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Ce livre interroge les concepts de force et de violence dans l’œuvre de Thucydide. En particulier, nous essayons de lire son histoire à travers ce que nous considérons comme une polarité cruciale, ainsi qu’un des fondements du récit de la guerre du Péloponnèse, à savoir la lutte violente pour la domination. Comment Thucydide comprend-il la domination, mais surtout le conflit de deux forces politiques, sociales, économiques totalement différentes, celle d’Athènes et celle de Sparte ? Comment reconstruit-il la naissance et la formation des premières forces dans le monde grec ? Comment Thucydide décrit-il la violence qui transforme et en même temps détermine de manière dramatique le sort des villes impliquées dans cette guerre ? Pouvons-nous dire que pour Thucydide l’histoire est essentiellement le lieu de la souffrance humaine, à cause de la présence constante de la violence et des conflits nés entre des forces opposées ?
Nikos Foufas est chercheur en philosophie, attaché à l’Université Panteion des sciences sociales et politiques à Athènes. Il s’intéresse notamment à la pensée de Hegel et de Marx. Il travaille actuellement sur le concept de réification dans l’œuvre de Georg Lukács.
Illustration de couverture : wikimedia commons. ISBN : 978-2-343-16534-9
24,50 €
Nikos Foufas BIBLIOthèque
DE LA FORCE ET DE LA VIOLENCE CHEZ THUCYDIDE
DE LA FORCE ET DE LA VIOLENCE CHEZ THUCYDIDE
Nikos Foufas
DE LA FORCE ET DE LA VIOLENCE CHEZ THUCYDIDE
OUVERTURE
PHILOSOPHIQUE BIBLIOthèque
DE LA FORCE ET DE LA VIOLENCE CHEZ THUCYDIDE
Collection « Ouverture philosophique » Série « Bibliothèque » dirigée par Dominique Chateau, Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot Une collection d’ouvrages qui se propose d’accueillir des travaux originaux sans exclusive d’écoles ou de thématiques. Il s’agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions, qu’elles soient le fait de philosophes « professionnels » ou non. On n’y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu’habite la passion de penser, qu’ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes astronomiques. La série « Bibliothèque » comporte des ouvrages qui inaugurent ou complètent la connaissance des philosophes en explorant leur problématique, leur argumentation et leur héritage. Dernières parutions
Paul DUBOUCHET, GIRARD ET TRESMONTANT, BALAYEURS ET CONSTRUCTEURS. POUR LE MONOTHEISME, 2019. Pascal GAUDET, KANTIENNE, 2018.
LE
PROJET
DEMOCRATIQUE.
RECHERCHE
Nikos Foufas
DE LA FORCE ET DE LA VIOLENCE CHEZ THUCYDIDE
Du même auteur aux éditions L’Harmattan La critique de l’aliénation chez le jeune Marx, 2016. Marx et la Grèce antique, 2016. L’aliénation dans la phénoménologie de l’esprit, 2017. La critique de la positivité chez le jeune Hegel, 2018.
© L’Harmattan, 2019 5-7, rue de l’École-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-16534-9 EAN : 9782343165349
Mon délassement, ma prédilection, mon traitement contre tout platonisme fut de tout temps Thucydide. Thucydide, et peut-être le « Prince » de Machiavel, me sont particulièrement proches par leur volonté absolue de ne pas s’illusionner, et de voir la raison dans la réalité – non pas dans la « raison », et encore moins dans la « morale ». Rien ne guérit plus radicalement que Thucydide de la lamentable et fallacieuse idéalisation moralisante des Grecs, que tout jeune homme qui a reçu une « formation classique » emporte dans la vie en récompense du dressage subi au Lycée. Il faut ne pas en sauter une ligne, et savoir déchiffrer ses arrière-pensées aussi distinctement que ses paroles : il est peu de penseurs aussi riches en arrière-pensées. {…} C’est en fin de compte le courage devant la réalité qui marque la différence de tempérament entre un Thucydide et un Platon : Platon est lâche devant la réalité – par conséquent, il se réfugie dans l’idéal : Thucydide se maîtrise, par conséquent, il maîtrise aussi les choses… Friedrich Nietzsche, Crépuscule des idoles ou Comment philosopher à coups de marteau, Éditions Gallimard, Paris, 1974.
INTRODUCTION
Cet ouvrage se donnera comme tâche une réflexion au sujet de l’Histoire de la Guerre du Péloponnèse1, écrite par Thucydide (né vers 460 avant notre ère approximativement dans le dème d’Halimunte d’Attique et mort entre 400 et 397-395 avant notre ère probablement à Athènes), œuvre essentiellement rédigée pendant le déroulement de cette guerre (431-404 avant notre ère). Plus particulièrement, notre questionnement principal peut être formulé dans la question suivante : comment Thucydide définit-il la violence et la force dans son œuvre ? Cette question de base nous a amené très rapidement à poser quelques autres questions concernant la Guerre du Péloponnèse de Thucydide et les problèmes que ce texte relève : qu’est-ce que c’est « l’hégémonie athénienne » selon lui ? Est-ce que Thucydide a une idée cohérente de l’hégémonie athénienne ? Autrement dit, en quoi consiste l’hégémonie - l’ἀρχὴ athénienne - telle que Thucydide la présente dans son récit du conflit entre Athènes et Sparte ? Mais, il y a certaines questions qui peuvent mieux s’articuler dans une interrogation plus fondamentale quant à l’œuvre de Thucydide telle que nous la comprenons : comment la violence estelle liée à la démocratie athénienne, à savoir à sa propre politique hégémonique ? Encore, de quelle façon Thucydide met-il en place les moments de la violence, comment présente-t-il le déroulement des situations qui finissent par l’explosion et la manifestation d’une violence et d’une force extrêmes ? Ainsi, notre réflexion essaiera de comprendre dans un premier moment, les prémisses méthodologiques de la pensée et de l’écriture de Thucydide, données au lecteur dans le
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Dès lors, nous nous référerons au texte de Thucydide comme « la Guerre du Péloponnèse ».
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premier livre de la Guerre du Péloponnèse2 afin de pouvoir conceptualiser les axes principaux de la narration de l’historien athénien3. La question alors qui va nous occuper tout au long de notre interrogation sera celle-ci : qu’est-ce que Thucydide décrit en tant que violence et force dans son écrit ? À travers quels dispositifs politiques, militaires et surtout discursifs, Thucydide expose-t-il la politique expansionniste athénienne pendant le 5ème siècle ? Est-ce que son récit des scènes de violence causée par l’appareil militaire athénien pourrait être compris en tant qu’une critique directe ou indirecte, ouverte ou tacite envers la politique d’hégémonie de la démocratie athénienne qui, comme nous le verrons dans notre exposé, fut selon Thucydide la raison initiale de la Guerre du Péloponnèse ? Conséquemment, notre réflexion sera fondée sur et partira d’abord du texte de Thucydide, mettant dans un second plan la bibliographie secondaire concernant l’œuvre de l’auteur athénien. Plus précisément, notre démarche va tenter de suivre la démarche de Thucydide, c’est-à-dire que nous regarderons cas par cas chaque passage où Thucydide se réfère à des moments où une violence au sens militaire et politique est déclenchée. En d’autres mots, nous examinerons les passages dans l’œuvre de Thucydide, où il nous parle premièrement de la violence au sens littéral du terme, deuxièmement comme moyen de subjuguer une personne ou une collectivité humaine en position inférieure et en troisième lieu, la violence liée à la situation de supériorité de la cité d’Athènes, s’exprimant comme 2
Voir Livre I, 20-23. Nous utiliserons le texte de Thucydide dans la traduction de Denis Roussel, éditée chez Gallimard en 1964 : Thucydide, La Guerre du Péloponnèse avec une préface de Pierre Vidal-Naquet. Pourtant, selon le cas nous citerons le texte original et lorsque nous le jugerons nécessaire, nous modifierons la traduction de Roussel. 3 Nous employons le terme « historien » à propos de Thucydide pour des raisons simplement conventionnelles. Déterminer si Thucydide était un historien au sens où nous l’entendons aujourd’hui, après le développement de la science historique pendant le 19ème et le 20ème siècle et s’il fait « de l’histoire » est une question assez compliquée qui nous amènerait très loin de notre sujet. Pour une recherche plus détaillée sur cette question voir Catherine Darbo-Peschanski, L’Historia. Commencements grecs, collection « Folio Essais », Paris, Gallimard, 2007.
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l’imposition du droit du plus fort économiquement et militairement. Pour s’exprimer plus simplement, en tant qu’une hégémonie qui utilisait sa force pour réaliser son expansion et son droit par le biais de la violence extérieure4. Donc, nous n’allons pas nous intéresser uniquement à la violence telle qu’elle se manifeste dans le cadre de la bataille ou de la guerre5, mais aussi comme expression de la volonté et du pouvoir du plus fort entre les diverses cités grecques et comme expression de la politique hégémonique et expansionniste de la cité d’Athènes après les Guerres médiques. Notre orientation ne consistera pas à déterminer et à expliciter juste un terme ou un concept tel qu’il s’articule dans l’œuvre de Thucydide, mais au contraire de voir de quelle manière les questions de la force et de la puissance s’enchevêtrent avec les questions de la violence et de l’hégémonie. Ces questions nous paraissent être capitales pour la compréhension de la méthode historique de Thucydide. De ce fait, ces questions ne peuvent pas être traitées d’une façon distincte, mais plutôt d’une manière synthétique et dialectique. Il faut également mentionner que n’étant pas de formation philologique, nous insisterons plutôt sur un travail sur les notions et sur les concepts tels que nous les concevons chez Thucydide. Ce travail consistera à la compréhension des notions telles que l’hégémonie, la violence, la force et le droit dans l’œuvre de Thucydide. Ceci dit, nous concevons notre réflexion comme 4
Dans la plus grande partie de l’œuvre de Thucydide, il s’agit d’exposer les attaques et les conflits extérieurs des cités grecques, autrement dit, les conflits « internationaux » pour employer ce terme anachronique, entre les cités grecques de l’époque, les séditions ou les guerres et les mouvements civils à l’intérieur de ces cités. Néanmoins, comme nous allons voir, Thucydide fera une exception importante en parlant et en exposant laborieusement dans le huitième livre de son histoire la situation politique d’Athènes, l’abolition temporaire du régime démocratique, l’instauration du régime tyrannique des Quatre-Cents et l’instauration du gouvernement de Cinq-Mille. 5 Toutefois, la violence purement militaire sera un des axes de notre recherche, étant donné qu’il y a des passages significatifs et assez relevants de l’usage d’une violence guerrière pendant les hostilités, par exemple dans le massacre des citoyens de l’île de Mélos, les luttes civiles à Corcyre, le massacre des citoyens de Mycalessos ou du massacre des soldats Athéniens par les Syracusains et le traitement des prisonniers de guerre. Pourtant, nous insisterons aussi sur la signification politique de cette violence qui a lieu pendant les hostilités de guerre.
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philosophique et comme une tentative d’insister sur les implications théoriques et les enjeux politiques de la Guerre du Péloponnèse. Bien plus, nous voulons si possible et malgré le caractère spécifique et restreint de notre recherche, de former une idée plus générale de la notion d’hégémonie, mais surtout de son implication pratique lorsque cette hégémonie se manifeste en tant que force et violence dans le conflit entre Athènes et Sparte. Après avoir posé la problématique centrale de notre recherche, nous mettrons en relief les outils théoriques avec lesquels nous essayerons de disséquer la violence, la force et l’hégémonie dans l’œuvre de Thucydide.
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I. Notions et concepts utilisés
Nous voulons tout d’abord souligner que l’hégémonie, la force et beaucoup plus la violence ne sont pas des simples concepts ou des notions existantes dans la pensée, importés par la réflexion à la réalité humaine, sociale et politique. Elles sont des pratiques inhérentes aux rapports sociaux-historiques qui s’expriment sous diverses formes, et qui se réalisent à travers plusieurs situations et moyens. La violence et surtout la domination existent en tant que pratiques au sein de chaque formation historique et sociale aussi bien qu’à chaque période historique, au moins à partir de l’existence de sociétés divisées en classes. Afin de parvenir à comprendre les concepts de violence et de force dans le cadre historique de l’hégémonie athénienne, il faut partir de l’origine du mot violence, chose qui nous permettrait de concevoir quelle est la nature de ces deux concepts et de ne pas présupposer une définition unifiée et systématique que nous imposerions à Thucydide. Nous devrons donc tenter de repérer les usages spécifiques de ces notions et les enjeux, qui dans chaque contexte spécifique leur confèrent un sens particulier. Dans ce sens, l’étymologie peut nous aider : « violence » vient du latin « violentia » qui signifie violence, caractère violent ou fort. Le verbe « violare » signifie traiter ou agir avec violence, profaner, transgresser. Violentia et violare sont attachés à « vis » qui signifie la force, la violence, la puissance, l’usage de l’emploi physique, mais également la quantité ou le caractère essentiel d’un être ou d’une chose. Plus exactement, le mot vis signifie la force en action, la possibilité d’un corps d’exercer sa puissance virtuelle, de même la puissance vitale. Du français et du latin, le grec ancien réaffirme ce noyau de signification. Ce qui correspond au vis latin est le « ἴς » qui désigne dans le grec homérique le muscle et la force, la vigueur et se rapporte à un mot beaucoup plus courant et fréquent dans le grec classique, la « βία » qui décrit la force corporelle, l’obligation et la contrainte physique, la force vitale, la vigueur et finalement la 13
violence6. Ce qui est intéressant de noter est le fait que le mot βία en grec ancien a la même racine que le mot « βίος » qui désigne la vie humaine. Ainsi, la question de la violence ne se pose pas pour les animaux mais uniquement pour les humains, et elle ne concerne que les affaires humaines. Dans le grec ancien, préclassique et classique, mais surtout chez Homère, la violence renvoie au degré d’une force. Elle signifie la démesure d’un phénomène naturel, la transgression de forces destructrices qui dépassent l’ordre et la mesure. Dans le Poème d’Empédocle, la violence est nommée Haine et fait partie des époques de la Terre qui l’ont constitué, principe séparateur et organisateur qui agit en s’opposant à l’Amour. Dans la réflexion d’Héraclite (fragment 53), la violence appelée la guerre (Πόλεμος) est le conflit qui oppose des forces antithétiques, productrices et destructrices et qui engendre toutes les choses. La guerre est le principe régulateur de l’univers, l’univers qui se transforme sans cesse. Pour la pensée présocratique, la violence est force et les mouvements produits s’identifient à la nature des choses. Donc, nous pouvons constater dans un premier moment que pour le monde grec archaïque, la violence fait partie de la nature, de la phusis et du cosmos. Pour Aristote aussi, la violence fait partie de la physique : la violence fait partie du mouvement d’un corps. Plus spécifiquement dans sa physique, les mouvements violents s’opposent aux mouvements naturels et ces derniers poussent chaque corps à retrouver le lieu que la nature lui accorde, son propre espace7. Il s’agit alors de la nature conçue comme un système des fins qui donne un sens à la violence. La violence est παρα φύσιν, car elle s’oppose à la nature. Mais, les mouvements brusques ou violents qui font violence à la nature et la transgressent sont des déviations accidentelles ou des complications des mouvements naturels. En d’autres mots, pour 6
Dans la mythologie grecque, Βία est aussi une divinité qui incarne la force, la valeur, la vaillance et la violence comme d’ailleurs son nom l’indique. Elle est la fille du Titan Pallas et de Styx, ainsi que la sœur de Niké (la Victoire), de Kratos (la Puissance) et de Zélos (l’Ardeur). Elle est principalement mentionnée par Eschyle dans sa tragédie Prométhée enchaîné, comme l’assistante avec Kratos d’Héphaïstos, par Hésiode dans son Théogonie (vers 385) et par Apollodore dans la Bibliothèque (I, 2, 5). 7 Aristote, La Physique, IV, 8, 215a1-6 et V, 6, 230a-b.
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Aristote sans les mouvements naturels, il n’y aurait aucun mouvement. Si la violence ne peut être comprise qu’en rapport avec la nature, comment la distinguer de la force, une notion principalement physique ? La violence et la force sont-elles des notions identiques ou limitrophes, avec des caractéristiques en commun ? Selon Aristote, la violence déborde le champ strict de la physique et possède un rôle dans la théorie de la vertu. Car, la distinction entre l’action volontaire qui dépend du sujet et l’action involontaire qui est extérieure au sujet, coïncide avec l’opposition entre mouvement violent et mouvement naturel8. La violence nous oblige-t-elle à étendre le domaine de la nature, en dehors des limites à l’intérieur desquelles la force physique a un sens ? Toutefois, la violence est une notion qui se rapporte à des pratiques, à des réalités sociales et historiques centrales pour la philosophie et les sciences sociales. L’ontologie, l’anthropologie, la métaphysique, l’esthétique et la politique s’interrogent amplement sur la question de la violence. Cela dit, il s’agit d’une thématique qui joue à plusieurs niveaux et son omniprésence peut poser des problèmes quant à sa compréhension. Néanmoins, il ne faut pas identifier la force à la violence et à les confondre. En réalité, nous avons affaire à des notions limitrophes. D’ailleurs, la difficulté de définir la violence consiste exactement à cette proximité qu’elle a avec d’autres concepts et notions. Cet obstacle revient à ce que Hannah Arendt disait à propos de la science politique9 : la terminologie de la théorie politique est incapable de trancher et de faire la distinction entre des mots tels que « force », « autorité », « puissance », « pouvoir » et « violence ». Donc, la compréhension d’une réalité humaine et historique très complexe et variée passe par une compréhension conceptuelle, méthodologique et langagière. À savoir un usage erroné du mot de la violence - et également de la force - peut nous mener à occulter ou à omettre les réalités qu’il décrit.
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Aristote, Éthique à Nicomaque, III, I. Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, p. 147-154, traduit par G. Durand, Calmann-Lévy, Paris, 1972. 9
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II. La violence : comment la définir ?
Mais comment séparer la violence des autres concepts limitrophes ? Une démarche possible pourrait être de définir ces concepts de la façon suivante : l’autorité d’une personne, d’un groupe humain ou d’une institution étant l’obéissance inconditionnelle de ceux qui la reconnaissent, la puissance se réfère aux propriétés d’un individu, et le pouvoir - concept très controversé - peut être considéré comme un rapport entre des individus, des classes sociales ou des groupes sociaux. Selon Max Weber, le rapport de pouvoir existe lorsqu’un individu accomplit ou n’accomplit pas conformément à la volonté d’un autre individu, une action qu’il n’aurait pas accomplie ou il aurait accomplie spontanément. Le pouvoir n’est pas simplement un principe premier et fondamental, mais un agencement comme dirait Gilles Deleuze où des pratiques, des institutions et des savoirs se croisent et où le type d’objectif poursuivi ne se réduit pas à la domination, mais il appartient et varie lui-même dans l’histoire. Nous pouvons alors caractériser, le pouvoir non seulement comme la coercition d’un individu ou d’un groupe d’individus sur un autre individu ou sur un autre groupe d’individus, mais des modes d’action complexes sur l’action des autres. Mais qu’en est-il de la force ? Il nous semble que la force soit plus complexe à saisir, étant donné qu’actuellement le langage courant a la tendance de la considérer comme le synonyme de la violence, c’est-à-dire comme le moyen de contrainte. De plus, nous avons affaire à un mot qui a une très longue histoire. Dans la mécanique classique, la force désigne l’activité qui transforme l’état de mouvement ou de repos d’un corps, et qui se traduit par un changement de vitesse. Pourtant, la force ne s’est aucunement bornée aux domaines de la physique et de la mécanique, mais elle a été utilisée par la philosophie politique et morale. En général, la force décrit la puissance physique et plus spécifiquement la capacité d’exercer une violence physique sur un 16
autre être. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, il y a la tendance de confondre la force avec le pouvoir et la violence. Néanmoins, l’enjeu de la distinction entre pouvoir, violence et force n’est pas uniquement une dispute à propos de mots, mais à vrai dire une question profondément politique. Comme Arendt note : « Pouvoir, puissance, force, autorité, violence : ce ne sont là que des mots indicateurs des moyens que l’homme utilise afin de dominer l’homme ; on les tient pour synonymes du fait qu’ils ont la même fonction. Ce n’est que lorsqu’on aura cessé de ramener la conduite des affaires publiques à une simple question de domination que les caractères originaux des problèmes de l’homme pourront apparaître, ou plutôt réapparaître, dans toute leur authentique diversité »10. Un autre concept qui s’associe à la tradition philosophique, politique, juridique et morale et en même temps à Thucydide, est celui du droit. Or, ce concept n’est pas thématisé dans l’œuvre de Thucydide ou plutôt, il n’apparaît pas en tant qu’un ensemble des règles et des lois générales qui décrivent le comportement et l’action des individus dans des circonstances précises. En outre, Thucydide se réfère très rarement à la justice en tant que telle. Cependant, ce qui pose problème dès que nous lisons la Guerre du Péloponnèse est l’exercice de la violence par une hégémonie ou par des cités et des individus selon les cas, qui sont en position de supériorité et de force, d’où le croisement et la rencontre de la violence avec l’hégémonie et la force. Plus particulièrement, la question de la force s’entremêle d’une façon intensive avec l’hégémonie et le droit en tant que « le droit du plus fort » dans le dialogue entre les envoyés d’Athènes et les représentants de l’île de Mélos, qui a eu lieu en 416 avant notre ère11. L’expression du « droit de plus fort » énonce l’enjeu et la question qu’elle contient, c’est-à-dire l’opposition entre le concept d’autorisation et l’exercice de la violence et de la force : est-ce que la force fait le droit ? Est-ce que la justice peut être compatible avec la force ? Ces questions ont été posées par des contemporains de Thucydide, les Sophistes et Socrate et elles sont résumées d’une façon 10 11
Voir H. Arendt, ibid., p. 144. Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, V, 85-111.
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éclairante dans la République de Platon, lorsque Calliclès s’oppose à Socrate. La question est ambigüe : est-ce que la force désigne la force du corps, par laquelle les plus forts l’emportent sur les plus faibles, comme ils le font dans le règne animal ou décrit la puissance de l’esprit, de l’intellect et le sens de la justice ? Platon met en relief le conflit entre deux conceptions du pouvoir politique, l’une - la sienne et celle de Socrate - qui subordonne l’exercice de l’autorité à l’Idée du Bien et de la justice, et l’autre qui fait de la domination le moyen de posséder des biens personnels, comme l’honneur et la richesse. Dans le premier livre de la République, Platon présente le sophiste Thrasymaque en train de dire que la justice naturelle est ce qui est le plus avantageux au plus fort et que le droit est l’instrument des puissants pour opprimer les plus faibles. Ainsi, nous estimons que le problème posé par Thucydide dans le cinquième livre de son histoire a des implications et des enjeux fortement philosophiques et politiques : comment une hégémonie et une domination s’exercent-elles ? Autrement dit, comment un faible est-il écrasé par un puissant selon Thucydide ? En conséquence, cette question nous mène à poser la question du statut de l’hégémonie chez Thucydide et dirigera toute notre réflexion et notre acheminement : qu’est-ce qui est le propre de la violence et de l’hégémonie dans l’œuvre de Thucydide ? Donc, la violence, l’hégémonie, la force et le droit constituent le cadre théorique de notre interrogation et plus spécifiquement, ces notions sont son noyau. Ceci dit, nous voulons si possible tirer quelques conclusions au sujet de ces notions mais aussi, voir si nous pouvons éventuellement comprendre le processus, la « méthode » et le chemin empruntés par Thucydide pour décrire la Guerre du Péloponnèse, laquelle dès qu’elle commence, elle fait émerger dans le monde humain la réalité d’une violence extrême. Thucydide écrit quelque chose de très significatif et de très radical à propos de la violence qui a eu lieu pendant la guerre : « ὁ δὲ πόλεμος ὑφελὼν τὴν εὐπορίαν τοῦ καθ᾿ ἡμέραν βίαιος διδάσκαλος καὶ πρὸς τὰ παρόντα τὰς ὀργὰς τῶν πολλῶν ὁμοιοῖ »12. Nous analyserons donc comment Thucydide décrit-il le processus qui déclenche les moments de la violence pendant une guerre. La plupart de fois ces violences sont 12
Thucydide, ibid., livre III, 82,3.
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exercées par des cités ou des groupes humains en état de supériorité ou d’avantage par rapport à d’autres cités ou d’autres groupes humains, à savoir entre des cités et des groupes humains qui parfois se trouvent dans des situations d’inégalité. C’est pour cela que nous avons souligné que pour Thucydide le droit est une notion problématique, et qu’elle ne peut pas exister dans une situation d’inégalité où les parties opposées n’ont pas la même force. En d’autres termes, selon Thucydide le droit n’est pas concevable là où il n’y a pas de forces égales. Pour conclure sur l’introduction, nous voudrions énoncer brièvement le plan de notre recherche.
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III. Plan du livre
Après avoir défini la thématique, la problématique et les concepts sur lesquels nous allons travailler et réfléchir, nous voulons énoncer les parties de notre ouvrage. Nous estimons qu’il est intéressant et pertinent de travailler pendant la première partie sur trois grands axes. Premièrement, consacrer une partie dans laquelle nous essaierons de mettre en relief ce que Thucydide apporte dans l’écriture de l’histoire comme radicalement nouveau. Ensuite, nous travaillerons sur le plan et la « méthode » de la Guerre du Péloponnèse et sur les sections de la Péntékontaetia et de l’Archéologie. Autrement dit, la pensée, la « méthode », « la philosophie de l’histoire », les bases théoriques sur lesquelles l’auteur athénien écrit l’histoire de la guerre entre Sparte et Athènes, nous considérons qu’elles existent dans le premier livre. Plus exactement, indépendamment des questions de la violence, de l’hégémonie et de la force chez Thucydide, il est important d’analyser les parties du premier livre, l’Archéologie (I, 119) et la Péntékotaetia (I, 89-118). Ces parties de la Guerre du Péloponnèse marquent des étapes cardinales dans l’œuvre de Thucydide, en premier lieu en tant que moments qui analysent une partie de l’histoire grecque avant les Guerres médiques, puis ils continuent avec l’exposition des étapes de l’expansion athénienne dans l’espace de la mer Égée, et les faits qui ont finalement mené les deux forces opposées, Athènes et Sparte à faire la guerre, et secondement en tant que présentation de la façon avec laquelle l’auteur perçoit son propre travail, ainsi que les raisons pour lesquelles il l’avait entreprit. Le premier livre nous intéressera, parce que Thucydide y donne en détail les éléments principaux de sa méthode, un discernement entre les causes et les prétextes de la Guerre du Péloponnèse, et parce qu’il explique comment Athènes après les Guerres médiques commence petit à petit à établir sa domination, son hégémonie maritime dans la mer Égée. Lire 20
attentivement ces deux sections de la Guerre du Péloponnèse est aussi important, étant donné que Thucydide présente la violence et la guerre comme les résultats de la quête sans cesse de la force et de l’expansion de la part d’Athènes qui ont amené à la Guerre du Péloponnèse : « Mais la cause la plus vraie, celle aussi qui fut mise en avant, se trouve dans l’expansion athénienne, qui inspira des inquiétudes aux Lacédémoniens et ainsi les contraignit à se battre »13. Pour conclure en ce qui concerne cette première partie de notre questionnement, nous tenterons de saisir certains noyaux de base au sujet de la méthode de Thucydide et son jugement porté sur les causes de la guerre, aussi bien que sur l’expansion de la domination athénienne sur certaines régions du monde grec. Dans la deuxième partie, nous essayerons de comprendre la domination, l’hégémonie et la force à travers d’autres passages du texte de Thucydide que nous considérons comme les plus cruciaux sur ces questions, et dans la troisième partie nous nous concentrerons sur la question de la violence dans la Guerre du Péloponnèse.
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Ibid., I, 23, p. 49.
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PREMIERE PARTIE : LES MOTS DE LA « VIOLENCE », DE LA « DOMINATION », DE LA « FORCE » ET DE LA « PUISSANCE » CHEZ THUCYDIDE. « L’ARCHEOLOGIE » ET LA « PENTEKONTAETIE ». LES PREMISSES METHODOLOGIQUES ET HISTORIQUES DE LA GUERRE DU PELOPONNESE
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I. La tradition historiographique antérieure à Thucydide. La radicalité et la nouveauté de l’histoire et de la méthode de Thucydide
Avant d’entrer dans l’analyse conceptuelle et l’usage fait par Thucydide dans les extraits les plus significatifs, des mots qui concernent la violence, la force, la domination et l’hégémonie, nous voulons nous concentrer sur deux éléments : premièrement sur ce que nous appelons dans le titre de la première partie « la pensée de Thucydide », à savoir les prémisses méthodologiques de son texte, les axes conceptuels sur lesquels développe et organise son récit des événements, mais aussi sur ce que différencie l’auteur athénien des chroniqueurs et des logographes et quelles notions dominent sa narration. Ensuite, nous examinerons plus attentivement le plan et la méthode de la Guerre du Péloponnèse à travers deux parties du premier livre qui marquent le récit, en exposant ce qui précède historiquement d’une part les Guerres médiques et d’autre part la Guerre du Péloponnèse : l’Archéologie et la Pentékontaétie14. Donc, regardons très rapidement comment l’historiographie grecque s’est développée dans l’antiquité grecque et les débuts de la mémoire historique dans l’espace grec jusqu’à l’époque de Thucydide et en rapport avec son monde social-historique. Une première forme de littérature qui conservait les mémoires du passé était les épopées. Les épopées étaient les produits poétiques et littéraires d’une tradition orale. En d’autres termes, elles étaient de compositions poétiques qui racontaient des exploits des héros des époques anciennes. Dans ce cadre littéraire et poétique, il n’était pas question d’objectivité ou d’exactitude. Les épopées avaient la forme des chants et avaient les caractéristiques du conte, puisqu’elles portaient une partie de la mémoire communautaire, une mémoire collective qui pouvait être 14
Voir respectivement, Livre I, 1-19 et 89-118.
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transformée selon la volonté des poètes. Il se peut que l’intérêt pour la communauté et les aèdes ait été de prôner la fierté des auditeurs qui partageaient des identités communes, le même lieu de provenance et les mêmes dominateurs. Pourtant, à partir du 7ème siècle avant notre ère, avec le développement de la navigation et de la marine, l’extension du phénomène de la colonisation dans l’espace méditerranéen par des cités grecques, mais également avec la consolidation des cités autonomes, un nouveau genre littéraire commence à apparaître avec des prétentions plus rigoureuses. C’était la logographie et les historiens-chroniquers, bien antérieurs à Hérodote et à Thucydide. Le premier logographe semble avoir été Cadmos, un citoyen de Milet qui raconte l’histoire de sa cité. Ce nouveau genre littéraire met plutôt l’accent sur le charme de l’histoire racontée que sur l’exactitude des faits, et il mélange l’histoire et la mythologie. Influencés par l’épopée, les logographes passent à la prose. Les logographes les plus distingués de l’époque étaient les gens les plus instruits et qui avaient voyagé, comme Hellanicos de Mytilène (autour de 480 et 395 avant notre ère) et Hécatée de Milet (vers 550 et 480 avant notre ère) originaires des colonies de l’Ionie ou de la mer Égée de l’ouest. Dans leurs œuvres, ils rassemblaient les impressions de leurs visites à des cités grecques ou des cités non-hellénophones, en racontant des histoires de type anecdotique et des informations de nature ethnologique. Ils donnaient des catalogues avec les noms des vainqueurs aux Olympiades ou des archontes importants de chaque ville, et parallèlement ils notaient les mœurs et les coutumes ou les légendes locales, essayant parfois de les interpréter. Il faut aussi noter que l’épopée, les premiers chroniqueurs et logographes apparaissent dans le même espace social et historique, celui de la mer Égée et de l’Ionie et que ces derniers commencent à examiner et de raconter les choses du point de vue d’un « moi » empirique. Ainsi, ils sont d’une façon schématique les précurseurs des chroniqueurs et des historiens qui vont suivre. Hérodote d’Halicarnasse (480 et vers 420 avant notre ère) appelé par Cicéron comme le « père de l’histoire », ayant beaucoup voyagé en Égypte et en Asie et avoir habité à Athènes, raconte les Guerres médiques mais aussi des événements concernant l’Empire 26
perse et l’Égypte. Il décrit ses impressions des peuples de l’Asie et en plusieurs occasions leurs coutumes. En réalité, Hérodote faisait encore usage du style des logographes et ses inquiétudes anthropologiques et ethnologiques couvrent ses intérêts historiques. Donc, bien que son thème principal ait été l’invasion perse et la résistance de certaines cités grecques, il tarde considérablement de parler de ce sujet. Plus spécifiquement, Hérodote décrit certaines cités et certains peuples en faisant des longues régressions. Il parle de la grandeur de Babylone et d’Égypte, mais pour conclure que devant le luxe de l’Orient, la modération et la tempérance grecques sont préférables et que l’esprit libre et tempéré des Grecs sont les preuves de la constitution intellectuelle des êtres humains de l’Europe et de l’Ouest. Il prône la frugalité des Grecs, l’effectivité de l’esprit grec et plus précisément celui d’Athènes, soulignant que si cette cité ne s’était pas battue contre les Perses, toute la Grèce et l’Europe allaient tomber. Nous pouvons alors discerner indirectement chez Hérodote, l’expression de la supériorité athénienne. Il faut également remarquer qu’il était le premier auteur qui utilise le mot « ἱστορίης », le type ionien du mot « ἱστορία » qui signifie l’enquête, la recherche ou la connaissance dérivée par l’enquête. La linguistique explique que plusieurs peuples afin de se référer à des actions de narration du passé utilisent le passé composé du verbe « devenir ». À savoir qu’ils font l’usage d’un mot qui se rapporte aux faits, aux événements. Contrairement, le terme « ἱστορία » utilisé par Hérodote et transmis à d’autres langues européennes comme « history », « histoire », « historia » ou « storia » provient du verbe « οἶδα » qui signifie savoir ou connaître. Conséquemment, l’histoire signifie la connaissance qui résulte d’une recherche. Elle décrit une pensée élaborée sur les faits et non les faits eux-mêmes. Il s’agissait exactement du moment où pour la première fois, le facteur de la pensée politique entrait en scène en tant qu’interprète du passé. Ainsi, le mot de l’histoire a un sens conceptuellement et méthodologiquement particulier et une signification cruciale quant à son usage au sein d’une formation sociale et linguistique spécifique, celle de la Grèce du 5ème siècle avant notre ère.
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Hérodote raconte les Guerres médiques et Thucydide raconte l’histoire d’une autre guerre, celle du Péloponnèse (431-404) entre Athènes et Sparte d’où Sparte et ses alliés sont sortis victorieux. Les cités grecques qui ont été impliquées se sont épuisées, beaucoup plus la démocratie athénienne. Pourtant, la narration de la Guerre du Péloponnèse par Thucydide s’arrête soudainement à l’année 411, au milieu d’une phrase. Nous ne savons pas si cette interruption a été volontaire ou si l’auteur n’a pas pu compléter son œuvre avant sa mort : nous ne pouvons pas nous prononcer d’une façon certaine sur la question de la rédaction de l’œuvre de Thucydide : est-ce qu’elle a été écrite par étapes ou en une seule fois, problème qui occupe la science historique et philologique depuis plusieurs siècles. Mais qu’est-ce que différencie l’œuvre de Thucydide de ce qui le précède et de ce qui va suivre dans l’historiographie grecque antique ? Quelle est sa méthode et quelles sont certaines notions fondamentales qu’il emploie, dans le premier livre de la Guerre du Péloponnèse ?
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II. La « Guerre du Péloponnèse » et la méthode de Thucydide
D’abord, un élément qui caractérise l’écriture de Thucydide et beaucoup plus sa manière de concevoir son propre travail, son discours sur les événements qui rapporte, est sa constante exigence de précision, surtout dans un milieu politique, social et historique qui était traversé par de particularités et de différences locales. Chaque cité grecque avait ses propres institutions, coutumes et mœurs qu’elles n’étaient pas toujours adoptées par les habitants des autres cités. Par exemple, la formation sociale spartiate se trouvait en contradiction flagrante avec celle de la cité d’Athènes. Bien plus, à l’intérieur des cités il y avait la séparation entre les gens qui habitaient le centre de la ville et les gens qui habitaient les alentours en s’occupant surtout de l’agriculture. Ainsi, Thucydide s’adressait à un public - tenant compte de son langage très élaboré et complexe - lettré et éduqué, mais en même temps qui n’était pas uniquement athénien. De là, son discours devait être compris malgré les particularités locales, géographiques et culturelles et indépendamment de la cité grecque dont il venait. Thucydide devait aussi raconter les événements d’une guerre qui avait duré vingt-sept ans, en appliquant une méthode utilisée par les logographes dès l’époque d’Hellanicos, c’est-à-dire de ne pas diviser l’œuvre en des unités thématiques, mais en un ordre chronologique. Dit en d’autres termes, Thucydide avait apparemment l’intention que son texte soit lu par plusieurs côtés et non uniquement par les Athéniens. Le problème apparent pour Thucydide était celui de la datation, puisque les cités grecques à l’époque n’avaient pas un système unifié de datation ou un calendrier unique. Elles pouvaient également utiliser le nom d’un archonte ou d’un stratège élus cette année. Le calendrier et l’année athéniens étaient de type luni-solaire, d’autres cités grecques avaient d’autres calendriers. Les Spartiates dataient en donnant le nom de l’un des cinq éphores qui gouvernaient : 29
il s’agissait de l’éphore éponyme et son nom figure le premier dans les actes officiels. La cité d’Argos datait l’année à partir de la durée du service de la prêtresse du temple d’Héra. Nous voulons dire par là, que Thucydide s’était rendu compte qu’il y avait des problèmes de datation des faits. C’est la raison pour laquelle, il avait choisi dans des moments cruciaux de son récit, de nommer les années en évoquant parallèlement les systèmes chronologiques des différentes cités. Le désir et la quête de l’exactitude dans le déploiement de la pensée se combinent dans le cas de Thucydide, avec l’effort pour l’objectivité et la rigueur. Ce fait et ces objectifs sont clairs dès le début de son texte. La rigueur de son procédé est bien définie dès le premier livre, lorsqu’il énonce la méthode mise en œuvre pour le reste de son texte, d’une façon qui rappelle et anticipe la méthode moderne et scientifique de l’écriture historique. Après l’Archéologie où Thucydide expose l’histoire grecque avant les Guerres médiques, dans les paragraphes 20-23 nous trouvons sa conception et la démarche de sa pensée et comment il organise sa narration. Plus particulièrement, le vingtième paragraphe ouvre avec une phrase très bien formulée : Tels sont donc les résultats de mes recherches sur les temps anciens. C’est une époque pour laquelle il est difficile d’ajouter foi à tous les témoignages (τεκμηρίῳ) qui peuvent s’offrir à nous. Les hommes, en effet, acceptent et se transmettent sans examen (ἀβασανίστως), même quand il s’agit de leur propre pays, les traditions concernant les événements du passé15.
Le mot français « témoignages » de la traduction rend très partiellement le mot grec « τεκμηρίῳ », qui veut plutôt dire la preuve, l’indice, la marque ou le signe. Thucydide note que malgré tout ce que lui-même a raconté sur les temps anciens, son discours est limité étant donné que les cités et les individus transmettent les traditions et la mémoire collectives, sans une vraie réflexion sur les faits, écrivant ici un mot d’un sens lourd, « ἀβασανίστως » qui signifie sans effort, sans peine, sans épreuve ou sans souffrance. En d’autres mots, il dit clairement que sa propre connaissance du passé historique a des limites en sous-entendant qu’il faut en même temps se fier des discours portés sur ce passé. En outre, nous estimons que l’auteur 15
Voir ibid., I, 20, p. 47.
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athénien en proférant ce qui trouve d’erroné dans la conception et de la perception du passé par les autres Grecs, est en train de mettre les fondements de sa propre méthode historique. Thucydide se réfère à Harmodios, à Aristogiton, à Pisistrate et à ce que les Athéniens croyaient au sujet de la chute de la tyrannie, écrivant quelque chose de très significatif : Les autres Grecs aussi ont des idées erronées sur bien des choses et jusque sur des faits contemporains, dont le temps n’a pourtant pas pu effacer le souvenir. Ainsi, on croit que les rois de Sparte disposent chacun de deux votes et non d’un seul et qu’il y a dans l’armée spartiate un bataillon de Pitaniens, alors qu’un tel bataillon n’a même jamais existé. Ainsi, au lieu de se donner la peine de rechercher la vérité, on préfère généralement adopter des idées toutes faites (καὶ ἐπὶ τὰ ἑτοῖμα μᾶλλον τρέπονται)16.
Thucydide fait remarquer une autre caractéristique de son temps, mais qui dépasse le 5ème siècle avant notre ère, celui de la facilité quant à la formation des idées et des opinions autant des individus que des collectivités. En même temps, il écrit que son objectif est essentiellement « la recherche de la vérité » (« ἡ ζήτησις τῆς ἀληθείας »)17.
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Voir ibid., I, 20, p. 47. Soit dit en passant, il faut remarquer que la recherche de la vérité chez Thucydide est pleinement associée à un déplacement. L’auteur athénien tourne son regard principalement, pour ne pas dire exclusivement dans cette quête pour la vérité, vers la compréhension des affraires politiques et des rapports entre les cités grecques. Dès lors, l’histoire est conçue comme une histoire politique, à savoir comme un récit qui veut comprendre tantôt l’état et les mutations qui ont lieu au sein de la formation sociale de la cité (polis), tantôt cette formation sociale dans ses rapports conflictuels avec les autres formations sociales. Pour mieux saisir cette transformation, nous allons nous rapporter à un extrait du livre Paideia de Werner Jaeger, cité par l’illustre philosophe marxiste, Georg Lukács (nous citons le texte de Jaeger en italiques) : « On nous permettra cependant, pour ébaucher la méthode qui permet de poser le problème correctement, de mentionner les aspects centraux de la méthode historique de Thucydide, qui est fréquemment présenté dans des discussions de ce genre comme un modèle d’objectivité scientifique, et cela en nous fondant sur l’analyse de Werner Jaeger, à qui personne n’a encore songé à reprocher d’être un partisan de la théorie marxiste des idéologies. Jaeger considère Thucydide, qui part essentiellement de la problématique de l’État, de la polis, comme le fondateur de l’histoire politique. L’essentiel est par conséquent pour Thucydide de présenter « la pure vérité non partisane ». Mais comment y parvient-il ? Werner Jaeger le décrit 17
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Pourtant, Thucydide dans le paragraphe suivant dit que de ce qui a raconté et apporté comme indice et preuve de l’histoire grecque lointaine, il y a peu de marge d’erreur. Bien plus, les poètes et les logographes se trouvent à l’opposé de cette recherche ou de cette demande de la vérité en cherchant, les premiers de prôner, d’amplifier les choses et les seconds de charmer et de ne pas dire la vérité en aboutissant à un récit tantôt incontrôlable, tantôt peu crédible. Encore, l’auteur athénien note qu’il faut prêter confiance uniquement à des informations et à un savoir fondés sur des faits certains, à l’encontre de ce que les poètes et les logographes faisaient : N’allons pas faire plus de cas des poètes, qui, pour les besoins de l’art, ont grandi les événements de ce temps, ni des logographes, qui, en écrivant l’histoire, étaient plus soucieux de plaire à leur public que d’établir la vérité (οὔτε ὡς λογογράφοι ξυνέθεσαν ἐπὶ τὸ προσαγωγότερον τῇ ἀκροάσει ἢ ἀληθέστερον). Les faits dont ils nous parlent sont incontrôlables. Ils se sont, au cours des âges, parés des prestiges de la fable, perdant ainsi tout caractère d’authenticité. Qu’on se contente donc pour ce passé lointain d’un savoir fondé sur des données absolument indiscutables18.
Donc, Thucydide pose en tant que fondement de son récit, la recherche de la vérité et l’application d’une démarche qui mettra les divers éléments historiques dans une épreuve et une preuve constantes. L’auteur athénien souligne aussi que la guerre décrite était la plus considérable et « le plus grand mouvement » parmi tout ce qui était arrivé au passé, se basant sur les éléments suivants comme il écrit au premier paragraphe de son texte :
précisément : « En transférant l’historia dans le domaine des affaires publiques, Thucydide renouvela et approfondit l’idéal de la recherche de la vérité. Pour comprendre l’importance de ce changement qu’il a apporté, il faut se souvenir de la conception toute particulière que les Grecs se faisaient de l’action. C’était le fait de savoir ce qui, d’après eux, poussait les hommes à agir. Ainsi, lorsque Thucydide tâchait de trouver la vérité, il avait en vue un but pratique : sa recherche différait donc de la theoria désintéressée, de la spéculation des savants ioniens. Aucun Athénien n’eût imaginé que la connaissance pût avoir d’autre raison d’être que celle de guider l’individu dans ses entreprises ». Cité par Georg Lukács, in Ontologie de l’être social. L’idéologie, l’aliénation, p. 265-266, traduit par JeanPierre Morbois et révisé par Didier Renault, Éditions Delga, Paris, 2012. 18 Voir ibid., I, 21, p. 47-48.
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Il avait prévu que ce serait une grande guerre et qu’elle aurait plus de retentissement que tous les conflits antérieurs. Il avait fait ce pronostic en observant que, de part et d’autre, les États entrant en lutte se trouvaient dans tous les domaines à l’apogée de leur puissance. Il constatait d’autre part que tout le reste du monde grec ralliait l’un ou l’autre camp. Ceux qui ne prenaient pas immédiatement parti, se disposaient à le faire. Et ce fut en effet la crise la plus grave qui eût jamais ébranlé la Grèce et, avec elle, une partie du monde barbare. On peut dire que la majeure partie de l’humanité en ressentit les effets19.
Au paragraphe suivant, un de plus fameux et les plus commentés par les philologues, Thucydide explique comment il a procédé en ce qui concerne l’élaboration et la rédaction des discours cités dans son récit, et comment il collectionnait et choisissait ses informations. Plus précisément, il était difficile pour Thucydide de réciter avec exactitude les discours des belligérants, lorsqu’il s’agissait de discours rapportés par d’autres personnes et même entendus par lui-même20. Ainsi, il reconnait immédiatement que le rassemblement, la reproduction et la transcription des discours étaient une tâche laborieuse et qu’il se trouvait dans l’impossibilité de tout rapporter tel qu’il a été exactement prononcé. Autrement dit, il ne prêtait aucune confiance absolue à sa mémoire auditive, et il ne pouvait pas avoir confiance aux dits du premier venu, puisque les gens rapportaient les événements en fonction de leur placement dans le conflit politique et guerrier. De plus, il choisit d’adapter les discours des orateurs dans les situations où ils se trouvaient comme il écrit, en respectant autant que possible l’esprit de leur discours. Il s’agit alors d’une reformulation des discours sur la base de ce qu’il a lui-même entendu, les paroles et les mémoires d’autres personnes, la vérification de plusieurs informations et d’une quantité considérable d’éléments et de notes. Donc, Thucydide considère comme la chose la plus importante, l’esprit des dits des participants dans la guerre et pas la lettre, parce qu’une reproduction exacte après plusieurs années que chaque
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Ibid., I, 1, p. 35. Ibid., I, 22 : « Καὶ ὅσα μὲν λόγῳ εἶπον ἕκαστοι ἢ μέλλοντες πολεμήσειν ἢ ἐν αὐτῷ ἤδη ὄντες, χαλεπὸν τὴν ἀκρίβειαν αὐτὴν τῶν λεχθέντων διαμνημονεῦσαι ἦν ἐμοί τε ὧν αὐτὸς ἤκουσα καὶ τοῖς ἄλλοθέν ποθεν ἐμοὶ ἀπαγγέλλουσιν· ὡς δ' ἂν ἐδόκουν ἐμοὶ ἕκαστοι περὶ τῶν αἰεὶ παρόντων τὰ δέοντα μάλιστ' εἰπεῖν, ἐχομένῳ ὅτι ἐγγύτατα τῆς ξυμπάσης γνώμης τῶν ἀληθῶς λεχθέντων, οὕτως εἴρηται ». 20
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discours a eu lieu et dans des endroits que l’auteur ne se trouvait pas personnellement était extrêmement difficile. Plus spécifiquement, nous comprenons la façon avec laquelle Thucydide a procédé concernant les discours, comme un moyen de présenter les données générales de caractère politique, historique, social et économique desquelles était dépendant un choix politique et stratégique dans un moment précis. À savoir que les discours comportent une analyse des facteurs centraux du conflit entre Athènes et Sparte, tels qu’ils étaient perçus par les leaders d’une cité ou par le porte-parole d’un rang politique à l’intérieur d’une cité. Ainsi, les discours rapportés par Thucydide ne sont pas des copies exactes de ce qui a été vraiment dit. Si cela était le cas, l’appréhension personnelle de Thucydide ne serait pas possible au sujet de la situation. D’autre part, ces discours ne projettent pas les opinions personnelles de Thucydide, parce que dans ce cas il n’y aurait plus le besoin d’exposer les positions des orateurs réels. Nous pouvons schématiquement dire que les discours présentent ce que Thucydide considérerait comme les facteurs déterminants politiques, militaires dans un moment donné s’il se trouvait à la place des parleurs. Cette logique est basée sur la compréhension thucydidienne plus globale de l’histoire humaine, qui consiste sur les « δέοντα », c’est-à-dire les éléments essentiels d’une situation. Les « δέοντα » sont les porteurs des dispositions des sociétés humaines et de l’être humain, sur lesquelles la prévision peut uniquement être fondée. Il est possible dans ce point de faire une comparaison entre Thucydide et Antiphon, (vers 480-410 avant notre ère) sophiste et rhéteur athénien, auteur des Tétralogies, le premier orateur ayant publié ses propres discours en mettant en avant deux discours opposés de l’accusation et deux discours de la défense, demandés par la procédure athénienne du 5ème siècle. Les discours de Thucydide semblent quant à leur objectif avec les Tétralogies, à savoir qu’ils y sont condensés des paradigmes du processus syllogistique qu’un orateur doit suivre sous certaines circonstances, mais en même temps ils transportent les opinions des orateurs réels et elles sont le moyen d’exposition des puissances formatrices d’une époque. En d’autres mots, même si les discours rapportés par Thucydide ne sont pas 34
exacts, ils essaient d’éclaircir les causes principales de la guerre et des événements politiques. C’est peut-être la raison primordiale pour laquelle, Thucydide utilise comme moyen de connaissance historique les discours.
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III. L’unité du général et du concret chez Thucydide
Nous pouvons déduire un autre élément fondamental de la conception de Thucydide, celui de l’unité du général et du concret. Des extraits de la Guerre du Péloponnèse, comme la Pathologie et la description de la guerre civile en Corcyre ou l’Archéologie arrivent à effectuer cette unité. En fait, Thucydide est pratiquement le premier auteur qui essaie en voyant une union entre le général et le concret de comprendre les causes des événements et de discerner des schémas dans l’histoire humaine, tantôt collective, tantôt individuelle. Selon l’auteur athénien, les êtres humains jusqu’à son époque pensaient que des événements concrets étaient à la racine des phénomènes sociaux et politiques plus vastes. En outre, ils considéraient que ces événements ou des malheurs étaient l’expression de leur mauvais sort ou de la volonté des dieux. D’ailleurs, Thucydide était le premier auteur qui réalise cette distinction entre le motif et la cause (πρόφασις et αἰτία)21. Pourtant, il était fils de son temps ainsi qu’influencé par la première sophistique, qui éliminait de la vie humaine l’intervention divine. Les sophistes voyaient à la religion une institution posée par les sociétés elles-mêmes et que la vie humaine subissait des changements brusques et des renversements. Ainsi, son histoire n’accorde pas de place aux devins et aux oracles. La croyance aux oracles est tellement absente dans l’œuvre de Thucydide ou les références aux dieux comme forces transformatrices de la vie humaine que nous pourrions avoir l’impression que la société athénienne était affranchie de l’élément divin. Pour reprendre le fil du texte, Thucydide avoue ouvertement la difficulté de cette tâche et de ce processus qui devait se fier à la 21
Ibid., I, 23.
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mémoire, à l’opinion et au positionnement politique des autres22. Nous constatons que Thucydide met au centre de sa méthode de rédaction cette sorte de dépassement du fait qu’il est athénien, en s’appropriant des avis des ennemis d’Athènes. Mais, la multitude d’opinions posait un grand problème de sélection et Thucydide devait « croiser » les positions opposées. Donc, tout au long de son histoire il donne au lecteur plusieurs informations sur un sujet ou versions et opinions à propos d’un sujet, sans essayer de dire que sa propre conception est la seule vraie. C’est d’ailleurs pourquoi Thucydide s’efface pratiquement du récit après le premier livre, pour accorder une place capitale aux faits. Il arrive quelque chose d’étonnant et d’intéressant avec Thucydide : bien qu’il ait été partisan de l’approche objective de l’histoire, il ne sous-estimait aucunement l’élément subjectif et personnel, la subjectivité, prenant en compte qu’il fallait passer par une pluralité des avis et des opinions pour rapporter ce qui jugeait comme l’essentiel. C’est-à-dire que toute son œuvre est un témoignage de cet effort, que les événements peuvent être vus et compris par différents points de vue. Néanmoins, Thucydide n’est pas le premier qui procède de cette manière, mais il semble être influencé par les sophistes et leurs idées qui introduisent le relativisme dans la pensée. De provenance sophistique est sa conception qu’il n’y a pas une vérité pour chaque chose et chaque situation, mais que contrairement il y a au moins l’expression de deux discours opposés l’un à l’autre, antithétiques (« δισσοί λόγοι »), les discours doubles des sophistes que Thucydide utilise très souvent dans ses propres discours. Deux orateurs expriment leurs positions en se trouvant en un désaccord profond. Thucydide en essayant de mettre en relief la multiplicité de la réalité historique, il demande du lecteur d’avoir une vue plus large des choses en analysant les côtés variés et parfois contradictoires de cette 22
Voir ibid., I, 22, p. 48 : « Quant aux actions accomplies au cours de cette guerre, j’ai évité de prendre mes informations du premier venu et de me fier à mes impressions personnelles. Tant au sujet des faits dont j’ai moi-même été témoin que pour ceux qui m’ont été rapportés par autrui, j’ai procédé chaque fois à des vérifications aussi scrupuleuses que possible. Ce ne fut pas un travail facile, car il se trouvait dans chaque cas que les témoins d’un même événement en donnaient des relations discordantes, variant selon les sympathies qu’ils éprouvaient pour l’un ou l’autre camp ou selon leur mémoire ».
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réalité. De cette façon, il élabore une critique de l’autorité quant à l’interprétation de l’histoire et il nous fait comprendre qu’une question peut être comprise de plusieurs côtés. Pourtant, il faut dire qu’Hérodote - lequel Thucydide a l’air de critiquer dans ces paragraphes - rapportait également quelquefois dans son récit les opinions de plusieurs personnes, en indiquant qu’il ne pouvait pas être complètement certain de ce qu’il restitue, et qu’il écrit ce que luimême avait entendu par d’autres gens sur ce sujet sans avoir une confiance totale23. À la fin du paragraphe vingt deux, il y a trois de plus importantes et fameuses phrases de la Guerre du Péloponnèse. Thucydide dit avec une franchise et un courage assez remarquables que son récit sera dépourvu du romanesque, du merveilleux ou du « mythique » et du « charme », avertissant dès le début son lecteur et son auditeur du caractère de sa narration et de ses objectifs. Il se peut que le public trouve peu de charme à ce récit dépourvu de romanesque. Je m’estimerai pourtant satisfait s’il est jugé utile par ceux qui voudront voir clair dans les événements du passé, comme dans ceux, semblables ou similaires, que la nature humaine nous réserve dans l’avenir. Plutôt qu’un morceau d’apparat composé pour l’auditoire d’un moment, c’est un capital impérissable qu’on trouvera ici (κτῆμά τε ἐς αἰεὶ μᾶλλον ἢ ἀγώνισμα ἐς τὸ παραχρῆμα ἀκούειν ξύγκειται).24
La première période marque le mépris de Thucydide, pour ceux qui trouvent les mythes et les légendes plus fascinantes que la recherche de la vérité, et le passé glorieux plus important que l’exactitude parce qu’il est plus illustre. La deuxième période exprime l’opinion que l’histoire est utile et instructive. Utile parce que les générations postérieures y trouveront à l’expérience du passé, certaines indications quant aux forces qui joueront un rôle dans leur époque et instructive ou « scientifique », parce que ces forces sont innées et coexistent avec l’être humain, pouvant être enregistrées comme quelque chose de permanent. En d’autres mots, Thucydide 23
Hérodote répète plusieurs fois qu’il ne fait que de rapporter ce qu’il avait écouté, sans prêter une croyance absolue, surtout dans les premiers quatre livres de son Enquête où il raconte les coutumes et les mœurs de plusieurs peuples asiatiques, européens et de l’Égypte. 24 Ibid., I, 22, p. 48.
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ayant conscience de l’exactitude de son œuvre, de sa véracité et de sa profondeur fait l’unique vanterie dans la Guerre du Péloponnèse : il a écrit son texte au service du futur. Bien plus, cette opinion résulte d’une position caractéristique qu’il y a chez les Grecs : la vérité ne se trouve pas à la révélation divine ou à la parole transcendante, mais aux éléments observés de l’être humain et les tendances existantes dans les communautés et les sociétés humaines. Cette opinion incarne une nouvelle tendance de la pensée formée dans l’espace grec pendant le 5ème siècle avant notre ère, selon laquelle le comportement humain peut être prédictible sous certaines conditions particulières et que l’être humain est régi par certaines lois. Quelles sont ces lois est assez difficile à dire, même si nous lisons Thucydide très attentivement. Nous avons parfois l’impression en lisant la Guerre du Péloponnèse, que le mouvement de la société humaine est assujetti à un plan bien établi qui suit des itinéraires sûrs, qui sont détruits et bouleversés par des moments d’irruption et de brèche. Comme nous verrons dans l’Archéologie, ces itinéraires sont marqués par des forces très spécifiques. Mais au-delà de ces forces, il semble que pour Thucydide ait un sens que la société, les groupes humains et les individus se comportent comme des entités compactes et selon des lois. Cela est plus évident dans les discours de la Guerre du Péloponnèse, où nous voyons exposées les intentions les plus profondes des sociétés et des collectivités humaines. Thucydide influencé par les sophistes et peut-être par la tragédie grecque pense que son œuvre pourra être instructive tant qu’il est vrai et exact. Nous avons deux objections concernant la traduction de ce passage par Roussel. D’abord, nous ne sommes pas complètement d’accord avec la traduction du mot « μυθῶδες » par « romanesque ». Il nous paraît préférable le mot « mythique », « imaginaire » ou « merveilleux ». Secondement, Roussel traduit comme plusieurs autres traducteurs et commentateurs de Thucydide « κατὰ τὸ ἀνθρώπινον » par « nature humaine », quelque chose qui modifie considérablement l’écrit. La phrase « κατὰ τὸ ἀνθρώπινον » signifie plutôt « selon la chose humaine », « selon les choses humaines » ou « selon l’humain » et non « selon la nature humaine », étant donné que le mot « nature » n’apparaît pas dans le texte. Thucydide pose en 39
quelques lignes les objectifs principaux de la rédaction du texte de sa part : servir au lecteur futur qui désirera voir d’une façon claire « ὅσοι δὲ βουλήσονται τῶν τε γενομένων τὸ σαφὲς σκοπεῖν » - sur ce qui se passait avec une prémisse et une condition nécessaire et fondamentale : que les choses humaines au futur se répèteront d’une façon similaire - « μελλόντων ποτὲ αὖθις κατὰ τὸ ἀνθρώπινον τοιούτων καὶ παραπλησίων ἔσεσθαι » - et autant que les affaires humaines auront lieu de façon semblable, tant son texte aura une utilité et pourra avoir une fonction au futur (« μελλόντων ») 25. Néanmoins, dire que Thucydide avait une vision cyclique de l’histoire, à savoir une philosophie de l’histoire où les choses humaines se répètent sans cesse sous des circonstances chaque fois différentes serait impertinent. Comme nous le montrerons dans notre chapitre sur l’Archéologie et la Pentékontaétie, il expose l’histoire à travers une logique linéaire, mais sans adopter une vision finaliste. Autrement dit, il essaie de comprendre l’histoire grecque jusqu’aux Guerres médiques en tant que succession de pouvoirs, comme lutte et confrontation entre des forces politiques et militaires pour la centralisation et l’unification de l’espace grec, toujours plus intenses et surtout de l’espace maritime, qui aboutira à la thalassocratie athénienne. Or, la thalassocratie athénienne donnera sa place au pouvoir de Sparte, et nous savons que ce dernier pouvoir va également s’effondrer. 25
Nous pouvons soutenir que l’objectif du texte fixé par Thucydide a été accompli, puisque plusieurs générations au fil des siècles ont lu son écrit avec un intérêt grandissant et le plus important, dans des périodes de changements politiques profonds ou de bouleversements sociaux capitaux. L’ouvrage de l’auteur athénien était étudié et commenté par les érudits byzantins. Pourtant, la Guerre du Péloponnèse a été tardivement traduite pour la première fois en latin, par Lorenzo Valla en 1513 et imprimée à Paris et en langue française, en 1527 par l’évêque de Marseille, Claude de Seyssel. Le cas le plus marquant est celui du penseur et philosophe politique anglais Thomas Hobbes (1588-1679), qui en 1628 publie une traduction en anglais de la Guerre du Péloponnèse juste quelques années avant la première guerre civile anglaise (1641-1642). David Hume était aussi un grand admirateur de Thucydide. Le texte de Thucydide a été particulièrement commenté par des universitaires et théoriciens américains et britanniques pendant la période de la Guerre froide, moment d’opposition entre deux autres grandes puissances militaires, les États-Unis et l’URSS.
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Mais, il y a un autre élément intéressant qui est la certitude extrême de la part de Thucydide que son texte sera profitable (ὠφέλιμα) pour ceux qui voudront voir clair et beaucoup plus, qu’il sera un « κτῆμά τε ἐς αἰεὶ », une possession, une propriété, un bien ou une fortune à jamais si nous traduisons « κτῆμά » littéralement. Ainsi, selon l’auteur athénien son œuvre pourra être un apprentissage (une μάθησις) pour les générations futures. L’histoire peut être quelque chose de plus qu’un récit agréable à lire ou à écouter : elle peut être une formation politique et une étude instructive. Nous trouvons que ces dernières lignes du paragraphe vingtdeux, qui portent sur la question de l’utilité future de l’œuvre et de la similitude des situations humaines au futur posent plusieurs problèmes. Plus précisément, cette prétention exprimée par Thucydide veut en réalité dire que son œuvre servira comme outil pour faire plutôt connaître les forces récurrentes existantes chez l’homme, qu’une nature figée et stable. Cette idée est répandue chez des historiens et des philologues, d’après laquelle Thucydide reconnait une nature immuable chez l’être humain. Pourtant, l’élément divin en tant que force qui joue un rôle dans l’histoire humaine est totalement écarté et Thucydide se réfère plusieurs fois au côté changeant et contingent des affaires humaines, surtout lorsqu’il s’agit du confortement guerrier. Il appelle cet élément « τοῦ δὲ πολέμου τὸν παράλογον »26, l’élément imprévu, irrationnel, venant, surgissant contre le calcul, contre le « logos », contre la raison si nous simplifions27 ce mot si central pour la philosophie et la pensée grecques. Chez Thucydide, le « παράλογον » décrit le manque de capacité de la part de l’être humain ou des cités en état de guerre de tout prévoir, autrement dit de pronostiquer les facteurs impondérables qui peuvent surgir et bouleverser le déroulement des choses. Un pareil facteur était par exemple pour les Athéniens la peste, (430-426) événement imprévu même par Périclès et à cause duquel il a été mort. 26
Ibid., I, 78. Il s’agit du dernier paragraphe du discours des ambassadeurs Athéniens devant l’assemblée lacédémonienne : « τοῦ δὲ πολέμου τὸν παράλογον, ὅσος ἐστί, πρὶν ἐν αὐτῷ γενέσθαι προδιάγνωτε » : « Avant de vous engager, songez à tout l’imprévu que comporte une guerre ». Voir Thucydide, ibid., I, 78, p. 84. 27 Ce mot apparaît plusieurs fois dans le texte de Thucydide. Voir ibid., II, 85, II, 61, III, 16, VII, 28, 55, 61, VIII, 24.
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Ainsi, Thucydide comprend qu’il doit décoder les relations internes et profondes entre les phénomènes, afin de composer un schéma interprétatif qui éclaircira même les événements accidentels, qui arrivent d’une façon imprévisible. Comme nous l’avons déjà mentionné, Thucydide distingue les causes des motifs de la Guerre du Péloponnèse. Mais voyons les deux derniers paragraphes pour conclure sur la question de la méthode de Thucydide. Il dit que la guerre décrite a duré longtemps et mis dans une épreuve très dure les cités grecques et leurs populations : … tel qu’on n’en vit jamais autant en aucune période de durée égale. Jamais on ne vit autant de villes prises et vidées de leurs habitants, soit par les Barbares, soit à la suite de combats qui les opposèrent entre elles. Il en est qui, une fois prises, changèrent d’habitants. Jamais il n’y eut autant d’exils et autant de massacres du fait des hostilités ou des dissensions internes. Des phénomènes, dont on parlait par ouï-dire, mais qu’on observait rarement dans la réalité, cessèrent d’être incroyables. Ce furent des tremblements de terre qui, par leur violence et par l’étendue des territoires qu’ils ébranlèrent, dépassèrent tout ce qu’on avait vu dans le passé ; ce furent des éclipses de Soleil plus nombreuses qu’à toute autre époque historique ; ce furent, dans certains pays, de longues périodes de sécheresse avec les famines qui s’ensuivirent ; ce fut enfin le pire des fléaux et celui qui en certaines régions fit le plus de victimes, la peste. Tous ces maux s’abattirent sur la Grèce en même temps que la guerre28.
Ce qui est intéressant de noter est que Thucydide se réfère à ces catastrophes naturelles, en les associant aux faits militaires et politiques de la Guerre du Péloponnèse. Les penseurs présocratiques et les sophistes avaient aussi critiqué les superstitions répandues aux classes populaires de la Grèce, qui percevaient dans ces catastrophes de signes de la colère divine. Il est étonnant que Thucydide se contente simplement de rapporter ces phénomènes et combien ont capté et ont terrifié l’imagination des gens. Après l’importance de la guerre et l’abondance des catastrophes naturelles, Thucydide passe à quelque chose de fondamental pour la formation et la compréhension de son écriture historique et surtout pour la perception de l’histoire elle-même et de la guerre en tant que conflit violent et extrême entre les hommes : « Les hostilités commencèrent entre les Athéniens et les Péloponnésiens après la rupture du traité de trente ans conclu à la suite de la conquête de l’Eubée. Pour ce qui est des motifs de la 28
Ibid., I, 23, p. 49.
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rupture, j’ai exposé tout d’abord les griefs des deux adversaires et leurs démêlés, afin qu’on n’en vînt pas à se demander pourquoi une guerre de cette importance avait éclaté parmi les Grecs »29. Dans le paragraphe suivant, Thucydide donne la distinction entre les motifs et les causes de la guerre : Mais la cause la plus vraie, celle aussi qui fut la moins mise en avant, se trouve selon moi dans l’expansion athénienne, qui inspira des inquiétudes aux Lacédémoniens et ainsi les contraignit à se battre. Quant aux raisons officiellement alléguées de part et d’autre pour rompre le traité et entrer en guerre, on les trouvera ci-dessous30.
Donc, Thucydide dans deux phrases exprime sa position personnelle quant à la cause de la Guerre du Péloponnèse et indique d’une façon oblique vers quelle direction un « historien » doit regarder, pour pouvoir démêler les vraies raisons et les véritables causes qui mènent au conflit guerrier. Comme nous l’avons déjà noté, Thucydide est le seul auteur jusqu’à son époque que nous connaissons, qui distingue les causes des motifs d’une situation concrète. Selon lui, les causes dans l’histoire sont principalement politiques. Elles s’expriment avec un rythme relativement lent et au début avec une façon imperceptible. Toutefois, elles se réalisent en tant que transformations profondes dans une formation sociale et historique, lesquelles doivent être l’objet de l’histoire, de la recherche de la vérité. Ces « αἰτίαι » profondes - avec l’intermédiaire des facteurs accidentels - mènent à la guerre. Or, les facteurs et les événements accidentels ne sont que des motifs (« πρόφασιν ») des phénomènes qui tôt ou tard se déclencheraient. Thucydide est le premier déterministe convaincu, pas au sens que l’historien peut tout expliquer à partir d’une cause unique et suprême, mais qu’il conçoit le processus historique étant le porteur de certaines forces qui pèsent sur lui plus que d’autres. Par ailleurs, Thucydide dit ouvertement que la cause de la guerre consistait bel et bien au fait que les Athéniens devenaient plus grands et à la peur suscitée par ce fait aux 29
Ibid., I, 23, p. 49. Ibid., I, 23, p. 49 : « τὴν μὲν γὰρ ἀληθεστάτην πρόφασιν, ἀφανεστάτην δὲ λόγῳ, τοὺς Ἀθηναίους ἡγοῦμαι μεγάλους γιγνομένους καὶ φόβον παρέχοντας τοῖς Λακεδαιμονίοις ἀναγκάσαι ἐς τὸ πολεμεῖν· αἱ δ' ἐς τὸ φανερὸν λεγόμεναι αἰτίαι αἵ δ' ἦσαν ἑκατέρων, ἀφ' ὧν λύσαντες τὰς σπονδὰς ἐς τὸν πόλεμον κατέστησαν ». 30
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Lacédémoniens : « τοὺς Ἀθηναίους ἡγοῦμαι μεγάλους γιγνομένους καὶ φόβον παρέχοντας τοῖς Λακεδαιμονίοις ἀναγκάσαι ἐς τὸ πολεμεῖν καὶ φόβον παρέχοντας τοῖς Λακεδαιμονίοις ἀναγκάσαι ἐς τὸ πολεμεῖν ». Thucydide nous laisse comprendre que le conflit entre Corinthe et Corcyre, l’affaire de Mégare et le décret d’Athènes contre cette cité étaient des prétextes. Bien plus, il est le premier parmi ses contemporains qui comprend que les différents stades du conflit entre la ligue de Délos et celle du Péloponnèse sont les actes du même drame, celle d’un enchaînement historique et politique plus large. Thucydide reconnaît alors la formation d’une structure qui se voudrait stable et puissante, mais qu’elle ne pouvait plus tenir pour longtemps. À la fin du paragraphe vingt-trois, il reconnaît l’impasse causée par la puissance grandissante d’Athènes, qui a transformé la confédération de Délos à une hégémonie et à une thalassocratie. Ces types de jugements accordent à l’œuvre de Thucydide une dimension « universelle ». L’auteur athénien a la tendance de tirer des conclusions plus larges à partir des faits concrets. Dans ce sens, ses observations peuvent être interprétées en tant que lois historiques. Encore, Thucydide dans son élan pour décrire ce qui se déroule, il essaie de laisser un texte formateur pour les générations à venir qu’elles n’ont pas su comment l’hégémonie athénienne s’était fondée après les Guerres médiques, pendant l’époque de Périclès, et le plus important, comment elle s’est écroulée. La Guerre du Péloponnèse permet au lecteur du 4ème siècle avant notre ère et à celui du 21ème siècle de synthétiser l’histoire d’une hégémonie dès sa fondation, son point culminant et son déclin. De plus, Thucydide présente comment la force grandissante et la politique expansionniste du dème athénien ont mené à la défaite d’Athènes. Nous voulons remarquer quelque chose que nous ne trouvons pas explicitement chez Thucydide, mais que nous pouvons déduire de l’analyse de l’hégémonie athénienne qu’il nous donne. Comme Périclès dit dans l’Oraison funèbre, Athènes est la cité éducatrice, l’école de toute la Grèce : « 'Ξυνελών τε λέγω τήν τε πᾶσαν πόλιν τῆς ῾Ελλάδος παίδευσιν εἶναι »31. Autrement dit, Athènes est aux yeux de Périclès, la cité la plus accomplie de tous les côtés et la plus épanouie : elle est la cité par excellence que le reste 31
Ibid., II, 41.
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des cités grecques imitent. Athènes, la cité paradigmatique de son époque étant arrivée au faîte de sa puissance, au comble de sa domination, elle devient en même temps la cité qui dénie et met en doute la structure de l’institution de la cité grecque de l’Antiquité classique, en essayant de contrôler la plus grande partie de l’espace grec maritime. Il s’agissait de la cité qui avait poussé sa domination à ses propres limites, en entreprenant de les dépasser, géographiquement, économiquement et politiquement32. Nous estimons que Thucydide lui-même partage cette confiance, exprimée dans l’Oraison funèbre par Périclès. Ce n’est pas simplement que Thucydide avait servi la politique athénienne en tant que stratège. Le plus intéressant est le fait qu’il pensait que son écrit dépasserait les limites de son propre espace et de son propre temps. Il est le seul historien à notre connaissance, notant dès le début de son œuvre qu’il le laissera « κτῆμά τε ἐς αἰεὶ », propriété, un morceau d’apparat pour les générations à venir. Néanmoins, quelle sorte de confiance et d’arrogance ont conduit Thucydide à la certitude que son écrit serait utile pour l’éternité ? Nous considérons qu’il s’agit de l’expression de l’orgueil athénien au niveau réflexif et intellectuel. 32
Thucydide (livre VI, 15, 4) écrit expressément qu’Alcibiade voulait s’emparer de Sicile et de Carthage, intention qui a abouti d’après lui à la chute d’Athènes. Plus particulièrement, Thucydide revient plus tard au sujet de la conquête de la Sicile et de Carthage par Athènes (VI, 90, 91), lorsqu’Alcibiade explique devant l’assemblée lacédémonienne les plans expansionnistes et la politique athénienne : « ἐπλεύσαμεν ἐς Σικελίαν πρῶτον μέν, εἰ δυναίμεθα, Σικελιώτας καταστρεψόμενοι, μετὰ δ' ἐκείνους αὖθις καὶ Ἰταλιώτας, ἔπειτα καὶ τῆς Καρχηδονίων ἀρχῆς καὶ (6.90.3) αὐτῶν ἀποπειράσοντες. εἰ δὲ προχωρήσειε ταῦτα ἢ πάντα ἢ καὶ τὰ πλείω, ἤδη τῇ Πελοποννήσῳ ἐμέλλομεν ἐπιχειρήσειν, κομίσαντες ξύμπασαν μὲν τὴν ἐκεῖθεν προσγενομένην δύναμιν τῶν Ἑλλήνων, πολλοὺς δὲ βαρβάρους μισθωσάμενοι καὶ Ἴβηρας καὶ ἄλλους τῶν ἐκεῖ ὁμολογουμένως νῦν βαρβάρων μαχιμωτάτους, τριήρεις τε πρὸς ταῖς ἡμετέραις πολλὰς ναυπηγησάμενοι, ἐχούσης τῆς Ἰταλίας ξύλα ἄφθονα, αἷς τὴν Πελοπόννησον πέριξ πολιορκοῦντες καὶ τῷ πεζῷ ἅμα ἐκ γῆς ἐφορμαῖς τῶν πόλεων τὰς μὲν βίᾳ λαβόντες, τὰς δ' ἐντειχισάμενοι, ῥᾳδίως ἠλπίζομεν καταπολεμήσειν καὶ μετὰ (6.90.4) ταῦτα καὶ τοῦ ξύμπαντος Ἑλληνικοῦ ἄρξειν. χρήματα δὲ καὶ σῖτον, ὥστε εὐπορώτερον γίγνεσθαί τι αὐτῶν, αὐτὰ τὰ προσγενόμενα ἐκεῖθεν χωρία ἔμελλε διαρκῆ ἄνευ τῆς ἐνθένδε προσόδου παρέξειν ». Pourtant, il est presque certain que ces plans n’étant pas votés par l’Ecclésia athénienne, il est difficile que ces idées soient uniquement une stratégie personnelle d’Alcibiade comme Thucydide le présente, mais elles expriment la politique de certaines couches sociales d’Athènes.
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Mais, il est à la fois quelque chose d’autre : les prétentions d’universalité de Thucydide, sa conviction que son texte portait les traces de la postérité parce qu’il avait percé l’essence des affaires humaines, elle s’affirme plusieurs fois. Une grande partie des philosophes, penseurs politiques ou des historiens ont parfois méconnu un élément fondamental chez Thucydide : que la guerre est quelque chose de profondément lié à la vie des sociétés humaines qui déclenche principalement la violence et des comportements qui n’ont pas pratiquement de patrie. Une grande partie des historiens de l’antiquité a écrit de l’histoire basée sur la description des actes des « grands hommes », surtout à partir de l’époque d’Alexandre et des Diadoques où nous avons une histoire d’un style épique. Pourtant, la Guerre du Péloponnèse et sa philosophie de l’histoire ont influencé Machiavel dans le Prince. Encore, des historiens modernes comprennent Thucydide comme un auteur actuel qui associe la guerre à la violence, ainsi que l’hégémonie militaire et économique au cynisme sans bornes et à l’oppression agressive.
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IV. L’ « Archéologie », sa place dans l’œuvre et l’apparition de l’hégémonie athénienne
Après avoir essayé de s’interroger sur les axes fondamentaux et la nouvelle méthode historique introduite par Thucydide, et après avoir esquissé les différences en gros traits de son écriture par rapport aux logographes et à Hérodote, nous allons passer à l’Archéologie (I, 1-19) et à la Pentékontaétie (I, 89-118). Nous insisterons principalement sur la description par Thucydide des pouvoirs politiques et militaires qui avaient dominé dans le monde grec jusqu’à l’époque des Guerres médiques, et sur l’avènement de la puissance athénienne. Plus spécialement dans l’Archéologie, Thucydide construit un récit logique de l’histoire grecque antérieure aux Guerres médiques. Il commence par expliquer l’importance capitale et sans précédent du conflit entre Athènes et Sparte et le fait que les adversaires en lutte étaient au comble de leur puissance. Il note dès le début d’une façon très claire, que pour l’histoire des temps primitifs de la Grèce il était difficile de trouver de preuves et qu’il croit que rien de grand n’est arrivé ni au plan militaire, ni pour le reste33. Thucydide décrit la Grèce comme un pays pauvre, sans commerce et avec des communications peu sûres, avec des migrations constantes et l’abandon des terres par les populations qu’elles habitaient sous la pression de nouveaux arrivants. Les gens tiraient uniquement du sol ce qui était strictement nécessaire, sans faire des plantations et construire des murailles. Comme les gens pensaient trouver de la nourriture, ils décampaient facilement avec résultat : « καὶ δι' αὐτὸ οὔτε μεγέθει πόλεων ἴσχυον οὔτε τῇ ἄλλῃ παρασκευῇ »34. 33
Thucydide, ibid., I, 1 : « τὰ γὰρ πρὸ αὐτῶν καὶ τὰ ἔτι παλαίτερα σαφῶς μὲν εὑρεῖν διὰ χρόνου πλῆθος ἀδύνατα ἦν, ἐκ δὲ τεκμηρίων ὧν ἐπὶ μακρότατον σκοποῦντί μοι πιστεῦσαι ξυμβαίνει οὐ μεγάλα νομίζω γενέσθαι οὔτε κατὰ τοὺς πολέμους οὔτε ἐς τὰ ἄλλα ». 34 Ibid., I, 2.
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Thucydide dit explicitement que les Grecs des temps anciens étaient faibles et cela, parce qu’avant la guerre de Troie ils n’avaient rien accompli en commun35. Selon lui, la guerre de Troie était une sorte de moment d’unification pour les populations parlant le grec, en accomplissant une opération en commun. Pourtant, il écrit que d’après ce qui est rapporté par la tradition et par ouï-dire, que le premier à posséder une flotte était Minos, étendant sa domination sur les Cyclades et la mer Égée36. Thucydide continue écrivant qu’une partie des gens de cette époque vivaient de la piraterie et du pillage, et qu’il y avait des régions en Grèce à son époque où des pareilles pratiques continuaient d’exister37. Il faut noter que Thucydide restitue l’histoire avant les Guerres médiques, remontant à la guerre de Troie et à Minos sans raconter des grands actes et des exploits individuels. Tout au contraire, ayant dit qu’il ne pouvait pas être complètement certain à propos de cette période lointaine, il juge le niveau de vie, du commerce de la puissance militaire et des communications très négativement. Thucydide décrit de populations éparpillées, sans communications les unes avec les autres et des gens qui portent constamment des armes. Il dit d’une façon caractéristique que : « πολλὰ δ' ἂν καὶ ἄλλα τις ἀποδείξειε τὸ παλαιὸν Ἑλληνικὸν ὁμοιότροπα τῷ νῦν βαρβαρικῷ διαιτώμενον38. Il met cette situation en contraste avec ce qui racontera sur les Guerres médiques, l’expansion athénienne et peut-être avec ce que Périclès dira sur l’épanouissement de la cité par excellence, Athènes où les citoyens vivent en harmonie les uns avec les autres, pouvant se réjouir des biens qui viennent de plusieurs endroits du monde et aimant le beau. D’après Thucydide, ceux qui marquent la rupture passant dans un autre niveau de vie sont précisément les Athéniens : « Ἐν τοῖς πρῶτοι δὲ Ἀθηναῖοι τόν τε 35
Ibid., I, 3 : « Δηλοῖ δέ μοι καὶ τόδε τῶν παλαιῶν ἀσθένειαν οὐχ ἥκιστα· πρὸ γὰρ τῶν Τρωικῶν οὐδὲν φαίνεται πρότερον κοινῇ ἐργασαμένη ἡ Ἑλλάς ». 36 Thucydide utilise le verbe «ἐκράτησε » pour exprimer la domination de Minos : « Μίνως γὰρ παλαίτατος ὧν ἀκοῇ ἴσμεν ναυτικὸν ἐκτήσατο καὶ τῆς νῦν Ἑλληνικῆς θαλάσσης ἐπὶ πλεῖστον ἐκράτησε καὶ τῶν Κυκλάδων νήσων ἦρξέ τε καὶ οἰκιστὴς πρῶτος τῶν πλείστων ἐγένετο, Κᾶρας ἐξελάσας καὶ τοὺς ἑαυτοῦ παῖδας ἡγεμόνας ἐγκαταστήσας ». Voir op.cit., I, 4. 37 Comme chez les Locriens Ozoles, les Étoliens et les Acarniens. Voir Thucydide, op.cit., I, 5. 38 Ibid., I, 6.
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σίδηρον κατέθεντο καὶ ἀνειμένῃ τῇ διαίτῃ ἐς τὸ τρυφερώτερον μετέστησαν »39. Thucydide continue en remarquant que les villes fondées à une époque plus tardive pendant laquelle la navigation avait pris un certain essor, disposaient des réserves financières plus considérables. L’auteur utilise le mot qui signifie le « reste », « le reliquat » ou l’« abondance » en grec ancien, pour exprimer cette première accumulation de richesses et pour reprendre un concept marxien. Ainsi pour Thucydide, Minos marque la fondation d’un premier pouvoir dans l’espace qui s’appellera plus tard la Grèce, et il associe une première concentration de richesse avec le développement des techniques de navigation : « Τῶν δὲ πόλεων ὅσαι μὲν νεώτατα ᾠκίσθησαν καὶ ἤδη πλωιμωτέρων ὄντων, περιουσίας μᾶλλον ἔχουσαι χρημάτων ἐπ' αὐτοῖς τοῖς αἰγιαλοῖς τείχεσιν ἐκτίζοντο καὶ τοὺς ἰσθμοὺς ἀπελάμβανον ἐμπορίας τε ἕνεκα καὶ τῆς πρὸς τοὺς προσοίκους ἕκαστοι ἰσχύος »40. Ces innovations techniques de la navigation permettaient à ces villes - que Thucydide ne nomme pas explicitement - de développer leurs rapports avec d’autres villes et d’intensifier le commerce. D’ailleurs, il note que dès qu’une ville commence à s’enrichir, elle construit des mûrs afin de se protéger des pirates. Bien plus, la concentration du pouvoir à certains permettait aux forts d’étendre leur pouvoir sur les faibles : « ἐφιέμενοι γὰρ τῶν κερδῶν οἵ τε ἥσσους ὑπέμενον τὴν τῶν κρεισσόνων δουλείαν, οἵ τε δυνατώτεροι περιουσίας ἔχοντες προσεποιοῦντο ὑπηκόους τὰς ἐλάσσους πόλεις. καὶ ἐν τούτῳ τῷ τρόπῳ μᾶλλον ἤδη ὄντες ὕστερον χρόνῳ ἐπὶ Τροίαν ἐστράτευσαν »41. Donc, Thucydide semble être bien conscient que la construction du pouvoir et de la force ne s’est pas réalisée dans tout l’espace grec de la même façon, aussi bien que la domination de certaines cités sur les autres a pris forme avec l’aide de la technique et d’une certaine accumulation de richesses et d’argent. Les mots utilisés par l’auteur athénien se rapportent directement à un vocabulaire politique, à l’assujettissement et à l’esclavage, comme « οἵ τε δυνατώτεροι », les plus forts, ou « οἵ τε ἥσσους ὑπέμενον τὴν τῶν
39
Ibid., I, 6. Ibid., I, 7. 41 Ibid., I, 8. 40
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κρεισσόνων δουλείαν », les plus faibles, les plus petits qui endurent, supportent l’esclavage (« δουλείαν ») des plus grands. Thucydide pensant que telle était la situation en Grèce jusqu’à la guerre de Troie, Agamemnon a été le chef le plus fort après Pélops en Péloponnèse et c’est pour cela qu’il a pu entreprendre l’expédition en Troie, et non parce que les « prétendants d’Hélène se trouvaient liés par les serments faits à Tyndare »42. Ainsi, il met en doute la tradition homérique et ce qu’Homère rapporte au sujet de l’expédition : On peut admettre que l’expédition de Troie fut plus importante que les précédentes entreprises de ce genre, tout en n’égalant pas celles d’aujourd’hui. Faut-il, ici encore, en croire les poèmes d’Homère ? Sans doute peut-on supposer qu’étant poète, il a voulu embellir son sujet en le grandissant. Mais même si l’on admet les chiffres qu’il nous donne, il apparaît que cette expédition fut d’importance médiocre. […] Bref, si l’on s’en tient à la moyenne entre les deux extrêmes, les effectifs mobilisés paraissent peu importants pour une expédition à laquelle la Grèce entière contribua. Ce fait s’explique moins par la pauvreté de la Grèce en hommes que par le manque d’argent43.
Il a fallu du temps pour que la Grèce trouve la paix et la sécurité après la guerre de Troie et les bouleversements causés par l’absence des chefs grecs. Thucydide écrit que : Quatre-vingts ans après la chute d’Ilion, les Doriens, avec les Héraclides, occupèrent le Péloponnèse. Non sans peine, avec le temps, la Grèce trouva la sécurité avec la stabilité. Les mouvements de populations cessèrent dans le pays et des colonies furent envoyées au-dehors. Des Athéniens s’établirent en Ionie et dans la plupart des îles. Les Péloponnésiens fondèrent la majorité des colonies d’Italie et de Sicile et s’installèrent aussi dans certaines régions du reste de la Grèce. Tous ces établissements sont postérieurs à la guerre de Troie44.
Thucydide dans la même logique et compréhension de l’histoire antérieure aux Guerres médiques, associe ouvertement la richesse à la puissance et à l’instauration d’un nouveau type de régime politique, la tyrannie et au plus intense développement de la navigation par les Corinthiens, les premiers constructeurs de la trière, mais aussi par les Samiens : « Δυνατωτέρας δὲ γιγνομένης τῆς Ἑλλάδος 42
Ibid., I, 9, p. 40. Ibid., I, 10-11, p. 41-42. 44 Ibid., I, 12, p. 43. 43
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καὶ τῶν χρημάτων τὴν κτῆσιν ἔτι μᾶλλον ἢ πρότερον ποιουμένης τὰ πολλὰ τυραννίδες ἐν ταῖς πόλεσι καθίσταντο, τῶν προσόδων μειζόνων γιγνομένων (πρότερον δὲ ἦσαν ἐπὶ ῥητοῖς γέρασι πατρικαὶ βασιλεῖαι), ναυτικά τε ἐξηρτύετο ἡ Ἑλλάς, καὶ τῆς θαλάσσης μᾶλλον ἀντείχοντο45. Corinthe étant située dans un point géographique nodal et du fait que les communications passaient par son territoire, l’Isthme est devenu un centre commercial. Corinthe est devenue grande et riche selon Thucydide, et le témoignage des poètes qui l’appellent « opulente » l’atteste, quelque chose qui l’a aidé à battre la piraterie : « ἐπειδή τε οἱ Ἕλληνες μᾶλλον ἔπλῳζον, τὰς ναῦς κτησάμενοι τὸ λῃστικὸν καθῄρουν, καὶ ἐμπόριον παρέχοντες ἀμφότερα δυνατὴν ἔσχον χρημάτων προσόδῳ τὴν πόλιν »46. D’après Thucydide, le niveau de la navigation dans les temps anciens était médiocre et même le nombre des bateaux des flottes, plusieurs générations après la guerre de Troie : Avant l’expédition de Xerxès, c’étaient là les seules flottes qui comptaient dans le monde grec. Aigine, Athènes et les autres cités qui possédaient une marine n’avaient que des flottes peu importantes avec surtout des pentécontères. Ce ne fut que bien tardivement, au moment où Athènes se trouvait en guerre avec Aigine et s’attendait à l’offensive du Barbare, que Thémistocle décida ses concitoyens à mettre en chantier les vaisseaux avec lesquels ils devaient livrer bataille. […] Voilà donc où en était la navigation chez les Grecs dans les temps anciens et les siècles qui suivirent. Les peuples qui entretinrent des flottes purent malgré tout, acquérir une puissance appréciable. Grâce à elles, ils s’assurèrent des revenus et étendirent leur domination sur des terres étrangères. Ils attaquaient les îles et s’en rendaient maîtres, surtout quand leur propre territoire ne leur suffisait pas47.
Nous constatons que Thucydide racontant l’histoire des temps anciens, il est en train d’exposer une histoire linéaire et progressive du pouvoir et de la force dans l’espace grec. Cela dit, il passe d’un stade où les Grecs vivaient portant des armes, sans commerce48 et communication, sans avoir entrepris une cause commune, grâce à la piraterie, à l’apparition de premières cités avec des fortifications, puis à la première thalassocratie avec Minos, l’avancement de la technique 45
Ibid., I, 13. Ibid., I, 13. 47 Ibid., I, 14-15, p. 44-45. 48 Nous pouvons supposer que Thucydide insiste tellement sur la question du commerce, à cause de l’importance de ce facteur pour la construction de la puissance politique, économique et culturelle d’Athènes du 5ème siècle, où de biens arrivaient par la mer au Pirée de plusieurs endroits du monde antique. 46
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de la navigation, la première accumulation de richesse, donc de puissance. La situation est plus claire dans le cas de Corinthe où sa position stratégique, l’utilisation de la trière et le commerce florissant l’ont rendue une cité puissante. Thucydide dit expressément que le pouvoir et la force sont basés sur la possession de moyens, des armes et d’argent. En fait, cette perception de l’histoire écarte tout élément mythique et divin, tout élément individuel étant donné que Thucydide repousse même concernant la guerre de Troie, les exploits des héros de son analyse et il fait une généalogie des grands pouvoirs, qui ont eu lieu jusqu’à la Guerre du Péloponnèse en Grèce49. À partir de son analyse, nous comprenons qu’il n’y avait pas un pouvoir uniforme remplacé sans cesse par un autre par le biais d’un processus mécanique ou naturel, mais plusieurs cités qui étaient en antagonisme constant et que leur antagonisme dépendait de leurs moyens de guerre, de leurs armes, de leurs ressources matérielles et économiques. Il est alors possible de dire que l’effort de Thucydide de concevoir l’histoire de la force, l’accroissement de la force des cités et le plus important, d’essayer de comprendre dès le début de sa réflexion sur les faits, les forces dans leur propre processus de développement historique, nous rappellent l’écart de toute illusion sur la nature de la politique qui se base sur la conception des rapports 49
Il faut tout de même ajouter que jusqu’à la domination athénienne et malgré son importance, ce progrès concernait un domaine bien restreint. L’analyse de Cornelius Castoriadis peut nous être utile sur ce point : « Thucydide, qui a commencé par dire qu’il a entrepris d’écrire l’histoire de ce conflit parce qu’il avait prévu qu’il serait plus important que tous les conflits antérieurs, ajoute immédiatement qu’il en est tout simplement ainsi parce que dans toutes les périodes précédentes les États, les cités étaient, sans commune mesure, plus faibles. Et ce qu’il décrit là est effectivement une progression, mais qui n’a lieu que dans un nombre limité de domaines : il y a perfectionnement des instruments pour tuer et pour produire, des fondements donc de la puissance ; il n’y a pas de perfectionnement de l’être humain, bien au contraire ». Voir Cornelius Castoriadis, Thucydide, la force et le droit, Ce qui fait la Grèce, p. 119, volume III, Séminaires 1984-1985, La Création Humaine IV, Éditions du Seuil, Paris, 2011. Un peu plus loin Castoriadis écrira - et cela peut également nous aider à mieux comprendre la structure de l’Archéologie et la nouvelle compréhension de l’histoire qu’elle introduit - que : « Dans l’histoire, nous l’avons vu, la seule constante est un progrès dans les moyens de la puissance (de production et de destruction), et la lutte entre ceux qui possèdent cette puissance ». Voir op.cit., p. 123.
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réels du pouvoir par Machiavel et surtout, le matérialisme historique de Marx et d’Engels qui essaient de comprendre l’histoire comme un processus toujours changeant, dynamique et instable, basé sur le rôle prépondérant des rapports de production et la propriété des moyens de production. Thucydide considère alors que bien longtemps avant les Guerres médiques, il n’y avait pas une cité plus puissante en Grèce qui pourrait contrôler une partie du monde grec. Subséquemment, il y avait une multitude de forces moyennes. Il note : κατὰ γῆν δὲ πόλεμος, ὅθεν τις καὶ δύναμις παρεγένετο, οὐδεὶς ξυνέστη· πάντες δὲ ἦσαν, ὅσοι καὶ ἐγένοντο, πρὸς ὁμόρους τοὺς σφετέρους ἑκάστοις, καὶ ἐκδήμους στρατείας πολὺ ἀπὸ τῆς ἑαυτῶν ἐπ'ἄλλων καταστροφῇ οὐκ ἐξῇσαν οἱ Ἕλληνες. οὐ γὰρ ξυνειστήκεσαν πρὸς τὰς μεγίστας πόλεις ὑπήκοοι, οὐδ' αὖ αὐτοὶ ἀπὸ τῆς ἴσης κοινὰς στρατείας ἐποιοῦντο, κατ' ἀλλήλους δὲ μᾶλλον ὡς ἕκαστοι οἱ ἀστυγείτονες ἐπολέμουν50.
Thucydide dans son exposition de ce qui se passait aux temps anciens commence à parler des choses moins éloignées de son époque, comme la croissance économique des villes ioniennes au 6ème siècle avant notre ère et leur assujettissement partiel à Cyrus, le fondateur de l’Empire perse et leur subordination complète par Darius après la révolte de l’Ionie en 494 avant notre ère. Ensuite, il se réfère à l’existence des tyrannies en Grèce, au fait que les tyrans n’ont pas accompli quelque chose de remarquable et n’ont fait des guerres que contre des voisins : « Rien de remarquable ne fut accompli par les Grecs associés et, isolément, les cités se montrèrent peu entreprenantes »51. Toutefois, pour Thucydide à part les tyrans de Sicile, tous les tyrans en Grèce étaient renversés par Sparte, la cité la plus bouleversée - et pour laquelle l’auteur athénien semble exprimer une sorte d’admiration pour la stabilité de ses institutions - par des luttes civiles « qui durèrent plus longtemps que dans aucune autre ville que nous connaissions. C’est pourtant chez elle que le règne de la loi s’instaura le plus tôt et elle ne connut jamais la tyrannie. Un peu plus de quatre siècles se sont écoulés jusqu’à la fin de la Guerre du Péloponnèse, sans que sa constitution ait été modifiée. C’est ce qui 50 51
Ibid., I, 15. Ibid., I, 17, p. 45.
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a fait et ce qui lui a permis d’intervenir dans les affaires des autres cités »52. Thucydide va clore l’Archéologie et sa narration sur l’histoire grecque, en rapportant en quelques lignes les confrontements militaires le plus significatifs des cités grecques jusqu’au 5ème siècle, ceux de deux invasions perses en Grèce continentale (en 490 et en 480-479 avant notre ère respectivement). Après la bataille de Marathon en 490 avant notre ère, dix ans plus tard l’empire des Achéménides attaque de nouveau pour subjuguer les cités grecques, et il semble que pour Thucydide il s’agit du moment où la puissance de Sparte se stabilise en Grèce et la force maritime athénienne commence clairement à apparaître : L’ampleur du péril amena Sparte, qui était la principale puissance grecque, à prendre le commandement des Grecs coalisés. Les Athéniens, devant l’avance des Mèdes, se résolurent à évacuer leur cité et à s’embarquer sur leurs vaisseaux en emportant leurs biens. Ils devinrent ainsi un peuple de marins. Quand les Barbares eurent été repoussés par cette coalition, on ne tarda pas à voir les cités grecques, tant les alliées de la veille que celles qui venaient de secouer le joug mède, se diviser pour se grouper les unes aux côtés d’Athènes, les autres aux côtés de Sparte. Ces deux cités avaient en effet affirmé chacune une supériorité manifeste sur les autres. La force de l’une résidait dans sa flotte, celle de l’autre, dans son armée de terre53.
De la sorte, pour Thucydide les racines de l’opposition entre Athènes et Sparte se trouvent dans les Guerres médiques et au fait que Sparte était une force déjà établie, tandis qu’Athènes commençait à émerger à cause du besoin de se défendre contre l’attaque perse, construisant une flotte. Les Athéniens deviennent alors un peuple marin (« ἐς τὰς ναῦς ἐσβάντες ναυτικοὶ ἐγένοντο »). Autrement dit, les Guerres médiques préparent l’opposition entre les deux cités, et après la fin de cette guerre et jusqu’au début de la Guerre du Péloponnèse, 52
Ibid., I, 18, p. 46. Thucydide écrit ceci : « καὶ μεγάλου κινδύνου ἐπικρεμασθέντος οἵ τε Λακεδαιμόνιοι τῶν ξυμπολεμησάντων Ἑλλήνων ἡγήσαντο δυνάμει προύχοντες, καὶ οἱ Ἀθηναῖοι ἐπιόντων τῶν Μήδων διανοηθέντες ἐκλιπεῖν τὴν πόλιν καὶ ἀνασκευασάμενοι ἐς τὰς ναῦς ἐσβάντες ναυτικοὶ ἐγένοντο. κοινῇ τε ἀπωσάμενοι τὸν βάρβαρον, ὕστερον οὐ πολλῷ διεκρίθησαν πρός τε Ἀθηναίους καὶ Λακεδαιμονίους οἵ τε ἀποστάντες βασιλέως Ἕλληνες καὶ οἱ ξυμπολεμήσαντες. δυνάμει γὰρ ταῦτα μέγιστα διεφάνη· ἴσχυον γὰρ οἱ μὲν κατὰ γῆν, οἱ δὲ ναυσίν ». Voir ibid., I, 18, p. 46. 53
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les deux cités influencent la politique extérieure des autres cités grecques et interviennent dans leurs conflits. Cette période des guerres entre Athènes et Sparte et entre leurs alliés a mené à « une alternance continuelle d’années d’hostilités et d’années de trêve ». Ces années continuelles de trêve et de guerre entre les deux cités ont intensifié leur savoir et leur expérience militaires : « ὥστε ἀπὸ τῶν Μηδικῶν ἐς τόνδε αἰεὶ τὸν πόλεμον τὰ μὲν σπενδόμενοι, τὰ δὲ πολεμοῦντες ἢ ἀλλήλοις ἢ τοῖς ἑαυτῶν ξυμμάχοις ἀφισταμένοις εὖ παρεσκευάσαντο τὰ πολέμια καὶ ἐμπειρότεροι ἐγένοντο μετὰ κινδύνων τὰς μελέτας ποιούμενοι »54. Thucydide conclut son récit sur l’histoire grecque jusqu’aux Guerres médiques et l’avènement de l’antagonisme entre Athènes et Sparte. Il dit expressément qu’Athènes pendant la période de cinquante ans (fin des Guerres médiques-début de la Guerre du Péloponnèse) : « καὶ ἐγένετο αὐτοῖς ἐς τόνδε τὸν πόλεμον ἡ ἰδία παρασκευὴ μείζων ἢ ὡς τὰ κράτιστά ποτε μετὰ ἀκραιφνοῦς τῆς ξυμμαχίας ἤνθησαν »55. Donc, nous voyons que Thucydide décrit l’histoire grecque en commençant par l’existence d’une multitude des forces moyennes à la construction d’une situation et à un antagonisme bipolaire entre deux forces de nature différente, l’une terrestre et l’autre maritime qui dépassent le niveau de puissance du reste des cités. Avant de passer à la Pentékontaétie, nous voulons faire quelques remarques au sujet de l’Archéologie. Tout d’abord, elle n’est pas simplement une introduction destinée au lecteur afin qu’il arrive à la narration de la Guerre du Péloponnèse d’une façon logique, mais il s’agit plutôt d’une intervention pour que Thucydide soutienne ses opinions au sujet de l’importance de la Guerre du Péloponnèse et que ce conflit avait influencé beaucoup plus que les guerres précédentes la vie des cités grecques. Thucydide se tourne vers le passé, pas tellement pour l’éclaircir mais afin d’affirmer ses opinions pour le présent. En fait, il est le premier auteur à notre connaissance qui raconte l’histoire actuelle de son temps et non celle d’une époque antérieure. Il ne se considère pas comme le prôneur des grands exploits du passé, et il ne s’intéresse comme Hérodote qu’aux grands 54 55
Ibid., I, 18. Ibid., I, 19.
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événements, mais aussi aux causes politiques et sociales. Bien plus, l’impuissance de la Grèce aux temps anciens se trouve dans une contradiction flagrante avec l’ampleur de la Guerre du Péloponnèse. Sa méthode dans l’Archéologie consiste à supposer d’une façon normative la forme de société qu’il serait convenable aux mœurscoutumes des hommes dans des périodes plus anciennes, comme elles étaient connues par la littérature, les récits mythologiques et la tradition. Ces éléments étaient les indices, les témoignages confirmatifs, le « τεκμήριον »56. Il paraît ainsi que pour Thucydide, certaines caractéristiques sociales déterminent la sorte de la constitution politique d’une cité. Mais ce qui est le plus significatif dans l’Archéologie, c’est l’idée du progrès. Il est vrai que cette notion était essentiellement inexistante dans l’Antiquité grecque, et qu’elle devient un concept fondamental pour le système normatif de la société bourgeoise et le capitalisme, à partir du 18ème et du 19ème siècle. Or, il est tout aussi vrai que l’idée du déclin existe : déclin d’une époque de bonheur que nous retrouvons chez Hésiode par exemple, ou de celle que nous trouvons chez Platon, selon laquelle les sociétés humaines fleurissent et déclinent sans cesse en accomplissant un mouvement cyclique57. Pourtant, une certaine confiance à l’homme et à ses capacités positives, mais également une critique de ses côtés négatifs est exprimée dans la littérature athénienne du 5ème siècle, et ce fait est associé à la construction de la démocratie. Le Prométhée Enchaîné, les Euménides d’Eschyle ou l’hymne aux capacités et aux institutions fondées par l’être humain dans l’Antigone de Sophocle58, le discours de Thésée dans les Suppliantes59 sont les expressions les plus intenses de cette confiance. Ces textes montrent que l’être humain n’est pas unidimensionnel et figé, mais au contraire qu’il fonde ses propres institutions et sa propre histoire dans un processus de transformation perpétuelle. 56
Ibid., I, 1 et I, 21. Voir plus particulièrement les constitutions consécutives présentées par Platon dans la République, livres VIII et IX. 58 Sophocle, Antigone, vers 332-364. 59 Euripide, Les Suppliantes, vers 195-218. 57
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Il est possible de dire que chez Thucydide, il y a très schématiquement deux conceptions de l’histoire. Celle que nous voyons dans l’Archéologie, à savoir une histoire progressive et linéaire. L’autre est celle qu’il avance en disant que son texte sera utile pour les générations à venir, et qu’il sera un apparat à jamais60, une phrase que présuppose une conception cyclique de l’histoire et que des situations similaires vont se répéter. Thucydide faisant partie de la classe sociale athénienne aisée, il a directement constaté la floraison économique et matérielle d’Athènes61 et a pu remarquer la destruction et le déclin de cet épanouissement tout au long de la guerre, destruction basée sur une instabilité sociale nourrie par cette éclosion. En d’autres mots, il soutient indirectement qu’une hégémonie fait toujours partie des lois historiques répétitives et étant soumise à ces lois, elle ne peut pas s’évader du déclin. Thucydide analyse sans ajouter des éléments mythiques et sans prendre en considération Homère et la tradition poétique dans la construction de son récit, c’est-à-dire qu’il ne s’intéresse pas à la gloire et à la grandeur mais à l’histoire des collectivités. Plus spécifiquement, pour lui le progrès matériel est réalisable à travers l’unification politique, quelque chose qui pratiquement signifie l’existence d’un pouvoir central. Comme Minos et Agamemnon qui ont autrefois libéré l’espace grec des situations d’un localisme extrême, et ils ont créé les circonstances d’installation nécessaires pour le commerce et les communications entre les populations. Avant Minos selon Thucydide, il n’y avait que des situations fragiles, avec des migrations constantes des populations. Mais lorsque la navigation est devenue plus stable, des communautés plus fortes et florissantes prennent place et le commerce a accordé aux puissants de la force et la capacité d’élever le niveau de vie. L’expédition de Troie était possible d’être effectuée, seulement par une société où le pouvoir était centralisé, donc une formation sociale installée. Dans le cas de la Guerre du Péloponnèse, Sparte se présente comme la libératrice de la 60
Thucydide, op.cit., I, 22 L’Oraison funèbre est une preuve très littéraire de cet optimisme et de cette confiance en soi extrêmes de la société athénienne pendant la deuxième moitié du 5ème siècle. En outre, elle démontre que ce corps social est conscient des exploits et des avantages qui tire de son hégémonie. 61
57
Grèce et comme la ville qui va restituer l’autonomie locale menacée par le despotisme athénien62. Néanmoins, cette question de l’autonomie comme mode d’institution des cités grecques n’est pas pour Thucydide l’enjeu de la guerre : la libération ou la dépendance n’était pas le problème essentiel de cette guerre. Plus particulièrement, la grande floraison économique et matérielle d’Athènes semble être impensable pour Thucydide, sans l’hégémonie sur les autres cités de la confédération. D’ailleurs, plusieurs fois dans son texte les porte-paroles athéniens diront qu’Athènes ne peut pas reculer de son hégémonie dans le point où elle en est. Ce ne sont pas les forces continentales, mais la force maritime athénienne en tant que la puissance la plus moderne qu’elle était censée de gagner la guerre. Thucydide parlant de Minos et d’Agamemnon dans l’Archéologie voit que l’existence des petites cités autonomes était compatible avec l’unification et le progrès. L’hégémonie athénienne vient contourner cette situation, en essayant de dominer les autres cités et d’unifier cette domination. Ainsi, pour Thucydide un des éléments cruciaux était l’agressivité et la violence exercées par cette hégémonie sur les cités inférieures. Il présente ce grand basculement qui a lieu entre l’Oraison funèbre, où cette hégémonie est exprimée par Périclès dans un moment où la guerre vient de commencer et le pouvoir athénien semble tout puissant, et le dialogue entre les ambassadeurs d’Athènes et les représentants de l’île de Mélos, où les visions expansionnistes du dème athénien sont démesurées et un despotisme ouvert est mis en place. Thucydide est souvent présenté comme un auteur qui a peu de soucis d’ordre moral, à cause de sa position distanciée à l’égard de la domination et de la violence exercées par le pouvoir du plus fort. Toutefois, il n’est pas préoccupé par l’acquisition et le contrôle du pouvoir, mais plutôt par la compréhension de son rôle et de sa signification dans l’histoire humaine. En fait, l’Archéologie semble considérer le pouvoir comme le facteur unificateur et ce facteur unificateur sous-entend la floraison matérielle. Un autre facteur capital dans l’Archéologie est le rôle de la navigation et de la puissance maritime dans le monde grec, ainsi que 62
Thucydide, ibid., I, 139.
58
la formation de la force dans l’espace grec. La puissance maritime de Minos et d’Agamemnon dans les temps anciens, et ensuite des Corinthiens et des Samiens dans les temps plus proches est un synonyme de la civilisation et du développement des cités grecques après des invasions et des migrations. Thucydide insiste sur la formation de la grande force maritime d’Athènes et plus exactement, sur la politique menée par Thémistocle qui fondera la thalassocratie athénienne63. Donc pour Thucydide, Thémistocle et Périclès plus tard redécouvrent l’ancienne méthode de domination dans le monde grec64. Thémistocle voulait rendre Athènes une démocratie commerciale qui dominerait la mer, une politique que Périclès exprime très clairement dans le premier livre de l’histoire de Thucydide65. Mais cette thalassocratie est basée dans le cas athénien sur le dème, les classes populaires qui constituaient la marine athénienne. Thémistocle et Périclès, les défenseurs de cette idéologie étaient en même temps les chefs de ces classes et de la démocratie maritime. Chez Thucydide, l’idée de la domination maritime apparaît dans son œuvre, comme étant étroitement liée à l’apparition de la démocratie. D’ailleurs, Thucydide note que Corinthe n’a pas pu accomplir son rôle comme force maritime à cause de la politique de ses tyrans66 et nous supposons que pour l’auteur athénien, sa ville natale a pu à son tour réussir pour une certaine période parce qu’elle avait dominé la mer et parce que son institution politique était la démocratie. De ce fait, l’Archéologie est capitale pour la compréhension de toute l’œuvre de Thucydide, puisqu’elle place Athènes dans la perspective plus vaste de l’histoire du monde grec, cité ayant comme base la supériorité maritime qui était partiellement le fondement de la démocratie. Quant à nous, cette idée pose la question la plus centrale de l’œuvre : quelles étaient les limites de l’hégémonie athénienne et jusqu’où sa force pourrait aller ?
63
Voir ibid., I, 14. Pour Thucydide d’une certaine façon, le contrôle de la mer est la base du pouvoir. 65 Voir ibid., I, 143 : « μέγα γὰρ τὸ τῆς θαλάσσης κράτος ». 66 Ibid., I, 17. 64
59
V. « La Pentékontaétie », la réalisation de l’hégémonie et de la domination athénienne
Thucydide après avoir présenté les débats qui ont eu lieu devant l’Assemblée spartiate qui devait se prononcer pour ou contre la guerre, les discours des Corinthiens et des Athéniens, et les discours du roi Archidamos et de l’éphore Sthénélaïdas qui fait voter l’Assemblée pour la majorité du traité et l’entrée en guerre67, il effectue une autre digression historique en exposant comment Athènes augmente sa puissance68 dans les cinquante ans après la bataille navale de Salamine69. Thucydide rappelle dans le paragraphe précédent que c’était la force grandissante des Athéniens sur les autres Grecs, qui a poussé les Spartiates à rompre le traité : « ἐψηφίσαντο δὲ οἱ Λακεδαιμόνιοι τὰς σπονδὰς λελύσθαι καὶ πολεμητέα εἶναι οὐ τοσοῦτον τῶν ξυμμάχων πεισθέντες τοῖς λόγοις ὅσον φοβούμενοι τοὺς Ἀθηναίους μὴ ἐπὶ μεῖζον δυνηθῶσιν, ὁρῶντες αὐτοῖς τὰ πολλὰ τῆς Ἑλλάδος ὑποχείρια ἤδη ὄντα » (c’est nous qui soulignons)70. Le texte de Thucydide nous fait comprendre, qu’il s’agissait au fond de la peur de l’augmentation plus intense de la puissance athénienne qui a conduit Sparte à la guerre. En fait, Thucydide analyse la position et la réaction de Sparte face à l’avènement de la puissance athénienne, soutenant que dans les relations entre les cités la peur et le calcul jouent un rôle important dans la formation de leur politique. 67
Ibid., I, 67-87 Thucydide écrit : « Voyons donc maintenant à la suite de quel concours de circonstances l’expansion athénienne avait commencé ». Voir ibid., I, 89. Pourtant, la traduction de Roussel n’est pas très exacte, puisque Thucydide n’emploie pas dans le texte original le mot « empire » ou « hégémonie », mais il dit précisément : « Οἱ γὰρ Ἀθηναῖοι τρόπῳ τοιῷδε ἦλθον ἐπὶ τὰ πράγματα ἐν οἷς ηὐξήθησαν ». Thucydide utilise le verbe « ηὐξήθησαν » que nous pouvons traduire par « ils ont multiplié », « ils ont fait grandir » ou « ils ont élargi leur force ». 69 Ibid., I, 89-118. 70 Ibid., I, 88. 68
60
En ce qui concerne la Pentékontaétie, il nous semble qu’elle est une sorte de prolongement de l’Archéologie, étant donné que Thucydide déploie la même logique, cette fois dans un passé historique moins lointain. Son but comme il dit plus loin, c’est de corriger les erreurs du récit d’Hellanicos et de comprendre comment l’hégémonie athénienne s’est réalisée71. Thucydide répète dans la Pentékontaétie plusieurs idées déjà exprimées, comme la peur de Sparte face à Athènes, le rôle de Thémistocle à la naissance de l’hégémonie, la faute des cités ioniennes de renoncer à l’hégémonie de la confédération de Délos et de l’accorder aux Athéniens. Ainsi, la Pentékontaétie achève les objectifs de l’Archéologie concernant les vraies causes et les motifs de la guerre. Elle affirme la position de Thucydide au sujet des causes, comme l’Archéologie affirme son opinion sur l’étendue de la guerre. La Pentékontaétie est toute seule un texte indispensable, pour la compréhension des cinquante ans entre la bataille de Salamine et la Guerre du Péloponnèse. Plus spécialement, Thucydide raconte dans la Pentékontaétie tantôt les relations entre Sparte et Athènes, tantôt la politique menée par Thémistocle qui persuade le peuple d’Athènes de construire les Longs Murs et de fortifier Pirée. Les Longs Murs et les travaux au Pirée commencés par Thémistocle ont jeté les bases de la puissance maritime athénienne : « Il trouvait que le site offrait bien des avantages avec ses trois ports naturels et pensait qu’à ses concitoyens, devenus désormais un peuple de marins, il rendrait les plus grands services pour l’accroissement de leur puissance. Le premier, il leur avait audacieusement proposé de s’attacher à la mer et avait aussitôt jeté les bases de cette puissance (καὶ τὴν ἀρχὴν εὐθὺς ξυγκατεσκεύαζεν) »72. Donc, la force était acquise par Athènes à travers les choix politiques concrets de Thémistocle, permettant peu à peu à cette ville de se constituer comme « ἀρχὴν ».
71
Voir ibid., I, 97 : « τούτων δὲ ὅσπερ καὶ ἥψατο ἐν τῇ Ἀττικῇ ξυγγραφῇ Ἑλλάνικος, βραχέως τε καὶ τοῖς χρόνοις οὐκ ἀκριβῶς ἐπεμνήσθη. ἅμα δὲ καὶ τῆς ἀρχῆς ἀπόδειξιν ἔχει τῆς τῶν Ἀθηναίων ἐν οἵῳ τρόπῳ κατέστη ». En lisant Thucydide, nous avons parfois l’impression qu’il traite à la fois deux sujets: la Guerre du Péloponnèse et l’hégémonie athénienne, sa naissance, son épanouissement et son déclin. 72 Voir ibid., I 93, p. 94.
61
Pour autant, ce processus de stabilisation et d’accroissement du pouvoir athénien est décrit par Thucydide en deux pistes. Premièrement, il y a les interventions entreprises par Athènes et secondement, la transformation de la confédération de Délos en une hégémonie athénienne. Thucydide après avoir énoncé que son exposé portera sur le développement de la domination (« δὲ καὶ τῆς ἀρχῆς ἀπόδειξιν »), il se réfère au premier siège et à la réduction d’une population en esclavage : Cette histoire commence par le siège d’Eïon, ville située sur le Strymon et occupée alors par les Mèdes. Sous le commandement de Cimon, fils de Miltiade, les Athéniens prirent la place et réduisirent la population en esclavage. Ils attaquèrent ensuite Skyros, île de l’Égée habitée par les Dolopes. La population subit le même sort qu’à Eïon et des colons d’Athènes vinrent s’installer sur ses terres. Il y eut aussi contre Carystos une guerre à laquelle le reste de l’Eubée s’abstint de participer. Les opérations traînèrent en longueur et se terminèrent par un accommodement. Puis, Athènes s’en prit aux Naxiens, qui avaient fait défection et qui furent contraints de faire leur soumission à la suite d’un siège. Ce fut la première cité alliée dont les Athéniens firent, contrairement aux conventions, un État sujet. D’autres cités connurent par la suite, d’une manière ou d’une autre, le même sort73.
Thucydide en même temps qu’il décrit l’avènement de la puissance athénienne, il insiste sur le fait que le joug créé graduellement par Athènes commençait à être pesant sur les villes de la Ligue de Délos, et certaines se révoltaient : Plusieurs raisons expliquaient ces tentatives de défection. Elles se produisaient surtout quand une cité ne s’était pas acquittée des contributions qu’elle devait fournir soit en argent soit en navires, ou quand elle voulait se dérober à ses obligations militaires. Or les Athéniens se montraient très stricts dans leurs exigences et ces peuples, qui n’avaient ni l’habitude ni la volonté de faire des sacrifices, supportaient avec peine la contrainte dont on usait avec eux. Ainsi, d’une manière générale, les cités n’acceptaient plus sans mauvaise humeur de se trouver soumises à l’autorité des Athéniens. Et comme les contingents alliés ne participaient plus aux opérations sur un pied d’égalité, il était facile pour Athènes de réprimer les défections. De cette situation, les alliés eux-mêmes étaient responsables. Ils répugnaient à faire campagne et, pour ne pas avoir à quitter leur pays, ils s’étaient engagés à fournir, au lieu des navires prévus, une somme d’argent équivalente. Les sommes qu’ils versaient permettaient aux Athéniens d’accroître leur flotte et, quand
73
Voir ibid., I, 98, p. 96-97.
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une cité tentait de faire défection, elle n’avait ni les moyens militaires suffisants ni l’expérience nécessaire pour soutenir la guerre dans laquelle elle s’engageait74.
Thucydide comprend la construction de l’hégémonie athénienne, comme le résultat de la politique déférente et serviable des alliés. Autrement dit, cette interprétation nous ramène à ce que Thucydide mettra en plusieurs occasions à la bouche des orateurs d’Athènes, que les Athéniens ne pouvaient pas ne pas accepter les conditions favorables qui ont été créées pour eux et que lorsqu’un groupe humain peut dominer sur un autre groupe humain, il le domine sans réserve. Bien plus, Thucydide dit ouvertement que la force athénienne était fondée sur l’argent des alliés et que la flotte athénienne était construite grâce à cet argent. Il faut aussi de nouveau noter que Thucydide comprend le pouvoir comme quelque chose de construit sur des bases matérielles et économiques. En fait selon lui, la force économique se traduit en force de frappe navale. La suite de la Pentékontaétie se compose principalement des références à des événements militaires : la bataille de l’Eurymédon, la défection de Thasos, la révolte des hilotes contre les Lacédémoniens, la guerre d’Ithôme, l’expédition des Athéniens en Égypte, la guerre contre les Aiginites et les Corinthiens, la victoire de Sparte et de ses alliés contre Athènes à la bataille de Tanagra (459 avant notre ère), la défaite de la campagne athénienne en Égypte, les expéditions d’Athènes à Chypre et en Béotie, la révolte de Mégare et la soumission par Périclès de l’Eubée, la conclusion de la Paix de trente ans (446 avant notre ère), la guerre à cause de la défection de Samos, sa capitulation et la défaite de Byzance. Thucydide clôt la Pentékontaétie, en disant que peu d’années sont passées entre ces derniers événements, et les affaires de la guerre entre Corcyre et Corinthe, ainsi que de la révolte de Potidée qui étaient les motifs de la guerre présente75 et dont il avait déjà parlé76. Thucydide utilise de nouveau le même mot employé dans le paragraphe vingt-trois, « πρόφασις », pour exprimer la distinction entre les motifs présents et les causes profondes de la guerre, à savoir ce qui semblait être la cause 74
Ibid., I, 99, p. 97. Ibid., I, 118. 76 Ibid., I, 24-66. 75
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de la Guerre du Péloponnèse : « Μετὰ ταῦτα δὲ ἤδη γίγνεται οὐ πολλοῖς ἔτεσιν ὕστερον τὰ προειρημένα, τά τε Κερκυραϊκὰ καὶ τὰ Ποτειδεατικὰ καὶ ὅσα πρόφασις τοῦδε τοῦ πολέμου κατέστη »77. Dans les lignes suivantes, l’auteur athénien résume la situation politique et militaire émergeante à la fin de ces cinquante ans, au seuil de la Guerre du Péloponnèse : Au cours de ces années, les Athéniens consolidèrent leur empire, et acquirent une puissance militaire considérable. Les Lacédémoniens les voyaient faire sans réagir, sinon de façon épisodique. Ils se tinrent le plus souvent à l’écart des hostilités. Ils ne s’étaient du reste jamais montrés très empressés à faire la guerre, à moins d’y être forcés. D’autre part, ils étaient dans une certaine mesure retenus par des guerres qui éclataient chez eux. Cela dura jusqu’au moment où la volonté athénienne d’expansion devint manifeste et où les alliés de Sparte euxmêmes se trouvèrent victimes des empiètements d’Athènes. Les Lacédémoniens estimèrent alors que la situation n’était plus tolérable et qu’il leur fallait agir avec toute l’énergie possible, afin d’abattre, s’ils le pouvaient, la puissance de cette cité. C’est ainsi qu’ils entrèrent en guerre78.
Néanmoins, nous ne suivrons pas la traduction de Roussel qui rend le mot « ἀρχὴν » par « empire » : nous estimons qu’ἀρχὴν est plus compréhensible en tant qu’hégémonie, domination, pouvoir, autorité ou commandement que par empire. Deuxièmement, « ἐπὶ μέγα ἐχώρησαν δυνάμεως » ne signifie pas la puissance et la force simplement militaire, mais la puissance politique fondée sur la force militaire et navale. Troisièmement, Thucydide dit « καὶ καθαιρετέα ἡ ἰσχύς, ἢν δύνωνται, ἀραμένοις τόνδε τὸν πόλεμον » : que le pouvoir des Athéniens a obligé les Lacédémoniens de se battre, pour qu’il ne s’étende plus. L’élément intéressant dans ce texte est que Thucydide dans le même paragraphe utilise trois différents termes, pour exprimer l’élargissement de la puissance athénienne : « ἀρχὴν », « δυνάμεως » et « ἰσχύς ». Pourtant, ces termes sont difficilement traduits en un seul 77
Ibid., I, 118. Voir ibid., p. 107, I, 118 : « ἐν οἷς οἱ Ἀθηναῖοι τήν τε ἀρχὴν ἐγκρατεστέραν κατεστήσαντο καὶ αὐτοὶ ἐπὶ μέγα ἐχώρησαν δυνάμεως, οἱ δὲ Λακεδαιμόνιοι αἰσθόμενοι οὔτε ἐκώλυον εἰ μὴ ἐπὶ βραχύ, ἡσύχαζόν τε τὸ πλέον τοῦ χρόνου, ὄντες μὲν καὶ πρὸ τοῦ μὴ ταχεῖς ἰέναι ἐς τοὺς πολέμους, ἢν μὴ ἀναγκάζωνται, τὸ δέ τι καὶ πολέμοις οἰκείοις ἐξειργόμενοι, πρὶν δὴ ἡ δύναμις τῶν Ἀθηναίων σαφῶς ᾔρετο καὶ τῆς ξυμμαχίας αὐτῶν ἥπτοντο. τότε δὲ οὐκέτι ἀνασχετὸν ἐποιοῦντο, ἀλλ' ἐπιχειρητέα ἐδόκει εἶναι πάσῃ προθυμίᾳ καὶ καθαιρετέα ἡ ἰσχύς, ἢν δύνωνται, ἀραμένοις τόνδε τὸν πόλεμον ». 78
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mot : ἀρχὴν peut être traduit par commandement, pouvoir, domination ou autorité. La « δυνάμεως » peut signifier plusieurs choses : la puissance, la faculté de pouvoir, la force, la vigueur physique ou la force morale, le pouvoir et l’autorité et dans cet extrait, elle désigne la force militaire combinée avec l’autorité politique athénienne sur le reste des cités alliées. Quatrièmement, « ἰσχύς » décrit à la fois la force et la puissance, mais nous supposons que dans ce texte, Thucydide utilisant ce mot pour conclure, il met en relief l’opposition entre la force athénienne grandissante et la force passive et attentive de Sparte, en sous-entendant de cette façon que la guerre était inévitable. Donc, la cause principale pour Thucydide est l’ἰσχύς athénienne qui commence à menacer la puissance spartiate, une autre « δύναμις ». L’auteur athénien met en lumière cette force qui croît sans arrêt et qu’elle allait continuer de croître sans l’intervention de la ligue de Péloponnèse. Autrement dit, nous sommes devant une sorte de démesure qui avait lieu avec l’avènement de la puissance athénienne et qu’une autre force également puissante devait l’arrêter. En effet, le récit de la Pentékontéatie résume cette force ascendante d’Athènes, en essayant de prouver que les affaires de Potidée et de Corcyre n’étaient pas les véritables causes de la Guerre du Péloponnèse, mais qu’il s’agissait d’un processus très long et complexe des interventions de la part d’Athènes dans la vie économique et politique des cités de la confédération de Délos et dans l’espace stratégique de la mer Égée, qui a abouti à une hégémonie à cause de la politique passive de ces mêmes cités et de Sparte. La Pentékontéatie semble être le point culminant selon Thucydide, auquel l’histoire grecque parvient, surtout grâce à l’expansion athénienne et son hégémonie, venant dans le même espace que Minos et Agamemnon avaient dominé pour le dominer, mais d’une façon beaucoup plus étendue. Cela dit, il paraît que pour Thucydide l’histoire du monde grec est l’histoire de la genèse du pouvoir entre les cités et de la lutte pour ce pouvoir. L’exposition de Thucydide est plus intéressante, lorsqu’il exprime cette sorte de nécessité et de contrainte devant laquelle les Spartiates se trouvaient de déclarer la guerre aux Athéniens. Le traité 65
de trente ans prévoyant des arbitrages en cas de litige, les Spartiates ont dû chercher des prétextes pour commencer cette guerre. Thucydide dit qu’ils étaient forcés de la livrer, non par une pratique ou une initiative spécifique des Athéniens, mais par la puissance grandissante d’Athènes. Or, la question des origines de la guerre ne s’arrête pas à ce niveau et l’opinion de Thucydide n’innocente pas les Athéniens. L’hégémonie d’Athènes décrite par Thucydide, poussait comme un être humain ou comme une rivière et plus elle poussait, les autres êtres humains se limitaient et c’est pour cela, que la guerre était inévitable. Après avoir insisté longuement sur la question de la méthode et sur les prémisses historiques posées par Thucydide dans le premier livre de l’histoire de la Guerre du Péloponnèse, sur l’Archéologie et la Pentékontéatie, ainsi que sur le rôle capital pour l’élaboration du regard historique de l’auteur athénien des notions de la domination, de la force, du progrès et d’une étude de l’histoire grecque à partir des moyens matériels, des mutations économiques et techniques dans le monde grec, nous passerons à la deuxième partie, où nous examinerons la question de l’hégémonie et de la domination, en lisant de près les passages les plus cardinaux de la Guerre du Péloponnèse concernant les termes que Thucydide utilise pour exprimer des situations de violence, de domination, d’autorité, d’hégémonie et de force, surtout dans le cadre politique et comment cela s’entrecroise avec le niveau guerrier.
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DEUXIEME PARTIE : LA DOMINATION, L’HEGEMONIE, LA FORCE ET LA PUISSANCE CHEZ THUCYDIDE
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I. Les termes de la domination, de l’hégémonie et de la force dans l’« Histoire de la Guerre du Péloponnèse ». Le discours sur la domination-hégémonie et la force-puissance chez Thucydide du côté des Athéniens
Dans ce premier chapitre, nous essayerons de voir quels sont les mots en grec ancien que Thucydide utilise afin d’exprimer la violence, la force, le droit ainsi que l’hégémonie, et dans quels passages de son texte ce choix linguistique a lieu. Plus exactement, combien de fois l’auteur athénien utilise-t-il ces notions et ces mots et quel terme revient le plus souvent sous sa plume ? Par exemple, dans quelles situations Thucydide utilise-t-il les termes de la violence et de l’hégémonie ? Les utilise-t-il seulement dans le contexte militaire ou aussi dans le contexte politique et social ? La violence et l’hégémonie ou bien la force coexistent parfois dans le même passage et nous nous demanderons si cela aurait un sens spécifique. Comme nous l’avons déjà mentionné, Thucydide raisonne dès le début de son texte à partir des notions de l’expansion, de la force, des intérêts des cités opposées et des groupes sociaux à l’intérieur de la même cité. Ayant déjà longuement présenté l’Archéologie et la Pentékontéatie, nous allons nous concentrer sur quelques moments du premier livre. Plus spécifiquement, les Corinthiens parlent devant l’assemblée athénienne après le discours des Corcyréens. L’ambassade de Corcyre vient à Athènes « pour conclure une alliance avec eux et essayer d’obtenir du secours. Mis au courant, les Corinthiens envoyèrent eux aussi des représentants à Athènes, pour éviter que la flotte athénienne, associée à celle de Corcyre, ne les empêchât d’en finir avec cette guerre et de régler la situation comme ils l’entendraient. L’Assemblée athénienne se réunit et un débat
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s’engagea »79. En fait, Thucydide expose les « motifs » de la guerre, l’affaire de Corcyre et de la révolte de Potidée. L’ambassade des Corinthiens essaie de convaincre l’assemblée d’Athènes de rejeter l’offre de Corcyréens pour conclure un traité. Les Corinthiens disent plus que : « S’ils se sont abrités derrière cette belle politique d’isolement, ce n’est pas pour éviter de s’associer aux injustices des autres, c’est pour commettre leurs abus tout seuls, pour user de violence quand ils sont les plus forts, pour se livrer à d’avantageuses opérations, quand cela passe inaperçu, et pour s’en tirer avec effronterie quand ils ont fait leur bénéfice80. Thucydide utilise pour exprimer les mots « injustices », « violence » et « les plus forts », respectivement « ξυναδικῶσιν », « κατὰ μόνας ἀδικῶσι », « ἂν κρατῶσι βιάζωνται ». L’auteur athénien utilise « ἂν κρατῶσι βιάζωνται » pour exprimer que les Corcyréens ont recours à la violence car ils sont les plus forts. Kρατῶσι vient du mot Κράτος qui signifie la puissance et la force ou plus exactement, la domination. Bιάζωνται (troisième personne du pluriel du verbe βιάζομαι) veut dire appliquer de la force, et vient du mot Βία qui signifie à la fois violence et force. Cette phrase sous-entend que lorsque quelqu’un ou un groupe humain se trouve à un niveau de supériorité militaire et économique, il va sans doute exercer de la violence. En outre, le plus fort est considéré dans ce cas par les orateurs, comme celui qui exerce de la violence. Un autre élément que nous devons néanmoins signaler dans le discours des Corinthiens, parce qu’il nous aidera à mieux comprendre la question du pouvoir et de la domination chez Thucydide, c’est l’exposition de l’orateur sur le tempérament athénien et sa comparaison avec le tempérament spartiate. Nous citerons les points de ces paragraphes qui nous intéressent, étant donné qu’il s’agit d’un texte très long : … Nous connaissons la façon de procéder des Athéniens. Nous savons comment, petit à petit, ils gagnent du terrain sur les autres. Tant qu’ils comptent sur votre aveuglement pour passer inaperçus, ils modèrent leur audace, mais quand ils auront vu qu’en connaissance de cause vous les laissez faire, ils iront énergiquement de l’avant. Seuls parmi les Grecs, Lacédémoniens, vous restez passifs. Vous 79 80
Ibid., I, 31, p. 55. Ibid., I, 37, p. 59-60.
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opposez à l’adversaire non votre force, mais des velléités. Vous seuls ne faites rien pour abattre vos ennemis, quand leur puissance commence à se développer81. Vous attendez qu’elle soit le double de ce qu’elle était. Et avec cela, vous passiez pour des gens sur lesquels on pouvait compter. C’est là une réputation que démentent les faits. Nous savons bien, quant à nous, que les Mèdes, venus des confins de la terre, approchaient du Péloponnèse, quand vous-mêmes n’aviez encore fait aucun effort sérieux pour marcher à leur rencontre. Aujourd’hui, ce sont les Athéniens. Ils ne sont pas loin, comme le Mède. Ils sont tout proches, et vous les laissez faire. Au lieu d’aller vous-mêmes les attaquer, vous préférez attendre pour leur résister qu’ils marchent contre vous au risque d’affronter alors un ennemi aux forces décuplées. […] Il semble, à ce sujet, que vous ne remarquiez pas, que vous ne vous soyiez même jamais demandé, ce que sont ces Athéniens, que vous aurez à affronter. Entre eux et vous, quel contraste ! Vous ne vous ressemblez en rien. Ils sont, eux, novateurs, prompts à concevoir, prompts à réaliser ce qu’ils ont décidé. Vous ne songez vous, qu’à maintenir l’état de choses existant. Jamais il ne vous vient une idée neuve et, au moment d’agir, vous manquez même à l’indispensable. Leur audace dépasse leurs moyens ; ils risquent plus que de raison et, dans les moments critiques, ils gardent bon espoir. Chez vous, les entreprises restent en deçà des moyens ; vous vous défiez même des plus sûrs avis de la raison et, aux heures de péril, vous pensez n’en jamais sortir. Ils se plaisent dans l’action comme vous dans les atermoiements. Ils partent volontiers pour les pays étrangers, tandis que vous tenez par-dessus tout à rester chez vous. Ils comptent, en partant, accroître leurs possessions. Vous craignez de compromettre par de telles expéditions jusqu’à vos biens acquis. S’ils l’emportent sur l’ennemi, le plus qu’ils peuvent, ils poussent leur avantage, et, en cas d’échec, ils cèdent le moins de terrain possible. En outre, si l’Athénien sait, plus que tout autre, faire don de sa personne à la patrie, nul ne sait aussi bien que lui conserver, en se dépensant pour elle, toutes les ressources de son jugement propre. Quand ces gens n’atteignent pas l’objectif qu’ils s’étaient fixé, ils ont l’impression qu’on les dépouille de ce qui leur appartient, et, si une expédition vient à leur rapporter quelque avantage, c’est pour eux un résultat médiocre en comparaison de ce qu’il leur reste à faire. S’ils viennent à échouer dans quelque tentative, c’est pour eux un manque à gagner qu’ils compensent par de nouvelles espérances. La rapidité avec laquelle ils entreprennent ce qu’ils ont décidé fait de ce peuple un cas unique : chaque fois qu’ils forment un dessein, l’espérance et la possession pour eux ne font qu’un. Pour arriver à tout cela, ils peinent fort peu de leurs possessions, occupés qu’ils sont à acquérir toujours. Les jours de fête, pour eux, sont ceux où ils font ce qu’ils ont à faire et les loisirs de l’inaction leur sont plus pénibles que le tracas des affaires. Bref, on pourrait justement caractériser les Athéniens par une formule et dire qu’il est dans leur nature de ne pas rester en repos et de n’en pas laisser aux autres82. 81
Thucydide écrit en grec ancien : « ἡσυχάζετε γάρ, μόνοι Ἑλλήνων, ὦ Λακεδαιμόνιοι, οὐ τῇ δυνάμει τινά, ἀλλὰ τῇ μελλήσει ἀμυνόμενοι, καὶ μόνοι οὐκ ἀρχομένην τὴν αὔξησιν τῶν ἐχθρῶν διπλασιουμένην δὲ καταλύοντες ». 82 Voir ibid., I, 69-70, p. 77-78.
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Dans une première lecture, ce discours peut paraître exagéré, mais il ne doit pas être très loin de ce qui a été véritablement prononcé. Sparte n’était pas si endormie à sa façon de vivre pour qu’elle reste immobile. Thucydide veut souligner que Sparte se mobilise, uniquement lorsque ses intérêts vitaux se mettent en danger. Malgré la description des Corinthiens, Athènes non plus n’était pas en réalité une formation sociale et politique si compacte. Pourtant, dans aucun autre discours cité par Thucydide - sauf l’Oraison funèbre Athènes n’est pas présentée comme une force progressive qui bouleverse le monde grec. Athènes en devenant une force maritime et une démocratie, donnait un paradigme vers un nouveau niveau des succès matériels et d’une unité politique en Grèce, comme celles de Minos et d’Agamemnon. Les citoyens athéniens étaient prêts à se battre, afin de transformer la situation politique du monde grec, et les autres cités grecques se trouvaient obligées de faire la guerre. Ainsi, nous voyons que la domination selon Thucydide est changeante et pas du tout statique. Par voie de conséquence, même si les Spartiates voulaient la paix, ils ne pouvaient plus l’avoir. Un autre élément important est que ce discours des Corinthiens témoigne d’un haut niveau de réflexivité « qui passe, elle, par le regard d’autrui » comme Castoriadis écrit83. Ce que Castoriadis note est la question de la temporalité des Athéniens : « s’ils mettent totalement au service de la polis leur corps (sôma), ils gardent tout à fait leur jugement (gnômè) propre, ou personnel, lorsqu’il s’agit du service de la ville. Bref, c’est en ayant chacun le jugement le plus individuel qu’ils pensent être le plus à même de servir la collectivité »84. Castoriadis dit à la suite de son analyse de cet extrait, que le problème des citoyens d’Athènes n’était pas qu’ils ne restaient pas tranquilles, mais qu’ils ne laissaient pas les autres tranquilles : L’on voit bien les rapports que cette idée entretient avec toute une philosophie de l’histoire qui revient souvent dans les discours thucydidéens et que l’on peut formuler ainsi : il est dans la nature de la puissance de vouloir toujours s’étendre – ce que les faits semblent d’ailleurs confirmer. Reste que, dira-t-on, c’est Thucydide, un Athénien, qui parle. Je crois pour ma part que ce discours est toutefois dans une large mesure authentiquement « corinthien ». Thucydide est 83 84
C. Castoriadis, op.cit, p. 169. Ibid., p. 170.
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encore à Athènes au moment où il est censé avoir été prononcé, mais il a sans doute pu compléter par la suite son information. De ce discours, comme de l’Épitaphe, on pourrait tirer tout un traité d’anthropologie politique. On pourrait trouver aussi des éléments de cette anthropologie à la même époque, bien sûr, dans les écrits hippocratiques, et en particulier dans cette fameuse phrase dont vous m’avez déjà entendu parler sur le nomos qui devient physis chez les humains85.
Castoriadis insiste sur un élément lequel les philologues n’ont pas pu toujours distinguer, celui de la temporalité athénienne : Cette temporalité des Athéniens apparaît comme le mode de faire d’une société ; et celui-ci est aussi, essentiellement, rapport au passé et à l’avenir. Or il faut avouer que la description de la « modernité » des Athéniens que donnent les Corinthiens est poussée si loin qu’elle en est presque caricaturale, qu’il y a sans doute là une part d’exagération – indice supplémentaire pour moi, d’ailleurs, de l’authenticité du discours. Car ce que les Corinthiens, finalement, disent, c’est que la temporalité athénienne ne tient pas compte du passé et qu’elle est toute tendue vers l’avenir – que le temps est vécu par les Athéniens uniquement sur la modalité de ce qui est à venir. Étant entendu que ce qui est à venir n’est pas quelque chose de dispensé par l’être, qu’il n’y a pas de Geschick, de destin, de destination de l’être, comme dirait Heidegger. Il y a l’elpis, un projet, ce que nous pouvons et allons faire, une action qui emplit constamment l’avenir et oblitère constamment le passé et presque le présent. Le présent est presque le passé, ce qui est acquis ne compte pas86.
Donc, ce qui différencie la cité d’Athènes de Sparte est son rapport avec le temps : Athènes regarde vers l’avenir et Sparte vers le passé. Il ne s’agit pas simplement d’une force terrestre qui se bat contre une force maritime, mais de deux institutions politiques et sociales qui se mettent en guerre et cela Thucydide le dit clairement, puisque dans cet extrait nous avons affaire à une comparaison ouverte et évidente entre deux façons d’agir, deux pratiques différentes d’instituer et de signifier le temps social et la société elle-même. Le prochain passage que nous allons commenter est la réponse des Athéniens au discours des Corinthiens87. Les ambassadeurs Athéniens, qui se trouvent à Sparte à ce moment pour une autre raison88, prennent la parole pour répondre aux accusations des autres 85
Ibid., p. 171. Ibid., p. 172-173. 87 Voir Thucydide, op.cit., I, 72-78. 88 Ibid., I, 72. 86
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cités contre Athènes, pour que les Spartiates ne se rangent pas pour la guerre et le plus important pour notre réflexion, pour « montrer que nous avons légitimement acquis ce que nous possédons et que notre cité mérite quelque considération »89. Les Athéniens disent nettement qu’ils ont acquis après les Guerres médiques une force, mais une force légitime, une force non pas injustement (« οὔτε ἀπεικότως »). Les ambassadeurs disent quelque chose répété plusieurs fois par Thucydide dans son texte, que l’origine de la puissance athénienne remonte aux Guerres médiques, étant donné que les Athéniens étaient obligés de construire une flotte pour battre les Perses. Les Athéniens étaient ceux qui ont construit la meilleure flotte battant l’Empire perse, suivant les conseils de Thémistocle. Ainsi, la victoire grecque sur les Perses réalisée grâce à la flotte athénienne accorde selon les ambassadeurs athéniens, le droit à la cité d’Athènes d’exercer un pouvoir sur les autres cités grecques. Plus particulièrement, les Athéniens posent une question rhétorique aux Spartiates : Cette ardeur combative et cet heureux esprit de décision ne nous donnentils pas, Lacédémoniens, le droit d’attendre des Grecs qu’ils ne nourrissent pas à l’égard de notre empire une haine aussi excessive ? Car cet empire même nous est échu sans que nous eussions employé la force90. C’est parce que vous n’avez pas voulu poursuivre la lutte contre les Barbares qui restaient encore en Grèce, que les alliés se sont adressés à nous et nous ont eux-mêmes demandé de prendre la direction des opérations. Nous nous trouvâmes donc d’abord, par le fait même que nous assumions cette tâche, contraints de donner à notre empire son extension actuelle. Nous y fûmes poussés avant tout par la crainte, puis par le souci de notre prestige et ensuite aussi par intérêt. Comme nous nous trouvions en butte à l’animosité de la plupart de nos associés, comme déjà nous avions réduit à l’obéissance ceux d’entre eux qui avaient tenté de faire défection, comme enfin votre attitude à notre égard n’était plus aussi amicale et que vous vous montriez soupçonneux et hostiles, notre sécurité se trouvait désormais en jeu et nous ne pouvions plus prendre le risque de rendre leur liberté à nos alliés. Ceux en effet qui 89
Voir ibid., I, 73. Thucydide utilise le mot ἀρχῆς pour exprimer ce que Roussel traduit par « empire ». Nous préférons le traduire par « pouvoir » ou « domination ». Et « que nous eussions employé la force » c’est « ἡγεμόνας καταστῆναι » et le texte en entier : « 'Ἆρ' ἄξιοί ἐσμεν, ὦ Λακεδαιμόνιοι, καὶ προθυμίας ἕνεκα τῆς τότε καὶ γνώμης ξυνέσεως ἀρχῆς γε ἧς ἔχομεν τοῖς Ἕλλησι μὴ οὕτως ἄγαν ἐπιφθόνως διακεῖσθαι; καὶ γὰρ αὐτὴν τήνδε ἐλάβομεν οὐ βιασάμενοι, ἀλλ' ὑμῶν μὲν οὐκ ἐθελησάντων παραμεῖναι πρὸς τὰ ὑπόλοιπα τοῦ βαρβάρου, ἡμῖν δὲ προσελθόντων τῶν ξυμμάχων καὶ αὐτῶν δεηθέντων ἡγεμόνας καταστῆναι ». Voir Thucydide, ibid., I, 75. 90
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se seraient séparés de nous, auraient passé dans votre camp. Or nul ne saurait trouver mauvais qu’en présence des plus graves périls, on pourvoie à ses intérêts91.
Les Athéniens expliquent la réalité historique et la construction de leur domination d’une façon surprenante : premièrement, elle leur a été accordée par les alliés pendant les Guerres médiques, et ils insistent que c’étaient les alliés qui sont responsables de les avoir « δεηθέντων ἡγεμόνας καταστῆναι ». Secondement, ils étaient poussés par la crainte, la peur, (« ὑπὸ δέους ») et par le souci de l’honneur (« ἔπειτα καὶ τιμῆς ») et le plus important par « ὠφελίας », par intérêt, par le profit ou le bénéfice. La crainte d’être écrasé - Thucydide note ceci à la fin, en tant que l’élément le plus important - a poussé les Athéniens vers la domination. Le fait qu’ils commençaient à dominer les autres les a obligés par crainte, de ne pas délaisser les cités qu’elles voulaient se révolter et de ne pas leur rendre leur liberté. Les Athéniens soutiennent ouvertement qu’ils ont opprimé leurs alliés (« καί τινων καὶ ἤδη ἀποστάντων κατεστραμμένων ») et qu’ils ne peuvent pas être accusés d’avoir protégé leurs intérêts (« τὰ ξυμφέροντα τῶν μεγίστων ») dans les situations périlleuses. La domination selon les Athéniens, provient d’une situation de peur, de nécessité de répondre et de réagir contre une autre force menaçante et conséquemment, ils la rendent au moins pour eux-mêmes justifiable. De plus, cette conception sous-entend que pour Thucydide l’histoire et la force prennent forme à travers la lutte et l’opposition constantes. Nous estimons alors que les ambassadeurs critiquent les autres alliés des Athéniens, parce que pendant les Guerres médiques n’avaient pas la volonté de prendre la domination (« ἀρχῆς »), tandis que les Athéniens étaient prêts à assumer cette autorité. Ainsi, les Athéniens étaient mieux disposés d’acquérir l’hégémonie, au moins maritime. Ensuite, les ambassadeurs disent que Sparte avait aussi fondé une hégémonie qui s’exerçaient sur des cités avec des régimes oligarchiques92 et que « si vous aviez jadis gardé jusqu’au bout la direction des opérations et vous étiez trouvés comme nous en butte à la haine, nous sommes sûrs que le poids de votre autorité aurait pesé 91
Ibid., I, 75. Il y a parfois la tendance de sous-estimer l’importance de la domination spartiate dans les cités grecques continentales, mais Thucydide n’oublie pas de mentionner cette réalité capitale. 92
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tout aussi lourdement sur vos alliés. Inévitablement, vous auriez été amenés soit à leur imposer brutalement votre loi, soit à vous trouver vous-mêmes en péril »93. Donc, Thucydide revient à ce que nous avons vu auparavant, que le pouvoir et la force ne sont pas immuables et prédestinés à appartenir à un groupe social ou ethnique, mais qu’ils sont changeants. Les orateurs d’Athènes continuent, en faisant preuve tantôt d’une grande réflexivité tantôt d’une grande auto-conscience de leur propre praxis au niveau collectif, aussi bien que d’une grande conscience de la temporalité humaine et historique : Notre conduite n’a donc rien qui puisse surprendre, rien qui ne soit dans l’ordre des choses humaines (οὐδ' ἀπὸ τοῦ ἀνθρωπείου τρόπου). Nous avons accepté un empire qu’on nous offrait et nous n’avons pas permis qu’il se défît, car les motifs les plus impérieux, c’est-à-dire l’honneur, la crainte et l’intérêt, nous en ôtaient toute possibilité. Nous ne sommes pas non plus les premiers à nous comporter de la sorte. On a toujours vu le plus fort placer le plus faible sous sa coupe. Nous pensons en outre n’être pas indignes d’assumer ces responsabilités. Ce fut aussi votre avis et c’est maintenant seulement que vous invoquez contre nous, par un calcul intéressé, des arguments de droit. Or jamais de tels arguments, quand s’offrait une occasion de s’accroître par la force, n’ont arrêté qui que ce fût dans son expansion. Et on a quelque mérite, lorsque, tout en suivant le penchant naturel des hommes pour la domination, on se montre malgré tout plus soucieux d’équité que ne l’exige la puissance dont on dispose (ἐπαινεῖσθαί τε ἄξιοι οἵτινες χρησάμενοι τῇ ἀνθρωπείᾳ φύσει ὥστε ἑτέρων ἄρχειν δικαιότεροι ἢ κατὰ τὴν ὑπάρχουσαν δύναμιν γένωνται). Si d’autres venaient à prendre notre succession, c’est alors, croyons-nous, qu’on apprécierait le mieux notre modération, cette modération qui, chose inconcevable, nous a attiré plus d’impopularité que de louanges94.
Roussel traduit par « l’ordre des choses humaines », « ἀπὸ τοῦ ἀνθρωπείου τρόπου » et que les Athéniens ont reçu la domination ou l’autorité « εἰ ἀρχήν » et l’ont conservé par peur, honneur et intérêt comme ils disent de nouveau (« τιμῆς καὶ δέους καὶ ὠφελίας »). Les orateurs athéniens formulent, ce que Thucydide avait écrit dans l’Archéologie sur l’historicité de chaque pouvoir, que les autres puissants se sont comportés de la même manière : « ἀλλ' αἰεὶ 93
Ibid., I, 76, p. 82-83 : « ὥσπερ ἡμεῖς, εὖ ἴσμεν μὴ ἂν ἧσσον ὑμᾶς λυπηροὺς γενομένους τοῖς ξυμμάχοις καὶ ἀναγκασθέντας ἂν ἢ ἄρχειν ἐγκρατῶς ἢ αὐτοὺς κινδυνεύειν ». 94 Ibid., I, 76, p. 82-83.
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καθεστῶτος τὸν ἥσσω ὑπὸ τοῦ δυνατωτέρου κατείργεσθαι ». La traduction de Roussel : « on a toujours vu le plus fort placer le plus faible sous sa coupe » est plus libre. En d’autres termes, selon Thucydide les êtres humains obéissent principalement à ces motivations. En fait, l’histoire devient l’affaire du pouvoir, l’histoire est l’histoire du pouvoir qui passe d’une main à l’autre. Plus précisément, ce que nous voyons dans ce discours est ce que Castoriadis appelle « la dynamique autonome de la puissance »95. Ce qui est intéressant dans ce texte est le fait que les Athéniens prétendent ne pas avoir acquis le pouvoir par la violence. Ils étaient invités de prendre le pouvoir, ils devaient se faire obéir et ce processus s’est déroulé d’une façon autonome. Mais, étant donné que la jalousie et la haine font partie de la montée de toute puissance, cette dernière se trouve obligée de s’étendre96. C’est exactement ce que Castoriadis appelle « la dynamique autonome de la puissance ». Mais pour reprendre le fil du texte, revenons à la phrase que le plus faible obéit au plus fort. Apparemment, cette phrase comme tout le discours vise les Corinthiens : s’ils tentent d’introduire dans la discussion la question de la justice, cela n’empêche personne d’acquérir quelque chose par la force. Les Athéniens disent que la réalité de la puissance et de la force peut facilement écrasée la question de la justice. Castoriadis commente d’un point de vue philosophique ce passage : Bref, le discours sur la justice est tout à fait impuissant devant la réalité de la force. Les Athéniens répètent un peu plus loin qu’il est khreôn, du devoir du plus faible de céder au plus fort – cela peut être müssen, mais c’est ici surtout sollen, le devoir moral. Ils avaient dit un peu avant (76.3) qu’il est anthrôpeia phusei, dans la nature humaine, de vouloir dominer autrui. Ce discours est celui des Athéniens, ce n’est pas le mien, bien entendu. J’y insiste toutefois parce qu’on trouve là une première conception qu’il faut absolument opposer à toutes les interprétations qui imputent aux Grecs un prétendu droit naturel et qui abondent chez les érudits modernes élevés dans la tradition stoïco-romano-jésuitique. Il faut rappeler une fois de plus que parler de droit naturel chez les Grecs est une véritable contradiction dans les termes parce que phusikos nomos, cela ne veut rien dire, phusis et nomos étant justement deux pôles. Aristote parle bien à un moment de phusikon dikaion, mais il 95
C. Castoriadis, op.cit., p. 185. Athènes croît, sa puissance croissante devient une nature pour elle, et finalement elle ne peut pas exister sans s’étendre. 96
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vient plus tard, et d’ailleurs son exposé est loin d’être clair. En première approximation, chez les Grecs, l’anthrôpeia phusis, la nature humaine, c’est cela : dominer autrui quand on peut le dominer97.
D’ailleurs, Thucydide à travers d’autres orateurs et personnages de son histoire, mais même des cités entières comme nous allons voir dans le dialogue entre les Athéniens et les Méliens, répètera cette idée qui apparaît fondamentale pour sa pensée et sa compréhension de la réalité historique des conflits guerriers et sociaux entres les hommes : que lorsqu’il s’agit d’une opposition entre une puissance supérieure et une autre puissance, la question du droit disparaît ou a une importance très restreinte. Le plus fort emporte d’habitude le conflit et le plus fort a la tendance propre à l’humain de vouloir étendre sa domination. Pourtant, il est difficile de savoir si Thucydide partageait ses opinions ou s’il était en train de décrire une situation omniprésente innée aux sociétés humaines. À notre propre niveau, nous considérons que Thucydide décrit ce qu’il constate concernant la « nature » du pouvoir, comment fonctionne-t-il en le critiquant dans le cas de la démocratie athénienne, qui voulait dominer sans cesse, pas uniquement la mer Égée mais même Sicile et si possible Carthage. Mais pour reprendre le fil du discours des Athéniens, les orateurs disent qu’ils n’ont pas - en tant que cité - honte d’assumer leur responsabilité, à savoir leur hégémonie : Ce fut aussi votre avis et c’est maintenant seulement que vous invoquez contre nous, par un calcul intéressé, des arguments de droit. Or jamais de tels arguments, quand s’offrait une occasion de s’accroître par la force, n’ont arrêté qui que ce fût dans son expansion. Et on a quelque mérite, lorsque, tout en suivant le penchant naturel des hommes pour la domination, on se montre malgré tout plus soucieux d’équité que ne l’exige la puissance dont on dispose (ἐπαινεῖσθαί τε ἄξιοι οἵτινες χρησάμενοι τῇ ἀνθρωπείᾳ φύσει ὥστε ἑτέρων ἄρχειν δικαιότεροι ἢ κατὰ τὴν ὑπάρχουσαν δύναμιν γένωνται). Si d’autres venaient à prendre notre succession c’est alors, croyons-nous, qu’on apprécierait le mieux notre modération, cette modération qui, chose inconcevable, nous a attiré plus d’impopularité que de louanges98.
97 98
Ibid., p. 187. Thucydide, op.cit., I, 76, p. 83.
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Ce paragraphe est un des moments les plus importants pour la compréhension de la vision historique de Thucydide, car elle contient plusieurs idées en quelques lignes. Tout d’abord, il y a le jugement réaliste prononcé par les représentants d’une force militaire et politique, selon lequel le droit (« τῷ δικαίῳ ») - un mot qui apparait rarement chez Thucydide - ne peut pas arrêter une puissance voulant acquérir quelque chose (« ἰσχύι τι κτήσασθαι »). Autrement dit, le droit ne peut pas s’opposer à la force (« ἰσχὺν » dans ce cas). Deuxièmement, Thucydide utilise le mot φύσει pour désigner la nature humaine (« τῇ ἀνθρωπείᾳ φύσει »), un mot utilisé quatre fois dans le premier livre99 et employé pour la première fois dans ce discours. Bien plus, il exprime une idée qui dans le texte grec est très imposante. Il est propre à la nature humaine de dominer (« τῇ ἀνθρωπείᾳ φύσει ὥστε ἑτέρων ἄρχειν »), ainsi que quelque chose d’étonnant qui clôt cette période : le fort est digne d’éloges lorsqu’il use de sa force présente (« τὴν ὑπάρχουσαν δύναμιν ») avec justice et avec le souci de l’équité100. En fait, les Athéniens se jugent en tant que dominateurs modérés et que si leur hégémonie s’écroule cette modération et leur souci de la justice seront mieux appréciés. Nous pouvons déduire de cette phrase que Thucydide a certainement vu la fin de la Guerre du Péloponnèse, la chute de la domination athénienne, la victoire spartiate et qu’il sous-entend que Sparte n’a pas rendu la Grèce libre, mais tout au contraire, elle a imposé des régimes si autoritaires qu’Athènes. De la sorte, nous avons affaire dans cet extrait à une apologie du pouvoir athénien et d’une justification fondée sur la force, la justice-équité et l’hégémonie. Encore, les Athéniens essaient de contourner une représentation probablement bien établie parmi les Grecs des années 430 avant notre ère, selon laquelle leur cité usait de sa force en sa faveur en piétinant ses alliés et le sens de l’équité : Ainsi, alors que nous sommes désavantagés dans les procès qui, en application des conventions, nous opposent à nos alliés, alors que, dans les affaires qui passent devant nos tribunaux, nous appliquons la loi avec impartialité, on nous considère malgré tout comme des gens processifs. Personne ne se demande pourquoi on n’adresse pas le même reproche à d’autres puissances impériales, qui montrent 99
Ibid., I, 76, I, 121, 138. Ibid., I, 76.
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moins de mesure que nous dans leurs relations avec leurs sujets. Quand on peut user de violence, il n’est nul besoin de procès. Mais nos alliés sont habitués à se trouver avec nous sur un pied d’égalité. Quand ils croient devoir gagner et qu’ils se trouvent être, si peu que ce soit, les perdants, à la suite de quelque jugement ou de quelque décision prise en vertu de nos responsabilités impériales, alors, au lieu de nous être reconnaissants de ce que nous ne les privons pas de plus encore, ils supportent ce mécompte avec plus de peine que si nous avions dès l’abord mis la loi de côté pour commettre une usurpation manifeste. Si nous agissions ainsi, ils ne protesteraient pas et reconnaîtraient que le plus faible doit céder au plus fort. Il semble que les hommes éprouvent une indignation plus vive quand ils se croient lésés par quelque juridiction, que lorsqu’ils sont victimes de la violence. Dans le premier cas, ils estiment qu’un égal triomphe à leurs dépens, dans l’autre, ils subissent la contrainte d’un supérieur. Ils ont bien supporté, du moins, les épreuves beaucoup plus rudes que leur infligea le Mède. Si notre autorité leur paraît si rigoureuse, c’est chose naturelle. La domination présente semble toujours lourde aux peuples sujets. Une chose est sûre : s’il vous arrivait de nous abattre et d’exercer à votre tour l’empire, vous verriez rapidement disparaître la popularité que vous a value la crainte que nous inspirons, pour peu que vous vous conduisiez comme vous le fîtes jadis, dans la courte période où vous avez commandé les Grecs contre le Mède101.
Thucydide expose à part le problème de l’hégémonie, la question des rapports entre des puissances inégales. Pourtant, les Athéniens se présentent eux-mêmes en tant que gens innovateurs à tous les niveaux, et ils disent qu’ils respectent malgré la situation, les rapports humains et les rapports entre les cités : « Mais nos alliés sont habitués à se trouver avec nous sur un pied d’égalité »102. Les Athéniens appliquent la loi avec impartialité sur leurs sujets, et ils déclarent que la violence écarte toute sorte de justice ou de procès : « βιάζεσθαι γὰρ οἷς ἂν ἐξῇ, δικάζεσθαι οὐδὲν προσδέονται ». Thucydide utilise le même mot de nouveau pour exprimer la domination et la force : « ἤν τι παρὰ τὸ μὴ οἴεσθαι χρῆναι ἢ γνώμῃ ἢ δυνάμει τῇ διὰ τὴν ἀρχὴν καὶ ὁπωσοῦν ἐλασσωθῶσιν »103. Ainsi, la domination, τὴν ἀρχὴν et δυνάμει, la puissance sont profondément attachées à la discursivité tout autant qu’à l’activité des Athéniens.
101
Ibid., I, 77, p. 83-84. Ibid., I, 77, p. 83. 103 Nous proposons la traduction suivante : « par suite d’une de nos décisions ou de la domination attachée à notre puissance ». 102
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Ce qui est encore plus inattendu dans le discours des Athéniens est, que celui qui reçoit un jugement ou une décision défavorable dans un processus juste envers les Athéniens se sent plus lésé que d’avoir subi une usurpation manifeste (« ἢ εἰ ἀπὸ πρώτης ἀποθέμενοι τὸν νόμον φανερῶς ἐπλεονεκτοῦμεν ») et « il semble que les hommes éprouvent une indignation plus vive quand ils se croient lésés par quelque juridiction, que lorsqu’ils sont victimes de la violence ». L’une, venant d'un égal, semble un abus, l'autre, venant d'un plus fort que soi, semble une nécessité (« τὸ μὲν γὰρ ἀπὸ τοῦ ἴσου δοκεῖ πλεονεκτεῖσθαι, τὸ δ' ἀπὸ τοῦ κρείσσονος καταναγκάζεσθαι »). En fait, cette pensée présuppose que le plus fort est imbattable et indépassable, et que sa puissance est perçue par l’inférieur comme une obligation. Le discours des Athéniens en ce qui concerne la question de la domination du plus fort sur le plus faible se termine sur une autre déclaration de franchise de la part des Athéniens. Ils savent bien que l’hégémonie paraît lourde, mais aussi qu’ils ont supporté beaucoup plus à cause de l’attaque des Perses (« ὑπὸ γοῦν τοῦ Μήδου δεινότερα τούτων πάσχοντες ἠνείχοντο, ἡ δὲ ἡμετέρα ἀρχὴ χαλεπὴ δοκεῖ εἶναι, εἰκότως· τὸ παρὸν γὰρ αἰεὶ βαρὺ τοῖς ὑπηκόοις »). De ce fait, la domination est lourde pour l’inférieur, mais elle est également lourde comme nous verrons et exigeante pour le supérieur. En d’autres mots, le pouvoir est lourd pour l’inférieur, exigeant et pénible pour le supérieur. Comme Thucydide le répètera plusieurs fois, le pouvoir ne peut pas être abandonné sans un prix considérable. Les orateurs continuent, en reprenant une idée déjà exprimée, selon laquelle si les Spartiates accèdent au pouvoir, les Athéniens vont perdre la bienveillance des autres cités grecques (« ὑμεῖς γ' ἂν οὖν εἰ καθελόντες ἡμᾶς ἄρξαιτε, τάχα ἂν τὴν εὔνοιαν ἣν διὰ τὸ ἡμέτερον δέος εἰλήφατε μεταβάλοιτε, εἴπερ οἷα καὶ τότε πρὸς τὸν Μῆδον δι' ὀλίγου ἡγησάμενοι ὑπεδείξατε, ὁμοῖα καὶ νῦν γνώσεσθε »)104. Nous voulons faire quelques remarques sur tout ce passage. Nous constatons que la question de la justice et de la force qui assujettit le plus inférieur est un problème central dans la société athénienne du 5ème siècle avant notre ère et certainement, il a émergé intellectuellement sous l’influence des sophistes et sous l’avènement 104
Ibid., I, 77.
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de l’hégémonie athénienne. Les Athéniens dans leur discours parlent, afin de s’auto-justifier. La question de la justice est mise au centre de la discussion entre les Corinthiens et les Athéniens, tout aussi bien que les plus forts avaient le souci de justifier au minimum leurs actes et leur politique hégémonique. Néanmoins, les Athéniens se différencient énormément de la modernité. Les Grecs et surtout les Athéniens qui sont présentés par Thucydide, n’essaient pas de revêtir et d’embellir leur hégémonie, de construire une rhétorique sur leur domination et de la justifier. Cela va être aussi le cas comme nous le verrons dans le dialogue avec les Méliens, dans lequel les Athéniens ne s’expriment pas sous une couverture idéologique ou sous un humanisme, comme ceci est arrivé plusieurs fois dans l’histoire. Nous voulons dire par là, que les Grecs anciens ne couvraient pas leurs actes avec des discours idéologiques ou humanitaires, à savoir qu’ils ont effectué un tel massacre afin de propager la civilisation, l’humanisme et la démocratie. Autrement dit, ils essayaient de se justifier comme nous avons vu dans de cas tels que le débat devant l’assemblée spartiate où il y avait un rapport entre les forces égales, tandis que dans le cas du dialogue de Mélos l’inégalité entre les deux forces est flagrante. Mais Thucydide reprend la conception grecque classique, du 8ème au 5ème siècle qui est complètement étrangère à toute théorie jusnaturaliste « et il n’y a pas pour lui de droit naturel qui règle le problème du droit et de la force : en principe le droit n’existe qu’entre égaux, et là où il n’y a pas d’égalité, c’est la force qui prévaut – mais cette force peut quand même être modérée en fonction d’un autre droit »105. Donc, les Athéniens ne revêtissent pas la violence exercée par un fort envers un faible par une justification juridique, mais ils l’admettent ouvertement sans prononcer des prétextes. L’autre extrait du texte auquel nous voulons nous référer est le dernier discours de Périclès dans l’histoire de la Guerre du Péloponnèse, prononcé pendant la peste d’Athènes, dans lequel le politicien athénien quelque temps avant sa mort tente pratiquement de donner du courage au dème athénien, afin de continuer la guerre et de justifier son choix d’avoir voté pour la guerre contre Sparte, sa 105
Cornelius Castoriadis, op.cit., p. 118.
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politique d’expansion et la domination maritime d’Athènes. Périclès essaie de persuader l’assemblée athénienne, que céder n’est pas l’attitude d’une cité puissante, et « soutenir cette puissance, vous consentiez à affronter les plus rudes épreuves et ne permettiez pas que s’effondre votre prestige »106. La puissance oblige finalement les puissants/oppresseurs à continuer l’exercice de leur propre puissance. Dans son discours, Périclès utilise plusieurs fois le mot de la domination et de la force, pour que les Athéniens se rendent compte de leur puissance : Il ne semble pas que vous ayez songé à l’importance des moyens dont vous disposez pour assurer votre domination (δηλώσω δὲ καὶ τόδε, ὅ μοι δοκεῖτε οὔτ' αὐτοὶ πώποτε ἐνθυμηθῆναι ὑπάρχον ὑμῖν μεγέθους πέρι ἐς τὴν ἀρχὴν οὔτ' ἐγὼ ἐν τοῖς πρὶν λόγοις). Je n’en ai pas non plus parlé dans mes précédents discours et, comme il y a quelque prétention à user de cet argument, je m’abstiendrais aujourd’hui encore de le faire, si je ne voyais en proie à un désarroi injustifié. Vous croyez n’imposer votre loi qu’à vos alliés, mais je vous déclare, moi, que sur les deux éléments qui s’offrent à l’usage des hommes, c’est-à-dire la terre et la mer, il en est un dans lequel vous êtes les maîtres absolus partout, aussi bien dans les limites où s’exerce actuellement votre contrôle, qu’au-delà, si l’envie vous en prend. Étant donné la flotte que vous possédez, ni le roi de Perse ni aucune autre nation aujourd’hui existante n’est en état de faire obstacle sur mer à vos entreprises. Vous voyez bien qu’il n’y a pas de commune mesure entre cette puissance et les avantages que vous tiriez de ces maisons et de ces terres dont la perte vous paraît si grave. (ὥστε οὐ κατὰ τὴν τῶν οἰκιῶν καὶ τῆς γῆς χρείαν, ὧν μεγάλων νομίζετε ἐστερῆσθαι, αὕτη ἡ δύναμις φαίνεται) […] Ne vous montrez pas moins vaillants que vos pères, qui eurent le double mérite de conquérir à force de travaux, un empire dont ils n’avaient pas hérité, et ensuite de le conserver pour vous le léguer107.
Ainsi, nous constatons que Thucydide utilise les mêmes mots en grec afin d’exprimer la domination - τὴν ἀρχὴν - et la force - ἡ δύναμις. D’ailleurs, il s’agit dans le cas présent d’un discours crucial où Périclès dit aux Athéniens que leur avantage pour gagner la guerre est précisément la chose la plus simple et évidente, leur ἀρχὴν et leur δύναμις maritime. Bien plus, Périclès arrive au centre de la question de la domination athénienne : il ne s’agit pas simplement d’accroître, mais tout d’abord de supporter le fardeau de la puissance :
106 107
Thucydide, op.cit., I, 61, p. 169. Ibid., II, 62, p. 170.
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Ce prestige que notre cité doit à son empire, il est juste que vous le défendiez, puisque vous en tirez tous gloire. C’est une responsabilité à laquelle vous ne pouvez pas vous dérober, à moins de renoncer aux honneurs qu’elle comporte. Ce qui est en jeu dans ce combat, ne l’oubliez pas, ce n’est pas seulement la question de savoir si nous resterons libres ou si nous deviendrons des esclaves. Il s’agit encore de ne pas perdre notre empire et d’échapper à la menace que font peser sur nous les haines suscitées par notre domination. Et vous n’avez plus la possibilité de vous démettre, lors même que tel d’entre vous, saisi maintenant d’inquiétude, verrait là un moyen de jouir d’une vie paisible et de soigner sa respectabilité. Car vous régnez désormais à la façon des tyrans, qui passent pour injustes en prenant le pouvoir, mais qui ne peuvent plus abdiquer sans danger (μηδὲ νομίσαι περὶ ἑνὸς μόνου, δουλείας ἀντ' ἐλευθερίας, ἀγωνίζεσθαι, ἀλλὰ καὶ ἀρχῆς στερήσεως καὶ κινδύνου ὧν ἐν τῇ ἀρχῇ ἀπήχθεσθε. ἧς οὐδ' ἐκστῆναι ἔτι ὑμῖν ἔστιν, εἴ τις καὶ τόδε ἐν τῷ παρόντι δεδιὼς ἀπραγμοσύνῃ ἀνδραγαθίζεται· ὡς τυραννίδα γὰρ ἤδη ἔχετε αὐτήν, ἣν λαβεῖν μὲν ἄδικον δοκεῖ εἶναι, ἀφεῖναι δὲ ἐπικίνδυνον). Ceux que tente cette solution et qui gagneraient les autres à leur point de vue, auraient vite fait de perdre l’État, même s’ils croient pouvoir conserver leur indépendance dans l’isolement. Les gens attachés à leur tranquillité ne peuvent en effet survivre que s’ils ont à côté d’eux des hommes d’action énergiques. Il est vrai qu’ils peuvent rendre des services dans une cité sujette en lui assurant un paisible esclavage mais une cité impériale n’en a que faire chez elle108.
Périclès dit clairement aux Athéniens, que leur domination n’était pas profitable uniquement pour une petite minorité, mais pour tous les citoyens d’Athènes. Thucydide utilise de nouveau le même mot à l’infinitif, pour exprimer ce que Roussel traduit par « empire » : « τοῦ ἄρχειν » et que cette puissance ne peut pas être abandonnée par les Athéniens, sauf si le dème athénien renonce aux honneurs qu’elle comporte et nous pouvons ajouter, à un certain mode et à un certain niveau de vie qui consiste à la liberté et à une certaine institution de la cité, « ce qui est nommé, appelé démocratie » que Périclès venait d’exposer à l’Oraison funèbre. Ce qui est plus impressionnant dans ce moment de la Guerre du Péloponnèse est la raison pour laquelle les Athéniens doivent se battre selon Périclès. D’après l’orateur athénien, il ne s’agit que de la question de la liberté et de l’esclavage (« μηδὲ νομίσαι περὶ ἑνὸς μόνου, δουλείας ἀντ' ἐλευθερίας, ἀγωνίζεσθαι », mais « ἀλλὰ καὶ ἀρχῆς στερήσεως καὶ κινδύνου ὧν ἐν τῇ ἀρχῇ ἀπήχθεσθε »). Les raisons pour lesquelles Athènes était censée de se battre étaient la liberté, mais plus 108
Ibid., II, 63, p. 171.
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profondément et d’une façon cruciale le maintien de leur domination, de leur ἀρχῇ. Donc, la raison la plus profonde pour laquelle Athènes fait la guerre est pour éviter la ἀρχῆς στερήσεως. En outre, Périclès dit aux Athéniens avec une franchise extrême, que non simplement ils doivent se battre, mais qu’ils ne peuvent même pas céder à la possession de la domination. Périclès parle à l’assemblée athénienne sans dissimuler la réalité et l’enjeu de cette guerre, qui est apparemment l’autorité athénienne et pas uniquement la liberté, puisque la liberté était un donné politique déjà acquis par la formation sociale d’Athènes, quelque chose qui rejoint ce que Thucydide avait dit au premier livre : les Lacédémoniens ont commencé la guerre par peur de l’expansion d’Athènes. En fait, la guerre se déclenche à cause de ce croisement des peurs : la peur des Lacédémoniens pour la force athénienne et la peur des Athéniens de perdre leur domination. Ensuite, Périclès nomme la situation présente, comme une tyrannie ouverte imposée sur les alliés (« ὡς τυραννίδα γὰρ ἤδη ἔχετε αὐτήν, ἣν λαβεῖν μὲν ἄδικον δοκεῖ εἶναι, ἀφεῖναι δὲ ἐπικίνδυνον »). En conséquence, Périclès sait et nous pouvons supposer que le dème athénien le sait aussi que son pouvoir est une tyrannie, une domination imposée sur les autres cités, une tyrannie dont il se peut que l’acquisition ait été une injustice, mais l’abandonner serait un très grand risque. La domination est alors une réalité à laquelle les Athéniens ne peuvent pas se dérober : elle est une obligation à porter et à supporter. Il faut remarquer que cette sorte de discours quant à notre connaissance est très rare dans l’histoire humaine et politique, à savoir un homme politique, le chef d’une cité ou d’un État qui parle à la fois si cruellement et si franchement. Périclès dit que « nous ne pouvons pas perdre notre domination et notre liberté qui sont indissociablement liées et nous sommes une tyrannie pour nos alliés ». Le point le plus intéressant est que Périclès avait décrit quelques paragraphes auparavant le mode de vie des Athéniens, sur quels principes leur démocratie existe et fonctionne dans une abondance, l’égalité parmi les citoyens riches et pauvres, la tolérance entre les citoyens, dans quelle sorte de régime et sous quelles institutions les Athéniens vivent, leur rapport avec la beauté, le fait qu’Athènes est une cité paradigmatique et éducatrice pour toute la Grèce, le fait que 85
chaque Athénien est capable et apte de participer à toute sorte d’activité politique, collective, militaire ou artistique. Or, il prononce devant ces mêmes citoyens qu’ils ne peuvent pas abandonner leur domination (donc il s’agit de nouveau du problème de l’expansion « naturelle » de la puissance que Thucydide ne semble pas mettre en doute et la considère comme un événement « normal », en d’autres termes, les collectivités humaines dès qu’elles possèdent de la force, elles dominent sur d’autres groupes humains et cela paraît être un phénomène permanent pour lui) qui en réalité est une tyrannie. Périclès continue sur la question de la peur et de l’activité que la domination athénienne a besoin afin de continuer d’exister : « Ceux que tente cette solution et qui gagneraient les autres à leur point de vue, auraient vite fait de perdre l’État, même s’ils croient pouvoir conserver leur indépendance dans l’isolement. Les gens attachés à leur tranquillité ne peuvent en effet survivre que s’ils ont à côté d’eux des hommes d’action énergiques. Il est vrai qu’ils peuvent rendre des services dans une cité sujette en lui assurant un paisible esclavage mais une cité impériale n’en a que faire chez elle »109. Ainsi, la question de la force apparaît comme la plus cruciale et Périclès juge les critiques faites à la politique expansionniste athénienne comme « utopiques ». Athènes aurait pu rester passive dans un monde idéal où ses voisins seraient aussi tranquilles. D’après lui, la passivité est un synonyme de l’esclavage, tandis que la liberté est le synonyme de l’action. Autrement dit, pour Périclès la domination redevient dans la logique de son discours, la base de la liberté athénienne. Sa vision de la politique rejoint dans un autre contexte complètement différent, la pensée de Hegel et ses pages sur le maître et le serviteur dans sa Phénoménologie de l’esprit (1807). Selon la conception hégélienne, le serviteur est l’être qui transformant la nature par l’intermédiaire de son travail, accède immédiatement à l’objet dans son côté passif et actif. Le maître qui pour sa part ne travaille pas, vit immédiatement dans la jouissance de l’objet consommé : il ne connaît que son aspect passif. Le serviteur, qui par son travail transforme le monde humain, se transforme lui-même et revendique son autonomie, tandis que le maître devient un être dépendant de 109
Ibid., II, 63, p. 171.
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l’activité de l’esclave. En fait celui-ci, s’appuyant sur le produit de son travail, il peut renverser le rapport de domination. Pourtant, ce qui nous intéresse dans la conception hégélienne est que celui qui au commencement était le maître devient finalement serviteur, bien qu’il n’ait pas eu peur devant le conflit et surtout devant la mort, contrairement au serviteur qui avait initialement tremblé devant l’anéantissement. À savoir que le dominateur est celui qui n’hésite pas et ne reste pas inactif. De ce point de vue, Périclès rejoint d’une certaine manière Hegel : Songez que notre cité doit l’immense prestige dont elle jouit dans le monde, au fait qu’on l’a toujours vu refuser de céder devant l’adversité et dépenser dans les combats plus de sang et de peine qu’aucune autre ; songez qu’elle s’est acquis une puissance inégalée jusqu’à ce jour et dont la postérité gardera à jamais le souvenir, quand bien même il nous arriverait maintenant de céder, - car toute chose en ce monde est vouée au déclin. On dira que jamais une cité grecque n’avait dicté sa loi à tant de peuples grecs, que nous avons soutenu les guerres les plus rudes, tant contre des États isolés que contre des coalitions générales, que nulle autre cité n’était aussi abondamment pourvue de toutes les ressources et qu’aucune n’atteignait à la grandeur d’Athènes110.
Athènes selon Périclès est devenu une autorité dans le monde grec, parce qu’elle n’a jamais concédé devant n’importe quel adversaire, et elle a payé des grands prix à cause de cela. L’homme politique athénien reprend cette idée exposée aussi dans l’Oraison funèbre, selon laquelle la mémoire de la cité d’Athènes ne s’effacera jamais du souvenir des hommes et nous pouvons effectivement nous demander quelle sorte d’arrogance a poussé Périclès à prononcer une phrase si audacieuse. Est-ce qu’il s’agissait simplement et uniquement de la position de force de la démocratie athénienne ou également du fait que les Athéniens comprenaient qu’ils réalisaient à travers leur vie collective et politique, quelque chose de complètement nouveau dans l’histoire humaine ? Car, la démocratie et le théâtre à Athènes se constituent en tant que nouveaux modes existentiels de la communauté humaine et étant quelque chose de plus qu’un choix politique et artistique. Il s’agit d’une communauté politique qui essaie de s’auto-organiser, de s’auto-instituer et de se donner ses propres lois 110
Ibid., II, 64, p. 172.
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sans l’intervention divine. Périclès parlant avec une pareille franchise nous fait comprendre qu’il s’adresse à des êtres humains qui comprennent l’action politique de leur cité et les effets qu’elle a eus sur les autres cités, en ayant choisi de devenir une force maritime. Bref, il ne dissimule pas la réalité de leur puissance et la haine qu’elle suscite à d’autres gens. De nouveau Thucydide utilise le même mot, pour exprimer la force (« δύναμιν μεγίστην ») en voulant souligner qu’Athènes au début de la guerre se trouvait au pic de sa puissance. Il est intéressant aussi de dire qu’un discours pareil sur le pouvoir et la force d’une cité, ou d’un État en termes plus modernes ne pourrait être tenu dans d’autres systèmes politiques dans l’Antiquité, comme l’oligarchie, la royauté ou l’aristocratie sur le statut et la nature de la politique de la cité : nous voulons dire que Périclès dit explicitement aux Athéniens que leur cité est la plus forte, mais il se peut que cette force soit détruite ou diminuée à l’avenir : « καὶ δύναμιν μεγίστην δὴ μέχρι τοῦδε κεκτημένην, ἧς ἐς ἀΐδιον τοῖς ἐπιγιγνομένοις, ἢν καὶ νῦν ὑπενδῶμέν ποτε (πάντα γὰρ πέφυκε καὶ ἐλασσοῦσθαι) ». Ainsi, Périclès explique aux Athéniens - et la traduction de Roussel n’est pas très exacte sur ce point étant donné que Thucydide n’écrit pas « car toute chose en ce monde est vouée au déclin », mais « car tout naît et se réduit » - que probablement leur puissance un jour n’existera plus : en d’autres mots rien d’humain n’est stable et éternel et il paraît que la collectivité, le dème athénien sait et a une conscience collective de sa force et de sa puissance inégalée - « on dira que jamais une cité grecque n’avait dicté sa loi à tant de peuples grecs, que nous avons soutenu les guerres les plus rudes » - mais aussi qu’il peut éventuellement perdre la guerre et sa puissance. Le plus impressionnant n’est pas tellement la déclaration sur la puissance grandissante d’Athènes, mais que pour Périclès est quelque chose de quasi normal qu’elle pourra périr un jour et qu’elle est éphémère comme toute chose humaine111. Donc, Périclès semble comprendre la démocratie athénienne et sa δύναμιν dans toute sa complexité, en évitant de séparer les côtés positifs des côtés négatifs. Périclès dans son dernier discours touche à ce côté tragique 111
La question de la vanité de la vie humaine, de son caractère temporel et futile est presque un lieu commun chez les Grecs anciens, comme par exemple chez Hérodote et Pindare.
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de l’hégémonie athénienne qui sera très clair à la fin de la Guerre du Péloponnèse. Il met en relief la question de l’automatisme de l’expansion du pouvoir comme Castoriadis le caractérise. De l’autre côté, nous avons affaire à la conception tragique grecque de l’histoire humaine et de l’être humain. Dès les Présocratiques et plus exactement chez Anaximandre, nous trouvons le principe qui règle l’engendrement et la corruption des choses, les choses qui s’infligent mutuellement des peines pour la injustice la plus extrême qu’elle soit : celle de simplement exister. Cette idée sera reprise un peu plus tard par Hérodote : tout ce qui est grand doit devenir petit et tout ce qui est petit deviendra grand112. Néanmoins, la question de la domination athénienne paraît plus complexe chez Thucydide et nous devons éviter de penser que pour l’auteur athénien la défaite athénienne était sûre. Parfois, il y a la tendance de considérer que l’expansion d’Athènes entraîne nécessairement la chute et son déclin. L’agrandissement n’entraîne pas le déclin selon Thucydide, comme une condamnation morale de celui qui dépasse les limites. Thucydide a dit expressément que les Athéniens auraient pu éviter la défaite. Il note bien la politique indiquée, que d’après Periclès les Athéniens doivent suivre et qu’ils ne l’ont pas suivi en faisant une expédition à Sicile, en se battant en deux fronts et en faisant de la guerre terrestre. D’ailleurs, Thucydide en parle exactement dans le paragraphe suivant où il fait le bilan de l’homme politique et de l’apport de Périclès : De fait, pendant tout le temps qu’il s’était trouvé, au cours des années de paix, à la tête de la cité, il avait su, grâce à une politique avisée, assurer sa sécurité et elle parvient ainsi sous sa direction à l’apogée de sa puissance (καὶ ἐγένετο ἐπ' ἐκείνου μεγίστη). Et quand la guerre eut éclaté, là encore il est constant qu’il sût discerner ce qui faisait la force d’Athènes (ἐπειδή τε ὁ πόλεμος κατέστη, ὁ δὲ φαίνεται καὶ ἐν τούτῳ προγνοὺς τὴν δύναμιν). Il vécut encore deux années et demie et, après sa mort, on se rendit encore mieux compte de la clairvoyance de sa stratégie. Il avait dit à ses concitoyens qu’ils l’emporteraient à condition de rester dans l’expectative, de prendre bien soin de leur flotte, de ne pas chercher à étendre leur empire (καὶ ἀρχὴν μὴ ἐπικτωμένους ἐν τῷ πολέμῳ μηδὲ τῇ πόλει κινδυνεύοντας ἔφη περιέσεσθαι) pendant la durée des hostilités et d’éviter de lancer la cité dans les aventures. Après sa disparition, les Athéniens prirent en tout point le contre-pied de cette stratégie et, dans les autres domaines aussi, qui ne concernaient apparemment 112
Voir Hérodote, L’Enquête I, 5.
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en rien les opérations militaires, ils engagèrent l’État dans des entreprises servant des ambitions et des convoitises particulières, mais néfastes pour la cité et ses alliés. Tant qu’elles réussissaient, c’est à quelques individus qu’elles rapportaient honneur et profit, mais quand elles échouaient, c’était la conduite des opérations et la cité elle-même qui en souffraient. […] Par la suite, comme on pouvait s’y attendre dans une grande cité placée à la tête d’un empire, (ἐξ ὧν ἄλλα τε πολλά, ὡς ἐν μεγάλῃ πόλει καὶ ἀρχὴν ἐχούσῃ) bien des erreurs furent commises et tout particulièrement l’expédition de Sicile. Pourtant, s’il y eut faute dans cette affaire, ce fut moins parce qu’on avait sous-estimé l’adversaire auquel on s’attaquait, que parce que les hommes qui avaient fait partir cette expédition se rendaient mal compte des moyens qu’il fallait mettre à sa disposition. […] Après avoir perdu en Sicile, outre les troupes envoyées là-bas, la plus grande partie de leur flotte et bien que la cité se trouvât dès lors en proie aux dissensions, les Athéniens purent malgré tout, pendant huit ans encore, tenir tête à leurs anciens adversaires, aidés maintenant par des forces venues de Sicile, par leurs propres alliés, pour la plupart révoltés contre eux, et ultérieurement par Cyrus, le fils du roi de Perse, qui se joignit aux Péloponnésiens et fournit de l’argent pour leur flotte. Athènes ne succomba que lorsqu’elle ne se fut épuisée dans les discordes intérieures. On voit donc que les ressources des Athéniens étaient plus que suffisantes pour justifier l’optimisme de Périclès, qui estimait qu’ils pourraient l’emporter très facilement dans une guerre contre les seuls Péloponnésiens113.
Ce bilan de Thucydide au sujet de Périclès et de ce qui a suivi sa mort (429 avant notre ère) est un de ces moments rares mais précieux de la Guerre du Péloponnèse, où l’auteur se retire de l’ombre du narrateur des faits afin d’exprimer des jugements personnels. Ce texte nous permet de remarquer que Thucydide n’est pas déterministe, car la puissance athénienne une fois arrivée à son comble, cela n’entraîne pas nécessairement son déclin. Il dit clairement que les Athéniens ont perdu la guerre parce qu’ils ont abandonné les conseils stratégiques et les lignes directrices de Périclès, effectuant une expédition et ceci pas uniquement à cause de la difficulté de l’exploit, mais « parce qu’on avait sous-estimé l’adversaire et à cause du mauvais calcul des généraux athéniens ». La raison la plus pesante, au moins pour la dernière période de la Guerre du Péloponnèse selon Thucydide était les luttes internes à Athènes, entre l’oligarchie et le dème. Nous ajoutons la peste pour laquelle Périclès dit qu’il ne pouvait pas la prévoir, parce que παραλόγῳ ξυμβαῖνον : elle est arrivée contre la raison et le calcul. Ainsi, la chute de la puissance athénienne selon Thucydide semble être plutôt le résultat de plusieurs 113
Thucydide, ibid., II, 65, p. 173-175.
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facteurs, principalement des erreurs des Athéniens, de leurs calculs et des éléments qu’ils ne pouvaient pas prévoir, qu’une condamnation d’ordre morale, d’une force qui commet des crimes et dépasse les limites des lois humaines, étant donné que d’autres cités grecques ont commis des crimes pendant la Guerre du Péloponnèse. Athènes aurait pu très bien emporter la guerre si nous nous souvenons de la défaite aux Aigos Potamos en 405, produite à cause des erreurs stratégiques simples, mentionnées par l’exilé Alcibiade114 aux généraux athéniens avant la bataille. Nous avons encore deux remarques à faire, avant de passer au passage suivant. Tout d’abord, ce texte d’exposition du gouvernement de Périclès, de son apport et des causes de la défaite athénienne est plein des mots qui se rapportent à la force et à l’hégémonie. Nous en avons noté quatre. Le mot qui caractérise et qui est le plus utilisé par Thucydide, pour exprimer la domination-hégémonie d’Athènes est l’ἀρχὴν. En outre, ce mot est répété par Thucydide à propos de Périclès pour révéler le fait que l’hégémonie athénienne est liée à la politique du stratège athénien et qu’elle commence à s’écrouler petit à petit après sa disparition et surtout, après l’éloignement de la cité de ses principes. Autrement dit, Thucydide nous dit que la δύναμιν et l’ἀρχὴν d’Athènes sont le résultat à la fois des personnalités politiques comme Thémistocle et Périclès, mais elles sont aussi le résultat d’une stratégie et de choix politiques et militaires justes. Thucydide à travers ces paragraphes, le discours de Périclès et le bilan qu’il nous donne sur son activité politique, pose un autre problème. La force chez Thucydide se rapporte indirectement à la question posée par le théâtre tragique et par Sophocle, comme nous l’avons déjà mentionné à propos d’Antigone dans le fameux stasimon, où il dit que l’homme est le plus terrible de tous les êtres sur terre, inventant des instruments, domestiquant des animaux, créant le langage, les cités, les pulsions qui établissent des lois et il termine : « Telle est cependant sa nature qu’il marche toujours dans deux directions opposées, tantôt vers le bien, tantôt vers le mal »115. 114 115
Voir Xénophon, Helléniques, livre 2, chapitre 1, 25-26. Sophocle, Antigone, vers 365-366.
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Castoriadis fait remarquer à propos de cette question, la duplicité et la complexité de l’être humain : Thucydide ne dit pas au fond autre chose, mais le ton est plus sombre. N’oublions pas qu’il écrit trente ou trente cinq ans après Antigone (qui est de 442), et que la guerre est passée par là. Il a pu constater que cette énorme accumulation, cet énorme déploiement de puissance est allé de pair non seulement avec des manifestations de cette double nature, mais aussi - Thucydide est sans doute ici plus pessimiste que Sophocle - avec une plus grande corruption. Cette corruption qu’engendre la guerre, biaios didaskalos, maître violent, est admirablement décrite dans le passage sur la guerre civile à Corcyre : inversion des significations des termes du langage, haine et mensonge généralisés, rupture des liens les plus élémentaires entre humains, goût du pouvoir et cupidité couverts par de grands mots. C’est cet aspect qui fait, par rapport à Sophocle, la spécificité de Thucydide. Je ne dis pas que Thucydide « va plus loin » que Sophocle, ni qu’il en sait plus que lui - je serais plutôt tenté de dire que Sophocle a raison d’insister sur la totale « bifidie » humaine. Mais Thucydide a traversé une guerre terrifiante, il a vu ce qu’était l’expansion de la puissance qui engendre la guerre puis s’en nourrit ; et comment tout cela a abouti à une subversion de ce qui fait la valeur même de la vie en société. Son œuvre porte inévitablement les traces de cette expérience116.
Avant d’entrer dans la question du débat sur Mytilène, nous allons clore sur Périclès avec son plus beau et important discours, l’Épitaphe ou l’Oraison funèbre, prononcée pour les morts de la première année de la Guerre du Péloponnèse. Nous n’allons pas nous étendre sur l’ensemble du discours de Périclès, mais juste mentionner un élément qui se trouve au début du texte et concerne la réflexion faite sur le processus d’acquisition du pouvoir par Athènes. La façon avec laquelle Périclès commence son discours est très surprenante. L’orateur athénien écarte la question des exploits guerriers, mais il veut parler des institutions, de façons de gouverner et de faire avec lesquelles les Athéniens sont arrivés à cette grandeur. Il dit : Vous savez les exploits guerriers qui nous ont valu toutes ces conquêtes et la résistance victorieuse que notre énergie et celle de nos pères ont opposée aux agresseurs barbares ou grecs. Je ne veux pas m’étendre sur ce sujet et je passe. Mais à quel régime devons-nous notre grandeur ? À quelles institutions ? À quels traits de notre caractère national ? Voilà ce que je veux exposer devant vous, avant d’aborder l’éloge de ces morts. Je pense qu’il convient, en cette circonstance, que ces choses-là
116
Cornelius Castoriadis, op.cit., p. 285-286.
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soient dites et que vous tous, les citoyens comme les étrangers, qui êtes ici assemblés, aurez intérêt à les entendre117.
Ce que Périclès vient de dire peut paraître absurde, parce que la plupart des Athéniens connaissent les institutions, le mode de vie de leur propre cité ainsi que les guerres effectuées par eux-mêmes. Donc est-ce qu’il se contredit ? Pourquoi parler des choses connues à tout le monde ? Cette occasion était rare pour Périclès pour « faire passer » certaines idées, et le fait que Thucydide note la présence des étrangers n’est pas accidentel. Il veut parler de la cité d’Athènes devant ses citoyens, parce que c’est cette cité qui a fait que les soldats qu’il s’agit d’honorer sont devenus ce qu’ils avaient été. Selon Périclès, ceux qui sont tombés pendant la bataille, ils sont morts parce qu’ils ne voulaient pas être privés d’une pareille cité118 : ils étaient des amants de cette formation sociale, des amoureux de leur cité. Pour les Athéniens, comme le disaient les Corinthiens, Athènes leur est un investissement affectif capital. Autrement dit, Athènes n’était pas simplement l’ensemble des bâtiments ou le territoire d’Attique. Pour les Athéniens, leur ville était l’ensemble de la collectivité humaine. La traduction de Roussel - bien que la traduction de ce passage soit certainement difficile - reste insuffisante, puisque ἐπιτηδεύσεως ne signifie pas « le régime » et « πολιτείας καὶ τρόπων » n’est pas le trait national. Mais nous proposerons dans le prochain paragraphe, une autre traduction. Pourtant, Périclès dit quelque chose de profondément plus intéressant concernant la question du pouvoir dans ce passage. Il parle de la force des Athéniens, mais la traduction habituelle du mot arhhè par « empire » est insatisfaisante. Nous préférons, comme nous l’avons fait tout au long de notre interrogation, les mots « pouvoir » ou « domination ». L’arhhè signifie aussi le pouvoir sur les autres. La force d’Athènes ne consiste pas aux innovations techniques ou aux capacités militaires, mais à l’ἐπιτηδεύσεως, à l’πολιτείας et aux τρόπων, c’est-à-dire à leurs façons de faire, à leurs mœurs, à leurs façons de gouverner et à leurs institutions. Nous devons insister sur ce 117 118
Thucydide, ibid., II, 36, p. 153. Ibid., II, 43.
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que Périclès vient de dire. Cette idée est capitale, et elle paraît pratiquement pour la première fois dans l’histoire humaine. Plus précisément, cette conception consiste à dire que la puissance d’un groupe humain vient de ses institutions et de son rapport avec la cité. Bien plus, il y a une rupture considérable avec la conception archaïque, celle d’Homère où si quelqu’un peut vaincre, c’est parce qu’il est brave ou parce qu’il est aimé par les dieux. Mais chez Thucydide, il n’y a aucune intervention divine. La πολιτεία n’est pas le résultat de l’intervention divine ou une qualité innée à l’être humain comme chez Achille la bravoure ou chez Ulysse l’intelligence. Dans le cas d’Athènes, sa façon de se gouverner et ses institutions sont une œuvre purement humaine et elle est la cause de la force de cette ville. Cette force semble être liée aux qualités des citoyens morts pendant la première année de la guerre. Périclès considère la force d’Athènes, comme le résultat de l’existence elle-même des Athéniens, de leur façon d’être et non d’une élite militaire. * Nous voulons nous interroger à présent sur la même ligne, à savoir sur la possibilité qu’une communauté humaine, une institution politique démocratique et auto-instituée utilise sa force afin d’exercer une violence extrême à travers son hégémonie. En d’autres mots, à travers ce passage nous analyserons comment une cité, celle d’Athènes, est capable du mieux et du pire. Ce texte ne se rapporte pas tellement aux mots de la violence, de la force et de la domination, mais il nous aidera d’appréhender plus tard le dialogue entre les Athéniens et les Méliens, une sorte de contrepoint où Athènes décide de massacrer la population masculine. Dans le cas que nous étudierons, le dème athénien décide avec une hésitation de ne pas voter finalement pour la mise à mort du dème de Mytilène, quelque chose qui a eu lieu en 427-426 avant notre ère. Les chapitres 2-36 du troisième livre racontent les événements produits à la cité de Mytilène, qui décide de rompre son alliance avec Athènes. Les Athéniens décident alors de faire périr tous les Mytiléniens adultes : « … Ils discutèrent ensuite du sort des 94
prisonniers. Dans un mouvement de colère, ils décidèrent de faire périr non seulement les hommes qui se trouvaient là, mais encore tous les Mytiléniens adultes et de réduire en esclavage les femmes et les enfants. Ils leur reprochaient de s’être révoltés, alors que Mytilène n’était pas, comme c’était le cas pour d’autres, une cité sujette »119. La nuit passe et les Athéniens regrettent d’avoir pris une décision pareille. Ils acceptent de refaire une assemblée du peuple : Le lendemain, un brusque revirement d’opinion se produisit parmi la population. Les Athéniens se prirent à réfléchir aux graves conséquences d’une décision aussi féroce. Au lieu de s’en prendre aux seuls responsables, ils allaient anéantir une cité tout entière. Dès que les représentants mytiléniens présents dans la ville et leurs amis athéniens se rendirent compte de ce changement, ils intervinrent auprès des magistrats pour qu’on rouvrît le débat. Ils n’eurent pas de peine à se faire écouter, car les magistrats, de leur côté, sentaient bien que la majorité des citoyens attendaient d’eux une initiative qui leur permît de reprendre la discussion120.
Deux thèses diamétralement opposées vont s’affronter, dans les discours de Cléon et de Diodote aux chapitres 37-48. Cléon demandait que l’assemblée vote pour la mort des Mytiléniens et Diodote se prononçait contre la sentence de mort. Il faut mentionner que Thucydide donne son jugement personnel négatif sur Cléon : « Il n’y avait pas alors d’Athénien plus brutal que lui et c’était à cette époque l’homme politique de beaucoup le plus écouté du peuple » (« ὢν καὶ ἐς τὰ ἄλλα βιαιότατος τῶν πολιτῶν τῷ τε δήμῳ »)121. Cléon commence son discours en attaquant et en accusant verbalement le dème athénien d’inconsistance et d’incapacité : « Il m’est souvent arrivé, en d’autres circonstances, de constater qu’une démocratie est incapable d’exercer son autorité sur d’autres peuples »122. Soit dit en passant, ces idées seront reprises plus tard dans un contexte philosophique, par Platon dans son Politique sur la question de l’instabilité de la masse. Cléon impute aux Athéniens qu’ils donnent raison à ceux qui prétendent qu’une démocratie ne pourrait avoir d’empire, parce qu’ils ont pris une décision hier et reviennent de nouveau aujourd’hui sur cette décision. Toutefois, 119
Ibid., III, 36, p. 227. Ibid., III, 36, p. 227. 121 Ibid., III, 36, p. 228. 122 Ibid., III, 37, p. 228. 120
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Cléon qui est considéré comme le successeur de Périclès au « parti démocratique » athénien dit quelque chose, qui reprend ce que Périclès exprimait auparavant123 au sujet du caractère fondamentalement tyrannique et oppresseur de l’hégémonie athénienne : Vous ne voyez pas que, chaque fois que vous vous laissez induire en erreur par ce qu’ils vous disent, chaque fois que, par compassion, vous leur concédez quelque chose, vous faites preuve d’une faiblesse qui, dangereuse pour vous, ne vous attire de leur part aucune reconnaissance. Vous ne comprenez pas que la domination que vous exercez n’est rien d’autre qu’une tyrannie, que ceux qui y sont soumis conspirent contre vous et subissent impatiemment votre loi (οὐ σκοποῦντες ὅτι τυραννίδα ἔχετε τὴν ἀρχὴν καὶ πρὸς ἐπιβουλεύοντας αὐτοὺς καὶ ἄκοντας) que s’ils vous obéissent, ce n’est pas à cause des complaisances qu’à votre détriment vous pouvez avoir pour eux, mais dans la mesure où vous tirez votre autorité de votre force plutôt que de leur loyauté. Mais voici qui est plus inquiétant encore que tout cela. Allons-nous prendre l’habitude de remettre en question les décisions prises ? Allons-nous oublier qu’il y a plus de vigueur dans une cité régie par de mauvaises lois auxquelles on ne déroge jamais, que dans une autre, dont les lois, si bonnes qu’elles soient, restent sans force124.
Cléon à son tour explique nettement après Périclès, bien avant la Realpolitik125 et à vrai dire utilisant des termes plus réalistes et sincères, en quoi doit consister la domination athénienne. Comme Périclès, Cléon déclare que la domination athénienne n’est pas quelque chose d’autre qu’une tyrannie (« ὅτι τυραννίδα ἔχετε τὴν ἀρχὴν »). Son argument qu’il est préférable d’avoir des mauvaises lois stables que de bonnes lois changeantes existe littéralement aussi chez Platon. À certains égards, Cléon vient à l’encontre de l’Oraison 123
Ibid., II, 63, p. 171. Ibid., III, 37, p. 228. 125 La Realpolitik, qui vient de l’allemand (« politique réaliste ») désigne « la politique étrangère fondée sur le calcul des forces et l’intérêt principalement national. Le terme était appliqué pour la première fois à la politique et à l’attitude d’Otto von Bismarck qui suivait la trace de Klemens von Metternich dans la recherche diplomatique d’un équilibre pacifique entre les empires européens au 19ème siècle. Les origines intellectuelles de la Realpolitik peuvent être recherchées chez Nicolas Machiavel, qui dans son ouvrage Le Prince (1532) établit que le seul but d’un prince devait être la recherche du pouvoir, indépendamment des questions religieuses et morales, à travers le calcul. Cette idéologie a trouvé beaucoup de partisans jusqu’à la fin du 19ème siècle, avant d’être substituée par la Weltpolitik fondée sur la supériorité militaire et la course aux armements. 124
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funèbre de Périclès et peut-être, Thucydide veut montrer une antithèse entre les deux hommes les plus influents du dème athénien. Mais en même temps, Cléon ressemble à Périclès à cause de son jugement sur le caractère tyrannique de la démocratie athénienne, et parce qu’il n’hésite pas de provoquer son auditoire. Ainsi, Cléon n’est pas un démagogue au sens moderne du terme, et il se trouve loin du sens donné par Platon au « démagogue » de la démocratie athénienne, qui parle des flatteries des démagogues envers l’Assemblée du peuple, quelque chose qui n’est pas le cas dans l’exemple présent. D’une façon surprenante, Cléon dit aux Athéniens que s’ils n’étaient pas les imbéciles qu’ils sont, ils auraient fait cela, mais il peut s’adresser à eux de la sorte, puisque évidemment ils ne sont pas des imbéciles. La chose la plus frappante pour nous dans ce discours, est que le politicien Athénien invoque principalement le droit. Car, d’après Cléon les Athéniens n’ont pas lésé les droits des Mytiléniens, mais ceux-ci ont mis la force au-dessus du droit. Plus concrètement, selon Cléon l’intérêt et le droit sont fortement associés, autrement dit, si les alliés voient que le prix à payer pour la révolte n’est pas écrasant, ils seront tentés de se révolter. En montrant une sorte de compréhension politique puisque le pouvoir athénien est pesant, Cléon ira jusqu’à dire que : … jamais cité ne se rendit coupable envers vous d’un crime aussi grave que celui des Mytiléniens. Pour ma part en effet, je puis excuser ceux de vos alliés qui ont fait défection parce que votre autorité leur était devenue intolérable (ἐγὼ γάρ, οἵτινες μὲν μὴ δυνατοὶ φέρειν τὴν ὑμετέραν ἀρχὴν ἢ οἵτινες ὑπὸ τῶν πολεμίων ἀναγκασθέντες ἀπέστησαν, ξυγγνώμην ἔχω) ou parce que l’ennemi les y a forcés. Mais que dire de ces gens qui, dans leur île et l’abri de leurs fortifications, n’avaient rien à craindre de nos ennemis, si ce n’est du côté de la mer ? Ne disposaient-ils pas du reste d’une flotte de trières pour assurer eux-mêmes leur défense ? Ils se gouvernaient en pleine indépendance et nous les traitions avec les plus grands égards. Cela ne les a pas empêchés de faire ce qu’ils ont fait. N’était-ce pas là une agression commise de propos délibéré par des rebelles ? Je dis bien des rebelles et non des révoltés, car on se révolte que lorsqu’on est opprimé. N’avaient-ils pas, en se rangeant aux côtés de nos pires ennemis, l’intention de détruire notre cité ? Or voilà qui est plus grave que s’ils nous avaient fait la guerre pour accroître leur puissance propre (καίτοι δεινότερόν ἐστιν ἢ εἰ καθ᾿ αὑτοὺς δύναμιν κτώμενοι ἀντεπολέμησαν)126.
126
Thucydide, ibid., III, 39, p. 230.
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Cléon trouve inexcusable le comportement et la révolte (« ἀπόστασις ») de Mytilène, étant donné que cette cité n’était pas menacée par la politique athénienne et elle était, le bien suprême pour une entité politique grecque, « autonome », autosuffisante : la ἀπόστασις était pratiquement le signe d’une volonté hostile envers Athènes. Pour Cléon, la défection et la révolte d’une cité puissante qui était respectée est un délit plus grave qu’une attaque directe de la part de Mytilène contre Athènes. La raison principale, si nous lisons attentivement le discours de Cléon, n’est pas la révolte elle-même, mais le fait qu’une cité amie se dégage de l’alliance athénienne en créant ainsi une rupture et une fraction qu’elle pourrait déclencher et amener d’autres cités alliées à se désister. En fait, il s’agit de l’exemple qu’un acte pareil va poser. Néanmoins, Cléon fonde la révolte à un certain degré de force et dit que toutes les cités qu’elles se sont révoltées au passé vivaient dans l’abondance : D’autres cités autour d’eux s’étaient déjà révoltées et nous les avions réduites127, mais ils ont négligé cet avertissement et la prospérité dont ils jouissaient n’a pu les empêcher de se jeter sans hésiter dans l’aventure. Envisageant l’avenir avec une assurance aveugle et pleins d’espoirs dans le succès de leurs desseins, qui, s’ils étaient au-dessus de leurs forces, (γενόμενοι δὲ πρὸς τὸ μέλλον θρασεῖς καὶ ἐλπίσαντες μακρότερα μὲν τῆς δυνάμεως) restaient au-dessous de leurs désirs, ils sont entrés en guerre contre nous et ont décidé de faire passer la force avant le droit. Ils n’avaient en effet rien à nous reprocher et ils ont choisi pour nous attaquer le moment où ils se croyaient en mesure de l’emporter128.
Cléon essaie de montrer au dème athénien de quelle manière une force doit supprimer une révolte et lui rappelle comment l’avait déjà fait au passé. La pire des choses pour Cléon est que Mytilène n’était pas lésée et était toujours honorée par Athènes, fait qui rend son comportement encore plus injuste. En outre, c’est Mytilène dans ce cas qu’elle se trouve au-delà de la justice, au-dessous de ses forces. Il s’agissait des gens en prospérité, en état d’autonomie, qu’ils ont mélangé leur volonté (« τῆς βουλήσεως ») et ils ont calculé au-delà de leur puissance-force (« μακρότερα μὲν τῆς δυνάμεως »). Pourtant, Cléon continue en passant dans un niveau plus général : 127
Cléon se réfère probablement ici aux révoltes des Naxos (voir I, 98), de Thasos (voir I, 100-101), de l’Eubée, de Samos et de Chios. 128 Ibid., III, 39, p. 230-231.
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On constate d’ordinaire que les cités qui se trouvent placées brusquement et contre toute attente dans une situation exceptionnellement favorable, s’engagent dans une politique arrogante. En règle générale, les succès qui restent dans l’ordre des choses normales sont pour les hommes d’un bénéfice plus sûr que ceux qui les surprennent, et il leur est moins difficile, peut-on dire, de parer les coups de la malchance que de préserver leur bonheur. Nous avons eu tort de manifester pendant longtemps plus de déférence aux Mytiléniens qu’aux autres. Sans cela ils ne seraient pas devenus aussi arrogants. Car les hommes sont ainsi faits qu’ils méprisent ceux qui les ménagent et qu’ils respectent ceux qui ne leur concèdent rien129.
Thucydide suggère la même idée que nous avons déjà vue et de laquelle il parlera plus loin. La force, l’avantage militaire et économique créent une politique insolente (« ἐς ὕβριν τρέπειν »). Néanmoins, il nous semble que cette idée existe déjà dans le monde grec et plus spécialement athénien, exprimée quelques décennies avant Thucydide dans le cadre du théâtre athénien et dans la tragédie par excellence, celle d’Œdipe Roi où le chœur dit : « Ὕβρις φυτεύει τύραννον »130, l’insolence engendre le tyran, l’insolence sème ou même plante le tyran. Sophocle voit que le dépassement de la mesure, des limites, la démesure, l’hybris sont aux racines du despotisme, du comportement tyrannique, arbitraire, monolithique et arrogant. Thucydide a la même idée que Sophocle et le plus intéressant est qu’il exprime cette conception juste après la déclaration de Cléon que les Athéniens n’exercent rien d’autre qu’une tyrannie131. Donc, il paraît que même les défenseurs de la politique hégémonique d’Athènes savent très bien et ont une conscience très poussée de la nature de la domination d’Athènes. L’argument de Cléon est plus délicat. Il consiste à dire que Mytilène se trouvait du côté de l’injustice à cause de sa révolte, et n’ayant pas une force égale pour imposer sa volonté et ses désirs. Et c’est exactement cette question posée par Cléon, qui nous fait revenir à la question du droit chez Thucydide. Le droit n’est fondé que sur la force selon l’argument de Cléon, et les Mytilèniens sont injustes et moins puissants, seulement du fait qu’ils ne peuvent pas faire preuve d’une plus grande force. Encore pour Cléon, il est laborieux d’élargir la force et le bonheur humains et les établir d’une
129
Ibid., III, 39, p. 231. Sophocle, Œdipe Roi, vers 870. 131 Thucydide, op.cit., III, 37. 130
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façon consistante, une idée qui évoque le παράλογον de l’histoire qui peut bouleverser les plans les plus élaborés des hommes. Plusieurs lignes plus loin l’orateur athénien dit qu’il faut se méfier de trois sentiments singulièrement nocifs pour l’exercice du pouvoir (« μηδὲ τρισὶ τοῖς ἀξυμφορωτάτοις τῇ ἀρχῇ ») : la pitié, la jouissance ou le plaisir causés par l’éloquence des discours et l’indulgence ou la clémence (« οἴκτῳ καὶ ἡδονῇ λόγων καὶ ἐπιεικείᾳ, ἁμαρτάνειν »). Les Athéniens seront les énonciateurs de cette conception plusieurs fois dans le texte de Thucydide avec l’exemple le plus emblématique, le dialogue des Méliens au cinquième livre. Une domination ne peut pas montrer d’après Cléon aucune sorte d’affection, parce que le sentimentalisme est un signe que l’adversaire peut interpréter en tant que faiblesse et s’en profiter. Le plus intéressant est que Cléon lequel est passé à l’histoire, comme le plus grand des démagogues de la démocratie athénienne à cause des comédies d’Aristophane, il est en train de polémiquer contre les démagogues et d’essayer de protéger ses concitoyens de l’éloquence de la rhétorique et de la sensibilité : « οἵ τε τέρποντες λόγῳ ῥήτορες ἕξουσι καὶ ἐν ἄλλοις ἐλάσσοσιν ἀγῶνα, καὶ μὴ ἐν ᾧ ἡ μὲν πόλις βραχέα ἡσθεῖσα μεγάλα ζημιώσεται, αὐτοὶ δὲ ἐκ τοῦ εὖ εἰπεῖν τὸ παθεῖν εὖ ἀντιλήψονται »132. Plus particulièrement, la cohérence du discours de Cléon est remarquable parce que tous les arguments ont une place spécifique dans l’organisation de sa réflexion, mais sans qu’ils soient découpés de la totalité. Ce que nous venons de voir rejoint un autre moment de son discours : « Car les hommes sont ainsi faits qu’ils méprisent ceux qui les ménagent et qu’ils respectent ceux qui ne leur concèdent rien »133. Cette idée sera reprise par les Athéniens quelques années plus tard lorsqu’ils diront qu’ils devront anéantir la population de la petite île, par peur que les autres Grecs pensent qu’ils hésitent et qu’ils ne peuvent pas contrôler une force mineure. Ce que nous montre pourtant Thucydide dans ce passage, ou ce que nous voyons à travers une mise en parallèle de ses textes est que la démocratie athénienne avait une politique presque linéaire au sujet de sa domination extérieure, qu’elle subjuguait d’autres cités et qu’elle 132 133
Thucydide, ibid., III, 40. Ibid., III, 39.
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faisait imposer même au niveau discursif son excellence et sa force virtuelle. Donc, Cléon dissocie complètement la tranquillité, l’ataraxie et la protection des dangers de l’exercice du pouvoir, et il écarte de la politique d’une puissance la compréhension envers les autres, surtout envers quelqu’un qui ne s’est pas montré indulgent et envers quelqu’un qui avait planifié son action : « Il n’y eut rien d’involontaire dans le mal qu’ils nous ont fait et ils ont préparé leur coup en connaissance de cause. Or seule une faute qu’on n’a pas voulu commettre mérite l’indulgence »134. Cléon résume son discours en disant aux Athéniens que s’ils suivent son conseil, ils traiteront les Mytiléniens avec ce qui est juste et selon leur intérêt : « πειθόμενοι μὲν ἐμοὶ τά τε δίκαια ἐς Μυτιληναίους καὶ τὰ ξύμφορα ἅμα ποιήσετε »135. Mais, Cléon prononce une expression qui dans sa brutalité reste belle : πειθόμενοι μὲν ἐμοὶ τά τε δίκαια ἐς Μυτιληναίους καὶ τὰ ξύμφορα ἅμα ποιήσετε, ἄλλως δὲ γνόντες τοῖς μὲν οὐ χαριεῖσθε, ὑμᾶς δὲ αὐτοὺς μᾶλλον δικαιώσεσθε. εἰ γὰρ οὗτοι ὀρθῶς ἀπέστησαν, ὑμεῖς ἂν οὐ χρεὼν ἄρχοιτε. εἰ δὲ δὴ καὶ οὐ προσῆκον ὅμως ἀξιοῦτε τοῦτο δρᾶν, παρὰ τὸ εἰκός τοι καὶ τούσδε ξυμφόρως δεῖ κολάζεσθαι, ἢ παύεσθαι τῆς ἀρχῆς καὶ ἐκ τοῦ ἀκινδύνου ἀνδραγαθίζεσθαι136.
Autrement dit, les Athéniens ne doivent pas avoir pitié des Mytiléniens parce qu’ils justifieront leur révolte et perdront leur domination. Cléon évoque clairement l’instinct de la survie et une légitimité basée sur la défense : « Ceux qui ont pu échapper aux coups des agresseurs doivent montrer qu’ils ressentent aussi vivement que leurs ennemis le mal qu’on leur fait. Songez à ce que vraisemblablement ils auraient fait s’ils l’avaient emporté sur vous, étant donné surtout qu’ils avaient les premiers eu recours à la violence. Plus que quiconque, les gens qui s’attaquent à autrui sans motif valable ont coutume de s’acharner sur leur victime jusqu’à l’anéantir, car ils s’inquiètent du risque auquel ils s’exposeraient en laissant leur ennemi survivre137. Pour Cléon, ce qui est le plus 134
Ibid., III, 40, p. 232. Ibid., III, 40. 136 Ibid., III, 40. 137 Ibid., III, 40, p. 233. 135
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significatif est que l’anéantissement de Mytiléne est juste et le message que les alliés recevront après l’exécution des Mytiléniens, sera une sorte de menace, de préambule de ce qui leur arrivera s’ils décident de se révolter. En d’autres mots, la punition athénienne sera une démonstration de force et de résolution. Cette justification sera reprise presque d’une façon pareille au cinquième livre dans le dialogue entre les Méliens et les Athéniens. Ce que nous retenons du discours de Cléon est qu’une force comme l’athénienne devra fonctionner sans pitié et cruellement, lorsqu’elle est menacée « sans raison » et lorsqu’elle est attaquée sans raison évidente, se trouvant à la place du lésé. Mais même dans ce cynisme ouvert, Cléon n’oublie pas d’évoquer la liaison entre la justice et l’intérêt. S’ils acceptent une révolte d’une cité, la renommée, l’estime et surtout la justification de l’existence elle-même de la domination athénienne sera mise en question d’une façon dramatique. Donc, afin de réhabiliter l’existence de la domination d’Athènes, il faudra se montrer toujours cruel et avoir l’intention d’étendre la puissance déjà acquise sans contestation de l’extérieur. Après le discours de Cléon, une autre personne prend le discours, Diodote qui reste par ailleurs inconnu du reste de l’histoire de Thucydide, et qui soutiendra de ne pas mettre à mort les Mytiléniens. * Diodote s’oppose frontalement à Cléon en présentant de considérations importantes concernant la rhétorique et la démocratie, sur la responsabilité du rhéteur et des citoyens qui se rapportent de nouveau à ce que Périclès avait soutenu dans son Épitaphe. Son discours est significatif parce qu’il modifiera la première décision des Athéniens, de mettre à mort les Mytiléniens. Ce moment nous intéresse, étant donné qu’il s’agit d’un cas rare dans l’histoire humaine où une collectivité politique - et dans cet exemple cette collectivité est une institution qui se donne ses propres lois - décide de réfléchir de nouveau sur une décision et de l’annuler138. Cette décision présuppose que les Athéniens pouvaient au moins à cette période de leur histoire 138
À savoir que sa propre capacité de réflexion au niveau collectif, lui a permis de ne pas passer à la violence.
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revenir sur leurs décisions collectives et les modifier. De là, leur pratique indique que rien n’est intouchable et sacré pour un groupe humain fondé sur la démocratie directe et que plus profondément, tout peut être mis en question d’une façon interminable, en supprimant même ses propres jugements antérieurs. Bien plus, cet événement présenté par Thucydide nous montre que la démocratie athénienne pouvait s’autolimiter, c’est-à-dire que comme disait Castoriadis, elle savait qu’elle pouvait tout faire, mais qu’elle ne devait pas tout faire. En d’autres termes, Athènes est un des rares cas historiques d’une collectivité politique qu’elle juge une décision antérieure comme erronée et elle revient sur elle en empêchant un massacre. Pourtant, Thucydide comme nous allons voir, il décrit scrupuleusement le dialogue et le massacre des Méliens, la destruction de la population de Skiônè et de Torônè après l’Oraison funèbre, ainsi que la révocation de la décision sur les Mytiléniens. Cela dit, il conçoit Athènes comme une matrice d’éléments positifs et en même temps négatifs, et cette coexistence de deux côtés à la fois a sa source sur la domination que cette cité avait acquise après les Guerres médiques. Car, la domination telle qu’elle nous est présentée chez Thucydide est premièrement un fardeau, un poids à porter, une responsabilité, une obligation laquelle dès le moment que quelqu’un la possède ne peut pas la délaisser et s’il l’abandonne, il risque de se ruiner. Tout cela nous fait revenir à la question de l’expansion « automatique » du pouvoir, au sens qu’une force politique ou militaire et économique va continuer de s’élargir si elle le peut, autrement si elle s’arrête, elle va s’écrouler. Mais revenons sur les principaux arguments de Diodote. L’argument central de Diodote est le suivant : il ne s’agit pas de savoir si les Mytiléniens sont coupables ou non et à les condamner pour ce que nous croyons être leur acte injuste, mais il est question de savoir ce qui est profitable, utile pour Athènes et les intérêts athéniens. L’Assemblée athénienne n’est pas un juge dans un procès ordinaire, mais elle va décider sur le sort des Mytiléniens. Pachès, un général athénien occupe l’île de Mytilène et les imputés de la révolte sont sous le contrôle d’Athènes, donc les arguments de Cléon n’ont pas de place dans cette décision : « Mais nous ne sommes pas de juges chargés de les condamner selon les règles du droit ; nous sommes engagés dans un débat politique et nous avons à prendre à leur sujet une décision 103
conforme à nos intérêts »139. Ainsi, il n’y a pas d’égalité entre des inégaux et conséquemment, une discussion entre la justice et le droit. Diodote s’intéresse à ce que nous pourrons appeler des questions de philosophie du droit pénal. Il s’oppose à la théorie de la rétribution, et il se met du côté de la prévention générale : Dans les sociétés humaines, beaucoup de crimes moins graves que celui des Mytiléniens sont punis de mort. Cela n’empêche pas les gens de se laisser griser par l’espoir et de tenter l’aventure. Jamais on ne s’est risqué à commettre un forfait, quand, par avance, on était sûr de ne pas échapper au châtiment. Et de même, a-t-on jamais vu qu’une cité se fût révoltée, tout en estimant qu’elle n’avait pas par ellemême ou avec l’aide de ses alliés des moyens suffisants pour s’engager dans une telle entreprise ? Partout les individus comme les États sont naturellement enclins à mal faire et il n’y a pas de loi qui puisse les retenir. Les hommes n’ont-ils pas essayé successivement tous les châtiments possibles, aggravant sans cesse les peines dans l’espoir d’être mieux protégés contre les criminels ? Il est probable qu’autrefois les sanctions prévues pour les crimes les plus graves étaient moins sévères qu’aujourd’hui, mais que par la suite, voyant que les lois étaient toujours violées, on finit par punir de mort la plupart d’entre eux. Or les gens ne reculent même pas devant cette menace-là. Il faut donc ou bien trouver quelque chose de plus effrayant encore, ou bien reconnaître qu’il n’y aucun moyen de retenir les malfaiteurs. Le dénuement qui, par force, fait de nous des audacieux, la puissance qui, avec l’arrogance et la présomption qu’elle engendre, attise nos ambitions, et les autres situations où nous place la vie et qui font de nous les jouets de telle ou telle passion irréfléchie, sont autant de mobiles qui poussent les hommes à prendre des risques140.
Diodote ajoutera que si Athènes condamne tous les hommes adultes de Mytilène à mort, à l’avenir chaque cité insurgée sachant qu’elle n’a pas d’autre choix, luttera jusqu’au bout. Ensuite, il introduit un autre élément important qui se rapporte à la dimension politique de la Guerre du Péloponnèse, c’est-à-dire entre le dème et l’oligarchie, celui de la guerre civile. Selon Diodote, comme le dème de Mytilène était contre la révolte organisée par l’aristocratie, s’ils tuent tous les citoyens, Athènes perdra les sympathies et les alliances des démocrates dans les autres cités alliées. Diodote termine ce discours presque de la même manière que Cléon, en faisant appel à la raison des Athéniens et à leur intérêt141. D’après Diodote, il ne faut pas épargner par pitié, mais parce que cela aidera les intérêts 139
Ibid., III, 44, p. 236. Ibid., III, 45, p. 236. 141 Ibid., III, 48. 140
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athéniens. Diodote se montre alors plus « réaliste » que Cléon et extrêmement lucide en demandant que les Athéniens épargnent Mytilène, non pour être justes mais pour leur propre intérêt. De toute façon, dans une époque de guerre, d’extrémité et de violence, Diodote préfère « logiquement » de faire appel au sens de l’intérêt qu’à la clémence. Autrement dit, il opte pour une politique qui regarde en longs termes l’impact d’un acte présent sur l’estime de la cité d’Athènes et de ses rapports avec les autres cités démocratiques : « Quant aux autres, laissez-les vivre en paix dans leur pays. C’est une décision dont vous vous trouverez bien dans l’avenir et qui dès maintenant inquiétera vos ennemis. Car on tient mieux ses adversaires en respect par une politique avisée que par l’usage aveugle de la force brutale142. Finalement malgré la perplexité de l’Assemblé du peuple, une nouvelle décision a été prise et les Mytilèniens ont échappé à la mort.
142
Ibid., III, 48, p. 239 : « πρὸς τοὺς ἐναντίους κρείσσων ἐστὶν ἢ μετ᾿ ἔργων ἰσχύος ἀνοίᾳ ἐπιών ».
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II. La question de la domination athénienne et sa justification devant des assemblées de peuples adversaires
Dans ce chapitre nous analyserons de plus près, deux passages où des Athéniens exposent le point de vue athénien sur la domination et le pouvoir de leur cité sur d’autres cités, devant d’autres auditoires hostiles à Athènes, comme celui de Sparte et de Syracuse. L’un sera dans des conditions particulières étant donné qu’Alcibiade s’est refugié à Sparte après l’appel athénien de quitter le corps expéditionnaire pour Sicile et de revenir à Athènes, pour se présenter au tribunal à cause de l’affaire des bornes mutilées d’Hermès et l’autre est le discours d’Euphèmos devant l’assemblée de Syracuse. Pourtant, nous voudrons regarder tout d’abord un court extrait du début du sixième livre de l’histoire de la Guerre du Péloponnèse, où Alcibiade se confronte avec Nicias sur la question d’une possible expédition en Sicile. Alcibiade essaie de convaincre les Athéniens sur les côtés avantageux et les profits que leur cité va tirer de cette expédition. Ils doivent continuer la politique de leurs parents que « forts de leur seule supériorité sur mer, ils ont fondé un empire »143 (« καὶ προσέτι τὸν Μῆδον ἐχθρὸν ἔχοντες τὴν ἀρχὴν ἐκτήσαντο ») et ils doivent attaquer Sicile, étant donné que ces cités ne peuvent pas faire du mal à Athènes à cause de la distance. Dans le paragraphe suivant, nous avons une preuve qu’Alcibiade était l’agent d’une stratégie véritablement offensive et d’expansion envers n’importe quel espace où cela serait possible. Dans le cas présent, les Athéniens doivent décider s’ils aideront Ségeste en Sicile. Plus précisément, en 427 Léontinoi a pris la tête d'une fronde de petites cités contre Syracuse, et Athènes a répondu à leur appel par une première expédition en Sicile. En 415, Ségeste est attaquée par Sélinonte. Cette dernière étant soutenue par 143
Ibid., VI, 17, p. 462.
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Syracuse, Ségeste demande l’aide des Athéniens et envoie une ambassade à Athènes. Les ambassadeurs seront entendus par l’Assemblée athénienne, et ils expliqueront aux Athéniens que si on laisse les Doriens de Syracuse soumettre les cités de Sicile, ils en viendront fatalement à s’allier avec leurs cousins les Doriens du Péloponnèse afin de s’opposer à la puissance athénienne. L’élément intéressant est qu’Alcibiade reprend le même argument que Hermocratès : Athènes ne met pas au centre les questions de provenance ethnique et « raciale ». La guerre non plus n’est pas basée sur ces notions, mais sur l’intérêt de conserver et d’accroître sa puissance. Alcibiade dit la même chose : notre critère en tant que force ne doit pas être les distinctions, mais si nos interventions sont au profit de notre domination : « En effet, si, tous tant que nous sommes, nous évitions de bouger, ou s’il nous fallait faire des distinctions de races avant de décider si nous devons ou non aider tel ou tel peuple, nous n’accroitrions guère notre empire »144. Dit en d’autres termes, ce qui prévaut est toujours l’intérêt ou au moins ce qui doit prévaloir, et non la provenance des alliés d’Athènes. En effet, nous avons l’impression après tant de répétitions sur la question de la domination athénienne, qu’elle était ou elle est devenue une sorte de valeur profonde pour la cité d’Athènes et que les chefs, les agents les plus importants mettent au centre de leur pratique et de leur discours, la continuité et l’expansion de cette domination. Le discours de Périclès, de Cléon et d’Alcibiade, des hommes politiques foncièrement différents ont ceci en commun : leur persistance à la réalisation de la politique de la thalassocratie et de son expansion est commune. De plus, ils insistent dans la période de guerre sur le fait de transmettre cette politique, en tant que la seule stratégie à poursuivre par la démocratie athénienne. Alcibiade continue en disant : Nous ne sommes pas libres de régler, comme on établit un budget, l’extension que devra prendre notre empire. Nous nous sommes mis désormais dans une situation telle que, par la force des choses, nous devons à la fois préparer de nouvelles conquêtes et éviter tout abandon, car nous serions en danger de tomber sous la domination étrangère, si nous cessions nous-mêmes de dominer (καὶ οὐκ 144
Ibid., VI, 18, p. 463 : «…ἐπεὶ εἴ γε ἡσυχάζοιεν πάντες ἢ φυλοκρινοῖεν οἷς χρεὼν βοηθεῖν, βραχὺ ἄν τι προσκτώμενοι αὐτῇ περὶ αὐτῆς ἂν ταύτης μᾶλλον κινδυνεύοιμεν ».
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ἔστιν ἡμῖν ταμιεύεσθαι ἐς ὅσον βουλόμεθα ἄρχειν, ἀλλ' ἀνάγκη, ἐπειδήπερ ἐν τῷδε καθέσταμεν, τοῖς μὲν ἐπιβουλεύειν, τοὺς δὲ μὴ ἀνιέναι, διὰ τὸ ἀρχθῆναι ἂν ὑφ' ἑτέρων αὐτοῖς κίνδυνον εἶναι, εἰ μὴ αὐτοὶ ἄλλων ἄρχοιμεν). Il ne vous est pas permis d’envisager le repos à la façon des autres peuples, à moins de renoncer aussi à toutes vos habitudes pour vivre comme eux145.
Alcibiade dans un moment crucial pour la Guerre du Péloponnèse et pour la démocratie athénienne opte pour une tactique, une politique pratiquement sans limites au niveau stratégique et militaire immédiat, mais aussi en longs termes. Il répète en tant qu’incitation ce que Périclès mettait dans l’Oraison funèbre au centre de la praxis des Athéniens, à savoir le courage de dépasser tous les obstacles sur mer et sur terre : « ἀλλὰ πᾶσαν μὲν θάλασσαν καὶ γῆν ἐσβατὸν τῇ ἡμετέρᾳ τόλμῃ καταναγκάσαντες γενέσθαι, πανταχοῦ δὲ μνημεῖα κακῶν τε κἀγαθῶν ἀίδια ξυγκατοικίσαντες ». Pourtant, Alcibiade et la démocratie athénienne se mettent devant une situation à laquelle se sont mis au passé et se mettront à l’avenir, la plupart des « empires » ou des forces militaires d’un point stratégique : la lutte incessante pour la domination de l’espace et des ressources les ont amenés à poursuivre leurs politiques d’expansion sans fin, en sachant que s’ils arrêtaient ou s’ils cédaient, il y aurait la première lésion de leur contrôle. Alcibiade dans une phrase qui inclut toute la politique athénienne pendant des décennies, il inclut aussi le drame profond d’Athènes qui conclura avec la défaite en Sicile. Athènes semble avoir une force et une volonté d’accroître sa puissance, sans laquelle elle ne peut pas être ce que Périclès décrit dans l’Oraison funèbre. En d’autres termes, les Athéniens savent que leur cité est le synonyme de leur hégémonie, ainsi que ce qu’ils ont accompli à l’intérieur de la cité n’est pas dissocié du contrôle de la mer Égée. D’ailleurs, Alcibiade ne peut pas le dire plus clairement : « Il ne vous est pas permis d’envisager le repos à la façon des autres peuples, à moins de renoncer aussi à toutes vos habitudes pour vivre comme eux » (« καὶ οὐκ ἐκ τοῦ αὐτοῦ ἐπισκεπτέον ὑμῖν τοῖς ἄλλοις τὸ ἥσυχον, εἰ μὴ καὶ τὰ ἐπιτηδεύματα ἐς τὸ ὁμοῖον μεταλήψεσθε »)146. La force est associée dans l’imaginaire social athénien à l’action. Toutefois, à part la centralité de cette idée pour la vie des Athéniens du 5ème siècle, elle 145 146
Ibid., VI, 18, p. 463. Ibid., VI, 18, p. 463.
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apparaît également au premier livre de l’histoire de la Guerre du Péloponnèse, à savoir à ce que les Corinthiens disaient avec insistance dans la comparaison entre Sparte et Athènes au sujet des derniers : qu’il y a pratiquement une temporalité différente entre les deux cités : Ils sont, eux, novateurs, prompts à concevoir, prompts à réaliser ce qu’ils ont décidé. Vous ne songez, vous, qu’à maintenir l’état de choses existant. […] Ils se plaisent dans l’action comme vous dans les atermoiements. Ils partent volontiers pour les pays étrangers, tandis que vous tenez par-dessus tout à rester chez vous. Ils comptent, en partant, accroître leurs possessions. […] S’ils l’emportent sur l’ennemi, le plus qu’ils peuvent, ils poussent leur avantage, et, en cas d’échec, ils cèdent le moins de terrain possible. […] Ils profitent fort peu de leurs possessions, occupés qu’ils sont à acquérir toujours. […] Bref, on pourrait justement caractériser les Athéniens par une formule et dire qu’il est dans leur nature de ne pas rester en repos et de n’en pas laisser aux autres147.
Néanmoins, il se peut que cette notion de la praxis collective comme base de la domination soit évoquée par Alcibiade, en tant que projet que les Athéniens doivent réaliser puisque Périclès avait nettement dit, que la meilleure option tactique et militaire pour Athènes pour le reste de la guerre était de ne pas essayer d’élargir sa domination. Il est clair que Thucydide s’en réfère en contradiction à la politique d’Alcibiade et en général des choix de la démocratie athénienne après la mort de Périclès et la paix de Nicias, qui conduira au désastre de Sicile. Nous voulons dire que ce qu’Alcibiade présente en tant qu’unique issue, seul chemin de préservation de la domination peut bien être un choix particulier représentant certaines classes sociales ou fractions politiques avec des intérêts économiques et commerciaux spécifiques, profitant le plus par une éventuelle conquête. Mais quels étaient les projets de la démocratie athénienne, tels que les expose Alcibiade à l’Assemblée spartiate étant exilé à Sparte : Écoutez maintenant ce que j’ai à dire au sujet des questions dont vous avez à délibérer et sur lesquelles, s’il est vrai que je suis mieux informé qu’un autre, j’ai un avis à vous donner. Nous avons organisé l’expédition de Sicile avec l’intention de soumettre d’abord, si possible, les Siciliens, de faire une tentative contre l’empire carthaginois et contre Carthage elle-même. Au cas où nous pourrions atteindre ces objectifs ou du moins la plupart d’entre eux, nous nous proposions d’attaquer le 147
Ibid., I, 70, p. 78.
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Péloponnèse. Pour ce faire, nous ramenions toutes les forces grecques nouvellement entrées dans notre camp, nous prenions à notre solde une foule de Barbares, Ibères ou autres, connus parmi les peuples de là-bas pour être particulièrement belliqueux, nous profitions de l’abondance de bois qu’on trouve en Italie pour faire construire un grand nombre de trières qui grossiraient notre flotte et grâce auxquelles nous pourrions bloquer le Péloponnèse de toutes parts, qui nous permettraient de prendre les villes d’assaut ou en les investissant à l’aide de retranchements. Nous comptions ainsi venir facilement à bout de nos adversaires et étendre ensuite notre domination à tout le monde grec (ῥᾳδίως ἠλπίζομεν καταπολεμήσειν καὶ μετὰ ταῦτα καὶ τοῦ ξύμπαντος Ἑλληνικοῦ ἄρξειν). Quant l’argent et au ravitaillement nécessaires pour faciliter l’exécution de ce plan, ils nous seraient fournis en suffisance par les pays récemment conquis là-bas, sans même que nous ayons à utiliser nos revenus de Grèce148.
Ainsi, Alcibiade explique que l’expédition en Sicile ne serait qu’un stade intermédiaire : elle serait une espèce de cercle dans lequel les Athéniens partiraient d’Athènes pour arriver en Sicile et la conquérir, trouver de l’argent et des mercenaires étrangers, attaquer Carthage, construire une grande flotte de bois italiques et attaquer le Péloponnèse et sa ligue. Néanmoins dans ce cercle, dans ce mouvement exagéré, Sparte ne serait même pas le point final, mais à son tour un point pour le contrôle de tout le monde grec (« καὶ τοῦ ξύμπαντος Ἑλληνικοῦ ἄρξειν »). Athènes ou au moins son élite politique semble être bien consciente de ses désirs et de ses plans. Il ne s’agit pas simplement de contrôler la mer Égée, mais également la Méditerranée centrale et de l’ouest et même Carthage. Donc, nous voyons quelle sorte d’arrogance, la puissance économique et la force de leur flotte avaient engendré aux Athéniens et Thucydide décrit essentiellement une collectivité qui veut dépasser toutes les limites, tous les obstacles et gouverner l’ensemble du monde grec. * Le prochain passage de justification de la domination athénienne devant les ennemis d’Athènes se trouve aussi dans le sixième livre de l’histoire de la Guerre du Péloponnèse. Nous constatons que la question de la domination athénienne et de sa légitimation, revient en plusieurs reprises dans ce livre étant donné 148
Ibid., VI, 90, p. 514.
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que la possibilité de l’expédition en Sicile commence à se poser. Ce qui va nous intéresser est le discours d’Euphèmos comme réponse au discours d’Hermocratès qui essaie de convaincre les Camariniens, de ne pas s’allier au côté des Athéniens après leurs premiers succès. Avant d’entrer dans l’analyse du discours d’Euphèmos, nous commenterons brièvement un extrait du discours d’Hermocratès qui fait preuve d’une compréhension très profonde du phénomène de l’hégémonie athénienne, de ses origines et de son caractère. Selon Hermocratès, les Athéniens n’ont pas commencé à édifier leur pouvoir après la victoire aux Guerres médiques et le plus surprenant, ils ne l’ont pas édifié pour la liberté mais pour leur propre intérêt : … Ce n’était certes pas de liberté qu’il s’agissait dans cette lutte contre le Mède. Les Athéniens ne se sont pas battus pour libérer les Grecs, ni les Grecs pour se libérer eux-mêmes. Athènes ne cherchait à soustraire ses associés à la domination perse que pour les placer sous la sienne, et le résultat pour les Grecs fut qu’ils échangèrent un maître contre un autre, dont l’intelligence valait bien celle du précédent, mais qui savait mieux l’utiliser pour le mal (καὶ οὐ περὶ τῆς ἐλευθερίας ἄρα οὔτε οὗτοι τῶν Ἑλλήνων οὔθ' οἱ Ἕλληνες τῆς ἑαυτῶν τῷ Μήδῳ ἀντέστησαν, περὶ δὲ οἱ μὲν σφίσιν ἀλλὰ μὴ ἐκείνῳ καταδουλώσεως, οἱ δ' ἐπὶ δεσπότου μεταβολῇ οὐκ ἀξυνετωτέρου, κακοξυνετωτέρου δέ)149.
Il est regrettable de ne pas savoir si cette opinion appartient à Hermocratès ou à Thucydide, mais malgré cela nous estimons qu’il s’agit d’une des positions le plus radicales exprimées chez Thucydide au sujet de l’hégémonie, pouvant altérer notre perception de l’histoire grecque du 5ème siècle. En d’autres termes, le rhéteur syracusain propose pratiquement une autre interprétation de l’histoire grecque : il nie aux Athéniens leur point de vue historique et d’ailleurs, un point de vue historique bien établi dans le monde grec, qu’il s’agissait bel et bien d’une lutte contre la soumission et pour la liberté. D’après Hermocratès, les motifs des Athéniens étaient de déplacer le centre de la domination et de commander le reste des Grecs en tant que vainqueurs. Néanmoins, nous ne sommes pas complètement d’accord parce que la domination athénienne n’est pas venue naturellement dès la fin des Guerres médiques et la défaite des Perses, mais elle était un processus historique, politique et économique très long. Nous sommes plutôt inclinés à dire, que ce qui était manifesté pendant les Guerres 149
Ibid., VI, 76, p. 502-503.
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médiques était la capacité d’Athènes et de Thémistocle de prévoir que les termes décisifs pour emporter la bataille seraient de développer une force de frappe maritime assez puissante pour vaincre la flotte perse. Athènes après les Guerres médiques se rend compte de toute l’importance de cette arme, et la supériorité de sa flotte lui offre la possibilité de se mettre à la tête de l’alliance de Délos. Ainsi, nous trouvons la position d’Hermocratès partiellement pertinente. Après le discours d’Hermocratès, où il essaie de persuader les Camariniens de ne pas accepter l’alliance athénienne, le représentant athénien Euphèmos prend la parole. Dès le début, il explique qu’il faut faire une sorte d’apologie et d’explication de la domination athénienne : « τοῦ δὲ Συρακοσίου καθαψαμένου ἀνάγκη καὶ περὶ τῆς ἀρχῆς εἰπεῖν ὡς εἰκότως ἔχομεν »150. En fait, Euphèmos retourne l’argument d’Hermocratès en soutenant que la flotte a servi aux Athéniens comme un moyen de pouvoir et d’hégémonie sur les Lacédémoniens : « …καὶ μετὰ τὰ Μηδικὰ ναῦς κτησάμενοι τῆς μὲν Λακεδαιμονίων ἀρχῆς καὶ ἡγεμονίας ἀπηλλάγημεν, οὐδὲν προσῆκον μᾶλλόν τι ἐκείνους ἡμῖν ἢ καὶ ἡμᾶς ἐκείνοις ἐπιτάσσειν, πλὴν καθ'ὅσον ἐν τῷ παρόντι μεῖζον ἴσχυον… »151. Cet extrait est un des rares moments de l’histoire de la Guerre du Péloponnèse, où Thucydide parle explicitement de « domination et d’hégémonie lacédémonienne ». Euphèmos reconnaît qu’il s’agissait d’une question de balance entre deux puissances, l’une déjà établie et l’autre en pleine émergence et qu’Athènes ne pouvait plus accepter des ordres de Sparte. Car selon Euphèmos, Athènes a imposé son pouvoir afin d’échapper au pouvoir de Sparte : « Nous avons alors, à notre tour, rassemblé sous notre hégémonie les peuples précédemment soumis au roi de Perse, sur lesquels notre cité règne aujourd’hui. Nous l’avons fait parce que nous estimions que le meilleur moyen pour nous d’échapper à la dépendance des Péloponnésiens était de disposer d’une puissance suffisante pour leur tenir tête »152. Donc, Euphèmos revient aux causes profondes de la Guerre du Péloponnèse, ou au moins d’une façon pareille que Thucydide les concevait au premier livre de son histoire. Selon Thucydide, la coexistence en longs termes 150
Ibid., VI, 82. Ibid., VI, 82. 152 Ibid., VI, 82, p. 506-507. 151
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de deux puissances égales dont l’une de deux a le potentiel d’une expansion n’est pas possible, et Athènes dans ce cas ne pouvait plus accepter le contrôle de Sparte en tant que victorieuse des Guerres médiques. Les Athéniens disent de nouveau qu’il n’y a de justice qu’entre des égaux et une cité puissante ne peut se soumettre à une autre cité aussi puissante qu’à travers la guerre. De plus, Euphèmos rappelle que les Ioniens et les Syracusains se sont ralliés à l’Empire perse et que si Athènes et Sparte avaient perdu la guerre, elles seraient maintenant soumises. Selon Euphèmos, le pouvoir athénien se justifie pour deux raisons : « ἀνθ' ὧν ἄξιοί τε ὄντες ἅμα ἄρχομεν, ὅτι τε ναυτικὸν πλεῖστόν τε καὶ προθυμίαν ἀπροφάσιστον παρεσχόμεθα ἐς τοὺς Ἕλληνας, καὶ διότι καὶ τῷ Μήδῳ ἑτοίμως τοῦτο δρῶντες οὗτοι ἡμᾶς ἔβλαπτον, ἅμα δὲ τῆς πρὸς Πελοποννησίους ἰσχύος ὀρεγόμενοι »153. Ainsi, les Athéniens réagissent le lendemain des Guerres médiques de la même façon que les Lacédémoniens avant la Guerre du Péloponnèse, c’est-à-dire par peur ou précaution envers l’adversaire. En outre, nous nous rendons compte qu’un passage spécifique de Thucydide aide le lecteur à comprendre la totalité de son œuvre ou un autre extrait spécifique. Pour Euphèmos, le pouvoir athénien ne se justifie pas par le danger particulier vécu par la cité d’Athènes, mais par le fait que les Athéniens se sont battus pour la liberté de tous les Grecs et plus particulièrement de la leur. D’après lui, l’expédition en Sicile ne s’est pas effectué simplement pour des raisons d’expansion, d’agressivité et afin d’assurer plus de ressources matérielles, mais pour des raisons de sécurité : « καὶ νῦν τῆς ἡμετέρας ἀσφαλείας ἕνεκα καὶ ἐνθάδεπαρόντες ὁρῶμεν καὶ ὑμῖν ταὐτὰ ξυμφέροντα »154. Il se peut qu’Euphèmos entende de raisons de stratégie en longs termes, autrement dit, qu’Athènes se soucie également d’un rapprochement de Sparte et de l’alliance du Péloponnèse avec Sicile et Syracuse, puisque ces derniers étaient des Doriens. Donc, leur agressivité est basée sur la précaution et la crainte, quelque chose explicitement dit par Euphèmos :
153 154
Ibid., VI, 82. Ibid., VI, 83.
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Nous l’avons dit : c’est par crainte que nous exerçons l’empire en Grèce et c’est pour la même raison que nous sommes venus ici avec l’intention de prendre, de concert avec nos amis, des mesures de précaution. Nous ne cherchons pas à vous asservir, mais au contraire à vous épargner la servitude. (84). On aurait tort de croire que nous nous mêlons ainsi de ce qui ne nous regarde pas. Vous vous rendez bien compte qu’en vous protégeant et en vous donnant les moyens de résister aux Syracusains, nous risquons moins de voir ceux-ci envoyer des renforts aux Péloponnésiens et nous causer ainsi du mal à nous. Et c’est en sens que vos affaires nous concernent aujourd’hui au premier chef155.
Athènes semble avoir plusieurs raisons pour lesquelles avait effectué cette campagne militaire : peur d’être pratiquement renfermée par l’Ouest et peur de perdre sa puissance. La liberté qu’ils veulent apporter à Sicile est évidemment un prétexte qu’Euphèmos doit mentionner devant les éventuels alliés d’Athènes, puisque la perte de l’empire athénien ne semblait pas être la première préoccupation des Siciliens. Leur choix était une offensive afin d’arrêter l’offensive potentielle de leurs ennemis. Euphèmos est obligé d’expliquer les motifs profonds de la politique athénienne, parce que la domination de sa cité est mise en cause et il doit faire une apologie des choix athéniens. Dans ce cas, Thucydide à travers Euphèmos nous présente que c’est le « δέος » un des motifs les plus éminents pour l’existence humaine et pour les décisions à prendre par les collectivités humaines, à savoir la peur d’autrui. Pour les Athéniens, leur existence en tant que cité démocratique prospère était liée au pouvoir exercé en tant que la cité initialement la plus puissante de l’alliance de Délos, et finalement de la mer Égée. D’ailleurs, Thucydide avait vécu la fin de la Guerre du Péloponnèse, a vu que la ligue du Péloponnèse avait obligé Athènes de rendre sa flotte sauf douze navires, dès qu’elle a été vaincue, de détruire les Longs Murs, les fortifications du Pirée et de rejoindre pour une période la ligue du Péloponnèse. La capitulation d’Athènes en 404 vient après une période de blocus maritime et terrestre, ayant conduit la population à la famine. Xénophon nous rapporte aussi que certains alliés avaient proposé de détruire complètement la cité d’Athènes, mais Lysandre s’était opposé parce qu’Athènes avait contribué énormément à la cause de la liberté 155
Ibid., VI, 83-84, p. 507-508 : « τήν τε γὰρ ἐκεῖ ἀρχὴν εἰρήκαμεν διὰ δέος ἔχειν καὶ τὰ ἐνθάδε διὰ τὸ αὐτὸ ἥκειν μετὰ τῶν φίλων ἀσφαλῶς καταστησόμενοι, καὶ οὐ δουλωσόμενοι, μὴ παθεῖν δὲ μᾶλλον τοῦτο κωλύσοντες ».
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pendant les Guerres médiques. Ainsi, les peurs des Athéniens sont fondées et nous pouvons supposer qu’ils en étaient bien conscients, parce que Xénophon note qu’ils avaient peur que les alliés leur infligent des atrocités pareilles à celles qu’ils avaient commises à Mélos et à Skiônè, tout autant qu’ils étaient en train de regretter après la défaite à Aigos Potomos. Euphèmos dans le prochain paragraphe revient sur l’idée de Périclès et de Cléon, à savoir celle de la domination athénienne comme une tyrannie : Pour un individu qui exerce la tyrannie, comme pour un État qui possède un empire, il ne saurait y avoir de contradiction dans une politique, dès lors que celle-ci est avantageuse pour eux. La parenté ne compte pas, s’il n’y a pas d’autre garantie. Il faut selon les cas, savoir agir soit en ami soit en ennemi (ἀνδρὶ δὲ τυράννῳ ἢ πόλει ἀρχὴν ἐχούσῃ οὐδὲν ἄλογον ὅτι ξυμφέρον οὐδ' οἰκεῖον ὅτι μὴ πιστόν· πρὸς ἕκαστα δὲ δεῖ ἢ ἐχθρὸν ἢ φίλον μετὰ καιροῦ γίγνεσθαι). Or notre intérêt dans ce pays n’est pas de faire du mal à nos amis, mais de mettre leur force à profit pour réduire nos ennemis à l’impuissance. Vous n’avez aucune raison d’en douter. En Grèce même, la façon dont nous exerçons notre hégémonie sur nos alliés varie d’un peuple à l’autre, selon notre commodité : Chios et Méthymna conservent leur autonomie en nous fournissant des navires ; la plupart des autres sont traités plus rigoureusement et nous versent un tribut ; certains enfin sont entrés dans notre alliance en conservant leur entière liberté d’action. Ce sont pourtant des cités insulaires et elles sont par conséquent à notre merci, mais elles occupent des positions avantageuses sur le pourtour de Péloponnèse. Ainsi donc, on doit normalement s’attendre à ce que notre politique en Sicile nous soit de même dictée par notre intérêt et par les craintes que nous inspirent, nous le répétons, les Syracusains. Car ces gens cherchent à établir leur domination sur vous. Ils cherchent à profiter de la suspicion où l’on nous tient pour vous rassembler en une coalition. De cette façon, soit par la force, soit en profitant de l’isolement où vous vous trouveriez à la suite de notre échec ici et de notre départ, ils comptent régner eux-mêmes sur la Sicile156.
Le discours athénien est traversé par une contradiction, mais nous estimons qu’elle est intentionnée de la part de Thucydide : afin d’expliquer la politique athénienne, Euphèmos doit justifier l’hégémonie dont il est le représentant. Euphèmos répète aussi l’argument de son adversaire, Hermocratès, qu’il ne faut pas créer des alliances à partir des liaisons de parenté et l’histoire humaine ultérieure nous montre, que des puissances militaires et des nations se 156
Ibid., VI, 85, p. 508-509.
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sont ralliées avec d’autres nations sans avoir aucune parenté ou identité communes à partager, mais uniquement des intérêts mutuels. Euphèmos dit de nouveau avec la franchise caractéristique des Athéniens que leur politique est le résultat des décisions prises par les Syracusains, la cité grecque la plus puissante dans la Méditerranée de l’Ouest à l’époque, et que leur décision de venir en Sicile est dictée par la nécessité et la crainte. Ainsi, Thucydide tâte la question de la nécessité, si centrale dans la pensée grecque qui se confronte incessamment avec la question de la praxis et de la liberté, étant donné que même les dieux dans l’Iliade doivent obéir à une puissance supérieure, la Moîra (la nécessité). La nécessité s’associe profondément chez Thucydide à la peur envers l’ennemi. Euphèmos explique en concluant son discours combien une cité comme Athènes (vivant en condition de liberté à son intérieur selon Périclès) est obligée de suivre la même politique agressive afin de survivre telle qu’elle est. La cité la plus libre paraît être la plus soumise à sa propre domination, à cause du fardeau qu’il faut porter : … Il nous reste à résumer les points essentiels de notre argumentation, grâce à laquelle nous comptons bien vous convaincre. Nous déclarons que nous exerçons l’empire sur les cités de Grèce pour ne pas tomber sous le joug d’autrui, que nous sommes arrivés ici en libérateurs, afin de passer les coups qu’on pourrait nous porter, que nous sommes obligés d’intervenir en bien des endroits, parce que nous devons nous garder d’un grand nombre de menaces, qu’enfin, aujourd’hui comme hier, nous sommes venus en Sicile pour lutter aux côtés de ceux d’entre vous qui sont victimes d’agression et que nous n’avons pris cette initiative qu’après avoir été appelés (φαμὲν γὰρ ἄρχειν μὲν τῶν ἐκεῖ, ἵνα μὴ ὑπακούωμεν ἄλλου, ἐλευθεροῦν δὲ τὰ ἐνθάδε, ὅπως μὴ ὑπ' αὐτῶν βλαπτώμεθα, πολλὰ δ' ἀναγκάζεσθαι πράσσειν, διότι καὶ πολλὰ φυλασσόμεθα, ξύμμαχοι δὲ καὶ νῦν καὶ πρότερον τοῖς ἐνθάδε ὑμῶν ἀδικουμένοις οὐκ ἄκλητοι παρακληθέντες δὲ ἥκειν)157.
Athènes en tant que force connaît bien quelle sorte de conduite recevra en cas de défaite et c’est la raison pour laquelle, elle essaie de porter la première le coup décisif. Les Athéniens avaient principalement peur de la force grandissante de Syracuse (d’origine Dorienne) et de son alliance avec la ligue du Péloponnèse. Le vrai plan était indiqué par Alcibiade : il s’agissait d’une expansion massive de la sphère de contrôle d’Athènes, même jusqu’au monde phénicien. 157
Ibid., VI, 87, p. 510.
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Ce que nous pouvons retenir de ce discours est la droiture avec laquelle les représentants athéniens s’expriment et en général, la plupart des hommes politiques sur la question de la domination aussi bien que les arguments qu’ils présentent devant le dème athénien et les alliés d’Athènes : la crainte d’être vaincu, surpassé ou même écrasé par les nouveaux dominateurs et le caractère expansionniste de toute hégémonie, même de la liberté apportée aux Grecs après les Guerres médiques. Finalement, les Camariniens n’ont pas prêté leur alliance ni à Syracuse ni à Athènes, pour ne pas leur paraître hostiles. L’élément le plus singulier est la reprise du thème de la tyrannie exercée par les Athéniens en tant que pouvoir, avec l’argument que cette tyrannie n’est pas avantageuse pour eux. Pour mieux comprendre ces conceptions prononcées et soutenues par les Athéniens, nous ne devons pas oublier le contexte historique, celui d’une guerre sans limites et commencée depuis plusieurs années. Accuser Thucydide d’immoralité est privé de sens, puisqu’il transmet les conceptions et les idées portées par les forces opposées au centre de son histoire et à l’intervalle de sa description des événements. Thucydide pousse jusqu’aux extrêmes l’élément du réalisme politique, que nous allons le retrouver plusieurs siècles plus tard dans le Prince de Machiavel. En disant « réalisme politique », nous entendons la conception du rapport de puissance et la composante psychologique existant dans tout rapport social de force. Sa finalité n’était pas de former des hommes bons ou justes, mais des connaisseurs de ce qui s’est passé dans une période précise. Autrement dit, il ne s’intéresse pas à formuler une simple accusation du pouvoir athénien dans sa cruauté et son cynisme. Pourtant, cette critique existe subrepticement dans son œuvre puisque Thucydide présente Athènes, essayant de dépasser les limites et de dominer tout le monde grec, devenant finalement une tyrannie, elle, le berceau de la démocratie. Donc, nous pouvons soutenir que chez Thucydide l’histoire se constitue en tant que croisement des discursivités et des événements précis de la sphère politique et militaire, et même d’ordre simplement social ou sanitaire comme la description de la peste d’Athènes. D’ailleurs, comme nous verrons dans la prochaine partie de notre recherche, la violence fait partie essentielle de la narration chez 117
Thucydide. Néanmoins, les moments où l’opinion personnelle de l’auteur athénien apparaît sont rares et son objectif est une description exacte de la réalité, en évitant les détails de nature militaire que d’autres historiens, comme Xénophon et Diodore décrivent souvent. À vrai dire, Thucydide préfère présenter la réalité telle qu’il la perçoit au lieu de la critiquer ouvertement, surtout en ce qui concerne la question de l’hégémonie. De ce fait, la présentation des atrocités athéniennes est déjà une critique indirecte de la part de l’auteur athénien, mais son but consiste à rapporter ce qui considère comme la cause des événements ainsi que de transformation des rapports des forces et d’avènement des nouvelles puissances.
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III. L’expansion et la domination perçues par les adversaires d’Athènes. Le cas d’Hermocratès et de Brasidas
Nous estimons qu’une mise en relief des conceptions de certains dirigeants des cités opposées à la domination athénienne serait particulièrement utile. Elle est utile à notre propos, parce que Thucydide n’hésite pas à poser le problème de l’« empire », de la domination du point de vue des ennemis d’Athènes, et surtout des ennemis tels que Sparte et Syracuse, c’est-à-dire de la cité avec la plus forte infanterie dans le monde grec antique et de la plus puissante cité grecque de Sicile. Bien plus, Sparte était une force qui exerçait un pouvoir sur des cités grecques continentales et oligarchiques. Pourtant, la nature de son pouvoir était fondée sur des institutions entièrement différentes que celles d’Athènes et se trouvait en antithèse profonde avec la puissance maritime athénienne, dont sa force instituait une nouvelle organisation de la vie politique, aussi bien qu’une nouvelle sorte d’expérience entre la communauté et l’individu. Ainsi, nous allons commencer par le discours de Hermocratès devant le congrès des représentants de l’île de Sicile, tenu à la cité de Géla en 424 avant notre ère et après l’armistice entre Camarine et Géla158. En fait, Hermocratès incite les Grecs de Sicile de se réconcilier et de « sauvegarder les intérêts de Sicile tout entière ». Mais selon lui, le but de ce rassemblement des cités grecques de Sicile est de se préparer aussi contre le danger extérieur venant d’Athènes. La réconciliation des cités grecques est nécessaire quant à Hermocratès, à cause de cette menace : « Les Athéniens sont le peuple le plus puissant 158
Ibid., IV, 59, p. 322. Libérée par le pouvoir des tyrans, la cité était au 5ème siècle gouvernée démocratiquement, et elle essayait d’étendre son pouvoir au reste de l’île de Sicile.
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de la Grèce et ils sont ici avec quelques navires, guettant les fautes que nous pourrons commettre »159. Hermocratès utilise de nouveau le même mot souvent retrouvé chez Thucydide, qui exprime la puissance : « περὶ τῶνδε Ἀθηναίους νομίσαι, οἳ δύναμιν ἔχοντες μεγίστην τῶν Ἑλλήνων τάς τε ἁμαρτίας ἡμῶν τηροῦσιν ὀλίγαις ναυσὶ παρόντες ». Les Athéniens sont reconnus, comme ceux qui ont la plus grande force parmi les Grecs en tant que puissance maritime. Hermocratès pour qui Thucydide semble avoir une estime particulière comme orateur, arrive à prévoir par le biais d’un calcul précis, la possibilité d’une invasion athénienne en Sicile : « Si nous préférons continuer à nous battre entre nous et à réclamer le concours de ces gens, qui ne sont déjà que trop prêts à intervenir les armes à la main là même où personne ne fait appel à eux, si nous employons nos ressources à nous entre-déchirer, frayant ainsi la voie à leur domination future, alors, quand ils verront que nous sommes à bout de forces, (καὶ τῆς ἀρχῆς ἅμα προκοπτόντων ἐκείνοις) il y a bien des chances pour qu’ils arrivent un jour ici avec des moyens plus importants et tentent toutes les cités de Sicile »160. Hermocratès tire certaines conclusions au sujet de la politique athénienne, les raisons de l’attaque possible et comment doivent-ils réagir en tant que cités unies avec une cause commune. Il essaie de transmettre un massage de concorde pour « sauver la Sicile tout entière », comme il dit. Ce que nous allons citer est un exemple de pensée lucide sur la domination et l’agressivité, et le plus intéressant, prononcé par un homme politique « démocrate » qui évite tout jugement moralisant : Nul ne doit s’imaginer que seuls parmi nous, les Doriens sont pour Athènes des ennemis et que les Chalcidiens, frères ioniens des Athéniens, n’ont rien à craindre. Il ne s’agit pas ici d’appartenance ethnique et ce n’est pas par hostilité pour l’une des deux races établies dans cette île que ces gens se préparent à marcher contre nous, mais parce qu’ils convoitent les richesses de la Sicile, qui sont notre bien commun. On l’a bien vu récemment par la façon dont ils ont répondu à l’appel des cités chalcidiennes. Bien que celles-ci n’eussent jamais songé à leur envoyer le moindre secours en vertu de l’alliance qui les lie à Athènes, les Athéniens, eux, ont tenu à s’acquitter avec empressement de leurs obligations. Il est vrai qu’ils sont fort excusables de leurs obligations. Il est vrai qu’ils sont fort excusables de nourrir ainsi d’ambitieux projets d’expansion. Je ne blâme pas les peuples qui ont des visées impérialistes, je blâme ceux qui se laissent trop facilement réduire à la condition de 159 160
Ibid., IV, 60, p. 323. Ibid., IV, 61, p. 323-324.
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sujets. Il a toujours été dans la mesure de l’homme d’étendre son pouvoir sur ce qui ne lui résiste pas, mais aussi de se mettre en garde contre ce qui le menace. C’est nous qui sommes en faute si, sachant tout cela, nous ne prenons pas les précautions convenables et si nous sommes venus ici sans avoir décidé que notre premier devoir était de prendre tous ensemble les mesures propres à écarter le danger commun (καὶ τοὺς μὲν Ἀθηναίους ταῦτα πλεονεκτεῖν τε καὶ προνοεῖσθαι πολλὴ ξυγγνώμη, καὶ οὐ τοῖς ἄρχειν βουλομένοις μέμφομαι, ἀλλὰ τοῖς ὑπακούειν ἑτοιμοτέροις οὖσιν· πέφυκε γὰρ τὸ ἀνθρώπειον διὰ παντὸς ἄρχειν μὲν τοῦ εἴκοντος, φυλάσσεσθαι δὲ τὸ ἐπιόν. ὅσοι δὲ γιγνώσκοντες αὐτὰ μὴ ὀρθῶς προσκοποῦμεν, μηδὲ τοῦτό τις πρεσβύτατον ἥκει κρίνας, τὸ κοινῶς φοβερὸν ἅπαντας εὖ θέσθαι, ἁμαρτάνομεν). Nous serions bien vite débarrassés de ce danger, si nous arrivions à nous entendre, car les bases d’opération des Athéniens ne se trouvent pas sur leur propre territoire mais sur celui des cités qui les ont appelés ici161.
Hermocratès et Thucydide - étant donné que l’auteur ne transmettait pas simplement les discours des orateurs, mais il mettait en lumière un certain esprit, une certaine compréhension des circonstances et du moment historique par ceux qui participaient au processus historique et surtout, une réécriture totale dans certains cas est possible où Thucydide ne pouvait pas avoir écouté en personne ces discours - introduisent une distinction innovatrice dans l’histoire du récit historique : ils perçoivent les conflits et la guerre à travers la quête de l’enrichissement et de l’acquisition. Hermocratès n’explique pas pourquoi les individus et les cités ont comme motif principal la croissance de la richesse, et en général Thucydide semble l’accepter comme un axiome, une base élémentaire des conflits entre les groupes humains. Le plus significatif est la négation directe des raisons de la guerre sur l’appartenance ethnique, autrement dit sur la haine envers l’étranger, envers ceux qui viennent de l’extérieur de la cité. La traduction de Roussel n’est pas très exacte à ce point du discours de Hermocratès. Thucydide dit qu’il ne s’agit pas d’une hostilité ethnique et envers autrui, mais de la quête pour les biens de Sicile : « οὐ γὰρ τοῖς ἔθνεσιν, ὅτι δίχα πέφυκε, τοῦ ἑτέρου ἔχθει ἐπίασιν, ἀλλὰ τῶν ἐν τῇ Σικελίᾳ ἀγαθῶν ἐφιέμενοι, ἃ κοινῇ κεκτήμεθα ». La raison de l’hostilité est basée sur des causes très matérielles et cela n’est pas seulement une opinion d’un ennemi d’Athènes. Comme nous l’avons
161
Ibid., IV, 61, p. 324. Il faut noter que Thucydide met ici en rapport la politique d’expansion - l’hégémonie - avec l’appétit matériel.
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déjà vu et nous y reviendrons plus loin, Alcibiade a expliqué pourquoi Athènes avait entrepris l’expédition en Sicile. Thucydide se trouve à la racine des théories sur la guerre comme celles de Carl von Clausewitz, d’Engels, de Lénine et de Rosa Luxembourg, à savoir des auteurs qui comprennent la guerre en tant que conflit fondé sur des intérêts économiques, matériels et stratégiques opposés. D’ailleurs, dans l’histoire humaine il n’y a pas uniquement de guerres entre des nations et ethnies, mais également des luttes politiques, sociales et économiques acharnées. L’histoire de Thucydide raconte une guerre entre des cités qui partagent les mêmes langue, rites et croyances et il n’oublie pas de mettre l’accent sur le caractère extrême des luttes politiques et civiles à l’intérieur des cités, comme dans le cas de Corcyre que nous étudierons dans la prochaine partie de notre livre. Ainsi comme chez Marx et Engels, la guerre chez Thucydide se rapporte à des choses très matérielles (« τῶν ἀγαθῶν »), et non simplement à un conflit au niveau des idées ou des classes dirigeantes, mais à une quête continue pour des ressources. De plus, Alcibiade confirmera les raisons pour lesquelles Athènes voudra aller en Sicile : afin d’acquérir encore plus des ressources, pouvoir construire une plus grande marine et contrôler la Sicile, l’Italie et même Carthage si possible. Athènes voulait mettre la plus grande partie de la Méditerranée sous sa domination maritime, parce qu’elle importait énormément de produits et de biens et se trouvait dans une situation de dépendance, surtout en ce qui concerne le blé. L’auteur athénien devient le premier à introduire une conception matérialiste avant Marx et Engels, qui consistait à voir l’histoire en tant qu’un conflit, une lutte et une opposition entre des groupes humains, politiques ou militaires à cause d’intérêts économiques : en fait un groupe protège ou augmente sa prospérité économique, politique et sociale aux dépens d'un autre groupe ou d’autres groupes. Thucydide introduit cette façon de raisonner dès son premier livre, où il ne considère plus l’enlèvement d’Hélène comme cause plausible de la guerre de Troie. Hermocratès continue sur le problème de la domination, en commençant par la question de la domination athénienne pour passer sur une réflexion plus générale au sujet du pouvoir et de l’expansion. 122
Comme nous l’avons vu, le rhéteur syracusain n’a aucune sorte de ressentiment vis-à-vis de ceux qui veulent dominer, mais envers ceux qui sont prêts à accepter cette domination, et il formule ceci d’une façon simple et précise : « καὶ οὐ τοῖς ἄρχειν βουλομένοις μέμφομαι » mais ceux qui sont prêts à obéir, à se soumettre : « ἀλλὰ τοῖς ὑπακούειν ἑτοιμοτέροις οὖσιν ». Sur ce point la traduction de Roussel : « Je ne blâme pas les peuples qui ont des visées impérialistes, je blâme ceux qui se laissent trop facilement réduire à la condition de sujets » est schématique et ajoute des choses que n’existent pas dans le texte de Thucydide. Nous proposons la suivante : « Et ceux qui veulent dominer (ou commander) je ne les accuse pas mais j’accuse ceux qui sont prêts à obéir ». En d’autres mots, selon Hermocratès la domination, le « ἄρχειν » nécessite de quelqu’un faible qui l’acceptera et qui se pliera devant la force adversaire et supérieure. Hermocratès arrive au niveau le plus abstrait de son discours, en disant que « πέφυκε γὰρ τὸ ἀνθρώπειον διὰ παντὸς ἄρχειν μὲν τοῦ εἴκοντος, φυλάσσεσθαι δὲ τὸ ἐπιόν ». Donc, nous constatons que dans l’histoire humaine, au moins en ce qui concerne les rapports entre les États et les cités, ce qui prévaut est la force, la quête du commandement et de la domination sur autrui. Pour comprendre cette idée, cet axe qui revient constamment chez Thucydide, il ne faut pas oublier que l’auteur athénien avant de devenir le chroniqueur de la Guerre du Péloponnèse, il était pour une période de sa vie un stratège, chargé des opérations militaires de la cité d’Athènes, et il pensait pendant toute la rédaction de son histoire en termes de stratège et comme quelqu’un qui avait participé à des opérations militaires. Grâce à son expérience militaire, il ne se faisait pas d’illusions sur le caractère de la guerre et de la violence sur laquelle la force, chaque force militaire, économique et politique est basée et il comprenait que les motifs dans la Grèce de son époque se rapportaient à des acquis matériels, à la préservation de ces acquis et à leur accroissement. Ce qui est intéressant dans le discours de Hermocratès est le fait que le bon discernement, le bon jugement pour la conduite de la guerre est lié à une connaissance profonde et lucide de l’être de l’homme et du pouvoir. Bien plus, cette connaissance est hostile à toutes sortes de sentimentalisme : ce qui importe est de savoir que l’homme veut dominer autrui lorsqu’il le 123
peut, et les Syracusains dans le cas présent doivent se préparer pour confronter le « danger commun ». Il est au pouvoir de chaque communauté humaine de réagir et de battre une force extérieure qui veut la soumettre ou l’anéantir. Autrement dit, il semble que pour Thucydide et nous pouvons dire également pour une autre partie de la littérature grecque, comme pour l’Iliade d’Homère ou le Prométhée enchainé d’Eschyle, la violence et le conflit prévalent et occupent pratiquement la plupart du récit. Ces auteurs et Thucydide - qui nous intéresse le plus ici - ne jugent pas la violence mais ils la constatent. En d’autres termes, Thucydide ne propose pas une autre façon afin de restructurer ou abolir le pouvoir et les conflits, mais comme il écrivait au début de la Guerre du Péloponnèse, il voulait donner un « morceau d’apparat » pour « ceux qui voudront voir clair dans les événements du passé, comme dans ceux, semblables ou similaires, que la nature humaine nous réserve dans l’avenir »162. Ainsi, Thucydide ne décrit pas ce qui devrait exister mais ce qui existe, parfois malgré la volonté des humains, considérant l’expansion du pouvoir et le désir pour le commandement et la domination comme un fait presque naturel, un élément indispensable de l’anthrôpeia phusis. Le prochain extrait qui nous occupera sur la question de la domination est un paragraphe du court discours de Brasidas devant les citoyens d’Acanthos : Au cours du même été et aussitôt après cet incident, Brasidas marcha avec les Chalcidiens contre Acanthos, une colonie d’Andros. C’était peu de temps avant les vendanges. Parmi les habitants de cette cité, deux partis s’affrontèrent sur la question de savoir si on allait lui ouvrir les portes de la place. Il y avait d’un côté ceux qui, de concert avec les Chalcidiens, l’avaient fait venir à Acanthos, et de l’autre, les partisans de la démocratie. Cependant la population s’inquiétait pour la récolte, qu’on n’avait pas encore rentrée. Brasidas parvint donc à persuader les Acanthiens de le recevoir seul et de ne prendre une décision qu’après l’avoir entendu163.
Brasidas commence son discours en répétant la « propagande » spartiate, à savoir que les Lacédémoniens se battent « pour libérer la
162 163
Ibid., I, 22, p. 48. Ibid., I, 84, p. 340-341.
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Grèce »164. Puis, il dit que Sparte veut punir Athènes pour avoir commis des injustices : Ces méfaits dont nous accusons Athènes et dont nous cherchons à la punir par les armes, nous nous en rendrions nous-mêmes coupables et ils seraient plus détestables venant de nous que venant de tel autre, qui n’a jamais prétendu à la générosité. Car il est plus honteux, du moins pour qui jouit de l’estime générale, d’accroître sa puissance en trompant autrui avec de beaux prétextes, qu’en recourant ouvertement à la force. Dans ce dernier cas, l’agresseur peut invoquer le droit du plus fort, qu’il tient de la fortune, mais dans l’autre, il commet un mauvais coup qui révèle toute sa perfidie165.
De nouveau Brasidas, un agent de la cité avec l’armée la plus puissante dans la Grèce continentale et avec sa propre histoire d’atrocités, d’expansion et d’asservissement dès l’époque des Guerres de Messénie, admet que la violence ouverte (« ἢ βίᾳ ἐμφανεῖ ») est préférable de la part d’une puissance et des gens de valeur comme il dit - Athènes dans ce cas - que d’accroitre sa puissance par le biais de la ruse et de la tromperie, (« ἀπάτῃ »). L’expression utilisée par Thucydide, donnée en français comme « droit du plus fort ou droit de la force », est « τὸ μὲν γὰρ ἰσχύος δικαιώσει » pourrait mieux se rendre par « car dans ce cas la force ou la puissance donnera raison ». Autrement dit, le texte grec nous permet un meilleur accès à la pensée de Thucydide et des gens de son époque au sujet de la justice, de la force et de leurs rapports avec la vie collective, principalement pendant les périodes de guerre. Brasidas dit quelque chose de fortement d’intéressant qui nous permet de comprendre la conception des rapports entre guerre, violence et justice dans la Grèce classique, au moins du 5ème siècle avant notre ère. Le général spartiate préfère la violence brutale, exercée par une force supérieure - Sparte par exemple - en d’autres termes, la 164
Ibid., IV, 85, p. 341. Il se peut que nous tombions dans un anachronisme, mais cet argument a été utilisé plusieurs fois dans l’histoire ultérieure : des puissants qui sous la couverture de la libération des populations étrangères se battent pour leurs propres intérêts. Par contre, il faut noter que Brasidas et Sparte parlaient d’une cause suprême, l’affranchissement de la Grèce du joug athénien, mais les Athéniens se montraient plus sincères en disant qu’ils ont commencé cette guerre pour ne pas perdre leur domination et un certain mode de vie. 165 Ibid., IV, 86, p. 342.
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puissance doit joindre et être en parallèle avec les notions d’honneur et de franchise dans la pratique du combat et de la bataille, tellement importantes pour la société lacédémonienne et sa conception de la guerre. Brasidas fait remarquer que la force est justifiée, lorsqu’elle s’exerce par une cité véritablement puissante. Nous avons ici une tautologie, parce que la force se justifie dans ce discours par l’existence de la force elle-même. Néanmoins, Brasidas utilise cet argument en tant qu’agent d’une grande force et en tant que celui qui essaie de changer l’opinion du public auquel il s’adresse. Il tente de montrer et considère comme naturel et comme quelque chose d’évident, que Sparte est une force « honnête » et respectée par la majorité des Grecs, usant de sa puissance sans beaux prétextes, mais utilisant une belle justification : la délivrance de tous les Grecs par le joug athénien : … Ensuite, je ne pourrai permettre qu’à cause de vous les autres Grecs ne puissent obtenir valable pour agir de la sorte (οἱ δὲ Ἕλληνες ἵνα μὴ κωλύωνται ὑφ' ὑμῶν δουλείας ἀπαλλαγῆναι). Nous autres Lacédémoniens, nous n’avons pas à libérer les gens malgré eux, à moins que le bien de tous ne l’exige. D’autre part nous n’avons pas de visées impérialistes et, puisque nous nous efforçons bien plutôt d’en finir avec l’impérialisme des autres, nous serions coupables envers le grand nombre, si nous tolérions que vous fassiez obstacle à nos desseins, au moment où nous apportons à tous l’indépendance (τοὺς μὴ βουλομένους ἐλευθεροῦν· οὐδ' αὖ ἀρχῆς ἐφιέμεθα, παῦσαι δὲ μᾶλλον ἑτέρους σπεύδοντες τοὺς πλείους ἂν ἀδικοῖμεν, εἰ ξύμπασιν αὐτονομίαν ἐπιφέροντες ὑμᾶς τοὺς ἐναντιουμένους περιίδοιμεν)166.
Nous savons ce qui a suivi la défaite athénienne : l’imposition d’un tribut, des gouvernements sous sa tutelle et l’installation des garnisons. Dès 413, Thucydide la décrit comme cette puissance laquelle « après avoir abattu leurs adversaires, ils pourraient euxmêmes exercer en toute sécurité l’hégémonie en Grèce »167. Sparte était alors un pouvoir avec des intérêts très particuliers, mais d’un autre type que celui d’Athènes, dont ses institutions démocratiques n’avaient même pas un siècle d’histoire, à l’encontre des institutions spartiates qui restaient dans leur majorité sans modification dès le 7ème 166
Roussel utilise de nouveau le même mot « impérialisme » pour rendre le mot grec « ἀρχῆς » tellement utilisé par Thucydide comme nous avons vu, qui nous rapporte plutôt au colonialisme anglais, français ou hollandais, italien ou la domination et la politique planétaire des États-Unis du 19ème et du 20ème, en faisant un anachronisme. 167 Thucydide, ibid., VIII, 2, p. 597.
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siècle avant notre ère. Pourtant, il faut que nous fassions une courte régression quant à ce que Brasidas dit sur la force supérieure qui doit être directe et sans prétextes. Quelques paragraphes avant le discours de Brasidas, Thucydide décrit l’anéantissement complet des jeunes Hilotes, et il nous donne quelques informations précieuses sur la politique spartiate sur ce sujet : Ils n’étaient pas fâchés non plus de trouver ainsi une raison valable pour envoyer au-dehors un certain nombre d’hilotes, afin de prévenir les soulèvements que ceux-ci pourraient tenter à la faveur des circonstances, alors que Pylos se trouvait occupé par l’ennemi. Et de fait, les Spartiates, dont la politique à l’égard des Hilotes fut de tout temps inspirée principalement par le souci de se protéger contre eux, s’inquiétaient vivement alors de voir que les hommes jeunes étaient si nombreux parmi eux. Ils venaient de prendre contre eux d’autres mesures. Une proclamation avait été faite pour inviter ceux des hilotes qui estimeraient avoir rendu à Sparte les services les plus éclatants sur les champs de bataille, à faire valoir leurs titres, afin d’obtenir leur affranchissement. Il s’agissait en fait d’une épreuve : les Spartiates pensaient que les premiers qui revendiqueraient pour eux l’affranchissement seraient précisément les hommes que leur caractère résolu pourrait le plus porter à la révolte. Deux mille hilotes environ furent retenus à la suite de cette sélection. Se considérant désormais comme des hommes libres, ils se couronnèrent de guirlandes et se promenèrent ainsi autour des temples. Mais peu de temps après, les Spartiates les firent disparaître et personne n’a jamais su dans quelles conditions ils furent tous mis à mort168.
Cet exemple de violence extrême de la part de Sparte, à l’intérieur de la cité est une sorte de négation de ce que Brasidas a dit 168
Ibid., IV, 80, p. 338-339. La dernière phrase du texte cité en grec est la suivante : « οἱ δὲ οὐ πολλῷ ὕστερον ἠφάνισάν τε αὐτοὺς καὶ οὐδεὶς ᾔσθετο ὅτῳ τρόπῳ ἕκαστος διεφθάρη ». Est-ce que les Spartiates les ont jetés dans un précipice, étant donné que deux mille personnes ne peuvent pas disparaître facilement sans aucune trace. Il n’y en a aucun indice. Bernard Eck écrit sur le sujet de ce massacre : « L’horreur de massacre réside précisément dans le non-dit et dans le mystère qui entoure ses modalités. Le massacre lui-même heurte l’entendement puisque, dans l’état de nos connaissances, aucune autre cité ne massacre des esclaves qu’elle a utilisés auparavant dans ses armées, et les cités ayant enrôlé épisodiquement des esclaves sont assez nombreuses. […] Néanmoins, deux points méritent d’être signalés. D’abord, la cause du massacre n’est pas, comme chez Thucydide, la peur d’une révolte hilotique, mais la peur que les Hilotes ne fassent cause commune avec l’ennemi extérieur, bien que cet aspect ne soit pas strictement absent du texte de Thucydide ». Voir Bernard Eck, Les massacres en Grèce classique : une typologie, p. 108, in Le massacre, objet de l’histoire, ouvrage collectif sous la direction de David El Kenz, Éditions Gallimard, collection Folio, Paris, 2005.
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sur la puissance du plus fort, et il vient du représentant d’une société qui permettait la présence des étrangers uniquement pour des raisons officielles et pour une courte période de temps. De plus, la force qui prendra la place d’Athènes après 404, dans la fin du discours de Brasidas se présente quasiment comme une victime qui est empêchée d’accomplir son œuvre de libératrice. Apparemment, Thucydide veut montrer la propagande de base de Sparte pendant l’époque de la Guerre du Péloponnèse, qui consistait à dire que Sparte agissait de la sorte pour détruire la domination athénienne. Nous voyons alors qu’un effet idéologique tout autant qu’un effort de justification de la guerre existaient dès l’Antiquité, à savoir que les Athéniens fondent leur pouvoir sur la défaite des Perses et sur la sécurité offerte aux Grecs à la mer Égée. D’un autre côté, les Spartiates la justifient par le souci pour la liberté du reste des Grecs et par la nécessité d’arrêter la puissance arbitraire d’Athènes. Pourtant, il s’agissait dans tous les deux cas des prétextes pour rationaliser de situations mises en place depuis longtemps. Pour conclure sur ce passage, la parole de Brasidas que « l’agresseur peut invoquer le droit du plus fort, qu’il tient de la fortune, mais dans l’autre, il commet un mauvais coup qui révèle toute sa perfidie »169, nous rappelle la position des ambassadeurs athéniens dans le cinquième livre, où nous avons affaire à la manifestation d’une force brutale, mais à travers des arguments raffinés, fondés sur le fait que c’est au plus puissant d’imposer sa volonté et d’utiliser ouvertement la violence lorsqu’il le juge bon. Nous avons réfléchi sur plusieurs passages concernant la question du pouvoir et de l’hégémonie dès la première partie, où nous présentons comment Thucydide décrit-il l’avènement et la succession des pouvoirs dans l’espace grec et sur d’autres passages où il y a un effort d’apologie de l’hégémonie athénienne, mais aussi une accusation et une mise en examen par les adversaires d’Athènes. Nous voulons à présent résumer ce que nous avons compris de ces passages. Le pouvoir, indépendamment s’il est athénien ou spartiate, il est passager. Thucydide est bien conscient qu’aucun pouvoir n’existe pour toujours et que chaque pouvoir ou au moins le pouvoir démocratique athénien, devient finalement une tyrannie imposée aux 169
Thucydide, ibid., IV, 86, p. 342.
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alliés d’Athènes qui essaie de s’élargir sur des ennemis ou des cités neutres comme nous verrons plus tard avec le cas de Mélos. Les Athéniens connaissent et reconnaissent cette situation, que leur pouvoir est une tyrannie et que probablement comme toute chose humaine, peut disparaître. Ils reconnaissent ainsi la possibilité d’être vaincus. Nous notons que Thucydide insiste beaucoup sur la question de l’automatisme du pouvoir. Les Athéniens sont poussés par la nécessité de survivre, dès qu’ils ont acquis un peu plus de force. Autrement dit, ils justifient tout ce qu’ils font par le besoin de prolonger leur existence sociale en tant que telle, même si cette tactique peut leur être nuisible. Un autre élément novateur pour la rédaction d’une histoire est l’absence des dieux et de croyance aux oracles, aussi bien qu’à l’importance des événements naturels, des séismes ou des éruptions volcaniques. Néanmoins, le point le plus caractéristique selon nous est que le pouvoir est associé par Thucydide d’une part, aux rapports sociaux entre les individus et d’autre part, aux conditions économiques de chaque époque. Le pouvoir conditionne l’être même d’une communauté humaine, positivement comme nous constatons dans l’Oraison funèbre et négativement en tant qu’expédition en Sicile ou le massacre de Mélos. Thucydide raconte l’histoire de la Guerre du Péloponnèse, prenant en considération deux situations humaines ou deux phénomènes de l’être humain et de l’être social, afin de construire son discours et de raconter ce qui « se passait » : celui du pouvoir-hégémonie et d’autre part comme nous verrons celui de la violence, sur laquelle notre troisième partie sera consacrée.
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TROISIEME PARTIE : LA VIOLENCE ET LA CRUAUTE COMME ÉPICENTRES DE LA GUERRE
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I. Le « procès » de Platéens et leur massacre
Dans cette troisième partie, nous essayerons de réfléchir dans un premier moment sur certains passages de l’histoire de la Guerre du Péloponnèse, où la violence et la brutalité pendant le conflit guerrier apparaissent de la façon la plus analytique et la plus insistante, mais également la plus complexe. Notre question principale est la suivante : qu’est-ce que c’est la violence chez Thucydide et quel rôle joue dans sa pensée ? Est-ce que Thucydide considère la violence comme étant liée à la domination athénienne par exemple et plus généralement comme l’élément constitutif du pouvoir politique, économique et militaire d’Athènes ? Comment l’auteur présente-t-il les moments de la violence ? En d’autres mots, comment la violence se déclenche chez Thucydide ? Bref, les questions les plus cruciales concernant la violence sont deux : quand est-ce que la violence apparaît et pourquoi ? Et est-ce que la violence altère la réalité sociale et humaine et jusqu’à quel degré ? Deuxièmement, la violence chez Thucydide apparaît dans un premier niveau comme le résultat d’un conflit politique et d’intérêts d’ordre économique, même si cela n’est pas dit explicitement. Encore, dans des passages portant sur la question de la force exercée d’un groupe militairement supérieur envers un groupe inférieur, la violence se pose face à face de la question du droit et de l’exercice arbitraire de la force du puissant sur le plus faible. Ainsi, les passages que nous analyserons, comme l’affaire de Platée et le dialogue des Méliens se confrontent avec la question du droit et de la justification de la force. La question de la domination s’entremêle profondément avec celle de la violence. C’est-à-dire que Thucydide conçoit - et il est à notre connaissance le premier dans l’histoire humaine qui raisonne de cette manière - la violence comme le produit des conflits des groupes politiques à l’intérieur des cités, comme nous verrons dans le cas de la guerre civile de Corcyre, tout aussi bien qu’à Platée, à Mélos et à 133
Skiônè. Autrement dit, même si Thucydide ne critique pas directement ce point, il associe la violence à la force économique, militaire et politique dans les cas d’Athènes et de Sparte ou de la force militaire brutale dans le cas de Syracuse à la fin de l’expédition de Sicile, ou le massacre des habitants et des enfants de Mycalessos par des mercenaires Thraces. En fait, nous voulons comprendre la violence principalement comme phénomène politique tel qu’il paraît chez Thucydide et en rapport profond avec les questions de la force et du droit entre deux volontés différentes, opposées mais inégales. Le premier moment sur lequel nous allons travailler est l’affaire de Platée, décrite par Thucydide au troisième livre de son histoire170. Platée (ou Platées) est une petite ville de Béotie qui est devenue l’alliée d’Athènes pendant les Guerres médiques. Elle était la seule ville qui s’est battue au côté d’Athènes en 490 avant notre ère171. Lorsque l’Empire perse a envahi la Grèce, les Platéens étaient les seuls Béotiens qui ne se sont pas alignés au côté ennemi. Ce fait et l’alliance avec Athènes a ranimé la vieille antipathie entre les deux cités, Thèbes et Platée. L’affaire commence pratiquement dès le livre II de l’histoire de Thucydide. Les Thébains avaient essayé sans y parvenir le printemps de 431 de s’emparer de la ville avec la trahison et la complicité d’un groupe d’aristocrates Platéens, avant même que les hostilités n’aient commencé172. Pendant cette première phase de l’opposition entre les deux cités, les Thébains avaient envoyé un peu plus que trois cents soldats. Une partie de ce corps expéditionnaire a été tué pendant l’attaque et le reste de Thébains est fait prisonnier. Les Thébains apprenant ce qui se passait à Platée ont décidé d’emprisonner chaque Platéen étant dans la campagne, afin d’effectuer plus tard l’échange entre les prisonniers Thébains à Platée s’ils étaient encore vivants173. Les Platéens ont compris les intentions des Thébains, et ils ont envoyé un héraut pour leur dire qu’ils sont en train de commettre une injustice, ayant effectué une attaque pendant une période de paix. Les 170
Ibid., III, 52-68. Hérodote, VI, 108-111. 172 Thucydide, op.cit., II, 2-6, 71-78 173 Ibid., II, 5.3 171
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Thébains devaient rentrer à Thèbes sans faire du mal aux citoyens de Platée arrêtés. Dès que les Thébains partaient, les Platéens laisseraient les emprisonnés du corps expéditionnaire thébain174. Les Thébains ont accepté ces termes et après être partis, les Platéens ont ramené dans la ville les emprisonnés et les ont tués175. Il s’agissait d’environ cent quatre-vingts soldats et avec eux, le Platéen Eurymachos qui avait collaboré avec les Thébains. Les Platéens avaient envoyé un héraut deux fois à Athènes, la première fois lorsque les Thébains avaient envahi la ville et de nouveau, quand les Thébains ont été battus. Le héraut arrivant d’Athènes après le deuxième message de Platée, a trouvé les soldats morts176. Les Platéens ayant peur pour leur sécurité, ils ont envoyé à Athènes les enfants et la population la plus vieille sous la protection d’une force athénienne. Des soldats Platéens sont restés dans la ville avec certains Athéniens afin de la protéger. En outre, Athènes a arrêté dans son territoire tous les citoyens de Thèbes177. De la première phase de l’affaire de Platée - que nous mentionnons d’une façon détaillée, pour mieux comprendre sa dernière phase et les arguments de deux côtés - deux problèmes sont posés : le problème militaire et le problème moral. Il paraît que la décision de Platéens de tuer les soldats de Thèbes ait été prise sous la pulsion de la colère et qu’elle n’était pas le résultat d’un plan réfléchi. Ainsi, les Platéens ont perdu deux avantages. S’en profiter de l’avantage stratégique, à savoir de garder les prisonniers comme une arme de négociation pour l’avenir comme dans d’autres cas de l’histoire grecque du 5ème siècle178. Malgré que les Platéens ont été au début les victimes d’une action illégitime, sans prétexte évident et surtout pendant une période de paix et sacrée pour eux179, ils ont également commis un crime. 174
Ibid., II, 5.4. Ibid., II, 5.5. 176 Ibid., II, 6. 177 Ibid., II, 6.2. 178 Par exemple, les prisonniers Athéniens des Thébains après la bataille de Coronée (447 avant notre ère) ou les Spartiates emprisonnés par les Athéniens à Sphactérie. 179 Selon Thucydide, les Platéens utilisent cet argument dans les passages suivants, III, 52 et III, 65. 175
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La deuxième phase de ce conflit dure beaucoup plus longtemps et concerne la période de 429-427 avant notre ère. Thucydide en parle en trois occasions au deuxième et au troisième livre de son histoire180. Le premier moment parle du début du siège de Platée, le deuxième de la sortie de la moitié de la garnison et au troisième de la réédition, le « procès » et la punition des Platéens par les Spartiates. En 427 avant notre ère, Platée est assiégée depuis deux ans par les Thébains et les Spartiates. La moitié de la garnison a réussi à traverser les lignes ennemies et à partir. Ceux qui restent derrière, approximativement deux cents Platéens et trente Athéniens sont à bout des forces181. Pendant la sortie de la moitié de la garnison, un soldat Platéen, un archer a été captivé par les Thébains et les Spartiates182. La moitié de la garnison qui n’a pas suivi la sortie, elle est restée dans la ville de Platée par hésitation juste avant. Cent douze des cent vingt défenseurs de Platée ont pu partir pour Athènes. Un archer a été captivé, sept sont rentrés dans la ville et aucun n’était mort. Cette opération était la seule de cette sorte, qui avait réussi pendant la Guerre du Péloponnèse. Nous ne savons pas ce qui est arrivé à l’archer Platéen, mais il devait être probablement tué avec le reste de la garnison pendant la parodie de procès entamé par les Spartiates et les Thébains. La ville de Platée s’est rendue et cinq Spartiates sont venus directement de Sparte pour diriger cette parodie de procès. Les Lacédémoniens préféraient que la ville leur soit livrée, parce qu’ils ne devraient pas alors la restituer comme prise de guerre, si une trêve était conclue avec les Athéniens. Les Lacédémoniens envoient un héraut aux Platéens en leur assurant que s’ils livrent la ville sans bataille, personne ne sera puni para dikèn, c’est-à-dire au mépris du droit183. Les Platéens ont accepté. Il faut reconnaître qu’il est difficile d’aller plus loin que les Spartiates dans la duplicité et l’hypocrisie. Plus concrètement, les Thébains demandaient une satisfaction immédiate pour le massacre de leurs soldats quelques années auparavant. Cette demande a été refusée par les « juges » Spartiates. Aucune accusation n’a été prononcée par les Thébains ou les Spartiates envers les Platéens, mais ils ont 180
Ibid., II, 71-78, III, 20-24, 52-68. Ibid., III, 20-24. 182 Ibid., III, 24.2. 183 Ibid., III, 52. 2. 181
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seulement posé cette question : « À leur arrivée ceux-ci, au lieu de dresser l’acte d’accusation des prisonniers, se bornèrent à les faire comparaître pour leur poser cette simple question : avaient-ils, au cours de cette guerre, rendu quelque service aux Lacédémoniens et à leurs alliés ? »184. Deux hommes ont été chargés de répondre à cette question de la part des Platéens : Astymachos et Lacon. Le discours de Platéens est émouvant, car ils savent bien qu’ils sont déjà condamnés étant donné qu’ils ne peuvent pas répondre à un acte d’accusation qui n’est pas formulé. Les deux discours, de Platéens et de Thébains sont dramatiques. Selon les représentants Platéens, vous ne pouvez pas vous étonner que nous n’ayons rien fait pour vous. Si votre question s’adresse à des amis, vous avez eu tort de nous attaquer. Ils ne peuvent qu’invoquer le passé, le fait qu’ils ont contribué à sauver la Grèce face aux Perses, le souvenir des morts spartiates tombés jadis à Platée, le respect dû aux suppliants et le souci que pourraient avoir les Spartiates de leur gloire du jugement négatif de l’opinion grecque185. Pour les Platéens, il n’y a aucune autre issue que d’essayer de se justifier en sachant que les « juges » avaient déjà pris leur décision : « Mais puisqu’il n’y a plus aucune issue pour nous, nous sommes bien forcés de saisir ce qui est sans doute notre meilleure chance de salut et de nous expliquer, quoi qu’il en coûte »186. Les Platéens mentionnent que chaque fois que la Grèce se trouvait en danger : « ... l’importance de notre contribution à l’effort commun fut hors de proportion avec nos modestes ressources. Et pour vous en particulier, Lacédémoniens, au moment où Sparte se trouvait en pleine détresse, parce que, à la suite du tremblement de terre, les hilotes s’étaient soulevés et retranchés sur l’Ithôme, nous avons envoyé à votre secours le tiers de nos soldats. Ce sont de ces choses qu’on n’oublie pas »187. Les Platéens continuent en se rapportant à la question du massacre des soldats Thébains avant quelques années : Quant aux Thébains, nous avons à plusieurs reprises été victimes de leurs agressions. Vous savez comment la dernière s’est produite. Ce qui nous arrive maintenant en est la conséquence. Ils ont tenté de s’emparer de notre ville en temps 184
Ibid., III, 52, p. 241. Ibid., III, 52-59. 186 Ibid., III, 52, p. 241. 187 Ibid., III, 55, p. 242. 185
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de paix, et pire encore, un jour sacré. Le châtiment que nous leur avons infligé était juste et nous avons agi en vertu de cette loi universelle qui autorise les hommes à se défendre quand on les attaque. Il serait inique qu’on nous en tînt rigueur aujourd’hui. Si le souci de votre avantage immédiat et la haine des Thébains à notre égard doivent vous dicter votre sentence, on vous considérera comme des juges plus soucieux de leur intérêt que de la vérité. Si l’alliance de Thèbes est aujourd’hui avantageuse pour vous, la nôtre et celle des autres cités fut autrement précieuse pour vous jadis, quand le péril était pour vous plus pressant. Maintenant c’est vous qui pouvez attaquer les autres et les faire trembler. Mais à l’époque, quand le Barbare menaçait de nous asservir tous, ces gens-là étaient avec lui. Et si vraiment nous avons commis une faute, il est juste que vous mettiez en balance avec elle le zèle dont nous fîmes preuve alors. Vous constaterez qu’en regard de nos mérites cette faute est légère. Songez qu’en ce temps-là rares étaient les Grecs qui acceptaient de mesurer leur courage à la force de Xerxès, et que les louanges n’allaient pas à ceux qui, devant l’envahisseur ne songaient égoïstement qu’à se mettre à l’abri, mais aux peuples qui n’hésitaient pas, malgré les périls, à prendre le parti le plus glorieux188.
Les Platéens essaient encore de convaincre les juges Spartiates, en évoquant leur lutte commune pendant les Guerrres médiques : « Il paraîtra monstrueux que les Lacédémoniens aient détruit Platée et que, pour plaire aux Thébains, ils aient rayé de la communauté hellénique une cité dont vos pères ont reconnu l’héroïsme en inscrivant son nom sur le trépied de Delphes »189. Selon les Platéens, les Lacédémoniens seront nuis en longs termes s’ils les tuent parce que Platée était le pays où « les Grecs ont assuré leur liberté »190. Bien plus, ils insistent sur la question de la gloire blessée de Sparte dans le cas de leur extérmination : « Une telle conduite servirait bien mal votre gloire, Lacédémoniens. Vous vous déshonoreriez en enfreignant ainsi les lois admises par tous les Grecs, en outrageant la mémoire de vos ancêtres et en faisant périr, pour satisfaire les rancunes d’autrui et sans avoir subi vous-mêmes le moindre tort, des gens qui vous ont rendu des services. Épargnez-nous plutôt, en considérant notre situation avec une compassion raisonnée et ne soyez pas inexorables. Ne pensez pas seulement au destin tragique qui nous attend ; rappelez-vous qui nous sommes, nous qui péririons ainsi. Vous savez
188
Ibid., III, 56, p. 243-244. Ibid., III, 57, p. 244. 190 Ibid., III, 58, p. 245. 189
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comme la fortune est capricieuse d’un coup du sort191. Le discours touchant de Platéens vraiment est résumé dans les dernières lignes : En même temps, Lacédémoniens, nous vous conjurons de ne pas oublier que nous sommes des citoyens de Platée, c’est-à-dire d’une cité qui s’est dépensée sans compter pour les Grecs. Ne nous livrez pas, nous, vos suppliants, de vos propres mains et en dépôt de la confiance que nous avions placée en vous, aux Thébains, nos pires ennemis. Soyez nos sauveurs et ne nous envoyez pas à la mort, quand vous êtes en train de libérer les autres Grecs192.
Les Platéens parlent en tant que libérateurs de la Grèce du passé, aux actuels « libérateurs de la Grèce » et en tant que suppliants. Il s’agit évidemment d’une flatterie de la part des Platéens que nous devons comprendre, puisque leur situation est critique. Les Platéens ont prononcé un plaidoyer attendrissant sans s’avilir et en évoquant les mauvais moments de leur cité. Il se peut que Thucydide ait écrit ce long discours des Platéens, pour rendre hommage à Platée. Il écrit ceci : À la suite de ce discours des Platéens, les Thébains craignirent que les Lacédémoniens ne fussent ébranlés. Ils intervinrent donc pour demander à parler eux aussi, puisqu’on n’avait pas tenu compte de leur avis et que les Platéens, au lieu de s’en tenir à la question qui leur était posée, avaient obtenu la permission de s’expliquer longuement. Les Lacédémoniens leur ayant donné la parole, ils prononcèrent, à peu près, le discours suivant193.
Les Platéens tentent de convaincre les Spartiates qu’ils ne sont pas leurs ennemis par volonté, mais qu’ils y ont été amenés par nécessité et par respect de leur alliance avec Athènes : En refusant d’accéder à votre demande et de rompre avec les Athéniens, nous n’avons fait que notre devoir. Ceux-ci n’avaient-ils pas été à nos côtés dans notre lutte contre Thèbes, alors que vous restiez sur la réserve ? Il eut été malséant dès lors de les trahir, surtout quand on songe que nous étions leurs obligés, que c’était nous qui avions recherché leur alliance et qu’ils nous avaient accordé le droit de cité chez eux. Il était donc normal que nous obéissions sans hésiter à leurs ordres. Il peut arriver que les Athéniens ou vous-mêmes, vous entraîniez vos alliés dans des
191
Ibid., III, 59, p. 245-246. Ibid., III, 59, p. 246-247. 193 Ibid., III, 60, p. 247. 192
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entreprises répréhensibles. La faute alors ne doit pas être imputée à ceux qui n’ont fait que suivre, mais à leurs chefs194.
Les Thébains demandent la parole aux Spartiates. Ils avaient peur que le long discours émouvant des Platéens ait un impact positif sur les « juges » Spartiates. Le discours des Thèbains est particulièrement intéressant, mais extrêmement douteux au niveau historique. Ils invoquent la justice et le droit, en disant que les Platéens ne se sont pas rendus en suppliants après une bataille, mais qu’ils se sont soumis au jugement des Spartiates par une convention195. Pourtant, il faut bien noter un point concernant le discours des Thébains, parce qu’il éclaircit ou au moins, il nous donne quelques indications concernant l’histoire des Guerres médiques et la collaboration de la cité des Thèbes avec l’envahisseur perse. Les Thébains expliquent longuement pourquoi leur cité s’est ralliée six décennies auparavant au côté des Perses, en introduisant une intéressante distinction politique. Plus précisément : Ce fut ensuite l’invasion de la Grèce par les Barbares. Alors, nous disentils, ils furent le seul peuple de Béotie à ne pas collaborer avec les Mèdes. Et c’est làdessus essentiellement qu’ils se fondent pour vanter leur mérite et pour nous accabler. Nous disons, nous, que s’ils n’ont pas collaboré avec les Mèdes, c’est parce que les Athéniens, de leur côté, ne l’ont pas fait. N’est-ce pas en vertu de cette même maxime qu’au moment où Athènes se mit à attaquer les autres Grecs, ils furent en Béotie, une fois encore, les seuls partisans de cette cité ? Considérez d’autre part nos situations respectives à l’époque où nous avons agi de la sorte. Chez nous, il n’y avait pas de constitution oligarchique assurant le partage équitable des droits politiques et ce n’était pas non plus la démocratie. Nous vivions sous le régime le plus étranger à la légalité et au bon ordre, le plus voisin de la tyrannie. Une poignée d’individus dominait l’État. Ce sont eux qui, espérant qu’une victoire des Mèdes leur permettrait d’accroître encore leurs pouvoirs et contenant par la force les réactions populaires, ont ouvert les portes de notre pays à l’envahisseur. Ce n’était pas l’ensemble des citoyens qui exerçait la souveraineté quand cette décision fut prise. Aussi serait-il injuste de leur imputer une faute commise à une époque où il n’existait pas d’autorité légitime196.
Les Thébains introduisent une nouvelle distinction. Le peuple thébain n’était pas responsable de la collaboration de sa cité, étant 194
Ibid., III, 55, p. 243. Ibid., III, 67.5, p. 252. 196 Ibid., III, 62, p. 247-248. 195
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donné qu’il n’avait aucune part au pouvoir à l’époque. Ils précisent que l’autorité était détenue par une minorité des gens d’une façon despotique. Pour les Grecs de l’époque, « δυναστεία » signifiait qu’un groupe d’individus exerçait despotiquement le pouvoir. Donc, le peuple de Thèbes ne peut être accusé pour trahison envers la cause hellénique. Toutefois, bien que l’argument ait été pertinent et peut-être vrai historiquement, quelqu’un pourrait objecter qu’une révolte serait possible ou une opposition pour renverser le pouvoir despotique de la minorité et s’opposer aux Mèdes. Néanmoins, nous trouvons des éléments novateurs dans l’observation de la vie collective humaine et du rapport collectif au pouvoir institué. Thucydide introduit une séparation, ou au moins les orateurs thébains entre la volonté du dème, la grande majorité et ceux qui gouvernent. En d’autres mots, la cité se scinde en deux fractions lorsque le pouvoir est tenu par un groupe autoritaire, sans que la volonté de chaque fraction se croise nécessairement avec l’autre. Or, à l’époque de la Guerre du Péloponnèse l’institution politique et le gouvernement étaient légèrement changés, à savoir qu’il y avait une constitution oligarchique censitaire. Ce paragraphe pose une question plus générale qui dépasse le cadre de la Guerre du Péloponnèse, et qui revient plusieurs fois dans l’histoire humaine, à savoir celle de la culpabilité et de la responsabilité collectives d’une communauté face à un pouvoir. Dans plusieurs moments de l’histoire, les décisions prises par des pouvoirs se trouvaient contre la volonté de la grande majorité de la population et il y avait clairement des cas, où les populations ne pouvaient pas s’exprimer quand leurs gouvernements engageaient des guerres ou des violences pour les intérêts des élites sociales et économiques. Mais pour revenir au texte, les Thébains présentent leur participation à la guerre contre Athènes, comme leur façon de se battre pour la liberté de la Grèce et ils portent un exemple : … On le vit bien quand, après la retraite du Mède, Thèbes se fut donné une constitution régulière. Réfléchissez-y : lorsque, par la suite, les Athéniens se sont engagés en Grèce dans une politique agressive, lorsqu’ils ont tenté d’établir leur domination sur notre pays, où, à la faveur de dissensions intestines, ils exerçaient déjà leur contrôle sur la plupart des cités, ne leur avons-nous pas livré à Corônéia une bataille victorieuse, libérant ainsi la Béotie ? Et aujourd’hui, ne coopérons-nous
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pas avec ardeur avec vous pour libérer d’autres peuples, en fournissant, tant en cavalerie que dans les autres armes une contribution plus importante qu’aucune autre cité alliée ?197
Il est évident que les Thébains essaient de valoriser leur contribution à la guerre d’une façon démesurée pour que les « juges » spartiates tuent les suppliants Platéens. Ils répètent l’idée bien connue diffusée par le côté spartiate, que la Ligue du Péloponnèse se battait pour la liberté de toutes les cités grecques de l’autorité athénienne et dans ce cas, les Thébains exagèrent afin de recevoir la sentence qu’ils veulent. Néanmoins, ils disent quelque chose de vrai : il s’agit d’une lutte pour retenir le pouvoir athénien. Bien plus, ils posent une autre question au début de leur discours : Platée s’est battue contre les Mèdes parce qu’Athènes l’a fait aussi. Sans entrer dans la question de l’exactitude de cette opinion, les Thébains dans leur cynisme disent quelque chose de vrai, au sens où l’action de cités et leurs choix politiques et militaires sont conditionnés non forcement, toujours et partout par des intentions pures et nobles, mais par leurs alliances et la force de leurs alliés comme dans le cas de Platée, qui devait suivre Athènes à cause de sa puissance. La haine exprimée par les Thébains envers les Platéens provient fondamentalement de la décision de ces derniers de se ranger au côté des Athéniens et non avec eux, et parce qu’ils avaient tué les soldats de Thèbes. D’ailleurs, il s’agissait d’un acte offensif de la part de Thèbes. Mais selon les Thébains : « Les torts que vous, Platéens, avez envers les Grecs, sont autrement graves et c’est pour vous plutôt qu’il n’y a pas de châtiment trop rude »198. Ils accusent les Platéens d’être au côté des Athéniens par pur calcul : Mais non, c’est bien parce que vous l’avez voulu et non plus, à ce moment, parce que vous y étiez forcés, que vous avez fait cause commune avec les Athéniens. Vous vous seriez, dites-vous, déshonorés, si vous aviez déserté le camp de vos bienfaiteurs. Mais il était bien plus déshonorant, bien plus criminel de trahir l’ensemble des Grecs, auxquels vous liaient les serments échangés, que la seule Athènes, qui tentait d’asservir la Grèce, tandis que les autres luttaient pour sa liberté. Ce que vous avez fait pour reconnaître les services des Athéniens est sans commune mesure avec ce qu’ils ont fait pour vous, et vous vous êtes en même temps couverts de honte. Vous étiez, à vous en croire, victimes de violences, quand vous avez fait
197 198
Ibid., III, 62, p. 248. Ibid., III, 63, p. 248.
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appel à eux, mais vous, vous les avez aidés à exercer leurs violences contre d’autres199.
Les Thébains essaient de modifier la réalité historique, en accusant les Platéens d’avoir trahi la cause hellénique, bien qu’ils aient été les premiers qui sont passés aux côtés des Perses. Même si nous acceptons que les Platéens aient abandonné leur serment et leur alliance avec Sparte pendant les deux Guerres médiques, il s’agissait pour eux d’une question vitale. Les Platéens étaient les seuls qui se sont rangés avec les Athéniens pendant la bataille de Marathon, tandis que les Spartiates sont arrivés trop tard, c’est-à-dire quand la bataille était finie. Parler d’alliance dans ce moment crucial, nous paraît impertinent et privé de sens de la part des Thébains. Dans la seconde Guerre médique, la bataille décisive de Platée a lieu dans son territoire et les Platéens suivent le commandement du Spartiate Pausanias et d’Aristide d’Athènes. Nous voyons que la question du fond pour les Thébains était la reconnaissance de leur force et de leur primauté dans l’espace de la Béotie et pas celle de l’influence d’Athènes, puisqu’Athènes avait occupé le territoire de Béotie pendant la période 457-447 avant notre ère, au cours de ce que nous appelons la première Guerre du Péloponnèse200. Cette occupation avait gravement lésé la domination de Thèbes et les intérêts de la Ligue béotienne201. Nous 199
Ibid., III, 63, p. 249. La première Guerre du Péloponnèse a été menée approximativement entre 460 et 445 avant notre ère, par Sparte en tant que cité dirigeante de la ligue du Péloponnèse et ses autres alliés, et plus particulièrement Thèbes, et la ligue de Délos dirigée par Athènes avec le soutien d’Argos. Cette guerre a consisté en une série de guerres et de batailles (bataille de Tanagra, d’Œnophyta et de Coronée) telles que la Deuxième guerre sacrée. Il y avait plusieurs causes pour ce confit, notamment la construction des murs d’Athènes, la défection de Mégare et la peur et l’inquiétude ressenties par Sparte vis-à-vis de la croissance du pouvoir athénien. Le résultat de ce premier affrontement entre les deux ligues consistait à la paix de Trente Ans (446-445 avant notre ère). Athènes et Sparte ont conservé les éléments fondamentaux de leur domination, l’une sur mer, l’autre sur terre. La cité de Mégare a retourné dans la ligue du Péloponnèse et Égine est devenu autonome, mais tributaire d’Athènes et membre de la ligue de Délos. 201 La Confédération béotienne était un État fédéral de la Grèce antique, qui réunissait les cités de Béotie le plus souvent sous le contrôle de Thèbes. Son existence politique commence au 5ème siècle avant notre ère et se termine au 3ème siècle avant notre ère, avec des moments de dissolution et de reconstitution. Elle se trouvait en opposition constante avec la cité de Platées, parce que cette dernière 200
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supposons que la haine des Thébains et leur volonté d’assujettir les Platéens provenaient plutôt de la perte de l’influence de Béotie sur les cités et sur Platée que par le souci de liberté et du respect à la cause hellénique. Mais leur discours, il nous montre à travers ce qui dissimule une image plus concrète des rapports politiques entre les cités. Le problème et le cynisme des Thébains découlent de l’influence d’Athènes sur ce qu’ils considéraient comme leur propre territoire, sphère d’influence et de contrôle. Encore, les Thébains, en mentionnant les violences et les crimes d’Athènes ne disent rien à propos des crimes de la domination spartiate, envers laquelle ils sont à présent si soumis et redevables ou de leur propre acte d’agression quelques années auparavant. Les Thébains critiquent les Platéens de leur « opportunisme », étant eux-mêmes pratiquement subjugués à une autre force, supérieure, celle de Sparte. La cause de l’hostilité des Thébains se trouve à ce passage : Enfin, dans un dernier appel qui vous fut adressé avant l’investissement de Platée, nous vous avons promis de vous laisser en paix à condition que vous restiez neutres. Vous avez rejeté cette proposition. Existe-t-il un peuple que tous les Grecs aient de meilleures raisons de détester que vous, qui n’avez fait preuve de courage que pour leur faire du mal ? Si comme vous le dites, vous fûtes valeureux autrefois, vous nous avez maintenant fait voir que ce comportement ne vous était pas naturel, et vos tendances profondes de toujours sont apparues sous leur vrai jour. Quand les Athéniens se sont engagés dans la voie de la malfaisance, vous vous êtes faits leurs compagnons de route202.
Finalement, les Thébains répondent pour quelles raisons étaient-ils entrés dans la cité de Platée juste avant la Guerre du Péloponnèse : Vous dites que nous avons, au mépris du droit, assailli votre ville en temps de paix et un jour sacré. Là encore, nous estimons que les plus grands torts ne sont pas de notre côté. Si vraiment, de notre propre initiative, nous avons marché contre vous et ouvert les hostilités, si, comme des ennemis, nous avons saccagé vos terres, alors nous sommes coupables. Mais que peut-on nous reprocher, quand on sait que refusait de joindre la Ligue béotienne. La cité de Platée en fera partie de nouveau en 424 avant notre ère. 202
Ibid., III, 64, p. 251.
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ce sont des citoyens de chez vous, parmi les plus considérables par leur naissance et par leur fortune, qui ont fait appel à nous de leur plein gré, afin de vous faire rompre votre alliance avec une cité étrangère et reprendre votre place dans l’union traditionnelle des Béotiens ? Les instigateurs d’une mauvaise action sont, n’est-ce pas, plus coupables que ceux qui les suivent. Du reste nous estimons que ces hommes n’étaient pas plus que dans leur tort. Ils étaient citoyens, tout comme vous, et ils avaient plus à perdre que vous. Ils nous ont ouvert leurs portes et nous ont introduits dans leur ville comme des amis de Platée et non comme des ennemis. Ils se proposaient d’empêcher les éléments corrompus de la population de se dépraver davantage et de donner aux éléments sains la place à laquelle ils avaient droit. Ils voulaient redresser les esprits tout en respectant les personnes. Il ne s’agissait pas de priver Platée de ses fils, mais de la faire renouer avec les cités sœurs et loin de vous mettre en guerre avec qui que ce fût, cette opération vous aurait permis de vivre en paix avec tout le monde203.
Dans ce passage, les Thébains présentent leur intrusion dans la cité de Platée comme demandée par certains citoyens de Platée. Néanmoins - et il se peut que Thucydide utilise explicitement cet argument - le fait qu’une poignée des gens ont demandé cette intervention ne la justifiait pas, ayant des intérêts spécifiques et évidemment comme les Thébains le confirment, faisant parti de l’aristocratie platéenne. Les Thébains se disent irresponsables pour la collaboration de leur cité pendant les Guerres médiques, à cause d’une minorité des personnes prenant les décisions, tandis qu’ils accusent les Platéens parce qu’ils n’ont pas obéi à l’initiative d’une minorité des personnes ou peut-être d’une personne, de les avoir fait introduire armés dans la ville de Platée. Est-ce que les citoyens de Platée étaient responsables qu’un citoyen a ouvert les portes de la cité pendant la nuit à leur insu ? Pourtant, ils reconnaissent que la mort des soldats thébains était légitime (« κατὰ νόμον γὰρ δή τινα ἔπασχον »204). Il paraît étrange qu’ils invoquent la possibilité de discussion, puisque les Thébains sont entrés armés dans la ville. L’argument que les Platéens avaient donné leur parole de leur laisser la vie sauve ne peut pas être confirmé. Toutefois, il faut reconnaître que les Platéens auraient pu épargner la vie des suppliants Thébains. Mais, il est évident que les Thébains veulent punir les Platéens de la même façon que leurs concitoyens ont été punis, en considérant que leur acte 203 204
Ibid., III, 65, p. 250. Ibid., III, 66, p. 251.
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d’agression était légitime parce que la cause béotienne et la ligue traditionnelle étaient mises en cause par le comportement de Platée et leur alliance avec Athènes. La demande des Thébains de tuer les suppliants Platéens se battant pour leur cité, et étant assiégés pendant deux ans était-elle juste ? Mais les Thébains demandent consciemment leur mort et ils prétendent que les Platéens n’étaient pas des suppliants, mais qu’ils se sont rendus aux Spartiates pour se mettre sous leur jugement. Simplement, les Platéens ne connaissaient pas ce détail capital, qu’ils seraient soumis au jugement arbitraire de Sparte, reconnu uniquement par les Spartiates et les Thébains. Après ce discours cynique et plein d’éléments d’hypocrisie moralisante, bien caractéristiques de l’oligarchie grecque, les « juges » Spartiates ont persisté à poser la même question aux Platéens : … si les Platéens leur avaient rendu quelque service au cours de la guerre. Considérant que, à l’origine, les Lacédémoniens leur avaient à plusieurs reprises rappelé qu’au terme du traité conclu avec Pausanias après la guerre médique, ils devaient rester en Platée, ils leur avaient à nouveau proposé de rester neutres conformément à leurs engagements, mais qu’ils avaient essuyé un refus ; que dès lors, étant donné la pureté de ses intentions passées, Sparte ne se trouvait plus liée par ce traité et que les Platéens étaient coupables vis-à-vis d’elle, ils décidèrent de faire à nouveau comparaître l’un après l’autre les prisonniers. Chaque fois, on leur demandait s’ils avaient rendu service aux Lacédémoniens et à leurs alliés au cours de cette guerre, et, sur leur réponse négative, ils étaient emmenés et exécutés. On ne fit d’exception pour personne. Non moins de deux cents Platéens ainsi, que vingtcinq Athéniens qui se trouvaient avec eux dans la place furent mis à mort. Les femmes furent réduites en esclavage. Quant à la ville elle-même, les Thébains y installèrent pour une année environ des Mégariens exilés à la suite de luttes civiles, ainsi que ceux de leurs partisans platéens qui avaient échappé à la mort. Par la suite, Platée fut rasée de fond en comble205.
Thucydide comme nous verrons dans d’autres occasions, insiste énormément sur la discursivité des participants de l’histoire, des idées et des positions qui justifient leurs pratiques et inversement, comment leurs pratiques ainsi que leurs décisions se rapportent-elles à leurs idées. Or, il n’insiste pas la plupart de fois sur la description de la violence elle-même. Il ne parle pas de la représentation et des détails de la violence elle-même, mais des causes qui conduisent au 205
Ibid., III, 68, 253.
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massacre d’un individu ou d’un groupe humain. Thucydide n’entre pas non plus à la description des batailles, sauf peut-être de la bataille de Délion (424 avant notre ère) décrite dans le quatrième livre, la bataille de Mantinée (418 avant notre ère) décrite au cinquième livre de son histoire, ou la bataille navale entre les Athéniens et les Syracusains décrite au septième livre. Il ne s’intéresse pas non plus aux détails des batailles au niveau individuel, ou aux actes héroïques. Il s’intéresse plutôt à la signification, à l’importance politique et stratégique des batailles, qui pour Thucydide est le résultat du processus politique et guerrier : les batailles pour Thucydide sont le résultat des oppositions des intérêts et des rapports de force. Comme nous verrons dans d’autres cas, il utilise juste un verbe pour exprimer la mort et le massacre des soldats ou des civils : « διέφθειραν », « ἀπέκτεινον » sont les verbes les plus utilisés. Et Thucydide se rapporte à ces faits d’une façon sèche, sans aucune expression de sentiments. Pourtant, la description et les arguments des Platéens ont un caractère dramatique et Thucydide n’insiste pas sur cet événement pendant quinze paragraphes par hasard, mais afin de montrer l’injustice faite par Sparte au bénéfice des Thèbes. Plus précisément, il conclut en disant : Si les Lacédémoniens se montrèrent aussi impitoyables avec les Platéens, ce fut essentiellement, pour ne pas dire uniquement, afin de donner satisfaction aux Thébains, sur les services desquels ils comptaient pour la guerre, qui était alors dans sa phase initiale. Ainsi finit Platée, quatre-vingt-douze ans après qu’elle fut devenue l’alliée d’Athènes206.
Thucydide explique clairement que le massacre des Platéens n’a pas eu lieu pour des raisons de haine entre Thèbes et Platée ou à cause de la ruse et de la malignité des Spartes, mais purement pour satisfaire les Thébains dont ils avaient besoin l’aide, étant donné que Thèbes était à l’époque une de plus grandes forces militaires en Grèce après Sparte, Athènes et Corinthe207. La dernière phrase de Thucydide sur Platée indique une sorte de regret de sa part. La décision des Spartiates était le fruit d’un calcul stratégique. Il est intéressant de noter, que Thucydide préfère pour le cas de Platée l’antilogie au lieu 206
Ibid., III, 68, p. 253. Thucydide présente dans ce cas une exécution de masse, comme un moyen pour gagner des alliés.
207
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du dialogue comme dans le cas de Mélos. Il se peut que Thucydide ait opté pour cette forme parce qu’il y avait des « juges ». Ainsi, nous pouvons soutenir que Thucydide parle des vraies raisons de la décision des Spartiates et qu’il met en relief le vide entre la rhétorique de la justice des Platéens et la décision des Spartiates, fondée sur le calcul froid qui mène au massacre.
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II. Le dialogue des Méliens et des Athéniens. L’île de Mélos et les causes de l’expédition athénienne
Dans ce chapitre, nous essayerons de comprendre un des extraits les plus complexes et les plus stimulants de l’Histoire de la Guerre du Péloponnèse et peut-être de la littérature grecque antique, le dialogue entre les Méliens et les Athéniens208. Les Athéniens essaient de convaincre les Méliens de se soumettre à l’autorité athénienne, d’abandonner leur neutralité et de faire partie de leur alliance. Mais prenons la question de Mélos par le commencement. Thucydide ne se réfère pas beaucoup dans son écrit à l’île de Mélos, en dehors du dialogue entre les Méliens et les Athéniens. Pratiquement, il se réfère à Mélos quatre fois dans l’histoire de la Guerre du Péloponnèse. Cette petite île est située à l’extrême sudouest de l’archipel des Cyclades, à 120 km de la côte de Laconie. La principale cité de l’île pendant l’Antiquité, nommée aussi Mélos, elle était fondée par Sparte vers 700 avant notre ère. Donc, il s’agissait d’une colonie et d’une société d’origine dorienne. Après les Guerres médiques, Mélos refuse l’alliance avec la ligue de Délos et Athènes. Dans le deuxième livre de son histoire, Thucydide parle pour la première fois de Mélos lorsqu’il mentionne les alliés d’Athènes et de Sparte : Les Athéniens avaient avec eux Chios, Lesbos, Platée, les Messéniens de Naupacte, la majorité des Acarnaniens, les Corcyréens et les Zakynthiens ; ajoutons à cela les États tributaires situés en diverses régions, les cités de la Carie maritime, les Doriens voisins de la Carie, l’Ionie, l’Hellespont, les cités du littoral thrace, les îles situées à l’oriententre le Péloponnèse et la Crète, à l’exception de Mélos et de Théra209.
208
Ibid., V, 85-111. Le dialogue et la destruction de Mélos ont eu lieu en 416 avant notre ère. 209 Ibid., II, 9, p. 136.
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Mélos continue d’être neutre sans participer ni au côté des Athéniens ni au côté des Spartiates. Quelques années plus tard, la situation change complètement. En 426, Athènes attaque Mélos pour la première fois avec une force considérable : Le même été, les Athéniens envoyèrent autour du Péloponnèse trente vaisseaux commandés par Démosthénès, fils d’Alkisthénès, et par Proclès, fils de Théodôros. Ils envoyèrent d’autre part contre Mélos soixante navires avec deux mille hoplites, sous les ordres de Nikias, fils de Nikératos. Bien qu’ils fussent des insulaires, les Méliens refusaient de se soumettre à l’autorité d’Athènes et ne voulaient même pas entrer dans son alliance. Les Athéniens avaient donc décidé de les réduire. Ils saccagèrent leur territoire, mais ne purent obtenir leur soumission. L’expédition quitta alors Mélos et fit voile vers Orôpos210.
Thucydide parle encore une fois de Mélos après deux pages, lorsque de forces athéniennes débarquent du Péloponnèse pour aller à Ellomènos et l’autre partie de la flotte athénienne, les trente navires, restent encore à Mélos. Ainsi, il y a une première tentative de la part d’Athènes pour contrôler Mélos et les mots utilisés par Thucydide ne laissent pas de doutes que la flotte soit allée à Cyclades pour subjuguer ou détruire Mélos. La prochaine apparition de Mélos dans l’œuvre de Thucydide est au cinquième livre, où il y a le fameux dialogue entre les Méliens et les Athéniens. Mais rappelons un peu le contexte de la Guerre du Péloponnèse. En fait, il s’agit de la fin de la paix appelée de Nicias, après la première phase de la guerre qui dure jusqu’en 421. C’est la période après l’échec de Sparte à Sphactérie : les Spartiates avaient conclu un traité de paix en 421 avec Athènes. Selon Thucydide, la défaite et la capitulation de la garnison spartiate, d’une centaine de Spartiates, avaient provoqué un véritable étonnement dans toute la Grèce211. Un autre problème apparaît maintenant pour la force spartiate basée sur une élite militaire restreinte. Cette élite militaire doit être extrêmement attentive avec ses hommes et elle ne peut pas perdre de soldats. En 421 Athènes sort de la première phase de la Guerre du Péloponnèse avec un grand avantage, d’avoir capturé des soldats Spartiates vivants : c’est le sommet de la domination 210 211
Ibid., III, 91, p. 267. Ibid., IV, 40.
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athénienne. La période entre ce traité et l’expédition de Sicile n’est qu’un moment intermédiaire avant la rupture du traité212. C’était pratiquement pour les deux côtés, un moment de préparation de la continuation de la guerre. En 416, Athènes envoie une autre expédition pour soumettre l’île de Mélos. Les Méliens étaient des Doriens et des colons de Sparte, mais ils restaient neutres pendant le conflit. La deuxième expédition de Mélos est plus massive : Athènes envoie trente navires et trois mille soldats. Chios a envoyé six navires et Lesbos en a envoyé deux. La force terrestre des Athéniens était très complète : des hoplites, des archers, des archers à cheval213. La domination athénienne s’étend presque sur toute la mer Égée, mais ils ne peuvent pas tolérer la neutralité de Mélos. Thucydide avant d’introduire le dialogue, il donne quelques indications : Les stratèges Cléomédès, fils de Lycomédès, et Téisias, fils de Téisimachos, qui commandaient l’expédition athénienne, établirent leur camp sur le territoire de Mélos et, avant d’ouvrir les hostilités, envoyèrent des représentants pour engager des pourparlers. Les Méliens ne laissèrent pas les députés athéniens se présenter devant l’Assemblée du peuple. Au lieu de cela, ils les invitèrent à exposer l’objet de leur mission devant les magistrats et les notables de la cité. Ceux-ci prirent alors la parole et voici, à peu près, ce qu’ils dirent214.
Il faut noter que le dialogue entre les Méliens et les Athéniens est le premier dialogue en prose - il y avait avant Thucydide des dialogues dans les tragédies et les comédies - dans la littérature grecque antique, précédant même les dialogues de Platon. Il est unique à sa forme et à sa structure. Plus concrètement, il s’agit du seul moment dans l’histoire de La Guerre du Péloponnèse pendant lequel Thucydide abandonne son propre conseil, sa propre manière de présenter les conflits, les oppositions des forces dans le champ social et politique, ses discours, pour mettre en place un dialogue. Bien que les idées exprimées par les Athéniens et les Méliens dans ce texte soient différentes du contexte théorique et intellectuel sophistique215, 212
Ibid., V, 26. Ibid., V, 84, p. 438. 214 Ibid., V, 85, p. 438. 215 Nous aimerons éviter de répéter la vieille association entre la réflexion de Thucydide sur l’hégémonie athénienne et l’idée exprimée par Thrasymaque dans la République de Platon, selon laquelle « le droit naturel est l’instrument des puissants pour opprimer les plus faibles ». Quoique les positions des Athéniens et des Méliens 213
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le dialogue des Méliens et le temps de sa composition (fin du 5ème siècle ou début du 4ème siècle avant notre ère) constituent un pont entre les dialogues philosophiques de Platon et les tragédies d’Euripide. Thucydide et le Socrate de Platon partagent en commun deux choses : une certaine influence par le mouvement sophistique, avec les propres particularités pour chacun de deux et leur prédilection pour réévaluer les concepts et les croyances traditionnelles. Nous n’exagérons pas, si nous disons que Thucydide introduit avec le dialogue des Méliens quelque chose d’unique à l’histoire de l’écriture historique : l’union d’un événement historique et une réflexion profonde sur des questions politiques et morales qui dépassent son propre cadre historique. Comme Plutarque dira quelques siècles plus tard, le dialogue des Méliens appartient à ces sortes de passages de Thucydide où le lecteur devient un spectateur216. Thucydide transforme le lecteur en un témoin de l’histoire en action. Son rationalisme et son regard critique devant tout ce qui se déroule au niveau politique et social n’ont pas diminué les capacités dramatiques de l’auteur athénien. Thucydide qui évite les accents dramatiques et le langage émotionnel - même dans sa description de la peste d’Athènes - en ce qui concerne l’histoire de Mélos, il utilise un langage dramatique, pareil avec celui de l’affaire de Platée, avec la description de la destruction et du massacre des soldats athéniens en Sicile. L’élément dramatique, et nous disons « dramatique » parce que la lutte des Méliens est sans issue, découle de la combinaison de la situation particulière et concrète avec la problématique générale. Le dynamisme et la volonté du pouvoir athénien217 et le développement de la politique politique, militaire et expansionniste d’Athènes aient des similitudes, Thucydide ne considère pas qu’il s’agisse d’une situation fabriquée intentionnellement par les puissants, mais d’une situation propre à l’être humain et à la nature, à savoir celle de l’inclination du plus faible devant le plus fort. 216 Plutarque, Œuvres Morales, 347A. 217 Il faut se rappeler la parole de Périclès dans l’Oraison funèbre (II, 41), qui indiquait la détermination des Athéniens de pratiquement tout écarter à leur passage pour dominer : « ἀλλὰ πᾶσαν μὲν θάλασσαν καὶ γῆν ἐσβατὸν τῇ ἡμετέρᾳ τόλμῃ καταναγκάσαντες γενέσθαι, πανταχοῦ δὲ μνημεῖα κακῶν τε κἀγαθῶν ἀίδια ξυγκατοικίσαντες ». 217 Il y a des estimations que la population masculine de Mélos à l’époque de sa destruction par Athènes (416-415) était de 3000 hommes environ.
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pendant la Guerre du Péloponnèse. D’un autre côté, il y a les Méliens et nous essayerons de mettre leur point de vue en relief, puisque la plupart de fois les commentateurs se réfèrent à l’importance et à la centralité des dits des Athéniens du point de vue du plus fort. Les Méliens à leur tour, ils tentent de remplacer l’absence d’une force militaire suffisante par un orgueil aristocratique, une résolution dorienne et un attachement profond à la vieille tradition grecque de l’autonomie politique et de l’indépendance de la cité, pour laquelle Athènes s’était tellement battue pendant les Guerres médiques. D’autre part, nous savons que Mélos était une des rares îles des Cyclades pendant la seconde Guerre médique, qui avait envoyé deux bateaux à la bataille de Salamine aux côtés des autres Grecs, sans se soumettre à l’Empire perse. Ainsi, nous pouvons supposer à partir des éléments historiques que Mélos était une entité politique profondément attachée à cet idéal d’indépendance et de liberté, malgré le fait qu’elle était petite et avec une population peu nombrée218. Donc, dans le dialogue nous avons affaire à deux représentations différentes et deux traditions opposées. Bien que Thucydide n’ait pas écouté le dialogue et il semble impossible qu’il y ait des archives se rapportant à ce qui a été dit entre les représentants des deux cités, il paraît que ce texte a été une invention de Thucydide. Son caractère « réaliste » provient d’une probabilité d’ordre anthropologique et idéologique aussi bien que d’une connaissance exacte des systèmes des valeurs des deux intervenants : autrement dit, la véracité des positions dans le dialogue provient d’un reflet des deux situations particulières, du caractère athénien et mélien et de leur conflit comme conflit à la fois des idées et des forces. En fin de compte, il s’agit d’un conflit inévitable des intérêts divergents, mais plus essentiellement de l’opposition de deux façons différentes de vivre. Celle d’Athènes qui veut constamment s’élargir et d’autre part, celle de Mélos qui désire sa liberté et son autonomie. Mais avant d’entrer dans l’analyse du texte, nous voulons dire quelques mots sur l’expédition des Athéniens. La narration de l’affaire de Mélos est problématique, étant donné que Thucydide ne mentionne 218 219
Ibid., V, 84. Ibid., V, 84.
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pas une décision de l’Assemblée du peuple athénien, ou une autre décision collective venant d’Athènes ou des motifs détaillés des Athéniens pour cette opération. Thucydide écrit simplement : « καὶ ἐπὶ Μῆλον τὴν νῆσον Ἀθηναῖοι ἐστράτευσαν ναυσὶν ἑαυτῶν μὲν τριάκοντα »219. Dans la prochaine période, Thucydide est plus concret sur les raisons de leur campagne militaire : « οἱ δὲ Μήλιοι Λακεδαιμονίων μέν εἰσιν ἄποικοι, τῶν δ' Ἀθηναίων οὐκ ἤθελον ὑπακούειν ὥσπερ οἱ ἄλλοι νησιῶται, ἀλλὰ τὸ μὲν πρῶτον οὐδετέρων ὄντες ἡσύχαζον, ἔπειτα ὡς αὐτοὺς ἠνάγκαζον οἱ Ἀθηναῖοι δῃοῦντες τὴν γῆν, ἐς πόλεμον φανερὸν κατέστησαν »220. Il semble que ce silence de Thucydide impliquerait que les Athéniens ont attaqué Mélos dans la même ligne de leur politique expansionniste générale. Le siège avait duré avec les informations que nous possédons de Thucydide, de l’été de 416 jusqu’à l’hiver de 416415. Le souci que les Athéniens peut-être avaient avec les insulaires, libres ou tributaires était une révolte contre leur hégémonie. Dans ce sens, l’attaque contre Mélos serait une attaque préventive pour écarter le risque potentiel de sédition des alliés d’Athènes. Ceci devait être le motif principal de l’attaque d’Athènes contre Mélos. Or pour des raisons variées, cette interprétation pour l’agression athénienne nous paraît peu satisfaisante. Des épigrammes de l’époque, nous savons que les rapports entre Sparte et Mélos ont été plus compliqués. À vrai dire, nous connaissons que Mélos avait contribué aux fonds de guerre de Sparte221. Cet élément pourrait nous aider à comprendre ces rapports. La référence à Mélos parmi les contributeurs du fond de guerre de Sparte peut suggérer un appui à la cause de Sparte et de l’autre côté, le tribut et le décret athéniens de 425 incluent l’île de Mélos parmi les cités tributaires, quelque chose qui peut suggérer sa soumission envers Athènes222. À part le témoignage épigraphique, il y a Diodore et des
221
Pour plus de détails sur cette inscription voir W. T. Loomis, The Spartan War Fund, IG V 1, I, et le nouveau fragment, Historia Einzelschriften 74, Stuttgart, 1992. 222 Le décret de 425 établit une commission élue, spécialement pour décider les montants à payer par chaque cité. Cette commission était constituée de 1000 jurés. La plupart des cités faisaient appel aux logographes pour négocier le tribut. Les tribunaux athéniens étaient également saisis en cas de litige. La perception du tribut pour la ligue de Délos a évolué au cours du temps. Le montant du φόρος variait en
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commentaires à Aristophane qui se réfèrent à l’expédition de Mélos qui pourraient aider à la compréhension des motifs athéniens. Est-ce que les Méliens n’ont pas payé le tribut, qu’ils seraient censés de payer aux Athéniens ? L’inscription du fond de guerre spartiate concerne des individus spécifiques et des cités. Ce qui est positivement identifiable au niveau des cités est Éphèse, Égine, les exilés de Chios et de Mélos, qui sont cataloguées comme cités contributrices deux fois. Pourtant, de deux contributions de Mélos seulement la première est lisible, et elle concerne une contribution de vingt mines d’argent. La datation de ce document a été le sujet de plusieurs discussions parmi les érudits. La majorité donne comme la période la plus possible, celle de la guerre d’Archidamos, première phase de la Guerre du Péloponnèse. Selon d’autres opinions223 l’inscription et la contribution de Mélos a eu lieu avant l’expédition d’Athènes. Selon Andrewes cette idée est bien fondée, et elle peut probablement expliquer l’attaque athénienne de 416 par un élément du dialogue lui-même, une sorte de « tort » abstrait causé par les Méliens envers Athènes, sans que les Athéniens disent ce que c’était. Pour Adrewes, ce tort serait le paiement de l’impôt au fond de Sparte : « Alors nous nous abstiendrons, pour notre part, de faire de belles phrases. Nous ne dirons pas que notre victoire sur le Mède nous donne le droit d’exercer l’empire ou que notre expédition ici se justifie par les torts que vous avez envers nous »224. Cette phrase avec une autre, prononcée un peu plus loin par les Méliens225 a mené la recherche à penser qu’il y avait une querelle antérieure à l’expédition d’Athènes à Mélos. Néanmoins, il n’y a pas d’indice, de source littéraire ou épigraphique qui montre que Mélos était une alliée au sens ordinaire de Sparte ou un sujet d’Athènes. Il fonction de la taille de la cité. Ainsi les petites cités versaient moins d'un talent, ce qui était avantageux pour elles, car elles bénéficiaient tout de même de la protection athénienne à moindre frais. Seules les cités qui payaient plus, se révoltèrent, sans pourtant provoquer un mouvement général. Mais, le décret de 425 avait doublé la contribution des cités alliées. 223 Voir l’article d’Andrewes, A : The Melian Dialogue and Pericles' Last Speech." In PCPhS n. s. 6 (1960) 1-10. 224 Thucydide, op.cit., V, 89. 225 Ibid., V.
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semble qu’elle ait été neutre, comme Thucydide le dit avant le dialogue226. Indépendamment de la participation de Mélos au fond de guerre de Sparte et si le motif de l’attaque athénienne était vraiment ceci, nous sommes plutôt inclinés à penser qu’il s’agissait d’un premier moment dans l’histoire de la domination athénienne pendant la Guerre du Péloponnèse, d’où elle sort victorieuse après l’affaire de Sphactérie, parvenant à avoir des plans d’une conquête générale du monde méditerranéen et d’expansion de sa thalassocratie. En d’autres mots, il s’agirait d’un prétexte puisque les Athéniens ne peuvent pas accepter l’indépendance d’une petite cité au centre du domaine le plus contrôlé par eux, celui de Cyclades. La raison la plus pertinente était l’expansion de l’hégémonie athénienne. Nous savons du décret et de la liste des cités tributaires de l’époque de paix de Nicias, que les Athéniens avaient essayé de contrôler les îles indépendantes de l’Égée du sud. En 425 avant notre ère, trois petites îles doriennes, Kimolos, Sikinos et Folégandros ont été considérées comme des sujets d’Athènes. Jusqu’en 418, deux de ces trois îles voisines de Mélos ont effectué des paiements à Athènes. Il est peu probable que les Athéniens aient pu omettre le cas de Mélos, une île relativement mineure mais plus riche que les trois autres îles voisines. Leur intention était d’acquérir plus de contrôle maritime et de décourager les révoltés des autres alliés comme Thucydide dit, en d’autres termes d’avoir plus d’alliés : Pour un allié éventuel, les bons sentiments de ceux qui réclament son concours ne constituent pas une garantie suffisante. Il lui faut encore être sûr de disposer avec eux d’une large supériorité matérielle. C’est là une chose que les Lacédémoniens prennent, plus que tout autre peuple, en considération. Dans tous les cas ils ont si peu confiance dans leurs propres forces qu’ils se font accompagner par une quantité d’alliés chaque fois qu’ils entrent en campagne contre une cité voisine. Il est donc peu vraisemblable qu’ils fassent passer leur armée dans une île alors que nous sommes maîtres de la mer227.
226 227
Ibid., V, 84. Ibid., V, 109, p. 444.
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III. Le dialogue des Méliens et des Athéniens
Mais essayons de voir de plus près le dialogue entre les Athéniens et les Méliens. Les chefs de Mélos - dont le gouvernement devait être une oligarchie - ne permettent pas que les Athéniens se présentent devant l’Assemblée du peuple : « Au lieu de cela, ils les invitèrent à exposer l’objet de leur mission devant les magistrats et les notables de la cité »228. Ainsi, nous voyons à travers ce court passage de Thucydide, comment une oligarchie fonctionne-t-elle : elle garde les décisions loin des yeux de la population et le plus important, elle prend les décisions séparément. Les députés d’Athènes acceptent que la discussion ait lieu entre les représentants de deux cités pour ne pas influencer la majorité des citoyens de Mélos. Pourtant, nous sommes devant quelque chose de paradoxal : une minorité discutant avec les représentants d’une cité démocratique en cachette, mais à travers la forme du dialogue, l’expression discursive la plus démocratique. Les Athéniens acceptent cette proposition pour « éviter que la masse des citoyens ne se laisse induire en erreur en nous entendant développer en un seul discours suivi des arguments persuasifs qui resteraient sans réplique, - car c’est pour cette raison, nous nous en rendons bien compte, qu’on nous a invités à parler devant ce conseil de notables -, eh bien vous-mêmes, qui siégez ici, prenez encore une assurance supplémentaire »229. Les Méliens affirment sur leur propre proposition et leur réplique nous introduit à la thématique du dialogue, au problème central : … Échanger ainsi nos points de vue en toute tranquillité voilà qui est fort raisonnable et nous n’avons rien à objecter sur ce point. Mais une chose nous paraît peu en accord avec cette proposition, c’est cet appareil guerrier avec lequel dès maintenant et sans attendre vous nous menacez. Car nous le voyons bien, vous allez, à la suite de ces débats, vous ériger vous-mêmes en juges. Quel résultat peut-on 228 229
Ibid., V, 84, p. 438. Ibid., V, 85, p. 438.
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donc attendre de cette conférence ? Si, après avoir triomphé sur le plan du droit, nous refusons de céder, ce sera pour nous la guerre, et si nous nous inclinons, ce sera la servitude (καὶ τὴν τελευτὴν ἐξ αὐτοῦ κατὰ τὸ εἰκὸς περιγενομένοις μὲν τῷ δικαίῳ καὶ δι' αὐτὸ μὴ ἐνδοῦσι πόλεμον ἡμῖν φέρουσαν, πεισθεῖσι δὲ δουλείαν)230.
Une grande partie du dialogue est résumé dans la réponse des Méliens : les Athéniens ne sont pas des simples intervenants mais des juges à cause de leur force militaire. Autrement dit, le dialogue dès le début ne se pose pas sur une base égalitaire. Les Méliens se prennent comme ceux qui sont du côté de la justice (« τῷ δικαίῳ »). Ils savent que le droit est de leur côté, mais ce droit ne va pas donner lieu à la liberté mais à la soumission, plus exactement à l’esclavage (« δουλείαν »). Le problème peut alors se concentrer en trois concepts : le droit défendu par les Méliens, la politique agressive et de domination des Athéniens et enfin la servitude. Ceci dit, il s’agit de la question du conflit entre le droit et le pouvoir par le biais de la violence. Les Athéniens se répugnent à l’idée de discuter sur l’avenir et les probabilités sous-entendues par les Méliens concernant cette affaire. Ils ne s’intéressent pas aux espoirs des Méliens pour leur salut et leur droit, et cela sera continuellement répété pendant le dialogue par les Athéniens : si les Méliens veulent survivre et être libres, ils doivent renoncer aux espoirs et regarder leur propre intérêt. Il faut s’abstenir de faire de belles phrases selon les Athéniens et dans ce cas c’est un conseil pour eux-mêmes, à savoir qu’il n’est pas question d’obéir à la force athénienne à cause de ses services pendant les Guerres médiques, mais pour une autre raison : Alors nous nous abstiendrons, pour notre part, de faire de belles phrases. Nous ne dirons pas que notre victoire sur le Mède nous donne le droit d’exercer l’empire ou que notre expédition ici se justifie par les torts que vous avez envers nous. Point de ces longs discours qui ne provoquent que le scepticisme. Et nous comptons bien que, de votre côté, vous ne tenterez pas de nous convaincre en nous disant que vous n’êtes pas entrés en guerre aux côtés de Sparte, bien que votre cité fût une colonie lacédémonienne, ou que vous ne nous avez jamais causé le moindre préjudice. Ne cherchez à obtenir que ce qui est possible, compte tenu des véritables intentions de chacun. Vous savez aussi bien que nous que, dans le monde des 230
Ibid., V, 86, p. 438-439. En fait, les Méliens suggèrent que le dialogue n’a pas de sens, étant donné qu’ils ne vont pas céder de leur position juste : le contraire serait l’équivalant de l’esclavage.
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hommes, les arguments de droit n’ont de poids que dans la mesure où les adversaires en présence disposent de moyens de contrainte équivalents et que, si tel n’est pas le cas, les plus forts tirent tout le parti possible de leur puissance, tandis que les plus faibles n’ont qu’à s’incliner (ἐπισταμένους πρὸς εἰδότας ὅτι δίκαια μὲν ἐν τῷ ἀνθρωπείῳ λόγῳ ἀπὸ τῆς ἴσης ἀνάγκης κρίνεται, δυνατὰ δὲ οἱ προύχοντες πράσσουσι καὶ οἱ ἀσθενεῖς ξυγχωροῦσι)231.
Dans un premier temps, il y a deux choses à noter sur ces lignes. Les Athéniens pour la première fois se détachent de leur argument habituel, selon lequel leur hégémonie sur la mer Égée et ailleurs dans le monde grec est justifiée à cause de leur victoire contre les Perses, une opinion répétée plusieurs fois par les hommes politiques d’Athènes. Deuxièmement, les Athéniens232 disent quelque chose d’énigmatique et auquel nous nous sommes référés auparavant : « notre expédition ici se justifie par les torts que vous avez envers nous ». Quel est le tort causé aux Athéniens par l’île de Mélos ? Est-ce le fait que Mélos ne s’agenouillait pas devant la domination d’Athènes comme le reste des petites îles de Cyclades ? Est-ce que c’est le fait que Mélos restée neutre pendant la guerre, posait plus de problèmes à la démocratie athénienne, ou il s’agissait de ces deux raisons conjointement ? Nous estimons que comme Thucydide le rapporte, le problème était la position de neutralité gardée par les Méliens, associée à la politique d’expansion d’Athènes. Si nous faisons confiance aux épigrammes et au fond de guerre lacédémonien, les Athéniens ne pouvaient pas tolérer un approchement spartiate d’une petite île dans leur domaine de domination et que cette île paie de contributions, même peu élevées à la ligue de Péloponnèse. Ainsi, il se peut que cette « injustice », (« ἀδικούμενοι ») ait été une combinaison des facteurs que nous venons de mentionner. Pour les Athéniens, ne pas se soumettre paraît être une insolence et une injustice. Les Athéniens disent que ce discours est « long » et peu fiable (« λόγων μῆκος ἄπιστον παρέξομεν »). À la suite, ils écartent pratiquement les arguments des Méliens, en les conseillant d’aspirer seulement à ce qui est réalisable, (« τὰ δυνατὰ »), à partir de ce que 231
Ibid., V, 89, p. 439. Il faut remarquer que Thucydide ne donne pas les noms des représentants Méliens et Athéniens, mais il écrit simplement « Athéniens » et « Méliens » comme s’il voulait accorder une valeur générale aux dits et aux idées exprimées de deux côtés.
232
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chacun juge comme vrai. Les Athéniens terminent leur réponse avec une des expressions les plus connues de la politique hégémonique athénienne : « ἐπισταμένους πρὸς εἰδότας ὅτι δίκαια μὲν ἐν τῷ ἀνθρωπείῳ λόγῳ ἀπὸ τῆς ἴσης ἀνάγκης κρίνεται, δυνατὰ δὲ οἱ προύχοντες πράσσουσι καὶ οἱ ἀσθενεῖς ξυγχωροῦσιν »233. La traduction de Roussel nous semblant être trop périphrastique, nous en proposons une autre : « Nous savons et nous parlons envers des gens qui savent, que les choses justes sont jugées dans la pensée humaine qu’à partir du moment où il y a une nécessité égale, tandis que les forts font ce qu’ils peuvent et les faibles cèdent ». Il est important que les Athéniens se réfèrent à la raison humaine, afin de justifier leur domination et le principe « éternel » du pouvoir du puissant sur le plus faible. Castoriadis commente d’une façon intéressante ce passage : « Les Athéniens reprennent donc cette quasi-tautologie que nous connaissons si bien : il y a du droit entre égaux, entre inégaux ceux qui sont les plus forts vont jusqu’au point où peut aller leur pouvoir. La puissance telle que la pense Thucydide, et telle qu’elle existe effectivement dans l’histoire, est comme un gaz : elle tend à occuper tout le volume disponible. La seule force qui pourrait l’arrêter, c’est une autre puissance »234. Les Athéniens disent aux Méliens qu’ils doivent oublier la question du droit, parce qu’ils sont les plus forts. C’est la voix inexorable du pouvoir, c’est la loi du plus fort, même si cette description semble simpliste, laquelle ne peut pas être changée même si les Athéniens le voudraient235. Les Athéniens ne récurent plus aux arguments de justification de leur pouvoir, peut-être parce qu’ils savaient que ces arguments n’étaient plus croyables et acceptés. Bien que les Méliens se soient battus contre les Perses aux côtés d’Athènes, les Athéniens s’expriment sans hésitation : le droit cède devant le pouvoir.
233
Ibid., V, 89. C. Castoriadis, op.cit., p. 197. 235 Cette idée exprimée par Périclès au I, 75 et 76, à savoir la défense de l’hégémonie athénienne basée sur l’idée de la naturalité du droit du plus fort, rejoint l’attitude athénienne dans le dialogue du cinquième livre. 234
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Les Méliens répondent en disant que lorsque quelqu’un se trouve dans une situation désespérée et périlleuse, la seule chose qu’il lui reste de faire est d’invoquer « τὰ εἰκότα καὶ δίκαια », les choses raisonnables et justes. Si les Athéniens leur disent qu’il faut penser uniquement à ce qui est utile (« χρήσιμον ») et profitable et non à ce qui est juste, (« παρὰ τὸ δίκαιον τὸ ξυμφέρον λέγειν »), cela n’exclut pas de penser à la raison afin de persuader. D’ailleurs, l’attitude d’Athènes d’écarter tout respect du droit sera destructrice au cas où elle perdrait la guerre. Les Athéniens répliquent que : Pour nous, à supposer que notre empire (τῆς ἡμετέρας ἀρχῆς) s’effondre, nous envisageons sans alarme les conséquences d’un tel événement. Les peuples qui se trouvent à la tête d’un empire, comme c’est aussi le cas des Lacédémoniens, ne sont pas tellement redoutables pour leurs adversaires abattus. Et ce n’est du reste pas à Sparte que nous avons actuellement affaire. Plus dangereux sont les peuples assujettis qui se sont soulevés contre leurs maîtres et les ont vaincus. Mais si nous sommes disposés à courir ce risque-là, c’est notre affaire. Ce que nous voulons vous faire comprendre, c’est que nous sommes venus à Mélos pour le bien de notre empire et que ce que nous allons vous dire maintenant nous sera inspiré par le désir de sauver votre cité. Car nous voulons établir notre domination sur vous sans coup férir et vous épargner dans notre intérêt comme dans le vôtre236.
Pour les Athéniens, l’hypothèse de perdre leur hégémonie leur ἀρχῆ - est tout à fait possible et ils ne semblent pas du tout étonnés avec l’argument des Méliens. Le problème pour Sparte et Athènes n’est pas un peuple abattu, mais un peuple qui se révolte contre leur domination. Thucydide nous rapporte ainsi une des raisons profondes de l’expédition athénienne à Mélos : écraser toute sorte de désaccord, une idée qui sous-entend l’inquiétude, pour ne pas dire la peur de la part d’Athènes de toute sorte de soulèvements au sein de sa ligue. Apparemment, Athènes considère Mélos comme appartenant à son domaine de contrôle et elle perçoit sa neutralité comme une rébellion plus menaçante à son intérêt, parce qu’elle pourrait inciter les autres cités à s’opposer au pouvoir athénien avec résultat l’érosion de sa domination navale. Un autre élément apparaît dans cette réponse des Athéniens, qui porte sur la reconnaissance du caractère éphémère de la domination athénienne par les Athéniens eux-mêmes. Jacqueline de Romilly écrit dans son livre sur l’impérialisme athénien : 236
Thucydide op.cit., V, 91, p. 440.
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Mélos peut donc se montrer imprudente dans sa résistance chimérique, Athènes n’est pas pour autant justifiée, même politiquement en se montrant aveuglément docile à un principe d’action dont les applications sont discutables, elle compromet, peut-être inutilement l’avenir. Et Thucydide suggère ainsi que l’impérialisme brutal décrit par les Athéniens contenait en lui-même un germe de mort […]. Thucydide est beaucoup moins absolu : il ne parle pas de nécessité ; et c’est là une différence importante ; il croit certainement qu’Athènes aurait pu être sauvée, peut-être même qu’elle aurait dû l’être ; mais il voit du moins la présence du danger, et à quelle logique il correspond. Or c’est là pour nous un aspect nouveau de sa pensée. Il n’y a donc pas seulement dans le dialogue qui nous occupe une rupture de sympathie à l’égard de l’impérialisme, il y a un jugement politique différent : d’une part l’impérialisme n’est plus justifié qu’au nom d’une loi par laquelle ses fautes mêmes et ses excès sont rattachés à la logique de son développement ; d’autre part il risque bien d’être condamné dans la pratique, s’il est vrai qu’à l’horizon de cette progression constante, on puisse entrevoir le risque du désastre. Les deux termes de cette condamnation se recouvrent d’ailleurs, puisque c’est le caractère aveugle des démarches athéniennes qui pourra amener un jour, entre l’accroissement de puissance et l’accroissement d’impopularité, un déséquilibre fatal, et mettre ainsi Athènes à la merci d’une imprudence237.
Donc, les Athéniens reconnaissent sans aucune rancune que leur domination peut un jour se terminer, comme toute chose humaine. Quelque chose d’assez surprenant était l’association de la part des Athéniens du bien de leur hégémonie et du salut des Méliens (« τῆς ἡμετέρας ἀρχῆς καὶ ἐπὶ σωτηρίᾳ νῦν τοὺς λόγους ἐροῦμεν τῆς ὑμετέρας πόλεως, ταῦτα δηλώσομεν »). En d’autres termes, la domination athénienne dans ce cas est présentée comme la seule possibilité pour les Méliens de fuir le péril. Ce qui les menace le plus, peut les sauver. Dominer sans combattre et en même temps sauver les faibles. Les Méliens répondent par une question : « Mais comment pourrions-nous avoir autant intérêt à devenir vos esclaves que vous à devenir nos maîtres ? »238 Les Athéniens disent : « Mais parce que vous, en vous soumettant, vous éviterez le pire, et que nous, en vous épargnant, nous
237
Jacqueline de Romilly, Thucydide et l’impérialisme athénien, la pensée de l’historien et la genèse de l’œuvre, p. 247- 248, thèse de doctorat, 1947, 1951, Belles-Lettres, Paris, 1961. 238 Thucydide, op.cit., V, 92, p. 440 : « Καὶ πῶς χρήσιμον ἂν ξυμβαίη ἡμῖν δουλεῦσαι, ὥσπερ καὶ ὑμῖν ἄρξαι ». Thucydide écrit « χρήσιμον » qui signifie plutôt l’utile que « l’intérêt ».
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pourrons tirer des revenus de votre cité »239. D’après nous, la traduction de Roussel n’est pas encore une fois très exacte, puisque Thucydide écrit : « Que d’un côté si vous obéissez avant de pâtir les pires des choses, et de l’autre côté nous allons gagner si nous ne vous détruisons pas ». Les Athéniens ne laissent pratiquement aucune autre chance aux Méliens que celle de la soumission. Les Méliens leur demandent si c’est possible qu’ils restent leurs amis, sans faire une alliance ni avec eux, ni avec les Spartiates (V, 94). Les Athéniens répondent encore une fois avec une phrase terrible et surprenante : Non, car votre hostilité ne nous cause pas tellement de tort. Plus dangereuse serait votre amitié, que nos sujets interprétaient comme un signe de faiblesse de notre part, alors que votre haine constitue à leurs yeux une preuve de notre puissance240.
Cette phrase sera reprise après plusieurs siècles, par Machiavel dans son Prince où il écrit : « … il est beaucoup plus sûr d’être craint qu’aimé, quand on doit manquer de l’un des deux »241. Castoriadis propose une analyse qui dépasse le cadre de la Guerre du Péloponnèse : C’est plus que l’oderint dum metuant latin ; les Athéniens disent : nous voulons que vous nous haïssiez, personne n’a jamais haï quelqu’un de faible, votre haine est la preuve devant l’univers de notre puissance. Vous voyez bien que par rapport à cela le monde moderne est le règne de l’hypocrisie, même Hitler n’aurait pas osé dire une chose pareille, il avait besoin d’envelopper un peu les choses. Comme les Méliens demandent : est-ce que vos sujets trouvent normal que vous traitiez de la même façon vos colonies et ceux qui ne vous sont rien, les Athéniens répondent : ces sujets savent que l’on peut toujours faire valoir des arguments de droit, mais que seule la puissance des uns ou des autres les met à l’abri242.
En réalité, les Athéniens mettent en place des arguments déjà utilisés sur leur propre compte, en les projetant cette fois sur les autres. Ils ont parlé de la question de la peur, la force qui ne les laisse 239
Ibid., V, 93, p. 440 : « Ὅτι ὑμῖν μὲν πρὸ τοῦ τὰ δεινότατα παθεῖν ὑπακοῦσαι ἂν γένοιτο, ἡμεῖς δὲ μὴ διαφθείραντες ὑμᾶς κερδαίνοιμεν ἄν ». 240 Ibid., V, 95, p. 440 : « Οὐ γὰρ τοσοῦτον ἡμᾶς βλάπτει ἡ ἔχθρα ὑμῶν ὅσον ἡ φιλία μὲν ἀσθενείας, τὸ δὲ μῖσος δυνάμεως παράδειγμα τοῖς ἀρχομένοις δηλούμενον ». 241 Nicolas Machiavel, Le Prince, chapitre XV, p. 138, traduction par Y. Lévy, Flammarion, collection « GF », Paris, 1992. 242 C. Castoriadis, op.cit., p. 198.
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pas abandonner leur domination aux autres, parce qu’ils savent que s’ils cèdent, ils vont recevoir une égale partie de violence et de domination par leurs ennemis. L’hégémonie athénienne doit alors infliger la même peur sur ses adversaires. Thucydide introduit comme élément déterminant des relations entre les États et des rapports sociaux, les sentiments et surtout la peur et la haine. Cela nous aide à comprendre que dans les cités grecques où la guerre était une préoccupation constante, la force et l’estime de soi passaient par la force d’autrui. L’image que les Athéniens donnent sur le reste du monde grec semble aussi les concerner, et ils préfèrent être détestables en tant que puissants. Les Méliens leur demandent si leurs colonies trouvent normal qu’ils les traitent de la même façon que ceux qui ne leur sont rien (V, 96), et les Athéniens les répondent de nouveau par l’argument de la puissance : Du point de vue du droit, ils pensent sans doute que ni les unes ni les autres ne manquent d’arguments à faire valoir, mais, que si quelques-unes ont pu conserver leur indépendance, c’est à leur puissance qu’elles le doivent et que c’est la crainte qui nous empêche de les attaquer (Δικαιώματι γὰρ οὐδετέρους ἐλλείπειν ἡγοῦνται, κατὰ δύναμιν δὲ τοὺς μὲν περιγίγνεσθαι, ἡμᾶς δὲ φόβῳ οὐκ ἐπιέναι). Si bien qu’en vous soumettant, non seulement nous augmenterons le nombre de nos sujets, mais encore nous renforcerons notre sécurité. Il ne sera pas dit surtout que vous, un peuple insulaire et moins fort que d’autres, vous avez pu nous tenir tête à nous, les maîtres de la mer243.
Ainsi, progressivement et tant que les idées se déploient, nous comprenons que pour les Athéniens, la soumission de Mélos constitue un enjeu central, étant donné que l’île n’est pas puissante militairement ou riche économiquement, mais petite et sans l’alliance et l’aide de Sparte par exemple ou d’une autre cité grecque, faits qui obligent les Athéniens de l’assujettir. Néanmoins, les envoyés athéniens n’ont pas peur d’exprimer qu’ils n’ont pas pu subjuguer toutes leurs colonies. C’est bien à cause de la puissance de ces dernières. Mais dans le cas présent à cause de l’impuissance de Mélos, l’alliance de deux cités semble impossible pour Athènes pour des raisons de réputation, de créer de la haine et de la peur aux adversaires d’Athènes et de renforcer sa sécurité, autrement dit, renforcer sa 243
Thucydide, op.cit., V, 97, p. 441.
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politique de domination sur la mer Égée. De plus, nous voyons que le droit se dissocie complètement de la domination et des intérêts athéniens en tant que thème de discussion entre Athènes et Mélos, ainsi que nous avons nettement devant nous deux pôles conceptuels, logiques et de vision politique opposée. Les Méliens essaient à la suite, d’assimiler la position des Athéniens au sens où ils se demandent sur l’intérêt réel que les derniers auront à soumettre Mélos, vis-à-vis du reste du monde grec et des autres cités grecques neutres. Une soumission de Mélos alerterait le reste des cités grecques neutres, en devenant éventuellement des ennemis d’Athènes : « … Qu’allez-vous faire sinon renforcer les ennemis que vous avez déjà et inciter les peuples qui n’avaient pas eu jusqu’ici l’intention de rompre avec Athènes, à entrer malgré eux en guerre contre vous ? »244 Les Athéniens répondent que les peuples continentaux ne leur posent pas des problèmes, mais le mal provient plutôt du côté des cités comme Mélos - ils veulent dire des îles et des cités appartenant à leur alliance, mais qui sont exaspérées par le poids et les contraintes imposées par Athènes : « Celles-là risquent de prendre des initiatives insensées et de nous entraîner ainsi avec elles dans des périls manifestes »245. Les Athéniens raisonnent vraiment comme des despotes, suivant les principes d’un pouvoir autoritaire, s’inquiétant si leurs colonies et leurs alliés dans ce cas, aspirent à la liberté et à l’indépendance de leur hégémonie. Les Méliens répliquent que si Athènes et leurs sujets peuvent prendre tous ces risques, les Athéniens pour ne pas perdre leur domination et les alliés pour s’y soustraire, eux-mêmes seraient de lâches « si nous n’étions pas disposés à affronter toutes les épreuves pour échapper à la servitude246. Les Athéniens leur répondent de la sorte : « Il s’agit de sauver vos vies en renonçant à résister à des gens beaucoup plus forts que vous »247. Les Méliens ont au centre de leur système de valeurs comme groupe humain, l’indépendance et l’autonomie, contre les catégories de domination et d’asservissement, clairement exprimées dans tout le dialogue par les représentants d’Athènes. 244
Ibid., V, 98, p. 441. Ibid., V, 99, p. 441. 246 Ibid., V, 100, p. 442. 247 Ibid., V, 101. 245
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Les Méliens pensent qu’ils peuvent espérer tant que leur résistance durera et les Athéniens leur expliquent qu’il faut faire confiance uniquement aux « voies humaines encore ouvertes » et se méfier des « moyens surnaturels, tels que prédictions, oracles et autres pratiques de ce genre, qui les mènent à leur perte en entretenant chez eux une espérance aveugle »248. L’espoir peut être nuisible sans la supériorité et la possession des ressources (« ἀπὸ περιουσίας χρωμένους αὐτῇ »), lorsque celui qui espère est faible comme les Méliens dans ce cas (« ὃ ὑμεῖς ἀσθενεῖς »). Selon les Athéniens, les Méliens ne peuvent pas faire confiance à l’espoir puisqu’ils sont faibles et sans ressources, mais ils doivent aspirer à ce qui est devant eux. Les Méliens utilisent exactement le même argument, à savoir qu’ils font confiance à l’intervention divine parce qu’ils sont défavorisés, leur cause est juste et ils sont en face des gens injustes (« ὅτι ὅσιοι πρὸς οὐ δικαίους ἱστάμεθα ») et dernièrement, ils pensent que Sparte enverra une aide, parce que Mélos a des origines directement doriennes - elle a été fondée par Sparte - et à cause de l’honneur militaire de Lacédémoniens (« τῆς γε ξυγγενείας ἕνεκα καὶ αἰσχύνῃ βοηθεῖν »). Nous nous souvenons que Hermocratès insistait beaucoup sur le fait que les alliances ne sont pas basées sur l’origine commune, mais sur l’intérêt commun ou convergent des cités. Les Méliens ont recours à des arguments plus « traditionnels », comme la liaison ethnique, l’honneur et l’élément divin. Les Athéniens sont au sens moderne du terme, réalistes. Ils sont assez concentrés sur l’expérience déjà acquise et utilisent dans leur argumentation la notion de la gravité des effets pratiques de l’action humaine, militaire dans ce cas. La réponse des Athéniens est assez longue et elle est quant à nous, le moment le plus intéressant et en même temps le plus effrayant du dialogue : Nous pensons pouvoir aussi compter sur la bienveillance des dieux. Ni nos prétentions ni notre conduite n’ont rien qui soit en contradiction avec les idées religieuses des hommes ou avec les principes dont ils s’inspirent dans leurs relations entre eux. Nous croyons, étant donné ce qu’on peut supposer des dieux et ce qu’on sait avec certitude des hommes, que les uns et les autres obéissent nécessairement à 248
Ibid., V, 103, p. 442 : « ἐπὶ τὰς ἀφανεῖς καθίστανται μαντικήν τε καὶ χρησμοὺς καὶ ὅσα τοιαῦτα μετ' ἐλπίδων λυμαίνεται ».
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une loi de nature qui les pousse à dominer les autres chaque fois qu’ils sont les plus forts. Cette loi, ce n’est pas nous qui l’avons mise en application une fois qu’elle a été établie. D’autres nous l’ont transmise et nous lui obéissons, comme feront tous ceux qui viendront après nous. Nous savons que vous-mêmes ou tout autre peuple, vous n’agiriez pas autrement si vous disposiez d’une puissance comparable à la nôtre. Aussi, en ce qui concerne la faveur divine, n’avons-nous aucune raison d’être inquiets. Nous ne serons pas en état d’infériorité249.
Les Athéniens renversent l’argument des Méliens, ou ils l’acceptent à un autre sens. Les Athéniens se justifient face aux dieux, comme pratiquants des idées religieuses (« τὸ θεῖον νομίσεως ») et de ce qui est perçu comme divin. Les Athéniens (ou Thucydide) impliquent sur le domaine du divin, la pensée exprimée tout au long du texte, à partir du premier livre sur la puissance et la domination qui régissent la vie humaine, les rapports politiques et finalement l’histoire. La pensée de Thucydide est ici extrêmement fine : lorsqu’ils se réfèrent aux dieux, les Athéniens expriment une opinion, lorsqu’ils parlent des êtres humains c’est la certitude. La domination du plus fort sur le plus faible est un processus naturel. Cette idée est quand même déjà exprimée dans la littérature grecque, et considérer que Thucydide est le premier à l’avoir exprimé serait inexact. Dans la Théogonie, selon Hésiode les générations successives se battent entre elles pour le pouvoir et les dieux le prennent, en tuant ou en castrant leurs aînés : Zeus enchaîne Kronos comme celui-ci à son tour avait châtré son père Ouranos250. À l’Iliade, poème où les héros les plus forts excellent, comme Hector sur Patrocle et le plus fort encore, Achille sur Hector, Zeus menace Héra de la suspendre dans l’éther, enchaînée au milieu des nuages si elle continuait d’aider les Achéens251. La loi du plus fort dominant sur le plus faible existe premièrement dans l’espace des dieux. Cette conception nous rappelle l’idée prononcée quelques 249
Ibid., V, 105, p. 443 : « Τῆς μὲν τοίνυν πρὸς τὸ θεῖον εὐμενείας οὐδ' ἡμεῖς οἰόμεθα λελείψεσθαι· οὐδὲν γὰρ ἔξω τῆς ἀνθρωπείας τῶν μὲν ἐς τὸ θεῖον νομίσεως, τῶν δ' ἐς σφᾶς αὐτοὺς βουλήσεως δικαιοῦμεν ἢ πράσσομεν. ἡγούμεθα γὰρ τό τε θεῖον δόξῃ τὸ ἀνθρώπειόν τε σαφῶς διὰ παντὸς ὑπὸ φύσεως ἀναγκαίας, οὗ ἂν κρατῇ, ἄρχειν· καὶ ἡμεῖς οὔτε θέντες τὸν νόμον οὔτε κειμένῳ πρῶτοι χρησάμενοι, ὄντα δὲ παραλαβόντες καὶ ἐσόμενον ἐς αἰεὶ καταλείψοντες χρώμεθα αὐτῷ, εἰδότες καὶ ὑμᾶς ἂν καὶ ἄλλους ἐν τῇ αὐτῇ δυνάμει ἡμῖν γενομένους δρῶντας ἂν ταὐτό. καὶ πρὸς μὲν τὸ θεῖον οὕτως ἐκ τοῦ εἰκότος οὐ φοβούμεθα ἐλασσώσεσθαι ». 250 Hésiode, Théogonie, 136-211, 454-507. 251 Homère, Iliade, XV, 18-35.
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années auparavant par Protagoras sur l’existence des dieux rapportée par Diogène Laërce : « Des dieux, je ne puis savoir ni qu’ils existent, ni qu’ils n’existent pas : car beaucoup d’obstacles empêchent d’avoir une perception sensible des dieux et la brièveté de la vie de l’homme »252. Nous voyons que les Athéniens sont extrêmement sûrs de leur conception, bien qu’ils acceptent que leur domination puisse éventuellement prendre fin. À ce point, Thucydide semble emprunter à la tragédie athénienne cette assurance. Cette certitude est à son point culminant au moment de son grand virage, du grand tournant qui conduira à la catastrophe finale. Le dialogue indique l’esprit et la conception des Athéniens au pic de leur pouvoir, au point critique du tournant de la victoire de laquelle Athènes est sortie de la première phase de la Guerre du Péloponnèse, jusqu’à la défaite et la catastrophe en Sicile et surtout dans un moment de dynamisme incessant, tellement apparent dans ce dialogue. Cet esprit amènera Athènes un peu plus tard à l’expédition en Sicile, afin d’étendre sa puissance jusqu’aux limites. Mais, les Athéniens n’ont pas peur d’une condamnation divine, étant donné que les dieux agissent de la même façon que les hommes, c’est-à-dire opprimant lorsqu’ils le peuvent. Les Athéniens érigent cette loi en une loi universelle, qui concerne tout ce qui existe. Cette conception peut signifier aussi que même les dieux grecs existent en obéissant à certaines lois253 qui les dépassent. Les Athéniens se sentent en train de faire quelque chose propre à l’être humain, ainsi qu’à l’ordre cosmique. Autrement dit, ils se montrent pieux en répondant aux Méliens. Les Méliens disent que ce sera à l’intérêt de Sparte de venir à leur secours et qu’ils ne rendront pas service à leurs ennemis, en laissant Mélos sans aide (V, 106). Les Athéniens leur 252
Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, p. 1089, traduction de M.-O. Goulet Cazé, LGF, collection « La Pochothèque », Paris, 1999. 253 Contrairement aux trois monothéismes, le judaïsme, le christianisme et l’Islam où Dieu est l’être suprême, au-dessus duquel il n’existe rien d’autre, en Grèce antique les dieux n’étaient pas des entités parfaites. Les dieux Grecs se trouvent obligés ontologiquement à obéir à la Moira, au destin, au sort, qui les surpasse et ne peuvent pas changer leur propre destin ou le destin de leurs enfants mortels, comme c’est le cas de Zeus dans l’Iliade qui ne peut empêcher la mort d’un de ses enfants mortels.
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disent que les Spartiates ne peuvent pas mélanger leur intérêt avec la sureté et l’honnêteté. Ils ne peuvent et ne veulent pas oser (« ὡς ἐπὶ τὸ πολὺ τολμῶσιν ») et ils ne peuvent pas tenter de venir les aider (V, 107). Les Athéniens sous-entendent ici que les Spartiates ne peuvent pas oser, à cause de la nature de leur force et de leur système politique. En outre, à l’argument des Méliens que les Spartiates vont les secourir puisque Mélos est très proche géographiquement à Sparte (V, 108) les Athéniens expliquent que les Spartiates meuvent leurs forces pour aller en campagne, uniquement lorsqu’ils ont une large supériorité matérielle et avec la contribution des alliés : « il est donc peu vraisemblable qu’ils fassent passer leur armée dans une île alors que nous sommes maîtres de la mer (ναυκρατόρων ὄντων) »254. Les Méliens insistent encore une fois sur l’idée que Sparte les aidera et même si les Spartiates ne viennent pas à Mélos, ils pourront pénétrer le territoire d’Attique et forcer les Athéniens à défendre leur cité. Les Athéniens répondent avec la réplique la plus longue de tout le dialogue : Mais nous sommes surpris de constater qu’après avoir admis qu’il ne serait ici question que des mesures propres à sauver votre cité, vous n’avez pas, au cours de cette longue discussion, proposé une seule solution sur laquelle des hommes puissent raisonnablement compter pour assurer leur salut. Votre confiance se fonde essentiellement sur l’avenir et sur des espérances. Mais les ressources dont vous disposez actuellement sont trop faibles pour que vous puissiez résister avec succès aux forces déjà rassemblées contre vous. Aussi, à moins que vous n’ayez perdu tout bon sens, vous allez, pendant qu’il est encore temps, nous demander de quitter cette salle pour prendre entre vous une décision plus sage que celle-ci. Il y a une certaine conception de l’honneur qui, dans les situations humiliantes et devant des périls manifestes inspire les réactions les plus désastreuses. Gardez-vous de l’adopter. Souvent, alors que les hommes sont encore capables de prévoir ce qui les attend, ils se laissent malgré tout impressionner par le mot de déshonneur. Vaincus par la force de suggestion d’un simple vocable, ils se jettent volontairement dans des maux irrémédiables et se couvrent d’un opprobre dont ils ont d’autant plus à rougir qu’ils le doivent à leur folie et non à un coup du sort. Si vous adoptez une attitude raisonnable, vous éviterez un pareil malheur. Vous admettrez qu’il n’y a rien d’ignominieux à s’incliner devant la plus puissante des cités grecques, quand elle se montre aussi modérée dans ses prétentions. Nous vous demandons seulement de devenir nos alliés tributaires, tout en conservant la jouissance de votre sol. Puisque nous vous laissons le choix entre la guerre et la sécurité, vous ne serez pas obstinés au point d’opter pour le pire. Ne pas reculer devant un égal, manifester de la 254
Thucydide, op.cit., V, 109, p. 444.
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déférence à plus fort que soi et traiter les plus faibles avec modération, telle est la ligne de conduite la plus sûre. Réfléchissez donc et, quand nous aurons quitté cette salle, dites-vous bien que c’est le sort de votre patrie qui est en jeu, que vous n’en avez qu’une et que son salut ou sa ruine dépendent de cette seule décision que vous allez prendre255. Celle-ci est la dernière réponse du dialogue, avant la décision des Méliens et les Athéniens utilisent des termes assez cruels, comme quand ils disent que « πολλήν τε ἀλογίαν τῆς διανοίας παρέχετε » ou que « ἀλλ' ὑμῶν τὰ μὲν ἰσχυρότατα ἐλπιζόμενα μέλλεται, τὰ δ' ὑπάρχοντα βραχέα ». Mais ce qui est prononcé à la fin est le plus significatif : « ὡς οἵτινες τοῖς μὲν ἴσοις μὴ εἴκουσι, τοῖς δὲ κρείσσοσι καλῶς προσφέρονται, πρὸς δὲ τοὺς ἥσσους μέτριοί εἰσι, πλεῖστ' ἂν ὀρθοῖντο ». La traduction de la phrase par Roussel « τοῖς δὲ κρείσσοσι καλῶς προσφέρονται » par « manifester de la déférence à plus fort » n’est pas très exacte. Nous traduirons par « s’offrir bien aux plus forts ». D’ailleurs, les Athéniens essaient encore une fois de conseiller les Méliens, comme ils l’ont fait tout au long du dialogue, afin qu’ils ne s’obligent pas à les attaquer, les assujettir et les anéantir, mais pour qu’ils rejoignent leur alliance. Les Athéniens exercent ainsi un savoir faire des relations entre les cités, ayant comme base le rapport de la force de soi et de la force d’autrui. Les Athéniens se retirent et les Méliens prennent leur décision. Lorsque les Athéniens reviennent les Méliens leur expliquent qu’ils s’en tiennent à leur attitude préalable, ayant comme critère la liberté et l’autonomie de leur pays : Notre décision, Athéniens, est restée ce qu’elle était dès le début. Nous ne nous laisserons pas priver en l’espace d’un instant d’une liberté dont notre cité a joui depuis sa fondation, il y a sept cents ans. Comptant sur la faveur des dieux, qui l’a préservée jusqu’à ce jour, et sur le secours des hommes, en particulier des Lacédémoniens, nous tenterons de la sauver. Nous vous proposons de devenir vos amis, sans entrer en guerre ni d’un côté ni de l’autre et nous vous invitons à évacuer notre territoire après avoir conclu avec notre cité un traité conforme à vos intérêts en même temps qu’aux nôtres256.
Les Athéniens disent ceci : « il nous paraît que vous êtes bien le seul peuple à fonder son jugement sur ce qu’il attend de l’avenir plutôt que sur les données concrètes qu’il a sous les yeux. Les Athéniens ont eu raison à deux choses, malgré les objections d’ordre moral que quelqu’un peut avoir : les dieux n’ont pas aidé les Méliens, ni non plus les Spartiates, et apparemment ils avaient raison, quand ils disaient aux habitants de cette petite île qu’ils confondaient leurs 255 256
Ibid., V, 111, p. 445. Ibid., V, 112, p. 446.
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jugements avec leurs espoirs. Les Athéniens ont ouvert les hostilités et ont construit un mur autour de la ville de Mélos. Le gros de l’expédition est parti en laissant une garnison athénienne et des alliés. Pendant le siège, les Méliens ont effectué une attaque nocturne contre le mur athénien et ont saisi des vivres, du blé et ils ont tué des Athéniens. Au début de l’hiver, les Méliens ont pu réaliser une sortie et enlever une partie de l’enceinte : À la suite de cet événement, de nouvelles troupes arrivèrent d’Athènes, sous les ordres de Philocratès, fils de Déméas. Le siège fut désormais mené avec énergie et, à la suite d’une trahison, les Méliens se rendirent à discrétion aux Athéniens. Ceux-ci massacrèrent tous les hommes en âge de servir qui tombèrent entre leurs mains. Les femmes et les enfants furent vendus comme esclaves. Par la suite, cinq cents colons d’Athènes furent envoyés à Mélos et s’établirent dans l’île257.
Nous voulons maintenant, puisque nous avons traversé le dialogue à sa totalité, faire certaines remarques. Tout d’abord, dans ce dialogue à part la question du droit et du pouvoir, ce que Thucydide met au centre de la discussion sont deux attitudes fondamentalement différentes : celle d’Athènes, une force qui veut fléchir comme puissance maritime tout à son passage. D’autre part, il y a Mélos, une formation politique traditionnelle, oligarchique. Le dialogue ne présente pas un conflit, la lutte simplement entre deux intérêts opposés. S’il ne s’agissait que de cela, une sorte de compromis serait possible. Mais, tout ce que les deux parties prononcent dans ce dialogue, souligne le fait que l’enjeu réel de la lutte est la bataille entre deux idéaux et deux institutions politiques. Mélos est une cité limitée géographiquement, pas du tout ambitieuse : elle veut rester libre et ne pas dominer les autres. Cet idéal de l’autonomie politique était aussi partagé autrefois par les Athéniens, et il reviendra un peu plus tard avec la philosophie politique de Platon. Or, Athènes est la nouvelle force dynamique, et elle exprime une hégémonie expansionniste et 257
Ibid., V, 116, p. 447 : « καὶ ἐλθούσης στρατιᾶς ὕστερον ἐκ τῶν Ἀθηνῶν ἄλλης, ὡς ταῦτα ἐγίγνετο, ἧς ἦρχε Φιλοκράτης ὁ Δημέου, καὶ κατὰ κράτος ἤδη πολιορκούμενοι, γενομένης καὶ προδοσίας τινός, ἀφ' ἑαυτῶν ξυνεχώρησαν τοῖς Ἀθηναίοις ὥστε ἐκείνους περὶ αὐτῶν βουλεῦσαι. οἱ δὲ ἀπέκτειναν Μηλίων ὅσους ἡβῶντας ἔλαβον, παῖδας δὲ καὶ γυναῖκας ἠνδραπόδισαν· τὸ δὲ χωρίον αὐτοὶ ᾤκισαν, ἀποίκους ὕστερον πεντακοσίους πέμψαντες ».
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guerrière. Les deux systèmes sont également le produit de la pensée politique grecque. À vrai dire, la domination d’Athènes était constamment précaire, et elle ne pouvait pas faire confiance à la loyauté de ses alliés, alliés en nom, mais sujets en réalité. Ce dialogue ne concerne pas non plus les relations entre les individus et la communauté, mais les relations entre les cités grecques. Mais Thucydide met en relief deux visions du monde différentes : l’une navale et l’autre oligarchique, dorienne, traditionnelle et aristocratique. Si Thucydide était un rationaliste pur et simple comme il a été souvent considéré, il ne présenterait pas si intensément les Méliens comme un exemple de la puissance et de l’inflexibilité des idéaux traditionnelles contre tous les conseils pratiques et raisonnables. Le vieil idéal aristocratique et dorien se trouve au noyau de l’existence sociale des Méliens. Le dialogue des Méliens accorde une importance à ce point, à savoir qu’une petite cité grecque est en train de se battre pour ce qui semble être une cause, une bataille perdue, pas tellement à cause d’un espoir raisonnable pour une possible victoire, mais plutôt pour la fidélité, la passion et l’attachement à l’impératif catégorique de la tradition, de l’honneur et de la liberté. D’un point de vue plus général, nous estimons que Thucydide veut que le lecteur s’aperçoive de l’ironie tragique derrière les remarques et les commentaires des Athéniens au sujet des espoirs des Méliens, qui sont sans aucun fondement réel. Probablement, il pense à l’expédition en Sicile et à Nicias lequel dans une situation désespérée espère un miracle de la part des dieux258. Le cas de Nicias devient un paradigme de l’élément qui dans le dialogue des Méliens est central : la futilité et le non-sens des espoirs basées sur une justice sans l’appui de la force. Thucydide considère que le pouvoir en soi n’est ni positif ni négatif, lorsqu’il est utilisé en accord avec les lois universelles reconnues de la politique et de la guerre, et il ne trouble pas l’ordre moral et naturel. Le dialogue des Méliens est une partie de la réflexion de Thucydide sur le thème central de son œuvre : l’avènement, la grandeur et la chute de la domination d’Athènes, les fondements de sa 258
Ibid., VII, 61, 3 et 77, 2.
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puissance et de son déclin. Le dialogue de Mélos, les discours de Périclès, le débat sur Mytilène et les discours devant l’assemblée du peuple à Sparte contiennent son jugement au sujet du caractère de la domination athénienne et de son importance pour la vie politique du monde grec. L’indépendance de Mélos représente les derniers moments de l’autonomie de la cité à la mer Égée, le domaine central de la domination athénienne et sa conquête symbolise le point culminant de la puissance aussi bien que le commencement de la défaite d’Athènes. Il nous faut remarquer que même dans le moment de sa puissance extrême et dans son traitement des îles révoltées, Athènes n’essaie pas simplement de conquérir mais de convaincre de la légitimité de son pouvoir. Autrement dit, Thucydide nous fait comprendre que toute sorte de pouvoir a besoin d’une justification, d’une légitimation minimale face à ses sujets. Cette conception et cette pratique seront reprises plusieurs fois dans l’histoire et Thucydide est également novateur sur ce point. Tout pouvoir a besoin d’une légitimation afin d’exister et de persuader la majorité des sujets, que la domination est profitable pour la totalité du corps social. En fait, les conquérants ne se limitent pas à imposer aux sujets leur domination, mais à imposer leur mentalité et leur « idéologie ». Pourtant, Thucydide reconnaît aux Méliens la pertinence de leurs arguments. Contrairement au scepticisme et à la mentalité de ses contemporains, il présente une communauté humaine - pareille à Athènes des Guerres médiques - qui se bat pour ses idéaux, ses espoirs et non pour des intérêts. Les Méliens veulent rester libres et continuer de vivre comme ils ont vécu pendant des siècles. Mais, les Athéniens ne tolèrent pas cette attitude pour des raisons de politique, d’intérêt et de prestige. Sous certains égards, l’affaire de Mélos ressemble à l’affaire de Mytilène et de Platée où une petite cité se trouve à une situation critique et désespérée et est utilisée comme un pion dans la bataille de grandes puissances. Toutefois, le point le plus tragique est que ni les Athéniens peuvent sacrifier leur prestige, ni les Méliens leur liberté sans arrêter d’être ceux qui sont. Thucydide avec le dialogue des Méliens essaie de reprendre certaines idées et arguments existants dès le premier livre. Castoriadis dit sur le dialogue : 173
…c’est la première fois qu’on voit exprimer de façon aussi nue, débarrassée de toute autre considération, ce principe simple, indécomposable : là où il y a des égaux, il y a droit, et là où il n’y en a pas, la force règne. […] C’est donc là le premier moment, chez Thucydide, où cet argument apparaît sous sa forme la plus crue, par opposition aux autres moments où l’on trouve toujours une invocation du dikaion ou de la dikè, du juste ou de la justice. Vous vous en souvenez, les discussions précédentes comportaient souvent une clause consistant à dire : le droit et l’intérêt nous commandent de faire telle ou telle chose. Ici, pour la première fois, on affirme que la question du droit ne se pose pas. Bien entendu, c’est une prétérition, une figure de style, comme si vous disiez : quant au président de la République, je n’en parlerai pas sinon pour dire que… Si les Athéniens disent que la question du droit ne se pose pas, c’est donc qu’elle pourrait se poser. Même si le droit, en principe, règne entre égaux et si la force règne entre non-égaux, à partir d’un certain moment des partenaires égaux ou inégaux ne peuvent pas s’empêcher de soulever la question autrement : est-il conforme au droit qu’il n’y ait pas de droit entre non-égaux ? Et depuis vingt-cinq siècles nous tournons dans ce cercle, comme l’écureuil dans sa roue259.
Ainsi, la question de la force entre les inégaux, découlant à une violence extrême apparaît de la façon la plus directe dans le dialogue. Les Athéniens admettent qu’il y a un droit, mais il y a des degrés de droit basés sur la force, à savoir si nous avons affaire à des égaux, à un fort ou un faible. Il est aussi assez probable que Thucydide ait voulu montrer les différents stades du déclin de la démocratie athénienne avant la catastrophe en Sicile et cette fois, il présente les Athéniens qui justifient leur domination dans un cadre de dialogue et de discussion, de conflit entre deux opinions, entre deux perspectives. Parfois, les philologues et les érudits ont la tendance de regarder exclusivement le côté des Athéniens, leur justification et l’explication de leur campagne. Mais le dilemme des Méliens est également problématique, devant la possibilité de destruction qu’ils se trouvent. Thucydide a montré tout au long de son œuvre, l’agonie avec laquelle les Athéniens essayaient de justifier leur pouvoir. Pourtant, en avançant la narration de la Guerre du Péloponnèse, il insiste sur les cités mineures du monde grec qui se trouvaient en péril, comme Platée, Mélos et Skiônè, des cités qui sont obligées d’exister et de survivre à travers les 259
C. Castoriadis, op.cit., p. 208.
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conflits des puissances majeures, comme Sparte, Athènes et même Thèbes. Le dialogue a alors comme noyau la domination athénienne face à l’obstination d’une petite cité de se défendre. Ce dialogue insiste aussi sur les effets destructifs de la passion de Méliens de rester libres et aux dilemmes qui leur sont posés : soit intégration à la thalassocratie athénienne, soit résistance et destruction. La question de la moralité de la domination athénienne est secondaire pour Thucydide. Le point critique pour lui, est la réaction des Méliens face à la menace d’Athènes. Est-ce que la réaction si inflexible des Méliens est due à la nature oligarchique du régime de Mélos et de sa différence avec le régime démocratique ? En outre, un autre élément assez important pour la compréhension du dialogue est que les Athéniens utilisent les mots à leur intérêt et en les altérant. Cette idée de la modification du sens des mots est très commune et nous allons la revoir, lorsque nous parlerons de la guerre civile en Corcyre. Ce qui avait la plupart des fois impressionné pendant les siècles était l’insistance d’Athènes sur le fait que le plus fort contrôle le faible et que la justice, la justice distributive a besoin d’une base d’égalité. Selon cette interprétation, les Athéniens ne peuvent pas voir les Méliens dans un pied d’égalité, parce qu’ils ne peuvent pas concevoir d’une façon égale le maître et le subjugué. Ce que nous trouvons encore plus impressionnant, est que l’idée de l’obéissance du faible envers le fort est perçue par les Athéniens, non comme injustice, mais comme un impératif catégorique de la nature. D’ailleurs, cette conception est déjà exprimée dans la défense de l’hégémonie athénienne devant l’assemblée de Sparte. Les Athéniens ne font que suivre leur impulsion de gouverner, et faire comprendre que le plus fort doit s’imposer sur le moins fort. Hermocratès de l’autre côté, un ennemi de la politique d’Athènes n’accuse pas les Athéniens parce qu’ils veulent dominer. Il s’agit d’une loi naturelle universelle et peu de contemporains mettraient en doute cette phrase. Et nous ne devons pas la confondre, malgré les rapports de la position des Athéniens avec celle de Thrasymaque qui disait que la loi conventionnelle est instituée par un complot de la majorité des faibles envers la minorité des plus forts. Mais pour Thucydide, il n’y a pas une sorte de violation des normes morales et de la justice, mais plutôt le travail inévitable de la 175
nature humaine et il n’y a rien qui peut l’arrêter et le borner. Nous pouvons lier le dialogue du cinquième livre à ce que Hermocratès disait : que la responsabilité appartient à ceux qui acceptent l’agression et l’attaque. Les Méliens disent (V, 100) qu’ils seraient des « lâches et bien méprisables » s’ils acceptaient la servitude. Ce sens de l’honneur amène Mélos à la destruction irréparable et les Athéniens leur disent plusieurs fois pendant le dialogue, qu’ils doivent éviter cette obstination de bravoure. Les Athéniens insistent que les Méliens ne doivent pas suivre un sens de l’honneur pervers et de s’anéantir. Néanmoins, nous constatons que Thucydide met au centre de l’écriture de son histoire la thématique de la justice entre les égaux et les inégaux, entre les forts et les faibles, d’où la source de la violence explose. Or, il ne faut pas faire l’erreur fréquente lorsqu’il s’agit de Thucydide et de son explication de la violence innée à la domination athénienne et innée à toute domination. Toutes les fois qu’il parle de la violence et des massacres, il est assez neutre par rapport à ce qui est en train de décrire. Autrement dit, il évite de prononcer des jugements moraux, mais il se contente de rapporter ce qui a eu lieu. Il y aura quand même des exceptions, lorsque Thucydide rapportera les événements de la guerre civile à Corcyre et du massacre à Mycalessos. Surtout dans le deuxième cas, Thucydide exprimera son opinion. L’erreur dont nous avons parlé, est que certaines fois nous voulons que Thucydide ne soit pas neutre par rapport à la question de la violence et du pouvoir. Nous désirons de façonner l’historien à notre propre image de la condamnation de la violence et du pouvoir et de son exercice, parce que nous avons la tendance de juger le pouvoir comme fondamentalement immoral, synonyme du « mal », véhicule de la « corruption ». En fait, Thucydide nous pousse à comprendre l’histoire au-delà des termes du mal et du bien, du moral et de l’immoral. Il ne pense pas à partir de ces termes la question du pouvoir et de la violence, mais il tente plutôt de tirer quelques conclusions basées sur une certaine répétition des phénomènes dans l’histoire humaine. En d’autres termes, le problème de la moralité ou de l’immoralité du pouvoir et de la légitimité de la violence préoccupait les gens de l’époque de Thucydide, d’une façon différente qu’elle nous préoccupe 176
actuellement. Il y avait une discussion pareille à l’époque de Thucydide, mais avec une forme bien différente de celle de notre époque. La possession du pouvoir, son exercice, sa légitimation n’étaient pas encore mis en question par les Grecs, comme les sont aujourd’hui, par exemple par le marxisme ou la théorie et la pratique des mouvements anarchistes. Les Athéniens comme nous l’avons vu, ils ne se montrent pas dérangés par le commentaire des Méliens, que peut-être un jour l’hégémonie athénienne sera détruite et que les Athéniens vont subir le sort des citoyens de Mélos. Ils trouvent cela probable et naturel. Ils n’utilisent pas de termes comme « mauvais » ou « bien », « juste » ou « bon » pour définir cette possibilité. Pour Thucydide et pour les Athéniens, le pouvoir est neutre. Il se peut que ce soit l’opinion du narrateur, mais la narration n’affecte pas le fond et son essence. Pour les Athéniens, ils ne font que de suivre la loi des hommes et des dieux. L’existence de la loi comme rapport modelant l’existence et les rapports humains est acceptée par Thucydide, comme elle a été acceptée par Machiavel et Hobbes. L’écrivain Américain A. Geoffrey Woodhead écrivait sur la question de la loi et de la morale, en rapport avec le dialogue des Méliens les lignes suivantes : Whether men will or not, he says (as the Athenians at Melos more or less said), ‘they must be subject to the Divine Power’; and again, ‘it comes to pass that we are obliged to obey God in natural kingdom’. In a world which, though largely pagan, derives its general concept of God and the Christian concept of the divine law as we wish nowadays to understand it with the divine law as the Athenians expressed it or as Hobbes modified it. Thus our own accepted habits of thought, and our reactions to expressions based on those habits of thought tend to hamper us in any appreciation of what Thucydides is telling us260.
La problématique de Thucydide peut ainsi nous amener très loin, à la question du pouvoir et de la violence, de leurs constitutions et de leurs origines, et il est le premier auteur qui s’occupe de ces deux questions méthodiquement. Néanmoins, il ne critique pas les fondements et l’existence elle-même du pouvoir : il le considère comme constitutif de l’existence humaine et le conçoit presque comme un phénomène naturel, comme les Sophistes essayaient 260
A. Geoffrey Woodhead, Thucydides on the Nature of Power, p. 11, Published for Oberlin College by Harvard University Press Cambridge, Massachusetts, 1970.
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d’interpréter les phénomènes de la nature avec une méthode distanciée en tant que tels et sans aucune provenance divine, de la même façon Thucydide conçoit le pouvoir comme un processus de transformation, d’un champ où les forces se succèdent sans cesse, comme cela a été décrit au premier livre de la Guerre du Péloponnèse. Pourtant, cet enchaînement des pouvoirs n’est pas mécanique, en d’autres termes il n’est pas causal et rationnel. Selon Castoriadis : Thucydide nous fait voir que ce qui est non rationnel n’est pas incompréhensible. Ce non rationnel est compréhensible à condition de ne pas réduire l’histoire, comme le fait la bêtise moderne, à un enchaînement mécanique de causes et d’effets, de raisonnements et d’erreurs de raisonnement. S’il y a des erreurs de raisonnement, ce n’est pas uniquement parce que les hommes sont incapables de se hausser à un certain niveau d’intelligence ; c’est que ces hommes sont des êtres vivants, des êtres habités par leurs passions. Dans cette affaire la rationalité se tisse avec les passions, elle est la plupart du temps, voire presque toujours, un instrument de leur victoire. Et cela aboutit en fin de compte à une image globale des événements historiques et de la guerre où les choses sont intelligibles au niveau des enchaînements ensemblistes-identitaires et compréhensibles au niveau des motivations – auxquelles, en tant que passionnelles, nous sommes susceptibles de participer ; mais où finalement bien entendu l’enchaînement global est et n’est pas compréhensible, tout comme dans une tragédie261.
Après l’analyse, nous voulons terminer sur le dialogue de Méliens et des Athéniens. Mélos était une île qui a résisté sans succès à la force navale et militaire d’Athènes. Les circonstances antérieures de l’attaque athénienne, comme nous avons pu le voir au début de notre réflexion, elles sont relativement obscures à leur totalité. Nicias en 426 avait essayé de subjuguer Mélos une première fois262. Quelques années plus tard, probablement en 425, les Athéniens ont imposé à Mélos une contribution de quinze talents, mais possiblement cet impôt n’a jamais été payé. Max Treu était le premier à dire que Mélos faisait partie des listes, des catalogues et des décrets de 425 selon lesquelles Mélos devait rejoindre la ligue d’Athènes et que Athènes l’a puni avec ses alliés pour son insoumission263, comme 261
Cornelius Castoriadis, op.cit., p. 263. Thucydide, op.cit., III, 91. 263 Max Treu, Athen und Melos und der Melier-Dialog des Thukydides, Historia II, (1953), p. 253-73, idem, ibid., III (1954), p. 58-59. 262
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alliée révoltée. Mais cette opinion n’a pas été suivie par la grande majorité des érudits264. Les propositions de Meiggs et d’Andrewes ont l’air convaincant. Le premier met en doute la conclusion, que la référence de Mélos au décret d’Athènes de 425 sous-entend que l’île aurait encore une occasion de se soumettre à Athènes sans bataille, mais elle a choisi son indépendance et la destruction. Andrewes n’est pas d’accord avec le choix du temps de l’attaque, et il pense que les Athéniens après leur échec de leurs plans en Péloponnèse étaient prêts à tout faire pendant cette période comme ils feraient un an après, avec l’expédition en Sicile. Mélos ne se soumet pas à Athènes et aide probablement aux dépenses de guerre de Sparte, en ignorant le décret athénien. Thucydide a accordé une importance extraordinaire à cet événement et la façon avec laquelle il en parle, s’associe à une pratique de la part des Athéniens qu’elle devient de plus en plus cruelle, jusqu’au point de dire que la force en elle-même constitue le droit. Le récit de Thucydide a quand même posé certains problèmes à la recherche. Son récit présente les Athéniens d’être coupables non simplement d’une attaque, mais aussi de la mort des hommes adultes et du traitement des femmes et des enfants de Mélos après la défaite de la résistance. C’est la raison pour laquelle des chercheurs trouvent le récit sur Mélos contestable. A. E. Raubitschek265 a soutenu l’opinion qu’Éphore en corrigeant avec une bonne intention Thucydide, avait transcrit une soumission de Mélos après 425 et sa rébellion contre la domination athénienne dans une période entre la paix de Nicias et l’expédition de 416. Pourtant, même si les Athéniens avaient des raisons encore plus profondes pour attaquer Mélos et massacrer ses habitants, de ce que Thucydide nous laisse comprendre, il s’agissait de la plus grande cruauté de la Guerre du Péloponnèse par sa signification politique et 264
W. Eberhardt, « Der Melier-Dialog. Betrachtungen zur historischen Glaubwürdigkit des Thukydides », Historia VIII (1959), p. 284-314, a repondu à M. Treu. Mais, A. E. Raubitschek in « War Melos Tributpflichtig ? », Historia XII (1963), p. 78-83, il a fait revivre la théorie de Treu et a soutenu qu’il y a eu une soumission plus ancienne et une révolte de Mélos, que Thucydide n’a pas raconté. 265 A. E. Raubitschek, Historia XII, 1963, p. 78-83.
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éthique, étant donné que les Athéniens n’avaient pas le prétexte que Mélos faisait partie de leur ligue. Athènes a failli massacrer la population de Mytilène, cité alliée, en évitant au dernier moment d’exécuter sa première décision, en réfléchissant sur elle et en prenant de nouveau une décision. Mais, il semble que le corps politique athénien a traversé un processus particulier à cause du conflit qui durait depuis quinze ans, devenu de plus en plus acharné et sans bornes, comme nous pourrons le voir avec la guerre civile en Corcyre. Il ne pourra ou il ne voudra pas changer son opinion dans le cas de Mélos, où devant un dème qui est en train de mettre en doute ses décisions, exprime un cynisme rare. Néanmoins, Thucydide comme dans les autres récits des faits violents, il ne se réfère pas aux détails du massacre et ne fait pas de jugements moraux. Or, nous trouvons que dès le début du dialogue, il met en place sa propre opinion à travers les arguments des Athéniens et des Méliens, indépendamment si ce texte exprime l’état véritable de l’hégémonie athénienne aux années 420 avant notre ère. Il se peut que certains des Méliens aient survécu, puisque Thucydide dit précisément que les Athéniens ont tué ceux qui ont pris sur place, après la trahison : « οἱ δὲ ἀπέκτειναν Μηλίων ὅσους ἡβῶντας ἔλαβον… »266. Nous savons que juste avant la fin de la Guerre du Péloponnèse, Lysandre après la bataille à Aigos Potamoi a renvoyé des Méliens à Mélos, donc une partie des citoyens a pu s’enfuir, malgré le blocus athénien. Thucydide ne précise pas qui était le responsable du massacre : est-ce que c’étaient les généraux athéniens présents ? Est-ce que s’agissait-il d’une décision de l’assemblée du peuple athénien ? Des sources ultérieures disent que c’était Alcibiade le responsable de cette violence extrême, selon Plutarque et PseudoAndocide267, qui avait proposé la mention. Le massacre de Mélos a eu un grand écho dans le monde grec, même dans la société athénienne, au moins dans sa partie la plus progressiste. Lorsque les Athéniens apprennent leur défaite à Aigos Potamoi, ils se souviennent de Mélos avec d’autres atrocités 266
Thucydide, op.cit., V, 116, 4. Plutarque, Vies Paralleles, Alcibiade, 16.5-6 et Pseudo-Andocide IV, 23. Peutêtre la source primaire de Plutarque est la référence de Pseudo-Andocide.
267
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commises268 avec de regrets. Nous trouvons une référence indirecte au massacre de Mélos et à la question de la mort des femmes et des enfants dans les guerres, chez les Troyennes d’Euripide où un des auteurs les plus novateurs de la société athénienne met en doute la violence guerrière. Il se peut que le poète ait été influencé par le massacre de Mélos. Des références à ce sujet étaient faites pendant plusieurs siècles après Thucydide par Isocrate, Plutarque, Lysias, même pendant l’époque romaine par Strabon et Diodore. Il est intéressant de noter qu’après la narration de la chute de Mélos, Thucydide commence à parler de l’expédition en Sicile, où la catastrophe attend les vainqueurs. Par contre, la victoire elle-même pour le moment sur Mélos assurait à Athènes l’hégémonie sur l’ensemble des îles de la mer Égée : par conséquent, elle correspondait à l’extension maximale de l’empire athénien. Il se peut que l’épisode de Mélos ait offert à Thucydide l’opportunité d’étudier le fonctionnement de toute force militaire qui commence par réussir et tôt ou tard aboutit à la défaite. Car l’historien à coup sûr connaissait l’issue de la guerre au moment où il a rédigé le dialogue, comme le montrent ses allusions au comportement de Sparte (V, 91) qui n’a pas détruit Athènes en 404, alors que les cités alliées le réclamaient, par esprit politique et par vision de l’avenir. Après l’affaire de Mélos, nous examinerons des passages où Thucydide se réfère à des violences faites sur des cités plus petites que Mélos, comme Skiônè, Torônè et Mycalessos.
268
Xénophon, Helléniques, II. 3.2.
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IV. Les violences subies par d’autres cités grecques pendant la Guerre du Péloponnèse. Les cas de Torônè, de Skiônè et de Mycalessos
Nous avons vu comment la destruction de Platée et celle de Mélos ont été mises en exergue, justifiant l’évaluation de Thucydide selon laquelle cette guerre devient implacable et elle ne tint plus compte des pratiques de contrôle, qui auraient pu limiter les pertes humaines et les dégâts, introduisant par la tangente un certain "droit des gens". Il y a eu également la destruction par les Athéniens de Torônè (V, 3) et de Skiônè, deux cités de Chalcidique et le massacre de la population de Mycalessos par des mercenaires de Thrace, duquel nous parlerons un peu plus longuement. Nous avons exposé les étapes dans l’écriture de Thucydide où le point central devient petit à petit la domination et la présence continue de la violence ainsi que « d’une morale de l’intérêt ». Mais regardons premièrement le cas de Torônè, cette cité de Chalcidique. Brasidas, le général de Sparte a continué des opérations en tant que « libérateur » de la Grèce du Nord. Après sa victoire à Amphipolis, il a échoué de prendre Eiôn269 et en 423 s’est dirigé vers Thrace, la péninsule laquelle aujourd’hui est appelée Chalcidique. Après un effort raté à Athos, Brasidas continue vers Torônè, la cité la plus grande et la plus riche de Sithonie qui était le promontoire du milieu de la péninsule. Les événements en Torônè ont duré pendant une année et demie et Thucydide les raconte en deux périodes270. Une garnison athénienne occupait la cité de Torônè271, mais Brasidas avait à son côté certains citoyens de cette cité qui étaient défavorables à la 269
La prise d’Amphipolis est due à Thucydide, qui à l’époque était stratège et avait échoué de sauver cette ville de Chalcidique, raison pour laquelle il sera exilé d’Athènes. 270 Thucydide, op.cit., IV.110-116 et V.2.2-3.5. 271 Ibid., IV. 110.1, IV.110.2 et 113.2.
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présence militaire athénienne. Ces gens ont aidé Brasidas à prendre la cité. La partie de la garnison athénienne qui a survécu, s’est enfuie à la forteresse de Lécythos à côté de la mer avec certains citoyens de Torônè pro-Athéniens272. Brasidas ayant occupé Amphipolis, a permis à ces gens qu’ils retournent en sécurité et gardent leurs droits politiques. Il a envoyé un héraut à la garnison athénienne en leur demandant qu’ils évacuent l’endroit avec leurs affaires. Les Athéniens ne l’ont pas fait et les Spartiates ont pris la forteresse après quelques jours273. Les combattants de la forteresse de Lécythos se sont enfuis encore une fois, mais Brasidas après une attaque a occupé les remparts avec son armée, en tuant tous les Athéniens qui a trouvé sur place. Les Athéniens ont ainsi perdu Lécythos. Il est intéressant de noter que Brasidas a tué tous les citoyens de Torônè sur place, sans prendre personne en otage. Finalement, Brasidas a appris qu’un armistice a eu lieu entre Athènes et Sparte. Après l’armistice de 422, Cléon élu stratège pour la dernière fois de sa vie, arrive à Torônè. Il reprend la cité pour le compte d’Athènes avec une opération combinée des forces navales et terrestres d’Athènes274. Les soldats athéniens ont tué beaucoup des Péloponnésiens et d’habitants : Brasidas s’était porté au secours de Torônè, mais il était encore en route quand il apprit la chute de la place. Il rebroussa alors chemin. Il ne s’en fallut que d’une quarantaine de stades qu’il n’arrivât à temps. Cléon et les Athéniens érigèrent deux trophées, l’un au voisinage du port et l’autre près du mur d’enceinte. Ils réduisirent en esclavage les femmes et les enfants de Torônè et envoyèrent les hommes à Athènes avec les Péloponnésiens et tous les Chalcidiens qui se trouvaient dans la place (καὶ τῶν Τορωναίων γυναῖκας μὲν καὶ παῖδας ἠνδραπόδισαν, αὐτοὺς δὲ καὶ Πελοποννησίους καὶ εἴ τις ἄλλος Χαλκιδέων ἦν, ξύμπαντας ἐς ἑπτακοσίους, ἀπέπεμψαν ἐς τὰς Ἀθήνας). Le convoi compta en tout sept cents captifs. Plus tard, après la conclusion de la paix, les Péloponnésiens purent rentrer chez eux, tandis que les Olynthiens obtenaient la libération des autres prisonniers en les échangeant homme pour homme275.
Les Athéniens et principalement Cléon savaient après l’expérience à Sphactérie, qu’il était plus utile de prendre des prisonniers et les laisser vivre, que de tuer tous les hommes ennemis 272
Ibid., IV, 114-115. Ibid., IV. 114-115. 274 Voir ibid., V. 2.4-3.2. 275 Ibid., V, 3, p. 378-379. 273
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sur place. Des Péloponnésiens, des Torôniens et autres gens de Chalcidique ont étaient envoyés à Athènes par Cléon. Le général athénien a pris cette décision pour des raisons militaires et de pression envers les cités ennemies et non par pitié. D’ailleurs, c’était bien lui qui quelque temps avant demandait la mise à mort de tous les hommes à Mytilène. Il faut noter, concernant le traitement des femmes et des enfants, que c’est la première fois dès le début de la Guerre du Péloponnèse qu’ils sont plus maltraités que les hommes. Les femmes et les enfants Torôniens ont été vendus comme esclaves, une pratique très commune à l’époque, tandis que les hommes captifs ont été libérés plus tard en deux groupes : premièrement à cause de la paix de Nicias et secondement des Torôniens et des Chalcidiens ont été échangés, homme pour homme avec des Athéniens et des Olynthiens. Pourtant, le sort des femmes et des enfants a eu un grand impact sur l’opinion et les échos arrivent même jusqu’à Xénophon276. L’acte était considéré comme une cruauté, parce que la plupart des femmes et des enfants Torôniens ont été vendus comme esclaves. On doit observer certaines choses quant au style de Thucydide, qui concernent aussi les épisodes de Mélos et de Platée. Tout d’abord, la brièveté des phrases qui concluent chaque épisode. Leur sobriété par contraste avec le reste, peut être ressentie comme particulièrement austère ou comme particulièrement poignante. Il s’agit du même style déployé par Thucydide dans l’affaire de Platée et de Mélos, lorsqu’il devait raconter la mort des civils : on observe le caractère abstrait des énoncés : pas d’images, mais présence de termes techniques (par exemple dans la reconstruction de Platée), un élément assez courant chez Thucydide : l’auteur athénien évite de raconter les événements, le devenir historique sous l’aspect purement militaire ou individuel des guerriers, ou l’aspect subjectif, vécu par les participants de la guerre. *
276
Xénophon, op.cit., II. 2. 3 et 10.
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Deux jours après la déclaration de l’armistice d’un an entre Sparte et Athènes, Skiônè a fait défection de la ligue athénienne277. Skiônè était une cité au bord de la mer, au côté du nord de la péninsule de Pallènè et l’été de 423 les habitants de cette cité ont été enthousiasmés par les succès de Brasidas, et ils espéraient de se détacher de l’alliance d’Athènes. Ayant confiance à Brasidas et aux Spartiates, ils ont accueilli Brasidas très chaleureusement278. C’est la raison pour laquelle, les habitants de Skiônè ont payé le plus cette collaboration collective avec le plus grand ennemi d’Athènes, de toutes les cités qui avaient fait défection en Thrace. Lorsque la nouvelle est arrivée à Athènes, les Athéniens après une proposition faite par Cléon à l’assemblée du peuple ont pris cette décision : « Adoptant sur-le-champ une proposition de Cléon, les Athéniens décidèrent de détruire Skiônè et de mettre ses habitants à mort. Ainsi, tandis que partout ailleurs ils suspendaient les opérations militaires, ils faisaient des préparatifs pour attaquer la place »279. Une armée sous la direction de Nicias et de Nicostratès a été envoyée contre Skiônè et Mendè. Brasidas qui attendait l’attaque a envoyé les femmes et les enfants à Olynthe. Il a également envoyé pour aider les deux cités, cinq cents soldats des Péloponnèse et trois cents soldats de Chalcis. Skiônè a résisté contre Athènes, mais lorsque l’été de 421 a été obligé de se rendre, à vrai dire quelques mois après l’accord pour la paix de Nicias, la décision de l’assemblée du peuple athénien a été appliqué : « Vers la même époque, cet été-là, les Athéniens forcèrent Skiônè à capituler. Ils mirent à mort les hommes en âge de porter les armes, réduisirent les femmes et les enfants en esclavage et installèrent les Platéens sur les terres de la cité »280. Brasidas était mort et les Spartiates en accord avec les termes de la paix avaient abandonné la petite cité révoltée. Il faut noter une sorte d’ironie 277
Ibid., IV, 122.6. Ibid., IV.121.1. 279 Ibid., IV, 122. 6 : « ψήφισμά τ' εὐθὺς ἐποιήσαντο, Κλέωνος γνώμῃ πεισθέντες, Σκιωναίους ἐξελεῖν τε καὶ ἀποκτεῖναι. καὶ τἆλλα ἡσυχάζοντες ἐς τοῦτο παρεσκευάζοντο ». 280 Ibid., V. 32, 2 : « Περὶ δὲ τοὺς αὐτοὺς χρόνους τοῦ θέρους τούτου Σκιωναίους μὲν Ἀθηναῖοι ἐκπολιορκήσαντες ἀπέκτειναν τοὺς ἡβῶντας, παῖδας δὲ καὶ γυναῖκας ἠνδραπόδισαν, καὶ τὴν γῆν Πλαταιεῦσιν ἔδοσαν νέμεσθαι ». 278
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historique : les Athéniens ont donné le territoire de Skiônè à des réfugiés de Platée, lesquels Athènes n’avait pas essayé de secourir de la colère des Spartiates et des Thébains l’été de 427, de la même façon que les Spartiates ne se sont pas intéressés pour sauver Skiônè de la colère d’Athènes. Était-elle une colère d’Athènes envers toute cité qui a été secourue par Sparte ou qu’elle était suspecte d’avoir des rapports avec Sparte ? Est-ce qu’Athènes ne pouvait pas accepter une défection et la présence de Sparte dans la sphère de contrôle de ce qu’elle pensait lui appartenir ? Thucydide de nouveau, il ne fait que mentionner la mort des hommes et l’esclavage des femmes et des enfants, sans entrer dans les détails. Néanmoins, il y a une sorte de contradiction à ce que Thucydide raconte à ce sujet. Au IV. 123. 4, il dit que Brasidas avait éloigné les femmes et les enfants de Skiônè, tandis qu’au V. 32. 1 nous lisons que les Athéniens ont précisément vendu comme esclaves les enfants et les femmes de cette cité. Une explication possible pourrait être que Brasidas n’avait pas déplacé toutes les femmes et tous les enfants de Skiônè à Olynthos pour leur sécurité avant deux ans, et que les femmes et les enfants auxquels Thucydide se réfère, sont ceux qui sont restés dans la cité. Dans le texte de la paix de Nicias, il y avait une référence à Skiônè avec d’autres cités à propos desquelles les Athéniens étaient libres de décider ce qu’ils voulaient en faire : « Σκιωναίων δὲ καὶ Τορωναίων καὶ Σερμυλιῶν καὶ εἴ τινα ἄλλην πόλιν ἔχουσιν Ἀθηναῖοι, Ἀθηναίους βουλεύεσθαι περὶ αὐτῶν καὶ τῶν ἄλλων πόλεων ὅτι ἂν δοκῇ αὐτοῖς »281. Apparemment, la fin violente de ce groupe humain était déjà décidée bien avant par les Athéniens. Il faut souligner que les Athéniens ont appliqué leur verdict deux ans après la mort de Cléon et pendant la paix de Nicias. L’impression causée au monde grec par le désastre devait être considérable et Skiônè était souvent mentionnée avec Mélos et autres cités comme des exemples de la politique cruelle et inflexible de la
281
Ibid., V. 18. 8.
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démocratie athénienne282. À Skiônè, il y avait une garnison de soldats spartiates tout au long du siège athénien283. Il y avait une référence concernant ces Spartiates dans le texte de la paix de Nicias : ils devaient partir libres avec le reste des alliés de Sparte qui ont été pris en otage. La « fiabilité » des Spartiates leur a permis de se mettre en accord avec les Athéniens de la sécurité de tous les autres alliés de Sparte, mais non de celle des habitants de Skiônè qu’ils avaient accueilli Brasidas comme un libérateur et avec un enthousiasme singulier. Encore une fois, Thucydide décrit brièvement la mort et l’extinction d’une ville entière et sans ajouter un jugement d’ordre militaire, politique ou éthique. Il raconte une réalité douloureuse, sans exprimer ses propres sentiments. La prise d’une distance de Thucydide par rapport à ce qui raconte, est un point essentiel de sa méthode et nous constatons que cela devient plus manifeste, lorsqu’il raconte des événements violents et des situations brutales. La représentation elle-même du comment, de la façon avec laquelle des êtres humains meurent n’intéresse pas Thucydide. Ce qui l’intéresse est le processus historique qui mène à la violence et au massacre, les intérêts et les conflits mis en place, et non la description du massacre. Les habitants semblent payer leur support à Brasidas et à Sparte, plus que leur défection, puisque c’était la collaboration avec l’ennemi qui pourrait causer un plus grand problème à Athènes et d’autres défections et collaborations avec la ligue du Péloponnèse qu’une simple défection, événement déjà arrivé à l’histoire de la ligue d’Athènes. Il faut aussi noter l’influence de Cléon sur ce massacre, après son effort de maintenir la première décision de l’assemblée du peuple de massacrer la population d’une île. Les massacres de Skiônè, le massacre partiel de Mytilène utilisé comme arme politique d’oppression des ennemis politiques de classe, à savoir de l’aristocratie dans ce cas et de Toronè, signifient quelque chose d’autre : ils illustrent l’évolution négative de la Ligue de Délos. Cette alliance créée en 478, qui prédisait que les contractants auraient les mêmes amis et ennemis était fondée dès l’origine sur une inégalité essentielle entre Athènes et les alliés, 282
Par exemple, Xénophon, Helléniques, II. 2.2, Isocrate, IV. 100-109. XII. 62, Plutarque, Lysandre, 14. 4 et Pausanias, I. 15. 4. 283 Thucydide, op.cit., IV.121.2.
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puisque la puissance militaire massive, le contrôle des finances appartenaient à Athènes et cette puissance était un poids ainsi qu’une contrainte énorme sur le reste des alliés, surtout les plus faibles. Par conséquent, la ligue devient très vite un instrument aux mains d’Athènes qui est juridiquement habilitée à opprimer tout soulèvement des alliés. Dans cette vision, le carnage, privilège de la puissance hégémonique d’Athènes est la manifestation ultime de la dérive d’une institution censée être supra et entre les états. Ce que le cas de Skiônè nous apprend, est le fait que la répression et la violence ne sont pas toujours aveugles, même dans le cas d’Athènes, mais elles s’adaptent aux circonstances et à l’intérêt du plus fort. Donc, même le massacre, la violence et la mort sont le résultat d’une politique spécifique comme nous voyons dans le cas de Skiônè et de Mytilène. La violence et la brutalité peuvent être fondées sur un comportement irrationnel et absurde, mais elles sont aussi les produits d’une réflexion et d’un calcul très mûrs. Autrement dit, la violence et la force, si nous suivons la pensée de Thucydide, sont des armes de pression politique, de calcul politique et de continuation de la lutte politique à un autre niveau. La violence devient un instrument utilisé par les puissants, afin qu’ils protègent leurs intérêts. Or, nous voulons tourner notre regard vers un autre événement violent, un massacre qui ne semble pas avoir été le produit d’une réflexion.
* Thucydide raconte le massacre de Mycalessos dans le septième livre de son histoire, une petite cité en Béotie qui a eu lieu l’été de 413. Plus précisément, Thucydide écrit qu’en 413 des mercenaires de Thrace sont arrivés très en retard à Athènes, pour rejoindre les forces athèniennes sous le commandement de Démosthénès et d’Eurymédon allant à Sicile et pour cela, ils ont pris le chemin du retour : Ils chargèrent Diéitréphès de les remmener et en même temps, puisqu’ils allaient prendre la route de l’Euripe, de les employer au cours de leur trajet le long de la côté à faire, si possible, quelque mal à l’ennemi. Diéitréphès fit ainsi une descente sur le territoire de Tanagra, où il ramassa à la hâte un peu de butin. Ensuite, parti le soir de Chalkis en Eubée, il franchit l’Euripe et fit débarquer les
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Thraces en Béotie pour les conduire à Mycalessos. Il passa la nuit près du temple d’Hermès à quelque seize stades de cette ville, sans qu’on eût remarqué sa présence. Au lever du jour, il assaillit et prit la ville, qui est peu importante284.
La description du massacre bien qu’il soit court, est dense : … Il tomba sur une population qui n’était pas sur ses gardes et qui ne s’attendait pas à ce qu’un ennemi s’aventurât si loin de la mer pour venir à l’attaquer. L’enceinte protégeant la place était d’autre part bien faible ; elle s’était écroulée en certains endroits et, ailleurs, sa hauteur était insuffisante. Enfin la population se croyant en sécurité, les portes étaient restées ouvertes. Les Thraces se ruèrent donc dans la ville. Ils saccagèrent les maisons et les temples, massacrèrent les habitants sans plus épargner les vieux que les jeunes, semant indistinctement la mort sur leur passage, tuant les femmes, les enfants, les bêtes de somme ellesmêmes, bref tout ce qu’ils voyaient de vivant. Les Thraces, en effet, de même que les plus féroces des peuples barbares, sont particulièrement sanguinaires quand ils se sentent sûrs de leur force. Dans la ville, où régnait un tumulte extrême, on assista à toutes les formes de meurtre. Les assaillants firent notamment irruption dans une école, la plus importante du pays, et ils massacrèrent tous les enfants, qui venaient d’entrer en classe. Ce fut pour toute la population de la cité un désastre sans précédent. Jamais catastrophe n’avait été aussi inattendue ni aussi terrible285.
Thucydide rapporte sans émotion un grand nombre d’atrocités réalisées par les Grecs sur d’autres Grecs, à Mélos, à Skiônè, à Platée, mais dans le cas de Mycalessos où le carnage a été fait par des mercenaires Thraces, il s’indigne manifestement. Il est généralement vrai que dans la Guerre du Péloponnèse, les armées ne massacraient pas les enfants et les femmes. D’emblée, l’insistance de Thucydide sur cet événement pourrait paraître surprenante, étant donné qu’il ne s’agissait pas d’une catastrophe importante qui a changé le cours de la 284
Ibid., VII, 29, p. 547-548. Ibid., VII, 29, p. 548 : « μὴ ἄν ποτέ τινας σφίσιν ἀπὸ θαλάσσης τοσοῦτον ἐπαναβάντας ἐπιθέσθαι, τοῦ τείχους ἀσθενοῦς ὄντος καὶ ἔστιν ᾗ καὶ πεπτωκότος, τοῦ δὲ βραχέος ᾠκοδομημένου, καὶ πυλῶν ἅμα διὰ τὴν ἄδειαν ἀνεῳγμένων. ἐσπεσόντες δὲ οἱ Θρᾷκες ἐς τὴν Μυκαλησσὸν τάς τε οἰκίας καὶ τὰ ἱερὰ ἐπόρθουν καὶ τοὺς ἀνθρώπους ἐφόνευον φειδόμενοι οὔτε πρεσβυτέρας οὔτε νεωτέρας ἡλικίας, ἀλλὰ πάντας ἑξῆς, ὅτῳ ἐντύχοιεν, καὶ παῖδας καὶ γυναῖκας κτείνοντες, καὶ προσέτι καὶ ὑποζύγια καὶ ὅσα ἄλλα ἔμψυχα ἴδοιεν· τὸ γὰρ γένος τὸ τῶν Θρᾳκῶν ὁμοῖα τοῖς μάλιστα τοῦ βαρβαρικοῦ, ἐν ᾧ ἂν θαρσήσῃ, φονικώτατόν ἐστιν. καὶ τότε ἄλλη τε ταραχὴ οὐκ ὀλίγη καὶ ἰδέα πᾶσα καθειστήκει ὀλέθρου, καὶ ἐπιπεσόντες διδασκαλείῳ παίδων, ὅπερ μέγιστον ἦν αὐτόθι καὶ ἄρτι ἔτυχον οἱ παῖδες ἐσεληλυθότες, κατέκοψαν πάντας· καὶ ξυμφορὰ τῇ πόλει πάσῃ οὐδεμιᾶς ἥσσων μᾶλλον ἑτέρας ἀδόκητός τε ἐπέπεσεν αὕτη καὶ δεινή ». 285
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guerre. Nous estimons que pour Thucydide, cet événement constitue un moment tragique, un moment marquant la violence née par une guerre qui dure depuis plusieurs années. En d’autres mots, Thucydide insiste sur le sort de Mycalessos parce qu’une petite ville paisible de la Béotie est affectée par la guerre, par hasard, sans avoir une implication directe ni au côté de Sparte ni au côté d’Athènes, sans avoir fait une défection de deux grandes ligues, constituant un moment emblématique et caractéristique de la Guerre du Péloponnèse, qui mène à l’explosion des passions. Thucydide est manifestement touché par le massacre au niveau humain et moral, et il semble qu’il associe le massacre des civils avec le fait que les mercenaires n’étaient pas des Grecs mais des Thraces, à savoir des populations qui, aux yeux d’un Athénien éduqué, auraient un comportement pendant la guerre très différent de celui des soldats d’Athènes. D’ailleurs, il n’y a pas d’autres rapports par Thucydide des massacres des enfants et des femmes pendant la Guerre du Péloponnèse. Le problème pour lui, est alors la violence devenant de plus en plus aveugle pendant la guerre, touchant des populations sans aucune participation au conflit. Mais à part l’indignation morale, pourquoi Thucydide s’occupe-t-il tellement de Mycalessos ? Cet événement n’a pas changé l’histoire de la Guerre du Péloponnèse. Pourquoi Thucydide nous en parle ? L’exposition des événements est intéressante : le général Athénien Diéitréphès est clairement désigné au début comme le chef des soldats et des mercenaires contre le territoire de Tanagra, mais ensuite et dès que les mercenaires entrent dans la cité de Mycalessos il n’y a plus de référence à sa personne. Ainsi, nous devons nous demander si le général athénien a participé au massacre. Ou est-ce que le silence de Thucydide autour de son nom et la référence uniquement aux mercenaires Thraces, impliquent que les Athéniens n’avaient pas participé ? Est-ce qu’il avait essayé d’arrêter le massacre ? Est-ce que Thucydide sous-entend qu’un général d’Athènes a fermé ses yeux devant la mort des enfants et des femmes ? Thucydide reste silencieux au sujet de l’implication possible de Diéitréphès. Un autre parallélisme pourrait être fait, avec le silence de Thucydide en ce qui concerne l’affaire de la guerre civile de Corcyre en 427. Pendant le massacre des opposants politiques, un stratège 190
Athènien, Eurymédon était présent dans l’île pendant sept jours, avec soixante bateaux et sans rien faire pour arrêter le carnage286. Thucydide ne commente pas cette inactivité, mais son silence se trouve en contradiction ouverte avec les efforts antérieurs d’un autre stratège Athènien, Nicostratos d’empêcher la tuerie287. C’est quelque chose de très habituel chez Thucydide, de ne pas impliquer le sentiment du lecteur. Il n’entre pas aux détails du carnage, même si l’auteur parle de la mort des élèves, pour laquelle consacre une phrase. Mais tout cela ne provient pas de l’indifférence de Thucydide ou de son sens d’objectivité. Dans la narration des moments violents, nous pouvons comprendre qu’un point du style de Thucydide consiste à laisser la situation parler d’elle-même et de faire peu ou pas du tout des commentaires à propos de l’événement. Lorsque dans le paragraphe prochain, il parle des Thèbains venant poursuivre et attaquer les Thraces, en tuant deux cent cinquante des mercenaires, Thucydide ne démontre pas une sympathie ou une joie pour le succès des Thèbains et la défaite des Thraces. Tout au contraire, il n’incite pas de sentiments de vengeance à son lecteur, mais l’historien note que les mercenaires jusqu’à un moment ont bien tenu face aux Thèbains : Jusque-là, les Thraces en retraite avaient tenu tête non sans habileté aux cavaliers thébains qui les avaient d’abord assaillis. Ils s’étaient défendus contre eux en employant la tactique en usage dans leur pays, c’est-à-dire en lançant contre l’ennemi de petits détachements, qui se repliaient ensuite sur le gros de la troupe. Ils n’avaient ainsi subi que des pertes peu nombreuses. Quelques-uns avaient trouvé la mort dans la ville même, où ils s’étaient attardés, occupés à piller. Au total, sur treize cents Thraces, deux cent cinquante périrent288.
Généralement, Thucydide ne critique pas des individus isolément, mais il porte des jugements concernant une collectivité289. Il se peut que sa narration sur une personne conduise le lecteur à former une opinion négative, par le moyen du contrase avec un individu effectuant des actes au-dessus des reproches dans des 286
Ibid., III, 84, 4. Ibid. III, 75. 288 Ibid., VII, 30, p. 548. 289 Des exceptions notables sont les jugements sur Périclès au deuxième livre, sur Cléon (4.39) et sur Nicias (7.50). 287
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situations concrètes. Comme habituellement l’auteur évite de porter de jugements sur les individus, de la même façon, il évite d’exprimer ses propres sentiments en ce qui concerne ce carnage. Il insiste ainsi indirectement sur le fait que les habitants de Mycalessos n’ont pas résisté face aux Thraces. Ce qui est toujours impressionnant dans le récit de Thucydide ce sont les petits détails rapportés, comme dans ce cas, que les élèves venaient d’entrer en classe. Ce détail semble augmenter le sentiment de la surprise de la population et des enfants, pendant un jour normal. Nous estimons que Thucydide n’utilise pas au hasard l’exemple de Mycalessos, mais il veut indirectement souligner la brutalité de la guerre, qui va jusqu’au massacre des enfants et des bêtes. Pourtant ce texte laisse un sentiment particulier, puisque le massacre qui a eu lieu à Mycalessos, constitue une sorte d’union du concret avec le général en nous donnant l’impression qu’il s’agit d’un événement qui arrivera de nouveau à l’avenir. La narration de ce qui s’est passé à Mycalessos constitue un moment paroxystique dans la Guerre du Péloponnèse, confirmant ce que Thucydide disait à propos de la guerre civile à Corcyre : la guerre est une école de violence290. De plus, il faut remarquer qu’il n’écarte pas le cas de Mycalessos parce qu’elle était une petite ville. La petitesse de Mycalessos se met en contradiction avec le grand malheur inattendu qu’elle a subie. Thucydide arrive à créer un effet dramatique avec peu de mots et sans excès de langage, choisissant avec attention ses termes, surtout les verbes en rapport avec les adjectifs de chaque phrase. La façon elliptique de s’exprimer accentue l’intensité du fait raconté. Le prochain passage qui nous intéressera est le massacre et le sort du corps expéditionnaire athénien en Sicile. La raison pour laquelle nous situons le massacre des soldats de la démocratie athénienne, après Mycalessos est parce que la destruction était aussi quasi-totale et inattendue, mais elle occupe bien sûr une grande partie du texte de Thucydide, marquant le point le plus crucial pour la démocratie athénienne, venant après la destruction de Mélos.
290
Ibid., III, 82.
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V. Le massacre des Athéniens en Sicile et le traitement des prisonniers
L’expédition en Sicile a eu lieu entre 415 et 413 avant notre ère, et elle a été effectuée par Athènes et la ligue de Délos. Cette expédition est une opération entreprise par Athènes en 415 pour aider - cela a été la prétention des Athéniens et leur prétexte - la cité sicilienne de Ségeste contre Sélinonte, soutenue par les Syracusains. L’expédition s’achève par un grand échec pour Athènes, qui mène à la reprise des hostilités avec Sparte et en 411 à la révolte oligarchique des Quatre-Cents. À Athènes, l'opinion est divisée entre partisans de la paix, menés par Nicias, et les partisans de l’intervention, menés par Alcibiade. L'Assemblée suit ce dernier et vote l’envoi en Sicile de 60 vaisseaux, dirigés par Alcibiade lui-même, Nicias et Lamachos, élus stratèges avec des pleins pouvoirs. Lors d’une deuxième réunion de l’Assemblée, Nicias voulant décourager les Athéniens, exagère la puissance des adversaires de Ségeste, et il ne parvient finalement qu’à augmenter les ressources affectées à l’expédition : au total, l’Assemblée vote le départ de 134 navires, dont plus de 90 trières, 5100 hoplites (Athéniens et alliés), 180 archers crétois, 700 frondeurs et 30 cavaliers. Il est évident que le but d’Athènes n’était pas de punir simplement Sélinonte, mais de conquérir Sicile et ses cités riches. Comme nous l’avons vu, Alcibiade avait expliqué les raisons de l’expédition en Sicile devant l’assemblée de Sparte : Sicile était juste un moment dans les plans d’expansion et de maîtrise de la Mer Méditerranée291. L’expédition en Sicile a été jusqu’à cette époque la plus large campagne militaire faite par des Grecs. Mais le rappel d’Alcibiade à cause de l’affaire des Hermocopides, l’arrivée du général Gylippe et le renforcement de la défense syracusaine cause de 291
Ibid., VI, 90-91.
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problèmes à l’armée athénienne. En 413, une bataille décisive a lieu sur les Épipoles. L’armée athénienne est battue et doit commencer à penser à sa retraite. Les retards de Nicias, qui craint les réactions des Athéniens à son retour, permettent aux Syracusains de se renforcer et d’empêcher la flotte de quitter le port de Syracuse. La bataille navale dans le port tourne à l’avantage des Syracusains, grâce à leurs bossoirs renforcés. Même si les Athéniens restent numériquement plus importants, ils sont profondément écœurés et les équipages refusent de prendre la mer. Ainsi, les soldats athéniens se divisent en deux troupes ayant comme but la retraite par voie terrestre. La partie commandée par Démosthène se laisse encercler et se rend, sous la promesse que nul ne serait affamé ou tué. La partie commandée par Nicias échoue à traverser la rivière d’Assinaros : l’armée en pleine déroute est massacrée par les troupes syracusaines postées sur chaque rive. Les deux généraux sont exécutés. Thucydide écrit que parmi les Grecs de son temps celui qui méritait le moins d’avoir une fin aussi lamentable était Nicias292. Les prisonniers sont enfermés dans les mines, presque sans eau et nourriture, exposés au soleil, au froid et à la chaleur sans possibilité d’enterrer les cadavres lorsque quelqu’un meurt. Nous les y laissons pendant soixante-dix jours, au terme desquels les survivants sont vendus comme esclaves. Selon Thucydide, la Sicile était remplie des soldats athéniens. L’auteur décrit en détail le massacre des soldats athéniens à Assinaros, quelque chose de rare lorsqu’il se réfère à des batailles et à des événements guerriers. Mais, la catastrophe de l’armée athénienne marque un point décisif dans l’histoire d’Athènes et de la Guerre de Péloponnèse, signifiant pratiquement la chute de l’hégémonie athénienne aussi bien que son impossibilité de continuer son expansion sur d’autres cités. Plus précisément, Thucydide écrit : Les Athéniens poursuivaient cependant leur route en toute hâte pour gagner le fleuve Assinaros, pressés qu’ils étaient par les assauts que lançaient contre eux de tous les côtés une cavalerie nombreuse et toute la masse des troupes ennemies. Ils espéraient se trouver plus à l’abri une fois qu’ils auraient franchi le fleuve, vers lequel les poussaient aussi leur extrême détresse et le désir de boire. Lorsqu’ils l’eurent atteint, ils s’y précipitèrent sans plus garder aucun ordre. Comme chacun voulait être le premier à le traverser et comme d’autre part, l’ennemi les serrait de près, il devint bien difficile de franchir le cours d’eau. Forcés d’avancer en groupes compacts, les hommes s’abattaient les uns sur les autres et 292
Ibid., VII, 86.
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foulaient aux pieds leurs camarades. Certains se tuèrent sur le coup en tombant sur la rive opposée, qui formait une pente abrupte, les Syracusains dirigeaient un tir plongeant sur les Athéniens, qui pour la plupart, étaient occupés à boire avec avidité, entassés pêle-mêle dans le lit encaissé du fleuve. Les Péloponnèsiens y descendirent à leur tour et se mirent à égorger ceux surtout qui se trouvaient dans l’eau. Celle-ci était tout de suite devenue trouble, mais malgré la vase et le sang qui la souillaient, les hommes n’arrêtaient pas d’en boire et la plupart se battaient même entre eux pour en avoir293.
La grande masse des soldats athéniens est tuée au bord des rives et le reste tombait sous les coups des cavaliers. Thucydide dit quelque chose d’intéressant, en distinguant les prisonniers de l’État qui étaient très peu : En revanche, les soldats en avaient détourné une grande quantité à leur profit. Toute la Sicile en fut remplie. Ceux-là en effet n’avaient pas été faits prisonniers comme les hommes de Démosthénès à la suite d’une capitulation. Une bonne partie de l’armée avait du reste péri, car le massacre avait pris des proportions immenses, dépassant tout ce qu’on avait vu au cours de la guerre de Sicile. ..} Après s’être regroupés, les Syracusains et leurs alliés rentrèrent dans la ville avec leur butin et tous les prisonniers qu’ils avaient pu ramasser. Ils descendirent les captifs athéniens et alliés au fond des latomies, estimant que c’était le lieu de détention le plus sûr. Mais Nikias et Démothénès furent exécutés, malgré l’opposition de Gylippe, qui pensait qu’il aurait pu glorieusement couronner ses exploits en ramenant à Sparte les chefs de l’armée ennemie294.
Thucydide note que le nombre des prisonniers dans les latomies (les mines) n’était pas énorme. Il l’estime en sept mille295. L’auteur athénien ne précise pas qui a proposé parmi les Syracusains, ce traitement pour les soldats. Les soldats vaincus meurent en masse et cette violence si bien racontée par Thucydide marque peut-être un jugement de sa part, que l’expédition était une erreur dès le début. Cet extrait nous aide à comprendre comment les vainqueurs traitaient les prisonniers de guerre à cette époque, en alimentant le marché des esclaves : Quant aux prisonniers des latomies, ils furent dans les premiers temps, fort rudement traités par les Syracusains. Parqués en grand nombre au fond d’une fosse étroite, ils eurent tout d’abord à souffrir du soleil et de la chaleur suffocante qui 293
Ibid., VII, 84, p. 591. Ibid., VII, 86, p. 592. 295 Ibid., VII, 87. 294
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régnait dans ce lieu qu’aucun toit n’abritait. Ce furent ensuite, au contraire, les nuits froides de l’automne et ce changement de température favorisa parmi eux l’éclosion des maladies. Le manque d’espace les obligeait à tout faire au même endroit et, de plus, les cadavres de ceux qui avaient succombé par suite de leurs blessures ou du changement de température ou pour toute autre raison, gisaient pêle-mêle. L’odeur était donc intolérable. […] Enfin, de tous les tourments qu’on peut endurer dans une captivité pareille, aucun ne leur fut épargné. Soixante-dix jours durant, ils vécurent ainsi tous ensemble. Puis, on laissa là les Athéniens et le petit nombre des Siciliens et des Italiens qui s’étaient joints à l’expédition, et on vendit les autres comme esclaves. Il est difficile de préciser le nombre total des prisonniers, mais il n’y en avait pas moins de sept mille296.
Les soldats qui ont pu retourner à Athènes devaient être peu nombreux. Diodore et Plutarque diront quelques siècles plus tard, que les seuls Athéniens qui ont pu survivre étaient ceux qui avaient une meilleure éducation297 ou selon Plutarque, les Syracusains épargnaient les prisonniers qui connaissaient des vers d’Euripide par cœur298. Mais pourquoi les Syracusains ont laissé une partie des prisonniers à mourir ? Nous disons « une partie » parce que la recherche moderne n’a pas encore tiré des conclusions en commun sur le nombre des morts. Pourquoi les Syracusains ne les ont pas gardés en vie afin d’acquérir un avantage ? Selon Thucydide avant que Nicias se rende, il avait proposé à Gylippe et aux Syracusains, de payer leur dépense de guerre pour que les Athéniens puissent partir. Jusqu’à que cet argent soit versé, il offrait « de leur livrer des citoyens athéniens comme otages, à raison d’un homme par talent »299. Il se peut que les Syracusains et les Spartiates aient refusé ces propositions, chacun pour ces propres raisons. Les Syracusains ont procédé à ce traitement pour des raisons de stratégie, de vengeance, étant donné qu’Athènes avait envahi leur territoire. Encore, la peur des Syracusains était que la guerre reprenne, qu’Athènes retrouve de l’argent, l’aide de ses alliés et revienne en Sicile. En fait, si les prisonniers étaient libérés, ils pourraient rejoindre plus tard l’armée athénienne. C’est peut-être la raison pour laquelle les propositions de Nicias ont été refusées. Finalement, les prisonniers n’étaient pas profitables pour Syracuse à 296
Ibid., VII, 87, p. 593. Diodore, op.cit., XIII. 33.1. 298 Plutarque, Nicias, 29.3. 299 Thucydide, op.cit., VII, 83. 2, p. 590. 297
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l’encontre de Sparte, à cause de la grande distance entre Sicile et Athènes. Bien plus, l’exécution des stratèges athéniens et la mort des soldats limitaient pratiquement la possibilité de négociation entre les deux cités. Thucydide considère la défaite athénienne comme l’événement le plus important de la Guerre du Péloponnèse : « … triomphe glorieux entre tous pour les vainqueurs et catastrophe sans précédent pour les vaincus, qui avaient été défaits partout et de toutes les manières et qui endurèrent des souffrances qui n’eurent jamais rien d’ordinaire. Pour eux, le désastre était vraiment complet. Armée, flotte, tout avait été anéanti et, de tous ceux qui étaient partis, bien peu rentrèrent chez eux. Telle fut l’expédition de Sicile »300. Le septième livre de l’histoire de Thucydide, texte magnifique concerne notamment l’expédition à Sicile et présente comment la plus grande force militaire à l’histoire de la Grèce a échoué de venir à bout de cette expédition. Pour Thucydide, la défaite athénienne avait plusieurs causes. Mais la plus intéressante était qu’Athènes se battait contre une cité maritime, également démocratique, à savoir une force avec des similitudes avec la puissance maritime et démocratique d’Athènes. Pourtant, il faut éviter de croire que Thucydide pense la catastrophe en Sicile en termes de moralité. Il ne condamne pas les actions de la cité d’Athènes et ne conçoit pas la défaite comme prescrite. C’étaient les erreurs de la part des généraux athéniens qui ont causé la défaite, et pas une punition divine. Au II, 65 Thucydide laisse entendre qu’Athènes aurait pu emporter la guerre, si elle n’était pas immobilisée par les conflits politiques, si elle n’avait pas rappelé Alcibiade et avait laissé le commandement à un général comme Nicias, qui faisait confiance aux oracles et qui manquait d’esprit agressif. Ainsi pour Thucydide, la défaite n’est pas le résultat d’une Némésis mais des erreurs politiques et tactiques. Dans ce sens, la narration du massacre violent à Assinaros et du traitement des soldats athéniens marque avec intensité la fin de l’effort d’expansion illimitée et essentiellement l’échec de la thalassocratie. Même si Athènes va se battre pendant plusieurs années, 300
Ibid., VII, 87, p. 593-594.
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elle ne pourra pas acquérir son ancien pouvoir et son hégémonie maritime. La violence est utilisée de nouveau, pour marquer les résultats du processus historique et politique aussi bien que de la transformation des intérêts. Seulement cette fois, la mort des milliers des soldats athéniens amène Thucydide à insister plus sur les détails du déroulement de la bataille et du retrait du corps expéditionnaire. Athènes a perdu plus de deux cents navires et cinquante mille hommes, parmi lesquels sept mille prisonniers dans les mines. Peu de soldats athéniens ont pu rentrer à Athènes.
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VI. La guerre sociale et politique dans la cité. La « stasis » à l’intérieur de la cité. Le cas d’Athènes
Dans les deux derniers chapitres de notre ouvrage, qui portera sur la question de la violence chez Thucydide dans le contexte d’une guerre à grande échelle, nous regarderons de plus près les conflits politiques qui ont eu lieu au sein de la cité et ont opposé l’aristocratie et l’oligarchie au peuple, c’est-à-dire la partie de la population qui appuyait le régime démocratique. Les conflits politiques, les oppositions des classes en Grèce antique et surtout dans la période archaïque et classique avaient pris de formes violentes et extrêmes, surtout dans les cités grecques de l’Asie Mineure et les îles de la mer Égée au 7ème et au 6ème siècle. La lutte entre la paysannerie et les classes dirigeantes a été brutale. Même la démocratie athénienne était partiellement le produit des conflits économiques, entre la paysannerie et l’aristocratie à la fin du 6ème et au début du 5ème siècle avant notre ère. L’élément intéressant chez Thucydide est qu’il conçoit les oppositions brutales et les conflits politiques internes, comme faisant partie importante de la Guerre du Péloponnèse. « La stasis » est la continuité de la guerre externe, et Athènes et Sparte soutiendront tout au long de la Guerre du Péloponnèse les fractions démocratiques et oligarchiques, qui se déchiraient dans les autres cités grecques. En 411, une révolte oligarchique en pleine Guerre du Péloponnèse a eu lieu à Athènes. Le contexte historique et social était très précis. Une crise sociale profonde préexistante au sein de la démocratie athénienne à cause de plusieurs années en guerre, qui avait commencé avec l’affaire des Hermocopides. La défaite en Sicile avec 40000 soldats tués et enfermés dans les mines de Syracuse. Un an plus tard, Sparte occupe la forteresse de Décélie, menaçant directement Athènes. De surcroît, 20000 esclaves se sont révoltés, probablement ceux des mines du Laurion, principale ressource financière d’Athènes dès l’époque de Thémistocle, alors que la flotte athénienne a été en 199
grande partie détruite en Sicile, empêchant ainsi la cité de se ravitailler en blé. Dans ce contexte, les Athéniens sont profondément accablés. Il y a la défaite en Sicile et la peur pour l’activité des clubs oligarchiques, les hétairies qui avaient causé des inquiétudes pour la stabilité du régime démocratique. Remettant en cause leurs institutions, ils seraient prêts à en changer pourvu qu’ils évitent la défaite face à Sparte. En même temps, la guerre civile prend des dimensions importantes à l’île de Samos : …appuyé par les Athéniens qui se trouvaient là avec trois navires, se souleva contre l’aristocratie. Les démocrates massacrèrent au total quelque deux cents citoyens comptant parmi les plus riches, en condamnèrent quatre cents autres à l’exil et se partagèrent leurs terres et leurs maisons. Les Athéniens, estimant qu’ils pouvaient désormais faire confiance aux Samiens, leur accordèrent par décret de l’Assemblée leur indépendance. Le gouvernement de Samos se trouva dès lors aux mains des démocrates, qui privèrent les grands propriétaires fonciers de tous les droits politiques et interdirent même à tout Samien du peuple de leur donner une fille en mariage ou de prendre une des leurs pour femme301.
Thucydide sans avancer à une conceptualisation de ce phénomène de la lutte politique, il se contente encore une fois de se référer à la révolte au centre de la cité sans être minutieux, mais insistant sur les changements que la « stasis » a causé à la vie politique et sociale. D’ailleurs, la force avec la violence constituent pratiquement les motrices de l’histoire chez Thucydide, puisqu’il montre dans tout son écrit les puissances politiques et militaires se confrontant sous des conditions de violence constante, en générant encore plus de violence et finalement des massacres parmi les êtres humains. Mais revenons à notre contexte historique. Les Perses demandaient à Athènes de modifier sa constitution afin qu’ils leur aident. Les Athéniens apprennent que les Perses avaient des rapports avec Sparte. L’Assemblée du peuple décide alors de supprimer les outils de contrôle de constitutionnalité : elle interdit les accusations d’illégalité (graphê paranomôn), les dénonciations (eisangelia) ou les citations en justice (prosklêsis). Les misthoi sont supprimés, le pouvoir politique est confié selon Thucydide « aux Athéniens les plus 301
Ibid., VIII, 21, p. 608-609.
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capables de contribuer par leur personne et par leur argent [capables de s’armer comme hoplites, au nombre de cinq mille au minimum, et pour la durée de la guerre] »302. Les Cinq-Mille élisent ensuite en leur sein cent citoyens, chargés de rédiger la nouvelle politeia. Celle-ci crée un conseil de quatre cents personnes, soit quarante de chaque tribu, appelés parmi les citoyens âgés de plus de trente ans. Ce conseil est chargé de remplacer la Boulè et tous les magistrats en exercice devaient abandonner le pouvoir. Les Quatre-Cents ont été élus pour mener la guerre contre Sparte. Les négociations entre Athènes, les Perses et Sparte échouent. Ensuite, les marins et les soldats de Samos apprennent le coup d’État oligarchique qui a eu lieu à Athènes. Ils destituent leurs stratèges, soupçonnés d’être oligarques, et ils en nomment de nouveaux parmi lesquels Thrasybule et Thrasylos. Le premier arrive à convaincre les soldats de ne pas retourner à Athènes, mais de rappeler Alcibiade et de continuer leurs opérations contre Sparte. À Athènes, les Quatre-Cents se divisent : une faction modérée, conduite par Théramène, veut revenir à une oligarchie modérée en rendant le pouvoir aux Cinq-Mille. Face à eux, les oligarques les plus conservateurs sont prêts à trahir la cité pour rester au pouvoir. Finalement, après la révolte de l’Eubée, les hoplites se révoltent et expulsent les Quatre-Cents à la fin de l’été 411. Ces derniers ne seront restés au pouvoir que pour quatre mois. Les Cinq-Mille remplacent les Quatre-Cents. Thucydide donne son opinion sur les événements, chose rare : Après avoir déposé les Quatre-Cents, cette assemblée décida de remettre le pouvoir aux Cinq-Mille, corps qui devait être composé de tous les citoyens capables de faire les frais d’un équipement d’hoplite. Elle décréta en outre qu’aucune magistrature ne serait rémunérée, toute infraction à cette règle devant entraîner la malédiction du coupable. Plusieurs assemblées se tinrent encore au cours des jours qui suivirent. On désigna des nomothètes et on vota divers textes constitutionnels. Il apparaît que jamais, de mon temps du moins, les Athéniens ne furent mieux gouvernés qu’au cours des premiers temps de ce régime, qui sut combiner sagement la démocratie et l’oligarchie. C’est cela en premier lieu qui permit à la cité de surmonter la crise qu’elle traversait303. 302 303
Aristote, Constitution d'Athènes, XXIX, 5. Thucydide, op.cit., VIII, 97, p. 665.
201
Le régime des Quatre-Cents avait duré moins de quatre mois, du mai jusqu’en septembre 411. Les Cinq-Mille reviennent au pouvoir. Leur régime donnera sa place à la démocratie au début de l’année 410. Thucydide semble être favorable à un mélange du régime démocratique et oligarchique, comme le sera également Aristote plus tard. Le meneur des oligarques et des crimes les plus cruels, Phrynichos une fois assassiné, le retour à un régime plus modéré est possible304. Thucydide raconte aussi au huitième livre les violences faites par les Quatre-Cents : Voilà comment ils se débarrassèrent des Conseillers, qui se retirèrent sans élever la moindre protestation. Il n’y eut aucune réaction parmi le reste des citoyens et la ville resta calme. Les Quatre-Cents s’installèrent alors dans la salle du Conseil. Ils procédèrent tout d’abord à un tirage au sort, afin de désigner parmi eux des prytanes, et firent les prières et les sacrifices d’usage au moment d’entrer en charge. Ensuite, ils modifièrent profondément les institutions démocratiques, sans toutefois, à cause d’Alcibiade, rappeler les exilés. Ils usèrent généralement, pour gouverner la cité, de méthodes violentes : exécution de certaines personnes, peu nombreuses il est vrai, jugées par eux indésirables, incarcération ou bannissement pour d’autres. Enfin ils envoyèrent des parlementaires à Dékélie auprès du roi de Sparte Agis305.
L’intéressant dans la question du coup oligarchique est la réaction des soldats et des marins. La flotte d’Athènes stationnée réagit violemment, lorsqu’elle apprend les nouvelles du complot des Quatre-Cents. Elle destitue les généraux et en élut des nouveaux. Les nouveaux chefs de la flotte appellent Alcibiade à Samos pour prendre le commandement et continuer la guerre contre Sparte. Un des problèmes du complot et du gouvernement oligarchique était les désaccords parmi les oligarques, à savoir entre les modérés et les plus extrêmes. Théramène après la révolte de l’Eubée, remplace l’Assemblée du peuple par la constitution des Cinq-Mille. Les oligarchiques ont repris des négociations de paix avec Sparte, et ils ont commencé la construction d’une fortification au Pirée. Mais, lorsque Phrynichos est mort les modérés arrivent à contrôler la situation en Attique et quelques jours plus tard, le pouvoir est accordé aux CinqMille qui ont gouverné jusqu’à la victoire d’Athènes à Cyzique. Ainsi, 304 305
Ibid., VIII, 92. Ibid., VIII, 70, p. 643.
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Thucydide présente la violence interne à la cité pendant une période de guerre externe, comme une lutte entre des intérêts opposés de fractions politiques. Bien plus, les marins à Samos semblent avoir une conscience politique très poussée, puisque la marine était dès les Guerres médiques le noyau de la force militaire et de la thalassocratie d’Athènes et cette révolte est en rapport avec la révolte du peuple à Samos et du massacre des aristocrates. La guerre civile chez Thucydide apparaît comme un moment des conflits extrêmes opposant des parties de la population avec d’intérêts divergents. Thucydide prédit les penseurs de la modernité sur la question des partis politiques et jusqu’à un certain degré des classes sociales qui se battent pour le pouvoir, et qui usent de la violence au sein de la cité. Pourtant, il n’oublie pas dans son histoire de parler des violences des démocrates et des oligarchiques, sans cacher les faits et les massacres de deux côtés. Nous comprenons que pour lui, la quête pour la force et l’établissement d’un pouvoir à l’intérieur ou à l’extérieur d’une cité sont fondés sur la violence. D’ailleurs, la guerre comme nous avons pu le voir, trouve ses racines à la lutte pour le pouvoir et la force, c’est pour cela aussi que Thucydide se réfère à Homère et aux poètes négativement parce qu’ils cachaient les vraies raisons des guerres. Il devient clair de sa narration que le coup oligarchique et la révolte de la flotte adviennent après la défaite à Sicile, moment critique et de désillusion pour la démocratie athénienne, qui comprend que même son pouvoir de violence sur les autres peut avoir des limites et devenir dangereux et mortel pour elle-même. Mais, nous verrons maintenant le passage le plus important concernant la question de la violence chez Thucydide, qui porte aussi sur une guerre civile et un conflit extrême entre des fractions politiques et sociales, constituant à vrai dire un des moments les plus denses de son récit, celui de la guerre civile en Corcyre.
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VII. La guerre comme école de la violence : la guerre civile en Corcyre
La description de la guerre civile entre les oligarchiques et les démocrates, ainsi que les atrocités qui ont eu lieu en 427 avant notre ère est un des moments de Thucydide les plus denses de son histoire, avec les discours de Périclès, l’Oraison funèbre, la description de la peste, la défaite d’Athènes en Sicile, l’Archéologie, le dialogue des Méliens et le dialogue des Platéens et des Thèbains. Dans ce texte, Thucydide ne raconte pas simplement les événements déroulés à Corcyre, mais il donne son opinion personnelle sur ce qui s’est passé. En outre, c’est une occasion pour lui de commenter d’une façon philosophique les conséquences de la guerre civile et des passions politiques sur le comportement et les rapports humains306. La description du conflit à Corcyre couvre à peu près vingt chapitres dans l’histoire de Thucydide. Plus précisément, il s’agit de chapitres suivants : III. 69-86 et IV. 46-48. La plupart des historiens et des philologues jugent que le chapitre III. 84 n’est pas écrit par Thucydide pour des raisons linguistiques et stylistiques, mais nous ne pouvons pas entrer dans cette discussion et nous le considérons comme écrit par l’auteur athénien et nous nous occuperons uniquement de la description du troisième livre. La guerre civile est pratiquement la continuité historique de l’affaire de Corcyre, du conflit entre Corinthe et Corcyre au sujet de l’Épidamne entamée cinq ans avant, et Thucydide les raconte juste avant la Guerre du Péloponnèse. Nous sommes maintenant au printemps de 427, la même année que le blocus à Mytilène. De notre part, nous allons réfléchir plutôt sur les chapitres 82-84. 306
Il faut noter que l’affaire de Corcyre et de Platée n’étaient pas des faits d’importance militaire capitale, mais il semble que Thucydide ait été profondément concerné et bouleversé par ces deux atrocités, non pour des raisons militaires et du déroulement de la guerre. Mais, il s’agissait des situations à travers lesquelles l’auteur pouvait mettre en lumière le comportement humain pendant la guerre.
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Le texte sur les passions de la guerre civile vient au troisième livre, lorsque Thucydide a déjà commencé à raconter la Guerre du Péloponnèse et les violences commises par Athènes et Sparte. Bien qu’il ne soit pas un philosophe, nous trouvons qu’il y a plusieurs niveaux de pensée dans ces chapitres concernant la violence et ainsi plusieurs questions à poser : est-ce que la violence est accidentelle, relative ou « normale » dans les périodes de guerre ? Ou est-ce que la violence disparaît, lorsque la guerre finit ? Quelles sont les causes de la violence ? Avec quels critères Thucydide décrit-il les causes de la violence ? Avant d’entrer dans le texte, nous devons faire quelques remarques. Thucydide dès le début du premier livre définit la guerre comme mouvement (« κίνησις »)307. Toute son œuvre tourne autour de cet axe, du mouvement violent qui change la vie des hommes et des cités. D’ailleurs, il utilise plusieurs fois le mot κίνησις et d’autres mots synonymes pour marquer le mouvement, la crise. La guerre comme κίνησις change le comportement de l’être humain et la prolongation d’une guerre comme dans le cas de la Guerre du Péloponnèse, peut transformer radicalement les hommes. Ce mouvement de transformation des mœurs des êtres humains coexiste pour Thucydide avec une déchéance et une explosion de la « πλεονεξίᾳ ». La question de la mutation, sauf dans le cadre de l’Archéologie est associée aux désordres et à la guerre. La conception de la mutation chez Thucydide est liée au déclin, étant donné que la Guerre du Péloponnèse a bouleversé la Grèce avec la mort des hommes, la destruction des cités, l’immigration des populations et la généralisation du comportement cruel des êtres humains. Comme nous verrons dans les paragraphes sur les passions de la guerre et l’émergence de la violence, Thucydide décrit un monde en guerre et une société humaine renversée moralement et même linguistiquement. Sa façon de diagnostiquer le problème des passions a des similitudes avec sa description de la peste d’Athènes. En fait, pour Thucydide la déchéance morale contamine le langage dans un si haut niveau que le raisonnement humain se dissocie de toute considération morale et la raison humaine s’occupe 307
Ibid., I. I.
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beaucoup plus de faire le mal. En d’autres mots, il présente indirectement l’intelligence humaine comme un outil, un instrument qui peut avoir deux côtés, positif et négatif et que tous les deux peuvent être également employés par l’homme tant pour la création que pour la destruction. Car, la rationalité humaine et l’énergie peuvent être utilisées pour le carnage et la violence selon Thucydide. Il décrit comment les hommes d’esprit et sages, prenant des précautions étaient considérés comme des lâches. Thucydide passe du concret au général avec une grande facilité : partant du cas de Corcyre (cet événement était le plus extrême et le plus violent) arrive à expliquer la situation grecque dans son ampleur et sa complexité, où les participants de la guerre parlent ouvertement de leurs méthodes violentes. Le dialogue des Méliens pourrait être mis dans cette ligne d’évolution de croissance du cynisme et du réalisme politique : la violence de la guerre et des puissants arrive au dialogue des Méliens à son point culminant. Les chapitres 82-84 marquent ce commencement de la violence basé sur le conflit des pouvoirs. D’autre part, en contradiction directe avec le mouvement (« κίνησις »), il y a la question de la « στάσις » qui selon les auteurs et la période de l’histoire grecque qui écrivent, renvoie à des conditions très différentes. Bernard Eck écrit sur ce mot et sur la pluralité de son sens : La traduction la moins impropre est celle de « lutte intestine » ou « conflit intérieur » qui oppose, au sein d’une cité-État, deux partis rivaux briguant chacun le pouvoir. Lutter pour obtenir le pouvoir politique dans une cité est l’essence de la stasis. Par conséquent, toute situation de ce type, de la rivalité politique quelque peu prononcée à la guerre civile la plus atroce, peut être qualifiée de stasis. Les Grecs, qu’ils soient poètes, historiens, orateurs ou philosophes, considèrent la stasis comme un fléau et la condamnent unanimement parce qu’elle aboutit, dans ses avatars ultimes, à la destruction de la cité. […] Cependant, le concept, par son caractère plastique et large, est assez déroutant. […] Car le terme stasis s’applique aussi à des tensions ou à des conflits entre partis, qui se manifestent pacifiquement, dans un cadre légal ou juridique respectueux de l’ordre constitutionnel ; du reste, pour éviter soit la menace de stasis, soit la stasis elle-même et ses imprévisibles déraillements, un régime politique peut se doter de soupapes de sécurité. […] Cela posé, il convient ici de prendre le mot dans une acception moins large en envisageant les cas, nombreux, où la stasis s’accompagne de violence physique. On évoquera donc essentiellement la stasis en tant que guerre intérieure ou guerre civile, par opposition au polémos ou guerre extérieure dirigée contre ceux qui sont
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étrangers à la cité. Or, il s’avère que les guerres civiles ont engendré les massacres les plus horribles de l’histoire grecque. Ces guerres se déroulent, dans leurs grandes lignes, selon un scénario qui peut être analysé à la lumière d’un événementmodèle, rapporté par Thucydide, à savoir la grande stasis de Corcyre (act.Corfou), qui eut lieu en 427, pendant la guerre du Péloponnèse308.
Il faut mentionner que la στάσις signifie l’arrêt, l’inaction, l’immobilité ou la suspension et la stagnation en grec ancien et le mot, souvent traduit comme révolte ou sédition, sous-entend que le cours normal de la vie politique et collective s’arrête. Pour Thucydide, la στάσις est la racine de la violence, la cause des atrocités dans les sociétés et de la déchéance morale qui renverse les valeurs menant à des situations comme celle de Corcyre. Mais avant d’entrer au texte, nous devons voir quelles étaient les conditions sociales et politiques générales à l’époque de la lutte civile, entre le parti démocratique et le parti oligarchique à Corcyre. Le régime politique au 5ème siècle à Corcyre était une oligarchie modérée avec un tribunal et un conseil populaire. Au commencement de la Guerre du Péloponnèse deux groupes politiques existaient, les démocrates et les oligarques. La vie politique était contrôlée par le premier groupe social. En fait, les deux groupes ne sont pas séparés par des inégalités sociales et économiques énormes et la lutte politique n’est pas fondée uniquement sur une guerre sociale entre les pauvres et les riches. Or, la crise qui aboutit à la στάσις n’a pas comme cause le partage de la terre. Les richesses étaient plutôt équitablement divisées. Eck donne quelques précisions utiles sur le sujet : À Corcyre, semble-t-il, les tiraillements initiaux portent sur les choix en matière de politique extérieure ; en effet, depuis 433, une épimachie, alliance limitée au volet défensif, unit Corcyre à Athènes, conservant cependant sa vieille amitié avec Sparte et les Péloponnèsiens ; dans la guerre opposant Athènes et Sparte, Corcyre reste certes neutre, mais sa légère orientation athénienne déplaît aux oligarques séduits par Corinthe et Sparte, et plaît, au contraire, aux démocrates corcyréens soucieux de renforcer les liens avec Athènes. Chaque camp compte, à plus ou moins long terme, sur l’appui d’une puissance extérieure pour asseoir sa domination à Corcyre même et infléchir le régime vers telle ou telle orientation 308
Bernard Eck, Les massacres en Grèce classique : une typologie, p. 97-98, in Le massacre, objet de l’histoire, Éditions Gallimard, collection Folio Histoire, Paris, 2005.
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idéologique. La stasis débute à Corcyre, au printemps 427, sur le terrain juridique ; Peithias, le chef des démocrates, est accusé, dans un procès pour haute trahison, de vouloir « asservir Corcyre à Athènes », c’est-à-dire faire entrer Corcyre dans la Ligue de Délos ; acquitté, Peithias se venge en obtenant la condamnation, dans un procès pour impiété, des oligarques les plus en vue. C’est alors que, à l’initiative d’une clique d’oligarques craignant le rapprochement avec Athènes, la stasis quitte le cadre de la légalité pour basculer dans la violence extrême du massacre : en plein conseil, Peithias est assassiné et, avec lui, soixante autres personnes ; les oligarques prennent seuls le pouvoir309.
Un autre élément important dans l’analyse de Thucydide est que dans la sédition à Corcyre, les deux groupes politiques n’ont pas l’intention de modifier le régime politique mais de détruire, non simplement politiquement, mais physiquement l’un l’autre. Ils veulent s’emparer du pouvoir sans modifier les hiérarchies sociales. Quelques paragraphes avant les passages sur les passions de la guerre civile, Thucydide écrit que les deux côtés avaient envoyé « des émissaires à travers les campagnes pour s’assurer le concours des esclaves en leur promettant la liberté. Ceux-ci, pour la plupart, se rangèrent du côté des démocrates, tandis que huit cents mercenaires arrivaient du continent pour renforcer les oligarques »310. La libération des esclaves était une pratique commune dans l’Antiquité. Les dirigeants des classes sociales demandaient plusieurs fois l’aide des esclaves dans des périodes de crise politique, de lutte sociale ou de guerre. Mais entrons dans les événements et le texte lui-même. À Corcyre après l’assassinat du chef du parti démocratique Péithias, la guerre civile explose. Pendant certains jours, les démocrates sont aidés par des esclaves et des femmes. Finalement, ils parviennent à contrôler la situation contre les oligarques. Quelques jours plus tard, Corcyre entre à la ligue athènienne. Un armistice entre les deux parties est conclu, mais la situation n’est pas encore réglée. Quelques jours après, les démocrates corcyréens avec soixante navires, livrent avec l’aide d’Athènes une bataille navale contre une flotte péloponnésienne qui se trouvait près de l’île. Le parti démocratique applique le nouvel accord avec Athènes pour se défendre contre la flotte péloponnésienne et les oligarchiques de 309 310
Bernard Eck, op.cit., p. 100. Thucydide, op.cit., III, 73, p. 255.
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Corcyre. Une flotte d’Athènes arrive sous le commandement d’Eurymédon. Les Péloponnésiens débarquent la même nuit pour se retirer près de l’isthme de Leucade : Quand les Corcyréens surent qu’une flotte athénienne arrivait et que l’ennemi s’était éloigné, ils firent entrer dans la ville les Messéniens, qui étaient restés jusque-là en dehors de l’enceinte. La flotte qu’ils avaient armée reçut l’ordre de faire le tour du cap pour gagner le port Hyllaïque et, pendant qu’elle était en route, les démocrates se mirent à massacrer tous ceux de leurs adversaires qui tombèrent entre leurs mains. Puis, ils firent descendre à terre ceux d’entre eux qui avaient consenti à s’embarquer sur la flotte et les tuèrent. Ils se rendirent alors dans le temps d’Hèra et parvinrent à convaincre une cinquantaine de suppliants, qui acceptèrent de s’en remettre au jugement des tribunaux. Ils les firent tous condamner à mort. Les autres, c’est-à-dire la grande majorité, refusèrent de quitter leur asile. Lorsqu’ils comprirent ce qui se passait, ils commencèrent à se donner la mort les uns aux autres dans l’enceinte sacrée. Certains se pendirent à des arbres. Tous, d’une manière ou d’une autre, mirent fin à leurs jours. Durant les sept jours que les soixante navires d’Eurymédon restèrent à Corcyre, les Corcyréens continuèrent à massacrer ceux de leurs concitoyens qu’ils considéraient comme des ennemis. Ils les accusaient de comploter contre la démocratie, mais certains furent en fait victimes d’inimitiés privées. Des créanciers furent ainsi abattus par leurs débiteurs. On vit tous les genres de mort possibles et la population se porta à tous les excès qu’on peut observer en pareille circonstance, et même au-delà. Le père tuait son fils ; on arrachait les suppliants aux autels et on les massacrait à l’entrée des sanctuaires ; quelques-uns même furent murés dans le temple de Dionysos, où on les laissa mourir311.
De la phrase suivante, Thucydide entame l’analyse des raisons de la guerre civile, des passions et de l’amplification de la violence. Il explique que le massacre et la guerre civile à Corcyre étaient un de plusieurs cas pareils, qui ont eu lieu en Grèce et ont généralisé les conflits internes. Ainsi, nous avons affaire à deux guerres. Une guerre entre les cités, entre deux ligues et une guerre intérieure, sociale et civile divisant les cités en deux fractions politiques : « Telles furent les atrocités commises au cours de cette guerre civile, qui parut d’autant plus sauvage qu’elle fut la première en date. Par la suite les convulsions politiques gagnèrent pour ainsi dire la totalité du monde grec. Dans toutes les cités des heurts se produisirent entre les chefs du parti populaire et les oligarques, les premiers voulant faire appel aux
311
Ibid., III, 81, p. 259.
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Athéniens et les autres aux Lacédémoniens »312. Il semble que Thucydide ait appliqué à la guerre externe le terme de κίνησις, tandis que dans la guerre civile fait usage du terme de la στάσις. Il paraît que la Guerre du Péloponnèse encourage l’explosion de la guerre civile et que la violence devient un lieu commun dans tout le monde grec. Dans « des temps normaux » les interventions des forces extérieures n’étaient pas habituelles, « mais une fois la guerre venue, chacun des deux partis put désormais compter sur une alliance extérieure pour abattre ses ennemis et accroître son pouvoir et ceux qui souhaitaient une révolution (τοῖς νεωτερίζειν τι βουλομένοις) eurent toutes les facilités pour faire intervenir l’étranger »313. La guerre civile bouleversera Athènes seize ans plus tard et les cités alliées d’Athènes, comme celle de Samos par exemple314. La situation de 427 a des similitudes avec celle de 411 à cause du grand désordre en Grèce. D’autres cités sont également divisées dans cette période, parce qu’elles doivent répondre à la question suivante : oligarchie ou démocratie ? La violence qui a dominé le monde grec au moins dans une grande partie, nous montre la vision pessimiste de l’être humain : Au cours de ces luttes civiles, les cités virent fondre sur elles des calamités innombrables, comme il en arrive et comme il en arrivera toujours tant que la nature humaine sera ce qu’elle est. Selon les circonstances, il est vrai, le mal peut empirer ou s’apaiser et ses manifestations diffèrent d’un cas à l’autre. En temps de paix et de prospérité, les individus et les cités montrent des dispositions plus conciliantes315.
Thucydide donne dans une phrase merveilleuse, la fonction de la guerre et ses conséquences sur la vie quotidienne des êtres humains : « Mais la guerre, avec les restrictions qu’elle apporte dans la vie de tous les jours, est une école de violence. Elle modifie l’humeur de la majorité des gens en l’accordant avec les réalités du moment » - « ὁ δὲ πόλεμος ὑφελὼν τὴν εὐπορίαν τοῦ καθ᾿ ἡμέραν βίαιος διδάσκαλος καὶ πρὸς τὰ παρόντα τὰς ὀργὰς τῶν πολλῶν ὁμοιοῖ 312
Ibid., III, 82, p. 259-260 : « Οὕτως ὠμὴ στάσις προυχώρησε, καὶ ἔδοξε μᾶλλον, διότι ἐν τοῖς πρώτη ἐγένετο, ἐπεὶ ὕστερόν γε καὶ πᾶν ὡς εἰπεῖν τὸ Ἑλληνικὸν ἐκινήθη, διαφορῶν οὐσῶν ἑκασταχοῦ τοῖς τε τῶν δήμων προστάταις τοὺς Ἀθηναίους ἐπάγεσθαι καὶ τοῖς ὀλίγοις τοὺς Λακεδαιμονίους ». 313 Ibid., III, 82, p. 260. 314 Voir ibid., VIII-73-77. 315 Ibid., III, 82, p. 260.
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»316. En fait, Thucydide ne conçoit pas la guerre comme quelque chose de glorieux ou de noble, mais comme une situation qui transforme radicalement et brusquement la vie humaine, sans apporter de la noblesse, de la beauté ou une grandeur et ceci est quant à nous, un des grands apports de Thucydide : à savoir qu’il pose la guerre comme expression des intérêts des formations sociales opposées, en la dissociant de son passé épique traditionnel et de l’idéologie aristocratique. En d’autres termes, la guerre détruit les rapports humains en les altérant à des rapports violents. Elle est un processus qui dévoile ce qui est déjà là, c’est-à-dire des intérêts et de rapports de force. Dans la suite du texte, Thucydide précise les changements apportés par la guerre et son omniprésence : Ainsi, de cité en cité, la guerre civile étendait ses ravages. Dans celles qui furent touchées les dernières, les factieux, instruits de ce qui s’était fait ailleurs, allèrent plus loin encore dans la voie des excès révolutionnaires, grâce à une technique perfectionnée de l’insurrection et à des méthodes de terreur inouïes. Les hommes en vinrent, pour qualifier les actes, à modifier arbitrairement le sens habituel des mots - (ἐστασίαζέ τε οὖν τὰ τῶν πόλεων, καὶ τὰ ἐφυστερίζοντά που πύστει τῶν προγενομένων πολὺ ἐπέφερε τὴν ὑπερβολὴν τοῦ καινοῦσθαι τὰς διανοίας τῶν τ᾿ ἐπιχειρήσεων περιτεχνήσει καὶ τῶν τιμωριῶν ἀτοπίᾳ. καὶ τὴν εἰωθυῖαν ἀξίωσιν τῶν ὀνομάτων ἐς τὰ ἔργα ἀντήλλαξαν τῇ δικαιώσει)317.
La raison alors n’est plus considérée par Thucydide comme le principal instrument de l’être humain dans la période de la guerre civile, puisque les humains changent le sens des mots, situation déjà notée dans la description de la peste. Les hommes (nous constatons qu’en effet tout ce que Thucydide raconte ici concerne la Guerre du Péloponnèse en général et non uniquement les guerres civiles) sont dominés par la passion de dominer autrui et de profiter de la situation : « On se sentit désormais moins solidaire de ses parents que de ses camarades de parti, car ces derniers se montraient plus disposés à tout oser sans tergiverser. Le but de ces associations n’était pas de défendre les intérêts de leurs membres par des moyens légaux, mais de satisfaire, au mépris de la loi, des ambitions particulières. La confiance régnant entre les associés était fondée non sur les engagements pris devant les dieux, mais sur la complicité dans le 316 317
Ibid., III, 82, p. 260. Ibid., III, 82, p. 260.
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crime »318. Thucydide utilise sa méthode préférée : essayer de voir au fond des choses et trouver les raisons des phénomènes historiques et sociaux : À l’origine de tous ces maux, il y avait l’appétit de pouvoir qu’inspirent la cupidité et l’ambition personnelle. De là l’acharnement que les factions mettaient à se combattre. Les chefs des partis dans les cités adoptaient de séduisants mots d’ordre, égalité politique de tous les citoyens d’un côté, gouvernement sage et modéré par les meilleurs de l’autre. L’État, qu’ils prétendaient servir, était pour eux l’enjeu de ces luttes. Tous les moyens leur étaient bons pour triompher de leurs adversaires et ils ne reculaient pas devant les pires forfaits. Quand il s’agissait de se venger, ils allaient plus loin encore, accumulant les crimes sans se laisser arrêter par le souci de la justice et du bien public et sans autre règle que leur caprice. Frappant leurs ennemis par des condamnations injustes ou usurpant le pouvoir par la force, ils étaient prêts à tout pour assouvir leurs haines du moment. Ni les uns ni les autres ne s’embarrassaient de scrupules, mais on prisait davantage les hommes qui savaient mener à bien des entreprises détestables en les couvrant avec de grands mots319.
Nous traduisons « πάντων δ᾿ αὐτῶν αἴτιον ἀρχὴ ἡ διὰ πλεονεξίαν καὶ φιλοτιμίαν » par « de tout cela, la cause à l’origine était la cupidité et l’amour pour les honneurs ». Selon l’analyse de Thucydide, la cause du problème est la possession du pouvoir et le désir d’avoir plus pour soi-même. Ainsi, il évite d’expliquer la violence et la guerre à partir d’une explication divine, malgré sa référence à un type anthropologique relativement stable, à une φύσις ἀνθρώπων et de dire que l’homme réagit toujours de la même manière ou qu’il s’agit d’un mal transhistorique. Ce qui est plus stable anthropologiquement pour Thucydide, est le pouvoir et la quête pour la domination chez l’homme, faits qui se trouvent à la racine de la violence. Il s’agit de l’expansion du désir qui veut dépasser ce qui possède déjà et contrôler le plus possible, menant aux conflits, aux guerres externes et internes, les guerres entre les cités ainsi que les guerres entre les parties et les classes sociales pour le pouvoir. Autrement dit, Thucydide était un des premiers à comprendre que le champ politique était l’espace des intérêts et des antagonismes sociaux opposés. 318 319
Ibid., III, 82, p. 261. Ibid., III, 82, p. 261-262.
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Pourtant, sa pensée peut se distinguer de celle de Marx, penseur qui également insiste sur la question de l’opposition, de la lutte politique et de celle de certains anarchistes. À vrai dire, Thucydide comme nous l’avons vu, considère que la lutte pour le pouvoir et le pouvoir lui-même ont toujours existé et existeront toujours, tandis que pour les penseurs anarchistes et libertaires la domination, l’autorité et les hiérarchies peuvent être détruites et annihilées par l’homme à travers la lutte sociale. D’autre part, ce que Thucydide reconnaît à la base des conflits civils et politiques n’est pas la lutte de classes, la guerre sociale entre les pauvres, les paysans et l’aristocratie par exemple, les classes laborieuses et les classes possédantes. Pour lui, ce qui existe est un conflit tantôt caché, tantôt ouvert, entre les hommes à l’intérieur des cités afin d’acquérir plus. Nous avons noté dans le dialogue de Méliens que pour les Athéniens celui qui est le plus fort, est celui qui peut dominer. Donc, la violence est justifiée et légitime et la justice devient le synonyme de l’intérêt personnel. Les relations entre les humains et les cités sont basées sur la force qui s’extériorise par la violence. La guerre sans limites intensifie la violence entre les hommes, érodant leurs rapports antérieurs. Mais est-ce que Thucydide croit à une nature humaine ? Est-ce que la violence sera toujours nécessaire, et l’homme est sans possibilité de changer et obligé de vivre à « l’école de la violence » ? La phrase qui nous pose des difficultés est celle sur la nature humaine : « Au cours de ces luttes civiles, les cités virent fondre sur elles des calamités innombrables, comme il en arrive et comme il en arrivera toujours tant que la nature humaine sera ce qu’elle est. Selon les circonstances, il est vrai, le mal peut empirer ou s’apaiser et ses manifestations diffèrent d’un cas à l’autre. En temps de paix et de prospérité, les individus et les cités montrent des dispositions plus conciliantes ». Si nous considérons que Thucydide pense à partir des critères moraux, des hommes agissant par l’hypocrisie, l’envie et le désir pour la force, l’homme ne pourra jamais évoluer, il semble qu’il exprime une conception essentialiste de l’homme : l’être humain est fondé sur une substance laquelle même si les choses se transforment, elle restera immuable. Par exemple, au premier livre (I. 70) il présente les Spartiates et les Athéniens avec des caractéristiques qui ne varient jamais, comme si les collectivités auraient une temporalité invariable. 213
Mais nous estimons que Thucydide pense qu’il y a certaines catégories humaines stables, déployées dans des situations critiques et violentes. En fait, il n’est pas déterministe pur et simple puisqu’il conçoit l’histoire d’une façon dynamique, comme la force et le pouvoir qui changent constamment des formes : le pouvoir athénien se présente beaucoup plus développé que les formes politiques précédentes. L’œuvre de Thucydide contient ces deux tendances : la permanence de la nature humaine qui peut justifier la connaissance humaine comme κτῆμά τε ἐς αἰεὶ pour les lecteurs à venir et de l’autre côté, il y a la lutte pour le pouvoir et l’expansion de la force. Mais essayons de clarifier davantage et très brièvement, ce que Thucydide entend par nature humaine. Une explication possible serait, non d’associer la nature humaine à quelque chose qui forcément va se réaliser, mais qu’il y a certains types de comportements, de façons spécifiques d’agir chez les êtres humains, reconnus et mis en lumière par l’auteur athénien. La présence de comportements particuliers que nous retrouvons chez les êtres humains, concerne partiellement l’activité humaine au niveau individuel. Pour autant, il semble que Thucydide pense à partir de cette conception bien plus intensément, quand il s’agit de la compréhension du comportement des groupes humains : cela veut dire qu’il est possible de prévoir - toujours approximativement et tenant compte de ce qui παραλόγῳ ξυμβαῖνον, à savoir qui arrive malgré la raison et le calcul - sous certaines circonstances spécifiques, l’activité collective. L’analyse de Thucydide s’intéresse à toutes les transformations qui ont eu lieu dans le comportement humain pendant la période des guerres civiles, ayant comme résultat la destruction de la raison et faisant place à la ruse et à la violence : C’est ainsi qu’avec ces luttes civiles, toutes les formes de dépravation se répandirent en Grèce. La candeur, qualité première de toute âme généreuse, devint un objet de risée et finit par disparaître. Dans la plupart des cités, les citoyens, séparés en deux camps, s’observaient avec défiance. Pour assurer leur réconciliation, il n’y avait pas d’arguments assez forts, pas de serments assez terribles. […] Ceux qui l’emportaient dans ces combats n’étaient généralement pas les plus intelligents. C’est donc à Corcyre que la plupart de ces excès furent commis pour la première fois. On assista à toutes les violences auxquelles peuvent se livrer des gens qui se révoltent contre les brimades d’un gouvernement incapable de
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modération, à tous les forfaits qu’on peut commettre pour sortir d’une condition misérable, lorsque, pressé par la souffrance, on cherche à s’approprier le bien d’autrui. On vit enfin tous les actes de cruauté impitoyable auxquels peuvent en venir les hommes, non plus par cupidité, mais quand une aveugle fureur les jette contre leurs égaux. Ces événements bouleversèrent le cours ordinaire de la vie dans les cités. La nature humaine, qui est toujours tentée d’enfreindre les lois, fut plus forte que toutes les contraintes légales et elle en profita allègrement pour se montrer sous son vrai jour, c’est-à-dire incapable de résister aux entraînements des passions, rebelle à toute justice, ennemie de toute supériorité. Si l’on put ainsi étouffer les scrupules pour se venger d’un adversaire, si l’on fit passer le profit avant la justice, c’est bien parce que l’envie exerce sur les hommes un empire malfaisant. Pour frapper leurs ennemis, les gens n’hésitent pas à ne plus tenir compte des lois générales qui règlent la vie des sociétés. Ce sont pourtant ces lois qui, aux heures de détresse, leur permettent d’espérer le salut. Mais cela ne les empêche pas de passer outre, oubliant qu’ils pourront un jour se trouver dans une situation périlleuse et qu’ils auront alors eux-mêmes besoin de leur protection (Ἐν δ᾿οὖν τῇ Κερκύρᾳ τὰ πολλὰ αὐτῶν προυτολμήθη, καὶ ὁπόσα ὕβρει μὲν ἀρχόμενοι τὸ πλέον ἢ σωφροσύνῃ ὑπὸ τῶν τὴν τιμωρίαν παρασχόντων οἱ ἀνταμυνόμενοι δράσειαν, πενίας δὲ τῆς εἰωθυίας ἀπαλλαξείοντές τινες, μάλιστα δ᾿ ἂν διὰ πάθους, ἐπιθυμοῦντες τὰ τῶν πέλας ἔχειν, παρὰ δίκην γιγνώσκοιεν, οἵ τε μὴ ἐπὶ πλεονεξίᾳ, ἀπὸ ἴσου δὲ μάλιστα ἐπιόντες ἀπαιδευσίᾳ ὀργῆς πλεῖστον ἐκφερόμενοι ὠμῶς καὶ ἀπαραιτήτως ἐπέλθοιεν. ξυνταραχθέντος τε τοῦ βίου ἐς τὸν καιρὸν τοῦτον τῇ πόλει καὶ τῶν νόμων κρατήσασα ἡ ἀνθρωπεία φύσις, εἰωθυῖα καὶ παρὰ τοὺς νόμους ἀδικεῖν, ἀσμένη ἐδήλωσεν ἀκρατὴς μὲν ὀργῆς οὖσα, κρείσσων δὲ τοῦ δικαίου, πολεμία δὲ τοῦ προύχοντος· οὐ γὰρ ἂν τοῦ τε ὁσίου τὸ τιμωρεῖσθαι προυτίθεσαν τοῦ τε μὴ ἀδικεῖν τὸ κερδαίνειν, ἐν ᾧ μὴ βλάπτουσαν ἰσχὺν εἶχε τὸ φθονεῖν. ἀξιοῦσί τε τοὺς κοινοὺς περὶ τῶν τοιούτων οἱ ἄνθρωποι νόμους, ἀφ᾿ ὧν ἅπασιν ἐλπὶς ὑπόκειται σφαλεῖσι κἂν αὐτοὺς διασῴζεσθαι, ἐν ἄλλων τιμωρίαις προκαταλύειν καὶ μὴ ὑπολείπεσθαι, εἴ ποτε ἄρα τις κινδυνεύσας τινὸς δεήσεται αὐτῶν)320.
Le conflit des pouvoirs divise les cités et les hommes et transforme les mœurs. Corcyre est utilisé par Thucydide comme l’exemple par excellence de renversement des rapports humains. Il faut se rappeler qu’il expliquait déjà du premier livre que la Guerre du Péloponnèse avait transformé la vie humaine et le cours de l’existence comme jamais auparavant : « Cette guerre-ci, au contraire, a duré longtemps et elle s’est accompagnée pour la Grèce d’une somme d’épreuves telle qu’on n’en vit jamais autant en aucune période de durée égale. Jamais on ne vit autant de villes prises et vidées de leurs habitants, soit par les Barbares, soit à la suite de combats qui les opposèrent entre elles. Il en est qui, une fois prises, changèrent 320
Ibid., III, 83-84, p. 262-263.
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d’habitants. Jamais il n’y eut autant d’exils et autant de massacres du fait des hostilités ou des dissensions internes »321. Les phénomènes physiques ont aggravé la violence de la guerre et la perception du malheur a été augmentée à cause de la multitude des changements. L’irrationalité des rapports humains basée sur la πλεονεξίᾳ a intensifié la violence dans une période de guerre. Pour le dire autrement, la guerre selon Thucydide a certaines conséquences sur les sociétés humaines : tout d’abord, elle favorise la manifestation de l’irrationalité humaine. Thucydide est l’historien qui déploie sa propre rationalité, afin de comprendre et expliquer l’irrationalité de la guerre et des hommes. Son œuvre exprime l’opposition entre le logos et le paralogos. Il veut mettre en relief l’irrationalité des hommes, qui reste souvent incompréhensible par les mêmes hommes qui la pratiquent ou la perpétuent sans le savoir. Comme Thucydide dit pour le cas de Corcyre, toute discursivité, tout argument logique ont été écartés de la vie publique afin d’acquérir le bien d’autrui. Mais, il avance un pas encore son raisonnement, lorsqu’il écrit que les hommes à partir d’un moment faisaient tout acte illicite, pas par cupidité mais par « οἵ τε μὴ ἐπὶ πλεονεξίᾳ, ἀπὸ ἴσου δὲ μάλιστα ἐπιόντες ἀπαιδευσίᾳ ὀργῆς πλεῖστον ἐκφερόμενοι ὠμῶς καὶ ἀπαραιτήτως ἐπέλθοιεν ». Cela dit, les humains dépassaient même leur propre disposition stable d’acquérir plus, posséder la propriété et le bien d’autrui et ils se jetaient sur l’autre par ἀπαιδευσίᾳ ὀργῆς - phrase difficilement traduite - par élan, passion ou colère sans éducation, sans instruction et formation. En fait, Thucydide dit que dès que la violence s’installe dans les sociétés dans une période de guerre durant depuis des années, elle se perpétue sans contrôle et force les hommes à réagir cruellement. Il conçoit l’homme comme un être qui désire le bien d’autrui et a la tendance naturelle d’enfreindre les lois. Il comprend que les lois sont quelque chose d’extérieur à l’homme, un élément contraignant ayant un rôle oppresseur, un contrat qui essaie sans succès parfois de réguler les rapports humains, et que la loi devient un élément accessoire, sinon inexistant dans des périodes de violence. Mais, il est important de noter que Thucydide ne raisonne en termes de mal et de bien, mais il trouve certains éléments stables à l’être 321
Ibid., I, 23, p. 49.
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humain, comme celui de l’intérêt et du désir des objets matériels et de la propriété d’autrui. Donc, la violence et le dépassement des lois constituent des éléments substantiels à l’être humain, qui peuvent être relativement contrôlés dans la période de paix mais déchaînés dans la période de guerre, allant jusqu’à modifier le premier outil commun à l’homme, le langage. Nous n’avons pas parlé suffisamment de la question du langage, mais ce que Thucydide écrit sur ce sujet, nous montre son haut niveau de réflexion et de compréhension de la vie collective et politique. Il est aussi un des premiers à comprendre, que le langage peut être utilisé différemment selon les situations, les circonstances sociales et politiques. Plus précisément, il saisit le langage comme le moyen à travers lequel les êtres humains expriment leurs passions et beaucoup plus leurs intérêts. Ils façonnent le langage à leur guise pour envelopper leurs désirs, leurs passions et leurs intérêts. Selon Thucydide, l’extension de la violence va de pair avec l’extension et le conflit des grands pouvoirs comme ceux de Sparte et d’Athènes. Cette extension de la domination athénienne et de toute domination montre selon l’historien, que les rapports entre les cités et les êtres humains sont par nature violents, sauf si ces cités ont conclu une paix, quelque chose qui peut être terminé quand les intérêts deviennent divergents. Encore, l’expansion d’une cité puissante va s’opposer à la puissance d’une autre cité comme dans le cas du conflit de deux cités grecques. En d’autres mots, pour Thucydide l’histoire est faite à travers les intérêts opposés des puissants et aucune cité, démocratique ou oligarchique, ne peut rester en dehors de ce jeu. La guerre peut changer ce principe ajoutant une instabilité dans l’équilibre des pouvoirs. Thucydide pense en termes de rapports de pouvoir, qui déterminent les relations entre les cités. Cette situation a été bien comprise très tôt par Périclès : Athènes était prisonnière de la nécessité322. Cette condition humaine et politique exerce une telle force qu’elle peut être difficilement contrôlée, fait expliquant l’explosion de la violence et son intensification. Les atrocités et les violences racontées par Thucydide sont la manifestation d’un pouvoir lequel s’il arrête de dominer, il ne pourra plus exister. Mélos, 322
Ibid., II, 63, 3.
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l’expédition en Sicile, Skiônè n’étaient pas simplement les opérations d’un pouvoir maléfique, arrogant, insolent et insensé, mais l’effort de contrôler l’espace et le monde grec et bien sûr ses ressources matérielles. En conséquence, la force et la domination deviennent pour Thucydide des parties de la violence et de la cruauté.
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En guise de conclusion
Nous voulons clore notre réflexion sur la question du pouvoir, de l’hégémonie et de violence chez Thucydide, en formulant certaines pensées plus générales sur ces thématiques. D’emblée, nous estimons que l’œuvre de Thucydide présente une réflexion précise et innovatrice sur le pouvoir et l’hégémonie. En réalité, elle constitue à notre connaissance la première œuvre écrite sur le pouvoir dans un plan purement historique, politique, matériel et le plus important, il s’agit d’une réflexion sur l’hégémonie, la force et la violence fondée sur l’historicité de l’être humain et des sociétés humaines. Plus particulièrement, Thucydide décrit dans la Guerre du Péloponnèse le pouvoir et la force comme des phénomènes historiques qui se développent au sein des sociétés humaines et étant susceptibles des changements. Par exemple, la force athénienne émergeant dès l’époque de la deuxième invasion perse, se stabilise tout au long du milieu du 5ème siècle pour devenir à l’époque de la Guerre du Péloponnèse une véritable tyrannie, fait admis par l’homme politique athénien qui a le plus contribué pour la construction de cette tyrannie, Périclès. Cette déclaration nous aide à comprendre la logique et le discours exprimé par Athènes tout au long du débat à Mélos, c’est-àdire à concevoir le caractère despotique de l’autorité athénienne. Pourtant, l’auteur nous aide également à comprendre le pouvoir athénien et le discours de justification tenu par les agents de cette autorité dans sa propre temporalité. Thucydide nous présente le pouvoir d’Athènes dans son unité, sa spécificité et dans son développement dans le temps et l’espace : un pouvoir qui se justifie par sa contribution à la lutte contre un empire menaçant la liberté de la Grèce dans un premier moment, comme protecteur de la mer Égée à la suite et finalement, comme tyran soucié par l’extension de sa force navale et économique. Athènes devient un tyran comme l’est devenu 219
aussi Hippias dans la longue digression de Thucydide, mais aucunement accidentelle du sixième livre323. En outre, Thucydide retrace très attentivement la réaction contre l’avènement de la thalassocratie d’Athènes, d’abord par Sparte et ses alliés - le discours des ambassadeurs de Corinthe est capital sur ce sujet - et ensuite par d’autres centres de pouvoir et formations politiques comme celle de Syracuse, à travers Hermocratès ou même chez Athènes elle-même, où Diodotos reconnaîtra que c’est à la nature de l’homme libre de résister contre l’autorité. L’exposé le plus significatif quant à nous est celui du Syracusain Hermocratès, où il n’accuse pas Athènes de son désir de dominer, chose associée à l’être humain, mais à ceux qui sont prêts d’accepter l’hégémonie sans se battre. De ce fait, Thucydide reconnaît indirectement qu’un phénomène social-historique avec l’importance de l’hégémonie athénienne, peut créer des mouvements qui s’y opposent, tout aussi bien que la conscience que les collectivités peuvent combattre les dominants. Ce qui est plus intéressant concernant la méthode de Thucydide, est le fait qu’il ne prend pas de partie ouvertement, ni lorsque Périclès parle de tyrannie, ni quand Hermocratès parle de la lutte contre celui qui veut dominer sans cesse. Il se contente de donner à son lecteur les mouvements antagoniques et antithétiques de l’histoire. Nous pouvons aussi voir plusieurs étapes dans l’histoire de la démocratie et de l’hégémonie d’Athènes. L’hégémonie tyrannique est un outil qui aide Thucydide à unifier son regard historique et l’histoire grecque elle-même. Dès la période où Périclès était encore vivant et jusqu’au succès athénien à Pylos, Athènes paraît presque comme une monarchie constitutionnelle, suivant l’influence de l’homme politique qui selon Thucydide était pratiquement le chef du peuple et qu’à cause de son expansion fait peur à Sparte et à Corinthe. Ensuite, cette hégémonie se dirige vers une course violente pour contrôler Sicile, une cité également florissante. Nous estimons que Thucydide jusqu’à la paix de Nicias prépare l’explosion de ce qu’à partir du cinquième livre donnera sa place à un pouvoir despotique et violent. 323
Voir ibid., VI, 53-59.
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Mais un autre problème que Thucydide relève, est celui de la liaison profonde entre démocratie et puissance maritime, étant donné que c’est la grande majorité qui vote dans l’Assemblée et en même temps se trouve dans les trières. Ainsi, une autre originalité de la part de Thucydide consiste à concevoir l’hégémonie comme le résultat d’une supériorité militaire et la volonté d’Athènes à réaliser sa politique comme l’effet de la thalassocratie et de sa flotte qui pouvait se trouver très vite - pour les normes militaires du 5ème siècle - très loin d’Athènes, comme dans le cas de Sicile. Selon Thucydide, Athènes était la première force à son époque parce qu’elle a su utiliser le mieux sa capacité de frappe navale et perfectionner cet avantage stratégique. Toutefois, Athènes n’était pas la seule force navale à l’histoire grecque et l’exemple de Minos est caractéristique de l’évolution accordée au fait de la thalassocratie par Thucydide. Il ne faut pas non plus oublier qu’Athènes s’est battue dans la mer par la ligue du Péloponnèse et que Syracuse, la force qui lui avait infligé la plus grande défaite était aussi à l’époque une démocratie et une force maritime considérable, à savoir qu’elle était pratiquement une force avec beaucoup de ressemblances avec Athènes, au niveau social, politique et militaire. Néanmoins, le problème de l’analyse de Thucydide est qu’après son premier livre ne thématise pas cette question, et que finalement la conclusion que la démocratie s’associe à la force navale est plutôt tirée de notre interprétation que par le texte lui-même. Plus exactement, les deux passages dans le reste de la Guerre du Péloponnèse où il y a liaison directe entre le régime démocratique et la thalassocratie sont deux. Premièrement, lorsque Nicias parle devant l’Assemblée du peuple, essayant de décourager les citoyens au sujet de l’expédition à Sicile, mais en produisant l’effet inverse : Les paroles de Nicias produisirent un effet contraire à celui qu’il en attendait : on apprécia beaucoup ses conseils et on crut qu’en les suivant, on n’aurait plus rien à craindre. Tout le monde sans distinction se passionna pour l’entreprise. Les gens âgés espéraient qu’on ferait la conquête de cette terre qu’on allait attaquer, ou du moins qu’une force aussi considérable serait à l’abri des accidents. Quant aux hommes en âge de porter les armes, ils aspiraient à voir du pays et à faire connaissance avec cette contrée lointaine, dont ils comptaient bien revenir sains et saufs. La masse des petites gens appelés à servir pensaient à
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l’argent qu’ils allaient dès à présent gagner et aux conquêtes futures grâce auxquelles ils pourraient devenir les salariés perpétuels de l’État324.
L’autre passage où Thucydide associe directement la démocratie à la force maritime est lorsqu’il raconte la sédition et la prise du pouvoir par les Quatre-Cents et la réaction des marins Athéniens à Samos : « Les émissaires, auxquels on donna encore d’autres instructions sur ce qu’ils devraient dire, se mirent en route aussitôt après la prise du pouvoir par les Quatre-Cents, qui craignaient que la masse des hommes servant dans la flotte ne refusât de se soumettre à un régime oligarchique, et que de là-bas ne partît un mouvement de révolte qui les emporteraient eux-mêmes. Ce fut effectivement ce qui arriva »325. Nous pouvons trouver certaines références plus précises au sujet de l’importance du contrôle de la mer sans rapport direct avec la démocratie, dans les discours de Périclès, où il parle de la force d’Athènes sur les îles et sur le continent (I, 143) : Il ne semble pas que vous ayez songé à l’importance des moyens dont vous disposez pour assurer votre domination (τὴν ἀρχὴν). Je n’en ai pas non plus parlé dans mes précédents discours et, comme il y a quelque prétention à user de cet argument, je m’abstiendrais aujourd’hui encore de le faire, si je ne vous voyais en proie à un désarroi injustifié. Vous croyez n’imposer (ἄρχειν) votre loi qu’à vos alliés, mais je vous déclare, moi, que sur les deux éléments qui s’offrent à l’usage des hommes, c’est-à-dire la terre et la mer, il en est un dans lequel vous êtes les maîtres absolus partout, aussi bien dans les limites où s’exerce actuellement votre contrôle, qu’au-delà, si l’envie vous en prend. Étant donné la flotte que vous possédez, ni le roi de Perse ni aucune autre nation aujourd’hui existante n’est en état de faire obstacle sur mer à vos entreprises. Vous voyez bien qu’il n’y a pas de commune mesure entre cette puissance et les avantages que vous tiriez de ces maisons et de ces terres dont la perte vous paraît si grave326.
Il devient alors clair que pour Périclès, ce qui fait la richesse et la puissance de l’hégémonie d’Athènes ne se trouve pas sur terre mais sur le contrôle de la mer. Nous apercevons le profond attachement à la mer qui est devenu une sorte de « seconde nature » pour les 324
Ibid., VI, 24, p. 467. Ibid., VIII, 72, p. 644. 326 Ibid., II, 62, p. 170. 325
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Athéniens, et qui leur donne une confiance énorme à leurs capacités et à leur domination. Thucydide avait déjà insisté sur la particularité de la thalassocratie athénienne, dès l’époque de Thémistocle qui avait saisi l’importance de la force navale et qu’Athènes aurait pu être transférée pendant les Guerres médiques quelque part ailleurs dans le monde, sans que cela touche à sa force pour continuer la guerre. Bien plus dans l’Oraison funèbre, Périclès dit clairement que les Athéniens profitent de tous les biens du monde qui affluent à Athènes, à savoir qu’il marque les avantages économiques de leur thalassocratie. Même les Corinthiens disent à l’assemblée de Sparte qu’Athènes peut contrôler les imports et les exports des îles ou des cités continentales (I, 120). L’hégémonie maritime d’Athènes est plusieurs fois mise à l’encontre de la domination de Sparte, laquelle a peu de ressources327. Il ne faut pas aussi négliger le fait qu’Athènes à partir d’un moment demandait de l’argent à ses alliés-sujets et non des trières. Encore, le coût et les dépenses considérables pour la flotte avaient augmenté, nécessitant le phoros, l’impôt à payer par les alliés d’Athènes. Cet impôt a permis à Athènes dès les années 450 de commencer à élargir sa puissance navale, en lui permettant d’avoir même des réserves comme disait Périclès au début de la guerre. D’autre part, Thucydide avait vécu la fin de la Guerre du Péloponnèse, et il a noté que les Athéniens avaient poussé leurs opérations maritimes à l’extrême, sans suivre les conseils de Périclès328. Donc, selon Thucydide le contrôle de la mer est capital pour l’histoire grecque et dans ce cas pour Athènes, mais il ne le présente pas comme le seul caractéristique du pouvoir athénien. La force navale était la base, le moyen qui avait transformé les conditions matérielles pour Athènes. Pourtant, un autre élément était crucial pour l’hégémonie athénienne et cela était d’ordre anthropologique : le caractère des citoyens d’Athènes, à savoir le fait qu’ils pouvaient oser et expérimenter sans cesse, fait rappelé par Périclès et par les ambassadeurs Corinthiens. Autrement dit, Athènes possède une grande force grâce à la fois aux conditions économiques et matérielles
327 328
Ibid., I, 80-81, 121, 141, II,13, VI 91, VIII 76. Ibid., I, 144, II 65.
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et parce qu’elle a développé le dynamisme de ses citoyens329. Mais, le problème se pose dès que la guerre commence, puisqu’elle déclenche et libère des pulsions humaines. Ces pulsions humaines se trouvent à la racine du pouvoir d’Athènes qui font sa force, mais en même temps la poussent jusqu’à la défaite. La Guerre du Péloponnèse pose la question de l’hégémonie athénienne et plus généralement de la domination, au moins selon la lecture de Thucydide. La radicalité des discours chez Thucydide consiste au fait que les Athéniens font une apologie de la domination et de la violence exercées sur leurs alliés et leurs ennemis, en la considérant comme un reflet de l’universalité de l’être humain et des pulsions de l’humanité. Les Athéniens construisant et exerçant leur hégémonie n’ont rien fait de différent que de suivre ces forces et ces pulsions universelles. Le regard de Thucydide constitue quelque chose de complètement nouveau dans la compréhension du champ politique et des relations entre les États et beaucoup plus de la question du droit et de sa légitimité. Il énonce la thèse des Athéniens sur l’universalité du pouvoir, en disant qu’il s’agit pratiquement d’un phénomène naturel, d’une pulsion organique, substantielle à l’être humain qui ne peut que la suivre sans être accusé et incriminé. Donc, les racines de l’hégémonie athénienne se trouvent à l’être humain et à ses dispositions. Néanmoins, ce discours sur le caractère naturel et presque nécessaire du pouvoir nous paraît être une projection de la part des Athéniens ou de Thucydide - si cette opinion des Athéniens n’est pas simplement une idée rapportée de sa part - qui sont dans une position de supériorité. En d’autres mots, il est convenable et rassurant pour le dominateur de croire que son autorité suit l’ordre du monde et la « nature » humaine aussi bien que son action consiste à une application des principes universels. En outre, il s’agit d’une sorte de mystification de la part des Athéniens, puisque leur hégémonie est temporelle, elle a eu des causes spécifiques et des conditions précises grâce auxquelles a pu émerger. Mais cela n’est pas valable pour toutes 329
D’une certaine façon, ce dynamisme athénien est forgé à travers ces conditions économiques, matérielles et économiques, produites par l’activité elle-même des citoyens d’Athènes. Les conditions matérielles, économiques et militaires devant lesquelles les Athéniens se trouvaient, les poussaient à former un caractère humain spécifique.
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les collectivités humaines, car toutes les formations sociales n’ont pas essayé ou n’ont pas eu l’intention historiquement de dominer ou de contrôler les ressources d’autres groupes humains. Autrement dit, l’hégémonie des Athéniens ne leur a pas été imposée par la nature des choses, mais c’était un choix à eux et une pratique consciente. D’ailleurs, Thucydide insiste plusieurs fois sur le fait que les Athéniens avaient formé un tempérament et une idiosyncrasie d’aggressivité, de contrôle, un désir d’oser et comme nous avons vu au passage sur l’expédition en Sicile (VII, 24), ils désiraient acquérir plus à travers leurs conquêtes possibles et futures, sans s’approprier simplement une pratique universelle et ancienne et suivre l’ordre de la nature. Mais la question du pouvoir et de l’hégémonie est plus compliquée dans le cas d’Athènes, parce que son parcours est singulier : les Athéniens se sont battus pour leur liberté et leur amour pour l’indépendance et l’autonomie est centrale dans l’Oraison funèbre. Cependant, leur cité évolue de protectrice de la liberté pendant les Guerres médiques en une hégémonie. Athènes continue d’être libre et cela nous oblige de constater que la liberté dans ce cas est fondée sur la domination de ses alliés. La liberté des Athéniens est devenue avec le passage du temps, le fondement du commandement des autres : « Il n’est donc pas surprenant qu’une entreprise conduite par tant d’hommes habiles ait pu réussir, malgré les difficultés qu’elle présentait. Car il était certes malaisé de priver de ses libertés un peuple qui, au cours des cent années écoulées depuis la chute des tyrans, n’avait jamais obéi qu’à lui-même et qui avait même, pendant plus de la moitié de ce temps, pris l’habitude de commander à d’autres »330. Ainsi, il semble que la domination et l’hégémonie représentent le point culminant et la réalisation de la liberté d’Athènes et en même temps, elles représentent la garantie de cette liberté contre toute menace extérieure. La singularité du régime démocratique fondé à Athènes a engendré une passion profonde et un attachement à la liberté. Mais, le maintien de la démocratie et de la liberté exigeaient un énorme 330
Ibid., VIII, 68, 4, p. 642.
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investissement humain et matériel de la part des citoyens de cette cité et une considérable énergie humaine. La défaite perse et la fin des Guerres médiques ont posé les bases du caractère athénien et de leur thalassocratie. Cette situation a produit la combinaison d’une vitalité et d’un pouvoir rares dans l’histoire grecque, mais elle a aussi abouti à sa défaite trois ou quatre générations après les Guerres médiques. Thucydide attribue la défaite aux disputes internes et considère l’époque de Périclès comme un moment de cohésion pendant lequel la cité était solide. Pourtant, cela était réalisé grâce à l’influence de l’activité de Périclès (II, 65, 8) et dès sa disparition, Thucydide exprime son désaccord avec l’influence exercée sur l’Assemblée du peuple par des gens comme Cléon et leur tactique suivie. Notre lecture de Thucydide nous montre que les Athéniens étaient tellement attachés au régime démocratique, à leurs epitideumata, qu’ils se sont lancés à une explosion de forces humaines, qui les a menés à la domination et à exercer de la violence. Ils sont comme Périclès les décrivait dans l’Oraison funèbre, amoureux de leur cité, effet relevant de l’amour pour la liberté ainsi que de la bravoure pour établir leur domination. Cela dit, il ne faut pas oublier que pour Thucydide les êtres humains agissent principalement par trois motifs : la crainte, l’honneur et le profit (I, 76) et cette conception inclut également les Spartiates. Ils avaient commencé cette guerre par peur et ils tenaient à des profits, si un jour ils arrivaient à battre Athènes comme ils l’ont fait. Ce qui est étonnant dans le cas des Athéniens était le fait qu’ils essayaient chaque fois qu’ils voulaient opprimer et soumettre, de justifier cet acte par la nécessité ou la peur et ils utilisent cet argument comme excuse et fondement moral de leur hégémonie. Même l’argument athénien qui consistait à rappeler la contribution d’Athènes à la guerre contre l’Empire perse, afin de persuader pour la légitimité de son hégémonie ne semblait plus être valable pendant la Guerre du Péloponnèse. Le consentement des alliés d’Athènes basé sur l’aide de cette cité pendant l’invasion perse pour la victoire grecque n’était plus possible, puisque la menace perse était relativement ancienne. Cet argument était encore valable juste après les Guerres médiques et peut-être jusqu’aux années 450, à un moment où la force athénienne se construisait et elle n’était pas encore matériellement développée comme dans la Guerre du 226
Péloponnèse. À cause de ce patriotisme courageux d’Athènes, une partie des alliés ont rejoint la ligue de Délos sous le commandement des Athéniens, étant persuadés par leurs services. Donc, nous pouvons comprendre l’hégémonie d’Athènes dans son historicité et qu’elle a parcouru certaines étapes afin d’arriver à ce que Thucydide présente dans le dialogue de Mélos. Un commandement résultant, au tout début par un esprit courageux, brave et résolu, se développe petit à petit à une force exerçant une tyrannie et extériorisant continuellement de la violence. Pour Thucydide, la force et la domination résultent d’une combinaison de ressources matérielles aussi bien que de la capacité de persuader, d’avoir une stratégie politique qui permet le consentement d’une primauté politique et militaire. C’est la raison pour laquelle, Thucydide insiste tellement sur la différence des comportements et des caractères entre Sparte et Athènes. Cette différence devient plus évidente au niveau des institutions et des règles et dépasse les différenciations d’ordre guerrier entre les deux cités. L’hégémonie est pour lui, le résultat d’un long processus combinant plusieurs éléments, comme les ressources économiques et l’autorité morale qu’elle peut assurer face à ses alliés. À partir du moment où Athènes ne pouvait plus assurer son autorité morale à tout le monde grec, à Sicile par exemple ou à Mélos, des cités ne faisant pas partie de sa sphère d’influence, son hégémonie devenait fragile. Ainsi, Thucydide ne raconte pas simplement l’histoire d’une guerre, mais il pose les fondements pour l’écriture d’une histoire politique des conflits entre des groupes humains pour le pouvoir politique et l’hégémonie. À travers son œuvre, nous comprenons que le pouvoir et l’hégémonie sont des rapports de l’existence humaine avec les structures sociales et politiques et que la violence constitue le résultat des antagonismes entre les collectivités humaines et dans un niveau plus organisé, entre les États.
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Table des matières
Introduction………………………………………………...……..p. 9 I. Notions et concepts utilisés……………………………...........p. 13 II. La violence : comment la définir ?.........................................p. 16 III. Plan du livre……………………………………...….............p. 20 PREMIERE PARTIE : LES MOTS DE LA « VIOLENCE », DE LA « DOMINATION », DE LA « FORCE » ET DE LA« PUISSANCE » CHEZ THUCYDIDE. « L’ARCHEOLOGIE » ET LA « PENTEKONTAETIE ». LES PREMISSES METHODOLOGIQUES ET HISTORIQUES DE LA GUERRE DU PELOPONNESE……………………………………………………..P.23 I. La tradition historiographique antérieure à Thucydide. La radicalité et la nouveauté de l’histoire et de la méthode de Thucydide………...........................................................................P. 25 II. La « Guerre du Péloponnèse » et la méthode de Thucydide………..........................................................................p. 29 III. L’unité du général et du concret chez Thucydide………………………………………………….…….p. 36 IV. L’ « Archéologie », sa place dans l’œuvre et l’apparition de l’hégémonie athénienne…………………………………………………….….p. 47 V. « La Pentékontaétie », la réalisation de l’hégémonie et de la domination athénienne………..………………………………..p. 60 DEUXIEME
PARTIE : LA DOMINATION, L’HEGEMONIE, LA FORCE ET LA PUISSANCE CHEZ THUCYDIDE…………………………………P. 67
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I. Les termes de la domination, de l’hégémonie et de la force dans l’« Histoire de la Guerre du Péloponnèse ». Le discours sur la domination-hégémonie et la force-puissance chez Thucydide du côté des Athéniens………………………..............................……P. 69 II. La question de la domination athénienne et sa justification devant des assemblées de peuples adversaires...……………..p. 106 III. L’expansion et la domination perçues par les adversaires d’Athènes. Le cas d’Hermocratès et de Brasidas.…...……….p. 119 TROISIEME PARTIE : LA VIOLENCE ET LA CRUAUTE COMME ÉPICENTRES DE LA GUERRE…………………………...………...P. 131 I. Le « procès » de Platéens et leur massacre…...........……….p. 133 II. Le dialogue des Méliens et des Athéniens. L’île de Mélos et les raisons de l’expédition athénienne………….…………………p. 149 III. Le dialogue des Méliens et des Athéniens……..………....p. 157 IV. Les violences subies par d’autres cités grecques pendant la Guerre du Péloponnèse. Le cas de Torônè, de Skiônè et de Mycalessos …………………................................……………...p. 182 V. Le massacre des Athéniens en Sicile et le traitement des prisonniers………………………..…………………………….p. 193 VI. La guerre sociale et politique dans la cité. La « stasis » à l’intérieur de la cité. Le cas d’Athènes…………......................p. 199 VII. La guerre comme école de la violence : la guerre civile en Corcyre……………………………………….........……………p. 204 En guise de conclusion……………............................…………p. 219 Bibliographie………………………………………...…………p. 229
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ANTIQUITÉ AUX ÉDITIONS L'HARMATTAN Dernières parutions DIEUX ET HOMMES Modèles et héritages antiques Volume II : Communauté et egomet Sous la direction de Jacques Bouineau L'union des trônes et des autels assujettit la population qui ne peut que souhaiter se vêtir d'un manteau juridique à même de protéger l'essentiel : sa vie et sa liberté d'action. Ce second volume regroupe des articles qui mettent en scène des rapports plutôt intimes entre des approches de soi liées à une croyance et un dialogue qui s'exaspère jusqu'à la violence. (234 p., 24,5 euros) ISBN : 978-2-343-15427-5, EAN EBOOK : 9782140100796
DIEUX ET HOMMES Modèles et héritages antiques Volume I : Pouvoir et persona Sous la direction de Jacques Bouineau L'union des trônes et des autels assujettit la population qui ne peut que souhaiter se vêtir d'un manteau juridique à même de protéger l'essentiel : sa vie et sa liberté d'action. Ce premier volume de cet ouvrage regroupe des articles qui mettent en scène des rapports plutôt institutionnels entre un pouvoir incarné dans un cadre sacré et des personae. (Coll. Méditerranées, 248 p., 26 euros) ISBN : 978-2-343-15426-8, EAN EBOOK : 9782140100789
LE VOYAGE INSENSÉ Pour fuir la mort, l'homme a imaginé les dieux Gilbert Andrieu Pour fuir la mort, l'homme a imaginé les dieux. Il a imaginé qu'il pouvait monter au ciel. Mais il a oublié qu'il était de la matière et que pour redevenir immortel, comme elle, il devait sortir de l'espace-temps. Dominé par la raison, empêtré dans les idées, l'homme est un croyant à la recherche d'un pouvoir impossible. Tant qu'il sera dirigé par l'illusion de la puissance il souffrira. Pour échapper à la mort il faut échapper au temps. Or le temps est une construction de l'esprit. Il suffit donc de vivre sans penser. (276 p., 27,5 euros) ISBN : 978-2-343-14942-4, EAN EBOOK : 9782140090578
POSÉIDON Ébranleur de la terre et maître de la mer Gilbert Andrieu En étudiant Poséidon, on s'aperçoit que les légendes ont surtout servi à imposer un état d'esprit tout en écartant ce qui pouvait contredire l'ordre nouveau que les aèdes voulaient imposer. Les dieux servent surtout à justifier un art de vivre. Ainsi, cerner la personnalité de Poséidon ne consiste pas à en faire un portrait saisissant, mais à comprendre les mortels qui lui ont donné des fonctions particulières. (212 p., 21,5 euros) ISBN : 978-2-343-12088-1, EAN EBOOK : 9782140039379
DICTIONNAIRE AMOUREUX DES DIEUX DE L'OLYMPE Gilbert Andrieu Si les dieux sont amoureux, il ne faut pas oublier qu'ils ne sont que le produit des poètes et que leurs amours sont imaginées par des hommes. C'est donc en observant comment les dieux vivent leur passion, comment ils se comportent, que nous pouvons imaginer comment vivaient nos ancêtres du temps d'Homère et d'Hésiode. En regroupant les amours divines, l'auteur nous offre un délassement agréable et instructif. (242 p., 24,5 euros) ISBN : 978-2-343-10839-1, EAN EBOOK : 9782140036712
TRADITIONS INDO-EUROPÉENNES ET PATRIMOINES FOLKLORIQUES Mélanges offerts à Bernard Sergent Textes réunis et édités par Alain Meurant Spécialiste unanimement reconnu de la lecture des mythes et des légendes, Bernard Sergent a consacré sa carrière de chercheur au CNRS à un examen aussi fin qu'approfondi des traditions issues du patrimoine indo-européen, tout en s'intéressant à celles du monde amérindien et à la mythologie populaire des différents terroirs français. C'est à ce savant de haute stature que ses collègues ont voulu adresser un témoignage de reconnaissance en lui offrant ce volume d'hommages. (Coll. Kubaba, 756 p., 59 euros) ISBN : 978-2-343-10655-7, EAN EBOOK : 9782140034404
ARÈS, LE DIEU MAL AIMÉ Gilbert Andrieu Gilbert Andrieu continue à cerner les caratéristiques des dieux de l'Olympe. Les légendes ne sont pas seulement le fruit de l'imagination. Au-delà du politique, il ne faut pas oublier la dimension spirituelle qui se cache sous les images. Pour se reconstruire, l'homme ne doit-il pas d'abord se détruire ? (170 p., 18 euros) ISBN : 978-2-343-09288-1, EAN EBOOK : 9782140029622
L'ART RUPESTRE D'AFRIQUE Actualité de la recherche Actes du Colloque International (Paris, 15-16-17 janvier 2014) Manuel Gutierrez, Emmanuelle Honoré Voici la représentation des recherches récentes et des données nouvelles sur la création artistique ancienne sur parois et dalles rocheuses du continent Africain. Cette publication couvre en premier lieu le nord du continent notamment la Tunisie. Pour l'Algérie et le Maroc, ce sont des données nouvelles qui sont présentées. Pour l'est, une vaste synthèse sur la Corne de l'Afrique, montre l'état de la recherche et présente des sites nouveaux à Djibouti. L'Angola, le Zimbabwe et la Namibie ne sont pas de restes ainsi que l'Afrique du Sud. (326 p., 39 euros) ISBN : 978-2-343-10671-7, EAN EBOOK : 9782842807894
IMAGES RUPESTRES DU MAROC Etude thématique Alain Rodrigue Ce livre présente les aspects principaux de l'art rupestre marocain, depuis les images anthropomorphes, le plus souvent discrètes, jusqu'aux panoplies des âges des métaux, en passant par un bestiaire d'une richesse et d'une variété insoupçonnées. Privilégiant le sujet gravé plutôt que les aires rupestres, l'ouvrage s'appuie sur un panorama de 95 planches de dessins, regroupant plus de 900 images, pour présenter et analyser les thèmes. (200 p., 21,5 euros) ISBN : 978-2-343-10420-1, EAN EBOOK : 9782140024603
LES JEUX ATHLÉTIQUES EN GRÈCE Prémices, excellence, démesure Gilbert Andrieu L'étude de la mythologie et les avancées archéologiques montrent que les jeux athlétiques remontent bien avant Homère. Qu'ils soient d'Olympie, de Delphes, de Corinthe ou de Némée, de tels jeux ont des origines lointaines. Loin de vouloir prendre le contrepied des Jeux olympiques, rénovés par Pierre de Coubertin, l'auteur de cet ouvrage cherche dans la mythologie ce que fut leur origine. Avec le souci de comprendre les comportements humains qui sont à l'origine de l'athlétisme. (228 p., 23,5 euros) ISBN : 978-2-343-09513-4, EAN EBOOK : 9782140023668
LES GRANDS PROCÈS CRIMINELS DE L'ANTIQUITÉ GRECQUE Eric Gilardeau Les grands procès criminels de l'Antiquité grecque nous plongent au coeur d'une société à la fois lointaine et proche de la nôtre. En ce sens, si la procédure pénale grecque peut apparaître archaïque en certains de ses aspects, elle est aussi d'une extrême modernité, par la recherche minutieuse de l'intention criminelle, le respect du contradictoire, des droits de la défense et de la présomption d'innocence. Cet ouvrage se propose de remettre en cause les interprétations données par les historiens et conduit à de nouvelles conclusions sur le sens et la portée de ces affaires. (206 p., 20,5 euros) ISBN : 978-2-343-10287-0, EAN EBOOK : 9782140020599
LA POÉTIQUE DE L'ESPACE DANS LES OPERA MINORA DE TACITE José Mambwini Kivuila-Kiaku Préface de Rémy Poignault Les faits relatés dans les opera minora de Tacite - Agricola et la Germania - se passent dans deux espaces géographiques précis : la Bretagne, pour la première oeuvre, et la Germanie, pour la seconde. Comment et avec quels "artifices" littéraires Tacite élabore-t-il ces espaces ? Que symbolisent-ils au regard des faits rapportés et de la pensée historique de Tacite ? C'est à ces questions de poétique que cet ouvrage tente de répondre. (206 p., 21,5 euros) ISBN : 978-2-343-10193-4, EAN EBOOK : 9782140020094
ANTIQUITÉ, ART ET POLITIQUE Jacques Bouineau Le lien entre ces différentes contributions se trouve dans l'utilisation de l'oeuvre d'art comme vecteur politique, l'Antiquité sert de fil directeur et de multiples domaines artistiques sont concernés. Les domaines couverts sont les mondes anciens, l'Antiquité classique, le monde musulman, le monde slave et la culture européenne de l'époque moderne et contemporaine. (Coll. Méditerranées, 318 p., 33 euros) ISBN : 978-2-343-09346-8, EAN EBOOK : 9782140014079
L'EMPIRE DES SABLES Ou Atlantide, la véritable histoire Patrice Féraud Omar allait longtemps se souvenir de cette rencontre... Il avait recueilli la confidence stupéfiante d'un vieux professeur au soir de sa vie. Ce dernier lui fit entrevoir comment, il y a des milliers d'années des hommes connus sous l'appellation d' « Atlantes », avaient indéniablement porté leur excellence au-dessus des autres peuples, avant de sombrer dans l'oubli... S'appuyant sur un décryptage sans précédent des textes anciens et l'étude des évolutions géologiques du Sahara, l'exposé du vieil homme lui avait permis de rassembler les pièces d'un puzzle levant le voile sur un des plus grands mystères de l'histoires des hommes. (252 p., 27 euros) ISBN : 978-2-343-09096-2, EAN EBOOK : 9782140013195
LE ROC & LE SIGNE Essai Pierre Minvielle L'exploration, l'écriture et l'archéologie, sont les trois passions de Pierre Minvielle, et la matière de toute son oeuvre. En exposant avec humour différentes aventures vécues aux quatre coins du globe, l'auteur nous rapproche de ces paysages lointains que sont l'Himalaya, les Andes, l'Aragon, Pétra... Mêlant entretiens avec des chercheurs et réflexions personnelles sur les civilisations, nous voyons s'agencer une riche étude sur l'invention de l'écriture alphabétique. (126 p., 14,5 euros) ISBN : 978-2-343-09276-8, EAN EBOOK : 9782140013065
FLORILÈGE IMAGINAIRE Nouvelles François Le Boiteux L'imaginaire, qu'il soit tableau de la vie divine ou de la vie humaine, qu'il soit mystique ou simplement anecdotique, constitue une des faces incontournables de la vie. Cet aspect du monde et de ses nombreuses représentations, qui dépassent l'homme et le marquent d'une empreinte angoissante, ne disparaîtra pas, car cette même évolution se poursuivra en un autre point de l'univers. Au cours de ces nouvelles brèves, s'effectueront sous nos yeux quelques scènes du grand combat, tant celui des hommes que celui des dieux. (Coll. Les Impliqués, 124 p., 14 euros) ISBN : 978-2-343-08975-1, EAN EBOOK : 9782140007248
HERMÈS Pasteur de vie Gilbert Andrieu Hermès est un dieu à part, un dieu qui se situe à l'entrecroisement des chemins que nous pouvons prendre lorsque nous méditons sur le sens de la vie. Il est insaisissable et pourrait bien être la divinité qui nous invite à revenir sur nos pas, à pénétrer dans la nuit où notre volonté est inutile. Il nous aide à oublier le temps et l'espace, à voir ce qui ne dépend pas de l'idée, à pénétrer dans le domaine des ombres. Parce qu'il était différent, il est resté incompris. (154 p., 16,5 euros) ISBN : 978-2-343-08976-8, EAN EBOOK : 9782140007651
APOLLON L'HYPERBORÉEN Gilbert Andrieu Parmi les Olympiens, Apollon est un dieu dont l'originalité peut surprendre même si elle trouve une explication dans une origine lointaine. S'il est responsable de la musique, il est aussi celui qui combat la démesure et juge sans avoir besoin de raisonner comme Athéna. S'il est associé à Dionysos, il l'est aussi à Hermès et peut alors nous aider à comprendre que la mort n'est pas le contraire de la vie, que le Ciel et l'Enfer ne sont pas deux mondes isolés. (182 p., 19 euros) ISBN : 978-2-343-08348-3, EAN EBOOK : 9782140006753
LES DEUX APHRODITES Gilbert Andrieu Existe-t-il deux Aphrodites ? Les légendes nous le font penser, mais ne cachent-elles pas une complémentarité qui échapperait à notre entendement ? Si la mythologie nous parle de deux Aphrodites, n'est-ce pas pour mieux appréhender l'amour qui ne saurait se limiter à un plaisir nocturne, chez les hommes comme chez les dieux ? Quel enseignement cachent les légendes ? C'est ce que cette étude s'efforce de trouver. (176 p., 18,5 euros) ISBN : 978-2-343-08349-0, EAN EBOOK : 9782140006692
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Ce livre interroge les concepts de force et de violence dans l’œuvre de Thucydide. En particulier, nous essayons de lire son histoire à travers ce que nous considérons comme une polarité cruciale, ainsi qu’un des fondements du récit de la guerre du Péloponnèse, à savoir la lutte violente pour la domination. Comment Thucydide comprend-il la domination, mais surtout le conflit de deux forces politiques, sociales, économiques totalement différentes, celle d’Athènes et celle de Sparte ? Comment reconstruit-il la naissance et la formation des premières forces dans le monde grec ? Comment Thucydide décrit-il la violence qui transforme et en même temps détermine de manière dramatique le sort des villes impliquées dans cette guerre ? Pouvons-nous dire que pour Thucydide l’histoire est essentiellement le lieu de la souffrance humaine, à cause de la présence constante de la violence et des conflits nés entre des forces opposées ?
Nikos Foufas est chercheur en philosophie, attaché à l’Université Panteion des sciences sociales et politiques à Athènes. Il s’intéresse notamment à la pensée de Hegel et de Marx. Il travaille actuellement sur le concept de réification dans l’œuvre de Georg Lukács.
Illustration de couverture : wikimedia commons. ISBN : 978-2-343-16534-9
24,50 €
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DE LA FORCE ET DE LA VIOLENCE CHEZ THUCYDIDE
DE LA FORCE ET DE LA VIOLENCE CHEZ THUCYDIDE
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