, La cultura filosofica del rinascimento italiano, pp. 313 sq. (2) De l’intelligence (1902), in EP, I, 175-181. (3) C. Salutati, Epistolario, II, 307.
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ment chez Bergson son trait essentiel (i). Si l’intelligence abstraite réfléchit, elle découvrira qu’elle ne connaît que ce qu’elle reconstruit (2), mais que précisément, sans qu’elle puisse se l’expli quer, ce qu’elle reconstruit abstraitement n’est pas un pur néant. Autrement dit, l’intelligence abstraite construit des entités qui sont son produit, mais dans cet acte de construction, elle doit présupposer une intelligence absolue qui serait créatrice et qu’elle ne peut se représenter avec des concepts qui ne sont adaptés qu’à la fabrication. Mais si notre intelligence fabricatrice peut énoncer l’hypothèse d’une intelligence créatrice ou plus généralement d’une création, c’est que la créativité se manifeste en elle. Mais de quelle façon ? A quelle condition ? A la condition que l’intelligence créatrice ne cherche pas à déborder son domaine propre, elle pourra retrouver et intégrer le halo d’intuition qui l’entoure et elle sera ainsi placée sur le chemin qui vient directement de la source première, du choc initial qui a développé en oppositions et tensions les virtualités qui étaient confondues dans l’origine (3). B) On comprend alors que Bergson puisse parler d’une « valeur philosophique » du mysticisme (4), tout comme la pensée de Nicolas de Cues avait été modelée et orientée par le pseudo-Denys et maître Eckhardt (5). L’attitude de Bergson face aux mystiques néoplato niciennes et aux mystiques chrétiennes est analogue à celle de Nicolas de Cues : le Cusain a formé sa pensée en confrontant la mystique grecque qui allait jusqu’à l’Un qui est, inclinant l’esprit vers l’Un Un sans lui en donner la vision (6), et la mystique chrétienne qui au-delà du stade de l’agnosie donne accès, par l’extase inconscien(1) Le parallélisme psychophysique, in EP, I, 159. (2) MR, 86-93 (G, 1047-1053). (3) Nicolas de Cues, Idiota, trad. de Gandillac, p. 87. (4) MR, 259-267 (C, 1183-X189). (5) R. Vansteenberghe, Autour de la docte ignorance, Münster, 1914(6) MR, 233-235 (G, 1162-1163).
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tielle, à la vision du suressentiel supracognitif (i). Or, Bergson ne parle pas autrement : « En ce qui concerne Plotin, la réponse n’est pas douteuse. Il lui fut donné de voir la terre promise, mais non pas d’en fouler le sol. Il alla jusqu’à l’extase, un état où l’âme se sent ou croit se sentir en présence de Dieu, étant illuminée de sa lumière; il ne franchit pas cette dernière étape pour arriver au point où la contemplation venant s’abîmer dans l’action, la volonté humaine se confond avec la volonté divine » (2), alors que « le mysticisme complet est (...) celui des grands chrétiens (...) se ramassant sur eux-mêmes pour se tendre en un tout nouvel effort, ils ont rompu une digue » (3).
Et ce que Bergson considère ici comme essentiel, c’est le passage d’un mysticisme qui, atteignant l’essentiel, ne peut que voir et contempler le suressentiel (4) à un mysticisme qui est parvenu à laisser passer en lui le courant d’action et de création du principe suressentiel, faisant coïncider action et vision (5) : « Qu’on pense à ce qu’accomplirent, dans le domaine de l’action, un saint Paul, une sainte Thérèse (...) » (6).
Par l’action créatrice, qui est action de l’individualité dans le monde matériel, et qui, par conséquent, utilise l’intelligence abstraite, la circularité somnambulique est rompue et la marche droite de l’élan reprend (7). C’est ici précisément qu’apparaît la joie : « L’immensité de joie » (8), mais cette joie n’est pas connaissance, et elle n’est que l’aperception du destin singulier qui va faire sortir de moi une œuvre réellement créée à travers mon propre dépassement par l’absoluité de la vie. Mais la joie, si elle indique la place de l’homme et son rôle (1) (2) (3) (4) (5) (6) (7) (8)
M. de Gandillac, La philosophie (le Nicolas de Cues, pp. 113 sq. MR, 234 (C, 1162-1163). MR, 234 (C, 1162-1163). MR, 234 et 240 (C, 1163 et 1168). EC, 238 (696). MR, 241 (C, 1168-1169). MR, 243 (C, 1170). MR, 243 (C, 1170).
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dans la totalité de la vie, n’est pas le sentiment d’être le Tout ou d’être définitivement uni au Tout. La totalité de la vie s’accomplit dans la détotalisation au niveau de la pensée et, en même temps que la joie traduit pour l’intelligence sa rectitude, son retour à la nature par l’élévation du vivant que je suis au niveau réel de son énergie propre, où la totalisation de la durée prend un sens absolu, en même temps toutefois l’inquiétude subsiste, l’inquiétude de savoir que quelque chose est resté en dehors du sentiment de joie. Car si l’âme joyeuse sent l’infini dans le fini, sent la totalité présente en elle comme être intelligent qui réfléchit sur sa condition de vivant, elle sait aussi qu’en tant qu’individualité vivante elle est la finitude immergée dans l’infini, qui ne peut puiser son énergie que dans cet infini : « Il y a aussi le vouloir, et (...)il faudrait le replier lui-même en Dieu » (i). Enfin quand l’action commencera, c’est que l’infini agira par moi, mais je serai ignorant de cette activité : en effet, dans le moment de la contemplation, je savais que j’étais un être fini habité par l’infini et c’est par une tension, par un effort d’intériorisation et de réflexion que je recherchais l’intuition de cet infini en moi, et l’action m’apparaissait alors comme « ce qui ramenait l’âme à ellemême et la détachait ainsi de Dieu » (2). Une fois ramenée à soi, l’âme atteint ce que visait la contemplation et qui est effectivement en elle — à savoir l’action qui réalise la contemplation — mais qu’elle ne peut intuitionner, ce qui lui fait croire qu’elle a été détachée de Dieu. L’âme du mystique tombe alors dans l’état de sécheresse et de désolation : son élévation est immédiatement vécue comme élévation partielle qui lui signifie rudement son abaissement, d’où la disparition de l’orgueil, qui est la faute absolue de l’esprit : « De cette élévation il ne tire d’ailleurs nul orgueil. Grande est au contraire son humilité» (3). Mais cette désolation, qui lui vient de l’impossibilité de saisir ce (1) MR, 244 (C, 1171)(2) MR, 245 (C, 1172)(3) MR, 246 (1173)-
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qui a été vu, sèche à jamais la source du langage et permet l’action. L’effort de la conscience coïncide alors avec l’élan de la vie à travers elle; le chiasma est dénoué : l’effort qui remonte de la matérialité abstraite, pensée par l’intelligence, vers l’origine vivante de la pensée coïncide avec le mouvement de l’élan vital à partir de l’origine. La conscience, à la fois agissante et « agie » (i) ne se distingue nullement de l’âme ordinaire : il n’y a, en elle, ni destruction de l’intelligence abstraite, ni renoncement aux activités matérielles, mais sa pensée, son action sont réellement créatrices. La vraie contemplation, pro fonde et créatrice, conduit à une action qui est utilisation des pouvoirs de l’intelligence. La vraie Oeœpia s’accompagne de Tconqtnç. On comprend alors pourquoi Bergson a été attiré par Plotin et pourquoi, en même temps, il refuse le plotinisme. Il cite la formule de Plotin : « ’Ekei xal àvOpcûTtoi. ôvav àa0ev7)acùO(.v eiç to Octopeiv oxiàv Oecopiaç xal Xoyou t/jv KpàÇtv Ttotouvrai » (2). Et il la commente en disant que l’action pour Plotin est un affaiblissement de la contem plation et cela est bien évidemment l’opposé même de la pensée de Bergson lui-même. Mais n’est-elle pas aussi cela chez lui ? N’est-ce pas d’un affaiblissement de la contemplation, de sa disparition même que nait l’action ? Mais quelle action ? La TtpàÇtç est ombre de la contemplation. On voit alors la divergence; pour Plotin, quand par distraction et laisser-aller l’esprit oublie la contemplation, il tombe en déchéance dans la Kpa^iç et la 7toiï)atç. Mme MosséBastide distingue avec subtilité la 7cpa£(,ç qui serait la fabrication, ombre de la Oeœpia, et la Tcobjarç, qui serait création et accompa gnerait la Oeœpta (3). Mais Plotin dit (4) : « TtavTa/ou 8è àv£vpf)aop.Ev ttjv Kolrpiv xal ttjv 7tpa£iv 7) aaOevEiav OeœpLaç rj 7tapaxoXou07)[ia » et il explique que la fabri(1) MR, 246 (C, 1172). (2) Plotin, Ennéades, III, 8, 4 (trad. Bréhier, t. III, p. 158). (3) Mossé-Bastide, in Bergson et nous, p. 228. (4) Plotin, Ennéades, III, 8, 4 (trad. Bréhier, t. III, p. 158).
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cation et l’action sont toutes deux soit un affaiblissement, soit un accompagnement de la contemplation (i). La différence tient à l’absence totale ou relative de la contemplation. Pour Bergson, au contraire, la disparition de la contemplation est son accomplis sement en action (2) chez un être qui fabrique des outils (3). Ce qui s’expliquera fort bien, quand nous aurons examiné la relation de la vie et de la représentation consciente. La joie et l’amertume sont ainsi liées : la première est l’appréhen sion de l’élan de la vie en nous, la seconde la certitude, liée à cette appréhension, que nous sommes une solidification dans le flux de l’élan et que, portés par lui, aussi loin que le permet notre relative légèreté, nous n’irons nécessairement qu’à une limite finie et qu’il faudra disparaître pour que la totalisation se continue. Le regard des parents à l’enfant est plein aussi d’une tristesse naissante, l’achè vement de l’œuvre laisse autant de regrets que de satisfaction. Car dans l’acte créateur le produit créé est indépendant du créateur; il a ses structures et sa vie propres. Le produit créé ne sort pas de la totalité directement, mais d’une individualité concrète dans le tout; ainsi le vivant naît du vivant et non de l’élan vital ou de la vie. Bergson serait contraint, s’il adoptait une autre position, de refuser absolument le mécanisme dans la vie, de nier les lois de l’hérédité et d’admettre le pur hasard ou la pure fatalité. Mais puisqu’il pose l’évolution comme élément fondamental de la réflexion philosophique, il doit aussi admettre que l’historicité, la durée, la succession selon un ordre déterminé dans le temps, ne sont pas des facteurs inessentiels de la production du vivant, mais les dimensions mêmes de cette production. Pour une philosophie qui poserait l’individualité comme pure apparence modale de la totalité, le temps serait nécessairement (1) Plotin, Ennéades, III, 8, 4 (trad. Bréhier, t. III, p. 158). (2) MR, 63-64 (C, 1029). (3) Et ainsi M. Gt-son a raison contre Mme Mossé-Bastide (cf. in Bergson et iiot'-s, p. 228).
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une forme de la nécessité de pensée pour la conscience de ces indi vidualités, et rien de réel pour le tout qui reposerait immobile et éternel en lui-même. On peut le vérifier chez Schopenhauer. Mais dans une philosophie qui pose toute réalité comme une individualité produite par d’autres individualités, le temps est un lien concret des individualités. Et par là, nous comprenons le sens profond de l’entrelacement de la joie et de la tristesse dans une individualité vivante qui, par sa créativité, se fait l’instrument de l’élan vital Elle éprouve comme durée sa finitude, enracinée dans la totalité du passé et projetée vers un avenir dont rien n’est écrit, joyeuse de sentir que la masse entière du passé se fluidifie pour passer en elle, anxieuse de savoir que ce n’est pas elle, absolument parlant, qui fait l’avenir. Pour être au sens plein, il faut accepter de faire, mais faire c’est renoncer à ce qui, en dépit de toute intuition, demeure la forme de l’être pour l’intelligence d’un vivant qui est à la fois conscient et réfléchissant. Mais la joie est cependant, même si l’on y voit une catégorie ontologique dans la production des individualités finies, un sen timent éprouvé par une individualité finie, non par celle qui est créée, mais par celle qui crée. La théorie des structures, que nous développerons à sa place, montrera que les structures sont liées par paires antagonistes (i) et que dans le cas particulier où l’une de ces structures au moins est un être vivant et réflexif, les modifi cations structurelles de son antagoniste sont éprouvées par elle comme modifications qualitatives internes (2). La modification structurelle fondamentale qu’est l’apparition d’un produit créé est ainsi manifestée dans le créateur par l’auto-affection de la durée pleine qu’est le sentiment de la joie (3). Mais n’y a-t-il pas malgré tout contradiction dans ces relations (1) £C, 136-137 (610) ; MR, 122 (C, 1074) ; MR, 224 (C, 1155). (2) ES, 19-20 (C, 829-830) ; MR, 264-265 (C, 1187) ; EC, 136-137 (C, 610). (3) ES, 23 (C, 832) : a Plus riche est la création, plus profonde est la joie. »
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de l’individualité vivante et du tout de la vie, contradiction qui serait présente au sein même du sentiment de joie ? D’une part, en incluant l’infini au sein du fini, la vie au sein du vivant, la joie « annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté la victoire » (i). Et, d’un autre côté, en replaçant le vivant fini dans le courant créateur de la vie, elle indique « la direction où la vie est lancée » (z). La réussite implique l’obtention d’un terme, d’une fin, d’un achèvement; l’orientation au contraire est préparation, disposition, visée d’un terme. Peut-on concilier ces deux aspects ? Si nous réfléchissons, nous constaterons que la conciliation est déjà faite, et d’ailleurs Bergson n’énonce les deux propositions indiquées ci-dessus après avoir écrit que la joie est le « signe précis que notre destination est atteinte » (3). Ce qui signifie que le sentiment de notre plénitude est aussi le sentiment d’une plénitude du monde, mais le second est négatif : quand nous sentons que nous avons atteint notre destination, nous avons par là pris conscience de l’infinie différence qui nous sépare du tout de la nature. La différence apparaît alors nettement entre le tout comme tel — la nature dans son ensemble — et le tout comme analogon réflexif d’une individualité consciente; mais cette différence n’est pas l’opposition abstraite de deux termes; elle est un double mouvement : d’une part, « vue du dehors, la nature apparaît comme une immense efflorescence d’imprévisible nou veauté » (4) qui crée la variété infinie des espèces, mais ce mouvement s’achève dans la répétition et l’automatisme : « La forme d’un vivant, une fois dessinée, se répète indéfiniment » (5). Mais en sens inverse, chez l’homme, se produit le mouvement de retour de l’individualité sur soi vers la totalité qui l’avait engendrée : l’homme qui agit et (1) ES, 23 (C, 832). (2) Ibid. (3) Ibid. (4) ES, 24 (C, 833). (5) ES, 24 (C, 833).
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crée s’abolit comme individualité de répétition et se présente ainsi à la fois comme individualité consciente de sa limite et comme immanence de la vie en lui, poursuivant par lui le mouvement commencé dès l’origine. Le retour réflexif de la vie sur soi est poursuite créatrice de la vie, apparition d’un point de vue « supé rieur » qui est celui de la moralité (i) : « Le courant indéfiniment créateur de la vie morale » (2) est à la fois innovation, apparition de nouveauté imprévisible, parce qu’il est, par le retour réflexif, révé lateur de l’essence vitale des choses : « Les grands hommes de bien, et plus particulièrement ceux dont l’héroïsme inventif et simple a frayé à la vertu des voies nouvelles, sont révélateurs de vérité métaphysique » (5).
Le point suprême de l’évolution est ainsi à la fois celui de l’ou verture à un avenir qui se crée par l’individualité du vivant conscient qu’est l’homme, et celui du rebroussement, de l’inflexion vers l’origine perdue. C’est ce point qu’il faut considérer « attentive ment (...) si nous voulons pénétrer par un acte d’intuition jusqu’au principe même de la vie » (4). On voit ainsi que le sens profond du bergsonisme n’est pas de formuler quelques conjectures qui permettraient de reconstituer l’histoire passée des vivants sur cette terre, mais de conduire par un effort réflexif jusqu’au point d’intuition où le mouvement de descente, d’éparpillement, de successivité qui apparaît dans le tableau de la nature vivante croise le mouvement de remontée, de concentration, de création qui se manifeste en nous. Si la biologie et la paléontologie peuvent être profitables à la réflexion, c’est comme moyen d’orientation pour la conscience qui veut devenir conscience de soi. (1) ES, 25 (C, 833 et 831). (2) Ibid. (3) Ibid. (4) Ibid.
Chapitre IV
L’ORIENTATION DE LA CONSCIENCE DANS LE TOUT DE LA VIE : LA CRÉATION DE FORMES S’orienter est trouver le chemin qui conduira à l’intuition du principe de la vie. S’orienter n’est pas encore avoir parcouru le chemin lui-même, et encore moins apercevoir ce qui est au bout de ce chemin. En conséquence, tant que l’intuition n’aura pas été atteinte, nous demeurerons dans le domaine de la vraisemblance et de la conjecture, c’est-à-dire dans le domaine de la recherche philosophique : en un sens, la philosophie est savoir de l’absolu, en un autre elle n’est pas savoir absolu. Mais dire que l’on demeure dans le domaine des conjectures tant que durera la réflexion et affirmer en même temps que l’on commence par s’orienter, n’est-ce pas contradictoire ? Car s’orienter n’est-ce pas se référer à des points de repère dont la validité n’aura pas à être sans cesse remise en doute ? A cette question, la réponse est double : i° Si nous conservons le terme d’« orientation » pour désigner l’acte instaurateur d’une réflexion philosophique qui a ses origines dans le mouvement de la vie, nous devons ôter à ce terme son sens spatial. Ici l’orientation est orientation dans le temps : il faut que la conscience se dispose dans le mouvement universel de la durée
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créatrice de telle manière que sa propre existence devienne une durée créatrice; et 2° Le chemin qui va du point de départ (l’acte d’orientation) au point d’arrivée (l’intuition philosophique) n’est pas un chemin déjà tracé; il n’est même pas un chemin, mais un mouvement de création dont la trajectoire achevée sera un chemin. La réflexion n’est pas une réflexivité intérieure à la seule conscience pensante, elle est création d’une œuvre, manifestation de la philosophie comme corps vivant de la pensée. Toutes les autres activités humaines que l’esprit traverse sont, dans leur essence, de telles créations d’œuvres auto nomes : l’esprit les traverse pour atteindre son but, qui est l’intuition du principe de la vie. L’œuvre humaine est analogue à l’être vivant, mais alors que la nature produit les êtres vivants comme des écarts à partir de l’élan originel — de sorte qu’ils ne contiennent pas la totalité dont ils sont issus, même à titre de représentation — les œuvres humaines appa raissent comme une médiation entre l’homme et le principe de la vie, elles ont spontanément un sens pour nous. Et pourtant nous savons qu’elles ne sont pas autre chose, comme objets, que des fragments de matière ouvrée; nous savons aussi qu’elles sont auréolées d’une infinité de possibles qu’elles excluent dès qu’elles les posent, par leur simple existence : c’est ainsi que ce qui est le plus éloigné du principe fondamental (la vie) est ce en quoi nous apercevons les traits essentiels de la vie. Nous comprenons alors en quoi consiste cette orientation dans le temps qui constituera la démarche initiale de la philosophie pre mière : elle n’est pas en soi différente de l’existence spontanée de l’homme. L’homme est un être sensible * c’est-à-dire un être qui n’existe que hors de soi comme producteur d’outils et d’œuvres, et cette production lui apparaît uniquement sous la forme de la présence et de la permanence des produits, il la pose comme un monde de choses qui peut être connu de l’extérieur par l’analyse de l’entendement
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abstrait et distrait. Ce qui n’est pas inexact, mais ce qui aussi lui fait croire qu’il est lui-même un pur être intellectuel dont le destin serait de voir ces formes spatialisées; ce qui le conduit également à se poser comme la racine du sens de toutes choses, de celles qu’il a fabriquées et des autres. Et ainsi ce qui en soi était identique — l’ac tion de l’homme créant des œuvres et l’orientation dans le temps de la vie — apparaît à la réflexion comme divergence. La réflexion philosophique retournera vers l’identité essentielle, sans pouvoir cependant la réaliser, car cette réalisation de l’identité nous ramènerait à l’existence immédiate de l’être sensible. Nous retrouvons ici une indication déjà donnée : la philosophie, par la réflexion sur l’idée de vie, nous rend la totalité réelle sous la forme d’une pensée qui saisira le tout réel comme ce qui la contient elle-même sans qu’elle puisse s’égaler à lui. La compréhension et la description de ma vie, comme existence finie d’une conscience indi vidualisée et originale, sont ainsi étroitement liées à la compréhen sion de la vie, prise comme principe qui pose cette finitude de ma vie : la saisie intuitive de la vie absolue sera le dépassement de cette dialectique sans fin. La vie intérieure de ma conscience n’est pas le « .for intérieur », le domaine clos d’une substance spirituelle, mais la manifestation de la vie comme totalité réelle et sa seule manifes tation. C’est ainsi que la théorie des images, dans Matière et mémoire, peut être comprise : comme la phénoménologie absolue de la vie. L’orientation de l’esprit sera ainsi nécessairement à la fois une orientation dans le temps et une orientation dans la totalité réelle de la nature. L’idée de vie synthétise ces deux aspects de l’orientation de l’esprit : elle permet de voir comment la totalité se réalise et en même temps devient possible, comment chaque moment de la conscience qui réfléchit est une aperception d’une totalité qui se modifie, d’une totalité qui est posée non comme la simple forme de la somme des êtres, mais comme le plus petit mouvement par lequel elle peut à chaque instant se constituer comme totalité. La conscience qui se
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parce que cette loi, « la plus métaphysique des lois de la physique» (i) est le support nécessaire au mouvement de sens « inverse » qui, par son entrecroisement avec elle, rendra possible la manifestation de la vie (2). On a parfois jugé que cette valeur métaphysique conférée au principe de Carnot était abusive, on lui a opposé les hypothèses de Rankine et de Norman Lockyer (3) sans s’apercevoir qu’on tapait à côté de la question. D’autant que l’hypothèse de Rankine, qui supposait qu’antérieurement au mouvement de dégradation de l’énergie vers sa répartition uniforme l’univers avait pu suivre un processus inverse, suppose que prédiction et rétrodiction sont identiques, ou tout au moins n’implique pas nécessairement qu’elles ne soient pas identiques. Et, ce qui est fondamental pour Bergson, c’est que le principe de Carnot nous permet d’établir que le temps physique, réparti en passé et avenir par rapport à l’instant présent, est dissymétrique : il est possible dans un système limité de déterminer les états futurs du système et cela avec une certitude dont le degré peut être évalué et mesuré : la loi de l’entropie croissante et le prin cipe des actions retardées sont nécessairement liés. Mais l’idée de vie, impliquant une histoire réelle, et une conscience qui vit cette histoire, suppose qu’au moins idéalement on puisse « remonter » réflexive ment ce cours du temps. Autrement dit, le caractère fondamental de la vie, sur lequel repose l’historicité de la conscience, n’est pas l’irréversibilité du temps, mais la réversibilité idéale de la réflexion qui est réversion réelle du vivant vers son principe vital dans l’in tuition. Bien au contraire, c’est la matière physique qui est irré versible absolument, en soi et pour la connaissance. Faudrait-il donc, comme Berthelot le suppose, opposer un monde de la matière (1) EC, 244 (G, 701). (2) EC, 257 (C, 712) : u La vérité est que la vie est possible partout où l’énergie descend la pente indiquée par la loi de Carnot et où une cause de direction inverse peut retarder la descente. » (3) R. Berthelot, Le pragmatisme partiel de Bergson (1913), p. 231 et p. 24^-
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inerte et un monde de la vie et de la conscience ? Certainement pas, car la dissymétrie du temps physique ne peut s’expliquer pour l’entendement analytique — qui la constate sans plus dans la nature — et elle est ce qui subsiste dans le temps mathématique de la durée réelle vécue et expérimentée par la conscience vivante. Le chiasma du mouvement qui, par retombée de l’élan vital, engendre la matière spatialisée, et du mouvement inverse qui remonte vers le principe de la vie, subsiste à titre de structure des éléments opposés : ainsi la durée créatrice sera nécessairement corrompue de l’intérieur par le temps de la succession homogène (temps social) et symétriquement le temps de la succession homogène de la science possède en soi une structure d’irréversibilité et de dissymétrie qui est la marque atténuée en lui de la durée créatrice. On ne peut appliquer au « passé » du temps physique les mêmes critères de calcul qui valent pour les opérations qui portent sur le temps futur sans être nécessairement conduit, au cours de cette explication par rétrogradations successives, à considérer des ensembles de plus en plus vastes et, à la limite, l’univers entier. L’irréversibilité du temps physique ne peut être justifiée par des considérations de l’intelligence abstraite : elle est liée à la nécessité de penser que dans Tunivers le Tout agit sur les parties (1). On peut même aller plus loin et se demander si un monde physique régi par un principe opposé au principe de Carnot serait possible (2). Rien ne s’oppose, du côté de l’entendement, à cette fiction qui transformerait toutes les évolutions entropiques en évolutions syntropiques. Mais comme il y a équivalence entre le principe de l’entropie croissante et le principe des actions retardées (3), récipro quement notre univers inversé serait régi par un principe des actions avancées et le calcul des événements futurs y serait impossible : ce serait un univers sans causalité. On obtient ainsi par ricochet une (1) jKC, ii (G, 503-504) ; ^5, 112-116. (2) Poincaré, Science et méthode, I, 4. (3) Terletsky, in Journal de -physique, XXI (tq6o), p. 6K1.
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définition de la finalité, qui est raisonnable : il y a finalité partout où l’imprévisibilité du futur est de règle et où, en revanche, le type de certitude que nous avons l’habitude d’expérimenter dans le monde physique à propos du futur est applicable au passé. Mais si le monde physique était de cet ordre, l’action humaine n’y aurait aucune place, de sorte que nos deux univers ne sont pas du tout équivalents du point de vue de l'action d'un être conscient. Il faut donc poser que le monde physique est nécessairement un monde qui a la structure du monde physique que nous connaissons et que seul un monde de ce type permet l’apparition d’êtres vivants qui ont une existence consciente réglée par le principe de finalité, quoique le monde soit réglé par le déterminisme causal (i). On en arrive ainsi à justifier l’idée du chiasma entre deux mouvements de sens contraire : la vie est une force non physique qui obéit à un principe inverse du principe de Carnot (z). l’entrecroisement de cette onde vivante et de la matière régie par le principe de Carnot est réalisé dans les êtres vivants, obéissant à la fois à la causalité et à la finalité, et dont la conscience, quand elle atteint le niveau de l’intelligence réflexive, pense nécessairement à la fois que la nature est tout entière soumise au déterminisme causal et que cependant l’action libre est possible et est une création de soi. Les êtres vivants et conscients explorent nécessairement, dans le domaine de la connaissance du monde physique, la courbe de l’en tropie dans un sens croissant, mais leur existence même et leurs actions impliquent aussi la participation à un mouvement de sens inverse (3). Par là se trouve également justifié le principe selon lequel l’expérience est la seule source du savoir, et l’opposé de ce principe (1) Boltzmann, Leçons sur la théorie des gaz, trad. franç. de 1902, p. 252. (2) EC, 52 (G, 538) : « Jamais l’interprétation finaliste, telle que nous la propo serons, ne devra être prise pour une anticipation sur l’avenir, C’est une certaine vision du passé. > (3) Sur l’opposition de la causalité du moi et de la causalité de la matière, voir Gouhier, Maine de Biran et Bergson, in Ét. B., I (1948), pp. 144-145.
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selon lequel l’action ne dépend pas du savoir et de l’expérience, mais les institue librement dans la durée vécue. Ce genre de considérations ne peut être tenu pour strictement scientifique, encore que des physiciens ne les tiennent pas nécessai rement pour absurdes ou inutiles (1). On pourrait poursuivre la chaîne des déductions : la vie ne produit que des êtres vivants, c’est-à-dire des individualités conscientes. Or, si l’analyse montre que l’individu est l’élémentarité réelle, la plus petite unité qui soit en même temps une totalité signifiante, on ne peut lui appliquer les critères de la détermination causale qui porte seulement à plein quand est donnée une pluralité d’êtres élémentaires. Admettre que dans la totalité du cosmos il y a une interaction universelle et poser que les individualités vivantes sont libres, ces deux propositions sont nécessairement liées, et on ne peut comprendre leur liaison que par l’intermédiaire de l’idée de vie. L’universelle interaction est d’abord posée comme négativité intellectuelle : il est impossible d’établir avec certitude les frontières d’un ensemble limité dans lequel la causalité jouerait en vase clos, sans influence du reste de l’univers : « De proche en proche, on trouverait que notre système solaire tout entier est intéressé à ce qui s’accomplit en ce point de l’espace » (2).
Tous les systèmes clos et partiels ne sont jamais que des décou pages effectués « pour la commodité de l’étude » (3), mais cela ne signifie pas que les commodités du savoir sont radicalement opposées à l’essence de la nature. Simplement, la« science va jusqu’au bout» (4) du mouvement commencé par la matérialité et qui tend à dérouler la totalité de ce qui est en une continuité géométrique, étalée dans (1) Watanabe, in Review of modem physics, XXVII (1955)» P« 79 * (2) EC, 215 (C, 277). (3) EC, 10 (C, 503). (4) Ibid.
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l’espace (i). Il faut donc penser que si d’une certaine manière la nature esquisse la constitution des systèmes clos sans en achever la clôture, c’est que le mouvement de descente de la matérialité s’oppose à un mouvement de sens inverse qui l’empêche d’aller jusqu’au bout et d’atteindre une pureté radicalement géométrique (2). Mais alors il faut en déduire que le mouvement de la vie ne peut pas davantage aller jusqu’au bout de son élan, qu’il est freiné; ce coup de frein, cet obstacle expliquent la division de l’élan, son éclate ment (3) et, par conséquent, la présence de la vie sous la forme d’une multiplicité foisonnante d’individus vivants. Si la vie ne peut créer que des individus, ce n’est pas en elle un aspect positif, mais une « négativité » qui lui est imposée par la matière inerte. Entre la tendance à l’émiettement infini et la tendance à l’unité absolue, la résultante est la forme vivante individuée : comme cette forme est forme vivante, elle est un analogon de l’unité absolue et elle vit cette analogie sous la forme d’une vie vécue qui lui est interne; comme elle est un individu, elle est un être matériel, c’est-à-dire un découpage abstrait, au sein duquel le travail analytique décou vrira une progression vers l’infinie division de la matière (systèmes, organes, cellules, composants de la cellule). De plus, si l’isolement des systèmes abstraits n’est jamais complet, c’est parce que les sys tèmes concrets que sont les corps vivants, et en particulier les êtres vivants doués d’intelligence, poussent à l’extrême la tendance au découpage des systèmes abstraits. Est-ce un paradoxe ? En appa rence seulement : les systèmes abstraits produits comme formes objectives par certains systèmes concrets (les êtres intelligents) n’accomplissent pas l’abstraction en lui permettant d’aller à l’infini, (1) EC, 10 (C, 502) : « Nous verrons que la matière a tendance à constituer des systèmes isolables, qui se puissent traiter géométriquement. » (2) EC, 11 (C, 503) : « Dans l’univers lui-même il faut distinguer (...) deux mouvements opposés, l’un de « descente », l’autre de « montée ». » (3) EC, 259 (C, 714).
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mais en l’arrêtant et en la schématisant; cet arrêt se produit dans le découpage perceptif qui dégage du flux des phénomènes des objets de la perception, qui seront le support de la pensée par idées et par calcul logique (1). Or, ce découpage perceptif est une abstraction (2) et cette abstraction est bien une abstraction des relations du système concret de l’organisme avec le tout de la nature, mais aussi une abstraction des relations infinies de décomposition au sein du système partiel (3) : dire que cette feuille de papier est un système clos, c’est la percevoir comme totalité objective qui se suffit sans se référer au tout de l’univers, et en même temps ne pas la percevoir comme agrégat de fibres, de molécules, d’atomes... Il suffira donc d’examiner avec soin les actes de genèse de la perception, pour s’apercevoir que seul un vivant conscient peut percevoir les découpages abstraits sous forme d’objets de la perception parce qu’il n’est pas lui-même une totalité arbitraire ment découpée dans l’étoffe de la matière. L’ordre du monde est fondé sur l’organique : c’est la vie qui est le fondement de la perception et de la pensée (4), mais il faut aller plus loin, en sens inverse : si le vivant peut percevoir et penser, c’est dans la mesure où il n’est pas identique à la vie absolue, dans la mesure où il est un individu vivant, c’est-à-dire un compromis de la vie et de la matérialité (5); pouvoir percevoir manifeste à la fois la mise en forme de la matière par la vie, qui maintient le mou vement de décomposition infime dans certaines limites, et la limi tation de la vie par la matérialité, qui impose l’éclatement en indi(1) EC, 10 (C, 502) : « Qu’est-ce à dire, sinon que le verre d’eau, le sucre, et le processus de dissolution du sucre dans l’eau sont sans doute des abstractions (...). » (2) MM, 33-34 (G, 186-187). (3) MM, 209-211 (C, 324-325; PM, t-74-175 (G, 1390-1391). (4) Cf. Schelling, Idées pour une philosophie de la nature, in Essais, trad. S. JANKÉLÉVITCH, p. 8o.
(5)
EC, 12 (C, 504).
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vidualités agissantes. C’est ce qu’on saisira pleinement en confrontant deux textes de Bergson : A) « Et l’on en dirait autant, a fortiori, des objets délimités par notre percep tion. Les contours distincts que nous attribuons à un objet, et qui lui confèrent son individualité, ne sont que le dessin d’un certain genre ^influence que nous pourrions exercer en un certain point de l’espace (...). Supprimez cette action et par conséquent les grandes routes qu’elle se fraye d’avance, par la perception, dans l’enchevêtrement du réel, l’individualité du corps se résorbe dans l’uni verselle interaction qui est sans doute la réalité même » (i),
— texte qui marque bien que la vie se prolonge hors du vivant et autour de lui comme sphère d’activité dans laquelle la matière est découpée en objets de perception. Et B) « La vérité est que mon système nerveux, interposé entre les objets qui ébranlent mon corps et ceux que je pourrais influencer, joue le rôle d’un simple conducteur (...) » (2), d’où il suit que « la perception, entendue comme nous l’entendons, mesure notre action possible sur les choses et par là, inverse ment, l’action possible des choses sur nous » (3), cette action possible des choses sur nous devenant réelle dans l’affection, qui est disparition de la perception au profit de l’action directe des corps matériels sur nous,
— texte qui marque bien que l’action de la matière sur le vivant ne se limite pas à la constitution de l’objet perçu, mais pénètre en lui par l’affectivité. Bergson en déduit que la sphère d’influence de la vie et la sphère d’influence de la matière ( Umwelt et IPW/J se limitent réciproquement (4) tout en se pénétrant l’une l’autre, de sorte que cette limite qui constituera la surface visible de l’objet perçu « sera la seule portion de l’étendue qui sera à la fois perçue et sentie » (5). Nous devons également en conclure que ce qui se manifeste ainsi dans la perception (1) (2) (3) (4) (5)
EC, 11 (C, 503-504). Cf. aussi MM, 16 (C, 173). MM, 43 (C, 194). MM, 57 (C, 205). Cf. la théorie de l’apeiron et du péras chez Platon. MM, 58 (C, 205).
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est le signe de l’interpéné tration absolue de la vie et de la matérialité. Le courant vital, remontant le courant matériel, y produit certaines nodosités individualisées qui sont les êtres vivants, mais l’élan de la vie n’est pas complètement enclos dans l’être vivant, il rebondit en lui et détermine autour de lui une sphère d’influence (i) qui est celle de l’action et de la perception, et comme cette sphère se révèle être un lieu de conflits possibles, nous savons qu’inversement l’influence de la matérialité continue à s’exercer dans le domaine de la conscience liée à la vie; de sorte que la conscience pourra perdre le sens de son unité de pénétration de l’hétérogène et
céder au mouvement de la divisibilité selon une succession homogène. Or, c’est cette aliénation de la conscience, qui perd en elle le sens de la vie pour interpréter la nature entière et elle-même en termes méca(i)
Cf. Plotin, Ennéaàts, VI, 4, 7 (trad. Bréhier, t. VI, pp. 184-186).
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nistes, qui permet la constitution des sciences exactes qui mettront elles-mêmes en évidence l’insuffisance de la notion de système clos sur laquelle elles sont constituées, car la science « sous-entend que le système, dit isolé, reste soumis à certaines influences extérieures. Elle les laisse simplement de côté (...) » (i). Ce n’est donc pas irré médiablement que les sciences exactes nient en elles la durée de la vie : cette négation de la durée vivante n’est qu’une médiation. On voit la différence avec Hegel : pour Hegel, la nature « s’est révélée sous la forme de l’altérité ( Anderssein) ; comme par suite l’idée est la négation d’elle-même, qu’elle est extérieure à elle-même la nature n’est pas seulement extérieurement relative à cette idée (et à son existence subjective, l’esprit), mais cette extériorité constitue la détermination où elle existe en tant que nature » (2);
□our Bergson c’est la nature qui s’aliène dans l’idéalité (3) et c’est a conscience intelligente et abstraite qui devra être définie comme pure extériorité, car c’est la nature vivante qui sera l’intériorité pure. L’opposition se manifestera encore dans la définition de la vie qui pour Hegel se médiatise elle-même (4) alors que chez Bergson elle se médiatise par la matérialité et la perception de cette matérialité (5). Il n’est donc pas invraisemblable que les sciences exactes de la matérialité inerte, parvenues à un certain stade de leur développement, soient conduites à replacer les systèmes partiels dans la totalité de la durée vivante (6) : cette intégration se fera au moment où les sciences de la matière parviennent au niveau de la réflexivité axiomatisante (7) qui fait échapper les sciences au passé de leur histoire (1) £C, 10 (C, 503). (2) Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, § 247. (3) Avec la séparation du sujet comme source de l’action et de l’objet comme chose posée. Cf. MM, 224-225 (C, 335 *336). (4) Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, § 338. (5) MM, 279-280 (C, 376-378). (6) EC, 11 (C, 503). (7) EC, 11 (C, 503).
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humaine et leur donne leur visage de système réel de la réalité (i). Mais elle ne se fait pas spontanément, elle exige que nous procédions à ce changement radical dans la conception de la science : « Mais il faut les y réintégrer » (z). Cette réintégration ne peut être opérée que par le vivant réfléchissant sur lui-même et sur sa situation d’« objet privilégié » (5). Mais précisément en raison de la structure chiasmatique de la conscience du vivant, ce lieu privilégié est aussi celui de la menace des plus grands dangers de perversion et des plus grandes difficultés à penser correctement le mouvement de la vie, de sorte que « nulle part la confusion n’est aussi visible que dans les discussions sur l’individualité » (4). Ce n’est donc pas la science par sa seule force qui peut opérer cette réintégration dont elle sent le besoin. Si l’intérêt se manifeste au sein du savoir scientifique pour la compréhension de la durée réelle comme de tout l’être, c’est par souci philosophique (5). L’esprit philosophique hante la science (6), mais tant qu’il se contente de la hanter, comme c’est le cas dans la métaphysique grecque (7) et dans l’idéalisme moderne issu de Descartes (8), tant que ce souci ne se pose pas pour soi-même, il recevra tout son contenu de la science analytique de la matérialité et la philosophie échouera, empêtrée dans des antinomies insolubles (9) dont Aristote, fondateur de la métaphysique, montre bien qu’elles sont consubstan tielles à cette « science recherchée » (10), antinomies qui ne viennent (1) (2) (3) (4) (5) (6) (7) (8) (9) (to)
DS, 43-44. EC, 11 (C, 503). EC, 12 (C, 504)EC, 13 (C, 505). DS, 81-83. EC, 344 (C, 786-787). EC, 320 sq. (C, 766 sq.). EC, 344 sq. (C, 787 sq.). PM, 154-155 (C, 1374-1375). Aristote, Métaphysique, B.
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« pas du fond des choses, mais d’un transfert automatique, à la spéculation, des habitudes contractées dans l’action » (i). C’est donc en apparence seulement que l’effort contre la déformation de l’esprit se fera en dehors de la science des choses ou contre elle, car cet effort n’est pas une destruction de l’intelligence, c’est un « effort de l’intelligence » qui découvre que ce qu’elle connaît est la « transposition spatiale » (2) de la réalité profonde et comme la racine de cette transposition est constituée par l’interaction de la vie et de la matérialité dans l’individualité vivante, c’est par une tentative pour « ressaisir la vie intérieure » (3) que commencera cet effort. Mais il ne se limitera pas à une simple introspection de l’âme individuelle, car, comme le fait remarquer M. Gouhier, « dans le bergsonisme, la conscience est coextensive à la vie et, par suite, indépendante du moi » (4), ce qui sur ce point distingue radicalement Bergson et Maine de Biran (5). Le retour à la vie intérieure est chez Bergson la première étape et le premier exemple (6) d’un retour à l’intégration qualitative de la conscience dans le Tout de la vie (7). C’est pourquoi Bergson commence par une réflexion de la conscience sur soi, qui me fait découvrir en moi l’inadéquation de la conscience et de la vie, l’indépendance relative de la conscience et du moi éveillé (8) de sorte « qu’un penseur profond, venu des mathématiques à la philosophie, verra un morceau de fer comme une « continuité mélodique » » (9). (1) (2) (3) (4) p. 166. (5) (6) (7) (8) (9)
PM, 75 (C, 1312). PM, 75-76 (C, 1312). PM, 75’76 (C, 1312). Gouhier, Maine de Biran et Bergson, in Les études bergsoniennes (I), 1947, Maine de Biran, Journal (1-1-1815), t. I, p. 102 et (2-2-1816), p. 203. PM, 28 (1273) et PM, 76 (1312). PM, 214-215 (C, 1422-1423). Philonenko, Bergson : le rêve, in Cahiers de philosophie, II, n° 7. PM, 78 (C, 1313-1314)-
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S’orienter dans le Tout de la Vie est ainsi voir que la temporalité est la modalité fondamentale de la totalité; c’est s’apercevoir soi-même comme un « système naturel » (i), c’est-à-dire comme une partie du « tout réel » qu’est le « tout de l’univers » (2). Les systèmes partiels ne peuvent pas en effet être qualifiés de parties de l’univers, mais ici la partie est en fait un point de vue différentiel sur l’intégralité du tout (3) : les décompositions qui les produisent sont des actes des individualités pensantes et vivantes, et non le processus de la maté rialité même, dont on a vu que, freinée par le courant remontant de la vie, elle ne peut aller jusqu’au bout de sa tendance à l’émiette ment et à l’écoulement infinis. Ces découpages, qui sont à la fois une projection spatialisante de la réalité vivante et le coup d’arrêt que la vie donne à l’infinie division de la matière, ne peuvent pas être des parties réelles, car ils se manifestent nécessairement dans le seul domaine où la matière et la vie se limitent réciproquement : le domaine de la perception (4). On comprend alors que Bergson, reprenant l’intuition si profonde de Plotin et l’éclairant d’un nouveau jour (5), écrive que les systèmes artificiels découpés par l’esprit ne « seraient point alors, à proprement parler, des parties; ce seraient des vues partielles prises sur le tout » (6). Et l’idée d’une unité abstraite de la totalité de l’univers, l’idéal de la formule mathéma tique unique qui donnerait tous les phénomènes en une fois (7) est encore une vue partielle sur le tout, puisqu’elle en est une représen tation abstraite dans laquelle « le temps est dépourvu d’efficace » (8). (1) EC, 30 (G, 520). (2) EC, 30-31 (G, 520). (3) EC, 302 (G, 750) et PM, 191-192 (G, 1404-1405). (4) MM, 34-35 (G, 187). (5) Plotin, Ennéades, I, 8, 8 et III, 8, 1. (6) EC, 31 (C, 520). (7) I^aplace, Introduction à la théorie analytique des probabilités, in Œuvres complètes (1886), VII, 6. (8) EC, 39 (C, 527-528).
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Quant à l’être de cette totalité de l’univers, il ne peut être pensé autrement que comme une durée créatrice, une vie en acte, puisque l’idée de totalité et l’idée d’individualité vivante et créatrice sont liées nécessairement : la durée « est le fond de notre être et, nous le sentons bien, la substance même des choses, avec lesquelles nous sommes en communication » (i). Qu’on ne se méprenne pas sur le sens de cette phrase : elle n’est pas l’expression d’une sentimentalité vague par laquelle nous commu nierions avec l’ensemble de la nature; ce n’est pas là une sympathie immédiate, mais une complicité de vieille date (2) et c’est une communication, non une communion. Communication réelle, par le fait que nous sommes des individus vivants, et communication idéale, par le fait que notre conscience est adéquate à la vie (5) et certaine, par le sens immédiat qu’elle prend de soi quand elle dure, que la vie est en son fond conscience (4). On comprend alors que Bergson utilise les mêmes termes quand il parle de la totalité de la nature, de l’univers, de la vie, de la conscience en général et de notre expérience vécue : par exemple, il dira que la vie est « tangente en n’importe quel point aux forces physiques et chimiques » (5) et, de même, il comprendra le rapport de la vie à la connaissance symbolique qu’on en prend par la représentation en usant de l’image de la courbe et de la tangente (6). Dans les deux cas, l’élément mobile crée la virtualité et l’élément immobile qui en est une vue partielle. Dans les deux cas, la pure distinction de type géométrique et logique ne suffit pas, il faut faire appel à « l’expérience continue du réel » (7). Or cette expérience est d’abord et essentiel le) EC, 39 (C, 527-528). (2) DZ, 12 (C, 14-15). (3) EC, 182-183 (C, 649). (4) EC, 40 (C, 528). (5) EC, 31 (C, 521). (6) EC, 214 (C, 675-676). (7) EC, 214 (C, 675-676).
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lement le contact avec la vie en nous : se connaître soi-même est la clef de la philosophie, car c’est en même temps s’orienter dans le mouvement de la totalité. Socrate, père de toute philosophie, « met au-dessus de tout l’activité raisonnable et plus généralement la fonction logique de l’esprit » (i), mais la rationalité est « suspendue à quelque chose qui semble dépasser la pure raison » (2) comme l’indique la croyance de Socrate en la valeur des ordres que lui donne son « démon » (3). Il est remarquable que Bergson institue lui-même une comparaison entre le rôle du démon de Socrate dans la vie pratique et le rôle de 1’ « image fondamentale » dans la vie spécula tive (4) : de même que chez Socrate entre « l’état d’âme socratique » qui est l’émotion créatrice de la vie en un sujet remarquable et la dialectique qui développe cet état vivant dans le monde de l’intel ligence pratique des hommes au travail, il y a les « mythes », qui, par leur vraisemblance, comblent l’écart entre le vrai qui a été vu et la vérité qu’il faut dire au moyen d’un langage qui par nature est approprié à la logique de l’inerte — de même entre l’intuition spé culative du philosophe, qui est production de la vie revenant sur soi par réflexion, et le système philosophique, « architecture savante» (5), il faut placer la négativité des images (6) qui nous orientent, en nous interdisant d’aller jusqu’au bout de la tendance à déduire en ligne directe, et nous permettent ainsi de retrouver en notre conscience l’accord avec la vie (7). Nous comprenons ainsi que les thèmes de Matière et mémoire sur la perception, la mémoire et les images impliquent une philosophie de la vie. La connaissance de soi comme conscience exprimant la vie est (1) (2) (3) (4) (5) (6) (7)
MR, MR, MR, PM, MR, PM, PM,
59 (C, 1026). 60 (C, 1027). 60 (C, 1027). 120 (C, 1347-1348). 61 (C, 1028). 118 (C, 1346). 120-121 (C, 1346-1347).
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donc bien l’acte fondamental de l’orientation dans le tout de la vie; cette connaissance indéfiniment progressive et régressive est la philosophie et elle est en même temps une libération de l’esprit qui se retrouve comme libre puissance créatrice dans le monde de la matière. La nature ambiguë des images, qui peuvent aussi bien être l’expression de l’intuition de la vie et de la créativité (i) que des « images usuelles, relatives à nos besoins » (2), montre que c’est bien par l’activité réflexive de la philosophie que le destin de la nature vivante se joue au niveau de la conscience des hommes. Avec l’homme la vie a gagné, l’élan vital a engendré une espèce qui ne se replie pas entièrement sur soi dans la matérialité et l’immobilité, mais un autre danger apparaît : le jeu de l’enveloppement apparaît maintenant dans la perception et l’imagination dont la double nature traduit cette lutte (5). Comment la conscience et la vie gagne ront-elles ? Ici encore un retournement de la multiplicité homogène à la multiplicité de fusion sera nécessaire : il faut s’abstraire de ces images relatives (4) qui sont une pluralité d’images antagonistes (par exemple, l’image de la force et l’image de l’atome) (5) et remonter à l’image-mère qui révélera la vie cachée dans ces membres épars : « Nous voyons la force se matérialiser, l’atome s’idéaliser, ces deux termes converger vers une limite commune, l’univers retrouver ainsi la continuité » (6).
L’idée de vie est cette continuité créante qui englobe et unit la synthèse de la temporalité vécue au sein du sujet et la synthèse de la temporalité vivante de la nature dans laquelle apparaît la subjec tivité et cela nous conduit à penser que c’est par une nécessité interne (1) (2) (3) (4) (5) (6)
PM, 120’121 (C, 1346-1347). MM, 224 (C, 336) ; PM, 120’121 (C, 1346-1347). Le fondement est donné en MM, 16-17 (C, 172-173). MM, 224 (C, 336). DI, 109 (C, 96) ; DI, 154-155 (C, 135) ; MM, 224-225 (C, 336). MM, 224-225 (C, 336).
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que la philosophie de la conscience s’achève en une philosophie de la nature (i) qu’elle était déjà en son fond : « L’analyse psychologique nous révélait déjà que cette discontinuité est relative à nos besoins : toute philosophie de la nature finit par la trouver incompa tible avec les propriétés générales de la matière » (2).
Après avoir pensé Un en Deux (moi comme moi profond et moi superficiel), on est conduit à penser Deux en Un, la matière et la vie enlacées et opposées dans la totalité de l’univers selon un système de structures emboîtées et subordonnées. Le but de la philosophie est cette intuition de la durée dans le moi et du moi dans la durée de l’univers (3). Ces deux durées ne sont pas absolument identiques (4) puisque je ne peux être le Tout. Et, à notre avis, c’est ce dialogue des durées au sein de la recherche philosophique qui constitue la possibilité d’une orientation de la conscience dans le Tout de la vie. Elle explique aussi que Bergson assimile à des vues partielles sur le Tout (5) les systèmes scientifiques et les découpages qui leur sont liés. En effet, le décalage des durées, quand il n’est pas saisi comme tel par l’effort de la réflexion, se présente comme simple opposition du temps vécu et du temps du monde (6), différence qui recouvre très exactement le phénomène du repliement circulaire des espèces sur elles-mêmes. Cette inter prétation ne nous semble pas exagérée puisque Bergson, dans la même page, montre que Yadaptation de l’espèce ou de l’individu au milieu est l’utilisation partielle, dérivée et intéressée de l’énergie (1) p. 162. (2) (3) (4) (5) in EP, (6)
Gouhier, Maine de Biran et Bergson, in Études bergsoniennes (I), ï947> MM, 225-226 (G, 337). Delattre, Bergson et l’Angleterre, in Études bergsoniennes (I), 1947» P- 200. Sur les diverses durées, voir ci-dessous, chap. VIII. Bergson, Remerciement à V Académie des sciences morales et politiques (1914), II, 394 ; EC, 31 (C, 520). DS, 54 sq.
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vitale par l’espèce ou l’individu (i), et que supposer que l’adaptation est un phénomène positif d’harmonie, alors qu’elle n’est que la forme conflictuelle de l’existence des espèces, c’est « croire que la vie, dans son mouvement et dans son intégralité, procède comme notre intel ligence, qui n’est qu’une vue immobile et fragmentaire prise sur elle, et qui se place toujours naturellement en dehors du temps » (2). Chaque forme de l’adaptation est une réalisation négative de l’évo lution (3). L’intelligence et l’intellectualité, comme formes de l’adap tation de l’homme à la nature (4), est une telle négation, et comme toutes les adaptations se réalisent par l’interférence de l’élan de la vie et du mouvement de la matérialité — dans la perception par conséquent — nous comprenons alors le lien qui unit la constitution d’une espèce vivante, la perception que cette espèce a du monde (5), le désaccord des durées plus ou moins sensible pour elle (6), les visions fragmentaires des découpages opérés dans l’étoffe de l’univers en fonction de ses intérêts. Enfin, chez l’homme, toute cette négativité est poussée à l’extrême, et par conséquent les tensions au sein des structures propres à l’être générique de l’homme sont les phénomènes les plus chargés de sens. Une anthropologie philosophique devra être constituée, qui analysera les modes structurels de l’existence humaine (7). Dans une espèce chez qui la vie a pu percer la coquille et devenir énergie spirituelle et force créatrice par la réflexion sur soi qui se manifeste au sein de la conscience de soi, l’homme qui se prend pour objet de son souci ne peut être un objet extérieur sur lequel on (1) (2) (3) (4) (5) (6) (7)
EC, 51 (C, 537). EC, 51 (C, 538). PM, 114 (C, 1343). EC, 218 (C, 679). EC, 273 (C, 726) ; PM, 7-8 (C, 1258) ; PM, 167 (C, 1384). Ibid. Anthropologie dont Les deux sources... sont l’amorce.
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prendrait des vues instantanées de place en place : une science philo sophique de l’anthropologie exige qu’ait d’abord été accompli le détour par l’analyse dans d’autres sciences, car elle ne peut apparaître qu’après ces sciences (1). Une science physique est obligée de passer par l’analytique avant de songer à devenir synthétique, mais une science de l’homme devra nécessairement être synthétique pour ne pas pervertir ses analyses : « Tandis que, dans les sciences de la matière, l’intelligence est extérieure à son objet, obligée de prendre sur lui, du dehors des vues séparées par des inter valles plus ou moins considérables, au contraire, quand il s’agit de l’homme moral, et même social, la conscience nous place d’emblée au centre qui est, dans les deux cas, l’âme humaine » (2).
Ainsi l’orientation de la conscience dans le temps est le fon dement nécessaire à la science de l’homme, qu’il faut saisir comme unité d’un être-au-monde qui se manifeste dans une diversité orga nique et quasi esthétique (3) — « j’ai la même impression de nou veauté » (4) — en regardant vivre les hommes et en vivant avec eux que « devant le déroulement de ma vie intérieure » (5). Nous apercevons en même temps le rôle que va jouer l’existence sociale comme manifestation de la vie intérieure des sociétés et de l’huma nité : la totalité qui ne peut être saisie par les sciences de la nature (6) est au contraire immédiatement présente, vivante et développée par une conscience qui, réfléchissant sur soi (7) et découvrant la durée, s* ouvre à la totalité et, par une « cosmogonie retournée » (8), (1) ES, 25 (C, 833-834). (2) Remerciement à VAcadémie des sciences morales et politiques (1914), in EP, H, 394(3) PM, 99-100 (C, X33X). (4) PM, 99-100 (C, 1331). (5) PM, 100 (C, 1331-1332). (6) EC, 38-39 (C, 527) ; EC, 208 (C, 670). (7) EC, 218 (C, 679-680). (8) EC, 209 (C, 671-672).
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retrouve le tout réel, indivisé, qui se crée dans nos actes libres (i). La morale est ainsi le but du chemin qui nous conduit de l’oubli naturel de soi à l’intuition vitale de la durée : le héros moral par qui l’appel au dépassement est lancé révèle l’origine (2), l’élan, la coïnci dence de la fin de la conscience avec l’origine de la vie naturelle. Réfléchir, c’est se dépasser et revenir ainsi à l’origine, dans la sim plicité (3) existentielle de l’acte intuitif qui fait coïncider le regard et l’activité (4). Cependant une dernière difficulté se présente : comment mon orientation dans le temps peut-elle être création de la totalité! Qu’elle soit ma libre création, cela se comprend, mais que la création de ma conscience par soi ne soit pas une nouvelle manière pour l’espèce humaine de s’éloigner un peu plus de son origine, du point nodal d’où elle diverge de l’élan vital voilà qui mérite une explication. Pourquoi la vie se réaliserait-elle mieux sous cette forme que sous les autres ? N’y a-t-il pas là encore une altération et une aliéna tion cachées de la vie ? Ou, au contraire, la vie de la totalité en moi n’est-elle pas une absorption complète du moi dans la totalité? On peut répondre que si le Tout est effectivement vivant, et si la vie est toujours tendance à la divergence et à la différenciation, la compréhension que j’ai d’être une partie du Tout doit être la compréhension de mon existence comme mouvement d’autodiffé renciation de la vie dans sa totalité. L’homme qui se comprend par rapport à la totalité de la vie comprend que la totalité est mouvement, durée et création (5), et que, comme cette création produit des êtres (1) EC, 218 (C, 279). (2) ES, 25 (C, 833-834). (3) ME, 320-324 (C, 1231-1234). (4) EC, 238 (C, 696). (5) MM, 210 sq. (C, 324 sq.) ; EC, 218 (C, 679-680) ; PM, 99 (C, 1331) î PP- 156-158.
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vivants individualisés et autonomes, elle est une création selon une infinité de rythmes et de tensions. L’orientation temporelle de la conscience dans le Tout de la vie est une détermination du niveau de tension qui permettra à la conscience de devenir créatrice. Unis sant en elle les tensions opposées de la matière et de la vie en une certaine forme, la conscience sera créatrice de formes. La vie en elle et par elle créera des formes. Une forme est la configuration qui résulte d’un certain degré d’entrelacement de la vie et de la matière, un type d’organisation qui fixe les deux mouvements opposés : un tel type ne peut être ni lié à la pure finalité — ce qui supposerait que la vie ne rencontre aucun obstacle et peut déterminer à elle seule les formes — ni expliqué par un pur déterminisme causal qui penserait toutes les réalités selon la similitude et la répétition (1). Les deux applications postulent Yidentité, elles ne peuvent rendre compte de la spontanéité que nous découvrons par expérience dans notre conscience et que, d’autre part, nous savons exister en vertu du mouvement de la vie. La vie ne peut produire ses formes en copiant un modèle, et elle ne peut pas davantage les produire comme une multitude d’émanations, car comment expliquer que ce qui est en soi l’unité se présente sous forme d’une pluralité indéfinie d’êtres imparfaits ? Platon avait bien vu la difficulté : le démiurge qui crée le monde est posé comme existant sans qu’aucune expli cation soit donnée sur son existence (2) et une matière lui est confiée, qu’il n’a pas créée (3). L’idée de création demeure ainsi en dehors des formulations claires et explicites de la philosophie. Pour la penser, il faut admettre qu’on passe de la confusion à Yordre par le seul mouvement de la confusion qui se meut et se différencie en ren contrant des obstacles. La Vie comme telle est une continuité d’élé-
(1) (2) (3)
EC, 45 (C, 533)Platon, Timée, 27 e-29 b. Platon, Tintée, 52 d sq.
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ments indistincts, et « dans toute continuité il y a de la confusion » (i) de sorte que pour passer de la confusion à la continuité il faut une séparation, une résolution des tendances en individualités distinctes. La matière opère cette distinction : « (...) ainsi la matière distingue, sépare, résout en individualités et finalement en personnalités des tendances jadis confondues dans l’élan originel de la vie » (2).
On dira qu’il y a là un dualisme bien connu, tel qu’on le trouve dans les théories gnostiques (3). Mais en fait il y a plus. Pourquoi faut-il que la vie se divise en créant des êtres distincts ? Bergson compare ce phénomène à celui de l’expression d’une pensée par le langage : « Pour que la pensée devienne distincte, il faut bien qu’elle s’éparpille ai mots » (4).
Et la pensée, pour devenir distincte, pour s’accomplir en un acte d’expression ou en une œuvre, exige un effort qui « n’aurait pas été possible sans la matière » (5), mais que la pensée tire de soi, en se haussant « au-dessus de soi-même » (6), prenant la matière comme tremplin et point d’appui. Mais quand il s’agit de la Vie en soi, doit-on penser qu’il s’agit là d’une simple métaphore ou faut-il dire que pour la vie aussi c’est l’effort de dépassement de soi qui constitue la loi de création ? En un sens, il y a pure métaphore, mais cette métaphore est posée par la conscience intellectuelle et parlante de l’homme qui est précisément l’être en qui la vie perce l’obstacle de la matérialité et devient enfin conscience de soi (7). Rencontrant l’obstacle de la matérialité, la vie réfléchit sur soi, rebondit sur soi, (1) (2) (3) (4) (5) (6) (7)
ES, 22 (C, 831). ES, 22 (C, 831). M. Grant, Gnosticism and early christianism, New York, 1959. ES, 22 (C, 831). Ibid. Ibid. Cf. ci-dcssous, Ve partie, diap. XV.
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et dans l’instant même où l’obstacle de la matière la divise en diffé renciations individualisantes nouvelles, elle se réfléchit dans ces individualités comme effort créateur. La variation de forme de la vie est un effort et ce qui distingue l’effort créateur d’un homme par la pensée et l’effort de la vie en soi, c’est que l’effort de la vie doit être entendu « dans un sens plus profond, plus psychologique encore (...) » (1) qu’on ne pourrait le supposer. Dire que la vie crée par efforts contre l’obstacle de la matière n’est une image anthropo morphique que si nous affirmons que la nature agit comme l’homme; mais en fait c’est notre création, notre effort intellectuel ou psychique qui apparaissent « sur fond » de vie (2). Quelle différence y a-t-il donc essentiellement entre notre effort créateur de formes et l’effort de la vie qui crée les formes vivantes ? Le simple fait que les formes créées par la vie sont vivantes alors que les formes créées par les formes vivantes sont des formes inertes, relativement ou totalement. Parlant de la création venant de notre vouloir conscient, Bergson écrit : « Ce ne sont là, il est vrai, que des créations de forme » (3) parce que ces œuvres utilisent toujours « des éléments qui préexistent et survivent à nos créations » (4), parce que, si libres que nous soyons vis-à-vis de l’entendement analytique, il n’en demeure pas moins vrai que nous sommes un courant dérivé du courant vital absolu. Mais puisque l’élan vital rencontre toujours et partout la matière, ne pourrait-on en dire autant de lui ? Non, car pour lui la matière qu’il rencontre et qui s’oppose à son unité originelle provient d’un « arrêt de l’action génératrice de la forme » (5). L’Un de la Vie-en-soi (1) EC, 78 (C, 561). (2) I^ydie Adolphe, Bergson et l’élan vital, in Les études bergsoniennes, III (1952), pp. 100 *101. (3) EC, 240 (C, 698). (4) Ibid. (5) Ibid.
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se pose donc deux fois : une fois comme élan qui produit de pures formes, qui est sa propre forme mouvante contenant la virtualité infinie des formes; une seconde fois comme Un-qui-est, comme //re, comme matière pure qui s’oppose à lui-même, et cela pour être ce qu’il est en soi, multiplicité. On comprend alors le sens profond de l’orientation de la conscience dans la temporalité comme création de forme. Notre pensée aussi existe deux fois : une fois comme unité dans le sens qui doit être exprimé, et une seconde fois comme éparpillement de mots. Notre pensée répète ainsi au niveau de la conscience d’un individu vivant le mouvement de la vie, mais avec un présupposé de plus : l’existence de la matérialité de mon corps qui est une forme que la conscience n’a pas créée. La vie de la conscience répète ainsi la vie en soi, mais d’abord sous une forme aliénée et inversée, parce que le corps qui est l’essence concrète de l’homme est à la fois la forme vivante et le fondement de l’aliénation de la conscience, puisque c’est en liant étroitement le cheminement de la pensée aux nécessités de l’action qu’il pervertit en nous la pensée correcte, la conscience adéquate au mouvement de la vie. Nous devons donc montrer maintenant ce qu’est cette conscience « détournée » de la vie, cette conscience « pervertie » et montrer aussi comment la réflexion précisément, quand elle est philosophie radicale, rend sa vérité à la conscience en la ramenant à la vie, en l’enracinant dans la vie par l’orientation temporelle. Après cela seulement, une philo sophie de la vie sera possible, une analyse de l’idée de vie sera possible, car l’acte initial doit être cette conversion phénoménologique du moi.
Chapitre V
LA PERVERSION DE LA VIE DANS LA CONSCIENCE Nous devons maintenant justifier cette idée que l’orientation de la conscience dans la temporalité est un retour de la vie en ellemême, car elle suppose deux choses : a) que la vie a pu et même a nécessairement dû s’aliéner dans la conscience humaine, qui est pourtant sa plus haute manifestation; et b) que la conscience peut, par sa seule réflexion sur soi, redécouvrir la vie sous sa forme originelle et pure dans l’intuition philo sophique.
Ce lien du thème de l’évolution de la vie et du thème de la vie intérieure de la conscience comme effort réflexif peut se comprendre si l’on songe à la situation de Bergson par rapport à Spencer. Si Spencer a raison, si l’évolution est un fait empirique, la simple constatation de ce fait devient une énigme et un défi pour l’esprit, puisque le même philosophe conserve de la connaissance et de l’esprit une représentation analytique, dont le concept de temps, emprunté à la physique et aux mathématiques devrait, en droit * rendre impos sible la constatation et la pensée de l’évolution. Spencer conserve l’outillage intellectuel qui est commun à la tradition empiriste et à la tradition rationaliste que sa découverte de la « loi d’évolution »
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remet précisément en cause. Est-ce là inconséquence ? N’est-ce pas plutôt que le même mouvement de la nature des choses en nous et hors de nous produit simultanément les conditions de la vérité et une perversion de l’esprit qui devient ainsi incapable de la percevoir correctement ? Toutefois, cette perversion n’est pas une privation; nous ne participons pas au vrai, mais le vrai malgré tout demeure présent à la conscience jusque dans ses déviations. C’est ainsi que Bergson dira que l’étude de la réalité superficielle et inerte n’est pas une erreur : « Même, une psychologie superficielle pourra se contenter de la (zW est : la vie intérieure aux moments bien distincts) décrire sans tomber pour cela dans l’erreur » (i).
L’aveuglement de la conscience commune et de la science de l’inerte ne sont pas des erreurs absolues, et même l’état perverti de la conscience est peut-être un moment nécessaire : « Peut-être une loi naturelle et nécessaire veut-elle que notre esprit commence par accepter les idées toutes faites et vive dans une espèce de tutelle, en attendant l’acte de volonté, toujours ajourné chez quelques-uns, par lequel il se ressaisira lui-même » (2). Il faut donc commencer par l’analyse de l’ambiguïté des données immédiates, qui sont à la fois le produit de la perversion et le point de départ de la réflexion. Bergson commence ses recherches par une philosophie de la conscience et ainsi la philosophie de la nature et de la vie serait dans l’ordre de la découverte une démarche seconde (3). A la réflexion, la vérité est peut-être plus complexe : si l’on compare le titre Essai sur les données immédiates de la conscience au titre de l’ouvrage de Hamelin qui en est le strict opposé : Essai sur les éléments principaux de la représentation (1907), on devra penser que Hamelin a choisi (1) DZ, 103 (C, 92). (2) Le bon sens et les études classiques, in EP, I, 90. (3) Gouhier, Maine de Biran et Bergson, in Les études bergsoniennes. I (1948).
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à dessein ce titre (i) qui par contrecoup éclaire le projet bergsonien. Car la conscience n’est pas pour Bergson le lien des représenta tions (2), mais un mouvement qui s’éclaire lui-même en traçant son chemin (5), une chaleur qui devient lumière selon une expression que Bergson applique à l’intelligence (4). Précisons aussi que le mouvement de réflexion et le mouvement de constitution sont identifiés : la conscience n’est pas une activité de recherche des conditions de possibilité (5) et par là le problème de l’être trans phénoménal est un faux problème (6). Bergson distingue soigneuse ment la possibilité et la virtualité et est ainsi conduit à poser « à l’en vers » — c’est-à-dire en fait « à l’endroit » — la question ontologique. Les données immédiates de la conscience ne doivent pas être consi dérées comme des représentations d’un quelque chose, mais comme des états de nature du moi, ou mieux encore comme la nature deve nant consciente en moi de son devenir et ainsi la critique que fait Bergson des représentations ressemble fort à la critique de la philo sophie des éléments de Reinhold par Schulze. La représentation, pour n’être ni un simple reflet dans le sujet ni une affection pure du sujet sans validité ontologique, doit être pensée comme distincte à la fois du sujet et de l’objet; par son double rapport au sujet et à l’objet, elle garantira ontologiquement la possibilité du savoir. Mais alors le scepticisme que Kant avait combattu chez Hume au niveau empirique réapparaît au niveau transcendantal (7), il est remarquable que Bergson assigne à Yimage un statut analogue à celui que Schulze critique quand il s’agissait de la théorie des éléments chez Reinhold, mais le mouvement de la réflexion est en fait profon(1) (2) (3) (4) (5) (6) (7)
Rideau, Les rapports de la matière et de l'esprit dans le bergsonisme, p. 13, n. 2. MM, 255 {C, 358). MM, 271 sq. (C, 370 sq.). De Vintelligence, in EP, I, 180. EC, 362 (C, 801). MM, 11-13 (C, 169-170). Schulze, Aenesidemus, S, 287-289.
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dément changé car, au lieu de chercher à déterminer les liens qui unissent la représentation à la fois au sujet et à l’objet, Bergson pose l’image comme le foyer de ces mouvements et de ces liens avant même l’apparition du problème de la représentation (i). Autrement dit la liaison réelle précède et engendre les termes virtuels qu’elle contient (2), la fonction crée les termes qu’elle engendre tout comme, dans la nature, la fonction crée l’organe (3). Une philosophie de la représentation pose la représentation comme ce qui renvoie au réel et comme ce qui, en même temps, en tient lieu et les données empiriques sont seulement la matière de cette représentation; mais ces données sont de simples modifi cations de mon sens interne, soumises aux conditions formelles de l’espace et du temps. Un tel système est satisfaisant tant qu’il s’agit d’expliquer le passage de la perception au savoir, mais quand il faut, sous la pression des exigences de la raison, passer au niveau du système on ne peut éviter les apories dialectiques qu’en refusant de choisir entre une cohérence interne à la nature elle-même, dans son mouvement de développement, et une cohérence venant à la nature de l’extérieur par la création divine (4). Kant échappe à cette difficulté en concevant la finalité de la nature, concept nécessaire pour que la philosophie s’élève de la réflexion formelle à la réflexion réelle, sous la forme d’une idée régulatrice. Mais pour cela il doit admettre le primat de la raison pratique et laisser entrevoir ainsi qu’en fin de compte la force qui anime secrètement la forme de la réflexion dans notre conscience doit être conçue comme un mouvement créateur. C’est bien ainsi que Bergson pose le problème : « Dès lors, la liberté devenait un fait incompréhensible. Et néanmoins, par une confiance illimitée mais inconsciente en cette aperception interne dont il (1) MM, 14 sq. (C, 171 sq.). (2) MM, 21 sq. (C, 176 sq.). (3) EC, 240 (C, 698). (4) Kant, Kritik der reinen Vernunft, A 699-B 727.
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s’efforçait de restreindre la portée, il croyait à la liberté inébranlablement (...) la raison pratique, révélatrice du devoir (intervient) à la manière de la réminiscence platonicienne pour nous avertir que la chose en soi existe, invisible et présente» (i).
Les philosophies de la représentation ramènent donc au spino zisme qu’elles veulent éviter, ou, pour échapper au spinozisme, conduisent au relativisme psychologiste : mais dans les deux cas, c’est l’idée de nature qui apparaît à l’horizon. L'idée de nature et non la nature : la nature comme puissance de création, ou encore comme totalité des êtres engendrés par cette puissance (l’univers), disparaît; ou mieux encore, c’est parce que le sujet s’est posé hors de la nature et a objectivé radicalement le mouvement de la vie en lui sous forme de succession d’états de pensée, qu’il a fait disparaître la nature, qu’il a remplacé Vorganisme vivant par ^organisation de ses propres états et de leur double métaphysique, la chose en soi. Bergson pourrait dire de la métaphysique des représentations que c’est le monde à l’envers. Ce que Bergson disait de Spinoza confirmera notre interprétation : « (...) il était réservé à Spinoza de montrer que la connaissance intérieure de la vérité coïncide avec l’acte intemporel par lequel la vérité se pose » (2).
Les données immédiates ne sont pas des éléments constitutifs de la représentation mais des mouvements que nous saisirions immédiatement si nous n’avions pris l’habitude de substituer au réel des symboles du réel. Ce sont des données de la conscience et non quelque chose qui serait donné à la conscience, et si elles sont « immédiates », cela ne veut pas dire que nous les atteignions sans avoir besoin d’un détour, d’une médiation, car comme nous le verrons, il faut un effort, et un effort réflexif, pour les saisir; cela ne veut pas dire que nous les atteignions comme un au-delà du monde (1) DI, 175-176 (C, 152-153)(2) Lettre à Lion Brunschvicg (12 février 1927), in EP, III, 587 ; cf- Nietzsche, Brief an Franx Overbeck, 30 juillet 1881 (édition Schlechta, HI, H712 )-
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de notre vie consciente, mais c’est quand nous nous atteignons nous-mêmes que nous les atteignons aussi dans leur nature propre et que nous vivons et pensons ainsi la nature dans son essence pro fonde. Les données immédiates de la conscience sont la première étape vers une réflexion de l’esprit dans l’élan originel de la vie à travers la nature. Ce qui suppose que si l’aveuglement de la conscience à la vérité profonde est dû à ses habitudes et plus profondément à un abandon, à un délaissement par lequel la conscience se fait étran gère à la nature réelle, inversement la nature elle-même n’est pas absente à la conscience, et ainsi, s’il est peut-être nécessaire que notre conscience se détourne de la nature par l’intellectualité, il est en contrepartie possible de retourner à la nature en se retournant vers soi. La nature est l’intégrale des mouvements différentiels dont chaque être se meut et en nous elle s’achève et se réalise pleinement si nous brisons l’inertie en nous. Pour la vie, et par conséquent pour nous, s'achever c'est continuer de créer. La fin propre du devenir ne peut être un état mais une présence immanente du devenir à soimême. Création continuée si l’on veut, mais paradoxalement, création qui intervient à la fin, création qui parfait : la nature est toujours complète^ elle n’est jamais parfaite ; sa perfection passe par le mouvement de retour de la conscience humaine et s’il est vrai, comme le dit Bergson, que ce retour est chez beaucoup d’hommes indéfiniment remis (i), on comprendra que Bergson, même s’il retrouve l’inspiration des philosophies de la nature, échappe à leur défaut commun qui est d’anticiper verbalement les synthèses réelles (2). Les données immédiates de la conscience seraient ainsi la saisie, par la conscience attentive à son propre mouvement, de ce qui marque en elle le passage, le mouvement vital de la nature; cette attention (1) Le bon sens elles études classiques, in EP, I, 90, cf. Kierkegaard, Ou bien... ou bien, p. 500 ; Sartre, Questions de méthode, p. 20. (2) Comme c’est le cas chez P. Béron, par exemple.
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est déjà en soi un mouvement de retour à la simplicité fondamentale, mais comme elle déploie son effort dans l’état de perversion et d’inertie de la conscience, elle utilise pour libérer l’esprit de ses illusions, les concepts et les arguments dont se sert cette illusion pour s’établir et se justifier (i). C’est ce qui explique que YEssai mêle intimement trois analyses :
A! : l’analyse de la perversion de la conscience dans son état commun et dans les sciences physicomathématiques qui confirment les présupposés du sens commun; A2 : l’analyse du mouvement de retour vers soi; As : l’analyse du mouvement de perversion. On remarquera que A2 peut se diviser en A'2 : le retour vers soi — et A"2 : la description des données immédiates, et c’est à cet A"2 seul que peut s’adresser le caractère d’analogon intuitif (a), car en ce qui concerne A'2 Bergson utilise les termes de réflexion, attention, effort (3). Nous prendrons comme fil conducteur de notre analyse l’examen du mouvement réflexif du retour, parce que ce mouvement est le sens même de la démarche initiale de Bergson, le moment proprement critique de cette philosophie. Le mouvement de retour de la conscience vers sa vérité et vers la vie absolue en elle, qu’elle avait oubliée et négligée, est rendu néces saire par le fait que l’immédiat n’est pas immédiatement atteint (4) : « Entre la nature et nous, que dis-je ?, entre nous et notre propre conscience un voile s’interpose, voile épais pour le commun des hommes, voile léger, presque transparent, pour l’artiste et le poète » (5). (1) Cf. Kierkegaard, Point de vue explicatif de mon oeuvre, pp. 37-38. (2) PM, 76 (C, 1312) ; PM, 206 (C, 1416). (3) DI, 67, 74, 75, 96, 173, *74, 75, * *77 (G, 61, 67, 68, 86, 150, 151, 152, 154) ; Le bon sens et les études classiques, in EP, I, 86-89, passim). (4) DI, 126, 137, 163, 178 (C, no-in, 120, 142, I54-I55)(5) RI, 115 (C, 459).
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Même pour le génie artistique le voile demeure, parce qu’il n’est pas un accident pour l’homme, mais une nécessité liée à la vie qui ne doit retenir des choses que le côté utile (i), de sorte que l’intel ligence se règle sur l’action et que dans un second mouvement (2) la conscience entière se règle sur l’intelligence abstraite (3) : « Enfin, pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes » (4).
Trois raisons expliquent cette distorsion entre le regard de cette conscience et sa substantialité vivante qui, en fait, ne cesse de l’alimenter et de la soutenir (5) : i° l’usage de la pensée symbolique (6) ; 20 l’intelligence analytique et abstraite du « tout fait » (7) ; 30 la reconstitution systématique du réel par composition d’éléments simples (8). Ces trois raisons peuvent être regroupées sous le titre commun de perversion de la conscience. Cette perversion a pour cause un exil de la pensée loin de la vie et elle produit un compromis entre la pensée qui ne pense plus l’idée de vie et ce qui demeure de vivant dans la pensée, compromis qui est l’acte de naissance de la métaphysique : « (...) s’il n’y avait rien que de vivant dans l’âme et dans la société, si nous n’étions pas condamnés à traîner avec nous le poids mort des vices et des préjugés, s’il ne nous arrivait pas aussi, par une distraction momentanée ou durable, de vivre et de penser extérieurement à nous-mêmes, enfin si nous ne laissions pas
(1) RI, 115 (C, 459). (2) Pour le détail, voir ci-dessous, IIIe partie, chap. X, XI, XII. (3) EC, 273 (C, 726). (4) RI, 117 (C, 460). (5) DI, 175 (C, 152) : « Nous pouvons cependant toujours nous replacer dans la pure durée. » (6) DI, 60, 67, 78, 82, 84, 92, 93, 95-96, 100, 122, 129, 132, 136, 143, 146, i5°» 165,166 (C, 55, 61, 71, 73'74, 75-76, 82, 83, 84-86, 89, 108, 113, 116, 125, 128, 13b U4, I45)> (7) DI, 88, 89, 104, 135, X44, 155 (C, 78-79, 79-80, 92, 118-119, 126, I35'i2 3456786)(8) DI, xoi, X04 (C, 90, 92).
LA PERVERSION DE LA VIE notre intelligence prendre des décisions, pour ainsi dire abstraites, au lieu de la maintenir fermement en contact avec l’énergie tendue du vouloir (...) » (i),
la pensée ne deviendrait pas métaphysique. On remarque dans ce texte, dans l’annonce du thème fondamental — la conjonction du mort et du vivant — l’amorce immédiate du thème de la société (« dans l’âme et dans la société »), ce qui nous indique : i° L’existence sociale n’est ni la seule cause ni même probable ment la cause essentielle de l’apparition du moi superficiel et de l’aliénation du moi profond. Car, dès ses premiers écrits, Bergson pose que l’existence sociale n’est pas nécessairement vide de spiri tualité et de vie (2). La phrase que nous avons citée implique que la société et l’âme contiennent des parties mortes et des parties vivantes. En effet, l’E/jw dit bien que le rôle de la société dans la genèse de la perversion de la conscience est secondaire et suppose que la vie a déjà été oubliée dans la constitution de l’espace homogène (3) qui est d’ailleurs, symétriquement, un acheminement à la vie sociale (4). Bergson montrera même plus tard que le lien social est identique en son fond au lien qui unit moi profond et moi superficiel (5). De plus, pour passer de la distinction des états de conscience à leur objectivation, stade nouveau de l’oubli de la vie, le sujet doit ajouter à l’entraînement passif de la société un acte qui vient de lui et qui « entretient l’illusion » et remplace le courant perdu de la vie par une illusion de « courant social » (6). On voit ainsi que le lien de la société close et de l’âme éloignée de la vie apparaît tôt chez Bergson et que le clos n’est pas exactement l’inerte; (1) (2) (3) (4) (5) (6)
Le bon sens..., EP, I, 89 ; cf. DI, 91-93 (C, 81-83). La politesse, in EP, I, 59'67DI, 102 (C, 91). DI, 102-103 (C, 91). MR, 8 (C, 986). DI, 173 (C, 150-151)-
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2° Il reste du vivant en nous, même pervertis, et dans la société, même close. La solidification qui transforme les mouvements de genèse en choses ne peut dessécher totalement l’âme. Nous verrons que cela s’explique par la structure complexe des « compromis » (i) qui constituent la vie apparente du moi superficiel, et dont la clef doit être recherchée au niveau du mouvement de la vie elle-même (2). La perversion de la conscience est peut-être due à une loi de la nature (3), elle est d’autre part commode (4) et enfin nous savons que la nature ne fait rien en vain et qu’elle est utilitaire (5). On peut en déduire que l’utilitarisme de la conscience pervertie est conforme à la nature et contraire à la vie; 30 On remarquera que Bergson, développant ensuite ces thèmes essentiels en trois propositions graduées, utilise un vocabulaire soigneusement choisi, car c’est par une genèse progressive que la perversion s’est installée, comme le montre sa fluidité et scs degrés, qui sont d’ailleurs le signe de la subsistance de la vie jusque dans l’inerte (6). Nous pouvons ainsi distinguer trois étapes essen tielles de la perversion de la conscience, sans cependant durcir cette distinction en classification rigide. A ces trois étapes correspondent trois moments de la réflexion (rupture, effort, détermination libre) comme nous le montrerons ensuite. Dans la première étape de la perversion nous sommes « condamnés » et le châtiment est de traîner un « poids mort », ce qui indique une passivité aveugle, dont les deux conséquences sont la présence en nous des vices et des préjugés. On ne saurait entendre le préjugé à la manière dont le définit Descartes (7), car si les raisons données par Descartes (1) (2) (3) (4) (5) (6) (7)
L’expression est de Bergson. £C, 99-100 (C, 579). Le bon sens..., in EP, I, 90. DI, 102-103 (G, 90-91) et passùn. DI, 25 (C, 25). DI, 180 (C, 156). Descartes, Discours de la méthode, II ; Principes, I, § 71-74.
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recoupent celles que donne Bergson (habitude, imagination, langage), il reste que pour Descartes c’est la contamination des idées pures par la sensation et l’affection imaginative qui est la marque de la faiblesse de notre esprit (i) alors que pour Bergson, c’est par un mouvement inverse, par l’assujettissement du vivant à la forme rigide de l’entendement pur, que l’âme perd sa vie et la vérité. L’expression bergsonienne « vices et préjugés » doit être entendue comme « vices et par conséquent préjugés ». Il y a une faute de l’âme dans cet abandon du flux de la vie (2). En effet, pour sortir de cette première étape de la perversion, la plus difficile à vaincre (3), Bergson dit en effet, parlant du bon sens, « qui replace l’âme dans sa direction naturelle » (4), qu’on discerne en lui « le rayonnement intellectuel d’un foyer moral intense » (5) et il rapproche la justesse des idées de la justice « vivante et agissante, attentive à s’insérer dans les événe ments » (6). Ainsi, il existe une « harmonie entre le sens du réel et la faculté de s’émouvoir pour le bien » (7) qui nous explique comment le mouvement de réflexion, qui doit ramener l’âme à la perception directe de la vie qui est son essence profonde est le même mouvement qui s’épanouira dans l’ouverture de la société et l’appel des héros moraux qui suscitent en nous le mouvement de retour à la vie oubliée (8). Cette première étape de la perversion est l’introduction de la passivité au sein de la vie; elle est liée à l’existence même de l’être (r) Descartes, Principes, 1, § 73. (2) MR, 314-321 (C, 1226-1232). (3) I/ordre de la purgation est le même que l’ordre de constitution de la perver sion, parce que la purgation est répétition symbolique de la perversion dans l’effort pour se ressaisir (cf. DI, 127-128 ; C, 111-113). (4) Le bon sens..., in EP, I, pp. 94 et 88. (5) Ibid. (6) Ibid. (7) Ibid. (8) Ibid.
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vivant, qui a tendance à se replier circulairement sur soi ; elle atteint la vie immédiate de l’être conscient plus profondément encore que la vie intellectuelle : « Nulle part cet écrasement de la conscience immédiate n’est aussi frappant que dans les phénomènes de sentiment » (i).
Cette passivité du vivant, si on lui ajoute la médiation du langage, qui désigne comme identité successive la succession hétérogène de l’expérience subjective immédiate (2), deviendra subjectivité passive qui n’aperçoit plus la vie en elle que comme irritabilité, simple capacité de réagir et non plus comme l’activité qui se modifie soimême. La conscience est alors amenée à objectiver sa propre vie, à considérer le corrélât mondain du mouvement de la vie en elle comme étant la cause de cette vie : il y aura ainsi des cas où le sens commun sera « spontanément » psychophysicien (3). Les contrastes deviennent différences, les excitations quantités, et les sauts brusques de l’attention à la vie spirituelle deviennent des unités de mesure (4). La combinaison de ces trois idées transforme la vie psychique en une addition indéfinie de différences quantitatives égales (5). Cette première étape de la perversion est directement liée à ce phénomène d’intérêt pour les objets extérieurs qui « ont plus d’importance pour nous que les états subjectifs par lesquels nous passons » (6). Nous savons déjà que cet intérêt s’explique par la constitution du vivant humain dont le mouvement vital « dépasse » le corps et crée autour de lui une sphère d’influence qui est le fondement de la représentation perceptive des choses. La perception de la distance, de l’espace vécu (1) DI, 98 (C, 87). (2) DI, 98 (C, 87) : « Cette influence du langage sur la sensation est plus pro fonde qu’on ne le croit généralement (...) nous fait croire à l’invariabilité de nos sensations. » (3) DI, 50 (C, 47). (4) DI, 51 (C, 47). (5) DI, 51 (C, 47-48). (6) DI, 52 (C, 49).
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comme comportant immédiatement la distance et la profondeur, est ainsi à la fois liée à la vie et cause de l’oubli de la vie. La deuxième étape de la perversion est caractérisée par une certaine forme de contingence : il nous « arrive » (i) de vivre et de penser sur le mode de l’extériorité : extériorité des états, des idées et des choses les uns pas rapport aux autres, extériorité aussi de la totalité de nos états par rapport à notre durée subjective. Cette seconde étape est ainsi celle de Yextériorisation de la conscience dans le temps homogène et de l’extériorisation des « choses » les unes par rapport aux autres (2). Cette étape de la perversion est due à une distraction et sans doute le mot a ici un sens fort (3), mais il est bon de lui conserver en même temps son sens courant. C’est aussi par inattention et étourderie que les âmes perdent chez Platon (4) la vision des intelligibles. Sur le fond d’obnubilation et de stupeur qui est l’état nécessaire et commun des âmes humaines, se détache de temps à autre un oubli encore plus radical dont nous sommes, cette fois, les libres auteurs et les responsables par distraction : on songe au mythe d’Er et à l’entrelacement de responsabilité et d’irresponsa bilité qui y est indiqué par Platon (5). Remarquons que dans la première étape de la perversion, il n’est question que de l’existence de notre âme et de la vie en société; ici, dans la deuxième étape apparaît la dualité « vivre et penser » : la perversion porte, non plus sur la simple existence subjective et ses rapports avec la vie, mais sur le lien de la vie et de la pensée, avec une réflexion sur les liens entre les multiples états immédiats de l’existence. Pour exprimer l’ensemble de cette deuxième étape de la perver sion, nous pouvons dire qu’elle porte sur des séries vécues et non (1) Contingence de Vevenire et pas encore du posse. (2) DI, 103 (C, 91-92). (3) RI, 8-ix (C, 391-393). (4) Platon, Phèdre, 248 a, sq. (5) Platon, République, X, 614 d-621 b.
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plus sur des états, comme la première faisait. Elle est proprement l’étape de la spatialisation de la durée (i), qui conduit à l’analyse de l’idée de nombre et à la problématique philosophique des rapports de l’Un et du Multiple, problématique qui demeure pure jonglerie sophistique tant qu’on ne saisit pas à travers elle l’ombre portée de l’idée de vie au cœur même de la métaphysique. Cette deuxième étape de la perversion exige, en plus de la perception de l’espace par la vue (comme dans la première étape), une perception tactile (2). Elle est perception d’un être vivant qui agit dans un milieu, de sorte que la distraction de la vie, qui en est l’essence, ne se manifeste que comme attraction positive par l’objet matériel. Cette attraction conserve en soi une vie cachée et dégradée : nous ne sommes pas attirés par les objets comme la limaille de fer par l’aimant, car l’objet qui nous attire est malgré tout produit par la vie dans la relation du vivant à son monde naturel. Or, être attiré par un objet qui dépend de notre activité, c’est être soucieux, préoccupé; le souci est cette fascination apparente par la matière inerte : « (...) l’intelligence se comporte invariablement comme si elle était fascinée par la contemplation de la matière inerte. Elle est la vie regardant au dehors, s’extériorisant par rapport à elle-même » (3).
Cette fascination apparente n’est qu’un moyen pour la vie de se développer par le fait que l’intelligence abstraite ne peut simplement s’occuper de manipuler objets et concepts, mais doit sans cesse reprendre et répéter cette activité, s’en préoccuper (4). Il en résulte un état de déséquilibre et de tension permanents dans la vie intellec tuelle, qui manifeste que « la vie déborde l’intelligence » (5) : en tant que représentation abstraite d’objets, l’intelligence contrecarre la (1) (2) (3) (4) (5)
DI, 54-55 (C, 51). DI, 63-64 (C, 58). EC, 162 (C, 632). EC, 46 (C, 533-534). Ibid.
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vie, mais la vie en nous, pour se libérer de l’enroulement et de l’endur cissement, doit se contredire. Si bien que l’intelligence, par elle seule, ne sait pas où elle va, de sorte que son attirance pour le monde matériel ne peut être clairement pensée par elle, et s’offre comme une obsession (1). L’obsession est ce qui ne peut se manifester claire ment et échappe au moment où elle va être formulée : l’obsession de l’inerte et du spatial, qui hante l’intelligence, ne peut être exprimée clairement par l’intelligence, parce qu’elle traduit un mouvement de la vie à travers l’intelligence, mouvement qui échappe à l’intelli gence. L’intelligence est ainsi déchirée par le même conflit qui oppose la vie et l’inerte, mais elle vit ce conflit à l'envers, sous la forme d’un compromis entre la durée pure de la vie et la pure spatialisation de la matérialité homogène (2). Ces compromis sont la forme aliénée des chiasmes de la conscience vivante. Il est intéressant de remarquer que cette dégradation du chiasme en compromis ne modifie pas la nature de la conscience, qui demeurera donc vivante même dans sa plus profonde aliénation : la conscience est simplement atténuée, endormie : On peut en déduire que la relation du moi profond et du moi superficiel ne sera pas d’exclusion absolue, mais de recouvre ment : tout comme les arthropodes « choisirent » de se protéger par une carapace, les êtres intelligents solidifient la vie en secrétant une couche rigide qui les enferme en eux-mêmes hors du courant vital. Cette réification (f) est une inconscience, un oubli de la vie par le vivant (4). Mais l’oubli n’est pas absence, trou de mémoire; il est la persistance de la vie et de la durée au sein de la représentation, de l’homogène et du spatial : si l’élan vital est une impulsion donnée une fois pour toutes (5), en récompense il est une impulsion qui ne (1) (2) (3) (4) (5)
DZ, DI, DI, DI, EC,
75, 108, 137 (C, 68, 89, 120) ; MM, 165 (C, 290). 169-171 (C, 147-149)133 (C, 116-117). 97-99 (C, 86-88). 254-255 (C, 710-711.)
L'IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON
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peut être abolie nulle part. La vie ne peut mourir, elle somnole. Cette somnolence est de l’ordre de l’obsession; la vie ne s’apparaît plus dans la conscience que comme réfraction (i), nous sommes dans le monde des illusions (2) et des fantômes (3). Au contraire de Peter Schlemihl, nous ne sommes plus qu’une ombre sans corps. On pourrait s’étonner que la vie s’aliène ainsi au niveau de la conscience humaine avec plus de complexité que dans les formes plus rudimentaires, comme la conscience animale, par exemple. Mais cela se comprend si l’on songe que la vie procède par complexité croissante; ce qui rend si profonde l’aliénation de la vie en l’homme, c’est qu’en l’homme les chiasmas structuraux sont plus complexes et plus organisés qu’en tout autre être (4). En gros cette architecture de la conscience vivante est la suivante : le vivant par la première étape de l’aliénation se solidifie et se coule dans le langage, ce qui entraîne une confusion entre le sentiment vivant et son objet (5), qui devient alors un état vécu (6) qui se pose face à une conscience qui, elle-même, se vide de vie et devient pure forme subjective abstraite (7). Les états sont pour cet ego formel une pure multiplicité numérique qui transforme les chiasmes vivants de la conscience en compromis de l’intellect. Ces compromis sont de deux genres : les uns résultent de la projection de la durée dans l’espace et font apparaître l’idée abstraite d’un temps universel des choses qui transforme pour l’esprit toutes les genèses réelles en structures intellectuelles de la conco mitance spatiale ; les autres résultent de l’introduction de cette spatialité temporelle dans la durée vécue qui est alors transformée en une homogénéité. Ce sophisme qui fonde l’espace sur l’homogène (1) (2) (3) (4) (5) (6) (7)
D7, DZ, DI, DI, DI, DI, DI,
102, 137, 163 (C, 90-91, 120, 142). 126, 173, 179 (C, iio-iii, 150-151, 155-156) ; EC, 341 (C, 783-784) * 124, 174 (C, 109, 151). 81, 83-84, 89-90 (C, 72-73» 74-76, 79-8i). 97, 126 (C, 86-87, iio-iii); RI, 117 (C, 460). 133 (C, 116-117). 97 (C, 86-87).
LA PERVERSION DE LA VIE
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et l’homogène sur l’espace ne peut apparaître, car il est masqué par le langage qui emploie les mêmes termes pour désigner les deux procès. Par exemple : l’unité abstraite est soit la somme des parties homogènes saisies synthétiquement, soit la partie homogène séparée . de ses homologues par projection dans l’espace. La troisième étape, enfin, va achever le procès de perversion. Jusqu’à maintenant, c’est dans l’expérience et la connaissance de l’expérience que la vie avait été oubliée. Maintenant, c’est par un écart au sein même de la conscience que l’oubli va s’épaissir. Inté riorisée, la différence de la vie profonde et des symboles superficiels devient différence entre l’intelligence abstraite et Yénergie du vouloir. C’est à ce niveau qu’il convient de placer la critique des pouvoirs de l’intelligence et de l’intellectualisme (1). Il n’y a pas d’anti-intel lectualisme ou d’irrationalisme de principe chez Bergson : il ne faut pas renoncer à l’intelligence, mais au contraire la délivrer (2), la vivifier, mieux encore : la faire surgir de la pression de la force morale en nous (3) et ce jaillissement créateur n’est autre chose que la vie réveillée en nous (4). Les grands philosophes jouent dans ce domaine spéculatif le rôle qui revient au génie dans l’art, au héros en morale, et au bon sens dans la vie pratique : ils se laissent pousser par le courant de la vie créatrice et leur doctrine a ainsi la « souplesse », la plasticité et la fécondité créatrice de la vie (5). Mais l’intelligence abstraite achève le cycle de l’oubli de la vie : la volonté la laisse prendre des décisions; nous avons installé en nous un mécanisme qui opprime le jaillissement spontané, nous détermine de l’intérieur comme nous avions commencé à penser que les choses extérieures se déterminent l’une l’autre. L’harmonie de la (1) (2) (3) (4) (5)
MR, 86-96 (C, 1046-1055). Le bon sens..., in EP, I, 93. Ibid. ES, 11-13 (C, 822-824). Le bon sens..., in EP, I, 92-93.
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L’IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON
conscience vivante et de la vie est remplacée par l’accord abstrait de deux formes aliénées : à l’antinature mécanique et objectivée correspond une anticonscience qui se croit elle-même automatisme naturel et irréflexion. Si Bergson critique vigoureusement cette intelligence abstraite, ce n’est pas par irrationalisme, car l’intelligence peut être aussi bien synthétique qu’analytique (i), et, au lieu de se considérer elle-même comme une machine à calculer et dérouler des conséquences (2), elle peut être la vie propre du corps vivant de mes idées (3). Pour opérer ce retour de l’analytique au vivant créateur, il faudra surmonter un certain nombre d’obstacles, mais ces obstacles qui empêchent l’accès direct de la conscience à la vie absolue sont précisément les mêmes qui, d’un autre côté, empêchent l’entendement analytique de tout réduire à son schéma rigoureux, comme on le voit en consi dérant l’art du roman qui s’exprime dans le monde des habitudes analytiques et parvient cependant, imperceptiblement, à disposer l’esprit au retournement de la philosophie (4). Nous allons étudier maintenant les moments de ce retour et de ce retournement de la conscience vers la vie à travers les obstacles de la conscience humaine. (1) (2) (3) (4)
DI, Di, DI, DI,
101-102 153-154 101-102 99-100,
(C, (C, (C, 124
90). 134). 89-92). (C, 88-89, 109).
Chapitre VI
LE RETOUR AU MOI PROFOND ET L’ENRACINEMENT DE LA CONSCIENCE DANS LA VIE i. Les moments du retour Le retournement propre à la démarche philosophique va s’opérer en trois moments, correspondant aux trois moments de la perversion de la conscience. Mais il faut remarquer dès maintenant que Bergson, par la manière dont il décrit ce retournement, rejette un certain nombre de présupposés de la tradition métaphysique. En effet, si la critique philosophique commence à attaquer la perversion par sa première forme en ce qui concerne son contenu, par sa démarche, au contraire, elle fait appel immédiatement à l’intel ligence vivante dont on aurait pu supposer qu’elle n’aurait pu être redécouverte qu’à la fin de la démarche critique et réflexive. Consi dérons, en effet, Y Essai sur les données immédiates : sa première partie analyse la perversion fondamentale — celle de la quantification des vécus — et le recours à la pensée symbolique qui est lié à cette perversion. Nous sommes à un niveau où la transformation de Y âme comme être vivant en une conscience qui pose son vécu comme objet a déjà eu lieu, et elle doit nécessairement avoir déjà eu lieu, car autrement l’âme ne serait pas entrée dans le procès de la superfi cialité et de la pensée analytique. Au sein donc de la représentation
io8
L’IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON
abstraite du moi superficiel doit demeurer présente une possibilité de retour. Nous trouvons ici le problème du commencement * de la contradiction entre le caractère nécessaire du commencement radical et la radicalité de la perversion qui rend le commencement toujours problématique. Le problème ne peut recevoir de solution que par la redécouverte de la vie et ainsi la démonstration bergsonienne sera centrée sur la seconde étape du retour, dans l’indistinction originaire de la forme et de la matière, dans cette indistinction retrouvée par la mise en évidence de la durée qui joue ainsi pour la philosophie de la vie comme pour la description du vécu un rôle privilégié (i). La démarche par laquelle Bergson va dévoiler la vie comme étant la seule puissance synthétique réelle, en nous et hors de nous, doit comporter, si nos hypothèses sont exactes, trois étapes. Et préci sément dans la conclusion de l’B/w/ sur les données immédiates Bergson présente les choses de cette manière (2) : 1. La première partie de V Essai s’attache au problème de l’in tensité des états psychiques, elle prend l’état isolé dans sa singularité et, par là, elle rompt avec l’inertie, l’abstraction et l’habitude de juger de la vie à travers les représentations symboliques. Nous devons ainsi aller au-delà de la monotonie et de la banalité (3) et rechercher la qualité propre à Y existence vivante (4). Par là, l’intelligence est sommée de faire attention à l’existence réelle en saisissant une de ses expériences et en se laissant naïvement porter par le mouve ment de cette expérience spontanée; (1) Ce noyau de démonstration servira à son tour de point de départ à Matière et mémoire. Sur l’ordre de l’œuvre entière de Bergson, voir IIe partie, chap. VIII. (2) DI, 169-174 (C, 146-151). (3) Jerphagnon, Entre la solitude et la banalité, in Revue de morale et de méta physique, IfXVII, n° 3 (juillet-octobre 1962), pp. 322-329. (4) Bergson parle du vivant et non du vécu : DI, 75, 79, 98-99, 103-104, 123124» 136, 137, 147, 170 (C, 67-68, 71, 87-88, 91-92, 108-109, IX9» I2°» I29» x48).
LE RETOUR AU MOI PROFOND
2. La seconde partie de F Essai nous fait passer de la considération d’un état à la multiplicité des états * à leurs séries et par là elle critique le phénomène de l’extériorisation qui, par la distraction de la conscience, conduit à la représentation mathématique du temps homogène. Nous remontons ici au juste sentiment de la durée' * Enfin, la perversion de la durée en temps homogène faisant surgir les faux problèmes de la liberté et du déterminisme, la troisième partie de YEssai élucide la systématique des rapports d’organisation et met en lumière le concept de détermination volontaire comme essence profonde de la vie au sein du moi. Dans cette troisième étape la réflexion détruit l’obstacle des compromis qui faisaient croire à la conscience endormie qu’elle était en contact immédiat avec le réel. On découvre alors qu’il y a trois formes du compromis : a) le compromis entre qualité pure et quantité pure dans la perversion de l’intelligence qui transforme l’intensité en grandeur intensive : « Vous en trouverez l’origine dans un compromis entre la qualité pure, qui est le fait de la conscience, et la pure quantité qui est nécessairement espace » (i); b) le compromis entre multiplicité de fusion et multiplicité de distinction dans la perversion de la durée en temps homogène : « Le nombre, ou multiplicité distincte, résulte donc, lui aussi, d’un compromis » (2); c) le compromis entre la succession sans distinction, qui est propre à la durée pure, et la distinction sans succession, qui est un trait essentiel de la simultanéité, dans la perversion de la liberté déterminante en simple choix rationnel : « Ici encore un compromis intervient » (3). Ces compromis sont la figure négative de J’échange positif et (1) DIt 169 (C, 147). (2) Di, 170 (C, 147). (3) DI, X7I (C, 149).
IIO
L’IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON
réel des différences et des intégrations dans la vie (i), mais non des compromis que Bergson lui-même établirait entre des idées opposées comme le croyait Berthelot (2). Le compromis est la forme instan tanée de l’opposition des deux mouvements de la vie et de la maté rialité en nous, quand on arrête la descente de la conscience vers la représentation de l’homogène absolu et avant que le mouvement de remontée vers la vie n’ait été commencé. Le compromis est la forme encore négative du retournement. Et comme il y a trois compromis, nous allons étudier dans un même mouvement : les trois formes de la perversion de la conscience, les trois compromis, et les trois moments du retour. L’unité de ces trois triades sera donnée dans l’étude des trois obstacles à une pensée correcte de l’idée de vie.
2. Premier
obstacle
:
le langage
Le langage est le lieu de manifestation et de solidification défini tive des erreurs de notre conscience sur la nature et sur elle-même. A l’intérêt que nous avons à préférer les objets extérieurs à nos états internes, le langage vient apporter la possibilité de passer du niveau de Vintérêt au niveau de la convention (3). L’intérêt commun n’est pas une simple extension de l’intérêt individuel : il atteint le niveau de l’exposé scientifique dans la psychophysique. Le langage nous permet de croire que nous savons de quoi nous parlons parce que nous sommes compris de ceux à qui nous parlons : ce lien inter subjectif que nous obtenons en utilisant les termes généraux et abstraits comme volonté, amour, douleur, est en même temps un lien entre le sentiment de la vie immédiate et la conscience de cette vie, si bien que nous croyons que la vie s’élève en moi au niveau (1) (2) (3)
MR, 4-5 (C, 164) ; MR, 64-65 (C, 210-211) ; PM, 215 (C, 1422-1423). Berthelot, Le pragmatisme partiel de Bergson, pp. 164-165. DI, 52 (C, 49).
LE RETOUR AU MOI PROFOND
ni
de la conscience de la vie par la médiation du langage, alors qu’en fait la possibilité du langage et de sa déviation doit être fondée dans la vie elle-même et dans son rapport à la conscience qu’elle engendre. On peut penser que d’une certaine façon le langage est peut-être le rapport vrai de la vie et de la conscience, mais ce rapport est absolument masqué par l’usage immédiat que nous faisons du lan gage : au lieu à?exprimer, il traduit le vécu de la conscience vivante (i). Mais cette traduction ne peut être entière, elle s’épuise en vains efforts pour rejoindre le noyau vivant qu’en fait elle fuit de plus en plus. L’impuissance diachronique du langage monnaie en fait par le menu l’impossibilité qui est liée à l’usage même du langage : « La pensée demeure incommensurable avec le langage » (2).
Et prenons garde qu’il ne suffit pas d’être parvenu à la conscience de cette incommensurabilité de la pensée et du langage pour être sur le bon chemin, car on pourrait en déduire que le langage est une étape intermédiaire qui conduit de la vie, conçue comme la réalité se développant inconsciemment, à la pensée, posée comme réalisation de l’absolu immobile et parfait. Car ce que vise Bergson, ce n’est pas le dépassement du langage vers un être qui contiendrait le sens de ce qui s’esquissait dans la vie, mais le retour du langage à la vie, par dégagement des idées du matériel verbal en un premier temps, puis par retour de la pensée ainsi libérée vers « la chaleur et la mobilité de la vie » (3). C’est littéralement qu’il faut entendre la formule de la redécouverte de la vie en nous : « (la philosophie) veut que chacun de nous reconquière la vérité par la réflexion, la mérite par l’effort, et la faisant pénétrer profondément en soi, l’animant de sa vie, lui imprime assez de force pour féconder la pensée et diriger la volonté » (4).
(1) DI, 124 (G, 109). (2) DI, 124 (G, 109) ; cf. Le bon sens..., in EP, I, 91. (3) Le bon sens..., in EP, I, 91. (4) Ibid.
112
L’IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON
Le langage est ainsi un double obstacle et aussi un double moyen pour la philosophie de la vie. Un double obstacle parce qu’il convertit le vivant en forme idéelle pour la pensée, et, au même moment, double cette conversion, qui n’aurait en soi rien d’illégitime, de l’impossibilité pour la forme de renvoyer à ce qu’elle est censée indiquer, et par là une simple critique de l’abstraction du langage ne suffit pas, car une telle critique laisserait croire qu’entre le langage et la vie il y aurait une coupure dont rien ne saurait rendre raison (i). Ainsi, le langage opère bien une double aliénation de la vie, en résorbant la dualité du profond et du superficiel (2) qu’il avait contribué à faire surgir (3). De ce double obstacle, la philosophie va faire un double moyen de retour à la vie. Car le langage perverti conserve un pressentiment de la vie dont nous trouvons l’indication dans l’art, qui n’est pas découverte de la vie, mais nous ouvre les yeux sur notre état de perversion : « (les formes grossières et conventionnelles) présentent une simplification commode, et chez beaucoup d’entre nous, elles continueront de s’interposer ainsi, jusqu’au jour où l’art viendra nous ouvrir les yeux sur la nature » (4)
— sur la nature, mais non encore sur la vie. Cette possibilité de l’ouverture de la conscience à la vie par la redécouverte de la nature dans l’art est due au fait que l’art n’exprime rien, mais qu’en usant des procédés de nos représentations aliénées il imprime en nous des sentiments (5) qui, venant emplir l’âme entière, réveillent en elle cette totalité vivante des idées et des sentiments (6). Par là, l’art suggère (7) et> transformant notre impression sensible en un commen(1) (2) (3) (4) (5) (6) (7)
Cette manière de voir conduit au thème « psychologie et métaphysique ». DI, 96 (C, 85). DI, 98 (C, 87). Le bon sens..., in £P, I, 90. DI, 12 (C, 14). Ibid. DI, 11 (C, 14).
LE RETOUR AU MOI PROFOND
”3
cernent de mouvement et d’action, nous révèle que les perceptions renvoient à l’action, que les choses inertes sont la retombée de mouvements d’engendrement et de création (1). L’art, répétant volontairement l’illusion de la conscience pervertie, révèle cette illusion comme illusion et laisse soupçonner le mouvement de la vie (2) en endormant nos résistances et en nous faisant découvrir que les « faux » sentiments, les émotions « irréelles » que nous « subis sons », comme spectateurs de l’œuvre, sont plus réelles et plus vraies que les « sentiments » abstraits de la « vie » quotidienne (3). Seul donc, ce qui est vivant exprime (4), et si nous conservons l’illusion d’exprimer quelque chose de notre vraie nature dans le langage commun, en poussant jusqu’au bout cette illusion nous retrouverons la vie (5). Cette analyse de l’ambiguïté du langage a mis en lumière le rôle décisif qu’il joue dans la consolidation des illusions du sens commun et de la science mécaniciste, mais on ne peut en déduire que son rôle dans la perversion de la conscience soit premier ou fondamental. Il est peut-être nécessaire que notre usage du langage participe à la perversion et la renforce, mais il n’est pas évident que là soit la cause fondamentale. Et, de fait, dans les textes de la période 1882-1895, Bergson attribue au langage un rôle d’appoint dans la perte du sens de la vie. Ce qui apparaît dans un texte comme celui-ci : « La conscience, tourmentée d’un insatiable désir de distinguer, substitue le symbole à la réalité, ou n’aperçoit la réalité qu’à travers le symbole. Comme le moi ainsi réfracté, et par là même subdivisé, se prête infiniment mieux aux exi gences de la vie sociale en général et du langage en particulier, elle le préfère, et perd peu à peu de vue le moi fondamental » (6).
(1) (2) (3) (4) (5) (6)
DI, DI, DI, DI, DI, DI,
n-13 (C, 84 sq.). 99-100 (C, 88). 11-12 et 99-100 (C, 14 et 88). 12 : la sculpture et l’architecture. 123-124 (C, 108-109). 95-96 (C, 85).
P. TROTIGNON
H4
L’IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON
Il faut donc que ce moi superficiel ait déjà vu le jour, ce qui suppose la réfraction de la conscience, qui elle-même renvoie à l’usage perverti des symboles qui à son tour ne peut apparaître que sur le fond de la pensée de l’homogène. Le langage semble donc lié plus à la solidification des formes qu’à leur constitution. Ainsi, examinant le problème de l’acte libre, Bergson montre que la représentation symbolique du choix entre deux « directions » ne satisfait pas le goût du sens commun pour les abstractions claires, si bien que le sens commun, à l’aide du langage, transformera ces directions en choses inertes, en chemins prédé terminés (i). Le langage est ainsi lié à la solidification de la vie en structures réelles et, de plus, il va masquer cette solidification (2). Par la solidification, le langage va contribuer à faire apparaître non le moi superficiel dans son intégralité — puisqu’il doit déjà exister pour que l’entreprise analytique de l’entendement ait un sens (3) — mais la couche superficielle de ce moi superficie/, la surface de contact entre le moi et les choses : il en faut une en effet, maintenant que l’unité de la pure durée a été morcelée en un sujet passif et un monde de choses. Par cette surface de contact nous serons réceptifs au monde de mots dont nous sommes entourés, les idées toutes faites vont nous atteindre et nous séduire, ce qui n’aurait eu aucun sens auparavant (4). Et, ce qui nous vient ainsi par un langage opacifié tombe sur la couche superficielle du moi superficiel et i° ne pénètre pas plus avant, sans toutefois z° glisser à la surface : des concrétions aber rantes se forment, des « végétations indépendantes » (5), un « moi
(1) DI, 132-133 (C, 116). (2) DI, 147 (C, 129) ; Analyse de l'ouvrage de Guyau..., in EP, I, 80. (3) I/animal, ne parlant pas, n’aurait pas de moi superficiel. Mais c’est parce que ce moi superficiel serait absent de l’instinct que l’animal ne parlerait pas, non l’inverse. (4) DI, 125 (C. no). (5) IM.
LE RETOUR AU MOI PROFOND
nj
parasite » « au sein même du moi fondamental » (1); ce « moi arti ficiel » ne cesse « d’empiéter sur l’autre », ce qui nous indique que des rapports de forces subsistent et que la vie continue sous ce décor d’abstractions. Mais il ne suffit pas de prendre conscience de cette présence cachée de la vie, il faudra encore, par l’effort positif de la philosophie, soigner et redresser l’homme. Pour cela le langage pourra servir (2) de point de départ à la réflexion. L’intuition de la vie absolue ne peut pas être immédiate, car il est rare qu’un esprit soit assez peu éloigné de la vie absolue pour y revenir seul (3). Il faudra une éducation et ce sera son rôle « non pas tant d’imprimer un élan, que (...) d’écarter les obstacles » (4). Ce qui suppose que le langage n’est pas purement négatif, qu’il peut et doit servir de moyen d’éducation. On prendra donc appui sur le contenu inerte de l’âme engourdie et on essaiera de le dépasser en ramenant l’âme à la perception de la vie absolue en elle : « Force nous est bien d’adopter provisoirement cette philosophie et cette science toutes faites ; mais ce ne sont là que des points d’appui pour monter plus haut. Par-delà les idées qui se sont refroidies et figées dans le langage, nous devons chercher la chaleur et la mobilité de la vie » (5).
Le chemin de la transcendance est le même que le chemin de l’immanence, ce qui sera, nous le verrons plus loin, le trait fonda mental de la vie (6).
3. Deuxième
obstacle
: les
symboles noétiques
Une fois admis que le langage constitue la cause auxiliaire indispensable à la solidification du moi superficiel et à notre aveu(1) Ibid. (2) DI, 98-101, 122-126 (C, 87-90, 107-m). (3) Le bon sens..., in EP, I, 89. (4) Ibid. (5) Le bon sens..., in EP, I, 91. (6) EC, 43-44 (C, 531).
116
L’IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON
glement sur cette solidification, il faut examiner maintenant le mauvais usage de la pensée symbolique : « (...) beaucoup d’entre nous voyagent à travers rexistence, les yeux fixés sur des formules qu’ils lisent, dans une espèce de guide intérieur, négligeant de regarder la vie, pour se régler simplement sur ce qu’on en dit, et pensant d’ordi naire à des mots plutôt qu’à des choses » (i).
Nous discernons ici un nouvel usage du langage : la substitution des mots au réel, non comme simples signes d’une « portion du réel découpée grossièrement (...) selon (la) commodité et (les) besoins >>(2), mais par une volonté « obsédée » (3) de décomposition et de recompo sition abstraites. Le symbolisme apparaît lorsque nous voulons exprimer l’unité de nos états de conscience et déterminer la nature des séries d’états de conscience, qui, ne faisant pas partie de la multiplicité spatiale de juxtaposition, ne pourront être comptés que « par quelque pro cessus de figuration symbolique » (4). La multiplicité qualitative et la multiplicité quantitative nous apparaissent comme deux séries en correspondance bi-univoque : nous assignons à chaque état vécu de la multiplicité qualitative une cause dans la multiplicité quanti tative ; cette assignation, qui a quelques justifications pour elle « lorsqu’il s’agit de sensations dont la cause est évidemment située dans l’espace » (5), est étendue à tous nos états de conscience, dont la multiplicité est alors étendue et déroulée, non dans l’espace réel, ce qui n’aurait aucun sens, mais dans un espace idéal (6) où nous (1) Le bon sens..., in EP, I, 90. (2) Ibid. (3) DI, 74-75» 95-96, 100, 137, 166, 170, 174, 175 (C, 67, 85, 89, 120, *I44 i45, 148, 151, 152) ; Analyse de Vouvrage de Guyau..., in EP, I, 82 ; Le bon sens..., in EP, I, 90. (4) DI, 64 (C, 58). (5) Ibid. (6) DI, 64 (C, 58).
LE RETOUR AU MOI PROFOND
IT7
avons l’impression illusoire de compter des unités de la multiplicité interne. Mais cet espace idéal ne peut être l’espace réel et ne peut jouer le même rôle que l’espace réel. L’espace idéal est celui qui nous sert dans la vision instantanée et simultanée d’un ensemble qui est réduit à sa représentation idéelle : « Mais laissons de côté les cinquante moutons eux-mêmes pour n’en retenir que l’idée. Ou nous les comparons tous dans la même image, et il faut bien par conséquent que nous les juxtaposions dans un espace idéal (...) » (i).
Cet espace idéal ne peut servir à compter au sens propre du mot. Quand donc nous disons compter nos états de conscience, nous opérons en fait un compromis entre la conscience immanente du vivant et l’énumération distincte de la multiplicité externe. Cette « quantité en un certain sens » (z), c’est Vintensité. Les variations d’intensité jouent ainsi dans la conscience de soi le rôle de substitut de la perception réelle de la vie, la variation d'intensité rétablissant, sous forme d’ombre et d’atténuation, la multiplicité de fusion, puisqu’elle est vécue comme qualitative tout en permettant la quanti fication du qualitatif en une multiplicité quasi étendue (l’espace idéal). Et par là, le temps homogène qui nous masque la durée nous permet malgré tout de conserver l’illusion de vivre dans la durée, par le moyen de l’idéalité de l’espace dans lequel nous opérons la correspondance subtile de l’objectif et du subjectif. La vie nous apparaît alors comme le résultat de la rencontre d’un sujet avec le monde des objets inertes au lieu de nous apparaître comme ce qu’elle est, comme mobilité de fusion qui rend possible l’apparition dérivée du sujet abstrait et de l’objet solidifié. Nous comprenons alors l’apparition des symboles ; puisque nous croyons qu’il existe réellement le sujet d’un côté et les objets
(i) Di, 57 (C, 52). (2) DI, 67 (C, 61).
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de l’autre, nous pouvons, par une variation abstraite supplémentaire, nous demander ce qui se passerait si nous supprimions l’un des deux termes. Il nous apparaît qu’en dehors du moi il n’y a qu’extériorité réciproque, sans aucune succession, et ce qui fait que les simultanéités sont liées par une succession dans le sujet, c’est l’exis tence de la conscience réflexive « puisque la succession existe seule ment pour un spectateur conscient qui se remémore le passé et juxtapose les deux oscillations ou leurs symboles dans un espace auxiliaire » (i). Le symbolisme de la pensée se montre sous son vrai jour pour peu que l’on prête un peu attention à son rôle. Il est un moyen pour la réflexion de justifier sa prétention à la représentation de l’expérience immédiate, en rétablissant artificiellement au sein du sujet un système de relations qui justifie la prétention de la même représentation à être dans un même mouvement affection du sens interne et saisie du réel extérieur. La pensée symbolique rétablit ainsi au niveau de la réflexion la continuité de fusion de la vie que cette même réflexion avait fait disparaître. Nous verrons plus tard comment et pourquoi cette symbolique est liée dès son apparition à la croyance en une impéné trabilité de la matière qui assure à la représentation sa consistance ontologique du côté de l’objet. Pour l’instant, le côté subjectif seul nous intéresse, et ce côté subjectif peut se caractériser ainsi : de la comparaison de l’espace réel et de la durée réelle « naît une repré sentation symbolique de la durée, tirée de l’espace » (2). A vrai dire, la représentation symbolique de la vie n’est pas absolument fausse, elle est ambiguë. Par exemple, si je symbolise la durée vécue par la série de points qu’est une succession de battements de métronome (3), je rends impossible une représentation cohérente de la durée vivante (1) DI, 81 (C, 73). (2) Di, 82 (C, 73). (3) DI, 78 (C, 70-71).
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dans l’instant même où je prétends pouvoir la représenter, car : a) si je prends la série des battements en une fois, il n’y a plus succession, mais perception d’un ensemble idéal de points abstraits dans l’espace idéal; b) si je veux saisir chaque élément individuellement dans l’espace réel, j’obtiendrai des simultanéités non liées, puisque nous avons rigoureusement distingué l’extériorité des parties de l’extérieur, d’une part, et, d’autre part, l’intériorité réciproque des expériences du vivant; c) si je veux conserver à la fois le bénéfice de la totalité et l’avan tage de la singularité, ou bien nous juxtaposons et nous sommes ramenés à l’hypothèse a), ou bien nous rétablissons le flux réel de l’expérience vivante et nous ne symbolisons plus. C’est donc parce que nous arrêtons ce mouvement dialectique de la réflexion sur le symbole que la pensée symbolique devient un obstacle à la représentation de la vie. Pourquoi cet arrêt ? Parce que dans la vie la relation de l’Être à l’Un n’est pas simple mais double : il y a une unité du mouvement créateur de la vie et aussi une unité du mouvement de chaque être vivant comme totalité organique viable. Dans le premier cas, l’Un apparaît comme un au-delà de l’Être, plus profond que l’Être qui en comparaison de l’Un est abstrait; dans le second cas, l’Être est la seule réalité, l’Un est l’horizon idéal qui ne peut être thématisé pour la réflexion. Cette double relation de l’Un et de l’Être, nous la trouvons ici au sein de l’expérience consciente : d’un côté, chacune de nos expériences n’est qu’une expression instantanée de la totalité en mouvement qu’est notre âme, d’un autre côté chacune de nos expériences, dans la mesure où nous pouvons la mettre en relation avec une cause spatiale extérieure, apparaît comme la seule réalité présente et réelle, le passé et l’avenir n’étant donnés à la réflexion que par un acte synthétique supplémentaire. Ainsi, le présent vivant peut être exprimé soit comme présent soit comme vivant : et dans les deux cas symboliquement. Comme présent * il est un terme dont l’identité peut être établie,
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désignée, nommée par référence à un objet extérieur et par la média tion du langage; mais alors il n’est pas vivant. Comme vivant, il est un élément attiré et préformé par le mouvement de la vie qui le fait surgir pour aussitôt se l’intégrer et, par là même, se modifier et le modifier. Ce double rôle de l’unité, selon qu’elle est considérée comme élément identique à d’autres dans un ensemble ou comme unité de l’ensemble lui-même, est ce qui rend possible le « (déploie ment) dans l’espace, sous forme de multiplicité numérique, (de) ce que nous avons appelé une multiplicité qualitative, et de considérer l’une comme l’équivalent de l’autre » (i). Ce qui nous permet de retrouver Vidée de vie, comme nous l’avions déjà rencontrée, à savoir comme unité synthétique des chiasmes. Une différence cependant est à noter. Nous avions dit que la vie s’opposait à la matière en un chiasme dont le point nodal est Vêtre vivant, c’est-àdire que nous nous représentions abstraitement ce mouvement d’éclaircissement. Mais c’est dans l’être vivant que le chiasma existe comme synthèse déterminée et intériorisée : la vie est ici synthèse de soi-même et de la matière; la vie est la différenciation originaire qui se modifie soi-même et est par là mouvement substantiel de la durée vécue (2). La durée vécue est la vie qui se pose comme substance subjective individualisée. Étudier la spatialisation de la durée vécue en moi est découvrir la vie comme ce qui a le pouvoir de s’affecter soi-même selon un double mouvement de perversion et de libération. La durée est le divers synthétique et hétérogène des tensions qui coexistent dans la simultanéité; la substance spirituelle qu’est la conscience est ainsi nécessairement liée à un organisme qui est le système d’explication et d’étalement analytique des divers niveaux de tension : la continuité de la vie intérieure (psychique) est le mouvement continu (1) DI, 92 (C, 82). (2) Deleuze, La conception de la différence chez Bergson, in Les études bcrgsonienues, IV (1956), p. 88.
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de la vie qui subsiste au sein de l’extension qui la spatialise. Mais ce mouvement continu de ma vie intérieure dans le temps est indé finiment continué et c’est cette intégration perpétuelle et ce dépassement perpétuel par l’intégration qui empêchent l’extension de la matière selon l’étendue d’aller jusqu’à son achèvement (i). Mais, récipro quement, c’est le mouvement discontinu d’extension de l’étendue, qui est successivement ses différents degrés, qui permet à la durée de la conscience de n’être pas un reflet irréel de la subjectivité, mais la manifestation concrète de la vie (2). Cette dualité interne à la vie, dualité de l’Un comme acte qui crée l’Être et de l’Être sous la forme plurielle des êtres qui sont chacun une unité pour soi, cette dualité n’implique en soi aucune contradiction, tant du moins qu’elle n’est pas soumise à la forme de la représentation. Or, nous savons qu’elle y est nécessairement soumise par notre conscience, parce que celle-ci veut à la fois analyser et comprendre. Comme elle ne peut faire les deux en même temps, comme elle ne peut simultanément vivre le « se faisant » et analyser le « tout fait », elle va dissocier les deux sens de l’Un et les relier par un sens symbolique parfaitement légitime quand on le comprend comme simplement symbolique. Mais comme ce lien est ici externe, comme les deux sens de l’Un sont disjoints pour être mis en relation intelligible, et comme une relation intelligible nous donne la connais sance des choses telles qu’elles sont, la conscience va poser le type de relation d’extériorité qui lui permet de saisir correctement le réel inerte comme modèle de toute compréhension, et en particulier d’ellemême, parce qu’elle est ce par qui et pour qui les explications ont un sens. Le dédoublement qui rend nécessaire et légitime le recours aux symboles va ainsi s’intérioriser et devenir dédoublement imma-
(1) EC, 203-204 (G, 666-667). (2) EC, 237-251 (G, 696-708) ; PM, 37 (C> 1280-1283) (avec la note) ; Husson, in Actes du Xe Congrès, p. 139.
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nent à la conscience, qui rejaillira aussi sur la représentation que nous nous faisons de la vie. La conscience réflexive va ainsi attribuer à l’être de la conscience, à la conscience vivante, le type de la relation symbolique. On voit aussitôt l’erreur : elle consiste à attribuer à la vie comme loi de constitution ce qui ne vaut que comme représentation symbo lique de la vie che^ un être qui est à la fois vivant et conscient d’être vivant par ce qui est précisément en lui perte du sens de la vie (i). L’instinct animal échappe peut-être à ce risque, mais c’est parce que la conscience de l’animal n’est pas conscience réflexive d’être un vivant, mais conscience vivante du monde qui lui sert de milieu immédiat pour la vie. Le symbolisme se pervertit donc en pénétrant dans le domaine de la conscience de soi, mais nous ne pouvons nous empêcher de l’y faire entrer dès que nous avons rétabli en nous la continuité par le recours à des actes de remémoration qui lient le présent, comme originalité et singularité vivante, à des passés, qui se rapportent au présent doublement : au présent en tant que présent par la res semblance de leurs identités respectives (unité au sens n° 2) et au présent en tant que vivant par leur identité propre (unité au sens n° 1), par leur insertion sous le même signe « Je » qui désigne abstrai tement et réflexivement le courant de la vie en nous et sa permanence. Examinons donc cette intériorisation de la relation symbolique dans le moi. Elle commence par le dédoublement du moi en, d’une part, moi présent et réflexif qui examine un ensemble passé, et, d’autre part, moi passé, pris comme objet de la réflexion observante. Le moi présent vivant ne vaut alors que comme sujet non-vivant qui pose les relations et les explique, et le moi passé, arraché au flux vivant, ne vaut plus que comme objet non-vivant. Mais c’est en lui que le courant de la vie est artificiellement réintroduit comme problème et choix de solutions : ainsi Bergson montre comment adversaires et défenseurs de la liberté se représentent la série des (1) Husson, loc. cü.
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actes passés dans un schéma spatial, comme une série de bifurcations et de chemins, et réintroduisent dans ce schéma symbolique le courant créateur de la vie qui en avait été exclu. Tout comme il y a selon Hegel des ruses de la raison, il y a selon Bergson des ruses de la vie : quand nous avons mis tous nos soins à immobiliser la vie en nous et hors de nous par des représentations symboliques et abstraites, il nous est nécessaire, pour que ces représentations soient autre chose qu’un roman, d’y réintroduire la vie et le mouvement; Bergson écrit, en parlant de la figuration spatiale de l’activité passée du moi : « (...) si je creuse au-dessous de ces deux solutions opposées, je découvre un postulat commun : les uns et les autres se placent après l’action X accomplie, et se représentent le processus de mon activité volontaire par une route MO qui bifurque au point O, les lignes OX et OY symbolisant le processus de mon activité volontaire » (i).
Le symbole au sein d’une représentation qui visait à donner l’explication du tout fait se charge ainsi subrepticement aussi de l’activité vivante du se faisant. Et Bergson continue : « (...) 11 ne faut pas oublier, en effet, que cette figure, véritable dédoublement de notre activité psychique dans l’espace, est purement symbolique, et, comme telle, ne pourra être construite que si l’on se place dans l’hypothèse d’une déli bération achevée et d’une résolution prise » (2).
Ainsi, le symbolisme que la conscience avait établi pour rendre compte du monde extérieur et des rapports entre la durée vivante de la conscience et ce monde extérieur déteint sur la conscience elle-même, par l’intermédiaire de ce « moi parasite » dont nous avons vu précédemment la fonction. Mais alors le symbole, dans ce mauvais usage du symbolisme, (1) DI, 135 (C, 118). (2) DI, 135 (C, 118).
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change de fonction et de nature et devient Yimaginationy le pouvoir de création et d’utilisation des images : « (...) c’est admettre la possibilité de se représenter adéquatement le temps par de l’espace, et une succession par une simultanéité. C’est attribuer à la figure qu’on a tracée la valeur d’une image, et non plus seulement d’un symbole (...)» (i).
En effet, l’image se donne comme copie ou comme manifestation d’un être matériel, tandis que le symbole, même s’il est apparenté par sa structure interne à ce dont il est le symbole, indique un être idéel, sans se faire passer lui-même pour un être réel; il est pure allusion et simple index (2). Le symbole ne peut ainsi être relié à la vie qu’en la dénaturant au sein même de la conscience qui est amenée à l’utiliser pour penser sa propre vie sous forme d’images : « Le moi, infaillible dans ses constatations immédiates, se sent libre et le déclare; mais dès qu’il cherche à s’expliquer sa liberté, il ne s’aperçoit plus que par une espèce de réfraction à travers l’espace. De là, un symbolisme de nature mécaniste, également impropre à prouver la thèse du libre-arbitre, à la faire comprendre et à la réfuter » (3).
Le moi, dans la répétition et la re-présentation de son activité vivante perdue, •« récapitulant les termes de la série » (4), ne revit pas son expérience, ne peut donner vie au passé, mais Vimagine. L’imagination contient et indique, si l’on veut, la vie, mais de la manière dont mon image dans la glace pourrait être dite vivante. Régler ses gestes sur sa propre mimique dans le miroir, c’est bien déterminer son mouvement propre, mais on finira vite par se faire déterminer par ce qui s’esquisse dans l’image et par sombrer dans (1) DI, 135 (C, 119). (2) D. Dreyfus, Image et langage, in Revue de renseignement philosophique, XII, n° 3, pp. 1-10. et XII, n° 4, pp. 1-7. (3) DI, 137 (C, 120). (4) DI, 136 (C, 119).
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la répétition mécanique. Il en est ainsi de l’image de l’imagination : elle a son origine dans le moi profond et vivant, mais elle se réfracte dans l’espace idéal, se solidifie et tombe ainsi dans l’attraction de l’espace réel (par exemple, nous croyons pouvoir dessiner ce qui a été vécu dans un rêve), se solidifie et complète la perversion de la conscience en devenant un objet possible pour le langage réflexif, jouant de la ressemblance de cette image imaginée dans la réflexion du moi sur soi à travers sa durée passée et de Vimage imageante qu’est la présence immédiate du monde comme sphère d’action possible du sujet vivant selon une durée qui s’ouvre devant lui (1). Devenue ainsi extérieure, assimilée abusivement à la vraie extériorité de l’image imageante (2), l’image imaginée ne pourra plus rentrer dans le courant de la vie et c’est un nouvel investissement du moi profond qui sera nécessaire pour lui insuffler quelque vie apparente. Oubliant notre vie profonde, nous consacrerons toute notre énergie à l’ani mation des marionnettes de l’imagination (3). Regardons un texte où l’on voit fort bien cet entrelacement de l’extériorisation du moi, de son rapport au monde inerte, et de la transformation du symbole en image imaginée qui nous rend la vie réelle énigmatique et incompréhensible : « Tous les jours j’aperçois les mêmes maisons, et comme je sais que ce sont les mêmes objets, je les désigne constamment par le même nom, et je m’imagine ainsi qu’elles m’apparaissent toujours de la même manière. Pourtant, si je me reporte, au bout d’un assez long temps, à l’impression que j’éprouvai pendant les premières années, je m’étonne du changement singulier, inexplicable et surtout inexprimable, qui s’est accompli en elles » (4).
Quand le symbole devient image imaginée, il se substitue au réel. Ce qui va déranger le bel édifice géométrique de nos images imagi(1) MM, 17 (C, 173) ; MM, 20-21 (C, 176). (2) MM, 24 (C, 179). (3) DI, 139-142 (C, 121-124). (4) DI, 96 (C, 86).
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nées, prises comme symboles, sera considéré comme irrationnel et en tout cas comme inutilisable pour la « vie » courante, c’est-à-dire pour l’oubli de la vie réelle : « La conscience, tourmentée d’un insatiable désir de distinguer, substitue le symbole à la réalité, ou n’aperçoit la réalité qu’à travers le symbole. Comme le moi ainsi réfracté, et par là même subdivisé, se prête infiniment mieux aux exi gences de la vie sociale en général et du langage en particulier, elle le préféré, et perd peu à peu de vue le moi fondamental » (i).
A partir de cette substitution, l’esprit est tenté d’expliquer le présent vivant par ces images imaginées — en les substituant aux images imageantes — ce qui unifiera linéairement passé, présent et avenir. Une telle erreur est le propre des philosophies associationnistes (2) qui saisissent la « vie consciente (...) par réfraction à travers l’espace » (3). Croyant vivre, nous sommes ainsi des som nambules, dont la démarche ferme et assurée trahit l’automatisme; notre moi est peu à peu gagné par cette solution de facilité; nous prenons l’habitude de tout percevoir par réfraction, nos états et ceux d’autrui (4). Cette illusion de la réflexion ne reproduit pas la vie, car confondre un état vécu et son symbole dans l’identité de l’image imaginée, c’est aussi confondre un devenir et son terme ; nos états de conscience sont en fait la qualité immanente présente d’un devenir de la vie en nous, et par la stratification des symboles en images imaginées, nous condensons en une image une série de symboles relatifs à une série d’états de conscience, nous condensons (1) DI, 95-96 (C, 85). (2) DI, 100 (C, 89) : « (...) lorsque, substituant à la pénétration des termes réels la juxtaposition de leurs symboles, nous prétendons reconstituer de la durée avec de l’espace, nous tombons inévitablement dans les erreurs de l’associationisme. » (3) DI, 102 (C, 91) ; cf. aussi DI, 126 (C, 110) : « Nous avons montré que nous nous apercevions le plus souvent par réfraction à travers l’espace... » (4) DI, 140 (C, 123) : « (...) on substituerait à la conscience même de ces états leur image, ou plutôt leur symbole intellectuel, leur idée. On les imaginerait alors au lieu de les reproduire. •
LE RETOUR AU MOI PROFOND la perception d’un ensemble dans l’unité d’une forme posée dans l’espace idéal : « (...) remplacer la réalité concrète, le progrès dynamique que la conscience perçoit, par le symbole matériel de ce progrès arrivé à son terme, c’est-à-dire du fait accompli joint à la somme de ses antécédents » (i).
Nous simplifiions donc, quand nous disions que le symbole devenait image : c’est en fait le symbole S du terme N qui devient image imaginée de la série W (A, B, C, M, N) dont N est le terme. Cette inclusion des antécédents dans le conséquent est la représentation abstraite et gauche de la totalité de fusion de la vie réelle, et, en même temps, un effort pour compenser le phénomène d’inclusion de la cause dans l’effet qui est pour Bergson le phéno mène essentiel de la quantification des qualités (2). Ici, par l’image imaginée, on assiste à un essai timide de qualification de la quantité, un effort pour réanimer l’abstraction. Nous verrons que si la trans formation du symbole réflexif en image imaginée est la racine de la représentation déréalisante, inversement le passage du symbole à l’image imageante radicale de la conscience est le retour à la vraie métaphysique, c’est-à-dire à la pensée de la vie (3). Ce renversement possible du rapport de l’image et du symbole doit être justifié. Un exemple permet précisément cette justification.
4. Perversion
et conversion
:
le bon usage des symboles
ET LE DÉPASSEMENT PHILOSOPHIQUE DES SYMBOLES
Les entreprises de symbolisation systématique de notre vie entière en images imaginées ont d’ailleurs ceci de positif que de (1) (2) (3)
DI, 143 (C, 125). DI, 31 (C, 31). PM, 182 (C, 1396) ; PM, 131-132 (C, 1357)-
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leur excès va sortir la possibilité de les détruire par la réflexion philosophique : « (...) le caractère symbolique de cette représentation devient de plus en plus frappant à mesure que nous pénétrons davantage dans les profondeurs de h conscience (...) ainsi se propage, ainsi se répercute jusque dans les profondeurs de la conscience cette extériorité réciproque que leur juxtaposition dans l’espace homogène assure aux objets matériels (...) » (i).
Mais il suffira d'une seule expérience pour mettre tout le système en péril, car si nous sommes parvenus à symboliser toute notre existence sous forme d’images imaginées, une seule expérience qui mettrait cette symbolisation en défaut éveillerait notre doute. Et si cette expérience, en plus, a lieu dans un domaine où apparemment le symbole et l’image jouent un rôle essentiel, la preuve sera pour ainsi dire faite que, derrière le symbolisme, il existe un domaine du non-symbolisable absolu et que le vivant ne peut aliéner la vie en lui. L’image dégagée du symbole deviendrait alors le moyen d’une nouvelle voie, le retour à l’intuition. Or cette expérience existe : c’est le rêve (z). Cette utilisation du rêve comme argument-limite est intéressante à plus d’un titre : d’abord en ce qui concerne la philosophie de la vie en général et les rapports de la vie et de la conscience (3) — d’autre part, cet argument est important pour comprendre quels sont chez Bergson les rapports de la philosophie de la vie et de la critique de la métaphysique. En effet, l’argument-limite du rêve est un élément de la chaîne démonstrative classique de la métaphysique : Cicéron (4),
(1) DI, 93 (C, 83). (2) Cf. Philonenko, Commentaire de l’énergie spirituelle, pp. 102-104, in Cahiers de Philosophie, IIe vol., n° 7. (3) Cf. Freud, Die unendliche Analyse, in Gesammelte Werke, Bd. XVI, S. 99» et Das Unbewuszte, in G. PV., Bd. X, S. 275. (4) Cicéron, Academica priora, II, 27, 88 (trad. Appuhn, p. 445).
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saint Augustin (1), Descartes (2), bien d’autres philosophes encore (3) l’ont utilisé soit pour asseoir le scepticisme soit pour découvrir, au-delà du scepticisme, une vérité qui dépasse la perception contradictoire du scepticisme. Le rêve dénoue les fils qui lient le langage et le rapport de la conscience à l’espace, il permet au moi profond de retourner au contact immédiat avec soi, sans être obligé de se perdre dans ses objectivations, sans risque de s’apparaître à soi-même comme une représentation étrangère, tout en s’aliénant plus subtilement dans une matière sensible qui attire la forme du souvenir (4). Et surtout, ce n’est pas tant la distinction entre le moi profond et le moi super ficiel qui disparaît, que la couche isolante qui empêchait la reprise du superficiel dans le mouvement vivant du moi profond : « Le rêve nous place précisément dans ces conditions; car le sommeil, en ralentissant le jeu des fonctions organiques, modifie surtout la surface de commu nication entre le moi et les choses extérieures » (5).
Mais le rêve ne nous permet pas d’atteindre réellement la vie profonde, car il nous ramène du domaine de la symbolisation abstraite au domaine de la confusion (6), il procède avec l’aveuglement et la sûreté d’un instinct, et quand il exprime quelque chose de la vérité de la vie, cela est vécu par le rêveur dans l’instant même; toutefois, comme nous nous racontons nos rêves à l’état de veille, il est diffi cile de découvrir un moyen terme entre le rêve vécu, qui nous met en contact avec la pure durée qualitative, et l’expression portant sur ce rêve, qui ne peut que l’objectiver. C’est pourquoi le rêve devra (1) Saint Augustin, Contra Academicos, III, 10-12 ; De civitateDei, XI, 26. (2) Descartes, Discours de la méthode, *IV partie ; Méditationes, la med., in A.T., VII, pp. 18-19. (3) Montaigne, Charron, Sanchez, La Mothe le Vayer. (4) ES, 92 et 96-97 (C, 884 et 887-888) ; Cf. Plotin, Ennéades, VI, 7, *57(5) DI, 94 (C, 84) ; cf. EC, 202 (C, 666). (6) ES, 128 (C, 911). P. TROTIGNON
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être considéré comme un analogue (1) de la vie du moi profond, plus que comme sa manifestation la plus directe (2). Bergson dira ainsi que le rêve donne une « faible idée » de l’interpénétration des concepts dans la vie intellectuelle de la veille (3) : « L’imagination du rêveur, isolée du monde externe, reproduit sur de simples images et parodie à sa manière le travail qui se poursuit sans cesse, sur des idées, dans les régions plus profondes de la vie intellectuelle » (4).
Le rêve opère bien un retour de la conscience vers la vie, mais seulement en tant que ma conscience revient vers sa vie, ce qui suppose que l’unité du moi vécu telle qu’elle se constitue dans les relations de la conscience superficielle avec les choses, au moyen du langage et du symbolisme imaginatif, ne disparait pas, n’est pas dépassée par une réflexion. Nous retrouvons donc dans le rêve non la vie en soi, ou le mouvement de la vie comme constituant la nature entière, mais un type particulier de relation entre le moi et le monde : le rêve n’est pas attention à la vie absolue, il w’est que distraction et relâchement de la volonté par rapport à la « vie » active (5). Le moi éveillé, en dépit de ses perversions et de ses solidifications, « tient » à la vie (6); dans le rêve, nous voulons obtenir un certain but — si nous pouvons toutefois parler de vouloir en ce cas — sans fournir le travail et l’effort nécessaire, disons plutôt : nous obtenons soudain, par brusque chute de tension, un retour à un état moins abstrait que celui de la veille, mais comme nous avons aussi perdu en même temps le pouvoir de tension et d’attention à la vie, le rêve se contente d’imiter la multiplicité qui est commune à la multiplicité de fusion et à l’intelligence éveillée, (1) (2) (3) (4) (5) (6)
£S, EC, ES, DI, ES, ES,
93^4 (C, 884-886) ; Cf. MM, 171-172 (C, 295)257 (C, 712-713). 86-87, 91-92 (C, 879-880, 883-884). 102 (C, 90). 95-96 et 102-104 (C, 886-887 et 891-893). 103 (C, 892).
LE RETOUR AU MOI PROFOND considérée comme corps vivant des idées. Le rêve ne saurait être la voie de la philosophie, qui est toute de raison et d’effort intel lectuel et qui, en fin de compte, est une opération de même nature « que celle de la vie (et) consiste dans un passage graduel du moins réalisé au plus réalisé » (i). Conscience abstraite du moi superficiel, d’une part, et rêve, d’autre part, appartiennent tous les deux — en dépit de la valeur topique du rêve — au domaine du symbolisme imaginatif. Tous les deux, à leur manière, usent des symboles à tort et à travers et les convertissent en images imaginées. Alors que le bon usage des symboles consiste à les utiliser pour représenter intellectuellement le « tout fait », l’achevé (z), leur mauvais usage consiste à s’en servir pour représenter des totalités vivantes, qui deviennent ainsi des objets d’analyse, des êtres abs traits (3). Le symbolisme « grossier» (4) solidifie le mouvant, remplace le progrès, qui est spirituel, par de la matérialité (5). Le danger du symbolisme est ainsi la matérialisation du devenir vivant (6). Nous pourrons terminer en montrant que les mêmes termes n’ont pas le même sens quand on parle du rapport du moi au monde et du rapport du moi à la vie — ce qui entraînera un changement, un renversement du rapport de l’image et du symbole au niveau de la philosophie — en soulignant que Bergson emploie le même terme de « matérialisation » pour définir à la fois l’oubli de la vie dans la conscience réflexive du moi intellectuel et le caractère propre de Pactivité de la vie absolue : « Cette matérialisation croissante de l’immatériel qui est caractéristique de l’activité vitale » (7). Mais (1) (2) (3) (4) (5) (6) (7)
190 ((J, 959). DI, 136 (G, 119). Cf. aussi Dl, (G, 145). Le bon sens..., in EP, I, 93. DI, 137 (G, 120). DI, 136 et 143'144 (G, 119 et X25-126). Ibid. ES, 190 (G, 959).
L’IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON la différence entre les deux matérialisations est capitale : la maté rialisation de l’activité vitale est croissante, elle suit le progrès vivant; la matérialisation symbolique est le résultat d’une réflexion sur le vécu. La première, identifiant à son origine la cause efficiente et la cause finale, réalise le virtuel; l’autre sépare la cause efficiente — qui devient pur donné matériel — et la cause finale — qui tombe au rang de simple possible abstrait dans la représentation —, et fait surgir tous les faux problèmes de la liberté et de la détermination nécessaire (i).
5. Troisième
obstacle
: l’espace et l’homogène
La seconde étape de la perversion nous était apparue comme très étroitement liée à une distraction de la conscience qui amenait la projection dans l’espace homogène de la multiplicité de la conscience vivante. La perversion atteint alors, non seulement la manière dont nous éprouvons notre subjectivité vécue, mais aussi la pensée qui se développe à partir de cette perversion. En vérité, le terme fondamental serait celui de Yhomogénéité. L’existence des objets « dans » l’espace, le lien même entre notre conscience et les objets « dans » l’espace ne prend pas nécessairement la forme de la perversion et du contresens. On le voit bien quand Bergson refuse comme absurde la thèse selon laquelle nous éprou verions d’abord des impressions subjectives pour les projeter ensuite dans l’espace et démontre que la spatialité est intimement liée à la perception correctement analysée (2). Mais la spatialité n’est pas la spatialisation : autre chose est d’affirmer qu’originairement action et perception sont intimement liées (3) et qu’en conséquence nous (1) DI, 104, 129 et 132-134 (C, 92, 113, 115-118). (2) MM, 27 sq. (C, 181 sq.). (3) MM, 29 (C, 183).
LE RETOUR AU MOI PROFOND percevons les objets en eux-mêmes, là où ils sont (i), dans l’espace qui définit la zone de nos actions virtuelles (2), autre chose est la thèse qui, prenant comme une donnée de fait première la distinction entre les choses et l’état de conscience sous la forme de la relation de cause à effet, prétend en déduire une unité abstraite de la vie de la conscience. La première affirmation part de l’unité vivante d’un être et en déduit les relations internes de la perception des choses et de la détermination des actions au sein même de cette unité de l’être vivant, alors que la seconde thèse juxtapose une conscience purement intellectuelle et un monde d’objets géométrisés, elle exclut la vie des choses et essaie ensuite de tirer cette vie et son mouvement d’un système de correspondance entre les séries de positions des points matériels et les séries d’intensité du vécu. La critique de la spatialisation de la conscience est ainsi une pièce maîtresse de la démonstration de Bergson. Ce que Bergson va critiquer, c’est avant tout un ensemble de présupposés qui sont tous liés à une représentation spatiale de l’activité de la conscience, mais non l’idée que la matière ou les « choses » existent « dans » l’espace. Bien au contraire, ce n’est que par une juste compréhension de la non-spatialité absolue de la vie et de la vie de la conscience en particulier qu’il sera possible ensuite de comprendre la nature profonde de la spatialité. Les présupposés spatialisants relatifs à la vie de la conscience relèvent tous d’une conception mécaniste de la nature, et la conception mécaniste elle-même relève de la trans formation de la pensée en technique de démonstration. On attribue quelquefois à Descartes ou à Galilée ce passage à une pensée qui calcule les transformations mécaniques d’une matière inerte et sans vie. En fait, avant Descartes le mouvement était fort avancé et il semble lié non pas tant au développement de la science physique (1) MM, 39-42 (C, 191-193). (2) MM, 47 sq. (C, 197 sq.).
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L'IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON
qu’à la critique de la dialectique telle qu’elle était enseignée dans les universités. C’est la recherche d’une méthode d’exposition plus efficace qui conduisit certains philosophes et certains pédagogues à mettre au point des loti prenant la forme de « mécanismes » démons tratifs (i). La spatialisation des procédés de la pensée a précédé la spatialisation de la nature vivante. Quand Bergson critique durement Ybomo loquax (2), c’est à cette réduction de l’inventivité créatrice qu’il s’attaque. La notion d’espace n’est d’abord présentée que dans la mesure où elle est utilisée par la conscience pour représenter abstraitement sa propre vie. L’espace nous est donné en même temps que les autres qualités des corps (3) et « la grosse difficulté paraît avoir été de démêler si l’étendue est un aspect de ces qualités physiques — une qualité de la qualité — ou si ces qualités sont inétendues par essence, l’espace venant s’y ajouter, mais se suffisant à lui-même, et subsistant sans elles » (4). Pour Bergson il ne fait pas de doute qu’avec la critique kantienne la seconde hypothèse a été généralement admise, même par ceux qui semblent, comme Lotze, Bain ou Wundt, ne pas se rattacher directement à la théorie kantienne des formes a priori de la sensibilité (5). Il est remarquable que Bergson précise toujours, quand il parle de Kant, qu’il vise avant tout l’esthétique transcendantale (6). Isoler ainsi l’esthétique, n’est-ce pas déformer la pensée de Kant ? Si Kant considère l’espace comme une forme a priori de la sensibilité, c’est (1) Cf. Rudolph Agricola, De dialectica inventione (1479) ; Ramus et Talon, Dialectica-, Melanchton, Erottmata dialectices (1547); Schegk, De demonstratione (1564) ; Melchior Cano, De lotis theologitis (1562). (2) PM, 92 (C, 1325). (3) DI, 68 (C, 62). (4) Ibid. (5) DI, 69 (C, 62). (6) DI, 69 ; DI, 176 ; MM, 244 ; EC, 205 ; PM, 68-69 et 222-223 (C, 62-63, 153, 35i, 668, 1306-1307, 1428-1429).
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qu’il lui est difficile de découvrir d’une autre manière un centre de référence qui permette la saisie des mouvements en dépit de leur relativité radicale (i) et il est ainsi conduit à séparer la forme et le contenu de nos représentations. Bergson attache une grande importance à cette distinction (2) parce qu’elle recèle sans aucun doute le vice essentiel de la pensée de l’homogène. En effet, comment une forme unique et vide peut-elle assurer l’unité d’une matière définie comme diversité pure ? A la condition d’être radicalement vide sans être pour autant inerte. Comment se représenter quelque chose qui doit être à la fois vide et actif? Peut-on se le représenter autrement que comme un acte ? Non comme une action achevée dont nous aurions la représentation fixe, mais comme un acte radical, en train de se faire, comme une saisie par l’acte lui-même du contenu qu’il engendre. Ce que Kant cherchera ensuite par l’unité originairement synthétique de l’aperception, Bergson veut montrer qu’en fait on l’avait déjà sous la main. Bergson va alors faire glisser du côté de l’acte ce que Kant plaçait du côté de la forme : « Ainsi, des sensations inextensives resteront ce qu’elles sont, sensations inextensives, si rien ne s’y ajoute. Pour que l’espace naisse de leur coexistence, il faut un acte de l’esprit qui les embrasse toutes à la fois et les juxtapose; cet acte sui generis ressemble assez à ce que Kant appelait une forme a priori de la sensibilité » (3).
On pourrait être surpris de cette interprétation des formes a priori de la sensibilité : elle est cependant dans la logique ultime du kantisme : on ne peut que remarquer avec surprise combien l’espace et le temps sont traités différemment dans Y Esthétique transcendantale (absence d’exposition transcendantale du concept de temps) et comment le temps réapparaît, fil conducteur des (x) Vuillemin, Physique et métaphysique kantiennes, pp. 55 *6o. (2) QA, 103-104, trad. R. Mossé-Bastide. (3) DI, 70 (C, 64).
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synthèses du Je = Je analytique dans la déduction des catégories dans VAnalytique des concepts. Des deux formes de la sensibilité, il en est une — le temps — dont il est impossible de déterminer le sens transcendantal et c’est précisément celle qui joue simulta nément les rôles d’unité du sens interne et de forme pour le sens externe. De plus, le temps joue un rôle décisif comme fil conducteur des opérations synthétiques de l’imagination transcendantale, qui elle-même est un « pouvoir secret » au sein de l’âme humaine; ne peut-on pas alors légitimement considérer que c’est la temporalité à elle seule qui doit être considérée comme l’acte essentiel de la vie en tant qu’elle se fait conscience de soi dans ma conscience, la forme de l’espace en étant alors dérivée ? Cette dérivation de la spatialité à partir de la temporalité n’est pas la constitution, à partir du temps, d’un nouveau domaine qui serait disjoint du temps, sauf, préci sément, dans le cas de la conscience pervertie. La projection et la solidification de la durée vécue dans l’espace suppose que l’espace a été au préalable séparé de l’expérience temporelle dont il est l’ouver ture comme champ d’activité mondaine et que le présent vivant a été disloqué, donnant d’un côté la présence dans l’espace, de l’autre côté le présent dans le temps. Cette interprétation serait confirmée, comme on le verra plus loin en détail (i) par le fait que Bergson, après la phase critique de Y Essai, expose dans Matière et mémoire la synthèse originaire de la temporalité et de la spatialité par la théorie des « images ». L’espace homogène nous entrave dans notre compréhension de la vie parce qu’il résulte de la dissociation du présent vivant en durée et espace. Nous aurions donc le schéma suivant : —r par distraction l’âme laisse aller hors d’elle une partie de sa réalité, sous forme d’espace et conserve l’autre en elle sous forme de durée; et (i)
IIe partie, chap. VIII et IX.
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— ayant ainsi perdu le contact avec la vie, elle réintroduit cette vie par une activité de synthèse artificielle au sein de l’espace; de sorte qu’ — en échange elle réfracte sa multiplicité interne en multiplicité géométrique; — mais cette tentative de se retrouver et de s’exprimer dans l’espace exige un nouvel effort : « (...) si maintenant on cherchait à caractériser cet acte (id est : l’acte qui embrasse en une unité les sensations coexistantes), on verrait qu’il réside essen tiellement dans l’intuition ou plutôt dans la conception d’un milieu vide homo gène » (i)
et Bergson ajoute : « La représentation d’un espace homogène est due à un effort de l’intel ligence » (2).
Ainsi ce n’est pas l’espace comme étendue immédiate vécue en étroite intimité avec la temporalité vivante qui est un obstacle, c’est cette spatialité objectivée et reprise ensuite par un effort intel lectuel d’homogénéisation interne. Et, par ailleurs, cette opération n’a de sens que s’il existe « dans les qualités mêmes qui différencient deux sensations une raison en vertu de laquelle elles occupent dans l’espace telle ou telle place déterminée » (3), ce qui semble impliquer que la nécessité de la perversion de la conscience pourrait être une loi de la nature et serait enracinée dans la conscience immédiate qui s’éprouve elle-même dans le vivant. Ce soupçon est confirmé quand on lit : « Plus on s’élèvera dans la série des êtres intelligents, plus se dégagera avec netteté l’idée indépendante d’un espace homogène » (4). C’est dire que c’est dans le développement même de la vie chez (1) DI, 70 (C, 64). (2) DI, 71 (C, 64). (3) DI, 71 (C, 64). (4) DI, 71 (C, 65).
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l’homme que l’oubli de la vie est fondé. L’évolution comme pure complexification biologique n’est pas immédiatement par soi seule évolution de la conscience rigoureuse de la vie. La catégorie de l’homogène n’est pas une autre manière de désigner l’espace, et quand on parle de l’espace homogène, on ne désigne pas une donnée immédiate de la conscience qui serait donnée simultanément avec la durée. L’espace homogène est une conception, une invention de l’esprit qui essaie de rétablir la synthèse réelle de la vie. L’espace homogène, conçu comme milieu vide, est « ce qui nous permet de distinguer l’une de l’autre plusieurs sensations identiques et simultanées » (1). S’il est question de « distinguer » c’est que nous ne sommes plus dans le domaine de la durée pure, puisqu’en elle « il n’y a que des états qui se succèdent sans se distinguer » (2). Mais sommes-nous pour autant dans le domaine de la nature physique et mécanique ? Non, puisque les simultanéités de l’extérieur ne se succèdent pas et sont donc déjà radicalement distinctes « en ce sens que l’une n’est plus quand l’autre paraît » (3). Nous sommes donc au niveau du compromis, et plus exactement à l’articulation des compromis (b) et (c) (4) : en effet, le dénombrement illusoire de nos états de conscience suppose « l’intuition d’un milieu homogène, l’espace, où (puissent) s’aligner des termes distincts les uns des autres, et en second lieu un processus de pénétration et d’organisation, par lequel ces unités s’ajoutent dynamiquement et forment ce que nous avons appelé une multi plicité qualitative » (5). Mais pour que nous puissions, une fois le compromis établi, aligner des termes distincts, il faut supposer un pouvoir de rétention de la conscience, qui lui fournisse en per(1) (2) (3) (4) (5)
DI, 70-71 (C, 64). DI, 171 (C, 148). DI, 171 (C, 148). Cf. ci-dessus, chap. VI, § 1, p. 109. DI, 169-170 (C, 147).
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manence une matière suffisante ce qui permettra d’ailleurs le passage du compromis (b) qui porte sur la multiplicité des états de conscience, au compromis (c) qui porte sur leur organisation. Sans ce passage, le travail de l’illusion ne serait pas achevé et la spatialisation de la vie consciente laisserait voir immédiatement son vice profond. Mais d’un tel pouvoir de rétention il ne saurait être question, parce qu’il ne pourrait entrer dans les cadres abstraits de la conscience spatialisée. Il faut donc que dès le niveau (b) — la multiplicité — s’annonce le niveau (c) — l’organisation. Cette préfiguration ne peut faire appel à la durée pure, à la mémoire réelle-, elle se manifestera seulement par cet acte intellectuel abstrait qu’est le rappel d’un souvenir solidifié, mixte d’objectivité et de vécu. Et de fait, avant Matière et mémoire, la mémoire n’apparaît que sous cet aspect de remémoration (i), de report à un passé objectivé (2) et de compa raison de deux représentations (3). Se souvenir est, dans ce cas, un acte purement intellectuel qui rapproche deux représentations dans la conscience spatialisée, ce qui suppose la possibilité pour la conscience d’avoir présentes sous son regard deux représentations qu’elle ne confond pas. Elles doivent être distinctes et renvoyer à un fond d’identité puisque l’on dira que l’on reconnaît l’objet représenté. Et la distinction ne peut être qualitative, puisque nous sommes dans un compromis entre espace et durée : la conscience pervertie dira que souvenir et perception se distinguent « quali tativement » parce d’elles renvoient à des situations spatiales diffé rentes. En résumé, la spatialisation de la conscience suppose qu’on puisse distinguer deux représentations identiques et simultanées autrement que par leur simple différence qualitative, qui serait un effet d’une différence spatiale, ce que le sens commun traduit par-
(1) Dl, 149 et 170 (C, 130 et 148). (2) DI, 96 (C, 86). (3) DI, 80 (72).
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faitement en parlant de souvenirs plus ou moins « lointains ». L’homo généité s’introduit alors partout : entre les perceptions et les souvenirs qui ne se distinguent que par leur « intensité » et leur « distance » temporelle, entre les différentes sensations dont les différences d’intensité ne seraient que le signe des distances spatiales. A la limite, nous devrions pouvoir distinguer deux sensations identiques et simultanées : « L’homogène revêtirait ainsi une double forme, selon qu’une coexistence ou une succession le remplit » (1).
L’idée de l’homogénéité nous fait ainsi passer de la perversion du sens de la vie en nous à la perversion de la pensée et de la réflexion sur la vie, car elle est le fondement de l’abstraction et du langage (2). De plus, permettant de retrouver au niveau du non-qualitatif absolu l’unité qui était vécue au niveau du qualitatif pur, elle permet le passage de la série des états de conscience à un système de ces mêmes états, et rétablit abstraitement le lien entre la conscience et les choses par la médiation du temps, du temps mesurable bien sûr (3) et non de la durée. Mais nous ne pouvons, même au sein de la spatialisation la plus radicale, assimiler absolument le temps à l’espace. De plus, l’homogène laisse en dehors de lui un phénomène inexpliqué : celui de la distinction de la droite et de la gauche pour ma conscience vécue : « On comprendra la possibilité d’une perception de ce genre, si l’on songe que nous distinguons nous-mêmes notre droite de notre gauche par un sentiment naturel, et que ces deux déterminations de notre propre étendue nous présentent bien alors une différence de qualité; c’est même pourquoi nous échouons à les définir » (4).
(1) DI, 73 (C, 66). (2) DI, 73 (C, 66). (3) DI, 80-83 (C, 72-74). (4) DI, 72 (C, 65) ; cf. Kant, Von dem ersten Grunde des Unierschiedes der Gegenden im Raume (1768), in Insel-Verlag, Bd. I, S. 993-1000.
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Ce problème métaphysique de l’orientation dans l’espace (1) n’est posé que si l’étendue de YUmwelt du vivant constitue la racine commune de sa durée vécue et de la spatialisation intellectuelle. L’orientation dans l’étendue est orientation dans le temps absolu de la vie : pour comprendre pleinement le vécu il faut le renvoyer à sa source qui est l’activité de la vie dans le vivant. Alors la durée ne sera plus l’ineffable sentiment de soi que l’intelligence analytique ne peut saisir, mais le produit en moi, animal singulier, de la durée universelle de la vie qui saisit en soi la réflexion aliénante de l’analy tique comme moment nécessaire de son devenir. Nous pouvons maintenant aborder la théorie de la durée : elle est apparue sous son jour radical. (1)
Cf. Heidegger, Sein und Zeii, § 23. S. 109.
DEUXIÈME PARTIE
VIE ET SUBJECTIVITÉ LA THÉORIE DE LA DURÉE
f ■
b
Chapitre VII
LE VÉCU ET LE VIVANT i. La naïveté et l’effort
La première démarche de la réflexion philosophique sera de nous mettre dans une disposition favorable à la compréhension de la vie. Cet état est la naïveté. Etre naïf ce sera renoncer aux « interpréta tions » (i), faire « abstraction des souvenirs et des habitudes de langage » (2). Il faut que la conscience « redevienne elle-même » (3), et que derrière les couches symboliques du moi superficiel nous redécouvrions l’aspect « confus, infiniment mobile et inexprimable » du moi et de ses affections. Cet aspect ne peut en aucun cas passer immédiatement dans le langage qui « en fixerait la mobilité » et le ferait tomber dans le domaine du banal et du commun (4). Cette naïveté ne peut être atteinte que par un effort, pour nous défaire des illusions qui, en fin de compte, nous plaisent et nous sont utiles (5). Cet effort sera dit « analytique » parce qu’il détache (àva-Xueiv) les états vécus de leurs symboles : pour atteindre la naïveté du moi vivant « un vigoureux effort d’analyse est nécessaire » (6). (1) DI, 36 (C, 35). (2) DI, 39 (C, 38). (3) DI, 67 (C, 61). (4) DI, 96 (C, 85). (5) DI, 173 (C, 150). (6) DI, 96 (C, 85). P. TROTIGNON
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On ne saurait prendre trop de précautions pour ne pas identifier sur ce point la démarche de Bergson et celle de Husserl. L’effort de reprise de soi, chez Bergson, vise ce moi-ci, alors que la réduction husserlienne vise à retrouver le vécu dans la réflexion qui dégage la conscience pure de la démarche naïve de la conscience immédiate : « Die Seinsart des Erlebnisses ist es, in der Weise der Reflexion prinzipieO wahmehmbar zu sein » (1).
On devrait même plutôt insister sur ce qui oppose Bergson et Husserl. Pour Bergson, l’attitude commune de la conscience est antinaturelle, il faut revenir au moi vivant qui n’est pas spectateur, mais acteur. Chez Husserl on passe de l’attitude naturelle à une autre attitude qui met en suspens la croyance et l’adhésion mondaines et on va du moi acteur au moi spectateur, du moi qui accomplit des opérations intramondaines au moi réduit et, au-delà, au niveau de la constitution. La signification de Yattention chez les deux philo sophes met bien en évidence la différence de leurs projets : rien ne correspond chez Bergson aux mutations attentionnelles de Husserl (2). Chez Bergson, l’attention nous fait rompre avec la pensée de l’homogène, nous remet en présence du moi vivant (5), et cette « attention orientée dans le sens de la vie » (4), que Bergson nomme « bon sens », est une veille et un travail (5) : ce qui distingue le bon sens de l’acte radical d’attention dans la philosophie, c’est que le bon sens est malgré tout engagé dans la vie quotidienne et qu’il ne peut apercevoir le travail de la vie en lui que par une réflexion de cet effort sur la matière qui lui est nécessaire pour s’exercer et avec laquelle il entre en compromis, tandis que l’attention philo sophique est rupture et c’est pourquoi elle est exprimée par une (1) Husserl, Ideen..., I, § 45. (2) Husserl, ibid., I, § 92. (3) DI, 177 (C, 154). (4) Le bon sens..., in EP, I, 86. (5) ES, 169 (C, 942).
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intuition négative et négatrice (i). Dans le bon sens l’énergie de l’âme se « reconquiert » à chaque instant par une attention qui « se modèle sur le réel » (2), mais il n’y a pas dans le bon sens de réflexion interne puisqu’il demeure lié au domaine des réflexions externes. Au contraire, l’effort de l’attention philosophique est réflexif et non seulement réfléchi, et il donne accès au moi profond « toutes les fois que, par un vigoureux effort de réflexion, nous détachons les yeux de l’ombre qui nous suit pour rentrer en nous-mêmes » (3). Mais il y a continuité d’essence cachée sous la différence appa rente de la réflexion philosophique et du bon sens naturel : « De sorte qu’on pourrait être tenté de voir en lui l’effet d’un mélange, d’un accord intime entre les exigences de la pensée et celles de l’action. Et c’est bien ainsi qu’il faut parler pour être clair, mais j’inclinerais pour le fond à parler tout autrement, à voir dans le bon sens la disposition originelle, et au contraire dans les habitudes de la pensée et les lois de la volonté deux émanations, deux dévelop pements divergents de cette faculté primitive d’orientation » (4).
Mais Bergson précise que le bon sens ne serait réellement le fond commun de tous les esprits que s’il n’y avait « rien que de vivant en nous et dans la société » (5) de sorte que pour passer de ce bon sens à l’attention philosophique à la vie il faudra séparer l’homogène et l’hétérogène au profit de l’hétérogénéité (6). Si nous n’opérons pas cette rupture radicale, nous ne serons pas ramenés au point de différenciation à partir duquel commença la perversion de la vie; nous serons en présence des « phénomènes internes à l’état achevé » (7) et non des « phénomènes internes en voie de formation, et en tant que constituant, par leur pénétration (1) PM, 120 (C, 1347) î Le bon sens..., in EP, I, 87. (2) Le bon sens..., in EP, I, 88. (3) DI, 175 (C, 152). (4) Le bon sens..., in EP, I, 89. (5) Ibid. (6) DI, 171-172 (C, 148). (7) DI, 172 (C, 149)-
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UIDÈE DE VIE CHEZ BERGSON
mutuelle, le développement continu d’une personne libre » (1), La naïveté de la philosophie est ainsi le résultat d’un travail difficile et méthodique.
2. Description
de la vie en moi
:
MOI FORMEL ET VIE INTÉRIEURE
Le moi vécu sent, en lui, la virtualité de sa détente et de son extension (2), virtualité qui passe à l’acte avec l’aide de la matière et du travail sur la matière (3). Engagé dans cette voie, le vécu est analysé en une infinité de modes artificiels qui le désarticulent (4). Le vécu donne naissance aux états vécus, distincts les uns des autres et distincts du moi (5) qui en devient le support neutre et abstrait (6), le spectateur intellectuel qui oscille entre des moments « tout faits > du vécu (7), si bien que la volonté se met à imiter l’intelligence sur cette voie du mécanisme (8) de sorte que les deux relations de sujet et de substance sont intériorisées et confondues (9) en donnant naissance au sujet abstrait qu’est le Moi (10). Mais ce qui peut être détendu peut aussi être concentré (11) et à partir du même vécu, on pourra aller non dans le sens de l’inerte, mais dans le sens du vivant Ltf première apparition de la vie sera en moi et non dans le monde. Et cela dès que je percevrai que le temps réel est laps de temps, intervalle qui est une variation de l’enrichissement du réel (12). La (1) (2) (3) (4) (5) (6) (7) (8) (9) (10) (11) (12)
Ibid. EC, 203 et 224 (C, 666 et 684-685). EC, 203-204 (C, 666-667). ES, 131 (C, 913). DI, 98 et 163-164 (C, 87-88 et 142-143)PM, 165 et 182 (C, 1383 et 1397). EC, 47 et 52-53 (C, 535 et 538-539)• EC, 47-48 (C, 534-535)EC, 148-149 (C, 620-621). EC, 258-259 (C, 713-714)EC, 201 (C, 664). DI, 145-146 (C, 127).
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vie intérieure ne se définit pas par opposition à l’extériorité de la vie, car elle est la seule aperception de la vie par soi hors de quoi il n’existe que des recompositions artificielles (1). C’est un même mouvement qui mettra notre pensée en relation avec « la libre circulation de la vie » (2) et qui fera de la vie l’objet de notre attention « orientée » (3) vers elle. Vie au sein de ma pensée et pensée de la vie sont une seule et même chose. De même le travail incessant par lequel nous maintiendrons la conscience au contact de la vie est la même chose que la vie de l’intelligence en nous : « (...) dans les profondeurs de l’intelligence organisée et vivante, nous assis terons à la superposition ou plutôt à la fusion intime de bien des idées qui une fois dissociées paraissent s’exclure sous la forme de termes logiquement contra dictoires » (4),
ce qui implique qu’en sens inverse des contradictions fabriquées et illusoires les contradictions de la vie, s’il y en a, seront mouvement réel. Le tout sera présent aux parties, mêmes opposées : nous saisis sons d’ailleurs cette présence et cette immanence totale dans notre vie intellectuelle : les mathématiques ne sont pas seulement calcul formel, mais aussi inventivité (5) et dans des domaines moins rigoureux on voit nettement que l’attachement à nos idées n’est pas déduit de leur justification logique, mais d’une adhésion de toute notre conscience à des idées qui de leur côté se mêlent à la totalité vivante de mes pensées : « l’ardeur irréfléchie avec laquelle nous prenons parti dans certaines questions prouve assez que notre intelligence a.ses instincts; et comment nous représenter ces instincts, sinon par un élan commun à toutes nos idées, c’est-à-dire par leur pénétration mutuelle ? » (6).
(1) (2) (3) (4) (5) (6)
DI, 178 (C, 154). Le bon sens..., in EP, I, 91. Le bon sens..., in EP, I, 86. DI, 101-102 (C, 90). La spécialité, in EP, I, 13 ; La politesse, in EP, I, 65. DI, 100 (C, 89).
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L'IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON
Elles sont « quelque chose de nous » (1) et chacune « remplit notre moi tout entier » (2). Ainsi double immanence totale : nous sommes tout entiers en chacune de nos idées vivantes, chacune de nos idées est en nous tout entiers. Chacune de ces idées peut être tenue pour un être vivant, puisque, si nous prenons bien garde de ne pas la séparer du mouvement qui la porte, elle ne pourra jamais être considérée comme une unité abstraite qui pourrait s’associer à d’autres unités inertes, mais elle apparaîtra comme l’état instantané actuel du développement du moi tout entier : « Nos états internes sont comme des êtres vivants, sans cesse en voie de formation (...) » (3).
Toute la personne est en chacun de ses états, chaque état est en toute la personne : la première relation nous montre la vie inteluelle comme une totalité organique, la seconde comme une té absolue. Les caractères essentiels de la vie sont ici aperçus directement, non comme des objets mais comme mon être même. La conscience renvoie à la vie comme à sa substantialité. i° Cette vie intérieure n’est pas présentée par Bergson comme une caractéristique de ce qui, en nous, serait étranger à l’intellectuahté ou a l’intelligence. L’opposition de la durée vécue et de 1 intellect abstrait ne vaut que dans la mesure où nous nous repré sentons conceptuellement, à titre de genres logiques, le moi super ficiel et le moi profond; mais ce qui distingue deux genres, ce n’est pas que l’un et l’autre possèdent respectivement des caractères propres, mais que l’un et l’autre se distinguent par un ordre différent liant ces caractères, par une différence de degré et d’ordre dans la présence de tel ou tel caractère, ce qui n’empêche pas le genre A de posséder
E
(1) DI, 101 (C, 90). (2) Ibid. (3) DI, 174 (C, 151).
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à titre de virtualité les caractères actuels de B (1). L’intelligence elle-même peut donc être vivante : « (...) si, creusant au-dessous de la surface de contact entre le moi et les choses extérieures, nous pénétrons dans les profondeurs de l’intelligence organisée et vivante, nous assisterons à la superposition ou plutôt à la fusion intime de bien des idées qui, une fois dissociées, paraissent s’exclure sous forme de termes logi quement contradictoires » (2).
Cette complémentarité des contraires est une des caractéristiques fondamentales de la vie (3), et elle suppose un accord des contraires, non dans une solution à venir, mais dans une parenté originelle (4) qui s’est elle-même développée selon des voies divergentes, et nous pouvons en conclure que la vie de Tintelligence est une expression qu’il faut premièrement prendre à la lettre et deuxièmement inter préter comme une réalité produite et portée par la vie beaucoup plus que comme une forme de vie métaphorique et seconde; 20 Et c’est ainsi que le concept de nature intervient dans la démarche philosophique. La vie en nous a produit l’intelligence pour l’adaptation de l’être vivant qu’est l’homme, non pour la spéculation (5) et cette intelligence utilitaire et utilitariste prend nécessairement chez l’homme la forme du mécanisme et de la repré sentation abstraite parce que notre forme propre d’adaptation est l’artisanat, la confection d’outils et de machines. Nous analysons quand nous assemblons des rouages, coordonnons des moyens en vue d’une fin, quand nous usons de machines et d’outils, et nous ne faisons pas autre chose quand nous pensons par concepts et liaisons logiques. Mais regardons mieux : aussi analytique et abstrait que soit un outil (ou une machine) il faut encore en user et le geste (1) EC, 107 (C, 585). (2) Z)Z, 101-102 (C, 90). (3) £C, 51, 53, 97, 109, 117 (C, 538, 539, 577, 586, 593-594)(4) IWd. (5) Beaucoup de textes. Voir EC, 44 et 115 (C, 532 et 591-592), par exemple.
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L’IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON
par lequel nous en usons n’est pas un acte analytique de liaison abstraite, mais une activité et une action, soit de notre corps soit de l’énergie de notre corps ou d’autres forces naturelles. L’usay révèle la nature aufond de l’utilité. Mais il faut aller plus loin et distinguer outil et machine : dans le monde de l’artisanat et des outils, la nature ne peut apparaître que sur le mode de la copie des modèles intel ligibles, à l’image des copies que nous faisons des modèles sensibles (i); avec la machine et l’industrie, la nature nous échappe comme être profond et simple parce qu’elle nous est devenue complè tement accessible, en droit et partiellement en fait, comme objet de travail. En effet, dans son effort de mécanisation totale, l’intel ligence humaine va essayer de se concevoir elle-même comme mécanisation et mécanisme, elle va poser ses propres opérations logiques comme des problèmes de mécanique, planifier et coder ses propres démarches, mais au cours de ce travail elle va nécessairement être conduite à penser tout système abstrait qui représente un domaine réel et essaie de le posséder par le calcul et la technique, comme un aspect, une vue partielle du réel absolu et Bergson montre que, pour toute réalité organique totale, de tels aspects sont la réflexion rétrospective des produits de cette totalité (2), et l’intelligence elle-même, puisqu’elle s’est soumise à cette discipline, s’apercevra que le fait qu’elle ne désigne jamais qu’un aspect du réel indique qu’elle est elle-même un produit du réel, conçu comme vie immanente de la totalité de l’univers (3). Le lieu de rencontre en moi de la vie comme psyché et de la vie comme mouvement universel est la dialectique interne de l’in telligence, qui dévie du mouvement de la vie absolue et rend ainsi possible la prise de conscience de soi de cette vie absolue par le retour réflexif vers l’intuition; (1) EC, 45, 46, 51, 52 (C, 532-533, 533-534, *537 538, (2) ECt 28-29, n. 2, 31, 90 (C, 518, 520-521, 57i)(3) ECt 11 et 106 (C, 503 et 584).
538-539)-
LE VÉCU ET LE VIVANT 3° Il n’en demeure cependant pas moins certain que la vie intel lectuelle est discontinue, qu’elle opère par à-coups, par une série d’efforts et de relâches. Et cela parce que même dans sa forme la plus spontanée, elle demeure toujours regard sur ce qui a été déve loppé sans ce regard, parce qu’en un mot elle est une rétrospection (i) sur le « tout fait ». Mais même quand elle fait de cette rétrospection un mécanisme, la pensée ne devient jamais une machine. Si nous nous en tenons à une observation superficielle, nous pourrons croire que la discontinuité de l’activité intellectuelle est due à la seule fatigue ou au manque d’ « inspiration ». Mais en fait c’est parce que chaque impulsion intellectuelle est un courant fini, dérivé de la vie psychique globale, et qui doit prendre à nouveau racine dans ce courant pour surmonter les limites qu’il rencontre inévi tablement. On voit ici s’esquisser la théorie de l’élan vital. Aussi continue donc que nous puissions supposer une activité intellectuelle, elle n’atteint jamais que de façon discontinue la fusion et le mouvement hétérogène qui caractérisent la vie, ou, si l’on veut retrouver en cette activité une continuité sous-jacente effective, il faudra la replacer dans le contexte de la vie en général, par l’inter médiaire de la sphère du moi vivant. A vrai dire, on ne peut pas en réalité faire abstraction de cette activité immédiate et naturelle du moi profond sur laquelle repose l’intellectualité, et les théories qui prétendent s’en passer ou la réduire à un terme formel abstrait doivent nécessairement la « reporter quelque part » (2), si elles ne veulent pas opposer de façon stérile un moi abstrait, vide de tout mouvement et par conséquent de tout état, et des états invariables et neutres qui ne seront réellement des états que si un moi peut se les incorporer (3). Force est donc d’admettre qu’en fin de compte (1) MM, 206 (C, 321-322) ; PM, (2) DI, 133 (C, 116). (3) DI, 128-129 (C, 113).
i89 (c> x4O2).
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L’IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON
tout apparaît dans et par « l’activité vivante de la personne » (i). Il ne faut donc pas prendre comme une métaphore l’expression de vie intérieure que Bergson emploie par opposition à la représen tation abstraite du Moi (2). Cette vie intérieure n’est pas une vague spiritualité; elle est attention, travail et réflexion (3) (4). Cet effort en nous pour retourner * pour « tordre » l’intelligence et redécouvrir la vie ne suppose pas un dépassement par annihilation mais un développement profond de l’intelligence et, en même temps, l’inté gration des démarches intellectuelles dans une méthode qui réveille les virtualités de la conscience. Non pas pour un retour à l’instinct, mais pour un retournement à ce qui contient en soi l’intelligence et l’instinct à l’état indifférencié, à la Conscience comme essence cachée de la Vie. La philosophie est le lieu de ce retournement, quand elle repousse les reconstructions abstraites pour les remplacer par un point de vue génétique (5) qui découvrira que le cercle immanent à la pensée métaphysique (6) a une valeur méthodologique et onto logique quand on comprend qu’il est dans notre intelligence l’équi valent du « cercle » qui permet de penser les variétés de l’instinct dans une espèce animale donnée selon les variétés de cette espèce (7), quand on comprend également que ce cercle métaphysique n’exprime pas une immobilité, mais l’unité contradictoire d’un double mouve ment, le mouvement d’avancée et de progrès de l’élan vital et le mouvement d’enroulement, de piétinement, de stationnement de l’élan dérivé de notre espèce (8). A la différence toutefois de l’instinct qui, par son enroulement sur soi dans chaque espèce, atteint une (1) (2) (3) (4) (5) (6) (7) (8)
DI, 129 (C, 113). DI, 178 (C, 154). Le bon sens..., in EP, I, 86 et 89. EC, 162 (C, 632) ; Le bon sens..., in EP, 1, 87. EC, 188 (C, 653-654). EC, 179-180 et 186 (C, 646-647 et 652). EC, 172 et 175 (C, 640 et 642-643). G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, p. 115.
LE VÉCU ET LE VIVANT
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perfection qui est une fin, le mouvement de retour et de retourne ment pour l’intelligence humaine, mouvement qui, par l’intelligence fabricatrice, va permettre à la vie de dominer médiatement la matière inerte (1), ce mouvement va boucler la boucle qui avait été ouverte par l’élan de l’organisation de la vie en nous. Pour l’homme boucler la boucle, fermer le cercle, être soi et vivre cette intériorité, c’est réellement créer, et, par là, l’antinomie du devenir linéaire et du retour circulaire est résolue (2). La vie, c’est-à-dire la Conscience aux prises avec la matière, gagne quand elle semble se perdre : avec l’instinct la vie garde son immédiateté instantanée et ponctuelle, mais par là elle se perd puisqu’elle ne pourra jamais y devenir conscience réflexive de soi et de son mouvement d’ensemble et que, tout entière investie et présente en chaque animal, elle y est faite d’un ensemble d’éclairs qui constituent une totalité de fluxion et d’interpénétration qui se double pourtant d’une conscience ponc tuelle (3); dans l’homme, au contraire, l’élan vital se perd, se tourne vers l’extériorité matérielle, permet par là l’apparition de son contraire — l’intelligence abstraite — qui a pourtant avec lui un trait commun, la diversification indéfinie des formes (4). On comprend alors le rôle capital du caractère Virtuel
(A)
(I)
Passé
P
Futur
£
(B) Durée abstraite
Passé pur Fig. 8
Cette intersection des deux temporalités selon le schéma que nous venons de donner recouvre le schéma donné par Bergson dans Matière et mémoire (2) et nous avons reporté entre parenthèses les lettres du dessin donné par Bergson. Le présent P (= I) est à l’in tersection de l’échelonnement des souvenirs dans le temps et de la simultanéité (A)-(B) des objets dans l’espace. Or l’ejÿ^ (A)-(B) est celui des choses sur lesquelles nous pouvons agir et qui s’or donnent autour de nous selon le déroulement de cette action. Durée vivante et temps abstrait, mémoire et espace, s’entrecroisent pour définir le présent, « intersection des deux lignes, le seul (point) qui soit donné actuellement à notre conscience » (3). Cet étalement (1) Merleau-Ponty, Signes, p. 232. (2) MM, 158-159 (C, 284-285). (3) MM, 158 (C, 285).
i92
L'IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON
de la vie vivante sous la forme de l’action d’une conscience intel ligente dans l’espace est en même temps fixation de la vie vécue (i) comme état abstrait et universel de l’ego en général de sorte que « pour démasquer entièrement l’illusion, il faudrait aller chercher à son origine et suivre à travers tous ses détours le double mouvement par lequel nous arrivons à poser des réalités objectives sans rapport à la conscience et des états de conscience sans réalité objective, l’espace paraissant alors conserver indéfiniment des (boni qui s’y juxtaposent tandis que le temps détruirait, au fur et à mesure, des était qui se succèdent en lui » (2).
On pourra ainsi dire que la simultanéité est l’intersection de la temporalité et de l’espace (3). Opérons une coupe dans la durée de notre conscience, nous aurons alors une vue, un point de rue, comme dans toute coupe instantanée, et de même que le sujet est défini comme point de vue, comme point abstrait dont part un regard sur les choses, sur le « monde » qui nous entoure comme une présence, de même ce monde est orchestré autour d’un point d’accommodation. Le point de vue est aussi vue sur un point et l’unité de ces deux points est l’image de mon corps comme pivot des images (4). L’intersection des deux mouvements est emboîtement du point qu’est le présent du point de vue sur la présence dans le présent qui dure, et de l’organisation de la présence du monde autour du point qu’est le moment instantané de la corporéité. L’emboîtement du point de vue et de la vue sur un point est le rapport symbolique de l’âme et du corps (5). (1) EC, 163-164 (C, 633) : « De même que nous séparons dans l’espace, nous fixons dans le temps. » (2) MM, 159 (C, 285). (3) DI, 59 (C, 54) ; DI, 82 (C, 73-74) î DS, 68 sq. (4) MM, 12 (C, 170) ; MM, 16 (C, 172-173). (5) MM, 154 (C, 281) : a (...) dans cette continuité de devenir qui est la réa te même, le moment présent est constitué par la coupe quasi instantanée que no perception pratique dans la masse en voie d’écoulement, et cette coupe est préa sèment ce que nous appelons le monde matériel : notre corps en occupe le centre. » î 1
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On comprend alors la structure du temps bergsonien : la durée vécue est liaison de la durée vivante et du temps abstrait. La durée vivante et le temps abstrait ont des sens d’écoulement différents et se croisent pour former la durée vécue (ou, pour mieux dire, de la conscience exacte que nous avons, par attention méthodique, de notre durée vécue, nous tirons par désimplication deux mouve ments entrecroisés, l’un remontant vers la durée vivante, l’autre allant selon sa pente jusqu’au temps abstrait). Il y a correspondance parfaite et symétrie d’opposition entre les deux mouvements de la durée en nous. Le présent comme point du temps abstrait est contenu dans le présent vivant qui est durée créatrice effective (1). L’identification de ces deux présents contenus l’un dans l’autre produit la notion d'être pur, permanente et universelle, sans contenu déterminé en tant qu’elle est le point P du temps abstrait, puisque cet instant présent peut bien être conçu, mais n’a pas de contenu (2), et cette même réalité de l’instant sans contenu contient cependant en soi toute réalité en puissance, en tant qu’elle est liée à la durée du vivant. L’être pur comme élément essentiel de toute existence peut s’entendre dans les deux sens du mot « élément » : soit comme la particule élémentaire, soit comme le milieu dans lequel un être vit et se meut. Comme composant élémentaire * l’être absolu est le résultat de l’analyse qui réduit le temps en « une poussière de moments dont aucun ne dure, chacun étant un instantané » (3), et qui sont ensuite « érigés en réalité concrète » (4), de sorte que le monde, comme forme totale et englobante, est « suspendu en l’air » sans fondement légitime et doit être en perpétuel recommencement (5). (1) MM, 72-73 (C, 217). (2) Vinstant peut être conçu comme limite abstraite, mais non perçu. Cf. ES, 5-6 (C, 818-819) ; PM, 168 (C, 1385-1386). (3) PM, 208 (C, 1417). (4) PM, 209 (C, 1418). (5) Ibid. P. TROTIGNON
13
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De l’autre côté, comme élément qui sert de milieu universel, l’être absolu est l’unité des instants multiples (i), élevée au niveau du concept d’éternité, « éternité de mort, puisqu’elle n’est pas autre chose que le mouvement vidé de la mobilité qui en faisait la vie » (z). Mais alors on ne peut plus expliquer ni la diversité réelle des moments et des êtres ni la création de choses à partir de cet être absolu « dont on ne comprend pas davantage pourquoi il ne reste pas enveloppé en lui-même et comment il laisse coexister avec lui les choses » (5). Dans tous les cas, l’être pur est le présent abstrait, c’est-à-dire le point de vue solidificateur sur la mobilité créatrice (4).
2. Conséquences
ontologiques
DE L’ANALYSE DE LA DUREE : ESQUISSE DE L’iNTUITION
La critique de la notion purement formelle d’être en général a sa racine dans la conception de l’idée de vie : car nous n’avons pas d’autre expérience ontologique que celle dé l’être vivant que nous sommes, ce qui suppose que si le verbe « être » est, dans le langage, le terme le plus intellectuel, c’est parce que ce terme est le plus vidé de toute substantialité, mais il conserve cependant sa valeur fondamentale dès qu’il est utilisé en relation avec d’autres termes : la valeur copulative du verbe « être » ne peut avoir d’autre sens que l’égalité entre les concepts d’être et de vie. La seule forme de l’être que nous connaissions est la vie, les autres formes doivent être comprises comme des modifications de la forme fondamentale qui n’ont de sens que par leur rapport a (1) PM, 208 (C, 1417). (2) Ibid. (3) PM, 209 (C, 1418). (4) PM, 209-210 (C, 1418) : « Dès qu’elles se ressaisissent, elles figent écoulement soit en une infinité d’aiguilles cristallisées, soit en une nappe soh c» toujours en une chose qui participe nécessairement à l’immobilité d’un point de viu. •
LA DURÉE COMME HORIZON ONTOLOGIQUE
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cette forme en tant qu’elle est consciente de soi. La vie est pleine ment elle-même dans le présent : le présent est à la fois le mouvement simple et indécomposable de la vie (i), du passé pur vers le virtuel qui se dessine dans les actes de l’individu, vivant selon des unités de durée diverse, denses et incompressibles, et la limite purement abstraite qui sépare le passé du futur dans la représentation qu’a cet individu vivant de la durée (2). L’intersection des deux présents est la définition d’une présence de l’être conscient et réflexif au monde dans lequel il w/, dans lequel il sait qu’il vit. Et ainsi le présent devient nécessairement présence à... et la présence du sujet au monde est nécessairement l’expression immobile, intelligible pour la pensée abstraite, du mouvement inexprimable par lequel le sujet et le monde sont simultanément portés à l’existence par la vie. Le découpage du champ de présence en objets est fonction de notre action (3); les zones de profondeur de de présence sont ainsi des distances temporelles spatialisées (4). La vie échappe alors au présent, dans le passé et dans l’avenir. La temporalité est, en effet, si l’on veut expliquer la mémoire, un présent qui « se dédouble à tout instant, dans son jaillissement même, en deux jets symétriques, dont l’un retombe vers le passé tandis que l’autre s’élance vers l’avenir » (5). On remarquera que l’image de ce jaillissement ressemble, jusque dans sa scission, à l’image de la gerbe divergente de l’élan vital. Mais l’élan vital se scinde en courants dissymétriques (végétal-animal, arthropode(1) Remarques sur la théorie de la relativité (1922), in EP, IH, 497 : « Cette durée est l’écoulement même, continu et indivisé, de notre vie intérieure. » (1 234) ES, 30 (C, 837) ; MM, 72 et 152 (C, 216 et 280) ; PM, 168 (C, 1385-1386). (3) MM, 215 (C, 344) : « Telle est la première et la plus apparente opération de l’esprit qui perçoit : il trace des divisions dans la continuité de l’étendue, cédant simplement aux suggestions du besoin et aux nécessités de la vie pratique. » (4) MM, 160 (C, 286) : « La distance dans l’espace mesure la proximité d’une menace ou d’une promesse dans le temps. > €5) ES, 136 (C, 917-918) ; ES, 132. (C, 914).
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L'IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON
vertébré) dans lesquels chaque forme renvoie à une forme d’une autre branche; la forme (espèce) est produite par l’élan en général et en dérive sous la condition de la spécification de la branche particulière de l’élan où elle apparaît. Ici, au contraire, avec l’émer gence en l’homme du courant spirituel qui avait échoué à travers toute la vie végétale et animale, l'élan est intériorisé dans une de ses formes, comme conscience de la durée, ce qui explique que la durée, gerbe de l’élan se poursuivant en nous, apparaisse comme succession : « Ainsi naît l’illusion que le souvenir succède à la perception » (1). C’est cette même illusion aristotélicienne qui nous fait croire que les formes de la vie sont apparues selon un alignement sur le fil du temps cosmique orienté (2). Il est important de remarquer que ce dédoublement de la durée vivante en deux ek-stases est l’origine de la durée vécue et donne ainsi la possibilité d’interpréter cette durée vécue comme pure successivité du temps abstrait. La vie devenant conscience se dédouble en ek-stases temporelles antagonistes (f). Elle échappe à soi vers le passé et vers l’avenir. Elle échappe à soi vers le passé parce que le vécu n’apparait plus que comme forme intériorisée par le sujet individuel et non pas comme un mode de manifestation de la vie actuelle, et c’est pour cette raison que le passé, bien qu’intégralement conservé dans l’état présent du monde et du sujet, ne peut être retrouvé que par un relâchement de l’attention qui lie le sujet au monde de ses actions. Vers le futur également la vie s’échappe, car toute pensée et toute action visent un certain but, s’élancent vers un certain avenir qui est voulu par le présent sans être contenu en lui et qui se crée à travers mon état et mes actes présents, de sorte que le présent se sait imme(1) -ES, 132 (C, 914). (2) EC, 136 (C, 609). (3) Plotin, Ennéades, III, 7 :
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la métaphysique est ainsi anthropologie. Ce qui fait que, pris à la lettre, le propos de la métaphysique, qui est de fonder la vérité objective sur les lois de la subjectivité réflexive, est juste, mais sa vérité n’a de sens que si la genèse de la subjectivité réflexive est comprise comme apparition pour soi de la vie immédiate dans l’espèce humaine. Mais par la médiation du moi réflexif la vie immé diate s’apparaît comme dualité d’une forme abstraite de la pensée en général et d’un contenu mobile de l'individualité; ce contenu doit nécessairement coïncider avec le contenu du présent après que le Je abstrait l’ait expulsé du présent : ce que je suis pour moi est ce que je ne suis plus ou ne suis pas encore. Le passé et l’avenir ont seuls la possibilité de concilier en eux-mêmes l’accompli et l’inac compli, ce que le présent ne peut pas faire, puisqu’il doit les exclure absolument pour se manifester comme présence de la conscience au monde. Mais on doit noter que le passé et l’avenir ne synthétisent pas de la même façon l’accompli et l’inaccompli : pour le passé l’inaccompli apparaît comme du possible mort, comme du possible impossible ; pour l’avenir l’inaccompli est l’essentiel et c’est l’accompli qui apparaît comme rétrospectivement possible. Ce qui explique l’image du double mouvement de la temporalité autour du point de l’instant présent : « La conscience, elle, retient ce passé, l’enroule sur lui-même au fur et à mesure que le temps se déroule, et prépare avec lui un avenir qu’elle contribuera à créer » (1)
On remarquera que, d’après ce texte, le jeu d’enroulement et de déroulement (2) est la caractéristique de la relation de présence entre le passé et le présent ; quant au lien du présent et de Tavenir, il est opéré par la vie et non par la conscience qui contribue seulement à la création de l’avenir. (1) ES, 30 (C, 837). (2) Cf. Simmel, Mélanges de philosophie relativiste, pp. 83-84.
L.
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Reprenant l’image, Bergson la développera selon le schéma chiasmatique que nous connaissons déjà : la vie déroule le temps vers un avenir limité par la mort de l’individu, la conscience enroule le temps selon un passé qui grossit sans cesse : l’individualité vivante est usée peu à peu et détruite par la vie en même temps qu’elle grossit et s’enrichit comme conscience (i). Il est donc remarquable que la relation à l’avenir soit une dimension propre à la vie et non à la conscience du vivant dont « la durée intérieure est la vie continue d’une mémoire qui prolonge le passé dans le présent » (2) et c’est le mouvement de la vie dans le présent vers l’avenir hétérogène à elle et créé par elle qui « témoigne » de cette persistance intériorisée du passé dans le présent de la conscience. Or, ce qui est important ici, c’est de noter ce qu’écrit ensuite Bergson : « Sans cette survivance du passé dans le présent, il n’y aurait pas de durée, mais seulement de l’instantanéité » (5) : autrement dit, la projection de la vie vers l’avenir est son mouvement de remontée de la matérialité; par ce mouvement, elle compose avec la matérialité et par là produit des êtres vivants individualisés qui seront inclinés à se représenter la présence comme pure instantanéité. A la vie qui dépasse et détruit sans cesse le présent vers l’avenir, mais qui par là meme risque de se dégrader en son contraire, qui est la suite des instants dépassés et laissés derrière elle dans la succession homogène, correspond la vie intériorisée en conscience individualisée qui rattache le présent à la genèse disparue qu’il a été. L’universalité de la vie, négatrice de l’individualité qu’elle pose pour se réaliser, est ainsi (1) PM, 183 (C, 1397) : « C’est, si l’on veut, le déroulement d’un rouleau, car il n’y a pas d’être vivant qui ne se sente peu à peu arriver au bout de son rôle ; et vivre consiste à vieillir. Mais c’est tout aussi bien un enroulement continuel, comme celui d’un fil sur une pelote, car notre passé nous suit, il grossit sans cesse du présent qu’il ramasse sur sa route ; et conscience signifie mémoire. » (2) PM, 200-201 (C, 1411). (3) PM, 201 (C, 1411).
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solidaire de l’individualité irréductible de la conscience qui conserve intégralement le passé (i). Le mouvement rétrograde du vrai fait surgir le possible deux fois (2) : une fois comme auréole d’irréalité autour du réel présent, ce qui constitue l’impossible qui redonne au réel de la présence actuelle et abstraite un lien avec le passé, et une deuxième fois comme noyau d’indécision au cœur du réel présent, ce qui constitue la représentation du réel de la présence abstraite comme chose qui peut être répétée ou modifiée et lie ainsi la représentation du réel à un avenir. La métaphysique pose Fexœztf * du réel comme étant le passé de ce réel, et la représentation de ce réel comme son avenir indéfini : on voit ainsi que la métaphysique travestit la vie, mais qu’en même temps elle la conserve comme fondement implicite. Ce qui apparaît pleinement si l’on considère le problème de la mémoire : Bergson montre comment la mémoire pure est la seule qui mérite le nom de mémoire, par opposition à l’habitude, mais il montre aussi le Een indéniable qui unit le corps et l’âme et qui est le fondement réel de ce pouvoir qu’a l’être vivant de se conserver à lui-même sous forme de représentation. Dans la mémoire, la vie apparaît mieux que dans la perception ou le savoir, parce que l’identité de l’essence et de la représentation dans le souvenir permet à l’identité de l’inaccompli et de l’accompli d’être représentée comme ce qui a été vécu : encore que ce soit sous la forme de ce qui n’est plus; sous la forme du mort et de l’irréel, la vie dans le souvenir à Yétat pur, dans cet état inanalysable à la rigueur par l’entendement, où l’inachèvement (1) Cf. Baader, Beitrâge zur Elementar-Physiologie (1797) : « Der hier zum Grande liegende Satz, dasz Ailes (jedes in der Zeit verknüpfte oder sich verknüpfende Gebilde oder Individuum) seine Zeit hat, zeigt sich übrigens in seiner vielumfassenden Bedeutung erst dann, wenn man ihn nicht blosz auf Grad und Umfang, sondera auch auf die Beschaffenheit (quale) des Zeitstoffs anwendet » (in Philosophischen Schriften und Aufsdtze von Franz Baader, Münster, 1831, Bd. I, S. 49). (2) PM, 183 (C, 1397).
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engendre synthétiquement la forme achevée. La vie, comme rit vivante, comme vie immédiate, est le réel absolu, mais qui ne peut pas être immédiatement exprimé, ni même senti en nous, et, en ce sens, le présent apparaît comme le foyer d’où un avenir se creuse et s’annonce, champ de forces dessiné autour de l’être vivant par la force de la vie, et ce présent vivant ne peut être représenté : le rén du présent serait nécessairement arrêt, immobilisation, limite abs traite. Le présent vécu s’oppose à Vavenir vivant, comme l’abstraction du point de vue à la réalité de la chose (i). Mais dans la mémoire, l’inverse est vrai : la vie, comme vie vécue, est la réalité qui peut être opposée, avec sa complexité, sa richesse et son aspect totalisateur, au présent de la présence utilitaire et immédiate (2). Le présent virant s’oppose au passé vécu comme l’engagement aveugle dans une action déterminée à la saisie profonde de la totalité en soi. C’est ce qui explique que la mémoire n’ait pas à être « expliquée » puisqu’elle est la conscience même en tant que vécue (3), et que seul l’oubli soit un phénomène énigmatique du point de vue de la durée vivante, tandis que la conservation au contraire est un problème quand on considère la relation de la vie, comme durée vécue d’un sujet, avec des objets sur lesquels ce sujet agit dans la mesure où ces objets sont présentés dans son espace d’action et qu’il « oublie » donc tout « naturellement » quand l’action est achevée ou modifiée (4). (1) MM, 161 (C, 286) : « Cela seul nous semble réel, qui commence avec le moment présent (...).» (2) MM, 162 (C, 287) : a Sous cette forme condensée, notre vie psychologique antérieure existe même plus pour nous que le monde externe, dont nous ne per cevons jamais qu’une très petite partie, alors qu’au contraire nous utilisons la totalité de notre expérience vécue. » (3) PM, 183 (C, 1397)’ Cf. Analyse de l’ouvrage de Guyau... (1891), in EP, I, 80 : « I«a durée, dont l’essence est de s’écouler sans cesse, et de n’exister, par conséquent que pour une conscience et une mémoire > (4) PM, 170-171 (C, 1387-1388) : « La mémoire n’a donc pas besoin d’expli cation. (...) Certes, si nous fermons les yeux à l’indivisibilité du changement, an fait que notre plus lointain passé adhère à notre présent (...) il nous semble que le
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Tout ce que nous pouvons, c’est savoir que notre présent est la vie qui dure effectivement, mais le sentiment immédiat de la vie qui dure ne peut être immédiat que comme sentiment et non comme sentiment d’un objet immédiatement donné. La vie comme telle est une durée sans ek-stases temporelles (1) et c’est pourquoi sa substance est, au sens absolu, dans le seul présent qui se crée, « écoulement et passage qui se suffisent à eux-mêmes, l’écoulement n’impliquant pas une chose qui coule et le passage ne présupposant pas des états par lesquels on passe » (2) ; ce présent qui se crée, et est comme pur mouvement la substantialité même (3), se rend hétérogène à soi comme nouveau présent qui abolit l’ancien et le conserve dans la mémoire de la conscience. Se rendant hétérogène à soi et conservant la totalité de cette hétérogénéité, la vie se double d’une conscience de la vie qui en est le dédoublement. Ce dédoublement de la vie dans la conscience explique que la conscience paraisse douée du pouvoir de saisir l’essence de ce qui lui est étranger. La conscience pense, elle saisit et comprend le sens des choses — et par là leurs valeurs relatives, fondant dans un même acte la justesse et la justice (4). L’intellection au sens plein du terme est « un mouvement de l’esprit qui va et qui vient entre les perceptions ou les images, d’une part, et leur signification, de l’autre » (5). Or, nous savons que la perception est liée à Yek-stase de l’avenir; la signification sera ainsi liée à la mémoire; comprendre sera aller de l’abstrait au concret, c’est-à-dire passé est normalement de l’aboli (...). Mais si nous tenons compte de la continuité de la vie intérieure et par conséquent de son indivisibilité, ce n’est plus la conser vation du passé qu’il s’agira d’expliquer, c’est au contraire son apparente abolition. » (1) Plotin, Ennéades, III, 7, § 3 : « Et alors il voit l’éternité, une vie qui persiste dans son identité, qui est toujours présente à elle-même dans sa totalité (...) > (trad. Bréhier, t. III, pp. 129-130) ; cf. PM, 208 (C, 1418). (2) DS, 54(3) PM, 211 (C, 1420). (4) MR, 68 (C, 1033). (5) ES, 169 (C, 942).
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du sens saisi dans la mémoire pure à l’image de ce sens présent dans la perception. Bergson donne comme exemples : suivre une démonstration, lire un texte, entendre un discours (i); or, dans ces trois cas, nous comprenons le sens d’un produit de l’activité d’autres consciences et non l’essence d’une chose étrangère à la conscience; s’il faut en déduire que nous ne pouvons comprendre que ce que nous faisons ou sommes à même de faire, il faut aussi en conclure que nous n’avons pas une réelle compréhension de l’inerte et, qu’au contraire, la connaissance de la vie est une compréhension. La conscience est la dualité du sens et de l’être dont l’unité est la nature de la vie. La conscience n’a pas de présent absolu et ne contient la vie que dans les ek~stases du passé et de l’avenir et c’est pourquoi l’opposition de la vie et de la mort n’a de sens que pour la conscience, mais non en soi; la mort est fin de la tension des ek-stases temporelles dans un individu vivant (2), ce qui inclinerait à penser que la mort de l’individu n’est pas la fin de la vie, mais le moyen par lequel la vie absolue se continue (3). La durée vivante inclut en soi les limites que la durée vécue ne peut saisir : l’origine et la fin. Mon origine est un instant mythique, que je ne peux ni saisir ni même me représenter, et il en va de même pour ma fin. Naître et mourir échappent à la fois à notre sentiment et à notre pensée. Mais nous pensons que nous avons une origine et une fin, et comme nous discernons en nous des origines et des fins subalternes (un amour naissant, une passion qui s’éteint), comme de plus la réflexion nous fait découvrir que ces mouvements en moi sont en réalité des mouvements du moi qui s’investit en entier dans l’aventure des passions et des sentiments (4) et s’aperçoit lui-meme (1) ESt 169-170 (C, 942-943). (2) PM, 183 (C, 1397). (3) EC, 271 (C, 724-725). (4) DI, 99 (C, 88) : < I^e sentiment lui-même est un être qui vit, qui se développe, qui change par conséquent sans cesse (...). »
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ensuite comme image de soi dans le moi abstrait et les sentiments généraux, nous pouvons maintenant procéder à nouveau à la même opération et penser que le moi entier, comme durée vécue, est le produit d’une durée plus profonde, la durée universelle qui expli querait que le temps soit en moi création. Cette identité de la durée et de la création explique la différence profonde qui sépare Bergson et James. Le stream of thought de William James est d’origine psycho logique, alors que l’entreprise bergsonienne est par son origine une critique de l’idée de temps homogène (1). Parce qu’il est critique, parce qu’il n’est pas immédiatement une description de la conscience vécue, le concept de durée a une valeur métaphysique : « Certainement James était arrivé à son stream of consciousness par des voies purement psychologiques. Certainement aussi, c’est par la critique de l’idée mathématique et physique de temps et par la comparaison de cette idée avec la réalité, que j’ai été conduit à ma doctrine de la « durée réelle ». Cette différence d'origine explique la différence de fonction de la « durée » et du stream. Le stream of tbougbt a surtout une puissance d’ « explication psychologique », tandis que la durée a principalement une puissance d’explication épistémologique ou, si vous voulez, métaphysique » (2).
Bergson opposera la durée vécue de la vie psychologique selon James à la durée réelle (3) qui est son domaine de réflexion. Ainsi notre hypothèse concernant les liens entre la durée vivante et la durée vécue serait indirectement justifiée. Nous voyons alors comment (1) Lettre à W. James (10-7-1905), in EP, II, 239 : « La première a une origine et une signification nettement psychologiques. La seconde consiste essentiellement en une critique de l’idée de temps homogène, telle qu’on la trouve chez les philo sophes et les mathématiciens » ; et Lettre à W. James (20-7-1905), in EP, II, 242 : « (...) il est visible d’ailleurs que les théories développées dans cet Essai ont une signification et une origine très différentes. » (2) Réponse à R. M. Kallen (28-10-1915), in EP, III, 443-444. (3) Lettre à Floris Delattre (24-8-1923), in EP, III, 561 : < Dans la vie psycho logique que James a si joliment comparée au vol d’un oiseau, il distingue des places °f flight et des places of rest. Pour moi, au contraire, et dans la durée réelle où j’opère, il n’y a que du flight, il n’y a pas de rest ; et de plus il n’y a jamais de places, pas plus de flight que de rest. »
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la vie est la durée créatrice, le verbe « être » n’indiquant pas ici une équivalence logique, mais le mode ontologique de réalisation et de manifestation de la vie : c’est comme durée créatrice à travers des individus que la vie se fait être ce qu’elle est, de sorte que l’indivi dualisation croissante sera toujours créativité plus profonde; durée plus complexe et plus irréductible au temps abstrait, en un mot, vie plus riche et plus développée. Voici comment on peut montrer que la vie est la durée vivante qui est l’essence de la durée vécue en moi. Le premier point est la constatation de l’impossibilité où nous sommes de superposer des quantités égales de durée vécue (i), de sorte que « jamais la mesure du temps ne porte sur la durée en tant que durée » (2), de sorte aussi que la mesure du temps ne porte que sur des extrémités de durée et non sur la durée même. D’où l’on voit qu’il ne suffit pas de dire que l’entendement déforme ou dénature la durée; il faut dire qu’/Z ne peut pas la saisir. Mais, en revanche, il faut dire aussi que la durée vécue ne peut pas récupérer en elle ces « extrémités » que le temps abstrait fait apparaître en elle comme des moments artificiels. Cette incapacité de résorber en soi les extrémités explique que la durée vécue soit une attente (3) et pourquoi cette attente est l’expé rience de la créativité. C’est déformer la pensée de Bergson que de prétendre qu’il y a réellement (en dehors de la mémoire) une expé rience de la durée qui échapperait aux cadres abstraits du temps intellectualisé. En effet, c’est seulement pour « une conscience qui ne serait pas solidaire des mouvements intracérébraux » (4) que la (1) PM, 2-3 (C, 1254-1255). (2) Ibid. (3) EC, 9 (C, 502) ; EC, 336-341 (C, 779-784) ; -PM, 3-4 (C, 1254-1255). . (4) PM, 4 (C, 1255) î cf. EC, (C, 780) : « La preuve en est que je puis, a mon gré, faire varier la rapidité du flux de l’univers au regard d’une conscience qm en serait indépendante et qui s’apercevrait de la variation au sentiment tout quanta qu’elle en aurait : du moment que le mouvement de T participerait à cette variabon, je n’aurais rien à changer à mes équations ni aux nombres qui y figurent. »
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différence d’attente entre deux durées de vitesses différentes, entre deux extrémités données, serait vécue comme une différence de fatigue. Ce qui revient à dire que, dans la réalité des faits, la même fatigue demeure dans l’attente de l’extrémité de la durée qui s’écoule, quelle que soit par ailleurs, relativement à l’univers, la vitesse d’écou lement de cette durée, car cette vitesse est définie en termes mathé matiques et ne peut l’être qu’ainsi, par comparaisons de simultanéités ou de divergences. Le même effort peut ainsi se manifester sous des tensions différentes et se traduire en des extensions conceptuelles différentes, il demeurera toutefois, en tant qu’attente, identique à soi-même pour la conscience qui vit cette tension comme durée (1). L’accélération ou le ralentissement du monde entier ne changerait pas l’attente de la durée vécue; mais inversement l’accélération ou le ralentissement de mon seul sentiment de durée — le reste du monde demeurant inchangé — changerait la nature de mon expé rience (2). Et cela pour deux raisons : parce que la conscience est liée à mon corps et à mon cerveau, donc au monde de la matière qui est aussi celui du travail technique et de l’intelligence abstraite (3), et parce que la durée comme attente est une exigence abstraite d’œuvre et non la création d’une œuvre. Y!attente devient ainsi attention à la chose. Nous retrouvons ici le sens des ek-stase s temporelles ; leur succession linéaire est la représentation pervertie de la différence de tension qui affecte le présent absolu qu’est la vie. Ce qui est le (1) DI, 145 (C, 127) : « Elle constaterait, sous une forme ou sous une autre, une baisse dans l'enrichissement ordinaire de l’être (...) ; et DIt 148 (C, 129-130) : < Et la possibilité même de voir en raccourci une période astronomique n’im plique-t-elle pas ainsi l’impossibilité de modifier de la même manière une série psychologique (...). » (2) DI, 147 (C, 128-129). (3) PM, 171 (C, 1388) : « Ea nature a inventé un mécanisme pour canaliser notre attention dans la direction de l’avenir, pour la détourner du passé (...) en cela consiste ici la fonction du cerveau. •
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présent vivant (la vie en soi) ne peut être pour soi que la conscience comme attente, c’est-à-dire un futur. La conscience est futur pour elle-même, le présent est la variation de tension qui lui fait perdre l’identité de son futur et du présent de la vie et par là appelle la vie à se réaliser : « Mais toute conscience est anticipation de l’avenir. Considérez la direction de votre esprit à n’importe quel moment : vous trouvez qu’il s’occupe de ce qui est, mais en vue surtout de ce qui va être. L’attention est une attente, et il n’y a pas de conscience sans une certaine attention à la vie » (i).
Il s’ensuit une seconde variation de tension qui la ramène à son point de départ, après que la vie s’est déroulée dans l’intervalle de futurition ouvert par la conscience. Le passé de la conscience retrouve ainsi le présent absolu de la vie. Quand Vattente de ce présent comme futur dans la présence vécue est affectée d’une certaine tension, elle devient Yattention aux choses ou présent vécu ; quand, au contraire, cette tension se relâche, « notre présent tombe dans le passé », car « le « présent » occupe juste autant de place que cet effort. Dès que cette attention particulière lâche quelque chose de ce qu’elle tenait sous son regard, aussitôt ce qu’elle abandonne du présent devient ipso facto du passé » (2). Comme telle, l’attente de la durée vécue passive est encore une manière de mesurer le temps et non une manière de le vivre. Il faudrait être à la fois actifs et passifs, spontanés et réfléchis pour saisir la durée vivante au sein de la durée vécue (3). A défaqt, nous pouvons toujours essayer de comprendre pourquoi la durée vécue n'est pas cette durée vivante, bien qu’elle en soit (1) ES, 5 (C, 818). (2) PM, 169 (C, 1386). (3) PM, 4 (C, 1255) : « (...) une conscience qui ne voudrait que la voir sans la mesurer, qui la saisirait alors sans l’arrêter, qui se prendrait enfin elle-même pour objet, et qui, spectatrice et actrice, spontanée et réfléchie, rapprocherait jusqu à les faire coïncider ensemble l’attention qui se fixe et le temps qui fuit ? »
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la manifestation. La durée vécue est attente * elle se compose de laps de durée qui sont les unités non superposables, individualisées et vécues comme telles entre des extrémités déterminées, c’est-à-dire entre le présent vécu et l’avenir posé comme ce qui doit se réaliser par la durée vivante (1). L’attention au présent détermine une pro jection abstraite d’un instant futur et l’espace de temps à parcourir apparaît à la conscience comme attente du terme futur; cette projec tion d’un terme à atteindre par la conscience, projection qui déter mine un « espace de durée » à remplir, une durée créatrice qui est cependant posée comme passivité, détermine la loi fondamentale de la création artistique (2), de Taction humaine en général (5) et plus particulièrement de Z’invention morale (4) où il faut attendre que le projet et l’appel éthiques produisent leur effet (5). Cette analyse de l’attente montre qu’il faut distinguer deux' aspects de la durée vécue, deux manières qu’elle a de se présenter : d’une part, elle est nécessairement saisie par la conscience réfléchie qui a sa racine dans le travail sur la matière qui nous conduit à penser par plans et projets (6). (1) Cela ne vaut pas pour la relation passé-présent (regret, nostalgie, ...) qui n’est pas expérience d’une durée, mais d’une répétition le long de la durée. (2) MR, 74-75 (C, 1038) : « Or, c’est le miracle même de la création artistique. Une œuvre géniale, qui commence par déconcerter, pourra créer peu à peu par sa seule présence une conception de l’art et une atmosphère artistique qui per mettront de la comprendre ; elle deviendra alors rétrospectivement géniale : sinon, elle serait restée ce qu’elle était au début, simplement déconcertante. » (3) MR, 7s (C, 1038) : « Dans une spéculation financière, c’est le succès qui fait que l’idée avait été bonne. • (4) AfJ?, 75 (Ct 1038-1039) : « On en dirait autant de l’invention en morale, et plus spécialement des créations successives qui enrichissent progressivement l’idée de justice. » (5) MR, 78 (C, 1040-1041) : « Il fallut attendre (...). On dira que l’action fut bien lente (...). » (6) ES, 147 (C, 926) : « On n’a pas assez remarqué que notre présent est surtout une anticipation de notre avenir. La vision que notre conscience réfléchie nous donne de notre vie intérieure est, sans doute, celle d’un état succédant à un état, chacun P. TROTIGNON
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Mais, d’un autre côté, « la conscience immédiate saisit tout autre chose » (i). On ne peut dire que la vie intérieure est identique à la conscience immédiate : conscience immédiate et conscience réfléchie sont les deux relations nécessaires de l’être intelligent et vivant à l’inter valle de durée que la vie pose, devant elle, pour se développer comme création spontanée. Mais la conscience immédiate est « immanente à la vie intérieure » (2) et son rapport à la vie intérieure est de contact plus que de vision, elle la sent « plutôt qu’elle ne la voit » (3). Ce contact est d’autant plus net et le sentiment de soi d’autant plus vif que l’acte accompli est plus original et manifeste ainsi plus nettement le mouvement d’autocréation de la vie à travers nous; dans ce cas, le terme futur à atteindre « nous apparaît aussitôt » (4) et le temps qui s’écoule se manifeste comme la différence décroissante entre ce que nous sommes, faisons et pensons, et le terme à atteindre (5). On a ainsi la constitution différenciée des ek-stases temporelles, qui ne sont pas des moments alignés pour la réflexion et le langage, mais l’intégration d’un futur au passé par le travail du présent. Remarquons aussi que notre conscience immédiate de la vie intérieure, de la vie en nous, n’est pas une identité absolue du temps de la vie et de notre durée, parce que, comme nous l’avions déjà dit, le « but lui-même n’est d’ailleurs aperçu que comme un but provisoire; nous savons qu’il y a autre chose derrière; dans l’élan que nous prenons pour franchir le premier obstacle nous nous préparons déjà à en sauter un second, en attendant les autres qui se succéderont indéfiniment » (6). de ces états commençant en un point, finissant en un autre et se suffisant provi soirement à lui-même. Ainsi le veut la réflexion qui prépare les voies au langage ; elle distingue, écarte et juxtapose. » (1) ES, 147 (C, 926). (2) ES, 147 (C, 926). (3) Ibid. (4) Ibid. (5) Ibid. (6) ES, 147-148 (C, 926).
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Voilà justifiée l’hypothèse de la coïncidence partielle que nous analyserons tout à l’heure (1). Et l’on remarquera que ce « savoir » d’un au-delà de l’immédiat qui hante la conscience immédiate de la vie intérieure vient, non de la vie intérieure, mais de la réflexivité immanente à l’intelligence de notre forme spécifique de conscience, ce que Bergson indique nettement en comparant la double conscience de la vie (immédiate et réfléchie) chez l’être vivant et intelligent qu’est l’homme à la double conscience qui habite le langage (2). L’éclatement des ek-stases temporelles est bien le signe que la vie est l’essence de notre conscience, mais une essence qui ne coïncide que partiellement avec l’être dont elle est l’essence, et que la philo sophie devra ramener à sa simplicité absolue : la vie est le présent absolu, mais pour la conscience, qui est la position pour soi de la vie qui se crée, le présent apparaît comme projeté vers un avenir déter miné pour la conscience immédiate et comme déjeté vers un passé sans fond pour la conscience réfléchie, et, comme le terme déterminé de la conscience immédiate se double du savoir réflexif de sa noncoïncidence avec le temps de la vie, l’immédiat se sait déjà implici tement du passé potentiel, ce qui permet de transformer l’éclatement des ek-stases temporelles en une série linéaire de moments pour l’entendement analytique. Réciproquement, le passé sans fond, où disparaît ma vie au fur et à mesure de son passage par la conscience, conserve la totalité du vécu, mais cette totalité ne peut être que la mienne et non celle de la vie en général; par là ce passé qui contient tout ne contient qu’un tout limité, celui de ma conscience qui se trouve ainsi coïncider absolument, pour ma mémoire, avec le principe de la vie et de la conscience. Des deux côtés, avenir et passé, un chiasma implicite des ek-stases temporelles à partir du présent tend à leur donner Tallure linéaire du temps abstrait * c'est-à-dire d'un temps (1) IIe partie, chap. IX, § 3. (2) ES, 148 (C, 926-927).
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où l'immédiat et la réflexion sont disjoints * répartis de chaque côté du point mathématique qui représente le présent. On voit alors que la philosophie, effort pour se replonger dans le Tout, comme dit Bergson, ne pourra obtenir ce qu’elle cherche qu’en ré-impliquant les ek-stases temporelles et en dénouant leurs chiasmes, en faisant de la conscience à la fois un spectateur et un acteur, une conscience à la fois « spontanée et réfléchie » (i) qui fait coïncider Yattention et la fuite (2) qui, prises isolément, sont l’aliénation de la conscience et de la vie, puisque l’attention à la vie devient nécessairement l’attention aux objets inertes de l’action intellectualisée qui raréfie la vie et tarit sa créativité, et que la fuite du temps, si l’on s’y laisse aller, conduit à la rêverie et au rêve, qui, loin de me donner la réalité profonde de la vie, me détournent aussi de la vie (2). Mais si ces deux directions vers l’irréel sont ré-impliquées, elles me donneront le réel : l’intuition philosophique est la solution des apories de la temporalité che% un être qui est à la fois vivant et doué de conscience réflexive. 3. Le sens
de la durée
:
EX-PLICATION ET RÉIMPLICATION
DES « EK-STASES » TEMPORELLES
Revenons un instant sur la projection du terme futur dans l’attente : elle est déterminée et ne dépend pas, nous l’avons vu, d’une accélération ou d’un ralentissement du temps du monde : « Nous avons conscience de ces intervalles comme d’intervalles déterminés » (3). Or, cette détermination ne peut être absolument (1) PM, 4 (C, 1255). . . (2) ES, 102-104 (C, 891-893). Voir in Philonenko, Bergson : le rêve, m Cahiers de philosophie, II, n° 7, une explication de ce passage qui confirme notre interprétation. (3) EC, 338 (C, 781).
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celle des instants abstraits dont on peut recomposer l’intervalle, puisqu’ils sont des abstractions mathématiques qui ne durent pas. De plus, de tels instants peuvent servir à re-constituer l’intervalle de temps une fois qu’il aura été vécu, mais non à le composer, comme Zénon d’Élée l’avait bien vu. Donc, même si la projection vers le futur d’un terme à atteindre détermine un intervalle à venir, qui doit être rempli et ne peut se remplir soi-même spontanément — d’où le sentiment d’attente —, cette projection ne peut, à elle seule, combler le vide qu’elle a créé devant la conscience : « Qu’est-ce qui m’oblige à attendre et à attendre pendant une certaine longueur de durée psychologique qui s’impose, sur laquelle je ne puis rien ? » (1).
Souvenons-nous que ce creux en avant de la conscience, qui lui dessine une sphère d’action, et par conséquent un domaine où des événements devront se produire, est produit par le courant de la vie dans son entrecroisement avec le courant de la matérialité (2). La projection d’un instant au-devant de la vie par la représentation consciente est ainsi la détermination d’une direction d’action dans le champ de la matérialité, et elle n’est en rien de la durée; mais elle est le fondement des opérations réflexives par lesquelles je forme le concept abstrait du « devenir », du « devenir en général, le devenir qui ne serait pas plus le devenir de ceci ou de cela » (3). Comment comprendre que l’entendement, qui ne peut rien créer et peut seu lement dégager ce qui existe déjà, puisse extraire de la durée achevée le schéma du temps en général, du temps que Tétât vécu occupe (4), si cette forme vide n’existait pas d’abord comme réalité vivante ? Mais n’est-ce pas aller contre les déclarations formelles de Bergson sur l’hétérogénéité absolue de l’espace et de la durée ? Non, car (1) (2) (3) (4)
£C, 338 (C, 782). Cf. Première partie, chap. IV, pp. 52 sq. PM, 201 (C, 1412). Ibid.
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Pavenir qui s'ouvre devant nous sous la forme du laps de temps s'ouvre ainsi pour nous comme étant aussi immédiatement une forme de Pespace : « Le même instinct, en vertu duquel nous ouvrons indéfiniment devant nous l’espace, fait que nous refermons derrière nous le temps à mesure qu’il s’écoule» (i).
Mais cet espace n’est pas « géométrique », il n’est pas espace pur. Le même mouvement qui rend possible la déformation spatiali sante du temps vécu en temps abstrait est ce qui crée aussi la nou veauté dans ce temps vécu. La conscience est, dans le même déploie ment créateur, un espace d'action et une durée vécue et c’est de cette unité que dérive la dualité de Yespace des choses et du temps des choses, comme le dit fort bien Ruyer (2) : « L’espace-temps des choses multiples queje regarde (...) ne doit pas être confondu avec l’espace-temps de ma vision même, en tant qu’elle contrôle directement mes mouvements propres »
et, précisément, on ne comprend pas qu’il oppose cette incontestable vérité à Bergson, qui n’a pas dit autre chose. On voit d’ailleurs, en passant, que cette dualité explique les notions à?absolu et de relatif chez Bergson et sa théorie de la corrélation de l’intelligence et de l’existence vécue. La manière dont l’instant futur est posé, dans le champ de la conscience, par le mouvement de la durée vivante est une détermination de tension résultant d’un libre choix : « Mais si, au lieu de prétendre analyser la durée (c’est-à-dire, au fond, en faire la synthèse avec des concepts), on s’installe d’abord, en elle, par un effort d’intui tion, on a le sentiment d’une certaine tension bien déterminée, dont la détermination même apparaît comme un choix entre une infinité de durées possibles » (})• (1) MM, 160-161 (C, 286). Bergson répond ainsi d’avance à Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 474, n. 1. (2) Ruyer, La cybernétique et la finalité, in Les études philosophiques, 1960» n° 1, p. 171. (3) PM, 208 (G, tw).
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De sorte que le fondement qui est commun, d’un côté, à la durée vécue et au temps abstrait qui la déforme et, d’un autre côté, au champ d’action et à l’espace abstrait qui le dénature, c’est une libre détermi nation de la vie comme créativité consciente. La vie est ce qui s'affecte soi-meme comme procès déterminé, mais non déterminable de l’extérieur (1). Cette affection de soi par soi de la vie se manifeste ainsi comme espace ouvert à la durée, et non d’abord comme temps. D’ailleurs, si l’on compare le temps homogène et l’espace homogène, on sera obligé de dire que : « Si (...) l’une de ces deux prétendues formes de l’homogène, temps et espace, dérive de l’autre, on peut affirmer a priori que l’idée d’espace est la donnée fonda mentale » (2).
La vie ouvre devant elle une spatialité hétérogène — l’intervalle — qui est VUmwelt de l’individu vivant et où la durée hétérogène va pouvoir se développer et se créer (3). Mais en même temps, l’indi vidualité vivante transforme l’espace de sa vie en espace pensé — notre logique naît du maniement des solides inertes —, en espace homogène pour des choses, en même temps qu’elle éprouve, par la résistance du monde, la durée vivante comme durée vécue. Spatialité et durée vivante, qui étaient coexistantes dans l’indifférenciation de la Vie spontanée, deviennent alors comparables en tant qu’elles sont devenues de et de la durée vécue. Et parce que la durée vivante se projette et se déroule dans la spatialité de l’intervalle, nous nous croyons autorisés à faire passer la durée vécue dans l’espace homo gène. D’où une réfraction de la durée à travers Tespace, qui transforme l’éclatement ek-statique de la durée en une succession d’états séparés, (1) Kant, Krüik der praktischen Vernunft, S. 16, Anm. (Vorlünder, Bd. II, S. 9). (2) DI, 74 (C, 66-67). (3) C est le creusement d’uu tel « intervalle » autour d’une fonction qui explique, par exemple, la créativité mythologique. Cf. MR, 210 (G, 1245).
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qui seront ainsi dépersonnalisés, nommés et utilisés dans la vie sociale (i). La vie ouvre le champ de conscience, mais la conscience ne peut parcourir ce champ autrement qu’en idée, en représentations abs traites selon le temps et l’espace homogènes. Elle doit donc attendre que la vie parcoure spontanément l’écart de l’idée et de la chose : l’univers « déroule (...) ses états successifs avec une vitesse qui, au regard de ma conscience, est un véritable absolu » (2). Il n’y a pas opposition ou incompatibilité entre durée et absolu : c’est préci sément parce qu’il y a durée et que la durée est en apparence subie par la conscience que le fond essentiel de la vie est activité absolue pour cette conscience. L’avenir doit ainsi succéder au présent (3), non du point de vue de la vie en soi, qui est une durée sans ek-stases temporelles, mais du point de vue de la conscience en qui et par qui la vie réalise cet avenir, du point de vue de la conscience qui « se laisse vivre » (4). En tant que la conscience se laisse vivre, nous exprimons que la durée vécue est manifestation de l’autocréation de la vie; en tant que la conscience se laisse vivre, nous indiquons que la durée vivante supporte la durée vécue de l’individualité psychologique et donc que la création de la vie en moi n’a pas mon individualité pour auteur. De là vient que de ce point de vue mes états vécus sont en soi des vivants et non des vécus, si on les prend dans leur ensemble (5). Or, cet ensemble contient aussi ce qui paraîtrait (1) MM, 206 (G, 321-322) : « (...) il nous a paru que le travail utilitaire de l’esprit, en ce qui concerne notre vie intérieure, consistait dans une espèce de réfraction de la durée pure à travers l’espace, réfraction qui permet de séparer nos états psychologiques, de les amener à une forme de plus en plus impersonnelle, de leur imposer des noms, enfin de les faire entrer dans le courant de la vie sociale. » (2) EC, 339 (C, 782). (3) Ibid. (4) DIt 75 (G, 67). (5) DIt 75 (Cy 67-68) : « (...) leur ensemble est comparable à un être vivan , dont les parties, quoique distinctes, se pénètrent par l’effet même de leur solidante », DI, 99 (C, 88) : « I le mouvement de durée de la création vivante (2). Par Faction et par la connaissance des choses, la conscience de Vhomo faber acquiert cette possibilité de variation infinie sans laquelle la liberté est impossible; plus le champ d’action est profond, plus la variété des cheminements dans ce champ est grande. Cette multiplicité des chemins n’est pas de l’ordre du possible qu’on peut dénombrer, mais de l’ordre du virtuel qui s’engendre. L’intervalle de durée ouvert par la conscience est irréductible à un modèle. Il est appel à l’invention de nouveauté, c’est-à-dire à la création (3). La durée vécue est ainsi le champ de manifestation de l’inventivité créatrice de la durée vivante (4). La contradiction entre l’intelligence» qui manie les choses, et l’instinct, qui vit dans l’immédiat, est une fausse contradiction qui doit être résorbée : l’union de l’intelligence et de l’instinctivité dans l’intuition doit nous révéler l’absolu» c’est-à-dire l’identité de la vie, comme durée de l’universalité vivante, et de la liberté de la conscience, comme ouverture d’un monde et d’un temps vide que la durée vivante comble sous la forme d’une durée vécue que la conscience doit « subir »; cette identité qui est (1) Capek, cité par O. Costa de Beauregard, in zYe Congrès..., pp. 65-66. (2) PM, 184 (C, 1398) (l’image de l’élastique), cf. Baader, Satie aus der Btldungs und Begrûndungslehre des Lebens, in édition citée, I, 245-270. (3) EC, 164 (C, 633-34). (4) EC, 341 (C, 784) : « Le temps est invention ou il n’est rien du tout ■ ; EL, 339 (C, 782) : « La durée de l’univers ne doit donc faire qu’un avec la latitude de création qui y peut trouver place. »
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manifestation créatrice de l’absolu dans l’intuition est d’une nature telle que la durée de Vunivers ne doit faire qu'un avec la latitude de création quiy peut trouver place (1). La durée vécue est donc bien l’horizon métaphysique ultime du bergsonisme, puisque c’est à partir d’elle que s’annonce l’identité de la durée vivante et de la liberté créatrice (2), synthèse parfaite dont le nom est évolution créatrice. Évoluer, c’est se dérouler; l’évolu tion de la vie est déroulement de l’unité absolue de l’élan dans le creux qui est dessiné par la conscience autour de chaque être vivant : plus la sphère d’action du vivant est grande, plus ses possibilités d’action sont variées, plus ses évolutions sur la scène du monde sont complexes, plus son comportement est indéterminé (5), plus le mécanisme cédera de place à la spontanéité inventive et, à la limite, un être qui serait absolument inconscient répéterait indéfi niment son état présent, selon des instants purement mathématiques, sans aucune durée : on pourrait toujours indéfiniment rapprocher les instants servant à constater l’immobilité de cet être, de sorte que « l’opération n’exige (...) pas un temps déterminé, et même théoriquement, elle n’exige aucun temps » (4). La durée vécue est ainsi l'effet en moi de l'évolution de la vie à travers le champ libre qui lui est ouvert par la projection d'un avenir à atteindre, et, comme dans cet espace il y a une pluralité indéterminée de cheminements, la vie est libre création dans cet intervalle de durée qu’on ne peut pas modifier : « La contracter ou la dilater (id est : la durée) serait modifier à la fois l’évolution psychologique qui la remplit et l’invention qui en est le terme » (5).
(1) (2) (3) (4) (5)
EC, ES, £C, EC, £C,
339 (C, 782). 10 (C, 822). 180-181 (C, 647). 339 (C, 782). 340 (C, 783).
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Ce mouvement de la vie à travers l’intervalle ouvert par la conscience explique que la durée vécue soit une pure qualité, une multiplicité qualitative (i) : parce qu'elle est l'invention du cheminement de la vie. Le temps abstrait est, lui, une multiplicité quantitative, une juxtaposition de fragments et, puisque le temps est ici un « nombre et (que) la nature des unités de ce nombre ne saurait être spécifiée dans les calculs : on peut donc les supposer aussi petites qu’on voudra » (2), une juxtaposition de points toujours divisibles si on le veut. Ce pouvoir que nous avons de diviser ou de coaguler le temps abstrait à volonté, dans la représentation, montre que ce n'est pas la durée vécue qui se transforme en temps abstrait (f) encore qu’elle puisse être interprétée et déformée à partir de ce temps abstrait, tout de même pour prendre une comparaison, que ce n’est pas l’instinct qui se transforme en intelligence, encore qu’un faux évolutionnisme puisse interpréter de cette manière le rapport de complémentarité structurelle qui les unit. En réalité, la vie, comme durée vivante, contient en soi ces deux virtualités, appariées et accouplées comme sont accouplés dans l’infinie réciprocité de leur action mutuelle le balancier et le ressort de l’horloge (4), de telle sorte que dans la mesure où la vie évolue par son mouvement à travers l’intervalle qu’elle s’ouvre par la conscience, elle se produit et se manifeste à la fois comme durée vécue et comme temps abstrait : « Et pourtant cette image sera incomplète encore, et toute comparaison sen d’ailleurs insuffisante, parce que le déroulement de notre durée ressemble par certains côtés à l’unité d’un mouvement qui progresse, par d’autres à une multi plicité d’états qui s’étalent (...) » (5) (1) DI, 170 (C, 147-148) ; Lettre à Léon Brunschvicg (1903), in » I» *94(2) DI, 146-147 (C, 128). f (3) Répond ainsi à Merleau-Ponty, loc. cit., pp. 474'475, note. C’est la w" interne qui s'extériorise en temps spatialisé et permet ainsi la transformation de la durée vécue en temps abstrait, cf. DS, 75-79. (4) PM, 101 (C, 1332). (5) PM, 185 (C, 1398-1399)-
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et ce qui se manifeste ainsi comme aspects opposés dans une des formes du temps (la durée vécue) existe a fortiori comme tension essentielle et structurante quand on rapproche les deux formes du temps que sont la durée et le temps abstrait. Il est illégitime d’expli quer l’une de ces formes par l’autre, mais il faut cependant admettre la coexistence des deux : le temps abstrait * qui ne dure pas (i), n’est pas engendré par la durée, mais par un acte constituant de l’intellectualité qui, déterminant la forme de l’homogène en général (2), provoque ce relâchement de tension qu’est la matière, opposée et liée à la vie; il est la « formule abstraite des changements de l’univers », comme disait Guyau (3), et par là n’est jamais vécu. Il est le produit de ce rêve de totalité une du savoir tel que l’engendre nécessairement l’intelligence du vivant intelligent à partir de sa durée vivante et non à partir de sa durée vécue (4). Créés simul tanément, comme virtualités structurelles de l’existence, la durée vécue de l’existence pure et le temps abstrait de la compréhension analytique de cette existence se réalisent dans l’intervalle d’attente et de retard de la conscience. Mais là, comme nous l’avons déjà vu, le jaillissement s’étale selon un ordre de succession, selon les ek-stase s temporelles, puisque le présent est à la fois défini par Bergson, comme une présence au monde des choses (5) et comme un double mouvement du vivant à travers cette présence, constituant la durée vécue comme projection dans un avenir et chute dans un passé (6). « Plus j’y réfléchis, plus je crois qu’il faudra que la philosophie s’arrête à une solution proche de celle que vous indiquez : il y a l’expérience pure * qui n’est ni
(1) (2) (3) (4) (5) (6)
Lettre à Papini (4-10-1903), in *EP I, 204. Cf. ci-dessus, Ire partie, chap. VI, § 5. Analyse de l'ouvrage de Guyau... (1891), in EP, I, 79. BS, 56-57 et 65-66. MM, 35 sq. (C, 188 sq.). *MM 153 (C, 280) ; ES, 146-147 (C, 925-926) ; *PM 168-169 (C, 1385-1387).
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subjective ni objective (j’emploie le mot image pour désigner une réalité de ce genre), et il y a ce que vous appelez Yappropriation de cette expérience par telles ou telles consciences, appropriation qui me paraît consister en une diminution sui generis de l’image (...) » (i).
On remarquera que nous pouvons ainsi établir un lien entre notre analyse de la temporalité selon Bergson et la théorie des images telle qu’elle est exposée dans Matière et mémoire, lien qui nous servira par la suite (2). On ne peut dériver, engendrer, expliquer la durée à partir du temps abstrait, parce que l’essence du temps abstrait est la simultanéité {y) qui est vécue comme une qualité qui se modifie soi-même, ce qu’exprime la formule : « durée de fusion ». Mais inversement, on ne peut pas non plus dire que le temps abstrait vient de la durée purement et simplement, puisqu’il faut un acte d’identification pour les rapprocher (4). A partir de la durée vivante, prise comme présent vivant, comme présent pur, qu’on peut saisir dans F « image » qui est la vie se faisant en moi perception signi fiante (5), la durée vécue et le temps abstrait sont deux creusements symétriques, de sorte que même le temps abstrait est une forme du changement par rapport à la présence prise comme fond onto logique essentiel de la conscience : « le changement se fera en surface s’il n’est pas possible en profondeur » (6). L’extension est encore un degré de tension. Le rapprochement n’est donc pas à faire entre temps abstrait et temps concret, mais entre IVr^w réel (comme espace vécu de YUmwelt) et la durée réelle, et de ce rapprochement naît la représentation symbolique de la durée vécue, intersection du temps (1) Lettre à W. James (20-7-1905), in EP, II, 241. (2) Ve partie, chap. XV et XVI. (3) DI, 85 et 145-146 (C, 76 et 126-128) ; EC, 337 et 340-341 (G 7So 783-784). (4) Analyse du livre de Guyau... (1891), in EP, I, 80. (5) Ve partie, chap. XVI. (6) MR, 142 (C, 1091).
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et de l’espace (1), alors qu’en réalité temps et espace divergent d’une présence vivante où ils ne sont pas entrelacés puisqu’ils sont unis dans la pure fusion de l’hétérogène. Cet acte de rapprochement, d’entrelacement et d’identification est facilité par le chiasme struc turel qui oppose le temps abstrait et la durée concrète, chacun recélant en soi l’autre à titre de possibilité concrète refoulée (2). Dans le monde matériel le temps abstrait domine la durée, mais la durée est latente, cachée en lui (3); inversement dans le moi vivant la durée domine le temps abstrait. La différence de l’un à l’autre est le changement de fonction de l’espace, espace de la géométrie dans le premier cas, espace de VUmwelt dans le second cas. On passe de l’espace vécu à l’espace géométrique par le passage de l’image à la représentation (4). Ce passage dissocie les deux creusements potentiels de l’image — espace et temps — et permet ainsi de les rapprocher ensuite réflexivement, comme s’ils étaient donnés comme ils sont, et l’on obtient ainsi soit l’hylozoïsme antique soit l’intel lectualisme moderne : la philosophie de Leibniz montre avec évidence leur symétrie (5). Nous sommes ici à la racine du circuit dialectique interne à la métaphysique (6) qui explique que toute métaphysique fasse un emprunt inavoué à ce qu’elle définit, polémiquement, comme son opposé (7). Comment et par quoi se font ce rapprochement et cette identi fication abusive ? Par l’espace, par la modification de sens de l’espace qui fait d’abord naître la divergence et opérera ensuite le rappro chement. Le rapprochement est effectué par la forme générale de Pespace (1) (2) (3) (4) (5) (6) (7)
DI, 82 (C, 73-74). DI, 148-149 (C, X30). PM, 101 (C, 1333). MM, 62 sq. (C, 209 sq.). Leibniz, Tentamen anagogicum, in Gerhardt, Phil. Schr., VII, 270. III® partie, chap. XII. MR, 21-24 (C, 176-179).
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abstrait (i), car sans cela « la substitution serait impossible » (z). Il faut d’abord représenter symboliquement la durée dans l’espace (3) pour que sa « transformation » en temps abstrait soit possible, et pour cela, répétons-le, il faut bien que le temps abstrait ait été déterminé comme tel à partir de la spatialité vécue de YUmwelt; de cette façon seulement la durée vécue * éclatement de la durée vivante dans la spatialité de YUmve/t * pourra être symboliquement interprétée comme temps abstrait universel (4). On comprend alors que la vie, en tant qu’évolution créatrice, soit un objet ambigu pour la pensée, qui doit la penser comme une libre invention et ne peut cependant que lui appliquer les catégories du mécanisme abstrait qui ont leur origine dans l’acte même par lequel la vie se fait conscience de soi en prenant la forme d’un vivant intelligent. Une fois l’acte de création achevé, une fois l’espace rempli, nous apercevons les lois mécaniques de recomposition intellectuelle, c’est-à-dire de répétition instantanée de ce qui a été créé, mais ce qui a été créé est en soi imprévisible. Bergson va encore plus loin : l’opposition de la vie et du mécanisme n’est pas exac tement celle du tout fait et du se faisant, car le résultat (l’être vivant) est tout de même quelque chose de plus qu’une machine, de sorte que le tout fait, dans ce cas, est un dynamisme qui s’expose comme mécanismes partiels. En fait mécanisme et dynamisme sont deux directions d’une structure unique, la vie * et qui sont liées par des lois structurelles telles que la vie comme telle est la structure Sx où le dynamisme domine le mécanisme, tandis que le vivant est la struc ture S2 où le dynamisme est dominé par le mécanisme; si l’on (1) *DI 102 (C, 91). (2) Analyse du livre de Guyau... (1891), in *EP I, 80. (3) *DI 67 *(C 61). . . (4) *DI 169-170 (C, 147) : « (...) la construction d’un nombre exigeait dab0 l’intuition d’un milieu homogène, l’espace, où puissent s’aligner les termes distincts les uns des autres, et en second lieu un processus de pénétration et d’organisation. •
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décompose la structure essentielle de la vie, les éléments qu’on obtient par cette décomposition se réimpliquent mutuellement dans le jeu de renvoi infini de l’idéalisme et du réalisme philosophiques. Le conflit du mécanisme et du dynamisme est ainsi inscrit au cœur même de la durée vivante de l’évolution créatrice. Voyons en effet ce que dit Bergson, prenant l’exemple du peintre, qui est expressé ment pour lui dans ce texte (i) l’occasion d’exposer sa théorie de la création libre par la vie (2). Des conditions données en l’instant A peut-on déduire ce que sera la nature du produit achevé par la création à l’instant A + N ? D'une certaine manière^ oui : « Nous savons, d’une connaissance abstraite, comment il (id est : le problème) sera résolu (...) » (3), c’est-à-dire que nous sommes sûrs qu’un certain nombre de lois fondamentales seront respectées, qui sont précisément analogues aux lois qui me servent après coup pour reconstituer le phénomène achevé (4). Et cette confiance, cette certitude n’ont pas leur origine dans la science, encore que les sciences viennent les renforcer, mais dans l’activité du vivant que je suis (5). Ce que l’intelligence va opérer, et cela d’autant plus qu’elle sera plus scientifique, c’est l’essai de passer de la connaissance probable du futur à la prétention à la détermination absolue de ce futur par une rétroversion du cours du temps (temps abstrait). Cette transformation est la constitution par la conscience du temps abstrait et symbolique (6). Elle est possible parce que les ek-stases temporelles sont un caractère secondaire de la durée vivante, qui n’apparaît que dans la durée vécue sans être de l’essence de la durée vivante, et que le rapport du passé au futur par rapport au présent peut ainsi (1) (2) (3) (4) (5) (6)
£C, 340 (C, 783). n dit en effet : « De même pour les oeuvres de la nature... > (ibid.). Problème posé en DI, 138 (C, 120-122). EC, 164-165 (C, 634). MR, 151 (C, 1097-1098). DI, 142-143 (C, 125).
P. TROTIGNON
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être double; il suffira d’inverser les termes pour que le futur soit interprété comme un passé à venir à partir du futur antérieur que le passé est pour le présent : « Dire qu’un certain ami, dans certaines circonstances, agirait très probable ment d’une certaine manière, ce n’est pas tant prédire la conduite future de notre ami que porter un jugement sur son caractère présent, c’est-à-dire, en définitive, sur son passé » (i).
Ce chiasme, ce croisement des ek-stases temporelles autour du présent, est ainsi lié à Villusion rétrograde du vrai, qui est la forme pervertie, dans la conscience, du mouvement de la vie à travers l’intervalle de la conscience. C’est le mouvement de la vie qui est cause de l’illusion qui fausse toutes les représentations conscientes du mouvement de la vie : « Par le seul fait de s’accomplir, la réalité projette, derrière elle, son ombre dans le passé indéfiniment lointain ; elle paraît avoir ainsi préexisté, socs forme de possible, à sa propre réalisation. De là, une erreur qui vicie notre conception du passé ; de là, notre prétention d’anticiper en toute occasion l’avenir » (2).
Le temps de la vie pour la conscience semble bien remonter à l’envers la série des ek-stases une fois qu’elles ont été alignées dans le milieu homogène de l’espace abstrait : « C’est un peu fort ! Vous n’allez pas soutenir que l’avenir influe sur le présent, que le présent introduit quelque chose dans le passé, que l’action remonte le cours du temps et vient imprimer sa marque en arrière ? — Cela dépend. Qu’on puisse insérer du réel dans le passé et travailler ainsi à reculons dans le temps, je ne 1 u jamais prétendu. Mais qu’on puisse y loger du possible, ou plutôt que le possiLe aille s’y loger lui-même à tout moment, cela n’est pas douteux » (3).
(1) DI, 138 (C, 121). (2) PM, 15 (C, 1264). (3) PM, ni (C, 1340).
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De là l’idée que l’étemel présent de la vie en soi est de l’ordre du temps tout en étant une éternité au sens absolu du terme : « Au fur et à mesure que la réalité se crée, imprévisible et neuve, son image se réfléchit derrière elle dans le passé indéfini; elle se trouve ainsi avoir été, de tout temps, possible; mais c’est à ce moment précis qu’elle commence à l’avoir toujours été, et voilà pourquoi je disais que sa possibilité, qui ne précède pas sa réalité, l’aura précédée une fois la réalité apparue » (i).
Ce paragraphe résume l’essentiel : l’ouverture d’un espace, d’un intervalle dans lequel la création invente le nouveau selon l’éclatement des ek-stases temporelles et selon la symétrie de Yek-stase du passé et de Yek-stase du futur par rapport au présent, puis l’entre croisement inversif des ek-stases autour du présent dans le moment où il laisse la vie s’accomplir en lui. Le temps noué ainsi autour du présent empli de sa réalité pleine est X éternel manifesté et cet éternel est manifesté en chaque instant du temps, car chaque moment est lieu d’entrecroisement de ces deux mouvements d’éclatement et de ré-implication des ek-stases temporelles, nouant et dénouant simultanément le rapport de ces deux relations croisées. Ce qui nous empêche de percevoir en nous la durée vécue sur ce type essentiel de la durée vivante, c’est que nous sommes d’abord attachés à l’extrémité posée de l’intervalle de conscience — au futur — et qu’ainsi nous vivons avec plus de netteté la désimplication perpé tuellement réitérée de l’éclatement et de la réimplication des ek-stases que nous ne sentons la ré-implication de la désimplication et de l’éclatement. Mais supposons que nous levions cette attention au présent, à la présence dans le présent, qui est tension vers le futur, nous retrouverions la vraie attention au présent, indépendamment du cercle objectif de la présence, et cette attention serait rétention absolue de mon existence. Mon existence continuerait de durer, (i) Ibid.
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comme tout vécu de la conscience, mais comme elle serait un vécu réorienté vers son principe vital, elle ne serait plus attente de soi, manque et désir, mais pleine et immobile satisfaction de soi, éternité. Nous sommes éternels., comme le disait Rosenzweig avec tant d’assurance calme (i). L’éternité est le temps dans lequel la conscience, par croisement et réimplication des ek-stases temporelles, a retrouvé l’orientation vers son principe. Elle n’est pas la survie de l’âme individuelle après la décomposition du corps — cette idée de l’âme immortelle étant en fait le produit réflexif de la dissociation de l’espace vécu et de l’espace représentatif, du corps touché et du corps vu (2) — mais la vie qui se sait comme vie dans le mouvement de dépassement et de passage au passé que nous croyons d’ordinaire être le symbole de la fuite et de la mort : « Dès lors, rien ne nous empêche de reporter aussi loin que possible en amère, la ligne de séparation entre notre présent et notre passé. Une attention à h vie qui serait suffisamment puissante, et suffisamment dégagée de tout intérêt pra tique, embrasserait ainsi dans un présent indivisé l’histoire passée tout entière de la personne consciente, — non pas comme de l’instantané, non pas comme un ensemble de parties simultanées, mais comme du continuellement présent qui serait aussi du continuellement mouvant : telle, je le répète, la mélodie qu’on perçoit indivisible, et qui constitue d’un bout à l’autre, si l’on veut étendre le sens du mot, un perpétuel présent, quoique cette perpétuité n’ait rien de commun avec l’immutabilité, ni cette indivisibilité avec l’instantanéité. Il s’agit d’un présent qui dure » (3).
Mais revenons à notre problème. La solution qui est inventée entre l’instant A et l’instant A + N comporte aussi « cet imprévisible rien qui est le tout » de l’œuvre d’art ou de l’être vivant (4). Ce ria ne peut être un néant puisque le concept de néant ne peut rien donner (1) (2) (3) (4)
Rozenzweig, Stem der Ertësung, III, 193 sq.
MR, 137-140 (C, 1087-1088). PM, 169-170 (C, 1387). EC, 340 (C, 783).
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de pensable (1); quand nous parlons de néant ou de manque, c’est que nous constatons une succession différente de la permanence ou de la succession que nous attendions et que nous en éprouvons un certain sentiment de surprise ou de désappointement, parce que notre conscience vivait la durée orientée vers un futur qui n’est pas venu (2). Le « rien » qui fait le « tout » de l’organisme ou de l’œuvre est ainsi ce qui apparaît nécessairement à l’entendement analytique comme un néant pour peu qu’il veuille le définir, parce que cela sera toujours différent de ce qui pourrait être attendu. Ce rien ne peut donc être un élément matériel du vivant, car le nombre des conjectures portant sur un élément matériel est fini (= N) — puisqu’on peut le définir — et par conséquent, la conjecture portant sur cet élément a un nombre précis de chances d’être exacte. Mais ce qui sera toujours différent de toutes les différences qu'on peut imaginer en lui ne peut rien être pour l’entendement et ne peut pas être un élément réel de l’organisme. Ce « rien » est ainsi un « néant de matière » (3) qui n’est pas contenu, même comme possible, dans ce qui a déjà été créé, mais qui s’engendre soi-même « comme forme » à travers le temps, dans la mesure où l’ouverture d’un champ tem porel devant une conscience ouvre une infinité de virtualités, qui demeurent au stade de l’hésitation (4), et la vie, traversant ce rien qui l’entoure, entendons : cette réalité de YUmwelt qui n’est rien de ce qu’elle peut saisir dans ce qu’elle a déjà créé et qui est une forme ayant un contenu matériel déterminé, s’engendre à nouveau comme forme nouvelle. Cette forme qui ne provient pas d’une éduction hors de la matière, ne peut être comprise intellectuellement, car le lien qui unit l’élan initial du monde vivant, pris comme cause, le terme projeté en avant par la conscience, pris comme fin, et (1) (2) (3) (4)
EC, 283 (c, 734). EC, 282-283 (C, 734). EC, 340 (C, 783)- Donc pas un « néant » à proprement parler, absolument PM, 101 (C, 1333).
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l’apparition de formes nouvelles dans l’intervalle, prise comme effet, est de l’ordre du jaillissement (1), de la création que l’on peut« deviner par sympathie hors de nous, mais non pas exprimer en termes de pur entendement ni, au sens étroit du mot, penser » (2). Cette création de formes nouvelles « prend du temps »; c’est « ce rien qui prend du temps » (3) : la création de formes prend du temps dans la mesure où elle se fait « en » lui et dans la mesure où ce développement à travers l’espace de durée de la conscience est éprouvé par cette dernière comme une attente et une passivité. L’illusion que la vie se déroule à travers la suite des instants est ainsi indéracinable (4), car elle est Yexpression intellectuelle inversée de la vraie image de l’évolution qui est un enroulement sur soi à travers l’intervalle de projection que la conscience avait établi autour du vivant : « Cet enroulement par lequel nous caractérisons la durée réelle » (5). La vie s’élance à travers le champ ouvert par la conscience et réimplique, en elle, par enroulement ce rien formel qui apparaît par son mouvement dans l’intervalle de temps et qui est la différence des ek-stases temporelles. Le temps vrai, la durée vivante de l’évolution créatrice, est de sens inverse au sens arbitraire du temps. Ce sens arbitraire du temps, qui est le même pour le temps mathématique de la physique et pour la durée psychologique vécue, suit la succession des instantanéités et des répétitions de la matière pure, mais la durée vivante et créatrice remonte ce cours de la matière (6). La durée vécue, à vrai dire, participe aux deux courants et elle apparaît à la fois comme un enroulement et un déroulement alors que le
(1) (2) (3) (4) cinable, (5) (6)
EC, 165 (C, 634). Ibid. ECt 340 (C, 783). ,, EC, 341 (C, 784) : « Illusion sans doute, mais illusion naturelle, indéra qui durera autant que l’esprit humain. » Lettre à E. Le Roy (1912), in EP, II, 364. EC, 339 (C, 782).
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temps mathématique est du déroulé pur (1). Le déroutement est la poussée de la vie vers le terme que la vie a posé par la conscience; dans ce déroulement, la vie pousse le vivant hors de soi et tourne le vivant contre la vie (2). A la limite, c’est l’ensemble de la vie vécue de l’individu vivant qui est l’intervalle de conscience que la vie se donne pour inventer une forme : « C’est, si l’on veut, le déroulement d’un rouleau, car il n’y a pas d’être vivant qui ne se sente arriver peu à peu au bout de son rôle; et vivre consiste à vieillir» (3).
Être une conscience est ainsi nécessairement être mortel : l’indi vidu est la forme nécessaire au mouvement par lequel la vie se développe et s’invente. Quant à Venroulement* il est le symétrique structurel du déroulement (4) ; la durée vivante est éprouvée comme durée vécue par l’individu vivant et par là elle est le rapport présentfutur : « Mais c’est tout aussi bien un enroulement continuel, comme celui d’un fil sur une pelote, car notre passé nous suit, il se grossit sans cesse du présent qu’il ramasse sur sa route; et conscience signifie mémoire » (5).
Mais déroulement et enroulement ne sont pas deux opérations, successives ou simultanées qu’on pourrait superposer et comparer (6), ils sont entrelacés, mouvement ascendant et mouvement descendant dont les points nodaux d’entrelacement marquent les nuances infinies d’un spectre (7). (1) ES, 30 (C, 837) ; PAf, 183 et 200-201 (C, 1397 et 1410-1411) ; Lettre à Le Roy (1912), in EP, II, 364. (2) Fichte, Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre, in Gesamtausgabe, I, 296. (3) PM, 183 (C, 1397). (4) Schelling, Ages du monde (trad. S. Jankélévitch), pp. 122 et 137. (5) PM, 183 (C, 1397). (6) PM, 183 (1397-1398)(7) PM, 184 (C, 1398).
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L’IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON
Ce double mouvement, enfin, sera à l’origine des concepts abstraits de l’entendement : les créations qui emplissent l’intervalle de durée, étant rattachées dans leur origine à ce qui vit déjà, seront désignées par le terme projeté par la conscience et apparaîtront comme des moments successifs de la réalisation de ce terme idéal. Le terme projeté, « anticipant sur l’avenir (...) désignera la série entière, on le placera au bout, que dis-je ?, à l’infini » (1), de sorte que le réel semblera orienté par le concept abstrait et que l’idée d’un plan de la vie (ou de l’histoire) naîtra naturellement de cette illusion. Mais, en vérité, la projection du ternie futur comme fin de l’action pour la conscience de l’être vivant est l’articulation de deux struc tures : l’une, dérivée, est la durée vécue du sujet, qui sera l’objet de la dénaturation par l’entendement sous forme de temps abstrait, et l’autre est la durée vivante, le jaillissement de la poussée créatrice. La vie est poussée créatrice imprévisible, mais la manifestation réelle de l’évolution de cette poussée exige Couverture du temps comme espace d'action pour des êtres vivants individualisés. C’est en ce sens que l’évolution se fait dans le temps, dans la durée qu’elle doit occuper (2) et qu’elle projette à nouveau au-devant d’elle (3) parce que ce que la conscience a vécu comme un futur, qu’elle attendait, est en soi la vie qui s’affecte et se change soi-même, absorbant dans sa mémoire ce devenir qui adhère à sa substance : « U n’y a ici qu’une poussée ininterrompue de changement — d’un chan gement toujours adhérent à lui-même dans une durée qui s’allonge sans fin » (4)-
Le passé de la conscience est, comme nous l’avons vu, le présent vivant redevenu identique à soi après la tension qui avait fait naître (1) (2) (3) (4)
MR, 79 (C, 1041). DI, 148 (C, 129). ES, 148 (C, 926). PM, 8 (C, 1258).
LA DURÉE COMME HORIZON ONTOLOGIQUE
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l’attention aux choses du présent vécu. Par là la vie évolue, se déve loppe dans l’intervalle de la conscience et le pose à nouveau. La conscience est un pont pour la vie (1). Pour le vécu c’est une nouvelle position du vécu qui s’annonce : « L’avenir est là; il nous appelle, ou plutôt il nous tire à lui : cette traction ininterrompue, qui nous fait avancer sur la route du temps, est cause aussi que nous agissons continuellement. Toute action est un empiétement sur l’avenir» (2).
L’absorption du présent vécu dans le passé est en fait un retour au présent vécu et, par conséquent, une projection de tout le passé vers un nouvel intervalle de futur (3). Le passé de ma vie vécue est la même réalité que le présent absolu de la vie vivante en soi. La conservation intégrale du passé, telle que Bergson l’affirme, implique donc la création * aussi paradoxal que cela paraisse, car il y a identité du mouvement par lequel le présent vécu rejoint par la mémoire le passé, qui est identique au présent vivant, et du mouvement par lequel le présent vivant, qui est identique au futur vécu, se pose comme conscience qui attend et transforme son attente en atten tion (4). En un mot l’évolution créatrice, selon une formule déjà citée, est un présent qui dure (5). Le présent est le point des variations de tension qui font surgir le présent vécu du futur vécu et le ramènent ensuite au passé vécu, de sorte que c’est dans le présent qu’il faut voir le point de rebrous sement, d’inversion, d’interruption qui transforme l’une en l’autre spiritualité et matérialité (6). Cet entrecroisement au niveau du (1) ES, 6 (C, 819). (2) ES, 5 (C, 818). (3) EC, 16 (C, 508) : « (...) le fond même de notre existence consciente est mémoire, c’est-à-dire prolongation du passé dans le présent, c’est-à-dire enfin durée agissante et irréversible ». U) AfÀf, 72 (C, 216-217) ; ES, 76 (C, 872) ; PM * 152 (C, 1373). (5) *PM 169-170 (C, 1387). (6) *MM 72 et 152 (C, 216-217 et 279-280) ; *EC 202 (C, 663-664) ; ES, 30 (b, OS?)-
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L’IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON
présent fait de la conscience du présent un miroir mobile qui reflète passé et futur. Ce qui explique son dédoublement possible (i), l’oscillation de la tension de la conscience autour de lui (2) et, en partie, la genèse naturelle du concept de temps abstrait (3). Le temps ne peut ainsi être posé comme un objet (4). Il est ce qui rend possible le déploiement de la vie comme création de formes nouvelles, et la vie, qui sans fin est éveillée (5), sans fin se fait être par cette auto-affection de la durée vivante enroulemem éternel de l’être sur soi selon le présent vivant. (1) (2) (3) (4) (5)
ES, 138 (C, 919). ES, 139 (C, 919-920). ES, 136 (C, 917-918). Analyse de Vouvrage de Guyau, in EP, I, 79-80. Le bon sens, in EP, I, 87.
Chapitre IX
LE MOUVEMENT DE LA VIE DANS LE TEMPS DE LA CONSCIENCE ET LE DÉPASSEMENT DE L’HOMME PAR LA RÉFLEXION i.
Possibilité formelle
de l’intuition
ET DÉPASSEMENT DE LA MÉTAPHYSIQUE
Nous avons vu comment la vie suscite la conscience comme intervalle et laps qu’elle va remplir librement et susciter à nouveau devant elle. Il faut maintenant montrer comment la philosophie, concevant ce rapport de la conscience à la vie, peut être une démarche distincte de la métaphysique passée : cette démarche de dépassement de la métaphysique sera aussi une démarche de dépassement du vivant qu’est l’homme. Le dépassement de l’homme est lié au dépassement réflexif de la métaphysique, et ces deux dépassements se font au sein de la conscience, par les mouvements que les développements concrets de la vie suscite en elle. La conscience apparaît « comme le principe moteur de l’évolution » (i). La conscience est liée à la vie comme domaine, comme intervalle et champ d’action laissé au libre choix de la puissance vivante. Elle est ainsi une zone de virtualités. La conscience est alors étroitement (i) £C, 183 (C, 650).
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L’IDÉE PB VIE CHEZ BERGSON
liée à l’action : c’est par l’activité des individus vivants et conscients que le choix de la vie opère. La virtualité est le lien de la conscience individuelle et de la vie en soi, et c’est pourquoi elle n’est ni un possible objectif ni une possibilité subjective. Le virtuel, c’est le vivant en train de devenir du vécu, et, par conséquent, la vie devenant pour l’individu l’objet de son action et de son travail. La conscience est donc nécessairement liée à l’attention à ce qui est utile; la présence engendre nécessairement la représentation de l’objet présent. L’at tention à l’objectivité inerte va en se compliquant sans cesse à travers l’histoire de l’homme, et c’est la complexité de la science et de la technique, qui portent sur l’inerte, qui libérera à nouveau la conscience et la ramènera à la compréhension de la vie. Même si Vaction exige que la conscience se détourne de la vie et devienne une intelligence abstraite, apte à saisir la matière inerte par des concepts dont l’adéquation au solide géométrique est l’essence intime, la conscience de l’action, elle, ne peut se réduire à cette seule intelligence ; cette dualité de l’action et de la conscience de l’action se retrouve au sein de la conscience même, en tant qu’elle rend possible l’action sans être une composante de l’action, comme tension entre un mouvement d’accord avec la vie, qui est le principe de la conscience, et un mouvement d’accord avec la matérialité, qui est la conséquence de l’activité des êtres conscients. La dualité de l’intuition et de l’intelligence implique que la vie contient en soi, en tant qu’elle est « la conscience lancée à travers la matière » (i), une double direction : la vie, en tant qu’elle évolue au sein de l’in tervalle de la conscience, est possibilité, pour la conscience de l’individu vivant, de saisir le rapport de son individualité comme produit de la vie à son individualité comme pouvoir de modification du champ de présence immédiat; en ce sens, la vie est en moi consciente de soi sans être une conscience de soi, puisque seules des (i) EC, 183 (C, 649).
LE MOUVEMENT DE LA VIE
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individualités peuvent être de telles consciences; d’un autre côté, en tant que l’individualité vivante perçoit le champ de conscience comme un espace d’action, elle oriente ce champ à partir de l’indi vidu et vers les obstacles qui représentent pour lui dans le champ la limite de ses projets, et en ce sens la vie fixe « son attention sur la matière » (i) qu’elle traverse. Et c’est ici que nous voyons comment le développement de la conscience dans le sens de l’intelligence abstraite, bien qu’il implique un oubli de la vie et une perversion de la conscience, a tout de même été le choix profitable et positif : « L’intuition, au premier abord, semble bien préférable à l’intelligence, puisque la vie et la conscience y restent intérieures à elles-mêmes » (2),
mais cette intériorité sera nécessairement double, puisque la conscience est projetée par la vie comme libre intervalle de création, et ainsi être intérieur à soi sera pour la conscience être extérieure à la vie : l’intuition devient ainsi ce qui apparaît à la conscience intelligente comme un instinct qui est une intériorité qui inclut la conscience dans l’espèce individualisée et une intériorité absolue qui inclut l’espèce dans la vie en soi. L’intériorité est ici à double niveau et vaut comme extériorité. La conscience n’est ainsi liée à la vie que méüatement, par l’intermédiaire de l’adaptation parfaite de l’espèce à un certain type de matérialité et d’entourage (3). Et encore dans les limites de ce domaine l’adéquation est si parfaite qu’elle est en contact avec la vie plus qu’elle n’en a l’intuition : « Encore, l’embrasse-t-elle dans l’ombre, en la touchant sans presque la voir » (4).
(1) EC, 183 (C, 649). (2) EC, 183 (C, 649). (3) EC, 183 (C, 649) : « Du côté de l’intuition, la conscience s’est trouvée à tel point comprimée par son enveloppe qu’elle a dû rétrécir l’intuition en instinct, c’est-à-dire n’embrasser que la très petite portion de vie qui l’intéressait. » (4) EC, 183 (C, 649).
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L’IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON
Au contraire, l’intelligence de son côté est adaptée à la maté rialité en général : avec elle ce n’est plus l’espèce, mais l’individu, qui est chargé du soin de sa propre existence. La conscience trouve son intérêt dans la matière en général, donc toujours hors de l’atta chement immédiat à soi; c’est pourquoi, dit Bergson, elle « semble ainsi s’extérioriser par rapport à elle-même » (i). Mais comme cette extériorisation n’est pas l’attachement à une forme déterminée et particulière de la matérialité, la conscience sous forme de conscience intelligente peut « indéfiniment élargir son domaine » (a); elle peut étendre son domaine aussi près que possible des limites du champ de conscience dans lequel se développe la vie et redevenir ainsi, si elle consent à ne plus se limiter à la seule intelligence scientifique, intérieure à la vie. En poursuivant ainsi la compréhension intellec tuelle du monde matériel par la fabrication d’outils, l’intelligence ne fabrique pas pour fabriquer, mais elle poursuit « involontairement et même inconsciemment tout autre chose » (3). Cette inconscience au sein de la conscience, inverse de l’instinct qui est une conscience ramenée instantanément à son identité avec l’inconscience, est la virtualité d’intuition qui chemine avec l’intelligence : la vie, en conséquence, est présente obscurément au sein de l’intelligence, elle est ce qui, en elle, est arrêté par la matérialité et que l’emprise de l’intelligence sur la matière a pour but de « laisser passer » (4)L’instinct coïncide avec la vie, ou plus exactement le rapport de son principe au principe de la vie implique un rapport plus direct que le rapport du principe de la conscience intelligente au principe de la vie, il est au contact de la vie, mais ne peut la retrouver réflexi vement à partir de la conscience de soi; l’intelligence peut le faire, parce qu’elle s’en est écartée; l’intelligence est cette différenciation (1) (2) (3) (4)
Ibid. Ibid. EC, 184 (C, 650). Ibid.
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de la conscience qui ouvre dans la conscience une pluralité de chemins pour la vie, tout de même que la conscience était une variation ouvrant à la vie un champ d’évolution indéterminée. (Remarquons que l’indétermination doit se lire de principe à conséquence, et non de structure différenciée à structure principielle.) De même que la conscience est autre chose que l’évolution — elle est ce qui donne le champ nécessaire à l’évolution —, de même si la compréhen sion de la vie « dépasse l’intelligence, c’est de l’intelligence que sera venue la secousse qui l’aura fait monter au point où elle est » (i). Le lien de la théorie de la vie et de la critique de la métaphysique se précise encore par là : en effet, l’unité de l’intelligence et de l’instinct, retrouvée et réitérée par la conscience intelligente, est Vintuition et cette intuition doit permettre d’échapper au « cercle » de la métaphysique. Au lieu de ce « cercle », que nous aurons à étudier pour lui-même (2), la critique bergsonienne fait apparaître la vraie structure circulaire de la réflexion philosophique. Le cercle méta physique vient de ce qu’ayant perdu la conscience de la vie en nous, nous sommes le produit extrême des chiasmes enchevêtrés et superposés de la vie et de la matérialité. Au sein de notre conscience cette structure chiasmatique se traduit par la dominance de l’intel ligence, « noyau lumineux », sur l’instinct qui l’entoure sous forme de « nébulosité vague » (3), et nous ne pouvons penser que par des séries d’oscillations — ce point sera également précisé ultérieure ment (4) — entre ces deux composantes de notre conscience. L'unité perdue de la vie absolue est devenue la dualité d'éléments conscientiels * comme Boerhaave (5) l’avait bien noté, et la réflexion métaphysique (1) EC, 179 (C, 646). (2) Cf. III0 partie, chap. XII. (3) EC, 178 (C, 645). (4) Cf. V® partie, chap. XV. (5) Boerhaave, Praelectiones academicae de morbis nervorum (1763) > De morbis totius systematis nervosi, t. II, p. 202 : « Homo simplex in vitalitate, duplex in humanitate. >
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essaie ensuite de rejoindre ces deux points extrêmes par des mou vements a posteriori de l’intelligence spéculative qui est alors ren voyée sans fin du matériel au spirituel, du réel à l’idéel, et inverse ment, comme le montre le nécessaire passage de l’idéalisme au réalisme et du réalisme à l’idéalisme dans la philosophie classique (i). Or, ce cercle métaphysique intérieur à la conscience et imaginé a posteriori pour réunir des parties préalablement disjointes doit être compris comme l’image aliénée d’une dépendance réciproque et réelle, a priori, des deux mouvements qui sont intérieurs à toute réalité : la matière et la vie. Ces deux mouvements qui se croisent un nombre infini de fois déterminent à chaque point nodal une espèce vivante (species), une manifestation visible et organique de leur entrecroisement, espèce qui répète en soi, sous forme de circularité, par son enroulement sur soi, le double mouvement qui l’engendre; le type de circularité propre à chaque espèce transpose ainsi dans la stabilité et la fixité la dualité réelle, mais indissociable sous forme de dualité explicite de termes, de la vie et de la matérialité. Pour l’espèce humaine l’unité spécifique ne peut exister, comme nous l’avons vu, que dans les formes réflexives de la conscience et en particulier dans les formes du savoir, et en conséquence c’est le lien de la connaissance à l’existence vécue qui constituera le « cercle métaphysique fondamental », dont il faudra faire la critique. La connaissance ne peut être que du côté de l’intelligence — « la connaissance proprement dite (est) réservée à la pure intelligence » (2) — mais alors elle apercevra qu’en dehors d’elle la conscience comporte un autre domaine (la face subjective du vécu dans son lien à la vie absolue) qui n’est pas saisi par la connais sance; la connaissance a alors le savoir de l’existence d’une dualité de la conscience dont elle ne peut avoir la science, parce que le vécu (1) MM, 21-27 (G, 176-181). (2) ECt 178 (C, 645).
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intuitionné renvoie directement à la vie alors que la connaissance porte sur des idées, c’est-à-dire sur les formes géométriques et logiques de la matière inerte. Pour expliquer cette dualité, la connaissance doit se rattacher à quelque chose de plus profond : « Le dédoublement de la conscience tiendrait ainsi à la double forme du réel, et la théorie de la connaissance devrait se suspendre à la métaphysique » (1),
mais d’un autre côté « si l’intelligence est accordée sur la matière et l’intuition sur la vie » (2), comme aucune des deux n’existe à l’état pur dans un être déterminé, mais toujours à titre d’élément tendanciel (subordonnant ou subordonné) dans les structures particulières des consciences vivantes, il faudra extraire l’intelligence et l’intuition des structures humaines et animales où elles ne figurent jamais comme essences pures et par là ne plus les saisir comme relatives au monde du vivant, mais « les presser l’une et l’autre pour extraire d’elles la quintessence de leur objet; la métaphysique sera donc suspendue à la théorie de la connaissance » (3).
Or, ajoute Bergson, ces deux mouvements forment un cercle : la critique, qui montre comment la théorie de la connaissance dépend d’une philosophie de la vie et comment la philosophie de la vie suppose un certain type de théorie de la connaissance, montre « que chacune de ces deux recherches conduit à l’autre; elles font cercle » (4). Mais à la différence du cercle métaphysique qui résulte de l’enroulement d'un seul mouvement et dont tous les points regardent vers un centre fictif, qui est l’«w7é idéale de l'espèce (fig. 9), le cercle de la critique de la métaphysique résulte de la saisie exacte des deux mouvements de la vie et de la matérialité à partir d’un point unique (1) (2) (3) (4)
ECt 179-180 (C, 646-647). EC, 179 (c, 646). Ibid. ECt 180 (C, 647).
P. TROTIGNON
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qui est Vexpérience faite par l’individu vivant de la dualité structurale en lui de l’intuition et de l’intelligence (fig. 10). « A vrai dire, chacune des deux recherches conduit à l’autre; elles font cercle, et le cercle ne peut avoir pour centre que l’étude empirique de l’évolution » (i).
Le cercle de la critique met en évidence la dualité, la compo sition que le cercle métaphysique tenait dissimulées en lui, et permet par là de comprendre à la fois la totalité de la connaissance et de la conscience, mais aussi le lien de cette conscience avec la vie absolue et, par voie de conséquence, l'évolution, puisque l’intervalle de la conscience est le lieu de l’évolution de la vie, et la dualité est ainsi, dans ce cas, égale à l’unité. Les deux mouvements qui s’entre croisent dans la conscience comme dualité ont peut-être une unité cachée, une unité d’origine par exemple : « (...) en appuyant sur cette opposition des deux éléments et sur cette commu nauté d’origine, nous dégagerons sans doute plus clairement le sens de dévolution elle-même » (2).
La connaissance théorique exacte de la structure de la conscience, quand on la comprend dans son rapport à la vie, est ainsi à la fois une critique de la métaphysique et une philosophie vraie pour laquelle (1) EC, 180 (C, 647). (2) ECt 180 (C, 647).
LE MOUVEMENT DE LA VIE
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Bergson reprendra le terme de « métaphysique » (1), une critique de l’immobilisme ontologique et une philosophie du devenir pur et de l’évolution. On voit ici pleinement que le bergsonisme est une philosophie qui s’affirme comme un mouvement de l’intel ligence, car l’intuition à elle seule ne peut aller bien loin et est bientôt écrasée et réduite à la forme dégradée de l’instinct (2). On n’obtiendra pas l’intuition par un recours régressif à l’instinct, mais par l’unité duale de l’intelligence et de son auréole d’instinct, unité duale qui gravite autour de Yexpérience (point E de la fig. 10), comme réflexion sur Texpérience. L’instinct à lui seul ne conduirait pas à une intuition qui serait vision pour Tintelligence, mais à une intuition qui serait contact sans intelligence avec cette nature essentielle (3). Cette différence de la vision et du contact n’est pas une simple affaire de détail : voir suppose une distance, la séparation par un intervalle neutre, la distinction au sein même de la représentation entre l’idée comme modification de la subjectivité et l’idée comme corrélât objectif de la subjectivité; le contact, le toucher direct, confond les deux modalités de l’idée, supprime l’intervalle et confond la conscience avec la modification de son objet. On pourrait alors croire que la philosophie de la vie chez Bergson, parce qu’elle commence par un retour phénoménologique de la conscience vers la vie, réduirait l’intervalle de durée de la conscience, ainsi la conscience s’abolirait et la philosophie s’achèverait dans la simple vie non réflexive. Mais cette interprétation est erronée : sans doute, de même que chez Plotin le contact avec l’Un est supérieur à la vision intellectuelle de l’intelligible (4), de même la relation profonde de la conscience à la vie est à rechercher au-delà de l’intuition même, (1) PM, n. 1 (G, 1392-1393)(2) EC, 183 (C, 649). (3) EC, 183 (C, 649) : « (...) encore l’embrasse-t-elle dans l’ombre, en la touchant sans presque la voir. De ce côté l’horizon s’est tout de suite fermé. » (4) Plotin, Ennéades, V, 3, 17 (trad. Bréhier, t. V, p. 72).
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L’IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON
car le contact avec la vie ne peut être qu’action de la vie en nous et non mouvement de la conscience vers la vie et dans la vie (i). L’intuition du philosophe est une vue et non un contact, une manière de « connaître » et non absolument une manière d’être. Mais n’est-ce pas alors renoncer complètement au lien qui devait unir la philosophie de la vie et la théorie de la philosophie ? Non, car le contact de la vie et de la conscience est création ; or il ne faut pas se représenter la création de la vie comme l’action d’une chose sur d’autres choses : « Tout est obscur dans l’idée de création si l’on pense à des choses qui seraient créées et à une chose qui crée » (2).
Si donc nous rejetons l’idée d’un rapport entre des choses, il reste que, partout comme en moi, la création doit être un rapport entre des actes ou des actions * un engendrement d’actions par un acte fondamental : « (...) pourvu toutefois que je ne donne pas ce centre pour une chose * mais pour une continuité de jaillissement » (3).
De deux actions l’une sera dite créatrice par rapport à l’autre, quand elle lui sera nécessairement liée et qu’elle apparaîtra comme continue et l’autre comme discontinue par rapport à elle. En nous nos diverses actions, rapportées à leur centre profond, sont autant de vues partielles et discontinues sur l’acte unique du moi profond. Il en est de même de ce moi individuel par rapport à la vie : la conscience doit être une vue partielle et discontinue de la vie sur soi-même, ce qui implique que la vie en soi est l’unité de ces dis continuités, et puisqu’il y a analogie entre la vie et le moi, de même que la certitude « que l’action grossisse en avançant, qu’elle crée au fur et à mesure de son progrès, (...) ce que chacun constate (1) Plotin, Ennéaàes * VI, 6, 8 (trad. Bréhier, t. VI, 2, p. 25). (2) EC, 249 (C, 705). (3) EC, 249 (C, 706).
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quand il se regarde agir » (1), de même il faudra dire que la vie se regarde agir quand elle se développe continûment — ce qui apparaît à la conscience comme une relation discontinue de créateur à créature. On peut, ici encore, rapprocher Bergson et Plotin : « La nature, qui, affirme-t-on, ne possède ni représentation ni raison, a en elle la contemplation et produit tout ce qu’elle produit par cette contemplation que, dit-on, elle ne posséderait pas » (2).
C’est dans la mesure où la vie comme unité continue des actions partielles des êtres vivants doit nécessairement être un regard sur soi qu’inversement Tunité de l'intuition * du regard^ de la conscience qui est conscience de la vie, implique un contact avec cette vie sans se résorber en elle. On voit alors comment il faut considérer une dualité possible du regard : quand la conscience regarde l’autre qu’elle, par rapport à qui elle est une action qui retarde (3), elle est retournement de soi vers cet autre qu’elle qui est la vie en soi et elle atteint Vintuition. Mais avant ce retournement, comme toute espèce vivante est tourbillonnement sur soi, immobilité apparente, mou vement tournant en rond et passant pour une chose plutôt que pour le progrès discontinu qu’elle est (4), et comme pour l’homme l’unité de l’espèce humaine est l’unité de la conscience réflexive et intelligente, c’est par un regard sur soi que la conscience devient l’intelligence pure et perd le mouvement et la vie, les remplaçant par la contem plation d’idées immobiles qui lui sont immanentes (5). Ainsi une fois de plus nous voyons la conscience devenir, chez l’homme, (x) EC, 250 (C, 706). (2) Ennèades, III, 8, 1, in fine (trad. Bréhier, t. III, p. I55)« (3) EC, 121 (C, 603) ; PM, 102 (1333). (4) ECt 129 (C, 603-604) : « (...) (les vivants) sont donc bien relativement stables et contrefont même si bien l'immobilité que nous les traitons comme des choses plutôt que comme des progrès (...). » (5) Sur ce rapport de l’intelligence et des Intelligibles, voir les débats intérieurs au néoplatonisme.
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L’IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON
intelligence par un mouvement d’autoréalisation de la vie absolue, puis se retournant contre cette création par le regard sur soi de l’intelligence — pour enfin revenir à la Vie par ce regard sur l’autre qu’est l’intuition : « Ainsi, l’acte par lequel la vie s’achemine à la création d’une forme nouvelle, et l’acte par lequel cette forme se dessine, sont deux mouvements différents et souvent antagonistes. Le premier se prolonge dans le second, mais il ne peut s’y prolonger sans se distraire de sa direction, comme il arriverait à un sauteur qui, pour franchir l’obstacle, serait obligé de détourner les yeux et de se regarder lui-même » (i).
On voit alors que si l’intuition est un retournement du retour nement qui donne naissance à l’intelligence coupée de la vie, elle ne peut être l’expression de l’individualité, mais qu’elle implique une certaine participation des individus au travail de retournement de la conscience. L’idée bergsonienne, selon laquelle la philosophie est une entreprise collective (2), a ici son origine et sa justification. Le rapport de la conscience à la vie sert de point de départ à la critique bergsonienne de la métaphysique. La métaphysique, en effet, prétend saisir la totalité par la seule intelligence; car, comme la conscience, enroulée sur soi et séparée de la vie, est la conscience qui agit sur la matérialité, elle va avoir l’impression que toutes les choses sont explicables par la géométne et la logique qui valent pour les choses inertes, les seules « choses » en fait, et « une fois ce principe admis, l’intelligence devient aussi vaste que le réel » (3). Pour Bergson, au contraire, la conscience intelligente est la forme spécifique de l’espèce vivante qu’est l’homme et par conséquent elle est séparée de la direction originaire de 1 esprit (1) £C, 130 (C, 604). (2) £C, 193 (C, 658) ; ES, 4 (G, 817) ; PM, 70 (G, X307-1308); Analyse aes Principes de métaphysique et de psychologie de Paul Janet (1897), in ^P» I» 99» Discours de Madrid (1-5-1916), in EP, III, 446. (3) EC, igi (G, 656).
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par une différenciation absolue et irréductible. L’intelligence devra donc être réorientée vers sa source et se dépasser en intuition. Ce qui conduit à un second point : l’intelligence étant la forme parfaite de l’espèce humaine, les individus doivent, pour être conformes à leur espèce, tendre vers le centre abstrait de l’espèce. Une philosophie dans ces conditions sera l’entreprise par laquelle un individu se conforme à l’essence idéale de l’espèce : elle sera un effort individuel et solitaire, dont l’expression « dogmatique » ou « critique » sera « à prendre ou à laisser » (i). Chaque individualité doit choisir, selon le métaphysicien, entre les ombres de la caverne et la contemplation des intelligibles, entre la conformité de l’intel ligence à son objet géométrique immanent et le néant de l’opinion vague. Mais Bergson oppose à ce dilemme brutal une réflexion lente et progressive, liée à notre enracinement dans le monde, c’est-à-dire à la conscience comme champ de la vie. Pour cela, il faut dépasser l’intelligence individuelle et saisir l’intelligence dans sa fonction réelle, au niveau de l’espèce, comme lumière pour l’action (a). A ce moment ses limites vraies apparaissent et aussi le fait qu’elle ne peut se mouvoir de soi seule, qu’elle est mue par « un fluide bienfaisant » qu’elle ne peut ni percevoir ni penser : le mouvement de la vie. L’intelligence se connaît alors sous son vrai jour de « solidification locale » et « la philosophie ne peut être qu’un effort pour se fondre à nouveau dans le tout » (3). Nous avons déjà vu comment cet effort conduit l’intelligence à vivre à rebours sa genèse à partir du mouvement de la vie et comment ce retour suppose un effort collectif des sujets humains (4). (1) EC, 192 (C, 657). (2) ECt 192 (C, 657) : ■ Agir et savoir agir, entrer en contact avec la réalité et même la vivre, mais seulement dans la mesure où elle intéresse l’œuvre qui s’ac complit et le sillon qui se creuse, voilà la fonction de l’intelligence humaine. » (3) ECt 193 (C, 658). (4) Ibid.
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Le retour réflexif de la conscience à la vie, à l’élan originel, est ainsi à la fois son retour en « idée » à la nature originelle de l’élan, un retour purement spirituel, intellectuel et réflexif, non une rétro gradation (i), et en même temps une continuation de l’élan. L’acti vité intellectuelle conserve ainsi sa spécificité : elle nous ramène à la vie sans perdre son caractère proprement intellectuel. En elle nous découvrons le lien analogique des diverses formes de la création : la volonté qui invente une œuvre, la volonté qui veut librement un acte, la volonté qui organise spontanément un organisme sont liées pour la réflexion par une analogie (2) qui nous indique comment nous devons conduire notre réflexion pour atteindre le sens de la vie absolue. Nous nous élevons de la compréhension de la première à la compréhension de la seconde puis de la troisième forme de volonté, ce qui est aller du symbole à Vimage en passant par la compréhension du schéma : l’œuvre est symbolique dans la mesure où elle est un produit de l’intelligence appliquée à la vie et à la conscience (3); l’action libre est « schématique », au sens que Bergson donne à ce terme, qui implique l’unité d’un ensemble de mouvements esquissés, et le mouvement spontané d’un organisme est une de ces images métaphysiques qui laissent apercevoir l’absolu. Mais « ce ne sont là, il est vrai, que des créations de forme » (4) qui n’en gendrent pas leur matière, mais la trouvent déjà là, l’utilisent, la mettent en forme sans que ses propriétés essentielles soient modi fiées (5). Toutefois, avec le mouvement spontané des êtres vivants (1) A propos de L'évolution de l'intelligence (1908), in EP, II, 282 : « Nulle part je n’ai prétendu qu’il fallût « remplacer » l’intelligence par une chose différente, ou lui préférer l’instinct. > (2) EC, 240 (C, 698). (3) Discussion avec Binet (28-11-1907), in EP, II, 278 : « La science ne commence à devenir relative, ou plutôt symbolique, que lorsqu’elle aborde par le côté physico chimique les problèmes de la vie et de la conscience. > (4) EC, 240 (C, 698). (5) Ibid.
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nous approchons de cette création par détente qui est celle de la vie absolue et qui est la seule création « vraie » parce qu’elle est la seule à procéder par des analyses et des synthèses non métaphoriques (1). On comprend alors comment Bergson peut conserver à la fois le primat philosophique de l’intelligence et exiger de l’intelligence qu’elle se dépasse. L’intelligence, qui est analytique, ne voit pas l’élan vital tel qu’il est en soi, elle ne peut que s’élever analogiquement jusqu’à l’aveu de son impuissance par l’étonnement et l’incrédulité : « Notre entendement recule déconcerté » (2). Mais comme la matière que l’intelligence peut comprendre est nécessairement liée à la vie par un entrecroisement « qui est précisément l’organisation » (3), l’intelligence saisit la vie en biais, indirectement, par cet intermédiaire de l’organisation qui est l’inertie de l’organisme : l’intelligence, séparant l’organisme de l’élan, introduit du même coup en lui la solidification : « Chaque individu lui-même nous apparaît comme un agrégat, agrégat de molécules et agrégat de faits » (4). Comment l’intelligence pourrait-elle se dépasser et comprendre la vie ? Prise à la lettre, l’expression : « L’intelligence se dépasse » est dénuée de sens philosophique, car comment comprendre ce qui serait le saut dans l’incompréhensible ? L’unité du dépassement et du retour nement sera ce que Bergson nomme la torsion : il faut voir la vie avec Vesprit, « je veux dire avec cette faculté de voir qui est immanente à la faculté d’agir et qui jaillit, en quelque sorte, de la torsion du vouloir sur lui-même » (5). On voit ainsi que ce n’est pas l’intelligence qui se dépasse, mais le vouloir qui se tord, regarde de telle sorte vers son origine que l’intelligence est dépassée et intégrée dans l’esprit. Or qu’est le vouloir, sinon l’énergie de conservation de (1) (2) (3) (4) (5)
EC, 250 (G, 706-707). Ibid. EC, 250 (c, 707). EC, 251 (G, 707). EC, 251 (G, 707-708).
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l’espèce qui résulte du détournement et de l’enroulement de l’élan en un tourbillon local ? Le vouloir qui se tord retourne vers son origine; c’est une négation de négation. Pourquoi devient-elle la vision de l’essence de la vie dans son mouvement vrai ? Pourquoi la torsion de la volonté devient-elle une intuition ? Parce que l’intelligence, produit de la vie dans l’espèce humaine, redécouvre qu’elle est un produit de la vie, et, vivant à rebours sa genèse, se voit dans le courant de la vie et pressent en toutes choses l’entrecroisement de « l’action qui se fait à travers une action du même genre qui se défait » (i), qu’elle avait découverte en elle. La conscience de soi de l'intelligence résulte de cette torsion de la volonté qui se détourne des objets pour se vouloir soi-même et voit le chemin qui conduit de l’élan originel à elle par « un courant qui s’engagerait dans la matière comme pour s’y frayer un passage souterrain » (2). Être conscient de soi, c'est reconnaître le chemin qui nous produit à partir de l'origine.
2. Dépassement de la métaphysique ET DÉPASSEMENT DE L’HOMME
De là vient que ce qui est dépassé, ce n’est pas l’intelligence, mais ï'homme en qui l’intelligence est devenue consciente de sol Avec l’homme qui réfléchit et en qui la volonté se tord sur ellemême, le devenir de la vie comme nature se différencie et s’infléchit en devenir de la vie comme esprit. L’intelligence, issue de la nature, retrouve la frange d’instinct qui l’entoure, devient intuition et pose ainsi la possibilité d’un nouveau rapport avec la nature. Ce thème de l’homme nouveau ou du surhomme (3) est fort ancien et on pourrait en suivre l’évolution à travers le christianisme, la gnose, (1) (2) (3)
EC, 251 (C, 708). ES, 21 (C, 831). Sur le surhomme chez Nietzsche, voir l’étude, profonde et solide, de Jean Granier, Le problème de la vérité dans la philosophie de Nielxsche, Paris, 1966.
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la cabbale, Paracelse, avant de le voir resurgir chez Goethe et Nietzsche (1). Pourquoi et comment doit être dépassé l’homme? Parce qu’il a une origine et peut en devenir conscient. Ce qui a une origine échappe à la direction droite de l’élan, tombe dans le temps de la succession et est ainsi condamné à la mort. Mais ce qui a une origine et en devient conscient récupère sa mort et accède à Yimmor talité réflexive (2) qui est le dépassement de soi. L’homme est apparu tardivement, après un long devenir de divergences et de structurations chiasmatiques enchevêtrées. Après la dissociation divergente du végétal et de l’animal (3), la conscience, qui n’avait pu se libérer, être et exister pour soi, se retrouvait à nouveau comme intervalle de production de la vie. La chaîne était un peu plus lâche, mais la retenait encore. La conscience, à travers le vivant animal, procède par une nouvelle divergence différenciative, entre l’instinct et l’intelligence (4). Nouvel échec, sauf du côté de l’intelligence, mais uniquement parce qu’avec l’homme la vie a procédé « par un saut brusque de l’animal à l’homme » (5). Sans doute d’autres sauts brusques * existent dans la nature, mais avec l’homme apparaît le premier saut par lequel la conscience, devenue intelligente, peut se retourner contre la vie dont elle était jusque-là le simple intervalle d’expansion, ce qu’elle fait en interprétant la vie par les méthodes et selon les principes du mécanisme abstrait. Le retournement de l’intelligence, résultat de la torsion de la volonté, ne peut pas être une remontée réelle vers la source de la vie, ni par conséquent une conversion de l’intelligence en instinct, parce qu’il y a ce saut brusque, cette rupture que nous ne pouvons plus repasser en sens inverse. C’est donc par Vintuition et par la vision, dans l’in(1) Gouhier, Bergson et le Christ des Évangiles, pp. 1x4 * 144. (2) Baader, Sur la notion du temps, in édition citée, I, 223. (3) EC, 115 sq. (G, 592 sq.). (4) EC, 186 (G, 652). (5) Ibid.
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telligence élargie, du sens de la vie et de son évolution, que cette torsion opérera le dépassement de l’homme, être naturel, animal fabricateur, qui s’orientera alors vers la compréhension de soi, faisant ainsi de sa conscience, qui était l’intervalle de développement de la vie, le mouvement même de la vie. Parce que l’homme est issu d’un saut brusque au sein de l’évolution, il croit qu’il est la fin de l’évolution; seul, il est séparé de tout le reste, opposé à tout le reste comme le point où la conscience a gagné la première bataille contre l’englobement par la matérialité (i). Moins que Dieu, mais plus que l’animal, telle serait la singularité unique de l’homme (2). « Mais ce ne serait là qu’une certaine manière de parler » (3). Car, comme l’être vivant en général, l’homme, comme les autres animaux, pourrait se contenter de Yadaptation au milieu, qui définirait la condition humaine : « Un être vivant qui se contenterait de vivre n’aurait pas besoin d’autre chose » (4). Mais en l’homme la conscience a percé pour la première fois pour soi, à visage découvert : c’est-à-dire qu’en même temps qu’elle continue d’être la relation de Yek-stase présente à Yek-stase de l’avenir par l’action adaptée, elle devient aussi, et en liaison étroite avec l’adaptation à l’avenir et aux choses, une conser vation consciente du passé, une mémoire (5); par la relation du présent à l’avenir, la conscience demeure ce qu’elle est partout, champ d’évo(1) EC, 186 (C, 652) : « De sorte qu’en dernière analyse l’homme serait la raison d’être de l’organisation entière de la vie sur notre planète. » (2) Pic de La Mirandole, De hominis dignitate ; Bernard Sylvestre, De mundi universitate, édit. Barach, Innsbruck, 1876 ; Guillaume de Saint-Thierry, Lettre aux frères du Mont-Dieu, in Migne, Patrologie latine, t. 180, col. 349 » Hugues de Saint-Victor, Eruditionis didascalicae, VII, 25 ; Leibniz, Double infinité chez Pascal (Théol., XX, 212-213). (3) EC, 186 (C, 652). (4) MM, 89 (C, 230). (5) MM, 89-90 (C, 230) : < Mais en même temps que se poursuit ce processus de perception et d’adaptation qui aboutit à l’enregistrement du passé sous orme d’habitudes motrices, la conscience (...) retient l’image des situations par lesqu es elle a passé tour à tour, et les aligne dans l’ordre où elles se sont succédé. »
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lution pour la vie, et par la relation du présent au passé, elle est elle-même un mouvement vivant, le mouvement même de la vie. La conscience contient ainsi moins et plus que l’homme, elle détermine les condi tions d’une philosophie qui sera un « effort pour dépasser la condition humaine » (1). La torsion de la conscience sera donc dépassement de l’homme. Ce dépassement, étant l’œuvre de la philosophie, sera réflexif : nous ne devons pas attendre le surhomme d’une mutation biologique ou d’une sélection eugénique, mais nous devons le devenir par le développement de la réflexion philosophique en nous. On a trop tendance à penser que l’effort intuitif du bergsonisme doit ramener l’homme à un état non intellectuel; mais, bien au contraire, c’est le développement complet de Tintelligence abstraite, redécouvrant par torsion le halo d’instinct qui l’entoure, qui permettra à la vie ce dépassement de l’homme, parce que l’intelligence abstraite l’emporte sur l’instinct par la saisie de rapports formels qui peuvent s’appliquer à une indéfinité de contenus matériels (2). De même que chez Kant les catégories bien qu’elles aient un sens transcendantal, n’ont d’usage qu’empirique, de même et inversement chez Bergson, « une connais sance formelle ne se limite pas à ce qui est pratiquement utile, encore que ce soit en vue de l’utilité pratique qu’elle a fait son apparition dans le monde » (3). La conscience, en se tordant sur soi, libère l’intelligence de son jugement immédiat, et par là l’homme se dépasse : « Un être intelligent porte en lui de quoi se dépasser luimême » (4). Le « surhomme » est une conscience intelligente qui a découvert son fondement et par là peut se dépasser, ce qui reproduit l’image de la durée qui est un passé qui se pousse dans l’avenir par un acte de création. Quand Bergson dit que la philosophie doit (1) PM, 218 (C, 1425). (2) EC, 149 (C, 620). (3) ECt 152 (G, 623). (4) Ibid.
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« être un effort pour se fondre dans le tout » (i), il ne faut pas entendre qu’il doit y avoir une destruction ou une mise à l’écart de l’intel ligence. L’intelligence doit « se résorber dans son principe » (2), ce qui ne veut pas dire se résorber dans l’instinct puisque l’instinct n’est pas le principe de l’intelligence : ce principe est la vie en soi comme principe de différenciation de soi dont l’intelligence, après la torsion de la volonté, « en vivant à rebours sa propre genèse » (5) comprend qu’elle est dérivée en tant qu’elle est une différenciation de la conscience. Mais elle comprend aussi que la conscience sous ses diverses formes n’a pas pour fin première la réflexion, mais l’adaptation de l’individualité vivante (intelligence) ou de l’espèce vivante (instinct) à son milieu. L’intelligence alors se réfléchit dou blement, vers son origine en se comprenant et vers le dépassement de l’être vivant et intelligent dans lequel elle est incarnée, car de même que la vie, produisant la conscience, détermine un intervalle fini d’adaptation où la conscience apparaît sous la double forme de l’instinct spécifique et de l’intelligence individuelle, de même l’intelligence, en se retournant, détermine un topos noêtos infini (4) où pourra se développer librement la contradiction vivante qu’est un être à la fois vivant et pensant, par une philosophie « collective » comme l’est la science, et « progressive » comme l’est la vie, de sorte que 1’ « humanité », cette condition où la conscience est victime de sa propre possibilité, sera « dépassée » : la philosophie finira « par dilater en nous l’humanité et par obtenir qu’elle se transcende elle-même » (5). La torsion de l’intelligence sur sa genèse Ja remet en contact avec son fondement vivant et la rend ainsi (1) (2) (3) (4) coup ; (5)
EC, 193 (C, 658). Ibid. Ibid. ECt 193 (C, 658) : « Mais l’entreprise ne pourra plus s’achever tout a un elle sera nécessairement collective et progressive. » EC, 193 (C, 658).
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créatrice (1), de sorte qu’elle devient un moyen de dépassement après avoir été un moyen d’adaptation immobile (2) : « L’avenir est à ceux qui se surmènent » (3). Cette transcendance de l’homme par la torsion de sa volonté qui détermine l’intelligence comme topos noêtos infini n’est pas une rupture, ni le passage définitif à un autre niveau, mais un mouvement indéfini. Bergson, ici encore, est cohérent avec lui-même; la philo sophie métaphysique pose généralement que le mouvement continu et indéfini de l’effort (ascèse) précède l’instant (réel ou idéal) de la perfection (conversion, passage à l’absoluité), et Bergson, tout au contraire, pose d’abord la torsion (conversion), comme il avait posé l’élan vital, puis l’exploration indéfinie du champ ouvert par cette torsion. De sorte que la philosophie, comme dépassement et transcendance de l’homme, est d'abord acte volontaire de torsion qui nous donne l’absolu : « Il faut s’installer d’emblée, par un effort d’intuition, dans l’écoulement concret de la durée » (4), et ensuite un mouvement d’exploration de la totalité de ce champ qui comportera donc aussi bien la compréhension du mouvement descendant de la matérialité que celle du mouvement ascendant de la vie. Pour reprendre les termes de Jean Wahl, la transcendance sera à la fois trans-ascendance et trans-descendance. A l’inverse de la métaphysique, qui cherche à résoudre toute durée en un système d’immobilités, la philosophie voit dans tout système objectif la solidification d’une durée parti culière issue de la durée vivante de la vie en soi par différenciation et divergence et, par là, elle doit saisir à la fois la durée cachée sous (1) U intelligence (1902), in EP, I, 180 : « (...) le travail de la volonté qui se contracte et se tord par elle-même, pour exprimer de sa substance ces éclatantes manifestations. » (2) Ibid. : « I^a concentration, voilà (...) tout le secret de la supériorité intel lectuelle. » (3) Ibid. (4) PMt 210 (C, 1418-1419).
z^G
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le masque de l’inerte et l’inertie qui s’empare de toute durée isolée échappée à l’élan originel; elle « nous met en contact avec toute une continuité de durées que nous devons essayer de suivre, soit vers le bas, soit vers le haut : dans les deux cas nous nous trans cendons nous-mêmes » (i). En une direction, l’intelligence se dépasse vers sa limite idéelle qu’est l’instantanéité matérielle absolue; dans l’autre cas, dans l’autre direction, elle se dépasse vers cette autre limite de l’éternité vivante (2). Telle est la métaphysique au sens bergsonien, la philosophie de la vie : « Entre ces deux limites extrêmes l’intuition se meut, et ce mouvement est la métaphysique même » (3).
Cette nouvelle métaphysique naît donc d’un effort de la volonté qui transforme l’intelligence en un champ ouvert pour le dépas sement de l’homme. Cette volonté est-elle une nécessité absolue de la nature ou de l’histoire ? Peut-on dire que nécessairement la vie s’est aliénée en conscience intelligente et que non moins néces sairement la conscience intelligente se libère par cet acte de volonté qu’est la torsion intuitionnante ? Non, puisque « vous voyez tant d’esprits s’arrêter à mi-chemin » (4) et ne pas avoir le courage dou loureux de vouloir reffort de volonté. Faut-il donc dire que nous devons vouloir la volonté"? Librement, et sans qu’il y ait là une nécessité préétablie ? Oui, car la liberté créatrice est l’activité propre de l’esprit et l’esprit lui-même est « l’effort et le progrès par lequel la vie cherche et doit chercher à se dépasser elle-même » (5). Ainsi la libre détermination de la volonté intellectuelle est un moment de la nature et réciproquement la nature est la forme visible de l’esprit aux prises avec l’obstacle de la matière. Nous devons vouloir (1) (2) (3) (4) (5)
Ibid. Ibid. PM, 210-211 (C, 1419). De Vintelligence (1902), in EP, I, 180. Avant-propos de Vouvrage de Rudolf Eucken (1912), in EP, H, 371 2345*
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la volonté qui mènera l’homme à transcender l’humanité en lui parce que l’être vivant et intelligent que nous sommes, à la différence des animaux, sait qu’il est mortel. Mais cette volonté de la volonté n’est pas un redoublement, mais un retour difficile à la naïveté de l’immédiat, une confiance faite en nous au mouvement de la vie, « car il n’y a pas de recettes pour créer, pour commencer et pour donner » (i). Le lien de l’intelligence et de la certitude de la mort a été analysé précédemment (z). Il faut ici le préciser. La vie animale a une conscience dont le noyau est l’instinct et dans laquelle l’intel ligence n’est qu’un halo, de sorte qu’il ne peut former aucune idée générale, ni de la mort ni de la vie (3); s’ils adhèrent à la vie, les animaux le font « singulariter », dans le domaine ouvert à leur être-au-monde, où jamais ne peut surgir un savoiry parce que les conditions du savoir n’existent pas dans la vie animale (4). L’homme, au contraire, n’est pas « cramponné à la vie » et n’épouse pas avec « simplicité » le mouvement vital : avec lui « apparaît la réflexion » (5) et l’intelligence qui lui donnent le savoir certain de sa mortalité, c’est-à-dire de la différence qu’il y a entre la vie et le vivant, et au sein même du vivant la différence entre la conscience comme fonction vitale et la conscience comme intelligence réflexive. L’intelligence, par ce pouvoir réflexif, contrarie nécessairement le mouvement de la vie (6), mais ce n’est pas en se rejetant dans l’instantanéité perpétuelle et dans la massivité de l’instinct qu’on éliminera le pouvoir perturbateur de l’idée de la mort. C’est au contraire en opérant autour du même pivot un retournement inverse du retour nement de l’intelligence contre la vie. Le travail, les soucis, les (1) sophie, (2) (3) (0 (5) (6)
V. Jankélévttch, Discours, in Bulletin de la Société française de Philo UV, 1, 61. Cf. ci-dessus première partie, chap. Ier. MR, 135 (C, 1085). Ibid. MR, 135 (C, 1085) et 136 (C, iu8G). MR, 136 (C, 1085).
P. TROT1GNON
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techniques et le savoir positif nous empêchent certes de « penser à la mort » mais ils nous empêchent aussi de penser la mort et de la faire entrer par torsion de la volonté » dans une philosophie qui élèvera l’humanité au-dessus d’elle-même » (i). La philosophie, sur ce point, diffère radicalement de la religion, et cela est important pour comprendre ce que peut signifier la notion de « vie éternelle » dans la philosophie de Bergson. La représentation religieuse de la survie ou de l’immortalité résulte du conflit entre la vie et son produit réactif qu’est l’intelligence pensant la mort (2); elle établit une inconscience et une fixité qui sont analogues, dans les sociétés humaines, à la torpeur des instincts dans les espèces vivantes du règne animal. La philosophie, au contraire, se fonde sur un retour nement de Vindividu> entraînant un retournement progressif de la collectivité humaine, non comme la religion fermée sur un compromis de I’éj/wj, entraînant une tranquillité de l’individu ou du petit groupe. L’aspect collectif de la philosophie est ainsi profondément lié aux appels des individualités géniales de la morale ouverte et non aux consolations de la religion fermée. Entre l’idée de la mort, que notre intelligence nous propose, et qui nous terrifie, et, d’autre part, la mort de Socrate, il y a cette torsion et ce rebroussement; ce retournement : la mort est devenue positive (3) par l’« ouverture» de l’âme close qui est évidente dans l’enseignement de Socrate. De là vient que la compréhension de la philosophie de la vie, diffé rente de l’adhésion animale immédiate à la vie de l’instant selon l’instinct, ne peut être comparée à Vinconscience qu’engendrent en nous les représentations fantastiques de la religion par la prolifération d’absurde qu’elles suscitent (4). Contre la représentation intellec tuelle de la mort, la vie suscite en nous par opposition « une image (1) MR, 136 (C, 1085). (2) MR, 136-137, 144, 186 (C, 1085, 1092, 1125). (3) MR, 61 (C, 1027). (4) MR, 143 (C, 1091).
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de la continuation de la vie » (i) qui « remet les choses en ordre » et introduit un équilibre qui est Y équilibre de la nature (2); la vie agit de telle sorte que ce problème soit ôté de notre champ d’attention active, mais elle ne le résout pas. La réflexion philosophique, au contraire, comme elle suit la torsion de la volonté, est abandon de la tentation de poser de tels problèmes et elle atteint ainsi un équilibre de l'esprit, puisque le problème est « arrêté, dans ce qu’il a de pro prement intellectuel, par la contrepartie intellectuelle que lui suscite l’intuition » (3). On voit bien : contrepartie intellectuelle et non plus, ici, image d’un instinct fictif. Et Bergson insiste sur ce point, parlant d’une « annulation intellectuelle » (4). Au lieu d’un problème écarté, qui détruirait l’équilibre s’il apparaissait, nous avons la non-apparition d’un problème qui serait détruit par l’équilibre intellectuel s’il venait à être formulé (5). En résumé, l’humanité en nous est dépassée par la réflexion dès que la pensée humaine « ne s’embarrasse plus des -questions qui retardaient sa marche en avant » (6). La conscience ne s’oppose plus à la vie, mais devient elle-même une nouvelle forme de la vie. 3. Le dépassement de l’homme ET LA PHILOSOPHIE COMME VIE THÉORÉTIQUE Nous avons dit que ce dépassement de l’homme n’était pas une nécessité déterminée d’avance, mais une contingence qui n’im plique d’ailleurs nulle condition exceptionnelle. La volonté de (1) MR, 36 (C, 1086). (2) Ibid. (3) PM, 68, 11. 1 (C, 1306, n. 1). (4) PM, 68, u. 1 (C, 1306, n. 1). (5) PM, 68, n. 1 (C, 1306, n. 1) : * 1/iUusion n’est pas analysée, n’est pas dissipée, puisqu’elle ne se déclare pas ; mais elle le serait si elle se déclarait ; et ces deux possibilités antagonistes, qui sont d’ordre intellectuel, s’annulent intel lectuellement pour ne plus laisser place qu’à l’intuition du réel. » (6) MR, 68 (C, 1306).
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volonté de l’esprit qui dépasse l’homme, en retrouvant la vie est simple commencement. Commencer serait un acte inexplicable s’il devait surgir du néant, et effectivement il faudrait à l’infini traquer la volonté dans son repaire. Mais pour l’homme commencer est laisser à nouveau la vie suivre son élan, c’est lever les interruptions, retourner les inversions qui empêchaient cette vie, qui perce avec l’homme, de se développer à partir de lui comme royaume de l’esprit. Mais comment lever ces obstacles, comment laisser, à nouveau et à ce nouveau stade, libre mouvement à l’élan vital ? De même que l’intelligence abstraite, par son côté formel, prépare la torsion de la conscience sur soi, de même le langage est au sein de l’intel ligence abstraite le signe de son adéquation seulement partielle à l’utilité immédiate de l’être-au-monde : « Certes, le langage n’eût pas donné la faculté de réfléchir à une intelligence tout à fait extériorisée, incapable de se replier sur elle-même. Une intelligence qui réfléchit est une intelligence qui avait, en dehors de l’effort pratiquement utile, un surplus de forces à dépenser. C’est une conscience qui est déjà virtuel lement reconquise sur elle-même » (i).
Le langage par rapport à la conscience joue le rôle de facteur perver tissant, transformant la conscience en intelligence abstraite et par tielle, symbolisante et éloignée de la vie qui l’a produite; mais par rapport à l'intelligence il joue le rôle inverse, transformant la pure extériorité des objets de l’intelligence en compréhension interne des zzr/^jpar lesquels l’intelligence manipule ces objets. Pour juger de cette différence comparons deux textes, relatifs le premier à l’influence du langage sur la conscience, le second à son influence sur l’intelligence : i° « Nulle part cet événement de la conscience immédiate n’est aussi frappant que dans le domaine des sentiments » (2) et « la conscience, tourmentée d un insatiable désir de distinguer, substitue le symbole à la réalité ou n’aperçoit la réalité qu’à travers le symbole. Comme le moi ainsi réfracté, et par là meme
(1) EC, 159-160 (C, 629). (-’) DI, & (G, 87).
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subdivisé, se prête infiniment mieux aux exigences de la vie sociale en général et du langage en particulier, elle le préfère et perd de vue le moi fondamental » (1). 20 « Le langage a beaucoup contribué à la (id est : l’intelligence) libérer (...) ainsi va s’ouvrir aux yeux de l’intelligence, qui regardait dehors, tout un monde intérieur, le spectacle de ses propres opérations » (2).
En effet, la conscience est complètement extériorisée; elle perd l’intériorité qui n’est plus en elle que la trace aperçue rétrospecti vement du vécu, et elle se tourne tout entière vers la matière inerte (3), aidée en cela par le langage « qui lui a permis d’étendre son champ d’opérations (...) et est fait pour désigner les choses et rien que les choses » (4). Mais il faut considérer deux choses bien distinctes : comme moyen d'expression, le langage est extériorisant, réifiant, et il ramène tout au niveau de la compréhension analytique de l’inerte; mais en tant qu’il est expression, c’est-à-dire en tant qu’il ne renvoie pas directement à telle chose présente mais à la présence possible d'une chose pour la conscience, il renvoie à Vidée de cette chose. L’intel ligence, qui a détruit et aliéné l’intériorité vivante de la conscience, découvre qu’elle constitue pour elle-même, dans ses démarches réflexives, une nouvelle intériorité : elle découvre « tout un monde intérieur » qui est « l’intérieur de son propre travail » (5). Mais cette intériorité de l’intelligence qui réfléchit est encore virtuelle : elle deviendra actuelle quand l’intelligence se sera élevée à la théorie, quand elle aura l’intuition de l’intervalle entier qui sépare la durée vivante absolue et la matérialité absolue. L’intelligence, seule, « s’inquiète de la théorie. Et la théorie voudrait tout embrasser, non seulement la matière brute sur laquelle elle a naturellement prise, mais encore la vie et la pensée » (6).
(1) (2) (3) (4) (5) (6)
DI, 95-96 (C, 85). EC, 160 (C, 630). £C, 161 (C, 630). Ibid. EC, 160 (C, 630). Ibid.
z6z
L’IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON
L’intelligence peut alors tenter de réduire la vie à la matérialité ou au contraire comprendre l’unité de leur entrelacement contra dictoire. En fait, elle doit faire les deux successivement, comme nous le verrons. Toute théorie est réflexivité, mais toute réflexivité théorique ne devient pas nécessairement théorétique. Seule y parvient celle qui, ayant compris que l’intériorité que l’intelligence découvre au sein de sa forme d’activité la plus extériorisée (le maniement de l’inerte) vient de \’intériorité qui est propre à tout acte simple, comprend alors que tout ce qu’elle peut saisir est acte simple et qu’en conséquence l’univers entier est acte, acte vivant qui se développe, mais comme l’acte qui se développe éclate nécessairement en une gerbe d’innom brables actes simples, l’acte simple de mon intelligence ne peut que coïncider partiellement avec l’élan originel. Mon intériorité coïncide partiellement, mais cependant absolument, avec l’intériorité du tout et de la vie : « Étrange savoir absolu, puisque nous ne connaissons ni tous nos souvenirs, ni même toute l’épaisseur de notre présent, et que mon contact avec moi-même est « coïncidence partielle » — d’un mot que Bergson emploiera souvent et qui, à vrai dire, fait problème. En tout cas quand il s’agit de moi, c’est parce que le contact est partiel qu’il est absolu (...). Le savoir absolu n’est pas survol, il est inhérence » (i).
Être à l’intérieur de soi comme acte simple est aussi savoir et voir qu’on est à l’intérieur du tout de la vie : si la coïncidence avec le tout était de surface entière, je serais le tout mais ne le saurais pas. L’intuition bergsonienne n’est pas vision ou saisie du tout qui m’englobe, mais vision de chaque objet singulier dans son site, orienté dans le tout et étant ainsi pour soi-même une totalité : « Une totalisation est possible bien que chaque être à chaque instant soit total » (2).
(1) Merleau-Ponty, Signes, pp. 231-232. (2) Jankélévttch, Avec l’âme tout entière, in Bulletin de la Société française de Philosophie, IJV, 1, p. 56.
LE MOUVEMENT DE LA VIE L’humanité qui se transcende en moi vers le surhomme est la conscience intelligente qui se saisit comme acte simple et saisit par là la vie dans sa totalité comme un acte simple qui englobe la conscience. L’intelligence se voit ainsi englobée dans la conscience avec son opposé structural, l’instinct, et elle voit la conscience englobée dans la vie animale avec son opposé structural, la torpeur végétale; à la limite, d’emboîtements en emboîtements, elle se voit dans le tout de la vie qui la contient, cette double implication de l’intel ligence et de la vie, qui coïncident partiellement et cependant abso lument l’une avec l’autre, est le destin de la conscience, ce que la conscience vit comme le commencement par lequel elle pourra satis faire le désir jamais satisfait de la métaphysique : chaque acte voulu pour lui-même dans la simplicité de la conscience est vu par l’intuition, forme suprême de l’intelligence, qui est elle-même la forme suprême de la conscience, comme accomplissant l’essence créatrice de la vie qui avait devant elle, pour se réaliser, l’intervalle de la conscience. Tout commencement est acte simple et contient en soi la vision réflexive de l'élan « sub specie durationis ». L’intuition est la vie qui recommence en moi, par la réflexion, comme vie de l'esprit : l’intelligence, décou vrant la nécessité de son lien avec la vie dans la conscience, découvre aussi par là la sagesse qui est une pensée de la contingence de son lien avec cette activité matérielle qui lui est donnée. Le [3(oç OecopïjTixoc; n’est pas négation du (3[oç KpaxTixoç, mais refus de l’inversion qui affirmait la réduction de l’intelligence à la seule matérialité. La vie théorétique s’accomplira dans l’intuition philosophique au terme d’un effort d’investigation et de réflexion. Et il est important de noter que la « genèse à rebours » que l’intelligence vivra en se retournant vers ses origines ne peut être conçue comme un che minement linéaire de ce que nous sommes vers ce que nous aurions été auparavant, parce que l’évolution s’est faite selon des lignes divergentes. D’ailleurs, si l’évolution était linéaire, il n’y aurait
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pas besoin d’un effort de torsion et de réflexion pour comprendre la vie, car si on « nous montrait la vie tout entière évoluant vers rintelligence et passant, pour cela, par la sensibilité et l’instinct, nous aurions le droit, nous, êtres intelligents, de nous retourner vers les manifestations antérieures et par conséquent inférieures de la vie, et de prétendre les faire tenir, sans les déformer, dans les cadres de notre intelligence » (1).
La compréhension de la genèse à rebours sera en fait la saisie des bifurcations successives qui conduisent à l’intelligence, et par là la redécouverte des liens de l’intelligence avec les autres formes de la conscience vivante : la saisie de soi dans le Tout, la fusion dans la totalité, le retour au principe de l’intelligence est aussi compréhension de l’Autre que l’intelligence. En somme ce n’est pas l’intelligence qui se comprend, mais l’esprit qui la comprend en comprenant avec elle l’instinct, dans la saisie compréhensive de la pensée et de la matière enlacées : « (...) pour n’être pas du domaine de l’intelligence, l’instinct n’est pas situé hors des limites de l’esprit » (2).
Bergson pourra donc dire que l’intelligence est « réabsorbée », non dans l’instinct, mais dans Yintuition (3); et cette réabsorption est possible parce que l’intelligence est encore liée en nous à des vestiges d’instinct qui lui rendent possible l’œuvre &investigation des articulations et structures de la vie dans l’univers : l’intuition humaine « prolonge, développe et transpose en réflexion ce qui reste d’instinct chez l’homme » (4). Insistons sur la transposition
(1) ECt 175-176 (C, 643). (2) EC, 176 (G/ 643). . , . a + (3) EC, 271 (G, 724) : « (...) aux yeux d’une philosophie qui fait effort po réabsorber l’intelligence dans l’intuition. » (4) Lettre à Harald Hôffding (1916), in EP, III, 457-
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réflexive de l'instinct subsistant en nous : elle indique que le retour à l’origine de la vie et de la conscience ne peut être accompli que par une activité intellectuelle et non par des expériences d’un autre ordre (art, religion, ...) qui peuvent bien indiquer des directions et donner des faits, mais non pas les développer selon leur relation profonde au Tout. Même si l’intelligence sait qu’elle n’est pas le fondement radical de toutes choses, même si elle se réabsorbe dans l’intuition de l’esprit, c’est tout de même par des actes intellectuels : « Je ne vais pas jusqu’à bannir l’intelligence de la métaphysique ni à en faire, dans le domaine philosophique, une source d’erreur : elle a sa place en philoso phie, et même en métaphysique, quand ce ne serait que parce que nous ne pouvons guère exprimer notre pensée sans la faire passer à travers le filtre intellectuel » (1).
Nous allons voir enfin les diverses idées énoncées dans ce para graphe s’articuler les unes aux autres : la réflexion est l’unité synthé tique et vécue du retournement, du retour et du dépassement : la conscience se retourne sur soi par torsion de la volonté, l’intelligence vit sa genèse à rebours et se réabsorbe dans la compréhension de son principe, et l’homme est ainsi « dépassé ». Quand la conscience se retourne, il faut entendre qu’elle inverse le sens d’écoulement de l’activité de l’esprit, ou plus exactement que par cette inversion de soi elle rétablit le cours direct de cet écoulement qui avait été inversé par l’intelligence abstraite : « Tantôt, il suit sa direction naturelle : c’est alors le progrès sous forme de tension, la création continue de l’activité libre. Tantôt, il l’invertit, et cette inver sion, poussée jusqu’au bout, mènerait à l’extension, à la détermination réciproque nécessaire des éléments extériorisés les uns par rapport aux autres, enfin au mécanisme géométrique » (2).
La torsion de la volonté sera ainsi passage de la tendance vers l’extension à la tendance vers la tension. Le retour sur soi est concen(1) Lettre à Agénor Petit (1917), in EP, III, 459. (2) EC. 224 (C, 684).
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tration et, comme la concentration est pression de la totalité passée et mémorisée engendrant l’avenir, on aura création libre et par conséquent dépassement de l’homme tel qu’il était jusque-là. Reste à montrer que ce dépassement est purement intellectuel et moral, et non matériel; réflexif et non « biologique » : l’inversion du sens géométrique de la conscience est suppression de l’intelligence abstraite, mais comme toute suppression est en réalité substitution d’un ordre à un autre (i), l’inversion de la conscience est un mou vement qui replace la conscience « dans la direction de la nature » (2), et comme la direction, le sens normal de la nature est la durée vivante, nécessairement la forme d’existence particulière de notre conscience, que nous nommons « condition humaine », est dépassée. Le dépas sement signifie que notre conscience, condition déterminée et liée à un corps dans l’espace, point d’ancrage de la géométrisation infinie de la matérialité, cesse de se prendre pour le fondement absolu et se découvre incluse dans la conscience au sens le plus profond du terme, la conscience comme espace d’intériorité créatrice que le mouvement de l’élan vital se donne. Ce dépassement de l’homme n’est pas un changement de nature, mais une variation de tension qui expose \'identité de ma conscience avec la conscience primordiale, et une identité partielle : la preuve en est que l’intuition, qui est l’existence de la conscience dans cette identité, doit toujours être /’intuition particulière d'une essence déterminée, et non l'intuition du Tout, ma conscience expérimentant que meme dans ce dépassement elle demeure partiellement différente de h conscience principielle. Bergson dira que la conscience, par le dépassement et la torsion, coïncide avec « quelque chose de son principe » (3). Comme dans l’intuition elle coïncide partiellement (1) EC, 238 (C, 696). (2) Réponse à Émile Borel (1908), in EP, II, 282. (3) EC, 238 (C, 696).
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avec son principe, inversement il faut penser que dans son état de perversion elle n’est que partiellement séparée de son principe : « Si elle va bien dans la même direction que son principe, elle est sans cesse tirée en sens inverse, obligée, quoiqu’elle marche en avant, de regarder en arrière » (1).
Nous retrouvons ici l’opposition de la vision rétrospective de l’intelligence et de la vision directe de l’intuition; et les deux mouvements de la conscience, l’un dans le sens de la vie, l’autre en sens contraire, forment une dualité qui est le jaillissement en gerbe des ek-stases temporelles dans l’intervalle de la conscience. La torsion est ainsi un effort pour ré-impliquer les ek-stases tempo relles l’une dans l’autre, identifiant la retombée du passé et la projection de l’avenir (2) de sorte que « la faculté de voir ne fît plus qu’un avec l’acte de vouloir » (3). Il y a bien ici un « dépassement » de la condition « temporelle » du vécu humain (4). Nous savons déjà que ce dépassement sera une compréhension généalogique de l’intelligence par elle-même et qu’en tant que le dépassement est nécessairement retournement, cette compréhension généalogique sera Y expérience d'une genèse à rebours. Comme on l’a dit avec profondeur, l’intuition serait le cas exceptionnel d’un retour nement qui ne serait pas immobilisation du mouvement vital sous forme de représentation, mais un retournement qui « sans inter rompre l’élan, nous permettrait de réfléchir la création meme comme création » (5). On voit nettement comment la position bergsonienne est à la fois une critique radicale de l’ancienne métaphysique et une (1) Ibid. (2) Cf. ci-dessous, V® partie, chap. XV, § 2. (3) EC, 238 (C, 696) ; cf. Hamann, Brocken, § 1. (4) Ibid(5) J. Hyppolite, Aspects divers de la mémoire chez Bergson, in Revue inter nationale de philosophie, n° 10, 1949, p. 390.
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L’IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON
conservation du principe fondamental de la métaphysique : comme la conscience n’est que l’espace d’action que la vie ouvre devant soi, on peut dire que la Conscience en général est « coextensive à la vie universelle » (1), mais il faut ajouter que l’intelligence, sortant de ce fond unique par différenciation, est englobée et non englobante et qu’elle est englobée par la conscience et non par la vie elle-même. Comment pourrait-elle avoir alors la prétention de « connaître » analytiquement la vie en général ? La métaphysique classique, celle qui naît avec Aristote et fut mise définitivement en forme par Wolff, est ainsi une entreprise vaine. Mais puisqu’il y a une adaptation réciproque de la matérialité et de l’intellectualité, il faut en déduire que l’intelligence issue de la conscience coextensive à la vie peut comprendre en son fond l’opposé de la vie qu’est la matérialité; elle est donc dirigée sur un objet qui est l’opposé de son propre principe originel, de sorte que la réflexion intellectuelle ne peut réfléchir la création que comme forme inessentielle et inerte de la créature achevée et non comme « création même ». Ainsi, la conscience humaine, en tant que conscience, a son origine dans la vie et dans la créativité de la vie, mais elle est « adaptée » à l’opposé de la vie, qui est le créé, achevé et représenté. Ce qui est lié à l’intelligence, à savoir l’objet matériel, tout en lui étant opposé a donc réciproque ment son origine dans le même principe que l’intelligence. En résumé, par leur origine, l’intelligence et la matérialité « dériveraient d’une forme d’existence plus vaste et plus haute » (2), mais dans leur constitution elles se règlent l’une sur l’autre ; l’intelligence est, en tant que forme de la conscience, opposée à la matérialité, mais a pourtant même principe qu’elle, et d’un autre côté l’intelligence, comme compréhension de la matière, a rompu avec son principe. Il faudra donc les « replacer » toutes deux dans cette conscience principielle (1) £C, r87 (C, 653). (2) £C, 188 (C, 653).
LE MOUVEMENT DE LA VIE
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« pour les en voir sortir » (1) : par l’identité de principe Bergson continue la tradition métaphysique, mais par l’affirmation que l’intelligence ne peut se replacer réflexivement au niveau de ce principe sans un retournement radical de sa nature, il rompt avec la métaphysique classique.
4. Philosophie
et vie universelle
:
la pensée
Revenons sur l’idée bergsonienne que « la philosophie ne peut être qu’un effort pour se fondre à nouveau dans le tout » (2), car nous commençons à en saisir le sens et la complexité :
A) C’est la philosophie et non la seule « métaphysique » qui peut opérer ce retour, car la métaphysique pensait opérer synthé tiquement à partir d’un premier principe que l’intelligence abstraite pose par elle seule; B) La philosophie est un effort pour se fondre dans le Tout, et non la fusion elle-même qui est de l’ordre de l’activité du sujet. En effet, l’identité de la conscience et de son principe ne peut être qu’une coïncidence partielle; C) Se fondre à nouveau dans le tout doit être compris non comme un retour effectif à l’originel, mais comme une reprise originelle. Cette reprise est à la fois répétition et création ; elle n’est pas une loi ou destin inéluctable, mais découle d’une libre décision du sujet. Réfléchir, c’est simultanément vivre à rebours la genèse de l’intel ligence et accomplir cette intelligence par un dépassement créateur de la conscience entière; c’est donc réunir les ek-stases temporelles disjointes dans la temporalité vécue et les unifier par un acte de volonté.
(1) EC, 188 (C, 653). (2) EC, 193 (C, 658).
*7°
L'IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON
Cette idée, que l’essence de la pensée réflexive est la volonté, Bergson signale qu’on la trouve implicitement chez Descartes : «(...) au fond de la théorie cartésienne de la pensée, il y a un nouvel effort pour ramener la pensée, au moins partiellement, à la volonté » (i).
Et cette volonté, essence de la pensée réflexive, on la trouve encore plus nettement affirmée chez Spinoza (z). D) Cette dualité de tension qui réunifie les ek-stases temporelles dans la réflexion explique que la philosophie soit à la fois une conver sion radicale, comme le veut la tradition métaphysique, et un chemi nement infini (5), comme elle le sous-entend toujours et l’affirme parfois. La grande différence est que la métaphysique d’inspiration platonicienne pose le cheminement réflexif comme condition et préparation du retournement soudain de la pensée (4), alors que Bergson pose d’abord la nécessité de l’acte de retournement comme condition du progrès indéfini qui doit en suivre : « Il faut brusquer les choses, et, par un acte de volonté, pousser Fintelhgence hors de chez elle » (5).
Ce n’est pas en étendant l’intelligence — ou telle autre disposition de la conscience — mais en la tendant et en la concentrant sur son rapport fondamental à la réalité qu’on arrivera « à serrer de si près l’insertion de la pensée dans la vie, que la signification de la vie apparaîtra clairement et indiscutablement à toutes les intelligences » (6).
L’attention au réel dans son détail doit suivre, et non précéder, la tension réflexive. C’est en ce sens qu’il y a conversion et dépas(1) La philosophie (1915), in EP, II, 414. (2) Spinoza, Rêf. entend, §§ 1-2 et Ethique, III, 49 ; cf. Bergson, La philosophie, (version de 1933), II, 431, notes; cf. EP, II, 356-357 et 361. (3) EC, 193 (C, 658). (4) Platon, Banquet, 210 c-e et Lettre VII, 340 c-d et 344 b. (5) EC, 195 (C, 659). (6) Le parallélisme psychophysique (1901), in EP, 1, 151.
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sement, car le mouvement naturel de l’intelligence, lié à la maté rialité, est d’aller au détail avant toute réflexion. Quelles sont, enfin, les conséquences de ce dépassement réflexif de l’intelligence vers son principe, en ce qui concerne les rapports de l’homme avec la nature et en ce qui regarde l’idée de la vie en général ? L’essentiel de ces conséquences peut se résumer en disant qu’on prend conscience du fait que Thomme riest pas la fin de la nature. Mais cette formule est ambiguë et demande quelques explications; car, « en un sens tout spécial » (1), il peut tout de même être dit le but ou le terme de la nature. Et, d’ailleurs, la nature pourrait avoir un but ou un terme sans que la vie ait pour autant une fin. La raison pour laquelle l’homme ne peut pas être considéré comme la fin de la nature, c’est que la vie transcende radicalement l’idée de finalité et que dans la mesure où la conscience se sait être conscience d’un être vivant, elle ne peut postuler une finalité dans le mouvement de la vie qui l’a produite : « La vie (...) transcende la finalité comme les autres catégories » (2).
La conscience ne peut assigner une raison au fait de son existence, ce qui conduit à postuler soit le droit absolu de son être (le Je absolu de l’idéalisme), soit à poser la contingence radicale du fait de l’exis tence consciente. Mais ces absolus de la position métaphysique de la conscience ne sont jamais posés ou supposés que par rapport à la nature et non par rapport à la vie : la conscience commence par comprendre son rapport à la vie comme un rapport à une nature qui est conçue comme le système des êtres qui lui sont opposés dans la perception et le savoir. Pour soi la conscience n’est pas un être de la nature, puisque la nature est la forme synthétique de ce qui lui est opposé : le couple de la conscience et de la vie est la (1) £C, 265 (C, 720). (2) £C, 265-266 (C, 720). Cf. £C, 224-225 (C, 685) : < La vie dans son ensemble, envisagée comme une évolution créatrice (...), transcende la finalité (...). *
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L'IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON
structure immédiate d’une vie qui dans la conscience ne se connaît plus comme évolution créatrice mais comme vie vécue. Toutefois — ce qui sera justifié plus loin dans notre analyse de la théorie bergsonienne des structures (i) —, quand une réalité s’exprime par une structure bipolaire, le terme ainsi dédoublé en une opposition réapparaît comme terme d’une nouvelle opposition au sein de l’un des éléments de la structure bipolaire. Ainsi, la vie s’expose comme opposition de la conscience et de la nature, mais au sein de la nature s’esquissent, par différence avec la conscience qui, face à la nature, devient intelligence fabricatrice et calculatrice, un lien et une oppo sition entre la nature donnée et la nature comme puissance de création vivante. Mais vue par la conscience intellectuelle qui se croit étrangère à cette opposition et à ce lien, cette relation apparaît comme finalité^ c’est-à-dire comme réalisation d’un plan qui pourrait être pensé d’abord, complètement, sous forme idéelle (a). Ceci explique le paradoxe apparent de la pensée qui se pose comme intelligence, qui est ignorance de la vie et refus du devenir concret, mais postule immédiatement qu’elle peut se faire une idée complète et claire du plan de la vie dans la nature. Dire qu’il n’y a pas de plan, mais un pur hasard, une pure série d’adaptations accidentelles (5), serait absurde, car il faudrait aussi concevoir comme produit acci dentel de l’adaptation l’idée que nous nous formons de ce hasard dans la nature. L’opposition de la nature faite et de l’élan créateur de la vie à travers la nature doit être conservée, mais doublement transformée : a) D’abord la nature devra être conçue comme la forme instan(1) Cf. d-dessous V« partie, chap. XV, §§ 2-4. (2) EC, 104 (C, 582) : « (Un plan) est représenté ou représentable, avant le détail de sa réalisation. L’exécution complète en peut être repoussée dans un avenir lointain, reculée même indéfiniment : l’idée n’en est pas moins formulablc, dès maintenant, en termes actuellement donnés *. (3) EC, 103-104 (C, 582).
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tanée du mouvement de la vie, ce qui entraîne que les « circonstances extérieures » (la nature) ne sont pas les causes directrices de la vie, mais de simples « circonstances » (i). La vie se produit comme nature et par là s’entoure elle-même de relative stabilité (circum-stare) ; b) Mais, par là, ensuite, nous excluons aussi le finalisme naïf, l’idée de la conformité à un plan préétabli, car la conscience intel ligente nous apparaît comme faisant partie de ces « circonstances » de la vie : « (...) si l’évolution est une création sans cesse renouvelée, elle crée au fur et à mesure, non seulement les formes de la vie, mais les idées qui permettraient à une intelligence de la comprendre, les termes qui serviraient à l’exprimer » (2).
c) Mais, dira-t-on, c’est ramener l’intelligence à une identité avec la vie et faire disparaître le problème au lieu de le résoudre ? Non, car l’intelligence découvrant son principe hors d’elle, dans la nature, découvre en même temps que, dans la nature, « l’évolution ne dessine pas une route unique, qu’elle s’engage dans des directions sans pourtant viser des buts » (3) et qu’en conséquence l’identité de la conscience intelligente et du principe dont elle est issue est une identité partielle. Dépasser l’homme, être vivant dont la conscience s’oriente spontanément vers la compréhension intellec tuelle de la nature inerte, c’est d’abord comprendre que la conscience renvoie à la vie comme l’intelligence renvoie à la conscience : par coïncidence partielle de structure. Cette coïncidence partielle de structure entre un principe et ce qui est fondé sur ce principe est une loi générale de la nature qui explique que tout n’y soit pas cohérent, car « il faut reconnaître que tout n’est pas cohérent dans la nature » (4). Mais l’incohérence (1) (2) (3) (4)
£C, 103 (C, 581). EC, 104 (C, 582). Ibid. EC, 105 (C, 584).
P. TROTIONON
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ne peut, elle non plus, être universelle : il devra donc exister des espaces de chevauchement entre les principes et ce qui est fondé sur les principes : l’être vivant et conscient qu’est l’homme est un de ces espaces de chevauchement, un de ces « centres autour desquels l’incohérence cristallise » (i). L’absence de finalité est ainsi identique à la possibilité de significations non ambiguës : la conscience voit en soi, parce qu’elle est un de ces centres, l’ordre de la nature comme un ensemble mouvant de superpositions partielles et non comme la production d’un objet fabriqué selon un plan initial et clair. Théorie de l’évolution et théorie de la conscience renvoient l’une à l’autre. Et comme c’est en soi que la conscience voit l’ordre de la nature, soit comme ordre mécanique et géométrique quand elfe se fait conscience intelligente, soit comme ordre finalisé et psychique quand elle revient à sa direction première, dans les deux cas, l’ordre de la nature sera subordonné à l’ordre de la pensée : l’ordre mécanique « pourrait se définir par la géométrie » (2) et l’ordre créateur « oscille (...) autour de la finalité » (3). De même que la matérialité pure est la possibilité-limite de la nature pensée selon l’intelligence pure, possibilité qui n’est jamais atteinte, de même la finalité est la possibilité toujours dépassée par la nature dans son oscillation au sein d’une conscience qui a réintégré l’intelligence dans la totalité de la conscience. On remarquera d’ailleurs que la conscience qui pense la vie comme oscillation autour de la finalité peut rendre compte à la fois de l’existence de la conscience et de la vie, de sa dégradation en intelligence abstraite et de son dépassement vers la vie créatrice, alors que la conscience qui pense selon l’ordre géométrique ne peut rendre compte que du second de ces trois termes. La vie intègre bla matérialité, et la conscience humaine, par sa réflexion, est le lieu de ce mouvement d’intégration qui dépasse l’homme. (1) (2) (3)
EC, 105 (C, 584). EC, 284 (C, 684). EC, 284 (C, 685).
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La superposition partielle des principes et des produits a une triple conséquence : d’abord la vie compose une nature non linéaire, gerbe éclatée de feuillets semi-superposés et qui ont tendance à glisser les uns sur les autres et à diverger les uns des autres (1). Ensuite, le passage d’une forme de vie à une autre se fera par ce glissement de la forme existante dans sa propre immanence jusqu’au moment où le nouveau feuillet émerge de l’ancien et diverge à partir de la zone d’articulation et de différenciation (2). En consé quence, enfin, l’homme n’est pas une exception en lui-même; il est un être de la nature, et « on ne peut même pas dire que l’humanité soit l’aboutissement de l’évolution entière, car l’évolution s’est accomplie sur plusieurs lignes divergentes, et, si l’espèce humaine est à l’extrémité de l’une d’elles, d’autres lignes ont été suivies avec d’autres espèces au bout » (3).
Mais dans la mesure où la vie en l’homme peut osciller autour de la finalité selon l’ordre qui la dépasse et non pas seulement selon l’ordre qui lui est inférieur, la conscience de l’homme apparaît comme le lieu où la vie s’accomplit parfaitement, c’est-à-dire dépasse son incarnation dans une espèce biologique. Partout dans la nature, nous l’avons vu, les feuillets détachés partiellement et devenus partiellement autonomes s’enroulent sur eux-mêmes, constituant l’espèce fixe, l’oscillation vers le bas de la finalité qui cède au méca nisme et à la répétition; pour l’homme l’enroulement spécifique n’a lieu qu’au niveau de la pensée (4) et de la réflexion sous forme d’intelligence technicienne et fabricatrice. De même donc que dans le reste du monde animal une fonction « qui n’était qu’un fait accidentel au début, a pu, soit directement par un méca nisme inconnu, soit indirectement, par le seul effet des avantages qu’elle procurait
(1) EC, 255 (C, 71 x) et EC, 266 (C, 720). (2) Ibid. (3) EC, 266 (C, 720). (4) Cf. F« partie, chap. II, § 2, 70.
L'IDÊE DE VIE CHEZ BERGSON
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à l’être vivant et de la prise qu’elle offrait ainsi à la sélection naturelle, amener une complication légère de l’organe, laquelle aura entraîné avec elle un perfection nement de la fonction (...) » (1),
de même chez l’homme le fait accidentel que représente l’indication contenue par le message du « héros moral » amène une modification qui « intensifie » l’action des autres hommes : « Les grands hommes de bien, et plus particulièrement ceux dont l’héroïsme inventif et simple a frayé à la vertu des voies nouvelles, sont révélateurs de vérité métaphysique » (2).
La corrélation d’action réciproque entre organe et fonction a ici son équivalent dans la corrélation d’action réciproque de l’action volontaire et du « caractère de la personne dont elle émane », « puisque l’action volontaire réagit sur celui qui la veut », modifiant le caractère, et « accomplit, par une espèce de miracle, cette création de soi par soi qui a tout l’air d’être l’objet même de la vie humaine » (3). L’acte volontaire, qui ne peut être réduit à la simple compréhension abstraite, mais qui intègre cependant, en lui, l’intelligence, est l’objet propre de la modification de volonté qu’apporte le sens nouveau déterminé par le héros moral, et comme cette modification porte sur l’âme qui « déborde le corps de tous côtés » (4), par l’ouverture du champ spatiotemporel de VUmwelt (5), « et qui crée des actes en se créant à nouveau elle-même » (6), par le double mouvement de l’enroulement et du déroulement des ek-stases temporelles (7), comme enfin ce dépassement du corps par l’âme (8) est, ainsi que nous l’avons vu, (1) (2.) (3) (4) (5) (6) (7) (8)
£C, 62 (G, 547). ££,23.(6, 834). £S, 31 (C, 837). £S, 31 (C, 838). IIe partie, chap. VIII, § 3. £S, 31 (C, 838). Cf. IIe partie, chap. VIII, § 3. Ibid.
LE MOUVEMENT DE LA VIE
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la détermination par la vie d’un intervalle de durée qui oscille sans fin entre sa détermination comme monde pour Paction immédiate et sa détermination comme spectacle des choses pour la réflexion intelligente, il faut en conclure que l’acte moral est à la fois une modification du moi et une modification du monde au sein de l’intervalle de durée que la vie ouvre devant elle. Bergson pourra donc dire que « chez l’homme seulement, chez les meilleurs d’entre nous surtout, le mouvement vital se poursuit sans obstacle, lançant à travers cette œuvre d’art qu’est le corps humain, et qu’il a créée au passage, le courant indéfiniment créateur de la vie morale » (i).
Par le mouvement qui ramène la conscience à son principe dans la réflexion philosophique, l’homme se dépasse, car c’est par ce qui apparaît en lui seulement sans être cependant sa propriété exclusive que l’homme peut être dit la fin de la nature : c’est le « dépôt dans la matière d’une énergie librement créatrice, c’est l’homme ou quelque être de même signification — nous ne disons pas de même forme — qui est la raison d’être du développement entier » (2).
L’homme qui réfléchit s’aperçoit ainsi lui-même comme effet contingent de l’élan vital, mais découvre en même temps la conscience comme principe nécessaire des multiples formes contingentes de la vie. Par là, si sa forme est contingente, son apparition est nécessaire sans être prédéterminée (3). Par l’homme, la conscience que la vie contient en soi et qu’elle ne pouvait auparavant que poser devant soi comme intervalle à combler par la création devient le lieu d’un retournement vers la vie : la création va se poursuivre d’une nouvelle manière, usant de l’intervalle de conscience non plus comme d’un lieu permettant le passage d’autre chose, mais comme du seul domaine (1) (2) (3) ne fut
ES, 25 (C, 833-834). MR, 223 (C, 1154). MR, 271 (C, 1192) cette apparition, si elle n’était pas prédéterminée, pas nou plus un accident. >
*1*
L'IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON
pour cette nouvelle création. Bien que l’homme ne soit que l’un des rameaux du monde vivant, c’est lui qui « continue indéfiniment le mouvement vital » (i), parce que la conscience est devenue en lui une intelligence inventive, qui porte en soi la réflexion et « s’épanouit en liberté » (z). Avec l’homme qui réfléchit, la vie ne se développe plus à travers la conscience, mais comme conscience : l’identité de la vie et de la conscience au sein de la vie est à nouveau affirmée et retrouvée comme identité de la conscience et de la vie au sein de la conscience. Qu’on en juge par les textes mêmes de Bergson qui dit que pour la philosophie « la vie entière, depuis l’impulsion initiale qui la lança dans le monde, lui appa raîtra comme un flot qui monte, et que contrarie le mouvement descendant de la matière » (5),
mais cette formule ne vaut que pour la pluralité indéfinie des formes vivantes divergentes; ensuite, après avoir précisé que l’humanité est au seul point où ce flot, cet élan « passe librement » (4), Bergson ajoute : « D’autre part, ce flot qui monte est conscience » (5) et par le point où il passe, c’est-à-dire dans l’humanité, il développe ses virtualités à travers les générations, produisant des individualités qui sont des âmes. Ce point est essentiel : les animaux sont des vivants sans « âme » et nous-mêmes sommes des organismes, des animaux, qui, comme tels, ne seraient pas doués d’une singularité particulière et dont la conscience serait le champ d’action du mouvement de la vie. Mais en nous le champ d’action devient champ de perception, réflexion de l’image sur soi, réflexion de la conscience vers son principe et c’est en ce sens que notre organisme n’est pas mû directement (1) (2) (3) (4) (5)
£C, 206 (C, 721). MR, 222 (C, 1153). EC, 269 (C, 723). Ibid. EC, 269-270 (C, 723).
LE MOUVEMENT DE LA VIE
279
par la vie, mais par la conscience dérivée de la vie; plus un organisme s’élève au-dessus de l’automatisme pur des réflexes élémentaires, plus donc il y a de marge entre les affections et les actions, moins la vie se manifeste directement comme énergie active, plus elle devient conscience, c’est-à-dire énergie réactive. C’est d’ailleurs par là que Bergson se distingue résolument des philosophies spiritualistes. L’âme n’est pas la substance réelle du moi, mais la structure mythique fondamentale de la conscience sur laquelle sont construits tous les systèmes de mythes qui fondent la religion et par là, indirectement, la philosophie de style métaphysique. L’intelligence humaine, tout entière tournée vers la manipulation des choses, dissocie la forme visible des choses, leur eidos, de la forme tactile de ces memes choses dans leur rapport immédiat à moi dans l’action (Zuhanden) et, compre nant cette forme comme rapport qui peut être compris indépendam ment de sa matière, en fait une idée, ou forme pure de la chose. Appliquée à mon propre corps, cette idée du corps est Pâme, ou « image (...) d’un corps pouvant se survivre à lui-même ». Cette idée de l’âme « (donnée) avant les mythes et les théories » (1) est la contrepartie d’ordre intellectuelle qui annule en nous l’angoisse de la mort qui est liée à l’intelligence (2). On remarquera que chez Platon, dans le Phédon, le problème de la nature de l’idée et le problème de l’âme sont liés par la question de la mort et de l’immortalité. Le dépassement de l’homme est une distinction de la vie et de la conscience dans l'homme dans l’instant même où je comprends l'identité de la vie et de la conscience dans la conscience. Bergson peut ainsi dire que « le flot de la vie est conscience » (3), mais que « la conscience est distincte de l’organisme qu’elle anime » (4) : dans le premier cas, on peut dire que ma conscience, en tant qu’elle est intervalle (1) MR, 138 (C, 1087). (2) Cf. IIe partie, chap. IX, § 2. (3) EC, 269-270 (C, 723). (4) EC, 270 (C, 724).
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pour la vie, n’est que dérivée de la vie ; dans le second cas, la conscience en général, comme principe dérivé de la vie et réfléchi vers la vie, devient une conscience, qui se saisit comme « âme » individuelle, c’est-à-dire comme illusion intellectualisée produite par la fonction fabulatrice chez un être intelligent (i). La conclusion s’impose maintenant à nous : Yêtre de l'homme, sa nature propre comme système de corps et d’âme qui se connaît tel qu’il est par intuition, « dès que nous nous dégageons d’habitudes contractées pour notre plus grande commodité » (2) — et la « grande erreur » des spiritualistes fait partie de ces habitudes vicieuses — a bien son fondement dans la vie puisque la vie organique est ce qui réalise la vie de l’esprit, en la limitant certes, mais en la lestant et en la précisant par cette limitation (3). Se saisissant par intuition comme étant en son fond manifestation de la vie, le vécu psychique découvre donc qu’il est une « limitation d’une vie plus haute », qui est la vie de l’esprit réflexif (4). L’identité absolue de la Vie et de la Pensée apparaît comme le fond de l’opposition limitante de ma vie animale et de mon vécu psychique. Pour retrouver réflexi vement cette identité vécue dans la différence, je dois me considérer moi-même comme un écart, une différence, une forme d’attente posée en biais par la vie et qui est déjà dépassée par le fait qu’elle connaît sa nature de forme et d’espèce : « Tout se passe comme si un être indécis et flou, qu’on pourra appeler, comme on voudra, Homme ou sur-homme, avait cherché à se réaliser, et n’y était parvenu qu’en abandonnant en route une partie de lui-même. Ces déchets sont représentés par le reste de l’ani malité, et même par le monde végétal, du moins dans ce que ceux-ci ont de positif et de supérieur aux accidents de l’évolution » (5).
(1) (2) (3) (4) (5)
MR, 137 sq. (C, 1087 sq.). PM, 22 (C, 1269). Le parallélisme psychophySiquc. Discussion (1901), in EP, I, 158. Ibid. EC, 266-267 (C, 721).
LE MOUVEMENT DE LA VIE
281
Les déchets de la vie sont les espèces par ce qu’elles ont de positif : formule extraordinaire, proche de ^expression hégélienne du mou vement de la vérité. Nous pouvons en tirer ceci : l’homme est l’espèce sans spécification absolue, car ce qu’ « enregistre la forme humaine », c’est la liberté (1), le passage de l’onde créatrice de la vie qui partout ailleurs avait été immobilisée en oscillations. Voilà le trait positif essentiel de l’homme. Mais précisément ce trait positif est aussi, du point de vue de la Vie absolue, un déchet : l’unité spécifique de l’homme est dans la pensée réflexive issue de la liberté créatrice de Vhomo faber (2); il faut admettre, conformément au principe énoncé ci-dessus, que cette unité spécifique doit être dépassée, puis ajouter aussitôt qu’à la différence de toutes les autres formes spécifiques, la pensée libre et réfléchissante est la forme spécifique qui se dépasse soi-même. La positivité de l’homme est dans cette négation perpétuelle de soi : l’homme est, par la pensée, l’être qui se nie comme ce qu’il est pour comprendre ce qu’il est à partir du fondement absolu de la vie : « Ainsi apparaît l’unité de la vie mentale. On ne la reconnaît qu’en se plaçant dans l’intuition pour aller de là à l’intelligence, car de l’intelligence on ne pourra jamais passer à l’intuition » (5).
La pensée réflexive part de l’intuition : il faut d’abord sauter hors du cercle magique de l’entendement abstrait, tout comme l’animal devrait sauter hors du cercle des représentations instinctuelles pour se comprendre. La théorie de l’intuition montrera en détail comment s’opère ce dépassement de Thomme par sa propre pensée vers la vie. Pour l’instant, contentons-nous d’en avoir établi la nécessité et la réalité : l’homme se dépasse vers la Vie qui le fonde comme espèce sans caractère (1) EC, 266 (C, 720). (2) Cf. lrc partie, chap. II, § 2. (j) EC, 268 (C, 722).
28z
L’IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON
spécifique; nous saisissons la première esquisse, nette et déterminée, de la liberté telle que Sartre l’analysera : « La conscience est essen tiellement libre; elle est la liberté même », écrivait Bergson (i). La liberté ne peut apparaître que chez un être en qui la vie rompt le cercle des adaptations et se fait intelligence fabricatrice, de sorte que la liberté apparaîtra « toujours (...) sous forme de nécessité » (2). Hantée par la nécessité qui l’habite dès qu’elle se saisit, la liberté est un risque infini de dégrader la création en imitation. C’est par ce risque que l’homme a définitivement dépassé son être propre puisqu’il répète en lui, dans la sphère de l’éthique, le jeu de l’antinomie entre le jaillissement constituant et la retombée nécessaire du constitué. Le sur-homme ne viendra pas demain, dans une transfiguration de l’homme, il est ici, il est notre existence, puisque exister est l’être qui sort de soi et va à l’aventure : « Si nous sommes séparés de l’être, nous n’anticipons pas par la pensée le non-être transcendant à l’être, mais nous engendrons cette modification pleine de fausseté qui se manifeste chez l’homme qui existe (est hors de soi) » (5).
(1) EC, 270 (C, 724). (2) Ibid. (3) Porphyre, Introduction aux intelligibles, § 27 : « œç EiyE /û)PL ici que rétrospectivement ■ ; ri- £C, 201 (C, 665).
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L’IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON
2. La
négativité
ET LE MOUVEMENT RÉTROGRADE DU VRAI
Le rapport de l’intelligence à la vie est un rapport indirect par l’intermédiaire de la nature où la production de l’élan créateur et la rétrospection de la conscience s’annulent pour un niveau de tension déterminé de la durée en moi quand cette tension est soumise à l’oubli de son mouvement propre en raison de l’isolement d’un rapport parmi les rapports infinis aux autres tensions qu’elle implique en elle. Il s’ensuit que le rapport de perception des choses ou des objets de la nature, qui est la conséquence immédiate de ce principe accordé à un niveau déterminé des variations de tension dans la durée aux autres degrés de tension, quand ce rapport apparaît déterminé unilatéralement par la position absolue du degré de tension du moi : autrement dit, la perception des choses est le fonde ment de la définition de la vérité, la théorie de l’eïSoç dans la philo sophie grecque unissant en elle ce mouvement de réduction et le mouvement de rétrospection. La vérité par adéquation est la réduction rétrospective des coïncidences plurales des tensions infinies de la vie en une coïncidence partielle et déterminée de la tension du moi et des tensions de la nature. Ce qui implique que du point de vue de la philosophie de la vie il ne peut y avoir que des définitions négatives de la vérité * et, de plus, que cette forme de négation qu’est la vérité abstraite de l’intelligence ne peut être que rétrospective. Le scepticisme est ainsi la vérité de la vérité, mais par rapport à ce qui n’est plus vivant, mais passé par le vécu dans la représentation objective : le sceptique n’est pas celui qui doute de la validité objective de ce qu’il dit ou de la réalité de ce qu’il perçoit, mais celui qui sait et qui voit que l’objet qu’il perçoit est la forme négative de ce qui a été vivant, et c’est par là seulement qu’il perçoit l’altérité au sein de la différen ciation actuelle, la mortalité au sein du vivant, le passé à venir au sein du présent. Nous voyons ici la fausse réimplication des ek-stases
LA NATURE DE L’INTELLIGENCE
temporelles, dont nous avions dit qu’elle était la préfiguration, dans l’intelligence, de la ré-implication réelle, de la vie retrouvée intellectuellement dans l’intuition. La rétrospection de l’intelligence sur la vie n’est pas n’importe quelle forme d’altérité négative; elle est la négativité implicite dans le positif qui devient sans savoir explicitement qu’il est un flux continuel de variations d’intensité. Il suffit de dire « moi » pour que tout se cristallise autour de la conscience en choses mortes dont nous connaissons la règle de vérité positive. Intelligence, mort et connaissance du vrai sont intimement liées par cet acte instaurateur de toutes les négations qu’est la rétrospection intérieure à la conscience du vivant intel ligent. Quand on dit que l’intelligence est une négation de la vie (i) et qu’inversement la philosophie de la vie est négation de l’intel ligence abstraite, la négation ici n’est pas une suppression * mais une substitution : le rétrospectif est une inversion par laquelle l’objectivité des intentions fluentes est remplacée par la subjectivité du jugement. « Et ce qui donne à la négation ce caractère subjectif, c’est précisément que, dans la constatation d’un remplacement, elle ne tient compte que du remplacé et ne s’occupe pas du remplaçant » (2) ;
la dualité des opérations que Bergson relève dans le jugement négatif, qui est précisément le seul jugement portant sur la vérité des objets, puisque les jugements affirmatifs ne portent que « sur l’existence du présent » (3), cette dualité — dualité composée de l’opération de jugement possible et de la négation de ce juge-
(1) Bien entendu cette proposition, prise avec le seus bergsonien des termes qui y sont employés n’a rien à voir avec la rage anti-intellectuelle de ces « Bergsoniens ■ qui écrivent des sottises du genre de : « Derrière les Panzer une pensée s'insinue et rayonne. ■ Bergson, par bonheur, était mort et n’a donc pas eu à lire ces divagations. (2) EC, 293 (C, 743). (3) Ibid. >. TROTTGNON
21
322
L’IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON
ment (i) — est l’expression pour la conscience du dualisme instan tané de la production de la vie et de la rétrospection de l’intelligence dans le champ de la conscience. La conscience qui voit ce qui est produit en elle par la vie à partir de la limite qui enclôt le domaine de conscience ouvert à la vie en acte, cette conscience voit le flux des variations infinies à partir de son terme unique à venir et plonge son regard vers le passé, et, par là, les changements, au lieu d’être des variations des intensités de durée en moi, comme pulsations de la vie vivante évoluant à travers la conscience, sont perçues comme des variations de la relation de l’intensité fixe du moi intel lectuel et abstrait à son monde de choses, de telle sorte que ce Moi abstrait, placé hors du mouvement vivant, est fixé à la limite du champ de conscience et perçoit le changement comme déplacement passé d’un objet : on « tourne le dos à la réalité, qui coule du passé au présent, d’arrière en avant, c’est ce qu’on fait quand on nie. On constate le changement, ou plus généralement la substitution, comme verrait le trajet de la voiture un voyageur qui regarderait en arrière et ne voudrait connaître à chaque instant que le point où il a cessé d’être (...) » (2).
Dans cette négation, ce qui est actuellement vécu devient ins tantanément le contenu de la forme subjective et idéelle que l’intel ligence voit apparaître à partir de la limite future absolue du champ de conscience : « Le remplacé n’existe que comme conception de l’esprit » (3), c’est-à-dire que la variation d’intensité, dans le mouvement qui la fait devenir en moi du vécu, rejetée dans le passé qui l’absorbe, apparaît à l’intelligence comme un des degrés possibles, qui auraient (1) £C, 293 (C, 743) : « Nier consiste (...) à présenter sous une forme tronquée un système de deux affirmations (...). > (2) ECt 293 (C, 743). (3) EC, 293 (C, 743)-
LA NATURE DE L.TNTELLIGENCE pu se manifester réellement, de sorte que la vérité de la chose est Tunité négative de ce qu'elle aurait pu être pour l'intelligence : le vécu devient l’objet vrai du jugement en apparaissant sur fond de l'idée de néant. La représentation des possibles morts par l’intelligence à partir de la rétroversion de la conscience dans le déplacement du vécu est en effet, selon Bergson, l’origine de l’opération de négation (i) dont sera dérivée ensuite l'idée métaphysique du néant, par « interférence » de l’opération de substitution rétrospective et d’un sentiment de préférence : « L’idée d’abolition ou de néant partiel se forme ici au cours de la substitution d’une chose à une autre, dès que cette substitution est pensée par un esprit qui préférerait maintenir l’ancienne chose à la place de la nouvelle ou qui conçoit tout au moins cette préférence comme possible. Elle implique du côté subjectif une préférence, du côté objectif une substitution, et n’est pas autre chose qu’une combinaison, ou plutôt une interférence, entre ce sentiment de préférence et cette idée de substitution » (2).
On remarquera le chiasme : la substitution qui est posée en idée pour l’intelligence était d’abord éprouvée dans le sentiment vivant du vécu, et la préférence qui est ici éprouvée comme un sentiment vise un autre état du monde ou la présence d’une autre chose, qui sont simplement pensés et non réellement déterminés (3). Nous apercevons ici que la ré-implication des ek-stases temporelles dans l’acte intellectuel est en fait superficielle et factice, puisque la néga tivité de l’intelligence est en fait l’entrelacement de deux positivités qui éclatent à partir du présent abstrait du moi formel vers le passé de l’essence de la chose et vers l’avenir de l’existence de cette chose pour moi. Le temps linéaire de l’intelligence n’apparaît que par différenciation du temps ek-statique de la conscience (4) et, même (1) (2) (3) (4)
EC, 294 (C, 744) : « Tl s'aiguillera ainsi sur la voie de la négation (...). » EC, 281-282 (C, 733). SC, 283 (G, 735). Cf. * III partie, chap. X, § 2, pp. 308-312.
3*4
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s’il en est ainsi la dégradation, il conserve quelque chose de son origine; il ne peut revenir au principe dont était issu ce dont il était dérivé. Ce qui nous indique que l’intelligence, dérivée de la conscience par différenciation, ne peut, en suivant le mouvement de sa nature * ni abolir en soi absolument la vie, puisque le caractère ek-statique du temps y laisse quelque trace, ni redécouvrir cette vie telle qu’elle est en soi, vivante. Nous retrouvons ainsi à nouveau le statut de la métaphysique grecque, telle que Bergson la définit et la critique. En effet, l’intellectualité, dans ce mouvement rétrospectif qui fonde la vérité et dont nous avons énoncé l’allure générale, engendre une double projection de la représentation du possible : autour de l’objet présent l’auréole des possibles morts constitue l’essence, posée par la pensée comme système général des substitutions, et à l’intérieur de la chose comme représentation un noyau d’indécision attend sa détermination à venir de la « préférence » du sujet (i). La rétroversion de l’intelli gence imite ainsi, en une structuration complexe du rapport des possibles, l’unité de l’acte de la vie en soi à travers le champ de la conscience. Par cette théorie de la double possibilité comme fonde ment métaphysique de la réalité, la pensée métaphysique en arrive à dire que le réel est moins réel que l’idée que nous en avons : en effet, la double possibilité apparaît dans le monde par la double opération dissimulée dans l’unité apparente du jugement négatif (z), de sorte que ce qui est donné pour la conscience comme réel apparaît néces sairement à l’intelligence comme le résultat d’une interférence entre deux possibilités, et, comme cette interférence s’exprime par des jugements négatifs, l’acte de poser devant moi une chose dans sa réalité et en accord avec sa vérité éidétique est une négation de l’idée. C’est ainsi que la métaphysique pensera Dieu comme l’être qui tire (i) Cf. IIe partie, chap. VIII, § 2, pp. 201-204. (2) Cf. IIIe partie, chap. XI, § 2, pp. 320-323.
LA NATURE DE L>INTELLIGENCE
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les choses de soi par négation, ou encore dira que les choses ont leur racine en Dieu par ce qui en Dieu n’est pas Dieu (i), ce qui revient à nier l’idée d’une création réelle, d’un devenir créateur, d’un engendrement évolutif qui conférerait à la durée une efficace (z). On pourrait penser qu’à ce moment toute adéquation a disparu entre la vie et l’intelligence et que l’intelligence ne traduit plus rien de l’évolution vivante. En fait — nous avions vu que la méta physique dissimule en elle la vie qui est son moteur — l’intelligence, en posant que le réel pour la conscience est moins réel que l’idée de l’intelligence, indique que le réel pour la conscience n’est que la conscience de quelque chose qui ne peut pas se manifester abso lument dans le phénomène. Le phénomène est en coïncidence partielle avec ce dont il est le phénomène, c’est-à-dire qu’il n’est possible que par la rétroversion psychique dont nous avons donné l’es quisse (3); or le passage de la coïncidence totale à la coïncidence partielle est un étalement de ce qui était d’abord indistinct; cet éta lement est celui de la rétrospection sur le tout-fait, mais la rétrospection n’aurait pas lieu sans l’ouverture de l’aire de conscience, c’est-à-dire sans l’éclatement temporel de l’élan vital (4). On a ainsi, par rapport à la conscience comme domaine immédiat du vécu, une symétrie de la création de Télan vital et de Tinertie de Tintelligence rétrospective (5) : « (... nous montrions jadis que l’essence d’une tendance vitale est de se développer en forme de gerbe, créant, par le seul fait de sa croissance, des direc tions divergentes entre lesquelles se partagera l’élan. Nous ajoutions que cette loi n’a rien de mystérieux. Elle exprime simplement le fait qu’une tendance est la poussée d’une multiplicité indistincte, et n’est multiplicité que si on la considère
(1) Malebranche, Recherche de la vérité, III, 2, 6 et Entretiens métap., VIII. (2) Spinoza, Cogitata metaphysica, I, cap. 2. (3) IIIe partie, chap. XI, § 1 (c). (4) IIe partie, chap. VIII, § 2, pp. 209 sq. (5) IIIe partie, chap. X, § 1, pp. 293-296.
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L’IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON
rétrospectivement, quand des vues diverses, prises après coup sur son indivision passée la composent avec des éléments qui ont été en réalité créés par son développement » (i).
Nous voyons ainsi, entre autres choses, que la même raison qui empêche l’intelligence de comprendre la vie fait de l’intelligence la manifestation de la vie qui tente de se saisir comme conscience de soi créatrice. Un second principe de la pensée métaphysique va nous apparaître maintenant dans sa complexité et sa richesse : Vidée de néant comme fondement ontologique illusoire de la pensée métaphysique. Nous avons vu (2) que le néant dérivait de la négation, par l’interférence de l’idée de substitution et d’un sentiment de préférence. Mais comment et d’où peut surgir le sentiment de préférence ? Car, pour préférer, il faut pouvoir choisir et le choix implique une diversité réelle et non la simple multiplicité numérique des possibles rétrospectifs; de plus, cette préférence doit être éprouvée (sentiment) et non jugée; enfin, le néant est d’abord pensé comme « néant partiel » (3) et non comme néant absolu. De ces prémisses, il suit que le néant ^l’une chose déterminée pour la pensée est vécu dans un sentiment de préférence, c’est-à-dire dans la saisie d’une différence entre la chose et quelque autre chose. Cette « autre chose » de la chose est une relation inadéquate de ses deux projections possibles, une oscillation infinie entre l’essence et la représentation autour du pivot que constitue la présence de la chose pour la conscience. La chose présente à la conscience est ainsi saisie immédiatement dans une certaine relation à un double mouvement vers l’essence et vers la représentation; comme le lien de l’essence à la représentation dissimule son rapport aux ek-stases temporelles, la différence radicale qui les sépare disparaît au profit (1) MR, 313 (C, 1225). (2) ni® partie, chap. XI, § 2, pp. 322-325. (3) EC, 281-282 (C, 733).
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d’une unité en général du possible qui comprend à la fois l’essence et la représentation. La chose présente à la conscience se détache ainsi sur un fond de possibilité, et les oscillations de l’intelligence sur ce fond de possibilité entre essence et représentation font apparaître la présence de la chose présente comme non nécessaire, comme indéterminée par essence, comme contingente. L’ordre des choses est ainsi contingent, mais sans que je puisse déterminer quel serait l’autre ordre possible, puisque les oscillations de l’intelligence entre l’essence et la représentation posent tous les degrés d’intensité du vécu non comme des degrés de complexité de l’entrelacement de deux ordres réels (le vital et le géométrique), mais comme les degrés d’un seul ordre : « Un ordre déterminé continuant à m’apparaître comme contingent, et ne pouvant plus l’être par rapporté un ordre d’un autre genre, je croirai nécessaire ment que l’ordre est contingent, par rapport à une absence de lui-même, c’est-à-dire par rapport à un état de choses « où il n’y aurait pas d’ordre du tout ». Et cet état de choses, je croirai y penser, parce qu’il est impliqué, semble-t-il, dans la contin gence même de l’ordre qui est un fait incontestable » (i).
Le néant, comme incohérence dont sortent toutes choses par négations contingentes, ne désigne rien qui puisse être pensé; il est le produit d’une pensée qui substitue la linéarité à l’éclatement en gerbe : de même que la durée vivante devient série linéaire du temps (z), de même que le mouvement en gerbe de la vie est présenté comme succession linéaire d’étapes évolutives (3), de même ici l’entrelacement de l’ordre vital et de l’ordre géométrique dans le rapport de l’intelligence aux phénomènes devient une hiérarchie de l’ordre vital, de l’ordre géométrique et de l’absence d’ordre (4). (1) EC, 236-237 (C, 695). (2) II« partie, chap. VIII, § 2. (3) EC, 175 (C, 643). (4) EC, 237 (C, 695) : « Je poserai donc au sommet de la hiérarchie, l’ordre vital, puis, comme une diminution ou une moins haute complication de celui-là, l’ordre géométrique, et enfin tout en bas l’absence d’ordre (...). ■
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3z8
Nous savons que cette linéarité des représentations intellectuelles est toujours à la fois la négation de la spécificité et du caractère fondamental de la vie et, d’autre part, l’annonce, mais sur le mode de la déformation, de la réimplication des ek-stases temporelles qui se réalisera positivement dans la redécouverte de la vie. Ce qui conduit à penser que, d’une certaine manière, l’incohérence de l’idée d’incohérence traduit la positivité de l’idée de vie au niveau de l’expérience des rapports de la conscience en général et de la forme particulière de la vie consciente qu’est l’intelligence. En effet, l’idée d’incohérence, si elle ne peut représenter le degré zéro de l’ordre que serait le désordre absolu, prend un sens positif si on l’interprète comme interférence de deux ordres : « Ou l’incohérent n’est qu’un mot vide de sens, ou, si je lui donne une signi fication, c’est à condition de mettrp l’incohérence à mi-chemin entre les deux ordres, et non pas au-dessous de l’un et de l’autre » (i),
et comme cet entrelacement des deux ordres est la structure même de la conscience humaine, il faut en conclure que le néant est la propriété essentielle que la conscience humaine assigne à la nature des choses quand elle les aborde du point de vue de l’intelligence. En tant que structure de déséquilibre qui assure l’échange, le passage et l’inversion de signe des structures stables, la conscience intelligente de l’homme transforme la négation en néant métaphysique. On se gardera bien ainsi de penser que Bergson aurait ici énoncé avant Sartre l’essence de la philosophie sartrienne, car le néant n’est pas défini par Bergson comme l’essence du pour-soi, mais comme l’idée inversée de la positivité de la vie pour l’intelligence et, par là, l’harmonie de l’in telligence et de l’idée « anéantie », « exténuée » de la vie pour elle, loin de présenter à la conscience sa propre essence, fait violence à cette conscience et l’opprime. A l’inverse de la nausée sartrienne dans la négativité de laquelle une liberté positive se découvre dans (i) EC, 237 (C, 695).
LA NATURE DE L9INTELLIGENCE
3^9
sa contingence injustifiable et non justifiante, la banalité bergsonienne est un positivisme de l’intériorité consciente qui opprime, en nous, l’affectivité de la vie par soi et transforme la créativité de la « vie intérieure » en fadeur oppressée et languissante (1). Cette banalité qui menace la conscience par la différenciation même dans laquelle la conscience atteint sa perfection réflexive devrait donc apparaître avec sa pureté essentielle dans la métaphysique, puisque celle-ci est l’auto-position de l’intelligence face à l’incohérence qui surgit avec elle dans les rapports de la conscience et de la vie. Et c’est bien ce que dit Bergson : l’intuition solitaire du philosophe est saisie de l’extérieur selon la linéarité des jeux de concepts : « Réduite à prendre cette forme, embouteillée à sa sortie de la source, l’intuition originelle paraîtra donc être ce qu’il y a au monde de plus fade et de plus froid : ce sera la banalité même » (2).
C’est par cette banalité, ressentie par la conscience comme destin inéluctable d’une conscience qui se « soumet » à l’intelligence concep tuelle, que la différence entre la chose présente et le double mouve ment vers l’essence de la chose et vers la représentation de la chose est ressentie et éprouvée dans un « sentiment de préférence ». L’attache ment qui nous unit, dans la vie quotidienne de la conscience aliénée, à tel ou tel objet, à tel ou tel domaine d’intétêt, à telle activité, n’est pas le signe d’une impulsion créatrice de la vie en nous, mais d’une détermination par un intérêt, c’est-à-dire par l’interposition (inter-esse) de quelque chose entre la chose et nous : ce qui s’interpose est la double relation de la chose à son essence et à sa représentation, qui prend dans le sentiment de préférence l’aspect d’un rapport de la chose à sa valeur, fondant et légitimant le rapport de notre intention à la représentation de la chose. La catégorie de l’intéressant (r) Cf. Jerphagnon, Entre la solitude et la banalité, in Revue de métaphysique et de morale, I^XVII, n° 3, juillet-octobre 1962, en particulier pp. 323'326. (2) PM, 132 (C, 1357).
33°
L’IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON
renvoie ainsi à celle du banal, du convenu, de l’anonyme, de l’indif férent, en même temps qu’à celle de la préférence; elle en exprime l’unité chiasmatique, tout comme l’idée de néant exprime l’unité chiasmatique de l’idée de substitution et du sentiment de préférence. Mais le chiasme est ici indéfini, il est interférence, manifestation instable de l’intérêt comme préférence, comme pseudo-choix et pseudo créativité. La vie quotidienne a un fond métaphysique qui s’oppose en elle à la réflexion proprement philosophique. La rétroversion analytique de l’intelligence fait apparaître le « sens commun » de ïhomo loquax, qui est le même dans la banalité quotidienne et dans la trivialité du positivisme naïf, car dans les deux cas son essence est l’intelligence métaphysique qui joue à la puissance divine en faisant émerger d’un néant impensable des concepts impensés. Le « mouvement rétrograde du vrai », selon l’expression choisie par Bergson (1), et qui est une illusion dont « les conséquences sont innombrables » (2), est donc plus qu’une propriété parmi d’autres de la conscience qui juge et détermine, mais le sens phénoménologique absolu des rapports de l’intelligence à la conscience, et par conséquent ce mouvement doit nous révéler comment la conscience se rapporte à la vie par l’intermédiaire des détours de la réflexion. « A toute affirmation vraie nous attribuons un effet rétroactif; ou plutôt nous lui imprimons un mouvement rétrograde » (5), de sorte que nous affirmons la validité du jugement pour des instants passés où les objets, sur lesquels porte le jugement, n’existaient pas encore. C’est donc sur le possible rétrospectif, posé par rétroversion de la conscience, que porte le mouvement rétrograde d’une vérité rétroactive. Mais pourquoi ce mouvement, d’où vient-il, quelle est sa source, s’il est vrai que le mouvement doit être une réalité, un
(1) PM, 1-23 (C, 1253-1270). (2) PM, 14 (C, 1264). (3) PM, 14 (C, 1263).
LA NATURE DE L'INTELLIGENCE
33i
mouvement réel que nous vivons de l’intérieur ? Et il faut bien que ce mouvement soit un mouvement réel de la conscience * sans quoi nous pourrions aisément démasquer l’illusion des représenta tions métaphysiques par un simple recours au sens interne de la durée vécue. Bergson donne implicitement la solution, quand il écrit : « Comme si la chose et l’idée de la chose, sa réalité et sa possibilité, n’étaient pas créées du même coup, lorsqu’il s’agit d’une forme véritablement neuve, inventée par l’art ou par la nature » (1).
En effet, nous savons que la possibilité, qui apparaît simultané ment avec la création par la vie d’une nouveauté réelle, est double. L’inclusion de la réalité actuelle comme possible antérieur, appa raissant par le jugement dans l’essence passée de la chose, apparaît en même temps que la relation de la chose actuelle avec la repré sentation d’un état futur de la chose, auréole de « possibilité » liée à l’action réelle du sujet. En conséquence, l’aliénation de la créa tivité de la vie au sein de la conscience prise comme intervalle de jeu, sous la forme d’une éternité des essences possibles, est l’envers d’un endroit qui est Yanticipation de la durée vécue vers un état possible de l’univers dans le futur, un état qui surviendra par mon action et qui, en « attendant », est dessiné dans ma représentation de la chose (2). Le mouvement qui porte la rétrospection jusqu’au point d’où elle semble venir, faisant ainsi d’elle une rétroaction * est donc le mouvement de la conscience en tant qu’en elle la vie crée quelque chose, ce que la conscience éprouve dans son vécu par la projection active vers un futur. On voit ainsi que l’intelligence active et fabricatrice de l’homme est symétrique, dans la gerbe créatrice de la vie, de l’intelligence métaphysique, et c’est de là que la rétroaction de l’action vers le possible essentiel de la chose dans le jugement (1) PM, 14 (C, 1263-1264). (2) PM, 15 (C, 1264) : < De là une erreur qui vicie notre conception du passé ; de là notre prétention d’anticiper en toute occasion l’avenir. »
L'IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON
déterminera la figure du Dieu métaphysique, sujet absolu qui fait surgir du néant les possibilités qu’il pense de toute éternité et qui deviennent des réalités par le seul acte de son verbe qui est à la fois une action fabricatrice présentée en raccourci dans l’instantanéité (creatio / fabricatio) et un jugement contracté en une dénomination (fiat lux) (i). Par là encore, on voit que l’histoire de l’intelligence est fondamentalement l’histoire de la technique et de la technicité, de l’invention et de la fabrication des outils qui est immédiatement réfractée dans l’homme sous forme de représentation métaphysique. Le mouvement de rétroaction du jugement vrai, qui est ainsi pour la conscience la négation de la durée et de la réalité vécues, est cependant en soi, relativement aux rapports de la conscience et de la vie, un retour positif vers l’idée de vie ou vers la possibilité de ce retour. Tout comme l’animal, par son individualité mortelle, nie en lui la vie et la transmet à travers le circuit des générations, de même l’intelligence, par sa négation de la durée vécue, prépare un engendrement nouveau du temps, une différenciation de différen ciation pour la durée qui, à partir de la critique de la métaphysique, donnera à nouveau la juste perception du temps à la conscience, sub specie durationis ; mais la durée redécouverte par la critique du temps intellectuel n'est pas la répétition d'une durée vécue archaïque, mais la création à partir de la durée perdue d’une nouvelle figure de la durée qu’est l'éternité vivante perçue dans l’intuition. L’aventure de l’intelligence dans la conscience humaine ne doit pas être entendue comme une simple opposition à la vie, mais comme une présence inversée de la vie à la conscience. Le mouve ment rétrograde du vrai transforme la simple rétrospection de l’intel ligence en une structuration intelligible de l’existence et de l’action
(i) Ce qui rend possible la reprise des sens multiples du Logos grec par 1a théologie chrétienne. Cette reprise (et cette confusion) apparaît bien chez Clément d* Alexandrie, Le pédagogue.
LA NATURE DE L’INTELLIGENCE
333
humaine, aussi bien dans le domaine des arts (i) que dans celui de l’histoire politique (a). La théorie des structures et son lien à la structure instable de la conscience sont fonction directe de ce mou vement rétrograde du vrai qui est la présence de la vie dans la diffé renciation de l’intelligence à partir de la conscience (3). On remar quera qu’il n’y a pas de mouvement rétrograde du faux : l’erreur n’éclaire rien, ni dans l’avenir ni dans le passé, et, en elle, le mouve ment ne peut passer. L’irréel, le néant ne sont rien et ne peuvent donc faire partie de l’évolution de la vie, ce qui explique que le faux ne puisse trouver place dans cette évolution vue à Tenvers qu’est l’intel ligence analytique des choses quand elle est reprise par la réflexion philosophique. S’il n’y a pas de valeur rétrospective du jugement vrai, il y a cependant un mouvement rétrograde de la vérité (4), et cette réalité vient de ce que le mouvement ne peut pas être constitué par l’intelligence, mais que partout il est le donné originaire, la substance de toute chose. L’intelligence n’annule pas le mouvement, elle le voit à l’envers, elle le regarde à l’envers après coup, et, saisis sant ainsi le devenir comme ce qui est achevé, ce qu’elle comprend d’un seul regard dans son achèvement, elle traite « la succession comme une coexistence manquée et la durée comme une privation d’éternité» (5), mais ce que l’intelligence voit ainsi rétrospectivement dans le passé comme une possibilité essentielle qui se serait ensuite réalisée est en fait ce qui a été produit par l’action humaine ou par toute autre créativité (6). En conséquence, si l’intelligence ne peut (1) PA/, 16 (C, 1265). (2) PAf, 16-17 (C, 1265-1266). (3) -PM, 15 (C, 1264). (4) PAf, 15 (C, 1264-1265). (5) PAf, 10 (C, 1260). (6) MRt 72 (C, 1036) : « (...) notre habitude de considérer tout mouvement en avant comme le rétrécissement progressif de la distance (...) entre le point de départ et le point d’arrivée, qui n’existe comme station que lorsque le mobile a choisi de s’y arrêter. »
334
L’IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON
saisir la vie, ce n’est pas parce qu’elle est séparée d’elle, mais parce que l’être intelligent ne peut pas voir ce qu’il fait tel que cela se crée et existe réellement : cette « illusion très générale » (i) est celle du « vrai » tel que l’entendement le délimite et l’objective.
3. Différenciations
et intégrations
Nous devons ainsi examiner avec soin les rapports de la vie à l’intelligence au sein de la conscience, car ce rapport n’est pas l’oppo sition simple de deux puissances en lutte, mais la scission interne dsi « faire » et du « voir » vivants au sein de la conscience, scission selon les ek-stases temporelles, c’est-à-dire selon l’éclatement de la vie en nous comme structure vécue sous la forme du « cogito » illusoire. Remarquons d’abord que l’ignorance de soi n’est pas un accident, mais une nécessité; pour un être intelligent, l’inconscience de soi est forme nécessaire de la conscience : pris entre la spatialisation géométrique de la matière (2) et la quasi-spatialisation du rêve (3), le moi ne peut se saisir comme tel (4). Mais cette inconscience de la conscience n’est pas un accident : « Une certaine ignorance de soi est peut-être utile à un être qui doit s’extérioriser pour agir » (5). L’intelligence apparaît ainsi non comme la loi interne des choses intelligibles, mais comme « la manière humaine de penser » (6), ce qui ne fonde pas un pragmatisme, mais l’inverse d’un pragmatisme. Cette manière humaine de penser, tout comme les autres manières d’être en relation avec le monde (l’instinct de l’animal, par exemple)
(1) (2) (3) (4) (5) (6)
Ibid. PM, 84 (C, 1319). EC, 202-203 (c, 666). Dayan, L'inconscient chcx Bergson, in RMM, J,XX» n° 3 (1965), PP- 287-321. PM, 41 (C, 1284). PM, 84 (G, 1319).
LA NATURE DE ETNTEEEIGENCE
335
sont des manifestations de la vie, mais des manifestations indirectes et déjà viciées par la scission. En effet, la vie ne se manifeste pas comme intelligence, mais comme conscience, et l’intelligence est donnée (i) à la conscience de certains êtres vivants ; étant ainsi une donnée, elle est l’effet le plus général de la vie dans la conscience et non la vie elle-même, ce qui est confirmé par le fait que Bergson, à plusieurs reprises, écrit que c’est la nature, et non la vie, qui détourne l’esprit de sa vision directe (z) et oriente l’intelligence vers la compréhension de la matière en destinant l’homme à maîtriser la matière (3). Or, la matière nous était apparue comme étant la vie saisie rétrospectivement par l’intelligence. N’y a-t-il pas là un cercle vicieux ? En fait, il faut préciser que la vie apparaît comme nature pour l’être intelligent parce que la conscience de cet être intelligent sait qu’elle n’est pas le seul intervalle de création dans l’élan vital; c’est ce que signifie la formule : « Elle nous a été donnée, comme l’instinct à l’abeille » (4). Ce « comme » n’implique pas une identité des moyens, mais une analogie de structure et de signification. C’est parce qu’elle saisit l’existence d’autres formes de réalisation de la vie que l’intelligence pourra retrouver, à partir de cette contra diction qu’il y a en elle entre son incapacité à penser la vie et le fait que la conscience de l’être intelligent discerne tout de même le vivant comme tel, le mouvement originaire de la vie, c’est-à-dire inverser son propre mouvement naturel (5). Quel est donc ce mouvement naturel de l’intelligence, de l’intel ligence telle qu’elle est donnée à la conscience humaine, comme sa (1) Ibid. (2) PM, 41 (C, 1285) : « Ainsi la nature détourne l’esprit de l’esprit, tourne l'esprit vers la matière. » (3) PM, 84 (C, 1319) : « Iesoin de tant s’agiter pour elle (...) nous ne lui voulions que du bien. »
336
L’IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON
différenciation interne propre ? L’intelligence nous a été donnée « pour agir », en vue de l’action. On a souvent insisté sur cette relation de l’intelligence à l’action pour y voir soit une concession de la philosophie de la vie à la métaphysique classique, soit, au contraire, un anthropocentrisme pragmatique; autrement dit, on y voit soit une réapparition de l’absoluité intellectuelle soit un effondrement complet du logos, un perspectivisme biologique. De telles critiques sont en porte-à-faux, mais elles révèlent un trait essentiel de la conscience intelligente, à savoir sa structuration instable qui se traduit par des oscillations entre les deux limites de l’inertie pure et de la vie en soi, du connaissable et de l’inconnaissable : « Ainsi, la philosophie oscillera désormais entre la doctrine qui tient la réalité absolue pour inconnaissable, et celle qui, dans l’idée qu’elle nous donne de cette réalité, ne dit rien de plus que ce que disait la science » (i).
Or, que dit la science ? Elle dit que son absoluité est dans la saisie exacte d’un certain rapport entre les deux tensions contraires de l’oscillation, elle dit que c’est précisément en tant que l’intelligence est liée à une certaine fin qui lui est donnée qu’elle peut atteindre l’absolu : l’absoluité n’est pas dans « une unité qu’on a commencé par poser a priori » (2), mais dans Yestimation des rapports ; on voit ici que la science et-1’action usent des mêmes procédés, du même sens de la mesure; ce qui est intéressant, c’est le « dans quelle mesure? » d’un phénomène (3). Sans doute, la science n’est pas une variante simple de l’action, mais la connaissance absolue de la matière inerte, qui est à l’opposé du vécu de la conscience, serait impossible si les modes de relation de la conscience au monde n’impliquaient pas que la vie en nous, à travers nous, vise par notre intelligence sa
(1) EC, 198 (C, 662-663). (2) E(\ 199 (G, 663). (3) l.c parallélisme psychuphysique cl la métaphysique positive ( 1901), in El’, 1,11 !•
LA NATURE DE L'INTELLIGENCE
551
propre réalisation. Ce lien de l’action et de la science à l’intelligence est nettement exprimé par Bergson : « L’entendement est chez lui dans le domaine de la matière inerte. Sur cette matière s’exerce essentiellement l’action humaine (...) » (i).
et comme c’est la vie elle-même qui agit à travers ces deux modalités du rapport à l’inerte, on voit que l’intelligence n’est pas en soi opposée à la vie. Il reste que l’action et la science ne sont pas iden tiques, la seconde dérivant de la première par une différenciation : l’action prend appui sur la matière inerte * mais on dira qu’il en va de même pour l’instinct animal; il faut donc préciser que Yinertie typique de chaque « monde » animal de l’instinct est déterminée par la vie, alors que l’intelligence humaine doit à chaque moment, pour chaque action, déterminer le type essentiel particulier dont elle a besoin; l’intelligence doit donc immobiliser l’inerte, lui donner une fixité * car l’inerte donné dans la sensation immédiate est une mobilité relative : « Notre action ne s’exerce commodément que sur des points fixes; c’est donc la fixité que notre intelligence recherche ; elle se demande où le mobile est, où le mobile sera, où le mobile passe » (2).
Ayant ainsi à fixer son allure, l’intelligence va non seulement rendre fixe ce qui est immédiatement donné, mais aussi, puisque toute perception comporte une auréole de futur et de possible, elle va déterminer les rapports fixes entre divers moments ou divers mou vements (simultanéités, corrélations), et cette projection d’un calcul des simultanéités — « l’esprit se préparant à façonner la matière, s’adaptant par avance à elle, se donnant je ne sais quoi de spatial, de géométrique, d’intellectuel » (3) — est symétrique de la rétro(1) (2) (3)
£C, 199 (C, 663). PM, 6 (C, 1257). PM, 41 (C, 1284).
P. TROTTGNON
22
338
L’IDÊE DE VIE CHEZ BERGSON
spection qui est le propre de l’intelligence (i). La matérialité incluse dans la vie devient ainsi inertie pour la conscience en général; l’inertie devient fixité pour la conscience intelligente de l’homme; cette fixité devient détermination de rapports fixes entre le présent et le futur sur le fondement de la fixité rétrospective des simultanéités passées. C’est ici qu’est l’articulation différentielle de la science qui se fonde non sur l’action en général — car alors elle serait originaire ment liée aussi bien à la magie, ce qui est impossible psychologi quement (2) — mais sur \9action fabricatrice : l’intelligence « origi nellement (...) tend à la fabrication; elle se manifeste par une activité qui prélude à l’art mécanique et par un langage qui annonce la science » (5). La naissance de la science sera le passage du prélude au jeu proprement dit, au jeu directement joué; ou plus précisé ment au prélude pratique qui aborde directement l’inertie propre à la conscience de l’être-au-monde succédera le jeu rétrospectif de la science, qui aborde indirectement les systèmes de fixités déter minées du monde de l’être-au-monde. La science et Paction répètent à leur niveau, par rapport à Pintelligence, le rapport de la conscience et de Pintelligence par rapport à la vie : la science est la rétrospection de Paction et elle différencie ainsi Paction en fabrication et le savoir en calcul des corré lations spatiales : « Une mécanique encore grossière suscite une mathématique encore imprécise : celle-ci, devenue scientifique et faisant alors surgir les autres sciences autour d’elle, perfectionne indéfiniment l’art mécanique. Science et art nous introduisent ainsi dans l’intériorité d’une matière que l’une pense et que l’autre manipule. De ce côté, l’intelligence finirait, en principe, par atteindre un absolu » (4). (1) PM, 6-7 (C, 1257-1258) : « Mais comme un certain espace aura été franchi, nôtre intelligence, qui cherche partout la fixité, suppose après coup que le mou vement s’est appliqué sur cet espace (...) et que le mobile est, tour à tour, en chacun des points de la ligne qu’il parcourt (...). » (2) MR, 171 (C, 1114). (3) PM, 84 (C, 1319). (4) PM, 84 (C, 1319).
LA NATURE DE L’INTELLIGENCE
Science et technique sont comme les extrêmes ek-statiques par lesquels rintelligence se développe. C’est pourquoi l’intelligence n’y atteint l’absolu « qu’en principe », ne peut que rêver d’y devenir absolument elle-même (i) et c’est pourquoi aussi l’intelligence pourra se retourner en intuition. En effet, bien que l’intelligence soit à la racine à la fois de l’action fabricatrice et de la science, la différenciation par laquelle on passe de l’action purement pragma tique à la science, cette différence, qui est la fabrication, est plus qu’une variation de sens ou une excroissance : elle permet le renver sement de sens dont sortira l’intuition. Cette inversion de sens dont sortira la philosophie est toujours « possible » si l’on entend par possibilité le fait que rien ne s’oppose à l’apparition de la chose, mais les moments décisifs et privilégiés sont ceux où, par une diffé renciation de son action, l’homme engage son intelligence dans la fabrication des objets sur lesquels et par lesquels s’exerce l’action, car quand l’intelligence exerce ainsi pleinement ses pouvoirs, en amorçant la chaîne infinie des différenciations et des différenciations de différenciations (outils, outils à faire des outils, etc.), elle s’aperçoit que l’omniscience et la toute-puissance de son mouvement, loin de résorber l’élément d’originalité incalculable qui subsiste dans l’intelligence — ne serait-ce que parce que seule la vie peut faire de la vision rétrospective de l’intelligence une action rétroactive du vrai —, rendent au contraire cet élément incompréhensible et conduisent à des réponses absurdes : « Niais quand nous nous transportons du domaine de la fabrication à celui de la création, quand nous nous demandons pourquoi il y a de l’être, pourquoi quelque chose ou quelqu’un, pourquoi le mondé OU Dieu existe et pourquoi pas le néant, quand nous nous posons enfin le plus angoissant des problèmes métaphysiques, nous acceptons virtuellement une absurdité » (2).
(1) (2)
PM, 84-85 (C, 1319). PM, X07 (C, 1337).
L'IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON
340
Et notre idée, que c’est le développement même de la science qui conduit l’intelligence à poser négativement les questions que seule une philosophie de la vie pourra résoudre, en les posant positive ment par un retournement de l’intelligence vers l’intuition absolue de la durée pure, cette idée est indiquée par Bergson lui-même : « Plus on réfléchira, plus on trouvera que cette conception de la métaphysique est celle que suggère la science moderne » (1).
En effet, quand on passe de la science antique, qui est statique (2), à la science moderne, qui est dynamique (3), on passe d’une concep tion du temps structurée selon des rythmes et des formes données (4) à une conception qui, tout en conservant l’aspect mécanique, ciné matographique du savoir intellectuel (5), donne à la contradiction entre temps vécu et temps objectif un tour intolérable et absurde : pour les Anciens, l’intelligence saisit le temps objectif comme l’éter nité idéale opposée à la durée, et la contradiction entre l’intelligence et la vie demeure ainsi une opposition d’extériorité ; pour la science moderne, l’intelligence se meut à travers le temps objectif comme elle l’entend, coupant, divisant, organisant, et pourtant « le temps réel, envisagé comme un flux, ou, en d’autres termes, comme la mobi lité même de l’étre, échappe (...) aux prises de la connaissance scientifique » (6).
Par conséquent, l’intelligence scientifique des Anciens saisissait avec certitude une illusion, l’intelligence scientifique des Modernes ne peut saisir une évidence que sous la forme d’une illusion. Ayant découvert l’évidence de la durée créatrice, l’intelligence ne peut pourtant plus la saisir sinon comme une contradiction, une énigme, une absurdité; de même que l’absurdité de la mort nous est apparue (1) EC, 342-343 (2) EC, 333 (C, (3) EC, 334-335 (4) EC, 331 (C, (5) EC, 328 (C, (6) EC, 336 (C,
(C, 785). 777). (C, 778). 775)773). 779-78o).
LA NATURE DE L’INTELLIGENCE
34i
liée à l’intelligence dans sa différenciation d’avec l’instinct par l’apparition de l’homme, de même, analogiquement, Yabsurdité de la durée apparaît liée à la science moderne dans sa différenciation d’avec la science antique par l’apparition des techniques modernes de fabrication (1). On ne peut pas pleinement comprendre ce que dit Bergson dans Le s deux sources de la morale et de la religion sur la « double frénésie » et le « retour à la vie simple » sans cette compréhension de la contradiction qui déchire l’intelligence dans la science moderne et qui lui interdit d’atteindre en fait l’absoluité qui lui était due en droit de ce côté (2). Notre familiarité avec la matière (3) s’oppose de l’intérieur, pour l’intelligence, avec l’étrangeté de la durée : un être dont la nature est de s’ « extérioriser pour agir » (4) devient étranger à lui-même; « la nature détourne l’esprit de l’esprit, tourne l’esprit vers la matière » (5), et ainsi la nature de l’intelligence et son histoire, sa différenciation au sein du devenir de la science doivent être comprises pour que la philosophie de la vie puisse prendre conscience de ses principes. D’abord, comme nous l’avons déjà dit, l’intelligence est liée à l’action, comme rapport général d’un être au monde selon la dimension du projet et de la prévision : « Originellement nous ne pensons que pour agir » (6). Le rôle de l’intelligence selon la nature (« telle que l’évolution l’a formée ») est alors « d’éclairer notre conduite, de préparer notre action sur les choses, de prévoir dans une situation donnée les événements favorables ou défavorables qui pourront s’ensuivre » (7). L’intelligence, remarquons-le, ne crée pas l’acte ni même ne l’accompagne dans son mouvement (1) (2) (3) (4) (5) (6) (7)
Gille, Les ingénieurs de la Renaissance, Paris, 1964. PM, 84 (C, 1319). PM, 41 (C, 1284). Ibid. PM, 41 (C, 1285). EC, 44 (C, 532). EC, 29 (C, 519).
342
L’IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON
concret, elle « préside » seulement à l’action (i), c’est-à-dire (\\i’éclai rant la conduite animale de l’homme par le jeu de la liberté qui auréole la chose selon le double renvoi à l’essence et au possible, elle fait de cette conduite, qui était la substance vivante de notre psyché, le moyen vécu d’atteindre une fin; la fin n’est plus l’achè vement de l’acte parfait, mais la représentation de l’état que doit atteindre un acte quelconque : « C’est le résultat qui nous intéresse, les moyens importent peu, pourvu que le but soit atteint » (a). La vie est ce qui nous fera passer d’acte en acte, mais elle ne sera plus l’activité elle-même, elle sera extérieure à l’activité, parce que chaque acte, posé comme un moment quelconque du temps qui nous sépare de la fin, correspondra à un état de la matière (3). C’est donc par attention que l’intelligence perd de vue la vie : fixant le but et accommodant le regard sur lui, elle n’aperçoit plus « les mouvements constitutifs de l’action même » (4), qui « lui échappent ou ne lui arrivent que confusément » (5), en même temps d’ailleurs que le rapport de la fin à l’acte est renversé et vu rétrospec tivement, puisque l’intelligence pose la fin comme antérieure à l’acte qui l’atteindra : « la prévision de l’avenir selon le sens commun » engendre nécessairement la rétrospection du savoir dérivé de ce sens commun par différenciation : « La science ne retient des choses que l’aspect répétition. Si le tout est original, elle s’arrange pour l’analyser en éléments qui soient à peu près la reproduction du passé » (6).
L’anticipation d’une fin dans l’action est provoquée en nous par le mouvement de la vie à travers la conscience, mais elle a (1) EC, 298 (C, 747). (2) Ibid. (3) EC, 299 (C, 748). (4) EC, 298-299 (C, 748). (5) Ibid. (6) EC, 29 (C, 519).
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cependant pour résultat immédiat de nous faire apercevoir notre action à travers son contenu, à rebours, à partir de la fin, et par conséquent selon le mécanisme des moyens d’action; l’efficace de notre activité engendre la représentation d’une fin, la fin exige des moyens, c’est-à-dire une efficience et « la causalité efficiente prend la forme de la causalité mécanique » (i) par la médiation d’une concordance entre l’acte et l’état du monde, de sorte que le mécanisme est immédiatement aussi celui du monde, et l’efficience devient l’essence de la réalité effective. En résumé, la vie nous destine à l’action et pour cela nous donne la compréhension, et l’action nous rend inattentifs à la vie. Voilà une conclusion qui, à première vue, ne nous avance pas beaucoup. Et cependant nous avons énoncé quelque chose de nouveau, et de radical : le type d'expérience qui constitue la structure chiasmatique de la science et de l'action, dans l'intelligence, est l'attention (2). La vie lie l’animal intelligent à son milieu par une attention au contraire de la vie, et cette attention contient en soi le chiasme de l’adaptation et de la spéculation, qui sont deux formes opposées de l’attention et apparaissent comme inattentives l’une à l’autre, de sorte que c’est la rétrospection de la science sur l’action qui provoque l’aliénation de la vie en nous — et non la différence du savoir et de l’agir. Supposons un savoir qui ne serait pas rétrospectif par rapport à l’agir qui l’engendre : l’intelligence serait alors la vie de l’esprit. Par attention, il faut entendre le travail de la vie à travers la conscience; non cet acte particulier d’attention à un objet parti culier, mais l’attention continue qui nous lie à toutes nos actions (3). Cette attention originaire n'est pas une vision, mais une adhérence à la vie. Cette adhérence est celle de Yespèce, non de l’individu (« atten(1) EC, 44 (C, 532). (2) Les études classiques (1922), in EP, III, 530 : « Intelligence signifie avant tout attention. » (3) ES, 76 (C, 872).
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tion de l’espèce ») (i), et par là elle marque une rupture de la forme vivante humaine avec l’élan vital en général. Par là, je fais attention à des objets fixes, qui sont les points d’appui de mes actions, et non à la créativité de la vie en moi, et ainsi cette attention de l’espèce est nommée « attention » par rapport à la nature (2) et non par rapport à la et, comme la nature et l’intelligence sont coextensives, il s’ensuit que l’attention vitale en moi prend nécessairement la forme du calcul intellectuel sur les objets naturels ou techniques — l’objet naturel se dessinant d’ailleurs à travers l’objet technique ou artis tique (3). De sorte que faire attention à des objets fixes c’est fixer son attention « ou plutôt être fixé » (4) par eux. Mais cela est-il vrai de la seule attention au monde « extérieur » ? L’autre attention, celle qui nous ramène au mouvement de la vie en nous, ne sera-t-elle pas, elle aussi, une fixation ? Et inversement l’attention intellectuelle au monde des choses n’est-elle qu’une fixation ? Répondre à ces questions par « oui » ou « non » est impossible, il faut entrer dans les détails et dire : l’attention est certes caractérisée par la fixation de l’intelligence sur la forme idéelle et mécanique des choses, et par là l’intelligence s'adapte au monde de l’action, mais l’adaptation n’est pas la coïncidence parfaite et totale de l’être agissant au milieu de son action : « (...) chaque espèce, chaque individu même ne retient de l’impulsion globale de la vie qu’un certain élan, et tend à utiliser cette énergie dans son intérêt propre; en cela consiste Vadaptation » (5).
Ce qui a pour conséquence que nous devons admettre que, si l’adaptation est partielle, elle laisse subsister dans l’adapté une part du mouvement qui appartient à ce que l’adaptation a rejeté ou écarté, (1) ES, 77 (C, 873). (2) ES, 77 (C, 873) : < Une attention constante, comme à tous, imposée par la nature. » (3) DI, 10-11 (C, 13). (4) Les études classiques (1922), in E P, II F, 630. (5) EC, 51 (G 537).
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parce que sans cela on ne pourrait même pas dire que l’adaptation est partielle, mais qu’il y a simplement une multitude discontinue de types d’adaptation possible. Aussi l’intelligence, pour fixer son attention sur ce qui sera, maintenant et ici, son objet d’attention, suivra un mouvement qui traduit en elle la persistance de l’instinct avec qui elle était d’abord « impliquée » (i), puisqu’ « elle isole (...) instinctivement dans une situation ce qui ressemble au déjà connu (z), ce qui suppose que l’intelligence formelle (3) a sa racine dans une intelligence matérielle (4), qui implique à la fois une « tendance (innée) à établir des rapports » (5) et la « connaissance naturelle de certaines relations très générales » (6). Faut-il en conclure que l’intelligence et l’instinct ont un fond commun ? Oui, si l’on songe à un état où ils ne sont pas différenciés et où la proposition n’a donc aucun sens ; non, si l’on pense qu’ils sont l’un par rapport à l’autre des structures chiasmatiques inversées. L’intelligence conserve en soi le mouvement instinctif de la précompréhension instinctive, et l’instinct, « parce qu’il est connaissance innée d’une chose » (7) conserve une couche d’intellectualité subordonnée. Enfin, il reste à se demander comment cette structure chiasmatique de l’intelligence, malgré son renvoi indirect à la structure de l’instinct, permet à l’intelligence de « se dépasser » (8), sans pour autant l’identifier à un instinct. Bergson écrit à ce propos une phrase significative : « (L’intuition) représente l’attention que l’esprit se prête à lui-même, par surcroît, tandis qu’il se fixe sur la matière, son objet » (9).
(1) (2) (3) (4) (5) (6) (7) (8) (9)
£C, 151 (C, 622). EC, 29 (C, 519) (c’est moi qui souligne). EC, 152 (C, 623). EC, 151 (C, 623). Ibid. EC, 151 (C, 623). EC, 151 (C, 622). EC, 152 (C, 623). PAf, 85 (C, 1319-1320).
34. • B par cette péréquation des deux mouvcments discrépants (3). Et c’est ici la racine 3 y y • 9 9 y x • y f * de la négation de la duree créatrice de la vie : l’être intelligent fabricateur vit au moins comme durée psychique la dépense de son énergie dans le travail, mais en tant que l’action est fabrication, elle doit penser chaque élément dans son aspect stable par rapport à la forme finale et, par conséquent, la répétition est le propre
(ï) EC, 45 (C, 532). (2) EC, 52 (C, 538-9). (3) Trotignon, Philosophie et mathématiques. A propos du livre d’E- Le Roy, La pensée mathématique pure, in Revue philosophique, 1965-2, 183-196. P. THOTIGNON
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de l’intelligence abstraite qui règle la fabrication (i), mais cela n’élimine pas la réalité de la durée, que nous ne pensons pas mais que nous continuons à vivre (z), encore que ce soit non plus comme durée vivante de l’universalité des êtres, mais comme durée vécue, purement subjective, à partir de laquelle « l’évolution de toutes choses dans la pure durée » est posée comme sentiment indécis (3). Cette indécision est la forme négative et nébuleuse de l’infinité de la vie (4), par opposition à la finalité finie des opérations intellec tuelles (5). De là viennent deux types de « ressemblance » : l’analogie des actes vivants et des êtres vivants est une ressemblance dans le champ de l’infinité et elle implique un jeu infini de différenciations, tandis que l’identité des effets matériels est une répétition dans le champ de la finitude, mais « dans un cas comme dans l’autre, il y a ressemblance et, par conséquent, généralisation possible » (6), de sorte qu’un « rapprochement » (7) des deux ordres — le vital et le matériel — s’établit sur le fondement d’une identification de la projection active des intentions et de la rétrospection intellectuelle des calculs et des mécanismes. Cette identification des deux mouve ments inverses est la racine de Ridée de nature, comme « ordre général » (8) où chaque être est identifié par son identité formelle et causale. La circularité des genres vivants et la linéarité des lois de la matière inerte sont posées comme identiques : 1’ « évolution créatrice », comme unité préréflexive et synthétique de la vie, devient (1) EC, 46 (C, 533) : « La répétition n’est (...) possible que dans l’abstrait : ce qui se répète, c’est tel ou tel aspect que nos sens et surtout notre intelligence ont détaché de la réalité, précisément parce que notre action, sur laquelle tout l’effort de notre intelligence est tendu, ne se peut mouvoir que parmi les répétitions. » (2) EC, 46 (C, 534). (3) Ibid. (4) Marius Victorinus, Adversus Arium, III, § 4, 1101 b, zz"c> l6« (5) EC, 227 (C, 687). (6) Ibid. (7) Ibid. (8) Ibid.
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ici unité artificielle et réflexive d’une finalité productrice selon des lois, car les virtualités du mouvement d’anticipation sont vues à travers la rétrospection intellectuelle et sont ainsi transformées en fins pour la représentation, tandis que de l’autre côté la création des individualités est vue à travers le mouvement d’anticipation comme choix entre des virtualités selon le plan de finalité et devient ainsi production de la nature : « C’est pourquoi le finalisme radical est tout près du mécanisme radical (...)» (1). Car l’homme est immé diatement artisan et par là la finalité de son travail transforme tout outil en organe et lui fait assimiler ses organes à des outils dont la vie se sert en lui de sorte que la finalité de sa propre adaptation au monde lui fait finaliser toute la nature (2) et la soumettre à un Dieu intelligent; mais d’un autre côté, réflexivement (3), cet artisan découvre la cécité intellectuelle de la nature, il devient alors méca niste au point de faire de Dieu et de l’esprit humain des « machines » à penser (4). L’unité qui dissimule ces deux tendances (excès et défaut) est la géométrie naturelle de l’esprit humain. La géométrie naturelle des représentations de Tintelligence et la production des phéno mènes naturels selon des lois répétitives ont pour racine l'identification et l'interprétation identificatrice des deux mouvements du cercle de l'intelli gence analytique, qui pose que tout est donné et que le temps est illusion (5). Mais sous son apparence linéaire l’intelligence demeure un acte de l’individualité vivante et elle conserve en elle le double mouve ment; mais elle le conserve sous une forme dénaturée, celle de la répétition. L’intelligence analytique ne nie pas le nouveau, elle l’inter prète comme nouvelle position du même au lieu d’y voir la continuelle C1) (2) (3) (4) (5)
45 (C, 533). EC, 60 (C, 546). PAf, 103 (C, 1334). EC, 89-90 (C, 571). £C, 46 (C, 533) ; cf. Buffon, Discours de réception, in Œuvres, I, 6-7.
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action de Vautre, Le principe selon lequel « il faut le même pour obtenir le même » (i) exprime une loi qui dépasse notre pouvoir d’affirmation empirique, car sa nécessité est la forme aliénée du besoin que la conscience ressent en elle en tant qu’elle est le champ de la vie qui se développe. Cette transformation abusive du besoin qu’a notre être d’un certain « ordre » vital pour sa créativité en une nécessité d’un ordre « physique » pour l’ensemble de la nature est la source de l’anthropomorphisme naïf et du pragmatisme des savants (2). En même temps, l’expérience de la durée réelle se réduit au sentiment diffus de mon existence psychique (3), la vie se réduit à la vie intérieure de l’homme et l’appréhension des autres formes de la vie se fera par la médiation de ce sentiment, selon un anthro pomorphisme different de celui des sciences physiques : < L’évolution doit donc comporter à tout moment une explication psycho logique qui en est, de notre point de vue, la meilleure explication, mais cette explication n’a de valeur et même de signification que dans le sens rétroactif » (4),
car si elle « anticipait », elle serait de l’ordre du finalisme technique et planificateur qui convient à l’action sur la manière inerte (5). Or, s’il faut sortir de la représentation « plane d’une réalité qui a relief et profondeur » (6) pour atteindre ce « volume », et si en moi l’expérience de la durée indique le chemin à suivre, l’anthropomor phisme de l’interprétation de la vie s’inverse en un biomorphisme de mon expérience vécue. Ce que je découvre, si je me concentre sur « le point où nous nous sentons le plus intérieur à notre propre vie » (7), c’est que l’unité de mon individualité dans la durée exige (1) (2) (3) (4) (5) (6) (7)
EC, EC, EC, EC, EC, EC, EC,
45-46, 165 (C, 533, 634). 226-227 (C, 686-687). 46 (C, 534). 52 (C, 538). 52 (C, 538-539)201 (C, 664). 201 (C, 665).
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un effort de tension de la volonté qui n’est pas un élément immédiat du sentiment de soi. Plus cet effort de volonté en moi est puissant, plus la tension de ma durée est élevée, et plus aussi la coïncidence avec moi est une position du moi » dans la vie (...) qui absorbe l’intellectualité en la dépassant » (i). Ce que l’intelligence analytique rejette dans l’obscurité, ce n’est donc pas toute vie, car la vie vécue subsiste, mais l’inclusion directe de la vie vécue dans le mouvement de la vie en soi. Toutefois, puisqu’elle ne peut exclure absolument la vie en soi, l’intelligence sera toujours ramenée vers elle et n’échappera à son attraction qu’en édifiant une série de systèmes de défense dont le plus élaboré sera la métaphysique. L’identification des deux mouve ments de l’intelligence analytique laissait subsister le sentiment de la durée en moi, qui, par sa tension variable, ne peut être assimilé à une multiplicité hétérogène. Nous voici donc en présence d’une nouvelle dualité, celle de ce qui est compris par l’intelligence et de ce qui est vécu par une tension du moi. Or, nous savons comment nous établissons des correspondances entre la répétition de la pré sence d’une forme pour nous et le sentiment d’une tension de la durée en nous (2) : si une science comme la psychophysique existe, qui tient pour équivalentes les différences minimales de la continuité physique et les différences discontinues de la tension de la vie inté rieure, ce qui est la relation intime des deux aspects de Vintensité (3), c’est que pour l’intelligence Vidée d*intensité contient en soi un rapport, qui est celui de « deux courants, dont l’un nous apporte du dehors l’idée de grandeur extensive, et dont l’autre est allé chercher dans les profondeurs de la conscience, pour l’ame ner à la surface, l’image d’une multiplicité interne » (4).
(1) EC, 201 (C, 665). (2) DI, 44 sq. (C, 41 sq.). (3) DI, 54 (C, 50). (1) Ibid.
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Ce rapport en moi est le plus fondamental, celui qui est au fond de tous les rapports entre lois et genres qui définissent notre expé rience, il est le rapport fondamental de l’intelligence au sentiment vécu dans l’existence — et c’est pour cela qu’on peut dire que l’intel ligence « connaît certaines choses sans les avoir apprises » (i) — et pour cette raison l’intelligence, ayant toujours en dehors d’elle le genre de ce dont elle définit la loi, le degré de ce dont elle détermine le nombre, sera pour soi une théorie générale des rapports : elle est rapport à..., mais ce à quoi elle est rapportée est, pour cela même, indéterminé (2), et c’est ainsi que l’intelligence est la connaissance innée de rapports vides dont l’essence est l’implication logique dans le langage (3). C’est cette puissance d’établir des rapports abstraits par le langage qui va marquer la relation de l’individualité au monde et lui faire lire la causalité efficiente sous la forme unique d’une causalité mécanique, ce qui aura pour conséquences de séparer la pensée de la vie et d’intérioriser la vie dans l’expérience de l’individu. On passe de la représentation de la causalité efficiente à la repré sentation mécaniste de l’expérience efficiente et de l’effectuation noétique de la reconstruction. L’intelligence, après avoir indéfiniment décomposé ce qui est en soi un, « cherche toujours à reconstituer, et à reconstituer avec du donné » (4) ; parce qu’elle est par rapport à la conscience agissante une rétrospection et qu’elle a d’abord vu ce que la conscience fait comme orienté dans le sens opposé à son propre regard, l’intelligence doit décomposer des ensembles déjà existants, achevés, déterminés, et ensuite les recomposer. La recomposition n’est pas un acte synthétique, mais une activité analytique seconde, de sorte que la recomposition, bien qu’elle fasse appel à la notion de fin, fera de la finalité qui a déterminé la mise en route des actes (1) EC, 148 (C, 619). (2) EC, 148 (C, 620). (3) Ibid. (4) EC, 164 (C, 633).
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efficaces une des « causes » de l’activité. On passe ainsi de la finalité à la théorie des causes finales : qu’une fin déterminée suscite des moyens déterminés pour l’atteindre, nous le comprenons encore» (i). Les quatre causes, telles qu’elles sont présentées dans la métaphy sique, expriment ainsi le mouvement complet de l’intelligence, qui rejette la vie, et la création de son champ d’investigation : l’intel ligence, par rétrospection sur l’accompli, détermine la fin (2) en vue de laquelle l’accompli a été accompli par le travail d'un individu (3), qui applique des moyens déterminés et conformes à la forme idéale (4) dans son travail sur la matière (5). Si l’énoncé est ici l’inverse de l’ordre aristotélicien, c’est que Bergson tient — parce qu’on étend à la nature des définitions qui ne valent que pour l’art humain (6) — pour produit d’une illusion réflexive et rétrospective ce qu’Aristote énumère dans l’ordre analytique d’une intelligence qui ne connaît pas son rapport à la vie et applique à la vie son schéma de causalité (7) de telle sorte que la durée éternellement mouvante de la vie vivante est dégradée en continuité de répétition selon un temps linéaire (8). Bergson peut alors dire que l’intelligence humaine se caractérise par une « incompréhension naturelle de la vie » (9). On verra ainsi se resserrer encore, s’il en était besoin, le lien de l’intelligence et de la nature, comme dissimulation intellectuelle de la vie. Si bien que (1) EC, 164 (C, 634). (2) Aristote, Physique, II, 3,194 b 32-33 : « "Etl wç to TéXoç’TOUTO 8 éorl tô o5
êvcxa. » (3) In., Ibid.., 194 b 29-30 : « "Etl 60ev àp/9) TÎjç pcTaPoXîjç Kpdrn) Trjç ^pep.T)oe^ réel des intui tions successives d’unités objectives données à la perception; et, en tant que l’intelligence peut aussi inverser sa rétrospection, il est idéal qui est la forme pour l’intuition simultanée d’un ensemble (6) d’objets dénombrables. C’est dans cet espace idéal (z) MM, 232 (C, 341). (2) MM, 231 (C, 341). (3) EC, 204 (C, 667). (4) MM, 235-236 (C, 344). (5) MM, 244 (C, 351). (6) DI, 57 (C, 52-53).
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que l’espace réel se reflète pour subsister, car c’est en lui que nous alignons les sensations pour les compter (1). C’est dans cet espace idéal que le déroulement de la vie psychique est donné comme une succession (2), par l’intermédiaire de la relation entre cause externe et sensation interne (3), et non dans l’espace réel qui est celui des unités objectives de l’entourage chosal. Ce fait complique singulièrement les relations de la durée et de la spatialité, et par conséquent l’idée qu’on peut se faire de la phi losophie de la vie : on lit trop souvent Y Essai sur les données immédiates de la conscience avec un regard sommairement platonicien, car en dépit des formules dualistes qui opposent durée et espace, on ne peut oublier que ce livre contient l’amorce de la tendance réductrice qui sera de plus en plus nette chez Bergson. Ce n’est pas une spatia lisation réelle, mais idéale, une spatialisation liée à l’inversion de la rétrospection de l’intelligence, qui transforme notre passé en une juxtaposition d’événements (4); et comment pourrait-il y avoir échange direct entre la « succession sans extériorité réciproque » du moi et 1’ « extériorité réciproque sans succession » hors du moi ? Dans les deux cas, il faut un troisième terme, qui sera commun aux deux séries : la durée vécue se projettera dans la forme a priori du temps, qui est une spatialité idéale, et de l’autre côté l’espace vécu de la conscience percevante se transformera en cette spatialité idéale dont la durée a besoin pour sa projection. Cet espace idéal sera un « espace auxiliaire » (5) où s’opère l’étalement, en une juxtaposition linéaire, des ek-stase s temporelles. L’espace idéal sera ainsi le terme de liaison de la durée pure et de l’espace perçu comme étendue vécue, et ce lien qui transforme les séries vécues en séries pensées, donnera (O Di, 58, 64 ; MM, 62 (C, 53, 58, 208). (2) DI, 122 (C, 108). (3) DI, 64 (C, 58). (4) 340-341 (C, 783). (5) DI, 81 (C, 73).
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en échange aux pensées une forme concrète dans le monde : l’^jr/^ idéal, unique forme de l’intuition sensible, en qui se confondent les deux aliénations du moi et du monde, sera la forme conçue du rapport du sujet au monde, la forme conçue de l’action de l’homme sur les choses : « L’ensemble de la matière devra donc apparaître à notre pensée comme une immense étoffe où nous pouvons tailler ce que nous voudrons, pour le recoudre comme il nous plaira. Notons-le en passant : c’est ce pouvoir que nous affirmons quand nous disons qu’il y a un espace, c’est-à-dire un milieu homogène et vide, infini et infiniment divisible, se prêtant indifféremment à n’importe quel mode de décomposition. Un milieu de ce genre n’est jamais perçu ; il n’est que conçu » (i).
Le monisme réducteur et mécaniste de l’espace idéal est l’image inversée de la ré-implication des ek-stases temporelles dans le monisme diversifiant de la vie en soi. L’intelligence n’est pas l’opposé de la vie, même si elle ne la comprend pas; elle est l’ombre portée de la vie sur les choses saisies par la conscience du vivant fabricateur d’outils. C’est pourquoi Bergson dira qu’il est le schéma de notre action sur les choses (2), ce qui n’implique nul pragmatisme étroit. De là suit que la critique bergsonienne de la métaphysique ne sera pas un refus de cette métaphysique, mais une réinterprétation de son sens. En effet, la philosophie classique prend l’espace et le temps comme des formes a priori de la sensibilité en poussant jus qu’au bout l’identification aliénante de la durée et de la spatialité vécue, de sorte qu’elle dira que la matière est étendue dans l’espace réel alors qu’elle s'étend seulement dans l’espace idéal de la réflexion (3). On trouve une critique du même ordre dans ce que Leibniz dit de (1) EC, 157 (C, 627-628) ; cf. Sigwart, Critique de la logique de Mill, II, 41 et 117. (2) EC, 157-158 (C, 628-629). (3) EC, 204-205 (C, 668).
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h res extensa de Descartes (i). Mais, par là même, la métaphysique s’abîme dans d’insolubles contradictions; en tant que c’est dans l’espace idéal, qui dérive de ma réflexion et de l’inversion de la rétrospection de l’intelligence en moi, que la matière s’étend, elle apparaît comme ce qui est produit par ma conscience; mais comme ce que je produis est absolument connu de moi comme opération intime de mon moi, la relativité, pour le Je = Je analytique, des synthèses phénoménales dans l’espace et dans le temps, qui sont les formes a priori de ma sensibilité, doit valoir aussi comme produc tion absolue du Je = Je pris comme pouvoir synthétique radical (2) à travers le temps. La double signification du temps, qui est à la fois une forme a priori pour les phénomènes et le sens intime des synthèses subjectives, conduit ainsi à l’opposition d’un relativisme sceptique du savoir (Hume) et d’une certitude qui se paie par l’enche vêtrement des antinomies de la raison dialectique (3). On a parfois jugé grossière et extérieur^ la critique bergsonienne du kantisme parce qu’on pense naïvement que les critiques, en philosophie, sont des réfutations (4). S’il est vrai, comme nous le pensons pour notre compte, que le kantisme est nécessairement conduit à des antinomies de la raison à cause des rapports qu’il institue entre le temps et l’espace, qui eux-mêmes développent, au sein du Je trans cendantal, l’opposition de l’analytique et du synthétique, Bergson est fondé à relier directement les antinomies de la raison pure et (1) Leibniz, Confessio fidei contra atheistas, in Émery, Pensées de Leibniz, PP- 1-5 î Brief an Arnauld, in Gerhardt, Phil. Schr., II, 90 sq. ; Système nouveau pour expliquer la nature des substances et leur communication entre elles..., m Gerhardt, op. cil., IV, 471 sq. (2) P. Trotignon, Les antinomies et le problème de la réflexion, in Revue de renseignement philosophique (1964). (3) EC, 205-206 (C, 668-669). (4) H existe heureusement depuis peu une étude sérieuse sur ce problème : M. Barthélemy-Madaule, Bergson adversaire de Kant, Paris, 1966, mais qui, à mon sens, ne va pas jusqu’au fond des choses.
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l’idéalité transcendantale de l’espace (i). Toutes les théories de l’espace renvoient à V Esthétique transcendantale de Kant (2), qui fait de l’espace idéal la forme universelle des phénomènes et par consé quent les sépare de leur contenu (3). Le rapport de la forme et du contenu — quel que soit ensuite le point de départ de la pseudo synthèse qui essaiera de les réunir — mime Pactivité réelle de la vie à travers Pintelligence, et on est obligé d’introduire une activité de l’esprit après avoir tout fait pour la rendre inutile (4). On voit ainsi que l’espace idéal est un acte de l’esprit, que la pensée de l’homogénéité infiniment divisible exige un acte parti culier de l’esprit, de sorte que, si l’espace idéal est le schéma de ce à quoi aboutirait le mouvement de la matière (5), c’est en tant qu’il est « le schéma de notre action possible sur les choses » (6), c’est-àdire une « vue de l’esprit » (7) qui « symbolise la tendance fabricatrice de l’intelligence humaine » (8). On remarquera bien que chez Bergson le terme à?esprit n’est pas du tout synonyhne du terme « intelligence», comme le montrent de nombreux textes (9); et comme l’esprit, par opposition à l’intelligence, est défini comme « cette faculté de voir qui est immanente à la faculté d’agir et qui jaillit, en quelque sorte, de la torsion du vouloir sur lui-même » (10), on peut en déduire que si l’intelligence rétrospective, qui fonde l’espace réel, est un point de vue extérieur sur l’étendue des choses données à l’action, l’inversion de cette rétrospection, qui fonde l’espace idéal, est au (1) EC, 205-207 (C, 608-609). (2) DZ, 68-69 (C, 62-63). (3) Ibid. (4) DI, 70 (C, 63). (5) EC, 203 (C, 667). (6) EC, 158 (C, 628). (7) Ibid. (8) Ibid. (9) EC, 224, 251 ; ES, 55 ; PM, 102 (C, 684, 708, 856-857, 1333) î LeUre Chevalier (28-4-1920), in EP, III, 489. (10) EC, 251 (C, 707-708).
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contraire immanente à la faculté d’agir. Dans sa forme la plus intellectuellement élaborée, l’intelligence donne ainsi l’anticipation de l’intuition de la durée et de la vie. Ce qui est confirmé par le fait que Bergson dit que l'esprit s’engage dans deux directions : celle de l’intuition de la durée et celle de l’intelligence analytique (i). Il est ainsi important — et du point de vue de notre thèse, il est décisif — de constater que dans la position et le développement de la spatialité homogène, si Yintelligence exploite les propriétés de cet espace, Yesprit est la source de l’acte particulier qui pose l’homo gène (2); cet acte est la conception d'un milieu vide et homogènement vide, qui sera, pour l’intelligence au travail, le fantasme de l’esprit oublié (3). Mais ne serait-ce pas par un jeu de mots, parce que le mot « esprit » a plusieurs sens, que notre interprétation serait pos sible ? Non, car Bergson précise bien que la « faculté d’abstraire », qui est le propre de l’intelligence humaine par rapport au compor tement instinctif des animaux, « implique déjà l’intuition d’un milieu homogène » (4). Et ce point est fondamental pour comprendre que le problème posé par Bergson dès l’ErW sur les données immédiates de la conscience est philosophique et non psychologique : comment ce qui nous caractérise avec éminence — l'intelligence fabricatrice d'outils et de concepts — est-elle aussi ce qui nous éloigne de l'intuition de ce que nous sommes réellement ? Et ce problème est celui de l’individualité : quand notre moi se « laisse vivre » (5), il est dans la « durée toute pure » qui ne consiste pas à « s’absorber » dans la sensation présente, ni en un autre sens à oublier le passé, mais à ne pas le juxtaposer au présent : vivant ainsi immédiatement, je suis à la fois un individu (l’unicité de mon moi dans la sensation présente » et le mouvement (1) EC, 224 ; PM, 84-85 (C, 684-685, 1318-1320). (2) £C, X58 ; DI, 70 (C, 628, 63). (3) DI, 70 (C, 63). (4) DI, 73 (C, 66). (5) DI, 74-75 (G, 67).
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L’IDÉE DE VIE CHEZ BERGSON
de la vie (laisser vivre, fluence sans géométrisation); mais ce n'est pas en moi que la vie se meut vraiment, mais dans ce que je vis, puisque Pimmédiateté n’est pas la saisie du moi en lui-même ni de la vie en soi, mais leur apparition et leur aperception dans l’unité fluente de leur mouvement. Ainsi dans Pimmédiateté ce sera ce que je vis, P « état de conscience », qui sera saisi comme un vivant : « Ne pourrait-on pas dire que, si ces notes se succèdent, nous les apercevons néanmoins les unes dans les autres, et que leur ensemble est comparable à un être vivant, dont les parties, quoique distinctes, se pénètrent par l’effet même de leur solidarité » (i).
Mais nous savons comment la conscience intelligente est par courue par un double mouvement de réflexion et de rétroversion et c’est par cette réflexivité que je me saisis à la fois comme individu et comme une manifestation de la vie, mais je ne peux me saisir comme individu vivant et pensant que par un acte, et par conséquent par la détermination de ce que je vis et expérimente comme milieu de mon activité. L’espace homogène naît ainsi pour la conscience intelligente qui se réfléchit pour se saisir : le premier acte de l’esprit en elle est de lui donner du monde une représentation homogène par rapport à sa propre position (2). Mais nous savons comment cette première réflexion de l’intelligence à travers la spatialité homo gène du champ de la conscience réflexive active en entraîne une seconde, une réflexion spéculative qui saisit le moi comme unité réfléchie au sein de sa diversité agissante (3), posant alors le temps intérieur comme adéquat à l’espace extérieur que la réflexion primaire avait défini : « Le temps, conçu sous la forme d’un milieu indéfini et homogène, n’est que le fantôme de l’espace obsédant la conscience réfléchie » (4). (1) DI, 75 (C, 67-68). (2) Voir le problème des objets symétriques, DI, 71-72 (C, 64-65). (3) DI, 94-95 (C, 84-85). (4) DI, 74 (C, 67).
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La projection du temps vécu dans l’espace est ainsi le produit de cette « obsession » (i) qui engendre le passage définitif des ek-stases temporelles au temps linéaire : « Obsédés par (cette idée) (...) nous juxtaposons nos états de conscience de manière à les apercevoir simultanément, non plus l’un dans l’autre, mais l’un à côté de l’autre » (a).
Le moi saisi par cette double réflexion ne sera plus ainsi que « l’ombre du moi projetée dans l’espace homogène » (3), et le réfléchi est ainsi en fait du réfracté, l’unification dans l’homogène est pour le vivant un éclatement et un éparpillement que seul un mouvement de concentration et de repli sur soi permettra de résorber. Mais on voit alors nettement que l’intelligence du moi analytique réfracté (doublement réfléchi) revenant sur soi dans l’intuition est une intelligence accomplissant le dernier moment d’une dialectique déjà commencée. Par là, tout le mouvement de l’intelligence analytique, loin d’être \’opposé de l’intuition philosophique — ce qu’il est quand on spécule en oubliant la vie absolue — est, du point de vue de la vie, et de Yesprit qui en est l’essence, la présence négative en nous de l’intuition, l’intuition de l’homogène (4) et non l’intuition de la vie hétérogène, en un mot l’intuition du Même et non l’intuition de l’Autre, le monisme au sein de la dualité et non pas encore l’intuition de la Vie qui est la dualité infinie qui déchire l’unité. Quand la conscience intelligente de l’homme, parvenue au plein développe ment de soi comme altérité infinie dans la science de l’homogène, renversera, par un effort de torsion, la direction de son regard et atteindra l’intuition philosophique, elle sera en même temps une création originale. Pourquoi ? Parce que le mouvement de consti tution de la conscience par la vie au sein de l’intuition de l’homogène,(*) (*) (2) (3) (4)
DI, DI, DI, DI,
75 75 95 73
(C, (C. (C, (C,
68). 68). 85). 66).
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mouvement qui m’apparaît comme un mouvement inachevé, dont manque le dernier moment qui serait le passage de l’intellectualité homogène à l’intuition de la durée, le passage de la nécessité à la liberté — ce mouvement étant donné dans une réflexion doit être ainsi l’envers de ce qu’il est en réalité : en réalité, c’est-à-dire pour la Vie, le mouvement de constitution de la conscience intelligente est un passage pour la Vie de l’acte créateur à l’inertie de la matière, un passage de la créativité à la mathématicité, un passage de la liberté à la nécessité (i), de telle sorte que si nous inversons le mouvement naturel de notre intelligence, en fait et plus profondément, nous passons de l’intuition du Même à l’intuition de l’Autre et devenons ainsi des créateurs : Vintuition philosophique, qui pour notre intelligence est le dernier terme qu'elle atteint par son inversion, est pour la Vie le premier moment. Résumons donc ces rapports de la spatialité et de la vie dans la conscience : espace et durée renvoient l’un à l’autre dans une unité qui est celle de la vie unissant dans la conscience intuitive l’être et le connaître. C’est pour cela que le concept de « vie spirituelle » ou de « vie intellectuelle », loin d’être une métaphore, est la dési gnation de l’essence de la vie au sens général du terme (2). D’un autre côté, les formes abstraites de l’intelligence, et en particulier l’esprit mathématique, doivent être pensées comme unissant en elles le mouvement par lequel la conscience s’éloigne de son rapport avec la vie et le mouvement par lequel la vie, à travers la conscience intelligente, pousse la conscience jusqu’au point où il ne lui restera plus Qu'une démarche à accomplir pour atteindre l’intuition philo sophique qui est la vie en acte dans l’esprit d’un individu. A partir donc du cercle interne de l’esprit géométrique, cercle qui symbolise — c’est-à-dire qui réalise dans la spatialité aliénante — l’entre(1) EC, 219-220 (C, O8o-68i). (2) Plotin, Ennéades, I, 4, §§ 3-4. Ht voir surtout chez Dainascius, chez qui l’expression de < vie spirituelle » est pleinement développée.
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appartenance de l’esprit et de la vie, l’intelligence va devenir le logos métaphysique qu’une dernière critique ramènera enfin à l’intuition. Nous avons vu (i) que l’intellectualité pure s’affirmait dans le topos noétos; ce n’est pas là une image, mais l’expression directe de la vérité. Le « monde intelligible qui ressemble par ses caractères essentiels au monde des solides » (2) deviendra pleinement luimême en convertissant les images de la géométrie en symboles de l’esprit géométrique. Notre intelligence s’est formée à travers le maniement des solides (3) et la logique et la géométrie s’engendrent ainsi mutuellement (4), mais, en se formant, l’intelligence prend conscience, dans son double mouvement de rétrospection et d’inver sion, de son activité. Sans doute, cette activité n’est que celle de la vie, mais elle est ici transposée en série d’actes intellectuels disconti nus (5), de sorte que si les différences d’urgence dans l’action créaient pour la conscience des couches d’objets et des objets distincts, de son côté, la perception des objets distincts par la conscience crée pour l’intelligence une unité de ce qui est pensé (6) et qui n’est différencié que par l’acte discontinu de la pensée : « Les concepts sont extérieurs les uns aux autres ainsi que des objets dans l’espace » (7), mais le monde intelligible qu’ils constituent n’étant pas un monde pour l’action réelle, les concepts ne se dis tinguent pas, comme font les objets, par la résistance qu’ils offrent, mais par la clarté avec laquelle je les pense : « Ils constituent, réunis, un « monde intelligible » qui ressemble par ses caractères essentiels au monde des solides, mais dont les éléments sont plus légers, plus diaphanes, plus faciles à manier pour l’intelligence que l’image pure et
(1) (2) (3) (4) (5) (6) (7)
IIP partie, chap. X, § x, pp. 293 sq. EC, 161 (C, 631). EC, 162, 166 (C, 631, 635). Ibid. Ibid. EC, 189-190 (C, b55). EC, 161 (C, 631).
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simple des choses concrètes; ils ne sont plus en effet la perception même, mais la représentation de Pacte par lequel Pintelligence se fixe sur elles. Ce ne sont donc plus des image s, mais des symboles » (i).
La matière ne peut pas ainsi être brutalement opposée à la vie, selon un manichéisme sommaire : car la vie se manifeste comme conscience et la conscience intelligente de l’homme qui est celle où la vie pour la première fois a « percé » et peut atteindre la libre intuition de soi, est aussi et pour cette même raison, par la constitution du monde, de Yhomo faber, le mouvement qui spatialise la matière, pour la penser, et accomplit par cette spatialisation un mouvement que la matière n’aurait pas achevé d’elle-même : « Ainsi le même mouvement qui porte l’esprit à se déterminer en intelligence, c’est-à-dire en concepts distincts, amène la matière à se morceler en objets nette ment extérieurs les uns aux autres. Plus la conscience s'intellectualise, plus la matière se spatialise » (2).
Il est remarquable que le mouvement d’engendrement réciproque de la matière spatialisée et de la conscience intellectualisée ait, pour unité, un mouvement de ï’esprit. L’esprit qui se détermine en « concepts distincts », tout comme le Noûs des néoplatoniciens qui s’éparpille dans l’infinité des noêmes (3), est l’endormissement de l’esprit, et ainsi, par retournement, la diversité des intelligibles qui retourne à son unité est la vie de l’esprit, qui est l’essence et la substance profondes de la Vie fondamentale : « "Otl 8’ y) reXeta Çcût) xai ï) 0X7)81775 xal tfvTûx; èv éxELVfl r?) voepa cpùtjEt, xai Ùtl al àXXat (xteXeû; xai cvSàXpaTa xai où teXeIgjç où8è xaôapcoç xal où pàAXov Çcoai yj Toùvavriov, TtoAXà/iç pèv EtpiQTar xal vùv 8è AeXé/Ocù CTuvrùpœç àç, ecoç àv 7tàvTa rà ÇœvTa ex piàç àp/yjç yj, p.7] éTticrqç 8è Tà àXXa Çfj, (1) Ibid. C’est moi qui souligne. U) EC, 190 (C, 055-656). (3) l’LOTlN, Ennéades, V, 3, § 11.
INTELLIGENCE TECHNIQUE avot-po) TÏ)V àpx ) *
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401
KpCOTTJV ÇtO7)V xai TÏJV TEXELOTaTTJV Elvat»(l).
Et par contrecoup plus une forme de l’intellectualité est proche de l’intelligibilité pure de l’esprit mathématique, c’est-à-dire plus elle est proche du point de retournement qui ramènera l’esprit à l’intuition de la vie, plus elle est proche de la vie. L’incompréhension naturelle de la vie par l’intelligence ne signifie pas que la vie ne comprenne pas l’intelligence en soi, sous la forme de l’esprit, comme étant son essence. 5. Le
cercle dialectique fondamental
DE L’INTELLIGENCE MÉTAPHYSIQUE
La Vie en se manifestant à travers la conscience provoque une extension de la matière en espace pur, mais le mouvement qui pro voque cette manifestation de la vie en conscience est d’un autre ordre, il est une distension de l’esprit : « Plus généralement la relation que nous établissons, dans le présent chapitre, entre 1’ « extension » et la « distension » ressemble par certains côtés à celle que suppose Plotin (dans les développements dont devait s’inspirer M. Ravaisson) quand il fait de l’étendue, non pas sans doute une inversion de l’être originel, mais un affaiblissement de son essence, une des dernières étapes de la procession » (2).
Et Bergson fait cette remarque à propos précisément du concept fondamental de l’esprit métaphysique, le concept de Xéyoç, qui est tantôt un discours, tantôt une fonction, « une puissance créatrice et informatrice » (5), un aspect de la La ipux *), ici la conscience, est un domaine ouvert à la vie par une distension de l’esprit, de (1) (2) ni, 6, (3)
Plotin, Ennéades, I, 4, § 3 (33-40). EC, 211, n. 1 (C, 673, n. 1). Bergson renvoie à Plotin, IV, 3, §§ 9-11 et §§ 17-18. Ibid.
P. TnOTIGNON
2G
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sorte qu’il y a une analogie entre la durée vécue et la distension, et non avec l’extension, comme le crut Plotin (i). C’est la distension de l’esprit en intelligence qui est ouverture de la conscience avec ek-stases temporelles et genèse de la durée. Et c’est ensuite à partir de cette durée que, par réflexion et rétroversion, l’extension de l’espace matériel et de l’espace noétique est possible. La réflexion est ainsi une propriété de la vie consciente qui a deux directions possibles : ou bien retourner l’intelligence vers l’intuitivité de l’esprit, ou bien détourner l’intelligence vers l’intuitivité de l’espace. Une nouvelle « amphibologie des concepts de la réflexion » est ainsi possible et si 1’ « intuition est réflexion » (2), elle n’est pas la réflexion qui multiplie les reflets et les images de son objet dans Findéfinité des concepts abstraits et des points de vue, elle n’est pas l’intelli gence qui se réfléchit indéfiniment à travers les intelligibles, mais la conscience se retournant sur elle-même pour récupérer son halo d’instinct et réfléchissant « sur son objet » de manière désintéressée, c’est-à-dire sans l’interposition (inter-esse) d’une représentation, pour « l’élargir indéfiniment » (3). Si, au contraire, on identifie les deux formes de la réflexion qui, comme nous l’avons vu, sont entremêlées et entrecroisées dans l’intelligence selon toute une série de « cercles », on « érige les essences mathématiques en réalités absolues » (4), on fait de la durée un cas particulier de l’extensivité de l’espace, au lieu de comprendre la spatialisation comme l’une des deux formes possibles de la réflexion à partir de la durée (5), et, (1) Ibid. ; cf. Marius Victorinus, Adversus Arium, I, §§ 61-64. (2) PM, 95 (C, 1328). (3) EC, 178 (C, 645). (4) EC, 211, note (C, 673 note). (5) De là vient que, lorsque sur le fondement kantien de l’esthétique trans cendantale Lotze édifia sa théorie des signes locaux de la perception dans l’espace, on fut conduit à exiger aussi des < signes pour le temps ■ (cf. Dilthey, Le monde de l'esprit, I, 82-84, et Stumpf, Psychologie tend Erkenntnistheorie (1891), in Abhandlungen der Münchener Akademie der Wissenschaften, XIX, vol. 2, S. 483 &
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posant ainsi les deux formes de la réflexion dans une unité purement intellectuelle et perpétuellement dissociée en expérience exigeant un concept et concept exigeant un contenu, on fait de la philosophie une métaphysique dont l’essence est une logique transcendantale * comme chez Kant, ou une logique absolue * comme chez Hegel. Dans le premier cas, la dissymétrie des formes intuitives de l’espace et du temps (1) et la double fonction de la temporalité — dans l’Esthétique trans cendantale, puis dans l’Analytique transcendantale — dédouble la logique en une analytique générale de Pexpérience * où l’identité absolue du Je est soumise à la forme synthétique du Je dans le jugement, et une dialectique de la raison * où la raison comme puissance synthétique absolue sc soumet sophistiquement l’identité du jugement. Dans le second cas, l’unité illusoire est convertie en unité vraie, la logique transcendantale en logique absolue, et la dialectique devient la vérité de l’analytique parce qu’on constate que le lien essentiel du Je analytique et du Je synthétique est dans le schématisme de l'ima gination qui est, comme disait Kant, le secret caché dans la nature humaine, le secret qui devrait me donner la raison de l’unité en moi des actes intellectuels, qui sont nécessairement opératoires * et de Xillimitation du réel, mais les opérations seraient purement symbo liques si la durée réelle du développement des opérations n’était pas un élément essentiel de l’intelligibilité. Or, cette liberté du mouvement de l’intelligence à travers la nécessité mathématique et logique des formes opératoires, qui est le secret de la totali sation dialectique, explique aussi que la totalisation soit nécessai rement pour la métaphysique la synthèse dialectique du fini et de * l'infini et conduise à une philosophie dialectique, qui, aussi bien dans son origine platonicienne que dans sa fin hégélienne, exposera le mouvement de la Vie, tel qu’elle l’a masqué en (1) Bien marquée par l’absence d’exposition transcendantale du concept de temps.
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elle-même, comme une identité dialectique de l'intelligence et de la nature : « Au fond de ces spéculations il y a donc les deux convictions (corrélatives et complémentaires) que la nature est une et que l’intelligence a pour fonction de l’embrasser en entier » (i).
La Vie, dans la logique de l’intelligence, devient la dualité, unie pour la réflexion, d’une « philosophie de la nature » et d’une « philosophie de l’esprit » : « Dès lors la philosophie est faite. Le philosophe n’a plus le choix qu’entre un dogmatisme ou un scepticisme métaphysiques, qui reposent, au fond, sur le même postulat (...). Il pourra hypostasier l’unité de la nature ou, ce qui revient au même, l’unité de la science, dans un être qui ne sera rien puisqu’il ne fera rien, dans un Dieu inefficace qui résumera simplement en lui tout le donné, ou dans une Matière étemelle, du sein de laquelle se déverseraient les propriétés des choses et les lois de la nature, ou encore dans une Forme pure qui chercherait à saisir une multiplicité insaisissable et qui sera, comme on voudra, forme de la nature ou forme de la pensée » (2).
Et très expressément Bergson définit comme cercle réel de la dialectique métaphysique cette logique qui prétend unir réellement ce qu’elle pose d’abord comme unité formelle : « Et pour avoir prétendu éviter le cercle vicieux apparent qui consistait à user de l’intelligence pour dépasser l’intelligence, on tournera dans un cercle bien réel, celui qui consiste à retrouver laborieusement, en métaphysique, une unité qu’on a commencé par poser a priori * une unité qu’on a admise aveuglément, inconsciemment, par cela seul qu’on abandonnait toute l’expérience à la science et tout le réel à l’entendement pur » (3).
Autrement dit, pour éviter le cercle apparent de la réflexion « retournante », qui donne accès au réel, on se jette dans le cercle (1) (2) (3)
EC, 191-192 (C, 657). EC, 197-198 (C, 662). EC, 198-199 (C, 663).
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réel de la réflexion « détournante », qui conduit à l’illusion (1). Rien de plus naturel que les commencements dialectiques de la philosophie : « Dialectique, qui se rattache à SiocXéyeiv, SiaXéyEoOai; signifie en même temps « dialogue » et « distribution »; une dialectique comme celle de Platon » (2)
était à la fois une réflexion intérieure à l’intelligence entre des inter locuteurs qui cherchaient à définir une essence, et une projection de l’activité humaine sur la nature pour classer et ordonner les choses selon la représentation idéale de ces choses. D’où le double mouvement de la dialectique de Platon : la réduction des désignations pratiques de la chose dans le langage à une essence idéale, et la division des choses données à la pratique en articulations naturelles pour le regard théorique (3). Ces deux directions alternées de la dialectique se recouvrent dans leur articulation médiane, par l’adéquation d’un certain « langage » à une certaine « matière » : le Schéma de la Ligne (4) est construit de telle sorte que nous y voyons apparaître, par le jeu de la proportion, une égalité des segments 2 et 3, qui symbolise la coïncidence absolue des p.a67]p.aT(.xà (5) et de Ta te KEpl ï)[iaç Çûa xal 7tàv to cpuTEVTÙv xal to axEuaaTOV ÔXov ysvoç (6). Mais cette coïn cidence absolue des « êtres mathématiques » et des « êtres vivants et fabriqués » est, pour Bergson, une illusion, si on la considère comme fait Platon. Car ni les êtres mathématiques ne sont une pure extension du langage ordinaire (7) ni les vivants que nous sommes et qui appréhendent tous les autres êtres vivants et artificiels ne peuvent (1) EC, 195 (C, 659-660). (2) PM, 87-88 (C, 1321-1322). (3) Platon, Phèdre, 265 c-266 b. (4) Platon, République, VI, 509 d-511 e. (5) Platon, République, VI, 510 c. (6) Platon, République, VI, 510 a, 5-7; cf. Bergson, PM, 34 (C, 1278) ; Discours à VAcadémie des Sc. morales et pol. (1914) et Remerciement pour le Prix Nobel (1928), in EP, II, 395, et III, 591. (7) PM, 88 (C, 1322).
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être considérés comme la matière des idées. En fait, l’intellectualité et l’intuitivité sont bien intimement liées dans l’attitude immédiate de l’homme, être naturel qui parle (Çcpov Xoyov é'/ov) mais leur adéqua tion n’étant que partielle, les deux mouvements de la dialectique, que Platon concevait comme superposés parfaitement en leur zone d’entrecroisement, doivent révéler leur divergence (i) à une analyse phénoménologique correcte. Cette divergence à partir du langage ordinaire est un mouvement de genèse de la science symbolique et un mouvement de réflexion génétique de la philosophie (2), et « entre l’intuition et l’intelligence ainsi intensifiées le langage devait pourtant demeurer » (3), qui est le sol dans lequel demeurent enra cinées l’intellectualité pure de la science et l’intuitivité pure de la philosophie, de telle sorte que les limites, les difficultés de la pensée de la vie en nous viennent non de l’intelligence abstraite, mais du fait que l’intuition et la pensée abstraite ont à se définir par rapport à leur origine précise en moi, qui est la « pensée en commun » du langage (4), qu’on appelle « imprudemment raison » (5) puisque les formes de la science et de la philosophie ont été enracinées dans le langage commun, ou plus exactement dans les formes déterminées du langage commun que sont les langues : « Autant de sociétés, autant d’îlots consolidés, çà et là dans l’océan du devenir » (6).
Par là, nous obtenons aussi l’explication de la multiplicité des intuitions qui tient à la pluralité des formes de vraisemblance contre lesquelles, dans l’histoire humaine, l’esprit dut lutter. (1) P. Trotignon, Mathématiques et philosophie, in op. cil. (2) PM, 88 (C, 1322). (3) Ibid. (4) PM, 88 (C, 1322). (5) Ibid. (6) PM, 89 (C, 1323)-
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Cet enracinement des deux courants de l’intellectualité et de l’intuitivité dans le fond commun du langage et dans telle langue déterminée nous fait comprendre bien des choses : nous confirmons nos développements antérieurs sur l’histoire de l’intelligence (i)> sur la notion d’ère et d’espace pour la conscience (2), nous compre nons que le lien nécessaire de l’intelligence et de l’intuition fait que l’une et l’autre en sera dédoublée à l’intérieur de soi, et de même que l’intuitivité sera dirigée ou bien vers l’espace pur ou bien vers la pure durée, l’intelligence de son côté sera soit la pure fonction des mécanismes analytiques soit une puissance qui comprend l’unité d’une chose selon son sens dans la vie (3). Dans l’incompréhension même de la Vie que manifeste l’intelligence, il y a une dualité qui marque qu’en elle la vie fait son chemin : Vunité, l’Un absolu et logique de la métaphysique (4), s’il tend à se réaliser dans la mono tonie et l’identification abstraites du géométrisme de la nature (5), ne peut cependant s’affirmer comme tel que dans la dialectique qui oppose les concepts par paires antithétiques (6) qui sont dans l’intelli gence métaphysicienne la position par la négative de l’unité intuitionnable de la Vie à travers la durée retrouvée. Mais seul un être dont l’intelligence a la forme que nous avons décrite, seul un être qui contient en soi les implications métaphysiques de sa nature artisane peut prétendre à l’intuition et à la redécouverte de la vie en lui. Et cela parce que seule l’intelligence rend possible l’intériorisation réflexive de l’expérience (7), en menant de la perception des unités réelles à la considération du rapport d’intégration des diffé-
(1) (2) (3) (4) (5) (6) (7)
IIIe partie, chap. X. Ibid. Ci-dessus §§ 1-4. EC, 191-192 (C, 656-658). EC, 197 (C, 661-662). PM, 198 (C, 1409). EC, 147-148 (C, 619-620).
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rences infinies de l’expérience dans l’essence (i) de sorte que le développement de l’intelligence est un mouvement nécessaire de la reprise de l’élan créateur de la vie en nous (z).
6. De
l’intelligence a l’esprit
On peut alors exposer en détail la fonction essentielle de l’intel ligence dans la réflexion de la vie sur soi dans la conscience. Sans doute la conscience ne peut pas être la vie en soi, mais la vie en soi peut devenir l’essence de la conscience dans l’intuition, quand l’intel ligence se convertit et fait passer la conscience de la perception des choses à la pensée de la différenciation interne de leurs essences. C’est seulement quand le rapport de l’essence à la représentation est pensé comme série de différences, que la conscience elle-même peut être saisie dans l’intuition comme étant une différenciation de la Vie en soi. La conscience qui perçoit découpe le réel et elle condense les différenciations en qualités simples (3) qui seront spatialisées dans le topos noêtos comme essences objectives par un nouveau découpage dans le champ des qualités (4). Or ce second découpage, qui est celui dont naissent les cercles de l’intelligence géométrique et méta physicienne, qui ne peut saisir la vie, prend pour modèle initial le corps en qui les rapports du mouvement, de la qualité (mouvement condensé) et du corps comme forme (découpage des condensations) n'est pas arbitraire, à savoir « le corps par excellence, celui que nous sommes le mieux fondés à isoler dans la continuité de la matière, parce qu’il constitue un système relativement clos (...), le corps vivant » (5).
(1) (2) (3) (4) (5)
MR, 187-188 (C, 1127). MR, 56 (C, 1023-1024) ; cf. Simmel, Mélanges..., pp. 7-8. EC, 300 (C, 749)EC, 302 (C, 750). EC, 301 ( ; cf. MR, 137-140 (C, 1087-1088). (7) Ce qu’on voit très bien chez Leibniz.
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Nous voyons ainsi comment dans ces deux mouvements, i° l’intelligence pose hors d’elle la vie comme vécu individuel ineffable, mais réintroduit en soi la vie vivante, subrepticement, comme forme synthétique a priori de la pensée (i); et 2° comment la vie pose hors d’elle /’intellectualité abstraite comme point de vue, c’est-à-dire comme immobilisation arbitraire d’un mouvement, mais réintroduit en elle subrepticement ce mouvement comme intuitivité de l’intelligence immédiate, non discursive, du mou vement, de sorte qu’on ne peut expliquer l’apparition de l’intelligence abstraite, qui nie la vie, que par le mouvement par lequel la vie produit les corps individualisés comme support nécessaire des formes vivantes de la conscience. Nous avons atteint notre but : nous avons montré que si l’intel ligence ne pouvait pas saisir la vie, c’est parce qu’elle est le mou vement de déploiement de la vie à travers les actes et les réflexions de la conscience d’un type particulier de vivants individualisés (2), de sorte que la vie, dans la réflexion de l’intelligence sur soi, quand elle vise l’intuition de la durée pure, ne peut pas être atteinte comme ma vie biologique, mais toujours nécessairement comme vie intel lectuelle et spirituelle, comme esprit; C’est ainsi que le mouvement de « genèse vécue à rebours », qui caractérise la philosophie, n’est pas une réflexion sur les sciences de la vie, mais un itinéraire intel lectuel et spirituel (3). Il ne peut en être autrement, puisque l’intel ligence ne peut résorber l’instinct (4), qui, seul, pourrait saisir la vie (5). L’intelligence pourra seulement « suivre » la vie (6). Si l’opposition de l’intelligence et de l’intuition n’apparait (1) (2) (3) (4) (5) (6)
La spécialité (1882) et La politesse (1885), in EP, I, pp. 13 et 65. Cf. Marius Victorinus, Adversus Arium, I, B, § 52, 1080 b, 44, c 17. Platon, Banquet, 211 c. EC, 169, 176 (C, 630, 643). EC, 177 (C, 645). Le parallélisme psychophysique et la métaphysique positive (1901), in EP, 1,151.
INTELLIGENCE TECHNIQUE
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qu’en 1907 (1), alors que Bergson englobait d’abord les deux concepts sous le même terme d’intelligence (2), et s’il ne choisit le terme d’intuition qu’après bien des hésitations (5), il est cependant bien net que l’intuition est une forme de l’intellectualité, qu’elle est l’intelligence au sens profond du terme et que dans ce sens elle est « la fonction métaphysique de la pensée : principalement la connaissance intime de l’esprit par l’esprit, subsidiairement la connaissance par l’esprit, de ce qu’il y a d’essentiel dans la matière, l’intelligence étant sans doute faite avant tout pour manipuler la matière et par conséquent pour la connaître, mais n’ayant pas pour destination spéciale d’en toucher le fond » (4).
Le retour au principe de la vie ne peut être que la prise de conscience de ce principe comme esprit (5) au sein de l’oubli de la vie qu’est nécessairement l’intelligence, dans laquelle la vie se développe en nous. L’hésitation de Bergson, son double regard porté sur la méta physique (6), est ainsi parfaitement claire : la métaphysique n’est pas une science et ne peut l’être, elle ne peut être que conçue comme une œuvre de l’intelligence. Par là, elle est nécessairement liée à l’orien tation naturelle de l’intelligence qui est déterminée par ce qui dans l’intelligence n’est pas intellectuel : l’instinct fabricateur et méca niste de l’homme (7); et cet instinct tient à la place de l’homme parmi les vivants (8). Mais cette place est d’abord nécessairement ignorée de l’individu humain, de sorte que l’esprit humain transforme aussi nécessairement la réflexion de l’intelligence en une métaphysique (1) Husso.v, in Actes du Xe Congrès..., p. 22. (2) De Vintelligence, note additive (2e éd., Bulletin de V Union pour la Vérité, XXI, mars 1913-juin 1914, p. 424), in EP, I, 175. (3) PM, 25, 85 (C, 1271, 1320) ; Lettre au P. Gorce (16-8-1935), in EP, BI, 598. (4) PM, 216, note (C, 1424-1425, n. 2). (5) MaRIUS VICTORINU3, ICC. CÙ. (6) PM, 177, note (C, 1392-1393, note). (7) EC, 16-17, 20, 29, 197 ; PM, 187 (C, 508, 511, 519» 1420). (8) EC, 17, 51, 97-98 (C, 508, 538, 577).
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abstraite et dialectique qu’il transforme le savoir positif en une physique absolue et mécaniste. Dans les deux cas, la durée est mas quée, l’irréversibilité annulée, le mouvement fait place à la substance. Dans une telle situation, physique et métaphysique, pour les mêmes raisons, apparaissent l’une à l’autre comme l’illusion à critiquer : mais le retournement de l’intelligence vers l’intuition doit amener la science physique à se critiquer de l’intérieur — ce qu’elle a fait au cours des cinquante dernières années — et la métaphysique à se critiquer également de l’intérieur. Aussi vaine que le discours bavard sur la science, apparaît la pseudocritique positiviste de la métaphysique. La seule critique possible de la métaphysique est philosophique, par la prise de conscience de soi de l’intelligence comme esprit, dans l’intuition du principe absolu de la vie. Cette critique de la métaphysique et des présupposés métaphy siques qui hantent encore la science physique nous conduira à une phénoménologie absolue, qui s’esquissera dans nos prochains cha pitres. Une telle entreprise fera retrouver la vraie « métaphysique » qui est philosophie de la vie, et comme la vie est un procès de différenciations infinies qui, chacune pour soi, s’intégrent sous la forme d’un degré qualitatif de tension dans la conscience, la phéno ménologie bergsonienne, qui est la genèse vécue à rebours, sera la différenciation finie qui, par l’intuition, permet d’ouvrir le champ indéfini d’un empirisme réflexif dans lequel la multitude des sujets réfléchissants intégrera son activité dans la philosophie vivante : « Un des objets essentiels de la métaphysique est d’opérer des différenciations et des intégrations qualitatives » (i).
(i)
PM, 215 (C, 1423).
QUATRIÈME PARTIE
VIE ET SAVOIR : LA CRITIQUE DE LA CONSCIENCE RÉFLEXIVE ET LA CONSCIENCE VIVANTE
Chapitre XIII
L’IDÉE DE VIE ET LA CRITIQUE DE LA SCIENCE i.
Science,
vie et eidos
Nous n’avons pas à examiner pour elle-même la conception que Bergson se fait du savoir scientifique, mais à déterminer dans quelle mesure la critique de l’interprétation scientifique de la nature et de la conscience est nécessaire dans le projet bergsonien du retour à la vie comme fondement essentiel de la pensée. Nous avons vu dans le chapitre précédent comment la science est à la fois l’aliénation nécessaire de la vie dans la conscience intel ligente et l’amorce d’un passage libre de la réflexion de la conscience vers son principe. Sans doute est-ce par la philosophie que l’aliéna tion atteint sa perfection sous la forme d’une métaphysique de l'être et c’est aussi par la philosophie métaphysique de l’être qu’est donnée la possibilité d’une métaphysique de l'acte qui implique l’intuition de la vie : mais ce retournement n’a pas la nécessité absolue d’un destin. Il doit être voulu et repris par chaque conscience, de sorte que Iç retournement, intérieur à la méditation philosophique, qui fait passer de l’être à Pacte, ne peut être immédiat; il exige un travail et non l’illumination d’une grâce. La raison en est que l’aliénation de la vie dans la conscience n’est pas un manque, une soustraction ou un aveuglement, mais une organisation structurelle inévitable de la conscience pensante, et inversement il faut dire que plus un
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type d’oubli de la vie est radical, plus il manifeste en lui le mouvement de la vie à travers l’espace de conscience qui est ouvert à la vie. Ce n’est donc pas en se séparanty purement et simplement, de ce qui est le plus éloigné de la vie, mais c’est par un retournement, de manière à atteindre l’individu en soi, comme moment positif de son expérience, que la conscience sera de nouveau mise en présence de son principe vivant. La critique de la science précède ainsi logiquement la critique de la métaphysique elle-même, car cette critique du savoir scien tifique va conduire à la position absolue de la métaphysique de l’être, à partir de laquelle seulement un retournement intuitif vers l’idée de vie est possible. Quel sens faut-il donner à la critique bergsonienne de la science ? La science n’est pas un « mal », et Bergson ne critique ni le fait de savoir, ni le fait que le savoir scientifique est un savoir abstrait de la matière inerte; sa critique vise la science en tant que prise comme seule forme de la conscience ou comme forme absolue et infondée de la conscience adéquate sur laquelle tout le reste serait fondé; elle sera nécessairement « une intelligence différente d’elle-même, qui n’est pas la véritable intelligence, parce qu’elle se résigne à voir ce qui ne lui appartient pas » (i); de sorte que critiquer l’illusion d’une autonomie du savoir scientifique est non seulement dévoiler l’origine de son concept métaphysique de matière inerte comme fondement absolu de toute chose, mais comprendre aussi que cette absence de forme (àpopcpta) de la matière, qui est aussi pour elle une absence d’éidétique scientifique (àvst&rçç), doit être aperçue aussi et d'abord en notre conscience : « "H rè Ttapàîcav açaipouvreç 7tàv slSoç, a» prrç raüro Kapean, Xéyopev elvat üXyjv, àp,op ,257)« EC, 175 (C, 643).
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directement à l’esprit orienté vers l’intuition de la durée : l’esprit, orienté vers la durée vivante, saisit la spatialité perçue comme une forme dérivée de la durée vécue, et, inversement, l’esprit orienté vers l’intuition de la spatialité saisit le temps pensé par la science comme une forme dérivée de la spatialité idéale. Ce qui est opposé, ce n’est pas la durée et l’espace, mais deux rapports de la temporalité à la spatialité, selon que l’esprit se dirige vers l’intuition de la durée pure ou vers l’intuition de la spatialité pure. Ici, dans le cas de l’intelligence abstraite, la durée vivante ne peut se manifester comme durée vécue, mais surgit sous forme de temps abstrait puisque la vie, le mouvement, le changement ne peuvent s’introduire que de l’extérieur de mon point de vue, dans la zone de décalage entre induction et déduction. La mesure du temps par l’espace, qui est le propre de la pensée scientifique (1), n’est pas une transposition ou une déformation de la durée vécue du sujet vivant, mais une manifestation de la durée des choses, une aliénation de la durée absolue de la vie en soi pour un sujet qui saisit les choses, c’est-à-dire des états réels d’une forme idéale. La science « fait table rase du temps » (2) parce que la durée réelle dont elle fait abstraction est celle des choses * celle qui « mord sur les choses » (3) et non le flux de mon vécu qui ne sera transposé en répétition et succession que par l’intermédiaire du temps abstrait déjà constitué. Et encore « du flux même du temps, à plus forte raison de son effet sur la conscience, il n’est pas question ici, car ce qui entre en ligne de compte ce sont des points Tn T2, T3, ..., pris sur le flux, jamais le flux lui-même » (4), qui d’ailleurs n’est pas annulé, puisque « par tout la succession existe, j’en ai conscience, c’est un fait » (5), de (1) (2) (3) (4) (5)
Stmmrl, Mélanges de philosophie relativiste, p. rs. EC, 46 (C, 533). EC, 46 (C, 533). EC, 336-337 (C, 780) ; Lettre à G. Papini (1903), EC, 338 (C, 781).
EP, L 2O4-
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sorte que si la science physique m’invite à voir ma propre durée vécue à travers le temps abstrait de la connaissance des choses, elle a cependant l’avantage de me faire prendre conscience à la fois de la réalité irréductible de la durée vécue de l’individu vivant, qui est exclue de la science, et d’un double lien entre ma durée vécue et la durée réelle : d’une part, le flux de l’univers est, pour le savoir, indépendant de mon sentiment du temps (i) et d’un autre côté le flux de la durée vécue est composé d’unités déterminées qui dépendent du flux réel de la vie dans l’univers en général (2), de sorte que le temps abstrait apparaîtra comme la « suite » de ma durée vécue. Le temps abstrait n’est donc pas une construction arbitraire de l’in telligence; il est la seule manière dont la durée peut apparaître à l’intel ligence, puisque « la mobilité même de l’être échappe (...) aux prises de la connaissance scientifique » (3). Le temps abstrait ne traduit pas la mobilité de l'être, comme le fait la durée vécue en moi, mais la série d'immobilités des états d'un e18oç déterminé — étant donné par ailleurs, mais l’intelligence seule ne peut le savoir, que cette sérialité implique une action de la vie. Analysons donc le temps abstrait et nous verrons qu’il n’est pas un produit parmi d’autres produits de l’abstraction, mais le milieu dont sort toute abstraction, le milieu de l’abstraction en général, l’opé rateur de toute abstraction. En effet, le temps abstrait est différent de la durée vivante, mais non comme un temps des choses qui serait opposé au temps immanent de la conscience vivante, car la véritable opposition est celle de deux relations : d’un côté, la relation de la durée de la conscience à la durée des choses (4), d’un autre côté, la relation de la forme du temps aux systèmes matériels isolés par le savoir (5); la première relation est celle d’une totalité vivante et (») EC, 337 (C, 780). (2) £C, 338 (C, 781). (3) £C, 336 (C, 780). (4) PM, 12 (C, 1262). (5) PM, 12 (C, 1261).
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signifiante qui s’engendre elle-même de l’intérieur, la seconde est une totalisation qui vise à l’extension absolue, à l’unification de l’univers comme système des systèmes. Mais là est précisément la contradiction : l’univers ne peut être le système des systèmes que sous la forme de topos noetos de nos idées des systèmes partiels, non comme topos oratos de ces systèmes pris individuellement en tant qu’ils sont la forme réflexive du découpage praxique du monde par la conscience vivante. Telle est « la différence capitale qui sépare le temps concret, le long duquel un système réel se développe, et le temps abstrait, qui intervient dans nos spéculations sur les systèmes artificiels » (i). Le temps concret est le corrélât de la durée de la conscience dans les choses, le temps abstrait est le corrélât de la forme de la pensée sur les choses. Le temps qui est dans le développement du réel s’oppose ainsi au temps dans lequel le développement du réel s'expose comme unité réflexive. Si nous réfléchissons un instant, nous nous apercevons que cette dualité du temps inclus et du temps incluant renvoie à l’opposition, déjà analysée, des deux mouvements de l’intelligence (2), et comme cette dualité exprime le mouvement de la vie à travers l’intelligence, il faut en déduire que la constitution du temps abstrait de la pensée physique pure n’a de sens que par rapport à la vie en moi : ce temps abstrait du système universel de la physique classique n’élimine pas la vie ; il la pose indéfiniment comme ce qui est nié par la position même de ses produits : si le monde sur lequel le mathématicien opère est un monde qui meurt et renaît à chaque instant, celui-là même auquel pensait Descartes quand il parlait de la création continuée (3), ce n’est pas par une mise de côté de la vie, mais par ce double mouvement d’exténuation et de résurgence, qui est, pour la nature soumise à la pensée réflexive, l’inverse du double mouvement de la conscience vécue selon les (1) EC, 21 (C, 512). (2) IIIe partie, chap. 12. (3) EC, 22 (C, 5»3)-
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ek-stases temporelles (i). Cette conception cartésienne du temps entraîne que le temps abstrait, comme forme générale dont sort toute abstraction — et non comme abstraction qui relierait des formes abstraites qui lui préexisteraient, ce qui correspond à la conception thomiste du temps (z) —, peut être considérée de deux points de vue : soit comme discontinuité d’instants créateurs du point de vue de la cause réelle (3), soit comme la continuité indéfi niment divisible de la durée du point de vue de l’effet particulier dans lequel cette durée est donnée (système artificiel de Bergson) (4). L’instant dans le premier cas est par nature un néant de durée, et dans le second cas l’instant est l’infiniment petit actuel, le brevissimum tenipus (5). Cette contradiction conduit à la fois à la définition de l’instant comme différentielle et à la définition de l’instant comme absence de durée entre deux états. L’unité contradictoire et sophis tique de ces deux formes pour un être qui est à la fois vivant et pensant est la « représentation cinématographique du temps », où la durée devient mouvement et le temps abstrait l’espace donné à ce mouvement pour se déployer (6). Cette unité boiteuse qui reconstitue pour la pensée l’unité réelle de la durée de vie en elle se manifeste dans la notion Üintervalle. L’intervalle supprime la continuité en conservant la différence; la succession des instants est une métaphore vide de sens, et pour la vie qui est durée et pour la pensée qui pose comme présent tout ce qu’elle pense, de sorte que « l’instant immédiatement antérieur est, en réalité, celui qui est relié à l’instant présent par l’intervalle dt » (7), (1) Nous retrouvons ainsi l’image du temps des choses qui remonte le mouve ment de la durée de la vie. (2) Thomas d’AQUiN, In Physicam, TV, 11, 18, 4 sq. ; IV, 12, 19 ; VI, 1, 1, 5. (3) Descartes, Principes, II, 36. (4) Descartes, Principes, III, 63 et ni. (5) Guéroult, Descartes selon l’ordre des raisons, I, 275. (6) QA, 96 sq. (7) EC, 21 (C, 512).
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c’est-à-dire que la succession est ici la coordination de plusieurs termes présents pour la pensée et pris avec leurs tendances présentes, « des vitesses présentes et des accélérations présentes» (i). La tendance est elle-même un terme pour la pensée de sorte que le mouvement des tendances des divers termes dans l’intervalle pensé s’exprime comme système de simultanéités et de non-concordances entre des systèmes artificiels. Mais par là même, la pluralité des systèmes artificiels, par laquelle la pensée réduit la durée vivante, manifeste encore la présence de la vie jusque dans l’intelligence abstraite, puisqu’elle rend illusoire l’ambition d’une explication mécaniste universelle et absolue de la réalité (z). Ce qui est confirmé par le fait que Yétalement de la durée dans la spatialité abstraite de l’intervalle rend impossible le mécanisme absolu sans que toutefois l’absurdité de ce mécanisme radical apparaisse avec évidence « parce que notre mémoire a coutume d’aligner dans un espace idéal les termes qu’elle perçoit tour à tour, parce qu’elle se représente toujours la succession passée sous forme de juxtaposition » (3).
Nous sommes ainsi encore une fois renvoyés à la nature de l’être vivant pour lequel l’espace de durée qu’il ouvre à la vie pour son évolution est aussi pour lui l’espace idéal de la représentation réflexive. Nous saisissons ici à la fois la racine de l’impossibilité de traiter la durée comme un objet de mesure, la vie comme un élé ment des choses, puisqu’on ne peut superposer une durée à ellemême (4), et en même temps la raison de l’évidence absurde qui nous conduit à passer de la durée au temps abstrait et mesurable puisqu’en raison de sa double nature dans l’intervalle le temps est croisé avec lui-même et en une certaine mesure superposé (1) Ibid. (2) Lettre à H. Hôjfding (1916), in EP, III, 457. (3) EC, 340-341 (C, 783). (4) PM, 3 (C, 1254).
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à soi-même comme le sont le mouvement et sa trajectoire (i). En conséquence, on ne peut reprocher à Bergson d’opposer sommairement la vie et l’intelligence. L’élan vital se manifeste nécessairement, par l’enroulement sur soi du vivant, par le chiasme de l’immédiat et du réflexif, qui se répète à différents niveaux par des engendrements différenciatifs. La genèse de l’intelligence est une différenciation qualitative de la conscience (2) par laquelle les deux mouvements chiasmatiques du temps dans le champ conscient sont posés comme superposables uniformément, comme ils paraissent l’être dans 1’ « instant présent » où le mouvement par lequel les arrangements objectifs se succèdent coïncide avec le mouvement par lequel les vécus passés sont étalés dans la mémoire (3). De là l’idée d’un présent instantané qui se renouvelle (4), idée qui, par le caractère du « renouvellement », va plus loin que ne pourrait aller l’intelligence si elle n’avait aucun lien avec la vie. L’intervalle n’est pas seulement en effet le temps qu’il faut traverser pour atteindre le but fixé, mais ce qui reste à parcourir pour atteindre le but et par là il ne vaut que pour la pensée qui, à la différence de la vie, se porte immédiatement aux extrémités en négligeant le mouvement même du parcours (5), mais cette restriction, ce « ne... que » appliqué à l’intelligence n’a de sens que si, au lieu de renvoyer à l’impuissance sceptique de l’entendement, elle renvoie à la puissance créatrice de la vie : ainsi le fait que dans le temps conçu comme intervalle la durée ne compte pas, ce fait renvoie à la positivité de la durée qui « est le fond de notre être, et, nous le sentons bien, la substance même des choses avec lesquelles nous sommes en communication » (6). (1) PAL 3 (C, 1254). (2) Sur l’utilisation par Bergson des notions de différenciation et d’intégration, on se reportera à Newton, Traité de la quadrature des courbes. (3) EC, 299; PM, 138.(6, 748, 1361-1362). (4) EC, 21-22 (C, 512). (5) EC, 329 (6, 773-774). (6) EC, 39 (C, 527-528).
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Le temps abstrait, comme forme universelle de l'entendement, désigne ainsi clairement, dans la double signification de l’intervalle, le sens vital de Bintelligence qui est son accordfondamental avec la sensibilité et non son opposition au sensible. Nous devons repousser l’espérance d’une « mathématique universelle » (i), qu’on fait parfois « briller à nos yeux », non que nous devions rejeter l’idée d’intelligibilité universelle, mais parce que nous devons critiquer l’idée que l’intel ligibilité se conquiert par un mécanisme radical qui s’opposerait au finalisme radical de la conscience immédiate et active. Le sens (signification) intelligible des choses, le sens (direction) de la créa tivité, le sens comme sensibilité et sentiment dans le vivant sont liés l’un à l’autre, et l’examen précis des arguments invoqués en faveur d’une opposition de l’intelligence et de la vie fait au contraire appa raître leur corrélation dans la genèse de l’intelligence : le sens senti et le sens pensé dialoguent sans fin en moi de part et d’autre de h transparence mouvante du phénomène (2) et leur corrélation infinie ouvre le sens (direction) créateur de la vie en moi (3). Ainsi on donne comme argument en faveur du mécanisme universel et de la tempo ralité abstraite la possibilité de l’induction dans les sciences de la nature : or, en fait, l’induction suppose l’ambiguïté de l’intervalle de temps; sans doute elle suppose que la durée ne compte pas et que les qualités sont superposables (4), mais elle vaut pour les « systèmes » artificiels et partiels, et elle laisse de côté « ce qui est admirable en soi, ce qui mériterait de provoquer l’étonnement (...) la création sans cesse renouvelée que le tout du réel, indivisé, accomplit en avançant (5); et cet étonnement naît de la découverte (j) EC, 39 (C, 528). (2) MM, 145 (C, 274). (3) P. Trotignon, I,e sens du bergsonisme, in Hommage à Bergson, O.R.T.F. (7-1-1966). (4) EC, 217 (C, 678-679). (5) EC, 218 (C, 679).
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de l’infinité des « changements infinitésimaux » (i) que l’intelligence découvre dans le jeu de l’induction et de la déduction. En conclusion, disons que l’intelligence ne s’oppose pas à la vie comme un temps abstrait au temps concret, mais qu’elle dissocie réflexivement dans ma propre temporalité la durée du moi et la durée des choses (2) qui s’entrecroisent dans le chiasme de l’intervalle, identifiant la durée des choses au temps abstrait (3) et laissant de côté la durée vécue du moi (4), comme milieu subjectif inerte où Tintelligence logique se meut, se manifestant par moments, selon la discontinuité d'actes intellectuels où les choses sont pour nous, dans le milieu abstrait du temps intellectuel, identiques pour un moment à cet eÏSoç qu'elles sont en soi, et cela parce que l’intelligence met de côté le vivant en tant qu’il est conscient de soi (5). 2. Le
mythe de l’instantanéité
Nous en arrivons ainsi au point le plus difficile et le plus délicat de cette analyse des rapports de la vie et de la science : de même que l’ambiguïté de l’intervalle de temps permet à l’intelligence, issue de la vie, de constituer un système abstrait de l’univers qui trahit le sens de la vie, de même inversement l’élément philosophique essentiel de cette représentation intellectuelle des choses doit permettre de retrouver le mouvement de la vie créatrice au sein de l’intelligence abstraite. Ce concept essentiel est celui de l’instantanéité. La pensée antique connaissait la soudaineté de l’instant, mais non l’instan tanéité d’un phénomène X. L’instantanéité est un trait propre à la pensée métaphysique moderne (6) qui, faisant de la durée du moi (1) U)