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LA CONTRIBUTION DU DISCOURS À LA CARACTÉRISATION DES PERSONNAGES BIBLIQUES ANDRÉ WÉNIN
LA CONTRIBUTION DU DISCOURS À LA CARACTÉRISATION DES PERSONNAGES BIBLIQUES
BIBLIOTHECA EPHEMERIDUM THEOLOGICARUM LOVANIENSIUM
EDITED BY THE BOARD OF EPHEMERIDES THEOLOGICAE LOVANIENSES
L.-L. Christians, J. Famerée, É. Gaziaux, J. Geldhof, A. Join-Lambert, M. Lamberigts, J. Leemans, D. Luciani, A.C. Mayer, O. Riaudel, J. Verheyden
EXECUTIVE EDITORS
J. Famerée, M. Lamberigts, D. Luciani, O. Riaudel, J. Verheyden
EDITORIAL STAFF
R. Corstjens – C. Timmermans
UCLOUVAIN LOUVAIN-LA-NEUVE
KU LEUVEN LEUVEN
BIBLIOTHECA EPHEMERIDUM THEOLOGICARUM LOVANIENSIUM CCCXI
LA CONTRIBUTION DU DISCOURS À LA CARACTÉRISATION DES PERSONNAGES BIBLIQUES Neuvième colloque international du RRENAB, Louvain-la-Neuve, 31 mai – 2 juin 2018
ÉDITÉ PAR
ANDRÉ WÉNIN
PEETERS LEUVEN – PARIS – BRISTOL, CT
2020
A catalogue record for this book is available from the Library of Congress. ISBN 978-90-429-4245-5 eISBN 978-90-429-4246-2 D/2020/0602/61 All rights reserved. Except in those cases expressly determined by law, no part of this publication may be multiplied, saved in an automated data file or made public in any way whatsoever without the express prior written consent of the publishers. © 2020 – Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven (Belgium)
TABLE DES MATIÈRES Introduction (A. WÉNIN) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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I. CONFÉRENCES Jarmila MILDORF (Paderborn) Functions of Fictional Dialogue: Narratological and Historical Perspectives . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . André WÉNIN (Louvain-la-Neuve) Quand les personnages se dévoilent par leur rhétorique: Récits vétérotestamentaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Yvan BOURQUIN (Lausanne – Genève) La dimension polyphonique du récit de Marc: Paroles et personnages. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Céline ROHMER (Montpellier) Faire dire pour faire parler, ou comment la parole de Dieu se mêle au discours des hommes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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II. SÉMINAIRES Caractérisation d’un personnage par ses discours (et ceux des autres) dans le cycle d’Abraham Introduction (S. DE VULPILLIÈRES) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89 Erwan CHAUTY (Paris) Abraham, patriarche machiavélique ou tacticien sans stratégie? 91 Sylvie DE VULPILLIÈRES (Paris) Sarah, belle victime ou maîtresse femme? . . . . . . . . . . . . . . . . 103 Gérard BILLON (Paris) Le SEIGNEUR, Dieu de mon maître Abraham . . . . . . . . . . . . . . . 115 Paroles dites, Paroles à dire: Variations sur le discours cité Introduction méthodologique (J.-P. SONNET) . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127 Laura INVERNIZZI (Milan) L’articulation des voix divine et prophétique en Exode 3–7 . . . 135
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TABLE DES MATIÈRES
Jean-Pierre SONNET (Rome) Voix divines dans le cantique de Moïse (Deutéronome 32). . . . 153 Béatrice OIRY (Paris) «Ce sera pour nous un signe» (1 S 14,8): Statut et fonctions du discours cité en 1 S 14,1-15 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 175 L’apport du discours direct à la caractérisation du personnage de Gédéon (Jg 6–9) Catherine VIALLE (Lille) – Marguerite ROMAN (Louvain-la-Neuve) – Constantin POGOR (Strasbourg) D’élu à tyran, itinéraire d’un juge à double tranchant . . . . . . . . 193 Les prises de parole prophétiques, lieu de caractérisation du peuple et de Dieu Introduction (E. DI PEDE) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221 Dany NOCQUET (Montpellier) Les discours d’Élisée et du roi dans la délivrance de Samarie (2 R 6,24–7,20) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 223 Elena DI PEDE (Metz) Les prises de parole prophétiques, lieu de caractérisation du prophète, des gouvernants, du peuple et de Dieu: Le cas d’Am 7,1–8,3 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 235 Les paroles de Jésus ressuscité: Une nouvelle caractérisation? Introduction (N. BONNEAU) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Normand BONNEAU (Ottawa) Direct Reported Speech and the Risen Jesus in John . . . . . . . . . Geert VAN OYEN (Louvain-la-Neuve) La caractérisation de Jésus par le discours direct en Mt 28 . . . . Yvan MATHIEU (Ottawa) Quand la Parole doit être appuyée par le geste: Les paroles du Ressuscité en Luc 24 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Le «je» de Paul ou la construction discursive d’un personnage chez Paul et après Paul Introduction (S. BÉLANGER – A. GIGNAC) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 289
TABLE DES MATIÈRES
Alain GIGNAC (Montréal) La construction du personnage apostolique en 1 Th 2–3 (nourrissons, mère, père, orphelins – et frères), ou quand une subjectivité cherche (et réussit) à se dire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Pierre DE SALIS (Lausanne) «Moi, Paul, en personne je vous exhorte…» (2 Co 10,1): La posture d’épistolier comme acte d’autorité personnelle . . . . . . Priscille MARSCHALL (Lausanne) «J’ai parlé comme un fou! Vous m’y avez contraint» (2 Co 12,11): La mobilisation de l’interdiscours en 2 Co 10–13 au service d’un éloge de soi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Régis BURNET (Louvain-la-Neuve) «Petit fait vrai» et construction du personnage: Réflexions sur 2 Tm 4,13 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Anne PASQUIER (Québec) La figure de Paul dans la Correspondance apocryphe entre Paul et les Corinthiens: Une autorité et une légitimité à reconstruire . Steeve BÉLANGER (Louvain-la-Neuve – Paris) «Ἐγώ εἰμι»: L’auto-caractérisation du personnage de Paul dans ses discours apologético-biographiques (Ac 21–26). . . . . . . . . .
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III. AUTRES CONTRIBUTIONS Audrey WAUTERS (Louvain-la-Neuve) «Voici le maître des rêves»: Le rapport entre discours direct et ironie dramatique en Gn 37; 42–43 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 371 Conrad Aurélien FOLIFACK (Abidjan) La caractérisation de Job par Éliphaz . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 379 INDEXES ABRÉVIATIONS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 397
INDEX ONOMASTIQUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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INDEX DES RÉFÉRENCES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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INTRODUCTION
«The biblical writers (…) are often less concerned with actions in themselves than with how individual character responds to actions or produces them; and direct speech is made the chief instrument for revealing the varied and at times nuanced relations of the personages to the actions in which they are implicated»1. Ainsi s’exprime Robert Alter dans un chapitre de son Art of Biblical Narrative intitulé «Between Narration and Dialogue». Plus loin dans l’ouvrage, il présente le discours en style direct comme l’un des procédés narratifs qui contribue le plus puissamment à caractériser les personnages dans la Bible: «Character can be revealed (…) through one character’s comments on another; through direct speech by the character; through inward speech, either summarized or quoted as interior monologue…»2. Puis, après avoir relevé que ce type de discours sollicite l’appréciation du lecteur, il poursuit: «Although a character’s own statements might seem a straightforward enough revelation of who he or she is and what he or she makes of things, in fact the biblical writers are quite as aware as any James or Proust that speech may reflect the occasion more than the speaker, may be more a drawn shutter than an open window. With the report of inward speech, we enter the realm of relative certainty about character: there is certainty, in any case, about the character’s conscious intentions, though we may still feel free to question the motive behind the intention»3. Ce procédé du discours direct et ses multiples incidences sur la caractérisation des personnages dans les récits bibliques étaient au cœur des conférences, ateliers et débats du IXe colloque international du Réseau de Recherche en Narratologie et Bible (RRENAB) qui s’est tenu à l’Université catholique de Louvain (UCLouvain) à Louvain-la-Neuve, au printemps 2018.
1. R. ALTER, The Art of Biblical Narrative, New York, Basic Books, 2nd ed. revised and updated, 2011, p. 82. 2. Ibid., p. 146. 3. Ibid., pp. 146-147. Shimon Bar-Efrat consacre une bonne dizaine de pages à la caractérisation par le discours: S. BAR-EFRAT, Narrative Art in the Bible (BLS, 17), Sheffield, Almond Press, 1989; 1997, pp. 64-77. Voir aussi A. BERLIN, Poetics and Interpretation of Biblical Narrative (BLS, 9), Sheffield, Almond Press, 1983, pp. 37-39; en français, J.-L. SKA, «Nos Pères nous ont raconté»: Introduction à l’analyse des récits de l’Ancien Testament (CE, 155), Paris, Cerf, 2011, pp. 87-88.
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INTRODUCTION
Qu’un personnage prenne la parole pour tenir un discours plus ou moins long, et cela, dans l’interaction d’un dialogue ou dans un monologue public, le contenu de ses paroles, la façon dont il présente les faits, la situation ou les autres personnages, le ton qu’il emploie – pour autant qu’il soit identifiable –, la rhétorique qu’il déploie, la finalité qu’il poursuit ou semble poursuivre en parlant de cette façon ainsi que le résultat qu’il obtient, tout cela contribue au portrait que le récit dresse peu à peu de lui. Lorsque c’est un autre personnage qui lui adresse la parole ou parle de lui, d’autres éléments de caractérisation apparaissent, qui seront déduits à nouveau du contenu, de l’orientation, du ton, de la rhétorique et de l’impact de son discours. Dans l’examen des potentialités multiples du discours direct, les monologues intérieurs jouent souvent un rôle déterminant, dans la mesure où ils reflètent le plus souvent authentiquement un personnage, et cela qu’ils accompagnent ou non un discours adressé à d’autres. Assimilées à ces monologues, les paroles à un(e) confident(e) ou à Dieu dans une prière qu’un personnage lui adresse ont aussi une puissance de caractérisation peu commune. À partir de là, il est même envisageable de prendre en considération le «discours indirect libre» où se reflète le point de vue du personnage et qui fournit dès lors des éléments de caractérisation qui peuvent être précieux. La centaine de participantes et participants de ce colloque a ainsi consacré trois jours à étudier de plus près les contours et les traits principaux de ce procédé multiforme, à observer sa fonction et ses apports spécifiques aux autres techniques de caractérisation en interaction avec elles, à s’interroger sur leur degré de fiabilité narrative et sur les critères permettant d’apprécier celle-ci et d’en interpréter la signification. Quatre contributions principales ont scandé ce colloque: elles sont reproduites dans la première partie de ce volume. La Prof. Jarmila MILDORF de l’Université de Paderborn aborde la thématique par le biais du dialogue («Functions of Fictional Dialogue: Narratological and Historical Perspectives»). Dans la fiction, le dialogue est un procédé très courant. Il donne de la vivacité à l’histoire tout en ralentissant le rythme de la narration; il construit le monde du récit et permet de comprendre les personnages, leurs pensées, leurs comportements, leurs motivations, etc.; il peut aussi servir à commenter le récit tout en lui donnant de l’épaisseur. Mildorf définit d’abord son objet puis explore ce type de dialogue en proposant une brève histoire de la recherche. Après avoir précisé la grande différence entre dialogue «réel» spontané et dialogue fictionnel construit, elle montre comment la recherche narratologique sur le dialogue fictionnel s’est trouvée renouvelée par les
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approches liées aux théories linguistiques. Elle s’attarde ensuite aux fonctions de ce type de dialogue, fonctions liées essentiellement à la dramatisation qui ouvre au lecteur un accès vers les expériences des personnages, à l’instar de ce qui se passe dans un drame. Le rédacteur de cette introduction (UCLouvain) étudie quelques discours émaillant des récits dans l’Ancien Testament. À côté de dialogues rapides révélateurs de ce que sont les personnages – le premier dialogue entre Jacob et Ésaü autour du plat de lentilles en offre un bel exemple (Gn 25,29-34) –, on trouve des discours plus longs où un protagoniste tente d’en convaincre d’autres en déployant des arguments de façon souvent subtile. Pour évaluer cette argumentation et apprécier sa portée sur la caractérisation des personnages en interaction, plusieurs paramètres sont utiles: le choix des arguments et leur mise en forme (dont le ton du discours) qui font l’objet d’une stylisation soulignant les traits caractéristiques de la stratégie rhétorique, mais aussi l’adéquation entre ce qui est dit et le reste du récit. Deux exemples – le discours par lequel Jacob tente d’amener ses femmes à quitter leur père et à le suivre en Canaan (Gn 31,1-18) et celui où Noémi cherche à dissuader ses brus Ruth et Orpah de retourner avec elle à Bethléem (Rt 1,7-14) – servent à mettre en évidence ce qu’une attention à la rhétorique des personnages apporte à l’analyse du récit. Fidèle des rencontres du RRENAB, Yvan BOURQUIN de l’Institut Romand des sciences bibliques (Lausanne et Genève) consacre sa contribution à l’évangile de Marc: «La dimension polyphonique du récit de Marc: Paroles et personnages». À ses yeux, la stratégie narrative du deuxième évangile se caractérise par son indétermination. Ainsi, le début est marqué par un mouvement continu du texte, qui se déroule sans que l’on sache avec précision quel est le sujet qui s’exprime (de nombreux intervenants s’y cachent). Mc utilise avec finesse le discours direct, mais il le met au service d’une rhétorique indirecte. Les traits essentiels en sont les suivants: intertextualité, polyphonie, inside views, glissement subtil entre les types de discours (direct, indirect et indirect libre), voire interruption d’un discours de Jésus par le narrateur qui y glisse une explication. L’examen des personnages (notamment les femmes) fait apparaître le jeu qui s’instaure entre paroles et silences. À la fin du récit, la gestion des silences – celui du ciel tout d’abord, puis celui des femmes, sans oublier le plus important, celui du récit qui s’achève – revêt une importance capitale pour la compréhension du texte. Céline ROHMER, formée à l’Institut Protestant de Théologie de Montpellier où elle enseigne aujourd’hui, s’intéresse ici à l’évangile de Matthieu («Faire dire pour faire parler, ou comment la parole de Dieu se mêle au
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discours des hommes»). Dans le récit évangélique, la signification des personnages et leur caractérisation dépendent exclusivement de leur relation à Jésus. Dès lors, leurs paroles s’inscrivent inévitablement sur l’horizon de sa parole à lui. Quand Matthieu fait dire à Jésus «par tes paroles tu seras justifié et par tes paroles tu seras condamné» (Mt 12,37), il précise l’enjeu des paroles des acteurs humains, dévoilant de la sorte tout un pan de sa stratégie narrative: le discours en style direct est pour lui un lieu privilégié pour raconter les résistances et les ambiguïtés des personnages face à la parole de Jésus. Au gré de l’analyse d’extraits du premier évangile, Rohmer montre comment la caractérisation langagière des personnages matthéens met au jour le difficile apprentissage de la parole: après l’étude de paraboles où la parole joue le rôle d’indicateur de vérité, de liberté ou de conversion, elle s’attarde aux discours des disciples en Mt 13 puis montre comment le personnage de Pierre est un exemple du difficile apprentissage de la parole humaine. Une série de séminaires où plusieurs contributions alimentaient le débat entre participants et participantes est à la base des nombreux articles de la seconde partie du présent ouvrage. Un premier atelier portant sur trois protagonistes de l’histoire d’Abraham dans la Genèse a donné lieu à autant d’articles où un personnage est envisagé à partir des discours. Erwan CHAUTY (Centre Sèvres – Facultés jésuites de Paris) aborde Abraham lui-même. Selon l’option théorique de lecture adoptée, on peut considérer ce dernier comme un patriarche machiavélique ou comme un tacticien sans vraie stratégie. Chauty étudie les discours rapportés d’Abraham dans le cadre de l’intrigue globale du cycle. Il en ressort qu’Abraham a une solide capacité tactique; qu’il n’annonce pas les conséquences à long terme; qu’il est réticent à dire tout ce qu’il sait; qu’il évalue parfois la situation de manière fausse; que l’on peut douter de sa fiabilité. Sa caractérisation garde une certaine indétermination, qui ouvre un espace pour que le lecteur réel projette ses valeurs personnelles. Sylvie DE VULPILLIÈRES (Centre Sèvres) s’attache quant à elle à Sarah. Personnage passif, victime et peu loquace, Saraï-Sarah reçoit cependant elle aussi la bénédiction divine. Ce que les autres protagonistes disent d’elle contribue à la construction de son personnage et permettent d’en cerner la fonction narrative. Au service de l’intrigue et de la caractérisation d’Abraham, le personnage de Sarah a néanmoins sa dimension singulière et connaît une évolution dans la mesure où la puissance de YHWH se manifeste en elle. Enfin, le personnage divin est l’objet de l’étude de Gérard BILLON (Institut catholique de Paris). Dans le cycle d’Abraham, cet «être de parole» se modifie. Souverain dans un premier temps
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(de Gn 12 à 16), il devient plus familier (de Gn 17 à 22) avant de s’effacer (de Gn 23 à 25). En vue du grand projet de bénédiction, sa parole modèle peu à peu Abraham en suscitant sa liberté. Ses interventions sont sobres dans la longue journée qui va de 18,1 à 19,28, car Dieu aurait enfin trouvé en Abraham la personne avec laquelle il peut dialoguer en confiance. C’est ce qu’indiquerait la fonction de son dernier monologue intérieur (18,17-19) suivi du plus long échange entre lui et un être humain dans la Genèse. Le séminaire dirigé par Jean-Pierre Sonnet (Université grégorienne, Rome) était centré sur une manifestation particulière de la citation biblique: le jeu entre le discours cité et le discours citant des personnages. Après une introduction substantielle où sont posés quelques concepts opératoires utilisés dans les analyses qui suivent, l’article de Laura INVERNIZZI (Università cattolica del Sacro Cuore, Milan), étudie dans un texte intitulé «L’articulation des voix divine et prophétique en Exode 3–7», les citations pré-productives, c’est-à-dire des paroles «susceptibles d’être prononcées dans la suite de l’action». Elles sont le fait de YHWH et de Moïse et contribuent à la caractérisation de ce dernier. Si ses paroles révèlent surtout son monde intérieur (craintes, préjugés, difficultés), celles de Dieu ont la nature d’un acte créateur dont l’incidence se vérifie ensuite dans le monde du récit. Elles caractérisent Moïse comme médiateur vis-à-vis d’Israël, et comme alter ego de YHWH en face de Pharaon. Jean-Pierre SONNET propose une analyse du cantique «Écoutez, cieux» révélé par Dieu à Moïse en Dt 32, sous l’angle des citations divines qui s’y font entendre à travers la voix de son énonciateur humain et cela, à trois reprises en finale du poème (vv. 20-27.34-35.37-42). En confiant ce poème à Moïse, YHWH lui fait vivre «un “jeu de rôles” qui le confirme dans sa médiation prophétique, entre dénonciation et intercession». Faisant de ces paroles les siennes propres, Moïse peut ainsi envisager une vie future pour le peuple au-delà de la déviation idolâtre qui sera aussi son lot. Quant à la forme lyrique, elle arrache ce poème à son énonciation première et s’offre à des réénonciations qui manifesteront son perpétuel présent. Le troisième texte, de la plume de Béatrice OIRY (Institut catholique de Paris), est consacré à l’épisode de la victoire de Jonathan sur les Philistins à Mikmas (1 S 14,1-15). Le discours cité y est le principal ressort de l’intrigue, ce que la lecture attentive de l’épisode met en évidence. Oiry montre que le discours de Jonathan qui anticipe deux paroles possibles des Philistins (14,9-10) confère une valeur de signe à celle que ces ennemis prononceront ensuite, la transformant à leur insu en une parole divine. Il ressort ainsi que l’intelligence stratégique dont le fils de Saül fait preuve est en réalité celle de la foi qui ouvre un espace pour que
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YHWH se prononce par une présence agissante bien que cachée dans les replis du récit. Consacré au cycle de Gédéon en Jg 6–8, le long article suivant est signé conjointement par Catherine VIALLE (Université catholique de Lille), Marguerite ROMAN (UCLouvain) et Constantin POGOR (Faculté de théologie protestante, Strasbourg). Il est centré sur le personnage principal de l’histoire, et envisage la façon dont les discours que ce juge prononce au fil du récit contribuent à le caractériser dans son interaction avec les autres personnages. Un changement progressif s’observe au fil de ses paroles: il souligne une évolution constatable par ailleurs dans le récit. Personnage timoré au début de sa carrière, Gédéon prend peu à peu de l’assurance grâce à la présence de YHWH à ses côtés, puis sombre dans une violence peu justifiable, y compris vis-à-vis de ses «compatriotes» de Soukkoth et de Penouël. Par ailleurs, un certain décalage se fait sentir par endroits entre ce qu’il dit de lui-même et la façon dont d’autres personnages le voient: si, au départ, il se présente lui-même comme «le plus petit au sein du clan le plus faible» (6,14), il est appelé «vaillant guerrier» par l’ange de YHWH lui-même (6,12) et est vu comme un leader par ses compatriotes lorsqu’il les convoque pour la guerre (6,35). À la fin de sa carrière, il refuse publiquement la royauté qui reste, à ses yeux, l’apanage de Dieu seul (8,23), mais il n’hésite pas à se comporter en roi, voire en tyran vis-à-vis de villes d’Israël ou de rois ennemis. Ce personnage serait-il incapable de se voir lui-même sous son vrai jour? Le dernier séminaire portant sur l’Ancien Testament est consacré à des textes impliquant la parole de prophètes. Les livres prophétiques présentent deux manières contrastées de présenter la parole et le discours de ces hommes de la Parole. Les Prophètes Premiers sont essentiellement composés de récits mettant en scène le prophète comme porte-parole du divin, tandis que les Prophètes Seconds sont massivement composés d’oracles qui peuvent être assimilés à de longs monologues que le prophète adresse au peuple de la part du Dieu dont il se dit l’envoyé. Les deux articles issus de cet atelier explorent, à partir de cas typiques, ces deux modes particuliers de prise de parole, récit et oracle: comment caractérisent-ils le Dieu qui envoie le prophète et ceux pour qui il est chargé d’un message? Le premier, de Dany NOCQUET (Institut Protestant de Théologie, Montpellier) retient les discours prononcés par Élisée et par le roi d’Israël dans le cadre de la délivrance de Samarie en proie à une grave famine et au siège de la ville par les Araméens (2 R 6,24–7,20). Dans cet épisode – les prises de parole le soulignent à leur manière –, les détenteurs du pouvoir s’avèrent aussi inefficients que pusillanimes, les discours du roi et de son officier montrant combien les gouvernants d’Israël
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sont loin de celui au nom de qui ils exercent le pouvoir, YHWH. Dès lors, il est impossible que ce soit par eux qu’advienne le salut venant de Dieu. À l’opposé, le discours d’Élisée, en anticipant et en confirmant l’action divine, authentifie le fait que le prophète est bien l’unique figure de la présence active de la divinité en Israël. Quant à Elena DI PEDE (Université de Lorraine-Metz), elle se penche sur le récit de la vocation du prophète Amos en Am 7,1–8,3. Selon elle, ce type de récit est essentiel pour comprendre la façon de caractériser les personnages des livres prophétiques. Elle examine successivement les trois premières visions d’Amos où un dialogue prend place entre ce dernier et YHWH; l’interaction tendue entre les trois instances clés de la vie du peuple: le prêtre Amacya qui accuse le prophète en cherchant à mettre le roi (Jéroboam) de son côté dans le conflit qu’il a provoqué en vue d’écarter Amos de Béthel; enfin, les conséquences de ce conflit dans l’évocation de la quatrième vision où la condamnation divine est sans appel. La caractérisation ressortant des paroles du prophète et du prêtre sont l’objet d’une particulière attention. Deux séminaires proposés lors du colloque étaient consacrés à des textes du Nouveau Testament, l’un sur les évangiles, l’autre sur les lettres de Paul. Intitulé «Les paroles de Jésus ressuscité: Une nouvelle caractérisation», le premier s’est interrogé sur le personnage de Jésus. Selon les récits des évangiles – à l’exception de Mc –, Jésus revenu à la vie parle aux Douze et à d’autres disciples. Ses prises de parole caractérisent-elles son nouvel état de ressuscité? Parle-t-il autrement qu’avant, lui qui se rend présent d’une façon toute différente? Avec ces questions, Geert VAN OYEN (UCLouvain) aborde le chapitre 28 de Mt, examinant les discours directs de Jésus puis ceux des autres personnages. De ces paroles émergent deux lectures opposées du tombeau vide: pour l’ange et Jésus, il est signe de la résurrection; pour des autorités du peuple, la preuve d’un mauvais coup des disciples – le lecteur étant amené à faire sienne la première interprétation. Cela dit, les paroles du ressuscité ne diffèrent pas substantiellement de celles de la vie publique, et ses dernières paroles renvoient à son enseignement antérieur qui devra constituer le cœur de la proclamation des Onze à ceux qui deviendront disciples par le baptême. Yvan MATHIEU (Université Saint-Paul, Ottawa) s’attache aux paroles des personnages dans le chapitre 24 de l’évangile de Luc où les choses sont assez différentes. Voir et entendre le Ressuscité ne suffit pas pour éveiller la foi des femmes qui découvrent la tombe vide, des disciples qui font route vers Emmaüs ou des disciples rassemblés autour de Pierre. Il faudra que des gestes concrets de Jésus – la fraction du pain, le repas de poisson, le rappel de l’enseignement, etc. – corroborent ses paroles pour que le doute fasse place à la joie de croire et de devenir serviteur de la parole
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de vie. Pour ce qui est du 4e évangile, Normand BONNEAU (Université Saint-Paul, Ottawa) observe que Jésus parle beaucoup lors de ses apparitions aux disciples (Jn 20–21), car sa seule présence reste énigmatique pour ces derniers. S’il ne parle pas, ils ne peuvent l’identifier, ni a fortiori le reconnaître. Au moyen d’une analyse narrative, Bonneau montre que la caractérisation du Ressuscité doit beaucoup aux paroles qu’il prononce. En outre, celles-ci ne sont pas inutiles pour une interprétation de l’intrigue du récit évangélique dans son ensemble et de l’effet qu’elle produit sur le lecteur. Cet essai introduit aussi des repères pour l’analyse des paroles en style direct, repères qui constituent des pistes d’analyse pour les trois articles consacrés à ce thème. C’est pourquoi il figure en premier lieu, avant les études de Van Oyen (Mt) et de Mathieu (Lc). L’atelier sur Paul a donné lieu à six belles contributions publiées ici. Dans les premiers temps du christianisme, Paul a été présenté de bien des manières: un autobiographe (épîtres authentiques), une autorité apostolique (épîtres pseudépigraphes et apocryphes), personnage de récit (Actes canoniques et apocryphes). Dans ces écrits, il parle souvent en style direct, ce qui a contribué à une caractérisation très diversifiée. Ce sont quelques «modulations» de la figure de Paul que les divers articles de cette partie abordent tout à tour. Alain GIGNAC (Université de Montréal) propose un texte dont le titre est «La construction du personnage apostolique en 1 Th 2–3 (nourrissons, mère, père, orphelins – et frères), ou quand une subjectivité cherche (et réussit) à se dire». En étant attentif à l’énonciation autant qu’à l’énoncé, il montre comment, dans ces chapitres de 1 Thessaloniciens, la figure de l’apôtre se dessine peu à peu par la mobilisation de métaphores relationnelles et affectives d’ordre familial, mais aussi à travers la façon dont le «je» de Paul se dégage d’un «nous» formé de lui, Silvain et Timothée, tandis qu’il passe de la place «d’évangélisateur» à celle «d’évangélisé». Les deux contributions suivantes portent sur cette partie de la 2e lettre aux Corinthiens que l’on nomme volontiers «la lettre du fou» (2 Co 10–13). Pour Pierre DE SALIS (Université de Lausanne), dans ce texte, Paul recourt à toutes les ressources offertes par le médium épistolaire pour agir à distance en vue de résoudre une crise liée à la contestation de sa personne; de Salis part de l’inventaire des procédés discursifs de caractérisation de soi puis les évalue en fonction des conditions propres à la pratique épistolaire dans l’Antiquité. Après avoir examiné la manière dont Paul pose les bases de son discours pour brosser ce portrait de lui-même, il revient sur la distribution des rôles qui en découle, en revisitant les autres protagonistes de la communication. Priscille MARSCHALL (Université de Lausanne, IRSB) explore quant à elle le rôle rhétorique de l’interdiscours dans l’éloge de soi de Paul. En 2 Co 10–13, ce dernier se réfère
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aux différents discours circulant au sein de la communauté chrétienne de Corinthe, dont les auteurs sont les «super apôtres» qui s’opposent à Paul: moqueries, critiques de la collecte en faveur de Jérusalem, louanges de leur propre comportement, etc. Par ces multiples allusions dans la «lettre du fou», Paul se donne le droit de «se vanter» d’une manière qui ne semble pas prétentieuse, dans la mesure où il en montre la nécessité. Régis BURNET (UCLouvain) s’interroge pour sa part sur la demande que Paul adresse à Timothée: «Le manteau que j’ai laissé à Troas chez Carpos, apporte-le en venant, ainsi que les livres, surtout les parchemins» (2 Tm 4,13). Sa question porte sur la place et la fonction des realia dans les discours anciens. Contrairement à l’idée souvent défendue selon laquelle ils visent à «faire vrai» pour légitimer un écrit pseudépigraphe, Burnet propose d’y voir plutôt un moyen de construire les personnages. Il plaide ensuite pour la nécessité de prendre au sérieux l’histoire des lectures pour voir comment les Anciens ont interprété les textes, et cela pour éviter les anachronismes qui grèvent trop souvent leur interprétation. Anne PASQUIER (Université Laval, Québec) présente une analyse rhétorique de la correspondance apocryphe entre Paul et les Corinthiens (3 Co) datée du IIe siècle, en mettant en lumière le jeu des pronoms en interaction. Répondant à une lettre des presbytres de Corinthe le priant de réagir aux vues déviantes, l’apôtre répond à des attentes et à des questions prégnantes à l’époque; son objectif est de convaincre des gens influencés par les mouvements gnostiques et marcionites, ou susceptibles de l’être. Paul est présenté comme une figure admirée, mais le texte cherche à le subordonner à des apôtres représentatifs de la doctrine à défendre. C’est ainsi que son autorité et sa crédibilité en sont relativisées et deviennent non exclusives. Enfin, Steeve BÉLANGER (UCLouvain et Paris-Nanterre) consacre un article à la figure de Paul dans les Actes des Apôtres, premier récit où le personnage de Paul évolue dans le cadre d’un récit. Luc recourt à divers procédés narratifs pour caractériser le personnage, mais ce sont surtout les discours où Paul parle de lui-même – en particulier dans le cadre de sa «passion» (Ac 21–26) – qui informent le lecteur de son appartenance ethnique et religieuse, de son statut civique, de sa position sociale et de sa vertu morale. Sans poser la question de la véracité des informations fournies, l’article s’efforce de comprendre la fonction que ces discours à teneur apologétique revêtent dans la caractérisation de Paul et l’impact d’une telle caractérisation sur la représentation que le lecteur se fait du personnage. Les deux derniers textes de ce recueil sont ceux de communications offertes par des chercheurs de l’UCLouvain. Audrey WAUTERS étudie le
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rapport entre discours en style direct et ironie dans l’histoire de Joseph. L’ironie associée aux discours des personnages est le plus souvent identifiée à l’ironie verbale. Pourtant, la parole d’un personnage peut aussi être porteuse d’ironie dramatique lorsque celui-ci s’exprime en toute innocence, sans pouvoir percevoir l’ironie contenue dans son propos en raison de sa vision limitée des faits. L’étude ici présentée s’attache à montrer comment le narrateur, en citant certaines paroles des frères de Joseph (Gn 37,19; 42,21; 43,18), caractérise ceux-ci comme inadéquats par rapport à la situation dans laquelle ils se trouvent et les prend pour cibles de son ironie. Pour Conrad Aurélien FOLIFACK, la caractérisation de Job par Éliphaz montre une évolution de la position de ce dernier. D’un discours courtois et bienveillant, il passe à des paroles de plus en plus accusatrices qui dénoncent Job comme un pécheur méritant le sort sévère qui est le sien. Si la liste des péchés de Job a la fonction dramatique de relancer le débat sur la culpabilité de celui-ci, il reste que, dans le contexte du drame entier, le portrait de Job est plutôt cohérent: il reste l’homme intègre que le prologue introduit et qui est finalement confirmé par le verdict divin. Au terme de cette présentation succincte de cet ouvrage, il me reste à remercier mes collègues académiques, scientifiques et administratifs de la Faculté de théologie et de l’Institut Religions, Spiritualités, Cultures, Sociétés de l’UCLouvain qui n’ont pas ménagé leurs peines pour que ce colloque soit une réussite. Ma gratitude s’adresse aussi à toutes celles et à tous ceux qui ont contribué à la préparation et à l’édition de ces Actes, en particulier le Prof. Joseph Verheyden qui l’accueille dans la Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium ainsi que Mme Marguerite Roman. André WÉNIN
I. CONFÉRENCES
FUNCTIONS OF FICTIONAL DIALOGUE NARRATOLOGICAL AND HISTORICAL PERSPECTIVES
This contribution considers one form of speech presentation in narrative texts, dialogue, and discusses its functions as they have been delineated by narratologists, linguists and other scholars throughout literary history. This cursory overview is complemented by comparisons between fictional, philosophical, dramatic and conversational dialogue.
I. WHAT IS (FICTIONAL) DIALOGUE? The term “dialogue” is derived from ancient Greek διαλέγεσθαι (“to converse with each other”), from δια- (“across, between”) + λέγειν (“speak”)1. A dialogue can be between two or more people. To make the distinction clearer, one can use the terms “duologue” (involving two interlocutors) and “polylogue” or “multiparty talk” (involving more than two interlocutors). Fictional dialogue comprises direct verbal interactions between characters in prose fictional texts such as novels or short stories. They are usually invented although they can technically also be based on real-world verbal interactions such as interviews2. Conversely, dialogues in non-fictional contexts may be equally invented. Ancient rhetoricians, for example, already made use of the rhetorical figure of sermocinatio, i.e., a “fancied dialogue carried on in the midst of a speech or other production”3. In a political speech or a sermon, for example, one could render an opponent’s criticism dialogically in order to then refute it. As E.O. Haven points out, a speech “is very much enlivened”4 by this rhetorical figure. However, the “conversation must be natural, and well represented in the voice and manner of the speaker”5. Sermocinatio is still used in speeches today 1. Dialogue, in Online Etymology Dictionary, https://www.etymonline.com/word/ dialogue. 2. For a typology of dialogues along the fact/fiction divide, see T. KINZEL – J. MILDORF, Mapping Imaginary Dialogues in America, in IID. (eds.), Imaginary Dialogues in America: Beyond the Mainstream, Heidelberg, Winter, 2014, 9-25, pp. 17-18.25. 3. E.O. HAVEN, Rhetoric: A Textbook, Designed for Use in Schools and Colleges and for Private Study, New York, Harper and Brothers, 1869, p. 162. 4. Ibid., p. 163. 5. Ibid.
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and, as I will discuss below, the use of dialogue is also very common in conversational storytelling. However, one could argue that extensive use of dialogue in non-fictional contexts may lead readers to question the trustworthiness of a text or to regard it as more fictionalized because it is doubtful whether anyone could remember lengthy conversations verbatim, especially when they took place a long time before6. Conventionally, dialogue or direct speech is marked by graphic signs such as inverted commas, but even in the absence of such signs (conventions vary in different periods throughout literary history), the transition from narrative frame text to dialogical passages can be identified because it involves the following grammatical signals: 1. a shift in personal pronouns from the third person to the second person; 2. a temporal shift from past tense forms to present tense; 3. the use of inquit formulae or verba dicendi to mark who speaks when7. Another, albeit optional, signal is the renominalization of characters at the boundaries of dialogue passages, i.e., characters are referred to by their proper names rather than by pronouns8. Further complexities regarding these communicative signals can be observed in more marked forms of fiction, e.g., second-person narration, where even the narrative frame text would use you, or dialogue novels, which are typically stripped of narratorial information and may not even use any or only very few inquit formulae. Bronwen Thomas also investigates the various possibilities of how dialogue can be “framed” in a novel, ranging from what she calls “free run dialogue”, with almost no framing whatsoever, to “suspended quotation”, where the dialogue is constantly interrupted and deferred by narratorial commentary9. Generally speaking, one can distinguish between the modes of showing and telling, with the latter involving narratorial commentary while the former implies a “stepping back” of the narrator. However, as Meir Sternberg argues, there is always a degree of narrative intervention: “Even what is traditionally regarded as the purest manifestation of ‘showing’ – directly quoted monologue and dialogue as well as inner speech – contains perforce an element of idealizing or intrusive ‘telling’”10. Käte Hamburger saw 6. For a discussion of this problem, see G. ANDERSSON, Narrating Selves and the Literary in the Bible, in Partial Answers 17 (2019) no. 1; J. MILDORF, Constructing Dialogues, (Re)constructing the Past: ‘Remembered’ Conversations in Frank McCourt’s Angela’s Ashes, in International Journal of Literary Linguistics 5 (2016) no.2 (Art. 3), 1-25. 7. H. WEINRICH, Tempus: Besprochene und erzählte Welt, München, Beck, 2001, p. 173. 8. Ibid., p. 175. 9. B. THOMAS, Fictional Dialogue: Speech and Conversation in the Modern and Postmodern Novel, Lincoln, NE, University of Nebraska Press, 2012, pp. 100-102. 10. M. STERNBERG, Point of View and the Indirections of Direct Speech, in Language and Style 15 (1982) 67-117, p. 85.
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dialogue as a representational mode (“Gestaltungsfunktion”) on a par with telling, monologue and free indirect discourse11. Linguists further differentiate among a range of types of speech presentation, e.g., direct speech (DS), indirect speech (IS), free direct speech (FDS), narrative report of speech acts (NRSA), free indirect speech (FIS)12. Fictional discourse can alternately make use of (some of) those diverse possibilities for narrative effect. Showing and telling can also be employed to create or reduce distance by allowing readers to “come closer” to the presented action or by keeping them at arms’ length13. The alternation of and interplay between narrative comment and dialogical passages thus significantly contribute to a novel’s overall structure and stylistic design. Fictional dialogues – just as literary texts more generally – can be said to be de-pragmaticized in the sense that they do not fulfil a concrete pragmatic function in an everyday context. However, this point must be modified, as Helmut Henne argued: [Literary texts] represent artistic blueprints for possible worlds modelled on the real world. Their seeming lack of a purpose turns out not to be a lack at all but in fact an asset: literary artefacts, and thus also literary dialogues, are products of a goal-oriented imagination. In this sense, they are written in analogy to dialogues in the real world but at the same time transcend this reality in a particular way and thereby unfold their creative power. Looked at it this way, literary dialogues can be said to fulfil a “higher” purpose (and are therefore not “purposeless”): in interpreting them, readers (or spectators) may uncover a possible meaning which, in the best case, may change their perceptions of the world. Literature thus has an impact on life14.
It is interesting that Henne ascribes to fictional dialogue a “higher” purpose, which he sees in dialogue’s potential to raise awareness and to change our views of the world (and, perhaps more specifically, our ways of communicating). Despite its depragmaticization, fictional dialogue has its roots in everyday communication. This may be found in face-to-face talk, over the telephone or through social media, in informal or institutional 11. K. HAMBURGER, Die Logik der Dichtung, Stuttgart, Klett, 21968, p. 144. 12. G. LEECH – M. SHORT, Style in Fiction: A Linguistic Introduction to English Fictional Prose, Harlow, Pearson Longman, 22007, p. 255. See also L. VANDELANOTTE, Speech and Thought Representation in English: A Cognitive-Functional Approach, Berlin, Mouton de Gruyter, 2009. 13. S. FINNERN, Narratologie und biblische Exegese: Eine integrative Methode der Erzählanalyse und ihr Ertrag am Beispiel von Matthäus 28 (WUNT, II/285), Tübingen, Mohr Siebeck, 2010, pp. 168-171. 14. H. HENNE, Gegensprechanlagen – Literarische Dialoge (Botho Strauß) und linguistische Gesprächsanalyse, in D. CHERUBIM – H. HENNE – H. REHBOCK (eds.), Gespräch zwischen Alltag und Literatur: Beiträge zur germanistischen Gesprächsforschung, Tübingen, Niemeyer, 1984, 1-19, p. 4. – My translation.
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settings (e.g., law courts, medical surgeries, examination boards, etc.). Face-to-face talk in its most basic form is dyadic and serves the function of connecting people – for whatever purpose or reason. Rhetorically, dialogue therefore hinges on the deployment of deictic markers, especially the first- and second-person pronouns15. It seems that, at the most fundamental level, one function of fictional dialogue is to portray and to problematize humans’ attempts at connecting with others through verbal interaction16. II. (FICTIONAL) DIALOGUE THROUGHOUT HISTORY: SOME REFLECTIONS One of dialogue’s oldest paradigmatic written forms is philosophical dialogue. It can be defined as a verbally conducted argument involving two or more persons. Their interaction consists in speech and counterspeech, which can take the shape of questions and answers (to clarify terms and concepts), claims and rejections (to offer judgment and evaluation), and proof and falsification (to reach a conclusion)17. A widespread notion of dialogue is that it fosters “a choice between possible positions, the suggestion of hypotheses, a peaceful attitude and playfulness” (“choix des possibles, propositions d’hypothèses, pacifisme et ludisme”)18. By contrast, fictional dialogue can show the exact opposite, namely the ways in which dialogue can be used for coercion and domination19. Even though philosophical dialogue purports to report actual discussions between Socrates and a number of dialogue partners it is clear that their representation in writing is rhetorical and literary in quality and has very little resemblance to the “messy” forms of dialogical exchange one can find in actual conversations20. Vittorio Hösle expressly calls philosophical dialogue a “literary genre, which represents a conversation about 15. M. BUBER, “Ich und Du”: Das Dialogische Prinzip, Heidelberg, Lambert Schneider, 1984, pp. 5-136. 16. See J. MILDORF, Exploring “our pitiful attempts at connection”: Dialogue in Corey Mesler’s Novel Talk, in KINZEL – MILDORF (eds.), Imaginary Dialogues (n. 2), 301314. 17. K. LORENZ, Dialog, in J. MITTELSTRASS (ed.), Enzyklopädie Philosophie und Wissenschaftstheorie, Stuttgart, Metzler, 2005, 189-191, p. 189. 18. M.-H. BOBLET, Le Roman dialogué depuis 1950: Poétique de l’hybridité, Paris, Champion-Slatkine, 2003, p. 49. 19. A. FOGEL, Coercion to Speak: Conrad’s Poetics of Dialogue, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1985. See also THOMAS, Fictional Dialogue (n. 9), pp. 39-40. 20. C.J. SWEARINGEN, Dialogue and Dialectic: The Logic of Conversation and the Interpretation of Logic, in T. MARANHÃO (ed.), The Interpretation of Dialogue, Chicago, IL, The University of Chicago Press, 1990, 47-71, p. 63.
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philosophical questions” (“ein literarisches Genre, das eine Unterredung über philosophische Fragen darstellt”)21. As a genre, dialogue places emphasis on both its lexis (i.e., its verbal representation) and its lekton (i.e., the thing or topic the dialogue talks about)22. The relationship between form and content of the dialogue can be either positive/harmonious or negative/contradictory, and Hösle suggests that philosophical dialogues may be classified according to how strongly they emphasize the aesthetic side alongside their content. In this connection, it is important to note that Hösle also distinguishes between the dialogue mode and dialogue as a genre. While the dialogue form can appear in other genres and is then used to serve functions pertaining to those genres (mode), dialogue as a genre foregrounds how its content and its dialogical form are mutually dependent. The question is whether such a strict separation of mode and genre is tenable in dialogical practice. In philosophy, dialogues may well be disguised treatises or be catechistic, which means that dialogical responses remain more or less empty or perfunctory. However, even when dialogues apparently serve another function such as propelling the plot or characterizing the presented characters, they can and must be analyzed with regard to both their form and content because here, too, lexis and lekton are intricately related. I would argue that it is impossible for dialogue to merely “transport” ideas or to serve other functions without also foregrounding its shape as a dialogue. One can refer to this phenomenon as dialogue’s self-referentiality: dialogues invite their recipients to think about their “literary” or textual-stylistic design. I want to distinguish this self-referentiality from fictional dialogue’s meta-discursive function, i.e., its tendency to highlight the workings of a particular kind of dialogue or of dialogue in general. Since fictional dialogue is always a representation of another kind of dialogue (e.g., an argument, lovers’ talk, doctor-patient communication, etc.) it draws attention both to its own design as a particular fictional dialogue and to the mechanisms and dynamics of the generic kind of dialogue it represents. Hösle further argues that philosophical dialogue is a genre marked by intersubjectivity23. This intersubjectivity works on at least two levels: within the dialogue, the characters interact; on an extra-textual level, authors interact with their dialogues in the sense that they place themselves in the position of the imagined interlocutors. Dialogue thus means 21. V. HÖSLE, Der philosophische Dialog: Eine Poetik und Hermeneutik, München, Beck, 2006, p. 54. 22. Ibid. 23. Ibid., p. 22.
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to “have another person speak” (“eine andere Person reden lassen”)24. In this regard, philosophical dialogue is similar to fictional dialogue because the author “puts on a mask” and has several characters speak in “their own” voices. This idea ties in with Bakhtin’s notion of fictional texts’ dialogism. In his essay Discourse and the Novel, Bakhtin takes spoken conversation as a starting point, arguing that every speech utterance requires some response, a “future answer-word”25, and he then develops his concept of dialogism, i.e., the idea that novels also invite responses. Bakhtin reflects on the dialogical nature of novels, e.g., by Dostoyevsky, and he points out that these novels allow for the co-existence of several voices, languages and dialogical styles: “What Dostoyevsky’s characters say constitutes an arena of never-ending struggle with others’ words”26. These “struggles”, which are also carried over onto the authorial level and pervade Dostoyevsky’s entire works, ultimately create rich polyphonic ensembles that also enter a dialogue with their respective external discursive world. Bronwen Thomas argues that presentations of dialogue or what she calls the “idea of dialogue” also depend on and perpetuate pre-existing notions of dialogue, transport values and inscribe gender and other social roles27. This indicates how any dialogical presentation is at the same time descriptive and prescriptive, i.e., it reflects what writers from a certain period perceive dialogue to be like while at the same time setting precedents for what an idealized form of dialogue ought to be like. Ancient dialogical models – Plato’s Socratic dialogues but also ancient drama – have been highly influential throughout literary history. In the Middle Ages, for example, the dialogue form is almost the rule in literature, not the exception, as Norbert Kössinger and others point out28. Pamela M. King shows for Medieval English drama that it was strongly influenced by the Latin liturgical tradition, which spectators would have recognized from their church-going experiences; at the same time, dialogue 24. Ibid., p. 28. 25. M. BAKHTIN, Discourse in the Novel, in M. HOLQUIST (ed.), The Dialogic Imagination: Four Essays by M.M. Bakhtin, Austin, TX, University of Texas Press, 1981, 259-422, p. 280. 26. Ibid., p. 349. 27. THOMAS, Fictional Dialogue (n. 9), pp. 36-53. 28. N. KÖSSINGER, Stimmen und Stimmungen im Minnesang: Zu Dialogen beim Kürenberger (MF 8,9), bei Reinmar dem Alten (MF 177,10) und in der Kerensteinballade, in C.J. BISCHOFF – T. KINZEL – J. MILDORF (eds.), Das Dialoggedicht: Studien zur deutschen, englischen und romanischen Lyrik, Heidelberg, Winter, 2017, 99-127, p. 99. See also P. STROHSCHNEIDER, Dialogischer Agon, in K.W. HEMPFER – A. TRANINGER (eds.), Der Dialog im Diskursfeld seiner Zeit: Von der Antike bis zur Aufklärung, Stuttgart, Franz Steiner, 2010, 95-117.
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in Medieval drama was a lot more varied than is generally acknowledged. Thus, one finds “quick-fire burlesque dialogue between shepherds”, “imaginaries of marital strife”, “long speeches addressed to the audience, particularly as the plays’ tyrants […] introduce themselves”, and even “debate in hell”29. Ancient dialogue also played an important role in Renaissance literature and poetics30. Non-fictional Renaissance dialogue is ultimately modelled on philosophical dialogue, especially as regards its oppositional or argumentative design and its focus on controversial issues debated at the time31. In the 18th century, scholars were particularly interested in questions concerning the generic attribution and categorization of texts. An early poetics of the novel, Friedrich Blanckenburg’s 1774 Versuch über den Roman (Essay on the Novel)32, already sees one of the main functions of dialogue in its possibility to arouse emotions and thus to involve readers. Blanckenburg talks about readers’ “Theilnehmung” (participation) and asks why a novelist should not make use of the same dialogical means that dramatists use to engage the reading audience33. Later in the book, drawing on reflections made by Scottish judge and Enlightenment thinker Henry Home, Lord Kames, Blanckenburg links the use of dialogue to the expression of sentiments or emotions and, in this connection, draws a parallel to a popular novelistic genre in the 18th century that made use of a quasi-mimetic ploy: the epistolary novel34. Blanckenburg argues that it would make sense to employ dialogue in a novel to present to readers an emotional scene more directly and thus to involve them in the action. Like in a piece of drama, readers would become “spectators”35, which also suggests a stepping back or receding of the narrator to the background. Moreover, Blanckenburg seems to suggest that instances of 29. P.M. KING, Rules of Exchange in Mediaeval Plays and Play Manuscripts, in R.D. SELL (ed.), Literature as Dialogue, Amsterdam, John Benjamins, 2014, 177-195, p. 194. 30. To mention only a few studies in this wide research field: D. HEITSCH – J.-F. VALLÉE (eds.), Printed Voices: The Renaissance Culture of Dialogue, Toronto, University of Toronto Press, 2004; K.W. HEMPFER (ed.), Grenzen und Entgrenzungen des Renaissancedialogs, Stuttgart, Franz Steiner, 2006; J.R. SNYDER, Writing the Scene of Speaking: Theories of Dialogue in the Late Italian Renaissance, Stanford, CA, Stanford University Press, 1989. 31. W.G. MÜLLER, Prinzipien einer Poetik des Dialogs, dargestellt am Beispiel des Prosadialogs der englischen Renaissance, in U. BAUMANN – A. BECKER – M. LAUREYS (eds.), Polemik im Dialog des Renaissance-Humanismus, Göttingen, V&R unipress, 2015, 17-35. 32. F. VON BLANCKENBURG, Versuch über den Roman, Stuttgart, Metzler, 1965 [1774]. 33. Ibid., p. 497. 34. Ibid., pp. 515-516. 35. Ibid., p. 516.
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dialogue – should they be introduced “naturally” – would become a necessary part of the whole novel36. This latter point is interesting insofar as structuralist-narratological positions usually do not consider dialogue a genuinely narrative element (see below). In the text that Blanckenburg refers to, Elements of Criticism, Henry Home writes: No person of reflection but must be sensible, that an incident makes a stronger impression on an eye-witness, than when heard at second hand. Writers of genius, sensible that the eye is the best avenue, represent every thing as passing in our sight; and, from readers or hearers, transform us as it were into spectators: a skilful writer conceals himself, and presents his personages: in a word, every thing becomes dramatic as much as possible37.
The role of the eye-witness that readers allegedly assume when reading dialogue is also alluded to by Norman Page when he writes of the “illusion of ‘listening’ to the conversation of those we know well”38. Interestingly, more recent neuro-psychological studies seem to prove that readers are more alert while reading content that is cast in direct speech in a narrative and tend to remember it better39. Another 18th-century scholar, Richard Hurd, considered dialogue a “hybrid” genre in that it is mimetic but also displays artistic-aesthetic qualities. He criticized many contemporary authors for writing fictionalized dialogues: “An essential defect runs through them all. They have taken for their speakers, not real, but fictitious characters; contrary to the practice of the old writers; and to the infinite disadvantage of this mode of writing in every respect”40. This criticism is hardly surprising as his ideal model was the classical philosophical dialogue. Similarly, 19th-century classicist Rudolf Hirzel wrote a literary history of the dialogue form in which he regarded as one defining feature of dialogue that the dialogue partners debate a particular topic or point. Merely imparting news or, as Hirzel has it, “the colourful exchange of more or less witty remarks, the jumping back and forth of a conversation from one topic to another” (“der bunte Wechsel mehr oder minder geistreicher Bemerkungen, das 36. Ibid. 37. H. HOME, Elements of Criticism, vol. 2, ed. P. JONES, Indianapolis, IN, Liberty Fund, 62005 [1785], p. 633. 38. N. PAGE, Speech in the English Novel, Atlantic Highlands, NJ, Humanities Press, 2 1988, p. 3. 39. A.J. SANFORD – C. EMMOTT, Mind, Brain and Narrative, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 183. 40. R. HURD, Preface on the Manner of Writing Dialogue, in Moral and Political Dialogues, with Letters on Chivalry and Romance, 3 vols., London, W. Bowyer, 1788, 7-66, p. 22.
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Springen der Unterhaltung von einem Gegenstand auf den anderen”)41, is typical of conversation while dialogue is marked more specifically by the alternation between questions and answers. This distinction reminds one of Weinrich’s differentiation between “besprechen” (discuss) and “erzählen” (narrate)42. It seems that fictional dialogue – at least if it is modelled on philosophical dialogue – has the potential to “smuggle in” an expositional discourse mode into a narrative context since characters are given the possibility to discuss or debate points. A similar point is made by Oscar Wilde in his 1891 The Critic as Artist43, where he even employs dialogue in order to reflect on, among other things, the dialogue form. Gilbert, one of the dialogue partners, stresses the potential creativity inherent in dialogue, which allows writers to both present and hide their own personal views by having characters speak: GILBERT: […] Dialogue, certainly, that wonderful literary form which, from Plato to Lucian, and from Lucian to Giordano Bruno, and from Bruno to that grand old Pagan [Walter Savage Landor] in whom Carlyle took such delight, the creative critics of the world have always employed, can never lose for the thinker its attraction as a mode of expression. By its means he can both reveal and conceal himself, and give form to every fancy, and reality to every mood. By its means he can exhibit the object from each point of view, and show it to us in the round, as a sculptor shows us things, gaining in this manner all the richness and reality of effect that comes from those side issues that are suddenly suggested by the central idea in its progress, and really illumine the idea more completely, or from those felicitous afterthoughts that give a fuller completeness to the central scheme, and yet convey something of the delicate charm of chance. ERNEST: By its means, too, he can invent an imaginary antagonist, and convert him when he chooses by some absurdly sophistical argument44.
Another characteristic feature – which distinguishes dialogue from other forms such as the essay or treatise – is the fact that in dialogue an argument is developed while the very process of this development is also foregrounded. Rather than offering a scholarly “product” the dialogue enacts the procedural nature of debate and discussion, thus allowing “side issues” to emerge in the dialogue’s “progress”, as Gilbert puts it. And in doing so, arguments and solutions can be presented as though 41. R. HIRZEL, Der Dialog: Ein literarhistorischer Versuch, 2 vols., Leipzig, S. Hirzel, 1895, p. 4. 42. WEINRICH, Tempus (n. 7). 43. O. WILDE, The Critic as Artist, in Complete Works, ed. M. HOLLAND, Glasgow, Harper Collins, 1994, 1108-1155. 44. Ibid., p. 1143.
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they had been arrived at by “chance”, while in truth everything, even the “imaginary antagonist”, has been carefully and purposefully designed by the author. This applies to all written dialogues, both fictional and non-fictional or philosophical. What is interesting, then, is the interplay and perhaps tension between form and content, between a dialogue’s structural design and its thematic elaboration. One can see in this and Hirzel’s example that 19th-century debates about the dialogue also already anticipate similar debates in later philosophy. III. FICTIONAL AND CONVERSATIONAL DIALOGUE In 19th-century fiction, dialogue of course also assumes a special function because of authors’ realist project, which involves the creation of verisimilitude, i.e., a semblance of the world as it is or at least as it could be. For the presentation of dialogue, realism means that authors must aim at giving as precise a rendition of characters’ perceived speech as possible, which includes the extensive use of “dialectal” speech and colloquialisms or at least an approximation to them. Such detail can make a dialogue more difficult to read, a point which is also picked up by Page in his classic study Speech in the English Novel. Page lists six types of relationships between characters’ speech and their overall function in a novel: [1] Speech as identification: that is, dialogue in which a limited range of easily-recognized characteristics is found. […] [2] Speech as parody: the use of dialogue in which certain features of speech well-known outside the work of fiction are exaggerated for purposes of comedy and or satire. […] [3] Realistic speech: in which an attempt is made to suggest with some precision certain features of speech encountered in real life and appropriate to the character in question […] [4] Conventional speech: non-realistic dialogue in which qualities of speech are to be understood as representing, symbolically or metonymically as it were, qualities of character. [5] Token-speech: the use in dialogue of accepted “equivalents” to represent features which for some reason cannot be represented realistically. [6] Neutral speech: stylistically undifferentiated, non-idiosyncratic dialogue which serves some other purpose than contributing to characterization45.
Assuming that a novel aims at offering an “adequate” or at least a recognizable version of the world it presents, one would expect “realistic speech” to be of importance, e.g., the presentation of idiosyncratic speech 45. PAGE, Speech in the Novel (n. 38), pp. 98-99.
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patterns, of dialectal colouring, etc. However, such features may be difficult to capture in writing, and authors may therefore resort to what Page calls “conventional speech” and “token-speech”. As Michael McCarthy also points out, rendering speech adequately poses similar challenges to both writers and linguists: The researcher’s task, then, is to unravel the conventions and devices whereby the reader/listener receives and perceives scripted speech as “authentic”, with the proviso that authenticity is necessarily in the eye and ear of the recipient. The good writer or scripter pins down the significant detail that is both necessary and sufficient to give life to the spoken word. The good transcriber includes all that creates a faithful record of the audio recording or live speech. In both cases, as much is included as excluded46.
Strategies of inclusion and exclusion obviously also operate not only on the level of linguistic detail but on the level of what is to be included in the rendition of a dialogue more generally. One could argue that a major difference between fictional and non-fictional dialogue must be the fact that fictional dialogue only exists in the examples actually presented in a novel. By contrast, dialogue in non-fiction texts can only represent a selection from various real-life conversations, and it is not necessarily evident whether a presented dialogue captures the entire original dialogue (if there was such a thing) or just parts of it. While dialogue in real life can have the function of “not simply recalling a locution but also giving evidence about its form and content”47, fictional dialogue does not – or only does so within the parameters of the imagined storyworld. Where do dialogues really begin and end? Michał Głowiński suggests that, even in the case of fictional dialogues, we may read them as if they were taken out of a larger context of extended dialogues48. Głowiński separates dialogue from narrative text and views the surrounding narrative as a kind of meta-commentary on the presented dialogue. What is important, however, is that this commentary not only impinges on the dialogue realized on the textual surface but also on potential or hypothetical speech that remains in the background or “unspoken”, as it were: “The characters in a novel not only talk when they are allowed to speak, they are constantly ready to talk. Their utterances, which have become part of the novel’s text, are in a sense only a representative selection from their 46. M. MCCARTHY, Foreword, in C.P. AMADOR MORENO – A. NUNES (eds.), The Representation of the Spoken Mode in Fiction: How Authors Write How People Talk, Lewiston, NY, The Edwin Mellen Press, 2009, i-iii, p. ii. 47. R. CLIFT – E. HOLT, Introduction, in E. HOLT – R. CLIFT (eds.), Reporting Talk: Reported Speech in Interaction, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, 1-15, p. 12. 48. M. GŁOWIŃSKI, Der Dialog im Roman, in Poetica 6 (1974) 1-16, p. 7.
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entire speech activities”49. Readers can be thought of as complementing the characters’ utterances in their minds, thus arriving at more “complete” experiences of their conversations. Even though dramatic and fictional dialogue can be said to emulate “real” conversational interaction, the two categories of dialogue (literary vs. non-literary) are fundamentally different. Firstly, real-life dialogue (in the sense of face-to-face talk) can never be fully premeditated, and what interlocutors have to say to one another largely emerges “online” as they speak. Secondly, conversational dialogue is co-constructed to the extent that what interlocutors say will immediately have an impact on each other’s responses: I may begin to tell a personal story because something else my conversational partner mentioned has triggered a memory in my mind; I may ask questions because I have not fully understood what my interlocutor said, or I just want to signal that I am paying attention by using “back-channels” such as uh-a or yeah. This element of spontaneity also means that, thirdly, contributions to real-life dialogues are often less well-formed than those captured in writing: interlocutors repeat themselves, break off speech, make false starts and repair them, interrupt one another or overlap each other’s speech. They also signal relevant points in the dialogical exchange by means of prosody50. What is particularly noteworthy in linguistic discussions of dialogues in real-life conversation is that they are generally seen as approximations to the original speech situation at best, and complete inventions at worst. Dialogues as part of conversational storytelling, where they are mostly used for dramatization and to create involvement, are said to be “constructed” in most cases. Deborah Tannen, for example, argues that direct speech is by no means a truly verbatim rendition of an original speech situation but always speech that has undergone some transformation in the process of storytelling: what is called “reported speech”, “direct discourse”, or “direct quotation” (that is, a speaker framing an account of another’s words as dialogue) should be understood not as report at all, but as constructed dialogue. It is constructed just as surely as is the dialogue in drama or fiction51.
49. Ibid. – My translation. 50. H. SACKS – E. SCHEGLOFF – G. JEFFERSON, A Simplest Systematics for the Organization of Turn-Taking for Conversation, in Language 50 (1974) 696-735. 51. D. TANNEN, Talking Voices: Repetition, Dialogue and Imagery in Conversational Discourse, Cambridge, Cambridge University Press, 1989, p. 110. See also I. BUCHSTALLER, Quotatives: New Trends and Sociolinguistic Implications, Chichester, Wiley-Blackwell, 2014, pp. 49-50; E. HOLT, “I’m eying your chop up mind”: Reporting and Enacting, in HOLT – CLIFT (eds.), Reporting Talk (n. 47), 47-80, p. 47.
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Even in real-life conversational contexts, speakers can be viewed as actors performing a quasi-theatrical role. This conceptualization can already be found in Irving Goffman’s use of the metaphor of theatrical performance to explain human behaviour in social contexts52. Thornborrow and Coates talk about “performances of self”53 and Monisha Pasupathi, in her discussion of how storytellers collaborate in constructing and performing selves, contrasts a “dramatic mode” with a “reflective mode”54. Prosody again plays an important role as speakers usually mark off reported direct speech through changes in intonation and voice quality and thus not only “animate” the presented persons but also convey their speech activity types and their affective stance55. This may create the effect, as Pasupathi argues, that listeners find themselves “in the position of simultaneously supporting the story and the proffered version of the self”56. Clift and Holt also point out that the “reduction of responsibility for a reported utterance”57 may allow for verbal transgressions such as the presentation of racial discourse or speech that offends “good taste” and may be used to evaluate and criticize others in an indirect way. The question arises whether fictional dialogue can also influence us in subtle ways or whether we are kept at a distance by the “observer” or “witness” position we are assigned.
IV. NARRATOLOGICAL AND STYLISTIC APPROACHES TO DIALOGUE Narratological research on fictional dialogue has also received new impetus from linguistic theories and methods. Thus, studies in the stylistic tradition have asked questions concerning the “authenticity” or “realism” of “spoken” language in narrative texts (see above) and have 52. E. GOFFMAN, The Presentation of Self in Everyday Life, New York, Doubleday, 1959. 53. J. THORNBORROW – J. COATES, The Sociolinguistics of Narrative: Identity, Performance, Culture, in IID. (eds.), The Sociolinguistics of Narrative, Amsterdam, John Benjamins, 2005, 1-16, p. 13. 54. M. PASUPATHI, Silk from Sows’ Ears: Collaborative Construction of Everyday Selves in Everyday Stories, in D.P. MCADAMS – R. JOSSELSON – A. LIEBLICH (eds.), Identity and Story: Creating Self in Narrative, Washington, DC, American Psychological Association, 2006, 129-150. 55. S. GÜNTHNER, Polyphony and the ‘Layering of Voices’ in Reported Dialogues: An Analysis of the Use of Prosodic Devices in Everyday Reported Speech, in Journal of Pragmatics 31 (1999) 685-708, p. 704. 56. PASUPATHI, Silk from Sows’ Ears (n. 54), p. 142. 57. CLIFT – HOLT, Introduction (n. 47), p. 13.
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applied linguistic tools to analyse fictional or dramatic dialogue58. Most authors acknowledge the artificiality and constructedness of literary dialogues. This assumption also underlies Monika Fludernik’s discussion of dialogue in The Fictions of Language, the Languages of Fiction59. Fludernik argues that representations of speech in a novel require a trade-off between mimesis on the one hand and typification on the other. Ironically, the perceived “imitation” of the represented discourse only works because its typical, perhaps even stereotypical features are foregrounded. Mimesis and typification are therefore textual strategies that feed on contextual linguistic and genre-specific norms60. Put differently, novels pretend to imitate language use as can be found in the real world by not only employing characteristic features of that language use but in fact by exaggerating them. Narratological studies have also foregrounded the relationship between fictional dialogue and the narrative textual frame within which it is embedded. This relationship is also central to the definition of “direct discourse” or “direct speech” in the Living Handbook of Narratology. Brian McHale, drawing on Meir Sternberg’s description of “spoken” language in narrative texts61, writes: “Speech representation in verbal narrative can be conceived in terms of a relationship between two utterances, a framing utterance and an inset (framed) utterance […] or alternatively in terms of interference or interaction between two texts, the narrator’s text and the character’s text”62. This definition implies that dialogical passages do not truly belong to the narrative discourse mode. Since mediation through a narrator is reduced in dialogue, Franz Stanzel also argues that dialogue is to be considered a “corpus alienum”63 or a 58. See, for example, J. ATKINSON, Speak, Memory: On Dialogue in Fiction, in Literary Magazine Review 17 (1998) no. 4, 37-39; S. DURRER, Le dialogue dans le roman, Paris, Nathan, 1999; M. SHORT – E. SEMINO – M. WYNNE, Revisiting the Notion of Faithfulness in Discourse Presentation Using a Corpus Approach, in Language and Literature 11 (2002) no. 4, 325-355; J. MILDORF, Reading Fictional Dialogue: Reflections on a Cognitive-Pragmatic Reception Theory, in Anglistik 24 (2013) no. 2, 105-116; S. MANDELA, Pragmatic Stylistics and Dramatic Dialogue: Re-Assessing Gus’s Role in Pinter’s The Dumb Waiter, in J. MILDORF – B. THOMAS (eds.), Dialogue across Media, Amsterdam, John Benjamins, 2017, 19-36. 59. M. FLUDERNIK, The Fictions of Language and the Languages of Fiction: The Linguistic Representation of Speech and Consciousness, London, Routledge, 1993, pp. 18-23. 60. Ibid., p. 19. 61. M. STERNBERG, Proteus in Quotation-Land: Mimesis and the Forms of Reported Discourse, in Poetics Today 3 (1982) 107-156. 62. B. MCHALE, Speech Representation, in P. HÜHN et al. (eds.), The Living Handbook of Narratology, 2014, http://www.lhn.uni-hamburg.de/article/speech-representation. 63. F.K. STANZEL, Theorie des Erzählens, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1995, p. 93.
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“non-narrative” (“nicht-narrativen”64) element in fiction. More recently, Monika Fludernik again differentiated between levels of narrative discourse on the one hand (in her view, the “primary” discourse level in fiction) and non-narrative discourse levels on the other65. Novelistic dialogue as part of the latter is thus regarded as secondary and as subordinate to narrative discourse (“auf einer dem Erzähldiskurs untergeordneten Ebene”66). Interestingly, Stanzel talks about an “extended quotation of direct speech” (“ein ausführliches Zitat von direkter Rede”67), thereby suggesting that the narrator quotes dialogue verbatim and that, hence, the dialogue must have taken place prior to its rendition in the narrative. This point was in fact already made by Johann Jakob Engel in 1774 when he wrote: The novelist, who has too large a terrain in front of him to walk through it step by step and who must also develop a part of his design only up to a point in order not to lose its proportion, still remains a novelist even when he allows his characters to speak for themselves. For him, the conversation is already over and he knows everything that passed between the characters. Hence, he selects passages from what his characters said and places them in their own mouths so as to achieve a more intriguing and soulful delivery of that speech – not that they had really said all those things, in that combination, themselves, but it is roughly the gist of what they had really said68.
Engel already anticipates some of the issues later scholars also dwelt upon, e.g., how dialogue scenes tie in with the overall narrative design of a prose fictional text and to what extent dialogue can be used to “dramatize” moments and thus to give more life to the text. One aspect that is rather striking is Engel’s comment about the knowledge that an author has of the dialogue that passes between his characters. Engel also suggests that authors make a selection from the alleged conversations of their characters and choose to present only parts of them, and there may even be an element of artistic license in making that speech fit the overall narrative context. This very much reminds one of what is said about “constructed” dialogue in real-life conversations (see above). The only difference, of course, is that in real life, there must have been an original speech situation whereas in novels that is not the case.
64. Ibid., p. 95. 65. M. FLUDERNIK, Einführung in die Erzähltheorie, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2006, p. 79. 66. Ibid. 67. STANZEL, Theorie des Erzählens (n. 63), p. 93. 68. J.J. ENGEL, Über Handlung, Gespräch und Erzählung, ed. E.T. VOSS, Stuttgart, Metzler, 1964, p. 44. – My translation.
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Wolfgang G. Müller argues that dialogue does not typically create a fictional storyworld69. If one considers dialogue novels, which consist of dialogue only, this claim must be modified because here, obviously, the dialogue constitutes the entire storyworld and helps readers create this world in their minds. The problem arises, I think, because Müller – like other narratologists – connects “world-making” to narrative and ignores that dialogue as a discursive form is at the centre of mimetic-narrative70 genres such as drama, for example, where it is also conducive to the creation of a storyworld. So, quite on the contrary, one can argue that dialogues in fiction vitally contribute to the creation of the fictional storyworlds they are part of because they belong to these worlds as (sometimes significant) events. This point is also made by Hamburger when she says: [F]ictional dialogue not only presents characters as they are but also assumes to a large extent the purely descriptive function of the narrative. It is not only the narrative report in a novel, but also the novel’s dialogues that inform us about circumstances, external situations and events, as well as about other characters71.
Similarly, Christine Ann Evans contends in her discussion of Proust’s À la recherche du temps perdu: “Realist dialogues exist as events within the novel’s proaeretic code, the code of plot detail and action that constitutes the novel’s story. Taken together, all of these events form a logico-temporal sequence which asserts itself as significant, irreversible and end-oriented”72. This brings us to the possible functions of dialogue in fiction. Functions of Fictional Dialogue Peter Womack divides presentations of dialogue into those where (1) a text “pretends to be the record of a conversation” as is the case in philosophical dialogue, (2) texts such as novels “represent conversation”, (3) the dialogue “simulates conversation” as in drama, or (4) dialogue is used as a metaphor73. Technically, fictional dialogue may draw on any kind of dialogue that can be found in other discursive contexts. After all, 69. W.G. MÜLLER, Formen der Dialogisierung in der Lyrik, in BISCHOFF – KINZEL – MILDORF (eds.), Das Dialoggedicht (n. 28), 35-58, pp. 27-28. 70. For the distinction between “mimetic-narrative” and “mediated” or “diegetic-narrative” genres, see W. SCHMID, Elemente der Narratologie, Berlin, De Gruyter, 32014, p. 8. 71. HAMBURGER, Die Logik der Dichtung (n. 11), p. 143. – My translation. 72. C.A. EVANS, The Fate of Speaking: Realist Dialogue in the Anti-Realist Narrative of À la recherche du temps perdu, in Modern Language Studies 19 (1989) no. 4, 75-81, p. 78. 73. P. WOMACK, Dialogue, London, Routledge, 2011, p. 4.
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as Peter Rabinowitz argues, “all works of representational art – including novels – are ‘imitations’ in the sense that they appear to be something that they are not”74. Novels can “pose” as autobiographies, reports, memories, dreams, historiographies, and so on. Likewise, the dialogues presented in novels could potentially assume a myriad of forms and functions. In his book Bauformen des Erzählens (“Building Blocks of Narrative”), Eberhard Lämmert argues that dialogues in fiction assume narrative functions in connection with the surrounding story75. Lämmert identifies five functions of fictional dialogue: 1. Dialogue sets into relation what is immediately presented in the dialogue and what the characters present in their dialogical speech (“der Vorgang in der Rede und der unmittelbare Vorgang”76). Thus, anecdotes told as part of the dialogue can extend the current scene spatiotemporally but also become relevant in the immediate verbal interaction, displaying to us how characters position themselves visà-vis one another. 2. Dialogue serves the characterization of fictional characters. Lämmert interestingly emphasizes the psychological insight into characters that dialogue can offer us because we “observe” these characters in interaction with others. 3. Dialogue contributes to the structuring of plotlines (“Ordnung und Schürzung erzählter Abläufe”77). By extending the spatiotemporal frame of a narrative, e.g., when characters talk about incidents in the past, dialogue manages to interweave different plotlines but also to compress them into the here and now of the current moment in the narrative. Events are thus set into relation to one another and are ordered. 4. Dialogue can constitute the frame for an embedded narrative. The plotbinding function of the “spoken word” (“Gebrauch des geschehenenverbindenden Mediums ‘Gesprochenes Wort’”78) can thus become a stylistic means in its own right. 5. If dialogue predominates in fiction it fulfils similar structuring functions as dramatic dialogue because it creates a similar sense of immediacy of the presented action.
74. P.J. RABINOWITZ, Truth in Fiction: A Reexamination of Audiences, in Critical Inquiry 4 (1977) no. 1, 121-141, p. 125. 75. E. LÄMMERT, Bauformen des Erzählens, Stuttgart, Metzler, 1993 [1955], pp. 202214. 76. Ibid., p. 202. 77. Ibid., p. 207. 78. Ibid., p. 210.
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So, one of the key functions that dialogue in novels shares with dramatic dialogue is dramatization. It is therefore worthwhile taking recourse to drama studies when reflecting on dialogue. In his structuralist study of drama, Manfred Pfister starts out with the observation that communication in drama operates at two levels: there is both an internal and an external communication system79. Drama-internally, characters communicate with one another whereas externally, authors “communicate” with their audiences. Every utterance on stage thus has two addressees, and Pfister argues that it technically also has two “authors”. This raises the question of authors’ aesthetic control over their dialogues and of whether authors “communicate” more than merely what the character says storyworld-internally, a question that is also relevant for fictional dialogue. Within drama’s internal communication system, utterances and turns are always polyfunctional80. Drawing on Roman Jakobson’s communicative functions81, Pfister distinguishes among six functions of speech in drama82: 1. The referential function ties what characters say to what happens in the storyworld and is particularly prominent in messengers’ reports, for example, or in the stylistic ploy of “word painting”, whereby characters describe in words what their current circumstances are (weather, time of day, location, etc.). 2. The expressive function points to a character’s current or general disposition, emotions, motivations, etc.; it also becomes important at the external communication level because it helps audiences understand characters. 3. The appellative function is related to how characters address other characters and seek to achieve a goal by doing so, e.g., to persuade or convince them, to flatter or dupe them, and so on; by identifying this function, we may also learn something about characters’ relationships. 4. The phatic function intensifies relationships among characters: they signal their alliance and loyalty or, more generally, their “being with” the other person communicatively as well as in terms of their actions. 5. The metacommunicative function addresses issues surrounding the very speech situation itself, e.g., when characters self-correct or criticize another character for how he or she talks; it also becomes visible in verbal playfulness. 79. M. PFISTER, Das Drama: Theorie und Analyse, München, Fink, 1982, p. 149. 80. Ibid., p. 151. 81. R. JAKOBSON, Linguistics and Poetics, in T.A. SEBEOK (ed.), Style in Language, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1960, pp. 350-377. 82. PFISTER, Das Drama (n. 79), pp. 153-157.
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6. The poetic function of dramatic speech is mostly relevant for the external dramatic communication system as audiences are made aware of the structure and aesthetic design of the dialogue. All of these functions also play a major role in fictional dialogue, and I would follow Pfister by arguing that these functions cut across internal and external communication systems in fiction, too. Similarly, Vivienne Mylne distinguishes between explicit and implicit functions of dialogue83 and connects them to Gérard Genette’s narrator functions84. Thus, Mylne argues, dialogical discourse in fiction can explicitly or implicitly tell a story and describe something, it can offer reflections regarding the plot development and – if it is located on the level of the narrator and addressee – it may even assume a directing function and offer communication and witnessing (“de régie, de communication et d’attestation”85) at the same time. Pfister, comparing dramatic with philosophical dialogue, asks “why a philosophical dialogue put on stage – as is occasionally done – makes rather poor drama”86. The main reasons for this, he argues, are both structural and functional: philosophical dialogue tends to incorporate lengthy reports of previous dialogues, or what one could call “dialogues-within-the-dialogue”87; they also accommodate overly long monological speeches88. In contrast to dramatic dialogues, philosophical dialogues are mostly “eristic” and “elenctic”, i.e., they try to persuade the interlocutor (and, by implication, the reader) of a certain viewpoint or to point out how misguided the interlocutor is in holding certain opinions or beliefs89. While these may also be functions of dramatic dialogue, the latter’s main purpose is to show quasi “flesh-and-blood” characters in interaction. Dramatic characters are emotionally and personally implicated in this dialogue as if they were “real” people, and even though more abstract concepts and ideas can also be negotiated in dramatic dialogue, this is rarely done in an expository manner. Rather, the themes emerge 83. V.G. MYLNE, Le Dialogue dans le roman français de Sorel à Sarraute, Paris, Universitas, 1994, p. 69. 84. G. GENETTE, Figures III, Paris, Seuil, 1972. 85. MYLNE, Le Dialogue dans le roman français (n. 83), p. 73. 86. M. PFISTER, The Philosophical and the Dramatic Dialogue, in Comparative Criticism 20 (1998) 3-15, p. 4. 87. Ibid., p. 7; see also T. KINZEL, Serious Playfulness: Roger Scruton’s Philosophical Dialogism in the Xanthippic Dialogues, in T. KINZEL – J. MILDORF (eds.), Imaginary Dialogues in English: Explorations of a Literary Form, Heidelberg, Winter, 2012, 221-243, pp. 228-229. 88. PFISTER, The Philosophical and the Dramatic Dialogue (n. 86), p. 8. 89. Ibid., p. 10.
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from the characters’ engagement with one another just as one would arrive at a sense of the underlying “issues” in real-life conversation by observing the interlocutors’ verbal and non-verbal behaviour90. As Pfister has it, “it is persons and characters in their corporeality, their biographies, their temperament, their general affective dispositions and their present emotional states that are […] at stake in dramatic dialogue and not in philosophical dialogue”91. Fictional dialogue resembles dramatic dialogue in this regard. One could say that the “dramatization” of presented interactions is greater in drama than in philosophical dialogue. Admittedly, dramatization is a question of degree rather than of category, and as Pfister also repeatedly emphasizes throughout his article, philosophical dialogue may be just as engaging by building up suspense, bringing in humour, and so on. By contrast, everyone will also have experienced rather stilted pieces of drama. Nevertheless, I think that the “human factor” is indeed a dividing line. To draw on a term used by Monika Fludernik92, one could say that it is a sense of experientiality, of what it feels like for human or at least anthropomorphized characters to be in a dialogical situation, which renders dramatic dialogue truly dramatic. I would argue that it is the same quality of offering audiences access to characters’ experiences that also gives fictional dialogue its “dramatism”. In philosophical dialogues, by contrast, experientiality is pushed to the background if not utterly neglected since it is the themes and ideas under discussion that are of the essence. However, dramatic and fictional dialogues share the feature of experientiality in distinct ways: while prose fiction has a number of narrative techniques at its disposal to present characters’ interior states, thoughts and feelings, drama has to exteriorize those aspects – and it does so mainly through dialogue. It is possible to have novels or short stories without any dialogue. Drama without dialogue is inconceivable, unless one includes pantomime and more experimental forms of drama. V. CONCLUSION To sum up, one could say that fictional dialogue is important for understanding a narrative’s story logic, not only in that characters make sense of themselves and of their surroundings in and through linguistic 90. Ibid., p. 11. 91. Ibid., p. 13. 92. M. FLUDERNIK, Towards a ‘Natural’ Narratology, London, Routledge, 1996.
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interaction, but also to the extent that we as witnesses “listening in” on the characters’ conversations come to understand the characters’ predicaments and predispositions. In this regard, fictional stories may not be all that different from conversational stories because in the latter, dialogue may also be used as an additional means for sense-making, e.g., for characterization and for the indirect ascription of thoughts or feelings to people. We can understand the power dynamics inherent in characters’ relationships since a character’s taking of the floor in a dialogue may already indicate that he or she seizes power in this situation. Silence may indicate communication breakdown and hence problems in a relationship; it may equally point to an intimacy that does not require many words. Whatever happens in a dialogical interaction must be analysed on a case-by-case basis, as the larger communicative, personal and sociocultural contexts may differ from dialogue to dialogue. One thing, however, should have become clear by now: whenever dialogue is used in a narrative text it is safe to assume that this has been done for a purpose and that we are meant to think not only about what is being said by interlocutors but about how and why they say it and about what additional meaning is conveyed through this narrative-mimetic mode. Universität Paderborn Institut für Anglistik/Amerikanistik Warburger Str. 100 DE-33098 Paderborn Germany [email protected]
Jarmila MILDORF
QUAND LES PERSONNAGES SE DÉVOILENT PAR LEUR RHÉTORIQUE RÉCITS VÉTÉROTESTAMENTAIRES
Dans les récits de l’Ancien Testament, à côté de dialogues souvent révélateurs de ce que sont les interlocuteurs, on trouve des discours plus ou moins longs où un personnage tente d’en convaincre d’autres en avançant des arguments de façon plus ou moins subtile. Pour évaluer cette argumentation et apprécier sa portée sur la caractérisation des personnages en présence et des relations qu’ils entretiennent, différents paramètres sont à prendre en compte: parmi ceux-ci, il y a d’abord le contenu et la forme du discours qui, tous deux, font l’objet d’une stylisation destinée à faire ressortir les traits principaux de l’argumentation, ce qui facilite en partie le travail du lecteur; il y a aussi, bien sûr, la situation dans laquelle prend place la communication et le moment de l’intrigue où elle intervient, ce qui suppose un regard attentif aux liens entre le discours tenu par le personnage et ce que le récit raconte. L’effet recherché et l’effet réel de la rhétorique sur les autres protagonistes fourniront des données supplémentaires permettant d’apprécier la qualité du discours et par conséquent de celui ou celle qui l’a tenu. Mais je ne puis résister à jeter d’abord un regard rapide sur un dialogue très bref qui illustre magnifiquement l’impact des paroles dites sur la caractérisation des interlocuteurs, car un dialogue met souvent bien en évidence ce qu’il en est des personnages qui y interagissent.
I. UN
BREF DIALOGUE
(GN 25,29-34)
Le dialogue en question est la conversation entre Ésaü et Jacob dans la célèbre scène du plat de lentilles, un texte où les deux protagonistes prononcent leurs premiers mots dans le récit (25,29-34)1. 29
Jacob fit bouillir une bouillie. Et Ésaü arriva de la campagne; il était épuisé. 30 Et Ésaü dit à Jacob: «Fais-moi avaler, s’il te plaît, de la (chose)
1. Pour J.-L. SKA, Genèse 25,19-34 – Ouverture du cycle de Jacob, dans J.-D. MACCHI – T. RÖMER (éds), Jacob: Commentaire à plusieurs voix de Gen. 25–36. Mélanges offerts à Albert de Pury (MoBi, 44), Genève, Labor et Fides, 2001, 11-21, p. 16, ce récit vise à «qualifier d’emblée les deux protagonistes de sorte que le jugement du lecteur sera ensuite
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A. WÉNIN
rouge, cette (chose) rouge, car je suis épuisé» – sur quoi il appela son nom ’edôm-Rouge [’Édom]. 31 Et Jacob dit: «Vends d’abord ton aînesse à moi». 32 Et Ésaü dit: «Voici que je vais vers la mort: et pourquoi donc à moi [l’]aînesse?». 33 Et Jacob dit: «Jure-moi d’abord!», et il lui jura et il vendit son aînesse à Jacob. 34 Et Jacob donna à Ésaü du pain et de la bouillie de lentilles, et il mangea et but, et se leva et s’en alla – et Ésaü méprisa l’aînesse.
Tout commence par une initiative d’Ésaü qui, épuisé, se pose d’emblée en demandeur, ce qui est souligné par la particule déprécative נאutilisée pour tempérer le caractère direct de l’impératif initial. Deux éléments se répètent dans sa requête, et ces reprises sont significatives. ִכּי ָעיֵ ף אָנ ִֹכי
ן־האָד ֹם ָהאָד ֹם ַהזֶּ ה ָ ִמ
Fais-moi avaler…
יטנִ י נָ א ֵ ַה ְל ִע car épuisé je suis
du rouge, ce rouge-ci
Au début et à la fin, le pronom de 1re personne encadre littéralement la parole: le «fais-moi avaler» (יטנִ י ֵ )ה ְל ִע ַ est la solution à «épuisé, je suis» ()עיֵ ף אָנ ִֹכי. ָ Dédoublé au centre, le terme «la (chose) rouge» ()האָד ֹם ָ désigne par sa seule couleur le plat qu’Ésaü demande à «bouffer»2. Sa formulation suggère qu’il ne se soucie pas de savoir ce que c’est au juste, pourvu que cela se mange. Elle ne présente pas non plus le plat comme ce que Jacob est en train de préparer (voir v. 29a): aux yeux d’Ésaü, nécessairement favorable à l’un et défavorable à l’autre». Il rejoint en cela A. BERLIN, Poetics and Interpretation of Biblical Narrative (BLS, 9), Sheffield, Almond Press, 1983, qui retient l’exemple de Gn 25,29-34 pour illustrer la caractérisation des personnages par «speech and action». Voir aussi, la lecture de Y. ZAKOVITCH, Jacob: Unexpected Patriarch, New Haven, CT – London, Yale University Press, 2012, pp. 22-24. Pour une analyse littéraire de la scène voir J.P. FOKKELMAN, Narrative Art in Genesis: Specimens of Stylistic and Structural Analysis (SSN, 17), Assen – Amsterdam, Van Gorcum, 1975, pp. 94-97 et, récemment, E. ZURLI, Giacobbe in cammino verso sé e verso l’altro (Gen 25,19–35,29), Assisi, Cittadella, 2018, pp. 124-139. 2. Le verbe לעטemployé ici au hifil est inconnu dans le reste de la BH, mais son sens est clair même si la nuance précise est évidemment difficile à préciser. E.A. SPEISER, Genesis (AB, 1), Garden City, NY, Doubleday, p. 195 propose «swallowing, gulping down», tandis que selon R. ALTER, Genesis: Translation and Commentary, New York – London, W.W. Norton, 1996, qui le suit en traduisant «gulp down», il s’agit peut-être d’un mot du langage populaire qui survivra dans la langue rabbinique pour parler du nourrissage des animaux. Cette traduction assez commune, soutenue notamment par ZAKOVITCH, Jacob (n. 1), p. 22 qui y voit un signe du caractère animal d’Ésaü (p. 23), est toutefois mise en cause par R.C. HEARD, Dynamics of Diselection: Ambiguity in Genesis 12–36 and Ethnic Boundaries in Post-Exilic Judah (SBL Semeia Studies, 39), Atlanta, GA, SBL, 2001, pp. 102-108: il estime que la scène est relatée d’une façon ambiguë de manière à laisser au lecteur le soin d’apprécier par lui-même ce qu’il lit. Il est suivi par ZURLI, Giacobbe in cammino (n. 1), pp. 128-134.
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Jacob est là seulement pour lui permettre de refaire ses forces défaillantes avec cette chose rouge. Ces deux répétitions jettent un trait de lumière sur le personnage: absorbé en lui-même parce que recru de fatigue, plein d’envie de la chose à avaler. Cela dit, il faut le noter: Ésaü ne s’empare pas purement et simplement de la nourriture. Il adresse une requête à Jacob à qui il reconnaît donc le droit de lui donner ou non de son plat. Voilà qui ouvre à son frère un espace de réponse. Poursuivons avec la seconde intervention d’Ésaü. Après que Jacob a exigé le droit d’aînesse en échange du plat demandé, Ésaü ne lui répond pas vraiment. En tout cas, aucune marque ni dans l’introduction narrative (אמר ֵע ָשׂו ֶ ֹ )וַ יּni dans la répartie elle-même n’indique qu’il s’adresse directement à son frère. ִלי ְבּכ ָֹרה
וְ ָל ָמּה־זֶּ ה/ הוֹלְך ָלמוּת ֵ
Voici moi
ִהנֵּ ה אָנ ִֹכי pour moi aînesse?
allant pour mourir et pourquoi
À nouveau, des répétitions sont significatives. La première reproduit celle de la répartie précédente, puisque le pronom de première personne encadre la phrase, ici, en deuxième et avant-dernière position: d’abord le pronom sujet qui terminait la première parole ()אנכי, puis le pronom suffixé qui se trouvait au début de la requête initiale ()לי. Le pronom sujet est lié les deux fois à l’état d’Ésaü: épuisé (v. 30), il se sent ici près de mourir (v. 32)3. Quant au pronom suffixé, il a de part et d’autre le sens d’un datif4: au verset 30, il désignait le bénéficiaire de la nourriture demandée («fais-moi avaler»), au verset 32, le détenteur de la primogéniture, un statut qui, selon lui, ne lui servira plus s’il vient à mourir («pour moi aînesse»). C’est précisément ce que suggère la répétition centrale constituée d’une allitération entre «pour mourir» ()למוּת ָ et «pourquoi» ()ל ָמּה ָ qui synthétise bien le propos. Cette parole trahit un personnage tellement immergé en lui-même et dans l’immédiat, que son 3. Il me paraît difficile de lire l’expression הוֹלְך ָלמוּת ֵ ִהנֵּ ה אָנ ִֹכיcomme une affirmation générique sur le fait qu’il est mortel, comme le propose H. GUNKEL, Genesis übersetzt und erklärt, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 91977, p. 298; HEARD, Dynamics of Diselection (n. 2), p. 105; ou encore N.M. SARNA, Genesis ( בראשיתJPS Torah Commentary), Philadelpha, PA, Jewish Publication Society, 1989, p. 182 qui laisse les deux possibilités ouvertes. Ici, le participe actif vise très probablement un futur proche: B. JACOB, Das Buch Genesis, Stuttgart, Calwer, 2000 [1934], p. 546 ou G. VON RAD, La Genèse (Commentaires bibliques), Genève, Labor et Fides, 1968, p. 271. 4. Au v. 30, il est bien sûr l’objet direct du verbe au hifil «faire avaler», mais en ce sens, il indique aussi la personne qui profitera du don de nourriture.
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A. WÉNIN
raisonnement en est vicié5. En effet, non seulement il serait étonnant qu’il meure de faim ou d’inanition, mais une fois qu’il aura mangé, il ne mourra pas, et le droit d’aînesse qui aurait pu rester un privilège avantageux sera devenu pour toujours propriété de son frère. Naïf, Ésaü n’a pas perçu le piège que lui tendait Jacob et qu’il faut considérer à présent. Les deux réparties de Jacob sont plus brèves, plus directes aussi. Narrativement introduites par la même formule où figure le seul nom du locuteur «et Jacob dit» (אמר יַ ֲעקֹב ֶ ֹ )וַ יּ, elles tiennent respectivement en quatre et trois mots et ne sont pas non plus sans répétitions entre elles. v. 31
v. 33
Vends
d’abord
ton aînesse
à moi
ִלי
ת־בּכ ָֹר ְתָך ְ ֶא
ַכיּוֹם
ִמ ְכ ָרה
Jure
à moi
d’abord
ַכּיּוֹם
ִלּי
ִה ָשּׁ ְב ָעה
À l’impératif et sans particule déprécative, les deux verbes («vends», «jure») résonnent comme des ordres. Ceux-ci sont à accomplir sans retard, voire «d’abord» selon le sens probable de la locution temporelle ַכּיּוֹם6, et donc d’urgence: Jacob a donc hâte de profiter de la faiblesse passagère de son frère. Profiter est le bon mot7, puisque le bénéficiaire de l’action exigée est toujours lui-même (deux fois )לי: il ressemble en cela à Ésaü qui, lui aussi, parle en fonction de son seul désir – en témoignent les quatre occurrences du pronom de première personne dans ses deux phrases. L’unique élément que Jacob ne répète pas, c’est l’objet qu’il veut obtenir: la primogéniture de son frère8. 5. En ce sens aussi, par ex. A. DE PURY, Promesse divine et légende cultuelle dans le cycle de Jacob: Genèse 28 et les traditions patriarcales (EB), Paris, Gabalda, 1975, p. 103, note 32, ou L. NGANGURA MANYANYA, La fraternité de Jacob et d’Ésaü (Gn 25–35): Quel frère aîné pour Jacob? (Actes et recherches. Sciences bibliques), Genève, Labor et Fides, 2009, p. 183. 6. Voir en ce sens les lexiques comme HALOT, sens 10 c) ii («today, first») ou le DCH («first of all»). «D’abord» est la traduction retenue par H. MESCHONNIC, Au commencement: Traduction de la Genèse, Paris Desclée de Brouwer, 2002, p. 122 et commentaire p. 313; de même, G. FISCHER, Der Jakobsweg der Bibel: Gott suchen und finden, Stuttgart, Katholisches Bibelwerk, 2010, p. 21 («sofort»); JACOB, Das Buch Genesis (n. 3), p. 546 («erst»); G.J. WENHAM, Genesis 16–50 (WBC, 2), Dallas, TX, Word Books, 1994, p. 178 («at once»). 7. La chose est bien perçue par NGANGURA MANYANYA, La fraternité de Jacob et d’Ésaü (n. 5), p. 179: pour lui, il s’agit moins de tromperie que d’abus de position de la part de Jacob qui «profite de la situation de détresse» momentanée de son frère. En ce sens aussi V.P. HAMILTON, The Book of Genesis: Chapters 18–50 (NICOT), Grand Rapids, MI, Eerdmans, 1995, pp. 183 et 185. 8. Sur la précision des réparties de Jacob, voir en particulier R. ALTER, Literary Approaches to the Bible, dans R. HENDEL (éd.), Reading Genesis: Ten Methods, Cambridge,
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Voyons à présent comment ces réparties de Jacob fonctionnent dans ce dialogue qui n’en est pas vraiment un – ce que suggère peut-être le fait que les introductions narratives à l’exception de la première ne mentionnent que le locuteur9. Quand Ésaü presse Jacob de lui permettre de manger, non seulement ce dernier ne lui donne rien pour calmer sa faim, mais il n’évoque même pas sa requête. Il pose immédiatement une exigence qui, en soi, n’a aucun rapport avec ce qui est demandé. Seul le «d’abord» ()כּיּוֹם ַ laisse supposer qu’il serait prêt à nourrir son frère, mais seulement après que celui-ci aura satisfait son exigence. C’est bien ce que comprend Ésaü qui, sans répondre directement, ne fait que formuler ses doutes à voix haute: comme il se sent mourir, à quoi peut lui servir la primogéniture? Par cette question, même si elle est rhétorique, il n’exprime aucun accord formel: il dit seulement qu’il ne voit pas de raison de refuser ce que Jacob demande. Ce dernier s’empare cependant de cette parole comme si elle était un oui, et exige aussitôt qu’un serment vienne régler l’affaire – et cela, sans plus rien dire de son enjeu crucial, s’emparer du droit d’aînesse. Ce faisant, il joue sur l’urgence qui animait la demande initiale de son frère, tout en ne lui laissant pas de loisir de poursuivre la réflexion entamée10. Ces premières paroles des jumeaux dans le récit de la Genèse nourrissent avec verve le contraste que le récit construit entre eux dès la mention de leur naissance (vv. 25-26)11. Tous deux s’y montrent préoccupés par euxmêmes, chacun dans sa bulle, comme le suggère l’absence de réel dialogue: l’un veut manger, l’autre devenir l’aîné. Jacob apparaît comme un homme pressé d’exploiter astucieusement la faiblesse de son frère pour s’emparer à bon compte d’une position qu’il n’a pu obtenir au terme de Cambridge University Press, 2010, 13-27, p. 22, suivi par ZURLI, Giacobbe in cammino (n. 1), p. 126. 9. Comparer avec d’autres dialogues où les interlocuteurs sont nommés dans les introductions narratives des réparties, par ex. Gn 27,6-13, ou encore avec le dialogue entre Jacob et les bergers de Haran en 29,4-8 où les introductions des paroles de Jacob (qui cherche à se rapprocher d’eux) contrastent avec celles des réparties des bergers (qui gardent leurs distances). Sur cette question, voir F.H. POLAK, Speaker, Addressee and Positioning: Dialogue Structure and Pragmatics in Biblical Narrative, dans J.K. AITKEN – J.M.S. CLINES – C.M. MAIER (éds), Interested Readers: Essays on the Hebrew Bible in Honor of David J. A. Clines, Atlanta, GA, SBL Press, 2013, 359-372. 10. Sur ce point, voir par ex. L. ALONSO SCHÖKEL, Dov’è tuo fratello? Pagine di fraternità nel libro della Genesi (Biblioteca di cultura religiosa, 50), Brescia, Paideia, 1987, p. 131. 11. Sur l’importance de ces premières paroles des deux protagonistes, voir ALTER, Literary Approaches (n. 8), p. 22. Les premiers éléments du contraste entre Ésaü et Jacob sont la présentation initiale au moment de la naissance (vv. 25 et 26), leur activité respective qui reprend l’opposition culturelle éleveur / chasseur (v. 27) et les préférences parentales clairement exposées (v. 28).
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la lutte intra-utérine avec son jumeau (voir 25,22.25-26); pour ce faire, il recourt à la force des faibles, la ruse. En même temps, par contraste avec son frère qui, tout entier dans l’instant et dans le matériel, ne voit pas plus loin que le bout de son nez12, Jacob apparaît comme un homme plein de sagacité, qui voit loin et sait discerner les réalités qui comptent, tout en étant capable de saisir l’occasion quand elle se présente13. À l’instar des paroles prononcées dans ce dialogue, la grande majorité des discours sont révélateurs des personnages, de leur façon de voir les choses, du type de relation qu’ils entretiennent avec les autres, de leur adéquation plus ou moins grande avec le réel et les situations, etc. Un cas particulier est constitué par les discours, en général plus amples, par lesquels un personnage cherche plus ou moins directement à persuader l’interlocuteur d’agir de telle ou telle manière – autrement dit, les discours où la rhétorique est déterminante. Ayant étudié par ailleurs des discours de type politique (Jephté, Samuel)14 ou personnels (les discours de l’histoire de Joseph)15, à titre d’exemple, je propose ici deux passages qui concernent des relations entre proches: le discours de Jacob à Rachel et Léa en Gn 31,5-13, et celui de Noémi à ses belles-filles en Rt 1,8-14. Formellement, ces discours ont deux points communs: ils se situent dans le cadre du départ du ou de la protagoniste qui, après un long séjour à
12. Bien vu par F. GIUNTOLI, Genesi 12–50: Introduzione, traduzione e commento (Nuovissima versione della Bibbia dai testi antichi, 1/II), Cinisello Balsamo, San Paolo, 2013, p. 128. Pour ALTER, Genesis (n. 2), p. 129, Ésaü est «a creature of the imperious body». Voir aussi L.A. TURNER, Genesis (Readings), Sheffield, Sheffield Academic Press, 2000, p. 109. 13. Voir HAMILTON, Genesis 18–50 (n. 7), p. 183 et déjà GUNKEL, Genesis (n. 3), p. 298. Cela n’empêche que cet aspect calculateur – voire profiteur – fait de Jacob un personnage ambigu: peut-être cette caractéristique est «needed to get and hold onto the birthright, but it hardly makes Jacob sympathetic, and moral ambiguities will pursue him in the story», écrit ALTER, Genesis (n. 2), p. 129, rejoint par ZAKOVITCH, Jacob (n. 1), p. 24. Pour TURNER, Genesis (n. 12), p. 109, Jacob est caractérisé ici par une certaine opacité quant à ses intentions. 14. Pour le discours de Jephté au roi d’Ammon (Jg 11,14-27), voir A. WÉNIN, Échec au Roi: L’art de raconter la violence dans le livre des Juges (LR, 43), Bruxelles, Lessius, 2013, pp. 141-148; pour le discours de Samuel au peuple en 1 S 8,10-18, voir ID., À vouloir être trop dissuasif… Rhétorique et oralité en 1 S 8,11-19, dans A. GIGNAC (éd.), Narrativité, oralité et performance: 7e Colloque international du RRENAB, 5 au 7 juin 2014, Université de Montréal (Terra Nova, 4), Leuven – Paris – Bristol, CT, Peeters, 2018, 155-161, et en 1 S 12, Samuel et l’instauration de la monarchie (1 S 1–12): Une recherche littéraire sur le personnage (Europäische Hochschulschriften, XXIII/342), Frankfurt a.M., Peter Lang, 1988, pp. 214-230. 15. Voir A. WÉNIN, Joseph ou l’invention de la fraternité: Lecture narrative et anthropologique de Genèse 37–50 (LR, 21), Bruxelles, Lessius, 2005, en particulier les discours de Juda, à Jacob en Gn 43,1-10, pp. 186-196, et à Joseph en 44,18-34, pp. 253-272.
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l’étranger, s’apprête à rentrer en Canaan, son pays, suite à un signe de YHWH (Gn 31,3 et Rt 1,6); il s’adresse de part et d’autre à deux femmes liées au locuteur ou à la locutrice par des liens familiaux tissés dans le cadre de mariages (Gn 29,22-29 et Rt 1,4). Dans le premier, Jacob cherche à persuader ses épouses de le suivre; dans le second, Noémi tente de dissuader ses brus de faire de même.
II. LE DISCOURS DE JACOB À
SES FEMMES
(GN 31,5-13)
L’unique discours que Jacob tient à ses deux femmes intervient à un moment où la situation est devenue plus que délicate pour lui. Jacob vit depuis vingt ans en Aram, chez son oncle Laban qui est devenu également son beau-père. Dans les six dernières années de son séjour, au moyen de subtiles manipulations, il a réussi à s’emparer de la meilleure partie du cheptel de son beau-père, ce qui a provoqué les accusations pleines d’envie des enfants de Laban et un changement d’attitude de ce dernier à son égard (31,1-2). C’est alors que YHWH lui intime un ordre: «Retourne au pays de tes pères et à ton origine et je serai (ou pour que je puisse être16) avec toi» (v. 3). Cet ordre fait écho aux derniers mots que Jacob avait entendus de YHWH lors du songe de Béthel juste après son départ (28,15) et qu’il avait repris dans son vœu (28,21). Sans délai, «Jacob envoya appeler Rachel et Léa à la campagne vers son troupeau» (v. 4). S’il fait les venir à cet endroit, c’est certes pour ne pas abandonner ses bêtes, mais peut-être aussi pour pouvoir s’entretenir avec ses épouses loin d’oreilles indiscrètes17. Il doit donc avoir des choses importantes à leur dire, et le lecteur peut présumer qu’elles sont liées à sa situation difficile et à l’ordre à peine reçu de YHWH. Le début et la fin de son discours le confirmeront clairement. Lisons donc ce discours. 5 Il leur dit: «Je vois que le visage de votre père n’est pas envers moi comme auparavant; mais le dieu de mon père a été avec moi. 6 Quant à vous, vous savez que c’est de toute ma force que j’ai servi votre père, 7 alors que votre père s’est moqué de moi et qu’il a changé mon salaire dix fois; mais Dieu ne lui a pas donné de faire du mal avec moi. 8 S’il disait ainsi: “(les) tachetés, ce sera ton salaire”, tout le troupeau enfantait des tachetés; et s’il disait ainsi: “(les) rayés, ce sera ton salaire”, tout le troupeau
16. Le וְ ֶא ְהיֶ הpeut être lu comme un cohortatif indirect avec une nuance de consécution ou de finalité. À ce propos, voir P. JOÜON – T. MURAOKA, A Grammar of Biblical Hebrew (SubB, 27), Roma, Pontificio Istituto Biblico, 2006, §116b (usage du cohortatif indirect après impératif). 17. En ce sens, ALTER, Genesis (n. 2), p. 167; SARNA, Genesis (n. 3), p. 214 et ZAKOVITCH, Jacob (n. 1), p. 80.
32
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enfantait des rayés; 9 et Dieu a enlevé le cheptel de votre père et me (l’)a donné. 10 Or, au temps où le troupeau entre en chaleur, j’ai levé les yeux et j’ai vu en rêve: voici, les mâles qui montaient sur le(s femelles du) troupeau étaient rayés, tachetés et mouchetés. 11 Et le messager de Dieu m’a dit en rêve: “Jacob” et j’ai dit: “Me voici”. 12 Et il a dit: “Lève tes yeux, s’il te plaît, et vois: tous les mâles qui montent sur le(s femelles du) troupeau sont rayés, tachetés et mouchetés, car j’ai vu tout ce que Laban te fait. 13 Je suis le dieu (de) Béthel où tu as oint une stèle, où tu m’as fait un vœu. Maintenant, debout! Sors de ce pays pour retourner au pays de ton origine”».
Un rapide regard à la structure du discours ne sera pas inutile. Il est composé de deux parties de longueur à peu près égales: aux versets 5 à 9, Jacob évoque son travail et son salaire (62 mots); aux versets 10 à 13, il rapporte un rêve et le message divin qui l’accompagne (68 mots). La transition est bien signalée par un ( וַ יְ ִהיtraduit par «or»)18. Dans l’introduction de chacune des deux parties, Jacob fait état de quelque chose qu’il a vu – le visage de Laban (v. 5a) et les bêtes de son rêve (v. 10) – et il laisse entendre que c’est ce qu’il a vu qui le pousse à parler à ses femmes comme il le fait. Quant à la transition entre les deux parties, elle est assurée par l’évocation de la multiplication du bétail de Jacob grâce à Dieu (vv. 8-9 et 10-12), thème qui occupe donc le centre du discours et couvre la moitié de l’ensemble (64 mots). Plus précisément, je vais y revenir, Jacob explique aux versets 10-12 pourquoi il peut affirmer que «Dieu a enlevé le cheptel de votre père et me l’a donné» (v. 9). Jacob construit entièrement la première partie du discours autour d’une opposition trois fois répétée entre l’action de «votre père» Laban vis-àvis de lui, d’une part, et celle du «dieu de mon père» dans la situation, d’autre part19. En ce sens, le verset 5, qui commence par évoquer la raison pour laquelle Jacob veut parler à ses femmes et qui reflète deux éléments enregistrés par la narration20, est comme une annonce du sujet qui suppose un développement: «Je vois que le visage de votre père n’est pas envers moi comme auparavant; mais le dieu de mon père a été avec moi». L’opposition qu’il ébauche reste elliptique et est de nature à susciter 18. Voir C. WESTERMANN, Genesis 12–36: A Commentary, Minneapolis, MN, Augsburg, 1985, p. 31. 19. Sur ce point, voir par ex. WENHAM, Genesis 16–50 (n. 6), p. 270, ou HAMILTON, Genesis 18–50 (n. 7), p. 288. 20. FISCHER, Der Jakobsweg (n. 6), p. 53 le fait remarquer justement. Le changement de Laban est remarqué par Jacob en 31,2 (le discours reprend le constat dans des termes analogues), et l’assistance de YHWH s’est manifestée au v. 3 (ici aussi, une reprise le souligne puisque Jacob fait écho au «je serai avec toi»). En ce sens aussi, J. TASCHNER, Verheissung und Erfüllung in der Jakoberzählung (Gen 25,19–33,17) (Herders Biblische Studien, 27), Freiburg i.Br., Herder, 2000, pp. 109-110. Ce dernier montre comment l’opposition entre Laban et YHWH se poursuit dans la suite du ch. 31 (pp. 110-111).
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la curiosité de ses femmes: que s’est-il passé de neuf avec Laban? Pourquoi et en quoi Dieu a-t-il été avec Jacob? Le développement attendu débute aux versets 6-7. Jacob commence par prendre ses femmes à témoin d’un double fait qu’elles ne peuvent ignorer («Quant à vous, vous savez…»): d’une part, leur mari a servi leur père de manière exemplaire; d’autre part, celui-ci n’a pas respecté ses engagements en matière de salaire, comme elles ont pu le constater à l’époque du mariage21. C’est donc à raison que Jacob peut dire que leur père s’est joué de lui en changeant son salaire, puisqu’il l’a fait en tout cas suite au premier contrat où le salaire prévu était le mariage avec Rachel (29,18-19). Mais d’emblée, il précise que Laban ne s’est pas contenté de ce premier mauvais coup. Il a continué à se moquer de son beau-fils dans le cadre du nouveau contrat de travail conclu d’un commun accord au terme d’une négociation relatée en 30,23-33. Ce contrat prévoyait que le salaire consisterait en têtes de bétail ayant un pelage particulier relativement rare. Pas plus que le premier, ce contrat n’a pas été respecté par Laban qui a modifié le salaire à diverses reprises22. Jacob porte ainsi une accusation qu’il va devoir expliquer. Mais avant de le faire, il anticipe la suite en affirmant que Dieu a neutralisé les menées de Laban et l’a empêché de nuire (v. 7b). Mais comment Laban s’y est-il pris pour nuire à Jacob? C’est ce que celui-ci explique, en reprenant l’opposition entre Laban et Dieu une troisième fois aux versets 8-9. Après avoir rendu crédible l’accusation en se fondant sur un fait connu de Rachel et Léa, Jacob poursuit en leur racontant comment leur père, dans le désir de limiter son salaire au maximum, n’a cessé de modifier les règles d’attribution du bétail fixées au départ. Mais ses tentatives successives ont échoué, ajoute Jacob. En effet, étrangement, le bétail semble s’être adapté à ces règles changeantes. En réalité, précise-t-il, c’était providentiel: c’est Dieu qui agissait pour faire échec à celui qui cherchait à le priver d’un juste salaire. Ainsi, non seulement le dieu de son père a été avec lui (v. 5b) et a empêché Laban de lui faire du mal (v. 7b), mais il est allé jusqu’à sanctionner les manœuvres malveillantes de celui-ci en le dépouillant de son cheptel au profit de celui qu’il voulait spolier (v. 9). Ce n’est donc que justice si Jacob possède à
21. Selon WENHAM, Genesis 16–50 (n. 6), p. 271, Jacob ne fait plus allusion à l’affaire des mariages. Il me semble toutefois qu’en parlant de salaire, il inclut cette première «fraude» de Laban. 22. Il est clair que l’expression «dix fois» est à entendre de façon large (plusieurs fois), bien qu’elle soit aussi le résultat de l’exagération traduisant une forme d’exaspération chez Jacob. À ce propos, SARNA, Genesis (n. 3), p. 365 parle d’un «rhetorical number» signifiant «repeatedly» (p. 214); il cite en ce sens Lv 26,26; Nb 14,22; Jb 19,3 et Ne 4,6. Voir aussi JACOB, Das Buch Genesis (n. 3), p. 611, ou GIUNTOLI, Genesi 12–50 (n. 12), p. 176.
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présent le cheptel de son beau-père, bien que lui-même n’ait rien fait pour qu’il en soit ainsi. À ce point du raisonnement, la raison pour laquelle Jacob tient ces propos à Rachel et Léa devient apparente. Le verset 1 raconte en effet qu’il a appris ce que disent les enfants de Laban (נֵי־ל ָבן ָ ת־דּ ְב ֵרי ְב ִ )וַ יִּ ְשׁ ַמע ֶאet que, par conséquent, ses filles ont dû au moins entendre: «Jacob a pris tout ce qui est à notre père et c’est de ce qui appartient à notre père qu’il a constitué toute cette fortune (»)כּבֹד, ָ une fortune dont l’ampleur a été évoquée à la fin du chapitre 30 (v. 43). Sur cet arrière-plan, on comprend que son discours vise à démentir ce que l’on dit de lui dans sa belle-famille en proposant une autre explication de la richesse qu’il a acquise au détriment de Laban: il ne la lui a pas prise, c’est dieu qui la lui a donnée en déjouant les tentatives malhonnêtes de son patron pour minimiser son salaire. Quant à lui, Jacob, malgré le comportement de son beau-père, il est resté fidèle aux contrats passés avec lui et n’a cessé de le servir «de toute sa force» (v. 6). En même temps qu’il se défend de l’accusation dont il est l’objet, Jacob construit à sa façon et la situation et ses protagonistes. Il dépeint Laban comme un homme fourbe et arbitraire qui ne tient pas parole lorsque ses intérêts sont en jeu, et dont l’attitude a changé vis-à-vis de son employé alors que celui-ci se dépense sans compter pour lui. Il donne ainsi de lui-même l’image d’un serviteur loyal victime d’un patron sans respect pour lui mais qui, juste retour des choses, jouit de la faveur d’un dieu soucieux d’équité. De manière plus subtile, en désignant toujours Laban par l’expression «votre père» (4 fois: vv. 5.6.7.9), Jacob le lie à Rachel et Léa, qui savent pourtant que leur mari a servi fidèlement un homme qui se moquait de lui de façon déloyale23. De cette façon, il suggère subtilement qu’en raison de leurs liens de sang avec Laban, elles sont objectivement ses alliées dans son opposition à Jacob et à son dieu, et qu’elles sont donc du mauvais côté. Voilà qui sent la stratégie destinée à les persuader de choisir leur camp sans tarder, d’autant plus que, désormais, la richesse a changé de propriétaire par volonté divine. Arrivé à ce stade de son discours, Jacob doit expliquer à ses femmes ce qui lui permet de dire que c’est Dieu qui a dépouillé Laban de son bétail pour le lui donner24. C’est cette question qu’il aborde aux versets 10 à 12 23. Voir les vv. 6-7 où יכן ֶ ֲא ִבest répété deux fois de suite, une fois en lien avec le service de Jacob (v. 6b), une fois en lien avec les tromperies de Laban (v. 7b). Par ailleurs, le «votre père» fait écho au double «notre père» des paroles des enfants de Laban rapportées au v. 1. 24. En ce sens voir ALTER, Genesis (n. 2), p. 167: «Jacob wants to make it vividly clear to his wives at this tense juncture of imminent flight that God has been with him and will continue to be with him. It serves this purpose to explain his spectacular prosperity not as the consequence of his own ingenuity as animal breeder but as the revelation of an
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où il rapporte le rêve qu’il a fait au moment de l’accouplement des bêtes et la révélation qu’il a reçue de Dieu dans ce cadre. Mais comme dans la première partie, en bon narrateur, il procède par étapes et sans être jamais tout à fait clair pour retenir l’attention de ses auditrices en créant chez elles de la curiosité. Résumons-nous: «Dieu a été avec moi», disait d’emblée Jacob (v. 5). Comment l’a-t-il été? Il répondait: il n’a pas permis à Laban de lui nuire quand il a cherché à se jouer de lui (v. 7b). Comment s’y est-il pris? En déjouant ses manœuvres de cet homme et en favorisant Jacob qu’il voulait léser (v. 9). Mais comment ce dernier peut-il affirmer que c’est cela qui s’est passé? Poursuivant de la même façon, il répond: parce qu’il a eu un rêve en lien avec l’accouplement du bétail, dont le fruit devait précisément déterminer son salaire. Or, parler de rêve, c’est accentuer la passivité du rêveur face à un message sur lequel ce dernier n’a donc aucune prise. Voilà qui lui donne un poids et une légitimité particuliers25! Le récit de ce rêve entretient la curiosité, du lecteur comme de ses deux auditrices. Jacob commence par relater une scène d’accouplement entre des mâles aux pelages particuliers et les femelles du troupeau (v. 10), mais aucun sens clair ne ressort de cette description sommaire – pas même pour le lecteur qui a pourtant lu ce qui s’est passé à la fin du chapitre 3026. Jacob introduit alors le message qu’il a reçu, mais en le mettant en scène (v. 11) puis en répétant presque mot pour mot ce qu’il vient de dire (v. 12). Le messager qui lui a parlé en rêve l’invite en effet à faire exactement ce qu’il a déjà fait et à regarder ce qu’il a déjà dit avoir vu. 10b J’ai levé les yeux et j’ai vu en rêve: 12a Lève tes yeux, s’il te plaît, et vois: voici, les mâles qui montent sur le(s femelles du) troupeau sont rayés, tachetés et mouchetés.
tous les mâles qui montent sur le(s femelles du) troupeau sont rayés, tachetés et mouchetés.
angel of God». Il ajoute que cela explique pourquoi Jacob ne fait aucune allusion à ses stratagèmes décrits à la fin du ch. 30. Dans le même sens, FOKKELMAN, Narrative Art (n. 1), p. 155, WENHAM, Genesis 16–50 (n. 6), p. 272 ou G. GALVAGNO, Sulle vestigia di Giacobbe: Le riletture sacerdotali e post-sacerdotali nell’itinerario del patriarca (AnBib, 178), Roma, G&B Press, 2009, pp. 126 et 132. 25. Cette considération est inspirée de JACOB, Das Buch Genesis (n. 3), p. 612. Pour HAMILTON, Genesis 18–50 (n. 7), p. 289, «Jacob apparently feels that this dream will help persuade his wives to leave their father and join him in a permanent move back to his country». 26. Sur la distance entre les «faits» relatés à la fin du ch. 30 (vv. 35-43) et ce que Jacob en dit à ses épouses au début du ch. 31, voir TURNER, Genesis (n. 12), p. 134, ou É. SALMAN – A. WÉNIN, Un rêve qui tombe à pic: La rhétorique de Jacob en Gn 31:4-13, dans VT 63 (2013) 440-452, pp. 444-446. La présente contribution croise à plusieurs moments le contenu de cet article.
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Au moyen de cette répétition, Jacob ralentit considérablement le rythme de son récit, ce qui a pour effet d’accroître la tension suscitée par l’attente du cœur du message dont est porteur l’envoyé divin. Ce cœur, il le livre enfin: «J’ai vu tout ce que Laban te fait». Le message est plus qu’allusif. À demi-mot, il indique à Jacob que ce qui se passe lors de l’accouplement du bétail dont l’issue changeante a été enregistrée au verset 8 est la réponse de Dieu aux manœuvres par lesquelles Laban cherche à lui nuire. Voilà pourquoi Jacob a pu dire que Dieu a été avec lui (v. 5b) en lui donnant le cheptel de son beau-père (v. 9). Tout cela étant clair à présent, Jacob peut informer Rachel et Léa de l’ordre de départ qu’il a reçu de Dieu. On notera qu’il cite cet ordre sans quitter le contexte de la communication onirique, comme pour lui donner davantage de poids, de même qu’il présente l’ordre comme émanant d’un dieu qui lui a déjà parlé pour l’assurer de son appui, ce qui s’est amplement vérifié, un dieu à qui il s’est lié par un vœu. Présenté de la sorte, l’ordre met Jacob face à une obligation à laquelle il ne peut en aucun cas se soustraire. En l’énonçant, il laisse entendre à Rachel et Léa qu’il est contraint de partir, même s’il ne le dit pas clairement et s’il ne leur demande pas non plus de le suivre; mais il ne peut ignorer qu’en leur parlant ainsi, il les met au pied du mur, les obligeant à choisir concrètement leur camp au moment où la séparation est inéluctable. Voilà pourquoi il a déployé sa rhétorique. En décrivant d’abord comment ce dieu, qui lui ordonne de partir, a protégé ses justes intérêts en lui donnant la richesse enlevée à un homme malhonnête qui s’est moqué de lui, Jacob tente d’amener ses femmes à choisir son parti et à s’en aller avec lui en abandonnant un père qui, par cupidité, a fini par perdre l’essentiel de ses troupeaux. Dans ce discours, Jacob fait montre de sa capacité à argumenter sans en avoir l’air puisqu’il le fait en racontant brièvement son histoire. C’est un bon narrateur qui sélectionne soigneusement les éléments à raconter, rend son récit vivant en passant du mode narratif au mode scénique, sait ménager ses effets en distillant peu à peu ce qu’il sait de façon à laisser des zones d’ombre entretenant la curiosité. C’est ainsi que, sans le laisser sentir, il entraîne ses auditrices dans sa logique pour les amener à prendre parti dans le conflit qu’il raconte. Voilà pour la forme. Mais il y a aussi le fond. Sur ce point, quand le lecteur confronte ce que Jacob raconte aux faits qui ont été relatés précédemment, il doit bien constater que, pour l’essentiel, Jacob réinvente la réalité. Les seuls éléments conformes aux faits se trouvent aux extrémités du discours: oui, l’attitude de Laban envers Jacob a changé (v. 5a, voir v. 2), et oui, Dieu vient de lui demander de partir (v. 13b, voir v. 3). Si ces deux points sont
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corrects, le reste est un remaniement très libre de faits qui ont été rapportés précédemment. Ce que Jacob dit de son service et du changement de salaire en prenant Rachel et Léa à témoin (vv. 6-7a) est globalement correct, encore qu’il évite de dire qu’au cours des six dernières années, c’est pour lui-même qu’il a travaillé et non plus pour le service de Laban (voir 30,30b). Que son salaire ait été changé dix fois sur ces six ans (v. 7b) est peut-être faux, et en tout cas exagéré. Et même si le comportement de Laban a été aussi fourbe que Jacob le dit – mais le récit ne le confirme pas –, ce n’est pas Dieu qui a déjoué ses manœuvres. L’épisode précédent est clair: c’est en mettant à profit son savoir-faire de berger expérimenté – une qualité qu’il avait soigneusement tenue cachée lors de la conclusion du contrat – que Jacob a réussi à faire naître des bêtes au pelage correspondant à son salaire (30,37-38.40-42). L’interprétation théologique sur laquelle il insiste lourdement n’a en tout cas pas d’appui dans le macro-récit qui n’enregistre qu’une seule intervention de YHWH vis-à-vis de lui: l’ordre de départ en 31,3. Voilà pour la première partie: de nouveau, on perçoit bien la stratégie de Jacob: s’il s’agit pour lui de combattre l’accusation de vol dont il est la cible dans la famille de Laban, il doit éviter à tout prix de laisser penser qu’il a pris quelque chose et qu’il a quelque responsabilité dans son enrichissement personnel. La plupart des éléments de la première partie du discours renvoient à des faits rapportés dans le récit qui précède, mais Jacob les transforme – parfois radicalement – au service de sa rhétorique et de son but27. Il en va de même pour son récit de rêve: sa structure est basée sur celle du rêve de Béthel (voir 28,12-15.20-22)28 auquel il fait allusion, d’ailleurs 27. En ce sens, FOKKELMAN, Narrative Art (n. 1), p. 159 avec une tendance à minimiser l’aspect de ruse, au contraire de SALMAN – WÉNIN, Un rêve qui tombe à pic (n. 26), pp. 443-446: «Certes, il n’est pas interdit de penser que Laban s’est montré retors et que Dieu a joué un rôle dans l’enrichissement considérable de Jacob, mais il est difficile de ne pas voir que la présentation qu’en fait celui-ci a quelque chose de tendancieux, de manipulateur, ne serait-ce que parce qu’il passe complètement sous silence le rôle majeur qui a été le sien» (p. 446; voir la n. 20 de cet article pour la littérature secondaire à ce propos). Cette lecture n’est pas partagée par tous. Selon WENHAM, Genesis 16–50 (n. 6), p. 271, le discours de Jacob reflète son point de vue, différent de celui de l’auteur dont la vision des faits se lit au ch. 30; il ajoute que Jacob est «peut-être» quelque peu tendancieux pour les besoins de la cause. Cette réserve est aussi celle de GIUNTOLI, Genesi 12–50 (n. 12), p. 177. Pour TASCHNER, Verheissung und Erfüllung (n. 20), pp. 111-113, suivi par J.E. ANDERSON, Jacob and the Divine Trickster: A Theology or Deception and YHWH’S Fidelity to the Ancestral Promise in the Jacob Cycle (Siphrut, 5), Winona Lake, IN, Eisenbrauns, 2011, pp. 113-119, le point de vue de Jacob viendrait plutôt combler les blancs qui affectent le récit du narrateur en 30,35-43, notamment en y introduisant l’action par laquelle YHWH se montre fidèle à sa promesse à Jacob. 28. Voir par ex. le tableau des parallèles chez WENHAM, Genesis 16–50 (n. 6), p. 272.
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(v. 13a). Quant à son contenu visuel, il se base sur l’expérience que Jacob a faite lors de l’accouplement du bétail relaté en 30,38-39. De plus, son récit du rêve est vraiment très différent des autres rapports de rêves intervenant dans la Genèse, que ce soit dans le récit lui-même ou dans les paroles d’un rêveur29. Cette divergence donne à penser que le récit de rêve de Jacob – qui n’a aucun appui par ailleurs – est lui aussi inventé de toutes pièces pour donner un fondement peu contestable à son allégation selon laquelle Dieu est véritablement le responsable de son enrichissement spectaculaire. Ainsi donc, Jacob est non seulement un redoutable argumenteur, il est encore un manipulateur extrêmement habile qui réarrange sans vergogne des faits qu’il connaît pour les mettre au service de sa rhétorique cachée30. Pour rendre ses mensonges plus crédibles, il prend soin au départ de mentionner un fait constatable – le changement d’attitude de Laban – et de faire appel à l’expérience de ses interlocutrices dans l’affaire des mariages. Il les dispose ainsi à croire que les «faits» qu’il racontera ensuite sont tout aussi vrais que ceux dont elles ont été témoins. La visée de cette rhétorique est évidente: faire en sorte que Rachel et Léa prennent fait et cause pour lui et acceptent de l’accompagner en quittant leur père, leur famille et leur pays. La suite du récit montre l’efficacité redoutable de la manipulation de Jacob. 14 Et Rachel répondit, ainsi que Léa, et elles lui dirent: «Avons-nous encore une part et un héritage dans la maison de notre père? 15 N’est-ce pas en étrangères que nous avons été considérées par lui puisqu’il nous a vendues et qu’il a mangé, oui, mangé notre argent31? 16 Oui: toute la richesse que Dieu a enlevée à notre père, elle est à nous et à nos fils. Et maintenant, tout ce que Dieu t’a dit, fais(-le)». 17 Et Jacob se leva et il fit monter ses fils et ses femmes sur les chameaux, 18 et il emmena tout son cheptel et tous les biens qu’il avait acquis, tout le cheptel en sa possession qu’il avait acquis en Paddan Aram, pour venir vers Isaac son père au pays de Canaan.
29. Voir le développement dans SALMAN – WÉNIN, Un rêve qui tombe à pic (n. 26), pp. 450-451. 30. VON RAD, La Genèse (n. 3), p. 311, souligne aussi la portée caractérisante de ce discours: «le discours de Jacob vise […] (à) préciser pour le lecteur la situation intérieure et extérieure de Jacob et surtout de faire comprendre son attitude en face de Laban et sa détermination de se séparer de lui». Il faut dire que l’enjeu est de taille: amener ses femmes non seulement à quitter la maison paternelle, mais aussi à s’expatrier définitivement, comme le souligne JACOB, Das Buch Genesis (n. 3), p. 611. Dans le même sens, TURNER, Genesis (n. 12), p. 134 qui parle de ce discours comme d’un «propaganda exercise». 31. C’est-à-dire l’argent qu’il a tiré de notre vente (déjà le Targum Pseudo-Jonathan) et dont il aurait dû leur remettre une partie (WESTERMANN, Genesis 12–36 [n. 18], p. 492; HAMILTON, Genesis 18–50 [n. 7], p. 289; ALTER, Genesis [n. 2], p. 168). Pour une autre interprétation basée sur l’akkadien, voir SARNA, Genesis (n. 3), p. 215.
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Je noterai seulement ici que le contenu des paroles des filles de Laban a un lien plus qu’étroit avec ce que Jacob vient de leur dire, ce qui montre combien sa rhétorique a été efficace32. Exprimant d’abord le choix qu’il a habilement orienté, elles déclarent qu’elles n’ont plus rien à attendre de la maison de leur père et qu’elles ne veulent plus rien avoir à faire avec lui (v. 14). Elles renchérissent sur les accusations de leur mari en déclarant que, comme lui, elles ont été victimes de leur père qui les a honteusement dépouillées après les avoir traitées en étrangères (v. 15, voir vv. 7-8). Elles adhèrent à l’interprétation de Jacob selon laquelle Dieu est intervenu pour priver leur père de sa richesse, une fortune qu’elles revendiquent aussi pour elles et leurs enfants puisque, tout comme lui, elles aussi ont été lésées par Laban (v. 16a, voir v. 9). Enfin, alors qu’avec finesse, Jacob ne leur avait pas fait part de son intention (pourtant évidente) de partir, ce sont elles qui l’invitent à obéir sans tarder à l’ordre divin (v. 16b, voir v. 13b)33. Jacob ne se fera pas prier pour s’en aller sur-le-champ, avec armes et bagages (vv. 17-18). Dans cette scène, on retrouve le Jacob des débuts, celui qui, face à son frère Ésaü, soignait ses intérêts propres et profitait habilement des circonstances. Mais le personnage a évolué aussi. Certes, il met la pression sur ses femmes comme il le faisait avec son frère, mais il le fait d’une toute autre manière. Ici, il joue en finesse, s’inspirant des faits réels pour inventer une histoire crédible pour mieux influencer ses interlocutrices et les gagner à sa cause sans même qu’elles en aient conscience. Mais s’il procède de cette façon, c’est parce qu’il redoute de devoir repartir comme il était arrivé: seul et dépouillé. Il ne veut pas perdre le bénéfice des vingt ans passés en Aram et de la fécondité qui y a été la sienne – douze enfants et un cheptel innombrable – et les versets 17-18 montrent qu’il a réussi. Mais au moment où, devant Rachel et Léa, il prétend que sa fortune est entièrement due à l’action de Dieu, c’est sur lui et sur lui seul qu’il compte pour ne pas la perdre alors que YHWH vient de lui dire «je serai avec toi» (v. 3). Faut-il comprendre «Aide-toi, le ciel t’aidera»? Ou «on n’est jamais si bien servi que par soi-même»?
32. Contre HAMILTON, Genesis 18–50 (n. 7), p. 289, pour qui Jacob n’a pas besoin de convaincre ses femmes qui ont leurs propres raisons pour vouloir quitter Laban. Avec d’autres, comme D.W. COTTER, Genesis (BO), Collegeville, MN, Liturgical Press, 2003, p. 234, il n’a pas repéré pas les liens thématiques qui indiquent que la réponse de Rachel et Léa leur est comme suggérée par ce que Jacob vient de leur dire. 33. G.J. JANZEN, Genesis 12–50: Abraham and All the Families of the Earth (International Theological Commentary), Grand Rapids, MI, Eerdmans; Edinburgh, Handsel Press, 1993, p. 121, souligne à raison que, par ce discours, Rachel et Léa «[are] cutting their ties with him [Laban] through an act of speech, as in a formal declaration of divorce».
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III. LE
DISCOURS DE
NOÉMI À
SES BRUS
(RT 1,8-14)
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Elle [Noémi] sortit du lieu où elle avait été, et ses deux belles-filles avec elle, et elles prirent la route pour retourner au pays de Juda. 8 Et Noémi dit à ses deux belles-filles:
9
«Allez, retournez, chacune à la maison de sa mère que YHWH vous montre son amour fidèle comme vous (l’)avez fait avec les morts et avec moi; que YHWH vous donne de trouver un lieu de repos, chacune (dans) la maison de son homme».
Et elle les embrassa et elles levèrent leur voix et pleurèrent. Elles lui dirent: «Mais (non)34, c’est avec toi que nous retournerons à ton peuple». 11 Et Noémi dit: 10
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«Retournez, mes filles. POURQUOI irez-vous avec moi? Y a-t-il encore pour moi des fils en mes entrailles qu’ils deviennent pour vous des hommes? Retournez, mes filles, allez, CAR je suis trop vieille pour être à un homme. Quand je dirais “il y a pour moi un espoir”, même si j’avais été la nuit à un homme et même si j’avais enfanté des fils, pour eux, attendriez-vous35 qu’ils aient grandi? pour eux, resteriez-vous continentes, sans être à un homme? Non, mes filles! Car c’est beaucoup plus amer pour moi que pour vous, car la main de YHWH est sortie contre moi».
14
Et elles levèrent leur voix et pleurèrent encore et Orpa embrassa sa belle-mère, mais Ruth s’attacha à elle.
34. La conjonction כיintroduit le discours direct ou a valeur d’adversatif après le discours des brus, ce qui est le choix de la majorité des commentateurs. J. SCHIPPER, Ruth (Anchor Yale Bible, 7D), New Haven, CT – London, Yale University Press, 2016, p. 90 y voit une particule exclamative («certainly»). Pour la discussion, voir P. JOÜON, Ruth: Commentaire philologique et exégétique (SubB, 9), Roma, Biblical Institute Press, 1986, p. 37, qui suppose un לֹאà la place du להqui précède (ou tombé par haplographie), correction souvent refusée sur la base de cas similaires en 1 S 2,16 et 10,19 (par ex. R.L. HUBBARD, JR., The Book of Ruth [NICOT], Grand Rapids, MI, Eerdmans, 1980, p. 99). Pour un status quæstionis, voir F.W. BUSH, Ruth. Esther (WBC, 9), Dallas, TX, Word Books, 1996. 35. Le להןpeut être lu comme une forme particulière (ou erronée) du pronom de 3e pers. masc. plur. avec la préposition ( לpar ex. SCHIPPER, Ruth [n. 34], p. 96 qui y voit un «gender-neutralized suffix»). Certains (comme BUSH, Ruth [n. 34], p. 79) proposent de corriger la forme en להם. D’autres encore (par ex. F. ZORREL, Lexicon hebraicum et aramaicum Veteris Testamenti, Roma, Pontificium Institutum Biblicum, 1968, sub voce ou I. FISCHER, Rut [HTK.AT], Freiburg i.Br. – Basel – Wien, Herder, 2001, p. 137) considèrent sur la base de l’araméen (voir Dn 2,6.9; 4,24) qu’il s’agit d’un adverbe dont le sens est «pour cela» (propterea, «deswegen»). La traduction serait alors «attendriez-vous pour autant, qu’ils…». Sur cette question, voir aussi JOÜON, Ruth (n. 34), p. 39.
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Venons-en à présent au discours que Noémi tient à ses belles-filles au chapitre 1 du livre de Ruth36. On connaît l’histoire. Pour fuir la famine sévissant en Juda, Élimélek s’est réfugié au pays de Moab avec sa femme Noémi et leurs deux fils. Après le décès de leur père, les fils épousent des Moabites, Orpa et Ruth, puis meurent à leur tour au bout de dix ans. Le récit enregistre alors que «la femme resta seule, privée de ses deux enfants et de son homme» (v. 5), et il le fait en empruntant le point de vue de Noémi, comme pour mieux faire sentir le drame de cette veuve désenfantée. Elle décide alors de rentrer en Juda où, a-t-elle appris, YHWH a mis un terme à la famine (v. 6). Noémi adresse successivement deux discours à ses brus pour les convaincre de la laisser retourner seule en Juda. En réalité, ce n’est pas de cette manière qu’elle présente les choses. Non sans insistance, elle invite plutôt Orpa et Ruth à retourner chez elles. D’emblée, on constate que le ton diffère beaucoup d’un discours à l’autre. Autant le premier est rempli d’un espoir et d’un optimisme fondés sur la bienveillance divine, autant le second est sombre et pessimiste, YHWH assumant ici la figure de celui qui châtie. Et si le premier est centré sur les belles-filles et sur une ouverture à la vie, le second voit Noémi davantage centrée sur elle-même et sur son malheur de femme privée d’enfants37. L’opposition est entre la possibilité d’un avenir heureux en Moab et une absence de perspective ou du malheur en Israël38. Le premier discours ne développe pas vraiment d’argument pour persuader les brus de rentrer dans leur famille. Noémi se contente de formuler des vœux de bonheur et de souhaiter que YHWH se montre aussi bon et fidèle envers elles qu’elles-mêmes l’ont été envers leur belle-famille. Ce faisant, cependant, elle leur ouvre des perspectives d’avenir: le retour à la maison maternelle39 sera provisoire: YHWH leur permettra de trouver 36. Une première ébauche de cette analyse est parue dans A. WÉNIN, Le livre de Ruth: Une approche narrative, dans CE 104 (1998) 5-63, pp. 22-24. 37. Voir J. GROSSMAN, Ruth: Bridges and Boundaries (Das Alte Testament im Dialog, 9), Bern, Peter Lang, 2015, p. 95. Selon J.-L. SKA, Le livre de Ruth ou l’art narratif biblique dans l’Ancien Testament, dans D. MARGUERAT (éd.), La Bible en récits: L’exégèse biblique à l’heure du lecteur (MoBi, 48), Genève, Labor et Fides, 2003, 41-72, p. 59, dans ce dialogue dont le but «est de montrer la détermination avec laquelle Ruth décide de suivre sa belle-mère», les objections de Noémi sont au service de cette finalité. Mais la longueur de ces discours ne plaide-t-elle pas en faveur d’une autre fonction: la caractérisation de celle qui, selon le même auteur (p. 62) est le personnage principal du livre? 38. Je reprends l’idée à J. SCHARBERT, Rut (Die Neue Echter Bibel), Würzburg, Echter, 1994, p. 13. 39. Insolite, l’expression בית אםa fait couler beaucoup d’encre. Trois explications sont proposées. (1) La «maison de la mère» est le lieu où l’on arrange les mariages, comme Ct 3,4 et 8,2, mais aussi de Gn 24,28 permettent de le penser: en ce sens, par ex.
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un mari qui leur procurera un lieu où trouver la stabilité et la sécurité qui leur fait défaut depuis qu’elles sont veuves40. Quitter Noémi signifiera donc pour elles trouver une vie meilleure, ce qui, indirectement, constitue un argument à même de les convaincre d’obéir à leur belle-mère. On notera tout de même qu’au cœur de sa première parole, Noémi parle d’elle-même et des morts («comme vous avez agi avec les morts et avec moi») et qu’en finale, elle évoque indirectement le manque de sécurité qu’une veuve non remariée connaît, surtout si elle vit à l’étranger – ce qui est la situation où elle se trouve elle-même41. Marginal dans le premier discours, ce centrement sur sa personne et sa situation occupe l’essentiel du second42. Puisque les brus ont refusé de choisir un avenir meilleur dans leur pays, la belle-mère va déployer une argumentation qui, à ses yeux, est à même de les dissuader de la suivre. Mais pas question ici de manipulation consciente, comme chez Jacob: manifestement, Noémi laisse parler son cœur, et c’est pourquoi ce qu’elle dit à ses brus est puissamment révélateur de son véritable état d’esprit43. L’argumentation se base probablement sur la coutume ou loi du lévirat selon laquelle un homme doit épouser la veuve de son frère décédé, ou du moins s’unir à elle, pour donner une descendance à ce dernier44. Elle vise essentiellement E.F. CAMPBELL, JR., Ruth (AB, 7), Garden City, NY, Doubleday, 1975, pp. 64-65, ou K. DOOB SAKENFELD, Ruth (Interpretation), Louisville, KY, Westminster John Knox, 1999, p. 23. (2) L’expression se comprend dans le cadre de la polygamie où père et mère ont des résidences différentes: ainsi, M. MOORE, Ruth, dans J. HARRIS – C. BROWN – M. MOORE, Joshua, Judges, Ruth (NIBC.OT), Peabody, MA, Hendrickson, 2000, p. 316, ou BUSH, Ruth (n. 34), p. 75. (3) Il s’agit d’un point de vue de femmes relevant probablement d’une auteure: FISCHER, Rut (n. 35), p. 134 ou A. LACOCQUE, Le livre de Ruth (Commentaire de l’Ancien Testament, 17), Genève, Labor et Fides, 2005, p. 51. En ce sens, il est remarquable que, dans les autres passages où l’on trouve cette expression, «le protagoniste svolgono un ruolo dominante rispetto agli uomini coinvolti» (D. SCAIOLA, Rut. Nuova versione, introduzione e commento [I Libri biblici. Primo Testamento, 23], Milano, Paoline, 2009, p. 79). 40. Sur le sens du substantif « מנוחהrepos» associé à la stabilité et la sécurité qu’une femme trouve par le mariage, voir JOÜON, Ruth (n. 34), p. 37; FISCHER, Rut (n. 35), p. 136 ou SCAIOLA, Rut (n. 39), pp. 80-81. 41. Sur ce point, voir E. VAN WOLDE, Ruth en Noömi, twee vreemdgangers, Baarn, Ten Have, 1993, p. 23 qui estime que, par opposition à l’espoir des deux Moabites, Noémi n’attend plus rien pour elle-même: implicitement, une plainte est donc présente dans son premier discours. Dans ce sens aussi, HUBBARD, The Book of Ruth (n. 34), p. 103. 42. GROSSMAN, Ruth (n. 37), p. 99 va jusqu’à dire que le vrai sujet du deuxième discours de Noémi, c’est elle-même. Le nombre de recours à la 1re pers. sing. est révélateur: 13, pour 8 de 2e pers. plur. Les chiffres sont encore plus significatifs comparés au premier discours où il y a 6 recours à la 2e plur. (plus 2 à la 3e fém. sing.) contre un seul de 1re pers. sing. 43. Pour VAN WOLDE, Ruth en Noömi (n. 41), p. 23, le deuxième discours donne «echt een goed beeld van wat Noömi voelt». 44. Cette hypothèse est soutenue par de nombreux auteurs, comme G. GERLEMAN, Ruth. Das Hohelied (Biblischer Kommentar. Altes Testament, 18), Neukirchen-Vluyn,
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à montrer à Orpa et à Ruth combien il serait absurde de vouloir se rendre définitivement en Juda à la suite de leur belle-mère. Le choix de l’argument et la manière de le développer me semblent donc particulièrement révélateurs de l’état d’esprit de Noémi à ce moment du récit. Le choix de l’argument, d’abord: Noémi aurait pu invoquer d’autres raisons pour convaincre ses brus de ne pas la suivre: la vie difficile des veuves, étrangères de surcroît, la triste compagnie qu’elle peut seulement leur offrir, le risque de connaître le malheur de ne jamais être mères; elle aurait pu reprendre ses premiers arguments et invoquer le plaisir de retrouver leur famille d’origine, d’avoir les enfants que leur premier mari n’a pu leur donner, ou que sais-je encore? Non. À ses yeux, la seule raison pour laquelle ses belles-filles pourraient vouloir l’accompagner en Juda, serait de pouvoir un jour y épouser des fils qu’elle aurait. Certes, cet argument procède du même souci que celui qu’elle exprimait dans son premier discours: que ses brus puissent trouver un nouveau mari. Mais force est de constater qu’ici, se centrer sur l’idée de nouveaux mariages lui permet de parler d’elle-même et de ce qui est pour elle un impossible espoir: un remariage et la naissance de nouveaux fils. À côté de l’argument, il y a la façon de le développer. Noémi le fait en deux temps parallèles, le second (vv. 12-13) approfondissant l’idée exprimée une première fois (v. 11). Les deux phases débutent par une même invitation «Retournez mes filles», et sont centrées sur une question rhétorique. Noémi commence par dire à ses brus qu’elles n’ont aucune raison de partir avec elle, car elle n’est plus capable d’avoir des fils qu’elles pourraient ensuite épouser. En soi, cela devrait suffire pour faire comprendre à Orpa et Ruth qu’aucun espoir de remariage n’est possible pour elles du côté de Noémi. Pourtant, celle-ci renchérit: elle est trop vieille désormais pour se remarier. Et d’entrer alors dans les détails d’un scénario qu’elle présente comme irréaliste, mais qui commence néanmoins par l’évocation d’un espoir: celui de pouvoir «être à un homme» puis d’enfanter des fils. Mais, même si cela pouvait se réaliser, attendre que ces fils à venir atteignent l’âge de se marier contraindrait Orpa et Ruth à un trop long célibat forcé. Ainsi, la réelle préoccupation de Noémi pour l’avenir de ses brus masque mal l’immense frustration qui fait son malheur à elle: ne pouvoir «être Neukirchener Verlag, 1965, p. 19, FISCHER, Rut (n. 35), pp. 140-141, ou plus récemment, SCHIPPER, Ruth (n. 34), pp. 103-104; pour les arguments en faveur de cette thèse, voir J. NAFFAH, La solidarité dans le livre de Ruth, Jounieh (Liban), CEDLUSEK, 2005, pp. 170-176. Mais en raison des nombreuses tensions avec les autres textes attestant le lévirat (Gn 38 et Dt 25), certains refusent qu’il s’agisse de cela ici: par ex. HUBBARD, The Book of Ruth (n. 34), p. 109 ou DOOB SAKENFELD, Ruth (n. 39), pp. 27-28.
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à un homme» et être privée de fils45. C’est même ce malheur qui semble lui inspirer cette argumentation permettant de revenir, voire de s’appesantir sur son triste sort, ce malheur qui fait que la seule chose qu’elle pense pouvoir souhaiter à ses brus, c’est de trouver ce qu’elle-même a perdu à jamais: un mari qui pourrait lui donner des fils. Sa conclusion va en tout cas en ce sens: «Non, mes filles! – sous-entendu, ne venez pas avec moi46 –, car c’est beaucoup plus amer pour moi que pour vous»47. Autrement dit, l’amertume que son malheur lui cause est bien plus profonde que la leur, dans la mesure où elle a perdu tout espoir de mariage ou de naissances, alors qu’Orpa et Ruth peuvent encore en nourrir un, comme elle le leur souhaitait dans son premier discours. Son malheur, en effet, ne vient pas d’un sort aveugle: il n’est dû à personne d’autre qu’à YHWH, ce dieu qu’elle a dit capable d’un amour fidèle (v. 8c), mais qui l’a frappée durement et de manière irréversible (v. 13d)48. C’est peut-être aussi cela qui fait qu’elle peut dire, puisque la phrase peut prendre ce second sens: «mon amertume est beaucoup trop (forte) pour vous»49, sous-entendu: vous ne pourrez supporter de vivre avec une femme comme moi, que son dieu a rendue si malheureuse. Au-delà du contenu et de la façon de l’argumenter, le ton du discours contribue à son effet rhétorique. Plusieurs éléments convergent pour le rendre pathétique, le plus important étant les répétitions. L’expression «mes filles» scande par trois fois le discours en ponctuant les ordres par 45. En ce sens, HUBBARD, The Book of Ruth (n. 34), p. 109 signale que le choix de certains termes «hints at Naomi’s sadness at neither having nor hoping to have sons». VAN WOLDE, Ruth en Noömi (n. 41), p. 24, ajoute que cette désillusion concerne aussi ce qu’elle ne peut plus faire, au contraire de ses brus: trouver un mari. Pour GROSSMAN, Ruth (n. 37), p. 98, «describing the “life she could have” accentuates and intensifies her tragedy» sur laquelle l’ensemble des vv. 12-13 est focalisé. MOORE, Ruth (n. 39), p. 317 n’hésite pas à dire qu’elle sombre ici dans les sables mouvants de la dépression («succumbing to the quicksands of depression»). 46. La négation employée ici, אל, est celle du volitif, mais sans le verbe, ici sous-entendu. Un tel usage est attesté en Gn 19,18; Jg 19,23; 2 S 13,16; 2 R 3,13; 4,16. Sur ceci, voir par ex. CAMPBELL, Ruth (n. 39), p. 70 ou BUSH, Ruth (n. 34), p. 80. 47. La fin de la phrase peut signifier que la situation de Noémi est pire que celle d’Orpa et Ruth, puisqu’elle vit une sorte de «déréliction […] attribuable à Dieu» (LACOCQUE, Le livre de Ruth [n. 39], p. 56). En ce sens aussi, voir SCAIOLA, Rut (n. 39), pp. 81-82. Le מןa selon eux le sens comparatif de «plus que». Voir aussi n. 49. 48. Les auteurs commentent souvent cette double image de Dieu, notamment en lien avec Job. Voir par ex. VAN WOLDE, Ruth en Noömi (n. 41), p. 23; FISCHER, Rut (n. 35), p. 141 ou SCAIOLA, Rut (n. 39), pp. 82-83. 49. En faveur de cette seconde façon de comprendre la fin du v. 13, voir par ex. BUSH, Ruth (n. 34), pp. 80-81: «my life is much too bitter for you to share», traduction proposée aussi par JOÜON, Ruth (n. 34), p. 41 pour le מןcomparatif: «Je suis beaucoup trop malheureuse pour vous», qui réfute le choix du sens causal («à cause de», ou «pour») proposé par certains (La Pléiade, Osty, FISCHER, Rut [n. 35], p. 137).
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lesquels Noémi renvoie ses brus (2 × «retournez» + «aller», vv. 11b et 12a; אל, «Non!», v. 13d). La quadruple répétition du terme «homme» ( )אישprécédé de la préposition לet combiné au verbe «être» ()היה50 ainsi que la double association entre «moi» et «des fils» (בנים, vv. 11c et 12d) soulignent à leur façon le drame qui écrase Noémi. L’accumulation des questions rhétoriques est soulignée aux vv. 12-13 par un système d’anaphores qui confèrent au discours une tonalité lancinante51 reflétant peut-être quelque chose du malheur sous-jacent au discours. Quant au choix de s’exprimer par questions rhétoriques, il n’est pas neutre non plus, dans la mesure où une question de ce type détourne une affirmation de manière à impliquer les interlocuteurs supposés la confirmer comme une évidence et à les amener ainsi à faire preuve d’empathie avec ce que vit le locuteur – en l’occurrence, une profonde amertume. Un tel discours est indubitablement le fait d’une personne anéantie par le sort qui l’a frappée, d’autant plus qu’à ses yeux, c’est YHWH lui-même qui en a décidé ainsi. Autant, en effet, la première parole de Noémi (vv. 8-9) minimisait son amertume derrière son réel souci de l’avenir de ses belles-filles, autant son second discours laisse transparaître son sentiment profond. Mais s’il en est ainsi, ce discours est profondément ambivalent, comme le suggère notamment le fait que Noémi appelle ses brus «mes filles» les trois fois qu’elle leur donne l’ordre de rentrer chez elles, usant d’une expression qui souligne le lien qui les unit au moment de le couper. D’une part, en effet, Noémi leur demande de cesser de l’accompagner et donc de rompre ce lien; mais d’autre part, elle expose sa souffrance à «ses filles» avec un tel pathos qu’elle ne peut qu’éveiller chez elles des sentiments de pitié – voire de culpabilité –, et donc le désir de ne pas la laisser repartir seule avec sa détresse, confirmant ainsi ce même lien52. Certes, ce n’est pas là ce qu’elle veut, car son souci pour ses brus 50. Deux fois à propos des brus, aux vv. 11c («qu’ils soient pour vous des hommes») et 13b («sans être à un homme»), et deux fois à propos de Noémi au v. 12a («être à un homme») et c («j’avais été… à un homme»). 51. V. 12: «Allez, car…» et «car je suis trop vieille» (2 fois « ;)כיmême si» (2 fois )גם. V. 13: «est-ce que pour eux…» (2 fois )הלהן, «car c’est amer… car la main de YHWH» (2 fois )כי. Voir le tableau commenté de FISCHER, Rut (n. 35), pp. 138-139, ou encore LACOCQUE, Le livre de Ruth (n. 39), p. 54 pour qui, étrangement, ces répétitions indiqueraient «l’hésitation, la quête de l’argument convaincant». 52. C’est VAN WOLDE, Ruth en Noömi (n. 41), p. 24 qui évoque le caractère culpabilisant de ce discours. Elle souligne également la profonde ambivalence des mots de Noémi, créée par le contraste entre ce qu’elle enjoint à ses belles-filles et sa façon concrète de le faire: «Haar schoondochters moeten weggaan, want wat heeft iemand nog aan haar. Haar schoondochters moeten niet weggaan, want dan is ze helemaal alleen op de wereld». En ce sens aussi, GROSSMAN, Ruth (n. 37), p. 96 pour qui l’ambivalence ressort surtout de la répétition de «mes filles».
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est manifeste. Reste que la façon dont elle formule ses paroles est susceptible d’avoir cet effet. Les réactions contrastées d’Orpa et de Ruth illustrent d’ailleurs le double impact que peuvent avoir les paroles de la belle-mère: «Là-dessus, Orpa prend la décision de s’en aller» et elle prend congé d’elle dans un dernier geste d’affection (elle l’embrasse). En revanche, «Ruth se sent si impliquée dans la situation difficile de Noémi qu’elle reste avec elle»53 – et la suite montrera combien sa décision est inébranlable. Ainsi, Orpa cède finalement aux injonctions répétées et insistantes de sa bellemère, ses cris et ses larmes suggérant néanmoins qu’elle agit à contrecœur. La réaction de Ruth en revanche est en phase avec le profond malheur qu’exprimait le discours qu’elle vient d’entendre dans la bouche de son infortunée belle-mère. L’une agit conformément au contenu du discours, l’autre, selon ce que le ton et la rhétorique trahissaient de la locutrice – que celle-ci l’ait ou non cherché. Sous-jacent aux deux discours que Noémi adresse à ses brus, il y a un dilemme crucifiant auquel elle est confrontée, comme le souligne Bush54: si Orpa et Ruth s’en vont comme elle le leur demande avec insistance, elle devra rentrer à Bethléem seule et dévastée; si elles refusent de la quitter, elles renonceront à tout espoir d’un nouveau départ dans la vie. En les renvoyant, Noémi choisit de perdre ce qui lui reste après les décès de son mari et de ses fils. Mais la forme et le ton de son second discours dévoilent un déchirement d’autant plus profond que ses mots disent qu’elle a renoncé pour elle-même à la nouvelle vie qu’elle a souhaitée à ses belles-filles; ils laissent encore entendre qu’elle croit que son malheur est dû à un dieu qui, selon elle, adapte son agir aux actions des êtres humains, de sorte que les Moabites jouiront de la bienveillance fidèle ( )חסדde YHWH, tandis qu’elle connaîtra l’amer châtiment que le même YHWH lui inflige55. En s’exprimant comme elle le fait, Noémi reporte en quelque sorte son dilemme sur celles à qui elle s’adresse et qu’elle place devant le choix soit d’obéir à ses injonctions, soit de se montrer sensible à la détresse qui transpire de ses paroles. Bref, c’est le portrait d’une femme torturée intérieurement qui se dégage des discours étudiés.
53. VAN WOLDE, Ruth en Noömi (n. 41), p. 24 («Orpa neemt daarop het besluit weg te gaan. Ruth voelt zich zozeer betrokken op de moeilijke situatie van Noömi dat ze bij haar blijft» et cela lui vaut d’être repoussée!). 54. Voir BUSH, Ruth (n. 34), p. 86. 55. Voir VAN WOLDE, Ruth en Noömi (n. 41), p. 23.
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CONCLUSION Ces deux études de cas mettent bien en évidence l’art que les récits bibliques ont de faire parler les personnages de manière à soigner leur caractérisation tout en finesse. Cependant, pour ce faire, le recours au mode scénique est indispensable. La conséquence en est que le gros du travail d’interprétation revient au lecteur. En accordant son attention non seulement au contenu du discours mais aussi à la façon de l’exprimer, il pourra percevoir avec plus ou moins d’acuité d’où parle le personnage, dans quel état d’esprit il prononce ses paroles, s’il a une stratégie de communication réfléchie – et si oui, laquelle et avec quelle habileté il la met en œuvre – et quel est l’effet recherché ou que ses paroles concrètes sont susceptibles de produire. Au demeurant, les effets réels seront souvent enregistrés dans la suite du récit. Si, comme dans le cas du discours de Jacob, le récit place ce lecteur en position supérieure par rapport aux personnages, son travail en sera facilité; si, comme c’est le cas des discours de Noémi, il est en position égale, son appréciation en sera moins aisée. Mais quoi qu’il en soit, il en tirera un surcroît de connaissance concernant les personnages, non seulement le discoureur, mais aussi ceux et celles à qui le discours est adressé et qui se trouvent dans la position de (devoir) réagir aux paroles qui leur ont été adressées. UCLouvain Faculté de théologie / Institut RSCS Grand-Place 45 / L3.01.01 BE-1348 Louvain-la-Neuve Belgique [email protected]
André WÉNIN
LA DIMENSION POLYPHONIQUE DU RÉCIT DE MARC PAROLES ET PERSONNAGES
I. INTRODUCTION «Commencement de l’Évangile de Jésus Christ Fils de Dieu…». Cette parole retentit comme le son d’une trompette. Plus encore, elle résonne comme une fanfare. Une fanfare annonçant une bonne nouvelle. Et certifiant que c’est maintenant que cela survient. De toute évidence, le récit de Marc débute par un discours direct (dorénavant: DD) du narrateur. Il est intéressant de voir ce même narrateur céder sa place à Jésus, et ceci juste à la fin du prologue: «Le temps est accompli, et le règne de Dieu s’est approché: convertissez-vous et croyez à l’Évangile» (1,15). Le ton est donné, là aussi en DD. L’urgence est soulignée, aussi bien par les deux verbes au parfait (πεπλήρωται, ἤγγικεν) que par les deux impératifs (μετανοεῖτε, πιστεύετε). S’il est avéré que le début d’un récit revêt le plus souvent une importance capitale pour son interprétation, il n’en est pas moins clair que la fin constitue également un passage essentiel. Or la fin du deuxième évangile est déconcertante: après les paroles du messager céleste invitant les femmes au tombeau à transmettre aux disciples l’invitation à se rendre en Galilée pour voir le Ressuscité, le narrateur ajoute: «Elles sortirent et s’enfuirent loin du tombeau, car elles étaient prises d’effroi et hors d’ellesmêmes; et elles ne dirent rien à personne, car elles avaient peur» (16,8). Ce qui fait écrire à Lucien Legrand: L’évangile de Mc se conclut en ellipse, comme les paraboles se terminent en point d’interrogation (Mc 4,9.13.23), comme les révélations messianiques s’estompent dans le Secret, comme la foi des disciples se perd dans l’incompréhension et comme le récit de la Passion aboutit au silence de la Croix1.
Que dire d’une telle rhétorique narrative, qui commence en force par un DD du narrateur et se termine par un chuchotement en vision interne: ἐφοβοῦντο γάρ?
1. L. LEGRAND, La finale de Marc comme récit d’annonce?, dans Estudios Bíblicos 50 (1992) 457-473, p. 460.
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II. PAROLES ET ART NARRATIF
DU DEUXIÈME ÉVANGILE
1. Préliminaires Avant d’aborder la stratégie narrative de Marc, il est utile de nous remémorer, de manière générale, les moyens à disposition d’un auteur en vue d’informer ses lecteurs sur les motivations, les attitudes intérieures et les qualités morales des personnages du récit. Robert Alter évoque à ce sujet quatre degrés d’explicitation2. 1) Au niveau inférieur, celui des actions ou de l’apparence, le lecteur doit déduire ce qui en découle pour la caractérisation des personnages. 2) Le niveau intermédiaire est celui où intervient le DD (par un personnage ou à son propos); celui-ci permet d’apprécier les déclarations faites ou les prétentions formulées. À ce sujet, Robert Alter souligne avec perspicacité: «Les auteurs bibliques le savent toutefois aussi bien qu’un James ou qu’un Proust: le discours peut […] être davantage un rideau tiré qu’une fenêtre ouverte»3. 3) Le monologue intérieur offre quant à lui une relative certitude par rapport à ce qui anime le personnage (du moins pour ce qui est de ses intentions conscientes). 4) Enfin, au niveau supérieur, nous avons les déclarations explicites du narrateur, relatives à ce que le personnage ressent, désire ou projette. De son côté, Cornelis Bennema examine différents types de personnages dans les littératures antiques et modernes. Il constate que ces personnages, à n’importe quelle époque, peuvent jusqu’à un certain point se montrer complexes, changer et même révéler une personnalité4. À partir de cette recherche, il pose quatre thèses. 1) Dans la littérature antique comme dans la littérature moderne, la nature du personnage est comparable et peut s’échelonner à différents degrés le long d’un continuum. 2) Il est donc légitime d’appliquer certains aspects de la théorie littéraire moderne à la littérature antique, dans la mesure où nous restons conscients des différences socio-culturelles. 3) Il est inévitable d’avoir recours à la déduction pour reconstruire un personnage à partir du texte. 4) Il est opportun de considérer les personnages le long d’un continuum plutôt que dans des catégories fixes, cela en vue d’éviter le réductionnisme5. 2. R. ALTER, L’art du récit biblique, trad. P. LEBEAU – J.-P. SONNET (LR, 4), Bruxelles, Lessius, 1999, pp. 160-161. 3. Ibid., p. 160. 4. C. BENNEMA, A Theory of Character in New Testament Narrative, Minneapolis, MN, Fortress, 2014, p. 59. 5. Ibid.
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2. La polyphonie du début du récit Relisons la séquence initiale comme elle se présente: 1
Commencement de l’Évangile de Jésus, le Christ, le fils de Dieu, ainsi qu’il est écrit dans le livre du prophète Ésaïe, voici que j’envoie mon messager en avant de toi, pour frayer ton chemin, 3 une voix de quelqu’un criant dans le désert, préparez le chemin du Seigneur, rendez droites ses voies, 4 Jean survint, baptisant dans le désert et proclamant un baptême de repentance en vue du pardon des fautes… 2
Première observation: comme le relève Vernon K. Robbins6, il s’agit d’un texte en mouvement continu. Que faut-il entendre par là? Ce qui est écrit en dehors du texte entretient une relation interne avec ce qui est raconté dans le texte. Autrement dit, ce qui est extérieur au texte n’est pas véritablement cité comme un élément étranger, mais se trouve incorporé dans le texte par la narration elle-même. Dans le prologue de Marc, il n’existe aucune rupture entre ce qui est écrit et ce qui est oral, entre la récitation du texte d’Ésaïe et la performance du récit de la Bonne Nouvelle. C’est pourquoi Robbins parle de «narration with internal literary voice»7. Comme point de comparaison, cet auteur applique au récit matthéen l’expression «narration supported by external literary voice», et au récit lucanien celle de «narration supported by literature». Deuxième observation: si nous nous penchons sur le type de discours utilisé par l’auteur implicite, ce flux continu cache de nombreux intervenants. Au v. 1, il s’agit visiblement d’une proclamation (DD) faite par le narrateur; au v. 2a, d’un transfert de parole au profit du prophète Ésaïe (dont la voix ne se fera entendre qu’au v. 3, puisqu’au v. 2b il s’agit de citations de l’Exode et de Malachie). Ce v. 2b pose d’ailleurs de multiples questions. Le JE qui prend la parole (DD) est celui de Dieu, mais qui est visé par l’adjectif possessif MON messager, ainsi que par le pronom personnel TOI? L’ambivalence ne permet pas de trancher: on peut comprendre que le JE divin s’adresse à Jésus (TOI) pour signifier l’envoi du messager qui serait, à ce moment-là, Jean le Baptiste (LUI). Mais on
6. V.K. ROBBINS, Interfaces of Orality and Literature in the Gospel of Mark, dans R.A. HORSLEY – J.A. DRAPER – J.M. FOLEY (éds), Performing the Gospel: Orality, Memory, and Mark, Minneapolis, MN, Fortress, 2011, 125-146. Voir également J. DELORME – J.-Y. THÉRIAULT, L’heureuse annonce selon Marc: Lecture intégrale du deuxième évangile (LD, 219; 223), Paris, Cerf; Montréal, Médiaspaul, 2007-2008. 7. ROBBINS, Interfaces of Orality (n. 6), p. 129.
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peut aussi comprendre que le JE divin s’adresse au peuple (TOI), pour lui annoncer la venue du messager, c’est-à-dire Jésus (LUI). Au v. 3, l’ambivalence subsiste par rapport à la voix qui crie dans le désert. Cette voix s’exprime en DD. Or au v. 4, c’est Jean le Baptiste qui prend le relais, mais cette fois en discours indirect (DI). Notons que ce n’est pas du discours indirect proprement dit; dans ce cas, en effet, l’auteur aurait écrit: «… proclamant qu’il fallait se faire baptiser…». Ici, nous nous trouvons dans le discours indirect libre (DIL): «…proclamant un baptême de conversion en vue du pardon des péchés». Rappelons, pour mémoire, les distinctions à ne pas manquer: 1. 2. 3. 4.
DD: Il déclara: «Il pleuvra certainement demain». DI: Il déclara qu’il pleuvrait certainement le lendemain. DIL: Il évoqua la détérioration du temps pour le jour suivant. Monologue intérieur: Il fallait profiter. Le lendemain, on ne savait pas trop. La pluie? Fort possible8!
Dans la suite du texte, l’expression en DD est donnée tout d’abord à Jean le Baptiste (vv. 7-8), puis à la voix venant du ciel (v. 11) – ce qui tranche avec l’intimité de la vision qui précède. C’est Jésus qui voit les cieux se déchirer, puis l’Esprit descendre sur lui, mais la voix se fait entendre «extérieurement», même si la parole s’adresse à Jésus. Ensuite, Jésus passe quarante jours au désert, tenté par Satan, mais curieusement, Marc fait l’impasse, contrairement à Matthieu et Luc, sur le dialogue avec l’Adversaire. Tout se joue en style indirect. Et pourtant, nous lecteurs sommes friands de savoir ce qui s’est dit dans ces circonstances! Matthieu et Luc l’ont bien compris. Il fallait clairement développer, et 8. André Wénin, que je remercie vivement d’avoir relu mon texte avec beaucoup d’attention, pose la question suivante: «Le monologue intérieur n’a-t-il pas une autre forme: ‟il pensa que le lendemain il pleuvrait” (en DI) ou ‟il se dit: ‛demain, il pleuvra’” (en DD) ou encore ‟il pensa à la détérioration du temps annoncée pour le lendemain” (en DIL)». Ces propositions paraissent correctes et peuvent se défendre; toutefois, je ne les retiendrai pas, car elles posent problème dans un texte comme Mc 5,25-34. Il y est mentionné que la femme à la perte de sang, «ayant appris ce qu’on disait de Jésus» (v. 27), «se disait: “Si j’arrive à toucher au moins ses vêtements, je serai sauvée”» (v. 28); puis «elle ressentit en son corps qu’elle était guérie de son mal» (v. 29) et, peu après, elle se jeta aux pieds de Jésus, «sachant ce qui lui était arrivé» (v. 33). Dans la proposition d’André Wénin, il faudrait conclure que le monologue intérieur stricto sensu n’apparaît qu’au v. 28, précédé de la mention «elle se disait». En effet, les autres verbes (apprendre une nouvelle, ressentir et savoir) ne sont pas censés introduire un discours. Or en analyse narrative, il est évident qu’il y a une parenté étroite entre les quatre mentions qui conduisent à un point de vue en vision interne. Dans ce cas, détecter un monologue intérieur dans un cas sur quatre ne conduit nulle part; en revanche, relever l’enchaînement des inside views permet de mieux cerner la stratégie du narrateur, qui s’ingénie à rapprocher le ressenti de la femme et celui de Jésus. Voir aussi le développement de ces questions ci-dessous, au paragraphe commençant par «Oublions la notion…» (p. 54).
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dévoiler l’épreuve qualifiante, c’est-à-dire l’acquisition par Jésus des modalités opérationnelles que sont le pouvoir-faire et le savoir-faire. Comme on peut le constater, l’auteur utilise avec finesse le DD, mais celui-ci est au service d’une rhétorique indirecte. En effet, l’histoire racontée s’appuie sur une rhétorique incluant à doses massives les questions sans réponses, l’ambiguïté et l’opacité. Le paradoxe, les énigmes et l’ironie sont donnés par le fait même que l’intervention de Dieu dans l’histoire, en Jésus-Christ, défie le bon sens humain et renverse les valeurs couramment admises. Comme le fait observer avec justesse Shimon Bar-Efrat: «There is more indirect than direct shaping of characters in biblical narrative and therefore the burden of characterization falls primarily on this method»9. Pour entrer dans le monde particulier de la gestion de la parole dans le deuxième évangile, examinons maintenant quelques spécificités dans le corps du récit. 3. Bizarreries marciennes dans la gestion de la parole Premier phénomène: accumulation de verbes évoquant la parole. Exemple: «Jésus leur dit / Qu’y a-t-il de plus facile, de dire / ou bien de dire / Eh bien, afin que vous sachiez / il dit au paralysé / Je te dis» (2,8b-11). Le changement de style (direct – indirect) pousse les traducteurs à mettre un tiret avant «il dit au paralysé». Autre exemple: «Jésus leur dit / Il leur disait / Car Moïse a dit / Mais vous, vous dites / Il leur disait» (7,6-14). Deuxième phénomène: intertextualité et polyphonie. Exemple: «Et il leur disait [aux disciples]: “À vous, le mystère du Règne de Dieu est donné, mais pour ceux du dehors tout devient énigme pour que, tout en regardant, ils ne voient pas et que, tout en entendant, ils ne comprennent pas de peur qu’ils ne se convertissent et qu’il ne leur soit pardonné”» (4,1112). La technique à l’œuvre est la suivante: le recours à l’intertextualité non explicite permet à l’auteur d’opérer un chevauchement entre les voix d’Ésaïe et de Jésus. Le lecteur peu averti ne sait plus très bien qui parle. Troisième phénomène: inside view et monologue intérieur. À ce sujet, Adele Berlin a raison de souligner: «The Bible is certainly capable of showing the inner life of its characters, and what the reader knows of the inner life adds to the total characterization of an individual»10. JeanLouis Ska précise utilement: «Parfois les narrateurs bibliques donnent 9. S. BAR-EFRAT, Narrative Art in the Bible (BLS, 17), Sheffield, Almond Press, 1989, p. 64. 10. A. BERLIN, Poetics and Interpretation of Biblical Narrative (BLS, 9), Sheffield, Almond Press, 1983, p. 38.
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accès directement aux motivations intérieures, aux intentions, à l’état d’esprit des personnages (sortes de plongées intérieures du narrateur omniscient)»11. Oublions la notion très contestable de «narrateur omniscient» et revenons à la question du monologue intérieur. À proprement parler, le narrateur n’utilise pas ce procédé, assez récent en littérature. Du moins s’en approche-t-il par la technique de la focalisation interne. La différence n’est peut-être pas évidente. Voici comment je l’appréhende. Dans le monologue intérieur proprement dit, le récit passe insensiblement d’une description externe au ressenti d’un personnage; dans la focalisation interne, la description laisse place à une brève plongée dans l’intériorité d’un personnage, souvent introduite par une phrase du genre: «Il se disait», ou: «Il avait compris que…». Exemple: Pilate. Il est étonné du silence de Jésus, et il voit bien que les grands prêtres l’ont livré par jalousie, mais il tient à contenter la foule (15,5-15). Quatrième phénomène: glissement subtil entre DD, DI et DIL. Au chapitre 6, Jésus s’étonne de ce que ses auditeurs nazaréens ne croient pas (DI, v. 6). Il envoie les Douze en mission, leur ordonnant de ne rien prendre pour la route… pas de monnaie dans la ceinture, mais pour chaussures des sandales (DI, v. 8) «et ne mettez pas deux tuniques» (DD, v. 9). Plus loin, dans la scène de la mort de Jean le Baptiste, le DD crépite: «Tout ce que tu me demanderas, je te le donnerai, serait-ce la moitié de mon royaume», dit Hérode à la fille d’Hérodiade. «Que vais-je demander?», s’empresse-t-elle de dire à sa mère. «La tête de Jean le Baptiste», répond la mère. «Je veux que tu me donnes tout de suite sur un plat la tête de Jean le Baptiste», dit la fille au roi (vv. 23-25). Aussitôt le DD s’arrête, comme s’il était décapité, comme pour prendre le deuil. Et dans la scène suivante, le rythme ralentit: Jésus se met à enseigner à la foule «beaucoup de choses», «quantité de choses» – et c’est dit en un seul mot: πολλά (v. 34). Nous sommes alors en DIL, et le voile d’opacité tombe sur le lecteur. Cinquième phénomène – et c’est le plus surprenant: interruption d’un discours de Jésus par le narrateur. «Quand vous verrez l’Abominable Dévastateur installé là où il ne faut pas – que le lecteur comprenne! – alors, ceux qui seront en Judée, qu’ils fuient dans les montagnes» (13,14). Le discours eschatologique du Maître est brutalement interrompu par une intrusion de l’auteur implicite, intrusion qui prend la forme d’une apostrophe au lecteur historique, ou si l’on préfère, d’une consigne de régie 11. J.-L. SKA, «Nos Pères nous ont raconté»: Introduction à l’analyse des récits de l’Ancien Testament (CE, 155), Paris, Cerf, 2011, p. 86.
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(didascalie) adressée au lecteur public. On voit ici à quel degré Marc prend des libertés. Mais ce n’est pas tout. Il intervient de manière beaucoup plus subtile au milieu d’un débat sur la pureté, qui met en scène Jésus, les pharisiens, la foule et les disciples. À ces derniers, le Maître dit: «Vous aussi, êtes-vous donc sans intelligence? Ne savez-vous pas que rien de ce qui pénètre de l’extérieur dans l’homme ne peut le rendre impur, puisque cela ne pénètre pas dans son cœur, mais dans son ventre, puis s’en va dans la fosse (καὶ εἰς τὸν ἀφεδρῶνα ἐκπορεύεται)? Il déclarait ainsi que tous les aliments sont purs (καθαρίζων πάντα τὰ βρώματα)» (7,18-19). Comme l’écrit Camille Focant: Le narrateur précise aussitôt, par une explication en aparté, que, ce faisant, Jésus déclarait purs tous les aliments (v. 19b). Il s’agit bien d’une incise de type conclusif. […] Cette incise est très forte, dans la mesure où le narrateur attribue à Jésus l’abrogation des lois alimentaires pourtant codifiées dans la Torah (Lv 11; Dt 14,3-21). Plus largement, dans le contexte, c’est tout le système des lois rituelles qui est remis en cause. Elles sont à tout le moins relativisées, plutôt même abrogées12.
Après l’examen de ces particularités marciennes dans la gestion de la parole, il convient de centrer notre attention sur la relation entre les discours et les silences. Pour ce faire, nous allons nous appuyer sur l’expérience des femmes dans le deuxième évangile. III. PERSONNAGES,
PAROLES ET SILENCES
1. Présentation des femmes et construction du récit J’avais déjà noté, au symposium du RRENAB à Québec en 201713, que trois femmes se détachaient nettement, dans le récit de Marc, par leur foi exemplaire. Il s’agit de la femme atteinte d’hémorragie (5,25-34), de la syro-phénicienne (7,24-30) et de la femme au parfum (14,3-9). Elles s’opposent à deux femmes et un groupe de femmes dont l’attitude est décrite négativement: la mère de Jésus (3,20-21.31-35), Hérodiade (6,17-29) et les femmes au tombeau (16,1-8). Je n’y reviens que pour situer leur cas dans la problématique de la parole et du silence. Dans la construction du récit, se dégage une structure qui, entre ces deux «trios», crée des rapports étroits. 12. C. FOCANT, L’évangile selon Marc (Commentaire Biblique. Nouveau Testament, 2), Paris, Cerf, 22010, pp. 272-273. 13. Y. BOURQUIN, Les femmes du 2ème évangile, dans Servir – Revue adventiste de théologie 2 (2018) 111-121.
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Dans la deuxième section de l’évangile (3,7–6,6a), deux femmes sont mises en opposition: Marie et la femme à la perte de sang. Le contraste se joue au niveau des relations familiales. La mère de Jésus s’immisce dans son activité, cherchant à le ramener à la raison. L’inconnue souffrant d’hémorragies depuis douze ans prend le risque d’un geste téméraire, puis se voit contrainte de dire toute sa vérité, avant d’être appelée par Jésus «ma fille». Cela dit, ces deux femmes se caractérisent toutes deux par leur silence. La mère de Jésus ne prend pas la parole, mais toute la parenté estime que Jésus a perdu la tête. Ses frères et sa mère le font appeler – sans résultat, Jésus recadrant le problème en définissant différemment sa mère et ses frères. Comme le relève C. Bennema: While the indication that she stands «outside» may simply mean that she and her family could not enter the house where Jesus is because of the crowd (cf. 2:2), Mark certainly gives the term symbolic significance. In 3:31-35, Jesus’ family «outside» is contrasted with those who sit «around» Jesus «inside», and the next chapter also stresses the contrast between «outsiders» and «insiders» (4:10-11). […] George Aichele notes the irony: «His own people/his mother and his brothers, whom one might otherwise expect to be insiders, are outside of (ἔξω) the house. And yet it is they who charge Jesus with being “outside himself” (ἐξέστη, 3:21)! The outsiders accuse the insider of being outside»14.
Le cas de la femme souffrant d’hémorragie est différent: elle cherche à rester dans l’anonymat, mais n’y parvient pas, Elle se voit contrainte à l’aveu public: elle lui dit alors «toute la vérité». Cette conclusion en DIL est très intéressante, car elle laisse le lecteur combler le blanc du récit par ses suppositions. Quelle est «la» vérité de cette femme, et jusqu’où va-t-elle? Évoque-t-elle uniquement son projet ou toutes ses souffrances? Demandet-elle pardon pour la témérité de son geste? Ajoute-t-elle des détails que le texte n’a pas révélés? Le recours au DIL donne un simple reflet qui sollicite notre attention: à quoi correspond l’expérience de dire sa vérité? Dans la troisième section (6,6b–8,30), deux autres femmes forment, à leur tour, un contraste très vif: Hérodiade et la femme syro-phénicienne. Par sa manigance, Hérodiade emprisonne littéralement Hérode dans son serment, et cela devant ses invités (dignitaires, officiers, notables). La femme syro-phénicienne entraîne Jésus à un retournement complet par une simple parole qui la montre humblement disposée à consentir au rôle que Jésus lui assigne. 14. BENNEMA, A Theory of Character in New Testament Narrative (n. 4), pp. 121-122. L’auteur cite G. AICHELE, Jesus’ Uncanny “Family Scene”, dans JSNT 74 (1999) 29-49, pp. 33-34.
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Ici, la prise de parole est évidente. Hérodiade prononce un décret de mort. La Syro-phénicienne plaide pour la vie de sa fille, puis entre pleinement dans l’image utilisée par Jésus: «C’est vrai, Seigneur, mais…». Et ses dispositions entraînent l’adhésion de Jésus. Il est des paroles mortifères et des paroles porteuses de vie. Dans la sixième section (14,1–16,8), l’opposition se creuse entre la femme au parfum et les trois femmes au tombeau. La femme au parfum risque un geste audacieux, mais reste silencieuse devant les critiques et c’est Jésus lui-même qui, prenant sa défense, dévoile le sens de ce geste. À entendre la mission qui leur est confiée, les trois femmes s’enfuient et gardent le silence, paralysées par la peur. La liberté du geste et le silence respectueux contrastent avec l’incapacité de parler sous l’emprise de la peur. Associée à la femme souffrant d’hémorragie, la fille de Jaïros qui a douze ans et demeure également silencieuse. En parallèle avec la femme au parfum, la pauvre veuve dans le temple, qui ne prononce aucune parole. Un schéma très clair se dégage de cette architecture d’ensemble: J’accepte ma position de chienne domestique SILENCES – PAROLES – SILENCES Demande la tête de Jean le Baptiste 2. Le silence final On se souviendra de l’image à laquelle Frank Kermode a recours: l’évangile de Marc débute au son d’une trompette en 1,1; il se termine sur ce faible murmure de femmes timides15. Comment expliquer cette finale qui désarçonne? Une première lecture relève le souci, constant dans tout l’évangile, de maintenir un équilibre entre la promesse et l’échec16. La prédiction de 16,7 implique la promesse d’une restauration possible pour les disciples, tandis que la désobéissance des femmes, en 16,8, constitue un avertissement: 15. F. KERMODE, The Genesis of Secrecy: On the Interpretation of Narrative, Cambridge, MA – London, Harvard University Press, 1979, p. 68. 16. Voir, à ce sujet, J.F. WILLIAMS, Literary Approaches to the End of Mark’s Gospel, dans Journal of the Evangelical Theological Society 42 (1999) 21-35, pp. 22.33-35.
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même après la Résurrection, les disciples ne sont pas prémunis contre l’échec. Dans l’optique de Marc, l’expérience chrétienne suppose un va-etvient entre promesse divine et échec humain. Une autre lecture porte une attention plus grande au thème de la «blessure». À la fin du récit, cette blessure est triple: a) ce sont des femmes qui fuient à la fin de l’histoire; or le récit nous a fait attendre beaucoup de leur part! b) L’histoire qui précède se termine par un déferlement de violence (le désastre est beaucoup plus grand que prévu, et le récit n’offre pas de résolution). c) Marc s’étend beaucoup plus sur le Vendredi saint que sur Pâques (ce qui représente une blessure de nature puissamment liturgique)17. Cette peinture de la mort et de la violence crée un lien entre les lecteurs, qui connaissent cette expérience non par la lecture, mais par leur vie. Il en résulte une communion très forte entre ceux qui, ensemble, ont entendu le message et croient à sa réalisation. Et puisque l’évangile de Marc se présente comme un commencement, le silence final pousse le lecteur à lui donner une suite – dans sa propre vie. Après ce développement sur le rôle du silence, il reste à considérer de quelle façon s’opère, chez Marc, la caractérisation des personnages via leurs discours.
IV. CARACTÉRISATION DES
PERSONNAGES
1. Portée du terme «caractérisation» On associerait volontiers le terme «caractérisation» avec l’établissement d’un certain nombre de traits de caractère. Certains commentateurs ou prédicateurs ne s’en privent pas. Si Bultmann a constamment stigmatisé la tendance à «psychologiser», ce n’est pas pour rien; il avait perçu le danger. Caractériser revient à «mettre en relief les traits distinctifs», à «constituer le trait dominant» (Larousse). Or les récits bibliques, il est vrai, mettent en scène toute une gamme de personnages dont on peut relever des traits distinctifs. Dans le livre d’Esther, Haman est cruel, fourbe et imbu de lui-même. Cependant, ce personnage ne présente pas d’intérêt majeur à ce point de vue, mais uniquement dans son implication contre le peuple juif et son Dieu. Semblablement, comme l’écrit Céline Rohmer 17. Telle est la position défendue par R.W. SWANSON, «They Said Nothing», dans Currents in Theology and Mission 20 (1993) 471-478.
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dans un résumé de sa conférence figurant dans cet ouvrage, «dans le récit évangélique, la signification des personnages dépend de leur relation au seul personnage Jésus». Les personnages des évangiles sont appelés en particulier: 1) à mettre en évidence telle facette du personnage principal, Jésus; 2) à représenter différentes réponses à son enseignement et à sa pratique. Le lecteur est ainsi amené à s’identifier avec l’un ou l’autre des personnages ou, du moins, à entrer en interaction avec eux. Tout au long de son évangile, Marc retrace les types de réactions suscitées par Jésus, son enseignement, ses attitudes et ses actes – réactions fort diverses suivant les cas, et même nettement opposées, selon les groupes de personnages concernés. On peut en tirer une première conclusion: Jésus est un personnage extraordinaire, en face duquel les autres ne sauraient demeurer neutres; il suscite des réponses très vives, allant de la reconnaissance et de la confession ardente au rejet le plus méprisant. Nous allons donc centrer notre attention sur les différents types de réactions des personnages en face de Jésus, autrement dit, nous intéresser uniquement aux discours qu’ils tiennent à son égard, sous forme directe ou indirecte. Nous commencerons par les opposants (démons, adversaires) avant d’envisager les foules et ceux qui paraissent plus proches (Jean le Baptiste, Pierre). Nous compléterons le tableau par ce que dit Jésus de lui-même, puis du Dieu qu’il révèle. 2. Les adversaires Les propos des démons sur Jésus marquent une gradation. a) «Je sais qui tu es: le Saint de Dieu» (1,24b). b) «Tu es le Fils de Dieu» (3,11b). c) «Que me veux-tu, Jésus, Fils du Dieu Très-Haut?» (5,7) L’hommage est marqué – mais il n’est pas pour autant recevable. Jésus coupe court: au premier, il commande sévèrement de se taire; au deuxième, il commande très sévèrement de ne pas le faire connaître; et le troisième, «Légion», obtient l’autorisation d’aller sévir dans un troupeau de porcs. On insiste souvent sur la puissance de Jésus et l’impuissance des «esprits impurs». Elles sont réelles. Et le texte souligne aussi que ces démons reconnaissent en Jésus un envoyé de Dieu, venu pour les perdre. De nombreux commentateurs rapportent les répliques cinglantes de Jésus au «secret messianique» à respecter jusqu’à sa Résurrection. Tout cela est correct. Mais l’attention au DD permet de tirer une conclusion légèrement différente. Elle ressort surtout des propos du premier esprit impur: «Je sais qui tu es…». Cette affirmation cache en fait une prise de pouvoir sur l’autre, comme dans la phrase si souvent répétée: «Je te connais!».
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Les démons revendiquent une autorité: ils savent, ils ont la connaissance des secrets divins. C’est pourquoi Jésus reprend la main en les faisant taire: ils n’ont même pas droit à la parole. Il en va différemment des adversaires humains. Eux n’ont pas, et de loin, une appréhension aussi juste de l’identité de Jésus. Mais jamais Jésus ne les rabroue ni ne les fait taire. Tour à tour, voici leurs déclarations en DD à son propos: il blasphème (2,7), il mange avec les collecteurs d’impôts et les pécheurs (2,16), il a perdu la tête (3,21), il a Béelzéboul en lui (3,22), il a un esprit impur (3,30); n’est-ce pas le charpentier? (6,3), c’est Jean le Baptiste ressuscité des morts, c’est Élie, c’est un prophète semblable à l’un de nos prophètes (6,14-16). Soit un mélange de jugements tout faits, de critiques acerbes et de demi-vérités. Un premier point mérite d’être noté dans ce contexte. Quand il s’agit de trouver un motif de condamnation contre Jésus, le DD se complexifie: «certains se levaient pour donner un faux témoignage (inside view) en disant (DD): “Nous l’avons entendu dire (DD rapporté): ‘Moi, je détruirai ce sanctuaire fait de main d’homme et, en trois jours, j’en bâtirai un autre, qui ne sera pas fait de main d’homme’”» (14,57-58). Et le narrateur ajoute: «Mais, même de cette façon, ils n’étaient pas d’accord dans leur témoignage» (v. 59). Il s’agit d’un simulacre de procès: les faux témoignages affluent, et quand des anonymes se lèvent pour en donner un de plus, ils attribuent à Jésus une parole qu’il n’a jamais prononcée, mais qui sera reprise par les passants qui insultent le crucifié (15,29). En fait, Jésus a bien évoqué la destruction du Temple (13,2), mais jamais il n’a dit: «Je le détruirai». Un second point présente de l’intérêt. Lors du complot contre Jésus, les grands prêtres et les scribes cherchaient comment l’arrêter pour le tuer (DI), et le narrateur ajoute en DD: «Ils disaient en effet: “Pas en pleine fête, de peur qu’il n’y ait des troubles dans le peuple”» (14,1-2). Et le DI réapparaît plus loin: «Judas Iscarioth, l’un des Douze, s’en alla chez les grands prêtres pour leur livrer Jésus. À cette nouvelle, ils se réjouirent et promirent de lui donner de l’argent. Et Judas cherchait comment il le livrerait au bon moment» (14,10-11). Dans l’élaboration du complot, Marc adopte le DI, qui correspond très bien à une situation où tout se joue dans l’ombre. La logique narrative exigerait dès lors que le DI s’étende à l’ensemble des préparatifs. Le texte se lirait alors ainsi: «Ils cherchaient comment arrêter Jésus par ruse pour le tuer, mais discrètement, sans ameuter le peuple durant la fête». Pourquoi l’auteur est-il passé au DD en dévoilant leur crainte? Première observation: l’expression verbale «ils disaient» peut tout aussi bien se traduire par «ils se disaient» ou «ils se disaient entre eux», ce qui représente alors une inside view (de chaque
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personnage isolément, ou plutôt de ce groupe de personnages). Seconde observation: même ainsi, leur propos se lit entre guillemets, ce revient à le mettre en relief. Comme on le voit, ces nuances se déploient grâce à un art narratif consommé. 3. Attitudes respectueuses ou enthousiastes Le personnage clé qui incarne l’attitude respectueuse est Jean le Baptiste. Après l’affirmation initiale du narrateur, dont nous avons parlé, Jean est le premier personnage du récit à formuler son témoignage: «Celui qui est plus fort que moi vient après moi, et je ne suis pas digne, en me courbant, de délier la lanière de ses sandales. Moi, je vous ai baptisés d’eau, mais lui vous baptisera d’Esprit Saint» (1,7-8). J’ai parlé de témoignage. En effet, la parole de Jean sur Jésus est très personnelle: moi / moi / je / moi / je. Loin de représenter un repli sur soi, ces pronoms à la première personne ouvrent un espace relationnel: celui / ses / lui. En reconnaissant la supériorité de celui qui vient après lui, Jean le Baptiste s’efface et laisse la place à Jésus. Ses propos sont singuliers. Il ne dit pas qui est Jésus, il ne lui octroie aucun titre, il se situe par rapport à lui. D’où l’usage intensif de pronoms personnels. Ces déictiques montrent bien deux choses: 1) l’importance du hic et nunc: avec la venue de Jésus, c’est une frontière qui est franchie; 2) la priorité aux relations établies avec lui – relations confirmées par le don de l’Esprit Saint. Les réactions enthousiastes, quant à elles, sont l’apanage de la foule: «Il commande même aux esprits impurs et ils lui obéissent» (1,27). «Nous n’avons jamais rien vu de pareil», dit la foule en rendant gloire à Dieu (2,12). «Il a bien fait toutes choses; il fait entendre les sourds et parler les muets» (7,37). «Béni soit au nom du Seigneur Celui qui vient. Béni soit le règne qui vient, le règne de David notre père!» (11,9-10). Malheureusement, la foule est sensible aux actes de puissance, à ce qui est spectaculaire. Elle va donc se détourner de Jésus dès qu’il paraîtra en situation de faiblesse ou d’infériorité devant le pouvoir romain. Il est encore une autre réaction enthousiaste, très différente: celle de Pierre. Jésus vient de demander à ses disciples: «Et vous, qui dites-vous que je suis?». Le narrateur cadre bien la réponse qui fuse. Elle est de Pierre: «Prenant la parole, Pierre lui répond: “Tu es le Christ”» (8,29). L’introduction au DD contient un hébraïsme: «Répondant, il dit [ἀποκριθεὶς δέ … λέγει αὐτῷ]», expression qui évoque la prise de parole. Nous connaissons tous l’importance de cette confession, aussi puissante que précise. Admirable! Sauf que trois ou quatre versets plus loin, Pierre se disqualifie en réprimandant Jésus qui a évoqué ses souffrances à venir.
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Au point que Jésus le reprend à son tour, discernant dans ses paroles une tentation satanique. La conclusion est cinglante: comme Pierre a pris la parole, il prend les devants et se pose en obstacle sur le chemin qui conduit Jésus à Jérusalem. Il a dit juste, mais en a tiré de fausses conclusions: le Messie ne saurait souffrir ni mourir. Pierre a proclamé, sans toutefois comprendre… Un autre passage de Marc reprendra la même formule: ἀποκριθεὶς ὁ Πέτρος λέγει τῷ Ἰησοῦ. Ce sera au chapitre suivant, sur la montagne, et le narrateur n’hésitera pas à préciser: «Il ne savait que dire car ils étaient saisis de crainte» (9,6). Comme on le voit, et comme Pierre en fait la douloureuse expérience, il est possible de prendre la parole (DD)… sans savoir que dire (DIL)! Après les adversaires et les amis de Jésus, il reste à examiner les propos (directs ou indirects) attribués à ce dernier. 4. Jésus Nous considérons ici ce que Jésus dit de lui-même. Cela nous permet d’examiner le traitement spécifique des titres christologiques dans l’évangile selon Marc. Commençons par le terme «Christ», qui apparaît sous un angle intéressant en 9,41: «Quiconque vous donnera à boire un verre d’eau parce que vous appartenez au Christ, en vérité, je vous le déclare, il ne perdra pas sa récompense». Dans les phrases précédentes, Jésus évoque l’impossibilité de faire un miracle en son nom et de pouvoir, aussitôt après, mal parler de lui. Jésus en tire une conclusion: «Celui qui n’est pas contre nous est pour nous» (9,40). Nous nous situons ici au niveau communautaire. Ceux qui vivent en relation avec le Christ ne peuvent ni ne doivent faire l’objet d’aucun rejet! Le niveau relationnel (parler de lui, agir en son nom) engage la question communautaire (appartenir au Christ, en vérité). Ce qui signifie en clair: le titre évoqué par Jésus, «le Christ», est moins une désignation personnelle qu’un modèle relationnel. «Appartenir au Christ» situe le croyant par rapport au Seigneur. Le Béni de Dieu est aussi celui qui bénit les humains. En va-t-il de même du titre «Fils de l’homme», abondamment utilisé par Jésus? Cette expression, apparue déjà en 2,27-28, devient plus explicite en 8,38: «Si quelqu’un a honte de moi et de mes paroles au milieu de cette génération adultère et pécheresse, le Fils de l’homme aussi aura honte de lui, quand il viendra dans la gloire de son Père avec les saints anges». Nous distinguons la même prise de distance que précédemment: parler de moi > appartenir à lui [le Christ] avoir honte de moi > lui [le Fils de l’homme] aura honte
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Clairement, le passage de la 1re à la 3e personne indique une distanciation. En se désignant, Jésus ne retient pas le regard sur lui, mais le dirige immédiatement sur un autre lui-même, le Messie ou Celui qui vient dans la gloire du Père. Cette dimension ne passe pas inaperçue, elle apparaît aussi dans les annonces de la Passion, où le sujet qui souffre est toujours désigné à la 3e personne en DD: «Jésus […] se mit à leur dire ce qui allait lui arriver: “[…] le Fils de l’homme sera livré…”» (10,32-33). Le cas du titre «Fils de Dieu» se présente un peu différemment. Comme nous l’avons vu en parlant des adversaires de Jésus, les premiers à lui attribuer ce titre sont des démons. Intéressons-nous à la réplique de Jésus. «Les esprits impurs, quand ils le voyaient, se jetaient à ses pieds et criaient: “Tu es le Fils de Dieu”. Et il leur commandait très sévèrement de ne pas le faire connaître [καὶ πολλὰ ἐπετίμα αὐτοῖς ἵνα μὴ φανερὸν αὐτὸν ποιήσωσι]» (3,11-12). L’expression μὴ φανερὸν αὐτὸν ποιήσωσι en dit long: Jésus s’oppose à ce dévoilement («le faire connaître»), non parce qu’il serait fallacieux ou abusif, mais parce qu’il correspond à la réalité. Cette révélation pourra se faire, mais plus tard, après sa mort et sa résurrection – et de préférence par ses disciples! Dans ce chapitre 3, notons-le, les paroles des démons en DD deviennent véridiques uniquement par la réaction de Jésus en DI. Les trois titres examinés apparaissent simultanément dans la scène de la comparution devant le Sanhédrin: «Le Grand Prêtre l’interrogeait; il lui dit: “Es-tu le Messie, le Fils du Dieu béni?” Jésus dit: “Je le suis [Ἐγώ εἰμι], et vous verrez le Fils de l’homme siégeant à la droite du Tout-Puissant et venant avec les nuées du ciel”» (14,61-62). Le cumul des trois titres (Messie ou Christ, Fils de Dieu, Fils de l’homme) est impressionnant. La réponse de Jésus, directe et limpide, tranche avec la rhétorique indirecte à laquelle Marc a si souvent recours. Matthieu corrigera le Ἐγώ εἰμι en Σὺ εἶπας («Tu le dis», Mt 26,64), et Luc en Ἐὰν ὑμῖν εἴπω, οὐ μὴ πιστεύσητε («Si je vous le dis, vous ne me croirez pas», Lc 22,67). De fait, chez Marc, Jésus répond par un JE au ES-TU? prononcé par le grand-prêtre. Camille Focant résume ainsi la scène: Jésus sort de son mutisme. Par un sobre «Je (le) suis», il confirme d’abord sans réserve qu’il est bien le Messie, le Fils du Béni (v. 62). Mais il ajoute aussitôt un correctif. Certes, il est tout cela, mais encore faut-il «bien s’entendre sur le sens» (Gourgues). La première fonction des paroles ajoutées par Jésus est de souligner que ceux qui sont actuellement dans le rôle de juges seront à leur tour jugés par celui qui se trouve devant eux (de Jonge; Hengel), car «ceux qui le condamnent aujourd’hui le verront triomphant» (Cuvillier)18. 18. FOCANT, L’évangile selon Marc (n. 12), pp. 552-553.
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Et le même auteur ajoute que cette affirmation de Jésus constitue «le point culminant de la christologie de l’évangile de Marc». Il relève aussi un trait d’ironie dans le fait que le grand-prêtre accuse Jésus de blasphème, alors qu’en rejetant celui que le lecteur connaît comme le Fils de Dieu (1,11; 9,7), c’est le grand-prêtre lui-même qui commet un blasphème. C’est ainsi que nous voyons réapparaître immédiatement le chuchotement narratif au-delà du DD! L’ironie est même cinglante: des juges qui seront jugés, un grand-prêtre qui blasphème… Nous en arrivons ainsi, tout naturellement, aux paroles de Jésus sur son Dieu, autrement dit à la nouvelle image de Dieu qui surgit dans le deuxième évangile. V. COMMENT TRANSPARAÎT DIEU? Selon les paroles de Jésus en DD, Dieu est Créateur (10,6.9), seul digne d’être appelé bon (10,18), seul à pouvoir sauver les humains (10,26-27). Tout lui est possible (ibid.) et nous sommes appelés à lui faire entièrement confiance (11,22). Il est comparé à un père rempli d’amour (12,6). Ce n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants (12,27), et il abrège les jours de détresse à cause des élus (13,20). Lui seul connaît l’heure de l’avènement du Fils de l’homme (13,32). Jésus s’adresse à lui en l’appelant «Abba, Père» (14,36). Tous ces éléments transparaissent également chez Matthieu et Luc. Quelle est donc la particularité du deuxième évangile dans la présentation de Dieu? Elle découle assurément de paroles prononcées, de paroles en DD qui émanent de Dieu lui-même. Ces paroles, nous les connaissons bien. Elles proviennent de la «voix venant des cieux». Cette voix se fait entendre à deux reprises, à des moments stratégiques dans la narration: lors du baptême de Jésus (1,11) et lors de sa transfiguration (9,7). Elle confirme que celui-ci est bien le «Fils bien-aimé», la première fois en s’adressant directement à lui (2e personne), la seconde en parlant aux trois disciples présents sur la montagne (3e personne). Jusqu’ici, rien de très particulier. Mais ces interventions divines en DD cessent au moment de la Passion. Aucun écho n’est mentionné quand Jésus supplie son Père à Gethsémani, ni surtout quand il exprime sa détresse du haut de la croix. Le ciel demeure désespérément silencieux, et ce silence surprend le lecteur. Celui-ci entend résonner la parole du centurion – une parole tout à fait inattendue, prononcée par un homme qui discerne le sens et reconnaît dans le crucifié un Fils de Dieu. Puis plus rien. Aucune parole en DD, ni des femmes
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qui regardent, ni de Joseph d’Arimathée qui intervient, ni de Pilate étonné, ni du centurion consulté. Un seul propos, celui qui est chuchoté par les femmes se demandant qui leur roulera la pierre. Surgit alors un messager céleste, ce «jeune homme [νεανίσκος]» déjà rencontré à Gethsémani lors de la fuite des disciples. Sa nudité a été recouverte d’une «robe blanche», et c’est lui qui annonce aux femmes le message de Pâques, en DD (16,6-7). Jésus est proclamé vivant, par une figure que Marc ne présente pas comme un ange mais qui remplit ce rôle. Devant ces deux figures improbables, le centurion romain et le νεανίσκος, le lecteur prend acte d’un transfert capital: le témoignage de la voix céleste est maintenant relayé par celui des humains. Ce changement s’opère au niveau du DD, de la parole dite. Mais ce qu’il faut noter, c’est que le lecteur prend conscience de ce phénomène uniquement par la stratégie narrative de Marc, notamment par la gestion des silences – celui du ciel tout d’abord, puis celui des femmes, sans oublier le silence le plus important: celui du récit qui s’achève. Il fallait ce style de communication indirecte… pour le dire! Université de Lausanne – IRSB Ch. des Esserpys 11 CH-1032 Romanel-sur-Lausanne Suisse [email protected]
Yvan BOURQUIN
FAIRE DIRE POUR FAIRE PARLER, OU COMMENT LA PAROLE DE DIEU SE MÊLE AU DISCOURS DES HOMMES Dieu parle. Jésus est le Verbe. La Parole était auprès de Dieu, et la Parole était Dieu. Du commencement à la fin de la Bible il n’est question que de parole. Jacques ELLUL1
Par son art de la formule, Jacques Ellul vise à l’essentiel d’une réflexion sur la contribution du discours des personnages à leur caractérisation: dans le récit évangélique, les paroles attribuées aux personnages ont pour seul horizon la parole qu’est Jésus. Leur signification ne dépend que de lui. Non seulement de ce qu’il dit mais aussi de ce qu’il fait, de ce qu’il est – la parole divine ne se limite pas au langage mais caractérise l’être même de Dieu. La parole de Dieu est équivalente à l’action, elle est puissance, elle agit et ne reste pas sans effet, elle «est l’opération divine par excellence»2. Les personnages réagissent donc à cet événement de la parole Jésus, parole du Royaume qui désormais les atteint. Et le narrateur peut jouer de différentes techniques pour raconter les effets de cette parole sur ses personnages. Parmi ces techniques, le récit de paroles. Et dans le récit de paroles, le narrateur peut opter pour le discours rapporté, procédé narratif qui lui garantit un effet de réel bien supérieur aux autres. Mon propos consistera à interroger la manière dont le narrateur matthéen se saisit de ce procédé pour raconter les effets de la parole Jésus dans la parole parlée des hommes. Quelles traces la parole Jésus laisset-elle dans le discours des personnages? Quels moyens le narrateur donne-t-il à son lecteur pour repérer et interpréter ces traces? Si la caractérisation des personnages par le discours (manifeste ou intérieur) est l’occasion pour le narrateur de préciser leur relation à la parole Jésus, leur discours est également corrélé au monde de la réalité et donc livré au lecteur comme un lieu possible de reconnaissance. Dans ce cas, comment ces discours sont-ils programmés pour déborder hors texte? Que cherchent-ils à produire sur le lecteur qui est leur véritable cible? Avant de répondre à ces questions par l’analyse de plusieurs passages significatifs, il importe de remarquer que Matthieu lui-même invite son lecteur à une réflexion sur la communication mise en jeu. 1. J. ELLUL, La parole humiliée, Paris, Seuil, 1981, p. 54. 2. Ibid., p. 56.
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À plusieurs reprises, le narrateur matthéen assume ouvertement son rôle de relais entre lecteur et personnages3. Ainsi, lorsqu’il abandonne ses personnages au discours rapporté, il a pris soin d’en préparer la réception auprès du lecteur. Sur ce point herméneutique, je fais mien ce que Vincent Jouve explique à propos du personnage: L’œuvre se prête à différentes lectures, mais n’autorise pas n’importe quelle lecture. La liberté du lecteur est elle-même codée par le texte: il est difficile de savoir ce que chacun en fait, mais non comment chacun en use. La construction des signifiés, si elle appartient bien au destinataire, se fait sur la base des indications textuelles4.
La caractérisation des personnages par le discours n’échappe pas à cette prédétermination que le narrateur matthéen fait explicitement apparaître à nos yeux un jour de Sabbat, dans la controverse herméneutique mise en scène entre Jésus et les Pharisiens. I. LE CADRAGE INTERPRÉTATIF: CE QUE PARLER VEUT DIRE (MT 12,33-37) La première controverse qui oppose directement Jésus aux Pharisiens éclate un jour de Sabbat. L’épisode des épis arrachés montre, selon Matthieu, l’incapacité des Pharisiens à comprendre ce que signifie «C’est la miséricorde que je veux, non le sacrifice» (Os 6,6). La parole du prophète est restée lettre morte, elle ne s’est pas incarnée en eux. Le parcours que leur fait ensuite suivre l’évangile se poursuit donc en dehors d’elle et leur parcours langagier l’atteste: le narrateur leur attribue un langage mensonger et mortifère. Il construit ainsi un personnage qui parle pour accuser (12,10) et pour tuer (12,14). Le discours de pouvoir de ce personnage est l’occasion pour le narrateur d’expliquer à son lecteur ce que parler veut dire5. La réflexion critique est placée sous l’autorité de Jésus qui procède en trois temps: – Jésus retourne le raisonnement des Pharisiens (12,25-30): ce n’est pas Béelzéboul qui est à l’origine de la puissance de libération qui agit par lui mais c’est l’Esprit de Dieu; cela signifie que «le Royaume de Dieu vient de vous atteindre» (12,28). 3. Sur cette fonction du narrateur: V. JOUVE, L’effet-personnage dans le roman, Paris, P.U.F., 22008, p. 17. 4. Ibid., p. 15. 5. «J’appelle discours de pouvoir tout discours qui engendre la faute, et partant la culpabilité, de celui qui le reçoit», R. BARTHES, Leçon, Paris, Seuil, 1978, p. 11.
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– Jésus met publiquement en garde contre la confusion entre ce qui vient de Dieu et ce qui vient de Béelzéboul: se tromper sur l’origine de sa puissance de libération revient à blasphémer contre l’Esprit qui est descendu sur lui. Cette confusion implique que deux puissances contraires agissent dans ce monde, le combat a lieu maintenant pour et parmi les hommes (12,31-32). – Matthieu en tire donc les conséquences et Jésus lance un appel solennel (12,33-37)6: 33
Supposez que l’arbre est beau, son fruit aussi [est] beau, supposez que l’arbre est pourri, son fruit aussi [est] pourri car l’arbre est connu en vertu du fruit. 34 Engeances de vipères! Étant mauvais, comment pouvez-vous parler les bonnes choses? Car la bouche parle en vertu de ce qui déborde du cœur. 35 L’homme bon sort de bonnes choses en vertu du bon trésor et l’homme mauvais sort de mauvaises choses en vertu du mauvais trésor. 36 Je vous dis que tout vain discours que les hommes parleront, ils en rendront compte au jour du jugement. 37 Car en vertu de tes paroles tu seras justifié, et en vertu de tes paroles tu seras condamné.
Le logion sur l’arbre et le fruit est habituellement traité sur un plan moral. Les commentaires lisent à la place du mot «fruit», le mot «œuvre»7. Ces versets seraient un rappel général à l’ordre éthique visant à bien faire comme à bien dire sous peine de déconvenue au jour du jugement8. Or Matthieu est ici beaucoup plus précis: il ne s’agit pas ici de faire mais exclusivement de dire. Il ne s’agit pas non plus d’une menace mais d’une promesse au nom d’une invitation à parler. L’événement Jésus est un événement de parole qui révèle la proximité du Royaume (4,17). Or s’il parle la parole du Royaume, il atteint désormais les hommes (12,28). Le rencontrer met donc au jour la réalité du cœur de l’homme, la réalité du sujet9. Et ce qui en déborde peut en 6. Traduction de l’auteur. 7. «Il est donc important de noter que le “fruit” du v. 33 n’est pas une œuvre quelconque mais une parole, et que cette parole, par ailleurs, est assimilée à une œuvre ou à un acte». P. BONNARD, L’évangile selon saint Matthieu, Genève, Labor et Fides, 32002, p. 183; «Le fondement de ce principe anthropologique est saisissable dans le logion de l’arbre et ses fruits (7,16-20; cf. 12,33-35): la vérité de l’homme réside non pas dans un être intérieur où s’alimentent pensées et intentions, mais dans son comportement concret, ses actes, ses καρποί», D. MARGUERAT, Le jugement dans l’Évangile de Matthieu, Genève, Labor et Fides, 21995, p. 290, n. 49. 8. En ce sens aussi: W. DAVIES – D. ALLISON, Matthew 8–18, London, T&T Clark, 2007 (1991), p. 366. 9. L’anthropologie juive ordonne ici le sens des mots: «le cœur est le siège de la décision et du projet existentiel. Autrement dit: comme l’humain n’a qu’un cœur, il ne
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témoigner puisque la parole en garde la trace. Du logion sur l’arbre et le fruit découlent par conséquent trois indicateurs utilisables pour mesurer les effets de la parole du Royaume dans la parole parlée des hommes: – un indicateur de vérité: possibilité est offerte au sujet parlant d’être connu par Dieu, non pas jugé mais connu en vérité (12,33) / γινώσκεται (présent passif); – un indicateur de conversion: la qualité de la parole n’est pas intrinsèque au sujet parlant mais dépend du trésor qu’il découvre, qu’il s’approprie et auquel il puise (13,44.52); la parole du Royaume appelle le sujet à la conversion et à puiser ses paroles au bon trésor (12,34-35); – un indicateur de liberté: la parole parlée n’est pas la cause du jugement, elle en est un symptôme10, elle est le lieu vivant où se mène un combat (12,36-37) au nom d’une promesse de libération en vue de devenir sujet parlant du Royaume. Le logion sur l’arbre et le fruit porte l’attention du lecteur sur la fonction caractérisante du discours des personnages: la parole parlée des hommes est bien signe de quelque chose. Leur discours (manifeste ou intérieur) n’a plus simplement un rôle informatif mais un rôle sémiosique11, autrement dit, la parole parlée participe de la connaissance du sujet parlant, non seulement de ce que le sujet connaît mais de ce qu’on connaît de lui. Le logion sur l’arbre et le fruit fournit enfin au lecteur les indicateurs nécessaires à l’interprétation du discours des personnages: la parole parlée des hommes fait signe de la vérité de leur discours, de la conversion de leur cœur au bon trésor et de leur libération en vue de devenir des sujets parlant du Royaume. Le discours rapporté se présente ainsi comme un moyen littéraire d’expérimenter la parole du Royaume en tant qu’événement à saisir. Et Paul Ricœur d’en rappeler le lent déploiement: «En premier, la rencontre de l’événement, puis le retournement du cœur, puis l’agir en fonction»12.
peut avoir qu’un trésor, ou le terrestre ou le céleste». D. MARGUERAT, L’historien de Dieu, Genève, Labor et Fides; Paris, Bayard, 2018, p. 133. 10. La préposition ἐκ (vv. 33.34.35.37) ouvre à plusieurs interprétations (origine, moyen, cause). Elle n’indique pas ici le sujet de l’action mais la base retenue par le véritable sujet. En conséquence, nous proposons de la traduire par la locution «en vertu de»: «l’arbre est connu en vertu du fruit» (v. 33). 11. Une des quatre fonctions habituellement attribuées à la description dans un roman (mimésique, mathésique, esthétique, sémiosique). La fonction sémiosique consiste précisément à réguler le sens, à livrer une signification au lecteur. Sur ce point: V. JOUVE, Poétique du roman, Paris, Armand Colin, 32010, pp. 56-57. 12. P. RICŒUR, L’herméneutique biblique, Paris, Cerf, 2001, p. 259.
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C’est ainsi que la parole des hommes peut faire signe de la parole du Royaume. C’est ainsi qu’un jour de Sabbat, le narrateur lève le voile sur un pan de sa stratégie en exposant au lecteur ce que parler veut dire. Dès lors la caractérisation langagière du sujet parlant nous indique comment les personnages, même à leur insu, saisissent l’événement qui les atteint, comment ils échappent, s’opposent, résistent ou consentent à la parole qui leur est adressée. II. LES PARABOLES COMME LIEUX PRIVILÉGIÉS D’EXPLORATION DE LA PAROLE HUMAINE
Les paraboles offrent un espace de liberté parfait pour mener «une exploration fictionnelle»13 de la parole humaine. Le paraboliste a en effet toute latitude pour rendre compte des comportements humains et faire prendre conscience à ses auditeurs d’un réel déjà là mais qu’ils sont empêchés de voir. Les paraboles pensent la réalité humaine par le biais d’images grossissantes qui visent à initier la réflexion critique. J’en déduis avec Paul Ricœur qu’«il y a plus à penser à travers la richesse [de leurs] images que dans la cohérence d’un simple concept»14. Ce constat fait, je retiens quatre paraboles qui dramatisent l’un ou l’autre des indicateurs de vérité, de conversion et de liberté en choisissant de faire parler leurs personnages15. 1. L’indicateur de vérité: La parabole du débiteur impitoyable (18,23-35) La parabole prolonge un échange entre Pierre et Jésus sur le pardon illimité et propose d’expérimenter non pas ce que le pardon veut dire (le mot n’apparaît même pas) mais ce que pardonner signifie. Acte 1 (18,24-27): un roi qui a prêté démesurément demande maintenant remboursement. À son initiative, il rencontre ses serviteurs individuellement 13. L’expression est empruntée à R. ALTER, L’art du récit biblique, trad. P. LEBEAU – J.-P. SONNET (LR, 4), Bruxelles, Lessius, 1999, p. 216. 14. RICŒUR, L’herméneutique biblique (n. 12), p. 261. 15. La lecture proposée ici des paraboles matthéennes s’appuie principalement sur W.D. DAVIES – D.C. ALLISON, A Critical and Exegetical Commentary on the Gospel According to Saint Matthew, Edinburgh, T&T Clark, 3 vols, 1988-1997; U. LUZ, Matthew: A Commentary (Hermeneia), Minneapolis, MN, Fortress, 3 vols, 2001-2007; J. LAMBRECHT, Out of the Treasure: The Parables in the Gospel of Matthew, Leuven, Peeters, 1991; C. ROHMER, Valeurs et paraboles: Une lecture du discours en Matthieu 13,1-53 (EB, 66), Pendé, Gabalda, 2014; H. WEDER, Die Gleichnisse Jesu als Metaphern, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1984.
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puisque la dette ne peut être qu’une question de rapports interpersonnels. Le premier serviteur est redevable d’une telle somme que son engagement à rendre le tout le condamne à l’impossible. Le paraboliste l’abandonne au discours direct pour lui faire dire son propre enfermement: «Prends patience envers moi, et je te rembourserai tout» (18,26). La grâce divine est obtenue, le roi le laisse aller, littéralement il le «délie» (18,27) mais aucun mot de reconnaissance ne sort de la bouche du serviteur qui garde le silence. Acte 2 (18,28-30): l’ingratitude scandaleuse du serviteur nouvellement gracié apparaît au grand jour au moment où il refuse d’effacer la dette insignifiante de son compagnon qui pourtant a corrigé l’engagement fou à rendre le tout puisqu’il lui dit simplement: «Prends patience envers moi, je te rembourserai» (18,29) – la suppression du «tout» (πάντα) suffit à signifier la vérité du premier serviteur et à le caractériser en retour comme menteur et trompeur. Ce premier serviteur est en réalité resté imperméable à la parole divine, la grâce offerte ne l’a pas atteint au cœur, elle ne s’est pas incarnée en lui et n’a rien modifié à son parcours. Il se comprend toujours comme créditeur de son frère et non comme débiteur de son roi. Son discours de pouvoir reste aliéné à une logique comptable, trésor auquel il puise son langage (18,28). Par la dramatisation d’un discours de pouvoir, exhortation est faite au lecteur pour une transformation véritable qui consiste à se comprendre soi-même autrement. Le paraboliste fait dire à ses personnages et aussitôt la réalité de la situation est dévoilée: la parole de grâce appelle une conversion. 2. L’indicateur de conversion: La parabole des deux fils (21,28-32) La parabole des deux fils invite à prendre part à son récit: «Quel est votre avis?» (21,28). La question met sur un pied d’égalité les personnages en présence et le lecteur – chacun est convoqué pour jouer au jeu de la parabole qui consiste à révéler la vérité du sujet à qui elle s’adresse. Le jeu se joue en deux manches. Première manche (21,28-31a): il faut imaginer deux parcours de fils, leur père les sollicite pour un travail à la vigne. L’appel est radical, soudain. Manifestement, le père attend qu’on obéisse à sa parole et qu’on agisse en conséquence: «Va aujourd’hui travailler à la vigne!». Le premier fils dit non, pris de remords, il change d’avis puis fait. Le second fils dit oui, affiche son obéissance au père en l’appelant servilement «seigneur» (v. 30) puis finalement ne fait pas. C’est le moment de jouer: de ces deux parcours, lequel valider? Le faire ou le dire? Le faire
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est-il l’ultime critère de jugement? Les fruits attestent-ils la vérité de l’arbre? Les personnages en présence le pensent et le disent: ils valident le faire du premier fils au détriment du dire de l’autre fils. La seconde manche débute, la parabole a entraîné ses auditeurs précisément là où elle le souhaitait. Ils disent et aussitôt le piège se referme sur eux: «En vérité, je vous le déclare, collecteurs d’impôts et prostituées vous précèdent dans le Royaume de Dieu» (v. 31). Le piège consistait à ne focaliser l’attention que sur l’agissement final des fils. Ce qui semblait compter était le travail à la vigne, le faire paraissait l’essentiel. Or la figure de Jean Baptiste que le narrateur introduit dans le commentaire dans lequel Jésus révèle la signification véritable du dire et du faire, vient éclairer en nouveauté la parabole: le dire manifeste la non-écoute, tandis que le faire manifeste à la fois la reconnaissance et l’efficacité de la parole. Jean Baptiste a appelé à la conversion et ils ne l’ont pas cru. Sa parole est restée lettre morte, elle ne s’est pas incarnée en eux, ils n’ont pas même été pris de remords. Plus que le faire, le repentir du premier fils est mis en lumière, c’est-à-dire l’effet de la parole du Père en lui. La parabole conduit non pas à se satisfaire d’un agir, si obéissant soit-il, mais à reconnaître son impassibilité à l’appel du Père. Elle amplifie l’appel et réfléchit aux parcours et aux non-parcours que cet appel suscite. La parabole rend participant de ce qu’elle annonce en faisant dire, il s’agit de devenir un sujet parlant qui s’engage dans la parole, dans la parole parlée et dans la parole reçue. Le jeu a révélé la vérité des auditeurs: ils n’ont pas entendu l’appel du Père. Leur discours de pouvoir porte le faire en juge absolu mais la parabole dévoile le renversement opéré par Jésus, non pas le faire d’abord mais l’appel du Père: «Va aujourd’hui!». 3. L’indicateur de liberté: La parabole du festin nuptial (22,1-14) Conjointement à la polémique contre les autorités, Jésus s’adresse à la communauté nouvellement fondée et s’intéresse maintenant aux derniers arrivés à la fête. Il offre deux histoires en une. La première porte sur les refus répétés des invités à la noce (22,2-9), la seconde sur le devenir d’un seul des convives qui y participe finalement (22,10-14). Cette seconde histoire nous intéresse plus particulièrement. Un corpus mixtum composé de mauvais et de bons a répondu oui à l’appel du roi (22,10). Accepter l’invitation semblait jusque-là le plus important, mais la parabole crée la surprise et met en garde sur le oui que
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chacun est amené à prononcer. L’histoire se resserre sur une relation interpersonnelle. Un homme issu du corpus mixtum – Est-il bon? Est-il mauvais? – est exclu pour ne pas posséder un vêtement dont personne n’avait encore jamais entendu parler (22,11-12). Le roi l’appelle «mon ami» (22,12) comme l’ouvrier de la première heure qui revendique un supplément de salaire (20,13), comme Judas qui trahit Jésus (26,50). «Mon ami», l’expression suffit à le désigner comme un de ceux qui ont répondu oui à l’appel, cet homme a bien entendu la parole d’invitation qui lui a été adressée mais sa parole n’a pas été libérée. Cet homme reste muet, il reste sans voix parce que sans parole. Le roi ne cherche pas à savoir pourquoi cet homme ne possède pas le fameux habit de noce, il s’intéresse au comment il est entré ici, à la singularité de son parcours. Dans ce face-à-face, l’homme reste muselé (22,12, ἐφιμώθη forme passive à l’emploi unique dans cet évangile). Littéralement, il «a été fermé hermétiquement». Rien ne l’atteint, rien ne le traverse. Il est figé, comme empêché. Plus que l’habit, cet enfermement cause son éviction. Le oui prononcé un jour est resté sans effet. Rien n’explique cet hermétisme mais lui seul est sanctionné. Pris en défaut, l’ami n’a pas répondu à la véritable invitation qui consiste à parler. Il n’a pas saisi la liberté que son oui à l’invitation lui accordait. D’autres dans le récit porteur n’ont pas manqué de vivre de cette liberté offerte et de s’engager pleinement dans la parole. On pense ici au centurion qui reconnaît en Jésus le trésor et compte bien se l’approprier (8,5-13) – il s’octroie la liberté promise à d’autres et s’engage librement dans la parole. Le centurion puise à son langage de soldat romain (8,9) mais parle la parole du Royaume, parole souveraine qui ordonne et guérit. Son discours le caractérise en retour comme disciple du Royaume, un sujet rendu libre. On pense encore à la Cananéenne qui ne reste pas impassible non plus mais reconnaît en Jésus le trésor et s’engage librement dans la parole, au point de déplacer le maître et d’obtenir en retour selon sa volonté (15,21-28). Se prosterner ne lui a pas suffi (15,25), elle s’est élancée dans la parole parce qu’elle sait que Jésus peut la reconnaître en vertu de ses paroles. Ce qu’elle dit déborde du cœur et la caractérise en retour comme disciple du Royaume, un sujet rendu libre. Dans la parabole du festin nuptial, c’est bien le mutisme de l’invité qui est sanctionné (22,13). Le roi apparaît comme un hôte soucieux de la vérité de ses sujets mais sa reconnaissance est restée lettre morte, elle n’a pas œuvré au cœur de cet homme qui est resté figé dans sa logique comptable symbolisée par l’habit de noce. Le discours rapporté met en garde: invitation est faite à vivre d’une liberté nouvelle.
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4. Les indicateurs de vérité, conversion et liberté: La parabole des talents (25,14-30) Voici l’histoire d’un maître qui confie ses biens à ses serviteurs, à chacun selon ses capacités, puis il part en voyage. Son absence dure. Que faire, alors que rien n’a été dit? Le premier serviteur fait aussitôt fructifier ses talents, le deuxième réagit semblablement, le troisième creuse la terre et cache l’unique talent reçu. Le jour dernier arrive, le maître revient. Sans surprise, chacun doit rendre compte. Les deux premiers serviteurs reçoivent en surabondance: «Entre dans la joie de ton seigneur!» (25,21.23). Il faut ici s’intéresser au troisième serviteur qui s’approche du maître et à qui le narrateur second fait dire: 24
«Maître, je savais que tu es un homme dur: tu moissonnes où tu n’as pas semé, tu ramasses où tu n’as pas répandu; 25 par peur, je suis allé cacher ton talent dans la terre: le voici, tu as ton bien». 26 Mais son maître lui répondit: «Mauvais serviteur, timoré! Tu savais que je moissonne où je n’ai pas semé et que je ramasse où je n’ai rien répandu. 27 Il te fallait donc placer mon argent chez les banquiers: à mon retour, j’aurais recouvré mon bien avec un intérêt».
Reconnu dans sa singularité, ce serviteur parle librement devant son maître. Sa déclaration explique a posteriori son choix d’enterrer le talent confié. Il fait un portrait peu sympathique du maître: un homme dur, vivant de l’exploitation du travail des autres. Un mot résume son attitude: la peur. Elle l’a inhibé. Il n’a pas pu faire sien le talent confié: voici «ton talent», «ton bien» (25,25). Aucune appropriation. Le travail en profondeur ne s’est pas fait en lui mais dans la terre. Le don premier est resté sans effet, rien ne l’a déplacé de sa logique légaliste. Son discours le caractérise comme un individu perclus par la peur de mal faire. La réponse du seigneur le qualifie aussitôt de «mauvais serviteur et timoré» (πονηρὲ δοῦλε καὶ ὀκνηρέ, 25,26-27). Le seigneur lui reproche de ne pas avoir agi en conformité avec ce qu’il pensait (imaginait?) de lui: tu savais... Il te fallait donc (25,27). Le serviteur n’est pas allé au bout de sa logique comptable, il n’a pas réglé son faire sur son dire. Il aurait dû placer l’argent à la banque. La sanction finale est inversement proportionnelle à la récompense des deux autres (25,28-30). Le discours du serviteur est laissé à l’interprétation du lecteur mais plusieurs indices semés par le narrateur font penser qu’il s’est trompé sur son maître – peu importe, le choc se situe dans la violence de la sanction. Le serviteur est condamné en vertu de ses paroles, symptômes d’une
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image trompeuse et mortifère d’un seigneur qu’il n’a jamais reconnu sien, pour un talent qu’il ne s’est jamais approprié. Le jugement tombe, non pas comme une menace mais comme un appel à reconsidérer sa vie à la lumière de la joie promise: «Entre dans la joie de ton seigneur!». La réalité de la parole parlée par les hommes apparaît au grand jour: ce qu’ils tiennent pour vrai n’est qu’une illusion mortifère, ce qu’ils disent n’est que discours vain. III. LE TRAVAIL EN PROFONDEUR DE LA PAROLE DE DIEU: LA LENTE CONVERSION DU DISCOURS VAIN Ce que les paraboles font voir avec empressement et exagération, le récit porteur le délie et le raconte selon un temps de maturation plus lent, nécessaire à l’intégration de la parole dans une réalité humaine complexe. La relation entre Jésus et les autres personnages créent ainsi des voies d’accès supplémentaires, plus en profondeur, pour rejoindre la position du lecteur et relier secrètement le texte à ses récepteurs. Les images de semence associées à la parole témoignent de la longue et périlleuse traversée nécessaire à l’ancrage de la parole au cœur du sujet. La parole du Royaume ne peut pas porter du fruit si elle n’a pas «la profondeur du silence pour mûrir»16. La croissance n’en sera que plus admirable à nos yeux! Deux lieux de paroles rapportées seront plus particulièrement observés: le premier a été investi par la communauté des disciples, le second par le premier d’entre eux, Pierre. 1. La caractérisation d’un discours porté en communauté: Le parcours langagier des disciples en Mt 13 Jésus parle la parole du Royaume et aussitôt sa parole fait effet. Le langage parabolique agit sur les personnages en présence et les met en action. Le narrateur nous dit qu’ils se rassemblent (13,2) et s’approchent (13,10.27.36), d’autres désirent (13,17), certains écoutent (13,18.24), interrogent (13,10.36.51), répètent (13,45.47), répondent (13,11.51) puis les personnages se quittent (13,53). Le quatrième discours de Jésus fait récit: sa parole circule et elle relie les personnages entre eux. Contrairement aux autres discours, la parole du Royaume provoque une interaction avec ses auditeurs. Le narrateur raconte une parole en action mais ne 16. Expression empruntée à C. COMBET-GALLAND, Qui roulera la peur? (Marc 16), dans ETR 2 (1990) 171-190, p. 185.
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l’analyse et ne la commente que malgré lui. Il se contente de raconter la résistance des uns à bien entendre et l’insistance de l’autre à vouloir faire entendre. Sous le flot des paraboles et à leur insu, les disciples vont devenir progressivement participants de la parole qui leur est adressée. Maintenu en focalisation externe, le récit ne rend pas compte de la participation de ses personnages en dévoilant leur intériorité mais il l’affirme en les incluant progressivement dans le circuit de communication. L’événement de la rencontre a bien lieu dans leur existence. Le récit n’en dit mot mais il en porte les traces. a) Premier flot de paraboles (13,3-8) et premier accès des disciples au discours direct (13,10) Les disciples semblent avoir été attirés par les paraboles entendues – dont le lecteur ne connaît que la parabole du semeur – puisqu’ils surgissent dans le récit d’on ne sait où et accèdent pour la première fois dans cette scène au discours direct: «Pourquoi leur parles-tu en paraboles?» (13,10). La parabole du semeur ne les a pas pénétrés. Elle pourrait même être complètement omise que le texte garderait toute sa cohérence17. Ils ont vu et entendu ce qui se passait mais la parole du Royaume ne les a pas touchés. Ils restent à distance, comme l’indique le pronom exclusif «leur». Ils ne s’incluent pas dans le récit, à l’image de leur question où ils ne sont ni sujets ni objets. Comment pourraient-ils parler de bonnes choses puisqu’ils restent dans leur logique comptable des modalités du langage? b) Deuxième flot de paraboles (13,18-33) et deuxième accès des disciples au discours direct (13,34) Après trois nouvelles paraboles (les ivraies, le grain de moutarde et le levain) et d’autres que le narrateur ne raconte pas (13,34), les disciples interviennent à nouveau: «Explique-nous la parabole des ivraies dans le champ» (13,36). Ils n’interrogent plus l’homme, ils réclament après sa parole. Ils ont été pénétrés par ce qu’il incarne, ce qu’il est. Leur demande utilise cette fois le langage de la parabole des ivraies, ils ont puisé en elle leurs mots pour s’adresser à Jésus (13,24-25). L’ont-ils reconnu comme trésor? La mise en œuvre du narrateur atteste qu’ils l’ont bien entendue puisqu’ils s’en sont approprié les termes. Ils cherchent maintenant à lui 17. «Et il leur parla de beaucoup de choses en paraboles [vv. 3b-9]. Les disciples s’approchèrent et lui dirent: “Pourquoi leur parles-tu en paraboles?”». La suppression des vv. 3b-9 n’engendre aucune incohérence et atteste que la parole des disciples (13,10) reste totalement en dehors de la parole proclamée.
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donner sens. Ils sont demandeurs d’une cohérence qu’ils ne parviennent pas à produire par eux-mêmes. La phrase, de type impératif, traduit leur volonté d’agir pour remédier à cette situation. Comme toute injonction, cet impératif pose le droit d’influer sur l’autre18: leur prise de parole est devenue un acte de langage. Ce sont désormais de véritables interlocuteurs qui expriment un désir. Sur le plan grammatical, l’impératif est caractérisé par l’effacement du groupe nominal sujet. Les disciples ne sont donc pas sujets mais objets, ils se placent au bénéfice de la parole entendue. Le langage est cette fois inclusif, le pronom complément sélectionné passe du «eux» (13,10) au «nous» (13,36). Ils ne sont plus spectateurs mais participants de l’événement en cours. Pendant que d’autres paraboles étaient racontées, celle des ivraies a cheminé en eux, elle les a travaillés et a fait naître un désir qu’ils redirigent vers Jésus. La parole du Royaume circule en immersion, elle échappe aux mots qui voudraient l’enfermer. Et voilà qu’elle parvient à créer des voies d’accès entre Jésus et ses disciples. La parole agit librement sans que rien ne puisse la contraindre. Elle vient de l’un et parvient aux autres mais ne retourne pas à son locuteur sans avoir accompli ses desseins, comme l’avait annoncé le prophète (És 55,11). c) Dernier flot de paraboles (13,44-50) et dernier accès des disciples au discours direct (13,51) La dernière intervention des disciples consiste en un mot: «Oui» (13,51). À la question «Avez-vous compris toutes ces choses?», ils osent répondre par l’affirmative. La brièveté et la banalité de leur langage confirment ici leur statut de disciple, ils ont encore beaucoup à écouter pour parler la parole du Royaume! La pauvreté de leur langage atteste également leur déstabilisation. À l’entrée du discours, ils ne manquaient pas de mots pour communiquer. Les paraboles ont modifié leur rapport au langage en les faisant passer de la communication – discours vain – à la parole nouvelle – parole du Royaume. Leur oui atteste la modification de leur cœur, ce simple mot raconte l’expérience progressive, et à leur insu, de la parole du Royaume. Ce oui est la preuve narrative qu’un changement a opéré en eux. Ce oui n’a aucune autonomie, contrairement à leurs précédentes prises de parole, il n’a de signification qu’en lien avec la parole Jésus. Les disciples sont entrés pleinement dans le circuit de 18. «Le type de phrase injonctif ou impératif est associé à la gamme des actes directifs: le locuteur veut agir sur l’interlocuteur pour obtenir de lui un certain comportement (c’est la fonction conative de Jakobson)», M. RIEGEL – J.-Ch. PELLAT – R. RIOUL, Grammaire méthodique du français, Paris, P.U.F., 21996, p. 407.
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communication. La parole du Royaume engage indissociablement celui qui la parle et celui qui la reçoit. Ce oui est une coproduction, le fruit d’une rencontre imprévisible que le récit raconte sans jamais pouvoir la saisir. L’essentiel est passé sous silence, l’expérience des disciples n’est pas racontée. Mais leur itinéraire langagier permet de les caractériser en retour comme sujets du Royaume (13,53). Ils naissent à la parole du Royaume. À leur insu, les disciples, préfiguration de la communauté nouvelle, ont été libérés de l’illusion qui leur tenait lieu de réalité. Vidés de leur prétention à vouloir-saisir, ils ont été conduits vers un trésor vivant auquel puiser un langage nouveau pour parler la parole nouvelle. Voilà comment on devient disciple du Royaume. La parole du Royaume n’est pas adressée à un nous, la nouvelle réflexivité (liberté) qu’elle instaure ne peut qu’individualiser celles et ceux qui s’y soumettent. En revanche, le parcours langagier des disciples atteste une expérience portée en communauté, rappelant que l’Église ne saurait être détentrice d’une parole de pouvoir: c’est en étant vidée de ses prétentions à vouloir-saisir que la parole du Royaume peut parler à d’autres. Est promise ici la conversion du cœur de celles et ceux qui pensent déjà savoir. Si la promesse a été rappelée à la communauté, elle a aussi été reçue par l’un de ses premiers participants, Pierre. L’attention doit maintenant porter sur la manière dont le narrateur matthéen a graduellement caractérisé ce personnage par le discours rapporté. 2. L’intériorisation de la parole de Dieu: Le parcours langagier du personnage de Pierre À la suite de Jack Kingsbury, je postule une spécificité de la figure de Pierre révélatrice de la visée théologique de Matthieu19. De la première (4,18) à la dernière mention de son nom (26,75), la solidité liée à l’image de la pierre s’estompe lentement: Pierre est mené d’échec en déception, d’inquiétude en reniement20. Le Pierre matthéen connaît en effet un parcours singulier qui s’ouvre et se termine dans le silence21. Le narrateur 19. J.D. KINGSBURY, The Figure of Peter in Matthew’s Gospel as a Theological Problem, dans JBL 98 (1979) 67-83. L’auteur montre de quelle manière Pierre participe de la compréhension matthéenne de l’histoire du salut et répond aux interrogations d’une communauté en mission. 20. Sur le Pierre matthéen, nous renvoyons à notre étude: C. ROHMER, L’homme de Pierre: La trajectoire immergée de l’apôtre dans l’évangile de Matthieu, dans ETR 93 (2018) 225-244. 21. Sur ce point: E. STEFFEK, Rocher et pierre d’achoppement: La figure ambiguë de Pierre dans l’évangile de Matthieu, dans Foi et Vie 106 (2007) 44-58, p. 58.
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valorise ainsi la trajectoire immergée de son personnage et confie au lecteur un travail essentiel de liaison entre ses différentes apparitions. En ce sens, le discours prêté à Pierre contribuera de manière décisive à le caractériser. Quatre étapes principales seront ici relevées. a) Premier accès au discours direct à l’occasion d’une marche sur les eaux (14,22-33) Pierre apparaît pour la première fois au lecteur comme une entité quasi vide. Jésus l’appelle à sa suite, Pierre obéit mais ne prononce pas un mot (4,20). Le narrateur met en marche une figure à laquelle il donnera progressivement consistance. Pierre devient ensuite témoin de la puissance libératrice de Jésus: sa belle-mère est guérie dans l’intimité de son lieu de vie, Pierre voit mais ne parle pas, au style direct ou indirect, pas un mot ne sort de sa bouche (8,14-15). La parole qui lui est adressée travaille en lui, elle œuvre en silence. Pierre n’ouvre la bouche et ne se risque à laisser entrapercevoir son cœur qu’au cours d’une théophanie. Il accède pour la première fois au discours direct à l’occasion d’une marche sur les eaux (14,22-33). Jésus marche sur l’eau et dit aux disciples effrayés: «Ayez confiance, moi je suis (ἐγώ εἰμι), n’ayez pas peur» (14,27). Pierre a entendu mais surtout reconnu le ἐγώ εἰμι / moi je suis qui renvoie au nom divin révélé au début de l’Exode. Il le reprend ouvertement mais en l’assortissant d’une condition (comme le diable au désert, voir 4,3.6): «Seigneur, si toi tu es» (14,28). Ses premiers mots rapportés offrent au lecteur de comprendre que Pierre est pris dans ses représentations du Dieu de l’Exode – on reçoit toujours le langage de son histoire. Pierre réclame de prendre part au miracle d’une marche sur les eaux. Son élan hors de la barque est aussitôt stoppé: il voit (βλέπων) le vent et a peur (14,30). Le choix (curieux) du verbe «voir» invite à une lecture symbolique de l’événement. Pierre est victime de ce qui se voit et s’impose à lui. Le vent prend ainsi valeur d’idole, ce vent l’aveugle au point de devenir la représentation indépassable de la réalité22. Pierre voit le vent comme seul horizon possible. Son regard se fixe, son regard se laisse combler. La pierre coule et remonte à la surface l’expression d’une relation vivante au Seigneur, non plus cette fois sous forme conditionnelle mais exclamative. Le désir de puissance s’est mué en prière, l’excès du cœur jaillit soudainement sans laisser de doute sur sa véracité: «Seigneur, sauve-moi!» 22. Il y a idole dès lors que ce qui se manifeste comme évident pour tous prétend être la seule réalité disponible et vérifiable, l’unique vérité offerte à la vue et à l’entendement: J.-L. MARION, Dieu sans l’être, Paris, P.U.F., 1991, passim.
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(14,30). Pierre reprend le cri de la foi véritable porté par le psalmiste avant lui (voir Ps 77,2). Il voulait saisir, il est lui-même saisi (14,31). Il ne dit plus, il parle et c’est un appel à Dieu. L’expérience ébranle ce qui faisait loi dans sa vie et ses mots traduisent ses premières fissures. Pierre est révélé par contrainte à son humaine réalité, une réalité prisonnière de son histoire et de ses représentations. La pierre est atteinte mais elle résiste. La parole adressée à Pierre ne le perce pas encore au cœur mais le récit porte les traces d’une traversée en cours. b) À Césarée, Pierre parle enfin (16,17-19) En terre païenne, à Césarée de Philippe, les disciples sont à nouveau en situation de nommer celui qui vient à eux. Jésus les interroge. Et encore une fois, Pierre fait réponse. Les mots prononcés collectivement en Galilée – «Vraiment, tu es fils de Dieu» (14,33) – résonnent maintenant par la voix d’un seul qui les reprend: «tu es le Christ le fils du Dieu vivant» (16,16). La reprise au discours direct permet de mesurer la trajectoire immergée de Pierre. La condition si («si toi tu es» 14,28) a disparu. Les mots autrefois entendus dans la barque ont œuvré en lui, il les a faits siens. Le narrateur ne fait pas répéter à son personnage la déclaration de la communauté dans la barque, il la reprend et la prolonge. Il associe le titre «Fils de Dieu» à l’expression «Dieu vivant» (elle-même reprise de plus loin: voir Dt 5,26; Os 2,1). En contexte matthéen, Pierre semble bien tirer «de son trésor du neuf et du vieux» (13,52), et propose un titre unique, propre à la foi chrétienne, où messianité et divinité sont affirmées ensemble. Sa déclaration permet de le caractériser de manière tout à fait singulière: Pierre reconnaît en Christ celui qui rend Dieu vivant dans son existence. La pierre qu’il est, s’anime, son langage créatif l’atteste: il puise au bon trésor. Jésus impose ensuite le silence sur son identité (16,20). Ce silence crée une attente et réaffirme aussi la nécessité d’une intégration de la parole dans la durée. Après la confession de foi parfaite du disciple, Jésus interrompt l’apparente évidence des mots en rappelant ce que signifie le mot «Christ» que Pierre a prononcé: il signifie humiliation et crucifixion (16,21). L’annonce de la Passion ébranle Pierre dans sa compréhension du Messie: «Dieu t’en préserve, Seigneur! Non, cela ne t’arrivera pas!» (16,22). Le voilà qui sombre à nouveau dans un monde de représentations qui occultent la réalité d’un Christ souffrant. Un combat a lieu dans son cœur de pierre (16,23): Satan pour l’enfermer dans l’illusion d’un Messie vainqueur à la manière des hommes, contre Jésus pour le révéler au Royaume qui advient. L’accès au discours direct laisse entrapercevoir ce
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combat. Le parcours du personnage doit donc à nouveau s’immerger et la parole continuer à œuvrer en lui. c) À Jérusalem, le lecteur assiste à la naissance d’un sujet parlant (26,30-35) Les dernières mentions de Pierre se situent à Jérusalem «le jour des pains sans levain» (26,17). Jésus partage un dernier repas avec les Douze puis annonce (26,31): 31
Cette nuit même, vous allez tous tomber à cause de moi. Il est écrit en effet: Je frapperai le berger et les brebis du troupeau seront dispersées. 32 Mais, une fois ressuscité, je vous précéderai en Galilée.
À cette parole, Pierre apparaît en vérité, non pas berger de troupeau mais brebis égarée. Il rejette à nouveau violemment l’annonce et lui oppose son ἐγώ: «Moi / ἐγώ je ne serai jamais scandalisé» (26,33). L’évolution de son langage trahit pourtant l’efficace de sa trajectoire immergée. Ses échanges avec Jésus ont œuvré dans son existence car désormais un «je» émerge et parvient à balbutier son positionnement. La naissance puis la consolidation du sujet Pierre se mesure dans la durée et les profondeurs du récit. D’abord la naissance du disciple, sans un mot (4,18), puis la naissance du témoin, sans un mot (8,14-15), puis l’accès au langage dans les eaux du lac, sans pour autant parvenir à dire «je» (14,22-33), puis la naissance du porte-parole et les discours en «nous» (15,15). Il faut attendre l’apocalypse offerte à Césarée, il faut reconnaître en Christ celui qui rend Dieu vivant dans son existence (16,13-23), il faut être révélé à son humaine vérité et entrer en relation avec d’autres pour enfin pouvoir dire «je» (18,21). Dès lors, les quatre verbes que Pierre parvient à conjuguer à la première personne témoignent de sa confusion: ἀφήσω (18,21): je pardonnerai ἐγὼ οὐδέποτε σκανδαλισθήσομαι (26,33): moi je ne serai jamais scandalisé οὐ μή σε ἀπαρνήσομαι (26,35): je ne te renierai sûrement pas
puis dernière parole en «je» de Pierre qui la répète trois fois: οὐκ οἶδα (26,70.72.74): je ne connais pas – je ne connais pas – je ne connais pas
Par ces mots entendus, le lecteur comprend l’illusion dans laquelle le personnage est enfermé, il mesure ses résistances et ses ambiguïtés devant la parole qui lui est adressée. La rencontre de l’événement Jésus a bien eu lieu pour Pierre mais son cœur en a-t-il été retourné et pourra-t-il seulement agir en fonction?
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d) Pierre révélé à l’humaine parole (26,69-75) L’abandon de Pierre est raconté par Matthieu comme une mise à nu progressive. D’abord une simple servante le reconnaît (26,69-70), Pierre nie et l’affirme une première fois: «je ne connais pas ce que tu dis» (26,70). Ensuite l’accusation est portée devant un plus grand nombre (26,71-72), Pierre nie avec serment. Enfin pour la troisième fois, Pierre ajoute les imprécations et le répète: «je ne connais pas l’homme (οὐκ οἶδα τὸν ἄνθρωπον)» (26,72.74). La réponse surprend: qui est l’homme que Pierre ne connaît pas? Le narrateur choisit d’éliminer le pronom démonstratif, de sorte que le Pierre matthéen affirme ne pas connaître «l’homme» et non pas «cet homme» comme le Pierre de Marc (Mc 14,71: οὐκ οἶδα τὸν ἄνθρωπον τοῦτον). Pierre ne renie pas tant le Christ que l’humanité qui se découvre à lui. Et comme à Césarée, il refuse la Passion. Voilà comment Pierre renie le Christ trois fois (26,7523), en reniant sa propre humanité. Il expérimente malgré lui ce que signifie «se renier soi-même» (16,24). Pierre a été mené jusqu’au paradoxe de la suivance: «en effet, qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perdra sa vie à cause de moi la trouvera» (16,25). Son reniement raconte cette perte, cette mort (voir 10,22-33). Pierre meurt à l’homme qu’il s’était imaginé être ou vouloir être, et il pleure amèrement (26,75). Certains ont vu dans cette amertume à l’emploi unique, la manifestation d’un repentir ou d’un regret24. Mais il semblerait plutôt que Pierre a été mené face à son humanité, sans plus rien pour la cacher à ses yeux. Pierre voit désormais face à face. Et les représentations mensongères de son existence coulent littéralement de ses yeux, l’homme se vide de ses illusions. Ces larmes ne seront l’objet d’aucune reprise. Pierre s’efface en s’immergeant définitivement dans les profondeurs du récit. Contrairement aux trois autres évangiles, le narrateur ne le nommera pas parmi les témoins de la résurrection. Mais en taisant son nom, il le fait entendre autrement. Dans le temps postpascal, Pierre ne peut être que le nom d’un homme revenu à la vie. Il était mort et le voilà apôtre, car ils seront bien onze à l’envoi final. Le récit passe sous silence le retour à la vie de cet homme mais le lecteur comprend que le retournement a eu lieu. Promesse avait été faite au disciple de devenir «pêcheur d’hommes» (4,19). Il fallait donc qu’il soit mené jusqu’à cette humanité, qu’il soit vidé de ses vains discours pour qu’à son tour il parle aux hommes la 23. Le verbe «renier» n’est employé qu’à quatre reprises. L’annonce du reniement de soi-même (16,24) s’accomplit dans le reniement du Christ (26,34.35.75). 24. D. MARGUERAT – E. STEFFEK, Pierre dans les évangiles: Fragile et emblématique, dans L&V 274 (2007) 21-31, p. 27.
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parole nouvelle qui leur est adressée. La caractérisation langagière de Pierre met au jour chez Mt la lente et difficile incarnation du salut jusqu’au cœur des hommes. IV. QUEL
ABOUTISSEMENT?
Vérité, conversion, liberté: trois aspects cruciaux d’une promesse à saisir, trois thèmes auxquels le narrateur matthéen rend attentif. Illustrée en images grossissantes, l’appropriation de la parole du Royaume dans la parole humaine est aussi portée en communauté et expérimentée dans la singularité des personnages, transposée ainsi au cœur de la réalité du lecteur. Deux brèves remarques s’imposent encore pour préciser le processus littéraire matthéen. Avec le narrateur Matthieu, parler n’est pas tout dire: le lecteur accède à une épaisseur du sujet parlant que celui-ci ne maîtrise pas. On le sait, lorsqu’un sujet parle, il dit beaucoup plus qu’il ne le pense, incapable qu’il est de contrôler l’opacité de son langage. L’épaisseur du sujet parlant surgit dans le langage et instaure une dynamique qui lui permet de se déplacer ou d’être déplacé dans son propre discours – la parole Jésus cherche à déplacer, et Pierre et ses compagnons ont été déplacés. D’autres non. Mais la vérité du sujet parlant ne se réduit pas à ce qu’il dit, ses paroles ne renseignent toujours que partiellement sur son identité. Celle-ci est corrélée au secret que le narrateur a posé en amont de son récit – dès le Sermon sur la Montagne – un lieu secret, écrit-il, qui est celui du Père (6,4.6). La parole parlée de l’homme échappe aux règles sociales et religieuses. Elle trouve refuge dans un rapport silencieux et intime avec Dieu. Le logion de l’arbre et du fruit est fondamentalement conditionné à ce lieu du secret. Hors secret, la vérité, la conversion et la liberté du sujet seraient un langage totalitaire, un discours de pouvoir. Sur une idée originale de Marc, le narrateur matthéen fait une intrusion remarquée en s’exclamant face au lecteur: «Que le lecteur comprenne!» (24,15)25. Cette intervention directe auprès du lecteur indique que le narrateur se comprend lui-même comme sujet parlant, bien décidé à faire entendre sa voix, fût-elle narrative. Voilà sa véritable préoccupation! Que le lecteur comprenne (ὁ ἀναγινώσκων νοείτω): littéralement, qu’il se mette dans l’esprit par l’entremise de tous ses sens la parole à l’œuvre 25. Il conviendrait d’ajouter à la liste de telles incursions, les trois injonctions retentissantes du discours en paraboles: «Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende!» (13,8.18.43).
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dans ce récit. Comme un débordement du cœur, sa parole renvoie hors du texte et plus précisément au lieu de ma propre parole. Si la règle inscrite dans le récit fournit le cadre interprétatif pour déceler ce qui se joue dans les espaces de parole dédiés aux personnages, le narrateur n’en a pas moins conscience d’entrer en dialogue avec un récepteur de chair et de sang dont il réclame une parole au nom de la parole qui lui a été adressée. Or Marielle Macé rappelle l’enjeu d’une telle exigence: La question est toujours celle de l’aboutissement de l’acte de lire, du fait que ce qui a lieu dans la lecture n’a pas seulement lieu dans la lecture, se transporte au dehors, s’accomplira plus tard et s’accomplit déjà, dans l’insistance d’un ébranlement qu’il faut transformer en corps vivant26.
L’auteur Matthieu, scribe devenu disciple du Royaume des cieux (13,52), a écrit pour faire parler. Quand son narrateur s’interrompt, que ses personnages se taisent et que le lecteur lève les yeux de la page, reste la question de l’aboutissement, reste le devenir de ce qui, à notre insu, œuvre en nous. Institut Protestant de Théologie 13, rue Louis-Perrier FR-34000 Montpellier France [email protected]
Céline ROHMER
26. M. MACÉ, Façons de lire, manières d’être, Paris, Gallimard, 2011, p. 48.
II. SÉMINAIRES
CARACTÉRISATION D’UN PERSONNAGE PAR SES DISCOURS (ET CEUX DES AUTRES) DANS LE CYCLE D’ABRAHAM INTRODUCTION La caractérisation des personnages d’Abraham, de Sarah et du SEIGNEUR1 dans le cycle qui va de Gn 11,27 à 25,11 présente plusieurs interrogations. Tant le récit que les dialogues ouvrent à des interprétations diverses. Par exemple, en Gn 12,10-20 et 20,1-18, Abram/Abraham présente Saraï/Sarah comme sa sœur. Est-ce par peur? Par stratégie? Par désir de s’enrichir? D’un épisode à l’autre, y a-t-il quelques indices d’un changement? Quant au SEIGNEUR, actif mais silencieux dans le premier, il intervient par sa parole dans le second. Pourquoi? En Gn 16, par contre, Abram intervient peu quand Saraï lui présente Hagar puis la chasse: lâcheté, incompréhension? Saraï, victime muette en Gn 12, ne devient-elle pas violente en Gn 16? Dieu, cependant, se soucie d’elle et de sa descendance. Gn 18 pourrait bien être un tournant de l’histoire: les trois personnages y sont présents avant le plus long dialogue de la Genèse entre Dieu et un être humain. Puis, vers la fin du cycle, le SEIGNEUR semble s’effacer. Et s’il est dit qu’Abraham est «béni en tout» (24,1), faut-il pour autant l’idéaliser? Peut-on déceler une stratégie narrative pour la construction de ces personnages? Quels sont les choix du narrateur? Issues d’un atelier de travail, les trois contributions qui suivent ont été menées de manière indépendante – au risque de quelque redite ou divergence. Chacune se propose d’analyser la caractérisation d’un personnage par les discours qu’il tient, ses monologues intérieurs et les réactions parlées des autres personnages: successivement, Erwan Chauty s’attachera Abraham, moi-même à Sarah et Gérard Billon au SEIGNEUR. Sylvie DE VULPILLIÈRES
1. Selon l’usage de la TOB, le tétragramme ( )יהוהsera traduit sous cette forme dans les articles relevant de ce séminaire.
ABRAHAM, PATRIARCHE MACHIAVÉLIQUE OU TACTICIEN SANS STRATÉGIE?
INTRODUCTION Bien que «Père des croyants» et figure par excellence du «juste», Abraham ne cesse d’étonner les lecteurs qui, acceptant d’oublier cette idéalisation, se plongent dans les récits du livre de la Genèse. Les traits qui se dégagent sont surprenants, et peuvent provoquer des jugements variés: loin d’être «an impeccably ethical man», il se révèle «abusive to his two wives and to his two sons»1; ou encore, malmené par une divinité qui le met scandaleusement dans un état émotionnel catastrophique, il est habité par le sens de la perte et du deuil2. On peut voir en lui, fidèle et obéissant, «la figure emblématique de la “gôlâ” durant l’époque perse et remodelée en fonction des axiomes théologiques [des écrivains sacerdotaux puis du milieu du second temple]»3, ou bien l’homme qui, peu à peu, échappe à la «convoitise»4. Parmi toutes les approches possibles de ce personnage, cette contribution voudrait étudier la caractérisation d’Abraham construite par ses discours rapportés. Restant attentive aux logiques du récit, elle se tiendra en retrait des jugements moraux comme des tentatives d’interprétation psychologique, ce qu’il n’exclut pas qu’elle puisse, par la suite, y contribuer. L’analyse des discours va permettre de mettre en lumière cinq traits remarquables: la capacité tactique d’Abraham; son absence d’annonce des conséquences à long terme; sa réticence à dire tout ce qu’il sait; des évaluations fausses; enfin la difficile évaluation de sa fiabilité. Un préalable s’impose: pour évaluer les prises de parole d’Abraham en cohérence avec le sens du récit, il faudra garder à l’esprit l’intrigue globale du cycle. Or, contrairement à d’autres cycles, celui d’Abraham paraît peu unifié. Ska note qu’il est composé de récits «très divers par le 1. M. REISS, The Actions of Abraham: A Life of Ethical Contradictions, dans Scandinavian Journal of the Old Testament 24 (2010) 174-192, p. 174. 2. H.L. WILEY, They Save Themselves Alone: Faith and Loss in the Stories of Abraham and Job, dans JSOT 34 (2009) 115-129. 3. J.-L. SKA, Essai sur la nature et la signification du cycle d’Abraham (Gn 11,27– 25,11), dans A. WÉNIN (éd.), Studies in the Book of Genesis: Literature, Redaction and History (BETL, 155), Leuven, Peeters, 2001, 153-177, p. 177. 4. A. WÉNIN, Abraham ou l’apprentissage du dépouillement: Lecture de Genèse 11,27–25,18 (LlB, 190), Paris, Cerf, 2016, p. 18.
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contenu et le style», et qu’«il n’est pas aisé de trouver un fil narratif» qui les unisse5; pire encore, «le lien entre les diverses péripéties […] est souvent assez lâche et la séquence n’est pas toujours très logique. Il n’est pas indispensable […] de lire tous les épisodes à la suite sans pouvoir en sauter aucun»6. Face à cela, les commentateurs ont fait plusieurs propositions pour dire ce qui fait la cohérence du cycle. Ska identifie deux thèmes principaux, «la descendance et la terre», unifiés par la promesse que la terre appartienne à la descendance7. Wénin identifie plusieurs «fils» qui sont «sources de suspense»: le pays, la descendance, la relation à la femme, la bénédiction, le rapport d’Abraham à lui-même8. Vogels note que le cycle est centré sur trois promesses: le pays, la descendance, la bénédiction9. Il semble possible de faire le tri parmi ces thèmes et ces fils, pourvu que l’on considère l’intrigue comme un facteur de tension, posée dès que se noue le récit, et le traversant de part en part. À ce titre, la question de la descendance est cruciale: la tension est en effet créée par deux notations contradictoires, placées dès l’ouverture. Ainsi, à Abram dont l’épouse Saraï vient d’être présentée comme stérile (11,30), le SEIGNEUR promet une descendance (12,2). Même dans un cadre où l’on vit vieux (Tèrah meurt à 205 ans, cf. 11,32), l’annonce dès 12,4 de l’âge déjà avancé d’Abram, 75 ans, crée un sentiment d’urgence. Vogels note d’ailleurs que parmi les trois promesses qu’il a identifiées, «il y en a une surtout dont l’accomplissement presse […]. Il n’y a pas de temps à perdre»10. Voici donc la tension à l’œuvre, qui va durer tout au long du récit, même si ce thème semble absent de quelques passages comme les guerres du chapitre 14 ou la destruction de Sodome au chapitre 1911. Ce fil, de plus, permet d’observer des relances régulières de l’intrigue: alors qu’un fils est né de Hagar (chap. 16), Dieu signale que c’est Sarah qui doit enfanter l’héritier promis (17,19). Lorsqu’enfin Isaac est né, Ismaël vient le concurrencer12, puis l’épreuve de la ligature risque, par la mort d’Isaac, de remettre en cause la résolution 5. SKA, Essai sur la nature et la signification (n. 3), p. 154. Ce manque d’unité se manifeste aussi par des doublets, qui ont nourri l’analyse historico-critique. Cf. W. VOGELS, Abraham et sa légende: Genèse 12,1–25,1 (LlB, 110), Paris, Cerf, 1996, pp. 16 et 30. 6. SKA, Essai sur la nature et la signification (n. 3), p. 159. 7. Ibid., pp. 159 et 161. 8. WÉNIN, Abraham ou l’apprentissage du dépouillement (n. 4), p. 28. 9. VOGELS, Abraham et sa légende (n. 5), p. 122. 10. Ibid., p. 125. 11. Cet épisode se rattache toutefois au cycle si l’on remarque que ses thèmes sont construits en miroir de ceux du chap. 18. 12. Cette concurrence est exprimée par le participe מצחק, «s’amuser» (21,9), de la même racine que le nom d’«Isaac», יצחק. Reiss note que «One can even say Ishmael was “isaac-ing” his younger brother». REISS, The Actions of Abraham (n. 1), p. 178.
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de l’intrigue (chap. 22); reste enfin, dernier acte d’Abraham, à assurer un mariage convenable à son fils, pour que la descendance difficilement acquise puisse se perpétuer (chap. 24). C’est donc dans le cadre d’un récit innervé par la promesse d’une descendance que nous proposons d’étudier la caractérisation d’Abraham par ses discours.
I. LA CAPACITÉ TACTIQUE D’ABRAHAM C’est Abraham lui-même qui affirme sa capacité tactique, par laquelle il prend des décisions en fonction de son évaluation de la situation, pour que la promesse puisse s’accomplir (peu importe ici que cette évaluation par Abraham soit juste ou qu’il se méprenne sur les intentions de YHWH). Il en rend compte, en effet, dans son discours à Abimélek: Je m’étais dit: «Pour sûr, il n’y a pas de crainte de Dieu en ce lieu; et ils me tueront à cause de ma femme». D’ailleurs, elle est vraiment ma sœur, elle est fille de mon père, mais pas fille de ma mère, et elle est devenue ma femme. Alors, lorsque les dieux me firent errer loin de la maison de mon père, je lui ai dit: «…». (Gn 20,11-13).
Dans ce discours, Abraham rapporte sa tactique passée: réflexion personnelle rendue par le discours à soi-même, évaluation de la situation et du risque qu’elle comporte, mise en œuvre de la tactique décidée par l’ordre donné à Sarah. Qu’il s’agisse de la justification outrée d’un Abraham blessé dans son honneur, ou d’une tentative piteuse de sauver malgré tout la face après la grave accusation d’Abimélek, ce discours est efficace, en ce qu’il permet un enrichissement d’Abraham et le retour à la liberté de Sarah. Le lecteur, de plus, apprend ici qu’Abraham a conscience de ce trait personnel, que le récit avait déjà manifesté, et qu’il manifestera encore. C’était le cas au chapitre 12, lorsque le patriarche et sa femme descendent en Égypte (12,10-20). Abram annonce à Saraï sa tactique (vv. 11-13), et survient immédiatement le récit d’événements qui confirment, au moins en partie, l’évaluation faite de la situation: Alors, lorsqu’Abram vint en Égypte, les Égyptiens virent que la femme était très belle. Et des officiers du Pharaon la virent, et ils chantèrent ses louanges au Pharaon, et la femme fut prise dans la maison du Pharaon. (Gn 12,14-15)
Si le récit, fort logiquement, ne raconte pas ce qui se serait passé si Abram n’avait pas mis en œuvre sa tactique de présenter Saraï comme sa sœur, il confirme au moins l’évaluation par Abram de l’effet de sa
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beauté sur les Égyptiens: cette beauté engendre le désir de la «prendre»13. Rien n’est dit, à ce moment, des motivations intimes d’Abram. Alors qu’il ne lui a pas encore été annoncé que c’est par Saraï que doit s’accomplir la promesse (ce sera fait en 17,16), on pourrait supposer qu’il cherche à se débarrasser dignement de cette épouse stérile, donc inutile pour l’accomplissement de la promesse qui est au cœur de l’intrigue. Un autre épisode montrera Abraham à la manœuvre, encore pour une histoire de mariage. Au chapitre 24, le patriarche devenu vieux organise un projet qui doit conduire au mariage de son fils Isaac avec une femme de sa famille: il charge son plus vieux serviteur de trouver une femme en lui indiquant les qualités ethniques à respecter (24,3-4); il évalue les incidents possibles signalés par le serviteur (v. 5) et affine alors son projet (vv. 6-8).
II. ABSENCE D’ANNONCE DES CONSÉQUENCES À LONG
TERME
Cette somme de tactiques font-elles une stratégie? Si Abraham évalue les situations et prend des décisions, les conséquences à long terme vont souvent plus loin que ce qu’il avait annoncé, sans qu’on puisse aisément discerner s’il avait tout prévu – laissant volontairement les autres personnages dans l’ignorance –, ou s’il s’est laissé déborder par les suites de ce qu’il avait initié. Quelques exemples le montreront aisément. Revenons ainsi sur la tactique, employée deux fois, de présenter Sarah comme sa sœur. L’objectif annoncé ne dépasse pas de beaucoup la simple survie, vu la crainte mortelle exprimée: «que l’on me traite bien à cause de toi, et que je reste en vie grâce à toi» (Gn 12,13). L’expression «traiter bien» ( )יטב לpeut viser seulement le contraire de «tuer», verbe présent au verset précédent, ou bien exprimer l’espoir de recevoir de grandes richesses. Il faut noter que la syntaxe du verset 16 ne permet pas de réduire l’ambiguïté: ת ֹ֖נת וּגְ ַמ ִ ֽלּים׃ ֹ וּשׁ ָפ ֔חֹת וַ ֲא ְ אן־וּב ָק ֙ר וַ ֲחמ ִ ֹ֔רים וַ ֲע ָב ִד ֙ים ָ ֹ י־לוֹ צ ֤ בוּרהּ ַוֽ יְ ִה ֑ ָ יטיב ַבּ ֲע ֖ ִ וּל ַא ְב ָ ֥רם ֵה. ְ On peut en effet comprendre le waw qui fait suite à l’atnah de deux manières: soit comme waw consécutif, «on traita bien Abram, et puis il eut du bétail, etc.», soit comme waw épéxégétique, «on traita bien Abram, c’est-à-dire qu’il eut du bétail, etc.». Quoi qu’il en soit, d’autres événements échappent explicitement à ce qu’Abram avait annoncé: ainsi, rien 13. Si en français, le verbe «prendre» appliqué à une femme peut avoir, dans un registre populaire, une signification érotique, ce n’est pas nécessairement le cas en hébreu. Wenham note que «In the context of marriage, this phrase properly denotes the formal taking of a woman as a wife and is distinguished from the act of marital intercourse […]. However, it can be used more loosely to describe all aspects of marriage […]». G.J. WENHAM, Genesis 1–15 (WBC, 1), Waco, TX, Word Books, 1987, p. 289.
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ne laisse soupçonner qu’il ait anticipé la colère de YHWH (cf. 12,17) ni que Saraï lui serait ensuite rendue (vv. 19-20). Dans l’épisode où, de la même manière, Abimélek fait prendre Sarah qu’il croit être la sœur d’Abraham, des événements adviennent sans que le patriarche ait annoncé s’y attendre. Même s’il est établi que, pour le lecteur au moins, cet épisode présuppose la connaissance de celui du chapitre 12 avec le Pharaon14, rien ne laissait prévoir certains détails qu’Abraham lui-même a pu ne pas anticiper15: c’est dans un songe que YHWH intervient (v. 3); sa colère le pousse à rendre stérile toutes les femmes de la maison d’Abimélek (v. 18); Abraham intercède pour mettre fin à cette stérilité (v. 17). L’épisode de la ligature d’Isaac montre encore des discours tactiques d’Abraham qui seront dépassés par la suite des événements. Il dit à ses serviteurs: «moi et le garçon, nous irons là-bas, et nous nous prosternerons, et nous reviendrons vers vous» (22,5): la suite des événements ne démentira aucun terme de cette annonce, mais montrera qu’elle était loin d’avoir tout anticipé. Il en est de même pour la parole du patriarche à son fils, au verset 8: «Dieu saura voir l’agneau pour l’holocauste, mon fils». La phrase se prête à de multiples sens, mais ne laisse pas prévoir que c’est un bélier qui sera sacrifié. III. RÉTICENCE À
DIRE TOUT CE QU’IL SAIT
Les événements vont donc souvent plus loin que ce qu’Abraham avait annoncé16. Dans certains cas, le texte ne dit pas explicitement que le 14. Selon Van Seters, la parole «elle est ma sœur» «is quite obscure unless the reader already knows Abraham’s motives as explained in 12:11-13», cité par G.J. WENHAM, Genesis 16–50 (WBC, 2), Dallas, TX, Word Books, 1994, p. 68. 15. On peut d’ailleurs se demander – et derrière cette question se trouvent des options touchant à la théorie des personnages – si Abraham «se souvient» des résultats de sa tactique avec le Pharaon lorsqu’il présente de nouveau Sarah comme sa sœur. Après avoir été interpellé par Abimélek, il expose une justification qui rappelle l’épisode du ch. 12, mais s’en écarte aussi: la tactique de présenter Sarah comme sa sœur en 12,13 n’impliquait aucune idée de répétition; il en parle maintenant comme d’une pratique appelée à durer «partout où nous irons» (20,13). Cette question de la mémoire apparaît aussi vivement lorsque l’on constate qu’Abimélek, déjà trompé par Abraham, se laisse prendre de la même manière lorsqu’Isaac désigne Rébecca comme sa sœur (Gn 26). Il est frappant qu’il interroge alors Isaac sans mentionner l’épisode précédent. Speiser note ainsi que «Abimelech was in no way sobered by his all but fatal involvement with Sarah». Cf. E.A. SPEISER, Genesis (AB, 1), Garden City, NY, Doubleday, 1964, p. 151. Inversement, pour Wénin, Abraham est «un récidiviste», cf. WÉNIN, Abraham ou l’apprentissage du dépouillement (n. 4), p. 230. 16. Ska va jusqu’à dire que «Le patriarche ne frappe pas l’attention par ses initiatives ou ses entreprises audacieuses. Au contraire, il est en général passif […]. Il est docile aux événements plus qu’il ne les modèle selon ses désirs». SKA, Essai sur la nature et la signification (n. 3), p. 165.
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patriarche avait pourtant tout prévu. Mais dans d’autres cas, il est clair qu’il en a dit moins que ce qu’il savait – même si sa connaissance était imparfaite. Par ses ellipses, Abraham manifeste une réticence à dire tout, ce qui place les autres personnages comme le lecteur dans l’incertitude. Dans certains cas, le lecteur peut aisément combler les sous-entendus. C’est le cas pour le discours à Saraï en Égypte: Abram ne mentionne jamais le mariage probable de Saraï avec un Égyptien. L’argumentation du discours repose sur de l’implicite, que l’on explicite ci-dessous entre crochets et en italiques: Alors, lorsque les Égyptiens te verront, [ils voudront t’épouser], et diront «c’est sa femme», ils me tueront et te laisseront en vie [et te prendront pour femme]. Dis, je te prie, que tu es ma sœur, pour que [je puisse te donner en mariage aux Égyptiens], et que l’on me traite bien à cause de toi et que je reste en vie grâce à toi (Gn 12,12-13).
Qu’Abram soit réticent à tout dire est aussi confirmé, dans cet épisode, par le Pharaon, qui lui reproche de ne pas lui avoir dit que Saraï était sa femme (v. 18). L’épisode du partage avec Loth, au chapitre 13, présente aussi une réticence intéressante. Pour résoudre un conflit entre leurs bergers respectifs, Abram propose de couper le pays en deux: «Si [tu prends] la gauche17, j’irai à droite; si [tu prends] la droite, j’irai à gauche» (Gn 13,9). Rien de plus généreux, semble-t-il! Pourtant, la suite du récit interroge les motivations d’Abram: Loth choisit, en apparence librement, la région la plus propice à la vie: le «district du Jourdain», qui est tout irrigué (v. 10). Une prolepse du narrateur annonce alors immédiatement que cette prospérité n’est que temporaire: Sodome et Gomorrhe seront détruites par YHWH (v. 10). Quant à Abram, après avoir offert ce choix libre à Loth, il se retrouve posséder le pays de Canaan… qui est celui que YHWH lui avait déjà donné au chapitre précédent (12,7)! En proposant ce choix à Loth, Abram n’a-t-il pas prévu que son neveu choisirait 17. Certains traduisent ici שמאלet ימיןpar «nord» et «sud». Même si ces termes désignent parfois, de manière figurée, ces deux directions, ils sont différents des quatre termes employés au v. 14 pour indiquer les quatre points cardinaux. Le v. 11 indique d’ailleurs que Loth choisit d’émigrer dans une direction qu’Abram n’avait pas mentionnée: vers «l’orient» ( ;)קדםmieux vaut donc comprendre ici qu’Abram donne à Loth toute liberté quant à la direction à prendre, sans prédéterminer un partage entre nord et sud. Cf. SPEISER, Genesis (n. 15), p. 96; WENHAM, Genesis 1–15 (n. 13), p. 293. Reste que cette géographie est largement fictive, et les directions symboliques: elles ne correspondent que lâchement avec les données de la géographie et de l’archéologie. Vogels note d’ailleurs que l’orient est une «direction dangereuse» dans plusieurs passages de Gn, et Wénin qu’elle est la direction des «fautifs». Cf. VOGELS, Abraham et sa légende (n. 5), p. 146; WÉNIN, Abraham ou l’apprentissage du dépouillement (n. 4), p. 31.
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le pays dont l’apparence est la plus séduisante, et qu’il recevrait quant à lui une région certes visiblement moins attirante, mais porteuse d’une promesse divine qu’il s’est abstenu de rappeler? Par deux fois, le récit montre Abimélek reprocher à Abraham de ne pas lui avoir tout dit. C’est bien sûr le cas lorsqu’il se fait prendre Sarah pour femme: informé par YHWH du lien qui unit cette femme à Abraham, il lui reproche: «Qu’avais-tu en vue en faisant cela?» (20,10). Au chapitre suivant, Abraham attend d’avoir conclu un pacte avec Abimélek pour porter plainte au sujet d’un puits; ce dernier le lui reproche: «toi-même ne m’en as jamais informé» (21,26). L’épisode de la ligature montre aussi Abraham bien réticent, tant face à ses serviteurs que face à Isaac. On peut enfin compléter ce dossier en mentionnant des épisodes de négociations, où Abraham obtient finalement ce qu’il n’avait pas demandé clairement dès le début: le marchandage à propos de Sodome, où dix justes pourraient suffire (18,32), et la discussion pour le tombeau de Sarah, où Abraham ne demande la caverne de Makpéla que dans une deuxième phase de négociations (comparer 23,4 et 23,8-9)18. IV. ÉVALUATIONS FAUSSES Bien que les réticences fassent partie des tactiques d’Abraham, on hésite pourtant à le qualifier de stratège. Cette hésitation est renforcée lorsque la suite des événements vient contredire l’évaluation de la situation annoncée par ses discours. On pense bien sûr au discours à Abimélek: Abraham rapporte qu’il s’était dit «il n’y a pas de crainte de Dieu en ce lieu» (20,11), alors que le récit vient de montrer Abimélek docile à YHWH qui s’est révélé à lui en songe; ce dernier confirme lui-même la droiture du roi de Guérar (20,6). L’évaluation des Égyptiens au chapitre 12 peut faire hésiter: Abram a-t-il raison de craindre pour sa vie19? La suite du Pentateuque montrera différents types de pharaons, entre celui qui élève Joseph à une grande dignité, et celui qui ne l’avait pas connu20. L’annonce du séjour en Égypte 18. Blenkinsopp note que «In the first, preliminary stage […] Abraham addresses to the indigenous people the request for a burial site in quite general terms, though it will become evident that he had in view a particular location from the outset». J. BLENKINSOPP, Abraham: The Story of a Life, Grand Rapids, MI, Eerdmans, 2015, p. 178. 19. C’est la position de Wénin, pour qui Abram projette sur le Pharaon sa propre convoitise: WÉNIN, Abraham ou l’apprentissage du dépouillement (n. 4), p. 41. 20. Vogels note que, si le Pharaon avait su que Saraï était mariée à Abram, il aurait pu tout de même chercher à la prendre pour femme, tel David avec Urie le Hittite et
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par YHWH, au chapitre 15, ne présente pas ce pays comme sympathique à la descendance d’Abram (15,13). Peut-on en conclure qu’il arrive à Abraham de mal évaluer les situations, et qu’il en porte une part de culpabilité? C’est le reproche que lui fait Abimélek: «tu as agi avec moi comme on n’agit pas» (20,9). L’acceptation divine, quelques versets plus loin, du rôle d’intercesseur pour Abraham montre, au moins, qu’il n’a pas entièrement perdu crédit auprès de YHWH. On remarque aussi que le seul jugement explicite que le narrateur porte sur Abraham est très positif, dans le célèbre verset «Abram eut foi en YHWH, et il le considéra juste» (15,6). Il est donc difficile de peser la responsabilité d’Abraham dans les évaluations parfois fausses qu’il porte sur les situations.
V. DE LA FIABILITÉ D’ABRAHAM Si les discours d’Abraham constituent parfois des pièges pour les autres personnages du récit, qu’en est-il pour le lecteur? Le récit ménage un certain nombre de blancs, par lesquels la seule information disponible sur un événement est celle que donne Abraham. Le lecteur doit-il lui faire confiance, considérant que ses réticences et évaluations fausses ne sont que parcellaires, et qu’il est ramené assez vite à la vérité? Ou bien, échaudé par ces expériences, doit-il pratiquer un doute systématique? Quelques exemples vont montrer le caractère récurrent de cette difficulté. Ainsi, Abram a-t-il vraiment couru le risque d’être mis à mort afin que sa femme soit épousable, pour les Égyptiens (chap. 12) ou pour les habitants de Guérar (chap. 20)? Instruit par l’expérience de la rencontre avec le Pharaon, est-ce délibérément, pour s’enrichir davantage, qu’il a présenté Sarah comme sa sœur aux serviteurs d’Abimélek? A-t-il piégé Loth dans le choix de son territoire? Quant à la résolution du conflit à propos du puits au chapitre 21, elle pose aussi question: si Abraham a vraiment creusé le puits de Béer-Shéva, comme il l’affirme (21,30), pourquoi doit-il donner sept agnelles à Abimélek pour le prouver? On pourrait y lire, tout au contraire, un achat du puits creusé par un autre… L’alternative la plus difficile à évaluer, tant l’enjeu est grand pour l’interprétation globale du personnage, est celle de la relation entre Saraï et Abram. Doit-on croire Abraham, lorsqu’il déclare qu’elle est sa demisœur (20,12)? Ce pourrait n’être qu’un mensonge supplémentaire, appuyé Bethsabée. Cf. VOGELS, Abraham et sa légende (n. 5), p. 135. De même BLENKINSOPP, Abraham (n. 18), p. 47.
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sur des coutumes locales21, pour se sortir d’un mauvais pas. Il importe de remarquer comment cette affirmation joue avec l’étrange silence, à la fin du chapitre 11, sur la généalogie de Saraï; ce silence est renforcé par un contexte qui évoque l’inceste, sans que les choses soient parfaitement claires. Les données du problème sont les suivantes: Saraï n’est pas mentionnée parmi les enfants de Tèrah (11,27). De plus, le mariage de Nahor, frère d’Abram, semble incestueux: il épouse «Milka, fille de Harân, père de Milka et de Yiska» (11,29). Ce Harân semble être le fils de Tèrah et père de Loth mentionné au verset 27. Si c’est le cas, Nahor épouse sa nièce; le récit aurait préalablement suivi une convention consistant à ne désigner d’un homme que ses descendants mâles: Abram, Nahor et Harân, descendants mâles de Tèrah (v. 26), sans mentionner sa fille Saraï; Loth, engendré par Harân (v. 27), sans mentionner ses filles Milka et Yiska. Mais cela pourrait ne pas être le cas: la désignation de Harân comme «père de Milka et de Yiska», alors que Yiska est inconnue par ailleurs, pourrait être diacritique. Il faudrait alors comprendre «ce Harân qui est père de Milka et de Yiska, pas l’autre Harân, père de Loth». Revenons à Saraï: le récit pourrait avoir mentionné un mariage incestueux de Harân, sans rien dire du mariage d’Abram lui aussi incestueux, pour réserver une surprise au lecteur au chapitre 20. Inversement, il pourrait ne rien dire de la généalogie de Saraï, simplement parce qu’il n’y a rien à en dire: elle est fille de quelqu’un d’autre22, ce qui fait du discours d’Abraham au chapitre 20 un mensonge. Le patriarche mentirait ici pour tenter, maladroitement, de se disculper de l’accusation d’Abimélek, en fournissant une information invérifiable. D’ailleurs, si Abram avait voulu conclure un mariage incestueux, il en aurait eu la possibilité avec Yiska, pour autant qu’elle fût sa nièce. Signalons aussi l’hypothèse, avancée par certains23, que le nom 21. La lecture des documents hourrites de Nuzi a fait supposer l’existence d’une coutume par laquelle «the bonds of marriage were strongest and most solemn when the wife had simultaneously the juridical status of a sister, regardless of actual blood ties. This is why a man would sometimes marry a girl and adopt her at the same time as his sister, in two separate steps recorded in independent legal documents». Cf. SPEISER, Genesis (n. 15), p. 92. Mais la recherche plus récente contredit tant cette lecture des documents de Nuzi que leur pertinence pour comprendre le lien de Sarah à Abraham; cf. WENHAM, Genesis 1–15 (n. 13), p. 288; VOGELS, Abraham et sa légende (n. 5), p. 65. 22. Dans ce cas, il faudrait comprendre la notation de 11,31 comme complète: Saraï ne serait que la bru de Tèrah et la femme d’Abram. Mais on peut, inversement, imaginer une situation dans laquelle le mariage d’Abram avec sa demi-sœur Saraï aurait en quelque sorte supplanté la filiation de cette dernière, au point qu’il soit légitime de la taire à ce point du récit. 23. Ainsi font le Midrash et Flavius Josèphe rapportés par BLENKINSOPP, Abraham (n. 18), p. 28.
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«Sarah» soit le titre, «princesse», de la femme prénommée Yiska; cet argument porte peu en perspective synchronique, car il tente de reconstituer un réel dont le récit ne serait qu’une trace fragmentaire. Les blancs du récit sont, on le voit, vertigineux et savamment construits; ils entraînent le lecteur à y projeter ses valeurs, en choisissant, presque a priori, de considérer ou pas les discours d’Abraham comme fiables. Le risque d’«eiségèse» n’est jamais loin, et les interprétations des commentateurs révèlent tant leur lecture précise du texte que leurs présupposés théoriques et interprétatifs. À titre de repère, on peut rappeler le débat qui court en narratologie sur la possibilité de considérer une psychologie des personnages24. Mais il nous semble que, plutôt que de trancher, l’analyse se doit de mettre en lumière les blancs du récit, et la pluralité des interprétations qu’ils autorisent, plutôt que de refermer trop tôt ces ambiguïtés.
CONCLUSION Les traits ainsi dégagés d’Abraham restent partiels et ne permettent pas de tirer un portrait total de ce personnage. On n’a rien dit, notamment, de scènes importantes où son trait essentiel d’obéissance à YHWH se manifeste par son écoute silencieuse de la parole divine. Il importe toutefois de souligner l’intérêt de la démarche poursuivie: alors que l’on peut lire des interprétations du personnage d’Abraham très variées, et parfois strictement opposées, l’étude des discours rapportés permet de toucher un des éléments structurants du récit, au cœur de sa stratégie de gestion de l’information à destination du lecteur; ceci alors que l’analyse des silences 24. À la naissance de l’analyse synchronique des récits, les structuralistes s’opposent aux interprètes qui les ont précédés, les accusant de voir dans les personnages l’incarnation d’une essence psychologique. Ainsi, Roland Barthes, après avoir cité Todorov, Tomachevski, Propp, Greimas et Bremond, écrit: «l’analyse structurale, très soucieuse de ne point définir le personnage en termes d’essences psychologiques, s’est efforcé jusqu’à présent […] de définir le personnage non comme un “être”, mais comme un “participant”». Suivant cette direction, Ska note que «le récit demeure intéressé avant tout à des “actions”, non à la psychologie d’Abraham». Mais un intérêt pour l’anthropologie et la théologie des récits bibliques conduit Wénin, inspiré par ses collègues psychanalystes, à vouloir «retourner la tapisserie» du récit, y cherchant des «thématiques anthropologiques profondes», voyant alors en Gn 11–25 «le portrait d’un homme qui, non sans heurt, devient peu à peu le sujet de sa propre existence», en sortant de la «convoitise». Cf. R. BARTHES, Introduction à l’analyse structurale des récits, dans Communications. 8: Recherches sémiologiques: L’analyse structurale du récit (1966) 1-27, p. 16; SKA, Essai sur la nature et la signification (n. 3), p. 164; WÉNIN, Abraham ou l’apprentissage du dépouillement (n. 4), pp. 7, 11 et 380.
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comporte toujours des risques interprétatifs élevés. Les traits ainsi dégagés paraissent assez solides; ils pourront contribuer à des études d’ensemble, tant d’Abraham que du récit des chapitres 11 à 25, notamment en apportant quelques nuances. La question de la fiabilité du personnage mériterait certainement des développements; elle invite à retenir comment ce personnage est caractérisé dans un jeu entre le texte et son lecteur, au moyen de blancs dont la résolution reste en partie indécidable: la question reste posée de savoir si Abraham est un patriarche machiavélique ou un tacticien sans véritable stratégie. Un tel résultat est sans doute frustrant, mettant en échec le projet de révéler totalement le message du texte; mais il montre aussi la richesse d’une figure: Abraham s’offre à l’appropriation des lecteurs concrets; il leur donne l’impression de les rejoindre davantage que s’ils n’avaient pas été appelés – peut-être inconsciemment – à contribuer à sa construction. Centre Sèvres – Facultés jésuites de Paris 35bis, rue de Sèvres FR-75006 Paris France [email protected]
Erwan CHAUTY sj
SARAH, BELLE VICTIME OU MAÎTRESSE FEMME?
INTRODUCTION Les exégètes ont montré comment, en Genèse, le récit concernant la vie d’Abraham et de Sarah est le résultat de multiples couches rédactionnelles1. «Il ne s’agit pas ici de nier que le cycle d’Abraham tel qu’on le lit aujourd’hui est le résultat d’un processus de formation complexe et probablement assez long. J’ai simplement choisi de laisser les questions historiques de côté»2. Il ne sera pas tenu compte de cette recherche essentielle et les chapitres 11 à 23 seront lus dans leur rédaction globale pour essayer d’établir comment est caractérisée Saraï/Sarah, en particulier par les discours. Cependant, en Gn 12, 16 et 20, le narrateur donne peu ou pas du tout la parole à Saraï/Sarah alors qu’elle est présente et qu’il est surtout question d’elle dans les discours des autres personnages3. Si Saraï/Sarah a été vue comme «une victime muette de son mari»4, il est en général beaucoup plus question dans les commentaires du personnage Abram/Abraham qui est plus loquace. C’est pourquoi nous nous intéresserons aussi à ce qu’Abram/Abraham et les autres personnages disent de Saraï/Sarah afin d’examiner si une construction du personnage Saraï/Sarah5 est formulable en ces chapitres de la Genèse et si cette caractérisation est au service de l’intrigue. Le personnage de Saraï/Sarah est-il au service des desseins du SEIGNEUR, de la caractérisation d’Abraham et de sa stratégie, ou a-t-elle sa dimension propre? Est-elle victime,
1. Prenons l’exemple de Gn 18–19 qui, tout comme Gn 20,1–22,1, «doivent être considérés comme des récits complémentaires venus enrichir ou expliquer le premier récit sacerdotal dans lequel ils ont été insérés». A. DE PURY – T. RÖMER – K. SCHMID, L’Ancien Testament commenté: La Genèse (Domaine biblique), Paris, Bayard, 2016, p. 102. 2. A. WÉNIN, Abraham ou l’apprentissage du dépouillement: Lecture de Genèse 11,27– 25,18 (LlB, 190), Paris, Cerf, 2016, p. 381, n. 2. A. Wénin renvoie aux travaux de spécialistes francophones qu’il cite dans sa bibliographie. 3. En Gn 12, 16 et 20, le narrateur ne donne pas la parole à Saraï/Sarah alors qu’elle est bien présente. 4. I. FISCHER, Des femmes aux prises avec Dieu (LlB, 152), Paris, Cerf, 2008, p. 34, commentant Gn 12, dit que si on peut voir Saraï dans un premier temps comme une victime muette, il n’en est pas de même par la suite. 5. Voir les commentaires du préfacier dans FISCHER, Des femmes aux prises avec Dieu (n. 4), p. 9, décrivant une lecture de la Bible «qui prend équitablement et avec une égale attention en compte femmes et hommes […] une lecture qui privilégie l’attention aux figures féminines».
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victime consentante, ou complice, et même actrice? En effet par moment, c’est le discours de Saraï/Sarah qui domine pour imposer ses vues sur Hagar, sur Ismaël. Si le personnage de Saraï/Sarah est au service de l’intrigue de ces chapitres, quelle est cette intrigue6? On peut la résumer ainsi: comment va se réaliser «la promesse de la terre, la promesse d’un fils?»7 faite par Dieu à Abram puis au couple. Cette promesse est don et bénédiction8 (Gn 12,2-3; 17,1-8), elle comporte deux niveaux. D’abord «Abram deviendra une grande nation, ce qui suppose qu’il aura une descendance». Ensuite «il recevra un grand nom, de renommée inattendue» car «le bénir, c’est reconnaître en lui le porteur de la bénédiction que Dieu destine à tous»9. Cette intrigue reçoit une première complication, voire un empêchement dès le début du récit avec la description de la stérilité de Saraï en Gn 11,30. Être un obstacle passif est-ce le trait marquant de son personnage? Si, en Gn 12, Saraï semble à première vue un personnage passif, une victime, et si, par ailleurs, on l’entend peu ou pas au long du récit, la bénédiction est aussi adressée à Sarah10. Mon interrogation portant sur «l’épaisseur» du personnage de Saraï/Sarah peut s’exprimer de la façon suivante: est-elle un personnage consistant qui évolue au long des chapitres? À la suite de quelques chercheurs qui ont déjà démontré et valorisé sa construction11, je vais mener cette recherche en étudiant les discours directs, indirects, les monologues intérieurs12 qui viennent de Saraï ou qui la concernent. I. SARAÏ: UNE COMPLICATION
DANS L’AVANCÉE DE L’INTRIGUE
Saraï apparaît d’abord comme une complication dans l’avancée de l’intrigue. Comment les discours éclairent-ils cet élément? 6. On pourrait distinguer l’intrigue de situation «avoir une terre et avoir un fils» de l’intrigue de révélation «l’accession de la terre et l’arrivée d’un fils, signes de la bénédiction révèle qui est Dieu et comment il intervient». 7. J.-L. SKA, Abraham, père de croyants différents, dans L&V 266 (2005) 43-56, p. 44. 8. Je reprends le développement de WÉNIN, Abraham ou l’apprentissage du dépouillement (n. 2), pp. 26-29. 9. Ibid. Et aussi, P. BEAUCHAMP, Abram et Saraï: La sœur épouse, ou l’énigme du couple fondateur, dans ID., Pages exégétiques (LD, 202), Paris, Cerf, 2005, 145-182, p. 154. 10. Gn 17,15.16. 11. Cette recherche a déjà été menée par des exégètes et je m’appuie sur plusieurs d’entre eux, au long de mon analyse. L’originalité de cet article est de tenter d’étudier comment les discours des personnages permettent d’analyser la caractérisation du personnage Saraï/Sarah. 12. Les discours sont en général introduits par le verbe אמר, les discours indirects ou les monologues sont décrits par le narrateur.
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À première vue, la bénédiction est en premier lieu destinée à Abram et elle doit se concrétiser dans sa descendance d’abord avec Saraï puisqu’elle est son épouse. Cependant comme le narrateur la dit stérile et sans enfant (Gn 11,30), elle est d’abord caractérisée comme obstacle à la promesse-bénédiction, puis en Gn 12 comme «objet» qui pourrait empêcher la réalisation de la promesse mais qui permet à Abram de rester en vie, puis de s’enrichir. Et quand intervient Hagar enceinte d’Abram, la promesse-bénédiction peut se passer de Saraï qui pourrait être mise de côté et disparaître. Néanmoins, l’intervention de Dieu rappelle que la descendance promise à Abraham sera aussi celle de Saraï/ Sarah (Gn 17,15-16). Dieu la bénit, elle aura un fils. Sarah a donc sa place, ce qui n’empêche pas Abraham de rire devant l’improbabilité que lui et Sarah mettent au monde un fils. Ce n’est plus seulement la stérilité de Sarah mais sa vieillesse qui empêche que naisse une nombreuse descendance au couple béni par Dieu. En outre, un nouvel empêchement survient lorsqu’Abraham incite Abimélek à enlever Sarah. Heureusement Dieu intervient et elle est rendue à Abraham. Sarah aura donc bien un enfant de lui, il s’appellera Isaac (Gn 17,19; 21,1-3): c’est lui qui sera l’enfant promis par qui la descendance adviendra (Gn 21,12) d’autant que Sarah chasse Hagar et Ismaël avec l’appui de Dieu. Enfin au chapitre 22, Sarah meurt, mais Abraham acquiert un premier terrain qui appartiendra à la famille, pour lui offrir une sépulture digne de son personnage. Si nous n’entendons pas de discours de Saraï/Sarah dans les chapitres 12, 17 et 2013, il y est question d’elle et elle est l’enjeu important de tractations ou de discussions. Elle semble être une victime qui n’a pas voix au chapitre en Gn 12 et 20, lors des négociations entre Abraham et Pharaon et entre Abraham et Abimélek; en Gn 17, en revanche, Dieu parle d’elle à Abraham et la bénit, mais Saraï/Sarah n’a pas la parole. À l’inverse, on entend sa voix et ses réactions sont fortes en Gn 16 et 21. Saraï/Sarah se lève et s’impose contre Hagar d’abord, puis contre Hagar et Ismaël; là, elle parle avec Abraham et si elle n’a pas «le beau rôle», du moins se fait-elle entendre. En Gn 18, Dieu vient la prévenir elle et Abraham, qu’ils auront un enfant et Sarah rit et dit son étonnement. Les chapitres 11 et 23 encadrent l’ensemble de ces textes: d’un côté un sommaire14 concernant la famille de Tèrah où Saraï apparaît et de 13. Nous verrons dans quelques lignes que Saraï/Sarah a sans doute parlé en Gn 12 et certainement «dit son mot» en Gn 20. 14. Cette énumération reprenant la famille de Térah est considérée par certains comme une généalogie, cf. C. UEHLINGER, Genèse 1–11, dans T. RÖMER – J.-D. MACCHI – C. NIHAN (éds), Introduction à l’Ancien Testament (MoBi, 49), Genève, Labor et Fides, 2009, 197-216, p. 206.
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l’autre la mort de Sarah et l’acquisition d’une terre pour l’ensevelir. Au centre, les chapitres 17 et 18 où Dieu parle et promet une descendance à Abraham et Sarah, sont essentiels pour comprendre la construction du personnage. L’importance du personnage de Saraï/Sarah, indispensable à l’accomplissement de la promesse-bénédiction offerte au couple par Dieu, est d’abord développée dans le discours des autres personnages. Nous verrons si elle a sa propre autonomie par rapport à ce dessein divin. Nous nous intéresserons d’abord aux discours des autres sur Saraï/Sarah en Gn 12 et 20, puis aux discours de Saraï/Sarah en Gn 16 et 21, puis à l’intervention de Dieu en ce qui concerne Sarah en Gn 17 et 1815, enfin nous reprendrons le parcours en entier.
II. LA CONSTRUCTION DU PERSONNAGE PAR LES
DISCOURS DES AUTRES
La construction du personnage de Saraï/Sarah se fait d’abord par les discours des autres et par les discours indirects et monologues intérieurs rapportés par le narrateur. Gn 12,10-20 peut être considéré comme le récit de l’abus de pouvoir d’Abram. Mais je ne considérerai ni le personnage d’Abram ni la moralité de la tractation qu’il faut regarder en historien avec les critères de l’époque16. 15. Tout en groupant ces chapitres deux à deux comme beaucoup de commentateurs, je tente de voir la fonction narrative de ces groupements dans la dynamique de la narration. «These parallels or repetitions function in different ways. They can affect meaning by bringing to the reader’s mind previous events linking the present scene to what has gone before. That previous story then helps to provide necessary context for understanding the current account. The repetition may serve as emphasis to highlight the central point of the story or the story cycle, and it may serve as a formal device to frame a main point. In addition, repetition may serve to provide cohesiveness to the account. Parallels at the discourse level can similarly structure an episode or even a whole series of episodes». B. WHEATON, Focus and Structure in the Abraham Narratives, dans Trinity Journal 27 (2006) 143-162, p. 144. 16. «Le détour menant Abraham en Égypte est justifié par une famine. Cet épisode représente la première version d’une histoire – l’histoire «de la mise en danger de la femme du patriarche» – qui est reprise trois fois dans la Genèse (Gn 20,1-18; Gn 26,111)… c’est une politique de mariage qui représente un des moyens privilégiés pour atteindre cet objectif. Les rois, en effet entretiennent des harems moins par concupiscence que par calcul politique. C’est là un moyen qu’ont les souverains de placer sous leur garde les filles et les sœurs de leurs vassaux. Et celles-ci, alors même qu’elles sont apparemment honorées comme des princesses, sont en réalité des otages. Mais ce traitement ne saurait évidemment être appliqué à l’épouse du vassal, sauf à risquer d’en faire immédiatement un casus belli. D’ailleurs, si un roi, pris de passion, désire à tout prix la femme de son vassal, il n’aura alors d’autre choix que de tuer le mari (cf. 2 S 11–12). C’est là donc ce qui fait la différence entre une épouse et une sœur. Et Abraham n’en est que trop
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S’il n’y a pas de discours direct ou indirect de Saraï en Gn 12, ce qui peut advenir à Abram est «à cause d’elle», prétend-il17. Et ce qui arrive à Pharaon est aussi à cause de Saraï nous rapportent les personnages. Abram a peur de mourir parce qu’elle est belle; il l’explique aux vv. 11-12, et il lui demande («dis je te prie») de dire qu’elle est sa sœur pour qu’il reste en vie à cause d’elle et qu’on le traite bien grâce à elle18 (v. 13). Sa vie dépend de Saraï, pense Abram: il s’agit donc d’une question de vie ou de mort19. Et Saraï a donc le pouvoir de laisser ou non son époux en vie. Par ailleurs, le narrateur rapporte la pensée et les propos des gens du Pharaon; ils virent qu’elle est belle et chantèrent ses louanges auprès de Pharaon (v. 15: ל־פּ ְר ֑עֹה ַ )וַ יְ ַ ֽה ְל ֥לוּ א ָ ֹ֖תהּ ֶאqui la prend dans sa maison. Pharaon traite bien Abram à cause d’elle (v. 16: ;)בּגְ ָל ֵלְך ִ mais Dieu inflige de grands maux à Pharaon à cause de Saraï (v. 17: ל־דּ ַבר ְ )ע ַ 20. Et Pharaon 21 ajoute: «va-t’en et va-t’en avec elle» . Même si les propos de Saraï ne sont pas rapportés, nous savons par le discours d’Abram que tout lui arrive à cause de sa femme: peur de mourir, vie sauvegardée, biens amassés… tout cela est pour Abram «à cause de» et «grâce à» Saraï. Elle est considérée comme très belle par son époux, par la maison de Pharaon. Et, de ce fait, celui-ci traite bien Abram «à cause d’elle». En ce sens, elle a du pouvoir sur Abram qui insiste pour qu’elle dise qu’elle est sa sœur. Peut-elle dire non? Il est impossible de
conscient!». DE PURY – RÖMER – SCHMID, Genèse (n. 1), pp. 75-76. Voir aussi BEAUCHAMP, Abram et Saraï (n. 9), pp. 145 et 182. À la p. 182, il s’appuie sur J. PITT-RIVERS, The Fate of Shechem or The Politics of Sex, Cambridge, Cambridge University Press, 1977 et G. TILLON, Le Harem et les cousins, Paris, Points-Seuil, 1966, qui parlent «d’hospitalité sexuelle» prélevée sur les hôtes. 17. Au v. 13: «Dis, je te prie, que tu es ma sœur pour que l’on me traite bien à cause de toi et que je reste en vie grâce à toi». 18. La TOB traduit les mots בוּרְך ֔ ֵ ַב ֲעpar «à cause de toi» et ִבּגְ ָל ֵ ֽלְךpar «grâce à toi»; Sander et Trenel ajoutent «pour le prix de», «en rapport à», N.P. SANDER – I. TRENEL, Dictionnaire hébreu-français, Genève, Slatkine Reprints, 2004, pp. 502 et 105. WÉNIN, Abraham ou l’apprentissage du dépouillement (n. 2), p. 384 propose «par le revenu de». Et il est vrai qu’Abram dit à Saraï «Afin que je sois heureux par toi» que l’on pourrait traduire «en sorte qu’on me donnera des cadeaux». 19. Mais rien ne dit que Pharaon aurait attenté à la vie d’Abram. Ses craintes sont peut-être infondées. Voir WÉNIN, Abraham ou l’apprentissage du dépouillement (n. 2), p. 40. 20. Ibid., pp. 53-54, A. Wénin envisage la possibilité de traduire ל־דּ ַ ֥בר ְ « ַעsur la parole de Saraï» qui aurait donc parlé. 21. À la fin de la scène, Pharaon demande à Abram «pourquoi m’as-tu dit “c’est ma sœur?”». Je ne traiterai pas ici la question de savoir si elle était sa sœur ou non. Saraï est d’accord pour sauver son mari, elle adopte son stratagème. Voir WÉNIN, Abraham ou l’apprentissage du dépouillement (n. 2), pp. 24 (et n. 10 p. 382) et 37-41.
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le dire. Mais Abram repart avec de grands biens grâce à elle. Il n’y a pas de narration si elle n’est pas là et il n’y a pas de discours non plus. La scène se reproduit en Gn 20 qui permet de relire Gn 12. La scène implique Abimélek. Au début, les discours sont courts, de même que les commentaires car, comme la scène reproduit celle du chapitre 12, le narrateur n’a pas besoin de longs discours pour faire comprendre l’enjeu décrit en deux versets (20,2-3). Abraham demande à nouveau à Sarah de dire qu’elle est sa sœur (discours d’Abraham). On suppose que cette demande est liée à la crainte d’Abraham pour sa vie et le lecteur en aura la confirmation au v. 11 de la bouche même d’Abraham. Abimélek fait donc enlever Sarah. Et Dieu vient le visiter en songe et lui dit: [discours de Dieu] «tu vas mourir à cause de la femme (ל־ה ִא ָ ֣שּׁה ָ )מ ֙ת ַע ֵ …». Sarah est à nouveau le personnage qui, du simple fait de son installation dans une maison ou dans une autre permet de rester en vie ou d’aller vers la mort. Néanmoins, un élément nouveau apparaît ici: on apprend que Sarah a parlé: [discours de Sarah rapporté par Abimélek] «et elle-même n’a-telle pas dit: “C’est mon frère”?» (Gn 20,5). Elle participe donc à la manœuvre. Selon Irmtraud Fischer, «de victime, voire victime consentante, elle devient complice»22. Cependant, Dieu affirme qu’il n’a pas laissé Abimélek l’approcher (v. 6), tandis qu’il a rendu stériles les femmes (v. 18)23; le sort de Sarah lui importe donc, et la descendance reste une promesse à venir. Grâce à Sarah, à nouveau, Abraham repart avec beaucoup de richesse (Gn 20,14-16). Dieu guérit Abimélek menacé de mort, lui (v. 3), les siens (v. 7) et les femmes rendues stériles24, une stérilité voulue par Dieu, ce qui vient souligner son dessein de préserver Sarah de tout enfantement en dehors de celui du fils qu’elle aura avec Abraham. À cause de Sarah, Abimélek a risqué sa vie. Mais Sarah, qui, en Égypte, était une victime consentante voire complice dans la mesure où elle accepte de se présenter comme la sœur d’Abraham, deviendrait-elle femme de pouvoir? L’enjeu est de taille car il ne s’agit pas moins du pouvoir de vie ou de mort sur plusieurs personnes et de la capacité à obtenir des richesses. Saraï/Sarah est-elle active dans ces complots? Le narrateur n’en fait pas état. Mais cet épisode permet de relire ce qui s’est passé avec Pharaon: Abraham ne dit-il pas qu’elle a accepté de dire partout qu’elle est sa sœur (v. 13 «partout où nous irons»)? 22. FISCHER, Des femmes aux prises avec Dieu (n. 4), p. 64. 23. Dieu empêche Abimélek d’approcher de Sarah (vv. 3-7) et a rendu son clan stérile (vv. 17-18). Sarah enfantera, d’Abraham, Isaac qui sera bien le fils de ce dernier, le fils de la promesse (Gn 17,19.21). 24. La stérilité est souvent associée à la mort, voir Gn 30,1; Dt 7,12-14; Pr 30,16…
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En bref: si Sarah parle pour dire qu’Abraham est son frère, Dieu intervient et parle à Abimélek pour qu’il ne la touche pas et qu’il la laisse partir. Dieu se préoccupe d’elle, comme nous le verrons à nouveau en Gn 17–18. Quant à Sarah, elle est ici un personnage qui s’exprime et influe sur les événements.
III. SARAÏ/SARAH PARLE ET AGIT Gn 16 présente deux discours de Saraï à Abram25. Elle veut un fils et, pensant le SEIGNEUR responsable de sa stérilité, elle propose Hagar comme mère (porteuse) à Abram26. Saraï veut se constituer27 mère de l’enfant à venir (v. 2) mais, une fois enceinte, Hagar ne respecte plus Saraï28. En réponse, celle-ci maltraite sa servante qui fuit dans le désert. Dans le discours de Saraï (vv. 2 et 5), on perçoit un changement d’idées et d’attitudes. Elle voulait un enfant grâce à sa servante, puis elle n’en veut plus. Cela pourrait sonner comme un caprice sauf si l’on comprend que Saraï craint qu’Hagar ne prenne sa place d’épouse en devenant mère de «l’héritier» et ne la chasse, elle, l’épouse stérile29. En Gn 16, Saraï est le personnage qui fait advenir les événements, elle est le protagoniste principal30, même si dans la suite du chapitre, Hagar prend cette place
25. Voir WÉNIN, Abraham ou l’apprentissage du dépouillement (n. 2), p. 110 qui fait un tableau des parallèles entre Gn 12 et 16 avec la même formule הנֵּ ה־נָ א: ִ «je te prie» suivi d’un développement sur la convoitise d’Abram puis de Saraï. FISCHER, Des femmes aux prises avec Dieu (n. 4), pp. 38ss présente aussi les textes en parallèle. 26. Sarah adopterait l’enfant de Hagar, «procédé pas inconnu du Proche Orient ancien», A. WÉNIN, Abraham, Sarah et Agar dans le récit de la Genèse: Approche narrative et interprétation, dans Transversalités 141 (2017) 157-172, pp. 161-163. Voir, pour les fils de Jacob, Gn 30,1-13. FISCHER, Des femmes aux prises avec Dieu (n. 4), p. 38, développe l’enfantement par l’esclave en nom et place de l’épouse principale. Elle parle «d’institution socialement légitimée» comme acte d’adoption qui confère le nom comme enfant légitime de la femme et de son mari» et renvoie à son livre Die Erzeltern Israels: Feministischtheologische Studien zu Genesis 12–36 (BZAW, 222), Berlin, De Gruyter, 1994, pp. 97101. 27. A. WÉNIN souligne ici l’emploi du verbe construire: ִא ָבּ ֶנ֖ה ִמ ֶ ֑מּנָּ הdans la bouche de Saraï qui se passe du SEIGNEUR pour «être construite». Voir WÉNIN, Abraham ou l’apprentissage du dépouillement (n. 2), p. 113. 28. «Quand elle se vit enceinte, sa maîtresse ne compta plus à ses yeux» וַ ֵתּ ַ ֥ קל גְּ ִב ְר ָ ֖תּהּ ֽיה ָ ( ְבּ ֵע ֶינ16,4). 29. Saraï, à son tour, a peur pour sa vie et cette crainte lui fait commettre ce qu’aujourd’hui nous pourrions appeler une injustice violente: chasser cette femme qui est enceinte de son mari Abram, selon ses ordres à elle, Saraï. 30. «The focus changes to Sarah who is the leading character here. The other characters act in response to her words, decisions, and actions». WHEATON, Focus and Structure in the Abraham Narratives (n. 15), p. 150.
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lorsque le messager de Dieu la rejoint dans le désert pour lui dire de retourner chez Abram. En Gn 21, Sarah a un fils et dit sa joie31. Elle prend plusieurs fois la parole (vv. 6.7.10) et son discours est éclairant; il la caractérise, car il dévoile sa fierté de ne plus être une femme sans enfant, mais aussi sa jalousie et sa violence. En effet, elle craint pour l’héritage (v. 10) et sans doute pour la vie de son fils32. Au v. 9, l’indication très claire qu’Ismaël est le fils «enfanté pour Abraham renvoie à ses prétentions à l’héritage à titre d’aîné»33. Sarah demande à Abraham de chasser Hagar et Ismaël dans le désert et quand Abraham s’interpose, Dieu donne raison à Sarah34. Les discours de Sarah sont énergiques, virulents et efficaces. Le personnage prend du relief35.
IV. LE
DISCOURS DE DE
DIEU CONSTRUIT LE PERSONNAGE SARAÏ/SARAH
Gn 17 et 1836 sont essentiels pour comprendre la construction du personnage Saraï/Sarah car le SEIGNEUR parle. Sarah est bénie par Dieu de la même façon qu’Abraham: elle sera la mère de nombreuses de nations. En Gn 17, Dieu parle à Abram de Saraï, il modifie son nom qui devient Sarah37. Dieu donnera à Abraham un fils par elle, et il la bénit deux fois (17,16). Abraham doute et rit (17,17), mais Dieu insiste (17,19) «j’établirai mon alliance avec lui», avec Isaac que Sarah lui donnera l’année suivante. En Gn 17, «la parole de Dieu à propos de Sarah n’est en rien inférieure à celle sur Abraham, elle est même mise en valeur par sa position en forme de chiasme. Par le changement de nom, Sarah est elle aussi intégrée dans l’éternelle communauté de Dieu. Dieu ne lui promet pas seulement comme à Abraham une multitude de nations mais que sa souche régnera. Elle sera la mère ancêtre de rois de peuples»38. 31. Le cri de Sarah manifeste son allégresse, le rire qu’elle commente (21,6-7) renvoie au nom du fils tant attendu et à l’étonnement que provoquera la naissance d’Isaac. 32. Ce ne serait pas le premier frère à être assassiné pour des affaires d’héritage. Voir les nombreux assassinats entre frères pour la succession de David dans 2 S et 1–2 R. 33. FISCHER, Des femmes aux prises avec Dieu (n. 4), p. 69. 34. Hagar est chassée avec son fils, mais l’ange de Dieu viendra les sauver (Gn 21,17-21). 35. A. Wénin parle de stratagème de la part de Saraï et de convoitise comme celle d’Ève en Gn 3,6. WÉNIN, Abraham ou l’apprentissage du dépouillement (n. 2), pp. 114-125. 36. Voir les liens des chapitres 17 et 18, ibid., pp. 167s., et aussi WHEATON, Focus and Structure in the Abraham Narratives (n. 15), pp. 143-162. 37. Dieu change son nom: Saraï devient Sarah. Voir l’importance de ce changement dans WÉNIN, Abraham ou l’apprentissage du dépouillement (n. 2), pp. 152s. 38. FISCHER, Des femmes aux prises avec Dieu (n. 4), p. 55.
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Que nous apprennent ces discours sur Sarah? Que la promesse concerne aussi Sarah qui est l’ancêtre bénie par Dieu. L’alliance est établie avec Isaac et sa descendance (v. 19), et cette descendance vient «par elle», «d’elle» (ע ִ ֖מּים ִמ ֶ ֥מּנָּ ה יִ ְהיֽ וּ, ַ v. 16). En Gn 18, à Mamré, les visiteurs demandent où est Sarah – ce qui souligne son importance – et ils viennent confirmer à Abraham la prochaine naissance et en informer Sarah. L’initiative vient de Dieu: «Où est Sarah ta femme?» (Gn 18,9). Elle amorce la scène où seront citées les paroles de Sarah (18,12 et 15) qui encadrent l’annonce du SEIGNEUR qui promet que, dans un an, elle aura un enfant (vv. 13-14). Dans ces discours, il est question du rire de Sarah (4 fois le verbe צחק est employé); elle rit39 car elle exprime son étonnement (v. 12) peut-être sa joie, puis elle le nie car elle a peur (v. 15). Entre ces deux mentions du rire, le SEIGNEUR déclare à Abraham: «Y a-t-il une chose trop prodigieuse pour le SEIGNEUR? Au temps du renouveau Sarah aura un fils» (18,13-14). La naissance malgré l’impossibilité est signe de la puissance et de la bénédiction du SEIGNEUR. Dieu a raison des stérilités, et c’est par Sarah que se manifestent sa puissance et sa vitalité. L’importance du personnage de Sarah est soulignée par le discours du SEIGNEUR. C’est pour elle que l’annonce de l’enfant est faite et non pour Abraham. Et quand elle rit et parle, c’est Dieu qui traduit les sentiments qui l’habitent. «C’est à elle que le fils est promis, c’est pour elle qu’a lieu cette visite, le dialogue se déplace sur elle, c’est son expérience à elle qui donnera le nom de l’enfant»40.
V. LA PRÉSENTATION DE SARAÏ ET SA FIN En Gn 11, Saraï apparaît dans le sommaire concernant la famille de Tèrah et est présentée comme épouse stérile et sans enfant. C’est un début peu prometteur. En Gn 23, Abraham demande à acheter un terrain pour y enterrer Sarah. Cette demande distingue Sarah parmi les autres femmes du clan et montre l’importance qu’elle revêt aux yeux d’Abraham. Le champ de Macpéla est le premier lopin de terre qui appartient à la famille d’Abraham et de Sarah: cela signifie que c’est par Sarah que la promesse de la terre advient41. 39. En 18,12-15, elle rit car elle est étonnée, mais ce rire est contesté par elle, Sarah, puis confirmé par Dieu. Son rire rappelle aussi celui d’Abraham en 17,17. Elle commentera ce rire (21,6-7) qui renvoie au nom du fils espéré et nommé par Dieu. Quant au rire d’Ismaël (Gn 21,9) il causera son expulsion avec sa mère. 40. FISCHER, Des femmes aux prises avec Dieu (n. 4), p. 53. Les italiques sont de l’auteure. 41. Voir ibid., p. 82.
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CONCLUSION: ET LE NARRATEUR? COMMENT AGENCE-T-IL LES DISCOURS? 1. La caractérisation de Saraï/Sarah est au service de l’intrigue. Deux intrigues se développent ici, une de résolution et une autre de révélation. À l’époque, pour une femme ne pas avoir d’enfant est un drame. Cependant, Dieu promet à Abram/Abraham puis à Saraï/Sarah qu’ils seront bénis et auront une descendance qui permettra de bénir de nombreuses nations. Au niveau de l’intrigue de résolution, la stérilité puis les voyages chez Pharaon et Abimélek42 sont des obstacles à l’arrivée d’un enfant dans lesquels Saraï/Sarah joue un rôle clef. En outre, par elle adviennent «des choses prodigieuses» (Gn 18,14). Au niveau de l’intrigue de révélation, Dieu manifeste par elle sa puissance de vie qui a raison des stérilités. 2. Son personnage est essentiel car il est construit par Dieu. En Gn 17 et 18, Dieu dit qu’elle est indispensable à l’accomplissement de la promesse de bénédiction et que d’elle sortiront des rois de nations. Le fils de la promesse est celui de Sarah et non le fils d’une autre femme d’Abraham; ce n’est pas celui d’Hagar, le premier-né d’Abraham, qui aurait pu être considéré comme le fils de la promesse. Et si la promesse est faite à Abraham par Dieu c’est pour qu’Abraham sache que cette promesse concerne le fils qui naîtra de Sarah et qui s’appellera Isaac. 3. La caractérisation du personnage est opérée par les discours des autres personnages. À travers les discours d’Abraham, de Pharaon, d’Abimélek puis de Dieu, le personnage de Saraï/Sarah sort de la pénombre, de l’état de victime, pour apparaître comme une femme qui non seulement a son mot à dire mais s’affirme dans les divers projets et desseins décrits plus haut. En ce sens, elle est autonome par rapport aux desseins des autres personnages, car elle a sa propre détermination: elle tente d’avoir un enfant «à sa façon» avec Hagar en Gn 16, puis elle protège son fils en chassant Hagar et Ismaël. Quant aux discours qu’elle prononce elle-même, ils manifestent que si ses propres essais ne sont pas fructueux (en Gn 16: un enfant d’Hagar qui serait pour elle), Dieu se sert de ses décisions pour créer une autre nation qui portera aussi le nom d’Abraham (Gn 21). 4. La caractérisation est à la fois unifiée et en évolution. Si la caractérisation de Sarah/Saraï est unifiée par l’intrigue qui se forme autour de
42. Saraï est stérile, apprend-on au chapitre 11; Sarah est âgée, dit-elle en Gn 17: elle fait partie de la maison du pharaon et d’Abimélek, et aurait pu avoir un enfant avec eux (Gn 12 et 20). Toutes ces choses constituent des empêchements d’avoir un enfant avec Abram/Abraham.
SARAH, BELLE VICTIME OU MAÎTRESSE FEMME?
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la réalisation de la promesse-bénédiction, son personnage évolue néanmoins selon les circonstances. En effet, elle semble suivre Abram/Abraham dans les tactiques qu’il déploie vis-à-vis de Pharaon et d’Abimélek. Il reste néanmoins des zones d’ombre et des questions non résolues. Sarah étaitelle passivement consentante ou activement complice de son mari pour mentir et dire qu’elle est sa sœur chez le Pharaon et Abimélek? Avait-elle vraiment le choix? À la lecture du récit, nous ne pouvons pas vraiment répondre43. Mais si l’on reprend son parcours en entier, Sarah n’est certes pas un personnage passif: elle se bat pour garder sa place auprès d’Abram et pour que son fils Isaac ait la sienne. Une constante émerge, un ressort narratif puissant anime son personnage, c’est celui de l’opposition «laisser vivre – faire mourir» qui sert à définir la radicalité de ses choix. Elle permet à Abram/Abraham de rester en vie quand il est confronté à Pharaon et Abimélek44. Et ses choix vis-à-vis d’Hagar relèvent eux aussi de questions de vie ou de mort quand elle la chasse par deux fois. Ses décisions sont agressives mais elles visent à sauver sa vie. Dieu dit qu’il ne désapprouve pas ses choix45 et il se sert d’eux pour accomplir sa promesse et mener son dessein. Sarah est celle qui, en son sein, manifeste la puissance de vie de Dieu car malgré sa stérilité, ses séjours dans les cours de Pharaon ou Abimélek et sa vieillesse, elle donnera naissance à l’enfant promis. Centre Sèvres – Facultés jésuites de Paris 35bis, rue de Sèvres FR-75006 Paris France [email protected]
Sylvie DE VULPILLIÈRES
43. Sarah avait-elle le choix? Deux remarques: la question concernant ce choix n’est peut-être pas pertinente, car le narrateur ne pousse pas à la poser; par ailleurs, ce choix qui touche à la liberté, à l’autonomie, à l’intégrité de la personne est difficile à cerner. 44. C’est ce que Abram/Abraham lui dit et lui demande. 45. Comme le SEIGNEUR le dira dans d’autres récits voir en 2 S 11,27.
LE SEIGNEUR, DIEU DE MON MAÎTRE ABRAHAM
INTRODUCTION Dans le livre de la Genèse, la naissance d’Abraham (son nom est alors Abram) est enregistrée en Gn 11,27 et sa mort en 25,8-11. Sans crier gare, le SEIGNEUR s’introduit dans son existence sur le tard par une parole de rupture et d’élection: Gn 12,1. Commence une aventure qui s’étend sur un siècle (appelé à 75 ans, Abram/Abraham meurt à 175 ans) au rythme des prises de parole divines. Par fragments, Abraham découvre qui est le SEIGNEUR qui lui parle et se lie à lui. Le dernier grand épisode porte sur la recherche d’une épouse pour Isaac (Gn 24). Dieu n’y parle plus à Abraham. Mais Abraham parle de lui. À son plus vieux serviteur, il confie trois mots (v. 7): une désignation, une citation, un mode de présence particulier. «…Le SEIGNEUR, le Dieu du ciel…», telle est la désignation simple, plongée dans l’acte créateur, qui lui vient après plus d’un demi-siècle de relations. La citation est: «… [il] m’a juré: “À ta descendance, je donnerai ce pays-ci”…». Le renvoi à la promesse initiale est explicite (Gn 12,7). Enfin le mode de présence envisagé, de l’ordre du secourable, se situe entre le corps et la parole: «… c’est lui qui enverra son messager devant toi». C’est avec ces mots que le serviteur arrive à Aram-des-deux-fleuves. Dans sa prière ou dans la discussion avec ses hôtes, il ne les emploie pas. Il les a néanmoins retenus puisqu’il invoque et évoque le SEIGNEUR comme le «Dieu de mon maître/seigneur Abraham» (24,12.27.42.48). Le vieux serviteur met sa foi dans le Dieu en qui Abraham a mis sa foi. Il n’attend pas de contact direct, il lui suffit d’un «messager». Averti par son maître, il espère désormais l’intervention divine sous le mode de la providence1. C’est ainsi que la scène au puits (24,11-27) anticipe ce qu’il en sera à la fin du livre de la Genèse où Joseph déchiffre l’action de Dieu dans les événements (45,4-9 et 50,19-21)2. Ici, pour éviter que le choix 1. W. VOGELS, Abraham et sa légende: Genèse 12,1–25,1 (LlB, 110), Paris, Cerf, 1996, p. 322. 2. W.L. HUMPHREYS, The Character of God in the Book of Genesis: A Narrative Appraisal, Louisville, KY, Westminster John Knox, 2001, pp. 221-223.228-231.242. Dans la Genèse, Humphreys relève les images du personnage divin, depuis le «sovereign designer» (Gn 1) jusqu’au «providential designer» (Gn 42–50). En Gn 12–25, l’image du «sovereign designer» s’estompe, sans s’effacer, au profit de celles de «patron», «patron
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de l’épouse soit attribué au hasard, le serviteur met en place un critère de vérification (24,14). Premier destinataire de l’histoire exemplaire de son maître, il est le premier à permettre qu’elle continue, en acceptant d’y jouer un rôle, fût-ce dans une seule scène. À l’intérieur du récit, il pourrait bien être la figure programmée de tous les lecteurs-auditeurs. Nous venons de lire ce qu’Abraham dit et transmet de Dieu. Mais que dit Dieu de lui-même? Délaissant la caractérisation directe du récit, telle l’alternance des noms Dieu ( )אלהיםet le SEIGNEUR ()יהוה, nous nous arrêterons à la caractérisation indirecte par les paroles rapportées. Comme la narration préfère le mode «scénique» de représentation au mode «explicatif»3, le lecteur découvre ce qu’il en est du SEIGNEUR en même temps que le héros Abram/Abraham et il est invité à cheminer avec lui d’une parole à l’autre.
I. DE
LA PREMIÈRE À LA DERNIÈRE PAROLE
Dans un récit, la première apparition d’un personnage est souvent significative. Dans le livre de la Genèse, Dieu intervient dès les premières lignes, sans description, en pleine action, mais en action de parole: אמר ֶ ֹ וַ יּ ֹלהים ִ «( ֱאet Dieu dit», Gn 1,3). Le chaos primordial est touché, la mise en ordre commence. Il en est de même avec le cycle d’Abraham. L’intervention divine se fait, comme pour la création du monde, avec un אמר ֶ ֹ וַ יּ souverain: «les interventions divines les plus décisives, dans lesquelles Dieu se compromet, ont la forme d’actes de langage»4. L’acte est ici à double détente: un ordre de rupture suivi d’une promesse (Gn 12,1-3). La promesse porte sur deux points: la postérité («grande nation», «grand nom») et une bénédiction qui, partant d’Abram («toi»), doit s’étendre à «toutes les familles de la terre». Ce futur exige de rompre avec le passé. La forme intensive et réfléchie de l’ordre (ְך־לָך ְ …ל, ֶ littéralement: challenged», «judge» et «deliverer» (tableau récapitulatif pp. 234-235). Sans doute faut-il comprendre le terme «patron» comme l’autorité supérieure qui, pour accomplir un projet déterminé (la bénédiction universelle), choisit Abram/Abraham. Obéissant, celui-ci ne discute («to challenge») que très rarement l’autorité divine, sinon en 15,1-3 puis, d’une autre manière, en 18,22-33. 3. Mode scénique/mode explicatif (en anglais showing/telling), voir J.-L. SKA, «Nos Pères nous ont raconté»: Introduction à l’analyse des récits de l’Ancien Testament (CE, 155), Paris, Cerf, 2011, p. 47. Le mode scénique où le narrateur montre les personnages parlant et agissant est habituel dans la Bible. Il implique les personnages et le lecteur plus que le mode explicatif. 4. J.-P. SONNET, Du personnage de Dieu comme être de parole, dans F. MIES (éd.), Bible et théologie: L’intelligence de la foi (LR, 26), Bruxelles, Lessius, 2006, 15-36, p. 20.
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«va à/pour/vers toi», v. 1), si commentée, renforcerait le lien «entre la personne concernée», Abram, «et l’action»: partir5. Abram est incité à se mettre en mouvement alors même qu’il pourrait «plutôt le redouter»6. L’ordre le tire du lieu où il n’a pas d’avenir pour l’orienter vers un ailleurs encore indiscernable («le pays que je te ferai voir»). Par ses premiers mots, le SEIGNEUR adopte un ton ferme et «en même temps bienveillant et rassurant»7. Pour s’accomplir, la promesse demande l’accord d’Abram. Il obéit et part. Or la parole divine le veut responsable. Le pays n’a pas encore de nom, où aller? Abram reprend la destination qui était celle de son père: Canaan. À Sichem, au chêne de Moré, le SEIGNEUR approuve ce choix: «c’est à ta descendance que je donnerai ce pays» (12,7). Désormais leur compagnonnage est scellé: le SEIGNEUR réalisera ce qu’il dit, avec, grâce à ou malgré Abram, mais pas sans lui. Cependant, des années plus tard, Dieu semble tout remettre en cause. Gn 22,1-19 est, vers la fin du cycle, le texte-miroir de Gn 12,1-78. La dernière intervention directe du personnage divin y est triple: un ordre, un contrordre, un renouvellement de la promesse. L’ordre (v. 2) vient de ֹלהים ִ ( ֱאDieu) – et même de ֹלהים ִ ה ֱא, ָ «le» Dieu solennel. Mais le contrordre (v. 12) et la promesse renouvelée (vv. 16-18) sont dus au «messager du SEIGNEUR», désignation du personnage divin en ce qu’il a de secourable (il aide Hagar en 16,7 et 21,16). L’ordre du v. 2 a toujours paru scandaleux. Le lecteur a beau être informé qu’il s’agit d’une épreuve, un test (v. 1), se pose la question «à qui ce test doit-il bénéficier?»9: à Abraham? aux lecteurs qui admireront sa foi? à Dieu lui-même? Réponse: «le test doit servir à Dieu pour connaître la disposition intérieure d’Abraham»10. Le contrordre dira:
5. I. HIMBAZA, «Lekh-lekha»: L’appel à Abraham en Genèse 12,1 et les tournures parallèles, dans ETR 91 (2016) 21-34, p. 23. 6. Ibid., p. 34. 7. Ibid. Himbaza argumente en rapprochant Gn 12,1; Gn 22,2; Ct 2,10.13. 8. Les analyses historiques et narratives se rejoignent sur ce point. T. RÖMER, Recherches actuelles sur le cycle d’Abraham, dans A. WÉNIN (éd.), Studies in the Book of Genesis: Literature, Redaction and History (BETL, 155), Leuven, Peeters, 2001, 179-211, pp. 180-181; A. WÉNIN, Isaac ou l’épreuve d’Abraham: Approche narrative de Genèse 22 (LR, 8), Bruxelles, Lessius, 1999, pp. 51-59 (tableau synoptique pp. 54-55). 9. J. JOOSTEN, Une lecture du texte hébreu, dans M. ARNOLD et al., L’épreuve d’Abraham ou la ligature d’Isaac (Genèse 22) (CESup, 173), Paris, Cerf, 2014, 3-11, p. 8. 10. Ibid., p. 9 avec renvoi à Dt 8,2 où Dieu «éprouve» Israël pour «savoir» les dispositions de son cœur. Plus nuancé, voir Wenham à propos de Gn 18,21: «la mention de la connaissance de Dieu est utilisée davantage dans le sens d’une confirmation de sa connaissance», G.J. WENHAM, Genesis 16–50 (WBC, 2), Dallas, TX, Word Books, 1994, p. 110 (je traduis).
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«Je sais maintenant que tu crains Dieu» (v. 12) – nous pourrions entendre: «Je sais maintenant que j’ai raison de remettre mon projet entre tes mains». Sur le projet – la bénédiction universelle – nous reviendrons plus loin. Pour l’heure, n’est-ce pas l’omniscience dont on qualifie habituellement Dieu qui est interrogée? Remontons le fil du récit vers l’engagement du SEIGNEUR dans sa promesse. En Gn 15, à Abram qui demande une descendance, le SEIGNEUR réplique en deux temps: d’abord en lui faisant contempler les étoiles (v. 5), puis par une liturgie d’alliance (vv. 9.17). La promesse s’enrichit ainsi de deux signes, l’un de l’ordre de la métaphore (les étoiles), l’autre, du symbole (la liturgie). Dès le premier, la conséquence est immédiate: «Abram eut foi dans le SEIGNEUR, et, pour cela, le SEIGNEUR le considéra comme juste» (v. 6). «Chose assez rare pour être notée: la narration révèle ici directement au lecteur ce que vivent les personnages en présence»11. Fugitivement, le lecteur a accès à une pensée divine: le SEIGNEUR pose un jugement de valeur positif sur le mouvement de foi d’Abram. Ils ont trouvé le «rapport juste»12. L’alliance est alors possible. Or, elle vient comme un rebondissement pour conclure une longue réponse à la question d’Abram a priori contradictoire avec sa foi: «Comment saurai-je que je posséderai le pays?» (v. 8) – la question est confiante, Abram sait que le SEIGNEUR a la réponse. Revenons à l’épreuve. En Gn 22 comme en Gn 15, le désir de «savoir» se fonde sur la confiance. Il se dit dans un moment d’équilibre des relations. En Gn 12, il fallait les tisser, en Gn 15, une première étape est acquise, en Gn 22, elles le sont. Le v. 2 formule donc le test moins comme une exigence que comme une prière13. Abraham va le vivre de manière déchirante parce que les intentions divines lui restent cachées et qu’il ne veut fermer aucune issue à la parole perturbante, d’où son «Dieu verra l’agneau pour l’holocauste, mon fils» (v. 8). Arrivés au v. 12, nous pouvons déduire rétrospectivement qu’en posant les termes du test, Dieu
11. A. WÉNIN, Abraham ou l’apprentissage du dépouillement: Lecture de Genèse 11,27–25,18 (LlB, 190), Paris, Cerf, 2016, p. 97. 12. «Il est déclaré, par manière de programme, que seule la foi a placé Abraham dans un rapport juste avec Dieu. Dieu a indiqué son plan historique, qui est de faire d’Abraham une grande nation; Abraham s’est “ancré” dans ce plan, il l’a pris au sérieux, il s’y est engagé; ainsi, selon le jugement de Dieu, il a adopté la seule attitude juste envers lui». G. VON RAD, La Genèse (Commentaires bibliques), Genève, Labor et Fides,1968, p. 186. 13. L’impératif hébreu du verbe «prendre» est suivi de la particule נָ אdont la fonction habituelle est d’adoucir la directive; elle soulignerait ici «que l’acte du discours est centré sur le locuteur. Dans le cas présent, elle suggère une demande de faveur: “fais cela pour moi”». JOOSTEN, Une lecture du texte hébreu (n. 9), p. 9. Traductions de Chouraqui (1985): «Prends donc ton fils…» et de la NBS (2002): «Prends ton fils, je te prie…».
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pensait qu’Abraham avait toutes les qualités pour le réussir, mais le réussirait-il? Son omniscience intègre le paramètre de la liberté humaine. En Gn 15,8, Abram sait que le SEIGNEUR a une réponse; il ignore la forme qu’elle va prendre. Le SEIGNEUR choisit alors d’élargir sa vision humaine de l’histoire en révélant sa connaissance du futur; puis il s’engage totalement dans une alliance sans rien demander en retour – son omniscience ne peut être coupée de cet engagement. En Gn 22, entre l’ordre du v. 2 et le contrordre du v. 12, il se retient d’intervenir, laissant sur la scène de l’histoire une liberté totale à Abraham ou, si l’on veut, le choix de s’engager totalement lui aussi14. Au final, l’alliance entre eux sort renforcée: renouvelée par le double discours qui découle du contrordre, la promesse de la descendance s’élargit encore et encore, la métaphore du «sable au bord de la mer» au v. 17 redoublant celle des «étoiles du ciel» employée en 15,6. Dans la suite du récit, Dieu n’interviendra plus par sa parole, s’orientant désormais vers la figure d’un «providential designer», ainsi qu’il est raconté en Gn 24. Toute initiative est remise à Abraham; ainsi, même si Dieu lui a «donné» le pays (13,14-17; 15,7), c’est Abraham qui va en acquérir une première portion (23,16-18). Terminons par deux remarques liées entre elles. Tout d’abord, de la première à la dernière parole, l’intimité entre Dieu et Abraham a grandi. En Gn 12,1, la parole divine est souveraine, impromptue. En Gn 22,1-2, elle s’annonce, familière: «Abraham!» suscitant le «Me voici» d’un père à son fils (Isaac-Abraham, v. 7) ou d’un fils à son père (Isaac-Ésaü, 27,1; Jacob-Joseph, 37,12). Pour la première fois, Dieu se situe ainsi vis-à-vis d’un homme et il a fallu attendre la presque fin de l’histoire! Cela nuance l’image d’une transcendance distanciée attachée aux noms «( ֵאל ֶע ְליוֹןDieu Très-Haut» selon Melkisédeq en 14,19-20) ou «( ֵאל ַשׁ ַדּיDieu puissant» [?] auto-présentation divine en 17,1). Seconde remarque: au moment ultime (22,11), l’appel est répété deux fois, insistant, pour stopper le geste d’Abraham déchiré entre la crainte de Dieu et l’amour pour son fils. Dieu demeure le maître de l’intrigue. Il l’a initiée et il en est le destinateur, l’ayant conçue comme une intrigue de révélation («savoir» ce qu’il en est d’Abraham) tissée dans une 14. «Il y a dans le récit une sorte de zone permanente de silence qui entoure le personnage d’Abraham et ses pensées intimes. Il s’agit, à notre avis, d’un choix délibéré qui a pour but de présenter dans un récit et suivant les règles précises de l’art narratif biblique le drame de la liberté humaine face au mystère de Dieu. Pour respecter au maximum cette liberté et pour en montrer la grandeur, le récit montre que Dieu lui-même ne peut savoir qu’après-coup quelle sera la décision finale du patriarche». J.-L. SKA, Et maintenant, je sais (Genèse 22,12), dans V. COLLADO BERTOMEU (éd.), Palabra, prodigio, poesía: In Memoriam P. Luis Alonso Schökel (AnBib, 151), Roma, Pontificio Istituto Biblico, 2003, 117-144, p. 143.
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intrigue de résolution (que va faire Abraham?)15. Il l’interrompt au moment qui lui paraît le plus opportun, celui où la tension dramatique est à son comble. Mais, confiant, il en a laissé le développement à la conscience et à la décision du héros qu’il a choisi.
II. LA
PROMESSE À L’ÉPREUVE DU TEMPS
Dès le début, la parole divine distingue Abram parmi la multitude et cela sans raison affichée, au contraire de Noé «homme juste» (Gn 6,9 et 7,1). La parole le crée. Dans la Genèse, il suffit d’un simple אמר ֶ ֹ וַ יּ «et [Dieu/le SEIGNEUR] dit» – insertion brusque dans un déjà-là à transformer – pour que jaillissent, du chaos, la lumière (Gn 1,3) et, de la stagnation, la sortie d’Abram (Gn 12,1). C’est avec raison qu’au terme de l’itinéraire, Abraham appelle le SEIGNEUR «Dieu du ciel et Dieu de la terre» (Gn 24,3). Employée nulle part ailleurs dans le Pentateuque, l’expression renvoie à Gn 1,1: «Commencement de la création, par Dieu, du ciel et de la terre» (voir aussi 2,4). Abram en a saisi au vol une variation chez le roi Melkisédeq (14,19.22) et le SEIGNEUR en a paré la promesse de la descendance16. Selon Gn 1, l’ordonnancement du ciel et de la terre (vv. 2-19) précède et surplombe la création des êtres vivants (vv. 20-31), laquelle a un prolongement qui a nom «bénédiction» (1,22.28 et 2,3). «Force qui donne la vie et la favorise»17, la bénédiction est un projet divin pour l’humanité dès les origines. Après l’échec qui a mené au Déluge, le SEIGNEUR la confie ici à un individu pour le bonheur de tous:
15. Voir SKA, «Nos pères nous ont raconté» (n. 3), pp. 21-22. Les verbes «prendre», «aller/partir», «faire monter en holocauste» qui rythment l’ordre du v. 2 orientent vers une intrigue de résolution: ils structurent la suite du récit. Voir R. LACK, Le sacrifice d’Isaac: Analyse structurale de la couche élohiste dans Gn 22, dans Biblica 56 (1975) 1-12, pp. 6-8. Lack y ajoute le verbe «voir» qui, lui, ouvre sur l’intrigue de révélation: Dieu n’indique pas clairement le lieu de l’holocauste au v. 2 et, comme on l’a dit, ses intentions sont cachées à Abraham. Dans la suite du v. 8 («Dieu verra») et du contrordre du v. 12 («je sais maintenant…»), le v. 14 (le nom «le SEIGNEUR voit»/«le SEIGNEUR est vu») porte à la surface du récit la marque tangible de la révélation effectuée. 16. La descendance est comparée à la poussière «de la terre» (13,16) et aux étoiles «du ciel» (15,5; 22,17; puis 26,1). C’est sur le même horizon créateur, nous semble-t-il, qu’il faut entendre le messager divin appeler «du ciel» aussi bien Hagar résignée à la mort prochaine de son fils Ismaël (21,17) qu’Abraham sur le point d’immoler son fils Isaac (22,11.15); dans les deux cas, le secours divin donne une vie autre. 17. Note de la TOB 2010 sur Gn 1,22. La bénédiction repose sur les êtres vivants invités à proliférer. En Gn 1,28 elle est particulièrement adressée à אָדם ָ ה. ָ Relevons qu’entre ברא (créer) et ( ברךbénir), il y a un évident jeu d’assonances.
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«sois en bénédiction»18. Voulue par le SEIGNEUR qui en charge Abram, elle est relayée par Melkisédeq (14,19-20), étendue sur Sarah (17,16) et sur Ismaël (17,20), actualisée (18,18), réaffirmée (22,17-18). Puis elle passe à la génération suivante (25,11; 26,24). Par son obéissance (12,4), Abram en commence l’accomplissement mais ne le termine pas. Le faire divin complexe de la promesse va «prendre son temps» et s’éprouver au fil de l’histoire humaine. La narration dispose alors les épisodes sur une ligne chronologique où le lecteur observe «l’inéluctable du dessein de Dieu se compliquer de l’imprévisible des libertés humaines»19. La ligne court sur un siècle (de 12,4 à 25,7)20. Une première époque (Gn 12,1 à 16,15) couvre onze années. Selon 17,1, une importante ellipse temporelle de quatorze ans la sépare de la seconde époque (Gn 17,1 à 25,18), la plus longue: soixante-quinze ans. Les noms Abram et Saraï ainsi que l’héritier problématique se trouvent dans la première, les noms Abraham et Sarah ainsi qu’Isaac occupent la seconde. D’une époque à l’autre, on remarque deux doublets: Abram/Abraham faisant passer Saraï/ Sarah pour sa sœur (en Égypte, 12,10-20/ à Guérar, 20,1-17), Hagar errant dans le désert à cause de Saraï/Sarah (16,5-9/21,8-19). De plus, deux épisodes sont repris et continués: Loth à Sodome (13,5-13 et 14,1224/19,1-29)21, l’alliance (15/17). Dieu s’insère dans les décisions humaines. En Égypte, devant l’initiative d’Abram, il ne dit rien mais protège Saraï (12,17), montrant qu’elle compte à ses yeux – sans doute plus qu’à ceux d’Abram à ce moment
18. Ou bien «(pour) que tu sois en bénédiction», un sens final découlant de «pars/ va-t’en»: A. WÉNIN, Abraham, élection et salut: Réflexions exégétiques et théologiques sur Genèse 12 dans son contexte narratif, dans Revue Théologique de Louvain 27 (1996) 3-24, p. 12. Voir aussi VOGELS, Abraham et sa légende (n. 1), pp. 104-106. 19. SONNET, Du personnage de Dieu (n. 4), p. 23. 20. «Le système de coordination entre le temps et l’espace est mis au premier plan par une série spécifique de références à l’âge». J.P. FOKKELMAN, Time and the Structure of the Abraham Cycle, dans A.S. VAN DER WOUDE (éd.), New Avenues in the Study of the Old Testament (OTS, 25), Leiden – New York, Brill, 1989, 96-109, p. 97 (je traduis). Gn 12,4: Abram a 75 ans; 16,3: dix ans après, Sarah donne Hagar à Abram; 16,16: Abram a 86 ans quand Ismaël naît; 17,1: il a 99 ans quand il accepte l’alliance; 17,17: «[Abraham] se dit en lui-même: “Un enfant naîtrait-il à un homme de cent ans? Ou Sarah avec ses quatre-vingt-dix ans pourrait-elle enfanter?”»; 17,24-25: Abraham a 99 ans quand il circoncit sa maisonnée; 21,5: Abraham a 100 ans quand Isaac naît; 23,1: Sarah meurt à 127 ans; 25,7: Abraham meurt à 175 ans. Fokkelman repère une disposition concentrique dont 17,17 est le centre, ibid., p. 101. 21. Le propos du narrateur en Gn 13,13 prépare ceux du SEIGNEUR en 18,20-21 et des hommes divins en 19,13; au ch. 14, Loth est pris dans un conflit où le roi de Sodome bénéficie de la part d’Abram d’une bonté qui contraste avec la violence des habitants de la ville en 19,4-14.
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du récit. Plus tard, il dialogue en songe avec Abimélek, moyen détourné de provoquer Abraham à protéger Sarah (20,3-7). En Gn 16, le messager divin secourt Hagar qui peut alors donner naissance à Ismaël22; en Gn 21,17-20 le messager vient aider Hagar à sauver Ismaël. À chaque fois, «le redoublement le long de l’axe du temps amplifie le choix divin»23. En Gn 20, Abraham est acculé à appliquer la justice (il en est chargé par le SEIGNEUR depuis 18,17-33), chose loin de le préoccuper en Gn 12,10s. Le même exercice de la justice sépare Gn 13 (où le SEIGNEUR laisse Loth s’établir à Sodome) et Gn 19 (où des messagers divins viennent secourir Loth). De la première à la seconde époque, un tournant s’effectue en Gn 17–19. Il est dans la logique du renforcement de l’alliance. En Gn 15, le SEIGNEUR conclut une alliance avec Abram en insistant sur le don du pays; en Gn 17, il la renouvelle en insistant sur la descendance, la marquant d’une obligation rituelle, la circoncision, aussitôt réalisée par Abraham. La première fois, le SEIGNEUR seul s’engage, dans la seconde, les deux partenaires s’engagent. Après l’ellipse des quatorze ans et avec les changements de noms, l’alliance de Gn 17 inaugure donc la seconde époque. Dans cette longue période, la narration découpe une année, celle qui va de l’annonce de la naissance d’Isaac (17,19/18,10) à la naissance elle-même (21,1-7). Plus précisément, elle temporise sur la journée particulière qui suit l’alliance et la circoncision24, depuis «la pleine chaleur du jour» (18,1) jusqu’au lendemain «de bon matin» (19,27). Les péripéties de cette journée tournent autour d’un pivot. En 18,1-8 (A) et en 19,1-3 (A’), Abraham et Sarah d’un côté, Loth de l’autre, reçoivent dignement des hôtes et leur offrent à manger. En 18,9-16 (B), le SEIGNEUR récompense Sarah et Abraham alors qu’en 19,4-28 (B’) les gens de Sodome sont punis et Loth sauvé. Le pivot est constitué par un dialogue (18,22-33); lancé par un double monologue divin, l’un intérieur (vv. 17-19), l’autre extériorisé 22. Hagar est le seul personnage biblique qui donne à Dieu un nom inédit: ֵאל רֳ ִאי («Dieu de vision», 16,17), nom qui résume leur rencontre et la bienveillance divine. Intrigues de résolution et de révélation sont mêlées. En Gn 22, la même racine «voir» est à la base de la nomination de la montagne par Abraham après l’épreuve (cf. note 15). 23. M. STERNBERG, La grande chronologie: Temps et espace dans le récit biblique de l’histoire (LR, 31), Bruxelles, Lessius, 2008, p. 90. 24. Gn 17,1-3.7-22 prépare Gn 18,1.8-15.33 qui en est une sorte d’achèvement: apparition du SEIGNEUR, annonce du fils de la promesse à Abraham puis à Sarah, rires de ceux-ci, départ du SEIGNEUR. Voir FOKKELMAN, Time and the Structure of the Abraham Cycle (n. 20), pp. 106-108; WÉNIN, Abraham ou l’apprentissage du dépouillement (n. 11), pp. 167-172. La mention de la date de la naissance (17,21/18,14) rapproche les deux épisodes sur la ligne chronologique.
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(vv. 20-21), c’est le plus long entretien de Dieu avec un être humain dans le livre de la Genèse. Il se déroule sur le chemin qui va des chênes de Mamré à la ville de Sodome (v. 16), de la philoxénie à la xénophobie. De Sodome, est montée une plainte de malheureux25 sur laquelle le SEIGNEUR veut enquêter (vv. 20-21). En contraste, aux chênes de Mamré, Abraham a déployé son accueil envers trois inconnus dont le SEIGNEUR (v. 1). En retour, le SEIGNEUR a annoncé la prochaine grossesse de Sarah. Pour appuyer son dire, en forme de défi, il a mis au jour la réaction secrète de Sarah – rire dubitatif exprimé en monologue intérieur. Dans un monologue intérieur, «tout est mis en œuvre pour suggérer une pensée brute en train de s’élaborer, sans aucune intervention du narrateur pour y mettre de l’ordre»26 – c’est le cas tant avec Sarah (v. 12) qu’avec le SEIGNEUR (vv. 17-19). Entre l’hospitalité reçue et le projet d’enquête, le SEIGNEUR envisage de confier à Abraham «la justice et le droit» avec mission de les transmettre à sa postérité (v. 19) – au même titre que, plus haut, le rite de la circoncision (17,7.12.19). Pourquoi à ce moment du récit? À cause de l’hospitalité. La construction grammaticale du v. 17 indique une rupture; au lieu d’un wayyiqtol signalant la continuité narrative (vv. 1 et 20), il propose waw-sujet-qatal, indice d’antériorité sur la scène précédente: «Le SEIGNEUR s’était dit…»27. La séquence chronologique s’établit ainsi: apparition du SEIGNEUR, alliance avec Abraham et annonce d’un fils, départ du SEIGNEUR, circoncision, monologue intérieur, apparition aux chênes de Mamré, repas, annonciation à Sarah, départ, projet d’enquête à Sodome, dialogue SEIGNEUR-Abraham. Donné en analepse, le monologue intérieur, articulé sur l’alliance et la circoncision, confère à la scène d’hospitalité une valeur de test brillamment réussi «de justice et de droit». Il y a dans la Genèse huit monologues intérieurs de Dieu: Gn 1,26 (création de l’humain); 2,18 (recherche d’un «secours» pour l’homme); 3,22 (protection de l’arbre de vie); 6,3 (limitation du temps de l’humain); 25. «Le mot “plainte” ( )זְ ָע ָקהest un terme technique du langage juridique et désigne l’appel à l’aide que profère celui qui est gravement lésé dans son droit par un acte de violence». VON RAD, La Genèse (n. 12), pp. 212-213. 26. J. GARDE-TAMINE – M.-C. HUBERT, Dictionnaire de critique littéraire, Paris, Armand Colin, 2004, p. 132. Pour la Bible, cf. SKA, «Nos pères nous ont raconté» (n. 3), pp. 67-69.75. Longue discussion dans F. MIRGUET, La représentation du divin dans les récits du Pentateuque: Médiations syntaxiques et narratives (VTS, 123), Leiden – Boston, MA, Brill, 2009, pp. 50-94, spécialement pp. 83-90 pour Gn 18,17-19. 27. Traduction de la BJ (1956): «Yahvé s’était dit»; NBS (2002): «Or le SEIGNEUR avait dit». Sur l’antériorité, P. JOÜON – T. MURAOKA, A Grammar of Biblical Hebrew (SubB, 27), Roma, Pontificio Istituto Biblico, 2006, §166j.
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6,7 (effacer les êtres vivants); 8,21b-22 (ne plus frapper les vivants); 11,6-7 (diversité des langues); 18,17-19 est le dernier et le plus développé. Dans les sept premiers, Dieu y parle soit en «je» (2,18; 6,3.7; 8,21b-22), soit en «nous» (1,26; 3,22; 11,6-7). Il délibère avec luimême, faute de quelqu’un avec lequel il puisse échanger: «avant de trouver cet interlocuteur, le personnage divin n’a d’autre recours que de monologuer, parfois avec l’usage de ce “nous” qui souligne l’absent – l’interlocuteur désiré»28. Ici, il l’a enfin trouvé. Par son double accueil empressé de l’alliance et de gens de passage, Abraham incarne le partenaire humain auquel le SEIGNEUR peut partager aussi bien son grand projet de bénédiction universelle (18,18) que le projet particulier d’une enquête à Sodome (vv. 20-21). Le projet de bénédiction fait partie de l’appel initial (12,3). La nouveauté est de le lier à une caractéristique divine, «la justice et le droit» (וּצ ָד ָקה ְ )מ ְשׁ ָפּט ִ dont le but est de «délivrer les personnes spoliées de la main de l’oppresseur, ne pas maltraiter l’étranger résident, l’orphelin ni la veuve, ne pas tuer l’innocent (cf. Jr 22,3)»29. De lui-même, le SEIGNEUR superpose sa figure de «juge de toute la terre» et celle d’Abraham. Abraham s’est montré «juste» par la foi (Gn 15,6) et par les actes (l’alliance et l’hospitalité). Dans le plaidoyer d’avocat de la défense qui s’annonce (18,22-33) il aura l’audace de jouer «Dieu contre Dieu» «en faisant valoir devant Dieu son propre point de vue»30. Pour terminer, deux remarques. D’abord, si nous ignorons pour quelle raison Dieu a créé l’univers, nous savons pourquoi il a voulu le détruire, pourquoi il ne le détruira plus et surtout pourquoi Abram a été appelé: il pourrait être la clé de la bénédiction, prolongement de la création dans l’histoire humaine. Noé était un homme juste, Abraham l’est devenu au fil du temps. Sa fidélité éprouvée, son écoute active, autrement dit son obéissance, deviennent, aux yeux de Dieu et du narrateur, paradigmatique pour ses descendants31. Ensuite, dans la relation de Dieu avec Abraham, il est un moment où tout bascule: la longue journée de 18,1 à 19,28. De Gn 12 à Gn 22, les quelques épisodes racontés ont tous – sauf Gn 14 – la parole divine comme déclencheur ou comme agent déterminant. En Gn 17, Dieu a été 28. MIRGUET, La représentation du divin (n. 26), p. 89. 29. O. ARTUS, Les lois du Pentateuque: Points de repère pour une lecture exégétique et théologique (LD, 200), Paris, Cerf, 2005, p. 129. 30. SONNET, Du personnage de Dieu (n. 4), p. 33. La formule «Dieu contre Dieu» est de N. Lohfink. 31. J.-L. SKA, Essai sur la nature et la signification du cycle d’Abraham (Gn 11,27–25,11), dans WÉNIN (éd.), Studies in the Book of Genesis (n. 8), 153-177, surtout pp. 164-166.
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impérial ()אל ַשׁ ַדּי ֵ et très disert. C’est la dernière fois. En Gn 18, il apparaît, corps présent, mots rares, et il se remet à l’accueil du vieux couple (comparer 17,1 et 18,1). Puis, ayant lancé son défi à Sarah, il passe la parole de justice et de droit à Abraham. Avant l’épreuve finale, trois de ses interventions affermiront alors ce dernier, en même temps qu’elles signaleront son relatif effacement comme Dieu parlant. En Gn 20, la parole divine se glisse dans la parole humaine d’un innocent32. En Gn 21,11-13, elle montre comment trancher un conflit familial33. En Gn 21,22s, elle est là, silencieuse, et Abraham résout un conflit social, de lui-même et pacifiquement34.
CONCLUSION De ce trop bref parcours, nous pouvons avancer deux conclusions sur Dieu, être de parole. La première vise la fonction du monologue divin, la seconde la répartition des épisodes de l’intrigue. Il y a la journée-charnière et, dans celle-ci, le long monologue intérieur de Dieu. À sa manière, il marque un tournant dans le livre de la Genèse et même dans le Pentateuque: désormais, Dieu ne prendra aucune décision sans un échange avec un être humain. La logique de l’interlocution, jusque-là en attente, le caractérise désormais. Il y a un avant et un après. L’après immédiat est constitué par le dialogue, pivot narratif qui n’a ni précédent ni suite sur la ligne chronologique. Pour en arriver là, il a fallu un long chemin. Le changement de nom est un signe: Dieu parie sur le nouvel homme qu’il a en face de lui. Sa parole – de création, de bénédiction – l’a façonné sans jamais attenter à sa liberté mais en s’y confrontant. Les autres épisodes du cycle d’Abraham se répondent, mis à part Gn 14 – que nous ne pouvons analyser ici – et ceux de Gn 23–25 – que nous avons reliés au «providential designer» qui se dessine à partir de Gn 20. Certains redoublements vont d’une époque à l’autre: la femme-sœur, 32. Dieu parle à Abimélek, non à Abraham. C’est sur la parole humaine du roi qu’Abraham reprend le rôle d’avocat, innocente Abimélek et sa nation, protège Sarah, le tout en avouant sa propre culpabilité (20,11-13). Alors, il peut intercéder comme prophète. En Gn 12,18-19, il n’avait rien répondu au Pharaon. 33. Devant la demande de Sarah, Abraham se fâche. Précédemment, en Gn 16, il s’était démis de toute responsabilité. Ici, son sens de la justice ouvre à la parole divine, laquelle plaide le compromis, la séparation des fils n’étant pas un obstacle à la réalisation des promesses. 34. «Dieu est avec toi en tout ce que tu fais» dit Abimélek qui, sans rappeler explicitement Gn 20 – mais le lecteur y pense –, se défend d’être coupable. Dieu n’a plus besoin de parler, Abraham pose, en toute liberté, les gestes qui apaisent.
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Hagar-Ismaël, Loth à Sodome, l’alliance. D’autres progressent dans chaque époque. Dans la première, il y a la croissance des termes de la promesse concernant le don du pays et la descendance: Gn 12,2; 12,7; 13,15-16; 15,18. Dans la seconde, il y a les annonces d’Isaac, les rires, les repas, la bonne foi d’Abimélek. Il y a surtout la route qui mène de l’ordre de Gn 22,2 au contrordre déployé en 22,12.16-18 où se réactive et s’amplifie la même promesse. Vers la fin de sa vie, en 24,7, lorsqu’Abraham la cite dans une formulation proche de 12,7, il cristallise un immense va-et-vient où ne manquent ni la bienveillance, ni les surprises. La parole créatrice est toute entière dans sa première énonciation et toute entière dans sa ou ses reprises contradictoires ou complémentaires. «Il faut maintenir l’audace d’un récit qui donne à Dieu deux visages si différents, selon ses deux phases»35. Il y a là, pour nous, une indication: le lecteur, comme Abraham, doit cheminer d’une parole à l’autre, moins pour savoir qui est vraiment le SEIGNEUR que pour être construit par cet itinéraire même. Theologicum – Institut catholique de Paris 21, rue d’Assas FR-75006 Paris France [email protected]
Gérard BILLON
35. P. BEAUCHAMP, Parler d’Écritures saintes, Paris, Seuil, 1987, p. 56. Relire les pp. 54 à 60.
PAROLES DITES, PAROLES À DIRE: VARIATIONS SUR LE DISCOURS CITÉ
INTRODUCTION MÉTHODOLOGIQUE Le séminaire «Paroles dites, Paroles à dire: Variations sur le discours cité» s’est donné pour tâche d’explorer le phénomène de la citation dans le récit de la Bible hébraïque. Trois communications sont peu de chose en regard d’un phénomène aussi riche, au sein d’un corpus aussi vaste. L’atelier, en fait, s’est centré sur une manifestation déterminée de la citation biblique, qui met en jeu le discours cité et le discours citant des personnages. Ce choix s’explique, on l’aura compris, par la thématique d’ensemble du colloque dont on lit ici les actes – «La contribution du discours des personnages à leur caractérisation». Dans le monde biblique, ainsi que l’écrivait déjà Robert Alter, la trajectoire des paroles est ce qui précipite la trajectoire des protagonistes de l’action: «la croisée des destinées dans l’interaction des paroles des personnages, voilà […] le plus décisif dans la mise en scène biblique de la condition humaine»1. À la parole humaine s’ajoute bien sûr celle de Dieu, l’une et l’autre offertes à la redite, ou engagées activement dans celle-ci. Les pages introductives que voici donneront à l’enquête son arrière-fond, en introduisant quelquesuns de ses concepts opératoires. D’une manière très générale, on pourrait dire de tout discours direct figurant dans le récit de la Bible qu’il est un discours cité: il est rapporté par le narrateur. Le discours liminaire de Gn 1,3, «Que la lumière soit!», est en ce sens l’objet d’une citation. Ainsi compris, le phénomène est l’une des constantes de la narration biblique, en raison de la prédilection qu’elle manifeste pour le mode dit «scénique». À la manière d’une représentation théâtrale, les Écritures n’ont de cesse de confronter le lecteur aux paroles «vives» des personnages, rapportées (ou citées) en discours direct2. C’est là une option de poétique narrative qui englobe le phénomène 1. R. ALTER, L’art du récit biblique, trad. P. LEBEAU – J.-P. SONNET (LR, 4), Bruxelles, Lessius, 1999, p. 121. 2. La citation de personnage à personnage se fait presque uniquement en discours direct. Les rares occurrences en discours indirect sont introduites, dans la plupart des cas, par le verbe נגדen forme active ou passive: «Le troisième jour, on informa ( )וַ יֻּ גַּ דLaban que Jacob s’était enfui» (Gn 31,22). Galia Hatav en relève les instances suivantes: Gn 3,11; 12,18; 31,22; 1 S 3,13; 10,16; 22,21; 23,7; 27,4; 1 R 2,29.39 (ce dernier cas est discutable) (voir
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ici étudié, où la citation est un phénomène interne au monde raconté, relevant du discours des personnages3. Il y a trente ans déjà, George W. Savran a consacré un essai perspicace au phénomène en question, intitulé Telling and Retelling: Quotation in Biblical Narrative4. Savran définit comme suit le phénomène littéraire qu’il prend en considération: Un personnage a prononcé certains mots, effectivement ou prétendument, à un certain point d’une histoire; plus tard dans le récit ces mots sont prononcés à haute voix par le même personnage ou par un autre, dans une référence expresse à l’énonciation originale et à son énonciateur. La citation peut se produire à l’intérieur de la même péricope que le discours original, dans un chapitre successif, ou même bien plus loin dans le livre5.
Cette définition devra être corrigée sur un point important; elle donne toutefois une première idée du phénomène étudié. La première occurrence de citation du discours dans le récit biblique (au sens qu’on vient de définir) met d’emblée le lecteur devant l’importance du phénomène. La phrase divine qui énonce l’interdit du fruit de G. HATAV, [Free] Direct Discourse in Biblical Hebrew, dans Hebrew Studies 41 [2000] 7-30, p. 15, n. 21). Les discours cités en style indirect sont en outre l’objet d’une forte abréviation de la part du narrateur: «Esther ne fit pas connaître son peuple et ses origines, car Mardochée lui avait commandé qu’elle ne les fasse pas connaître (א־תגִּ יד ַ ֹ »)א ֶשׁר ל ֲ (Est 2,10). Voir C.L. MILLER-NAUDÉ, Direct and Indirect Speech: Biblical Hebrew, dans G. KHAN (éd.), Encyclopedia of Hebrew Language and Linguistics, vol. 1, Leiden, Brill, 2013, 739744; la synthèse de l’auteur s’appuie sur sa monographie The Representation of Speech in Biblical Hebrew Narrative (HSM, 55), Atlanta, GA, Scholars Press, 2003 (1996); cf. également G. GOLDENBERG, On Direct Speech and the Hebrew Bible, dans K. JONGELING – H.L. MURRE-VAN DEN BERG – L. VAN ROMPAY (éds), Studies in Hebrew and Aramaic Syntax Presented to Professor J. Hoftijzer on the Occasion of His Sixty-Fifth Birthday, Leiden, Brill, 1991, 79-96; S.A. MEIER, Speaking of Speaking: Marking Direct Discourse in the Hebrew Bible (VTS, 46), Leiden, Brill, 1992. La construction indirecte se rencontre également dans le cas de la réception d’un message: «Ils firent dire à Jézabel: “Naboth a été lapidé et il est mort”. Lorsque Jézabel apprit que ()כּי ִ Naboth avait été lapidé et qu’il était mort, […]» (1 R 21,14-15; cf. v. 16; Gn 14,14; 1 S 25,4.7). Voir M. STERNBERG, The World from the Addressee’s Viewpoint: Reception as Representation, Dialogue as Monologue, dans Style 20 (3: Narrative Poetics) (1986) 295-318, pp. 308-309; à propos du discours indirect (et notamment dans la Bible hébraïque), on consultera en particulier ID., How Indirect Discourse Means: Syntax, Semantics, Pragmatics, Poetics, dans R.D. SELL (éd.), Literary Pragmatics, London, Routledge, 1991, 62-93. 3. Il est toutefois utile de préciser que la fiabilité du narrateur est de mise dans tous les cas où il «cite» les propos des personnages ou encore lorsqu’il produit leurs citations (mutuelles) – et ceci bien que cette opération relève des «universaux de la citation» qui seront bientôt présentés (affranchissant la citation de l’impératif théorique d’une reproduction exacte du message original). Qu’elles soient stylisées, abrégées ou traduites, les citations par le narrateur sont fiables. Une autre rhétorique est en jeu dans les citations produites par les personnages du récit. 4. G.W. SAVRAN, Telling and Retelling: Quotation in Biblical Narrative, Bloomington, IN, Indiana University Press, 1988. 5. Ibid., p. 7.
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INTRODUCTION MÉTHODOLOGIQUE
l’arbre de la connaissance, en effet, donne lieu à trois citations. Une joute prend place d’abord entre deux locuteurs parmi les créatures, le serpent et la femme, avant que Dieu cite ses propres mots. Le lecteur est ainsi, dès l’abord, confronté avec l’enjeu de la citation, entre reformulations heureuses et malheureuses6: Gn 2,16-17
Gn 3,1-3
Gn 3,17
YHWH Dieu ordonna à l’homme: «Tu pourras manger de tout arbre du jardin, mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance de ce qui est bon ou mauvais car, du jour où tu en mangeras, tu devras mourir».
[Le serpent] dit à la femme: «Vraiment! Dieu vous a dit: “Vous ne mangerez pas de tout arbre du jardin”…» La femme répondit au serpent: «Nous pouvons manger du fruit des arbres du jardin, mais du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit: “Vous n’en mangerez pas et vous n’y toucherez pas afin de ne pas mourir”».
À l’homme, il dit: «Puisque tu as écouté ta femme et que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais ordonné en disant: “Tu n’en mangeras pas”, la terre sera maudite à cause de toi».
Le phénomène de discours cité qui se lit entre Gn 2,16 et 3,17 illustre la variante «vérifiable» de la citation: le lecteur a bénéficié, en Gn 2,1617, de la mention du discours original, au départ des trois redites. Dans les textes où l’énonciation originale et sa citation sont l’une et l’autre présentes – écrit Savran –, la citation est dite «vérifiable», car le lecteur peut faire usage de l’original pour juger de la fidélité de la répétition. Lorsque le discours original n’est pas attesté de manière spécifique dans le texte, la citation est considérée «invérifiable», et d’autres fondements doivent être utilisés pour déterminer s’il est ou non probable qu’elle a été dite par son prétendu locuteur7.
Qu’il suffise d’évoquer ici un locus classicus. À l’autre bout de la Genèse, le lecteur est confronté à une citation qui ne peut que l’intriguer car il n’a jamais rencontré dans le récit la phrase rapportée: «Ton père», affirment les dix frères à Joseph, «a donné cet ordre avant sa mort: “Vous parlerez ainsi à Joseph: ‘De grâce, pardonne le forfait et la faute 6. Sur les enjeux de la répétition du discours dans le récit biblique, voir les études perspicaces d’ALTER, Art (n. 1), pp. 148-155 et de M. STERNBERG, The Poetics of Biblical Narrative: Ideological Literature and the Drama of Reading (Indiana Literary Biblical Series, 1), Bloomington, IN, Indiana University Press, 1985, pp. 368-440. 7. SAVRAN, Telling (n. 4), p. 7.
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de tes frères. Certes, ils t’ont causé bien du mal mais, de grâce, pardonne maintenant le forfait des serviteurs du Dieu de ton père’”» (Gn 50,16-17). En l’absence de preuve documentée, le lecteur doit mettre en jeu les indices du contexte et de la psychologie des personnages pour se faire une idée des choses: relation fiable ou contrefaçon8? Une distinction proposée par Savran entre quatre configurations de base du discours rapporté mérite enfin d’être mentionnée9: 1. Le cas le plus fréquent est celui où un locuteur répète à son destinataire les paroles d’un tiers. En Ex 32,8, Dieu dit ainsi à Moïse, à propos du peuple: «Ils n’ont pas tardé à s’écarter du chemin que je leur avais prescrit; ils se sont fait une statue de veau, ils se sont prosternés devant elle, ils lui ont sacrifié et ils ont dit: “Voici tes dieux, Israël, ceux qui t’ont fait monter du pays d’Égypte”». 2. Le locuteur peut également répéter ses propres paroles à un tiers. C’est le cas en Gn 44,32, où Juda affirme à Joseph (qui ne s’est pas encore fait reconnaître): «Car moi, ton serviteur, je me suis porté garant pour le garçon, en disant à mon père: “Si je ne le ramène pas auprès de toi, je serai toujours coupable d’un péché envers mon père!”» (Gn 44,32). 3. Le locuteur peut enfin répéter à un tiers les paroles que ce dernier a lui-même prononcées. Ainsi en est-il en Gn 26,9 lorsque Abimélek réprimande Isaac: «Comment as-tu pu dire: “Elle est ma sœur”?». 4. Dans un cas distinct, la citation peut émaner non d’un personnage mais du narrateur, reproduisant les paroles d’un des protagonistes de l’action. En Gn 28,6, le narrateur réénonce en discours direct l’ordre formulé par Isaac en Gn 28,1: Gn 28,1
Gn 28,6
Isaac appela Jacob et le bénit.
Ésaü vit qu’Isaac avait béni Jacob et l’avait envoyé en plaine d’Aram pour y prendre femme et qu’en le bénissant il lui avait donné cet ordre: «Tu n’épouseras pas une fille de Canaan».
Il lui donna cet ordre: «Tu n’épouseras pas une fille de Canaan», lui dit-il.
8. Voir STERNBERG, Poetics (n. 6), p. 379 et A. WÉNIN, Joseph ou l’invention de la fraternité: Lecture narrative et anthropologique de Genèse 37–50 (LR, 21), Bruxelles, Lessius, 2005, pp. 308-311. Une autre occurrence classique est celle du serment de succession au profit de Salomon que David, au dire du prophète Natan, aurait prononcé (voir 1 R 1,1131; voir notamment ALTER, Art [n. 1], pp. 136-138). Le phénomène de la citation invérifiable est toutefois minoritaire: Savran compte 70 citations vérifiables sur les 97 citations de personnage à personnage qu’il repère dans le corpus qu’il prend en compte (Gn – 1-2 R) (pour ces chiffres et d’autres statistiques, voir SAVRAN, Telling [n. 4], pp. 19-20). 9. SAVRAN, Telling (n. 4), pp. 24-25.
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C’est là un phénomène relativement rare, dont Savran n’a compté que 7 occurrences dans le corpus (Gn – 1-2 R) qu’il prend en considération (Gn 28,6; Jg 21,18; 1 S 8,6; 1 R 11,2; 12,12; 21,4; 2 R 14,6), alors qu’il y compte 97 cas de citation du discours d’un personnage par un personnage10. Rarement, en effet, le narrateur répète-t-il en discours direct ce qu’ont dit les acteurs de l’histoire: «L’essentiel de la répétition qu’il assure se fait par voie de discours indirect et de narration, laissant le dialogue [en discours direct] comme le territoire des seuls personnages»11. Si les catégories et les distinctions introduites par Savran ont accompagné les travaux du séminaire, celles de Meir Sternberg les ont directement inspirés. Un article du poéticien de Tel Aviv, en particulier, a servi de boussole aux travaux en question: «Proteus in Quotation-Land: Mimesis and the Forms of Reported Discourse»12. «Proteus»: c’est dire si la citation peut être protéiforme, modifiant constamment le rapport entre formes et fonctions. À travers la multiplicité de ses manifestations, le discours cité met néanmoins toujours en jeu ce que Sternberg appelle les «universaux de la citation», au nombre de quatre: 1. La citation met en jeu un lien représentationnel (mimétique) spécifique: elle est une représentation du discours par le discours, à la différence donc de tant d’autres situations narratives où le récit représente (par le discours) des phénomènes non-discursifs – événements, actions, sentiments, etc. La représentation en question peut se faire selon des variables multiples, qu’il s’agisse de variables d’existence (voir ci-dessous), de grandeur (le discours cité peut être abrégé ou amplifié), de stylisation (le discours citant peut reproduire ou non l’intonation, les hésitations, l’accent du discours cité), etc. 2. Par ailleurs toute citation a la forme d’un discours dans le discours. Elle se déploie entre frame (le discours englobant) et inset (le discours englobé), ce dernier étant introduit ou non par un transformer (convertisseur) indiquant le passage de l’un à l’autre. En français, il s’agira de l’expression «il/elle dit» (et de ses multiples variantes), suivie des deux points et des guillemets. En hébreu biblique, la formule caractéristique (mais loin d’être unique ou nécessaire) est ותאמר/ויאמר, «il/elle dit», 10. Ibid., pp. 19-20; cf. pp. 102-105. Le cas d’Ex 6,26 est dès lors intéressant puisque le narrateur y cite en discours direct les paroles de Dieu qui sont apparues en discours indirect en 6,13. Voir L. INVERNIZZI, «Perché mi hai inviato?»: Dalla diacronia redazionale alla dinamica narrativa in Es 5,1–7,7 (AnBib, 216), Roma, G&B Press, 2016, pp. 388-393. 11. SAVRAN, Telling (n. 4), p. 25. 12. M. STERNBERG, Proteus in Quotation-Land: Mimesis and the Forms of Reported Discourse, dans Poetics Today 3 (1982) 107-156.
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J.-P. SONNET
suivie ou non de לאמור, «pour dire». À propos des deux premiers universaux, Sternberg cite l’élégante formulation du linguiste russe Valentin Voloshinov: «Le discours cité est un discours à l’intérieur du discours, une énonciation à l’intérieur d’une énonciation; il est en même temps un discours à propos du discours, une énonciation à propos d’une énonciation»13. 3. La citation est en outre toujours, mais à des degrés divers, le lieu d’une interférence: «citer», écrit Sternberg, «c’est médiatiser et interférer»14. Ou encore, «Citer, c’est re-contextualiser, quand ce n’est pas re-textualiser, et donc interférer avec le (con)texte original. Tous les reporters, pour le dire brièvement, soumettent l’original à leurs propres règles, besoins, finalités, et, ce faisant, le recadrent»15. En d’autres termes, toute citation est rhétorique, ordonnée à des effets particuliers. 4. Enfin, le discours cité implique un montage de points de vue: elle orchestre, de manière convergente ou divergente, le point de vue du locuteur cité, celui du locuteur citant, et celui de son destinataire16. Les universaux qui viennent d’être mentionnés ont un corollaire très simple: citer n’est pas reproduire le discours original. Sternberg dénonce ainsi ce qu’il appelle la «direct-speech fallacy», l’opinion commune des théoriciens pour qui, comme le soutient Ann Banfield, «le discours direct représente une reproduction exacte de la communication verbale»17. Ce à quoi Sternberg répond: «De la prémisse que le discours direct (à la différence du discours indirect et d’autres formes de citation, sans parler du récit d’événements) peut reproduire les mots originaux du locuteur, il ne s’en suit pas qu’il doive nécessairement le faire, qu’il ait à le faire, ni, bien évidemment, qu’il le fasse»18. Le poéticien de Tel Aviv de passer ensuite en revue (en convoquant de nombreux exemples bibliques) «une série de facteurs anti-reproductifs – inhérents à la structure, à l’objet et au medium du discours cité – qui invalident la thèse générale de la reproduction exacte et les prémisses sur lesquelles elle repose»19. Le reporter est toujours amené à styliser le message original; il le recontextualise 13. V.N. VOLOSHINOV, Marxism and the Philosophy of Language, New York – London, Seminar Press, 1973 (1930), p. 15. 14. STERNBERG, Proteus (n. 12), p. 108. 15. STERNBERG, How Indirect Discourse Means (n. 2), p. 64. 16. À ce propos, voir également, M. STERNBERG, Point of View and the Indirections of Direct Speech, dans Language and Style 15 (1982) 67-117. 17. A. BANFIELD, Narrative Style and the Grammar of Direct and Indirect Speech, dans Foundations of Language 10 (1973) 1-39, p. 30. 18. STERNBERG, Point of View (n. 16), p. 68. 19. Ibid.
INTRODUCTION MÉTHODOLOGIQUE
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dans un montage frame/inset inédit; ce faisant, il y infiltre son propre point de vue; d’une manière ou d’une autre, il subvertit quelque chose de son sens initial. Et ceci, on l’aura compris, jusque dans le cas de citations dites verbatim («mot pour mot»); combien plus, on l’imagine, dans le cas des citations expressément déformantes20. Une perspective ouverte par Sternberg a en particulier soutenu la recherche de l’atelier. Si la catégorie de «représentation» est utilisée à bon droit à propos du discours cité, elle ne doit pas faire illusion et laisser croire que le discours «représenté» soit un discours déjà advenu dans le passé. Dans son mimétisme, l’acte de la citation peut, en fait, être traversé de multiples orientations, qu’elles soient modales ou temporelles (c’est sur ce point qu’il y a à corriger la définition de Savran). Le discours cité peut ainsi être un discours potentiel ou hypothétique, susceptible ou non d’advenir. Ainsi en 1 S 20,21-22, lorsque Jonathan dit à David: «Si je dis [au jeune serviteur]: “Les flèches sont devant toi, prends-les!”, alors viens, tout va bien pour toi, il n’y a rien à craindre, par la vie de YHWH! Mais si je dis au garçon: “Les flèches sont plus loin!”, alors va-t’en, car YHWH te fait partir». La perspective peut être proprement temporelle comme en Ex 14,3, lorsque Dieu dit à Moïse: «Alors le Pharaon dira des fils d’Israël: “Les voilà qui errent affolés dans le pays! Le désert s’est refermé sur eux!”». Il est dès lors indiqué de distinguer avec Sternberg la citation re-productive, qui rapporte un discours prononcé (ou censé avoir été prononcé) dans le passé, et la citation pré-productive, qui annonce, prédit ou ordonne un discours futur21. Dans ce dernier cas, écrit Sternberg, «l’acte de la citation précède plutôt qu’il ne suit l’acte de la performance du discours cité; il y a une représentation avant qu’il y ait un objet à représenter, si bien que le terme “original” ne peut être appliqué dans son sens normal»22. Dans cette double orientation temporelle se reconnaît le titre du séminaire «Paroles dites, paroles à dire». C’est en effet la dimension 20. Il est intéressant de confronter la perspective de Sternberg, de portée générale, et la thèse soutenue par G. Hatav dans le cadre restreint du discours cité en hébreu biblique (voir l’article déjà cité n. 2, [Free] Direct Discourse in Biblical Hebrew). Pour Hatav, alors que l’introduction ותאמר/«( ויאמרil dit»/«elle dit») annonce «une présentation exacte et fiable du discours (ou de la pensée)» (p. 30), la forme infinitive לאמור, «en disant/pour dire», annonce une «quasi-citation» en «discours direct libre», en forme d’approximation du discours original. L’hypothèse mérite attention; elle appelle la discussion de davantage de cas; elle gagnerait toutefois à s’insérer dans un modèle général de la citation libéré de la «direct-speech fallacy». 21. L’adjectif «re-productif» est ici utilisé dans une perspective temporelle, et non mimétique (la re-production d’un message antérieur n’implique en rien sa «reproduction» au sens du décalque dénoncé comme «direct-speech fallacy»). 22. STERNBERG, Proteus (n. 12), p. 108.
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J.-P. SONNET
temporelle de la citation qui y a été scrutée: les paroles, dites et redites, ou encore dites et à dire, ont une incidence toute particulière sur le déploiement du temps de l’histoire et du récit. Ce faisant, elles fournissent aussi la trame des êtres de langage que sont les personnages de la Bible. Jean-Pierre SONNET
L’ARTICULATION DES VOIX DIVINE ET PROPHÉTIQUE EN EXODE 3–7
Le phénomène du discours cité est abondamment présent dans la Bible hébraïque, dans la littérature ancienne et moderne et dans l’usage courant du langage1. On peut dire cependant du livre de l’Exode qu’il est un gymnase où s’entraîner à l’étude de la poétique des citations. Il présente en effet de nombreuses citations de paroles déjà prononcées (citations re-productives) et de paroles encore à dire, susceptibles donc d’être prononcées dans la suite de l’action (citations pré-productives)2. Dans ce livre, en fait, le discours cité revêt une importance particulière parce que la mission de Moïse est précisément de transmettre la parole divine – reçue dans un dialogue avec Dieu – au pharaon ou au peuple. Il se trouve donc que dans le livre de l’Exode le discours cité, en ses différentes formes, devient un outil majeur pour la caractérisation de Moïse: il est utilisé par celui-ci lorsqu’il essaie d’imaginer son action future et il est utilisé avec efficience par les deux masters de l’histoire racontée, le narrateur et le personnage divin. Si le narrateur est le master of the tale, c’est-à-dire le guide du récit au profit du lecteur, le personnage divin est quant à lui le master in the 1. L’étude des citations, qui en examine l’aspect perspectival (la composition des différents points de vue) et pragmatique, est étroitement liée au problème de la communication de la vérité et elle est abordée dans les domaines de la philosophie, de la linguistique, de la littérature et de l’exégèse. Une série d’analyses de philosophie du langage fournissent à cette étude son arrière-fond; voir M. SEYMOUR, Indirect Discourse and Quotation, dans Philosophical Studies: An International Journal for Philosophy in the Analytic Tradition 74/1 (1994) 1-38; P. SAKA, Quotation, dans Philosophy Compass 8 (2013) 935949; P. SAKA – M. JOHNSON (éds), The Semantics and Pragmatics of Quotation (Perspectives in Pragmatics, Philosophy & Psychology, 15), New York, Springer International Publishing AG, 2017. Ce sont toutefois les essais suivants, qui relèvent de la linguistique, de la théorie littéraire et de l’exégèse biblique, qui lui fournissent son cadre théorique immédiat : S.A. MEIER, Speaking of Speaking: Marking Direct Discourse in the Hebrew Bible (VTS, 46), Leiden, Brill, 1992; C.L. MILLER, The Representation of Speech in Biblical Hebrew Narrative: A Linguistic Analysis (HSM, 55), Atlanta, GA, Scholars Press, 1996; G.W. SAVRAN, Telling and Retelling: Quotation in Biblical Narrative, Bloomington, IN, Indiana University Press, 1988; M. STERNBERG, Proteus in Quotation-Land: Mimesis and the Forms of Reported Discourse, dans Poetics Today 3 (1982) 107-156; ID., Point of View and the Indirections of Direct Speech, dans Language and Style 15 (1982) 67-117; ID., The World from the Addressee’s Viewpoint: Reception as Representation, Dialogue as Monologue, dans Style 20 (3: Narrative Poetics) (1986) 295-318. 2. La catégorie et la distinction entre citation «re-productive» et citation «pré-productive» sont dues à STERNBERG, Proteus (n. 1), pp. 137-140; voir aussi l’introduction au séminaire «Parole dites, parole à dire», pp. 133-134.
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L. INVERNIZZI
tale: il est celui qui conduit l’action en dévoilant lentement à Moïse et à ses comparses toutes les implications de l’histoire3. Robert Alter a ordonné, sur une échelle ascendante, les outils dont dispose le narrateur biblique pour la caractérisation des personnages. Plus on monte dans l’échelle, plus l’information est claire et certaine, car elle est soutenue par l’omniscience du narrateur. Au niveau inférieur se trouvent les descriptions externes de l’apparence, des gestes, des actions, des attitudes, des habitudes, de la position sociale. Puis, dans l’ordre: les commentaires faits par un personnage sur un autre; les paroles prononcées par le personnage dans un discours direct; le discours intérieur, résumé ou exprimé comme un monologue; les déclarations faites par le narrateur concernant les motivations, les sentiments et les intentions. Les citations, en tant que paroles des personnages, sont placées dans les échelons centraux (le deuxième, troisième et quatrième échelons). Puisqu’elles se trouvent dans le domaine du showing, elles ont besoin de la coopération inférentielle du lecteur pour exprimer leur potentiel en ce qui concerne la caractérisation des personnages4.
I. LA
POÉTIQUE DES CITATIONS AU SERVICE DE LA CARACTÉRISATION DE
MOÏSE
Un médiateur doit porter correctement et efficacement la parole qui lui est confiée et participer à l’autorité de celui qui l’envoie. Dans le cas de Moïse, la question est exigeante, car l’autorité qui lui est conférée n’est pas seulement intra-diégétique; elle atteindra aussi le lecteur à travers le livre; le narrateur, en fait, construit une double rhétorique, en étendant au lecteur implicite le message que Dieu adresse aux personnages5. Comment la poétique des citations aide-t-elle à atteindre cet objectif? Nous nous concentrerons particulièrement sur les premiers chapitres, ceux qui instruisent le dossier. Dans ces chapitres, c’est-à-dire les chapitres 3 à 7 de l’Exode, le personnage de Moïse est construit comme un médiateur à travers des techniques narratives différentes: il est caractérisé par contraste avec les autres médiateurs (inspecteurs et commissaires) qui portent la 3. Voir L. INVERNIZZI, «Perché mi hai inviato?»: Dalla diacronia redazionale alla dinamica narrativa in Es 5,1–7,7 (AnBib, 216), Roma, G&B Press, 2016, pp. 409-413. 4. Voir R. ALTER, The Art of Biblical Narrative, New York, Basic Books, 2nd ed. revised and updated, 2011, pp. 146-147. 5. Voir M. STERNBERG, The Poetics of Biblical Narrative: Ideological Literature and the Drama of Reading (Indiana Literary Biblical Series, 1), Bloomington, IN, Indiana University Press, 1987, p. 103.
VOIX DIVINE ET PROPHÉTIQUE EN EX 3–7
137
parole d’un autre souverain (le pharaon), par l’exposition différée et la mise en position stratégique6, ainsi que par l’utilisation de citations re-productives et pré-productives. Les variations subtiles qui existent entre une forme et une autre de ces citations font ressortir la grandeur de Moïse, qui devient progressivement celui qui «parle la parole» de YHWH, fidèlement, sans aucun avantage personnel, et avec autorité. Le narrateur peut raconter l’histoire avec sa liberté d’artiste, mais il n’est en rien celui qui fait advenir les choses sur la scène de l’histoire; il se pose au contraire comme l’historien d’une histoire déjà advenue7. Et malgré sa connaissance intégrale de l’histoire qu’il raconte, il utilise son omniscience avec parcimonie, en évitant notamment les anticipations. Il compense toutefois cette réserve par sa manière d’orchestrer les citations pré-productives: il les confie aux personnages (en particulier au personnage divin) et il construit ainsi une stratégie indirecte d’anticipation. En matière de citations, toutefois, le narrateur ne dispose que de la technique de la citation re-productive. Il peut en tirer le meilleur parti, en choisissant notamment de donner (en temps opportun) ou de ne pas donner au lecteur la clé de la fidélité de ces citations. En ce sens, la scène de la première rencontre avec le pharaon (Ex 5,1-5) est stratégique, lorsque Moïse transmet le message divin au souverain en reprenant les paroles divines que le lecteur a déjà entendues: il y a, pour être précis, deux sources (deux messages divins précédents: Ex 3,18 et 4,22-23), que Moïse utilise pour organiser son ambassade auprès du pharaon8. Ces citations re-productives, placées au début de la carrière de Moïse, sont, dans l’ensemble du livre de l’Exode, les deux seules citations re-productives et vérifiables de la parole divine dans la bouche de Moïse en tant que médiateur9 (toutes ces caractéristiques sont essentielles pour que la déclaration soit vraie).
6. Chaque fois que la parole divine investit Moïse, sa biographie s’enrichit: la cohérence de Moïse est donc entièrement liée à la parole divine. Voir INVERNIZZI, Perché mi hai inviato? (n. 3), pp. 383-385. 7. Voir J.-P. SONNET, L’analyse narrative des récits bibliques, dans C. NIHAN – M. BAUKS (éds), Manuel d’exégèse de l’Ancien Testament, Genève, Labor et Fides, 2008, 47-94, pp. 54-55. 8. Pour une analyse détaillée de ces citations, desquelles émergent la stratégie et le drame intérieur de Moïse, voir INVERNIZZI, Perché mi hai inviato? (n. 3), pp. 147-170. 9. Dans la section des plaies, la transmission de la parole divine est particulièrement élaborée, mais de façon étrange: dans le récit d’une plaie, on ne trouve jamais à la fois la source (le mandat divin) et la citation (la parole de Moïse). Elles ne sont jamais présentes toutes les deux, mais seulement alternativement, ou bien elles peuvent être omises toutes les deux, comme par exemple dans le cas des 3e, 6e et 9e plaies; voir F. MIRGUET, La
138 Citations: Ex 5,1-5 Ainsi parle YHWH ()כה אמר יהוה, le Dieu d’Israël ()אלהי ישראל: «Laisse aller ( )שלחmon peuple ()את עמי, pour qu’il célèbre ( )ויחגו ליau désert ( )במדברune fête en mon honneur» (v. 1). «Le Dieu des Hébreux ( )אלהי העבריםnous est apparu. Permets-nous de faire trois journées de marche dans le désert, pour offrir des sacrifices à YHWH, afin qu’il ne nous frappe pas de la peste ou de l’épée» (v. 3)
L. INVERNIZZI
Source: Ex 3,18
Source: Ex 4,22-23 Ainsi parle YHWH ()כה אמר יהוה: «Israël est mon fils, mon premier-né. Je te dis: “Laisse aller ()שלח mon fils ()את בני, pour qu’il me serve (»]…[ ”)ויעבדני
YHWH, le Dieu des Hébreux (יהוה אלהי )העבריים, nous est apparu. Permets-nous de faire trois journées de marche dans le désert ()במדבר, pour offrir des sacrifices à YHWH, notre Dieu.
Le lecteur peut comparer et vérifier si la citation est conforme à la source. Cependant, cela ne suffit pas encore pour affirmer que Moïse est fiable. Même dans le cas d’une citation verbatim, en fait, l’insertion des paroles citées dans un nouveau contexte peut en trahir l’esprit10. Le lecteur reste donc dans le doute, notamment face aux résultats désastreux de la négociation: Moïse est-il un médiateur fiable et compétent? À cette question répond l’action du personnage divin, qui ne travaille pas seulement avec les paroles déjà dites (et dès lors vérifiables), mais surtout avec les paroles à dire. Les citations de paroles qui doivent encore être dites (citations pré-productives) représentent la majorité des citations dans le livre de l’Exode et elles constituent également des outils essentiels pour la caractérisation de Moïse en tant que médiateur, comme nous allons le montrer à présent à partir du début du récit (c’est-à-dire d’Ex 3 où se lit la première citation pré-productive).
représentation du divin dans les récits du Pentateuque: Médiations syntaxiques et narratives (VTS, 123), Leiden – Boston, MA, Brill, 2009, pp. 373-436. Dans la suite d’Ex, le même phénomène se produit avec les mots que Moïse dit au peuple. 10. «To quote is to mediate and to mediate is to interfere» (STERNBERG, Proteus [n. 1], p. 108).
VOIX DIVINE ET PROPHÉTIQUE EN EX 3–7
II. LA
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PREMIÈRE CITATION PRÉ-PRODUCTIVE DE L’EXODE:
STRATÉGIE
ET CRAINTES DE
MOÏSE
On trouve la première citation pré-productive de l’Exode dans la bouche de Moïse; plus précisément il s’agit d’une double citation, qui prévoit une question et une réponse (Ex 3,13): Moïse dit à Dieu: «J’irai donc vers les fils d’Israël, et je leur dirai: “Le Dieu de vos pères m’envoie vers vous”. Mais, s’ils me demandent: “Quel est son nom?”, que leur répondrai-je?».
C’est là la première citation pré-productive de l’Exode; elle est toutefois loin d’être la première de ce type dans la Bible. Le lecteur a rencontré précédemment les injonctions d’Abraham demandant à sa femme de se faire passer pour sa sœur dans un pays étranger (Gn 12,12-13 et 20,13); les citations du vieux serviteur d’Abraham, de Genèse 24,14.43-44, quand il imagine son dialogue avec la jeune fille qui deviendra la femme d’Isaac; les stratégies de Jacob pour rencontrer son frère (Gn 32,18-19.21); les instructions de Joseph au majordome (Gn 44,4-5); les instructions et les ordres du pharaon pour l’accueil de la famille de Joseph (Gn 45,17-20); les règles de l’étiquette à observer données à Jacob en vue de l’audience avec le pharaon (Gn 46,33-34); la citation attribuée à Jacob par les frères de Joseph avant la mort du père (Gn 50,17: «Vous parlerez ainsi à Joseph: “Oh! pardonne le crime de tes frères et leur péché”»). La citation que nous allons analyser se trouve dans l’épisode du buisson ardent (Ex 3,13). Dieu s’est présenté à Moïse, il a déclaré ses intentions et il a envoyé Moïse au pharaon avec la tâche de faire sortir les Israélites d’Égypte. Moïse soulève des objections. La première attire l’attention sur son identité («Qui suis-je?», Ex 3,11), la seconde concerne l’identité du personnage de Dieu, qui vient de l’assurer de son assistance dans la mission. Moïse voudrait savoir qui est celui qui lui a dit: «Je serai avec toi» (Ex 3,12), mais, en vérité, avec sa deuxième objection, Moïse dit beaucoup plus qu’un simple: «Qui es-tu?», car il évite de poser la question directement et il utilise des citations. Il cache ainsi sa curiosité, d’une part; il révèle quelque chose de lui-même, d’autre part. Nous allons le montrer, en examinant ce qui relève des universaux de la citation11. Le premier d’entre
11. Les nombreuses occurrences du discours cité dans la Bible hébraïque illustrent les quatre aspects ou caractéristiques dynamiques que M. Sternberg a regroupés sous le nom d’«universaux de la citation» (par analogie avec les «universaux de la narrativité») dans l’article qui a servi d’étoile polaire pour le séminaire: voir STERNBERG, Proteus (n. 1), p. 109; voir aussi l’introduction au séminaire, ci-dessus, pp. 131-133.
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L. INVERNIZZI
eux, le «lien mimétique»12, décrit comment la citation représente la source (plus ou moins fidèlement, sous forme directe ou indirecte, etc.); le deuxième concerne l’«encadrement structurel»13, c’est-à-dire la manière dont le message cité est inséré dans le nouveau discours (la citation incorpore le message cité dans un contexte distinct, même en l’absence de subordination syntaxique ou déictique); le troisième universel est celui de la «subordination communicative»14, il se centre sur la finalité rhétorique de la citation; le quatrième porte sur le «montage des points de vue»15, qui se produit parce que celui qui cite manipule le discours originel (même s’il se cite lui-même), qu’il peut exprimer selon son propre point de vue, de celui qui est cité ou du destinataire de la citation. En Ex 3,13 (texte cité ci-dessus), Moïse introduit deux citations: d’abord il se cite lui-même («je leur dirai: “Le Dieu de vos pères m’envoie vers vous”»), et il cite aussi les fils d’Israël («s’ils me demandent: “Quel est son nom?”»). À travers ces deux citations anticipatives, il manifeste son point de départ, sur lequel l’action divine sera greffée. En ce qui concerne le lien mimétique (ou représentationnel), nous avons peu à dire. Dans les citations pré-productives, la source («tu diras», «s’il te dit») est projetée par le locuteur citant. Il est cependant toujours approprié, à propos de l’universel du lien mimétique, d’examiner l’orientation temporelle, c’est-à-dire la relation chronologique existant dans la narration entre la citation et sa source, ainsi que les aspects modaux de la citation (anticipatoire, futur, éventuel, conditionné, inventé, directif, etc.). Les citations de Moïse sont futures, potentielles et éventuelles16. En ce sens leur «source» est en avant d’elles-mêmes et il est dès lors impossible d’en évaluer la conformité. Dans cette double citation, Moïse a choisi le discours direct17. Cela concerne le deuxième universel, l’encadrement structurel du discours englobé dans le discours englobant. En choisissant le discours direct, 12. Voir STERNBERG, Proteus (n. 1), pp. 107-111.152-153; ID., Point of View (n. 1), pp. 67-68. 13. Voir STERNBERG, Proteus (n. 1), p. 109; ID., Point of View (n. 1), pp. 69-75. 14. Voir STERNBERG, Proteus (n. 1), p. 152; ID., Point of View (n. 1), pp. 109-112; SAVRAN, Telling (n. 1), pp. 37-76. 15. Voir Proteus (n. 1), pp. 130-144; ID., Point of View (n. 1), pp. 93-108; ID., The World (n. 1), pp. 295-318; ID., How Indirect Discourse Means: Syntax, Semantics, Poetics, Pragmatics, dans R.D. SELL (éd.), Literary Pragmatics, London – New York, Routledge, 1991, 62-95. 16. Voir STERNBERG, Proteus (n. 1), p. 138. 17. Le discours direct se caractérise par le fait d’être indépendant du contexte dans lequel il s’insère (des points de vue syntaxique et déictique); dans le cas du discours indirect, en revanche, il y a une subordination syntaxique et déictique, tandis que le discours indirect libre est caractérisé par une indépendance syntaxique et une subordination déictique. Le terme deixis définit, en linguistique, l’utilisation d’expressions qui, dans un
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Moïse présente ses paroles (et celles des fils d’Israël) comme si elles étaient littéralement les paroles qui seront prononcées18. C’est une illusion de précision, très efficace: la question que Moïse voudrait poser au personnage divin («Qui es-tu?», «Quel est ton nom?») est mise sur les lèvres des fils d’Israël, que le personnage divin lui-même vient d’appeler «mon peuple». La stratégie est celle-ci: la citation a pour fonction d’obtenir une réponse à une question cruciale et «intime». Moïse exploite le lien entre Dieu et son peuple, parce qu’il éprouve une certaine distance par rapport à Dieu. Ainsi, il maintient le discours sur le plan diplomatique et ne tutoie pas Dieu, mais, pour ainsi dire, il lui force la main. L’étude du montage des points de vue est plus intéressante. Souvent lorsque les paroles d’un personnage sont incorporées dans un autre discours, il y a une combinaison de plusieurs points de vue et nous ne sommes pas toujours capables de distinguer ceux-ci. Dans le cas présent, Moïse parle à Dieu et combine évidemment deux perspectives. Il commence par dire: «J’irai donc vers les fils d’Israël». L’expression «les fils d’Israël» et le mot «Hébreux» désignent tous les deux les Israélites, mais Meir Sternberg19 a montré que les deux expressions ne sont pas identiques: elles indiquent, en effet, deux pôles d’identité différents. Le mot «Hébreux» a une connotation ethnique et il est utilisé dans le dialogue interculturel par ceux qui ne sont pas juifs. Au contraire, «Fils d’Israël» est une expression purement théologique qui ne convient pas au dialogue avec les étrangers. Moïse, élevé par la fille du pharaon, a assimilé le point de vue de l’étranger. Ainsi, dans le chapitre 2, le narrateur raconte un épisode de la vie «égyptienne» de Moïse et, en décrivant ce que Moïse voit, il rapporte: «il sortit le deuxième jour et voici20, deux Hébreux se querellaient» (Ex 2,13): «deux Hébreux», c’est en étranger que Moïse les voit. énoncé, renvoient à la situation spatio-temporelle où l’énoncé en question est émis ou aux personnes qui émettent ou reçoivent cet énoncé. 18. Voir M. MCCULLAGH, Scare-Quoting and Incorporation, dans SAKA – JOHNSON (éds), The Semantics and Pragmatics of Quotation (n. 1), 3-34, pp. 3-4. Ce sont les conditions nécessaires (mais non suffisantes) de la mimésis d’une citation de discours direct: la pression du contexte doit être contrée jusqu’à la suppression virtuelle; le message d’origine doit être verbal: celui qui cite doit avoir l’intention de représenter le message cité, pas de l’expliquer ou de le résumer; voir STERNBERG, Proteus (n. 1), p. 137. 19. Voir M. STERNBERG, Hebrews between Cultures: Group Portraits and National Literature (ISBL), Bloomington, IN, Indiana University Press, 1999, pp. 85-86; J.-P. SONNET, À la croisée des mondes: Aspects narratifs et théologiques du point de vue dans la Bible hébraïque, dans Regards croisés sur la Bible: Études sur le point de vue. Actes du IIIe Colloque international du Réseau de recherche en narrativité biblique, Paris, 8-10 juin 2006 (LD), Paris, Cerf, 2007, 75-100, pp. 94-96. 20. Même si le verbe de perception manque, «et voici» ( )והנהconstruit avec le participe indique ici le changement du point de vue.
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Le point de vue de Dieu sur le peuple est différent et au buisson ardent, il enseigne à Moïse son langage théologique: il ordonne à Moïse de faire sortir son peuple, «les fils d’Israël» (Ex 3,10). Moïse apprend immédiatement la leçon de linguistique que Dieu vient de lui donner. Il ne dit pas «Hébreux», mais «les fils d’Israël»: «J’irai donc vers les fils d’Israël», dit-il. Moïse, donc, commence en épousant le point de vue de Dieu, mais les paroles qu’il prévoit de dire dans le futur ne sont pas exprimées selon le point de vue en question! Le personnage divin a dit: «Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob» (3,6), mais Moïse répondra: «Le Dieu de vos pères m’envoie vers vous» (3,15). En raison de ce que le personnage divin a dit en se présentant, Moïse devrait dire «le Dieu de nos pères» (le Dieu «de ton père» et «le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob» est le Dieu de nos pères), mais Moïse s’exclut de ces rapports de filiation. Quel est le point de vue ici mis en jeu? Le point de vue peut être celui de Moïse le locuteur (si Moïse est celui qui se sent exclu), ou celui des fils d’Israël, les interlocuteurs21 (si en parlant Moïse adopte leur point de vue). Par conséquent, le montage des points de vue obscurcit l’attitude intérieure de Moïse: s’éloigne-t-il lui-même de la communion avec le peuple ou pense-t-il être considéré par le peuple comme un étranger? En projetant un doute dans le chef de ses interlocuteurs, Moïse révèle son besoin de légitimité à leurs yeux de même que le désir de savoir qui est celui qui vient de l’assurer de son assistance future. Il est certain, cependant, que Moïse n’adopte pas ici le point de vue de Dieu.
III. LA
RÉPONSE DE
DIEU
ET LES DEUX VOIES DE CONSTRUCTION
DU MÉDIATEUR
La réponse que Dieu donne à Moïse est une réponse à son désir de savoir qui est celui qui lui parle et, en même temps, il s’agit d’une réponse bien appropriée à l’un et à l’autre des aspects problématiques mis en évidence (Moïse s’est-il exclu par lui-même ou est-il est exclu par les fils d’Israël?). En voici le texte (Ex 3,14-15): 14
Dieu dit à Moïse: «Je serai qui je serai». Et il ajouta: «C’est ainsi que tu répondras aux fils d’Israël: “Celui qui s’appelle ‘Je serai’ m’a envoyé vers vous”». 15 Dieu dit encore à Moïse: «Tu parleras ainsi aux fils d’Israël: “YHWH, le Dieu de vos pères, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu 21. Voir STERNBERG, Point of View (n. 1), p. 104; ID., Proteus (n. 1), p. 131; voir aussi l’introduction au séminaire, ci-dessus, p. 132.
VOIX DIVINE ET PROPHÉTIQUE EN EX 3–7
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de Jacob, m’envoie vers vous. Voilà mon nom pour l’éternité, voilà mon nom de génération en génération”».
En premier lieu (v. 14a), Dieu accorde une attention particulière à Moïse et à son désir, en lui confiant son propre nom à la première personne, ’Ehyeh, qui, comme Jean-Pierre Sonnet22 l’a montré, est le nom «intime» de Dieu, le nom en première personne (à l’intérieur du nom reçu, YHWH, une forme à la troisième personne). En second lieu, si Moïse apprend de Dieu à utiliser correctement l’expression «fils d’Israël», Dieu, pour ainsi dire, reprend à Moïse la technique de la citation pré-productive et il reformule le dialogue futur en procédant par degrés. D’abord (v. 14b), il répond à la question de Moïse («Que leur répondrai-je?») comme si la question du nom était posée par les fils d’Israël: «C’est ainsi que tu répondras aux fils d’Israël…» (Ex 3,14). Mais il accepte aussi (v. 15) le travail de Moïse, son étrangeté: «Tu parleras ainsi aux fils d’Israël: “YHWH, le Dieu de vos pères…”». Enfin, en utilisant une citation pré-productive, Dieu reformule complètement ce que Moïse aura à dire et il change les destinataires en donnant un caractère plus officiel à la parole de Moïse: celui-ci devra s’adresser aux anciens, et non génériquement aux Fils d’Israël (3,16-17). 16
«Va, rassemble les anciens d’Israël, et dis-leur: “YHWH, le Dieu de vos pères, m’est apparu, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Il a dit: ‘Je vous ai vus, et j’ai vu ce qu’on vous fait en Égypte, 17 et j’ai dit: – Je vous ferai monter de l’Égypte, où vous souffrez, dans le pays des Cananéens, des Héthiens, des Amoréens, des Phéréziens, des Héviens et des Jébusiens, dans un pays où coulent le lait et le miel –’”».
Le message de YHWH pour les anciens est construit au moyen d’une concaténation récursive complexe de citations et d’autocitations préproductives et re-productives. Théoriquement, l’insertion récursive d’un discours direct dans un autre discours direct (comme dans le cas des poupées russes) pourrait être infinie23, mais si le phénomène est très prolongé, l’intelligibilité de la communication est compromise. Dans la Bible hébraïque le phénomène de l’insertion récursive de citations apparaît avant tout dans la littérature prophétique et (ironie du sort) il vise la spécification de l’origine de la parole prophétique («la parole de YHWH 22. J.-P. SONNET, Ehyeh asher ehyeh (Exodus 3:14): God’s “Narrative Identity” among Suspense, Curiosity, and Surprise, dans Poetics Today 31 (2010) 331-351. 23. Cynthia L. Miller rapporte la présence dans la Bible hébraïque de 1123 cas de discours directs inclus dans un discours dirigé vers le premier niveau d’incorporation, 144 du deuxième niveau et seulement 5 du troisième, comme celui analysé ici; voir MILLER, The Representation of Speech (n. 1), pp. 226-231.
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est venue à... en disant») et la chaîne de la transmission, qui préserve l’origine divine24. Dans le récit biblique aussi la parole divine est insérée dans les discours humains par une concaténation récursive de citations. Or, selon Samuel A. Meier25, l’incorporation d’un discours dans une citation particulièrement compliquée (voir Ex 3,16-17; 4,22-23; 7,16-18; Jos 7,10-13; 2 S 7,4-16 // 1 Ch 17,3-14; 2 R 1,6) découle du souci d’identifier la voix de Dieu. En d’autres termes, le phénomène est réservé à la parole de Dieu et il semble avoir pour but d’aider à distinguer la parole divine des paroles humaines dans lesquelles celle-ci est incorporée. Cette caractéristique, c’est-à-dire la finalité de l’identification de la parole divine, ne se retrouve (apparemment) pas ailleurs dans la littérature du Proche-Orient ancien26, même si le phénomène des citations récursives n’est pas une exclusivité de la Bible hébraïque27. Ainsi, la forme choisie «protège» la décision divine de libérer le peuple: «Je vous ferai monter de l’humiliation de l’Égypte» (Ex 3,17). Avec cette structure articulée, le personnage divin met admirablement à profit le phénomène narratif du discours cité. 16
Va, rassemble les anciens d’Israël, et dis-leur ()ואמרת: YHWH, le Dieu de vos pères, m’est apparu, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Il a dit ()למאר: Je vous ai vus, et j’ai vu ce qu’on vous fait en Égypte, 17 et j’ai dit ()ואמר: Je vous ferai monter de l’Égypte […]
Dieu Dieu cite Moïse
Dieu cite Moïse qui cite Dieu Dieu cite Moïse qui cite Dieu qui se cite lui-même
Paroles à dire
Paroles dites Paroles dites
Au début du discours il y a une citation pré-productive et directive, c’est-à-dire qu’elle donne des indications à Moïse sur ce qu’il aura à dire. L’étude de ce type de citation est très importante pour le livre d’Exode,
24. Voir STERNBERG, Proteus (n. 1), p. 138; MEIER, Speaking of Speaking (n. 1), pp. 320322; MILLER, The Representation of Speech (n. 1), pp. 226-231. 25. Voir MEIER, Speaking of Speaking (n. 1), pp. 320-322. 26. Ibid., p. 322. 27. Cette déclaration est corroborée par Meier, qui cite par exemple une lettre néobabylonienne appartenant à la collection Kouyunjik du British Museum; voir ibid., p. 320.
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parce que le personnage divin en fait un usage intensif28. Ainsi, grâce à l’utilisation d’une citation pré-productive et directive, avec le message destiné aux anciens, Dieu construit son médiateur: il caractérise Moïse comme celui qui a bénéficié d’une rencontre personnelle avec le Dieu d’Israël, l’associant ainsi aux patriarches (YHWH est apparu à Moïse comme à Abraham et à Jacob) et intègre Moïse dans le peuple. C’est une touche magistrale en matière de citation! Dans les citations directives, en fait, le point de vue de celui qui cite prédomine sur la perspective de celui qui est cité d’avance. C’est-à-dire que Dieu dissout à la fois les résistances possibles des anciens et les peurs de Moïse en s’assurant que l’appartenance de Moïse au peuple dérive directement de sa parole. À cela il faut ajouter que le pouvoir des citations directives est tel que le point de vue de Dieu prédomine sur la perspective de Moïse. Il faut cependant observer que Moïse, dans son discours, cite une phrase déjà dite par Dieu. On en lit la source en Ex 3,7: «J’ai vu la souffrance de mon peuple» (Ex 3,7). Toutefois Moïse ne la citera pas verbatim29: il devra dire que, lors de l’apparition, Dieu lui a dit «Je vous ai vus», ce qui implique son inclusion dans le «vous» du peuple. De cette façon, Moïse est habilité devant les yeux des anciens à apporter la parole de Dieu en tant que membre du peuple. Il a sans doute acquis une certaine autorité à cause de la manifestation de Dieu, mais ce dernier ne s’arrête pas là. Sans transition, il continue de parler, annonçant le succès de la démarche de Moïse auprès des anciens d’Israël («Ils écouteront ta voix») et confirmant l’insertion de Moïse dans le peuple, à tel point que Moïse est nommé, avec les anciens, son représentant devant le pharaon. Les citations pré-productives sont à nouveau en jeu (3,18): Ils écouteront ta voix; et tu iras, toi et les anciens d’Israël, auprès du roi d’Égypte, et vous lui direz: «YHWH, le Dieu des Hébreux, nous est apparu. Permets-nous de faire trois journées de marche dans le désert, pour offrir des sacrifices à YHWH, notre Dieu». 28. Voir Ex 3,14.15.16-17.18; 4,22-23; 6,6-8; 7,9.16-18.19.26-29; 8,1.12.16-19; 9,14.13-19; 12,3-20; 16,12; 19,3-6.12-13; 20,22-26; 21,2–23,33; 31,13-17; 33,5. 29. Le discours direct peut reproduire fidèlement la source, mais cela ne signifie pas que la citation citée soit une reproduction fidèle de la source. Cette règle est appelée par Sternberg direct-speech fallacy (voir STERNBERG, Proteus [n. 1], p. 128 et l’introduction au séminaire, pp. 132-133). En fait, le discours direct crée une illusion, une apparence de pure mimésis et d’immédiateté; voir S. RIMMON-KENAN, Narrative Fiction: Contemporary Poetics, London, Methuen, 1983, p. 108; N. BONNEAU, The Illusion of Immediacy: A Narrative-Critical Exploration of the Bible’s Predilection for Direct Discourse, dans Theoforum 31 (2000) 131-151, pp. 133-136; à propos des conventions anti-reproductives, voir STERNBERG, Proteus (n. 1), pp. 125-130 et P. SAKA, Blah, blah, blah: Quasi-quotation and Unquotation, dans ID. – JOHNSON (éds.), The Semantics and Pragmatics of Quotation (n. 1), 35-63, pp. 45-51.
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Après avoir inséré Moïse dans le peuple, YHWH enjoint Moïse à plusieurs reprises d’être son messager auprès des enfants d’Israël, en utilisant des citations pré-productives. Deux trajectoires similaires se laissent observer. Dans la première, les fils d’Israël sont les destinataires des messages apportés par Moïse; dans le second, c’est Pharaon qui est visé par Dieu30. En Ex 3,18 se découvre le premier message pour le pharaon. Si on le compare avec la citation précédente (Ex 3,16-17), il ne semble pas ajouter à Moïse d’éléments particuliers de caractérisation, sauf l’attention portée au contexte interculturel. Dans ses négociations, Moïse devra choisir le niveau de langue approprié parce que Dieu se désigne comme «Dieu des Hébreux». Le discours ne contient aucune citation re-productive d’un discours divin. Il se peut que le fait d’avoir placé les anciens près de Moïse ne permette pas au personnage divin de faire émerger la singularité de Moïse; mais le personnage divin revient plus tard sur la question avec Moïse, lorsque celui-ci retourne en Égypte (4,22-23): 22
Tu diras au pharaon: «Ainsi parle YHWH: “Israël est mon fils, mon premier-né. 23 Je te dis: – Laisse aller mon fils, pour qu’il me serve; si tu refuses de le laisser aller, voici, je ferai périr ton fils, ton premier-né –”».
Dans ce cas également, comme en Ex 3,16, le message initial est placé dans une concaténation complexe de citations pré-productives et re-productives, comme dans des poupées russes. 22
Tu diras au pharaon ()ואמרת: Ainsi parle YHWH: Israël est mon fils, mon premierné. 23 Je te dis ()ואמר אליך: Laisse aller mon fils, pour qu’il me serve; si tu refuses de le laisser aller, voici, je ferai périr ton fils, ton premier-né.
Dieu Dieu cite Moïse Dieu cite Moïse qui cite Dieu Dieu cite Moïse qui cite Dieu qui se cite luimême
Paroles à dire Paroles dites Paroles dites
La structure est la même qu’en Ex 3,16-17 ainsi que la préoccupation du personnage divin de protéger son message authentique. 30. Les observations de Mathews vont dans le même sens: il met en évidence la caractérisation royale de Moïse; voir D. MATHEWS, Royal Motifs in the Pentateuchal Portrayal of Moses (Library of Hebrew Bible/Old Testament Studies, 571), London – New York, Bloomsbury, 2012; en particulier, voir le tableau p. 58.
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IV. LE «JE»
DIVIN DANS LA BOUCHE DE
MOÏSE
Le point culminant de ce parcours de caractérisation est atteint quand Moïse devient la transparence de Dieu ou, formulé d’une autre manière, lorsque Dieu remplit sa promesse d’être avec la bouche de Moïse. Les deux chemins étudiés ci-dessus arrivent l’un et l’autre à ce sommet, et ils l’atteignent après l’échec de la première ambassade auprès du pharaon (Ex 5,1-5), dont les conséquences sur le peuple (Ex 5,6-21) provoquent la crise de Moïse et le doute sur sa mission (Ex 5,22-23). Encore une fois le phénomène des citations pré-productives permet d’examiner les enjeux. La confirmation de Moïse en tant que médiateur avec les fils d’Israël a lieu en Ex 6,6-8, lorsque, en répondant à la lamentation de Moïse, le personnage divin annonce son entrée sur la scène des hommes (Ex 6,1) sans remplacer pour autant la médiation de Moïse. Moïse se voit confier à nouveau un message à transmettre aux fils d’Israël (6,6-8): 6
«C’est pourquoi, dis aux fils d’Israël: “Je suis YHWH. Je vous ferai sortir des corvées d’Égypte, je vous délivrerai de leur servitude, je vous revendiquerai avec puissance et autorité, 7 je vous prendrai comme mon peuple à moi, et pour vous, je serai Dieu, et vous saurez que c’est moi, YHWH, qui suis votre Dieu: celui qui vous fait sortir des corvées d’Égypte. 8 Je vous ferai entrer dans le pays que, la main levée, j’ai donné à Abraham, à Isaac et à Jacob. Je vous le donnerai en possession. Je suis YHWH”».
La forme de la citation pré-productive dans laquelle le message est formulé se distingue des citations pré-productives précédentes. Celles-ci, en fait, «protégeaient» la parole divine par des concaténations complexes récursives ou par l’expérience personnelle du médiateur. En Ex 3,16, Dieu enjoint ainsi à Moïse de raconter aux anciens sa propre expérience de théophanie; dans le récit de cette rencontre figure le message de Dieu («YHWH, le Dieu de vos pères, m’est apparu, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Il a dit…»); en Ex 4,22, Dieu met sur les lèvres de Moïse la formule du messager: «Ainsi parle YHWH…». De cette manière, les destinataires du discours reconnaîtront aisément la source des paroles citées par Moïse: elles ne sont point les siennes, mais celles de Dieu. La citation contenue en Ex 6,6-8 est radicalement différente. C’est formellement une simple citation pré-productive. Il n’y a pas de formule d’introduction pour protéger la parole divine, il n’y a pas de mémoire d’expérience antérieure; l’absence d’introduction du message crée ainsi un chevauchement absolu des voix: «C’est pourquoi dis aux fils d’Israël: “Je suis YHWH!”» (6,6). Moïse est autorisé par YHWH à produire directement la première personne divine et il apprend aussi à utiliser le temps
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futur de l’action divine (vis-à-vis de la lamentation sur le passé) enfermé dans la cascade des sept verbes de la promesse31: «je vous ferai sortir», «je vous délivrerai», «je vous revendiquerai», «je vous prendrai», «je serai, et vous saurez», «je vous ferai entrer» (6,6-8). Moïse est donc vraiment créé médiateur à travers le discours divin car les paroles divines sont autant performatives qu’anticipatoires; sur fond de la première parole divine dans le récit biblique («“Que la lumière soit!”. Et la lumière fut», Gn 1,3), elles réalisent ce qu’elles annoncent32. Toutefois, contrairement à cette première parole, un certain délai s’immisce ici entre l’acte linguistique et son résultat. Le personnage divin a utilisé, en fait, des citations pré-productives; en raison de leur nature, elles sont modales, hypothétiques: elles peuvent passer de l’énonciation à la réalisation au cours du récit, mais elles peuvent également rester un pur flatus vocis ou, pour utiliser une terminologie appropriée à cette étude, des «citations sans source»33, si Moïse n’accepte pas de devenir le porte-parole qu’il est appelé à être. De même, une citation intéressante à propos du pharaon se lit en Ex 7, dans le contexte de la première plaie (vv. 16-18): 16
Et tu diras au pharaon: «YHWH, le Dieu des Hébreux, m’a envoyé auprès de toi, pour te dire: “Laisse aller mon peuple, afin qu’il me serve dans le désert”. Et voici, jusqu’à présent tu n’as point écouté. 17 Ainsi parle YHWH: “À ceci tu connaîtras que je suis YHWH. Je vais frapper les eaux du fleuve avec le bâton qui est dans ma main; et elles seront changées en sang. 18 Les poissons qui sont dans le fleuve périront, le fleuve se corrompra, et les Égyptiens s’efforceront en vain de boire l’eau du fleuve”».
31. Les actions divines sont au nombre de sept (nombre qui exprime la totalité). Les commentaires proposent une composition tripartite (3 + 2 + 2): trois actions pour la libération de l’Égypte, deux actions pour le lien entre YHWH et le peuple et deux pour l’entrée dans le pays; voir U. CASSUTO, A Commentary on the Book of Exodus, Jerusalem, Magnes, 1951, p. 80; J.G. JANZEN, Exodus, Louisville, KY, Westminster John Knox, 1997, p. 53; T.B. DOZEMAN, Commentary on Exodus, Grand Rapids, MI, Eerdmans, 2009, pp. 167-168; M. PRIOTTO, Esodo: Nuova versione, introduzione e commento (I libri biblici. Primo Testamento, 2), Milano, Paoline, 2014, p. 134. Magonet voit «( גאלrevendiquer») comme le pivot du message pour les Israélites, où convergent deux éléments: la libération de l’esclavage et la relation d’alliance, voir J. MAGONET, The Rhetoric of God: Exodus 6:2-8, dans JSOT 27 (1983) 56-67, p. 65. 32. Voir STERNBERG, Poetics (n. 5), pp. 105-109. 33. Dans le cas de citations pré-productives qui sont ensuite réalisées, il n’est pas facile de définir quel événement constitue la «source» et quel événement constitue la «citation». En fait, au moment de la citation pré-productive, la source est un discours futur (le mot «source» est impropre, car la source est projetée par le locuteur citant), mais au moment de la réalisation, la source des paroles dites est la citation pré-productive précédente; voir INVERNIZZI, Perché mi hai inviato? (n. 3), pp. 130-131.
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Dieu envoie Moïse auprès du pharaon et anticipe les paroles que le prophète aura à dire. Il s’agit de deux citations pré-productives et directives et elles combinent des paroles dites et des paroles à dire. 16
Et tu diras au pharaon ()ואמרת:
Dieu
«YHWH, le Dieu des Hébreux, m’a envoyé auprès de toi, pour te dire ()למאר: “Laisse aller mon peuple, afin qu’il me serve dans le désert”. Et voici, jusqu’à présent tu n’as point écouté».
Dieu cite Moïse
Dieu cite Moïse qui cite Dieu Dieu cite Moïse
Paroles à dire Paroles dites Paroles à dire
La première citation pré-productive (v. 16) est construite d’une manière très articulée; le lien mimétique avec la future source est singulier, en particulier en raison de l’orientation temporelle de la citation. L’encadrement structurel consiste en une telle concaténation récursive de citations que la voix de Dieu est clairement distinguée de celle de Moïse («tu diras []ואמרת: “YHWH […] m’a envoyé […], pour te dire [)»…]למאר. Deux plans temporels se laissent identifier, en plus de celui du discours de Dieu à Moïse: une citation re-productive est insérée dans la citation pré-productive. Moïse, en effet, a déjà intimé au pharaon l’ordre-clé (Ex 5,1). Citation: Ex 7,16
Source: Ex 5,1
«Laisse aller mon peuple, afin qu’il me serve ()עבד dans le désert»
«Laisse aller mon peuple, pour qu’il célèbre ()חגג au désert une fête en mon honneur»
Dans ce cas, le discours de Moïse n’est pas cité verbatim, c’est-à-dire qu’il n’est pas reproduit dans sa formulation littérale (pour celle-ci, voir Ex 5,1): Dieu le cite selon son propre point de vue. En effet, Moïse a utilisé le verbe «( חגגcélébrer une fête»), tandis que Dieu utilise le verbe «( עבדservir»), car l’entrée au «service (cultuel)» de Dieu est le but de la sortie d’Égypte. Le point de vue dominant est celui de Dieu, même sur le passé. Si la voix de Dieu et celle de Moïse sont bien distinctes dans la première partie (Ex 7,16), dans le reste du discours divin (Ex 7,17-18) cette distinction est floue et on ne sait plus qui parle! Le montage des points de vue atteint ici un sommet. Comme indiqué précédemment, Dieu cite Moïse, qui cite Dieu: «À ceci tu connaîtras que je suis YHWH». Mais qui est le deuxième «je» («je vais frapper»)? Dans la main de qui est le bâton?
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L. INVERNIZZI
«Et tu diras au pharaon […] 17
Dieu
Ainsi parle YHWH:
Dieu cite Moïse
À ceci tu connaîtras que je suis YHWH. Je vais frapper les eaux du fleuve avec le bâton qui est dans ma main; et elles seront changées en sang […]”».
Dieu cite Moïse qui cite Dieu
Paroles à dire Paroles dites
Dieu cite Moïse qui cite Dieu: est-ce que le «je» et la main sont de Dieu? Non, bien sûr. Ils appartiennent à Moïse, qui frappe en personne les eaux du fleuve! Mais la formulation sur-imprime la voix de Moïse et celle de Dieu34. Comment cette surimpression se produit-elle? Puisque le point de vue de celui qui cite en avance prédomine sur le point de vue de celui qui est cité, la surimpression est voulue par Dieu. Ainsi, Dieu modèle comme il veut non seulement le discours, mais également le locuteur futur – Moïse, son médiateur fidèle.
CONCLUSION Les deux, Moïse et le personnage divin, utilisent des citations pré-productives. Dans les deux cas, les citations pré-productives contribuent à la caractérisation de Moïse. Il y a cependant une différence dans l’effet que les citations de l’un et de l’autre ont sur le lecteur et cela dépend du statut différent des personnages. Quand Moïse cite à l’avance lui-même et les anciens, ses citations fournissent au lecteur plus d’informations sur son monde intérieur: ce dernier est informé de la façon dont Moïse s’imagine dans la situation future et il perçoit ses craintes, ses difficultés, 34. Certains commentateurs soutiennent qu’Ex 7,17 recèle une incongruité: le second «je», comme le premier, peut être relié à YHWH; le même lien ne peut pas être fait avec «le bâton qui est dans ma main». En règle générale, dans ce cas, on recourt à la critique littéraire. Ex 7,14-25, en fait, est un texte littérairement composite: de nombreux commentaires révèlent la présence non seulement des deux traditions sacerdotale et yahviste (ou P et non-P), mais aussi de la tradition élohiste. Dans Ex 7,17, deux récits sont joints: dans l’un des deux, celui qui met en œuvre les plaies est YHWH, dans l’autre c’est Moïse qui agit avec le bâton; voir DOZEMAN, Commentary on Exodus (n. 31), pp. 215-217; C. HOUTMAN, Exodus. Vol. 2 (Historical Commentary on the Old Testament, 2.2), Kampen, Kok, 1996, pp. 34-35; PRIOTTO, Esodo (n. 31), pp. 163-164; W.H.C. PROPP, Exodus 1–18: A New Translation with Introduction and Commentary (AB, 2), New York, Doubleday, 1998, pp. 310-317.
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ses préjugés à l’égard des anciens. Mais lorsque c’est Dieu qui cite Moïse à l’avance, ses mots nouent la caractérisation de Moïse avec l’intrigue, car la parole divine dans l’histoire biblique est un acte créateur: elle se projette dans le discours et elle se réalise dans le monde35. Mais en recourant à des citations pré-productives directives qui, par leur nature sont modales (elles peuvent être réalisées, mais elles peuvent aussi ne pas l’être), Dieu confie la réalisation de sa parole à la disponibilité de Moïse de se laisser impliquer dans cette aventure. Le suspense créé porte donc sur la question de savoir «comment» Moïse réalisera ce qu’il est appelé à être, ou, en d’autres termes, comment il réalisera le désir divin. Quand il donne un message à Moïse pour les fils d’Israël (Ex 6), Dieu veut que la voix de Moïse disparaisse derrière sa propre voix. De cette façon, il caractérise Moïse comme un médiateur devant les fils d’Israël et le lecteur apprend à reconnaître la voix de Dieu dans celle de Moïse même en l’absence d’un ordre explicite antérieur. En annonçant la première plaie au pharaon, Dieu veut par contre que sa propre voix disparaisse derrière celle de Moïse. De cette façon, il caractérise Moïse comme son alter ego devant le pharaon et le lecteur. Facolta Teologica dell’Italia Settentrionale Via dei Cavalieri del S. Sepolcro, 3 IT-20121 Milano Italie [email protected]
35. Voir STERNBERG, Poetics (n. 5), p. 106.
Laura INVERNIZZI
VOIX DIVINES DANS LE CANTIQUE DE MOÏSE (DEUTÉRONOME 32) Est-il possible d’écrire de la voix? Comment écrire la voix? Pour qu’elle se laisse entendre quand tu liras1?
Lorsqu’il y va du discours cité, le Deutéronome se distingue de tout ce qui l’entoure, de près ou de loin, dans le corpus narratif de la Bible. Non seulement en raison du nombre des citations qu’on y lit, mais aussi parce que les citations en question y reçoivent des formes et des finalités sans précédent ni équivalent dans le canon scripturaire2. Les pages que voici se centreront sur la «salve finale» en la matière; elles interrogeront, sur fond de la poétique générale de la citation dans le Deutéronome, le faisceau de citations sur lequel se clôt le cantique de Moïse, «Écoutez, cieux» (Dt 32,1-43). Ce cantique est révélé par Dieu à Moïse, qui est le premier à le proférer; le poème est par ailleurs ordonné par Dieu à sa réénonciation – et donc à la citation – par les fils d’Israël. Destiné à la récitation, le poème de Dt 32 est lui-même construit autour de puissants effets de citations. En ses versets finaux, la voix qui l’énonce – celle de Moïse – fait surgir à trois reprises la voix de Dieu (32,20-27.34-35.37-42). Entre les deux voix, une dialectique singulière se laisse observer; elle recrée en milieu poétique (et au-delà de la crise associée à la théophanie en Dt 31) la synergie qui sous-tend l’intrigue du Deutéronome, unissant de la manière la plus étroite la voix de Dieu et celle du prophète. L’enquête le manifestera: plus qu’aucun autre livre narratif dans la Bible, le Deutéronome – et en son sein le Cantique – illustre le phénomène de «la voix dans la voix», pour reprendre une image chère au poète et bibliste Henri Meschonnic3. 1. L. MARIN, La Voix excommuniée: Essais de mémoire, Paris, Galilée, 1981, p. 157. 2. De manière significative, le livre s’ouvre par les mots: «Telles sont les paroles que Moïse adressa à tout Israël». Il se présente comme la reproduction – par le narrateur – de paroles déjà dites, dans une option scénique privilégiant le discours cité. Le Deutéronome annonce ainsi d’entrée de jeu sa poétique spécifique au niveau de sa narration d’ensemble. Ainsi qu’il a été précisé dans l’introduction au séminaire «Paroles dites, paroles à dire» (voir pp. 127-134, l’enquête que voici se centrera sur les citations produites non par le narrateur mais par les personnages, reprenant ou annonçant les paroles d’autres personnages. Je tiens à remercier Béatrice Oiry, Laura Invernizzi, Eckart Otto et Dominik Markl, premiers lecteurs de ces pages: je leur dois de précieuses suggestions et le bonheur de la lecture biblique partagée. 3. Voir H. MESCHONNIC, Nous le passage, Lagrasse, Verdier, 1990, p. 78.
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I. LE DEUTÉRONOME: UNE POÉTIQUE DE LA CITATION
SUI GENERIS
Quelle est la poétique générale de la citation dans le Deutéronome4? Elle se confond avec la pratique discursive de Moïse, qui oscille entre citations re-productives et citations pré-productives, produisant tantôt des paroles déjà dites, tantôt des paroles (encore) à dire5. Elle se développe en outre de manière séquentielle, entre le début et la fin du livre. Au long de son premier discours, Moïse multiplie les citations (re-productives) – aux effets puissamment rhétoriques – de ce que Dieu a dit, de ce que le peuple a dit, de ce qu’il a dit lui-même quarante ans plus tôt. Ainsi, en Dt 1, entre les vv. 19 et 45, Moïse recrée le drame de la première génération par citations interposées: Je vous ai dit: «Vous êtes arrivés à la montagne des Amorites que YHWH notre Dieu nous donne. Vois: YHWH ton Dieu t’a remis le pays. Monte, prends-en possession comme YHWH, le Dieu de tes pères, te l’a promis» (vv. 20-21). Alors, vous êtes tous venus à moi, et vous m’avez dit: «Envoyons donc des hommes devant nous» (v. 22). YHWH a entendu les paroles que vous disiez. Il s’est irrité et il a fait ce serment: «Pas un de ces hommes, personne de cette génération mauvaise, ne verra le bon pays que j’ai juré de donner à vos pères» (vv. 34-35).
À la production de ces échanges, qui firent la trame de l’exclusion de la génération de l’exode, il faut ajouter la reprise, dans le second discours de Moïse, de la révélation légale de l’Horeb. Cette réénonciation s’ouvre par la citation des Dix Paroles (Dt 5,5-7)6: … et moi, je me tenais alors entre YHWH et vous, pour vous communiquer la parole de YHWH, car devant le feu vous aviez peur et vous n’étiez pas montés sur la montagne. Il a dit: «C’est moi YHWH ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison de servitude. Tu n’auras pas d’autres dieux face à moi…». 4. À propos du discours cité dans le Deutéronome, voir les essais pionniers de R. POLZIN, Moses and the Deuteronomist, New York, Seabury Press, 1980 (en particulier les pp. 24-27) et de G.W. SAVRAN, Telling and Retelling: Quotation in Biblical Narrative, Bloomington, IN, Indiana University Press, 1988, pp. 113-116. 5. La catégorie de citation «re-productive», qui postule un original dans le passé, contre-distinguée de la citation «pré-productive», qui anticipe des paroles à venir, est due à M. STERNBERG, Proteus in Quotation-Land: Mimesis and the Forms of Reported Discourse, dans Poetics Today 3 (1982) 107-156, pp. 137-140; cf. ci-dessus, pp. 127-134, l’introduction au séminaire «Paroles dites, paroles à dire». 6. Au-delà des Dix Paroles, la citation de la révélation de l’Horeb prendra la forme de l’«enseignement» (voir Dt 5,31) – une modalité didactique qui offre bien des latitudes au Moïse deutéronomique; cf. J.-P. SONNET, La construction narrative de la figure de Moïse comme prophète dans le Deutéronome, dans RTP 142 (2010) 1-20, pp. 4-7.
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Les citations en question sont toutes re-productives, au sens où elles postulent un original dans le passé. En la matière, le Deutéronome représente toutefois un cas spécifique dans le récit du Pentateuque (et du récit biblique en son ensemble) en raison du lieu d’origine des discours ainsi rapportés. Mise à part une exception, les paroles citées dans le Deutéronome ont toutes été originalement prononcées en dehors du livre7. Remonter à l’original signifie être renvoyé au livre de l’Exode ou au livre des Nombres. Le Deutéronome engage-t-il le lecteur dans un va-et-vient entre les deux livres en question et les citations qu’il produit, de manière à en établir la pertinence et l’authenticité? Une confrontation de ce genre est certes de mise dans une démarche de Literarkritik, lorsqu’il s’agit de reconstituer la genèse rédactionnelle des trois livres en cause. Dans une perspective proprement littéraire, le Deutéronome semble mettre en jeu un autre contrat de lecture. George Savran écrit avec perspicacité: L’idée de vérifiabilité dans le Deutéronome est différente de celle que mettent en jeu les autres livres, où il est loisible de comparer la citation à l’énonciation originale pour en établir l’exactitude. Le Deutéronome se présente quant à lui comme essentiellement autoréférentiel: l’authenticité de ses citations dépend non pas d’une comparaison avec un discours antérieur mais de la voix autorisée qui les cite, c’est-à-dire de la voix de Moïse […]. La voix narrative de Moïse détient une telle autorité dans le Deutéronome, proprement impérieuse, qu’elle est à même d’authentifier toutes ses citations, quoi qu’il en soit de la présence ou de l’absence d’un acte de parole antérieur «authentifiant». La citation du Décalogue par Moïse en Dt 5,6-18 ne reporte pas le lecteur à Ex 20,1-14 pour scruter les divergences entre les deux énoncés, manifestant l’introduction de changements délibérés de la part de Moïse (et révéler quelque chose de sa personne). Au contraire, la citation de la voix de Dieu rehausse l’autorité du locuteur mosaïque et établit sa crédibilité en vue de sa promulgation d’un ensemble additionnel de commandements dans les chapitres 12–26, dont il fut [originellement] le seul récipiendaire8.
Aux citations re-productives qui viennent d’être mentionnées s’ajoute un phénomène qui contribue également à la spécificité du Deutéronome. Dans des citations pré-productives, Moïse anticipe régulièrement ce que le peuple ou encore les Nations ne manqueront pas de dire ou de se dire. Ainsi en Dt 7,17 et 29,239: Lorsque tu diras: «Ces nations sont plus nombreuses que moi, comment pourrais-je les déposséder?» 7. L’exception se lit en Dt 19,7, où Moïse cite l’ordre qu’il a donné en 19,2. 8. SAVRAN, Telling (n. 4), p. 116. 9. Ces interventions futures peuvent émaner des nations: 4,6; 9,28; 29,23-27 (question-réponse); elles surgiront essentiellement dans le peuple: 6,20-25 (question-réponse);
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Et toutes les nations s’écrieront: «Pourquoi YHWH a-t-il ainsi traité ce pays? Pourquoi cette grande colère s’est-elle enflammée?».
Parmi ces discours à venir se distinguent les deux récitatifs du chapitre 26, que le peuple aura à prononcer au-delà du Jourdain: le rituel des premiers fruits et celui de l’offrande de la dîme triennale10: Tu iras trouver le prêtre qui sera en fonction ce jour-là et tu lui diras: «Je déclare aujourd’hui à YHWH ton Dieu que je suis arrivé dans le pays que YHWH a juré à nos pères de nous donner». […] Alors, devant YHWH ton Dieu tu prendras la parole: «Mon père était un Araméen sur le point de périr…» (vv. 3.5) La troisième année, l’année de la dîme […], devant YHWH ton Dieu, tu diras: «J’ai ôté de la maison la part sacrée…» (vv. 12-13).
Ces récitatifs sont formulés par Moïse dans les plaines de Moab pour être prononcées sans Moïse sur la terre promise. Dans le premier cas, la citation pré-productive est «singulative»: énoncées une seule et unique fois par Moïse, les paroles-à-dire au-delà du Jourdain seront récitées par le peuple une seule et unique fois, au terme de la première saison agricole sur la terre promise. Dans le second cas, la citation pré-productive est «itérative»: le formulaire sera répété de manière cyclique, de trois en trois ans. Des paroles en question, on peut observer qu’elles feront le trajet que fera le livre de la Torah: écrit par Moïse (Dt 31,9.24) et confié aux lévites porteurs de l’arche (v. 25), ce livre traversera lui aussi le Jourdain pour produire ses effets au-delà du Jourdain (voir Jos 1,8; 3). Mais il est un autre discours qui épouse la même trajectoire, en version lyrique et maximale. C’est le cantique de Moïse, «Écoutez, cieux», qui se lit en Dt 32,1-43. Sur le poème en question se centrera la suite de l’enquête. Le cantique de Moïse, ainsi qu’on le verra, resserre en lui, dans un drame poétique, l’intrigue deutéronomique de l’articulation des voix divine et mosaïque.
II. DEUTÉRONOME 31–32: PAROLES
DITES, PAROLES À DIRE
Le cantique «Écoutez, cieux» surgit dans le Deutéronome à un moment où les choses semblent déjà conclues, et sur d’heureuses perspectives11. 7,17; 8,17; 9,4; 12,20; 15,9; 17,14; 18,21; 26,3.5-10.13-15; 28,67; 30,12-13; 31,17; ou encore sur la bouche d’individus au sein du peuple: Dt 13,3.7.14; 15,16; 29,18. Voir SAVRAN, Telling (n. 4), p. 142, n. 2. 10. Voir Dt 26,3.5-10.13-15; cf. vv. 17-19. À propos de la pragmatique biblique de la réénonciation, voir J.-P. SONNET, «Tu diras ce jour-là...» (Is 12,1)», dans R. LAFONTAINE et al., L’Écriture, âme de la théologie (Institut d’Études Théologiques, 9), Bruxelles, Institut d’Études Théologiques, 1990, 163-187. 11. La question qui a retenu l’exégèse critique à propos du cantique de Dt 32,1-43 est celle de la provenance du poème, généralement présenté comme une pièce rapportée,
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Moïse a terminé son enseignement de la Torah et, dans le cadre de l’alliance de Moab (voir 28,69) qui prélude au passage du peuple sur la terre, il l’a mise par écrit (Dt 31,9). La proclamation de la Torah de sept ans en sept ans, prévoit-il, permettra l’incorporation des générations futures dans l’alliance fondatrice de l’Horeb (31,10-13). Cette perspective vole en éclats dans la seconde partie du chapitre 31 (vv. 14-23), lors d’une théophanie dans la tente de la rencontre qui représente la péripétie majeure de l’histoire racontée. YHWH met son prophète face à l’apostasie du peuple qui fera suite à sa mort (vv. 16-18; cf. 20-21). En suivant d’autres dieux, le peuple ira chercher sa vie en dehors de l’alliance. Dans la perspective de cette crise, Dieu a alors une initiative inattendue: il révèle à Moïse «ce chant (»)ה ִשּׁ ָירה ַהזֹּאת, ַ qu’il lui ordonne de mettre par écrit et d’enseigner au peuple: «Et maintenant, écrivez pour vous ce cantique; enseigne-le aux fils d’Israël, mets-le sur leur bouche, afin que ce cantique me serve de témoin contre les fils d’Israël» (v. 19)12. Le cantique, devine-t-on, représente un ultime (et paradoxal) dispositif d’alliance, qui s’apparente au rîb ou procès d’alliance des prophètes d’Israël13. d’origine distincte et antérieure au cadre narratif qui l’accueille. Quelques exégètes ont toutefois mis en évidence les corrélations existant entre le poème et ce cadre. Ainsi R. MEYER, Die Bedeutung von Deuteronomium 32,8f.43 (4Q) für die Auslegung des Moselieds, dans A. KUSCHKE (éd.), Verbannung und Heimkehr: Beiträge zur Geschichte und Theologie Israels im 6. und 5. Jahrhundert v. Chr. FS W. Rudolph, Tübingen, Mohr Siebeck, 1961, 197-209, pp. 207-209, ou encore E. OTTO, Deuteronomium 23,16–34,12 (HTK.AT), Freiburg i.Br., Herder, 2017, pp. 2163-2164; ce dernier conclut: «Die Vernetzungen zeigen, dass die Rahmenverse nicht älter sind als das Moseslied und das Lied nicht älter ist als der Rahmen» (p. 2164). Une telle conjecture génétique corrobore, à sa manière, la lecture narrative ici développée. 12. L’impératif pluriel «écrivez (»)כּ ְתבוּ ִ associe Josué à Moïse dans la mise par écrit du cantique; Moïse est toutefois seul chargé de l’enseigner («enseigne-le [)»]וְ ַל ְמּ ָדהּ. Dans l’impératif pluriel, la tradition rabbinique a identifié un commandement adressé à tout fils d’Israël d’écrire un rouleau de la Torah, le 613e commandement selon le comput du Sefer haḤinukh, œuvre médiévale qui recense les commandements selon leur ordre d’apparition dans la Torah. L’interprétation libérale des rabbins traduit cependant la dynamique d’appropriation par chacun dans le peuple qui sous-tend la révélation du cantique. 13. À la suite des études pionnières de H.B. HUFFMON, The Covenant Lawsuit in the Prophets, dans JBL 78 (1959) 285-295 et de J. HARVEY, Le «Rîb-Pattern»: Réquisitoire prophétique sur la rupture de l’alliance, dans Biblica 43 (1962) 172-196, le plaidoyer prophétique a été l’objet de multiples études; il suffira de mentionner ici celles qui abordent Dt 32,1-43 comme variation sur le rîb, et notamment G.E. MENDENHALL, Samuel’s «Broken Rîb»: Deuteronomy 32, dans D.L. CHRISTENSEN (éd.), A Song of Power and the Power of Song: Essays on the Book Deuteronomy (Sources for Biblical and Theological Study, 3), Winona Lake, IN, Eisenbrauns, 1993 (1975), 169-180; S.A. NIGOSIAN, The Song of Moses (Dt 32): A Structural Analysis, dans ETL 72 (1996) 5-22; P. BOVATI, Una benefica accusa: Dt 32 come rîb profetico, dans J.M. DÍAZ RODELAS – M. PÉREZ FERNÁNDEZ – F. RAMÓN CASAS (éds), Aún me quedas tú: Homenaje al Profesor D. Vicente Collado Bertomeu, Estella, Verbo Divino, 2009, 43-68.
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Le cantique entre en scène comme une pièce poétique déjà constituée, dont Dieu se pose comme l’origine («ce chant»). Si le poème est confié à Moïse, il est d’emblée voué à la réénonciation du peuple («mets-le sur leur bouche»), et s’apparente en ce sens aux récitatifs du chap. 26. Sur ordre de Dieu, le cantique est mis par écrit par Moïse et reçoit de la sorte une «canonisation» supplémentaire: «Et ce jour-là, Moïse écrivit ce cantique, et il l’enseigna aux fils d’Israël» (v. 22). La mise par écrit s’accompagne toutefois d’une performance orale: «Et Moïse prononça jusqu’à la fin les paroles de ce cantique aux oreilles de toute l’assemblée d’Israël» (Dt 31,30). Ce que le lecteur découvre en Dt 32,1-43 se présente donc (et d’abord) comme une représentation narrative de la première énonciation du poème. Nous lisons ce que Moïse proféra alors aux oreilles du peuple. La performance en question est mise en relief par le rapport du narrateur qui fait suite au dernier mot du poème: «Moïse, accompagné d’Osée, fils de Noun, était donc venu dire toutes les paroles de ce cantique aux oreilles du peuple. Et quand Moïse eut achevé de dire toutes ces paroles à tout Israël…» (vv. 44-45)14. Cette récitation est une action – un événement de parole – dans le drame raconté; le narrateur précise qu’elle s’est déroulée in extenso, du début à la fin du poème. Il le spécifie par deux fois, avant («Et Moïse prononça jusqu’à la fin les paroles de ce cantique» [31,30]15) et après la production du cantique: «Et quand Moïse eut achevé de dire toutes ces paroles»16. Le cantique, peut-on comprendre, existe en tant que texte unitaire, à prononcer de manière intégrale. C’est dans cette condition qu’il produit ses effets. 14. Comment comprendre que Josué soit ici mentionné comme co-locuteur du chant à côté de Moïse, alors que Moïse seul a été mentionné en Dt 31,30 (Josué retrouve ici son nom initial d’Osée [הוֹשׁ ַע, ֵ hôšē‘a], changé par Moïse en הוֹשׁ ַע ֻ ְ[ יyehôšua‘] en Nb 13,16)? Il y a là une surprise narrative que l’exégèse critique aborde généralement à travers des hypothèses rédactionnelles. Dans son essai Psalm and Story, James Watts fait observer avec perspicacité l’asymétrie qui distingue la transmission de la Torah de la transmission du cantique. Alors que la Torah est confiée à la médiation des prêtres-lévites et des anciens et alors qu’elle se trouve associée au culte officiel d’Israël, le cantique est «populaire» en ceci qu’il est voué à une appropriation par chacun dans le peuple (J. WATTS, Psalm and Story: Inset Hymns and Hebrew Narrative [JSOTS, 139], Sheffield, JSOT Press, 1992, p. 73). Cette destinée populaire du chant reçoit toutefois dans la co-énonciation du chant par Josué (parallèle à la médiation des lévites et des anciens à propos de la Torah) une garantie de continuité: Josué passera sur la terre où le chant donnera sa pleine mesure. Le rôle auxiliaire de Josué aura toutefois la limite temporelle de son existence (voir Jg 2,6-10). 15. L’expression «jusqu’à la fin (»)עד ֻתּ ָמּם ַ contribue elle aussi à la «canonisation» du cantique. Ainsi que l’a montré Michael Fishbane, elle correspond au colophon cunéiforme qati, «fin»; voir M. FISHBANE, Varia Deuteronomica, dans ZAW 84 (1972) 349-352, p. 350 (cf. l’usage du terme en Dt 31,24, en contexte de mise par écrit). 16. Le verbe כלה, «achever», peut lui aussi être utilisé comme colophon en hébreu biblique, ainsi que l’a indiqué H.H. GEVARYAHU, Remarques sur les scribes et les livres à l’époque biblique, dans Bet Miqra 43 (1970) 368-370 (en hébreu); voir Dt 31,24 et Ps 72,20.
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Ainsi qu’on le verra, la «première» du cantique ne sera pas sans effets sur son premier interprète. Par ailleurs le lecteur découvre en Dt 32,1-43 le cantique en version écrite, mimétique en cela de la transcription originale produite par Moïse: «Moïse écrivit ce cantique, et il l’enseigna aux fils d’Israël» (v. 22). Le texte (contextuellement) associé à l’apprentissage des fils d’Israël (et de leurs descendants) est pareillement le prompter offert au lecteur du Deutéronome. Ce qui est lu est ce qu’il y a à réciter. À cet égard, le texte du cantique représente la citation pré-productive, en 43 versets, d’un texte à lire et à proférer. Comme dans le cas des figures ambiguës (ou réversibles) étudiées par la psychologie de la perception, le texte du cantique se prête à une double lecture – il est tantôt ce qui fut dit, tantôt ce qu’il y a à dire. Derrière la représentation narrative («Moïse prononça jusqu’à la fin les paroles de ce cantique» [31,30]) pointe une finalité pragmatique (une forme de «vous prononcerez»), tournée vers la seconde génération des fils d’Israël, vers toutes les générations qui la suivront et, de manière ultime, vers le lecteur à venir.
III. LE CANTIQUE,
UN POÈME À DEUX VOIX
Il est un autre aspect du cantique qu’il importe de souligner. Révélé par Dieu à Moïse, le cantique s’énonce non comme un discours de Dieu mais comme un discours prononcé par un «je» autonome, dont le registre annonce ce qui deviendra le plaidoyer des prophètes. Un «je» que le lecteur ne manque pas de mettre en relation avec celui de Moïse (qui a précisément pour charge d’énoncer le poème): Ciel, prête l’oreille, et je parlerai, terre, écoute les mots que je vais prononcer. Je proclamerai le nom de YHWH, reconnaissez la grandeur de notre Dieu (vv. 1.3)
Le paradoxe qui traverse le cantique est donc celui d’un poème révélé par Dieu, dans une forme achevée («ce chant»), au sein duquel un «je» prophétique particulier, celui de Moïse, donne la mesure de sa subjectivité. Il y a là une forme extrême de ce que Friedrich Nietzsche appellera «danser dans des chaînes (in Ketten tanzen)», c’est-à-dire faire preuve de liberté créatrice au sein des contraintes poétiques17. Le prodige ne 17. F. NIETZSCHE, Le Voyageur et son ombre, trad. H. LAMBERT, Maris, Mercure de France, 1902, p. 304 (aphorisme 140).
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s’accomplit pas sans que surgisse un autre «je» dans le poème, celui de Dieu. Tout se joue en fait dans l’interlocution des deux voix lors de la première profération du cantique. À travers des pronoms personnels, des formes conjuguées et d’autres formes du discours, toutes déjà inscrites dans la lettre du chant, deux libertés en acte se conjuguent. Le réquisitoire du cantique met en jeu toutes les ressources de l’art poétique et de la rhétorique prophétique. Le prophète y avance masqué18. Ce qui s’ouvre comme une ode pastorale devient rapidement une dénonciation de la corruption du peuple19. Sur fond des prévenances de Dieu, le poème dénonce l’ingratitude et l’infidélité d’Israël. L’accusation va croissant et culmine, à partir du v. 20, dans une séquence articulant le discours (citant) de Moïse et le discours cité de Dieu. La délimitation des discours divins entre les vv. 20 et 43 du cantique a fait l’objet de multiples hypothèses20. Une proposition sera ici reprise, avancée par Solomon A. Nigosian, James W. Watts, Paul Sanders, Dominik Markl et Eckart Otto21. Elle met en valeur les introductions explicites qui se lisent au v. 20 («Il [YHWH] s’est dit») et au v. 37 («Il [YHWH] dira»). À deux reprises donc Moïse annonce un discours divin. De part et d’autre suivent des lignes poétiques où Dieu parle à la première personne, dans les vv. 20-27, d’abord, et dans les vv. 37-42, ensuite. Dans deux autres versets (vv. 34-35), la première personne divine apparaît également (cf. le v. 34: «N’est-ce pas là ce que je retiens, / ce qui est scellé dans mes réserves?»), sans introduction explicite de la part du prophète22. Les lignes poétiques intermédiaires (vv. 28-33 et 36) et la ligne finale (v. 43) appellent, quant à elles, des réflexes interprétatifs. Ces lignes sont à première vue équivoques quant à la source de leur énonciation (notamment dans l’expérience d’une première lecture)23. Des indices sont cependant 18. Voir P. BEAUCHAMP, Testament (Ancien), dans Encyclopædia Universalis, vol. 17, Paris, Encyclopædia Universalis, 1985, p. 973. 19. Voir H. FISCH, The Song of Moses: Pastoral in Reverse, dans ID., Poetry with a Purpose: Biblical Poetics and Interpretation, Bloomington, IN, Indiana University Press, 1988, pp. 55-79. 20. Pour un état de la question, voir D. MARKL, Gottes Volk im Deuteronomium (BZAR, 18), Wiesbaden, Harrassowitz, 2012, p. 233, n. 437. 21. Voir respectivement NIGOSIAN, The Song of Moses (n. 13), p. 18; WATTS, Psalm and Story (n. 14), p. 73; P. SANDERS, The Provenance of Deuteronomy 32 (OTS, 37), Leiden, Brill, 1996, p. 264; MARKL, Gottes Volk (n. 20), p. 233; OTTO, Deuteronomium 23,16–34,12 (n. 11), p. 2155. 22. Voir les «intrusions» similaires (non introduites) du discours divin en contexte poétique dans les Ps 35,3; 46,11; 50,5-23; 81,6c-17; 95,7d-11; 57,8b-10; 75,3-11; 82,2-7; 68,23-24; 68,23; 105,11.15; 87,4 et 91,14-16. 23. Nigosian va jusqu’à dire: «the poet has made little effort to distinguish his words from the words of YHWH» (NIGOSIAN, Song of Moses [n. 13], p. 11). Le discours progresse en effet dans un flux continu, même si des sources distinctes d’énonciation se laissent reconnaître.
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donnés qui qualifient le locuteur de ces versets et le distinguent de Dieu. Dans ces versets, YHWH est toujours désigné à la troisième personne (ainsi dans le v. 36: «car YHWH va rendre justice à son peuple, il se ravisera en faveur de ses serviteurs»). Le v. 31 fait entendre un «nous» – celui du peuple – dans lequel se glisse le «je» du locuteur prophétique («Car le rocher de nos ennemis n’est pas comme notre Rocher»), dans un contrepoint donc au «je» divin. Enfin, ainsi qu’on le verra dans le détail, ces versets ont en commun d’être le lieu d’une surenchère en faveur du salut du peuple. En les énonçant, Moïse prolonge et relance le raisonnement divin dans une intercession proprement prophétique. L’alternance des voix en Dt 32,20-43 peut donc se schématiser comme suit: 20 Dieu se décide mais se ravise 27 28 Moïse infléchit le propos divin 33 34 Dieu se décide 35 36
Moïse infléchit le propos divin
37 Dieu s’engage par serment 42 43
Moïse infléchit le propos divin
IV. LE MONOLOGUE DIVIN CITÉ EN DT 32,20-27 Le premier des discours divins est introduit par le prophète: «Et il a dit (»)ויאמר. Suit alors un discours cité qui a tout d’un soliloque, ainsi que l’écrit J. Fokkelman, un discours de soi à soi en l’absence de tout interlocuteur24. L’introduction du discours divin par Moïse peut donc être 24. J.P. FOKKELMAN, Major Poems of the Hebrew Bible: At the Interface of Hermeneutics and Structural Analysis. Ex 15, Deut 32, and Job 3 (SSN, 37), Assen, Van Gorcum, 1998, p. 98 (voir également p. 140 sur la distribution et le rôle des formes de la racine אמרen Dt 32,1-43). À propos des monologues divins dans le Pentateuque, voir J.-P. SONNET, I monologhi divini nel Pentateuco: Un Dio shakespeariano?, dans
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traduite «Et il s’est dit», comme c’est le cas dans tous les autres monologues divins recensés dans le Pentateuque, où les formes ויאמרou אמר traduisent en fait un «il s’est dit à lui-même»25. Il est remarquable de découvrir un tel monologue dans le contexte où il apparaît, c’est-à-dire comme discours produit par Moïse. Jusqu’ici les monologues divins sont apparus dans des citations émanant du narrateur omniscient (Gn 1,26; 2,18; 3,22; 6,3.7; 8,21b-22; 11,6-7; 18,17-19; Ex 13,7). Moïse se substituerait-il à ce dernier? Dans sa qualité de prophète, Moïse serait-il introduit dans le secret divin au point de pouvoir citer le discours que Dieu se tient à lui-même? Il faut se souvenir à ce point que le cantique est un poème révélé par Dieu à Moïse, son prophète, dans une initiative qui illustre le verset d’Amos: «Car le Seigneur YHWH ne fait rien sans révéler son secret à ses serviteurs les prophètes» (Am 3,7). En raison de la transmission divine du cantique, Moïse est dans le secret, au point de pouvoir divulguer le discours que Dieu se tient à lui-même. Dans le macro-récit du Pentateuque, c’est toutefois une première quant à la forme rhétorique: Moïse n’est jamais allé jusqu’à une telle divulgation de l’intériorité divine. C’est notamment une première au profit des interlocuteurs de Moïse. Jusqu’ici, seuls les lecteurs ont bénéficié des monologues divulgués par le narrateur; en Dt 31–32, du fait de la récitation du cantique par Moïse aux oreilles des fils d’Israël, ce sont les auditeurs du prophète qui deviennent les premiers destinataires de ces révélations (cf. 31,30; 32,44-45), alors que les lecteurs en deviennent les bénéficiaires en second. De manière typique dans les monologues bibliques et notamment dans les monologues divins du Pentateuque, le monologue donne accès au débat intérieur dans sa phase finale, au moment de la résolution (qui se marque par un cohortatif)26. Les premiers mots de Dieu sont particulière-
L. MAZZINGHI – G. PAPOLA – F. FICCO (éds), La vita benedetta: Studi in onore della prof.sa Bruna Costacurta in occasione del suo quarantesimo anno di insegnamento (AnBib. Studia, 12), Roma, G&B Press, 2018, 49-69. 25. En Gn 8,21 seulement il est précisé: «YHWH (s’est) dit dans son cœur». À propos de l’usage du verbe אמרpour introduire un discours intérieur («se dire»), voir C.L. MILLER, The Representation of Speech in Biblical Hebrew Narrative: A Linguistic Analysis (HSM, 55), Atlanta, GA, Scholars Press, 1996, pp. 290-296. 26. Dans le récit biblique, ainsi que l’écrit Meir Sternberg, le monologue «se concentre essentiellement sur le dernier des stades [des processus psychologiques], celui du choix […]. Le flux de la conscience [du personnage] est rendu manifeste quand s’approche la conclusion du processus; non pas au moment du débat intérieur mais à l’instant de la décision, ou très près de ce dernier» (M. STERNBERG, Entre la vérité et la vérité tout entière dans le récit biblique: La représentation de la vie intérieure par vue intérieure télescopée et monologue intérieur, dans Hasifrut 29 [1979] 142 [en hébreu]). Le monologue divin en
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ment significatifs: ils font écho à la résolution qu’il a énoncée dans la théophanie du chap. 31: Dt 31,17-19
Dt 32,20-21
«Je les abandonnerai, je leur cacherai ma face ()וְ ִה ְס ַתּ ְר ִתּי ָפנַ י ֵמ ֶהם. Alors, il se fera dévorer, de grands malheurs et de grandes détresses l’atteindront. Et il dira ce jour-là: “Si ces malheurs m’ont atteint, n’est-ce pas parce que mon Dieu n’est plus au milieu de moi?”. Mais moi, ce jour-là, je continuerai à cacher ma face ()וְ ָאנ ִֹכי ַה ְס ֵתּר ַא ְס ִתּיר ָפּנַ י, à cause de tout le mal qu’il aura fait en se tournant vers d’autres dieux. Maintenant, écrivez ce chant…»
«Je vais leur cacher ma face ()א ְס ִתּ ָירה ָפנַ י ֵמ ֶהם, ַ je verrai quel sera leur avenir./ Car c’est une génération pervertie, des fils en qui on ne peut avoir confiance. Ils m’ont donné pour rival ce qui n’est pas Dieu, ils m’ont offensé par leurs vaines idoles…»
«Je leur cacherai ma face», annonçait Dieu à Moïse en Dt 31,17-18. Et voici que, par le biais du cantique, la résolution divine parvient jusqu’aux auditeurs de Moïse et, derrière eux, à leurs descendants (et jusqu’aux lecteurs du livre). Elle est rendue publique dans sa forme la plus secrète, prononcée dans le for interne de Dieu: «Je vais leur cacher ma face» (32,20)27. Immense paradoxe: lorsque Dieu décide de cacher sa face, et donc de se taire, il se met à parler par le biais du cantique. Le cantique parle en son nom, à la manière d’un revenant28. Dans sa destination future, le cantique reçoit en effet une finalité déterminée: il sera «témoin (»)עד ֵ à charge contre le peuple infidèle. Le mot עד, ֵ «témoin», dérive d’une racine, עוד, signifiant «répéter, réitérer». Le témoin, écrit Horacio Simian-Yofre, est celui qui «brings back something»29. Le cantique-témoin sera littéralement un «revenant», accusant (mais acquittant aussi) Israël au long de son histoire à venir, à la faveur de chacune de ses réénonciations30. Mais il y a plus. Ce que le cantique révèle à tous – aux destinataires de Moïse comme aux lecteurs du Deutéronome – est une dramatique divine dans laquelle Moïse joue un rôle décisif. Lorsqu’il surgit au v. 20, le monologue divin enchaîne sur le constat du prophète: «Ce que YHWH a vu a excité son mépris: ses fils et ses filles l’ont offensé» (v. 19). La Dt 32,20-27 représente cependant l’occurrence la plus développée de ces soliloques abrégés à partir de la fin. 27. Ce sont d’ailleurs là les seuls emplois de l’expression dans le Deutéronome. 28. Voir FISCH, The Song of Moses (n. 19), p. 58. ָ te‘ûḏâ, dans TDOT X (1999) 29. H. SIMIAN-YOFRE, ‘ עודwd; ‘ ֵעדēḏ; ‘ ֵעדוּתēḏûṭ; תּעוֹדה 495-516, p. 497. 30. À propos des multiples aspects que prend le «témoignage» dans le cantique, voir MARKL, Gottes Volk (n. 20), pp. 246-247.
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réflexion divine est solidaire de la dénonciation prophétique. Le propos du Dieu offensé s’articule dans une poésie intense (v. 21): Car c’est une génération pervertie, des fils en qui on ne peut avoir confiance. Ils ont provoqué ma jalousie par ce qui n’est pas Dieu, ils m’ont offensé par leurs vaines idoles; moi, je vais provoquer leur jalousie par ce qui n’est pas un peuple, je vais les contrarier par une nation folle.
Dieu, donc, punira son peuple à travers une nation étrangère. Mais une double surprise attend destinataires et lecteurs à ce point. Dieu, d’une part, introduit un soliloque dans son soliloque; il se cite lui-même: «Je me suis dit (»)א ַ ֖מ ְר ִתּי ָ 31. Il dévoile ainsi son débat le plus intérieur, dans lequel il reconsidère sa résolution initiale («Je vais leur cacher ma face»). Le propos doublement intérieur de Dieu a la forme d’un caveat: il ne faudrait pas que la nation en question se méprenne, en se faisant des illusions sur sa puissance (v. 27): Je me suis dit: «Je les emporterais d’un souffle, je ferais disparaître leur souvenir d’entre les hommes si je ne redoutais d’être contrarié par l’ennemi; de peur ()פּן ֶ que leurs adversaires ne se méprennent, de peur ()פּן ֶ qu’ils ne disent: “Notre main est puissante, ce n’est pas YHWH qui a fait tout cela!”».
Le soliloque divin au second degré est scandé par une double conjonction, פּן, ֶ «de peur que». Cette conjonction revient ailleurs dans les monologues divins du Pentateuque (Gn 3,22; Ex 13,17) où elle exprime l’appréhension divine devant l’inconnue des choix humains. Face à cette inconnue, Dieu peut prendre des mesures préventives (expulser l’homme et la femme du jardin en Gn 3; détourner la route du peuple en Ex 13) mais il ne peut neutraliser et encore moins contraindre les désirs et les décisions des créatures humaines. On l’aura observé: le débat intérieur de Dieu en Dt 32,20-27 culmine sur une citation, une de plus32. Dieu y anticipe un raisonnement que la 31. Voir FOKKELMAN, Major Poems (n. 24), p. 106, qui parle de «third degree [discourse]». G. von Rad écrivait déjà: «Das hebräische Verbum (’amarti) ist im Sinne von “da dachte ich” zu verstehen (…). Der Abschnitt V. 26-35 ist also ein Zwischenstück, das uns aus der Unruhe der geschichtlichen Vorgänge herausführt und an einem Selbstgespräch in der Tiefe des göttlichen Herzens teilnehmen lässt» (G. VON RAD, Das fünfte Buch Mose: Deuteronomium [Das Alte Testament Deutsch, 8], Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1964, pp. 141-142). 32. FOKKELMAN, Major Poems (n. 24), p. 108, parle à ce propos de «fourth degree [discourse]». Le motif de l’honneur divin est illustré ailleurs dans le corpus biblique, cf. notamment Is 48,9-11; Jr 14,7.21; Ez 20,9.14.22.
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nation étrangère est susceptible de (se) formuler, en s’arrogeant la souveraineté de l’histoire: «Notre main est puissante, / ce n’est pas YHWH qui a fait tout cela!». La citation est pré-productive et de nature hypothétique («de peur qu’ils ne disent»). Le discours direct, toutefois, par son mimétisme, met en relief le «réalisme» et donc la menace que représentent les propos en question. Dans ce monologue, comme dans les autres soliloques divins mettant en jeu la conjonction פּן, ֶ «de peur que», le suspense du récit devient proprement théologique: Dieu s’y révèle à quia devant les choix humains. La résolution divine de punir son peuple par l’intermédiaire de la nation étrangère s’infléchit; elle est, pour ainsi dire, suspendue. Ce qui suit pourrait représenter une prolongation du discours divin – «Car c’est une nation dont les projets s’écroulent, / ils sont sans intelligence» (v. 28). Mais la phrase en question conduit à une désignation de Dieu à la troisième personne, et à l’expression d’un «nous» (vv. 30-31: «YHWH… notre rocher») qui signale un locuteur distinct de YHWH. C’est donc Moïse qui a enchaîné. Sa phrase s’ouvre par un כּי, ִ «car», marquant un pas supplémentaire dans l’argumentation: ce qui était hypothétique aux yeux de Dieu devient affirmatif dans la réplique du prophète (vv. 28-33). Dans sa non-intelligence, la nation ennemie, soutient Moïse, se méprendra à coup sûr sur la causalité des choses: elle s’attribuera une souveraineté dans l’histoire qui n’appartient qu’à Dieu. Parlant ainsi, Moïse se fait solidaire du peuple et de son «nous» (v. 31: «Le rocher de nos ennemis n’est pas comme notre Rocher»). C’est au nom du peuple qu’il prend la parole, entrant dans le raisonnement de Dieu afin d’en infléchir l’issue33. En outre, ainsi que le fait remarquer Otto, l’argumentation du prophète fait écho au discours de Dieu34: Dt 32,20 (YHWH) Je vais leur cacher ma face, je verrai quel sera leur avenir (יתם ָ )א ֲח ִר. ַ Dt 32,29 (Moïse) S’ils étaient des sages, ils comprendraient cela, ils seraient intelligents pour leur avenir (יתם ָ )ל ַא ֲח ִר ְ
Moïse, pour ainsi dire, recycle le propos divin. «Alors que YHWH a parlé de la fin d’Israël», écrit Otto, «Moïse utilise cette expression contre les ennemis d’Israël, à qui manque le discernement»35. Il ne s’agit plus de se résoudre à punir Israël; il s’agit de prendre acte de l’ineptie de la 33. À propos de Moïse qui interprète et infléchit le discours divin en Dt 32,20-43, voir MARKL, Gottes Volk (n. 20), p. 233; OTTO, Deuteronomium 23,16–34,12 (n. 11), p. 2154. 34. Voir OTTO, Deuteronomium 23,16–34,12 (n. 11), pp. 2187-2188. 35. Ibid., p. 2155.
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nation ennemie et de renoncer à agir contre Israël par son intermédiaire. La pression de Moïse produit son effet. Le «je» divin s’entend à nouveau, dans deux versets sans introduction (vv. 34-35). Poursuivant le raisonnement de Moïse, et comme convaincu par celui-ci, Dieu y annonce sa résolution de punir l’arrogance de la nation ennemie (v. 35)36: N’est-ce pas là ce que je retiens, ce qui est scellé dans mes réserves? À moi la vengeance et la rétribution, pour le temps où vacillera leur pied, car le jour de leur malheur est proche, ce qui est préparé pour eux ne tardera pas.
À partir de ce point l’intervention de Dieu contre les ennemis prend les traits d’un Völkerkampf eschatologique, préparé, «scellé dans [les] réserves» divines depuis les origines37. Mais ce n’est apparemment pas assez pour Moïse, qui réplique de plus belle (ici aussi en formulant un כּי, ִ «car»), et transforme la résolution divine à l’égard des ennemis en un repentir de Dieu en faveur de ses serviteurs38. Il faut que la victoire sur l’ennemi signifie le salut du peuple (v. 36)39: Car ()כּי ִ YHWH va rendre justice à son peuple, il se repentira ()יִתנֶ ָחם ְ en faveur de ses serviteurs, en voyant que leur force est épuisée, et qu’il n’y a plus ni esclave ni homme libre.
Le recours au verbe נחם, «se repentir, se raviser» (ici au hitpael), est hautement significatif. Dans le récit biblique, le verbe est emblématique de la dramatique divine la plus intérieure, qui le fait passer de sa justice à miséricorde (ou vice versa)40. En Gn 6,7, Dieu formule un tel repentir dans un monologue intérieur, à l’aide du verbe ( נחםdans ce cas, vers sa justice rétributive): «Je me suis repenti de les avoir faits» (cf. l’emploi du narrateur en Gn 6,6). De son côté, l’intercession de Moïse en Ex 32 36. Voir ibid., p. 2155; cf. p. 2188. 37. Voir ibid., pp. 2188-2190. 38. Ainsi que le fait observer Otto avec perspicacité, «Moses wird in der Rolle eines schriftgelehrte Propheten, der JHWH-Worte prophetisch auslegt, gezeichnet» (OTTO, Deuteronomium 23,16–34,12 [n. 11], p. 2190), comme dans le cas de la prophétie post-exilique dans les livres d’Isaïe et de Jérémie. Ce trait sera accentué plus loin (dans les vv. 41-42 et 43, dans une reformulation lemmatique). 39. Ce qui était jusqu’ici implicite et indirect dans le discours de Dieu est à présent rendu explicite et direct dans le discours de Moïse; voir OTTO, Deuteronomium 23,16– 34,12 (n. 11), pp. 2156 et 2190. 40. Voir à ce propos J.-P. SONNET, God’s Repentance and “False Starts” in Biblical History (Genesis 6–9; Exodus 32–34; 1 Samuel 15 and 2 Samuel 7)», dans A. LEMAIRE (éd.), Congress Volume Ljubljana 2007 (VTS, 133), Leiden, Brill, 2010, 469-494.
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culmine dans l’emploi du verbe: «ravise-toi du mal [décidé] contre ton peuple (ל־ה ָר ָעה ְל ַע ֶמָּך ָ ( »!)וְ ִהנָּ ֵחם ַעv. 12; cf. l’usage du narrateur en Ex 32,14). Il est remarquable que le verbe fasse son retour en Dt 32,36 pour marquer le basculement de Dieu de la colère à la compassion en faveur de son peuple. Le plus remarquable cependant est que ce soit le prophète qui annonce un tel retournement divin. Comme lors des intercessions d’Ex 32–33 et de Nb 14, le prophète se révèle l’allié de Dieu dans la motion la plus intérieure de son être – son repentir, de sa colère à sa miséricorde, en faveur de son peuple. Il en est comme le second self, en faveur du peuple.
V. LE DISCOURS FUTUR DE DIEU EN DT 32,37-42 Le deuxième discours divin introduit par Moïse se lit en 32,37-42. À la différence du soliloque des vv. 20-27, il s’agit à présent d’un discours adressé à un destinataire au pluriel: «Eh bien! Maintenant, voyez…» (v. 39). Cette adresse ne se qualifie donc pas comme un discours intérieur; elle est cependant elle aussi le lieu d’une prouesse communicative sans précédent: Moïse y annonce un discours futur de Dieu. Au ויאמרdu v. 20 succède en effet un ואמרau v. 37: «Et il dira». La citation est donc pré-productive. Moïse n’y divulgue pas des généralités (et donc des vérités pré-dictibles) sur Dieu, mais des paroles éminemment personnelles de sa part, dans ce qui est en fait un comble de subjectivité divine (vv. 39-40): Maintenant donc, voyez que c’est moi, rien que moi, sans aucun dieu près de moi; c’est moi qui fais mourir et qui fais vivre, c’est moi qui fracasse et c’est moi qui guéris; personne ne délivre de ma main. Car je lève ma main vers le ciel, et je déclare: «Aussi vrai que je vis à jamais…».
Dans ce cas également, le discours cité débouche sur une énonciation dans l’énonciation. Au sein de son discours futur, Dieu cite son propre serment, accompagné du geste de la main levée, «Aussi vrai que je vis à jamais…». Encore une fois, Moïse apparaît dans le secret de Dieu, au point de divulguer ses ipsissima verba à venir. Encore une fois, il y a à se souvenir que le cantique a été révélé par Dieu dans une théophanie orientée vers le futur du peuple. Le prodige est toutefois que Dieu confie sa parole future à la parole présente du prophète, dans une variation supplémentaire sur Am 3,7 («Car le Seigneur YHWH ne fait rien sans révéler son secret à ses serviteurs les prophètes»).
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Dans le serment divin du v. 40 le processus de décision amorcé dans les vv. 20-27 (le premier discours cité) parvient à sa fin41. Dieu s’est proposé de châtier Israël idolâtre à travers une nation, instrument de sa colère, avant de s’interroger sur l’intelligence de cette nation; il se décide à présent à punir la nation en question: «Je ferai retomber ma vengeance sur mes adversaires42, / je paierai de retour ceux qui me haïssent» (v. 41)43. Le Völkerkampf, en clé apocalyptique et eschatologique, sera-t-il le dernier acte du dessein divin – et du poème qui l’énonce? Un rebondissement attend encore le destinataire et le lecteur du cantique. Il est dû à une ultime intervention de la voix mosaïque. Il est remarquable que ce soit Moïse qui, ici encore, transforme la résolution divine en la faisant aboutir. En enchaînant sur le serment divin, Moïse lui donne le caractère d’un oracle de salut (et donc d’une promesse) en faveur du peuple (v. 43)44: Nations, acclamez son peuple, car il venge le sang de ses serviteurs, il fera retomber la vengeance sur ses adversaires; il absoudra ( )וְ ִכ ֶפּרainsi sa terre et son peuple.
Moïse, à nouveau, «transforme» le propos divin (comme on dit dans certains sports qu’il y a à «transformer» ou à «convertir» un essai) et le fait aboutir. La transition d’un discours à l’autre est ici particulièrement serrée, car Moïse reprend à Dieu ses propres mots (דם, «sang»; נקם, «vengeance»); dans une réélaboration lemmatique, il les réutilise en
41. Ainsi que l’écrit Otto: «Die Gottesreden in Dtn 32,20-27 gegen Israel und in Dtn 32,37-42 gegen die Völker sind aufeinander bezogen formuliert» (OTTO, Deuteronomium 23,16–34,12 [n. 11], p. 2156); ces deux discours sont introduits par le verbe אמרet s’ouvrent par une question; le motif de l’épée et de la flèche, introduit dans le premier, est repris dans le second; cf. le tableau exhaustif des phénomènes d’écho dans MARKL, Gottes Volk (n. 20), p. 235. 42. En Dt 32,27, dans le premier discours de Dieu, les adversaires étaient les adversaires d’Israël («leurs adversaires [;)»]צ ֵרימוֹ ָ ils sont à présent, dans une perspective toujours plus eschatologique, les adversaires personnels de Dieu: «mes adversaires (»)צ ָרי. ָ 43. L’écho se produit ici entre le deuxième et le troisième discours divins, entre le v. 35 («à moi la rétribution [)»]שׁ ֵלּם ִ et le v. 41 («Je paierai de retour» [)»]א ַשׁ ֵלּם. ֲ 44. Le problème de critique textuelle que pose la conclusion du cantique est connu (deux lignes poétiques dans le TM et dans le Pentateuque samaritain, trois à Qumran [4QDeutq], et quatre dans la LXX; voir la discussion dans C. MCCARTHY, Deuteronomy [Biblia Hebraica Quinta, 5], Stuttgart, Deutsche Bibelgesellschaft, 2007, pp. 152-154, et dans OTTO, Deuteronomium 23,16–34,12 [n. 11], pp. 2152-2153). S’il est possible de reconstituer un texte proto-massorétique à partir de la leçon attestée à Qumran, il est aussi approprié, dans une analyse attentive aux cohérences littéraires, de faire valoir les données du texte massorétique (la mention «ses serviteurs» est ainsi absente dans 4QDeutq, qui porte «ses fils [»]בניו, alors que la mention des «serviteurs» opère un lien important avec 32,36 [voir ci-dessous]).
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faveur du peuple45. Au-delà du sang de l’ennemi, en effet, c’est le sang du peuple qui est en jeu: Dt 32,35 (YHWH)
Dt 32,41-42 (YHWH)
Dt 32,43 (Moïse)
À moi la vengeance ( )נקםet la rétribution, / pour le temps où vacillera leur pied, car le jour de leur malheur est proche, / ce qui est préparé pour eux ne tardera pas.
je ferai retomber ma vengeance ( )נקםsur mes adversaires, je paierai de retour ceux qui me haïssent. J’enivrerai mes flèches de sang ()דם, et mon épée se repaîtra de chair, du sang ()דם des victimes et des captifs et de la chevelure défaite de l’ennemi.
Nations, acclamez son peuple, car il va venger ( )נקםle sang ( )דםde ses serviteurs, il fera retomber la vengeance ( )נקםsur ses adversaires et il fait l’expiation pour sa terre, pour son peuple46.
Dès lors, ainsi que l’écrit Otto, «la vengeance de YHWH contre les nations servira à l’expiation d’Israël»47. En outre, ajoute l’exégète allemand, un jeu d’échos significatif s’observe entre les interventions de Moïse dans les vv. 36 et 4348: Dt 32,36
Dt 32,43
Car ()כּי ִ YHWH va rendre justice à son peuple, / il se repentira ()יִתנֶ ָחם ְ en faveur de ses serviteurs.
Car ()כּי ִ il va venger le sang de ses serviteurs, / il fera retomber la vengeance sur ses adversaires / et il fait l’expiation pour sa terre, pour son peuple.
45. Le concept d’«exégèse lemmatique» a été introduit par M. FISHBANE, dans son article Form and Reformulation of the Biblical Priestly Blessing, dans Journal of the American Oriental Society 103 (1983) 115-121. Il désigne les phénomènes de reformulation mettant à profit certaines unités constituantes (ou lemmes) du texte matrice. Voir notamment B.M. LEVINSON, The Birth of the Lemma: The Restrictive Interpretation of the Covenant Code’s Manumission Law by the Holiness Code (Lev 25:44-46), dans JBL 124 (2005) 617-639. La procédure scribale en question est par ailleurs projetée dans le monde du récit en différentes scènes de citation et de reformulation d’un message; voir notamment J.-P. SONNET, Dieu sauve l’histoire comme en sous-main: La rhétorique des amendements divins, dans C. DIONNE – Y. MATHIEU (éds), Raconter Dieu: Entre récit, histoire et théologie (LR, 44), Bruxelles, Lessius, 2014, 173-196. 46. Dans le Deutéronome, le verbe כפר, «expier», ne figure qu’ici et en 21,1-9, dans la loi qui statue à propos du meurtre anonyme; la procédure inclut la prière: «Fais l’expiation, YHWH, pour Israël, ton peuple, que tu as libéré; n’impute pas du sang innocent à Israël, ton peuple» (v. 8). 47. Comme l’expiation s’obtient par le sang (cf. Dt 21,4.6), Otto propose une interprétation sacrificielle de la défaite des nations. Loin d’être produite ex opere operato, ajoute-t-il, l’efficacité d’un tel sacrifice procède tout entière de la compassion divine (associée au repentir du v. 36) (voir OTTO, Deuteronomium 23,16–34,12 [n. 11], p. 2156). 48. Voir OTTO, Deuteronomium 23,16–34,12 (n. 11), p. 2196.
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En transformant la résolution divine en salut pour le peuple (v. 43), Moïse ne fait donc que prolonger le «repentir ( »)יִ ְתנֶ ָחםde Dieu qu’il a lui-même annoncé (v. 36), son basculement intérieur en faveur de ses serviteurs. Encore une fois, le prophète se révèle associé au mouvement le plus intérieur, et le plus libre, de son Dieu.
CONCLUSION Les discours fleuves qui se lisent dans le Deutéronome sont tous énoncés par Moïse le dernier jour de sa vie, dans les steppes de Moab. Depuis ce point unique dans le temps et dans l’espace, tout le passé et le futur d’Israël sont mis en perspective. Dans les premiers chapitres, à travers de multiples citations re-productives, Moïse fait resurgir le passé fondateur d’Israël, dans une trajectoire qui unit l’Horeb au lieu même d’où il parle. Dans les derniers chapitres, c’est au contraire le futur d’Israël qui est mis en perspective. Ainsi en est-il dans la bénédiction des tribus du chapitre 33, mais aussi, et surtout, dans le cantique du chapitre 32, «Écoutez, cieux». À partir du présent de son énonciation, le poème en question articule en fait les deux pôles de l’existence d’Israël49. Il remonte d’une part à son origine la plus lointaine (vv. 8-9): Quand le Très-Haut donna aux nations leur patrimoine, quand il sépara les humains, il fixa le territoire des peuples suivant le nombre des fils d’Israël. Car l’apanage de YHWH, c’est son peuple, et Jacob est le patrimoine qui lui revient.
À partir de cette élection «aux origines», toute la destinée d’Israël est mise en perspective, jusqu’au jugement eschatologique qui en devient l’horizon. Mais il y a plus. Si le cantique annonce les péripéties futures (et ultimes) d’Israël au milieu des nations, il est aussi, dans sa vocation à être réénoncé, un curseur sur la ligne du temps. Le cantique proféré par Moïse en Dt 32,1-43 est (également) une citation pré-productive de ce que le peuple aura à dire, de génération en génération. On mesure à quel point les deux énonciations, celle de Moïse et celle du peuple, sont liées. Si le poème peut devenir un récitatif pour le peuple, c’est parce qu’il a été proféré par Moïse dans ce qui est son actualisation fondatrice. En d’autres termes, si le cantique n’est pas «vide» pour les fils d’Israël (cf. 32,47 à 49. Voir V. SÉNÉCHAL, Rétribution et intercession dans le Deutéronome (BZAW, 408), Berlin, De Gruyter, 2009, p. 245.
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propos de l’ensemble de la Torah), c’est parce qu’il n’a pas été «vide» pour Moïse qui, le premier, l’a «performé». En d’autres termes encore, si le poème «agit» au long de ses réénonciations dans l’histoire, ce n’est pas ex opere operato, en vertu de ses effets poétiques et rhétoriques, mais parce que Moïse en a fait sa parole la plus propre. Ce que le poème fait vivre à Moïse est en réalité un «jeu de rôles» qui le confirme dans sa médiation prophétique, entre dénonciation et intercession. À la fin du chapitre 31, Moïse était plongé dans le désarroi le plus profond: «Car je le sais», annonce-t-il au peuple, «après ma mort, vous allez vous corrompre totalement et vous écarter du chemin que je vous ai prescrit; et dans les jours à venir, le malheur viendra à votre rencontre, parce que vous aurez fait ce qui est mal aux yeux de YHWH, au point de l’offenser par l’œuvre de vos mains» (Dt 31,29)50. Parvenue à son terme, l’œuvre prophétique de Moïse déboucherait-elle sur la déviation idolâtrique du peuple? S’identifierait-elle, par ses effets, avec l’œuvre du prophète apostat, dénoncé par Moïse en Dt 13? À ces questions le cantique répond en confirmant, de la manière la plus autorisée qui soit, le rôle de Moïse, prophète dans le secret de Dieu – il l’est au point de pouvoir citer le monologue intérieur de Dieu ou encore son discours futur – et prophète en interlocution vive avec lui (cf. le rôle joué par Moïse en Dt 9,18-29; 10,1051). Dans le cantique, l’interférence entre les deux voix, divine et prophétique, est remarquable. Le plus remarquable, toutefois, se trouve dans la surenchère mosaïque en faveur du peuple. C’est Moïse qui, à chaque coup, accentue la portée salvifique des propos de Dieu. En offrant à Moïse un tel jeu de rôles, le cantique représente pour lui comme une planche de salut; il lui met sur les lèvres le plus vrai de ce qu’il a à dire et de ce qu’il est. La profération du chant «jusqu’à la fin» retourne d’ailleurs son état d’âme; au terme de la performance, le prophète se remet à encourager le peuple (voir 32,44-47); il présente la parole qu’il a transmise (la Torah et le «témoignage [à charge]» qu’est le cantique) comme la vie même du peuple: «cette parole, c’est votre vie 50. L’expression «l’œuvre de nos mains» est une référence voilée à la manufacture d’idoles ou à tout comportement idolâtrique, dans le sillage du péché du veau d’or (voir Dt 9,12.16.18.21 pour l’usage du verbe עשה, «faire», à propos du veau d’or, et Dt 4,28 et 27,15 où l’expression מעשה ידי־, «œuvre des mains de» se réfère à la fabrication d’idoles). L’idolâtrie fondatrice du veau d’or recevra ainsi, annonce Moïse, un contre-point dans le futur. 51. Voir à ce propos E. AURELIUS, Der Fürbitter Israels: Eine Studie zum Mosebild im Alten Testament (Coniectanea Biblica. Old Testament Series, 27), Stockholm, Almqvist & Wiksell, 1988; M. WIDMER, Moses, God, and the Dynamics of Intercessory Prayer: A Study of Exodus 32–34 and Numbers 13–14 (Forschungen zum Alten Testament, II/8), Tübingen, Mohr Siebeck, 2004.
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(יכם ֶ ֵ»)חיּ ַ (v. 47). En parlant de la sorte, il fait écho au Dieu du cantique qui s’est présenté comme «celui qui fait vivre (( »)וַ ֲא ַחיֶּ הv. 39) et comme le vivant ()חי ָאנ ִֹכי ַ (v. 40). Le cantique permet à Moïse d’envisager à nouveau pour le peuple, nonobstant ses défaillances futures, une vie prolongée sur la terre (v. 47). Et le même Moïse peut lui-même s’engager, affranchi de ses atermoiements, dans les étapes qui le conduiront à sa mort «sur l’ordre de Dieu»52. Entre le discours divin et celui de Moïse, entre la récitation de Moïse et celle, future, du peuple, le cantique fait jouer de multiples manières un rapport entre les paroles dites et les paroles à dire. Un facteur littéraire a à cet égard une incidence remarquable: le facteur du langage poétique. L’unité littéraire que forment les vv. 1-43 de Dt 32 a été d’emblée présentée par Dieu comme un «chant (»)שׁ ָירה. ִ De manière cohérente, Dieu y est poète (dans le triple discours cité) autant que Moïse, dans son discours citant. Le langage poétique, à travers son rythme et ses métaphores, est le premier allié du plaidoyer prophétique, dans sa logique d’accusation comme dans la surenchère du salut. La poésie du cantique est par ailleurs à l’origine d’une dynamique temporelle caractéristique. De par la forte implication du «je» prophétique comme du «je» divin dans le poème, le cantique se déploie comme un discours lyrique53. Cette dimension lyrique a pour effet de suspendre le poème dans un présent perpétuel. «Le temps lyrique privilégié», écrit Jean-Michel Maulpoix, «est un présent problématique qui se “suspend” dans le langage»54. Lui fait écho F.W. Dobbs-Allsopp lorsqu’il affirme: «Il y a une certaine immédiateté et urgence du discours lyrique, un maintenant omniprésent»55. Ce «maintenant» – «the iterable now of lyric enunciation», «its performative present», écrit Jonathan Culler56 – s’actualise en chaque réénonciation du poème. Ainsi en est-il dans le cas du cantique «Écoutez, cieux» de Dt 32. Tout ancré qu’il soit dans l’histoire passée 52. Voir à ce propos J.-P. SONNET, Le rendez-vous du Dieu vivant: La mort de Moïse dans l’intrigue du Deutéronome (Dt 1–4 et Dt 31–34), dans Nouvelle Revue Théologique 123 (2001) 353-372. 53. À propos de la dimension lyrique de la poésie hébraïque, voir notamment F.W. DOBBSALLSOPP, On Biblical Poetry, Oxford, Oxford University Press, 2015, pp. 178-232. 54. J.-M. MAULPOIX, Lyrisme, dans Dictionnaire des genres et notions littéraires, Paris, Encyclopædia Universalis, 1997, p. 447. Du «je lyrique», Maulpoix écrit qu’il «est avant tout un sujet d’énonciation» ou encore «un hyper ou un infra sujet (…), le porte-voix d’une pluralité» (voir www.maulpoix.net/lelyrisme.htm), voir également J.-M. MAULPOIX, La quatrième personne du singulier, dans D. RABATÉ (éd.), Figures du sujet lyrique, Paris, P.U.F., 1996, 147-161. 55. DOBBS-ALLSOPP, Biblical Poetry (n. 53), p. 208. 56. J. CULLER, Theory of the Lyric, Cambridge, MA, Harvard University Press, 2015, pp. 289-290.
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que raconte le Deutéronome, le poème, dans sa forme poétique et lyrique, s’offre comme un présent continuel d’énonciation en énonciation. Le passé comme le futur des propos cités par Moïse et des propos mêmes de Moïse se redéploient en permanence à partir de ce présent57. Ce que Moïse a dit, ce que Dieu s’est dit et ce qu’il dira, tout se (re)met en perspective à partir du présent de qui réénonce le poème, c’est-à-dire de qui l’énonce à la suite de Moïse. La forme poétique et lyrique de Dt 32,1-43 répond ainsi à sa finalité pragmatique, celle d’une parole toujours à dire et toujours vraie, autour de la parole vive de YHWH. Pontificia Università Gregoriana Facoltà di teologia Piazza della Pilotta, 4 IT-00186 Roma Italie [email protected]
Jean-Pierre SONNET
57. Cette actualité toujours renouvelée du cantique trouve une confirmation intertextuelle, ainsi que l’écrit Fisch: «The Song of Moses echoes endlessly throughout the Psalms and the Prophets» (FISCH, Poetry [n. 19], p. 65). Fisch fait ainsi référence aux multiples phénomènes d’intertextualité unissant le cantique de Moïse, les prophètes et les psaumes (voir D. RAPPEL, Un commentaire de Haazinu, dans Bet Miqra 31 [1967] 22-26 [en hébreu]). L’autorité de Moïse s’en trouve renforcée, écrit Watts: les échos de la voix mosaïque dans les autres écrits «further reinforc[e] the characterization of Moses as prophet par excellence» (WATTS, Psalm and Story [n. 14], p. 72). Dans une perspective génétique (et symétrique), Otto a montré combien le poème fait écho aux livres prophétiques, aux psaumes et aux écrits de sagesse (E. OTTO, Moses Abschiedslied in Deuteronomium, dans ID., Die Tora: Studien zum Pentateuch. Gesammelte Aufsätze [BZAR, 9], Wiesbaden, Harrassowitz, 2009, pp. 641-678); cf. également les prolongements de l’enquête dans MARKL, Gottes Volk (n. 20), pp. 258-271, ainsi que dans OTTO, Deuteronomium 23,16–34,12 (n. 11), pp. 2164-2171. La densité des échos scripturaires présents dans le cantique fait dire à Otto: «JHWH und sein Prophet Mose binden sich an die Schrift, die sie zitieren. Gottes Wende vom Unheil zum Heil ist durch die Schrift bezeugt» (p. 2171).
«CE SERA POUR NOUS UN SIGNE» (1 S 14,8) STATUT ET FONCTIONS DU DISCOURS CITÉ EN 1 S 14,1-15
À qui veut étudier le phénomène du discours cité, les livres de Samuel offrent un champ d’exploration particulièrement riche. Très fréquemment un personnage cite dans son discours les propos d’un autre ou les siens propres; on relève une cinquantaine d’occurrences du phénomène. Celles-ci présentent une grande diversité de formes et de fonctions. Les pages introductives aux trois contributions issues du séminaire «Paroles dites, Paroles à dire» ont présenté les universaux du discours cité tels que M. Sternberg les a fait apparaître1, ainsi que les composantes majeures de la poétique du discours cité2. Ceux-ci offrent au narrateur la possibilité 1. Voir l’introduction au séminaire, J.-P. SONNET, Paroles dites, Paroles à dire: Variations sur le discours cité, 127-134. Ces quatre universaux ont été formulés par M. STERNBERG, Proteus in Quotation-Land: Mimesis and the Forms of Reported Discourse, dans Poetics Today 3 (1982) 107-156 et en particulier pp. 107-109. Pour mémoire et en bref, quelles que soient les formes des citations, le phénomène engage toujours: 1) un lien mimétique spécifique: il s’agit d’une représentation du discours par le discours; 2) une forme caractérisée par l’insertion d’un discours dans le discours, avec un discours englobant (le discours de celui qui cite) et un discours englobé (le discours cité); 3) une rhétorique qui procède de la recontextualisation du discours cité dans le contexte du discours citant, celui-ci poursuivant ses propres fins; 4) un montage des points de vue du locuteur citant et du locuteur cité, montage qui poursuit également ses propres fins rhétoriques. Enfin, Sternberg insiste sur le fait que citer n’est pas reproduire verbatim. Celui qui cite peut résumer le discours cité, le styliser, le manipuler, etc. C’est pourquoi le procédé se révèle extrêmement souple dans ses formes comme dans ses fonctions et ses effets dans la narration. 2. Je relève seulement ici les trois éléments les plus fondamentaux de la poétique du discours cité, ceux qui relèvent donc d’un choix du narrateur. Le premier concerne les locuteurs: celui qui cite peut rapporter les propos d’un autre ou les siens propres. Le deuxième paramètre, le plus important, est temporel. Le discours cité peut être antérieur à la citation, le locuteur citant rappelant un discours déjà prononcé. La citation est alors dite re-productive. Lorsque le locuteur cite un discours qui n’a pas encore été tenu, mais qui sera énoncé ou qui pourrait être énoncé dans le futur, la citation est dite pré-productive. L’orientation temporelle de la citation a des incidences directes sur la conduite de l’intrigue et notamment, lorsqu’elle est pré-productive, sur le suspense. Le troisième paramètre est le caractère vérifiable ou non de la citation. La citation pré-productive a-t-elle été rapportée précédemment dans le récit? Si oui, il est possible de vérifier si sa reprise sous forme de discours cité est fidèle ou non à sa première énonciation. Si non, le lecteur est conduit à faire des hypothèses sur la bonne foi de celui qui cite. Invente-t-il le discours qu’il cite? Ou le discours cité paraît-il avoir été vraisemblablement énoncé, le narrateur ne l’ayant pas rapporté au moment de son énonciation? Ceci rend possible de nombreux cas de figures qui jouent, notamment, sur la caractérisation des personnages. L’ensemble de ces paramètres, qui connaissent eux-mêmes bien des configurations différentes, offre au narrateur une très
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B. OIRY
de jeux multiples. Le narrateur de 1 S 1 – 1 R 2 exploite toute la palette des possibles en termes de rapports temporels entre la source et la citation, de modalités, de vérifiabilité, de fidélité, de stylisation etc.; il met aussi subtilement à profit la diversité des motivations et des effets confiés au procédé de la citation. Car le caractère protéiforme du phénomène sert les fonctions qui lui sont assignées et les effets visés dans la narration. En ce sens, les formes poétiques sont directement au service d’une rhétorique particulière à chaque récit. Certaines situations favorisent le recours au discours cité. En 1 S, il est particulièrement fréquent dans les scènes de communication prophétique3 mais également lorsque le roi transmet des ordres par l’intermédiaire d’un messager4, ou lors de conflits quand il s’agit d’accuser5 ou de se justifier6. Les occurrences majeures du phénomène ne relèvent cependant pas de ces situations. Trois épisodes se distinguent par la place centrale qu’y tient le discours cité. Dans les trois cas, il est le ressort de l’intrigue. Il s’agit de l’épisode de la victoire de Jonathan sur les Philistins à Mikmas (1 S 14,1-15), de l’épisode où David et Jonathan élaborent une stratégie pour sonder les intentions de Saül (1 S 20) et de celui de la rencontre de David et de Saül au fond d’une caverne (1 S 24). Ces trois situations sont très différentes. Elles ont cependant pour point commun que la vie du protagoniste principal est menacée et qu’il se trouve acculé à prendre une décision vitale. Or, dans les trois cas, la citation est l’opérateur du discernement qu’il s’agit d’effectuer dans l’urgence et, à chaque fois, ce discernement repose sur un double sens dont le discours cité est porteur. Les pages qui suivent sont consacrées au premier de ces trois épisodes: le récit de la victoire de Jonathan et de son écuyer sur un détachement d’une vingtaine de Philistins (1 S 14,1-15). Le discours cité y est très bref. Nous le verrons, il se limite à deux courtes propositions. Mais la lecture de l’ensemble de l’épisode permettra de mettre en lumière le rôle central de la citation dans le récit. Il est l’élément auquel est suspendue la dynamique de l’intrigue, en particulier son suspense, et l’opérateur majeur de la caractérisation des personnages. large palette de possibles. Ses choix sont d’abord ordonnés aux effets qu’il veut produire dans le récit, effets tous gouvernés par un objectif rhétorique. Pour une présentation plus large de ces phénomènes, voir Paroles dites, Paroles à dire (n. 1), pp. 131-133; G.W. SAVRAN, Telling and Retelling: Quotation in Biblical Narrative, Bloomington, IN, Indiana University Press, 1988; STERNBERG, Proteus (n. 1). 3. Par exemple 1 S 2,27-36; 15,2-3. 4. Par exemple 1 S 18,22.25; 2 S 15,34; 19,12-14. 5. Par exemple 1 S 10,19; 11,12; 15,18; 2 S 19,27. Sur cet usage de la citation voir SAVRAN, Telling (n. 2), pp. 66-67 et 74. 6. Par exemple 1 S 13,12; 19,17; 24,11; 29,9; 2 S 16,3; 19,27. Voir ibid., pp. 67-74.
STATUT ET FONCTIONS DU DISCOURS CITÉ EN 1 S 14,1-15
I. QUAND YHWH
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FAIT SIGNE PAR LA VOIX DES ENNEMIS
Les Philistins ont établi un poste avancé sur les hauteurs de la passe de Mikmas, au sommet d’un endroit particulièrement escarpé; Jonathan et son écuyer, qui viennent de l’autre côté, sont en bas, dans la passe. Ils cherchent à la traverser pour s’approcher des Philistins et engager le combat (vv. 1.6). Jonathan décide de s’engager à découvert. C’est là, au moment où tout va se jouer pour eux, que le narrateur met sur les lèvres de Jonathan les propos que pourraient tenir l’ennemi: «S’ils [les Philistins] nous parlent ainsi: “arrêtez-vous jusqu’à ce que nous vous ayons rejoints”, nous resterons sur place et nous ne monterons pas vers eux. Mais s’ils nous disent: “montez vers nous” nous monterons» (v. 9). Anticipant ce qui va se produire, Jonathan prévoit les deux ordres les plus plausibles que les Philistins pourraient lancer. Les citations sont donc pré-productives et hypothétiques. Elles projettent une alternative directement déterminée par la stratégie que Jonathan adopte dans un lieu à la topographie très contraignante qui impose que le contact se produise soit sur la hauteur au niveau du poste des Philistins soit en bas, dans la passe où se trouvent les deux Israélites. C’est de cette réalité topographique que procède l’alternative formée par les citations hypothétiques. Elle résulte également de la stratégie que Jonathan précise à son serviteur. Il décide de se faire repérer et de laisser aux Philistins le choix du lieu de l’affrontement: s’ils ordonnent de s’arrêter, il faudra s’arrêter, s’ils ordonnent de monter, il faudra monter. Cette stratégie passive, risquée, n’est pas sans susciter la surprise. Celle-ci redouble lorsque le jeune homme prolonge la seconde citation d’un commentaire: «s’ils nous parlent ainsi: “montez jusqu’à nous”, nous monterons, car YHWH les aura donnés []כּי־נְ ָתנָ ם יְ הוָ ה ִ entre nos mains, ce sera pour nous le signe» (v. 10). Alors que l’ordre éventuel de rester en bas ne prêtait à rien d’autre qu’à la consigne d’obtempérer, l’ordre de monter se voit affecté d’une portée inattendue. Si les Philistins lancent cet ordre, ils proclameront à leur insu leur défaite. Jonathan et son écuyer entendront donc deux choses: l’ordre auquel ils obéiront et l’annonce de leur victoire grâce à YHWH. Remarquons que le double entendre ne tient pas à une quelconque polysémie de la citation, mais à un nouveau statut que Jonathan lui confère de sa propre initiative: cet ordre sera aussi un signe, il manifestera qu’un autre protagoniste, YHWH, aura agi en faveur des deux hommes. L’ordre-signe joue donc comme un signal et une signature, le signal de la victoire pour Jonathan et son écuyer, et la signature par laquelle celui qui donne la victoire se fera reconnaître.
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B. OIRY
L’alternative que Jonathan envisage n’est pas sans évoquer les pratiques ritualisées d’interrogation de YHWH par l’éphod ou les sorts7. Ces pratiques sont fréquentes dans les livres de Samuel lorsqu’il s’agit de connaître la volonté de YHWH8, en particulier pour pouvoir déterminer la stratégie à adopter9. Une situation est présentée à YHWH sous la forme d’une question qui présente l’alternative – explicite ou implicite – devant laquelle se trouvent ceux qui doivent décider. Ainsi, lorsque David découvre Ciqlag pillée par les Amalécites, il interroge YHWH: «Si je poursuis cette bande, arriverai-je à les rejoindre?» (1 S 30,8). Et la réponse obtenue de YHWH, positive ou négative, dicte la conduite à tenir. La pratique de consultation par les sorts repose donc sur deux éléments: une alternative présentée à YHWH et une réponse obtenue par une médiation ritualisée. Ces deux éléments manquent en 1 S 14,8-1010. Il est remarquable qu’à aucun moment Jonathan ne consulte YHWH et que celui-ci ne communique aucune volonté. C’est donc de sa propre initiative que Jonathan établit la stratégie et sa signification: c’est lui qui provoque une situation dans laquelle les Philistins auront le choix entre deux ordres, lui qui détermine lequel exprimera un engagement de YHWH, lui enfin qui érige cet ordre en signe. Comment et d’où peut-il s’autoriser à projeter avec une telle assurance un scénario qui engage l’action de YHWH? Comment peut-il lier ainsi une branche de l’alternative à la volonté divine?
II. JOUER SON IDENTITÉ SUR
UN ORDRE DE L’ENNEMI
Les mots prêtés aux Philistins sont le point culminant de tout un processus qui trouve son origine dans les premières paroles de Jonathan en 1 S 14,1. Le narrateur rapporte étape par étape l’expérience du jeune prince depuis son départ de Guivea. Il convient donc de reprendre la 7. Pour une revue des différentes pratiques, voir E.F. DE WARD, Superstition and Judgement: Archaic Methods of Finding a Verdict, dans ZAW 89 (1977) 1-19. 8. Par exemple, lorsqu’il s’agit de distinguer quelqu’un, 1 S 10,17-23; 14,40-42. 9. 1 S 14,36-37; 23,1-5.9-12; 28,5-6; 30,7-8; 2 S 2,1 et peut-être 2 S 5,23-25; 21,1. Ceux qui ont la forme d’un petit dialogue sans qu’il soit fait allusion à la médiation d’un prophète, mais plutôt à celle de l’éphod et d’un prêtre, peuvent être la mise en récit – et en l’occurrence en dialogue – d’une pratique ritualisée. La réponse reçue par le moyen de la pratique rituelle est retranscrite comme une intervention de YHWH au discours direct. 10. L’ensemble de 1 S 14,1-46 peut être lu comme une critique de l’usage des sorts et une mise en question de la capacité de leurs réponses à dire ce qu’il en est vraiment de la volonté et de l’action de Dieu dans l’histoire. Sur ce point voir B. OIRY, Le temps qui compte: Construction et qualification du temps de l’histoire dans le récit des livres de Samuel (BETL), Leuven, Peeters, à paraître en 2020.
STATUT ET FONCTIONS DU DISCOURS CITÉ EN 1 S 14,1-15
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lecture en prêtant attention à l’évolution de la stratégie de Jonathan et à ce qu’elle révèle de l’engagement du jeune homme. Le narrateur sollicite particulièrement deux ressources classiques de la poétique narrative biblique: l’alternance entre le discours direct et celui du narrateur11 et le recours à un mot clé, ou plutôt ici, à deux mots clés qui vont se tuiler: du v. 1 au v. 12, la racine « עברtraverser» est utilisée à neuf reprises12, et du v. 10 au v. 13 on trouve cinq occurrences de « עלהmonter»13. Le contexte de l’épisode est celui d’un accroissement de la pression philistine sur les Israélites: nouvelles incursions dans leur territoire (13,17-18), confiscation des ressources métallurgiques (13,19-22) et surtout, établissement d’un poste philistin au niveau de la passe de Mikmas, à proximité de Guivea (13,23). Cette menace pour les Israélites est l’élément déclencheur de l’action. Celle-ci commence sans préambule par une intervention de Jonathan au discours direct: «Viens, traversons [ְל ָכה ]וְ נַ ְע ְבּ ָרהvers le poste des Philistins qui est de l’autre côté» (14,1). Cette déclaration a d’autant plus d’importance qu’il s’agit des premiers mots de Jonathan en 1 S. Le personnage est cité précédemment à plusieurs reprises dans le récit mais il reste dans l’ombre de son père et il n’a jamais la parole14. Lorsqu’il la prend en 14,1, il apparaît d’emblée comme un personnage résolu. Son courage s’entend dans la première occurrence du mot clé עברau cohortatif: «Traversons vers le poste des Philistins». Cette formule ramassée exprime tout le projet du jeune prince. Elle va faire l’objet de reprises et de variations multiples au long du récit. Notons enfin que la formule introductive «vint le jour où Jonathan dit [וַ יְ ִהי ַהיּוֹם אמר ֶ ֹ ( »]וַ יּv. 1) contribue à la mise en valeur de ces premiers mots. La place particulière de l’indication de temps, entre les deux verbes qui introduisent le discours direct, le désigne comme «le temps de référence»15, c’est-à-dire le moment choisi comme point de départ temporel à partir duquel les événements vont être rapportés et leur séquence ordonnée. Ainsi, la décision de Jonathan est-elle présentée comme le point de départ du récit, son point de départ temporel et causal. Par le cohortatif, l’action qui commence est enracinée dans la volonté du jeune homme. L’expression introductive suggère également que, grâce à ces mots, le jour qui s’ouvre peut apporter du nouveau. En tout cas, c’est un jour qui se détache 11. Voir R.W. KLEIN, 1 Samuel (WBC, 10), Waco, TX, Word Books, 1983, p. 33. 12. 1 S 14,1(×2).4(×4).6.8.11. 13. 1 S 14,10(×2).12(×2).13. 14. 1 S 13,1-4.16.22. 15. C.H.J. VAN DER MERWE, «Reference Time» in Some Biblical Temporal Constructions, dans Biblica 78 (1997) 503-524; C.H.J. VAN DER MERWE – J.A. NAUDÉ – J.H. KROEZE, A Biblical Hebrew Reference Grammar, London, Bloomsbury, 2017, p. 430.
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dans la période d’oppression philistine. Ainsi, les premiers mots de Jonathan déclenchent-ils d’emblée le suspense de l’épisode. Ce suspense croît au fil d’une longue description du narrateur (vv. 1b-5). Elle n’a d’autre fonction que de mettre en relief les difficultés exceptionnelles de l’entreprise. Elle le fait en deux développements qui suggèrent de façon très économique la progression géographique de Jonathan et de son écuyer. Le premier développement est relatif à leur départ (vv. 1b-3). Un seul point retient l’attention: leur solitude choisie. La description de la cour de Saül se déploie entre deux notations d’un départ à l’insu de tous (vv. 1b.3) qui ne fait qu’accentuer leur isolement16. Le second développement (vv. 4-5) a trait à la topographie et en particulier à la passe dans laquelle, le lecteur le devine, les deux hommes sont arrivés. La description, dont le niveau de détail est peu fréquent dans le récit biblique17, se concentre sur les deux dents rocheuses qui se font face, à la manière d’un étau, et qui semblent infranchissables. La difficulté des deux hommes aux prises avec ce terrain hostile est subtilement rendue par l’introduction du verbe «chercher [ »]בקשdans la reformulation que le narrateur fait lui-même du projet énoncé par Jonathan (v. 4). L’audacieux «traversons» au cohortatif fait place à l’expression «chercher à traverser [»]בּ ֵקּשׁ ַל ֲעבֹר ִ qui introduit le lecteur dans le vécu des deux hommes. Elle suggère des tâtonnements, peut-être des hésitations dans la stratégie. Solitude et terrain hostile, la description dresse donc pour le lecteur les conditions presque désespérées de l’entreprise dans laquelle Jonathan s’est lancé. C’est sur ce fond de tableau que le narrateur rapporte le petit dialogue au terme duquel survient la double citation pré-productive des ordres prêtés aux Philistins. Jonathan prend la parole le premier: «Viens, traversons [ ]נַ ְע ְבּ ָרהvers le poste de ces incirconcis, peut-être []אוּלי ַ YHWH agira-t-il [ ]יַ ֲע ֶשׂהpour nous, car rien n’empêche YHWH de donner la victoire par un grand nombre ou par un petit nombre» (v. 6). Jonathan commence par reformuler à l’identique le projet qui leur a fait quitter le camp18. On y entendrait la même audace si la suite du propos n’introduisait pas une autre tonalité. Au pied des escarpements rocheux, Jonathan
16. Sur la façon dont le narrateur conduit une comparaison entre Jonathan et Saül, voir A.G. AULD, I & II Samuel: A Commentary (OTL), Louisville, KY, Westminster John Knox, 2011, pp. 147-148. 17. J.P. FOKKELMAN, Narrative Art and Poetry in the Books of Samuel. II: The Crossing Fates (I Sam 13–31 & II Sam 1) (SSN, 2), Assen, Van Gorcum, 1986, pp. 47-48. 18. La seule variation est l’usage du péjoratif «incirconcis» à la place de «Philistins». Voir R. ALTER, The David Story: A Translation with Commentary of 1 and 2 Samuel, New York, W.W. Norton & Company, 1999, p. 77.
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mesure combien sa victoire sur une vingtaine de Philistins est impossible. Mais ses mots disent aussi sa foi en YHWH, et plus précisément en une intervention miraculeuse de YHWH. Ils disent sa certitude que son action, évaluable à l’aune des règles de la prudence, s’inscrit cependant dans un tout autre ordre, celui d’un Dieu dont les interventions échappent à la logique de l’humainement prévisible. Ils disent enfin sa conscience du risque inhérent à la foi: il s’agit de mettre sa vie en jeu sans garantie car «peut-être [»]אוּלי ַ YHWH agira-t-il. L’intervention divine est espérée, mais c’est sans aucune certitude que Jonathan projette de mettre en œuvre ce qui semble être sa seule stratégie: traverser et compter sur YHWH. Il n’envisage alors rien de plus précis. «Son écuyer lui dit: “Agis []ע ֵשׂה ֲ selon tout ce qui est dans ton cœur; tourne, toi19, me voici avec toi selon ton cœur” (v. 7). Cette réponse peut être entendue de deux façons. Elle exprime d’abord l’obéissance et la fidélité du serviteur qui acquiesce à ce que son maître entreprend et qui s’engage à l’y accompagner. En ce sens, elle est relativement banale. Mais il n’est pas anodin que l’écuyer reprenne le verbe «agir [ »]עשהaux propos de Jonathan, et qu’il le reprenne en opérant un changement de sujet. «Peut-être YHWH agira-t-il [»]יַ ֲע ֶשׂה, vient de dire le jeune prince. «Agis [»]ע ֵשׂה, ֲ lui répond son serviteur. Ce déplacement invite Jonathan non seulement à laisser YHWH agir, mais à faire preuve, lui aussi, d’initiative20. Il lui indique aussi les conditions d’une action adaptée: qu’elle prenne sa source en son cœur, au lieu même où se noue sa relation à YHWH. Il l’invite à être fidèle et docile à cette instance intime du discernement et de la décision. Sa réponse peut donc s’entendre comme un encouragement non seulement à espérer que Dieu agira, mais à prendre lui-même des initiatives du sein de cette foi. Et de fait, Jonathan reprend la parole pour développer un scénario plus précis que celui qu’il vient d’énoncer. Ses propos témoignent d’un déplacement dans la façon d’envisager conjointement sa propre action et celle de YHWH. Il commence par formuler une décision nouvelle: se laisser découvrir. Et c’est sur cette initiative que repose toute la stratégie qu’il développe. La séquence des verbes de ce dialogue serré fait apparaître 19. Le TM נטה לךest difficile et se prête à de nombreuses traductions. Un premier ensemble (BJ, Dhorme, Alter, McCarter, Auld) suit la LXX et traduit «agis selon tout ce à quoi ton cœur incline». Ceci conduit à lire un participe à la place de l’impératif «incline», à supprimer la préposition בdevant «ton cœur» ainsi que לך. D’autres lisent une invitation à aller de l’avant (TOB qui glose la fin du verset, NBS, Hertzberg). Pour ma part, je suis la traduction de la King James qui, en traduisant le TM par «tourne-toi» – ce qui est fidèle au TM – suggère que l’écuyer qui suit Jonathan l’invite à se retourner au moment où il va lui promettre fidélité. 20. Voir FOKKELMAN, Narrative Art II (n. 17), p. 53.
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comment l’initiative de Jonathan résulte de l’intervention de son écuyer. Je fais ressortir les verbes récurrents et indique en petites capitales l’élément nouveau: v. 6 Jonathan: «traversons [)…( ]נַ ְע ְבּ ָרה v. 7 l’écuyer:
peut-être YHWH agira-t-il [»]יַ ֲע ֶשׂה
v. 8 Jonathan: «nous allons traverser []ע ְֹב ִרים
«agis [»]ע ֵשׂה ֲ ET NOUS NOUS DÉCOUVRIRONS
[ ]וְ נִ גְ ִלינוּà eux».
Au v. 8, et pour la première fois depuis le début de l’épisode, Jonathan projette donc une action au-delà de ce «traverser» qui, jusqu’à présent, exprimait tout son projet. Dans la séquence des verbes, «se découvrir à eux» prend donc place après le dernier acte qu’il envisageait précédemment. Ainsi, l’incitation de l’écuyer a-t-elle permis à Jonathan d’ouvrir davantage le champ de son propre agir. La forme des verbes est significative de cette évolution. Elle donne à entendre un passage du projet à sa réalisation, du potentiel à l’indicatif. Le verbe «traverser», jusqu’alors au cohortatif dans la bouche de Jonathan, est employé ici au participe; précédé du déictique «voici», il exprime l’imminence de l’action, voire le début de sa mise en œuvre. C’est le moment, les voici engagés! Mais surtout, alors qu’après le «traversons» du v. 6, l’action divine était exprimée par un yiqtol potentiel, le verbe «se découvrir» est au weqatalti. Le rapport de consécution ainsi établi entre le participe «nous allons traverser» et le weqatalti est la marque syntaxique que Jonathan développe une réflexion stratégique qui articule une séquence d’actions réfléchies. Et cette élaboration nouvelle ne s’arrête pas là, elle se poursuit précisément par l’anticipation de la réaction des ennemis, sous forme de la double citation pré-productive. L’initiative nouvelle ne se substitue cependant pas à l’intervention de YHWH que le jeune prince espère. Bien au contraire, cette nouvelle stratégie prépare le déploiement de l’agir divin, il en ménage les conditions les plus favorables. En ce sens, il s’agit d’un acte de foi, et même, on va le voir, d’une radicalisation de l’acte de foi précédent. En effet, la stratégie de Jonathan a de quoi surprendre. Elle consiste à accroître sa vulnérabilité en choisissant systématiquement de se mettre dans les conditions les plus défavorables. À chaque nouveau développement de l’action telle qu’il l’anticipe, Jonathan privilégie ce qui représentera, pour lui et son serviteur, le plus grand danger. Son premier choix consiste à se faire immédiatement repérer, alors qu’il aurait pu chercher à monter le plus à couvert possible. En se rendant visible, lui en bas et l’ennemi sur la hauteur, il se
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prive de ce qui aurait pu être son dernier, bien qu’infime, avantage: l’effet de surprise d’une ascension plus discrète et d’un contact au même niveau. Son second choix est de laisser la main aux Philistins dans la détermination de la suite de l’action. La double citation pré-productive donne à entendre, en creux, la décision paradoxale de ne plus décider. Quel que soit l’ordre donné par les Philistins, qu’ils ordonnent d’attendre ou de monter, Jonathan décide que lui et son serviteur obéiront. Aucun repli, aucune fuite, aucune manœuvre ne sont plus envisageables. Enfin, le plus décisif et le plus significatif est le fait que, des deux ordres envisagés, le second soit choisi comme signe de l’intervention divine. Pourquoi celui-là? Dans la même logique que précédemment, Jonathan préfère ce qui lui sera le plus défavorable: devoir monter vers les Philistins. Certes, se tenir en bas, immobiles, à la merci des projectiles d’un ennemi en surplomb ne leur laisserait pas grande chance, mais devoir grimper «sur les mains et sur les pieds» (v. 13) sous les yeux des Philistins et se rétablir face à eux au sommet, voilà la défaite assurée. Tout le scénario de Jonathan, ce qu’il décide de faire et ce qu’il prévoit en réaction, est élaboré pour conduire à une situation impossible, une situation où la victoire pourrait manifestement venir seulement d’un miracle, seulement de YHWH. Avec cette initiative nouvelle, c’est donc l’expression de la foi de Jonathan qui connaît aussi un nouveau développement. Le scénario envisagé se prolonge, on l’a vu, par l’institution du second ordre en signe. Or, là encore, les verbes font entendre un déplacement. L’espérance de la formule au yiqtol «peut-être YHWH agira-t-il [( »]יַ ֲע ֶשׂהv. 6) fait place à une affirmation résolue au qatal «car YHWH les aura donnés []נְ ָתנָ ם dans notre main»21. Le qatal donne donc à entendre non plus une espérance, mais une certitude. Et c’est appuyé sur cette certitude que Jonathan peut envisager le risque le plus grand. La proposition «car YHWH les aura donnés» est en effet présentée comme ce qui justifie le fait de se lancer dans l’ascension mortelle. Mais la foi résolue de Jonathan n’annule pas le risque qu’il en aille autrement; elle ne l’annule pas, elle l’assume. En effet, en imaginant une citation en forme d’alternative, Jonathan envisage la possibilité que YHWH n’intervienne pas. Les Philistins pourraient lancer le premier ordre. Que se passerait-il alors? Mais en choisissant comme signe de l’intervention divine l’ordre le plus favorable aux Philistins, Jonathan choisit celui dont la probabilité est la plus grande. 21. La traduction au futur antérieur de l’indicatif est requise par la concordance des temps du français. Sur ce qatal, voir D.T. TSUMURA, The First Book of Samuel (NICOT), Grand Rapids, MI, Eerdmans, 2007, p. 361.
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Organiser une telle situation révèle un acte de foi radical au sens où Jonathan choisit de ne pouvoir échapper à la situation la plus dangereuse pour lui. Il met en acte sa foi en un Dieu qui peut donner le salut au plus faible; et il la met en acte de telle sorte qu’il ne puisse échapper au plus grand danger puisque c’est celui qui révélera sans ambiguïté l’auteur de sa victoire. Jonathan joue donc sa vie sur cette certitude, mais c’est une certitude qui demeure sans garantie. Et c’est sans doute à l’intime, «en son cœur» selon l’invitation du serviteur, que Jonathan trouve la force de ce risque. En proclamant sa foi par la formule «car YHWH les a/aura donnés »]נְ ָתנָ ם יְ הוָ הc’est son propre nom Yo-nathan, נתן-יהו, «Dieu a donné» que Jonathan énonce également22. La modalité particulière de l’action divine qu’exprime le nom «Jonathan» est prise au sérieux par celui-là même qui porte ce nom et qui ménage les conditions de son actuation. Au fond de la passe, Jonathan reçoit l’agir de YHWH comme une promesse qu’il a reçue pour identité, et ce sont les conditions de la mise en œuvre de cette promesse qu’il organise, c’est sur elle qu’en ce moment décisif, il engage sa vie.
III. LE DISCOURS CITÉ DES
ENNEMIS, ENTRE SUSPENSE ET IRONIE
La projection d’un scénario a de facto un effet tensif dans le récit. Elle génère une attente du seul fait que le personnage anticipe ce qui pourrait se produire. Ce qui est projeté se réalisera-t-il? Comment? Les paroles de Jonathan, en particulier le discours cité et son commentaire, font rebondir le suspense en le spécifiant. Avant le scénario de Jonathan, il portait sur la faisabilité même d’une opération présentée comme particulièrement difficile et dont la stratégie n’était pas définie. Voilà qu’il est désormais tendu vers l’issue de l’affrontement et suspendu à un ordre de l’ennemi. Mais le suspense n’est pas seulement accru par la détermination de son horizon. Il est nourri par un choix poétique qui tend à en rendre l’émotion plus vive pour le lecteur: le choix de recourir au discours cité. Le narrateur aurait pu mettre sur les lèvres de Jonathan un scénario dans lequel les ordres des Philistins auraient été au discours indirect, par exemple: «S’ils [les Philistins] nous disent de nous arrêter jusqu’à ce qu’ils nous rejoignent, nous nous arrêterons et nous ne monterons pas vers eux. Mais s’ils nous disent de monter vers eux, nous monterons». En mettant au discours direct les ordres des Philistins, le narrateur choisit d’associer plus étroitement le lecteur à l’expérience des 22. FOKKELMAN, Narrative Art II (n. 17), pp. 51-52.
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protagonistes pour qu’il vive par la médiation du récit ce que les personnages éprouvent au moment fatidique de l’action. La double citation pré-productive fait entendre à l’avance les deux ordres auxquels le sort des protagonistes est suspendu. Ce n’est plus seulement une consigne, mais un mot particulier qu’ils guettent alors qu’ils avancent pour se faire repérer. L’attention du lecteur s’en trouve elle aussi mobilisée d’une manière spécifique: il lit comme s’il écoutait. Il progresse dans le récit l’attention à l’affût, comme Jonathan et son écuyer tendent l’oreille dans la passe à la première parole qui sortira des lèvres des Philistins. Tous vivent le même suspense, les premiers par l’incertitude de leur situation, le second par la médiation de l’intrigue. La citation pré-productive est donc à ce stade le moteur d’une intrigue tendue par un mot déjà entendu et que l’on guette à nouveau. La citation offre aussi au narrateur les ressources d’une ironie mordante à l’encontre des Philistins. Celle-ci trouve sa source dans le fait qu’à un ordre supposé de l’ennemi soit attribuée une signification autre. L’institution de l’ordre en signe de l’action divine provoque une dissymétrie dans le niveau de connaissance des différents protagonistes. Jonathan et son écuyer savent ce que les Philistins diront vraiment s’ils crient «montez», et les Philistins, eux, diront à leur insu ce qu’ils ne savent pas. Et l’ironie est accrue par le fait que Jonathan choisit comme signal de leur défaite l’ordre qui paraîtra aux Philistins le plus avantageux, celui qu’ils lanceront avec le plus d’assurance. Remarquons que, comme pour le suspense, l’ironie est d’abord au plan de l’action. Cependant le lecteur, qui est informé du signe, se trouve au même niveau de connaissance que Jonathan et son écuyer. Mais protagonistes et lecteur peuvent-ils profiter de cette ironie tant que l’issue est encore incertaine, tant que le suspense les tient en haleine? Certes, la citation-signe enclenche en même temps le suspense et l’ironie, mais comme on va le voir, la narration est conduite de telle sorte que l’ironie croît à mesure que le suspense décroît. Dans les vv. 11-13, l’action progresse par étapes. Celles-ci sont scandées par la reprise progressive des termes et expressions du discours direct de Jonathan, et en particulier, on le devine, du verbe «monter [»]עלה, central dans la citation-signe. La première étape (v. 11) est marquée par une accélération et un retard. L’accélération est le fait de Jonathan qui, aussitôt dit, met son initiative à exécution. «Nous nous découvrirons à eux» (v. 8), tel était le point de départ de sa nouvelle stratégie, le seul acte dont il déciderait vraiment, avions-nous vu. «Et ils se découvrirent tous les deux» (v. 11) rapporte le narrateur immédiatement après que Jonathan a achevé d’exposer son scénario. L’acte final est lancé. On attend l’ordre des Philistins. Tout est désormais entre leurs mains et le suspense
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est à son comble. Ils prennent effectivement la parole, mais pas pour s’adresser aux deux hommes. Ils se signalent les uns aux autres l’apparition de leurs ennemis: «voici des Hébreux []ע ְב ִרים ִ qui sortent des trous où ils s’étaient cachés» (v. 11). L’affirmation peut sonner comme une alerte. Les Philistins constatent un mouvement chez l’ennemi qui, avait rapporté le narrateur, s’était caché dans les cavernes de la région au début de la pression philistine (13,6). Notons cependant que Jonathan et son écuyer, qui accompagnaient Saül, n’étaient pas de ceux-là. Cette réaction philistine, connue du seul lecteur, est tout à fait cohérente dans le déroulement de l’action. Mais elle introduit un retard par rapport au scénario attendu. Elle contribue à tendre le suspense en retardant l’issue: les hommes sont repérés, mais la réaction des Philistins ne laisse rien présager de la stratégie qu’ils vont adopter. Tout est encore possible. On peut entendre aussi une discrète ironie du narrateur dans la façon dont les Philistins désignent les deux hommes. Déjà, ils disent à leur insu autre chose que ce qu’ils pensent dire. Le terme «hébreux» est extrêmement peu utilisé dans l’historiographie deutéronomiste. On en relève seulement huit occurrences, toutes en 1 S, et toujours dans un contexte d’affrontement direct avec les Philistins23. Et ceux-ci, lorsqu’ils parlent des Israélites, n’utilisent pas d’autres termes24. En ce sens, ils ne font que dire ici ce qu’ils disent d’habitude et cette désignation est clairement péjorative25. Pourtant, dans le contexte de l’épisode, le terme se trouve chargé d’un autre sens. Il s’agit de la dernière occurrence de la racine עבר, le mot clé de l’épisode qui exprime depuis le début le projet de Jonathan. Une seule voyelle distingue le substantif « ִע ְב ִריםles Hébreux» du participe « ע ְֹב ִריםceux qui traversent». Dans la suite des nombreuses occurrences qui ont rythmé la narration depuis le v. 1, et en particulier après le participe du v. 8, le lecteur ne peut manquer d’entendre l’un sous l’autre, d’autant que le déictique «voici [»]הנֵּ ה ִ qui précède les deux 23. 1 S 4,6.9; 13,3.7.19; 14,11.21; 29,3. 24. À l’exception de 1 S 17,10 où Goliath parle des «lignes d’Israël». En 7,7, dans la proposition «Les Philistins entendirent que les fils d’Israël s’étaient rassemblés», la désignation du peuple par l’expression «fils d’Israël» est le fait du narrateur et non des Philistins. On notera cependant que les Philistins utilisent l’expression «Dieu d’Israël» lorsqu’ils parlent de son arche en 5,7.8.10.11; 6.5. 25. Sur ce point, voir M. STERNBERG, Hebrews between Cultures: Group Portraits and National Literature (ISBL), Bloomington, IN, Indiana University Press, 1998, pp. 85-87 pour une présentation de ce que Sternberg appelle «l’hébreu-gramme». Sur 1 S 14,11, voir pp. 90-91 et 136-137. Voir également J.-P. SONNET, À la croisée des mondes: Aspects narratifs et théologiques du point de vue dans la Bible hébraïque, dans Regards croisés sur la Bible: Études sur le point de vue. Actes du IIIe Colloque international du Réseau de recherche en narrativité biblique, Paris, 8-10 juin 2006 (LD), Paris, Cerf, 2007, 75-100, pp. 94-96.
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formes, renforce leur proximité à l’oreille: «voici que nous traversons [ »]ע ְֹב ִריםvient de dire Jonathan «en voici qui traversent [»]ע ְב ִרים ִ 26, font écho les Philistins lorsqu’ils pensent dire seulement «voici des Hébreux». À leur insu, ils reconnaissent la réalisation du projet audacieux qui a mis Jonathan en route. Le v. 11 marque donc une première étape dans la réalisation du scénario de Jonathan, celle qui, dans son discours, précédait l’ordre-signe. Il s’agissait de «traverser» et de «se faire repérer». La reprise des deux verbes au v. 11 en marque l’accomplissement. L’ordre enfin lancé par les Philistins (v. 12) ménage un soulagement et une surprise. C’est bien l’ordre-signe «Montez vers nous» qu’ils prononcent, mais ils le prolongent d’une curieuse proposition: «et nous vous ferons connaître quelque chose». Cet ordre détend le suspense: voilà le mot qu’on attendait. Et il le tend à nouveau: c’est désormais vers les modalités de l’intervention divine que l’attention est mobilisée. Mais ce discours est surtout un chef-d’œuvre d’ironie sous la modalité, une fois encore, du double entendre. Les Philistins tiennent à Jonathan et son écuyer des propos moqueurs voire méprisants. Ils promettent une connaissance qu’ils font jouer comme un appât. Remarquons qu’ils ne la déterminent pas, annonçant la communication de «quelque chose». Dans la situation très difficile où se trouvent les deux hommes, ces propos ne peuvent pas ne pas être entendus comme l’annonce d’une cuisante défaite sur le mode: «montez et vous allez voir ce que vous allez voir». Cependant, à leur insu, les Philistins disent très juste. Ceux qui sont instruits de l’ordre-signe entendent confirmer ce qu’ils savent déjà: avec cette montée, «quelque chose» va être connu et les Philistins en sont le moyen. Ainsi, l’ironie est telle que les Philistins, non seulement énoncent l’ordre, mais confirment aussi le signe. Ils disent à leur manière que cet ordre aura pour corollaire l’accès à une connaissance dont ils sont au final les seuls à ne pas savoir ce qu’elle sera. Ce qu’ils feront connaître aux deux hommes, ce n’est pas leur défaite mais l’auteur de leur victoire. Jonathan ne s’y trompe pas. Il renchérit par l’ordre qu’en écho il donne lui-même à son écuyer: «monte derrière moi car YHWH les a donnés dans la main d’Israël» (v. 12b). On remarque la reprise presque littérale du commentaire qui a transformé en signe le discours cité des Philistins (v. 10). Reprise presque littérale car désormais la victoire sur les Philistins est opérée au bénéfice non plus seulement de Jonathan et de son écuyer mais, par eux, de tout Israël. En explicitant à nouveau la véritable portée de l’ordre entendu, Jonathan détermine le «quelque chose» qu’il 26. Je traduis ainsi plutôt que par «voici ceux qui traversent» car le terme n’est pas déterminé.
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y a à apprendre dans ce combat. La structure parallèle des deux propositions le souligne: v. 12a: «montez vers nous et nous vous ferons connaître [יעה ָ נוֹד ִ ְ ]וquelque chose» v. 12b: «monte derrière moi car YHWH les a donnés [ ]נְ ָתנָ םdans la main d’Israël»
Chaque partie associe à l’ordre de «monter» une connaissance particulière. Si les Philistins ne déterminent pas ce qu’ils promettent, c’est d’abord l’effet de leur superbe narquoise sur les deux hommes qu’ils voient déjà vaincus. Mais l’ironie se retourne contre eux, car les protagonistes et le lecteur savent que, s’ils ne déterminent pas la connaissance qu’ils promettent, c’est parce qu’ils méconnaissent YHWH. Quant à Jonathan, il ne fait que répéter ce qu’il sait déjà27. Le jeu des temps est ici révélateur de cette dissymétrie. Ce qui reste à venir au yiqtol pour les Philistins est déjà en acte pour Jonathan. Notons qu’à ce point du récit, alors que les deux hommes commencent seulement leur escalade, ce qatal est toujours celui d’une ferme confiance. La répétition par Jonathan de la citation-signe, avec toute la force de sa foi, marque la fin du suspense. Le dénouement rapide (v. 13) est l’occasion de décocher un dernier trait d’ironie grâce à la dernière occurrence du verbe «monter». Il s’agit d’une ironie de situation qui se trouve renforcée par la construction du verset. Le v. 13 est composé de deux propositions. La première rapporte l’ascension de Jonathan et de son écuyer, une ascension «par les mains et les pieds» qui suffit à dire leur vulnérabilité par rapport aux Philistins campés sur la hauteur. La seconde évoque la chute des Philistins qui «tombent» comme par enchantement. Aucun coup ne semble porté par le jeune homme: les Philistins «tombent devant Jonathan» et son écuyer qui le suit les tue «derrière lui». Ainsi, quand les plus faibles montent à mains nues, les plus forts, les mieux armés, tombent. Ces deux mouvements sont à la fois inverses et symétriques. Et cette symétrie inversée est soulignée par la place des mots dans le verset: v. 13a: «et il monta Jonathan sur les mains et sur les pieds, et son écuyer derrière lui» v. 13b: «et ils tombèrent DEVANT JONATHAN, et son écuyer les mettant à mort DERRIÈRE LUI».
Les verbes «monter» et «tomber», les seules formes conjuguées, sont en tête de chaque proposition. Elles mettent en valeur les deux mouvements 27. Voir AULD, I & II Samuel (n. 16), p. 148.
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inverses. Parallèles par leur premier mot, les deux propositions le sont aussi par le dernier, l’adverbe «derrière lui» qui précise la position de l’écuyer lors de la montée des deux hommes et de la chute des ennemis. Enfin, la seconde proposition, la plus décisive, joue subtilement sur les adverbes «devant» et «derrière» qui ont l’un et l’autre Jonathan pour point de référence. On remarque que ces deux termes encadrent toute la proposition après le verbe initial et, dans cette proposition, le nom «Jonathan». Ils mettent très concrètement en valeur la présence du jeune homme dans ce combat en précisant ce qui se passe devant lui – la chute des Philistins – et ce qui se produit derrière lui – leur mise à mort. Les adverbes de lieu suggèrent qu’il se contente d’avancer vers les ennemis qui tombent devant lui et se font tuer derrière lui. Sur ce champ de bataille, Jonathan semble ne pas porter de coups: il ne combat pas, mais paraît défaire les Philistins par sa simple présence28. Cette manière de passer sous silence les coups que Jonathan a pu porter aux ennemis relève, aux yeux de Fokkelman, d’une volonté délibérée du narrateur29. Celui-ci produit ainsi une ambiguïté sur le sens de l’expression «tomber devant/à la face de [»]נפל לפני. L’expression, note Fokkelman, a clairement le sens de «mourir sous les coups de…» surtout en contexte guerrier30. Mais elle peut signifier aussi «se prosterner»31. À nouveau, le narrateur exploite un double sens. Il est probable que les Philistins s’effondrent sous des coups qu’il ne relate pas, mais on peut entendre aussi qu’ils sont défaits par la seule présence de Jonathan aux pieds duquel ils tombent comme naguère leur dieu Dagon devant l’arche (voir 1 S 5,3-4)32. Ce double entendre est d’une ironie cinglante contre cette vingtaine de guerriers qui avaient tout pour écraser leurs deux adversaires. Elle sert aussi la caractérisation de Jonathan: sa présence est la médiation de la présence de YHWH sur le champ de bataille, une présence devant laquelle l’ennemi s’incline, une présence qui délivre sans coup férir. La construction subtile du v. 13b porte donc à son paroxysme et la foi de Jonathan et la grandeur du signe qu’il a lui-même institué. Confiant dans la promesse dont il porte le nom, Jonathan laisse s’accomplir jusqu’au bout ce signe dont il n’est pas l’acteur, mais qui ne pouvait se réaliser sans qu’il mette en jeu sa propre vie, sans qu’il la risque dans le face à face avec l’ennemi, sans qu’il «incarne» en quelque sorte la présence de celui en qui il a mis sa foi: par lui, Jo-nathan, YHWH a donné. 28. 29. 30. 31. 32.
FOKKELMAN, Narrative Art II (n. 17), pp. 52-53. Ibid., pp. 50-51. Voir par exemple 2 S 3,34. Voir par exemple 2 S 19,19. FOKKELMAN, Narrative Art II (n. 17), p. 51.
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IV. CONCLUSION C’est à deux brefs ordres, donnés par les Philistins, que tout le récit de 1 S 14,1-15 est ordonné, ou plutôt aux deux ordres que Jonathan suppose possibles. Si la seconde partie du récit est suspendue à ce qui va effectivement sortir des lèvres des Philistins, ce n’est pourtant pas cela qui est déterminant. Ce qui compte, c’est ce que les Philistins diront sans le savoir, c’est ce qu’ils indiqueront aux deux héros de l’engagement de YHWH à leur côté. Autrement dit, l’important est moins ce qu’ils diront que ce que Jonathan a dit qu’ils diront lorsqu’ils parleront. 1 S 14,9-10 est donc un cas d’école de la subordination du discours cité au cadre citant33. Si le cadre est déterminant, remarque Sternberg, c’est parce qu’il médiatise le discours cité et que, le médiatisant, il interfère34 avec lui pour le soumettre à ses propres fins stratégiques. La particularité ici est que le discours cité est un discours auquel le cadre citant donne d’emblée une seconde signification puisqu’il l’institue en signe. Le discours des Philistins est en quelque sorte un discours de YHWH, un discours qui signifie autre chose tout en n’empruntant pas d’autres mots que les leurs. Le cadre citant de Jonathan n’infléchit donc pas le sens de la citation, ce n’est pas sous cette modalité qu’il se la subordonne. Il établit plutôt deux niveaux de signification et les articule en les maintenant distincts, chacun dans son registre. L’énonciation par les Philistins de l’ordre dans son premier niveau de signification est la condition de possibilité de l’effectuation du second niveau. Et les deux se trouvent activés ensemble par une seule énonciation. À Jonathan de manœuvrer de sorte que les Philistins choisissent de dire ce que le jeune homme a prévu. C’est de son intelligence stratégique que procède tout ce dispositif, c’est à elle aussi qu’il est suspendu. Mais le cadre de la citation est également le moyen discret de faire entendre comment cette intelligence stratégique est d’abord celle de la foi. La victoire de Jonathan sur les Philistins est bien, dans son caractère miraculeux, une victoire de YHWH. Mais il ne s’agit pas d’une de ces victoires où le personnage divin intervient en force, à coups de tonnerre, d’éclairs (1 S 7,10) ou de maladies ravageuses (1 S 5,7), tout aussi spectaculaires que fortement soulignés par le narrateur. Il est notable que YHWH soit, comme protagoniste, absent du récit: le narrateur ne rapporte aucune parole qu’il aurait prononcée, il ne lui attribue aucune action. 33. Voir STERNBERG, Proteus (n. 1), p. 108: «the framing of an element within a text entails a communicative subordination of the part to the whole that encloses it». 34. Ibid.: «to quote is to mediate and to mediate is to interfere».
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Le discours direct de Jonathan est le seul espace où mention est faite de YHWH, d’abord pour espérer son intervention (v. 6), ensuite pour l’affirmer en instituant le discours des Philistins comme signal et comme signature de sa présence active (vv. 10.12). Fine oreille de Jonathan qui espère entendre prononcer par les Philistins les mots les plus risqués pour sa vie parce qu’il y reconnaît la voix silencieuse du Dieu dont il porte le nom. Fin talent du narrateur qui construit un récit où la médiation du discours citant est l’espace où se dit de façon indirecte la présence salvifique de YHWH, où est mise en acte la fonction médiatrice de l’homme de foi dans l’histoire. On pourrait lire les livres de Samuel comme une exploration narrative des diverses modalités selon lesquelles le cours de l’histoire se dessine dans l’interaction entre les initiatives humaines et la présence agissante de YHWH. L’épisode de la victoire de Jonathan sur les Philistins à Mikmas constitue l’une des contributions les plus fines à cette exploration. Theologicum – Institut catholique de Paris Faculté de théologie et de sciences religieuses 21, rue d’Assas FR-75270 Paris Cedex 06 France [email protected]
Béatrice OIRY
L’APPORT DU DISCOURS DIRECT À LA CARACTÉRISATION DU PERSONNAGE DE GÉDÉON (JG 6–9)
D’ÉLU À TYRAN, ITINÉRAIRE D’UN JUGE À DOUBLE TRANCHANT
INTRODUCTION Le cycle de Gédéon couvre les chapitres 6 à 8 du livre des Juges. Il a une histoire complexe, comme l’ensemble du livre des Juges. Dans son fond, il prend certainement sa source dans des traditions historiques originaires des tribus du Nord, essentiellement Manassé, Asher, Zabulon et Nephtali et remonte à l’époque monarchique. Le double nom du héros laisse soupçonner que ces traditions ont pu concerner deux héros différents1, un certain Gédéon et un certain Yeroubbaal, sans qu’il soit possible de distinguer clairement ce qui relève de l’une ou l’autre tradition dans la forme actuelle. Quoi qu’il en soit, ces premiers éléments ont subi un certain nombre de remaniements avant d’être intégrés dans la trame narrative du livre des Juges, finalisée à l’époque post-exilique2. Dans l’état actuel du livre des Juges, le cycle de Gédéon prend place après le récit de la victoire de Déborah et Baraq sur Sisera, chef de l’armée de Yavîn, roi de Canaan, qui laisse le pays en repos pendant quarante ans (Jg 5,31). À première vue, le récit commence conformément au schéma inauguré au chapitre 2 (2,11-19) après la mention de la mort de Josué (2,6-10): les fils d’Israël font ce qui est mal aux yeux de YHWH et servent les Baals et d’autres dieux; YHWH les livre à leurs ennemis; ils connaissent la détresse; YHWH suscite des juges qui les délivrent durant toute leur vie; mais à la mort du juge, les fils d’Israël retombent dans l’idolâtrie, et le cercle reprend jusqu’à ce que YHWH renonce à sauver 1. Selon D.I. Block, Yeroubbaal serait le premier nom du protagoniste et il aurait acquis le nom de Gédéon qui signifie «tailleur», «coupeur» (racine )גדע, en coupant l’Ashéra de son père. D.I. BLOCK, Judges, Ruth (The New American Commentary, 6), Nashville, TN, Broadman, 1999, pp. 257-258. Pour une reconstitution de l’histoire du cycle de Gédéon, voir I. DE CASTELBAJAC, Le cycle de Gédéon ou la condamnation du refus de la royauté, dans VT 57 (2007) 145-161. 2. Sur l’histoire de la rédaction du livre des Juges, voir par ex. A. DE PURY – T. RÖMER – J.-D. MACCHI (éds), Israël construit son histoire: L’historiographie deutéronomiste à la lumière des recherches récentes (MoBi, 34), Genève, Labor et Fides, 1996.
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Israël (2,20-21). Après l’histoire de Gédéon, le récit se tourne vers celle de son fils Abimélek. Mais c’est là une autre histoire3! Les chapitres qui constituent le cycle de Gédéon peuvent être divisés en trois parties correspondant à trois moments clés dans l’évolution du personnage principal: la vocation de Gédéon (Jg 6,1-32); les préparatifs et la bataille contre Madian (6,33–7,25); la prise de pouvoir après la bataille (Jg 8). Dans ces trois parties, l’apport du discours direct s’avère déterminant dans la caractérisation des personnages, en particulier celui de Gédéon, comme nous proposons de le montrer. Les différentes prises de parole offrent également des lieux privilégiés permettant d’observer la trajectoire du pouvoir dans le récit.
I. LA
VOCATION D’UN JUGE
(JG 6,1-32)
1. Un dialogue manqué (6,1-10) L’histoire de Gédéon débute, sans surprise pour le lecteur du livre des Juges, sur ce qui commence à devenir un refrain connu4: «Et les fils d’Israël firent le mal aux yeux de YHWH et YHWH les livra dans la main de Madian sept ans. Et la main de Madian fut forte sur Israël». Par contre, le présent récit enregistre deux nouveautés par rapport aux précédents. Pour la première fois, en effet, l’oppression infligée à Israël et la souffrance qui en découle sont décrites avec force détails, dans des situations globales de guerre et d’oppression dans le chef de Madian et de ses alliés, de fuite et d’une subsistance plus que misérable dans le chef d’Israël, le tout souligné par des verbes forts évoquant la destruction et la ruine du pays. Pour la première fois aussi, Dieu répond en paroles au cri que les fils d’Israël lui adressent du fond de leur oppression puisque, précédemment, il suscitait immédiatement un sauveur pour le peuple. Ici, quand au bout de sept ans, «les fils d’Israël crièrent vers YHWH à cause de Madian» (vv. 6b-7), celui-ci leur répond en leur rappelant par l’intermédiaire d’un prophète anonyme tout ce qu’il a déjà fait pour eux – la 3. L’histoire d’Abimélek s’inscrit explicitement à la suite de celle de Gédéon et, narrativement, peut être lue comme son prolongement. La matière de cet article, volontairement centrée sur le personnage de Gédéon, n’a pas permis de développer cet aspect. Pour une analyse des histoires de Gédéon et d’Abimélek considérées comme un tout, voir en particulier V. ENDRIS, Yahweh versus Baal: A Narrative-Critical Reading of the Gideon/ Abimelech Narrative, dans JSOT 33 (2008) 173-195. La continuité entre les deux récits est également abordée dans C. VIALLE, Abimélek l’homme qui voulut être roi (Juges 9) (Péricopes, 2), Namur, Éditions jésuites, 2018, pp. 9-28. 4. Après l’énoncé du cercle vicieux en Jg 2,11-19, le livre a développé ses concrétisations en Jg 3,7-9 avec Othniel, en 3,12-15 avec Éhud, et en 4,1-3 avec le trio Déborah-Baraq-Yaël.
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sortie d’Égypte, la délivrance vis-à-vis de tous leurs oppresseurs et le don de la terre de la promesse, mais aussi leur propre infidélité et leur idolâtrie. À cette interpellation claire et nette que le Seigneur lui adresse, Israël ne répond rien, ni en parole, ni en acte. 2. Qui donc est Gédéon? (6,11-16) a) D’après les paroles que Dieu lui adresse À partir de 6,11, Dieu, n’ayant pas obtenu de réponse, reprend l’initiative en s’adressant via un messager non plus au peuple mais à un particulier, un certain Gédéon, fils de Yoash d’Abiézer, présenté précisément en train de souffrir de l’oppression de Madian telle qu’elle vient d’être évoquée par le narrateur: on le voit en train de battre le blé dans le pressoir, en cachette de l’occupant madianite, pour essayer de sauvegarder quelque moyen de subsistance5. Les paroles que (le messager d’)YHWH adresse à Gédéon ne sont pas anodines, mais fortes et décisives. Toutes sont extrêmement positives vis-à-vis de cet homme, dont on notera dès à présent qu’il est le seul interlocuteur de Dieu dans l’ensemble du récit (Jg 6–9). Elles contribuent bien évidemment à sa caractérisation. v. 12: YHWH [est] avec toi, vaillant guerrier v. 14: Pars/va avec cette vigueur qui est à toi/la tienne et tu sauveras Israël de la paume [poigne] de Madian; n’est-ce pas que je t’envoie? v. 16: Oui, je serai avec toi et tu frapperas/battras Madian comme [s’il était] un seul homme. v. 19: Moi je vais rester jusqu’à ce que tu reviennes.
Dans chacune de ces phrases, un élément grammatical (indicateur de personne) concerne YHWH lui-même et un autre concerne Gédéon, signe d’une interaction étroite voulue et soulignée par Dieu entre lui-même et son interlocuteur. La première affirmation «YHWH [est] avec toi» (v. 12 et répétée au v. 16 de manière à créer une inclusion dans le dialogue) pose Gédéon comme l’égal de quelques glorieux personnages du passé: Jacob lors de la nuit du songe à Bethel (Gn 28,15) ainsi qu’au moment de son départ de chez Laban (Gn 31,3); Moïse quand Dieu l’envoie parler à Pharaon (Ex 3,12); Josué à qui Dieu déclare: «Comme j’ai été avec Moïse, je serai avec toi, je ne te délaisserai pas et je ne t’abandonnerai pas» (Jos 1,5) puis, dans une forme à peine différente: «Oui!/car avec toi, YHWH ton Dieu, 5. Cette manière de faire peut aussi participer à la caractérisation de Gédéon en manifestant qu’il peut se montrer rusé et malin dans l’adversité pour tromper un ennemi.
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partout où tu iras» (1,9)6. Le second membre de l’apostrophe du messager de Dieu, «vaillant guerrier» continue de situer Gédéon en bonne compagnie, si pas en héros, à l’instar de Nemrod (Gn 10,8) qui est «le premier héros sur la terre», de Jephté (Jg 11,1), de Booz (Rt 2,1), et de David lui-même (1 S 16,18)7. Quant à la vigueur attribuée par YHWH à Gédéon au v. 14, «va avec cette vigueur qui est tienne», l’étude du mot כּ ַֹחmontre que le spectre d’application de cette force ou vigueur est large8. Quand il s’agit de la puissance de YHWH lui-même, elle est très majoritairement liée à la sortie d’Égypte9, épisode que l’homme prophète a rappelé aux fils d’Israël tout au début du récit (Jg 6,8). On remarquera aussi qu’en Dieu sont réunies la force ( )כּ ַֹחet la vaillance10 (בוּרה ָ ְ )גet que ces deux caractéristiques sont attribuées à Gédéon en deux temps: la vaillance au v. 12 par le messager de YHWH, puis la force au v. 14 par YHWH lui-même. La suite de la parole que YHWH adresse à Gédéon au v. 14 lui annonce un grand destin. Elle le fait en deux temps: (1) «tu sauveras Israël de la paume [poigne] de Madian»: dans le livre des Juges, qui a déjà été nommé «sauveur», sinon Othniel (3,9) et Éhud (3,15), ainsi que Shamgar (3,31)? Gédéon est donc rangé par la parole prédictive de Dieu à l’égal des précédents juges. (2) «n’est-ce pas que je t’envoie?». Qui YHWH a-t-il envoyé de manière aussi explicite? Rien de moins que Moïse envoyé vers le Pharaon (Ex 3,10)11, envoi confirmé en 3,12, avec la concomitance entre le «Je serai avec toi» et «ce sera le signe que moi je t’ai envoyé»12. En 6. On peut encore ajouter le prophète Jérémie lors de l’envoi en mission du prophète (Jr 1,8): littéralement «Avec toi, moi». 7. Selon le continuum biblique, les personnages de Jephté et David apparaîtront en «vaillants guerriers», et Booz en «homme de valeur», après Gédéon. C’est donc pour le lecteur, et même pour le re-lecteur, que se manifesteront a posteriori les connotations liées à la caractérisation qui est faite de lui ici. Voir aussi 1 S 9,1; 14,52; 2 S 17,10; Is 3,2. 8. Le mot est utilisé à 123 reprises et ses traductions les plus fréquentes sont «force», «énergie», «puissance» et «vigueur». Cette force peut être celle du sol qu’on cultive (Gn 4,12), de Jacob qui a travaillé de toute sa force pour Laban (Gn 31,6), de Josué (Jos 14,11) ou de Samson (Jg 16,5.6.9.15.17.19.30), du prophète qui doit reprocher au peuple ses péchés (Mi 3,8), des anges (Ps 103,20: Bénissez le Seigneur, [vous] ses anges, héros puissants) ou encore, celle que Dieu a donnée à son fidèle (Dt 8,18). Sur l’usage de ce terme dans la BH, voir par ex. J.N. OSWALT, ( כחחkḥḥ), dans TWOT, entrée 973, ou H. RINGGREN, כּ ַֹחkōaḥ, dans TDOT VII (1995) 122-128. 9. Ex 9,16; 15,6; 32,11; Nb 14,13.17; Dt 9,29; 2 R 17,36; Ps 111,6; Ne 1,10. 10. 1 Ch 29,12 et 2 Ch 20,6: «Dans ta main (Seigneur), force et puissance». 11. Il y aura aussi l’envoi d’Ézéchiel (Ez 3,6). 12. Entre les scènes de Jg 6 et Ex 3, on ne constate pas seulement un point de contact dans le vocabulaire des paroles de Dieu mais aussi une certaine similitude de situation: pour Moïse et Gédéon, il s’agit d’une première rencontre avec YHWH (ou son envoyé). Chacun a été présenté dans une situation précaire: Gédéon en train de battre le blé dans le pressoir à vin, en cachette de l’occupant, et Moïse, réfugié dans un pays étranger – quoique marié et établi depuis lors – après avoir été obligé de fuir l’Égypte où Pharaon
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tout cas, l’ensemble des paroles de Dieu à Gédéon sont fortes et positives, et elles le mettent sur un pied d’égalité avec Moïse, Josué, Othniel, Éhud, Booz13. Voilà qui n’est pas rien en termes de caractérisation à la fois pour Gédéon lui-même qui entend ces paroles et pour le lecteur qui les lit. b) D’après ses propres déclarations Après avoir vu comment Gédéon est caractérisé par les paroles que YHWH lui adresse (6,12.14.16), il est temps de regarder de près ses propres réponses (6,13.15-18). Et Gédéon lui dit: «Pardon Monseigneur14? et si YHWH avec nous pourquoi tout cela nous est-il arrivé et où [sont] ses merveilles que nous ont racontées nos pères en disant: “N’est-ce pas d’Égypte que nous a fait monter YHWH?”; mais maintenant, YHWH nous a abandonnés et il nous a livrés/donnés dans la paume [poigne] de Madian» (6,13).
La toute première parole de Gédéon est peut-être déjà significative, en ce sens que la formule de politesse qu’il utilise sert en général à s’excuser d’oser prendre la parole. Vient ensuite sa réaction à la première partie de la parole qui vient de lui être adressée, «YHWH [est] avec toi». Gédéon n’a pas l’air d’y croire et, d’après son petit discours, YHWH n’est ni avec lui, ni avec «nous», à savoir tout le peuple qui souffre de l’oppression des Madianites telle qu’elle vient d’être longuement décrite pour le lecteur aux vv. 1a-6a, et que Gédéon résume par les mots: «ce qui nous est arrivé»15. Dans un second temps, Gédéon oppose cette situation misérable où ils se trouvent aux «merveilles que nous ont racontées nos pères en disant: “N’est-ce pas d’Égypte que nous a fait monter YHWH?”». Les pères ont donc bien raconté ce que YHWH a fait pour eux, quoique dans une version réduite à sa plus simple expression – les avoir fait monter d’Égypte16. Dans le menace de mort pour avoir tué un contremaître égyptien. L’un et l’autre, après la parole d’envoi que YHWH lui adresse, regimbe et se revendique d’un statut bien trop insignifiant pour accomplir la mission dont YHWH le charge. 13. La résonnance avec Booz fonctionne pour le relecteur de la Bible si on considère que le personnage de Booz est postérieur à celui de Gédéon. D’un autre côté, ils sont aussi «contemporains» dans le texte puisque le livre de Ruth se situe «aux jours du jugement des juges» (Rt 1,1). 14. Gédéon répond à ֲאד ֹנִ יdans le langage poli que l’on adresse à quelqu’un d’important, mais qui peut aussi témoigner du fait qu’il n’a pas compris qu’il vient de parler avec YHWH. 15. Ce scepticisme n’est pas sans rappeler l’interpellation désabusée ou agressive du peuple quand il met Dieu à l’épreuve à Massa, en Ex 17,7: «Est-ce que YHWH est au milieu de nous, oui ou non?». 16. En effet, parmi les merveilles accomplies par YHWH, il n’est fait mention, dans le discours des pères, ni de l’oppression et de la violence exercées par l’Égypte, ni de la délivrance opérée par Dieu, ni du don de la terre. Le témoignage des pères a-t-il été incomplet dès le départ ou bien s’est-il dilué au fil du temps et des générations? De même,
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un troisième temps, Gédéon revient à son propre discours17, pour constater que «maintenant, YHWH nous a abandonnés et il nous a livrés/donnés dans la paume [poigne] de Madian». Une partie du constat de Gédéon correspond à l’exposé initial du narrateur au v. 1b «et [YHWH] les livra aux mains de Madian» avec cependant deux modifications: (1) la transformation de l’expression «à la main de Madian» ( )בידen «dans la poigne de Madian» ()בכף: l’oppression est ressentie plus durement par Gédéon que dans l’exposé des faits par le narrateur; (2) du renforcement du verbe נתן, «livrer», présent dans le récit du narrateur, par l’ajout de נטש, «délaisser, abandonner, rejeter», modification qui, à nouveau, indique un ressenti exacerbé et plus émotionnel chez Gédéon par rapport à l’exposé du récit. Ces deux «écarts» de vocabulaire trahissent quelqu’un qui souffre personnellement de la situation globale d’oppression, plutôt qu’un vaillant guerrier ou qu’un riche propriétaire18. Ensuite, quand YHWH envoie Gédéon sauver Israël (v. 14), sa réponse est tout sauf positive et enthousiaste: elle est constituée seulement d’interrogations qui viennent mettre en doute ou même réfuter ce que YHWH vient d’énoncer, et d’éléments minorant la position de Gédéon et de son clan: selon lui, il n’est ni vigoureux ni fort mais faible et petit, et il «oublie» le fait que le Seigneur l’envoie. YHWH (v. 14)
Réponse de Gédéon (v. 15)
«Va AVEC cette vigueur qui est à toi et sauve Israël de la poigne de Madian.
«Pardon mon Seigneur AVEC quoi pourrais-je sauver Israël? Voici que ma famille est la plus faible en Manassé et moi, le plus petit19 dans la maison de mon père».
N’est-ce pas que je t’envoie?». le discours de Gédéon ignore totalement l’infidélité du peuple, exprimée à la fois par le narrateur au v. 1a et par le prophète au nom de YHWH au v. 10b. Les fils d’Israël n’ont-ils pas écouté ou pas entendu la voix du prophète leur rappelant celle du Seigneur? Ne saventils donc rien de leur infidélité, des exigences du Dieu qui les a délivrés, de leur responsabilité dans ce qui leur arrive (à l’aune du schéma narratif)? Pas plus que le peuple, Gédéon n’a l’air de connaître les tenants et les aboutissants de la situation actuelle du peuple: comment en est-il arrivé là et comment en sortir? A-t-il seulement entendu le message du prophète anonyme délivré aux vv. 8-10? 17. Le zaqeph marque la fin de la citation du discours des pères dans la parole de Gédéon et la reprise de son discours propre. 18. Suivant la double signification de חיל, soit pouvoir (et donc richesse) soit force (physique ou armée). 19. Pour se situer au sein de sa famille, Gédéon utilise le même mot ( )צעירque celui qui apparaît dans l’oracle délivré à Rébecca pendant sa grossesse: «et un grand un petit servira»; d’autre part, sa réponse s’apparente à celle de Saül en 1 S 9,21 lors de sa
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Gédéon réagit aussi comme si le messager se moquait de lui, et c’est vrai qu’il n’est pas en position glorieuse, en train de battre le blé dans le pressoir – quoique cela puisse aussi faire partie de l’héroïsme quotidien en période d’adversité. YHWH voudrait-il donc révéler Gédéon à luimême? Et au lecteur? Cela dit, les candidats désignés par Dieu qui veut les envoyer sont rarement volontaires: Moïse a multiplié les excuses au point de fâcher Dieu20 avant de lui reprocher de l’avoir envoyé21. Saül utilisera une rhétorique semblable à celle de Gédéon22; quant à Jérémie, il déclarera tout uniment: «je suis trop jeune»23. En réalité, ici, Gédéon minimise ce qu’il est, ainsi que sa tribu. Mais la suite du récit apprendra au lecteur que sa famille est en fait une famille de notables ayant une autorité importante. 3. Gédéon veut des signes (6,17-32) a) L’affaire du repas – le signe que Gédéon demande à Dieu (6,17-24) Étant donné que YHWH ne lâche pas Gédéon et continue à lui promettre d’être présent à ses côtés et de lui donner la victoire sur Madian (v. 16), Gédéon semble trouver une autre stratégie: il arrête de se rabaisser pour prouver qu’il n’est pas l’homme de la situation, mais demande à son interlocuteur un signe qui lui prouverait «que c’est toi en train de parler avec moi». À ce moment du récit, le lecteur sait que c’est YHWH qui parle à Gédéon, mais lui-même s’en rend-il compte? Il abandonne le «Pardon Monseigneur» pour une autre formule (entre formule de politesse et captatio benevolentiæ): «Si j’ai trouvé grâce à tes yeux»24.
première rencontre avec Samuel à qui le Seigneur a ordonné de l’oindre, Saül étant par ailleurs décrit d’emblée comme un «homme vaillant» en 1 S 9,1. 20. Ex 3,11; 4,1.10.13. 21. Ex 5,22. 22. «Ne suis-je pas Benjaminite d’une des plus petites tribus d’Israël et ma famille n’est-elle pas la dernière de toutes les familles de la tribu de Benjamin?» (1 S 9,21). Les rapprochements avec des personnages postérieurs à Gédéon dans le continuum narratif s’adressent bien sûr au lecteur de la Bible, et même au relecteur. 23. Jr 1,8. 24. Cette formule est utilisée par un humain s’adressant à YHWH ou à son envoyé: en Gn 19,19, Lot s’adresse ainsi à l’ange de YHWH qui veut le sauver de la destruction de Sodome alors que lui-même ne veut pas partir loin; en Ex 34,9, Moïse demande à Dieu de marcher au milieu de son peuple; en Nb 11,14-15, le même Moïse s’adresse à Dieu parce qu’il n’en peut plus de ce peuple rouspéteur. L’adresse d’Abraham à YHWH en Gn 18,3 sera traitée à part dans le développement de l’analyse de l’offrande de Gédéon. La même formule est aussi utilisée entre des protagonistes humains: en Gn 33,10, Jacob prie Ésaü d’accepter ses cadeaux; en Gn 47,29 Jacob/Israël demande à son fils Joseph de ne pas l’ensevelir en Égypte; en Nb 32,5, des fils de Ruben et de Gad s’adressent à Moïse pour
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Cette formule introduit la demande d’un signe susceptible de lui donner l’assurance «que c’est toi en train de parler avec moi. Je t’en prie, ne pars pas d’ici jusqu’à ce que je vienne vers toi et que je fasse sortir mon offrande25 et que je [la] dépose devant toi» (vv. 17-18). Elle apporte une surprise pour le lecteur, qui ne s’attend pas à une demande de signe et ne sait pas non plus quel signe Gédéon va demander. Cette surprise crée également un certain suspense puisque cette requête installe d’office un délai d’attente. Moïse aussi avait demandé un signe à Dieu qui l’envoyait. Il l’avait même fait par trois fois (Ex 4,1-9). Cependant, il ne sollicitait pas ces signes pour lui-même: ils étaient destinés aux fils d’Israël devant lesquels Moïse allait devoir se présenter comme envoyé par leur Dieu, afin qu’ils le croient. En ce qui concerne l’offrande, le texte répond rapidement à l’attente du lecteur: Gédéon revient, ayant apprêté un petit de chèvre et un épha de farine de matzot. À partir de là, c’est lui qui exécute les instructions de son interlocuteur, le messager de YHWH, en plaçant la viande et les matzot sur un rocher et en y versant le jus de cuisson. «Et l’envoyé de YHWH tendit le bout du bâton qu’il avait dans sa main et il toucha / frappa sur la viande et sur les matzot, et le feu monta du rocher et dévora la viande et les matzot tandis que l’envoyé de YHWH alla [loin] de ses yeux». Toute la séquence narrative des vv. 17-21 rapproche cet épisode de la rencontre entre Abraham et les trois visiteurs à qui il offre un repas avant de reconnaître en eux YHWH26. Repas d’Abraham (Gn 18,3-8.9-10)
Repas de Gédéon (Jg 6,17-22a)
Si j’ai trouvé grâce à tes yeux (proposition d’invitation pour eux)
Si j’ai trouvé grâce à tes yeux (demande de signe pour lui)
galettes avec 3 séah de fleur de farine
un chevreau
un veau tendre et bon
azymes avec un épha de farine
qu’il ne les fasse pas passer le Jourdain mais leur permette de s’installer confortablement à leur guise; Rt 2,10.13, où Ruth parle à Booz. 25. Les premiers à faire venir une offrande ( )מנחהvers YHWH sont Caïn (Gn 4,3: une offrande) et Abel (4,4: son offrande). C’est en Lv 2,1.4.5.6.15 qu’est donnée la définition de l’oblation pour le Seigneur: fleur de farine et huile et sans levain, préparée au four ou à la poêle sans levain. Mais le même mot peut aussi désigner des cadeaux, par exemple ceux de Jacob à Ésaü (Gn 32,14.19) ou des fils de Jacob à leur frère Joseph en Égypte (Gn 43,12), ou encore le «tribut» qu’Éhud vient remettre à Églon (Jg 3,5). 26. Le va-et-vient entre YHWH et le messager de YHWH est un autre point commun entre ces deux récits; en Gn 18, le texte présente alternativement YHWH (v. 1), Adonaï (v. 3) et 3 hommes (vv. 2 et 4, 5, 8 d’après les pronoms ou les formes verbales). En Jg 6, on a le messager de YHWH aux vv. 11, 12, 20, 21, 22, Adonî au v. 13; Adonaï au v. 15; YHWH aux vv. 14, 16, 23.
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du caillé et du lait Il donna le tout devant eux sous l’arbre
La viande dans une corbeille et le jus dans un pot sous le térébinthe (arbre de El) Le messager de YHWH toucha les offrandes avec son bâton et y mit le feu
Ils mangèrent (les visiteurs, pas Abraham Le feu monta et dévora (manière pour le qui se tient debout pour les servir) Seigneur de consommer l’offrande) PROMESSE D’UN FILS, L’ANNÉE PROCHAINE ET GÉDÉON COMME MAINTENANT27 YHWH
VIT QU’IL ÉTAIT L’ENVOYÉ DE
Gédéon a donc reçu le signe qu’il demandait: il a la confirmation de l’identité de son interlocuteur, lui qui voulait s’assurer que «c’est bien toi qui me parles». Ayant vu que le Seigneur a «consommé» son repas d’offrande, il est pris d’effroi: «Hélas! Seigneur YHWH! Oui j’ai donc bien vu l’envoyé de YHWH face à face» (6,22). Cette expérience de voir Dieu face à face rapproche à nouveau le personnage de Gédéon de quelques autres grandes figures, de nouveau Jacob28 et Moïse29. Mais aussitôt, Dieu le rassure: «Paix pour toi! Ne crains pas, tu ne mourras pas», tout comme il l’a fait pour Moïse30. À cette protection que Dieu lui accorde, Gédéon répond en acte en bâtissant un autel pour YHWH, et en parole puisque cet autel, «il l’appela YHWH-paix». Cette action de construire un autel commémoratif pour le Seigneur inscrit à nouveau Gédéon dans la lignée d’Abram, d’Isaac, de Jacob, de Moïse et de Josué31. Quant à la manière dont il nomme l’autel – il s’agit bien d’une prise de parole de Gédéon, même si elle est rapportée par le narrateur –, elle le caractérise comme un homme qui fait enfin confiance 27. Le moment où Abraham reconnaît YHWH n’est pas clairement défini, mais qui d’autre que YHWH peut lui demander «Où est Sara, ta femme?» (18,9) – puisque c’est YHWH lui-même qui a révélé son vrai nom à Abraham (Gn 17,15) – et lui annoncer la naissance d’un fils (18,10)? 28. Gn 32,31: «Et Jacob appela le nom de l’endroit “Peniel” car “j’ai vu Dieu face à face et ma vie a été délivrée”». 29. Ex 33,11: «Or, YHWH s’entretenait avec Moïse face à face, comme un homme s’entretient avec un autre puis Moïse retournait au camp». 30. Ex 33,20-23: «Il ajouta: “Tu ne saurais voir ma face; car nul homme ne peut me voir et vivre”. YHWH ajouta: “Il est une place près de moi: tu te tiendras sur le rocher; puis, quand passera ma gloire, je te cacherai dans la cavité du roc et je t’abriterai de ma main jusqu’à ce que je sois passé. Alors je retirerai ma main et tu me verras par derrière; mais ma face ne peut être vue”». Sur le fait de ne pas pouvoir voir Dieu sans mourir, voir aussi Ex 20,19 (du peuple à Moïse lors de la manifestation de Dieu au Sinaï); Dt 4,33; 5,24-26. 31. Les autels bâtis par Abra(ha)m: Gn 12,7.8; 13,4.18; 22,9; par Isaac: Gn 26,25; par Jacob: Gn 33,20 et 35,3 (c’est une promesse); par Moïse: Ex 17,15; par Josué: Jos 8,30.
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à la parole qui lui est adressée de la part de YHWH, puisqu’il a bien entendu et repris à son compte le mot «Paix». b) L’affaire de l’autel – le signe que Dieu demande à Gédéon (6,25-32) La nuit même, Dieu ordonne à Gédéon de détruire l’autel de Baal de la maison de Yoash, son père, de couper le poteau sacré qui est à côté de cet autel, de «bâtir un autel pour YHWH ton Dieu» et d’y sacrifier deux bœufs appartenant à son père en les brûlant avec les bois du poteau sacré32. Est-ce pour Dieu une manière, non dénuée d’humour, de répondre à la demande de signe de reconnaissance de Gédéon par une épreuve similaire33, comme s’il voulait lui aussi savoir si Gédéon peut devenir quelqu’un de vaillant? Gédéon ne répond rien mais «fit selon ce que lui avait dit YHWH». Pour la première fois, il ne regimbe pas, ni ne recule devant la mission qui lui est confiée, même s’il agit nuitamment par peur de la maison de son père et des hommes de la ville. Dans une sorte de reconnaissance mutuelle, Gédéon sait maintenant «que c’est toi en train de me parler» (voir v. 17) et Dieu voit que Gédéon est capable d’obéir à ses instructions. Il ne s’agit pas d’une caractérisation par les paroles puisque Gédéon ne dit rien; par contre, cette action lui vaudra, au v. 32, d’être appelé «Yeroubbaal» en disant: «Que le Baal lutte contre lui puisqu’il a détruit son autel». Ainsi, les deux seules paroles rapportées qui ne sont pas en style direct dans ce chapitre sont une parole de Gédéon nommant l’autel qu’il a construit pour YHWH (v. 23 – dénomination pacifique) et une autre de Yoash34 nommant Gédéon, en lien avec la destruction de l’autel de Baal (v. 32 – dénomination conflictuelle). Sachant que l’idolâtrie est le péché récurrent des fils d’Israël et qui les a menés sous le joug des Madianites, on est bien au cœur du problème, et il n’est pas anodin que le sauveur mandaté par YHWH doive d’abord détruire le symbole de l’idolâtrie des fils d’Israël – symbole situé dans la maison de son propre père – avant 32. Là encore, les instructions que YHWH adresse à Gédéon sont similaires aux paroles d’avertissement qu’il avait adressées à Moïse en Ex 34,13: «mais leurs autels, vous les démolirez, leurs stèles, vous les briserez, les poteaux sacrés, vous les couperez». Par ailleurs, l’ordre de YHWH à Gédéon fait prendre conscience au lecteur qu’il existe bel et bien un autel idolâtre dans la maison de Yoash d’Abiézer et confirme de manière quasi visuelle l’infidélité du peuple. 33. On notera le caractère symétrique entre le feu de YHWH qui consomme le repas offert par Gédéon et le feu du sacrifice qui doit manifester que Gédéon a détruit l’autel du Baal, dans un contexte où c’est le péché d’idolâtrie du peuple qui l’a conduit à être livré par Dieu aux Madianites, alors qu’il les avait dé-livrés des Égyptiens. 34. Voir A. WÉNIN, Commentaire philologique et grammatical de l’histoire de Gédéon (Jg 6–9), UCLouvain – Faculté de Philosophie, Arts et Lettres, année 2017-2018.
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de se lancer dans la bataille contre l’ennemi et de recevoir la victoire de la part de YHWH. 4. Gédéon-Yeroubbaal, l’homme de tous les possibles À ce stade du récit, le lecteur a fait connaissance avec un personnage qui semble bien timoré et hésitant, même si, à partir des deux signes dont il vient d’être question, il commence à prendre des initiatives et à agir. Il y a quelque chose d’un «portrait croisé» dans cette mise en place du personnage de Gédéon. Si, en effet, on écoute les paroles du Seigneur ou de son messager, Gédéon est sur pied d’égalité avec Moïse, chargé par YHWH d’aller trouver Pharaon pour sauver le peuple («Je serai avec toi»); Dieu le traite de «vaillant guerrier», une qualification qui renvoie à Jephté et à David). Mais selon Gédéon lui-même, il est trop petit (comme le dira Saül), il ne sera pas capable de le faire (comme l’a soutenu Moïse), il se demande s’il y va ou non (comme Baraq avant lui). Tout en gardant le focus sur la caractérisation de Gédéon par ses discours directs, il semble difficile, sinon contre-productif, de ne pas du tout tenir compte des actions des personnages, en particulier celles de Gédéon. Le récit, en effet, le présente au lecteur «en action» (6,11b) avant de faire entendre ses paroles. Sans s’attarder outre mesure, on ne peut que constater un contraste assez frappant entre les actes de Gédéon et ses paroles. Le voir dès son entrée en scène en train de battre le grain dans un pressoir à vin en cachette de l’ennemi dit quelque chose de lui: il sait berner ce dernier en le trompant et se montre à la fois courageux (mais en cachette) et malin. De même, quand YHWH lui ordonne de détruire l’autel de Baal et de couper l’Ashéra qui sont dans la maison de son père, il le fera mais de nuit, donc de nouveau en cachette, faisant à nouveau preuve d’un mélange de dissimulation, de peur et de courage. Par contre, ses paroles sont systématiquement en retrait par rapport aux affirmations fortes que YHWH ou son messager lui adresse, donnant une impression de découragement, de (fausse?) modestie ou de refus de croire à la parole du Seigneur et de s’engager.
II. NAISSANCE D’UN CHEF: LES PRÉPARATIFS (JG 6,33–7,25)
ET LA BATAILLE
Laissant un moment Gédéon, le narrateur se focalise sur l’ennemi qui, entre-temps, a investi les lieux (6,33). Ce déplacement rappelle au lecteur que, si Gédéon a bien détruit l’autel du Baal de son père, se déclarant par-là officiellement contre le culte rendu à cette divinité, il n’a pas
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encore accompli le premier volet de sa mission: «sauver Israël de la paume de Madian» (6,14). Ce sera l’objet de cette deuxième partie. Les prises de parole y sont clairement réparties en quatre tableaux qui correspondent à quatre moments et à quatre lieux géographiques. – 6,33-40: avant le combat, à Abiézer. Seul Gédéon prend la parole, s’adressant à Dieu à deux reprises pour lui demander un double signe. Dieu fait ce que Gédéon lui dit, mais aucune parole de sa part n’est rapportée. – 7,1-11a: avant le combat, au camp de Gédéon, à la source de Harod. C’est uniquement YHWH qui parle, et à chaque fois à Gédéon qui obtempère sans rien dire. – 7,11b-14: dans le camp madianite. Un soldat raconte son rêve et un collègue lui répond. Gédéon et son serviteur Poura écoutent, cachés non loin de là. – 7,15-25: dans le camp de Gédéon, puis dans le camp madianite. Gédéon s’adresse à ses hommes. Ceux-ci poussent le cri qu’il leur a ordonné de pousser en y ajoutant un élément significatif. Puis Gédéon s’adresse aux Éphraïmites par l’intermédiaire de messagers. À l’exception du songe du soldat madianite, les prises de parole sont presque exclusivement le fait de YHWH et de Gédéon, l’un après l’autre et de part et d’autre du récit du songe: avant le songe, Gédéon parle, puis YHWH; après le songe, Gédéon seul s’exprime. Ces paroles rendent compte de l’évolution du personnage de Gédéon, de son hésitation dans la prise du commandement. Elles sont également révélatrices des jeux de pouvoir dans le récit: on passe d’une situation où Dieu reçoit la demande polie de Gédéon et lui donne des ordres que ce dernier accepte, à une situation où Gédéon seul commande à son entourage tandis que Dieu se tait. 1. Nouvelles tergiversations de Gédéon (6,33-40) Devant l’avancée des Madianites et de leurs alliés, Gédéon semble prendre enfin les choses en main: revêtu de l’esprit de YHWH, il convoque Abiézer, Manassé, Asher, Zabulon et Nephtali. Tous répondent à l’appel. Cet empressement à venir au combat est-il imputable à l’esprit de YHWH ou à la notoriété du clan de Gédéon? Le récit ne le dit pas, mais si l’on s’en tient à ce qui est écrit, seul Gédéon est revêtu de l’esprit de YHWH et sans doute est-ce ce dernier qui lui donne le courage de convoquer les troupes. Rien n’indique que l’entourage du fils de Yoash est conscient de l’action de Dieu. De ce fait, tout porte à croire que Gédéon a une certaine autorité reconnue par ses pairs, en contraste avec ce qu’il a dit
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de lui-même précédemment en se présentant comme le plus petit d’un clan insignifiant (6,15). La suite semble évidente: un affrontement va suivre dont l’issue sera une victoire des fils d’Israël. Or il n’en est rien! À la grande surprise du lecteur, Gédéon prend de nouveau la parole pour demander un signe: ce sera le signe de la toison. Il ne le demande pas seulement une fois, mais deux. Cette requête inattendue confirme la fragilité du personnage, incapable de faire confiance malgré les signes déjà accomplis par Dieu et malgré ses propres succès dans la destruction de l’autel du Baal et dans la mobilisation des troupes. Dans ce passage, le discours direct met en évidence la faiblesse de Gédéon dans la mesure où il marque un décalage par rapport aux informations transmises par le narrateur. Le lecteur est alors face à un Gédéon double-face, à la fois chef de guerre entreprenant et individu indécis, ce qui rejoint les éléments de caractérisation contradictoires du chapitre précédent, donnés par YHWH d’une part, et par Gédéon de l’autre: le «vaillant guerrier» (v. 12) et «le plus petit dans la maison de mon père» (v. 15). Tous deux ont malheureusement raison: Gédéon est bien le «vaillant guerrier» choisi par Dieu, mais lui-même se sent «le petit», quelqu’un de peu de poids et de faible capacité, manquant de confiance non seulement en lui-même, mais aussi en Dieu. Cette dualité se marque aussi dans les deux noms qui lui sont donnés dans le récit: Yeroubbaal et Gédéon. Le signe de la toison implique une séparation entre l’humide et le sec. On est proche de Gn 1 et d’Ex 14–15. En le demandant, c’est le Dieu créateur, libérateur et maître des éléments que Gédéon convoque. YHWH n’objecte rien à ses deux demandes. Il fait ce qu’il lui demande, apparemment avec beaucoup de patience. Mais cela ne durera pas… 2. YHWH ordonne (7,1-11a) Dans les vv. 1 à 11a du chapitre 7, seul YHWH parle en s’adressant à chaque fois à Gédéon. Chaque prise de parole est introduite de la même manière: «Et YHWH dit à Gédéon», suivie trois fois d’un ordre (vv. 2-3, 4 et 5), une fois d’une annonce (v. 7), et une dernière fois d’une parole contenant à la fois un ordre et une annonce (v. 9). Tout comme celles de Gédéon auparavant, ces paroles de YHWH sont totalement inattendues et le lecteur, surpris, est conduit, dans un premier temps, à se poser la question de leur pertinence. YHWH commence par dresser un constat: le peuple qui est avec Gédéon est trop nombreux pour qu’il lui donne la victoire; il risquerait de s’en attribuer tout le mérite. Le ton est ainsi donné: YHWH veut que la victoire soit la sienne, sans ambiguïté, et non celle des Israélites
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ou de Gédéon. Cette revendication est à mettre en lien avec le chapitre qui précède où le prophète envoyé par YHWH reproche aux Israélites de n’avoir pas écouté sa voix, et avec la demande du messager de YHWH de détruire l’autel du Baal. Selon ces différents personnages, la situation fâcheuse des Israélites trouve son origine dans l’oubli de YHWH. Sortir du marasme suppose donc de se recentrer sur YHWH, d’où la stratégie mise en place pour que la victoire lui soit attribuée sans équivoque possible. En agissant ainsi, Dieu demande en même temps à Gédéon de lui faire confiance, ce qui, précisément, est difficile; autrement dit, il l’invite à travailler un point problématique de sa personnalité. Dans ce but, YHWH fait en sorte d’éliminer les deux tiers des effectifs de Gédéon en lui demandant de dire: «Qui a peur et tremble, qu’il retourne et s’éloigne de la montagne de Galaad» (7,3). Assez ironiquement, ce n’est pas vraiment YHWH qui écarte ces hommes. Il se contente de proposer à ceux qui ont peur de partir et de ne pas prendre part au combat tout à fait librement. La réaction de Gédéon n’est pas rapportée, mais tout porte à croire qu’il transmet fidèlement les paroles divines. Le fait que les deux tiers choisissent de partir ne peut manquer de surprendre le lecteur, et peut-être Gédéon lui-même, d’autant que ces hommes avaient apparemment répondu librement à son appel: manifestement, les hommes d’Israël, tout comme leur chef, ne brillent pas par leur courage! Parmi les dix mille hommes qui restent encore, YHWH opère un nouveau tri, mais cette fois en trois étapes – trois prises de parole – ce qui génère un certain suspense chez le lecteur qui se demande où il veut en venir. Il demande d’abord à Gédéon de faire descendre les hommes vers l’eau et annonce qu’il va faire un tri: «Le peuple est encore nombreux; fais-le descendre vers les eaux et je les affinerai35 là pour toi. Et il arrivera que quiconque dont je te dirai: celui-ci ira avec toi, il ira avec toi; et quiconque dont je te dirai: celui-ci n’ira pas avec toi, il n’ira pas» (7,4). Il exhorte Gédéon à bien lui obéir, ce qu’il fait en conduisant ses hommes vers l’eau. YHWH reprend alors la parole pour énoncer son critère de classement: «Quiconque lapera avec sa langue de l’eau comme lape le chien, tu le mettras à part ainsi que tout qui s’inclinera sur ses genoux pour boire» (7,5). À ce stade, il est impossible de dire lesquels seront sélectionnés. Cependant, le premier groupe qui boit «comme lape le chien» n’est probablement pas celui qui sera vu du meilleur œil par le lecteur implicite, la comparaison avec le chien étant plutôt négative dans la Bible36. 35. Comme un orfèvre affine un métal. Cf. Jg 17,4; Is 41,7; Jr 6,29; Za 13,9. 36. Pour L.R. Klein, YHWH aurait choisi ceux qui gardent une attitude d’hommes en restant debout pour boire plutôt qu’en se baissant comme les animaux. Cf. L.R. KLEIN,
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YHWH énonce finalement son choix: «Avec les trois cents hommes qui ont lapé je vous sauverai et je donnerai Madian dans ta main» (7,7). Ce choix est surprenant: YHWH choisit le groupe le moins nombreux, et, de plus, constitué de ceux qui ont lapé comme des chiens. De plus, il a quelque chose d’absurde, et c’est très probablement volontaire. Ce qui importe à YHWH est de diminuer les effectifs de Gédéon et pour cela, les critères retenus sont de peu d’importance. Dans ce sens, YHWH aurait probablement pu tout aussi bien choisir ceux qui étaient habillés en rouge ou qui parlaient le moabite. Ici, le locuteur divin parle à la première personne: «je vous sauverai et je donnerai Madian…». C’est bien lui seul qui remportera la victoire, les trois cents hommes n’étant que des adjuvants sélectionnés de manière arbitraire. Encore une fois, Gédéon et le peuple obéissent sans mot dire. Le dernier ordre que YHWH donne à Gédéon s’inscrit dans la continuité de ce qui précède: «Lève-toi et descends dans le camp car je l’ai donné dans ta main», lui ordonne-t-il pendant la nuit. Pourtant, cette fois, il semble prendre en compte les sentiments de Gédéon: «Et si tu as peur de descendre, descends, toi et Poura ton serviteur, vers le camp. Et tu écouteras ce qu’ils diront et après tes mains seront fortifiées et tu descendras dans le camp» (7,10). Le fait que YHWH tienne ces propos n’est pas sans ironie envers Gédéon: on le voit, il ne se fait aucune illusion sur le courage du «vaillant guerrier», ce que ne dément pas Gédéon qui, non seulement ne proteste pas, mais ne se fait pas prier pour descendre, accompagné de son serviteur. S’il restait au lecteur quelque illusion à propos du courage de Gédéon, il doit se rendre à l’évidence: le commandant en chef des troupes d’Israël est bien loin d’être un brave. D’autre part, le fait que YHWH lui annonce qu’il entendra quelque chose qui le fortifiera fait comprendre au lecteur que ce qui va se passer dans le camp madianite est orchestré par YHWH. C’est bien lui qui «tire les ficelles», et la scène qui va suivre a pour but de le confirmer, tant auprès du lecteur – s’il en doutait encore – que de Gédéon qui en doute encore, manifestement. Ce seront les dernières paroles de YHWH dans l’ensemble du récit. De sa part, tout est dit. Il reste à Gédéon à conduire les troupes vers
The Triumph of Irony in the Book of Judges (JSOTS, 68), Sheffield, Almond Press, 1989, p. 57. Mais cet argument n’est qu’à demi convaincant puisque ceux qui boivent debout lapent «comme un chien le fait avec sa langue». Selon D.I. Block, ceux qui restent debout sont ceux qui se tiennent en alerte, prêts au combat. Cf. BLOCK, Judges (n. 1), pp. 276-277. Pour Flavius Josèphe, en revanche, repris par Y. Amit, YHWH choisit trois cents lâches, ceux qui ont peur et ne prennent pas le temps de s’agenouiller pour boire. Cf. Y. AMIT, The Book of Judges: The Art of Editing (BIS, 38), Leiden – Boston, MA – Köln, Brill, 1999, pp. 258-260.
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une victoire déjà acquise et à la célébrer en louant les hauts faits de YHWH comme l’ont fait avant lui Déborah et Baraq (Jg 5). On notera que, durant tout ce passage, aucune parole de Gédéon n’est rapportée. Il obtempère aux ordres de YHWH, sans protester ou s’en plaindre. C’est une évolution par rapport à la séquence qui précède en 6,12-17, où ses réponses à YHWH ou à son envoyé étaient systématiquement en retrait quand elles n’étaient pas des refus. 3. Le songe du soldat madianite (7,11b-14) Le songe du soldat madianite n’est pas facile à comprendre. S’il est assez évident qu’il ne s’agit pas d’un bon présage pour Madian, on ne voit pas tout de suite à quoi la miche de pain d’orge est censée renvoyer. Cela a fait couler beaucoup d’encre chez les commentateurs qui associent généralement la miche de pain aux Israélites sédentaires et la tente aux Madianites nomades37. Mais c’est surtout la suite qui mérite d’être soulignée, à savoir la réponse du compagnon du soldat: «Cela n’est pas autre chose que l’épée de Gédéon fils de Yoash, un homme d’Israël; Dieu a donné dans sa main Madian et tout le camp» (7,15). Ainsi, pour le Madianite, la signification du songe est évidente: il annonce la victoire de Gédéon grâce à l’intervention de YHWH. Assez inattendue dans la bouche d’un soldat ennemi, cette interprétation dite sur le ton de l’évidence montre bien la puissance de YHWH38. Celle-ci s’exerce même dans le camp des Madianites, puisque ce dernier va jusqu’à influencer leurs songes et à éclairer leurs interprétations. Pour le lecteur, c’est aussi une nouvelle occasion de se rendre compte de la renommée de Gédéon dont le nom est connu même des soldats madianites39. Décidément, le personnage est loin d’être insignifiant, du moins aux yeux des autres à défaut de l’être à ses propres yeux. Non sans ironie40, c’est ce récit et surtout son interprétation qui va fonctionner comme 37. Voir par ex. les notes de la BJ (1998) et de la TOB (2010), pour 7,13. 38. On observe le même phénomène dans le bras de fer qui oppose YHWH au Pharaon: les propres serviteurs de Pharaon lui disent (assez tôt: Ex 8,15) lors de la plaie des moustiques: «c’est le doigt de dieu», mais Pharaon n’écoute pas. De même en Ex 14,25, quand Dieu bloque les roues de leurs chars (…) les Égyptiens s’exclament: «Fuyons loin d’Israël, car c’est YHWH qui combat pour eux contre l’Égypte!». Le récit inscrit en quelque sorte la libération du peuple opprimé par Madian sur le même plan – ou au moins dans la même logique – que la sortie d’Égypte. 39. Cf. S.E. HADDOX, «The Lord Is with You, You Mighty Warrior»: The Question of Gideon’s Masculinity, dans Proceedings EGLBS & MWSBL 30 (2010) 70-87, p. 82. 40. Voir par ex. L.J.M. CLAASSENS, The Character of God in Judges 6–8: The Gideon Narrative as Theological and Moral Resource, dans Horizons in Biblical Theology 23 (2001) 51-71, p. 60.
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élément déclencheur du courage de Gédéon, ce que les différents signes extraordinaires accomplis par Dieu n’avaient pas réussi à faire. En effet, ce qu’avait annoncé YHWH s’accomplit alors: Gédéon trouve le courage de rassembler sa troupe et d’attaquer le camp. À partir de maintenant, ce sera lui qui donnera les ordres. 4. Gédéon ordonne (7,15-25) Après avoir entendu l’interprétation du songe du soldat, Gédéon prend enfin les choses en main. Rentré au camp, il donne une série de directives en vue de l’attaque, la nuit même. On peut remarquer que c’est la deuxième fois que Gédéon prend l’initiative d’agir pendant la nuit, s’affirmant comme «un homme de l’ombre». YHWH ayant cessé de donner des ordres, le plan que Gédéon met en place est le fruit de sa seule réflexion tactique. Mais ici aussi, la surprise est au rendez-vous: au lieu de vérifier l’armement de ses soldats, Gédéon, après les avoir divisés en trois groupes, leur donne des cors, des cruches et des torches. À quoi tout cela peut-il bien servir? Gédéon donne ses consignes progressivement, peut-être par souci d’être bien compris. Il commence par demander à ses hommes de faire comme lui, ensuite de descendre se disposer autour du camp et de sonner du cor, puis de crier «pour YHWH et pour Gédéon!». On le voit, si YHWH n’est pas oublié, Gédéon n’a pas l’intention de lui attribuer la totalité de la victoire: si son propre nom est crié seulement en second, il est quand même crié. Les consignes de Gédéon manifestent aussi son intention d’employer la ruse: encercler de nuit le camp ennemi et sonner soudainement du cor en criant n’a pas d’autre but que de faire paniquer l’adversaire. Le fait de l’encercler permet également aux Israélites de passer pour beaucoup plus nombreux qu’ils ne le sont en réalité, d’autant que la scène se passe dans le noir. Gédéon n’explique pas ce qu’il faut faire des cruches aux cent hommes qui sont avec lui et aux deux autres groupes. Mais ceux-ci ayant reçu la consigne de faire comme Gédéon, tous sonnent du cor et brisent leur cruche comme lui en poussant le cri de guerre; ils y ajoutent toutefois une connotation plus guerrière que demandé: «Épée pour YHWH et pour Gédéon!» (7,20). Les choses se passent comme prévu: pris de panique, les Madianites s’enfuient tandis que YHWH intervient également en les faisant s’entretuer (7,22). Sans cela, la seule ruse de Gédéon aurait-elle suffi à assurer la victoire? Le doute est permis, car si YHWH a insisté sur le fait que c’était bien lui qui donnerait la victoire, on constate que Gédéon fait preuve d’habileté et que sa ruse se montre efficace41. 41. Sur ce point et sur les modalités choisies par Gédéon, on peut rapprocher ce récit de la prise de Jéricho: une victoire miraculeuse sans combat et une certaine mise en scène
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Une fois les ennemis en fuite, Gédéon convoque les hommes de Nephtali, Asher, Manassé et Éphraïm pour se lancer à la poursuite des Madianites. Manifestement, il s’agit de se débarrasser de l’ennemi pour longtemps, et pour ce faire, Gédéon prend des mesures efficaces. Le jeune homme hésitant a maintenant l’allure d’un véritable chef de guerre qui ne craint pas de donner des ordres scrupuleusement suivis par ses hommes. Quant à YHWH, s’il intervient effectivement pour semer la panique dans le camp ennemi (7,22), il ne prend plus la parole. III. UN
SAUVEUR MANQUÉ
(JG 8)
1. Une Alliance en danger Comme dans les deux chapitres précédents, dans le chapitre 8 – qui correspond grosso modo aux suites de la bataille –, le récit se déploie en une série de dialogues dont la fonction n’est pas d’abord de relater des actions, mais de concentrer l’attention sur les personnages impliqués. Des trente-cinq versets que compte ce chapitre, à peu près la moitié se présente sous forme de discours directs. Il s’agit de sept discours42, situés principalement dans la première partie. La fin est nettement plus narrative et est construite sous la forme d’un sommaire assez développé (8,28-35)43. Si YHWH a fait sa part dans cette histoire de libération – il répond au cri, envoie un messager, suscite un sauveur, convainc le futur sauveur par plusieurs signes merveilleux, sélectionne les soldats, sauve lui-même –, Gédéon est à la traîne. Dès 6,13, il questionne les actions de YHWH en faveur du peuple, n’ose pas entreprendre la tâche qui lui est proposée (6,15) et cherche à être rassuré quant à ses doutes (6,36-37.39). Avant la bataille, il a peur et c’est à YHWH de lui insuffler du courage (7,9-11). Mais ensuite, YHWH ne prend plus la parole et le récit ne fait état d’aucune action de sa part. Dès lors ce qui se passe est uniquement le résultat d’initiatives humaines. Contrairement à ce que disait au départ Gédéon («où sont ses merveilles que nous ont racontées nos pères […] mais maintenant YHWH nous a abandonnés», 6,13), YHWH a accompli sa part en donnant la victoire aux fils d’Israël. Il reste maintenant à Gédéon à s’y engager. destinée à impressionner l’adversaire. Cf. J. CAZEAUX, Le refus de la guerre sainte: Josué, Juges et Ruth (LD, 174), Paris, Cerf, 1998, p. 162; BLOCK, Judges (n. 1), p. 281. 42. Identifiables aux vv. 1-3a, 5-7, 8-9, 14, 15, 18-21 et 22-25. 43. Il correspond au dernier temps du schéma-cadre du livre des Juges qui, en plus, présente dans ce récit des variations inédites dont des éléments biographiques condensés de la vie du sauveur Gédéon, tant avant qu’après la libération.
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Mais dans le long dénouement de cette histoire de libération, la difficulté à rester fidèle à l’Alliance se dévoile graduellement, d’abord chez Gédéon, puis chez les fils d’Israël. Après qu’il a demandé et obtenu des signes et après qu’il a été encouragé personnellement par YHWH, Gédéon ne le consulte pas et ne sollicite pas son aide. En effet, après que YHWH a littéralement défait l’énorme coalition étrangère44 – au total, 120 000 hommes tirant l’épée (8,10) –, comme dans l’histoire d’Éhud (Jg 3,12-30), il se retire de la scène, laissant au sauveur et aux Israélites la liberté de prendre le contrôle des événements. Ces derniers se révèlent à travers leurs paroles et celles de leurs représentants. D’abord, les fils d’Éphraïm expriment leur colère lors de la présentation des têtes d’Oreb et de Zeeb à Gédéon qui se trouve alors soumis à une forte pression et voit ses efforts mis en danger45. Le reproche des mécontents porte sur le fait qu’ils n’ont pas été appelés au combat. De fait, l’appel de Gédéon en vue de la guerre (6,34) concernait seulement les tribus de Manassé, Asher, Zabulon et Nephtali. Lors de l’appel en vue de la poursuite (7,23-24), Zabulon n’était plus convoqué et à sa place figurait Éphraïm. La raison de l’appel des Éphraïmites relevait alors du bon sens, leur situation géographique leur permettant de couper la retraite de l’ennemi au Jourdain. Toutefois, après avoir répondu positivement à Gédéon et après avoir remporté un franc succès, ils s’en prennent à lui. Celui-ci, réalisant que leur colère peut nuire à son but, évite un conflit gratuit en leur concédant une supériorité militaire46. Toutefois, s’il est vrai que Gédéon n’a fait aucun butin, alors que la tribu d’Éphraïm peut se vanter de s’être emparée des têtes de deux princes madianites, leur action militaire n’était rien d’autre que la poursuite d’un camp en désordre. Subtilement, Gédéon introduit une touche de moquerie dans les paroles qu’il adresse aux fils d’Éphraïm: «Le grappillage d’Éphraïm ne vaut-il pas mieux que la vendange d’Abiézer?». En effet, le simple fait de comparer l’importante tribu d’Éphraïm avec le clan de son père est pour le moins disproportionné. Mais les interlocuteurs de Gédéon semblent ne pas se rendre compte de l’aspect inapproprié de la comparaison. Est-il possible que la famille de Gédéon, selon lui la plus faible en Manassé (6,15), rivalise avec toute une tribu47? Soit Gédéon a menti 44. Il s’agit de Madian, Amaleq et les fils de l’Est (6,33a). 45. Si YHWH a fait en sorte que la coalition ennemie soit largement détruite (7,22), il semble qu’il reste quinze mille hommes et deux rois madianites. 46. Gédéon a manifestement hérité ce sens de la diplomatie de son père, qui lui a tout simplement sauvé la vie en exigeant que le dieu Baal se fasse lui-même justice (6,31). 47. Gédéon apaise la colère d’une tribu sœur, vu que Manassé et Éphraïm étaient les enfants de Joseph (Gn 41,51-52; 46,20).
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à YHWH – ou a fortement sous-estimé son clan –, soit il s’était alors humilié volontairement. Dans l’affaire des Éphraïmites, un détail n’est pas si innocent: Gédéon attribue leur exploit à Élohim. L’option de Gédéon pour le nom divin «Élohim», c’est-à-dire «Dieu» ou «(des) dieux», enlève à YHWH la possibilité de se faire connaître aux Éphraïmites comme l’artisan de cette victoire. De plus, dans le contexte du récit, l’identité de cet élohim est loin d’être claire. Au début de la narration, le prophète envoyé par YHWH identifie ce dernier avec Élohim, tout en signalant qu’il ne faut pas avoir peur des «élohim» de l’Amorite (6,8-10). Or, on le voit notamment au chapitre 6, le culte aux élohim des autres peuples interfère dans l’Alliance. Quand il s’adresse à ses propres hommes, Gédéon se garde de parler d’«Élohim» (au contraire du soldat ennemi de 7,14 qui parle à son compagnon), et il opte clairement pour YHWH. Ici, il ne le fait plus. Ce choix apparemment conscient, serait-il plus tard la cause du choix des fils d’Israël pour Baal-Berith comme leur élohim (8,33)? En parlant aux Éphraïmites comme il le fait, Gédéon garde jalousement son lien avec YHWH et met une barrière entre lui et le peuple. Dans le même sens, Gédéon éloigne ici YHWH par la parole, avant de le faire en acte plus tard, lorsqu’il se confectionnera son propre éphod. Enfin, l’insistance sur le «nous»48 des Éphraïmites pourrait signaler un problème d’image qui fait ressortir une sorte d’autonomisation de cette tribu par rapport à Israël. Processus signalé déjà en Jg 5, l’aliénation du projet de l’Alliance se manifestant aussi dans le manque d’unité du peuple. 2. Un sauveur assoiffé de… vengeance Les deux dialogues suivants (8,5-7.8-9) signalent une fois de plus combien l’unité d’Israël est fragile. Dans sa chasse à l’homme, Gédéon sollicite l’aide de deux villes israélites, Soukkoth et Penouël. Sa demande est brève, concise, polie et plutôt raisonnable: la réussite de son action pourrait aussi être positive pour les princes de Soukkoth car ainsi la domination des Madianites serait écartée. Dans la demande qu’il leur adresse, Gédéon fait état du besoin de ses hommes. Il les présente comme des gens «fatigués» à la poursuite de fuyards. En revanche, du point de vue des chefs de Soukkoth, il est question d’une «armée»49. La fatigue des hommes de Gédéon est confirmée 48. En Jg 8,1 (2×). D’ailleurs, dans sa réponse, Gédéon soulignera à trois reprises que la victoire a été donnée par Dieu entre «vos mains» (8,2-3). 49. Gédéon reformulera les paroles des chefs de Soukkoth, en 8,15, alors qu’il est censé les citer. Mais comment comprendre que les septante chefs de la ville (selon 8,14)
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par le narrateur au v. 4. Cette attitude arrogante des chefs de Soukkoth sera à l’origine de l’attitude punitive de Gédéon lors de son retour. En effet, contrairement à ce qui s’est passé précédemment dans le conflit avec les Éphraïmites, Gédéon promet de les punir. L’aurait-il fait aussi dans le cas d’Éphraïm si le conflit avait perduré? Difficile de trancher sur les seules données de la narration. En tout cas, le sauveur Gédéon n’hésite pas à menacer de destruction Penouël, ce qui semble contraire à sa mission. Ses paroles en 8,9 sont glaçantes car sa paix signifie la perte d’une tour en Israël50. Cette punition prévue par le sauveur ne rencontre pas l’accord ou l’acceptation de YHWH. Ce silence du récit pointe plutôt en direction d’un choix personnel51. La réaction des chefs de ces deux villes est ambiguë dans le contexte. Relève-t-elle d’une approche ségrégationniste par rapport aux fils d’Israël? S’explique-t-elle par le fait que Gédéon n’a pas convoqué ces deux villes? Est-ce parce que leurs habitants ne savent que faire avec cette troupe de trois cents hommes fatigués? En fait, si ces villes sont habitées par des fils d’Israël, soit ceux-ci ignorent, soit ils ne veulent pas tenir compte de l’appel de Gédéon, un appel venant de la part de quelqu’un qui sauve le peuple dans un contexte d’oppression étrangère. Voilà donc un sauveur qui, par sa conduite, s’éloigne de sa mission, et deux villes en Israël qui ont pris leurs distances vis-à-vis du peuple et de l’Alliance. 3. La «justice» retrouvée… Après avoir continué sa route, Gédéon et ses trois cents hommes remportent la victoire contre une armée de quinze mille hommes (8,10-12). YHWH n’est plus à l’œuvre depuis son implication directe et capitale dans l’attaque nocturne du camp ennemi en 7,22. Le lecteur n’apprend que dans un second temps le nombre des victimes des actions conjuguées de YHWH, des hommes de Gédéon et des tribus de Nephtali, Asher et Manassé. Celui-ci est vraiment spectaculaire: des cent vingt mille hommes, il n’en reste que quinze mille. Ainsi, moins d’un dixième de la coalition aient vu comme une armée les trois cents hommes de Gédéon qui n’étaient que quatre fois plus nombreux qu’eux? Manifestement, leur point de vue n’est pas exact et témoigne d’une distorsion de la réalité, à moins qu’il ne s’agisse de moquerie. Ou encore serait-ce une tentative de manipulation des chefs sur les habitants? De ce fait, Gédéon a-t-il raison de se considérer «offensé» par leur réponse? La chose n’est pas impossible. 50. Ironie du sort, le futur premier «roi» d’Israël mourra au bas d’une tour (Jg 9,5253); voir aussi T.J. SCHNEIDER, Judges (BO, 7), Collegeville, MN, Liturgical Press, 2000, p. 122. 51. Voir aussi R.G. BOLING, Judges (AB, 6A), Garden City, NY, Doubleday, 1975, p. 158; SCHNEIDER, Judges (n. 50), pp. 121-122.
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madianite a survécu. Le lecteur comprend que le reste des Madianites est encore sous le choc. Gédéon ne fera que s’emparer des deux rois fuyards et mettre en déroute le reste du camp installé à Karkor (8,10). De retour, le vainqueur extorque à un jeune homme de Soukkoth la liste des notables de sa ville (septante-sept au total52, v. 14) avant de détruire la ville. Si, en Jg 5, Débora admonestait verbalement les moins coopérants, ici, Gédéon opte sans hésiter pour une punition violente. En agissant ainsi à l’encontre des deux villes, Gédéon poursuit deux objectifs. D’abord, il se venge pour l’affront subi (v. 15: «Voici Zèvah et Çalmounna au sujet desquels vous m’avez défié»). La deuxième raison est dévoilée dans la scène de l’exécution des deux rois où l’on entend le sixième discours (8,18-21). Cette mise à mort est directement liée à l’une de leurs actions antérieures, à savoir le meurtre des frères de Gédéon53. Par l’analepse des vv. 18-19, le lecteur apprend en effet que Gédéon avait plusieurs frères54 et qu’ils ont été tués par ces deux rois sur le mont Tabor (v. 18). Ainsi, sa poursuite assidue n’était pas animée uniquement par le désir sincère de régler une fois pour toutes le problème madianite. En 8,5 déjà, Gédéon dévoile son plan aux habitants de Soukkoth: saisir les deux rois. Dans un premier temps, le lecteur peut imaginer que, suite à l’exploit des Éphraïmites et à leur contestation, le sauveur cherche à redorer son blason au sein du peuple. À ce stade du récit, son geste est inattendu puisque l’on pense qu’il passe le Jourdain dans l’espoir de rattraper les fugitifs. La répétition des deux noms (vv. 6, 7, 10) confirme que c’est bien là le but de Gédéon. D’où la question: pourquoi en veut-il spécifiquement à ces deux rois? Ce n’est qu’aux vv. 18-19 que le lecteur comprend la réelle motivation de Gédéon: venger la mort de ses frères. Ne serait-ce pas ici aussi la vraie raison de la punition démesurée des deux villes, certes réfractaires, mais appartenant néanmoins à Israël? À leur insu, les rois prisonniers servent à prouver par leur présence aux deux villes que Gédéon a eu raison de leur demander de l’aide. Il a prouvé qu’il est capable de les capturer. Une fois cela démontré, il se tourne vers eux dans ce qui ressemble à une scène de clémence royale. Sa rhétorique soignée laisse entrevoir qu’il est disposé à pardonner, mais le 52. Les seules autres références bibliques de ִשׁ ְב ִעים וְ ִשׁ ְב ָעהse trouvent en Gn 4,24 et en Esd 8,35. 53. C’est l’avis de SCHNEIDER, Judges (n. 50), p. 123. 54. SCHNEIDER, Judges (n. 50), pp. 124-126, souligne que l’expression «les fils de ma mère» – par contraste avec «fils de Yoash» de 6,29 – renvoie à une ascendance cananéenne de Gédéon, qui pourrait aussi expliquer l’autel de Baal de son père. Peut-être «le mal aux yeux de YHWH» fait-il aussi référence indirecte aux mariages mixtes (voir aussi G. RIZZI, Giudici [I libri biblici. Primo Testamento, 7], Milano, Paoline, 2012, p. 262, n. 281).
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lecteur, fraîchement informé du massacre de deux villes en Israël, n’est plus dupe quant à ses intentions. Son zèle n’était que soif de vengeance et son air d’homme prêt au pardon contraste avec sa mission de libération. Il cherche d’ailleurs à transférer son désir de tuer à son propre fils, à qui il réserve le privilège d’achever deux hommes sans défense. Devant le manque de courage de son fils qui, en fin de compte, ressemble à son père, mais à son niveau, Gédéon se chargera de priver de vie les deux rois madianites. Ces derniers vont se faire indirectement l’écho d’un jugement négatif du narrateur sur les actions de Gédéon. «Tel est l’homme, telle est sa bravoure» ne parle pas seulement du pouvoir physique ou psychique de tuer quelqu’un mais d’un mode de vie, d’un comportement. Si Gédéon s’est montré craintif devant l’armée ennemie, même en ayant été investi par l’Esprit, il venge ici ses frères comme s’il était en train d’accomplir un véritable acte de bravoure. De plus, le lecteur est sensible à l’ambivalence du langage de Gédéon: il n’hésite pas à prendre YHWH à témoin de sa sincérité et de sa magnanimité (8,19), mais se garde bien de préciser l’identité du vrai sauveur en Israël (8,3). Puisque les deux rois évoquent les frères de Gédéon comme ayant l’apparence de «fils de roi» – ce qui va à l’encontre de son humble déclaration sur la petitesse du clan d’Abiézer (6,15) –, de deux choses l’une: soit les rois prisonniers flattent Gédéon pour avoir la vie sauve55, soit l’humilité affichée en 6,15 relevait de la rhétorique. Ainsi, Gédéon et la famille de son père détiennent une certaine position sociale. Ils sont propriétaires d’un autel du Baal, possèdent au moins plusieurs serviteurs et le chef de famille est respecté et écouté dans sa ville. Après coup, le lecteur comprend les paroles de Gédéon devant les hommes d’Éphraïm (8,2) comme ayant pour rôle de mettre ce clan en valeur. Manifestement, celui-ci est très bien vu, y compris en dehors de la tribu de Manassé, ce qui explique que les Éphraïmites acceptent d’être comparés à eux sans se sentir offensés. Toutefois, la soif de vengeance de Gédéon met à mal son œuvre salvatrice en raison des options qu’elle le pousse à prendre. Qu’il tire avantage de la situation et en profite pour éliminer les deux meurtriers de ses frères n’est pas en cause ici. Ce sont plutôt les moyens auxquels il recourt pour concrétiser sa soif de vengeance qui s’avèrent problématiques56. 55. Indirectement, cela aura un impact plus tard sur les fils d’Israël: le fait de caractériser les frères de Gédéon comme étant d’apparence royale introduit au sein du peuple le sujet de la monarchie. Clairement il y a ici un enchaînement de cause à effet (voir VIALLE, Abimélek [n. 3], p. 15). 56. Voir aussi HADDOX, «The Lord Is with You, You Mighty Warrior» (n. 39), p. 84.
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Avec le recul, le lecteur se rend compte que la crise avec Éphraïm est aussi une conséquence du désir de Gédéon de capturer les deux rois. Son stratagème initial consistant à appeler les Éphraïmites à pourchasser les fugitifs n’a pas le résultat attendu. Au contraire! Ils parviennent à attraper seulement deux princes. D’où l’empressement du sauveur à continuer la poursuite. Son sens de la diplomatie est dès lors au service de son intérêt personnel. C’est pourquoi la menace qu’il profère à l’encontre des deux villes est disproportionnée. Si l’on en croit Gédéon, il aurait été prêt à laisser la vie sauve aux deux rois capturés s’ils n’avaient pas mis ses frères à mort. Il est possible qu’il joue avec les mots, comme il l’a déjà fait. Son attachement à l’Alliance n’est pas solidement assumé. Il implique YHWH dans un serment contraire au fonctionnement de l’Alliance. Sa soi-disant clémence (qui, d’ailleurs, est une des prérogatives de la monarchie) n’a aucune valeur car il n’est nullement investi par YHWH pour prendre ce type de décisions. Force est de constater que l’écart entre les paroles de Gédéon et la réalité sur le terrain est assez significatif, de même que celui que l’on a constaté entre sa mission de sauveur et son approche personnelle de la situation. Lorsque Gédéon rappelle qui étaient les victimes au Tabor, il se construit lui-même comme un personnage dramatique dont il met en avant la souffrance personnelle. Encore une nouveauté dans le cycle des sauveurs-juges. Tout se passe comme s’il voulait capturer les deux rois uniquement pour voir ce qu’ils ont à dire. Comme si Gédéon ne voulait vraiment pas les tuer, mais qu’ils l’ont forcé à le faire. Toutefois, son attitude envers les habitants de Penouël et Soukkoth démontre autre chose puisqu’il punit sévèrement ceux qui ne lui ont pas prêté secours, même après qu’il a atteint son but. En fait, «la paix» de Gédéon (voir 8,9), c’est d’enfin pouvoir mettre à mort les meurtriers de ses frères. Du coup, on comprend qu’à ses yeux, tous ceux qui aident les meurtriers sont coupables. 4. À YHWH, la gouvernance, à Gédéon… l’argent et les femmes En proposant à Gédéon de devenir leur souverain, les fils d’Israël non seulement évitent ou nient carrément l’apport essentiel de YHWH, mais ils choisissent un homme qui, peu de temps avant, s’est montré impitoyable vis-à-vis de compatriotes57. En tant que chef de facto sur le peuple, sa première décision est de promettre et d’exécuter une punition58. 57. Cette attitude n’est pas une nouveauté, car même YHWH a cherché à la prévenir lorsqu’il a opté pour un nombre limité de combattants (7,2). 58. Voir aussi SCHNEIDER, Judges (n. 50), p. 121.
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Dans sa réponse, si Gédéon rappelle correctement qui est le vrai chef des Israélites, dans les faits, aucun d’entre eux, et lui encore moins, ne semble se soumettre à YHWH. D’ailleurs, ce dernier ne se manifeste pas, restant comme à distance. Quel fossé entre le rappel des signes merveilleux de YHWH le Dieu d’Israël et sa relégation à un rôle secondaire! Le voici assigné à un simple rôle de gouverneur. Le dernier passage contenant des discours directs (8,22-25) témoigne que la délivrance obtenue est pour le moins problématique. En ce sens, un détail n’est pas dénué d’intérêt. Quand les Israélites demandent à Gédéon de «gouverner» ( )משׁלsur eux, ce dernier reprend ce mot à trois reprises dans sa très courte réponse (8,23b). Le sauveur demande ensuite la permission de «leur demander une demande» ()א ְשׁ ֲא ָלה ִמ ֶכּם ְשׁ ֵא ָלה: ֶ celle de recevoir les anneaux d’or des Ismaélites (אלים ִ )יִ ְשׁ ְמ ֵע. Afin de ramasser tout le butin, un manteau ()ה ִשּׂ ְמ ָלה ַ est alors étendu. Si, aux dires de Gédéon, leur gouverneur est YHWH, c’est lui qui n’hésite pas à se comporter comme tel. Le narrateur a souligné cette incohérence entre les paroles et les actes de Gédéon dans cette configuration sonore autour des trois consonnes du verbe משׁל. Mais le comble est que si YHWH est bien le gouverneur, il ne reçoit aucune part du butin de guerre (8,26). Par contre, Gédéon recevra mille sept cents sicles d’or59, ce qui indique indirectement l’abondance des richesses obtenues par les Israélites. Il est compréhensible que ceux-ci désirent que Gédéon domine sur eux afin de pouvoir conserver, voire multiplier ce type de butin60. La valeur de ce qui est récolté par Gédéon est extrêmement importante, mais pour chaque participant elle est peu significative: juste un anneau. YHWH n’a pas non plus droit à une part, la part cultuelle. Même le sauveur qu’il a suscité ne lui offre rien. Au lieu de construire un autel, comme cela fut le cas avant qu’il parte combattre pour Israël, Gédéon décide de faire un éphod, lequel, dira le narrateur, «sera un piège pour Gédéon et pour sa famille». Cela pousse le peuple à tomber dans la «prostitution» (וַ יִּ זְ נוּ, v. 27b), le verbe זנהdésignant clairement l’idolâtrie en Ex 34,15-16 et Dt 31,16. De plus, le mot «piège» de 8,27 résonne 59. Le texte ne précise pas que Gédéon fait son éphod avec tout cet or. Il est dit seulement qu’il en fait un avec. De plus, Gédéon aura l’honneur d’avoir les croissants et les pendentifs d’oreilles, ainsi que les vêtements de pourpre des rois de Madian. À cela s’ajoutent les colliers qui étaient au cou de leurs chameaux. 60. Le mot «cou» (8,26) rappelle finement la mère de Sisera, une femme cananéenne, qui attend du butin pour le cou de chaque fille capturée (5,30). Dans ce récit, tout comme la mère de Sisera, le lecteur n’envisage pas dans un premier temps que ces deux personnages attendent ou souhaitent une partie du butin. Ce n’est que dans un deuxième temps qu’ils dévoilent aussi leur intérêt pour le profit (voir SCHNEIDER, Judges [n. 50], p. 127).
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avec Jg 2,3 où l’ange du Seigneur établit le lien entre «piège» et «autres dieux»61. Même si après la mort de Gédéon le peuple tombe dans l’idolâtrie (8,33), il n’est pas précisé directement que c’est à cause de l’éphod. En effet, cette chute dans l’idolâtrie se poursuit inexorablement depuis trois générations. Dans le cas de ce sauveur, l’éphod constitue un moyen par lequel le peuple tombe dans la prostitution. Cette forme d’idolâtrie est nouvelle car elle est interne. Il ne s’agit pas d’une influence extérieure, mais d’une action propre à Israël. Et puisque Gédéon a posé les bases de cette faiblesse spirituelle, une fois le juge mort, Israël se forge un nouveau dieu, avec une nouvelle Alliance, celle du dieu Baal Berit (8,33). Quelle ironie du sort. Gédéon, dont le père fut propriétaire d’un autel dédicacé au dieu Baal, n’est pas un débutant dans ce type d’affaires. Comme son père, il fait preuve d’un certain attrait pour les objets religieux ou liturgiques. Cependant, l’éphod qu’il construit n’est certainement pas un vêtement liturgique. Son poids extrêmement élevé permet de penser qu’il s’agit plutôt d’une idole ou au moins d’un objet qui peut servir à une activité religieuse (voir le prêtre de Micah en Jg 17,5; 18,14.17.18.20)62. En fin de compte, le destructeur de l’autel de Baal qui avait construit un autel à YHWH à Ophra (6,24), fait un objet qui finira par détruire son héritage. Et là encore, le lecteur peut penser que, finalement, c’est Baal qui a gagné contre le destructeur de son autel (6,25-32). Une fois mort Gédéon, le peuple retourne en effet à Baal. Le lecteur ne peut manquer de se rappeler ici les paroles du père de Gédéon qui avait demandé que le dieu Baal se fasse lui-même justice. Quand le peuple choisit Baal-Berith pour élohim (8,33), tout porte à croire que le dieu Baal s’est fait lui-même justice (6,31). Plus tard, ce Baal complétera sa revanche lorsqu’Abimélek anéantira presqu’entièrement les enfants du sauveur (Jg 9). La richesse et les nombreuses femmes de Gédéon feront de lui une figure à l’allure royale, un «roi» dont la mémoire et le titre se conserveront (brièvement) dans le nom de son fils, Abimélek. Finalement, l’idolâtrie du peuple n’est que le miroir de celle de Gédéon. Le peuple ne fait que ressembler à son chef. Gédéon – et indirectement 61. Le mot «or» ne peut pas ne pas être lié à l’histoire du veau d’or d’Ex 32. Gédéon joue avec le feu. En Ex 23,33; Dt 7,16 et Jos 23,13 aussi, le rapport entre les dieux des peuples voisins et le piège que cela représente est clairement mis en avant. 62. Pour une mise au point sur les différentes interprétations de ce mot, voir D.M. GUNN, Judges (Blackwell Bible Commentaries), Oxford, Blackwell, 2005, pp. 95-120. Pour des discussions sur le sens du mot, AMIT, The Book of Judges (n. 36), pp. 260-261; VIALLE, Abimélek (n. 3), pp. 17-22.
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le peuple – ne se reconnaît plus dans l’Alliance même s’il a entendu les merveilles de YHWH (6,13). Il apparaît que le narrateur fait ressortir l’état profond d’idolâtrie qui ronge le peuple. Le sauveur n’est pas exempt de cette décadence spirituelle puisque cette fois, YHWH a choisi un homme hésitant dans la foi en l’Alliance. ÉLÉMENTS DE CONCLUSION On le voit, les prises de parole, mais aussi les silences, marquent bien le chemin parcouru par les protagonistes de cette histoire, Gédéon en particulier. Celui que YHWH interpelle comme un nouveau Moïse, bien loin de restaurer l’Alliance établie par son illustre prédécesseur, rend possible une nouvelle vague d’idolâtrie parmi les fils d’Israël. À la fin du récit, celui qui se présentait comme le membre le plus infime d’un clan insignifiant devient l’égal d’un roi – même s’il en refuse le titre, non sans une certaine hypocrisie, d’ailleurs. L’évolution des paroles qu’il prononce le montre allant d’un caractère timoré à une ambition de pouvoir en passant par une violence certaine, y compris vis-à-vis de ses «compatriotes». Jean-Louis Ska résume les choses ainsi: «Gédéon est hésitant en Jg 6, il se fie à Dieu malgré ses doutes en Jg 7 et prend des initiatives discutables en Jg 8»63. Comment spécifier le tableau dans le cadre précis de la construction des personnages par les discours qu’ils prononcent? À s’en tenir au dialogue initial entre YHWH et Gédéon, ce dernier répond en mode très mineur à l’appel, mais Moïse l’avait fait avant lui64 (Ex 3,11; 4,1.10.13) et Saül le fera ensuite (1 S 9,21). Après ses paroles initiales, Gédéon peut «faire carrière» comme Moïse ou comme Saül. De quel côté va-t-il pencher? On ne peut que constater sa dérive violente et autoritaire qui le porte à menacer, à promettre le pire… et à tenir sa promesse pour le plus grand malheur des gens de Soukkoth et de Penouël. Dans l’ensemble du récit, les paroles de Gédéon et ce que le narrateur nous dévoile des événements et de son comportement restent en déca63. J.-L. SKA, «Nos Pères nous ont raconté»: Introduction à l’analyse des récits de l’Ancien Testament (CE, 155), Paris, Cerf, 2011, p. 83, suivi par Y. MATHIEU, Narrational Texture and Narratology: Judges 6:25-32 as a Test Case, dans Theoforum 46 (2015) 53-67. 64. Pour CLAASSENS, The Character of God (n. 40), p. 59, «A number of scholars have demonstrated the similarities between the call narratives of Gideon and Moses. Like Moses, Gideon is in hiding when the prophet approaches him. Also, similar to Moses, who is tending sheep for his father-in-law, Gideon is working for his father. Both protest their inadequacy, both receive the assurance of divine aid, and both are given a sign (Klein, Judges, 51; Webb, Judges, 148; Olson, “Judges”, 707)».
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lage: celui qui se présente comme «petit» est appelé «vaillant guerrier» par l’ange de YHWH et n’est en rien considéré comme quantité négligeable par ses compatriotes qui répondent en nombre à son appel. Refusant publiquement la royauté au profit de Dieu, Gédéon jouit en finale de tous les attributs d’un roi65 – voire d’un tyran – tandis que YHWH est oublié, alors qu’il a envoyé Gédéon et donné la victoire. Ce n’est sans doute pas un hasard si aucune parole de Dieu n’est rapportée dans la dernière partie. À la tyrannie humaine répond, du moins dans un premier temps, le silence de Dieu… Université catholique de Lille Faculté de théologie 60, boulevard Vauban FR-59000 Lille France [email protected]
Catherine VIALLE
UCLouvain Faculté de théologie Grand-Place 45 BE-1348 Louvain-la-Neuve Belgique [email protected]
Marguerite ROMAN
Faculté de théologie protestante Université de Strasbourg 9, Place de l’Université FR-67084 Strasbourg Cedex France [email protected]
Constantin POGOR
65. Ses deux dernières paroles sont, à cet égard, très représentatives de son caractère dual. En 8,23, il atteint une sorte de climax dans la fidélité envers YHWH quand il déclare à tout le peuple qui le plébiscite: «Je ne gouvernerai pas sur vous, moi, et mon fils ne gouvernera pas sur vous. C’est YHWH qui doit gouverner sur vous». Sauf que ce fils qui ne doit pas régner, il l’a appelé «Mon père est roi» et que, sans transition, il demande de recevoir un butin d’or de la part de chacun, cet or représentant à la fois son ambition de richesse royale et un piège idolâtre pour tout Israël.
LES PRISES DE PAROLE PROPHÉTIQUES, LIEU DE CARACTÉRISATION DU PEUPLE ET DE DIEU INTRODUCTION Les livres prophétiques présentent deux modes particuliers de mise en scène de la parole et du discours. Les Prophètes Premiers sont essentiellement composés de récits qui mettent en scène le prophète comme porte-parole du divin et les Prophètes Seconds sont massivement composés d’oracles qui peuvent être assimilés à de longs monologues que le prophète adresse au peuple de la part du Dieu dont il se dit l’envoyé. Cet atelier explore les deux modes particuliers de prise de parole, récit et oracle, pour voir comment s’y caractérisent le Dieu qui envoie le prophète et le peuple qui lui fait face. E. DI PEDE
LES DISCOURS D’ÉLISÉE ET DU ROI DANS LA DÉLIVRANCE DE SAMARIE (2 R 6,24–7,20)
Dans le cycle d’Élisée, 2 R 6,24–7,20 a pour cadre le contexte de la guerre avec Aram: la prophétie y a donc une dimension géopolitique certaine. Ce récit prend place après une intervention du prophète qui a déjoué les plans du roi araméen pour le capturer à Dothan; il y a renvoyé libre et sans violence une troupe araméenne1. 2 R 6,24–7,20 évoque donc une seconde confrontation avec l’armée araméenne, qui mène à une crise grave: la famine atteint toute la ville à travers plusieurs péripéties tragiques. Cette contribution s’intéresse particulièrement aux discours d’Élisée et du roi, et à la manière dont ils caractérisent et formatent ces personnages.
I. UNE LECTURE DE L’ENSEMBLE 2 R 6,24–7,20 Le récit fait état d’une situation de siège devant Samarie. Après 2 R 6,8-23, et le renvoi pacifique de la troupe araméenne, le lecteur peut s’étonner de la réaction violente des Araméens venant assiéger Samarie. S’agit-il de nouveau de capturer Élisée? Ou de faire périr Samarie et Israël? Le récit ne donne pas d’indications sur les raisons de ce siège pour se focaliser sur la situation dramatique liée à la famine que vit la ville assiégée. Le récit place au centre un groupe de lépreux anonyme, témoin de la délivrance de Samarie. 2 R 6,24-31
siège de Samarie par les Araméens, et gestion royale de la famine
6,32–7,2
Élisée parmi les anciens, annonce d’une nourriture abondante pour tous, sauf pour l’officier royal
7,3-9
les lépreux témoins du miracle de Samarie et leur solidarité avec la ville
7,10-15
gestion royale du miracle et confirmation de la levée du siège
7,16-20
fin de la famine et accomplissement de la parole prophétique
1. D. NOCQUET, Samarie, haut lieu de la prophétie yahwiste (2 R 6,8-23), dans H. AUSLOOS – D. LUCIANI (éds), Temporalité et intrigue: Hommage à André Wénin (BETL, 296), Leuven, Peeters, 2018, 65-77.
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1. 2 R 6,24-31 Vv. 24-25. Le récit s’ouvre en mentionnant le siège de Samarie par l’armée du roi araméen Ben Hadad. La situation est présentée à l’aide de la formule «il y eut une famine» que l’on retrouve dans les récits patriarcaux: Gn 12,10; 26,1; 41,54; 2 S 21,1 et Rt 1,1. Cette résonnance avec l’histoire des origines rappelle dès lors que ces moments tragiques peuvent devenir des temps de retournements inattendus. Avant le dénouement de cette situation, la famine de Samarie est le cadre de plusieurs événements dramatiques. Le premier concerne l’approvisionnement de la ville et le coût exorbitant de denrées non consommables dans la vie quotidienne, que ce soit la tête d’âne2 ou la fiente de colombes3, ce qui témoigne de la crise alimentaire sévère que subit la ville4. Pour ce qui est de l’âne, c’est, selon Ex 34,19-21, un animal dont on rachète le premier-né par un mouton. Il est donc un animal impropre au sacrifice (un animal impur) et à la consommation5. Il en est de même de la fiente de colombe6: cette mention peut être mise en rapport avec les propos du chef de camp assyrien menaçant les autorités de Jérusalem lors du siège de Jérusalem, et les condamnant à manger leurs fumiers/excréments (יהם ֶ ֲח ֵר2 R 18,27 et És 36,12). L’utilisation de la même racine pour stigmatiser ces situations extrêmes, rapproche les deux événements. La situation de précarité de Samarie est encore renforcée par l’épisode paroxysmique de cannibalisme. Les vv. 26-29 rapportent en effet le cri d’une femme victime ayant commis sur son fils un acte de cannibalisme7 et en appelant au secours du roi parce qu’une autre femme a manqué à sa parole. Or, la réponse du 2. Des manuscrits de la LXX ont la leçon «50» au lieu de «80». 3. Selon le ketiv, lire « ֲח ֵרייוֹנִ יםfiente de colombes». Avec le qere: « ִדּ ְביוֹנִ יםamas desséché de colombe» de la racine « דובperte, diminution, dessèchement»? Ce terme serait moins vulgaire, P. BUIS, Le livre des Rois (Sources Bibliques), Paris, Gabalda, 1997, p. 204. 4. R. NELSON, First and Second Kings (Interpretation), Louisville, KY, John Knox, 1987, p. 188, propose de voir dans cette fiente de colombe, soit une sorte de falafel, soit un substitut de sel. 5. Voir également Ex 13,13. Selon Lv 11,3, sans être nommé, l’âne appartient à la liste des animaux impurs, car il fait partie des animaux qui ne ruminent pas et n’ont pas le sabot fendu. En Dt 28,31, au sein des malédictions, l’âne est un animal que l’on peut prendre tel le bœuf. Mais, à la différente du bœuf, l’animal pris ne reviendra pas, c’est l’outil de travail de l’Israélite qui est ainsi touché. 6. J.C. GREENFIELD, Doves’ Dung and the Price of Food: The Topoi of II Kings 6:24–7:2, dans D. GARRONE – F. ISRAEL (éds), Storia e tradizioni di Israele: Scritti in onore di J. Alberto Soggin, Brescia, Paideia, 1991, 121-126. 7. Sur l’interprétation de cet acte, G. HENS-PIAZZA, Forms of Violence and the Violence of Forms: Two Cannibal Mothers before a King (2 Kings 6:24-33), dans Journal of Feminist Studies in Religion 14/2 (1998) 91-104; S. LASINE, Jehoram and the Cannibal Mothers (2 Kings 6.24-33): Solomon’s Judgment in an Inverted World, dans JSOT 50 (1991) 27-53.
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roi, «puisque YHWH ne te sauve pas, te sauverai-je avec l’aire de battage ou le pressoir?»8, peut s’interpréter de deux manières. Elle pourrait indiquer positivement que seule la puissance divine peut intervenir en cette situation. Elle soulignerait alors la dépendance royale par rapport à une action divine attendue9. Cependant, une telle interprétation ne se justifie pas au regard des événements qui suivent. Les propos du roi ironisent plutôt sur la capacité de Dieu à intervenir et à sauver, car lui, le roi, n’a pas les moyens de provoquer une récolte. Cette interprétation est également corroborée par le discours du roi à l’endroit d’Élisée qu’il condamne à mort au v. 31. Le discours de la femme est donc d’une grande importance pour montrer l’échec de la monarchie à réguler la violence générée par la tragique situation de la famine, et elle permet de révéler un roi sans YHWH10. En effet, le cannibalisme fait partie des châtiments qu’annonce Dt 28,56-57 en cas d’infidélité à YHWH. De plus, le fait de «faire bouillir un enfant» renvoie très directement à la prise de Jérusalem par les armées babyloniennes, et à la situation désespérée dans laquelle se trouvent les Judéens après la destruction de Jérusalem (Lm 4,10). D’autres passages évoquent cette terrible réalité en des termes comparables, en Éz 5,10; Jr 19,9; Lm 2,2011. Cet épisode d’un roi confronté à une dispute vitale entre deux femmes à cause de leurs enfants, fait encore penser au jugement de Salomon en 1 R 3 où ce roi juge et rend justice à la vraie mère. Au regard de ce récit, le discours du roi de Samarie met ce dernier dans une situation de non-gouvernance, lui qui refuse de juger comme le fit Salomon12. Il apparaît ainsi comme celui qui ne fait pas droit aux victimes qui relèvent de son autorité13. La suite corrobore, 8. Convient-il de traduire avec la LXX: «À moins que le Seigneur ne te sauve, comment te sauverai-je? À moins qu’il y ait une aire de battage ou un pressoir à vin?», BUIS, Le livre des Rois (n. 3), p. 204. 9. HENS-PIAZZA, Forms of Violence (n. 7), p. 92. 10. HENS-PIAZZA, ibid., pp. 103-104, montre que le débat exégétique a perdu de vue l’importance des femmes dans cette histoire. BUIS, Le livre des Rois (n. 3), p. 205, note pour sa part que le cannibalisme est un lieu commun des situations de siège, Dt 28,56; Éz 5,10; Lm 2,20; 4,10. 11. Y-a-t-il une allusion à la situation de Samarie menacée par Aram et aux guerres intestines entre Éphraïm/Manassé et Juda, És 9,9-20 (vv. 19-20)? Cette thématique est développée en Éz 36,13-14 et en Nb 13,32 ou encore Lv 26,38. Faut-il voir dans cette tragédie une manière de faire d’Israël une nation qui mange ses enfants, en raison de son éloignement d’avec YHWH? 12. Pour une comparaison avec le jugement de Salomon, LASINE, Jehoram and the Cannibal (n. 7), pp. 27-53; HENS-PIAZZA, Forms of Violence (n. 7), pp. 93 et 103. 13. HENS-PIAZZA, Forms of Violence (n. 7), p. 101, interprète la situation des deux femmes, non comme le signe d’une dégradation morale d’Israël, mais comme une situation faisant d’elles des victimes expiatoires d’un système patriarcal. Pour une interprétation comparable, L. LAUREL, Cannibal Mothers and Me: A Mother’s Reading of 2 Kings 6.24–7.20, dans
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semble-t-il, l’inanité royale mise en scène dans ce passage. Les vv. 30-31 rapportent alors l’initiative du roi endeuillé se tenant sur la muraille14, attitude qui peut être mise en rapport avec celle d’Ézéchias portant le sac après avoir été informé des paroles de Rab Saqué en 2 R 19,1. Mais à la différence d’Ézéchias, le roi israélite ne manifeste aucune piété ni repentance. Au contraire, il décide d’éliminer Élisée en tant que responsable des événements. L’inimitié royale est encore en total contraste avec l’attitude du roi Ézéchias vis-à-vis du prophète Ésaïe, que le roi consulte pour savoir quelle attitude adopter. Le rapport du roi de Samarie au prophète Élisée est d’ailleurs en continuité avec celle du roi israélite des récits de 2 R 5 et 2 R 6,8-2315. Cette rupture entre ce roi et le prophète témoigne de son éloignement vis-à-vis de YHWH, éloignement qui va jusqu’à mettre en cause l’action même de la divinité. En 2 R 6,31, en programmant la décapitation du prophète, le roi veut mettre en évidence l’incapacité divine à intervenir dans la situation de crise dans laquelle se trouve Samarie16. Par cette étonnante attitude royale à l’encontre du prophète, cette histoire vise à montrer la déliquescence politique et religieuse de l’autorité royale israélite, incapable de juger une affaire grave à la manière de Salomon, et incapable de «sauver» en se tournant vers le prophète de YHWH, comme le feront Ézéchias et Josias en 2 R 19 et 22. Le récit décrit ainsi un roi dans un éloignement radical avec le Dieu d’Israël. 2. 2 R 6,32–7,2 2 R 6,32-33. Face au projet de son assassinat, Élisée est présenté, d’une part, dans une complicité et une forme de communion avec les anciens qui participent à sa protection17. D’autre part, le récit comme les discours d’Élisée manifestent de manière stéréotypée l’authenticité JSOT 85 (1999) 107-116. BUIS, Le livre des Rois (n. 3), p. 205, relève l’impuissance du roi. 14. Nous suivons ici la LXX de Lucien qui traduit עמדau lieu de עבר. 15. NELSON, First and Second Kings (n. 4), p. 188, met aussi en avant les contacts entre 2 R 6,8-23 et 2 R 6,24–7,20. 16. L’expression unique peut être rapprochée en partie de 1 S 16,14. Mais la terminologie est singulière, même si elle est à mettre en lien avec une théologie dtr qui présente YHWH comme celui qui livre Israël à ses ennemis, théologie illustrée de manière stéréotypée et répétitive dans le livre des Juges, Jg 6,1-6. Cependant, dans les passages dtr où le malheur est provoqué par YHWH, la situation de souffrance entraîne un recours à YHWH sous forme de cri que ce dernier entend en envoyant un «sauveur» ou un prophète. Au contraire, ici, le roi s’en prend au prophète. 17. L’épisode de la porte pour empêcher l’officier d’entrer prépare ce qui lui arrive en 2 R 7,17.
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prophétique du personnage qui anticipe l’arrivée même du messager envoyé par le roi18. Le discours d’Élisée souligne la rupture avec le roi puisqu’il le traite de «fils de ce meurtrier», ן־ה ְמ ַר ֵצּ ַ֤ח ַהזֶּ ה ֽ ַ בּ. ֶ En recourant au verbe de l’interdit du meurtre en Ex 20,13 et Dt 5,1719, le discours met en lumière l’infidélité totale du roi rompant avec les dix Paroles. L’opposition radicale d’Élisée au roi rappelle celle d’Élie à l’encontre du roi Achab après le meurtre de Naboth en 1 R 21,19-2020. Ce récit poursuit un travail d’uniformisation des deux figures prophétiques emblématiques des relations prophétiques avec la royauté du Nord. Le discours du messager du roi en 2 R 6,33 met en évidence à la fois la reconnaissance de YHWH comme responsable du malheur de Samarie et l’absence de relation du roi avec YHWH duquel il n’attend pas de délivrance. Le verbe y exprime l’attente d’une délivrance collective de la part de YHWH (És 51,5)21. Le projet d’assassiner le prophète repose donc sur le renoncement à l’intervention salutaire de YHWH. Les discours des protagonistes de ce récit mettent en évidence le fossé entre fonction royale et fonction prophétique dans la continuité des récits de 2 R 5 et 2 R 6,8-2322. 2 R 7,1-2. Dans ces versets l’oracle prophétique annonçant la disponibilité de produits de base inattendus23, abondants et peu onéreux, offerts par YHWH, contraste avec le début du récit et les sommes inconsidérées à donner pour ce qui ne se mange pas. En plus de l’abondance annoncée, le terme «fleur de farine», ס ֶֹלת, presque exclusivement utilisé dans le cadre d’une offrande sacrificielle24, indiquerait que le retour de la vie quotidienne est accompagné par une reprise de la vie cultuelle. Non seulement la famine est terminée, mais la nourriture quotidienne est assurée avec l’orge pour le pain, comme l’est aussi, avec la fleur de farine, ce qu’il faut pour la vie cultuelle. Au v. 2, cette annonce ne déclenche ni 18. BUIS, Le livre des Rois (n. 3), p. 205, relève la difficulté de l’interprétation de ce verset. Il est proposé de remplacer « ַה ַמּ ְלאְָךmessager» par « ַה ֶמּ ֶלְךroi». La LXX a gardé «messager». 19. C’est l’unique emploi de ce verbe au piel. 20. S. OTTO, Jehu, Elia und Elisa: Die Erzählung von der Jehu-Revolution und die Komposition der Elia-Elisa-Erzählungen (Beiträge zur Wissenschaft vom Alten und Neuen Testament, 152), Stuttgart, Kohlhammer, 2001, p. 205, souligne la continuité des situations entre Élie et Achab, d’une part, Élisée et Joram, d’autre part. 21. M. COGAN – H. TADMOR, II Kings: A New Translation with Introduction and Commentary (AB, 11), New York, Doubleday, 1988, p. 81. Voir aussi Ps 130,5-7; 131,3. Il y a également l’attente de la parole, Ps 119,43.49.74.81.114.147, ou de la Torah, És 42,4. 22. NOCQUET, Samarie, haut lieu de la prophétie yahwiste (n. 1), pp. 65-77. 23. Au lieu du pluriel «écoutez», la LXX a le singulier. 24. Le mot «fleur de farine»: Gn 18,6; Ex 29,2.40 et 14× en Lv, 27× en Nb. On aurait pu s’attendre à un terme plus général pour le blé, ח ָטּה. ִ
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reconnaissance ni joie25, de la part du roi et de son officier. Au contraire, elle exacerbe le doute et la moquerie chez le second quant à la capacité de YHWH d’intervenir26. L’image de la «fenêtre des cieux» peut être mise en lien avec la pluie du ciel (Gn 7,11), ou encore avec l’idée d’une nourriture céleste27. Les discours des personnages mettent de nouveau en relief l’opposition entre roi et prophète. Contre le roi, méfiant à l’endroit de YHWH, le prophète est le seul à entendre les projets divins. Lui seul garantit la continuité d’Israël. 3. 2 R 7,3-9 Au centre de cette longue histoire apparaissent de nouveaux personnages, des lépreux, qui sont ici les acteurs inattendus en tant que témoins de la réalisation de la parole prophétique. Cette mention n’est pas sans rappeler le rôle de la lèpre en 2 R 5 avec Naaman et Guéhazi. 2 R 7,3-7. Anonymes, ces personnages-relais font penser à la jeune fille et aux serviteurs anonymes de 2 R 5. Cependant, si la lèpre ne valorise pas le rôle thaumaturgique d’Élisée, elle sert à placer les lépreux dans une alternative vie/mort (vv. 3-5). Ainsi, en décidant de sortir de la ville de Samarie pour survivre ou mourir, ils deviennent témoins de la levée du siège et de la fin du blocus alimentaire: il n’y a plus personne dans le camp, rempli de tout ce qui est nécessaire à la vie de Samarie. Ils sont témoins du sauvetage miraculeux de la ville. Les versets 6-7 expliquent comment le camp araméen s’est vidé. Les phénomènes «voix des chars, des chevaux, d’une grande armée»28 provoqués par YHWH29, sont dans la continuité des interventions surnaturelles de l’épisode du siège de Dothan en 2 R 6,8-23. Ces interventions manifestent la présence protectrice de YHWH auprès de Samarie qu’il sauve une nouvelle fois de l’oppression araméenne. Cette histoire rappelle encore la bataille de Gédéon en Jg 7 dans laquelle le juge effraie et défait les Madianites avec des bruits de cor et de cruches brisées30. Contrairement à Jg 7, ici point de poursuite, 25. Au v. 2, la LXX donne ici le nom d’Élisée au lieu du titre «homme de Dieu». La formule manque dans la version syriaque. 26. Comme le roi en 2 R 6,8-23, l’officier sera témoin de l’action divine à ses dépens. 27. Ps 78,23 fait référence à la nourriture venue du ciel avec la manne. Voir également NELSON, First and Second Kings (n. 4), p. 190; voir aussi BUIS, Le livre des Rois (n. 3), p. 207, qui y voit une référence au mythe ougaritique du palais de Ba‘al où l’on ménage une fenêtre pour laisser passer la pluie sur terre. 28. L’expression ne se trouve qu’en Éz 17,17 et 37,10; Dn 11,13.25. 29. Plusieurs manuscrits ont YHWH, alors que le TM a « וַ אד ֹנָ יet le Seigneur/Maître». 30. Dans l’histoire de Gédéon, les Madianites tentent de fuir en s’entre-tuant. NELSON, First and Second Kings (n. 4), p. 190, y voit une allusion à la guerre sainte menée par YHWH, 2 S 5,24 et à l’intervention d’un bruit surnaturel.
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de carnage: YHWH a fait fuir les Araméens, et – le récit insiste – c’est «pour leur vie», v. 7b. L’armée araméenne n’est plus là, mais n’est ni défaite, ni anéantie. L’intervention surnaturelle de YHWH a pour seul but de sauver Samarie et de légitimer la grandeur de son prophète. Elle évoque encore le siège de Jérusalem, que YHWH délivrera du siège des Assyriens en 2 R 19,35-37: le récit de cette délivrance de nuit offre en effet des liens avec la fuite des Araméens. Mais la levée du siège de Samarie est bien différente de celle de Jérusalem, puisque le camp assyrien sera jonché de cadavres, alors qu’à Samarie, aucune trace de combat ou d’épidémie n’est mentionnée. Dans la bouche même des Araméens, l’intervention surnaturelle de YHWH est interprétée comme l’arrivée d’une coalition internationale dirigée contre eux: les rois de puissances étrangères, Hittites et Égyptiens, seraient venus sauver Israël. De manière étonnamment positive, le récit associe Hittites et Égyptiens, ennemis historiques, au salut divin d’Israël31. 2 R 7,8-9. Après leur surprenante découverte, les lépreux commencent par mettre fin au temps de la famine, avant de se servir largement des biens à leur disposition dans le camp: argent, or, vêtements qu’ils cachent. Leur attitude renvoie à celle de Guéhazi qui dissimule les biens qu’il a acquis auprès de Naaman en 2 R 5,35-37. Cependant, prenant conscience de leur faute, les lépreux deviennent du coup les messagers 32 d’un «jour de bonne nouvelle» (שׂרה ָ )יוֹם־בּ ְ . Ceux qui étaient à l’écart comme impurs deviennent ici des acteurs importants du salut d’Israël dont ils portent la nouvelle. En considérant leur silence et leur attente comme une faute ()עוֹן, ָ ils donnent à leur attitude une dimension religieuse, et montrent ainsi qu’ils veulent agir sous le regard de YHWH (et de la loi). Cette prise de conscience de leur faute religieuse leur impose d’informer la maison du roi. Comme en 2 R 5, plus que le roi, ce sont les personnages anonymes les plus inattendus, les moins en vue socialement, qui, de manière implicite, sont les plus respectueux de YHWH. La suite du passage illustre à nouveau ce décalage entre royauté et peuple, comme en 2 R 5 et 2 R 6,8-23.
31. La seule autre mention des «rois hittites» se trouve en 1 R 10,29 en lien avec les rois d’Aram, au moment où l’on célèbre la grandeur inégalée d’un Salomon idéalisé. Ailleurs, les Hittites comptent parmi les peuples à écarter de Canaan, selon Dt 7,1. Cette coalition semble étrange au regard de la tradition biblique, puisque les Égyptiens comptent parmi les oppresseurs des origines et que l’empire néo-hittite s’est éteint au XIIe siècle av. J.-C. Sur les difficultés historiques et leurs invraisemblances, BUIS, Le livre des Rois (n. 3), p. 207. 32. On le retrouve au moment où l’on doit annoncer à David la mort d’Absalon, 2 S 18,20-27.
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4. 2 R 7,10-15 À la porte de la ville33, les lépreux annoncent combien le camp araméen est plein de ce que l’armée en fuite y a laissé. Les lépreux sont ici les porte-parole de l’accomplissement de l’annonce faite par Élisée, comme le furent la petite jeune fille et les serviteurs de Naaman en 2 R 5. Après cette annonce, l’épisode met à nouveau en scène le roi méfiant face aux informations reçues des lépreux, suspicieux par rapport aux intentions malfaisantes des Araméens. Comme en 2 R 6,8-23 où le roi était allé faire vérifier les informations que donnait Élisée, le roi de 2 R 7,1015 et ses conseillers mettent en place une stratégie de vérification de la parole des lépreux. Le discours d’un des serviteurs du roi au v. 1334 met en jeu l’avenir même de «toute la multitude d’Israël» (ל־ה ֤מוֹן יִ ְשׂ ָר ֵאל ֲ )כּ ָכ ְ 35, qui est sur le point de s’achever. Ce qui est en jeu, ce n’est rien de moins que la survie d’Israël. Après que le récit a montré combien la parole des lépreux est fiable et combien le roi lui-même se trompe, son discours décrédibilise la royauté et ses décisions. De nouveau est mis en évidence le manque de confiance du roi qui envoie des éclaireurs pour vérifier s’il ne s’agit pas d’une manœuvre araméenne36. En même temps, ces messagers sont bien les témoins du retrait complet des Araméens devant Samarie, témoins indirects du salut divin apporté à la ville. Dans la description du retrait araméen, il n’est question que d’objets et de vêtements, non de morts37. Une retraite précipitée mais non une débâcle sanglante: YHWH n’a pas amené les Araméens à se massacrer entre eux! Comme mentionné, bien que les termes soient différents, la fuite des Araméens fait penser celle des Assyriens devant Jérusalem en 2 R 19,35-37. Ce passage où Samarie est un personnage à part entière, met en évidence l’attachement de YHWH à la capitale du Nord. Un lien que seule la prophétie d’Élisée incarne, à l’encontre du roi. 5. 2 R 7,16-20 Ces derniers versets rapportent le dénouement heureux de cette histoire. Ils confirment la parole prophétique d’Élisée et sa capacité à anticiper les 33. Nous suivons ici la LXX et la Vulgate pour le terme «porte». La version syriaque et les targums ont le pluriel. Le TM a une forme participiale: le gardien. 34. Sur les difficultés liées à ce verset, BUIS, Le livre des Rois (n. 3), p. 207. 35. L’expression se retrouve seulement en 2 S 6,19. 36. NELSON, First and Second Kings (n. 4), p. 191 insiste également sur l’inefficience du pouvoir royal. 37. Nous suivons au v. 15, de nombreux manuscrits, dont Qumran. Le TM a un infinitif niphal.
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événements en raison de sa proximité avec le divin. Voilà qui établit une identification entre parole divine et parole prophétique. Ceci est illustré par le fait que l’annonce du prix modique de la fleur de farine et de l’orge est mise dans la bouche même de YHWH en 2 R 7,16. L’écrasement, à la porte de la ville38, de l’officier sur lequel le roi se reposait signifie plus que la réalisation de la parole prophétique, elle indique déjà la chute de la royauté. Cela démontre l’inefficience du pouvoir royal au regard de la parole prophétique performative. 6. De quelques intentions de 2 R 6,24–7,20 Le motif second de la famine sert à mettre en lumière la thématique de l’accomplissement de la prophétie. Le discours royal renforce bien l’idée d’une impuissance congénitale de la royauté qui imprègne 2 R 5–7. Ces épisodes font apparaître de diverses manières combien la royauté anonyme est inefficiente, pusillanime. Elle n’est plus le lieu d’une manifestation salutaire de la part du divin. Les discours du roi et de l’officier montrent à quel point la gouvernance royale d’Israël s’est éloignée de YHWH. En contrepoint, le discours prophétique a pour rôle d’authentifier le fait que le prophète est bien le seul lieu, la seule personnification et la figure même de la présence active de la divinité en Israël. Le discours prophétique est une anticipation, une confirmation de l’action divine. Incarnant l’agir divin au milieu d’Israël, le prophète y est le seul garant de la présence divine. Le soutien divin inconditionnel à Élisée bénéficie à la ville de Samarie qui s’en trouve protégée.
II. ÉLÉMENTS POUR UNE MISE EN PERSPECTIVE HISTORIQUE DE 2 R 6,24–7,20 Il s’agit ici de s’interroger sur le contexte historique possible d’un tel texte, et de cerner quelques-uns des buts de sa mise par écrit. Sur un plan historique, la mise en scène du siège de Samarie interroge le contexte politique dans lequel un tel événement aurait pu se produire. La nomination de Ben Hadad, roi d’Aram, a conduit les commentateurs à situer cet événement à l’époque d’un conflit entre le royaume d’Aram et celui d’Israël, soit aux périodes du règne de Ben Hadad II ou de celui 38. Le verbe «fouler» est rare, il est en usage en 2 R 9,33 au moment de l’assassinat de Jézabel qui est piétinée par les chevaux de Jéhu. En És 63,3, le terme est utilisé pour le châtiment divin. Et en Dn 8,7.10 dans la vision des cornes.
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de Ben Hadad III, fils du roi Hazaël. En raison de l’absence de toute trace extrabiblique disponible, les historiens doutent de l’historicité même de l’événement que l’on ne saurait situer ni sous le règne de Yoram (853841), ni sous le règne d’Akhazias (853-852) à l’époque où Ben-Hadad est roi d’Aram39. P. Buis estime qu’il pourrait s’agir d’un conflit sous le règne de Joas entre 805-80040. De même, selon P.-É. Dion, les conflits entre Aram et Israël rapportés en 2 R 6–7, sont à situer à l’époque de Joas (798-783) qui aurait repoussé les prétentions araméennes41. Les études d’A. Berlejung vont également dans ce sens, sans faire aucune allusion à un siège de Samarie42. Les récits d’Élisée de 2 R 5–8 sont donc à comprendre comme le reflet d’une ancienne tradition rapportant la domination araméenne s’étendant sur Israël à la fin du IXe siècle ou au début du VIIIe siècle dans le cadre des menaces assyriennes. 2 R 6,24–7,20 offre donc peu d’accroche historique pour la reconstitution d’un contexte politique probable. M. Liverani met en relation le siège de Samarie avec l’épisode du cannibalisme et la vente d’enfants lors de siège de la ville du Nippur au VIIe siècle. Nergal-akh-usur, fils d’Iqisha, a dit à Ninurta-Uballit, fils de Belusat: «Prends ma fille Sullea-teshme, et garde-la en vie. Elle sera ta petite fille. Donnemoi six sicles (d’argent) pour que je puisse manger»43.
En raison de cette distance historique l’importance du récit est vraisemblablement plus symbolique et littéraire. Comme l’étude précédente l’a montré, l’un des buts de 2 R 6,24–7,20 est de faire de Samarie, dès ses commencements, le lieu d’une activité prophétique majeure avec Élisée. C’est pourquoi, dans le livre des Rois, cette histoire du siège de Samarie, prend les traits du siège de Jérusalem par les Assyriens en 701 (2 R 18–19). Ainsi que cela a été dit, les deux récits se répondent par l’usage d’un vocabulaire commun, l’importance de la figure prophétique dans sa relation au roi et la thématique de la fuite des assiégeants. Tout en faisant référence au vieux conflit israélo-araméen, ce récit montre que Samarie vaut Jérusalem par l’assistance prophétique et divine qu’elle a reçue. La prophétie de Samarie est aussi admirable que celle de Jérusalem. 39. Malgré NELSON, First and Second Kings (n. 4), p. 188. 40. BUIS, Le livre des Rois (n. 3), p. 205. 41. P.-É. DION, Les Araméens à l’âge du fer: Histoire politique et structures sociales (EB.NS, 34), Paris, Gabalda, 1997, pp. 205-207. 42. A. BERLEJUNG, Outlook Arameans Outside of Syria. Palestine, dans H. NIEHR (éd.), The Arameans in Ancient Syria (Handbook of Oriental Studies), Leiden – Boston, MA, Brill, 2014, 339-365, pp. 351-356. 43. M. LIVERANI, La Bible et l’invention de l’histoire: Histoire ancienne d’Israël (Folio.H), Paris, Gallimard, 2010, pp. 169.178.
ÉLISÉE, LE ROI ET LA DÉLIVRANCE DE SAMARIE
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Sur le plan littéraire, l’unité de 2 R 6,24–7,20 est questionnée. R. Sauerwein propose de distinguer trois moments d’écriture en s’appuyant sur des tensions repérables sur le plan thématique et par des reprises répétitives et autres doublets. Une première tension serait décelable entre la repentance du roi qui prend une attitude de deuil au v. 30, alors qu’il projette d’assassiner le prophète au v. 31, et qu’il a mis en cause l’intervention de YHWH au v. 27. Ces tensions seraient dues à un apport rédactionnel visant à mettre en évidence l’opposition entre le roi et le prophète dont il est question en 6,32b-3344 et qui se poursuit en 2 R 7,6-8b avec l’intervention miraculeuse de YHWH. Pour cette auteure, il s’agirait d’une écriture théologique qui redoublerait l’annonce prophétique de l’amélioration de la situation de Samarie en 7,3-5. Cette réécriture s’appuierait sur un vieux récit d’annonce prophétique pré-deutéronomiste45. Enfin, R. Sauerwein voit encore un ajout «moralisant» en 2 R 7,2.17-20 où l’intervention de l’officier du roi remet en cause l’intervention de YHWH, ce qui lui vaut le châtiment qu’il subira à la porte de la ville. De telles distinctions apparaissent peu convaincantes sur le plan littéraire et thématique, et sont liées à une interprétation discutable de la séparation entre une vieille annonce prophétique d’où le nom de YHWH serait absent, et une rédaction «théologique» (théologisante) introduisant la participation de YHWH au salut de Samarie. D’autres études considèrent l’ensemble 2 R 6,24–7,20 comme une relative unité littéraire, qui appartiendrait à des récits de guerre originaires du nord, et qui furent ajoutés à la composition deutéronomiste de base46. En considérant avec S. Otto la relative unité littéraire, il convient de la comprendre dans la continuité des longs récits de 2 R 5,1–6,23 qui ont pour objet l’activité prophétique dans le cadre d’une crise politique avec Aram. Il y a derrière cette histoire une tradition ancienne relative à la place d’Élisée dans la confrontation politique entre Aram et Israël, tradition fort difficile à reconstituer. Cependant, plusieurs critères linguistiques relevés, telle l’allusion nette à la destruction de Jérusalem par la référence à l’enfant que l’on fait «bouillir», laisse penser que nous avons affaire à une histoire composée tardivement, à l’époque postexilique. Une telle valorisation et la mise en parallèle avec le siège de Jérusalem en 2 R 18–19 relèvent d’une construction narrative 44. R. SAUERWEIN, Elischa: Eine redaktions- und religionsgeschichtliche Studie (BZAW, 465), Berlin – Boston, MA, De Gruyter, 2014, pp. 73-75. 45. Ibid., p. 117. 46. OTTO, Jehu, Elia und Elisa (n. 20), pp. 209-215.252 et pp. 257-259, considère l’ensemble 2 R 6,24–7,20 comme un récit de guerre appartenant à un même plan complémentaire que 1 R 20. Ce récit (2 R 6,24-30.32a.33aßb; 7,1.3-16) proviendrait de l’Israël du nord avant d’être intégré à l’ensemble de la rédaction deutéronomiste au VIe siècle av. J.-C.
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D. NOCQUET
qui vise à souligner la grandeur prophétique et théologique de Samarie depuis ses origines, malgré ses «mauvais rois». Cette représentation positive de Samarie est le fruit d’un travail éditorial de la communauté samarienne sur l’histoire deutéronomiste pendant l’époque perse. Dans le contexte des liens avec Jérusalem au Ve siècle, de tels récits valorisent de vieilles traditions prophétiques liées à la figure d’Élisée propres à l’Israël du Nord. Avec 2 R 5 et 2 R 6,8-23, une des intentions de 2 R 6,24–7,20 est de montrer «à nouveau», que Samarie est le lieu d’une authentique et puissante prophétie, personnifiée par le prophète Élisée. Lors des élaborations successives des écrits historiques à l’époque perse, l’histoire d’Élisée, en ses différents épisodes d’action surnaturelle, fut réécrite et introduite dans l’histoire deutéronomiste pour valoriser la part importante que prit la prophétie de Samarie dans l’histoire du salut d’Israël, menée par YHWH, malgré la royauté. Institut Protestant de Théologie 13, rue Louis Perrier FR-34000 Montpellier France [email protected]
Dany NOCQUET
LES PRISES DE PAROLE PROPHÉTIQUES, LIEU DE CARACTÉRISATION DU PROPHÈTE, DES GOUVERNANTS, DU PEUPLE ET DE DIEU LE CAS D’AM 7,1–8,3
Les récits dits de «vocation prophétique»1 sont essentiels pour comprendre la manière dont sont caractérisés les personnages dans un livre prophétique. C’est là, en effet, que sont généralement exposés les fondements d’un message et d’une mission particuliers. Parmi ces récits, celui qui concerne Amos présente probablement la forme la plus inattendue par rapport à la reprise d’un canevas commun identifié comme scène type2, en tout premier lieu parce qu’il arrive à la fin du livre qui le contient et non au début (comme c’est le cas en Is 6; Jr 1 et Éz 1–3). Parmi les autres éléments les plus marquants de cette originalité, on notera le fait que les visions encadrent l’ensemble plutôt que de faire partie intégrante du dialogue entre YHWH et l’homme qu’il envoie comme prophète, ainsi que l’absence d’action divine liée à la bouche de l’envoyé3. 1. En français, comme c’est le cas pour les autres langues latines, il est convenu de définir comme «récits de vocation» ces récits d’appel (formule courante pour ces mêmes récits en anglais ou allemand, par ex.) par Dieu d’un personnage biblique particulier (par ex. Ex 2,23–4,17; 1 S 3; Is 6; Jr 1; Éz 1–3). Il s’agit là d’une habitude pratique mais qui n’est peut-être pas tout à fait adaptée, d’où les guillemets utilisés ici. En effet, pour bien comprendre, il faudrait en premier lieu se départir de l’idée que l’on se fait de la «vocation», en particulier dans le milieu religieux chrétien. De plus, au niveau des textes eux-mêmes, cette désignation masque certains aspects fondamentaux tels que l’envoi ou la mission particulière qui institue l’«appelé» dans un statut de prophète. 2. Il est inutile de revenir ici sur les divers éléments du canevas. Je me permets de renvoyer pour cela à E. DI PEDE, Le prophète mis en scène: Les récits de vocation prophétique comme scène type, dans A. PASQUIER – D. MARGUERAT – A. WÉNIN (éds), L’Intrigue dans le récit biblique: Quatrième Colloque international du RRENAB, Université Laval, Québec, 29 mai – 1er juin 2008 (BETL, 237), Leuven, Peeters, 2010, 127-140, où est ébauchée l’hypothèse de lecture ici reprise et prolongée. Sur la question de la scène type on verra également R. ALTER, L’art du récit biblique, trad. P. LEBEAU – J.-P. SONNET (LR, 4), Bruxelles, Lessius, 1999 (original anglais 1981), en particulier le chap. 3, «Scènes types et conventions littéraires», pp. 68-89. Je renvoie également à la 2e édition anglaise, revue et augmentée, de cet ouvrage (The Art of Biblical Narrative, New York, Basic Books, 2011), en particulier pp. 55-56 pour une mise au point sur la question de la différence entre les études diachroniques et synchroniques sur ce type de convention. 3. La question du découpage peu courant du texte ici proposé peut être rapidement discutée. La position classique estime que seuls 7,10-17 constituent le récit de l’appel du prophète. Cette position ne fait toutefois pas l’unanimité car pour certains il ne s’agit pas d’un récit de «vocation» à proprement parler, mais d’un échange conflictuel (en ce sens, par ex. J. FERRY, Les récits de vocation prophétique, dans Estudios Bíblicos 60 [2002]
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Il n’en demeure pas moins que l’ensemble présente une cohérence certaine: le bref récit de l’expulsion du prophète du temple de Béthel, encadré par des visions qui annoncent le refus d’Adonaï de continuer encore à «passer outre» en faveur de son peuple, en effet, explique véritablement le durcissement de la position divine, essentiellement causé par l’attitude du prêtre vis-à-vis du prophète. Dans cette contribution nous essayons de voir comment les prises de parole des personnages contribuent à leur caractérisation ou confirment ce que les oracles précédents avaient déjà laissé entendre. 211-224, p. 212, voir aussi J. APPLEGATE, Narrative Patterns for the Communication of Commissioned Speech in the Prophets: A Three-Scene Model, dans G.J. BROOKE – J.-D. KAESTLI [éds], Narrativity in Biblical and Related Texts – La narrativité dans la Bible et les textes apparentés [BETL, 149], Leuven, Peeters, 2000, 69-88, p. 80 et n. 32) ou simplement une allusion à un récit de vocation (en ce sens G.M. TUCKER, Prophetic Authenticity: A Form-Critical Study of Amos 7:10-17, dans Interpretation 27 [1973] 423434, p. 430). On notera en outre que les auteurs considèrent souvent que le passage est mal placé dans le livre: en tant que récit de vocation, il devrait se trouver au début et non à la fin du livret; il vient interrompre de manière inopportune la série des cinq visions qui clôturent Am et devaient former initialement un bloc unitaire (voir par ex. R.B. COOTE, Amos among the Prophets: Composition and Theology, Philadelphia, PA, Fortress, 1981; J.A. SOGGIN, Il profeta Amos: Traduzione e commento [Studi Biblici, 61], Brescia, Paideia, 1982; TUCKER, Prophetic Authenticity). Ainsi, de nombreux auteurs soulignent le caractère «incongru» et «décalé» – selon les termes utilisés par C. LANOIR, «Deux ans avant le tremblement de terre»: Fiabilité du récit, de la figure prophétique et du livre d’Amos, dans J. DESCREUX (éd.), «Confiance c’est moi!»: Fiabilité et non-fiabilité des narrateurs bibliques. Actes du symposium du RRENAB, Lyon, 14-16 juin 2013, Lyon, Profac-théo, 2016, 51-68, p. 61 – du passage qui interrompt une logique établie plus ancienne, intentionnellement (par ex. L. ESLINGER, The Education of Amos, dans Hebrew Annual Review 11 [1987] 35-57, p. 43; S.M. PAUL, A Commentary on the Book of Amos [Hermeneia], Minneapolis, MN, Fortress, 1991, p. 238, n. 3 ou encore H. UTZSCHNEIDER, Die Amazjaerzählung [Am 7,10-17] zwischen Literatur und Historie, dans Biblische Notizen 41 [1988] 76-101, p. 84) ou non (cf. TUCKER, Prophetic Authenticity, p. 425; H.W. WOLFF, Joel and Amos: A Commentary on the Books of the Prophets Joel and Amos [Hermeneia], Philadelphia, PA, Fortress, 1977; H.G.M. WILLIAMSON, The Prophet and the Plumb-Line: A Redaction-Critical Study of Amos vii, dans A.S. VAN DER WOUDE [éd.], In Quest of the Past: Studies on Israelite Religion, Literature, and Prophetism. Papers Read at the Joint British-Dutch Old Testament Conference, Held at Elspeet, 1988 [OTS, 26], Leiden, Brill, 1990, 101-121). D’autres auteurs, tout en estimant qu’il s’agit de versets rédactionnellement secondaires (peut-être dtr), pensent qu’ils ont été placés là pour éclairer le durcissement de la position divine par rapport au peuple (par ex. Å. VIBERG, Amos 7:14: A Case of Subtle Irony, dans Tyndale Bulletin 47 [1996] 91-114, pp. 93-94; WILLIAMSON, The Prophet, pp. 113-117; J. VERMEYLEN, Du Prophète Isaïe à l’Apocalyptique: Isaïe I–XXXV, miroir d’un demi-millénaire d’expérience religieuse en Israël. Tome II [EB], Paris, Gabalda, 1978, pp. 565-567). On ne discutera pas plus avant cette question. Si, d’un point de vue diachronique, il est évident que de telles hypothèses peuvent être émises, elles ne sont guère satisfaisantes au niveau synchronique et quant au sens qui se dégage (ou peut se dégager) de la disposition actuelle du texte, quelles que soient les raisons historiques d’une telle disposition. Parmi les commentateurs tenants de l’unité et de la cohérence de l’ensemble, on verra, par ex P. BOVATI – R. MEYNET, Le livre du prophète Amos (Rhétorique biblique, 2), Paris, Cerf, 1994, pp. 291-318 et T. BULKELEY, Amos 7,1–8,3: Cohesion and Generic Dissonance, dans ZAW 121 (2009) 515-528.
PRISES DE PAROLE PROPHÉTIQUES (AM 7,1–8,3)
I. LE PROPHÈTE ET SON DIEU DANS LES 3
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PREMIÈRES VISIONS
Après une suite d’oracles qu’Amos rapporte au nom de YHWH, soit en assumant le «je» divin (par ex. 2,3b.4 passim) ou en le citant à la troisième personne (par ex. 1,2; 5,6.9 passim), de manière inattendue, au début du chapitre 7, le prophète assume son propre «je» devenant narrateur d’une série de visions dont YHWH le gratifie. Ces visions sont en lien étroit avec le sort du peuple auquel s’adressent pour l’essentiel les oracles précédents qui ont dressé un portrait singulièrement noir de lui et de son avenir à cause de son comportement dévoyé. Le comble est atteint pour YHWH qui fait part au prophète de sa ferme intention de punir Jacob/ Israël sans aucune échappatoire possible. La parole en «je», où le prophète rapporte d’abord ce que «mon seigneur YHWH» (7,1.2b.4.5.7) lui montre, puis son dialogue avec lui, viennent ouvrir une brèche, essentiellement parce que Amos y assume en particulier son rôle d’intercesseur visant à infléchir le projet divin concernant le sort du peuple, en tout cas dans les deux premières visions. Pour la première fois depuis le début du livret, le prophète raconte quelque chose de son expérience de destinataire de visions divines (cf. 1,1), levant ainsi le voile sur une partie de sa mission4 qui, dans les deux premières visions, on l’a dit, se situe essentiellement du côté de l’intercession. D’entrée de jeu, en effet, Amos-narrateur présente un YHWH incapable de tolérer encore les agissements du peuple – le lecteur peut aisément le comprendre au vu de ce qui précède –, mais également prêt à écouter ce que son envoyé lui dit lorsqu’il le pousse à renoncer au projet de châtiment, à s’en convertir (7,3.6). Amos induit ainsi chez le lecteur le sentiment d’une forte intimité entre «son seigneur» et lui-même, une intimité dans laquelle le lecteur est également introduit5. En effet, le récit qu’il fait semble ne pas être situé dans la sphère publique, comme c’est le cas pour l’ensemble des oracles précédents, étant plutôt cantonné à la sphère privée, dans une sorte d’aparté entre le prophète et son destinataire extradiégétique. Dans ces deux premières visions, on remarque une évolution qui touche à la caractérisation du prophète. Dans la première, Amos intercède pour le pardon (7,2b). Dans la deuxième, en revanche, il ne demande que la suspension de la punition (7,5; cf. Ex 9,29.33-34 et Jr 42,8). La 4. On rappellera que depuis 1,1, le prophète n’a plus été nommé et s’est entièrement effacé derrière la parole divine qu’il proclame (assumant ou non le «je» divin). Un seul cas semble ambigu quant à l’identification précise du locuteur et peut en réalité supposer un double locuteur: 5,1. 5. Les oracles qui précèdent cet «aparté» ont clairement une portée publique et sont proclamés (cf. 1,1-3) à destination première du peuple incriminé.
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E. DI PEDE
question se pose donc de savoir s’il a obtenu ou non le pardon pour le peuple suite à la vision des sauterelles. Mais peut-on mettre en doute le «cela ne sera pas» divin (7,3)? Probablement pas, signe que malgré tout la limite de ce que YHWH peut supporter est atteinte et que le prophète ne peut rien faire de plus que de chercher à mitiger la punition, bien qu’il continuera d’intercéder lors de la vision suivante, celle du feu dévorant. Cette deuxième vision semble provoquer chez le prophète une sorte de prise de conscience, celle de l’inéluctabilité du châtiment. Malgré tout, cependant, il tient son rôle d’intercesseur, s’obstinant à chercher un moyen non violent de sauver le peuple6. De son côté, demeurant à l’écoute de son envoyé, YHWH renonce encore à se manifester selon ce qu’il a déclaré. Il assume ainsi la position d’un véritable partenaire d’alliance, qui prend au sérieux cet homme qui, assumant pleinement son «je» face à lui, est capable de présenter un autre aspect des choses, un autre point de vue sur la réalité: malgré son attitude aux aspects bravaches poussant le peuple à persister dans ses agissements injustes et pervers, Jacob est trop petit pour supporter la punition divine. Le prophète atteint ainsi une deuxième fois son but dans la médiation et écarte le danger qui risque de s’abattre sur le peuple. Si, suite à l’intercession d’Amos, YHWH modifie une deuxième fois son plan, il ne renonce pas pour autant à vouloir lui faire comprendre sa propre position. Ainsi, la troisième vision (7,7-9) marque une certaine rupture par rapport aux deux précédentes7. Alors que dans les deux premières il y a une sorte de juxtaposition des paroles des deux protagonistes, ici YHWH interpelle directement Amos (cf. Jr 1,11.13) en lui posant une question qui concerne spécifiquement la vision et à laquelle il est invité à répondre. Ainsi, une relation davantage dialogale se met en place entre les deux personnages, dans laquelle YHWH se fait pédagogue, explicitant le sens de la vision énigmatique8. Car le prophète répond à la question en se bornant à nommer ce qu’il voit sans pour autant sembler comprendre. YHWH lui fournit alors – ainsi qu’au lecteur – les clés nécessaires pour comprendre et ainsi être en mesure d’interpréter cette troisième vision. Mais le prophète n’intercède plus. Le dialogue
6. Cf. BOVATI – MEYNET, Amos (n. 3), pp. 286-287 et n. 30. 7. Il en va de même pour la 4e vision (8,1-3), sur laquelle on reviendra infra. 8. LANOIR, «Deux ans» (n. 3), pp. 62-63 et BOVATI – MEYNET, Amos (n. 3), p. 295 soulignent que les visions 3 et 4 sont davantage énigmatiques que les deux premières. Dans ces deux visions, en effet, Amos «est capable d’identifier et de nommer» ce qu’il voit, sans pour autant «pouvoir comprendre ce qu[e cela] signifie. C’est dans le contraste entre ce qu’Amos voit et ce que Dieu en dit, dans l’écart linguistique même entre la parole prophétique et la parole de Dieu, qu’advient l’acte interprétatif» (ibid.).
PRISES DE PAROLE PROPHÉTIQUES (AM 7,1–8,3)
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qui s’ébauche souligne en réalité cette absence d’intercession prophétique, pourtant attendue ici, à l’instar de ce qui a lieu lors des deux visions précédentes. Alors que, dans ces premières visions, Amos intercède sans avoir été invité à dialoguer avec YHWH – en tout cas son récit ne laisse rien entrevoir de tel –, ici, il est invité à parler, mais ne dit rien de plus que ce qu’il voit, de l’étain (7,8), restant silencieux suite à l’explication punitive que YHWH lui fournit. Or, si sur base de ce qui se passe dans les deux visions précédentes, l’intercession d’Amos est attendue en vain, la question se pose de savoir si ce dernier renonce à intercéder ou si un événement extérieur imprévu l’en empêche – par exemple l’interruption inopportune du prêtre. La disposition particulière de l’ensemble du récit, en effet, donne au lecteur la nette impression que l’intervention accusatrice d’Amacya qui, pour ainsi dire, coupe l’herbe sous le pied du prophète, empêche sa prise de parole et le contraint, de fait, au silence.
II. LE
ROI, LE PRÊTRE ET LE PROPHÈTE
Enchâssé dans les visions intimes et privées, cet épisode inattendu ramène le lecteur à la sphère publique, voire politique, et va lui permettre de comprendre, on ne peut plus clairement, les raisons du châtiment d’Israël qu’il a pourtant réussi à suspendre jusqu’ici. Le montage particulier dans l’enchaînement des épisodes ramène le lecteur à un niveau d’énonciation qui rend le récit plus objectif que dans les visions: ce n’est plus Amos qui raconte sa propre expérience, témoin certainement fiable de ce qui lui arrive, mais un récit à la troisième personne à même de mettre en scène le prophète et ses détracteurs de manière objective9. C’est que le lecteur ne doit avoir aucun doute sur ce qui se passe. Ce changement de niveau d’énonciation fait que le lecteur cesse d’être l’intime d’Amos; en revanche, il est mis en position de constater comment les élites du peuple, en particulier le roi et le prêtre, se rapportent à lui. Dans ce «récit sans action où tout est projeté dans la parole», selon l’expression de Lanoir10, l’usage quasiment exclusif du discours direct fait avancer l’action et sert à caractériser à la fois le locuteur (de manière directe) et le(s) 9. On peut toutefois se demander si l’on n’est pas ici en présence d’un phénomène d’effacement énonciatif dans lequel le prophète se gomme lui-même de son énoncé pour parler de lui à la troisième personne, utilisant ainsi une stratégie rendant son récit plus objectif. Cette hypothèse (pour laquelle je remercie Sylvie Patron) me paraît très pertinente pour comprendre les différents niveaux d’énonciation mis en place ici, comme dans le reste du livret. Elle mériterait donc d’être analysée dans l’ensemble du livre d’Amos. 10. LANOIR, «Deux ans» (n. 3), p. 57, voir aussi BOVATI – MEYNET, Amos (n. 3), p. 307.
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E. DI PEDE
personnage(s) dont il parle (de manière indirecte). Se confirment ainsi les rapports conflictuels entre les trois instances clés de la vie du peuple: le roi, ici Jéroboam, le prêtre, ici Amacya et le prophète lui-même. 1. Amacya dit au roi (7,10-11) Le premier personnage à prendre la parole est Amacya, le prêtre de Béthel. Il adresse au souverain une accusation en bonne et due forme à l’encontre d’Amos: Et Amacya, prêtre de Béthel, envoya vers Jéroboam, roi d’Israël, disant: «Amos a conspiré contre toi au sein de la maison d’Israël et le pays n’est pas (plus) capable de contenir (supporter) toutes ses paroles. Car ainsi a dit Amos: “Par l’épée mourra Jéroboam et Israël sera déporté, déporté de sur sa terre”».
Aux yeux du prêtre de Béthel, cet Amos est un danger public: activiste et conspirateur, sa parole peut causer des troubles sociaux importants11. On aura remarqué qu’Amacya ne demande rien au roi. Mais la tournure de ses paroles mettant l’accent sur le sort du souverain vise certainement à le faire réagir négativement et à l’amener à éliminer cet homme. Face à cette accusation, le roi reste cependant muet et sans réaction apparente. Dans ce message qu’il envoie à Jéroboam, et contrairement à ce qu’il fera en s’adressant directement à Amos, Amacya ne qualifie ce dernier d’aucun titre, pas plus qu’il ne fait mention de YHWH. Il se limite à charger Amos, dont la parole contre le roi serait le fruit d’une initiative politique personnelle12. Le prêtre présente ainsi le prophète comme un individu dont l’unique but est d’affaiblir le roi «au sein de la maison d’Israël» (v. 10b): c’est ni plus ni moins un agitateur politique qui menace le roi de mort et d’exil (v. 11). À ce titre, on peut comprendre qu’Amacya, même s’il n’en exprime pas le souhait, désire voir cet homme arrêté rapidement, d’autant plus que le peuple ne peut plus le supporter (v. 10b). Ces paroles font écho à celles de YHWH dont Amos fait état au verset 9 et dont on a dit plus haut qu’elles étaient plutôt rapportées dans la sphère privée. Mais elles n’ont pas du tout la même teneur. Dès lors, si le lecteur 11. «Amos has “conspired” […] against Jeroboam, and his preaching is potentially a source of considerable social unrest (v. 10b)», écrit P.R. NOBLE, Amos and Amaziah in Context: Synchronic and Diachronic Approaches to Amos 7–8, dans Catholic Biblical Quarterly 60 (1998) 423-439, p. 429. En ce sens aussi BOVATI – MEYNET, Amos (n. 3), p. 308. 12. Les commentateurs soulignent volontiers ce point. Voir, par ex. NOBLE, Amos and Amaziah (n. 11); J.L. MAYS, Amos: A Commentary (OTL), London, SCM, 1969, en particulier p. 136; R.E. CLEMENTS, Amos and the Politics of Israel, dans D. GARRONE – F. ISRAEL (éds), Storia e tradizioni di Israele: Scritti in onore di J. Alberto Soggin, Brescia, Paideia, 1991, 49-64.
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fait évidemment le lien entre les deux, il comprend immédiatement que les paroles divines sont détournées de leur but premier. Il peut également se demander où et quand Amacya a entendu Amos tenir de tels propos. En réalité, le prêtre de Béthel semble proposer ici sa propre synthèse de la parole publique d’Amos, une sorte de condensé de sa prédication dont il ne retient que ce qui l’arrange, dans le but de présenter à Jéroboam le portrait d’un «traître» duquel le roi ne pourra que décider l’élimination. Car si l’écho avec la dernière parole de YHWH dans la troisième vision est évident, le lecteur se souviendra aussi du chapitre 5, en particulier les versets 5 et 21-27 où un lien explicite est établi entre le dévoiement du culte et des sanctuaires et l’exil du peuple. Dès lors, reprenant à son compte certaines des accusations d’Amos, mais en les arrangeant ici et en les déformant à l’intention du roi, le prêtre vise à détourner de luimême et de tout le clergé la responsabilité de l’exil annoncé et donc aussi à éloigner tout danger lié à cette responsabilité. Car le premier qui pourrait prendre des mesures en entendant la véritable teneur de l’accusation, c’est bien sûr le roi, qui pourrait imposer à Amacya et à ses acolytes un choix clair entre la conversion ou l’exil, et cela, afin de protéger le peuple13. S’il en est ainsi, les paroles qu’Amacya rapporte au roi font émerger le côté manipulateur du personnage, un élément qui réapparaîtra plus loin, lorsqu’il s’adressera directement au prophète pour le chasser du sanctuaire royal de Béthel (v. 13). Présentant le prophète comme il le fait, le prêtre s’arroge du pouvoir et tente d’entraîner le roi dans son jeu. Ne faisant aucune allusion au statut de prophète d’Amos ni à YHWH au nom de qui il parle, Amacya ramène toute l’affaire au plan horizontal des relations humaines et des choix politiques14. Son vocabulaire illustre sa façon de remplacer la souveraineté divine par le pouvoir royal15, tout en mettant en place les éléments d’une ironie qui va bientôt se retourner à ses dépens. Face à cette parole, on l’a dit, le roi reste étrangement muet, sans réaction. En tout cas, le récit ne rapporte aucune parole ou mouvement du souverain, enchaînant sur une autre parole du prêtre, adressée cette fois à Amos. Est-ce parce que le roi ne dit rien qu’Amacya reprend la main en interpellant le prophète directement? Rien ne permet de le dire, mais le silence du récit autour de l’attitude du roi surprend et interroge. 13. Ce sort sera effectivement promis à Amacya plus avant, dans l’oracle qu’Amos lui adressera personnellement (7,17). 14. Cf. MAYS, Amos (n. 12), p. 136 repris par NOBLE, Amos and Amaziah (n. 11), p. 428. En ce sens, voir aussi CLEMENTS, Amos and the Politics (n. 12), p. 60. 15. Cf. A. NEHER, Amos: Contribution à l’étude du prophétisme, Paris, Vrin, 1950, p. 20.
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Le lecteur ne peut qu’émettre des conjectures sur sa réaction. Quoi qu’il en soit, cette manière de procéder dans le récit fait davantage peser sur le prêtre la responsabilité de ce qui est en train de se jouer16, faisant du roi son complice passif, mais pas moins coupable pour autant, même si c’est de sa propre initiative qu’Amacya semble poursuivre le conflit avec le prophète (v. 12). 2. Amacya dit au prophète (7,12-13) Et Amacya dit à Amos: «Visionnaire, va, fuis pour toi vers le pays de Juda et mange là-bas ton pain et là-bas prophétise, et à Béth-El ne continue plus de prophétiser, car sanctuaire de roi ceci et maison de royaume ceci».
Amacya interpelle directement Amos en le qualifiant de «visionnaire» et le renvoyant prophétiser dans son pays d’origine. Cette désignation peut être comprise comme un synonyme de «prophète» (cf. 2 S 24,11; voir aussi Is 1,1; 2,1)17, d’autant plus qu’Amacya opère un lien entre le terme «visionnaire» et le verbe «prophétiser». Cela permet de comprendre que le prêtre vise une réalité assez précise à laquelle il associe Amos: celle du prophète fonctionnaire au service du culte et du pouvoir royal, dont la fonction est le gagne-pain18. Mais au-delà de cette représentation qu’Amacya donne ainsi du prophétisme, sur quel ton s’adresse-t-il au prophète? La réponse à cette question n’est pas sans incidence sur la caractérisation du personnage qui parle ainsi. Le ton est-il celui du mépris19, de l’injure20, de la colère, du sarcasme, de la polémique21? Ou est-ce le ton bonhomme d’un «ami qui 16. Selon BOVATI – MEYNET, Amos (n. 3), p. 308, Jéroboam «est apparemment un personnage effacé, puisqu’il n’apparaît jamais lui-même. Et pourtant c’est le personnage central de toute l’histoire: il est le premier accusé par les paroles d’Amos (7,9-11), il est le premier intéressé à une éventuelle conspiration (10), il est le seul qui puisse prendre une décision d’ordre judiciaire, en la fondant sur sa propre autorité de souverain (12-13)». Il est aussi, selon ces auteurs, celui qui détient le pouvoir dans cette affaire, raison pour laquelle il est à l’origine de l’action d’Amacya. La narration ne me semble toutefois pas aller dans ce sens, en tout cas pas de manière immédiate. 17. Cette proximité des termes fait dire à certains que ראהet נביאsont synonymes ou en tout cas qu’ils désignent équivalemment un prophète, cf. L. RAMLOT, Prophétisme, dans Dictionnaire de la Bible. Supplément 8 (1972) 811-1222, en particulier col. 924-926. Mais ces deux termes pourraient n’être synonymes que dans le chef d’Amacya, comme souligne VIBERG, Amos 7:14 (n. 3), p. 102. 18. Cf. VIBERG, Amos 7:14 (n. 3), p. 102. 19. Cf. K. MARTI, Das Dodekapropheton erklärt, Tübingen, Mohr, 1904, p. 212, cité par BOVATI – MEYNET, Amos (n. 3), p. 299, n. 17. 20. Pour NEHER, Amos (n. 15), c’est «peut-être une insulte», p. 22. 21. Cf. BOVATI – MEYNET, Amos (n. 3), p. 299, n. 17 qui appuient cela sur le fait que le terme «voyant» «dénote le plus souvent un service lié à la personne du roi (voir 2 S 24,11; 1 Ch 21,9; 25,5; 29,29; 2 Ch 9,29; 19,2; 29,25; 35,15)».
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lui veut du bien» voire celui d’une reconnaissance du prophète22? Chacune de ces possibilités induit un sens différent pour la parole adressée à Amos. On le voit, dans un cas comme celui-ci, le ton des mots prononcés n’est pas anodin et peut déterminer l’interprétation du passage, en particulier en lien avec la caractérisation du prêtre et du roi qui pourrait rester volontairement en retrait. Autrement dit: le roi et le prêtre agissent-ils de concert pour éloigner Amos, le premier restant dans l’ombre du second? Le prêtre agit-il seul pour écarter celui dont le discours est à même non seulement de mettre à mal la politique du souverain mais aussi ses propres agissements et la part de pouvoir qu’il détient? Ou encore, Amacya, tout en ne voulant pas se mettre en porte-à-faux avec le roi qu’il sert (cf. v. 13b: «ce sanctuaire est un sanctuaire royal»), cherche-t-il à mettre à l’abri cet homme dérangeant? Il semble bien que cette troisième possibilité soit à exclure, au vu de son incompatibilité avec la parole qu’il vient d’adresser au roi. Cela dit, s’il fallait la prendre en considération en imaginant qu’Amacya emploie le ton de quelqu’un qui donne un bon conseil et insinue ainsi qu’il ne peut plus protéger Amos du roi à cause de la parole qu’il proclame en plein sanctuaire royal, c’est son hypocrisie qui se dévoilerait ainsi. Les deux premières hypothèses semblent davantage plausibles narrativement si l’on compare la teneur des paroles d’Amacya en 10-11 et 12-13. Quoi qu’il en soit de la réaction du roi, Amacya signifie à Amos son «ordre d’expulsion du territoire d’Israël»23, lui qu’il accuse d’une certaine manière de profiter de l’hospitalité de Béthel24. Ce qui intéresse Amacya au premier chef c’est qu’Amos s’en retourne chez lui gagner son pain, autrement dit qu’il arrête de prophétiser à Béthel25. Qu’il parle ailleurs, en particulier en Juda, n’est apparemment pas son problème et cela, quoi qu’il en soit de la légitimité des oracles dont il est porteur. Car on l’a dit, Amacya lie dans son discours le «métier» de prophète à la recherche du profit. 22. En réalité cette dernière possibilité est la moins probable vu que la parole est tronquée ou manipulée et qu’Amacya accuse ouvertement le «voyant» de complot. 23. BOVATI – MEYNET, Amos (n. 3), p. 309. Ils notent également que, dans le cas où les mots d’Amacya exécuteraient une sentence, ils le font dans des termes assez vagues. 24. Cf. BOVATI – MEYNET, Amos (n. 3), p. 309. 25. Selon NOBLE, Amos and Amaziah (n. 11), p. 429, il y a deux aspects dans cet ordre donné à Amos, l’un plutôt positif, l’autre négatif: «Positively, Amos is to flee to “the land of Judah” […]. Negatively, Amos is never again to prophesy at Bethel. […] Amos may prophesy if he must (Amaziah does not try to forbid him that), provided that he does so in Judah rather than at Bethel. For Amaziah, getting Amos out of the country is a perfectly adequate solution to the problem, given the political terms in which he perceives it». Selon TUCKER, Prophetic Authenticity (n. 3), p. 428, il s’agit pour Amacya d’une question de juridiction: «In the report to Jeroboam, Amaziah had accused Amos of unlawful activities, but when he addresses Amos he speaks in terms of jurisdiction: You are not allowed to speak here».
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Or, l’enrichissement, voire le lucre, dans le cadre de l’activité prophétique est un trait caractéristique des faux prophètes (cf. Mi 3,5.11). Pour Amacya, Amos est certainement l’un d’eux puisqu’il parle contre le roi, qui plus est, dans un sanctuaire qui lui appartient. La parole d’Amacya est d’une logique implacable: dans un tel lieu, selon lui, Amos n’a d’autre choix que d’appuyer le roi dans ses choix et dans sa politique. S’il ne le fait pas et le critique, c’est un faux prophète qui n’est pas digne de rester au service de la couronne et doit donc s’en aller. Amacya dévoile ainsi qui il sert vraiment à Béthel, la «maison de Dieu»: non pas YHWH qu’il a effacé de son discours, mais Jéroboam et probablement plus encore lui-même et son propre pouvoir. Que le prêtre soit conscient ou non du glissement qui s’opère dans sa parole, le temple devient pour lui le lieu de la légitimation et de la sacralisation du pouvoir du roi et de sa politique, au service desquels le sacerdoce et le culte se doivent d’être. On aura remarqué, en particulier au verset 13, la forte ironie verbale aux dépens d’Amacya lui-même, ce qui rejaillit sur ce qu’il a envoyé dire au roi aux versets 10-11. Ce dont il accuse Amos c’est de prononcer une parole contre le roi, raison pour laquelle, selon lui, il ne peut prophétiser dans le sanctuaire du Roi. Évidemment, il est clair que le roi auquel Amacya fait allusion c’est Jéroboam. Mais en s’exprimant de la sorte, il se dénonce lui-même: il affirme à ses dépens que le détournement du sanctuaire dont il est le témoin ne peut plaire au Roi, puisque sa «maison» est devenue le lieu de la sacralisation d’un pouvoir perverti (cf. 2,6-8; 3,9-10; 5,21-24; 6,1-11). Il y a donc bien un traître, quelqu’un qui met à mal l’avenir du peuple et de la maison royale; mais contrairement à ce que le prêtre croit, ce traître n’est pas Amos mais lui-même, qu’il faudra effectivement éloigner du sanctuaire (cf. 7,17). Parlant comme il le fait, Amacya dévoile ses intérêts véritables: lui-même et sa façon d’exercer son sacerdoce, qu’il compte bien poursuivre. Mais pour cela il doit chasser le gêneur humain, à qui il impute la paternité exclusive de la parole qui dérange, tout en gommant de son horizon le Roi véritable, garant de la justice pour les faibles, celui qu’Amos appelle pour qu’il intervienne puisque ni le roi ni les prêtres ne font plus respecter le droit (4,6-12). 3. Amos répond au prêtre (7,14-17) Loin de se laisser réduire au silence, le «visionnaire» réplique au prêtre en deux temps26: d’abord, il répond avec ses propres mots (vv. 14-15), 26. En ce sens aussi TUCKER, Prophetic Authenticity (n. 3), p. 428.
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puis avec ceux de YHWH, pour adresser à Amacya et à sa famille un oracle de malheur. Et Amos répondit et dit à Amacya: «Je ne suis pas prophète ni fils de prophète, je suis bouvier et cultivateur de sycomores. Et YHWH m’a pris de derrière le bétail et YHWH m’a dit: “Va, prophétise à mon peuple Israël”. Et maintenant écoute la parole de YHWH: “Toi, tu dis: ‘Tu ne prophétiseras pas sur/contre Israël et tu ne baveras pas sur/contre la maison d’Isaac’”. C’est pourquoi, ainsi dit YHWH: “Ta femme dans la ville se prostituera et tes fils et tes filles par l’épée tomberont et ta terre sera partagée au cordeau, et toi, sur une terre impure tu mourras et Israël sera déporté, déporté, de sur sa terre”».
Amos réplique en reprenant un terme qui fait écho à la parole d’Amacya: «prophète», et il se l’applique négativement, dans le même sens que lui donnait le prêtre. La tournure de sa phrase est quelque peu énigmatique bien que cela soit souvent gommé en traduction27. Littéralement on peut rendre sa phrase nominale de cette façon: «Pas prophète, moi et pas fils de prophète, moi. Car pasteur, moi et planteur de sycomores» (v. 14)28. Par une double phrase parallèle Amos oppose ainsi de manière directe sa réalité à celle qu’Amacya vient de présenter. En premier lieu il affirme qu’il n’a pas besoin d’être «prophète» pour vivre car il a un métier: il est pasteur et cultivateur. S’il est à Béthel comme prophète, c’est parce qu’il en a reçu l’ordre irrésistible de YHWH (cf. v. 15, voir 3,8). Par ailleurs, il suggère que s’il exerce maintenant cette tâche particulière, il ne le fait certainement pas à la manière dont Amacya le conçoit. On pourrait paraphraser sa réponse comme ceci: «Je n’ai pas besoin d’être prophète pour vivre, et je ne le suis pas parce que mon père l’était – sous-entendu: contrairement à toi qui est prêtre parce que cette fonction est héréditaire. Je suis prophète parce que YHWH m’en a donné l’ordre. De plus, si je le suis, ce n’est pas au sens que tu crois, car je ne suis pas au service du pouvoir en place!»29. En parlant de la sorte, «Amos additionne et met en tension deux qualifications, une qualification basse [bouvier et planteur] et une qualification haute»30, représentée par la mission que YHWH lui a confiée (v. 15). 27. On pourrait s’interroger ici aussi sur le ton de la réponse d’Amos qui peut avoir, comme c’était le cas pour l’accusation d’Amaya (vv. 12-13), une ou des implications sur la caractérisation du personnage. 28. Cette parole d’Amos est à l’origine de nombreux débats exégétiques, qu’il est impossible de résumer ici. Pour un status quaestionis détaillé, je renvoie à VIBERG, Amos 7:14 (n. 3), pp. 99-107. 29. Il s’agirait en quelque sorte d’une «déclaration d’indépendance», comme le soulignent BOVATI – MEYNET, Amos (n. 3), p. 300. 30. LANOIR, «Deux ans» (n. 3), p. 56.
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Le contraste entre les deux appellations ménage peut-être un effet d’ironie supplémentaire, opposant ce qu’il dit être à ce que YHWH l’a appelé à devenir31. Cette ironie se joue encore une fois aux dépens d’Amacya à qui Amos fait remarquer qu’il lui donne beaucoup plus d’importance qu’il n’en a en réalité, lui, un simple bouvier et cultivateur. En même temps, il attire l’attention sur sa mission, à laquelle le prêtre veut mettre un terme, et sur celui qui la lui a confiée, YHWH, qu’Amacya efface de son horizon. Ramenant ainsi YHWH sur le devant de la scène, il redirige l’attention de sa personne (ce que faisait le prêtre) vers YHWH lui-même et sa mission prophétique. Amos répond ainsi à Amacya en reformulant l’accusation qu’il vient de lui adresser pour la corriger (v. 12, dans les paroles d’Amacya: «Voyant, VA, […] vers le pays de Juda […] et là-bas prophétise»; v. 15, dans les paroles d’Amos: «YHWH me dit: “VA, prophétise à mon peuple Israël”») sans pour autant avoir l’air d’y toucher. De cette manière, il montre clairement qu’Amacya s’oppose frontalement à la volonté de YHWH qui l’envoie et légitime sa mission. Devenant encore une fois narrateur de sa propre expérience, par une analepse qui renvoie le prêtre – et le lecteur avec lui – au moment de son investiture comme prophète, Amos montre que si c’est le fait de «prophétiser» qui pose problème à Amacya, c’est bien YHWH qui lui en a donné l’ordre. Un ordre qui concerne «mon peuple Israël», c’est-à-dire le peuple de l’alliance qu’Amacya cherche en réalité de couper de son Dieu. C’est pour parler à Israël qu’Amos est à Béthel (v. 13) et non en Juda («là-bas», v. 12): les deux ordres reçus par Amos celui de YHWH – auquel il obéit – et celui d’Amacya – auquel il s’oppose – sont bel et bien contradictoires. Amos suggère ensuite que cet ordre lui a imposé un changement de vie radical, le tirant de derrière son troupeau pour aller prophétiser à Israël et à la maison d’Isaac; ce n’est donc probablement pas de gaîté de cœur qu’il a répondu à cet appel, encore moins pour gagner sa vie. Contrairement à ce que lui reproche implicitement le prêtre, Amos ne prophétise pas pour vivre, mais parce qu’il est porteur d’une parole qui vient de YHWH. Et si cette parole qu’il doit annoncer peut sembler dure, le livret dans son ensemble et ce passage en particulier montrent que ce n’est pas en chassant le prophète que le danger pourra être écarté. Au 31. VIBERG, Amos 7:14 (n. 3), p. 107 propose également de lire la réponse d’Amos comme ironique: «The next alternative in our search for a satisfying interpretation of Amos 7:14 is that Amos is not saying what appears at first glance to be his meaning. If Amos did not actually mean what he appears to be saying, the best alternative is to see the statement as an example of irony, since the pejorative aspect of irony is eminently suitable in the dispute with Amaziah».
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contraire, la volonté de réduire au silence la parole prophétique va devenir une circonstance aggravante pour Amacya, comme le souligne l’oracle de malheur qui lui est personnellement adressé (v. 17). Cet oracle est introduit solennellement (v. 16a: «Et maintenant écoute la parole de YHWH»), ce qui souligne l’importance de la parole qui suit. Deux éléments doivent être notés d’emblée. Le premier concerne le fait qu’Amos ne s’adresse pas à son interlocuteur en le nommant, mais simplement par un appel à l’écoute à la deuxième personne. Cela peut être l’indice d’une certaine familiarité entre les deux hommes, à moins que cela ne suggère déjà une sorte de disqualification d’Amacya dont le titre ne sera jamais cité. Ces deux lectures ne s’excluent pas, il me semble. La suite, du reste, peut les appuyer l’une et l’autre car le «tu» désignant Amacya est répété – c’est le deuxième élément à noter – dans la reprise d’une phrase de ce dernier qui introduit un moment de retard entre cette introduction et l’oracle lui-même. On pourrait qualifier cette parole d’Amacya de «doublement rapportée», puisqu’Amos la cite en la mettant dans la bouche de YHWH: «Toi [Amacya], tu dis: “Tu [Amos] ne prophétiseras pas contre Israël et tu [Amos] ne baveras pas contre la maison d’Isaac”». Quel est le point de vue rapporté de cette citation? Celui de YHWH, celui du prophète ou encore celui des deux? En tout cas, elle induit du mépris à la fois vis-à-vis de l’accusateur et de l’accusé. Elle exprime, si cela était nécessaire, les raisons de l’oracle qui suit immédiatement: le prêtre s’est opposé à YHWH et a tenté de réduire le prophète au silence. La punition annoncée le touche ainsi au cœur même de sa fonction sacerdotale – jamais nommée dans l’oracle – et colle à la faute commise: il a tenté d’empêcher le prophète de parler, il va donc être empêché d’exercer son sacerdoce par une sorte de désacralisation, voire de profanation: «il sera contaminé par une femme prostituée et par une terre impure. […] Et parce qu’il a revendiqué comme propriété de Jéroboam le sanctuaire et tout le territoire d’Israël, le voici frappé – lui qui est le symbole de tous ceux qui exercent le pouvoir – dans tout ce qu’il a: sa femme, ses fils, sa terre»32. Ainsi, lui qui renvoyait le prophète est maintenant promis à la déportation, tout comme Israël dont l’exil est confirmé en finale de l’oracle, conformément à ce qu’Amacya faisait dire à Amos (v. 17b, cf. v. 11b). Au final, le prêtre est complétement disqualifié, si pas aux yeux d’éventuels témoins de la scène à Béthel33 en tout cas aux yeux du lecteur. Car 32. BOVATI – MEYNET, Amos (n. 3), p. 311. 33. Le récit ne dit pas que l’oracle pour Amacya est proclamé en public, mais le récit semble supposer que le tout se passe au sanctuaire de Béthel et que l’oracle des vv. 16-17
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Amacya disparaît du récit, radicalement, «anéanti dans la destruction»34 causée par sa propre parole: les mots par lesquels il dénonçait la parole d’Amos comme conspiration (v. 11) se retournent contre lui et deviennent un oracle dans la bouche du prophète parlant au nom de YHWH (v. 17)35. Ainsi, avant le retour à la vision, c’est donc le Roi véritable qui, par le biais de son prophète, prend la décision que Jéroboam n’avait pas prise: éloigner le prêtre dévoyé en l’exilant. Amos, pour sa part, semble ne pas quitter Béthel. En tout cas rien n’est explicitement dit sur ce point. À moins que, encore une fois, le montage particulier de l’ensemble ne donne quelques indices.
III. DIEU
ET LE PROPHÈTE DANS LA
4E
VISION
Un blanc narratif empêche donc de savoir si Amos quitte ou non le sanctuaire après avoir répondu à Amacya. Mais la quatrième vision qui vient clore l’ensemble du récit dit «de vocation» de ce prophète semble suggérer qu’il y est resté; de plus, elle confirme Amos dans sa fonction de voyant (8,2). Cette quatrième vision est très claire, bien plus que la troisième qui précédait la dispute, car elle met l’accent sur la fin de la saison d’été, figure de la fin du peuple (cf. 2,13) dont l’aboutissement est un silence de mort (8,3b) où plus personne n’a de mots, pas même le prophète. Car le היכל, qui signifie à la fois «temple» et «palais» (8,3), devient un lieu de désolation et de gémissements. Encore une fois, le châtiment est adéquat pour ceux-là – prêtres et gouvernants – qui ont mené le peuple à sa perte, et il confirme l’annonce de destruction faite à la fin de la troisième vision (7,9). Ainsi, si avant l’intervention d’Amacya le prophète avait encore une petite marge de manœuvre pour tenter d’arrêter YHWH dans son projet de punition (cf. 7,2b.5b) ou de le modifier, maintenant il n’en est plus rien. Car le prêtre, par ses paroles qui n’ont rien cherché d’autre qu’à faire taire le prophète et YHWH avec lui, n’a fait qu’empirer les choses; ne restent donc que le silence et la mort. La compréhension que le lecteur a de l’évolution tragique du plan divin se trouve dès lors confirmée et il comprend pourquoi plus aucune intercession n’est possible.
fait directement suite aux vv. 14-15, ce qui suppose que cela se passe publiquement. 34. LANOIR, «Deux ans» (n. 3), p. 56. 35. Cf. ibid., p. 58.
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IV. EN
GUISE DE CONCLUSION:
ET
249
LE PEUPLE?
Le peuple est étrangement silencieux dans cette affaire. Cela souligne à n’en pas douter que certaines décisions ne se prennent pas à son niveau et qu’il n’a probablement rien à dire lorsqu’il s’agit de l’État et de sa politique, en ce y compris l’écoute et l’accomplissement de la parole divine proclamée par un prophète. Ce sont les gouvernants qui prennent ces décisions, que ce soit le roi (dont le rôle, on y a fait allusion, est ambigu dans cet épisode) ou le prêtre qui prend les choses en main se positionnant comme véritable maître du jeu et montrant ainsi où se situent ses véritables intérêts et priorités. Le détournement des institutions par le prêtre (et le roi, qu’il soit activement complice ou non) débouche sur l’injustice qu’ont dénoncée les oracles occupant le livret avant ce récit. Face à cette situation, la décision divine est logique et l’intercession du prophète ne peut que la suspendre un temps. Car les dires du prêtre viennent confirmer la perversité de la situation, jouent le rôle de circonstance aggravante et donnent une clé de compréhension au prophète et au lecteur. Ainsi, paradoxalement, ne reste plus au final que le silence (cf. 8,3). D’abord signe de sagesse et d’intelligence (cf. 5,13), il devient le signe du deuil qui laisse muet, pantois. Il confirme ici ce qui avait été annoncé en 6,10: plus personne ne peut invoquer le nom divin car il ne reste que des cadavres; c’est l’effet des paroles de ce prêtre, emblème de tous ceux qui ne sont plus au service du Roi mais de leurs propres intérêts. Car en agissant comme il agit et en parlant comme il parle, il détourne les institutions – et le sanctuaire en particulier – de leur but premier: la justice et la rencontre d’alliance entre le peuple et YHWH. C’est alors au cœur du silence que le cri dénonçant l’injustice pourra retentir à nouveau (cf. 8,4-8)36, un cri que le lecteur est appelé à faire sien. Car en réalité, ce silence est un appel lancé au lecteur pour qu’il reprenne le livret depuis le début, pour comprendre en profondeur les tenants et les aboutissants de l’injustice pour la dénoncer comme le prophète, surtout lorsqu’elle se pare des habits du pouvoir et du sacré. Ce n’est qu’alors qu’il pourra comprendre que le silence que le prêtre cherche à imposer au prophète n’ôte pas le dernier mot à YHWH qui, après le temps de prise de distance nécessaire imposé par le silence, parlera encore et cette fois pour annoncer la restauration du peuple. Les paroles des divers protagonistes du livret d’Am ne caractérisent donc pas seulement les personnages qui les prononcent. Elles construisent 36. Cf. ibid., p. 64.
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aussi un «lecteur témoin», un lecteur qui est situé en permanence «deux ans avant le tremblement de terre», autrement dit dans l’urgence du changement, mais qui possède grâce à la parole prophétique et à la manière dont ses destinataires premiers (intradiégétiques) se situent face à elle, les clés nécessaires pour comprendre et agir en conséquence. De cette manière, peut-être pourra-t-il écarter le séisme annoncé – non pas le phénomène naturel contre lequel il ne peut rien, bien sûr, mais le cataclysme social que sont l’injustice et la perversion des institutions et du pouvoir37. Université de Lorraine Centre de recherche Écritures (EA 3943) Île du Saulcy BP 60228 FR-57045 Metz Cedex 01 France [email protected]
37. Cf. ibid., passim.
Elena DI PEDE
LES PAROLES DE JÉSUS RESSUSCITÉ: UNE NOUVELLE CARACTÉRISATION? INTRODUCTION «Le discours en style direct est sans aucun doute l’un des procédés narratifs qui contribuent le plus à caractériser les personnages des récits bibliques». Suite à sa résurrection d’entre les morts, Jésus existe dans un état autre – il est vivant, mais il n’est pas immédiatement reconnaissable quand il apparaît à ses disciples. Toutefois, dans les récits d’apparition chez Matthieu, Luc et Jean, ce personnage agit: il apparaît, il se déplace, il mange, il voit, il montre, et surtout il parle en style direct. Est-ce que le fait même de faire parler ce personnage, en plus des paroles qu’il prononce, caractérise (du moins implicitement) son état nouveau de ressuscité? Le parler de Jésus après sa résurrection est-il différent de son parler avant? Ses dialogues avec les autres personnages dans les récits d’apparitions contribuent-ils à caractériser son nouvel état? Les trois études rassemblées ici, une sur chacun des trois évangiles, tentent de répondre à ces questions. Les essais font ressortir les ressemblances, mais surtout les différences, dans le rôle que joue le parler de Jésus ressuscité dans sa caractérisation. C’est le chapitre 28 de Matthieu qui est au cœur de la contribution de Geert Van Oyen. Il envisage successivement les discours de Jésus dans le premier évangile avant de s’attarder sur les discours directs des personnages en Mt 28. Il met ainsi en lumière que ces discours proposent deux interprétations opposées du tombeau vide: celle de l’ange et de Jésus d’une part, et celle des autorités du peuple de l’autre, le lecteur étant invité à adhérer au premier. Par ailleurs, l’analyse montre que le Jésus d’après la résurrection n’est pas très différent du Jésus d’avant, les dernières paroles faisant de l’enseignement de Jésus relaté par l’évangile le cœur de ce que les onze devront annoncer à ceux dont ils feront des disciples par le baptême. Yvan Mathieu, suite à sa lecture du dernier chapitre du troisième évangile, fait valoir que voir et entendre le Jésus ressuscité, si cela n’est pas accompagné par le geste, ne suffit pas pour susciter le croire chez les disciples auxquels il se présente: «les paroles de Jésus ressuscité dans
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l’Évangile selon Luc semblent donc devoir être appuyées par une action de ce dernier pour être crues. Il semble bien qu’il ne soit pas le seul à devoir constater la solidité de l’enseignement de la résurrection. Voir Jésus ressuscité n’a pas suffi aux premiers témoins. Le fait d’annoncer sa résurrection par la parole non plus. Mais quand le geste s’ajoute à la parole, “ceux qui furent dès le début témoins oculaires et qui sont devenus serviteurs de la parole” (1,2) passent du doute à la joie de croire». En ce qui concerne l’évangile de Jean, Normand Bonneau note que le Jésus ressuscité, lors de ses apparitions aux disciples, prend la parole en style direct dans 21 des 56 versets des chapitres 20 et 21. Cependant, sa seule présence corporelle reste énigmatique et ambiguë: sans son parler, les disciples ne réussissent ni à l’identifier ni à le reconnaître. Une analyse narrative de ce phénomène démontre comment le parler de Jésus ressuscité contribue à sa caractérisation, tout en ouvrant des pistes intéressantes vers une interprétation de l’intrigue de l’Évangile de Jean et de son effet sur le lecteur. Cet essai sur le parler du ressuscité dans le quatrième évangile, puisqu’il présente des balises concernant le parler en style direct et propose ainsi des pistes d’analyse pour le séminaire, est placé en premier lieu, suivi des études sur Matthieu et sur Luc. N. BONNEAU
DIRECT REPORTED SPEECH AND THE RISEN JESUS IN JOHN INTRODUCTION Direct reported speech is well attested in the Bible, not least in the New Testament Gospels1. All four present high percentages of verses devoted either entirely or in part to this narrative device. Of these verses, nearly three-quarters are attributed to the character Jesus2. Regarding the Fourth Gospel in particular, most of the instances occur during Jesus’ public ministry, up to and including his last words on the cross (chapters 1–19). However, a significant number appear in the mouth of the risen Jesus (21 of the 56 verses in chapters 20–21). What role does the speaking of Jesus in these two ultimate chapters play toward his characterization, particularly in portraying him in his risen state? Does the speaking of Jesus differ after his resurrection from his speaking prior to this event? If so, what can be surmised about this difference for the overall plotting of John’s narrative and for its possible effect on the reader? Before discussing the attribution of direct reported speech [hereafter DRS] to the risen Jesus in John, it is worth underscoring the relevance of the Gospel appearance narratives in shaping Christian belief in the resurrection3. The New Testament contains various statements attesting to Jesus having been raised from the dead, statements that predate the composition of the appearance stories4. These kerygmatic formulations 1. On the preponderance of the narrative genre overall in the Bible, see M. STERNBERG, Universals of Narrative and Their Cognitivist Fortunes (I), in Poetics Today 24 (2003) 297395, here p. 379. 2. Matthew, 806 of 1061 verses (76%) – Jesus, 650 of 806 (65%); Mark, 393 of 666 verses (60%) – Jesus, 276 of 393 (70%); Luke, 779 of 1149 verses (68%) – Jesus, 584 of 779 (75%); John, 627 of 868 verses (72%) – Jesus, 421 of 627 (67%). These tallies are my own. So as not to encumber unduly the text, I have opted to relegate to the footnotes most of the detailed information such as this. 3. See R. WILLIAMS, Between the Cherubim: The Empty Tomb and the Empty Throne, in ID., On Christian Theology (Challenges in Contemporary Theology), Oxford, Blackwell, 2000, pp. 185-196. 4. The following are among the most explicit: Matt 28,5; Mark 16,6; Luke 24,34; Acts 2,32; 3,15; 4,10; 10,40; 13,30.34; 17,31; 26,23; Rom 4,24; 8,11; 10,9; Gal 1,1; Eph 1,20; Col 2,12; 1 Cor 15,4.20; 1 Thess 1,10; 4,14; 1 Pet 1,3.21. I assume three stages in the formation of the tradition regarding the resurrection: (1) the disciples’ encounters with the risen Jesus; (2) the formulation of kerygmatic, confessional statements that he is risen; (3) the composing of the narratives recounting the appearances.
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nonetheless presuppose the events of the appearances themselves5, for the followers of Jesus could have come to know and proclaim him as risen only if they had first encountered him and experienced him as such. It was incumbent for Christian tradition eventually to engage the mystery of Jesus’ resurrection through narrative because, among literary genres, it alone can represent experiences and encounters, that is, events6. The narrative nature of the appearance stories, then, constitutes an essential aspect toward their interpretation, making these episodes all the more worth investigating precisely as narratives. More specifically for the present discussion, DRS, one of the major devices employed in producing narrative discourse, entails singular capacities that contribute to characterization. In what follows, I first briefly sketch some of the key features of DRS, particularly implications devolving from its being speech and being speech that is reported directly (part I). I then apply these more theoretical considerations to the bodily presence of Jesus as it is represented in John’s narrative, both before and after his resurrection (part II), followed by a discussion (part III) of the role DRS plays in Jesus’ characterization, focused specifically on his self-revelation, one of the central threads of John’s gospel narrative (part IV). Reflections on how DRS contributes toward interpreting the Gospel as a whole are brought to bear on their effects on the reader (part V), leading to a few concluding remarks (part VI). I. THEORETICAL FOUNDATIONS OF DIRECT REPORTED SPEECH DRS is the narrative device wherein the narrator steps aside to let a character in the story speak. Purportedly, the character’s speaking is reported word for word, without any intrusion from the narrator, that is, “directly”7. Because DRS has to do with the speaking that is attributed to narrative characters, it is incumbent first to explore what speaking 5. J. BRES, La Narrativité (Champs linguistiques), Louvain-la-Neuve, Duculot, 1994, p. 175; STERNBERG, Universals of Narrative (I) (n. 1), p. 321; ID., Universals of Narrative and Their Cognitivist Fortunes (II), in Poetics Today 24 (2003) 517-638, p. 599. 6. STERNBERG, Universals of Narrative (I) (n. 1), p. 301; ID., Expositional Modes and Temporal Ordering in Fiction, Bloomington, IN – Indianapolis, IN, Indiana University Press, 1978, pp. 163-164. ID., Universals of Narrative (II) (n. 5), p. 523: what is represented in narrative is a “world-in-action”; ID., Mimesis and Motivation: The Two Faces of Fictional Coherence, in Poetics Today 33 (2012) 329-483, pp. 413-414. 7. Among the most extensive and thorough discussions of DRS are the following two articles by M. STERNBERG, Proteus in Quotation-Land: Mimesis and the Forms of Reported Discourse, in Poetics Today 3 (1982) 107-156; ID., Point of View and the Indirections of Direct Speech, in Language and Style 15 (1982) 67-117.
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implies: the production and reception of sound, sound expressed in meaningful language, language which in turn involves interlocution. This is followed by a brief discussion of how DRS is described and located in narrative theory. Together, these steps provide the basis for examining the role that DRS plays in characterizing Jesus in the Fourth Gospel. 1. Speaking: A Brief Phenomenology Sound implies presence in present time. At its most basic, speaking entails emitting sound. Sound assumes presence in present time, as Ong explains: “sound is more real or existential than other sense objects, despite the fact that it is also more evanescent. Sound itself”, continues Ong, “is related to present actuality rather than to past or future. It must emanate from a source here and now discernably active, with the result that involvement with sound is involvement with the present, with here-and-now existence and activity”8. Sound implies a physical source of emission. An occurrence of sound requires a physical source of emission. Since speaking emits sounds, it implies a physical, perceptible bodily presence9. Moreover, for speaking to be perceptible requires that the one speaking and the one hearing must be within earshot of each other, that is, present to each other in present time10. Speaking implies the use of language; language means interlocution. Speaking is not merely the production of sound with all that this implies, but more specifically the use of language, a meaningful production of words intended for communication, for interlocution. According to Paul Ricœur, “[…] l’énonciation, c’est-à-dire l’acte même de dire, […] désigne réflexivement son locuteur. La pragmatique met ainsi directement en scène, à titre d’implication nécessaire de l’acte d’énonciation, le ‘je’ et le ‘tu’ de la situation d’interlocution”11. Thus, speaking implies bodyselves present to each other in time and in space12. 8. W.J. ONG, The Presence of the Word: Some Prolegomena for Cultural and Religious History, Minneapolis, MN, University of Minnesota Press, 1967, pp. 111-112 and 130 [emphasis in original]. 9. M. HOLQUIST, Dialogism: Bakhtin and His World (New Accents), London – New York, Routledge, 1990, p. 165. 10. See W.J. ONG, Maranatha: Death and Life in the Text of the Book, in ID., Interfaces with the Word: Studies in the Evolution of Consciousness and Culture, Ithaca, NY – London, Cornell University Press, 1977, 230-271, here p. 233; HOLQUIST, Dialogism (n. 9), pp. 152-153. 11. P. RICŒUR, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, pp. 55.59. BRES, La narrativité (n. 5), pp. 142-143. H.-G. GADAMER, Truth and Method, 2nd ed., trans. revised by J. WEINSHEIMER – D.G. MARSHALL, London – New York, Continuum, 2004 [1989], p. 399. ONG, Maranatha (n. 10), p. 233. 12. D. ERDINAST-VULCAN, Between Philosophy and Literature: Bakhtin and the Question of the Subject, Stanford, CA, Stanford University Press, 2013, p. 151.
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2. DRS as a Narrative Discourse Device Among the events recounted in a represented story world are the speech-events of the characters. While most of the objects represented (settings, characters, events, etc.) must first be transformed into words (discourse) in order to be communicated, the speech-events of characters in the story already exist in the form of words; they are already discourse. Reported discourse as an object of narrative communication, therefore, represents, as Sternberg observes, a “subject or manifestation of subjective experience: speech, thought, and otherwise expressive behavior; in short, the world of discourse as opposed to the world of things”13. The DRS of a character is the character14. On the discourse level, DRS appears as an inset framed by the narrator’s communication to the narratee: during the narrator’s recounting of the story to the narratee (frame), the narrator as it were “steps aside” to let a character in the story speak (inset)15. Because they are located on different narrative levels, these two communicative speech-events are formally independent. From the point of view of the framing instance (the here-and-now communication between the narrator and the narratee), the events of the story world are past and therefore are generally expressed in past tense verbs. However, the communication between the characters in the story occurs in their here-andnow, in the spatiotemporal coordinates of their world, with verbs essentially articulated in present tense16. That is why DRS, unlike indirect and other types of reported speech, can introduce imperatives, vocatives, and questions in the interlocution among characters in the story world17. To sum up: DRS, a speech-event of a character represented in the story world, constitutes an independent inset in the narrative framing discourse; it implies sound, which indicates presence in present time, which in turn implies a physical, perceptible, bodily source of emission; the sound produced takes the form of words, of language used in 13. STERNBERG, Proteus (n. 7), p. 107. 14. W. MARTIN, Recent Theories of Narrative, Ithaca, NY, Cornell University Press, 1986, p. 51. 15. STERNBERG, Point of View (n. 7), p. 69; M. BAL, Narratology: Introduction to the Theory of Narrative, 2nd ed., Toronto – Buffalo, NY – London, University of Toronto Press, 1997, p. 44. 16. STERNBERG, Point of View (n. 7), p. 110. 17. G. PECHEY, Mikhail Bakhtin: The Word in the World (Critics of the Twentieth Century), New York, Routledge, 2007, pp. 191-192; STERNBERG, Point of View (n. 7), pp. 111-112; ID., The Poetics of Biblical Narrative: Ideological Literature and the Drama of Reading (Indiana Literary Biblical Series, 1), Bloomington, IN, Indiana University Press, 1985, p. 158.
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interlocution. Throughout the narrative of John’s Gospel, these phenomenological and formal features of DRS apply to the character Jesus, both in his pre- and post-resurrection presences. Because speaking first and foremost requires a character’s bodily presence, an investigation of how the bodily presence of Jesus is represented before and after his resurrection arises as a necessary first step, for a different kind of bodily presence will most likely occasion a different use of DRS contributing to characterization. II. BODILY PRESENCE(S) OF JESUS 1. Pre-resurrection, Chapters 1–19 In chapters 1–19, the pre-resurrection flesh-body-self of Jesus is simply taken for granted18. It is unambiguous and immediately perceptible by other characters in the story world. He can be seen, heard, touched; he in turn can also see, hear, touch19. As well, he can be located in specific spatiotemporal coordinates; he is portrayed as moving about from place to place20. He can be sought out by others, and he encounters others along 18. In the present discussion, I have opted to use the awkward phrases “flesh-bodyself” and “risen-body-self” to underline key aspects of the character Jesus, before and after his resurrection respectively, as presented in John. I use the term “flesh” as described by S. SCHNEIDERS, Touching the Risen Jesus: Mary Magdalen and Thomas the Twin in John 20, in C.R. KOESTER – R. BIERINGER (eds.), The Resurrection of Jesus in the Gospel of John (WUNT, 222), Tübingen, Mohr Siebeck, 2008, 153-176, here pp. 159-160: “[…] flesh in John’s anthropology is a not a part of the human, distinct from bones and blood, but the whole person as natural and mortal. […] To say that in Jesus the word of God (λόγος τοῦ θεοῦ) became flesh (σάρξ) is to say that the word became fully human (i.e., mortal)”. As well, I use the term “body” as she defines it further in the same article, p. 162: “The body is quintessentially the person as self-symbolizing (i.e., as numerically distinct, self-consistent and continuous), a subject that can interact with other subjects, and who is present and active in the world”. “Risen” refers to Jesus’ post-Easter status. As for “self”, I use the term simply to underline the independent, autonomous, and self-consistent aspect of the human person as a subject of being and action. Thus, “flesh-body-self” refers to the character Jesus in chapters 1–19 while “risen-body-self” refers to the same character in chapters 20–21. 19. “See”: 1,38.42.47.48.50; 3,11.32; 5,6.19; 6,5; 8,10; 9,1; 11,33; 19,26; “look”: 1,42; “lift his eyes”: 6,5; 11,41; 17,1; “hear”: 5,30; 15,15; “touch”: 2,15 [3×]; 9,6; 13,5. For a more complete repertoire on the use in John of the terms for “seeing”, “hearing”, “knowing”, “witnessing”, “remembering”, and “believing”, see the Appendix in J.C. TAM, Apprehension of Jesus in the Gospel of John (WUNT, II/399), Tübingen, Mohr Siebeck, 2015, pp. 209-216. 20. 1,11.43; 2,12; 3,22; 4,3.4.5.40.43; “sat by the well”, 4,6; 5,1; 6,1.3.15; 7,1.10.14; 8,1.59; 9,1; 10,22.39.40; 11,6.17.38.54; 12,1.36; 13,1; 18,1; 19,5.17; “head”, 19,2; “mouth”, 19,29; “head”, 19,30; “legs”, 19,33; “side”, 19,34; “body”, 19,38.40; “napkin which had been on his head”, 20,7.
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his travels. He is described making various bodily gestures21. He experiences emotions22. For the most part, these flesh-body-self capacities and activities are expressed in the narrator’s discourse, although in a number of places they appear in the words attributed to Jesus himself23. As well, occurrences of Jesus’ special knowledge are presented either by the narrator or by the character himself. In a number of instances, he knows what people are thinking, and/or knows their prior history; elsewhere, he is aware of up-coming events, particularly concerning himself24. Of all the flesh-body-self capacities ascribed to Jesus, however, none is more frequently and prominently represented than his speaking, most of which occurs in the form of DRS25. Finally, the fact of his being a flesh-body-self is most emphatically underscored and confirmed in the events of his passion, crucified death, and burial. 2. Post-resurrection, Chapters 20–21 In chapters 20–21, however, the presence of his body-self cannot be presumed: due to his death by execution, he is absent26. It is not enough for the narrator to recount that Mary Magdalene “saw Jesus standing” (20,14), that he “came and stood among” the assembled disciples (20,19.26), that “he showed them his hands and his side” (20,20), and that he “stood on the beach” (21,4). Even when he does appear, his presence at first remains mysterious, enigmatic, elusive. Unless and until he appears, he cannot be located in a specific time or place; he is not, as before, described as moving from place to place. As a result, unlike in chapters 1–19 where people sought him out and where 21. Turn, 1,38; made a whip, drove, poured, 2,15; baptized, 3,22; lifting his eyes, 6,5; took loves, distributed them, 6,11; stood up, 7,37; bent down and wrote, 8,6; stood up, 8,7; bent down and wrote, 8,8; spat, made clay, anointed, 9,6; lifted his eyes, 11,41; sat upon the donkey, 12,14; rose from supper, laid aside his garments, girded himself, 13,4; poured water, washed, wiped, 13,5; had washed their feet, taken his garments, and resumed his place, 13,12; dipped the morsel, gave it to Judas, 13,26; lifted up his eyes, 17,1. 22. 11,33.35; 12,27; 13,21; also, the various mentions of Jesus’ love for his disciples in the Farewell Discourse. 23. 2,4.25; 3,11; 4,1.18.53; 5,6.42; 6,6.15.61.64; 7,30.34; 8,20.37.55; 9,3; 10,14.15.27; 11,4.42; 13,1.3.18; 16,19; 18,4; 19,28. 24. 2,25; 4.1,18; 5,6.42; 6,6.15.61.64; 8,55; 9,3; 10,14.15.27; 11,4.42; 13,1; 16,9; 18,4; 19,28. 25. Of the fifteen instances of indirect reported speech in the Fourth Gospel (4,44. 47.51.52; 5,15; 8,27; 9,15; 11,51.57; 13,29; 18,14.19; 19,31.38; 20,18), only three refer to Jesus (4,44; 8,27, and 13,29, none of which refers to the risen Jesus in chapters 20–21). 26. HOLQUIST, Dialogism (n. 9), pp. 165-166. G. WARD, Bodies: The Displaced Body of Jesus Christ, in J. MILBANK – C. PICKSTOCK – G. WARD (eds.), Radical Orthodoxy: A New Theology, London – New York, Routledge, 1999, 163-181, p. 23.
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he met others during his ministry in Galilee, Samaria and Jerusalem, now he is the one who must seek out others. If, before, he was depicted as making various bodily gestures, in chapters 20–21 these are limited to three only: showing his hands and side (20,20; it is unclear exactly what gestures this entailed), breathing the Holy Spirit on the disciples (20,22), and taking and giving bread and fish to the seven disciples (21,13). Unlike in chapters 1–19 where various of his body parts are mentioned, chapters 20–21 refer only to his hands and his side. If, before, he experienced emotions, nothing of the kind occurs regarding the risen Jesus. The narrator never explicitly says that Jesus sees and hears, as was the case in chapters 1–19, although it is obvious from the dialogues between him and the disciples that he does. Indeed, in these two ultimate Johannine chapters, all the verbs of perceiving, moving, knowing/not-knowing used in narrator’s framing discourse are ascribed exclusively to the disciples27. As well, the only “inside views” offered by the narrator pertain to the disciples, not to Jesus28. While the pre-resurrection Jesus is the subject of special knowledge, whether expressed by the narrator or by the character himself, nothing of the like is overtly attributed to the risen Jesus, although he obviously knows where to find the disciples. According to what he says, especially his leading questions and his knowing responses, it becomes apparent that he is aware that Mary Magdalene had been seeking his entombed body in the garden, that the other disciples were gathered in the room for fear of the authorities, that Thomas had insisted on touching his wounds, that Peter and his companions had caught nothing and that a multitude of fish lay off the right side of the boat, that Peter had denied him three times. Overall, then, the narrator remains discrete, circumspect, reserved vis-à-vis the risen-body-self of Jesus. By stepping aside to let the character Jesus speak, the narrator instead relegates the disciples’ task of recognizing Jesus’ transformed body-self on the strength of DRS with the implications regarding sound, bodily presence, present time, and interlocution that this narrative device educes. Given the differences in the bodily presences of Jesus before and after his resurrection, and given that DRS requires, and inheres in, a bodily presence, is 27. Variously for the disciples: 20,1.2.5.7.8.9.12.13.14 (2×).18.20.21.25 (2×).27.29; 21,4.9.12.15.16.17.20.21.24. The triple mention “knowing” in 21,15-17 is ascribed to Jesus by the character Peter, not by the narrator, another indication of the narrator’s selfeffacement in characterizing the risen Jesus. 28. 20,9.14.15.20; 21,4.12. The “inside view” of Jesus’ knowledge that Peter loves him comes from the character Peter, not from the narrator, indicating here again the narrator’s self-effacement in characterizing the risen Jesus.
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there a difference as well in the use of DRS attributed to him before and after the resurrection? III. DIRECT REPORTED SPEECH AND THE CHARACTER JESUS Before his resurrection, the fact of his speaking was not in itself particularly noteworthy or exceptional. After the resurrection, however, his speaking assumes a singularly critical role. Until the risen Jesus speaks to the disciples – calling Mary Magdalene by name, wishing peace to the assembled disciples, querying and then urging the disciples in the boat to cast their net on the right side, inviting them to have breakfast – they fail to identify and/or recognize him. Without the words with which he addresses them, his bodily appearance remains at best equivocal and inconclusive, at worst unintelligible. For the disciples, those capacities attributable to his now risen-body-self – seeing, hearing, being locateable, being otherwise perceptible – must, instead, be inferred and deduced for the most part from the fact itself of his speaking29. Until he appears and speaks, he cannot be convincingly identified and/or recognized30. This difference in the role that speaking plays between the pre- and post-resurrection Jesus is further accentuated by the content of what he says. In chapters 1–19, his words, which in various ways aimed to reveal who he really is and his intimate relationship with the Father, fail to convince or persuade others31. Instead, his words cause friction, antagonism, fear, disbelief, controversy, perplexity32. Where in some instances there is belief, this faith tends to be tentative, temporary, wavering33. Moreover, the characters who do believe are not mentioned again in chapters 20–21, having no further incidence in the plot of the story. Except 29. HOLQUIST, Dialogism (n. 9), p. 63. 30. In the episode as well of Jesus walking on the water, seeing is insufficient; DRS is required to assure identification: [The disciples] “saw Jesus walking on the sea and drawing near to the boat. They were frightened, but he said to them, ‘It is I; do not be afraid’” (6,19b-20). 31. In the Synoptic Gospels, Jesus’ words for the most part concern the Kingdom of God (or of Heaven) rather than his identity and his intimate relationship with the Father. 32. Instances of these are woven in various ways and intensities throughout chapters 1–19. 33. Perhaps the most explicit attestation of incomplete or insufficient faith appears in John 16,29-32a, the last words Jesus exchanges with his disciples before his arrest: “His disciples said, ‘Yes, now you are speaking plainly, not in any figure of speech! Now we know that you know all things, and do not need to have anyone question you; by this we believe that you came from God’. Jesus answered them, ‘Do you now believe? The hour is coming, indeed it has come, when you will be scattered, each to his home, and you will leave me alone’”.
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for “his mother, his mother’s sister, Mary the wife of Clopas, and Mary Magdalene […] and the disciple he loved” (19,25b-26a), all his other followers abandon him after his arrest. In short, then, throughout his public ministry, his flesh-body-self constituted an impediment or obstacle for others coming to believe what his words intended to communicate34. After his resurrection, however, his words succeed in authenticating and confirming his risen-body-self. Before, if his flesh-body-self stood in the way of the words, afterwards his words open the way to perceiving his risen-body-self. In short, before, despite his speaking, others did not recognize him; after, because he speaks, the disciples recognize him. Thus far, the above observations have focused almost entirely on the story level, on what is represented in the narrative. What, then, of the discourse level, the representing instance? Why would the discourse represent the body-self of Jesus and his DRS differently after from before his resurrection? The first reason devolves from the demands of what is being represented. As mimetic performance, narrative discourse cannot stray too far from the world it seeks to represent, from the events that are purported to have taken place in the story world, as Sternberg explains: “[…] each [discoursive] choice will be regulated by the inescapable logic of imitation, realizing the functional requirements of art (from unity to catharsis) in terms of referential processes and linkages analogous to life. Poetic fiat, features, drives, scales, impacts will then all be mapped out onto what I call the actional dynamics of narrative”35. In John 20–21, representing an enigmatic, elusive, unexpected, unpredictable, mysterious risenbody-self can best be achieved, it would seem, via narratorial reticence, discretion, circumspection, reservedness on the one hand, with instead increased reliance on DRS and all its inherent implications and inferences on the other hand, both in contrast to the opposite emphases representing Jesus’ previous flesh-body-self in chapters 1–19. In either case, before the resurrection and after, the medium of the discourse mirrors (mimics) the message of the story36. The second stems from the formal independence, on the discourse level, of the inset from its narrative frame, as mentioned above. What is 34. J.T. NIELSEN, Resurrection, Recognition, Reassuring: The Function of Jesus’ Resurrection in the Fourth Gospel, in KOESTER – BIERINGER (eds.), The Resurrection of Jesus in the Gospel of John (n. 18), 177-208, here pp. 193 and 194. 35. STERNBERG, Mimesis and Motivation (n. 6), pp. 359.416; also, pp. 417-418; ID, Ordering the Unordered: Time, Space, and Descriptive Coherence, in Yale French Review 61 (1981) 60-88, here pp. 72-73. 36. STERNBERG, Mimesis and Motivation (n. 6), p. 419.
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represented in citing verbatim the purported words of a character is, according to Sternberg (quoted earlier), a “subject or manifestation of subjective experience: speech, thought, and otherwise expressive behavior”. The words a character is made to say, therefore, are, for the other characters in the story as well as for the reader, unforeseen and unpredictable: both characters and reader learn the newly-divulged information at the same time37, which serves to underscore the unique, autonomous and independent reality of the speaking character. This independence is further abetted in the way the risen Jesus relates to the world peopled by others in the story. Before, by virtue of his fleshbody-self, he was in one way or another unavoidably involved in the social and material world they shared. Such is no longer the case after his resurrection, for he had become absent, no longer perceptibly and palpably accessible to them or in the world they, unlike him, continued to inhabit. His renewed engagement with his disciples, then, could come about only and entirely through his intention and initiative. Nothing in the world of the disciples, nothing they might have said or done, would of itself have prompted his presence and involvement. Only until and unless he initiates the encounter are they able to relate to him again: now, only he can penetrate their world, not they his38. The narrator’s stepping aside in virtual self-effacement to let the risen Jesus engage in DRS is what contributes compellingly toward creating the impression of his being fully, bodily alive39, of remaining, in the felicitous phrase of Rowan Williams, “the subject of his history”40. This impression of subjective initiative and autonomy is yet further amplified in chapters 20–21 by the liberal, and nearly exclusive, attribution to the risen Jesus of vocatives, imperatives and questions, which, as mentioned earlier, only DRS can represent41.
37. The reader learns the newly divulged information in the here-and-now communication between the narrator and the narratee; the other characters in the story world learn the newly-divulged information from the speaking character. See my article The Illusion of Immediacy: An Exploration of the Bible’s Predilection for Direct Discourse, in Theoforum 31 (2000) 131-151. 38. This is the exact reverse of what David realizes upon the death of his infant son in 2 Sam 12,23: “But now he is dead; why should I fast? Can I bring him back again? I shall go to him, but he will not return to me”. 39. Necessarily “bodily”: see nn. 10 and 18 above. 40. WILLIAMS, Between the Cherubim (n. 3), p. 193; also, p. 186. 41. Vocatives, imperatives, and questions spoken by the risen Jesus appear, singly or combined, in the following verses in the last two chapters of the Fourth Gospel: 20,15.16.17.19.21.22-23.26.27.29; 21,5.6.10.12.15.16.17-18.19.22.23. In the few instances where Mary Magdalene or Peter employ one or another of these forms, the exchanges in which they occur were initiated by Jesus. For these expressions as formal indicators of interlocution, see n. 17 above.
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IV. REVELATION OF JESUS’ TRUE IDENTITY DRS remains a key device for characterizing Jesus throughout the Fourth Gospel, in which the main issue consists in revealing who Jesus truly is. This revelation finds explicit expression in chapters 1–19 where Jesus’ debates, arguments and long monologues are found; nothing of the kind appears in chapters 20–21. Once the disciples encounter him anew and recognize that it is really Jesus who appears to them, one would expect that all he had said about his identity prior to the resurrection would be brought forward and rehearsed again with the disciples so that the full meaning and truth of the words he once spoke might be confirmed. But that is not the case. What, then, is the status of these revelations about his identity, articulated in chapters 1–19, in light of his appearances in chapters 20–21? The crucial role that the many prospective statements interspersed throughout the discourse, whether spoken by the narrator or by Jesus, here becomes manifest: Narrator’s asides (in the framing instance):
• His disciples remembered that it was written, “Zeal for your house will consume me” (2,17). • When therefore he was raised from the dead, his disciples remembered that he had said this; and they believed the Scripture and the word which Jesus had spoken (2,22). • Now this he said about the Spirit, which those who believed in him were to receive; for as yet the Spirit had not been given, because Jesus was not yet glorified (7,39). • His disciples did not understand this at first; but when Jesus was glorified, then they remembered that this had been written of him and had been done to him (12,16). Jesus’ prospective statements (speech-events in insets):
• “I tell you this now, before it takes place, that when it does take place you may believe that I am he” (13,19).
• “But the Counselor, the Holy Spirit, whom the Father will send in my name, he will teach you all things, and bring to your remembrance all that I said to you” (14,26). • “I go away, and I will come to you” (14,28). • “And now I have told you before it [his leaving to go to the Father] takes place, so that when it takes place, you may believe” (14,29). • “But when the Counselor comes, whom I shall send to you from the Father, even the Spirit of truth …” (15,26).
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• “But I have said these things to you, that when their hour comes [those • • • • • •
who will persecute the disciples] you may remember that I told you of them” (16,4). “If I go, I will send him [the Counselor] to you” (16,7b). “When the Spirit of truth comes, he will guide you in all truth” (16,13). “A little while, and you will see me no more; again a little while, and you will see me” (16,16). “Truly, truly, I say to you, you will weep and lament, but the world will rejoice; you will be sorrowful, but your sorrow will turn into joy” (16,20). “… I will see you again and your hearts will rejoice” (16,22). “I have made your name known to those whom you gave me from the world. They were yours, and you gave them to me, and they have kept your word. Now they know that everything you have given me is from you, for the words that you gave me I have given to them, and they have received them and know in truth that I came from you; and they have believed that you sent me” (17,6-8).
In one way or another, each of these statements holds out the promise that one day the disciples would understand Jesus’ words and therefore come to comprehend who he truly is, a promise realized explicitly when the risen Jesus returns and breathes on them the Holy Spirit, the Counselor who caused them to remember and understand. Although plotted in the narrative before the resurrection of Jesus, these revelations were in effect formulated retrospectively, for how could the disciples have known that the promise had indeed come true except through its realization? And if this promise, spoken before the resurrection, is true because it had come to pass after the resurrection, then everything Jesus had said about himself before must perforce be true as well42. The proof lies in chapters 1–19, for these chapters record words spoken earlier that the disciples did in effect remember after Jesus’ resurrection. Thus, the disciples have come to learn through their encounters with the risen Jesus speaking to them in the story world (the speech-events in the framed insets) what the narrator has known all along (indicated through the asides in the framing instance listed above), that what was revealed about and by Jesus in chapters 1–19 was indeed true43. The narrator’s reticence and self-effacement regarding the risen Jesus in chapters 20–21, then, is intended to allow the disciples to come to this realization, most fully expressed in Thomas’ “My Lord and my God!” (20,28), upon the interventions and initiatives 42. TAM, Apprehension (n. 19), p. 187. 43. P. RICŒUR, Temps et récit I, Paris, Seuil, 1983, p. 316.
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alone of Jesus as a risen-body-self, encounters (events) made perceptible mainly through, with, and in his use of DRS44. The pivotal event in the narrative that transforms prospection into retrospection, the occurrence that overcomes disbelief in Jesus’ prior revelations about himself into promised understanding, lies in the resurrection, for had it not occurred, he would have remained, even after his crucified death and burial, a flesh-body-self, the very impediment that had prevented the possibility of recognizing the truth of his self-revelation in chapters 1–1945. The process of post-resurrection retrospective formulation is, of course, common to all four Gospels. Unique to John, however, is that the before/ after difference finds its focus in the way DRS, as a capacity inherent in a body-self, is used to characterize Jesus both before and after his resurrection. Since John speaks of “incarnation” (1,14), for him the resurrection of Jesus, and only this, could result in revealing the identity of the incarnate Word: The words that the pre-resurrection, flesh-body-self Jesus spoke about himself were indeed true; he is everything he had revealed himself to be. V. JOHN’S READER Unlike the disciples in the narrative, the reader has not seen the risen Jesus (20,29). What, then, can be surmised about the Gospel’s effect, with its unique way of narrating the before/after differences in the bodyself of Jesus along with the consequent differences in the DRS attributed to him, on the reader? In plotting the narrative as he does, with the disciples’ encounters with the risen Jesus leading them to realize that his flesh-body-self, first seen as an impediment, in fact was the very locus revealing his true identity, John intimates that the same prospective/retrospective dynamic obtains for the reader46. Now that Jesus’ appearances have ceased and that instead his risen presence continues to be experienced only in mediated form, in various perceptible “signs” (above all in sacrament and Scripture), John urges his readers not to be misled (confounded, put off, deterred, constrained, hampered, hindered), as the disciples had been at first, by the impediment of the “incarnated” nature of these signs (their physical, perceptible aspects), but rather to believe that these 44. TAM, Apprehension (n. 19), p. 173. 45. NIELSEN, Resurrection, Recognition, Reassuring (n. 34), p. 178; also, p. 201. 46. W. MEEKS, The Man from Heaven in Johannine Sectarianism, in JBL 91 (1972) 44-72, here p. 69: “The book functions for its readers in precisely the same way that the epiphany of its hero functions within its narratives and dialogues” [italics in original].
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“signs” already contain the revelation of Jesus’ true identity, an identity which will assuredly be made known fully in the future: “Now Jesus did many other signs in the presence of the disciples, which are not written in this book; but these are written that you may believe that Jesus is the Christ, the Son of God, and that believing you may have life in his name” (20,30-31)47. Faith enables the reader to intimate, to anticipate retrospectively what for the present exists only prospectively48. VI. CONCLUSION DRS is but one in an array of narrative discourse devices that contribute to characterization. The characterization of Jesus in John, therefore, cannot pretend to be based on it alone. Nonetheless, this device plays an indispensable role in the overall communicative design of John’s Gospel. Without it the characterization of the risen Jesus in John would be weakened if not seriously jeopardized, as, in consequence, would be the attempt to discern the overall narrative aim of the Fourth Gospel and its intended effect on the reader. Momentarily deleting all the DRS attributed to the risen Jesus in John 20–21 confirms this. If the challenge facing the author of John’s Gospel lay in expressing in narrative form, in discourse mimetically representing an eventful world-in-action featuring the speech-events of both the flesh-body-self (“the Word became flesh and dwelt among us” [1,14]) and the risen-body-self (“It is the Lord!” [21,7]) of Jesus, then DRS as a means of characterization shows itself to be a crucial, indeed indispensable, narrative device toward achieving that goal. Saint Paul University 223 Main Street Ottawa, ON K1S 1C4 Canada [email protected]
Normand BONNEAU
47. SCHNEIDERS, Touching the Risen Jesus (n. 18), p. 173: “Sacramental experience is not disembodied. It is an experience of the spiritual precisely in the material”. H.W. ATTRIDGE, From Discord Rises Meaning: Resurrection Motifs in the Fourth Gospel, in KOESTER – BIERINGER (eds.), The Resurrection of Jesus in the Gospel of John (n. 18), 1-19, pp. 18-19; WARD, Bodies (n. 26), pp. 174-175. 48. NIELSEN, Resurrection, Recognition, Reassuring (n. 34), p. 208.
LA CARACTÉRISATION DE JÉSUS PAR LE DISCOURS DIRECT EN MT 28
Le dernier chapitre de l’évangile selon Matthieu raconte les événements post-pascaux: la découverte du tombeau vide par les femmes et leur rencontre avec Jésus (28,1-8.9-10), le mensonge à propos du vol du corps de Jésus inventé par les soldats romains et les autorités juives (vv. 11-15) et, en finale, la mission que Jésus confie aux disciples sur la montagne (vv. 16-20). La question que nous nous posons est celle de la caractérisation de Jésus après la résurrection, plus spécialement comment l’usage du discours direct aide à construire son portrait. Cette caractérisation n’est possible que si on la compare avec l’usage du discours direct (et indirect) des autres personnages et avec l’usage des discours de Jésus avant la résurrection1. Mais présentons d’abord le chapitre 28 avec ses paroles2.
I. LE TEXTE DE MT 28 ET LES EFFETS DU DISCOURS DIRECT Ὀψὲ δὲ σαββάτων, τῇ ἐπιφωσκούσῃ εἰς μίαν σαββάτων ἦλθεν Μαριὰμ ἡ Μαγδαληνὴ καὶ ἡ ἄλλη Μαρία θεωρῆσαι τὸν τάφον. 2 καὶ ἰδοὺ σεισμὸς ἐγένετο μέγας· ἄγγελος γὰρ κυρίου καταβὰς ἐξ οὐρανοῦ καὶ προσελθὼν ἀπεκύλισεν τὸν λίθον καὶ ἐκάθητο ἐπάνω αὐτοῦ. 3 ἦν δὲ ἡ εἰδέα αὐτοῦ ὡς ἀστραπὴ καὶ τὸ ἔνδυμα αὐτοῦ λευκὸν ὡς χιών. 4 ἀπὸ δὲ τοῦ φόβου αὐτοῦ ἐσείσθησαν οἱ τηροῦντες καὶ ἐγενήθησαν ὡς νεκροί. 5 ἀποκριθεὶς δὲ ὁ ἄγγελος εἶπεν ταῖς γυναιξίν, Μὴ φοβεῖσθε ὑμεῖς, οἶδα γὰρ ὅτι Ἰησοῦν τὸν ἐσταυρωμένον ζητεῖτε· 6 οὐκ ἔστιν ὧδε, ἠγέρθη γὰρ καθὼς εἶπεν· δεῦτε ἴδετε τὸν τόπον ὅπου ἔκειτο. 7 καὶ ταχὺ πορευθεῖσαι εἴπατε τοῖς μαθηταῖς αὐτοῦ ὅτι Ἠγέρθη ἀπὸ τῶν νεκρῶν, καὶ ἰδοὺ προάγει ὑμᾶς εἰς τὴν Γαλιλαίαν, ἐκεῖ αὐτὸν ὄψεσθε· ἰδοὺ εἶπον ὑμῖν. 8 καὶ ἀπελθοῦσαι ταχὺ ἀπὸ τοῦ μνημείου μετὰ φόβου καὶ χαρᾶς μεγάλης ἔδραμον ἀπαγγεῖλαι τοῖς μαθηταῖς αὐτοῦ. 9 καὶ ἰδοὺ Ἰησοῦς ὑπήντησεν αὐταῖς λέγων, Χαίρετε. αἱ δὲ προσελθοῦσαι ἐκράτησαν αὐτοῦ τοὺς πόδας καὶ προσεκύνησαν αὐτῷ. 10 τότε λέγει 1. Pour une traduction en anglais de l’évangile selon Matthieu avec toutes les paroles de Jésus en rouge: http://www.ccel.org/bible/phillips/CP01MatthewRed.htm [10 mars 2020]. 2. En gras: les paroles en discours direct; en gras italique: les paroles en discours narrativisé. Nous avons aussi souligné quelques éléments qui seront expliqués dans notre commentaire.
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G. VAN OYEN
αὐταῖς ὁ Ἰησοῦς, Μὴ φοβεῖσθε· ὑπάγετε ἀπαγγείλατε τοῖς ἀδελφοῖς μου ἵνα ἀπέλθωσιν εἰς τὴν Γαλιλαίαν, κἀκεῖ με ὄψονται. Πορευομένων δὲ αὐτῶν ἰδού τινες τῆς κουστωδίας ἐλθόντες εἰς τὴν πόλιν ἀπήγγειλαν τοῖς ἀρχιερεῦσιν ἅπαντα τὰ γενόμενα. 12 καὶ συναχθέντες μετὰ τῶν πρεσβυτέρων συμβούλιόν τε λαβόντες ἀργύρια ἱκανὰ ἔδωκαν τοῖς στρατιώταις 13 λέγοντες, Εἴπατε ὅτι Οἱ μαθηταὶ αὐτοῦ νυκτὸς ἐλθόντες ἔκλεψαν αὐτὸν ἡμῶν κοιμωμένων. 14 καὶ ἐὰν ἀκουσθῇ τοῦτο ἐπὶ τοῦ ἡγεμόνος, ἡμεῖς πείσομεν [αὐτὸν] καὶ ὑμᾶς ἀμερίμνους ποιήσομεν. 15 οἱ δὲ λαβόντες τὰ ἀργύρια ἐποίησαν ὡς ἐδιδάχθησαν. Καὶ διεφημίσθη ὁ λόγος οὗτος παρὰ Ἰουδαίοις μέχρι τῆς σήμερον [ἡμέρας]. 11
16 Οἱ δὲ ἕνδεκα μαθηταὶ ἐπορεύθησαν εἰς τὴν Γαλιλαίαν εἰς τὸ ὄρος οὗ ἐτάξατο αὐτοῖς ὁ Ἰησοῦς, 17 καὶ ἰδόντες αὐτὸν προσεκύνησαν, οἱ δὲ ἐδίστασαν. 18 καὶ προσελθὼν ὁ Ἰησοῦς ἐλάλησεν αὐτοῖς λέγων, Ἐδόθη μοι πᾶσα ἐξουσία ἐν οὐρανῷ καὶ ἐπὶ [τῆς] γῆς. 19 πορευθέντες οὖν μαθητεύσατε πάντα τὰ ἔθνη, βαπτίζοντες αὐτοὺς εἰς τὸ ὄνομα τοῦ πατρὸς καὶ τοῦ υἱοῦ καὶ τοῦ ἁγίου πνεύματος, 20 διδάσκοντες αὐτοὺς τηρεῖν πάντα ὅσα ἐνετειλάμην ὑμῖν· καὶ ἰδοὺ ἐγὼ μεθ᾽ ὑμῶν εἰμι πάσας τὰς ἡμέρας ἕως τῆς συντελείας τοῦ αἰῶνος.
La force rhétorique du discours direct est connue. Le narrateur mime les paroles du personnage (mimèsis). Il les «montre» à ses lecteurs (showing). Pour ce faire, il doit prendre le temps requis par le personnage en temps réel pour reproduire ce qu’il dit. De cette manière, il représente ou crée l’impression de représenter les paroles «exactes» du personnage3. Ainsi, nous apprenons de première main comment les personnages se comprennent eux-mêmes: leurs pensées, leurs questions, leurs désirs, leurs sentiments, leurs relations, leurs intérêts. En accordant la parole en style direct à un personnage, le narrateur lui octroie beaucoup de pouvoir narratif, car à ce moment c’est le personnage qui détermine et oriente l’intrigue. C’est comme s’il remplaçait le narrateur. La formulation classique de ce phénomène est que la distance entre le narrateur et le personnage devient minimale ou inexistante4. De plus, en présence des paroles exactes et inchangées du personnage, l’auditoire n’entend plus ces paroles – avec leurs émotions et tensions – comme si elles étaient adressées aux seuls interlocuteurs dans le récit, mais comme si lui – auditoire, lecteur – 3. Cela n’implique pas (nécessairement) que ces paroles soient «authentiques» au sens de fiables au niveau historique. 4. Voir S. FINNERN, Narratologie und biblische Exegese: Eine integrative Methode der Erzählanalyse und ihr Ertrag am Beispiel von Matthäus 28 (WUNT, II/285), Tübingen, Mohr Siebeck, 2010, p. 170. Avec le commentaire d’U. LUZ, Das Evangelium nach Matthäus (Mt 26–28) (EKK, I/4), Düsseldorf – Zürich, Benziger; Neukirchen-Vluyn, Neukirchener Verlag, 2002), ce livre a été une source d’inspiration pour notre analyse de Mt 28. Notre contribution a ainsi également pour but de faire connaître cette étude au monde francophone.
LA CARACTÉRISATION DE JÉSUS EN MT 28
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en était le destinataire immédiat. Le discours direct sollicite directement les lecteurs. Ce «parler direct» peut bien sûr être mis en tension avec les paroles d’autres personnages ou avec la narration elle-même.
II. L’ÉVANGILE SELON MATTHIEU ET LES
DISCOURS DE JÉSUS
On le sait, Matthieu a une nette préférence pour accorder la parole à Jésus. Les cinq grands discours prononcés durant son activité publique (Mt 5–7; 10; 13; 18; 24–25) et clôturés par une formule quasiment identique (7,28; 11,1; 13,53; 19,1; 26,1), aident non seulement à structurer l’intrigue, mais aussi à caractériser Jésus. Il est présenté comme quelqu’un qui enseigne avec autorité («Mais moi, je vous dis…», dans le Discours sur la montagne) et qui donne des instructions sur des thèmes spécifiques: la justice, la mission, l’eschatologie, la communauté, le royaume. C’est par la force et l’autorité de ses paroles que le rabbi Jésus crée autour de lui un groupe (ekklèsia) dans lequel les membres doivent vivre entre eux comme des frères et qui doit prendre le relais après sa mort. Jésus est quelqu’un qui demande de ses disciples et de ceux qui le suivent une manière de vivre conforme à ses commandements: ils doivent pratiquer son message et continuer à le proclamer. Cette caractérisation de Jésus se fait donc avant tout par les discours. Jeannine Brown a montré avec raison comment les cinq grands discours chez Matthieu s’ouvrent à un auditoire plus large que les disciples du récit: «Matthew’s reader (or audience or church)» est impliqué dans les paroles de Jésus5. Après avoir constaté que cette idée a été vérifiée par toutes les méthodes de lecture, elle indique, au sein du dispositif narratif entourant les discours, trois moyens qui aident à mettre en œuvre cette stratégie. La troisième est la conclusion narrative de l’évangile6: At the final, climactic moment of the Gospel there is a focus on discipleship in relation to Jesus’ teaching. The exhortation to make disciples of all nations by “teaching them to obey everything that I have commanded you” (28.20) shows Jesus’ teachings to be integral to the way of discipleship. […] Matthew’s wide-open narrative ending invites the reader to hear the discourses – the major blocks of Jesus’ teaching – as particularly addressed to the reader.
5. J.K. BROWN, Direct Engagement of the Reader in Matthew’s Discourses: Rhetorical Techniques and Scholarly Consensus, dans NTS 51 (2005) 19-35, p. 23. 6. Ibid., p. 25. Les deux autres sont l’«audience ambiguity of the discourses» et la «discontinuity between discourses and surrounding narratives».
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Les dernières paroles de Jésus – πάντα ὅσα ἐνετειλάμην ὑμῖν – renvoient de cette manière à tous les discours qu’il a prononcés précédemment. Mais avant d’arriver à cette conclusion que nous partageons, regardons de plus près l’usage et la fonction de ces dernières paroles dans l’ensemble de Mt 28. III. LES DISCOURS ET LES
PAROLES EN
MATTHIEU 28,1-20
PREMIÈRES IMPRESSIONS
Après le dossier des paroles (1), nous présenterons ces paroles d’abord dans l’interprétation négative du tombeau vide (2), puis dans son interprétation positive (3). 1. Le dossier des paroles 12 Personnages
28,1-7
28,8-10
28,11-15
28,16-20
JÉSUS
(X)
X
(X)
X(X)7
Disciples
(X)
(X ἀδελφοί)
(X)
X
Femmes
X
X
X8
ANGE
X
Gardes/soldats
X
X (τινες)
GRANDS PRÊTRES
X
Anciens
X
(Pilate)
(X)
Juifs
X
Nations
(X)
Dieu
(X)
Saint Esprit
(X)
Nombre
3 (+2)
2 (+1)
5 (+3)
2 (+3/4)
7. FINNERN, Narratologie (n. 4), p. 326 ne mentionne pas le Fils (v. 19) dans son tableau, mais «unklarheiten können auch auftreten, wenn dieselben Figuren unter unterschiedlichen Bezeichnungen erwähnt werden, hier z.B. μαθηταί und οἱ ἀδελφοί μου (V. 10) oder ὁ Ἰησοῦς und ὁ υἱός (V. 19). In Zweifelsfällen müsste man zunächst argumentativ darlegen, inwiefern der intendierte Figur beziehen würde. Explizite Entscheidungskriterien dafür fehlen bisher, jedenfalls innerhalb der Narratologie» (p. 327). – Les références entre parenthèses dans le schéma indiquent la présence des personnages dans le monde raconté («besprochene Welt»). 8. On peut considérer πορευομένων δὲ αὐτῶν comme une action dans le récit (ne figure pas dans le schéma par FINNERN, Narratologie [n. 4], p. 326).
LA CARACTÉRISATION DE JÉSUS EN MT 28
271
Dans le schéma ci-dessus – une reprise adaptée de celui de Finnern –, on distingue douze personnages en Mt 28,1-209. Trois seulement parlent en discours direct: l’ange, les grands prêtres et Jésus (à deux reprises). Pour comprendre ces paroles, il faut les situer dans l’intrigue de ce dernier chapitre. Elle se construit autour de deux lignes d’interprétation opposées du tombeau vide10. La première est celle de l’acceptation dans la foi, la deuxième celle du mensonge et du non-croire. Les paroles en Mt 28 forment une unité cohérente avec cette intrigue. On pourrait même dire que l’intrigue est construite autour des paroles qui constituent une grande partie de ce chapitre et qui proposent et opposent les deux interprétations du tombeau vide. Dans la ligne positive, il y a la voix de l’ange et les paroles de Jésus: l’ange et Jésus s’adressent aux femmes (vv. 5-7.910), Jésus seul aux disciples (vv. 18b-20). Dans la ligne négative, il y a les paroles des gardes et des grands-prêtres. La situation où interagissent gardes et grands-prêtres est celle d’un dialogue (quoique ce que disent les gardes n’est pas rapporté en discours direct). C’est Jésus qui parle le plus et qui a – pas seulement littéralement – «le dernier mot». Le récit est complètement orienté vers la finale: les paroles par lesquelles Jésus envoie les disciples dans le monde. En effet, c’est à ces paroles prononcées au cours de la rencontre entre Jésus et les disciples, que renvoient celles de l’ange (v. 7) et celles de Jésus aux femmes (v. 10). On remarquera que, malgré le double commandement de l’ange (v. 7: εἴπατε τοῖς μαθηταῖς) et de Jésus (v. 9: ἀπαγγείλατε τοῖς ἀδελφοῖς), les femmes ne disent rien dans l’évangile de Matthieu. Contrairement à Mc 16,8, il n’est pas dit explicitement qu’elles ne disent rien, mais de facto elles ne disent rien. Nous apprenons seulement par le narrateur (discours narrativisé) qu’elles ont eu l’intention de «porter la nouvelle à
9. Ibid., pp. 325-327. Il y a des personnages individuels (Jésus, l’ange, Pilate, Dieu, le Saint Esprit) et des personnages collectifs (gardes, grands-prêtres, anciens, juifs, disciples, femmes, nations). Jésus et les disciples, Jésus et les femmes, les grands-prêtres et les anciens sont des personnages conjoints. Les personnages se divisent aussi en deux partis, conformément au conflit principal dans l’évangile selon Matthieu: Jésus, les disciples, les femmes et l’ange contre les grands-prêtres, les anciens, Pilate et les juifs. Si l’on compte Pilate (dans le monde raconté) parmi les opposants, on pourrait aussi compter Dieu et l’Esprit Saint parmi les personnages du côté de Jésus. Pilate est uniquement présenté dans le monde du discours et il a perdu toute autorité: les juifs s’occuperont de lui sans problème. On sent bien que «Matthew’s picture of Pilate as relatively uninvolved in Jesus’ death» montre que pour le narrateur «Christianity is not a threat to the Roman empire» (B.B. SCOTT, The Trouble with Resurrection: From Paul to the Fourth Gospel, Salem, OR, Polebridge, 2010, p. 171). 10. Depuis Mt 27,55 on constate une alternance entre les personnages favorables à Jésus et d’autres qui font tout pour le «garder» dans son tombeau: 27,55-61 femmes / 62-66 gardes / 28,1-10 femmes (gardes) / 11-15 (gardes) / 16-20 (disciples).
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ses disciples» (v. 8: ἔδραμον ἀπαγγεῖλαι τοῖς μαθηταῖς αὐτοῦ) et qu’elles se mettent en route (v. 11: Πορευομένων δὲ αὐτῶν), mais il n’est jamais dit que leur intention se concrétise. 2. Mt 28,11-15: Les paroles de l’interprétation négative Dans l’interprétation négative, nous sommes d’abord informés indirectement par le narrateur que quelques hommes de la garde parlent, sans que le contenu précis de ce qu’ils disent soit mentionné (v. 11: τινες ἀπήγγειλαν τοῖς ἀρχιερεῦσιν ἅπαντα τὰ γενόμενα). Il crée ainsi une certaine distance. Au v. 12, il est dit que les grands prêtres tinrent conseil (συμβούλιόν τε λαβόντες) avec les anciens. Matthieu utilise l’expression cinq fois dans son évangile pour les opposants de Jésus11 et les caractérise ainsi comme un groupe qui a besoin de se concerter pour tramer le mal. Le contenu du conseil n’est pas précisé (comme dans les autres cas où l’expression est utilisée), mais l’acte qui suit indique clairement qu’ils ont discuté de la question de savoir comment créer un récit fictif mensonger autour de la «disparition» de Jésus12. C’est bien les responsables qui inventent l’histoire du vol et non pas les gardes qui, selon le narrateur, ont «raconté tout ce qui s’était passé» (v. 11: ἅπαντα τὰ γενόμενα). Le lecteur n’apprend pas ce qu’est ce «tout» ni comment il a été raconté. Les autorités juives décident de donner de l’argent aux gardes et ils expliquent ce geste dans un petit commentaire en discours direct sur le vol du corps de Jésus. On est déjà très loin dans l’espace et dans le temps de ce que le seul témoin, l’ange, avait dit immédiatement aux femmes. Les gardes considèrent l’interprétation des autorités comme un enseignement (v. 15: ὡς ἐδιδάχθησαν), ce qui contraste avec l’enseignement que les disciples sont censés répandre à travers le monde (v. 20: διδάσκοντες αὐτοὺς τηρεῖν πάντα ὅσα ἐνετειλάμην ὑμῖν)13. D’autres éléments dans le texte créent un parallélisme entre les deux interprétations opposées. Le verbe ἀπαγγεῖλαι et ἀπαγγείλατε (par l’ange [pour les femmes] et par Jésus; v. 7 et v. 10) est aussi utilisé par le narrateur pour parler des gardes (ἀπήγγειλαν, v. 11). Et la construction 11. Mt 12,14 (les Pharisiens); 22,15 (les Pharisiens); 27,1 (les grands prêtres et les anciens); 27,7 (les grands prêtres); 28,12 (les grands prêtres et les anciens). 12. FINNERN, Narratologie (n. 4), p. 169: «Es ist bemerkenswert, dass in der matthäischen Passionsgeschichte der distanzschaffende Gesprächsbericht nie bei Jesus oder den Jüngern, häufig aber bei den Hohenpriestern verwendet wird» (voir n. 625 pour les exemples). 13. διδάσκω: 14 fois en Mt dont presque toujours pour Jésus (exceptions: 5,19; 15,9; 28,15; 28,20).
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presque identique des deux phrases εἴπατε τοῖς μαθηταῖς αὐτοῦ ὅτι (l’ange, v. 7) et εἴπατε ὅτι οἱ μαθηταὶ αὐτοῦ (les grands prêtres, v. 13) crée un contraste intentionnel entre les deux lignes d’interprétation. Le même vocabulaire peut cacher des interprétations différentes. La ligne négative se termine par καὶ διεφημίσθη ὁ λόγος οὗτος παρὰ Ἰουδαίοις μέχρι τῆς σήμερον (28,15); l’évangéliste met ainsi l’accent sur le fait qu’une seule version peut être considérée comme correcte aujourd’hui. Les autres interprétations sont des mensonges. La résurrection en tant qu’acte de Dieu devient un événement presque objectivable14. 3. Les paroles de l’interprétation positive Cette ligne est représentée par l’ange, les femmes, les disciples et Jésus. C’est la ligne «officielle» et «croyante», celle du narrateur également. a) Mt 28,1-8: Les paroles de l’ange aux femmes La ligne positive commence par les paroles de l’ange. C’est un petit discours composé de phrases très courtes qui contient 48 mots dont 17 sont des formes verbales (soit plus d’un tiers). Cela crée une impression de vitesse, d’action, de vivacité. Certains de ces verbes concernent le présent (les femmes qui viennent au tombeau), d’autres le passé récent («il est ressuscité», deux fois) ou plus lointain («comme il a dit»), d’autres encore l’avenir (l’impératif indiquant ce que les femmes doivent faire). La voix de l’ange est nécessaire pour expliquer le sens du tombeau vide. La parole de l’ange est la parole qui explique. Dans un discours direct proleptique ou anticipé (v. 7: εἴπατε τοῖς μαθηταῖς αὐτοῦ ὅτι Ἠγέρθη ἀπὸ τῶν νεκρῶν…), nous entendons l’essentiel du message qui crée le mouvement de l’ensemble du chapitre 28: Jésus est ressuscité et les disciples doivent aller en Galilée où ils le verront. Ces paroles seront partiellement reprises immédiatement après par le Ressuscité lui-même (v. 10). Il y a une certaine évidence dans les paroles de l’ange, au sens où elles n’ont rien d’étonnant: Jésus avait annoncé sa résurrection et c’est ce qui s’est passé. Les paroles ont un sens pour la caractérisation, non pas de l’ange, mais des femmes et de Jésus. Pour Jésus, la vie continue; pour les femmes une nouvelle interprétation est nécessaire15. Quoiqu’il ne soit jamais raconté qu’elles exécutent l’ordre de l’ange, elles sont présentes 14. Sur le sens de ce verset 28,15b, voir LUZ, Matthäus, IV (n. 4), pp. 423-427. 15. Ibid., p. 404.
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comme des témoins face aux mensonges et aux manipulations des autorités. Leur caractérisation se fait par rapport aux paroles de l’ange. Tandis que la peur laisse les gardes «comme morts», les paroles de l’ange ôtent la peur des femmes. La joie l’emporte sur l’angoisse. Les femmes, qui seront les premières à rencontrer le Ressuscité, sont un personnage nécessaire dans la chaîne des événements. b) Mt 28,9-10: Les paroles de Jésus aux femmes Les premières paroles de Jésus après la résurrection ne sont qu’une répétition de ce qu’a dit l’ange. Après la salutation la plus simple qui soit (χαίρετε), laquelle fait déjà en sorte que les femmes le reconnaissent et qu’elles le saluent respectueusement à leur tour, Jésus reprend le commandement de l’ange. Il ne doit évidemment plus dire qu’il est ressuscité car les femmes le voient. Mais les «frères» – ce mot est l’unique changement par rapport aux paroles de l’ange – ne le savent pas encore. L’effet double de ces paroles de Jésus sur les femmes et sur les lecteurs est clair: premièrement, elles confirment à leurs yeux la véracité des paroles de l’ange, et deuxièmement, elles doivent les rassurer. Et en même temps, la même «simplicité» ou «évidence» que l’on trouvait chez l’ange commence à s’installer chez les femmes et chez le lecteur. Le même Jésus qui avait parlé avant sa mort leur parle après celle-ci. Il utilise la même expression μὴ φοβεῖσθε (10,31; 14,27; 17,7 [sur une montagne!]; cf. 28,5) et il répète les paroles qu’il avait dites avant de mourir (précéder en Galilée, 26,32)16. Le récit ante mortem semble se poursuivre de la même manière après la mort. Les femmes ne sont pas du tout bouleversées par la rencontre. Dans le discours de Jésus, les disciples sont appelés frères, ce qui indique un changement de perspective: ils deviendront partenaires de Jésus. Remarquons encore que le rôle privilégié de Pierre dans l’évangile semble avoir disparu17. c) Mt 28,16-20: Les paroles de Jésus aux disciples Les vv. 16-20 sont le point culminant du chapitre et de l’évangile. Le narrateur termine son récit par des paroles de Jésus. Dans cet apophtegme, 51 des 81 mots sont de Jésus. Après l’introduction narrative racontée selon la perspective des disciples aux vv. 16-17, suit la perspective de Jésus (v. 18a) avec ses paroles (vv. 18b-20). Ce discours contient trois 16. L’ange n’avait pas dit que Jésus avait dit ces paroles (cf. Marc). 17. SCOTT, The Trouble with Resurrection (n. 9), p. 174: «Yet Peter plays no role in Matthew’s resurrection account, which is not used to establish Peter’s authority, but rather employs the resurrected Jesus to establish his community’s mission to make disciples of the pagans».
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parties: une parole d’autorité (v. 18b), l’envoi des disciples (vv. 19-20a) et la promesse d’être pour toujours avec eux (v. 20b). Après une analyse détaillée de la forme de cette péricope, Luz conclut qu’elle est une création matthéenne et qu’il n’est possible d’attribuer un genre spécifique ni au passage, ni à l’ensemble de 28,16-20, ni aux seules paroles de Jésus. Le passage est truffé de références à l’évangile, qui doivent être suffisantes pour comprendre le sens du texte: «Da der biblische Hintergrund des Textes also relativ allgemein bleibt, ist zu vermuten, dass die Leser/innen den Sinn des Textes primär aus ihrer Lektüre des Matthäusevangeliums konstruieren werden»18. Parmi les motifs qui font partie de la sémantique de l’évangile on reconnaît la Galilée, la montagne, la foi et le doute19, l’autorité de Jésus, le ciel et la terre, «être avec vous», la tension entre la mission vers les juifs et les non-juifs. Cette énumération des motifs a pour seul but ici d’indiquer – de nouveau – une continuité entre le Jésus d’avant la résurrection et le Jésus d’après. Il est aussi important de remarquer ce qui n’est pas raconté: l’absence de difficulté à reconnaître Jésus (le simple participe ἰδόντες αὐτόν suffit) et le fait que Jésus ne disparaisse pas après son discours. Comme si le Christ ressuscité était identique à Jésus. La parole prononcée avec ἐξουσία (autorité) indique clairement aux disciples que la passion et la mort n’ont pas pu arrêter l’autorité que Jésus a manifestée pendant sa vie (7,29; 9,6.8; 21,23-27; cf. 10,1). C’est par cette autorité que Jésus ressuscité envoie les disciples avec le devoir principal de… faire des disciples (μαθητεύω actif; verbe principal de la phrase), de sorte que les paroles de Jésus ne concernent pas seulement les Onze mais aussi toutes les générations de disciples qui suivront. C’est l’universalité de la mission qui est mise en exergue (quatre fois πᾶς). L’expression πάντα τὰ ἔθνη pose un problème d’interprétation. Faut-il penser à une mission inclusive (c’est-à-dire vers les peuples, et 18. LUZ, Matthäus, IV (n. 4), pp. 434-436, spécialement p. 436. 19. V. 17: Luz présente cinq explications et conclut que les οἱ δέ dans la phrase οἱ δὲ ἐδίστασαν sont «quelques-uns» des onze disciples. Le doute ne pose pas trop de problèmes dans la représentation matthéenne des disciples (par ex. 6,30-33; 14,31-33): «Die Ambivalenz der Jünger in V 17 gehört in das matthäische Konzept des “Kleinglaubens”» (LUZ, Matthäus, IV [n. 4], p. 440). Sur ce thème, voir aussi U. POPLUTZ, Verunsicherter Glaube: Der finale Zweifel der Jünger im Matthäusevangelium aus figuranalytischer Sicht, dans A. DETTWILER – U. POPLUTZ (éds), Studien zu Matthäus und Johannes / Études sur Matthieu et Jean. FS für Jean Zumstein zu seinem 65. Geburtstag, Zürich, TVZ, 2009, 29-48; et EAD., Mt 28,16f. und seine Bedeutung für die narrative Konstruktion des Matthäusevangeliums unter Berücksichtigung der Markusvorlage, dans J. VERHEYDEN – G. VAN BELLE (éds), An Early Reader of Mark and Q (BiTS, 21), Leuven, Peeters, 2016, 251-268, p. 268: «Der Auferstandene selber spricht mit seiner autoritativen Aussendung der elf Jünger, die Glaube und Zweifel an den Tag gelegt haben, das narrative Urteil über die Jüngergeschichte und öffnet sie zugleich für die Zukunft der Kirche».
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donc aussi les juifs) ou exclusive (c’est-à-dire vers les seuls «païens»)20? L’autorité de Jésus n’existe pas en dehors de la mission des disciples qui doivent baptiser et enseigner. Le baptême fait penser à celui de Jésus et est accompagné par une formule liturgique utilisée dans l’église de Matthieu: «Matthäus vorgegebene christliche Sprachtradition»21. L’enseignement contient – toujours selon Luz – trois aspects, à savoir christologique, ecclésiologique, éthique. Christologique: c’est bien l’idée que «die Sache Jesu geht weiter». Les disciples doivent transmettre l’enseignement de Jésus, sa proclamation du Royaume des cieux. Ecclésiologique: les discours de Jésus ne sont pas une «introduction» qui prépare au baptême, mais ils valent toujours pour l’Église qui doit se mettre sous la critique de ceux-ci. Éthique: ce n’est pas la conversion qui est au centre de l’enseignement, mais l’appel à vivre une praxis selon les normes de la nouvelle loi donnée par Jésus. De manière géniale, le discours final de Matthieu renvoie ainsi à l’évangile même. La parole (28,18-20) renvoie aux paroles (les discours). En effet, la finale de l’évangile offre, selon l’expression de Moisés Mayordomo-Marín, une auto-canonisation de son texte («Selbst-kanonisierung»)22. Jésus ne disparaît pas, il ne quitte pas son groupe. Il sera avec eux (1,23) pour toujours: «er bleibt da, in seinem Wort, […] bei denen, die dieses Wort hören und tun»23. Nous atteignons de cette manière le point ultime de la caractérisation de Jésus à travers ses dernières paroles: elles renvoient à l’enseignement de Jésus lui-même qui garantit sa présence dans le monde. IV. LA CARACTÉRISATION DE JÉSUS APRÈS LA MORT: CONTINUITÉ DU PORTRAIT DE JÉSUS AVANT LA MORT Jésus est mentionné dans toutes les scènes de Mt 28. C’est pourquoi Finnern dit que l’action reste orientée vers Jésus dans tout le chapitre24. Dans son analyse des personnages («Figurenanalyse»), il distingue douze catégories («Figurenmerkmale»; «character traits»)25 qu’il applique aussi 20. Luz a changé sa position d’exclusive en inclusive (LUZ, Matthäus, IV [n. 4], pp. 447452). 21. Ibid., p. 453. 22. M. MAYORDOMO-MARÍN, Den Anfang hören: Leserorientierte Evangelienexegese am Beispiel von Matthaüs 1–2 (Forschungen zur Literatur des Alten und Neuen Testaments, 180), Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1998, p. 329. 23. LUZ, Matthäus, IV (n. 4), p. 457. 24. FINNERN, Narratologie (n. 4), p. 326. 25. a) identité: qu’est-ce qui distingue le personnage des autres? b) caractéristiques: quelles sont ses caractéristiques? c) idées/points de vue: quelles sont ses opinions? Sa vision
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à Jésus. Son approche sous-jacente consiste à comprendre le sens de la caractérisation pour le lecteur implicite («intendierte Leser»). Quelquesunes de ses idées sont intéressantes et invitent à une réflexion plus profonde. Par rapport à l’identité de Jésus, il dit que «[l]e ressuscité est “le même” que le [Jésus] terrestre, mais d’une façon plus manifeste à présent»26. Finnern souligne aussi la différence entre les vv. 8-10 dans lesquels la manifestation terrestre («irdische Existenzweise») est présente et les vv. 18-20 dans lesquels l’identité de Jésus avec son autorité divine se manifeste ouvertement27. Il dit que les caractéristiques du Jésus de Mt 1–27 ne diffèrent pas de celles qui sont les siennes en Mt 2828. Cette continuité est encore accentuée par l’absence de tout problème de reconnaissance de Jésus29. Le lecteur n’apprend rien sur l’apparence du ressuscité (contrairement à Luc et Jean). Il n’est pas raconté non plus comment Jésus a reçu son autorité30. Les paroles des vv. 18-20 sont très importantes du point de vue de la réception des lecteurs. Le commandement de baptiser est particulier. Pour les chercheurs qui travaillent avec la notion d’un lecteur implicite «vierge» du texte, la mention du baptême au «nom du Père, du Fils et de l’Esprit Saint» est tout à fait nouvelle. Mais un auditoire qui du monde? d) expériences: qu’observe-t-il? e) émotions: que ressent-il? f) comportement, conduite: comment se comporte-t-il dans certaines circonstances? g) attributs externes: quelle apparence a-t-il? h) contexte social: dans quel contexte se trouve-t-il? i) savoir: que sait-il? j) devoir: que doit-il faire? Quelle est sa mission? k) vouloir: quels sont ses vœux? l) intentions: quelle est sa motivation? 26. «Der Auferstandene ist “derselber” wie der Irdische, jetzt nur in offensichtlicherer Weise» (Narratologie [n. 4], p. 331). 27. Le lecteur a déjà des représentations de Jésus quand il commence la lecture de Mt 28: fils de Dieu, Messie, fils de David, le Seigneur, fils de l’homme. La première rencontre (vv. 9-10) montre un Jésus très humain, terrestre: «Jésus», «il vint à leur rencontre», il les salue de manière normale, les femmes lui saisissent les pieds. À la fin (vv. 18-20), par contre, Jésus se manifeste avec l’autorité qu’il a reçue de la part de Dieu et il sera avec les disciples pour toujours (temps) et partout (espace). 28. «All dies ist konsistent mit der Charakterisierung Jesu in Mt 1–27. Wirklich neue Persönlichkeitszüge erfährt der Rezipient in Mt 28 dafür nicht» (Narratologie [n. 4], p. 331). 29. SCOTT, The Trouble with Resurrection (n. 9), p. 172: «The grammatical structure puts the emphasis on “paid him homage”, which is the main verb, while “they saw” appears in a subordinate element (in Greek a participle). It is surprising that, in an appearance story, “seeing” is not rhetorically stressed». 30. Le passif ἐδόθη indique qu’à partir d’un certain moment, Jésus a reçu (de la part de Dieu?) l’autorité dans le ciel et sur la terre. Le lecteur en conclut sûrement que c’est à partir de la résurrection qu’il l’a reçue. Comment il l’a reçue n’est pas raconté. Finnern écrit que Mt 11,27 (πάντα μοι παρεδόθη) «könnte dem entgegenstehen, aber der Rezipient wird sich kaum noch daran erinnern» (Narratologie [n. 4], p. 335). Il est étrange que le lecteur se souvienne de certaines paroles tout en en oubliant d’autres. Finnern ayant tendance à partir de la réception du lecteur, il pense parfois à la place de celui-ci de manière très spéculative. Ainsi il suppose que le lecteur se demande pourquoi les grandsprêtres ne croient pas ou pourquoi Jésus n’enseigne pas lui-même (au lieu de ses disciples). Le lecteur pense alors au δεῖ divin ou à Jésus qui ne s’impose pas.
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possède une connaissance externe au texte ne sera pas surpris d’entendre ce commandement de Jésus31. Le thème central de Mt 28 n’est pas la résurrection; les paroles de tout le chapitre orientent le lecteur vers une acceptation des paroles prononcées avant la résurrection32. CONCLUSION Nous aimerions terminer par deux remarques sur l’usage de la parole et des discours en Mt 28. (1) Au centre de Mt 28 se trouve «la parole». Par rapport à la résurrection, on apprend qu’à l’origine de deux récits opposés qui vont se répandre dans l’histoire se trouve «une parole», «un discours», «un témoignage». Il n’y a pas de description de la résurrection, car elle échappe toujours à la perception humaine (quoiqu’elle doive être racontée par des paroles humaines). Tout est donc interprétation. Une histoire commence par les paroles de l’ange, une autre par celle des gardes et des grands-prêtres qui n’ont rien vu, qui s’opposaient déjà à Jésus avant sa mort et qui font répandre un récit alternatif mensonger. Dès le début, on peut donc adhérer à l’une des deux traditions. C’est la transmission de la parole qui sera à la base de la continuation de l’évangile ou des autres interprétations. La question que l’on se pose est pourquoi croire une version plutôt que l’autre? On a l’impression que la réponse des personnages du récit dépend beaucoup de la (pré)disposition individuelle et sociale qui était la leur avant qu’ils entendent le récit de la résurrection. Est-ce que cela est aussi vrai pour ceux qui entendent l’évangile selon Matthieu? (2) Mais la question de la foi ne se limite pas à la croyance en la résurrection. En fait, chez Matthieu, elle reçoit une réponse originale. 31. Le plus étonnant (selon Finnern) est ce qui n’a pas été dit. Jésus, qui a une totale autorité, ne fait rien contre ses opposants. «Auch das könnte von Mt intendiert sein und auf den Charakter Jesu bzw. den Charakter Gottes schließen lassen» (Narratologie [n. 4], p. 334). 32. Sur la question fondamentale du sens de la résurrection dans l’évangile selon Matthieu, on peut consulter les douze articles de W. WEREN – H. VAN DE SANDT – J. VERHEYDEN (éds), Life Beyond Death in Matthew’s Gospel: Religious Metaphor or Bodily Resurrection? (BiTS, 13), Leuven, Peeters, 2011. Nous reprenons simplement la conclusion de l’article de W. WEREN, Matthew’s Stories about Jesus’ Burial and Resurrection (27:55–28:20) as the Climax of His Gospel, 189-200: «The antithesis between bodily and spiritual breathes an anthropological dualism that is alien to Matthew’s way of thinking. With his emphasis on the bodily aspects of the resurrection, he wants to honour its reality (resurrection happened not only in the heads and the hearts of Jesus’ disciples), but first and foremost, in this way, Matthew wants to show that Jesus’ exalted existence is meaningful for the salvation of the world» (p. 200).
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En mettant l’accent sur la continuité de la caractérisation de Jésus après la mort avec celle avant et en créant une sorte d’«auto-canonisation» de son évangile par les dernières paroles de Jésus, le narrateur détourne la question de la foi en la résurrection vers celle de la foi dans les discours de Jésus pendant sa vie. Parce que la caractérisation de Jésus après la mort ne pose pas vraiment de problème, le récit de la résurrection est présenté comme l’affirmation de son message avant sa mort. En effet, dès le début de l’évangile (déjà dans le récit de la naissance), nous trouvons les mêmes groupes opposés: il y a ceux qui croient en son message et ceux qui n’y croient pas. Mais de quoi cela dépend-il? Nous n’avons que la parole qui puisse nous orienter et nous convaincre. UCLouvain Faculté de théologie / Institut RSCS Grand-Place 45 / L3.01.02 BE-1348 Louvain-la-Neuve Belgique [email protected]
Geert VAN OYEN
QUAND LA PAROLE DOIT ÊTRE APPUYÉE PAR LE GESTE LES PAROLES DU RESSUSCITÉ EN LUC 24
Le chapitre 24 de Luc s’ouvre sur la découverte du tombeau vide par «les femmes qui étaient venues de Galilée avec lui [Jésus]» (23,55) et s’achève avec l’ascension de Jésus et le retour «en grande joie» (24,52) des disciples à Jérusalem (24,50-53) où «ils étaient sans cesse dans le Temple, louant Dieu» (24,53)1. Des cinquante-trois versets de Lc 24, vingt-six rapportent un discours direct2 (49%), et Jésus n’est le locuteur que de treize de ces vingt-six versets (50%). Plus étonnant encore, les paroles de Jésus rapportées en discours direct ne semblent pas produire l’effet escompté, à savoir croire que le Christ est ressuscité. Dans le cadre de cet article, j’entends faire un survol des vingtsix versets utilisant le discours direct pour en mesurer les effets sur les personnages du récit. En conclusion, je tenterai un bilan de ce que cela implique pour la caractérisation de Jésus ressuscité aux yeux du lecteur. I. DEUX HOMMES EN HABIT ÉCLATANT
PARLENT AUX FEMMES
QUI DÉCOUVRENT LE TOMBEAU VIDE
Après avoir rapporté l’entrée des femmes dans le tombeau vide (vv. 1-3) et signalé leur stupeur (v. 4: καὶ ἐγένετο ἐν τῷ ἀπορεῖσθαι αὐτὰς περὶ τούτου «elles étaient perplexes à ce sujet»), le narrateur introduit «deux hommes [qui] se tinrent près d’elles en habit éclatant» (v. 4)3. Il signale ensuite la réaction des femmes, qui s’apparente à celle que l’on a devant le monde du divin: «elles étaient saisies de peur et penchaient leur visage vers la terre» (v. 5). C’est d’ailleurs ce que précisera Cléophas dans son 1. Les citations évangéliques utilisent la traduction établie par P. BENOIT – M.-É. BOISSynopse des quatre évangiles en français avec parallèles des apocryphes et des pères. Tome I: Textes, Paris, Cerf, 82008. 2. 24,5b-7 (deux hommes en habit éclatant); 17b (Jésus ressuscité); 18b (Cléophas); 19a (Jésus ressuscité); 19b-24 (Cléophas); 25b-26 (Jésus ressuscité); 29b.32 (les deux disciples); 34 (les Douze); 36b.38b-39.41b.44.46b-49 (Jésus ressuscité). 3. ἐν ἐσθῆτι ἀστραπτούση. On pourrait voir ici une allusion à l’épisode de la transfiguration chez Luc: «son vêtement [celui de Jésus] devint d’une blancheur éclatante [ὁ ἱματισμὸς αὐτοῦ λευκὸς ἐξαστράπτων]» (9,29). Les deux verbes relèvent de la même racine: ἀστράπτω. MARD,
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rapport au v. 23: «elles sont venues disant avoir vu une vision d’anges». Puis, le narrateur s’efface pour laisser la parole à ces hommes en habit éclatant. Ceux-ci commencent par une question et une affirmation qui viennent préciser pourquoi le tombeau est vide: «Pourquoi cherchez-vous le Vivant parmi les morts? Il n’est pas ici, mais il s’est éveillé (des morts)» (vv. 5-6a). Le tombeau est vide, non parce qu’on a enlevé le corps de Jésus. Celui-ci n’est plus mort, il est «le Vivant», «il s’est éveillé (des morts)». Puis, les deux hommes utilisent l’impératif – ce qui n’est possible que dans le discours direct – pour donner un ordre aux femmes: «rappelez-vous comme il vous a parlé étant encore en Galilée, disant du Fils de l’homme qu’il doit être livré aux mains des hommes pécheurs, et être crucifié, et ressusciter le troisième jour» (vv. 6b-7). Les femmes n’étaient pas explicitement présentes lors de la première annonce de la passion en 9,22, que paraphrase l’injonction des hommes en habit éclatant (24,7)4. Ni aux autres annonces d’ailleurs. Pourtant, nous dit le narrateur, «elles se rappelèrent ses paroles» (v. 8). Notons cependant que «se rappeler» n’est pas nécessairement synonyme de «croire». Selon le témoignage que donnera Cléophas au v. 23: «n’ayant pas trouvé son corps, elles sont venues disant avoir vu aussi une vision d’anges qui disent qu’il est vivant». Rien n’est dit de la foi des femmes. Croient-elles que Jésus est ressuscité ou non? Le texte ne le dit pas. Il se limite à souligner leur rôle de rapporteuses. Chose certaine, leur rapport n’est pas accueilli favorablement: «étant retournées du tombeau, elles annoncèrent tout cela aux Onze et aux autres. […] Mais ces paroles leur parurent du radotage, et ils ne croyaient pas en elles» (vv. 9b et 11). Il semble bien que la première occurrence du discours direct après la résurrection ne porte pas l’effet escompté. Pour provoquer la foi, il faudrait voir Jésus de ses yeux. Revenons encore au témoignage de Cléophas: «certains de ceux (qui sont) avec nous sont allés au tombeau et ont trouvé (les choses) comme les femmes avaient dit, mais lui, ils ne (l’)ont pas vu!» (v. 24; voir v. 12). 4. Lc 24,7 est une citation partielle de Lc 9,22, première annonce de la passion: 9,22
24,7
δεῖ τὸν υἱὸν τοῦ ἀνθρώπου πολλὰ παθεῖν καὶ ἀποδοκιμασθῆναι ἀπὸ τῶν πρεσβυτέρων καὶ ἀρχιερέων καὶ γραμματέων καὶ ἀποκτανθῆναι καὶ τῇ τρίτῃ ἡμέρᾳ ἐγερθῆναι.
τὸν υἱὸν τοῦ ἀνθρώπου ὅτι δεῖ παραδοθῆναι εἰς χεῖρας ἀνθρώπων ἁμαρτωλῶν καὶ σταυρωθῆναι καὶ τῇ τρίτῃ ἡμέρᾳ ἀναστῆναι.
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II. L’EXPÉRIENCE D’EMMAÜS Dans le passage le plus long de l’Évangile de Luc (Lc 24,13-35: 23 versets), après une présentation des deux disciples et de ce dont ils discutaient chemin faisant (vv. 13-14), le narrateur signale la première apparition du Ressuscité: «Et il arriva, comme ils s’entretenaient et discutaient ensemble, (que) Jésus lui-même, approchant, allait avec eux, mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître» (vv. 15-16). La vue du Ressuscité ne suffit donc pas pour faire passer ces disciples de l’incrédulité à la foi, du moins pas pour le moment. S’ensuit un dialogue amorcé par Jésus auquel répond Cléophas. Les premières interventions du Ressuscité en style direct visent simplement à entendre la version des événements à partir du point de vue de Cléophas. «Quelles sont ces paroles que vous échangez entre vous marchant?», demande Jésus ressuscité (v. 17). Tu es bien le seul à ne pas savoir, rétorque Cléophas (v. 18). Et Jésus d’insister pour que les disciples parlent: «Quoi (donc)?» (v. 19a). L’évangile selon Cléophas s’arrête à la découverte du tombeau vide et à l’incrédulité devant ce que les femmes ont rapporté en revenant du tombeau. Après ce rapport de Cléophas (vv. 19b-24), Jésus ressuscité reprend la parole en style direct et il y va de manière virulente. «O (hommes) inintelligents et lents de cœur à croire en tout ce qu’on dit les Prophètes! Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela et (ainsi) entrât dans sa gloire?» (vv. 25-26). Fait étonnant, le narrateur reprend alors la parole et, plutôt que de citer les paroles de Jésus, il en fait un sommaire: «commençant par Moïse et par tous les Prophètes, il leur interpréta dans toutes les Écritures ce qui le concernait» (v. 27). Il faudra sans doute attendre les discours missionnaires des Actes pour entendre le contenu de cette argumentation scripturaire. Toujours est-il que rien n’est dit du croire ou du non croire des deux disciples. Leur réaction, malgré la dure sanction de Jésus au v. 25, semble à tout le moins favorable. Ils invitent cet inconnu à rester avec eux, «parce que c’est le soir et que le jour déjà a baissé» (v. 29). Nous connaissons la suite: «il entra pour rester avec eux. Et il arriva, comme il s’étendait à table avec eux, (que), ayant pris le pain, il dit la bénédiction, et, (l’)ayant rompu, il (le) leur donna. Leurs yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent; et lui devint invisible de devant eux» (vv. 29b-31). Apparemment, les paroles du Ressuscité, qu’elles soient citées en discours direct ou qu’elles soient offertes par quelqu’un d’autre (les anges) sous forme de sommaire, ne parviennent pas à faire passer les auditeurs (et les lecteurs?) à la foi! Les paroles du Ressuscité expliquant les Écritures
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brûlent le cœur. Mais, sans le geste de la fraction du pain qui réveille la mémoire de l’institution de l’eucharistie, les yeux restent fermés. Il faut qu’un geste accompagne la parole pour que les yeux s’ouvrent. Mais on ne parle pas encore de croire. Ce «croire» sera suscité par le témoignage de Simon. Quand les disciples d’Emmaüs rentrent à Jérusalem, ils ne sont pas les premiers à raconter leur expérience. «Et s’étant levés, à cette heure même, ils s’en retournèrent à Jérusalem, et trouvèrent réunis les Onze et ceux (qui étaient) avec eux, disant que réellement le Seigneur s’est éveillé (des morts) et a été vu de Simon! Et ils racontaient ce (qui s’était passé) sur le chemin, et comment il avait été reconnu d’eux à la fraction du pain» (vv. 33-35). Or, l’apparition du Ressuscité à Simon n’est pas mise en récit et on ne sait pas si elle s’est limitée à un voir ou si elle a été accompagnée d’une parole. III. L’APPARITION DU
SOIR DE
PÂQUES
Commence alors la dernière apparition du Christ ressuscité dans l’évangile de Luc. «Or, comme ils disaient cela, lui se tint au milieu d’eux et leur dit: “Paix à vous!”». On retrouve dans cet épisode neuf des treize versets de Lc 24 où le Ressuscité parle en style direct. Après le souhait de paix de Jésus, le narrateur signale la réaction des auditeurs, qui ressemble à celle des femmes devant les anges: «Terrifiés et saisis de peur, ils pensaient voir un esprit» (v. 37). D’où la réplique du Ressuscité: «Pourquoi êtes-vous troublés et pourquoi des doutes montent-ils dans votre cœur?» (v. 38). Ces questions font écho à la question adressée aux femmes un peu plus haut par les deux hommes en habit éclatant: «Pourquoi cherchez-vous le Vivant parmi les morts?» (v. 5b). Ces questions démontrent aussi que, comme avant la résurrection, Jésus sait ce qu’il y a dans le cœur humain (voir Lc 6,8: «Mais il [Jésus] connaissait leurs réflexions»). Elles montrent enfin au lecteur que le voir combiné à la parole ne chasse pas le doute. Au contraire, il suscite terreur et peur. D’où l’invitation que le Ressuscité leur adresse en discours direct à entrer dans un voir plus précis. «Voyez mes mains et mes pieds: C’est moi-même!» (v. 39a). Il les invite même à aller au-delà du simple regard: «Touchez-moi et voyez: un esprit n’a ni chair ni os, comme vous voyez que j’(en) ai» (v. 39b). Comme à Emmaüs, cette parole du Ressuscité s’accompagne d’un geste raconté par le narrateur: «ayant dit cela, il leur montra ses mains et ses pieds» (v. 40). Mais ce geste, bien qu’il provoque
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la joie, ne suffit pas. «Et comme ils ne croyaient pas encore, à cause de la joie, et qu’ils étaient étonnés, il leur dit: “Avez-vous ici quelque aliment?”. Eux lui donnèrent une part de poisson grillé. Et (l’)ayant prise, il (la) mangea devant eux» (vv. 41-42). Toutes ces paroles et tous ces gestes produiront-ils enfin la foi? Le texte laisse le lecteur en suspens et il lui faudra attendre la fin de l’épisode et la fin de l’Évangile pour le savoir. Au v. 44, le discours de Jésus change de registre. Faisant encore écho aux propos que les deux hommes en habit éclatant tenaient aux femmes, le Ressuscité fait appel à la mémoire de ses interlocuteurs. «Il leur dit: “Telles sont les paroles que je vous ai dites étant encore avec vous”» (v. 44a). Mais, alors que les hommes en habit éclatant citaient partiellement la première annonce de la passion5, Jésus déclare: «il faut que s’accomplisse tout ce qui est écrit de moi dans la Loi de Moïse et les Prophètes et les Psaumes» (v. 44b). Il fait ainsi écho à ce que disait le narrateur au v. 27: «Et, commençant par Moïse et par tous les Prophètes, il leur interpréta dans toutes les Écritures ce qui le concernait». Mais Jésus ressuscité ne semble pas faire ici allusion à une parole précise d’avant la Passion. Tout au plus peut-on voir dans ces versets une allusion à la parabole du riche et de Lazare (16,19-31). Le riche «dit: “Je te prie donc, père, de l’envoyer [Lazare] à la maison de mon père, car j’ai cinq frères, de façon qu’il témoigne auprès d’eux, de peur qu’eux aussi ne viennent dans ce lieu de tourment”. Abraham lui dit: “Ils ont Moïse et les prophètes, qu’ils les écoutent”. Il dit: “Non, père Abraham, mais si quelqu’un de chez les morts part vers eux, ils se repentiront”. Mais il lui dit: “S’ils n’écoutent pas Moïse et les prophètes, pas même si quelqu’un se lève d’entre les morts ils ne seront persuadés”» (16,27-31). Il semble donc que les paroles du Ressuscité, tout en s’appuyant sur «les paroles que je vous ai dites étant encore avec vous» (24,44a), proposent une interprétation nouvelle des événements appuyée sur les Écritures: «la Loi de Moïse et les Prophètes et les Psaumes» (v. 44b). C’est d’ailleurs en ce sens que le narrateur prend ensuite la parole: «Alors il leur ouvrit l’esprit à l’intelligence des Écritures» (v. 45). Puis il redonne la parole au Ressuscité. Or, dans cette dernière intervention, celui-ci commence par répéter d’une autre manière ce qu’il avait affirmé sur la route d’Emmaüs: «Ainsi il est écrit que le Christ souffrirait et ressusciterait des morts le troisième jour» (v. 46). Mais il ajoute quelque chose de neuf, toujours prévu par l’Écriture. Il est écrit «que serait prêché en son nom le repentir pour la rémission des 5. Voir ci-dessus, n. 4.
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péchés à toutes les nations à commencer par Jérusalem» (v. 47). C’est la première fois qu’une parole du Ressuscité ne s’attache pas à expliquer le passé et le présent, mais crée un espace d’avenir. Un avenir qui concerne directement ses interlocuteurs: «Vous en êtes témoins» (v. 48). Encore une fois donc, la parole du Ressuscité doit être appuyée par un signe et même par un double signe. Il y a d’abord la vision accompagnée du toucher des mains et des pieds de Jésus. Mais même là, le doute subsiste, «ils ne croyaient pas encore, à cause de la joie, […] ils étaient étonnés» (v. 41). Jésus pose donc un second geste, il prend et mange devant eux une part de poisson grillé (v. 43). Le narrateur ne dit alors rien sur le doute ou sur la foi des Onze et de leurs compagnons. Il laisse plutôt la parole au Ressuscité, qui fait preuve de confiance à l’endroit de ses interlocuteurs en leur confiant une mission. Mais l’amorce de cette mission coïncidera avec la venue de l’Esprit promis: «voici (que) j’envoie sur vous la promesse de mon Père» (v. 49a). D’où l’injonction du Ressuscité, exprimée à l’impératif: «Mais vous, restez dans la ville jusqu’à ce que vous ayez revêtu la force d’en haut» (v. 49b). Rien n’est dit de la réaction des interlocuteurs de Jésus à ces paroles. Mais elles aussi sont accompagnées d’un geste: «Or il les mena dehors jusque vers Béthanie et, ayant levé les mains, il les bénit. Et il arriva comme il les bénissait, (qu’)il fut séparé d’eux et il était emporté au ciel» (vv. 50-51). Le narrateur conclut le récit de l’Évangile en rapportant un geste et des paroles des disciples qui, enfin, manifestent leur foi. «Et eux, s’étant prosterné (devant) lui, s’en retournèrent à Jérusalem en grande joie» (v. 52). Cette prosternation évoque celle des femmes devant les hommes en habit éclatant. Mais alors que les femmes étaient «saisies de peur» (v. 5), ici, ceux qui se prosternent sont «en grande joie». Suit un autre geste qui, implicitement, comporte une parole: «ils étaient sans cesse dans le Temple, louant Dieu» (v. 53). Après les paroles suivies des gestes de la part des hommes en habit éclatant et du Ressuscité, nous avons droit aux gestes et aux paroles des destinataires de ces paroles, enfin passés de la peur à la joie, du doute à la foi. CONCLUSION Les paroles de Jésus ressuscité dans l’Évangile selon Luc semblent donc devoir être appuyées par une action de ce dernier pour être crues. Luc écrit pour Théophile «afin que tu te rendes bien compte de la solidité des paroles que tu as reçues» (1,4). Il semble bien qu’il ne soit pas le
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seul à devoir constater la solidité de l’enseignement de la résurrection. Voir Jésus ressuscité n’a pas suffi aux premiers témoins. L’annonce de sa résurrection par la parole non plus. Mais quand le geste se joint à la parole, «ceux qui furent dès le début témoins oculaires et qui sont devenus serviteurs de la parole» (1,2)6 passent du doute à la joie de croire. Sur leur parole repose la foi du lecteur en Jésus ressuscité. Il est invité à son tour, sous la force de l’Esprit, à témoigner de ce qu’il a entendu en appuyant sa parole sur des gestes concrets qui témoigneront du Ressuscité jusqu’aux extrémités de la terre. Université Saint-Paul 223 Main Street Ottawa, ON K1S 1C4 Canada [email protected]
Yvan MATHIEU, s.m.
6. Nous préférons ici notre traduction littérale personnelle à celle établie par Benoit et Boismard.
LE «JE» DE PAUL OU LA CONSTRUCTION DISCURSIVE D’UN PERSONNAGE CHEZ PAUL ET APRÈS PAUL INTRODUCTION Aux Ier et IIe siècles, Paul a fait l’objet de caractérisations diverses: comme figure autobiographique (dans ses lettres dites authentiques), comme autorité épistolaire et apostolique (dans les lettres pseudépigraphiques et apocryphes), comme personnage narratif (dans les actes canoniques et apocryphes). Dans ces divers corpus, le personnage «Paul» prend la parole dans des discours en style direct qui ont contribué à une caractérisation polymorphe de sa figure. En effet, chacune de ses prises de parole engendre soit une autoreprésentation (elle-même kaléidoscopique), soit des représentations variées qui puisent à plusieurs héritages et souvenirs de sa pensée et de son action. Ainsi se construit sous nos yeux un personnage aux multiples facettes, voire aux multiples visages. Ces différentes formes de caractérisation ont indéniablement cohabité et se sont parfois concurrencées, d’autres fois complétées. Sans les confondre ni les aplanir, nous les avons comparées, comme autant de modulations de la figure paulinienne, afin de comprendre comment ces discours directs contribuent à l’argumentaire rhétorique des textes où ils s’insèrent. Plusieurs points communs ressortent de l’atelier dont les contributions sont réunies dans les pages qui suivent. En premier lieu, la caractérisation paulinienne varie en fonction des contextes énonciatifs, donc rédactionnels, afin de répondre à des réalités et des besoins spécifiques propres aux différents destinataires chrétiens des deux premiers siècles. En second lieu, le jeu des pronoms personnels – non seulement le «je» paulinien, mais également le «nous» inclusif et le «vous» exclusif – s’avère d’une importance décisive. En troisième lieu, toutes les dimensions de l’acte communicationnel contribuent à la caractérisation paulinienne, que ce soit l’énoncé / énonciation, le discours / interdiscours, la pragmatique épistolaire, la gestuelle, la rhétorique, etc. En quatrième lieu, il n’existe pas, même si nous ne les comprenons plus toujours clairement, de détails inutiles dans ces textes, car ils participent tous à la caractérisation de Paul. En somme, tout cela illustre clairement la diversité des procédés narratifs et discursifs de caractérisation, et leur imbrication. L’atelier s’est déroulé en deux temps, interrogeant ces procédés d’abord «chez Paul», ensuite «après Paul».
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«Chez Paul». Alain Gignac conduit une fine analyse de l’aspect énonciatif en 1 Th 2–3 afin de montrer comment se dessine progressivement et paradoxalement une figure apostolique, notamment grâce à la saturation sémantique des métaphores relationnelles et affectives d’ordre familial (nourrissons, mère, père, orphelins), mais également par l’émergence du «je» paulinien au sein d’un «nous» apostolique, alors que le personnage passe du poste «d’évangélisateur» au poste «d’évangélisé» (lors du retour de Timothée). Pierre de Salis et Priscille Marschall abordent 2 Co 10–13 selon des perspectives distinctes, mais complémentaires: le premier interroge la posture personnelle de Paul comme acte d’autorité épistolaire, et la seconde, la mobilisation de l’interdiscours – soit les discours des adversaires auxquels Paul fait référence par allusions ou citations – au service d’un éloge de soi. Ils montrent tous deux que, confronté à la crise corinthienne et aux rumeurs qui circulent à son sujet, Paul tente de rétablir la légitimité de son autorité apostolique par le jeu des pronoms personnels et par le recours aux discours de ses adversaires, qui devient prétexte à justifier un autoportrait élogieux, voire superlatif. «Après Paul». Régis Burnet revient sur la requête de Paul en 2 Tm 4,13: «Le manteau que j’ai laissé à Troas chez Carpos, apporte-le en venant, ainsi que les livres, surtout les parchemins». Quelle est la place et la fonction des realia dans les discours anciens? Deux éléments ressortent de son analyse: d’une part, que ces realia ne sont pas là pour «faire vrai», mais servent à la construction des personnages; d’autre part, que, pour les comprendre et éviter les anachronismes, il est essentiel de prendre en considération l’histoire des lectures, qui interroge la manière dont les Anciens ont réellement lu et interprété nos textes. Analysant la rhétorique du discours de Paul en 3 Co (une lettre apocryphe qui a été intégrée dans les Actes de Paul), Anne Pasquier montre que, malgré son caractère fictionnel, cette lettre apocryphe est intimement liée au contexte religieux et culturel du IIe siècle – ce qui explique, d’une part, la manière dont «Paul» se transforme et prend des traits qui en font le quasi contemporain des lecteurs, et, d’autre part, pourquoi il est subordonné à des apôtres qui représentent la doctrine à défendre. Finalement, Steeve Bélanger s’est intéressé aux discours à la fois apologétiques et biographiques de Paul en Ac 21–26. Il montre comment est progressivement révélée aux lecteurs l’honorabilité insoupçonnée de la figure paulinienne, avec la visée de défendre la mémoire de l’apôtre et de crédibiliser ses actions, sa pensée, sa connaissance de la Loi, sa foi et sa personne. Steeve BÉLANGER Alain GIGNAC
LA CONSTRUCTION DU PERSONNAGE APOSTOLIQUE EN 1 TH 2–3 (NOURRISSONS, MÈRE, PÈRE, ORPHELINS – ET FRÈRES), OU QUAND UNE SUBJECTIVITÉ CHERCHE (ET RÉUSSIT) À SE DIRE
À première vue, il semble assez évident que le discours paulinien, au fil des lettres, construit un personnage apostolique, biographique ou idéalisé (ou un mélange des deux). Lorsqu’il «parle», Paul trace un portrait de lui-même. Or, la caractérisation qui s’élabore en 1 Th 2–3 ne cesse de surprendre1. Contrairement aux autres lettres de Paul qui comportent des cosignataires et où l’apôtre utilise malgré tout la 1re personne du singulier (1-2 Co, Ph), le discours paulinien de 1 Th se manifeste presque exclusivement à la 1re personne du pluriel – à l’exception notable d’un timide je en 2,18 et 3,5, sur lequel il faudra revenir2. Qui donc se met en scène dans ce discours? S’agit-il simplement du «nous» apostolique – le trio de co-auteurs que sont Paul, Silvain et Timothée? Pourtant, 3,1-2 établit une distance entre «nous» et Timothée, tandis que Silvain est singulièrement absent du discours. Paul se cacherait-il derrière un «nous»? – mais pour quelles raisons? Par ailleurs, pourquoi ce «nous» est-il sur la défensive – alors que les nouvelles rapportées par Timothée sont bonnes et que les Thessaloniciens conservent un bon souvenir de Paul (3,6)? Enfin plusieurs métaphores relationnelles et affectives d’ordre familial sont convoquées et entrent en collision: l’apôtre se compare successivement à un nourrisson (2,7b), une mère nourricière (2,7c), un père prévenant (2,11), un orphelin (2,17)3. Tous les postes possibles de la parentalité semblent occupés: que signifie cette saturation sémantique? 1. Pour être précis, il s’agit de 2,1-12 et de 2,17–3,13 – versets centrés sur l’agir apostolique (ethos), par contraste avec 1,1-10, repris en 2,13-14.15-16 qui sont plutôt centrés sur la réception de la parole par les Thessaloniciens (pathos). Je n’ai pas rencontré d’études traitant ensemble les deux péricopes sous l’angle de la caractérisation du personnage apostolique. 2. Voir aussi le troisième je de 1 Th en 5,27. 3. D. MARGUERAT, Imiter l’apôtre, mère et père de la communauté (1 Th 2,1-12), dans M.D. HOOKER (éd.), Not in the Word Alone: The First Epistle to the Thessalonians (BiblicalEcumenical Section, 15), Roma, Benedictina Pub. – St. Paul’s Abbey, 2003, 25-54, ne traite que de la double métaphore maternelle et paternelle; J.A.D. WEIMA, Infants, Nursing Mother, and Father: Paul’s Portrayal of a Pastor, dans Calvin Theological Journal 37 (2002) 209-229, voit dans les trois premières métaphores des balises pour guider «l’être-pasteur»; seul T.B. SAILORS, Wedding Textual and Rhetorical Criticism to Understand the Text of 1 Thessalonians 2.7, dans JSNT 80 (2000) 81-98, ajoute à la liste la métaphore des orphelins, mais en passant (p. 97, note 60).
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Pour répondre à ce questionnement multiple, je fais ici le pari méthodologique que 1 Th 2–3 peut constituer un laboratoire qui permet d’analyser la caractérisation non seulement en ses énoncés mais aussi et surtout en son énonciation, et que porter attention à l’énonciation permettra justement de faire converger les questions qui viennent d’être mentionnées. Au-delà de la description négative (ce qu’il n’est pas) et positive (ce qu’il est) qu’il propose de lui-même, le nous paulinien laisse émerger un nouveau sujet, un «je», qui advient de manière impromptue dans l’acte même de l’énonciation. Mon expérimentation comportera trois étapes. Premièrement, un bref état de la question qui situe l’originalité épistémologique de la démarche; deuxièmement, une analyse de la caractérisation en termes d’énoncés; troisièmement, une description de l’énonciation.
I. ÉTAT DE LA QUESTION:
POUR UN NOUVEL ANGLE D’APPROCHE
Comme bien des péricopes chez Paul, 1 Th 2–3 a été hyper commentée – entre autres par trois collègues du RRENAB, Daniel Marguerat, Normand Bonneau et Simon Butticaz4. L’état de la question qui suit ne se veut pas exhaustif mais suggestif, avec pour visée de proposer un déplacement du point de vue, à partir de trois nœuds gordiens incontournables de la recherche: 1/ le problème de critique textuelle de 1 Th 2,7; 2/ l’interprétation du «nous»; 3/ l’identification du genre littéraire. 1/ En 1 Th 2,7, bien que la critique textuelle, en raison de la critique externe et de l’argument de la lectio difficilior, penche clairement du côté de la leçon νηπιοι (nourrissons)5, la majorité des traductions et des commentateurs optent pour ηπιοι (doux), pour des raisons de critique interne: dans le même verset, il semble impossible que Paul se compare 4. MARGUERAT, Imiter l’apôtre, mère et père de la communauté (n. 3), qui reprend en l’augmentant D. MARGUERAT, L’apôtre, mère et père de la communauté (1 Thessaloniciens 2/1-12), dans ETR 75 (2000) 373-389; N. BONNEAU, Explorations du fait narratif et son effet théologique dans 1 Thessaloniciens, dans C. FOCANT – A. WÉNIN (éds), Analyse narrative et Bible: Actes du colloque «La Bible en récit II» (BETL, 191), Leuven, Peeters, 2005, 437-448; S. BUTTICAZ, Auctorialité et autorité dans les lettres de Paul, dans NT 58 (2016) 318-337, pp. 325-328. 5. En faveur de νηπιοι, voir N-A27-28, la traduction NBS et les commentateurs B.R. GAVENTA, Apostles as Babes and Nurses in 1 Thessalonians 2:7, dans J.T. CARROLL – C.H. COSGROVE – E.E. JOHNSON (éds), Faith and History: Essays in Honor of Paul W. Meyer, Atlanta, GA, Scholars Press, 1990, 193-207, pp. 195-197; S. FOWL, A Metaphor in Distress: A Reading of ΝΗΠΙΟΙ in 1 Thessalonians 2.7, dans NTS 36 (1990) 469-473; SAILORS, Wedding Textual and Rhetorical Criticism (n. 3); J.A.D. WEIMA, But We Became Infants among You: The Case for ΝΗΠΙΟΙ in 1 Thess, dans NTS 46 (2000) 547-564.
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successivement à un bébé et à une nourrice6. Selon qu’on se base sur l’évidence manuscrite ou sur la logique de cohérence qu’on cherche dans le texte, la décision varie au point qu’on peut parler d’un indécidable7. Pour lors, je penche néanmoins pour la leçon νηπιοι, non seulement à cause de l’appui massif des manuscrits, mais en ajoutant une critique interne qui renverse celle des partisans de ηπιοι: c’est justement à cause de la présence de trois autres métaphores familiales – mère nourricière (v. 7), père (v. 11), orphelin (v. 17) – que la présence d’une quatrième métaphore n’est pas incongrue, d’autant plus que Paul nous a habitués à de telles accumulations d’images, souvent intempestives8. 2/ Le «nous» de ces chapitres est généralement perçu comme un style rhétorique conventionnel par lequel Paul se désigne, une sorte de «nous» littéraire. Or, de manière fort juste, Marguerat puis Butticaz ont rappelé qu’il fallait prendre au sérieux l’adresse de la lettre et envisager le «nous» dans son sens obvie de collectif apostolique9. Toutefois, dans leur réhabilitation du trio apostolique, ils négligent ce que j’appellerai plus loin les balbutiements du je en 2,18, 3,1-2 et 3,5. Le «nous» du discours est beaucoup moins lisse et uniforme qu’il n’y paraît à première vue. 3/ Jeffrey Weima a montré que la longue Wirkungsgeschichte du texte proposait une lecture apologétique de notre passage, jusqu’à l’étude d’Abraham Malherbe sur le lien entre le discours paulinien et les écoles philosophiques, particulièrement les Cyniques, étude qui a constitué un 6. En faveur de ηπιοι, voir N-A25, les traductions BJ 1973, BJ 1998, BNT 2001, Segond, TOB 1972, TOB 2010 et TOL, ainsi que les commentateurs C.C. CARAGOUNIS, A New Testament Crux: Did Paul Behave as an Infant or Imbecil, or a Gentle Nurse?, dans ID., New Testament Language and Exegesis: A Diachronic Approach (WUNT, 323), Tübingen, Mohr Siebeck, 2014, 209-235; J. DELOBEL, One Letter Too Many in Paul’s First Letter? A Study of (ν)ηπιοι in 1 Thess 2 7, dans Louvain Studies 20 (1995) 126-133. 7. MARGUERAT, Imiter l’apôtre, mère et père de la communauté (n. 3), pp. 44-45, qui présente un excellent résumé. 8. GAVENTA, Apostles as Babes and Nurses in 1 Thessalonians 2:7 (n. 5), insiste sur l’aspect «choquant et outrancier» des métaphores en 1 Th 2, mais elle compare cela au poète de Stratford: «When Shakespeare uses metaphors that might be called mixed, critics speak of “rapidly shifting figures” and say that his thoughts flow faster than his speech. I suggest that something similar happens to Paul in 1 Thess 2:7» (p. 204). SAILORS, Wedding Textual and Rhetorical Criticism (n. 3), renvoie au choc des métaphores en Ga 4,19 (Paul mère et sage-femme), Rm 7,1-3 (soumission du croyant à la Loi mise en parallèle à la soumission de la femme mariée à son mari) et 2 Co 2,14 (Paul esclave-trophée dans le cortège du Christ triomphant, puis parfum du Christ). On pourrait ajouter Rm 3,21-26 (justice hors la loi, rachat, propitiatoire, sang, rémission): voir A. GIGNAC, Pour renouveler la lecture de Rm 3,21-26: Poésie et poétique d’un discours métaphorique, dans C. BREYTENBACH (éd.), God’s Power for Salvation: Romans 1,1–5,11 (Colloquium Oecumenicum Paulinum, 23), Leuven, Peeters, 2017, 117-145. 9. MARGUERAT, Imiter l’apôtre, mère et père de la communauté (n. 3); BUTTICAZ, Auctorialité et autorité dans les lettres de Paul (n. 4), pp. 325-328.
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tournant, voire un changement de paradigme qui semble faire consensus aujourd’hui10. Dans le premier cas, on suppose que Paul répond à des détracteurs (sans qu’on puisse cependant les identifier avec précision)11; dans le second cas, on pense que Paul propose une parénèse en se posant comme le bon philosophe qui se distingue des charlatans qui sont légion sur la place publique12. Insatisfait de cette alternative, Marguerat, à la suite de Klaus Berger, identifie le style (épidictique) de 1 Th 2 comme un «éloge de soi», qui tient à la fois de l’apologie et de la parénèse. Selon lui, s’il y a bien une sorte d’attitude défensive de Paul en 1 Th 2, ce n’est pas pour se défendre en tant que tel face à des médisances à son endroit, mais pour renforcer l’identité chrétienne des Thessaloniciens qui vivent des circonstances difficiles. Pourtant, je me demande si cette synthèse des deux positions antithétiques rend bien compte de l’intensité et du ton véhément du discours… Pourquoi le texte est-il aussi empreint de désir et du souci d’une présence13? Toutes ces pistes (qui à mon sens, contrairement à ce que pensent d’autres chercheurs, ne s’excluent pas) apportent des éléments intéressants, mais comportent aussi des angles morts qu’une autre perspective pourrait corriger. Il me semble en effet que ces trois débats ont en commun une certaine appréhension du langage en termes communicationnels – dans la ligne d’un Jakobson. Un destinateur, en pleine possession de son message et des techniques (rhétoriques) pour bien le communiquer, 10. J.A.D. WEIMA, An Apology for the Apologetic Function of I Thessalonians 2:1-12, dans JSNT 68 (1997) 73-99 – auquel on se rapportera pour une bibliographie plus complète; A.J. MALHERBE, «Gentle as a Nurse»: The Cynic Background to I Thess ii, dans NT 25 (1970) 238-256 – dont la thèse se formule ainsi: «Paul’s description of his Thessalonian ministry in I Thess. ii is strikingly similar to the picture sketched by Dio, both in what is said and in the way in which it is formulated» (p. 216). 11. Quelques exemples récents des partisans de l’apologie: R. AASGAARD, Paul as a Child: Children and Childhood in the Letters of the Apostle, dans JBL 126 (2007) 129-159; J. LAMBRECHT, Thanksgivings in 1 Thessalonians 1–3, dans K.P. DONFRIED – J. BEUTLER (éds), The Thessalonians Debate: Methodological Discord or Methodological Synthesis?, Grand Rapids, MI, Eerdmans, 2000, 135-162; J.M.G. BARCLAY, There Is Neither Old Nor Young? Early Christianity and Ancient Ideologies of Age, dans NTS 53 (2007) 225-241; J.A.D. WEIMA, The Function of 1 Thessalonians 2:1-12 and the Use of Rhetorical Criticism: A Response to Otto Merk, dans DONFRIED – BEUTLER (éds), The Thessalonians Debate, 255-286. 12. Quelques exemples récents des partisans de la parénèse philosophique: M.B. BUTTON, Paul’s Method of Influence in 1 Thessalonians, dans In die Skriflig 50 (2016) 1-9; T. ÅKERLUND, «To Live Lives Worthy of God»: Leadership and Spiritual Formation in I Thessalonians 2:1-12, dans Journal of Spiritual Formation & Soul Care 9 (2016) 18-34. 13. J.M.F. HEATH, Absent Presences of Paul and Christ: Enargeia in 1 Thessalonians 1–3, dans JSNT 32 (2009) 3-38: «Paul’s purpose is understood to be a making present of the absent apostles with cognitive and emotional intent, directed essentially not on their relationship to him and the other missionaries, so much as on their relationship to God and anticipation of the parousia as it was experienced through the missionaries» (p. 29).
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le transmet clairement en fonction d’une situation précise vécue par ses destinataires. Autrement dit, le message est bien codé et pourra donc être correctement décodé – du moins pour les destinataires originels. Conception référentielle du langage, aussi: on ne peut comprendre le propos rhétorique qu’en fonction d’une situation (ou d’une intention) réelle. Valorisation de la cohérence, enfin: on cherche à établir la logique et l’articulation du discours, au point d’escamoter certaines aspérités du texte. De fait, ces trois aspects – communication, référence, cohérence – sont liés, dans une conception moderne du langage14. Or, on oublie facilement que, comme acte de langage, le discours paulinien est… discursif. Dans un schéma communicationnel, l’émetteur contrôle son discours, mais, d’un point de vue énonciatif, le discours achoppe. Avant même de parler, l’humain est parlé et façonné par le langage. Ce qui se dit à travers une prise de parole – une énonciation – est quelque chose qui échappe à l’énonciateur mais peut néanmoins heurter l’énonciataire. Entre les mots du discours, entre les lignes du texte, dans l’enchaînement même des signifiants, quelque chose cherche à se dire. L’inter-dit du discours s’avère tout aussi intéressant que le dit, car il donne accès à une trace de subjectivation. En somme, il importe de scruter un texte sous son aspect communicationnel pour tenter d’en saisir la cohérence; mais il convient aussi de l’appréhender comme acte de langage où se joue l’identité d’un sujet désirant qui balbutie son mal-être. Le présent essai n’entend donc pas répéter ce que d’autres ont si bien montré (les Malherbe, Gaventa, Marguerat et Butticaz) mais déplacer les perspectives. Ainsi, en définitive, plutôt que de trancher entre νήπιος et ἤπιος, on supposera qu’une ambiguïté sémantique, voulue ou non par l’énonciateur, existe de toute façon (d’autant plus si on tient compte du contexte de l’oralité/«auralité»15) et
14. Revoir la typologie des conceptions du langage (métaphorique, métonymique, descriptive) proposée par N. FRYE, Langage I, dans Le Grand Code: La Bible et la littérature (Poétique), Paris, Seuil, 1984 (anglais 1981), 41-73. 15. Je reprends le jeu de mot anglais entre «oral» (bouche) et «aural» (oreille). Dans l’expression «nous sommes devenus nourrissons/gentils» (ἐγενήθημεν νήπιοι/ἤπιοι), le verbe se termine en grec par un nu, tandis que le substantif ou l’adjectif débute ou non par un nu. Au plan de la transcription manuscrite, on peut suspecter tout autant une dittographie (doublement involontaire de la lettre ν) avec comme résultat νήπιοι, qu’une haplographie (suppression involontaire du ν) avec comme résultat ἤπιοι. Au plan de l’oralité, avec la liaison des mots du flot oratoire, l’orateur ou l’auditeur peut-il vraiment distinguer entre les deux mots? Sur l’importance de l’oralité pour la compréhension des lettres du NT, voir A. GIGNAC, «On en fit la lecture» (Ac 15,30-32): L’interprétation des lettres du Nouveau Testament en contexte d’oralité, dans ID. (éd.), Narrativité, oralité et performance: 7e Colloque international du RRENAB, 5 au 7 juin 2014, Université de Montréal (Terra Nova, 4), Leuven – Paris – Bristol, CT, Peeters, 2018, 71-106.
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que l’énonciation ouvre ainsi une indétermination mais aussi un pluralisme sémantique. (Ν)ηπιος évoquera donc à la fois le nourrisson et la douceur – les deux mots pouvant même entrer en corrélation! Quant au «nous», il n’exclura pas le «je» paulinien qu’il contient et sa référence pourra osciller. Enfin, plutôt que de comprendre le texte selon un mode «genre littéraire» correspondant à une situation communicationnelle précise, on l’approchera de manière immanente en mettant l’accent sur la force poétique du langage, qui fabrique quelque chose, de par l’énonciation même.
II. LES CARACTÉRISTIQUES DU PERSONNAGE PAULINIEN Le Tableau 1 propose la liste des qualificatifs et actions caractérisant le nous en 1 Th 2–3, en deux colonnes qui distinguent les traits positifs (ce qu’est le «nous») ou négatifs (ce qu’il n’est pas). Cette mise en série est en soi signifiante, car elle permet de repérer en un seul coup d’œil l’accumulation des épithètes au long de la diachronie de la lecture. Tableau 1. Caractérisation positive et négative au fil du discours en 1 Th 2,1-12.17-20; 3,1-1316 Positif 2,1 2
Négatif notre entrée n’a pas été vaine (οὐ κενή)
déjà souffert (προπαθόντες) subi l’hubris (ὑβρισθέντες) parler avec assurance (ἐπαρρησιασάμεθα)* parler de l’Annonce (λαλῆσαι τὸ εὐαγγέλιον) combat pluriel (πολλῷ ἀγῶνι)*
3
notre exhortation: ni de l’erreur (οὐκ ἐκ πλάνης)* ni de l’impureté (ἐξ ἀκαθαρσίας)* ni dans la ruse (ἐν δόλῳ)*
16. Légende: Gras: métaphore familiale; Italique: énonciation; astérisque (*): topos cynique. Grisé : souffrance, labeur; Jaune : gloire, pesanteur; Bleu : amour; Vert : joie. Les astérisques indiquent le vocabulaire de Dion Chrysostome pour décrire le philosophe cynique véritable ou son antithèse, selon MALHERBE, «Gentle as a Nurse» (n. 10).
CONSTRUCTION DU PERSONNAGE APOSTOLIQUE EN 1 TH 2–3
4
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éprouvés par Dieu (δεδοκιμάσμεθα) fiduciaires dignes de foi (πιστευθῆναι) de l’Annonce nous parlons (λαλοῦμεν) pour plaire à Dieu
non pour plaire (οὐχ ἀρέσκοντες) aux hommes
Dieu éprouve nos cœurs (δοκιμάζοντι τὰς καρδίας ἡμῶν) 5
ni parole de flatterie (οὔτε λόγῳ κολακείας)* ni assertion préfabriquée de cupidité (προφάσει πλεονεξίας)
6
non pas cherchant la gloire (οὔτε ζητοῦντες δόξαν)*
7
avoir du poids (ἐν βάρει)* envoyés (ἀπόστολοι) nourrissons/ doux ([ν]ήπιοι)* comme une nourrice (τροφός)*
8
pleins de tendresse (ὁμειρόμενοι) livrer l’Annonce livrer nos vies (μεταδοῦναι ἑαυτῶν ψυχάς) nos bien-aimés (ἀγαπητοὶ ἡμῖν) = vous
9
labeur (κόπον) fatigue (μόχθον) travaillant (ἐργαζόμενοι) nuit et jour (νυκτὸς καὶ ἡμέρας) avons proclamé (ἐκηρύξαμεν) l’Annonce
10
saintement (ὁσίως) justement (δικαίως) irréprochablement (ἀμέμπτως)
11
comme un père (πατήρ)
12
réconfortant (παρακαλοῦντες) encourageant (παραμυθούμενοι) témoignant (μαρτυρόμενοι)
17
orphelins (ἀπορφανισθέντες) faire plus d’efforts (ἐσπουδάσαμεν) pour vous revoir désir pluriel (πολλῇ ἐπιθυμίᾳ)
18
avons voulu (ἠθελήσαμεν) venir chez vous moi Paul Satan nous a empêchés (ἐνέκοψεν ἡμᾶς)
ne pas peser (μὴ ἐπιβαρῆ)
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A. GIGNAC
notre espérance (ἡμῶν ἐλπίς) = vous notre joie (χαρά) = vous notre couronne d’orgueil (στέφανος καυχήσεως)
20
notre gloire = vous notre joie = vous
3,1 n’y tenant plus (μηκέτι στέγοντες) nous avons jugé bon (εὐδοκήσαμεν) rester seuls (καταλειφθῆναι μόνοι) 2
nous avons envoyé (ἐπέμψαμεν)
3 4
afflictions (θλίψεσιν) destinés (κείμεθα) subir des afflictions (θλίβεσθαι)
5
j’envoyai (ἔπεμψα) notre labeur (ὁ κόπος ἡμῶν)
6
bon souvenir de nous (μνείαν ἡμῶν ἀγαθήν) la grande soif (ἐπιποθοῦντες) de vous revoir
7
notre détresse (ἀνάγκῃ) notre affliction (θλίψει)
non vain (εἰς κενόν)
avons été réconfortés (παρεκλήθημεν) 8
nous vivons (νῦν ζῶμεν)
9
nous pouvons rendre une action de grâces à Dieu (εὐχαριστίαν δυνάμεθα τῷ θεῷ ἀνταποδοῦναι) joie dont nous nous réjouissons (χαρᾷ ᾗ χαίρομεν)
10
demandant nuit et jour (νυκτὸς καὶ ἡμέρας)
12
notre amour pour vous (τῇ ἀγάπῃ […] ἡμεῖς εἰς ὑμᾶς)
Allons-y de quelques observations. 1/ Les formulations négatives sont massivement présentes dans les sept premiers versets, avec une structure syntaxique répétitive: «non pas… mais»17. 2/ C’est aussi dans ces versets que se concentre le vocabulaire cynique (topoi) pour décrire ce qu’est ou n’est pas le philosophe idéal, tel que repéré par Malherbe (indiqué par un astérisque). 3/ Le champ lexical de la souffrance, du labeur et du combat (sur fond gris) est présent tout au long du discours. 4/ La principale activité mentionnée par «nous», tout au long du discours, est celle de la parole (en italique): il y a là un parcours que nous suivrons dans la section III. On peut parler ici d’énonciation énoncée: l’énonciateur qui parle en 1 Th se présente en tant qu’énonciateur dans un discours 17. Le Tableau 3 placé à la fin du chapitre propose la structure syntaxique de 1 Th 2,1-12.
CONSTRUCTION DU PERSONNAGE APOSTOLIQUE EN 1 TH 2–3
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antécédent, sans rapporter ses paroles antécédentes en discours direct. Mais à la fin, il se décrira comme énonciataire. 5/ Trois autres champs lexicaux indiquent une insistance: la gloire ou pesanteur (en jaune)18; l’amour et la tendresse (en bleu); la joie (en vert). 5/ Enfin, quatre métaphores familiales (ou de parentalité) scandent le discours: nourrissons (v. 7b), nourrice (v. 7c), père (v. 11), orphelins (v. 17). Elles aussi dessinent un parcours sur lequel nous reviendrons. En somme, «nous» se présente comme apôtres – la seule mention du mot en 1 Th se trouve en 2,7. Ces apôtres sont porteurs d’une extraordinaire Annonce, une parole vraie qui suscite la joie malgré les nombreuses épreuves, avec en transversalité la tendresse et l’amour. Pour décrire cette condition d’apôtres, dans un premier temps, trois images sont nécessaires, qui utilisent les trois postes de la parentalité: bébé (2,7b), nourrice (2,7c), père (2,11). Il s’agit d’un rappel du séjour à Thessalonique. Puis, dans un deuxième temps, par une retentissante déclaration: «nous sommes orphelins» (2,17), s’enclenche une narration pleine de suspense dont les affres de la séparation constituent le moteur. Mais ici, nous sommes déjà dans l’énonciation.
III. ÉNONCIATION Outre la structure déjà évoquée «non pas… mais» (2,1-2; 2,3-4a; 2,4b; 3,5-7; 3,8)19, l’ensemble du texte est scandé par une série d’appels, soit au souvenir des Thessaloniciens, soit à la corroboration de Dieu (2,1.2.4[2×].5[2×].9.10.11; 3,3.4.6; voir Tableau 2). Tableau 2. Appels au souvenir des Thessaloniciens ou à la corroboration de Dieu 2,1 2 4 5 9 10
Car vous le savez vous-mêmes comme vous savez comme nous avons été éprouvés par Dieu Dieu qui éprouve nos cœurs comme vous le savez Dieu en est témoin Vous vous rappelez / Rappelez-vous Vous en êtes témoins, et Dieu aussi,
Αὐτοὶ γὰρ οἴδατε καθὼς οἴδατε καθὼς δεδοκιμάσμεθα ὑπὸ τοῦ θεοῦ θεῷ τῷ δοκιμάζοντι τὰς καρδίας ἡμῶν καθὼς οἴδατε θεὸς μάρτυς Μνημονεύετε ὑμεῖς μάρτυρες καὶ ὁ θεός
18. De fait, la δόξα grecque est du registre visuel de l’éclat; mais par la médiation de la LXX, on peut remonter à l’hébreu ָכּבוֹדqui suggère la lourdeur (ce qui a du poids). Voir WEIMA, But We Became Infants among You (n. 5), pp. 562-563. 19. Revoir le Tableau 3 à la fin du chapitre.
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Ainsi que vous le savez vous savez vous-mêmes vous le savez vous avez toujours bon souvenir de nous
καθάπερ οἴδατε αὐτοὶ γὰρ οἴδατε αὐτοὶ γὰρ οἴδατε ἔχετε μνείαν ἡμῶν ἀγαθὴν πάντοτε
Particulièrement prégnante est l’utilisation du verbe οἴδα, un verbe de connaissance qui renvoie à la véridiction des témoins (et non à la connaissance abstraite de type véracité, comme le verbe γινώσκω)20. Cette scansion crée un rythme saccadé au sein même de l’énonciation. Par ailleurs, le mot «Annonce» (εὐαγγέλιον) ponctue aussi le discours (2,2.4.8.9; 3,2; cf. 3,6). Enfin, à partir de 2,18, des marques plus évidentes de l’énonciation «je/ici/maintenant» apparaissent. J’aimerais maintenant suivre le texte pas à pas en le divisant en deux grandes parties qui forment huit paragraphes. Dans la première partie [A-E] qui correspond à 1 Th 2,1-12, l’énonciateur se décrit par les trois métaphores de parentalité. Dans une seconde partie [F-G] qui correspond à 2 Th 2,17–3,13), on assiste à un processus de subjectivation21. [A] 1 Car vous le savez vous-mêmes, FRÈRES, notre chemin-d’entrée chez vous n’a pas été vain, 2 mais, après avoir déjà-souffert et avoir subi l’hubris, comme vous savez, à Philippes, nous avons parlé-avec-assurance en notre Dieu, pour vous parler de l’Annonce de Dieu en un combat pluriel.
Le discours s’amorce avec le connecteur phatique «frères» que Paul utilise souvent dans ses lettres, qui reviendra en 2,9.17; 3,7 (et 3,2 où Timothée est désigné comme frère) et qui interférera donc avec les métaphores parentales. La double répétition de «vous savez» a aussi un caractère phatique. Déjà, en amont, à Philippes, «nous» avait subi des difficultés et cela s’est répété à Thessalonique. Deux verbes différents (παρρησιάζομαι et λαλέω) traduisent ici l’action de parler, qui est le Leitmotiv du discours: de quelle manière «nous» a-t-il parlé? Parler est présenté comme un combat. [B] 3 Car notre exhortation de réconfort [ne vient] ni de l’erreur, ni de l’impureté, ni dans la ruse, 4 mais, comme nous avons été éprouvés par Dieu pour être fiduciaires dignes de confiance de l’Annonce, ainsi nous parlons, non comme pour plaire aux hommes, mais à Dieu qui éprouve nos cœurs.
20. HEATH, Absent Presences of Paul and Christ (n. 13), p. 8. 21. La traduction de base est celle d’Osty, considérablement modifiée: É. OSTY – J. TRINQUET, La Bible, Paris, Seuil, 1973. Le formatage typographique procède comme suit: insistance sur le souvenir des Thessaloniciens et la corroboration de Dieu (souligné), champ lexical de la parole (italique), marques de l’énonciation (gras), MÉTAPHORES PARENTALES OU FAMILIALES (PETITES CAPITALES).
CONSTRUCTION DU PERSONNAGE APOSTOLIQUE EN 1 TH 2–3
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Παράκλησις et son verbe παρακαλέω reviennent quatre fois dans nos versets (2,3.12; 3,2.7). Action de parler, à nouveau, mais ici avec la double connotation d’exhorter et de réconforter (d’où la traduction un peu lourde ci-dessus). Encore une fois, on constate une répétition – pléonasme, voire bégaiement – lorsque le discours insiste par deux fois sur le fait d’être éprouvé par Dieu. «Être fiduciaires dignes de confiance» tente de traduire l’unique mot au passif πιστευθῆναι. Exhorter, annoncer, parler: décidément, le «nous» est caractérisé par son statut d’énonciateur. [C] 5 Jamais non plus nous n’avons été [avec] une parole de flatterie, comme vous le savez, ni d’assertion préfabriquée de cupidité, Dieu en est témoin; 6 nous n’avons pas non plus recherché la gloire des hommes, ni de vous ni d’autres, 7ab alors que nous pouvions avoir du poids comme apôtres de Christ, mais nous avons été NOURRISSONS / doux au milieu de vous.
À nouveau, répétition ou bégaiement, par deux fois: le discours énonce l’absence de parole mauvaise (flatteuse ou cupide), attestée par «vous» ou par Dieu. Or, il s’agit du seul paragraphe de la première partie où il n’est pas fait mention de l’Annonce. Autrement dit, l’énonciateur ne s’y décrit pas en train de parler et ce, au moment même où il s’attribue le qualificatif d’apôtres – seul endroit de toute la lettre où ce terme apparaît, répétons-le. Comme si l’énonciateur avait souffert momentanément d’aphasie. Or, c’est aussi à cet endroit que surgit la première métaphore, celle des nourrissons (νήπιοι), que le dictionnaire Bailly définit ainsi: «proprement, qui ne parle pas, d’où I. enfant en bas âge»22. Il convient de prendre conscience de l’incongruité de l’image: les apôtres sont comme des bambins encore incapables de parler – ou du moins incapables de parler une parole mauvaise. Est-ce un germe de théologie apophatique? Ou est-ce une manière de dire que c’est Dieu qui parle à travers eux – puisqu’ils sont bien incapables de parler (en contraste avec les paragraphes précédents [A] et [B])? Quoi qu’il en soit, il faut aussi noter l’enchaînement: gloire + avoir du poids + nourrissons. Un bébé que l’on tient dans les bras n’est ni glorieux ni pesant. L’image est ingénue, renforcée par l’indétermination (ν)ηπιοι, alors qu’à un même signifiant sonore on peut associer deux signifiés en corrélation: nourrissons et doux. Bref, la métaphore déconstruit, pour ainsi dire, notre représentation des apôtres. [D] 7c Comme une NOURRICE qui prendrait soin de ses propres ENFANTS, 8 ainsi, pleins de tendresse pour vous, nous jugions-bon de vous livrer non
22. A. BAILLY, Dictionnaire grec – français rédigé avec le concours de E. EGGER; édition revue par L. SÉCHAN – P. CHANTRAINE, Paris, Hachette, 1963 (1950, 1894), p. 1326.
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seulement l’Annonce de Dieu, mais nos propres vies, parce que vous nous étiez devenus bien-aimés.
Avec plusieurs commentateurs, je coupe le v. 7 de manière à séparer les deux métaphores23. Car des «nourrissons» (au pluriel), on passe à la «nourrice»24 (au singulier). Pourquoi le trio apostolique se compare-t-il à une unique mère? Rétrospectivement, en 3,1-2.5, ce singulier apparaîtra comme une première trace d’un «je» qui n’est pas absent du «nous». Mais ce qui est plus évident ici, c’est qu’il est question d’une nourrice qui allaite ses propres enfants (si on n’édulcore pas la force de θάλπῃ τὰ ἑαυτῆς τέκνα25). Or, normalement, une nourrice nourrit les enfants des autres. Que signifie cette manière de s’exprimer? S’agit-il d’une sorte de superlatif? Le vocabulaire est celui de la tendresse (ὁμειρόμενοι), du don de soi (μεταδοῦναι ὑμῖν τὰς ἑαυτῶν ψυχάς) et de l’amour (ἀγαπητοί). Ce don de soi n’est pas sans rappeler celui du Christ. L’image de l’allaitement est transparente: la mère donne sa propre vie, sa propre chair, sa substance vitale, pour nourrir son bébé. Et du même coup, elle lui transmet son langage (la langue «maternelle»). Les apôtres sont comme une nourrice qui parle à son bébé pour transmettre l’Annonce. De fait, s’il y a collision de deux métaphores au plan du sens, l’enchaînement des signifiants «nourrissons» et «nourrice» va de soi, sur le plan des associations libres. [E] 9 Vous vous rappelez26, FRÈRES, notre labeur et notre fatigue; c’est en travaillant nuit et jour, pour ne peser sur aucun de vous, que nous vous avons proclamé l’Annonce de Dieu. 10 Vous en êtes témoins, et Dieu aussi, comment, de manière sainte, juste et irréprochable envers vous les croyants nous avons été. 11 Ainsi que vous le savez, chaque un de vous, comme un PÈRE pour ses ENFANTS, 12 nous vous avons réconfortés, encouragés, témoignés pour que vous marchiez d’une manière digne du Dieu qui vous appelle à son royaume et à sa gloire.
23. Parmi ceux qui adoptent cette ponctuation: WEIMA, But We Became Infants among You (n. 5); SAILORS, Wedding Textual and Rhetorical Criticism (n. 3); MARGUERAT, Imiter l’apôtre, mère et père de la communauté (n. 3); J. LI, Paul’s Parental Images in I Thessalonians 2:5-12 and I Corinthians 4:14-21 in Relationship to the Leadership Needs of China’s House Churches, dans Africanus Journal 6 (2014) 11-32. L’exception qui confirme la règle est GAVENTA, Apostles as Babes and Nurses in 1 Thessalonians 2:7 (n. 5), p. 198 – dont l’argument ne convainc pas toutefois (2,4-7a serait une caractérisation uniquement négative [sic] et les deux métaphores de 2,7bc seraient, ensemble, une caractérisation positive). 24. Pour l’explication philologique et sociologique du mot τροφός, je renvoie à GAVENTA, Apostles as Babes and Nurses in 1 Thessalonians 2:7 (n. 5), pp. 198-203. 25. Voir la discussion chez WEIMA, Infants, Nursing Mother, and Father (n. 3), pp. 220224. 26. Traduction alternative: l’impératif «Souvenez-vous».
CONSTRUCTION DU PERSONNAGE APOSTOLIQUE EN 1 TH 2–3
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Le discours se poursuit en reprenant l’image de la pesanteur (qui renvoie au paragraphe [C] et aux nourrissons). Les apôtres n’ont pas été un poids pour la communauté. À nouveau, on constate une insistance – quadruple – sur la véridiction, attestée par «vous» et par Dieu (besoin de véridiction qui était absente du paragraphe [D], comme si la mère nourricière n’en n’avait pas besoin). C’est ici que surgit la métaphore du père (au singulier ici aussi, même si en théorie, le trio apostolique est pluriel). Ce père est amplement caractérisé, d’une part par une triade d’adverbes: «de manière sainte, juste et irréprochable» (ὁσίως καὶ δικαίως καὶ ἀμέμπτως); d’autre part par trois participes qui évoquent trois formes de prise de parole: «réconfortés, encouragés, témoignés» (παρακαλοῦντες ὑμᾶς καὶ παραμυθούμενοι καὶ μαρτυρόμενοι) – sans oublier le dédoublement «labeur et fatigue» qui se décline à l’intensif «nuit et jour». Abondance du travail et de la parole – sinon du travail de la parole! –, et droiture des vertus, donc27: il y a là hypertrophie de la caractérisation, dans une veine que l’on pourrait qualifier éventuellement de patriarcale. Les fonctions parentales sont stéréotypées, Ier siècle oblige: la mère nourrit dans la tendresse, le père travaille et éduque. Pourtant, suite à l’image de la mère et à la manière maternelle de parler, on ne peut s’empêcher d’entendre la parole du père qui apporte à la relation mère-enfant un principe d’altérité qui permet de passer de la dualité au ternaire28. Comme un écho de la fameuse loi-du-Père. Par ailleurs, si la mère était une image christique, le père n’est-il pas une image divine? La chute (eschatologique) de cette première partie évite pourtant de qualifier Dieu comme père – ce dont ne se privera pas le discours en 3,11.13. Peut-être évite-t-il ainsi de télescoper trop brutalement l’image des apôtres qui sont comme un père, et celle de Dieu qui est père. Rendu à ce stade, le discours pourrait donc s’arrêter. Enfants, mère et père: les trois fonctions de la parentalité ont été convoquées avec profit pour dire la dynamique de la transmission de l’Évangile29, qui se transmet 27. Je ne suis pas tout à fait d’accord pour distinguer trois registres sémantiques, mais il vaut la peine de citer à ce propos Marguerat: «La comparaison avec la nourrice se situait dans l’isotopie du don (allaiter, chérir, transmettre). Dans ces quatre versets la pensée se précipite et change à trois reprises de langage, passant de l’isotopie du travail (v. 9) à celle de la loi (v. 10), puis à celle de l’éducation (v. 12)», MARGUERAT, L’apôtre, mère et père de la communauté (n. 4), p. 388. 28. Sur un registre plus sociologique, T.J. BURKE, Paul’s New Family in Thessalonica, dans NT 54 (2012) 269-287, rappelle qu’au Ier siècle, la double métaphore parentale (mère, père) sous-entendait l’établissement d’un rapport hiérarchique entre Paul et ses «enfants». 29. «Paul does use a mixed, perhaps even an inverted metaphor here, but for good reason. He is struggling to identify two aspects of the apostolic role. The apostle is childlike, in contrast to the charlatan who constantly works to see how much benefit he can
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par la bouche de bébés qui ne parlent pas, d’une mère qui chuchote à son enfant alors qu’elle en prend soin, d’un père qui éduque et montre l’exemple par son travail. Mais le discours va connaître un peu plus loin un rebondissement. [F] 17 Quant à nous, FRÈRES, ORPHELINS de vous pour un temps, de visage mais non de cœur, nous n’en avons fait que plus d’efforts pour revoir votre visage, en un désir pluriel! 18 C’est pourquoi nous avons voulu venir chez vous, moi Paul, et une, et deux fois, mais le Satan nous en a empêchés. 19 Quelle est en effet notre espérance, notre joie, la couronne d’orgueil – sinon vous aussi – devant notre Seigneur Jésus lors de sa parousie? 20 Vous, en effet, vous êtes notre gloire et notre joie.
Le mot «orphelins» (du verbe ἀπορφανίζω) éclate comme une bombe; en grec, il signifie être privé de parenté – un enfant, une mère, un père peuvent être orphelins30. Les traductions bibliques traduisent généralement par «séparés» alors que, dans la continuité de 1 Th 2,1-12, le sens propre est obvie31. L’intensité émotionnelle est forte, cristallisée par le double emploi du mot «visage» et par l’expression «désir pluriel» (πολλῇ ἐπιθυμίᾳ). C’est à cet endroit que surgit un ἐγὼ Παῦλος tonitruant, à l’occasion d’un manque exacerbé par un double échec à le contrer (ἅπαξ καὶ δίς). Paul désire revoir ces visages qu’il ne voit plus, et ce désir permet l’amorce d’un effet de sujet. Soulignons le tour de force inouï que constitue l’exclamation «orphelins de vous». Alors que c’est Paul qui a quitté les Thessaloniciens, les laissant orphelins, c’est lui qui ose adopter la posture de l’orphelin! L’énonciation suggère un point de vue qui réalise un retournement radical – presqu’un détournement. Cependant, ce retournement constitue aussi un dépouillement: orphelin, le «nous» n’est plus ni nourrisson, ni mère, ni père. Tout ce qui a été construit en 2,1-12 s’écroule. [G] 3,1 C’est pourquoi, n’y tenant plus, nous avons jugé-bon de rester seuls à Athènes, 2 et nous avons envoyé Timothée, notre FRÈRE et le collaborateur de Dieu dans l’Annonce du Christ, pour vous affermir et vous exhorter derive from his audience. Yet the apostle is also the responsible adult, in the first instance the nurse who approaches her charges with care and affection». GAVENTA, Apostles as Babes and Nurses in 1 Thessalonians 2:7 (n. 5), p. 206. 30. CARAGOUNIS, A New Testament Crux (n. 6), pp. 230-233. Toutefois, WEIMA, But We Became Infants among You (n. 5) p. 555, affirme que ἀπορφανίζω ne désigne que des enfants orphelins. 31. J.P. LOUW – E.A. NIDA, Greek-English Lexicon of the New Testament: Based on Semantic Domains, New York, United Bible Societies, 1988, indiquent même que le sens propre est absent du NT et que seul un sens dérivé est présent: «85.17 ἀπορφανίζω: (a figurative extension of meaning of ἀπορφανίζω “to cause to be an orphan”, not occurring in the NT) to cause someone to be spacially separated, with the implication of additional emotional deprivation – “to separate and to deprive”».
CONSTRUCTION DU PERSONNAGE APOSTOLIQUE EN 1 TH 2–3
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quant à votre foi, 3 afin que personne ne se laisse troubler par ces afflictions. Car vous savez vous-mêmes que nous sommes destinés à cela. 4 Aussi bien, lorsque nous étions chez vous, nous vous prédisions qu’il nous faudrait subir des afflictions; comme aussi c’est arrivé, vous le savez. 5 À cause de cela, n’y tenant plus, j’envoyai pour connaître votre foi, de peur que le tentateur ne vous eût tentés et que notre labeur ne fût devenu vain!
L’énonciation de ce paragraphe est la plus explicite de tout le discours quant à l’affleurement du «je» qui surgit inopinément du «nous». Si on me permet ce jeu de mot, je dirais que l’ego paulinien est mis en relief par le fait que «nous» envoie Timothée vers les Thessaloniciens, à titre d’alter ego de Paul (v. 1). D’ailleurs, le «je» apparaît explicitement au v. 5, dans une curieuse forme verbale absolue, sans complément d’objet: on est passé de «nous avons envoyé Timothée» à un simple «j’envoyai». Encore une fois, on repère une répétition (elles sont si nombreuses qu’on renonce à les compter), répétition qui cette fois prend l’allure d’un véritable bégaiement, ou d’un lapsus: «nous avons envoyé quelqu’un, heu.., j’envoyai». Le discours achoppe aussi sur ce paradoxe: la solitude de Paul se manifeste au pluriel (μόνοι). Déjà orphelin et désespéré de l’être, le nous se fractionne et se sépare de Timothée, restant ainsi encore plus seul et séparé, encore plus orphelin32. Et c’est à l’occasion de ce fractionnement que surgit le «je». [H] 6 Or, maintenant, [voici] Timothée venant vers nous de chez vous et nous annonçant votre foi et votre amour, et que vous avez toujours bon souvenir de nous, ayant de nous revoir la même soif que nous à votre égard. 7 À cause de cela, FRÈRES, dans toute notre détresse et affliction, nous avons été réconfortés à votre sujet à cause de votre foi; 8 parce qu’à présent nous vivons, puisque vous tenez bons dans le seigneur. 9 Quelle action de grâce, en effet, pouvons-nous rendre à Dieu à votre sujet pour toute la joie dont nous nous réjouissons à cause de vous devant notre Dieu 10 nuit et jour, lui demandant tant et plus de revoir votre visage et de compléter ce qui manque à votre foi. 11 Que Dieu lui-même, notre père – et notre seigneur Jésus – dirige vers vous notre chemin! 12 Et vous, que le seigneur multiplie et fasse abonder votre amour les uns pour les autres et pour tous, ainsi aussi que nous pour vous; 13 qu’il affermisse vos cœurs, pour qu’ils soient irréprochables en sainteté devant Dieu, notre père, lors de la parousie de notre seigneur Jésus avec tous ses saints.
Après l’apparition discrète et rapide du «je» au v. 5, je fais l’hypothèse que le «nous» s’en trouve transformé dans le paragraphe [H] où se conclut (temporairement) le discours. Depuis 2,1 (lui-même ancré en 1,1), 32. À nouveau, il faut insister sur l’absence tangible de Silvain, personnage évanescent s’il en est – à moins de préférer à l’analyse suggérée ci-haut une lecture platement littérale, Paul et Silvain restant seuls à Athènes après avoir envoyé Timothée à Thessalonique. Par ailleurs, la version d’Ac 17,15 suggère que Paul était seul à Athènes et ne fut rejoint qu’à Corinthe par Silas et Timothée.
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A. GIGNAC
un glissement s’est opéré, d’un «nous» qui comprenait Paul, à un Paul qui occupe toute la place de «nous». Or, ce «je» paulinien qui se cache encore derrière un «nous» n’est plus un énonciateur, mais un énonciataire; il n’est plus un évangélisateur, mais un évangélisé! Timothée annonce (εὐαγγελισαμένου) à Paul la foi et l’amour des Thessaloniciens et celui-ci s’en trouve exhorté, réconforté (παρεκλήθημεν, au passif). Paul devient celui qui reçoit l’Annonce et l’exhortation (tout le contraire de 2,1-12). Enfin, il faut remarquer les marques énormes de l’énonciation (v. 6, maintenant, ἄρτι et v. 8, à présent, νῦν) et de la subjectivation (v. 8, nous vivons, ζῶμεν). À mon sens, si l’irruption de l’image des orphelins en 2,17 constitue le point tournant du discours, le cri de 3,8 en est la clé. Paul vit à nouveau et cette vie nouvelle suscite en lui un effet de sujet. Ou devrait-on dire: ressuscite? Car l’expérience évangélisatrice vécue par Paul est en assonance profonde avec l’expérience spirituelle chrétienne. Ayant passé par la petite mort de la séparation, ayant perdu son identité d’apôtre nourrisson-mère-père pour devenir orphelin, Paul expérimente un retour à la vie. Il s’agit d’une dynamique de mort - résurrection qui anticipe le grand passage par la mort. Or, il est significatif qu’en racontant cette expérience de solitude, de manque et de désir, l’énonciation de 2,17–3,13 laisse émerger soudainement et subrepticement un «je». En se racontant, en exprimant ce qu’il a vécu, Paul manifeste les traces de cette subjectivation33. La seule énonciation possible qui reste alors au «nous» / «je» est celle de l’action de grâces. Et en fin de compte, cet effet de sujet n’oblitère pas le désir (et par conséquent le manque), exprimé deux fois en 3,6.10 (encore une répétition!): «[vous avez] de nous revoir la même soif que nous à votre égard». Que conclure? Une question était posée: comment le discours de Paul en 1 Th 2–3 construit-il le personnage apostolique? Nous avons vu que le «nous» raconte sa trajectoire. Il passe de la posture de l’évangélisateur qui se caractérise par trois métaphores parentales: nourrisson, nourrice, père, à la posture d’évangélisé qui accueille dans la joie et l’action de grâce, comme un évangile, le retour de Timothée. Ce passage d’une posture à l’autre a comme point tournant la condition d’esseulement exprimée sous le vocable «orphelins», un esseulement dont le souvenir provoque toute l’énonciation de 2,1-12 et 2,17–3,13. Ni apologie agonistique, ni simple éloge de soi, Paul assume paradoxalement sa fuite de Thessalonique, en l’inversant. Il n’a pas abandonné les siens; au contraire, c’est lui qui souffre le plus des affres de la séparation. 33. Sur l’effet de sujet chez Paul, voir A. GIGNAC, Paul de Tarse, figure de conversion? – un point de vue théologique, dans Théologiques 21 (2013) 43-78, pp. 63-66.
CONSTRUCTION DU PERSONNAGE APOSTOLIQUE EN 1 TH 2–3
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Or, en racontant cette trajectoire, le discours manifeste les traces d’une subjectivation. Ce n’est pas en annonçant l’évangile (2,1-12), mais en le recevant (2,17–3,13) qu’on expérimente la dynamique résurrectionnelle. C’est lorsqu’il reçoit la Bonne Nouvelle de la foi des Thessaloniciens que Paul peut affirmer: «à présent, nous vivons». Ce n’est pas par le «plein» de l’être-mère ou de l’être-père, ni même par la douceur sans mots de l’enfant que passe l’effet de sujet, mais par le manque de l’être-orphelin34. Institut d’études religieuses Université de Montréal Pavillon Marguerite-d’Youville 2375 chemin de la Côte Sainte-Catherine Montréal QC H3T 1N8 Canada [email protected]
Alain GIGNAC
Annexe Tableau 3. 1 Th 2,1-12: structure syntaxique35 | Attestations pour établir l’éthos [A] 1
2
| Αὐτοὶ γὰρ οἴδατε, ἀδελφοί, τὴν εἴσοδον ἡμῶν τὴν πρὸς ὑμᾶς ὅτι οὐ κενὴ γέγονεν, ἀλλὰ προπαθόντες καὶ ὑβρισ θέντες, | καθὼς οἴδατε, ἐν Φιλίπποις | ἐπαρρησιασάμεθα ἐν τῷ θεῷ ἡμῶν λαλῆσαι πρὸς ὑμᾶς τὸ εὐαγγέλιον τοῦ θεοῦ ἐν πολλῷ ἀγῶνι .
•
•
34. Effet de sujet, acte de langage, inter-dit, chaîne des signifiants, lapsus, l’humain parlé et façonné par le langage, force poétique du langage, désir, manque, loi-du-père, solitude: je ne prétends aucunement avoir fait une lecture psychanalytique du discours paulinien en 1 Th 2–3 (c’est au-delà de ma compétence). Mais une attention à l’énonciation et à la force du langage – le paradigme choisi d’emblée – me conduit à une certaine sélection d’observations. 35. Légende: : comparatif
:
vocabulaire surligné : οὐ / ἀλλὰ cynique*
•
: champ lexical de la parole : appel à la mémoire des Th
* Vocabulaire de Dion Chrysostome pour décrire le philosophe cynique véritable ou son antithèse, selon MALHERBE, «Gentle as a Nurse» (n. 10).
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A. GIGNAC
[B] 3
4
[C] 5a 5b 6
7a 7b
ἡ γὰρ παράκλησις ἡμῶν οὐκ ἐκ πλάνης οὐδὲ ἐξ ἀκαθαρσίας οὐδὲ ἐν δόλῳ , | δεδοκιμάσμεθα ὑπὸ τοῦ θεοῦ πιστευθῆναι τὸ ἀλλὰ καθὼς εὐαγγέλιον , οὕτως λαλοῦμεν , οὐχ ὡς ἀνθρώποις ἀρέσκοντες ἀλλὰ θεῷ | τῷ δοκιμάζοντι τὰς καρδίας ἡμῶν. Οὔτε γάρ ποτε ἐν λόγῳ κολακείας ἐγενήθημεν, • | καθὼς οἴδατε, οὔτε ἐν προφάσει πλεονεξίας, | θεὸς μάρτυς, οὔτε ζητοῦντες ἐξ ἀνθρώπων δόξαν οὔτε ἀφ᾿ ὑμῶν οὔτε ἀπ᾿ ἄλλων, | δυνάμενοι ἐν βάρει εἶναι ὡς Χριστοῦ ἀπόστολοι, ἀλλὰ ἐγενήθημεν (ν) ήπιοι ἐν μέσῳ ὑμῶν.
[D] 7c 8
῾Ως ἐὰν τροφὸς θάλπῃ τὰ ἑαυτῆς τέκνα οὕτως ὁμειρόμενοι ὑμῶν εὐδοκοῦμεν μεταδοῦναι ὑμῖν οὐ μόνον τὸ εὐαγγέλιον τοῦ θεοῦ ἀλλὰ καὶ τὰς ἑαυτῶν ψυχάς, διότι ἀγαπητοὶ ἡμῖν ἐγενήθητε.
[E] 9
| Μνημονεύετε γάρ, ἀδελφοί, • τὸν κόπον ἡμῶν καὶ τὸν μόχθον· νυκτὸς καὶ ἡμέρας ἐργαζόμενοι πρὸς τὸ μὴ ἐπιβαρῆσαί τινα ὑμῶν ἐκηρύξαμεν εἰς ὑμᾶς τὸ εὐαγγέλιον τοῦ θεοῦ. • | ὑμεῖς μάρτυρες καὶ ὁ θεός, ὡς ὁσίως καὶ δικαίως καὶ ἀμέμπτως ὑμῖν τοῖς πιστεύουσιν ἐγενήθημεν, • | καθάπερ οἴδατε, ὡς ἕνα ἕκαστον ὑμῶν ὡς πατὴρ τέκνα ἑαυτοῦ παρακαλοῦντες ὑμᾶς καὶ παραμυθούμενοι καὶ μαρτυρόμενοι εἰς τὸ περιπατεῖν ὑμᾶς ἀξίως τοῦ θεοῦ τοῦ καλοῦντος ὑμᾶς εἰς τὴν ἑαυτοῦ βασιλείαν καὶ δόξαν.
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«MOI, PAUL, EN PERSONNE JE VOUS EXHORTE…» (2 CO 10,1) LA POSTURE D’ÉPISTOLIER COMME ACTE D’AUTORITÉ PERSONNELLE
Pour les sciences bibliques, la question de l’histoire de la rédaction de 2 Co est l’une des plus épineuses du Nouveau Testament. Quand on lit la lettre de part en part, on se rend vite compte de son caractère hétéroclite. Changements de ton, ruptures thématiques, interruptions en compliquent la compréhension. Il est très difficile, sinon impossible, de savoir s’il s’agit véritablement d’une lettre unique ou d’un assemblage de plusieurs lettres, destiné à faire de 2 Co un écrit du même gabarit que 1 Co. Concernant le Discours du fou1, l’hypothèse la plus vraisemblable est que 2 Co 10–13 constituait, à l’origine, une lettre indépendante, reflétant le paroxysme de la crise. C’est là que Paul en découd ouvertement avec ses adversaires, de manière particulièrement virulente et ironique. Il utilise au maximum les ressources de l’art épistolaire pour gérer à distance une crise2. Pour qui s’intéresse aux discours directs profilant une caractérisation forte de leur émetteur, l’épistolaire offre un champ d’études très prometteur. La lettre personnelle, qu’elle soit privée ou publique, incarne de facto un discours dans lequel une caractérisation de soi avérée – l’épistolier s’exprime en «je» – est à l’œuvre. Ce processus est particulièrement visible dans le cas d’un discours dans lequel l’autorité de l’épistolier est contestée. Si ce dernier ne veut pas que la relation avec son correspondant s’interrompe, il n’a pas le choix. Il doit mobiliser énergiquement les ressources offertes par le médium épistolaire pour agir à distance. Cela saute aux yeux que le Discours du fou de Paul offre un exemple saisissant de discours personnel déployant une caractérisation forte de 1. L’expression Discours du fou s’inspire du commentaire programmatique de H. WINDISCH, Der Zweite Korintherbrief, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1924, p. 349. Pour lui, Paul prend le masque du fou («Narr») pour jouer la comédie: «Die Torheit besteht also darin, dass der Apostel und Prediger, anfängt vor seiner Gemeinde Komödie zu spielen und den Gemeindesaal zur Theaterbühne macht» (p. 316). Cette désignation s’est largement imposée par la suite pour qualifier 2 Co 10–13, ou du moins la section du texte dans laquelle Paul endosse explicitement la posture du fou, soit de 11,1 (Ὄφελον ἀνείχεσθέ μου μικρόν τι ἀφροσύνης) à 12,12 (Γέγονα ἄφρων). 2. Voir P. DE SALIS, Autorité et mémoire: Pragmatique et réception de l’autorité de Paul de Tarse du Ier au IIe siècle (Judaïsme ancien et origines du christianisme, 18), Turnhout, Brepols, 2019.
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P. DE SALIS
soi, destinée à déployer un portrait de lui-même fort. Paul va très loin puisque son autoportrait, à l’aide de la posture du fou se glorifiant de ses faiblesses, vise à opérer un changement complet de paradigme. Il convie ses auditeurs à un revirement à 180 degrés, en ce qui concerne la juste compréhension de l’apostolat. Dans notre contribution (I) nous partirons de l’inventaire des procédés discursifs de caractérisation de soi à l’œuvre en 2 Co 10–13; (II) nous les évaluerons ensuite en fonction des conditions particulières propres à l’épistolaire dans l’Antiquité, puis (III) nous examinerons plus en détail la manière dont Paul entre en matière et pose les bases de son discours pour brosser le portrait de soi. Pour finir, nous reviendrons sur (IV) la distribution des rôles qui en découle, en revisitant les autres protagonistes de la communication, à savoir le groupe des «nous» (les compagnons de mission), celui des «vous» (les Corinthiens) et enfin, tous ceux qui sont désignés à la troisième personne (les adversaires, la faction de la communauté ralliée à leur prédication). I. LES PROCÉDÉS DISCURSIFS À L’ŒUVRE DANS
LA
LETTRE DU FOU
En 2 Co 10–13, Paul se défend contre les critiques de ses adversaires, même si, d’un point de vue rhétorique, sa Lettre du fou n’est pas pour autant assimilable comme telle au genre judiciaire. Son autorité se trouve être bien mise à mal, une inquiétante rumeur en serait le signe: «ses lettres, dit-on (φησίν), ont du poids et sont fortes, mais sa présence personnelle a peu d’impact et son éloquence est nulle» (10,10). La rumeur est redoutable, car une des fonctions prioritaires de la lettre dans l’Antiquité est d’assurer une cohérence entre présence à distance, par la lettre, et présence personnelle réelle, par les visites sur place. Dit autrement, le Tarsiote n’est pas à la hauteur de ses prétentions; c’est un charlatan3. Paul va se légitimer en prenant la parole à la première personne. Ce «je» (en fait «mais moi je», αὐτὸς δὲ ἐγώ), appuyé par le «nous» de ses compagnons de mission dans le chapitre 10, s’adresse directement à la communauté («vous»). Cette manière de procéder est très originale par rapport aux autres lettres de Paul4. Elle traverse toute la séquence 2 Co 10–13. La communauté est rhétoriquement considérée comme 3. Pour H.-D. Betz, qui analyse l’attitude de Paul à la lumière de la tradition du procès de Socrate, en particulier sa défense contre les sophistes, 2 Co 10–13 constitue une apologie en forme de lettre. Voir H.-D. BETZ, Der Apostel Paulus und die sokratische Tradition, eine exegetische Untersuchung zur seiner ‘Apologie’ 2 Korinther 10–13, Tübingen, Mohr Siebeck, 1972. La ligne de défense de Paul relèverait du même genre littéraire que celle de Socrate contre les sophistes qui l’accusent de charlatanerie. 4. Voir M. CARREZ, Le «nous» en 2 Corinthiens, dans NTS 26 (1980) 474-486.
LA POSTURE D’ÉPISTOLIER COMME ACTE D’AUTORITÉ
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formant un ensemble homogène («vous»), érigé en destinataire collectif, véritable fil rouge de sa lettre et cela, même si l’on perçoit très vite l’existence d’une faction déviante emmenée par «ces gens qui prétendent que notre conduite a des motifs humains (κατὰ σάρκα)» (v. 2b). Ce faceà-face à distance entre les «je/nous» et le «vous» semble relever de l’évidence. Pourtant, ce rapport joue un rôle non négligeable dans la communication de Paul. Il lui confère, malgré la distance avec la communauté, une efficacité redoutable. Une autre potentialité discursive saisissante des propos du Tarsiote est visible dans ce qu’il raconte de ses expériences mystiques (12,1-10). L’argument du Discours du fou proprement dit culmine dans un double témoignage très personnel. Il s’agit du récit d’un mystérieux voyage au troisième ciel (vv. 1-5) et de celui de la souffrance, suivi par l’expérience douloureuse de l’écharde dans la chair (vv. 6-10). Ce double témoignage, donné sur le ton de la confidence, fonctionne comme une sorte de monologue intérieur. Il joue un rôle déterminant dans la construction du personnage. Il a pour fonction de rétablir la légitimité de l’apôtre, de réhabiliter celui-ci aux yeux des Corinthiens. Il offre en effet une puissance de caractérisation hors du commun. À ce moment-là, les auditeurs comprennent que le personnage qui a entendu des paroles ineffables et reçu, en réponse à sa prière, une parole du Christ, c’est Paul lui-même. Il leur apparaît comme détenteur du seul apostolat légitime, à savoir celui qui place «la patience à toute épreuve (ὑπομονῇ)» au centre de son engagement. Le substantif ὑπομονή vient en tête de liste des marques de l’apostolat. La triade des «signes» (σημείοις), des «prodiges» (τέρασιν) et des «miracles» (δυνάμεσιν) passe en deuxième position (12,12). Selon une belle formule de Daniel Marguerat, «c’est le corps abîmé de l’apôtre qui doit “parler”, et nulle extase ne devrait lui couper la parole»5. La mystique paulinienne trouve son aboutissement dans l’acceptation de la fragilité de la vie et de ses risques. Seule la patiente endurance de la dimension dramatique de l’existence humaine, à l’instar du Christ, peut légitimement en établir l’authenticité. II. LES PRATIQUES ÉPISTOLAIRES ANTIQUES. QUELQUES REMARQUES Il convient de prendre pleinement en compte le fait que Paul écrit des lettres et non pas des discours, même si celles-ci déploient de roboratifs développements théologiques. Comme le rappelle Régis Burnet au seuil 5. D. MARGUERAT, La mystique de Paul, dans J. SCHLOSSER (éd.), Paul de Tarse (LD, 165), Paris, Cerf, 1996, 307-329, p. 319.
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P. DE SALIS
de son enquête sur l’épistolaire antique, les lettres des débuts du christianisme, comme toutes les autres d’ailleurs, sont avant tout des lettres 6. L’analyse d’une lettre n’est pas réductible à la question de la détermination de son genre littéraire ni à celle de l’analyse de son contenu doctrinal. L’exégèse ne peut pas faire l’économie du fait qu’une lettre est une lettre et qu’on n’écrivait pas une lettre de la même façon qu’un sermon ou un discours7. Autrement dit, l’analyse ne peut se limiter à celle de leurs contenus littéraires. Elle doit aussi prendre en compte leur dimension pragmatique, ceci pour trois raisons. Premièrement, la lettre est à la fois un message et un événement. Estimer que l’analyse littéraire suffit – analyser les lettres de Paul uniquement comme des traités théologiques – nous fait passer à côté d’une des deux dimensions intrinsèques du phénomène épistolaire. C’est comme si nous marchions sur une seule jambe. Les Anciens avaient bien conscience de cette donne particulière. Pour eux, il était évident qu’on écrivait une lettre non pas comme s’il s’agissait d’un dialogue ou d’un traité. Deuxièmement, en s’inscrivant dans une relation entre interlocuteurs séparés, la lettre articule présence, absence et mémoire. On peut avoir tendance à l’oublier, surtout quand manquent à l’appel les réponses aux lettres. De nombreuses collections de lettres ne réunissent, en fait, que la moitié d’une correspondance, comme dans le cas du corpus paulinien. La rédaction des lettres est inséparable de la relation dialogique unissant épistolier et lecteurs. Troisièmement, pour éviter les redondances et aussi en raison du patrimoine commun aux interlocuteurs séparés, la lettre procède par 6. «Les lettres du premier christianisme sont aussi des lettres». R. BURNET, Épîtres et lettres Ier-IIe siècle: De Paul de Tarse à Polycarpe de Smyrne (LD, 192), Paris, Cerf, 2003, p. 9 démontre que cette apparente lapalissade cristallise l’impasse dans laquelle peut mener une analyse des lettres qui privilégierait le contenu aux dépens de la forme. L’analyse rhétorique des textes bibliques est spécifiquement concernée par cette difficulté, car les lettres ne sont pas automatiquement assimilables à des discours. Son présupposé initial est certes légitime (les lettres déploient une argumentation construite destinée à convaincre leurs destinataires ou du moins à les informer efficacement) mais ce type d’analyse se fourvoie quand il se limite à analyser les lettres uniquement comme des textes ou des discours et non pas comme des lettres. 7. Tenir compte de ces considérations doit nous amener, à l’avenir, à désigner 2 Co 10–13 non plus comme le Discours du fou, mais comme la Lettre du fou. L. BERGE, Faiblesse et force, présidence et collégialité chez Paul de Tarse: Recherche littéraire et théologique sur 2 Co 10–13 dans le contexte du genre épistolaire antique (NTSup, 161), Leiden – Boston, MA, Brill, 2015, p. 261, suggère de désigner le Discours du fou comme Discours de déraison, estimant que la sémantique de la folie correspond mieux à μορία et à μωρός. Pour notre part, nous préférons l’argument de Windisch, estimant que le substantif fou correspond mieux à la prestation pragmatiquement voulue et déployée par Paul, endossant théâtralement, à distance, le rôle du fou.
LA POSTURE D’ÉPISTOLIER COMME ACTE D’AUTORITÉ
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sous-entendus. 2 Co 10–13 présente le sous-entendu paulinien le plus célèbre, à mon sens, à savoir celui de la nature de l’écharde dans la chair. Cette énigme intrigue, en effet, l’exégèse depuis des siècles. Un nombre incalculable, ou presque, d’hypothèses ont vu le jour; on a, entre autres choses, trouvé près de 150 maladies possibles: rhumatismes, malaria, cécité, épilepsie...8. On peut relever tout de même deux certitudes. D’une part, il s’agit d’une faiblesse – ou d’une limite – dont Paul souffre encore durement – et, d’autre part, sa nature précise était connue des Corinthiens. Ces précisions mettent en évidence le caractère particulier des discours d’auto-caractérisation de l’émetteur à l’œuvre dans les lettres. Le discours sur soi de l’épistolier permet (1) de se faire connaître (pour assurer une présence à distance et entretenir l’amitié), (2) de se faire reconnaître (pour lever les malentendus et exhorter) ou (3) de se faire oublier (pour stimuler la réactivité du lecteur et ne pas surcharger la communication avec des redondances). Sans lui, la relation amicale sous-entendue par la pratique de l’échange épistolaire s’éteindrait. Précisons maintenant les choses, en examinant la manière dont Paul s’y prend pour entrer en matière dans sa Lettre du fou.
III. L’ENTRÉE EN MATIÈRE DE LA LETTRE
DU FOU
Dès les premières lignes de la Lettre du fou, on comprend que la situation dans la capitale de l’Achaïe s’est sévèrement compliquée: «Moi, Paul, en personne je vous exhorte par la douceur et la bonté du Christ, moi si humble quand je suis parmi vous face à face, mais si hardi envers vous quand je suis loin» (2 Co 10,1). La rupture avec ce qui précède est nette. On est aux antipodes des paisibles et fraternels appels à la solidarité financière envers les frères de Jérusalem (2 Co 8 et 9). Le brusque changement de ton de Paul peut s’interpréter de différentes manières. Réception de mauvaises nouvelles, complication de la situation, colère soudaine? Ce qui est sûr, c’est que, subitement, Paul est rudement pris à partie. La hardiesse de loin, pour reprendre son propos, annonce tout sauf une lettre amicale. La demande initiale de Paul comprend trois parties: (1) une exhortation, au v. 1; (2) une demande, au v. 2 et (3) une évocation de l’agir de 8. M. CARREZ, La deuxième Épître de Saint Paul aux Corinthiens (CNT, II/8), Genève, Labor et Fides, 1986, p. 230, évoque l’existence de plus de 150 maladies différentes à titre d’hypothèse.
314
P. DE SALIS
ses compagnons, théologiquement fondée à l’aide de la métaphore du bon combat en faveur de la vérité, aux vv. 3-6. Le mode personnel avec lequel Paul embraye est particulièrement appuyé. La redondance est avérée: «Moi Paul, en personne je vous exhorte (TOB: «je vous le demande») par la douceur et la bonté du Christ» (10,1). La formule αὐτὸς δὲ ἐγὼ Παῦλος παρακαλῶ ὑμᾶς est très particulière. Elle est soulignée par la conjonction de deux pronoms (αὐτός et ἐγώ) avec un prénom (Παῦλος): «cette ouverture donne au texte un ton d’emblée personnel, presque intimiste»9. Elle profile fermement la personnalité de Paul. Elle donne le ton à l’entier de la lettre. Comme le remarque Maurice Carrez, «sa personne n’est pas seulement au service du Christ pour annoncer l’Évangile, elle entre en jeu et devient l’élément essentiel de cette prédication: elle est engagée dans un véritable mouvement christologique d’abaissement et d’humilité»10. L’exhortation est particulièrement remarquable: παρακαλῶ est utilisé ici sans complément précisant le motif de l’exhortation. Comme le remarque Loïc Berge, «cette omission crée un effet de suspens. L’attention du lectorat est éveillée sur le sens de cette exhortation en attente de contenu»11. L’intention du Tarsiote est claire, il veut peser de tout son poids dans le but d’influencer ses destinataires de façon décisive. Son but est d’édifier la communauté et non pas de l’anéantir, et ceci en vertu de l’autorité conférée par le Seigneur («même si je ne suis pas peu fier du pouvoir que le Seigneur nous a donné pour votre édification»; 10,8). Il endossera cette posture jusqu’au bout de la lettre («c’est pourquoi, étant encore loin, je vous écris ceci pour ne pas avoir, une fois présent, à trancher dans le vif selon le pouvoir que le Seigneur m’a donné», 13,10). IV. LA
DISTRIBUTION DES RÔLES DANS LA
LETTRE
DU FOU
Paul ne donne jamais directement la parole à ses adversaires ni aux apôtres concurrents. Il ne la donne pas non plus aux ténors de la faction déviante, à savoir le parti corinthien rallié à la cause des «super-apôtres» (τῶν ὑπερλίαν ἀποστόλων, 11,5 et 12,11). On trouve pourtant des traces indirectes de la rhétorique des adversaires dans l’interdiscours de la lettre, comme le montre Priscille Marschall12. Nulle part ailleurs, Paul ne 9. BERGE, Faiblesse et force (n. 7), p. 290. 10. CARREZ, La deuxième Épître de Saint Paul aux Corinthiens (n. 8), p. 198. 11. BERGE, Faiblesse et force (n. 7), p. 292. 12. Voir P. MARSCHALL: «J’ai parlé comme un fou! Vous m’y avez contraint» (2 Co 12,11): La mobilisation de l’interdiscours en 2 Co 10–13 au service d’un éloge de soi, dans le présent volume (317-329).
LA POSTURE D’ÉPISTOLIER COMME ACTE D’AUTORITÉ
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qualifie ses contradicteurs de la sorte. L’assemblage de la préposition ὑπέρ (au-dessus de) avec l’adverbe λίαν (tout à fait, extrêmement) serait bel et bien une invention sémantique de Paul, car on ne trouve pas – jusqu’à plus ample informé – d’autre attestation de cette tournure adverbiale dans la littérature grecque contemporaine de l’apôtre13. Tous les autres protagonistes sont également relégués à la troisième personne («ceux qui prétendent que» en 10,10, ou «ceux qui ont péché auparavant» en 12,21 et 13,2). Paul confine ainsi toutes les oppositions au rang de simples anonymes («eux», «ceux qui prétendent que…», «ceux qui prêchent un autre Christ», «ceux qui ont péché auparavant»). Comme le remarque Marie-Françoise Baslez: «À la manière habituelle des polémistes païens et chrétiens, l’adversaire est présenté de façon anonyme et impersonnelle»14. En taxant les protagonistes de la mission concurrente de «superapôtres», d’«apôtres menteurs» ou d’«anges de Satan déguisés en anges de lumière», Paul leur réserve sémantiquement un statut sans équivoque, dégradant et surtout ironique. Les adversaires sont comme exclus de la relation épistolaire entre Paul et les Corinthiens. Le dialogue (entre «je/ nous» et «vous») est exclusivement réservé à l’apôtre et à la communauté, érigée en destinataire collectif de la lettre. Tous les contradicteurs sont relégués au rang de tiers exclus, si l’on peut dire les choses ainsi. Ils sont rhétoriquement écartés de la discussion, tout en servant de prétexte au discours d’auto-caractérisation de Paul15. Celui-ci cherche ainsi à déconnecter les Corinthiens de toute contamination par la prédication concurrente et à parer ainsi à toute éventualité sécessionniste. L’effort de Paul porte sur le rétablissement d’une relation loyale à son égard, et surtout acquise à la légitimité de son apostolat. Dans ce sens, il recourt à une figure de style bien connue dans l’Antiquité, le chleuasme (ou autodépréciation)16. Il s’agit de l’action de se déprécier volontairement aux yeux de ses interlocuteurs, pour chercher à mieux se faire apprécier. Cette manière de faire, au fond très naturelle (se dénigrer pour, selon l’adage, décevoir en bien ses contradicteurs) joue sur le registre de l’auto-accusation. Elle table sur l’effet de surprise. L’argument consiste 13. On ne trouve aucune attestation de l’existence de cet adverbe dans les papyrus, comme le précise P. ARZT-GRABNER, 2. Korinther (Papyrologische Kommentare zum Neuen Testament, 4), Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2014, p. 472. 14. M.-F. BASLEZ, Saint Paul: Artisan d’un monde chrétien, Paris, Fayard, 2008, p. 232. Voir également (note 95, p. 429) la précision bibliographique au sujet de l’usage de «l’indéfini dans les textes de polémique religieuse ou philosophique». 15. Voir MARSCHALL, «J’ai parlé comme un fou!» (n. 12). 16. «Le chleuasme affirme aussi la revanche du bon sens sur les spécialistes ou les savants, du vécu sur le livresque, de l’ingénuité sur la sophistication», selon O. REBOUL, Introduction à la rhétorique: Théorie et pratique, Paris, P.U.F., 1991, pp. 140-141.
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à reprendre l’accusation proférée contre soi en l’amplifiant de manière feinte ou délibérée. Le but est d’amener l’interlocuteur à renier ses critiques en lui donnant paradoxalement raison, en quelque sorte. Avec cet argument, Paul vise le rétablissement de la loyauté de ses interlocuteurs, considérés comme formant un tout homogène («vous»). Les lettres conservent les traces vives d’authentiques échantillons de l’intimité de leurs auteurs et, en miroir, de celles de leurs destinataires. Le Tarsiote et sa Lettre du fou aux Corinthiens ne font pas exception, bien au contraire. On peut goûter la saveur, couchée dans l’écriture, aussi bien de paroles et de personnalités vivantes que d’événements singuliers, tout aussi réels, comme le précise si bien Démétrios de Phalère dans son traité Du style: «La lettre doit faire une large place à l’expression des caractères, comme d’ailleurs le dialogue. Car c’est presque l’image de son âme que chacun trace dans une lettre. S’il est possible que toute autre espèce de texte laisse voir le caractère de son auteur, on ne le voit nulle part aussi bien que dans une lettre»17. Université de Lausanne Faculté de théologie et de sciences des religions Anthropole CH-1015 Lausanne Suisse [email protected]
Pierre
DE
SALIS
17. DÉMÉTRIOS, Du style (texte établi et traduit par P. CHIRON), Paris, Les Belles Lettres, 1993, p. 64.
«J’AI PARLÉ COMME UN FOU! VOUS M’Y AVEZ CONTRAINT» (2 CO 12,11) LA MOBILISATION DE L’INTERDISCOURS EN 2 CO 10–13 AU SERVICE D’UN ÉLOGE DE SOI
I. INTRODUCTION ET OBJET DE L’ARTICLE 1. Allusions aux discours circulant à Corinthe L’une des caractéristiques frappantes à la lecture du «discours du fou» (2 Co 10–13), c’est la présence de multiples allusions à des discours circulant à Corinthe. Cette lettre1 est traversée par des références, plus ou moins explicites, à des discours tenus par ceux2 que l’on nomme généralement «opposants» ou, pour reprendre la formule de Paul, «superapôtres»3. La rumeur rapportée en 10,10 est certainement le premier exemple qui vient à l’esprit («car ses lettres, dit-on, sont sévères et fortes, mais sa présence est faible et sa parole est méprisable»)4, mais nombreux sont les autres passages où se laissent deviner des allusions aux discours 1. 2 Co 10–13 est ici considéré comme une lettre indépendante, laquelle aurait été par la suite compilée avec une ou plusieurs autre(s) lettre(s) pour former 2 Co. Cette opinion demeure majoritaire parmi les exégètes à l’heure, pourtant, où la tendance est de défendre l’unité littéraire des épîtres. Sur ce sujet, voir notamment la synthèse présentée en introduction au commentaire de T. SCHMELLER, Der Zweite Brief an die Korinther, vol. 1 (1 Kor 1,1–7,4), Neukirchen-Vluyn, Neukirchener Theologie; Ostfildern, Patmos, 2010, pp. 19-38. 2. J’adopte ici l’accord de majorité: l’usage du masculin n’exclut donc pas la possibilité que des femmes se trouvent parmi ces opposants, mais exprime seulement qu’il est fort probable que ce groupe soit constitué, du moins en majorité, d’hommes. 3. 2 Co 11,5. Il est impossible de déterminer la réalité historique de cette opposition à Paul, ni le profil sociologique des «super-apôtres». Pour une tentative de reconstruction, voir J.L. SUMNEY, Identifying Paul’s Opponents: The Question of Method in 2 Corinthians, London – New York, Bloomsbury, 2015 (1990). 4. αἱ ἐπιστολαὶ μέν, φησίν, βαρεῖαι καὶ ἰσχυραί, ἡ δὲ παρουσία τοῦ σώματος ἀσθενὴς καὶ ὁ λόγος ἐξουθενημένος. La traduction de 10,10 n’est pas simple, les adjectifs βαρύς et ἰσχυρός pouvant exprimer différentes nuances (βαρύς: «lourd, qui a du poids», «oppressant», «sévère»; ἰσχυρός: «fort», «puissant», «violent»); voir BAGD 167 (βαρύς) et 483-484 (ἰσχυρός); TDNT, vol. I, 556-558 (βαρύς); vol. III, 397-402 (ἰσχυρός). On peut ainsi comprendre la première partie de la rumeur soit comme une concession positive (les lettres de Paul sont reconnues comme étant convaincantes ou puissantes), soit comme une dénonciation (elles sont jugées oppressantes, voire violentes). Pour un aperçu des différentes interprétations, voir la synthèse de M.J. HARRIS, The Second Epistle to the Corinthians: A Commentary on the Greek Text, Grand Rapids, MI, Eerdmans; Milton Keynes, Paternoster, 2005, pp. 698-700.
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émis par les apôtres concurrents. On trouve ainsi des allusions au fait qu’ils s’auto-recommandent ou s’auto-glorifient (10,12: «Nous n’oserions pas nous déclarer égal ou nous comparer à quelques-uns de ceux qui se recommandent eux-mêmes»; 11,18: «Puisque beaucoup se vantent selon la chair […]»); des références à une accusation de manipulation liée à la collecte (12,16: «Soit, je n’ai pas été à votre charge, mais fourbe que je suis, je vous aurais pris par ruse?»), sans compter les moqueries sur la faiblesse ou le manque d’éloquence de Paul (10,10: «[…] mais quand il est présent, il est faible et sa parole est méprisable»; 11,6: «Si je suis incompétent quant à l’éloquence […]»). 2. La notion d’interdiscours Dans cette contribution, j’utiliserai la notion d’interdiscours pour désigner l’ensemble de ces discours circulant parmi la communauté corinthienne et qui sont présents en 2 Co 10–13 à travers des citations ou allusions. L’idée de base est celle «d’effet d’un discours sur un autre discours»5, ce que l’on peut résumer en disant que le discours se constitue à partir de discursif déjà-là, que «ça parle» toujours «avant, ailleurs et indépendamment»6. C’est une définition dépouillée de sa connotation politique7 que je retiendrai. L’interdiscours peut alors être compris comme l’«ensemble des unités discursives avec lequel un discours particulier entre en relation implicite ou explicite»8. Défini de cette manière, l’interdiscours se 5. A. CULIOLI – C. FUCHS – M. PÊCHEUX, Considérations théoriques à propos du traitement formel du langage: Tentative d’application au problème des déterminants, Paris, Dunod, 1970, p. 18, note vii. 6. Selon une formulation de M. PÊCHEUX, Les vérités de La Palice: Linguistique, sémantique, philosophie, Paris, Maspéro, 1975, p. 147. 7. Sous la plume de Michel Pêcheux, l’interdiscours est quasiment politique, lié au marxisme. Ainsi, dans Les vérités de La Palice (n. 6), p. 146, il définit l’interdiscours comme «ce “tout complexe à dominante” des formations discursives […]», renvoyant à la conception marxiste du tout social comme structure complexe à dominante. Plus tard, notamment sous l’influence des théories de Mikhaïl Bakhtine, la notion perd sa substance politique et se rapproche alors de celle d’intertexte: on peut observer ce virage dans les définitions figurant dans les dictionnaires d’analyse du discours au tournant du XXe siècle (voir par ex. C. DÉTRIE – P. SIBLOT – B. VERINE – A. STEUCKARDT [éds], Termes & Concepts pour l’analyse du discours: Une approche praxématique, Paris, Honoré Champion, 2001; P. CHARAUDEAU – D. MAINGUENEAU [éds], Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Seuil, 2002). 8. CHARAUDEAU – MAINGUENEAU, Dictionnaire d’analyse du discours (n. 7), p. 324. Dans DÉTRIE et al. (éds), Termes & Concepts pour l’analyse du discours (n. 7), p. 155, Jacques Bres précise que ces références peuvent être faites sciemment ou non. Dans le cas de 2 Co 10–13, les seules références qui nous sont accessibles sont évidemment celles qui sont faites sciemment.
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rapproche de l’intertexte9. Ainsi, de la même manière que tout texte est traversé par l’intertextualité, tout discours est traversé par l’interdiscursivité, puisqu’un discours particulier est toujours «en relation multiforme avec d’autres discours»10. Cependant, il s’agit dans le cas de l’interdiscours d’un ensemble plus diffus, puisqu’il est question de tous types de discours et pas seulement de textes. À mon sens, cette différence n’est pas anodine dans le cas de la correspondance corinthienne: la nature même des discours permet un rapport plus lâche entre le texte analysé – ici, une lettre de Paul – et les discours présents par citations ou allusions. Par exemple, lorsque Paul évoque «ceux qui disent que…» (10,2), vise-t-il des personnes qui ont utilisé cette formulation ou une formulation proche? ou identifie-t-il des personnes qui, d’après lui, expriment cette critique, ou encore qui, toujours d’après lui, pourraient bien dire quelque chose d’équivalent si elles formulaient leur pensée? Dans ces derniers cas, il ne s’agit plus à proprement parler d’interdiscours, puisque ce dernier est fictif, comme anticipé – ce qui n’est pas possible tel quel dans le cas de textes. Autrement dit, la nature des discours laisse place à un jeu d’anticipation voire de déformation qui est plus développé que dans le cas de l’intertextualité. 3. Quelle fonction rhétorique de l’interdiscours? Comme le suggère son titre, la présente contribution interroge la raison d’être de l’interdiscours en 2 Co 10–13, en se centrant sur sa fonction rhétorique. Si les multiples références à l’interdiscours ont certainement, entre autres fonctions, une fonction pragmatique – les références aux critiques permettant à Paul de montrer qu’il sait ce qui se passe à Corinthe, mais aussi de mettre en garde celleux11 parmi les Corinthien·ne·s qui seraient tenté·e·s d’adhérer aux discours des opposants –, c’est à étudier leur fonction rhétorique que cet essai est consacré. Je suggérerai que l’interdiscours est utilisé par Paul comme prétexte à un éloge de soi. C’est là en effet une autre caractéristique frappante de 2 Co 10–13: à grand renfort de «je»12, Paul se livre à un autoportrait qui, pour le moins, 9. Sur le rapprochement entre interdiscours et intertexte, voir M.-A. PAVEAU, Interdiscours et intertexte: Généalogie scientifique d’une paire de faux jumeaux, dans D. ABLALI – M. KASTBERG-SJÖBLOM (éds), Linguistique et littérature: Cluny, 40 ans après, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2010, 93-105. 10. CHARAUDEAU – MAINGUENEAU, Dictionnaire d’analyse du discours (n. 7), p. 324. 11. S’agissant des membres de la communauté de Corinthe, j’adopte le langage épicène, sauf pour les traductions du texte grec, dans lequel Paul emploie un masculin générique. 12. Sur le «je» paulinien en 2 Co 10–13, voir la contribution de Pierre DE SALIS, «Moi, Paul, en personne je vous exhorte…» (2 Co 10,1): La posture d’épistolier comme acte d’autorité personnelle, dans le présent volume, 309-306.
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est élogieux. D’ailleurs il le reconnaît lui-même, à plusieurs reprises et de manière explicite: il se «vante» ou se «montre fier» (καυχάομαι)13. Une mise en avant à demi-assumée, liée tout à la fois aux motifs de la folie14, de la faiblesse15 et d’une contrainte16, et qui a fait couler beaucoup d’encre. Comme l’exprime bien Charles K. Barrett, le discours de Paul constitue «a puzzling mixture of humility and aggression, of self-abasement and authority»17. L’éloge est-il ultimement subordonné à la défense d’une autorité menacée? Est-il bien, comme Paul l’affirme, une réaction nécessaire? Ou cette menace sur l’autorité paulinienne serait-elle un motif en partie inventé ou du moins amplifié? Sans nier le sentiment de menace ressenti par Paul, n’en ferait-il pas un peu trop? Ou même, ces passages ne trahiraient-ils pas une personnalité légèrement narcissique? Cet article n’a pas pour but d’aborder ces questions, si délicates car elles touchent à la compréhension de la personnalité de l’apôtre. Partant du constat que références à l’interdiscours et discours sur soi sont sans cesse liés tout au long de la lettre du fou, je m’emploierai à montrer que leur articulation habile permet à Paul de se vanter tout en se revendiquant humble18. Je me limiterai donc à montrer comment, dans la stratégie rhétorique de Paul, l’interdiscours est constamment mobilisé pour à la fois justifier – via le motif de la contrainte à se vanter – et introduire dans le texte – toujours sous forme de réaction ou de «réponse» – un discours sur soi qui frise l’éloge.
13. 2 Co 10,8; 11,16.18.30; 12,1.5-6.9. Sur la «vantardise» chez Paul, voir C.K. BARRETT, Boasting (καυχᾶσθαι, κτλ.) in the Pauline Epistles, dans A. VANHOYE (éd.), L’apôtre Paul: Personnalité, style et conception du ministère (BETL, 73), Leuven, Leuven University Press – Peeters, 1986, 363-368; J. LAMBRECHT, Dangerous Boasting: Paul’s Self-Commendation in 2 Corinthians 10–13, dans ID., Collected Studies on Pauline Literature and on The Book of Revelation, Roma, Pontificio Istituto Biblico, 2001, 107-129; D.F. WATSON, Paul’s Boasting in 2 Corinthians 10–13 as Defense of His Honor: A Socio-Rhetorical Analysis, dans A. ERIKSSON – T.H. OLBRICHT – W.G. ÜBELACKER (éds), Rhetorical Argumentation in Biblical Texts: Essays from the 2000 Lund Conference, Harrisburg, PA, Trinity, 2002, 260-275. Plusieurs études ont mis en lien ce motif chez Paul avec les pratiques d’autres auteurs antiques: voir par ex. C. GERBER, Καυχᾶσθαι δεῖ, οὐ συμφέρον μέν... (2 Kor 12,1): Selbstlob bei Paulus vor dem Hintergrund der antiken Gepflogenheiten, dans C. BREYTENBACH (éd.), Paul’s Graeco-Roman Context (BETL, 277), Leuven – Paris – Bristol, CT, Peeters, 2015, 213-251. Récemment, R.S. SCHELLENBERG, Paul, Samson Occom, and the Constraints of Boasting: A Comparative Rereading of 2 Corinthians 10–13, dans Harvard Theological Review 109 (2016) 512-535, a suggéré que la démarche de Paul se rapproche de celle du pasteur presbytérien Samson Occom. 14. 2 Co 11,1.16.17.21.23; 12,11. 15. 2 Co 11,29.30; 12,5.9-10; 13,4.9. 16. 2 Co 11,30; 12,1. 17. BARRETT, Boasting (καυχᾶσθαι, κτλ.) in the Pauline Epistles (n. 13), p. 368. 18. 2 Co 10,12-13; 12,5-6; 13,7.
MOBILISATION DE L’INTERDISCOURS EN 2 CO 10–13
II. L’INTERDISCOURS AU SERVICE D’UN
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AUTOPORTRAIT ÉLOGIEUX:
PARCOURS DE LA LETTRE
Le parcours ci-dessous suit le développement du texte. Il ne se veut pas exhaustif, ne constituant qu’un panorama rapide des passages où interdiscours et éloge de soi sont articulés. 1. 2 Co 10,2-4: l’accusation de «marcher selon la chair» La première allusion à une critique se trouve dès l’ouverture de la lettre. Avec la formule «ceux qui disent que nous marchons selon la chair» (10,2)19, Paul fait explicitement référence à une critique à son encontre qui circule au sein de la communauté corinthienne: Je vous en prie, ne me forcez pas, lorsque je serai présent, à recourir avec hardiesse à l’assurance dont je compte faire preuve contre quelques-uns, contre ceux qui disent que nous marchons selon la chair.
Difficile de savoir s’il s’agit là d’une formule utilisée telle quelle ou si Paul résume, en le reformulant, le contenu d’un discours, ou encore si cette critique est un motif créé ou amplifié par l’apôtre. Quoi qu’il en soit, la réaction à l’accusation de «marcher selon la chair» comporte ici deux parties. Premièrement, avant même la mention de la critique, Paul en appelle à son «assurance» (πεποίθησις), dans une posture qui peut être considérée comme quasi menaçante: «ne me forcez pas, lorsque je serai présent, à recourir avec hardiesse à l’assurance dont je compte faire preuve contre quelques-uns» (10,2a). Il y a certainement là une fonction pragmatique visant à mettre en garde les Corinthien·ne·s: iels («vous») sont enjoint·e·s à se distancier de la critique formulée par les apôtres concurrents20, sous peine de faire face à la sévérité de Paul lorsque celui-ci reviendra21. Mais il s’agit tout à la fois de mentionner et revendiquer cette autorité, dont l’existence même est remise en cause (v. 2b).
19. τοὺς λογιζομένους ἡμᾶς ὡς κατὰ σάρκα περιπατοῦντας. L’expression signifie «se conduire de façon humaine». 20. Difficile également de déterminer dans quelle mesure ce discours est bien celui d’un groupe d’opposants, ou s’il s’agit plutôt d’une rumeur reprise par certains membres de l’Église de Corinthe. Paul semble du moins envisager que certains membres de la communauté corinthienne adhèrent déjà ou soient tentés d’adhérer à ce discours. 21. Comme l’exprime bien DE SALIS, «Moi, Paul, en personne je vous exhorte…» (2 Co 10,1) (n. 12), p. 315, «les adversaires sont comme exclus de la relation épistolaire entre Paul et les Corinthiens. Le dialogue (entre “je/nous” et “vous”) est exclusivement réservé à l’apôtre et à la communauté, érigée en destinataire collectif de la lettre».
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Secondement, Paul réfute la critique (vv. 3-4) en transposant son action sur le plan de la métaphore guerrière: Si en effet nous vivons dans la réalité humaine [Ἐν σαρκὶ γὰρ περιπατοῦντες], nous ne combattons pas de façon purement humaine [οὐ κατὰ σάρκα στρατευόμεθα]. En effet, les armes avec lesquelles nous combattons ne sont pas humaines [οὐ σαρκικά], mais elles sont puissantes, grâce à Dieu, pour renverser des forteresses.
Paul procède ici à une mise en avant de sa personne: tel un guerrier divin22, il mène le combat avec des armes dont la puissance est donnée par Dieu lui-même. Autrement dit, il se revendique comme soutenu par Dieu dans son combat. Dès l’ouverture de la lettre, la référence à l’interdiscours permet donc, via deux réactions, de mettre en avant aussi bien l’autorité de Paul que l’origine divine de son combat. 2. 2 Co 10,8-9: l’accusation de «terroriser par lettres» Quelques versets plus loin, Paul mentionne son autorité (ἐξουσία), précisant qu’elle lui a été «donnée par le Seigneur» pour l’édification des Corinthien·ne·s. Surtout, il exprime de manière explicite sa fierté à ce sujet: Et même si je me montre un peu trop fier de l’autorité que le Seigneur nous a donnée, pour votre édification et non pour votre ruine, je n’en aurai pas honte, afin de ne pas avoir l’air de vous terroriser par mes lettres.
Fier de cette autorité, Paul indique qu’il «n’en aura pas honte» (οὐκ αἰσχυνθήσομαι), c’est-à-dire qu’il n’hésitera pas à en user lors de sa future visite auprès de la communauté corinthienne. Et s’il ose la revendiquer ainsi, c’est «afin de ne pas avoir l’air de vous [les Corinthien·ne·s] terroriser par mes lettres»23. On peut déjà reconnaître là, avant la fameuse rumeur rapportée en 10,10, la trace d’une accusation venant des apôtres concurrents, qui disent que Paul terrorise24 à distance, autrement dit, utilise ses lettres comme moyen pour intimider. Il s’agit là, à mon avis, non d’une tentative de rassurer les Corinthien·ne·s – comme cela est souvent 22. Sur le langage guerrier chez Paul, voir par exemple L. BRINK, A General’s Exhortation to His Troops: Paul’s Military Rhetoric in 2 Cor 10:1-11, dans BZ 50 (2006) 74-89. 23. ἵνα μὴ δόξω ὡς ἂν ἐκφοβεῖν ὑμᾶς διὰ τῶν ἐπιστολῶν. 24. ἐκφοβέω ne signifie pas simplement «faire peur», contrairement à ce que suggèrent de nombreuses traductions. Le préfixe ἐκ- a probablement ici une fonction intensive (voir HARRIS, The Second Epistle to the Corinthians [n. 4], p. 696): «causer une peur intense» ou «terroriser».
MOBILISATION DE L’INTERDISCOURS EN 2 CO 10–13
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compris par les exégètes25 –, mais bien plutôt d’une posture autoritaire voire menaçante: afin de faire mentir une rumeur qui circule à son sujet, selon laquelle il utiliserait des lettres comme moyen d’intimidation à distance, Paul annonce son intention d’user de son autorité également lorsqu’il sera présent. Cette posture fait directement écho à 10,2 et au motif de l’usage à contrecœur de la sévérité. Et à nouveau, c’est la présence de l’interdiscours qui permet tant de justifier l’usage futur (lors de la prochaine visite) de l’autorité que d’introduire le motif même de cette autorité. 3. 2 Co 10,12-18: le discours d’auto-recommandation des opposants Dans la suite immédiate, Paul fait allusion au discours d’auto-recommandation des opposants: «Nous n’oserions pas nous déclarer égal ou nous comparer à quelques-uns de ceux qui se recommandent eux-mêmes» (v. 12a). Ces personnes sont accusées de «se mesurer à leur propre mesure» et se «comparer à [elles-mêmes]» (v. 12b)26. Allusion qui permet à Paul d’introduire, en contraste (v. 13: ἡμεῖς δέ27), un discours sur lui-même par lequel il met en avant sa supériorité: 13 Quant à nous, nous ne voulons pas nous montrer excessivement fiers, mais seulement dans la limite du champ d’action que Dieu nous a attribué en nous faisant parvenir jusqu’à vous. 14 Nous ne dépassons pas nos limites, comme si nous n’étions pas venus jusqu’à vous; car c’est bien jusqu’à vous que nous sommes arrivés avec l’Évangile de Christ. 15 Ainsi nous ne nous vantons pas des travaux d’autrui qui sont en dehors de nos limites. Mais nous avons l’espérance, si votre foi augmente, de voir notre œuvre grandir encore parmi vous, dans notre propre champ d’action. 16 Nous pourrons alors évangéliser les régions situées au-delà de chez vous sans nous vanter du travail déjà fait par d’autres dans leur propre champ d’action. 17 Que celui qui veut éprouver de la fierté mette sa fierté dans le Seigneur. 18 En effet, ce n’est pas celui qui se recommande lui-même qui est approuvé, c’est celui que le Seigneur recommande.
25. Ce passage est souvent lu selon autre découpage. Grammaticalement parlant, il est en effet possible de construire le verset 9 soit comme indépendant, soit comme protase d’un raisonnement s’étendant jusqu’au v. 11 (le v. 10 constituant dans ce cas une parenthèse explicative). Les implications exégétiques de la ponctuation de ce passage ne sont pas négligeables: voir la discussion sur les différentes options dans HARRIS, The Second Epistle to the Corinthians (n. 4), pp. 695-698; pour une défense de la ponctuation et de la traduction ici proposée, voir P. MARSCHALL, Punctuating Paul’s Letters in Light of the Ancient Theory of Côla and Periods: The Example of 2 Cor 10:8–11, dans Biblical Interpretation 28 (2020) 100-125. 26. ἐν ἑαυτοῖς ἑαυτοὺς μετροῦντες καὶ συγκρίνοντες ἑαυτοὺς ἑαυτοῖς. 27. À noter que certains manuscrits (principalement D*, F, G) omettent la fin du v. 12 et le début du v. 13 (οὐ συνιᾶσιν ἡμεῖς δέ).
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Paul met ici en avant son comportement, exemplaire par le respect des limites assignées par Dieu. De manière paradoxale, il se vante du fait de ne pas s’auto-recommander, puisque c’est, dit-il, le Seigneur qui le recommande (v. 18). Cette attitude le distingue des opposants, et au final c’est bien sa supériorité qu’elle démontre: supériorité à la fois de fait (le Seigneur le recommande) et supériorité dans son comportement (humble, il demeure dans les limites assignées par Dieu et n’aurait pas la prétention de se recommander lui-même). En mobilisant l’interdiscours, Paul réussit donc ici l’exploit de se mettre en avant tout en insistant sur son humilité. 4. 2 Co 11,6: la moquerie concernant le manque d’éloquence Le lien étroit entre interdiscours et éloge de soi continue quelques lignes plus loin. En 11,6, la formule «si je suis incompétent du point de vue de l’éloquence»28 est en effet certainement à comprendre comme allusion à une moquerie des opposants: Si je suis incompétent du point de vue de l’éloquence, je ne le suis pas pour ce qui est de la connaissance, et nous l’avons clairement démontré parmi vous à tout point de vue et en toute occasion.
En réaction à cette moquerie, Paul s’aventure sur le terrain de l’éloge. Plus encore: il semble que la raison d’être de l’allusion soit précisément de pouvoir affirmer sa connaissance et de rappeler son action auprès des Corinthiens. C’est là encore sous couvert d’une réaction face à une critique que Paul procède à une mise en avant de sa personne. 5. 2 Co 11,7-15 (cf. 12,16): la critique concernant la collecte Paul enchaîne immédiatement en faisant allusion à une autre critique circulant à son sujet: «Ou bien ai-je commis un péché en m’abaissant moi-même pour que vous soyez élevés quand je vous ai annoncé gratuitement l’Évangile de Dieu?» (11,7). On peut déceler ici la trace d’une accusation, qui fait écho à celle, plus explicite, qui viendra en 12,16 («Soit! je n’ai pas été à votre charge, mais, fourbe que je suis, je vous aurais pris par ruse?»). L’accusation est que Paul aurait agi par ruse en proposant gratuitement son enseignement aux Corinthien·ne·s: précisément, le refus de se faire payer ne serait en fait qu’une stratégie pour mieux exiger ensuite des dons pour la collecte en faveur de l’Église de 28. εἰ δὲ καὶ ἰδιώτης τῷ λόγῳ.
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Jérusalem29! L’apôtre répond en revendiquant cette gratuité, et en disant combien il en est fier: «Par la vérité de Christ qui est en moi, j’affirme que personne ne m’enlèvera ce sujet de fierté dans les régions de l’Achaïe» (11,10). Il va également opposer son attitude à celle des apôtres concurrents: 12
Mais j’agis ainsi, et je le ferai encore, pour enlever toute occasion à ceux qui en cherchent une de se montrer nos égaux sur un point dont ils se vantent. 13 Ceux-ci sont de pseudo-apôtres, des ouvriers trompeurs déguisés en apôtres de Christ. 14 Et ce n’est pas étonnant, puisque Satan lui-même se déguise en ange de lumière. 15 Il n’est donc pas étrange que ses serviteurs aussi se déguisent en serviteurs de la justice. Leur fin sera conforme à leurs actes.
À l’aide d’une allusion supplémentaire à l’interdiscours, en l’occurrence à un discours d’autoglorification des opposants – «un point dont ils se vantent» (v. 12)30 –, Paul retourne l’accusation contre eux. Selon toute vraisemblance, le «point dont ils se vantent» concerne leur rapport à l’argent, qui serait non hypocrite, contrairement à celui de Paul31. Cela lui donne l’occasion de critiquer vertement le comportement de ces «pseudoapôtres» (ψευδαπόστολοι), qualifiés de rien de moins que «serviteurs de Satan». En 11,7-15, les allusions à l’interdiscours permettent donc à Paul d’introduire un développement sur la gratuité de son enseignement, qui tout à la fois le met en avant et rabaisse ses opposants. 6. 2 Co 11,16–12,11: le discours d’auto-glorification des opposants Dès 11,16, le ton change. Cette fois, Paul en appelle à la folie – déjà évoquée en 11,1 – pour s’autoriser, finalement, à se vanter «selon la chair» (κατὰ σάρκα) ou, dit autrement, selon des critères humains: 16
Je le répète, que personne ne me prenne pour un fou. Ou alors, acceptezmoi comme fou afin que moi aussi, je puisse me vanter un peu. 17 Ce que je vais dire, je ne le dirai pas selon le Seigneur, mais comme par folie, avec l’assurance d’avoir des raisons de me vanter. 18 Puisque beaucoup se vantent selon la chair, je me vanterai aussi. 29. Sur la base de 1 Co 9,1-18; 2 Co 11,5-15 et 12,11-18, il est généralement admis que Paul aurait refusé une proposition d’aide financière de la part de la communauté de Corinthe, ce qui aurait joué un rôle dans la dégradation des relations entre l’apôtre et la communauté. À noter que R.S. SCHELLENBERG, Did Paul Refuse an Offer of Support from the Corinthians?, dans JSNT 40 (2018) 312-336, a récemment remis en question cette interprétation. 30. ἐν ᾧ καυχῶνται. 31. Il est impossible de déterminer la vérité historique de ce discours. L’idée que les apôtres concurrents vont jusqu’à se vanter de leur attitude face à l’argent pourrait bien être une exagération voire une invention paulinienne visant à les ridiculiser.
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Il est possible que la formule «que personne ne me prenne pour un fou» fasse référence à une moquerie circulant sur Paul. Mais ce qui légitime ici l’éloge, c’est plutôt la mention du discours d’autoglorification des opposants, à savoir le fait que d’autres produisent des discours par lesquels ils se vantent: «puisque beaucoup se vantent selon la chair, je me vanterai aussi» (v. 18)32. Quant au contenu de l’éloge, il est explicitement calqué sur des motifs de gloire mis en avant par ces «autres»: 21 Cependant, tout ce qu’on peut oser dire – je parle comme un fou – moi aussi, j’ose le dire! 22 Sont-ils hébreux? Moi aussi. Sont-ils israélites? Moi aussi. Ils sont de la descendance d’Abraham? Moi aussi. 23 Ils sont serviteurs de Christ? – Je parle comme un fou. – Je le suis plus encore: j’ai bien plus connu les travaux pénibles, infiniment plus les coups, bien plus encore les emprisonnements, et j’ai souvent été en danger de mort. 24 Cinq fois j’ai reçu des Juifs les quarante coups moins un, 25 trois fois j’ai été fouetté, une fois j’ai été lapidé, trois fois j’ai fait naufrage, j’ai passé un jour et une nuit dans la mer. 26 Fréquemment en voyage, j’ai été en danger sur les fleuves, en danger de la part des brigands, en danger de la part de mes compatriotes, en danger de la part des non-Juifs, en danger dans les villes, en danger dans les déserts, en danger sur la mer, en danger parmi les prétendus frères. 27 J’ai connu le travail et la peine, j’ai été exposé à de nombreuses privations de sommeil, à la faim et à la soif, à de nombreux jeûnes, au froid et au dénuement. 28 Et, sans parler du reste, je suis assailli chaque jour par le souci que j’ai de toutes les Églises. 29 Qui est faible sans que je sois faible? Qui vient à tomber sans que je brûle? 30 S’il faut se vanter, c’est de ma faiblesse que je me vanterai!
Au quatrième motif de gloire («Ils sont serviteurs du Christ?»), Paul rétorque «je le suis plus encore». Puis il enchaîne avec un catalogue des dangers et souffrances encourues, lesquelles constituent autant de signes de son statut de serviteur du Christ. Il y a là un éloge dans la faiblesse, via une glorification des souffrances subies. Cela lui permet de dire que, même selon des critères humains, il reste supérieur aux super-apôtres. C’est au terme de cet éloge dans la faiblesse que Paul introduit la notion de «contrainte à se vanter»: «s’il faut se vanter, c’est de ma faiblesse que je me vanterai!» (11,30)33. S’opère ici un glissement subtil de l’idée initiale d’une simple légitimation (v. 18: «puisque beaucoup se vantent […], je me vanterai aussi») à celle d’une contrainte (v. 30: «s’il faut se vanter»). L’existence d’un discours d’autoglorification de la part des opposants ne fait pas que légitimer l’autoportrait élogieux de Paul, elle le rend nécessaire. Cette rhétorique de la contrainte sera reprise de manière plus explicite en 12,11 (voir ci-dessous). Cependant, l’apôtre 32. ἐπεὶ πολλοὶ καυχῶνται κατὰ σάρκα, κἀγὼ καυχήσομαι. 33. Εἰ καυχᾶσθαι δεῖ, τὰ τῆς ἀσθενείας μου καυχήσομαι.
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parvient encore ici à affirmer une différence fondamentale avec les «super-apôtres»: il se vante, certes, mais seulement au sujet de ses faiblesses. Dans la suite immédiate (12,1-10) se trouve la description des visions et révélations de Paul, accompagnée du motif de l’écharde dans la chair. Leur existence est clairement évoquée à la gloire de Paul, comme en témoigne l’introduction: «faut-il se vanter? cela ne m’est pas utile. J’en viendrai cependant à des visions et révélations du Seigneur» (12,1)34. S’il n’y a pas dans ce passage de référence explicite à un discours circulant à Corinthe, sa situation le place dans le prolongement de la réaction «folle» au discours d’auto-recommandation des opposants (11,18). Il n’est d’ailleurs pas impossible de penser que derrière l’allusion à l’écharde dans la chair se cache une moquerie sur l’apparence physique ou sur les capacités oratoires de Paul35. En admettant que cette hypothèse est correcte, la description des révélations aurait également pour but de répondre à cette critique36. 7. 2 Co 12,11-12: l’absence d’un discours de recommandation de la part des Corinthien·ne·s Enfin, en 12,11, Paul fait allusion non pas à un discours, mais à une absence de discours, en l’occurrence, d’un discours de recommandation de la part des Corinthien·ne·s. Un discours qui, d’après Paul, aurait dû exister, et dont l’absence l’a contraint à procéder lui-même à sa recommandation en s’aventurant sur le terrain de l’éloge de soi: J’ai parlé comme un fou37: vous m’y avez contraint. C’est par vous que j’aurais dû être recommandé, car je n’ai en rien été inférieur à ces super-apôtres, bien que je ne sois rien.
34. Καυχᾶσθαι δεῖ, οὐ συμφέρον μέν, ἐλεύσομαι δὲ εἰς ὀπτασίας καὶ ἀποκαλύψεις κυρίου. 35. La nature de cette écharde est difficile à cerner pour nous – ce qui a d’ailleurs donné lieu à d’innombrables hypothèses –, mais comme le fait remarquer DE SALIS, «Moi, Paul, en personne je vous exhorte…» (2 Co 10,1) (n. 12), p. 313, l’allusion devait être parfaitement limpide pour les Corinthien·ne·s. Voir aussi U. HECKEL, Der Dorn im Fleisch: Die Krankheit des Paulus in 2 Kor 12,7 und Gal 4,1f, dans ZNW 84 (1993) 65-92; L. WOODS, Opposition to a Man and His Message: Paul’s ‘Thorn in the Flesh’ (2 Cor 12:7), dans Australian Biblical Review 39 (1991) 44-53. 36. L.M. BOWENS, An Apostle in Battle: Paul and Spiritual Warfare in 2 Corinthians 12:1-10, Tübingen, Mohr Siebeck, 2017, suggère de lire 2 Co 12,1-10 comme le récit d’un combat spirituel, en lien direct avec le langage guerrier employé en 11,3-6. 37. Γέγονα ἄφρων. Il faut certainement sous-entendre «en me vantant» (καυχώμενος), ce que précisent d’ailleurs la plupart des manuscrits à partir du IXe s.
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Le motif de la «contrainte à se vanter», déjà présent en 11,30 («s’il faut se vanter») et en 12,1 («faut-il se vanter?»), est ici exprimé de manière on ne peut plus explicite. Il est articulé, encore une fois, à une revendication du statut d’apôtre (12,12): «Les marques de mon ministère d’apôtre ont été produites au milieu de vous par une persévérance à toute épreuve, par des signes, des prodiges et des miracles». III. CONCLUSION Tout au long de 2 Co 10–13, Paul construit son personnage en se livrant à un autoportrait élogieux. Il prétend pourtant rester humble et ne pas rechercher la gloire38. L’éloge a donc besoin d’une justification: l’apôtre explique alors non seulement qu’il est légitime, mais qu’il est aussi nécessaire au vu des circonstances. Nécessaire, précisément, pour défendre son autorité face aux critiques dont il est l’objet. Ce n’est pas que Paul cherche à se mettre en avant – élément-clef qui le distingue des «super-apôtres», qui n’hésitent pas à se présenter sous un jour élogieux –, c’est qu’il est contraint de le faire. Et ce qui permet, tout au long de la lettre, d’introduire l’éloge de soi, c’est la présence de l’interdiscours! Les deux éléments sont extrêmement liés, articulés finement au sein des mêmes passages. Nous avons vu en effet dans les passages abordés que le discours sur soi de Paul se présente et se construit tout entier comme réaction à des discours circulant à Corinthe. Les allusions aux critiques, moqueries ou accusations, mais aussi aux discours d’auto-recommandation et d’autoglorification des opposants constituent alors autant d’occasions, via des réactions, de se mettre en avant et de discréditer, au passage, ces «pseudo-apôtres». La fonction rhétorique de l’interdiscours fonctionne en fait à deux niveaux. D’une part, sur le plan de l’argumentation générale de la lettre, la référence quasi permanente à l’interdiscours permet de justifier l’éloge en construisant son caractère nécessaire. D’autre part, les références à des discours spécifiques (moqueries sur l’éloquence de Paul, auto-recommandation des opposants, accusation de ruse liée à la collecte, etc.) permettent à chaque fois d’introduire des réponses particulières qui représentent différentes facettes de l’autoportrait paulinien (autorité d’origine divine, gratuité de l’enseignement, humilité, souffrances encourues, etc.). En conclusion, nous pouvons affirmer que les multiples références à des discours circulant à Corinthe servent de prétexte à l’élaboration d’un 38. 2 Co 10,12-13; 12,5-6; 13,7.
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discours sur soi: l’interdiscours est mobilisé de manière répétée pour légitimer un éloge de soi qui ne passe pas pour de la prétention. Dit encore autrement: Paul subvertit l’interdiscours au service d’un autoportrait élogieux. Cela étant établi, restent bien sûr ouvertes les questions fort épineuses du pourquoi et du pour quoi de cet éloge. Université de Lausanne Institut Romand des Sciences bibliques
Priscille MARSCHALL
«PETIT FAIT VRAI» ET CONSTRUCTION DU PERSONNAGE RÉFLEXIONS SUR 2 TM 4,13 τὸν φαιλόνην ὃν ἀπέλιπον ἐν Τρῳάδι παρὰ Κάρπῳ ἐρχόμενος φέρε, καὶ τὰ βιβλία μάλιστα τὰς μεμβράνας. — Le manteau que j’ai laissé à Troas chez Carpos, apporte-le en venant, ainsi que les livres, surtout les parchemins.
Si l’on admet que la Seconde épître à Timothée est pseudépigraphique, la sollicitation formulée en 2 Tm 4,13 engendre une vraie difficulté. En effet, dans le cadre d’un écrit postérieur à la mort de l’apôtre, il ne s’agit pas – comme ce serait le cas d’un écrit authentique – d’une véritable requête. Tout autant que le «Paul» qui s’exprime ici, manteaux, livres et parchemins sont des êtres de papier, des fictions littéraires. Pour caractériser le rôle de cette sollicitation, par ailleurs assez terre-à-terre, les exégètes contemporains fournissent une réponse de nature purement littéraire elle aussi: l’auteur apporterait des détails réalistes pour faire accroire l’authenticité de la lettre. Ces petits détails faux sont inclus pour «faire vrai». Et c’est là où le bât blesse les tenants d’une théorie «innocente» de la pseudépigraphie: avoir fait un faux aussi manifeste dénote une certaine obstination à créer de l’illusion, et donc de tromper. Peut-on se satisfaire de cette théorie qui fait de ce verset un pur vecteur de réalisme et ne faut-il pas y voir une volonté de construire le personnage de Paul? Dans une réflexion sur la construction de l’identité des personnages par ce qu’ils disent d’eux-mêmes, ce verset de 2 Tm 4,13 constitue un cas d’école pour interpréter la place des realia dans les discours. I. 2 TM 4,13 COMME
VOLONTÉ DE FAIRE ACCROIRE L’AUTHENTICITÉ
Depuis la caractérisation, de plus en plus consensuelle depuis le XIXe siècle, des Pastorales comme écrits pseudépigraphiques, 2 Tm 4,13 a été interprété comme un verset servant à accréditer l’authenticité de la lettre dans son entier. Avant de voir pourquoi, rappelons son contenu. 1. Analyse de la demande «Paul», qui demande à Timothée de le rejoindre dans sa prison, prévoit qu’il fasse une halte à Troas (aussi connue sous le nom d’Alexandrie de
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Troade), sur l’embouchure du Scamandre. Paul était passé maintes fois dans cette ville (Ac 16,8; 20,5; 2 Co 2,11) et avait laissé chez un chrétien nommé «Fruit» (Κάρπος) – inconnu par ailleurs – plusieurs objets qu’il charge son disciple de récupérer1. Le manteau de voyage, ou pénule, vient du latin pænula, et peut s’orthographier φελόνης mais aussi φαινόλης ou φαινόλιον, qui est une curieuse métathèse qui pourrait s’expliquer par le fait que pænula et φαινόλης viennent d’un même mot qui a évolué différemment2. Ce cas, rare, de double emprunt, traduit la popularité de ce vêtement, très commun dans l’Antiquité, une sorte de manteau de campagne, selon Dom Calmet3 ou de cape à vélo comme le disait J.N.D. Kelly avec un soupçon d’humour britannique4. Le latin va donner le français «chasuble»5, ce qui décrit assez exactement sa forme. Il est par excellence l’attribut du voyageur, comme le montrent les fascinantes archives d’un certain Théophane qui fit un voyage d’affaires d’Hermoupolis à Antioche de Syrie vers 320 et qui tenait ses comptes de voyage. On le voit dépenser régulièrement des sommes conséquentes pour envoyer ses pénules chez le teinturier (en particulier P. Rylands IV, 629, comptes du mois de paÿni, mai-juin)6. Une liste de voyage confirme l’importance de ce vêtement, le P. Gen 1,80 (vers 375-400), qui mentionne l’objet à côté du σαβάνιον (la serviette), du φακιάριον (le mouchoir), et du στιχάριον (le gros manteau, la «doudoune»). Les deux autres objets sont quasiment synonymes (βιβλίον et μεμβράνα). L’un est un terme grec pour dire le rouleau de papier ou de parchemin, l’autre est un terme latin (membrana) pour parler du parchemin. Il convient de retenir cette double origine, sur laquelle vont s’arrêter 1. C. SPICQ, Saint-Paul: Les Épîtres pastorales (EB), Paris, Gabalda, 1947, p. 392. 2. J.H. MOULTON, A Grammar of New Testament Greek, t. 2, Edinburgh, T&T Clark, 1963, p. 106. Maurice Leroy précise: «En somme, ce sont deux grands faits de civilisation que résume l’évolution du mot pænula: les Romains empruntèrent le terme aux Grecs lors de l’hellénisation de la culture romaine, et le monde grec en réapprit l’usage lorsqu’il fut soumis au pouvoir de Rome». M. LEROY, Pænula, dans Latomus 3 (1939) 1-4, p. 4. 3. A. CALMET, Commentaire littéral sur tous les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament: Épîtres de Paul, t. 2, Paris, Emery, 1716, p. 492. 4. J.N.D. KELLY, A Commentary on the Pastoral Epistles, London, A. & C. Black, 1976, p. 215. 5. H. LECLERCQ, Chasuble, dans F. CABROL – H. LECLERCQ (éds), Dictionnaire d’Archéologie chrétienne et de liturgie, Paris, Letouzey et Ané, 1913, 1174-1199. Voir surtout les pp. 1179-1194. 6. Sur ces archives, voir J.F. MATTHEWS, The Journey of Theophanes: Travel, Business, and Daily Life in the Roman East, New Haven, CT, Yale University Press, 2006, pp. 109115 (trad. du P. Rylands 629) et 162-163 (analyse). Voir aussi les exemples donnés par M. DIBELIUS – H. CONZELMANN, Die Pastoralbriefe (Handbuch zum Neuen Testament, 13), Tübingen, Mohr, 1966, p. 92; SPICQ, Saint-Paul (n. 1), p. 392.
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les commentateurs, comme le verra. Comment comprendre cet hendiadys? Tout dépend de la façon d’interpréter μάλιστα. Le sens habituel de cet adverbe est de donner une précision dans un ensemble («en particulier»): on comprend alors que Paul a laissé plusieurs supports écrits à Troas et qu’il recommande à Timothée de n’emporter ceux qui sont en parchemin. Mais, dans un article fameux, Theodore Cressy Skeat7 affirme que dans le grec du Ier siècle, μάλιστα peut introduire une clarification («c’est-à-dire»): l’apôtre expliquerait donc ce qu’il faut entendre par «les rouleaux». Forts de ces considérations, les exégètes ont rivalisé d’ingéniosité. Les uns ont supposé que les rouleaux étaient des feuilles collées entre elles, et donc des «livres», et les membrana des feuilles éparses, une sorte de carnet de notes8; les autres ont estimé que les biblia étaient les livres sacrés (l’Ancien Testament, toujours sous forme de rouleau) et les membrana des recueils des paroles de Jésus9, ou bien des écrits de Paul10. Peut-être faut-il être plus prudent, et penser avec Kelly, qu’il s’agit simplement de deux formes de présentation des écrits: rouleau et codex11. 2. Sens de la demande Si les rouleaux et les codex ont quelque prestige, que vient faire le manteau qui assimile Paul à un quelconque baroudeur oublieux de ses hardes? La réponse quasi unanime des chercheurs est la suivante: cela sert à engendrer de la fiabilité. C’est celle de Joachim Jeremias qui remarque que 2 Tm 4,13 a longtemps constitué das Hauptargument für die Echtheit der Pastoralbriefe12. Son pouvoir de réalisme est tel que 7. T.C. SKEAT, ‘Especially the Parchments’: A Note on 2 Timothy iv. 13, dans Journal of Theological Studies 30 (1979) 173-177. 8. Voir le ch. 2 de T. DORANDI, Le Stylet et la Tablette: Dans le secret des auteurs antiques (L’Âne d’or, 12), Paris, Les Belles Lettres, 2000; R. FALCONER, The Pastoral Epistles, Oxford, Clarendon, 1937, p. 98; G. WOHLENBERG, Die Pastoralbriefe (Kommentar zum Neuen Testament, 13), Leipzig, Deichert, 1911, p. 340; SPICQ, Saint-Paul (n. 1), p. 815. 9. D. GUTHRIE, The Pastoral Epistles: An Introduction and Commentary (Tyndale New Testament Commentaries), Leicester, InterVarsity; Grand Rapids, MI, Eerdmans, 1990, p. 185. 10. H.J. HOLTZMANN, Die Pastoralbriefe, Leipzig, Engelmann, 1880, p. 454; N. BROX, Die Pastoralbriefe (Regensburger Neues Testament, 7.2), Regensburg, Pustet, 1969, p. 273; A.T. HANSON, The Pastoral Letters (Cambridge Bible Commentary, 10), Cambridge, University Press, 1966, p. 102. 11. KELLY, Pastoral Epistles (n. 4), p. 216. 12. J. JEREMIAS – A. STROBEL, Die Briefe an Timotheus und Titus. Der Brief an die Hebräer (Das Neue Testament Deutsch, 9), Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1968. Cité par BROX, Pastoralbriefe (n. 10), p. 271.
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certains vont jusqu’à dire qu’il s’agit du seul passage authentique de la lettre, car il a été interpolé d’une lettre de la main de l’apôtre13. Mais la comparaison avec l’épistolaire antique confirme que les données personnelles sont un topos de la lettre hellénistique et donc la majorité des exégètes considèrent que l’auteur a pu ajouter ces realia pour créer un effet de réalité14. Ils entrent dans un dispositif littéraire destiné à produire de la crédibilité15, à rendre vraisemblable une situation banale16 à partir de connaissances «historiquement plausibles»17. Mutatis mutandis, manteaux, rouleaux et codex jouent le même rôle que le baromètre de Mme Aubain dans «Un Cœur simple», le premier des Trois contes de Flaubert. Ils ne sont pas utiles à la diégèse ou à l’argumentation. Comme le disait Barthes dans un article resté fameux, ils n’ont pas de fonction apparente, mais sont une sorte de «luxe de la narration» qui contribue à créer une «illusion référentielle», qui collabore donc à l’«effet de réel»18. Ce rôle purement mimétique (dans le sens qu’il montre le réel) explique certainement pourquoi ceux qui cherchent à définir le sens de la présence de ces objets dans la lettre parviennent à des résultats rigoureusement contradictoires. Pour les uns, ils prouvent à l’évidence l’autosuffisance de l’apôtre19 présenté comme un voyageur indépendant; pour les autres, ils expriment une marque de sa dépendance envers ses communautés20, puisqu’il a besoin de Timothée pour retrouver son activité d’écrivain. Assumant le caractère radicalement littéraire de ces notations, certains 13. HANSON, Pastoral Letters (n. 10), p. 97; M. PRIOR, Paul the Letter Writer and the Second Letter to Timothy (JSNTS, 23), Sheffield, JSOT Press, 1989, p. 150. 14. N. BROX, Zu den persönlichen Notizen der Pastoralbriefe, dans BZ 13 (1969) 76-94. Voir également J. LUTTENBERGER, Prophetenmantel oder Bücherfutteral? Die persönlichen Notizen in den Pastoralbriefen im Licht antiker Epistolographie und literarischer Pseudepigraphie (Arbeiten zur Bibel und ihrer Geschichte, 40), Leipzig, Evangelische Verlagsanstalt, 2012, pp. 44-84 et 181-201. 15. BROX, Pastoralbriefe (n. 10), p. 273. 16. Y. REDALIÉ, Le rôle de la figure de Paul dans la théologie des épîtres pastorales, dans Revue Biblique 115 (2008) 596-612, p. 602; L.T. JOHNSON, The First and Second Letters to Timothy (AB, 35A), New York, Doubleday, 2001, p. 440. 17. A. WEISER, Der zweite Brief an Timotheus (EKK, 16/1), Düsseldorf – Zürich, Benziger, 2003, p. 320. 18. R. BARTHES, L’effet de réel, dans Communications. 11: Le vraisemblable (1968) 84-89. Mea culpa, j’avais, in illo tempore, fait moi aussi ce rapprochement: R. BURNET, Épîtres et lettres Ier-IIe siècle: De Paul de Tarse à Polycarpe de Smyrne (LD, 192), Paris, Cerf, 2003, pp. 275-276. 19. L. OBERLINNER, Die Pastoralbriefe. Kommentar zum zweiten Timotheusbrief (HTK. NT, 11/2.2), Freiburg i.Br., Herder, 1995, p. 167; P. TRUMMER, Die Paulustradition der Pastoralbriefe (Beiträge zur biblischen Exegese und Theologie, 8), Frankfurt a.M. – Bern – Las Vegas, NV, Lang, 1978, pp. 80-86. 20. WEISER, Timotheus (n. 17), p. 319; E.K. SIMPSON, The Pastoral Epistles, London, Tyndale Press, 1954, p. 159.
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n’hésitent pas à leur conférer une fonction symbolique. Ainsi a-t-on pu soutenir qu’ils servent à révéler le passage de témoin entre les générations, puisque Timothée est chargé du manteau de Paul, comme Élie laisse le sien à Élisée21, ou bien qu’ils constituent une sorte de polémique contre les gymnosophistes qui, comme leur nom l’indique, se promenaient tout nus22. On n’est pas très loin des théories d’Annette Merz qui voit dans cette lettre une double pseudépigraphie (des destinataires et de l’auteur) qui donne le spectacle de l’évangélisation de la seconde génération23.
II. UNE LECTURE ABSOLUMENT NOUVELLE La difficulté principale de ces théories, c’est que si elles étaient si évidentes et si claires, on ne voit pas pourquoi personne ne les a professées plus tôt. En effet, forts de nos méthodes et de nos certitudes sur l’Antiquité, nous déclarons souvent que les textes produisent tel ou tel effet sur leurs lecteurs, sans penser à vérifier si c’est vraiment le cas dans l’histoire. Or, quand on regarde comment le texte a été commenté, on s’aperçoit que ce n’est pas du tout ce qui a été compris. Bien entendu, puisque le texte a été reçu comme authentique, il ne faut pas s’attendre à ce que les lecteurs du passé aient pu construire une quelconque théorie de l’effet de réel. Mais l’idée même que ce détail soit oiseux ou qu’il puisse être symbolique ou polémique leur est totalement étrangère. Car, et c’est une vraie surprise pour nous, modernes, à quelques rares exceptions près, ils ne s’intéressèrent qu’à la pénule, en délaissant les rouleaux et les codex. Tous voulurent élucider la présence de ce vêtement dans une lettre de Paul et trois explications furent apportées. 1. La pénule est un manteau Lorsque les Pères font l’hypothèse que φελόνης désigne bien un manteau, ils multiplient les explications pour justifier sa présence. Dans son commentaire sur les épîtres pauliniennes, Jérôme, par exemple, remarque que Paul ne dit pas «mon manteau», mais «le manteau», et suppose que 21. H. BOJORGE, El poncho de san Pablo: Una posible alusión a la sucesión apostólica en II Timoteo 4,13, dans Revista Bíblica 42 (1980) 209-224. 22. PRIOR, Paul the Letter Writer (n. 13), p. 152. 23. A. MERZ, Die fiktive Selbstauslegung des Paulus: Intertextuelle Studien zur Intention und Rezeption der Pastoralbriefe (Novum Testamentum et Orbis Antiquus, 52), Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht; Fribourg/CH, Academic Press, 2004; WEISER, Timotheus (n. 17), p. 319.
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ce n’est pas le sien et qu’il le réclame pour le vendre et en tirer de l’argent24. Ailleurs, dans son Dialogue contre les Pélagiens, il en fait un enseignement contre ceux qui se perdent dans les ratiocinations: «ne crois-tu pas que l’apôtre Paul, au temps où il écrivait, “le lacerne [lacerna, un manteau à capuche] ou la pénule que j’ai laissée chez Carpus à Troade, apporte-les en venant, avec les livres et surtout les parchemins” pensait aux mystères célestes et pas à ce qui est d’usage courant dans la vie ou ce qui est nécessaire au corps?»25. Jean Chrysostome lui aussi justifie cette présence du manteau. Dans son commentaire de la lettre, il reprend l’image de l’apôtre qui n’est pas à la charge de ses communautés: Mais qu’avait-il besoin de livres lui qui allait paraître devant Dieu? Il en avait particulièrement besoin: il les léguait aux fidèles qui les auraient à la place de son enseignement. Sa mort fut terrible pour tous les fidèles, mais surtout pour ceux qui en furent les témoins et qui alors profitaient de sa présence. Il demande son manteau afin de n’avoir pas besoin d’emprunter celui d’un autre26.
Dans le commentaire sur Philippiens, il revient sur la question et propose une lecture morale de la requête paulinienne. Reprenant le passage évangélique recommandant de ne posséder qu’un seul vêtement, il s’interroge sur le fait que Paul exige un manteau supplémentaire. Mais à quoi sert, dites-moi, de n’avoir qu’une seule chemise. Pourquoi donc? Si elle avait besoin d’être lavée, devait-il rester tout nu chez lui ou si la nécessité l’appelait, devait-il sortir tout nu et avoir honte? Réfléchissez dans quelle position se serait trouvé saint Paul appelé à parcourir le monde entier pour des œuvres si grandes et si nobles, s’il avait dû rester assis à la maison à cause d’une chemise! […] Car n’allez pas croire que le corps de ces premiers apôtres ait été de diamant. […] Et, de grâce, remarquez l’excès de l’amour [de Dieu] pour les hommes. Il a voulu abaisser ses disciples afin que vous soyez un peu soulagés. S’il les avait créés au-dessus du besoin, on les aurait beaucoup admirés, on les aurait beaucoup glorifiés, mais vous seriez perdu pour votre salut. Il n’a pas voulu les rendre admirables en cela, 24. Non dixit penulam meam: potuit enim conversus aliquis ad pedes eius, inter cætera imposuisse vendendam. HIERONYMUS STRIDONENSIS, Commentarii in epistolas Pauli, in secundam epistolam ad Timotheum 4, PL 30,895. 25. Putasne apostolum Paulum eo tempore quo scribebat, Lacernam, sive penulam, quam reliqui Troade apud Carpum, veniens affer, ac libros, et maxime membranas, de cœlestibus cogitasse mysteriis, et non de his quæ in usu communis vitæ vel corporis necessaria sunt? HIERONYMUS STRIDONENSIS, Dialogus contra Pelagianos 3,4, PL 23,573. 26. Τί δὲ αὐτῷ τῶν βιβλίων ἔδει μέλλοντι ἀποδημεῖν πρὸς τὸν Θεόν; Καὶ μάλιστα ἔδει, ὥστε αὐτὰ τοῖς πιστοῖς παραθέσθαι, καὶ ἀντὶ τῆς αὐτοῦ διδασκαλίας, ἔχειν αὐτά. Πάντας μὲν οὖν τοὺς πιστοὺς εἰκὸς τότε μεγάλην ἔχειν πληγὴν, μάλιστα δὲ τοὺς παρόντας τῇ τελευτῇ, καὶ ἀπολαύοντας αὐτοῦ τότε. Τὸν δὲ φελόνην ζητεῖ, ὥστε μὴ δεηθῆναι παρ’ ἑτέρου λαβεῖν. IOHANNES CHRYSOSTOMUS, In Epistulam II ad Timotheum 10, PG 62,656.
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mais il les a plutôt abaissés pour que vous vous sauviez; il a fait en sorte qu’ils connaissent l’indigence afin que vous puissiez être sauvés27.
L’interprétation du manteau permettait de donner lieu à d’intéressantes considérations morales qui auraient pu faire florès. Mais, de manière très paradoxale, ce n’est pas elle qui triompha dans la latinité. En effet, elle fut vite contrebattue par deux autres hypothèses: celle de la toge du citoyen et celle de la boîte à parchemin. 2. La pénule est une toge civique L’idée que la penula puisse être autre chose qu’un manteau remonte à Ambrosiaster, ce commentateur inconnu actif durant le pontificat du pape Damase (366-384). Celui-ci prétend que les Tarsiotes avaient acquis de Rome le droit d’avoir une curie et qu’ils s’y réunissaient vêtus de pénules, qui étaient donc l’équivalent de toges28. À première vue, l’affirmation surprend. En réalité, elle n’est pas si étrange, car il semble que ce vêtement d’abord réservé aux voyageurs a lentement pris un sens important. Au cours des siècles, le statut de la pénule se modifia, car elle devint un vêtement urbain. L’excentrique Caligula se montrait au peuple en pénules ornées de pierres précieuses (Suétone, Vie de Caligula 52). Selon Martial (Épigrammes 2,57,4; 5,26; 14,145), pendant la seconde moitié du Ier siècle après J.-C., les pénules, cette fois en laine blanche et fine, devinrent un vêtement relativement courant29. L’interprétation d’Ambrosiaster sera reprise par Primase d’Hadrumète (vers 553)30, puis tout au long de l’époque médiévale, sera fixée par Aymon d’Halberstadt (vers 780-853), qui brode et complète. La pénule que j’ai laissée à Troas chez Carpus, apporte-la avec toi, et les livres, que j’ai laissés ici, surtout les parchemins, où j’ai écrit mes lettres. La pénule était une veste consulaire que les consuls romains revêtaient 27. Ἀλλὰ τί ἔδει, εἰπέ μοι; ἕνα χιτῶνα ἔχειν; Τί οὖν; εἰ πλύνεσθαι τοῦτον ἔδει, γυμνὸν ἐχρῆν οἴκοι καθέζεσθαι; ἢ γυμνὸν περιιέναι καὶ ἀσχημονεῖν, χρείας καλούσης; Ἐννόησον οἷον ἦν Παῦλον τὸν ἐπὶ τοσούτοις κατορθώμασι περιιόντα τὴν οἰκουμένην διὰ ἱματίου ἔνδειαν οἴκοι καθῆσθαι, […] Ὅτι γὰρ οὐκ ἀδαμάντινα σώματα αὐτοῖς κατεσκεύαστο. […] Καὶ θέα μοι τὴν ὑπερβολὴν τῆς φιλανθρωπίας. Εἵλετο τοὺς αὑτοῦ μαθητὰς ἐλαττωθῆναι, ἵνα σὺ μικρὸν ἀναπνεύσῃς. Ἀλλ’ εἰ ἐποίησεν αὐτοὺς ἀνενδεεῖς, φησὶ, πολλῷ θαυμαστότεροι ἂν ἦσαν, πολλῷ ἐπιδοξότεροι. Ἀλλὰ σοῦ ἡ σωτηρία ἐξεκέκοπτο. Οὐχ εἵλετο τοίνυν ἐκείνους γενέσθαι θαυμαστοὺς, ἀλλ’ ἐλαττοῦσθαι μᾶλλον, ἵνα σὺ σωθῇς· καὶ ἐλαττωθῆναι ἐκείνους συνεχώρησεν, ἵνα σὺ δυνηθῇς σωθῆναι. IOHANNES CHRYSOSTOMUS, In Epistulam ad Philippenses 9, PG 62,254. 28. AMBROSIASTER, Commentaria in Epistolam ad Timotheum Secundam 4, PL 17,496. 29. V.V. ZELTCHENKO, Tac. Dial. 39: pænulæ istæ, dans Philologia Classica 12 (2017) 29-34. 30. PRIMASIUS ADRUMETANENSIS, Commentaria in epistolas S. Pauli, epistola ad Timotheum secunda, PL 68,679.
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quand ils pénétraient dans la curie. D’aucuns pourront demander comment et par quel moyen le bienheureux Apôtre est entré en possession d’un tel vêtement. On lui répondra que les Romains avant la venue du Seigneur avaient cette coutume ou cette habitude quand ils acquirent la monarchie de toute la terre, qu’à toutes les nations qui étaient venues à eux avec la paix et ses couronnes, ils leur donnent la liberté au point de les dire leurs frères et de les appeler citoyens romains, et de leur donner le pouvoir d’édifier une curie et d’avoir des consuls comme eux-mêmes en avaient […]. Le père du bienheureux Paul mérita de recevoir la pénule à cause de son rang. Après sa mort, au nom de son souvenir, l’Apôtre conserva ce vêtement pour lui-même31.
Les commentateurs qui suivent reprennent Aymon: Atton de Verceil (ca. 950)32, puis Hervé du Bourg-Dieu (ca. 1080-1150) le citent même littéralement33. Et tout ceci est ratifié par Nicolas de Lyre qui y voit la preuve de sa citoyenneté: nomen [dans le sens tardif de «désignation»] est civitatis34. 3. La pénule est un écrin à manuscrit Si le Moyen Âge se range à l’opinion d’Ambrosiaster, les temps modernes renouent avec une autre hypothèse ancienne avancée par Jérôme, que l’on trouve aussi dans la version syriaque, la Peshitta. Écrivant à son protecteur le pape Damase à propos de traduction, le Stridonien décrit ce qu’il lit quand il considère le texte dans son original hébraïque: «je déroule le rouleau hébreu que Paul selon certains appelle φελόνης et je regarde avec attention les caractères eux-mêmes»35. Φελόνης désignerait 31. Penulam quam reliqui Troade apud Carpum, veniens affer tecum, et libros, quos ibi dimisi, maxime autem membranas defer, ubi scribam meas epistolas. Penula vestis erat consularis, qua induebantur consules Romani quando ingrediebantur in curiam. Sed forte quæret aliquis quomodo vel unde acciderit hoc genus vestimenti beato Apostolo? Cui respondendum est: Romanos ante adventum Domini hunc habuisse morem sive consuetudinem, quando monarchiam totius orbis sibi acquirebant, ut quæcunque gens eis cum pace et coronis occurrisset, darent ei libertatem, intantum ut fratres eorum dicerentur, civesque Romani appellarentur, dabantque eis potestatem ædificandi curiam et habere consules, sicut et illi habebant. […] pater beati Pauli penulam accipere meruit causa dignitatis. Post cuius mortem Apostolus ob memoriam eius recordationis, hanc vestem sibi retinuit. HAYMO HALBERSTATENSIS, in D. Pauli epistolas, in Epistolam II ad Timotheum 4, PL 117,808-809. 32. ATTON DE VERCEIL, Expositio epistolarum S. Pauli, II Ad Timotheum 4, PL 134, 698B. 33. HERVEUS BURGIDOLENSIS, Commentaria in epistolas Pauli, in Epistolam II ad Timotheum, PL 181,1474-1475. 34. Bibliorum sacrorum cum glossa ordinaria a Strabo Fulgensi collecta, t. 6, Venetiis [Venise], 1601, p. 756. De manière assez surprenante, on retrouve cela chez un moderne comme Prior qui évoque l’inquiétude de Paul d’être bien vêtu pour sa comparution: PRIOR, Paul the Letter Writer (n. 13), p. 154. 35. Volumen Hebræum replico, quod Paulus φενόλην iuxta quosdam vocat, et ipsos characteres sollicitus attendens, scriptum reperio. HIERONYMUS STRIDONENSIS, Epistola 36, Seu rescriptum Hieronymi ad Damasum 13, PL 22,458.
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donc les rouleaux de la Loi, le Sefer Torah. L’idée est toujours plus ou moins mentionnée pour être écartée jusqu’au XVIIe siècle, où elle revient en force. Estius, par exemple reprend l’ensemble des données pour finalement conclure que la pénule désigne en réalité ce qu’il nomme theca, un étui qui protège comme un manteau, autrement dit le tikim (le sac) du Sefer Torah. Son argument est que demander un manteau que l’on peut acheter sur place n’a pas de sens, contrairement aux livres, irremplaçables36. Toujours aussi finement qu’à son habitude, il anticipe les réflexions contemporaines, et fait l’hypothèse que la différence entre les deux est que ce sont des notes et des recueils d’écriture: Paul lègue ses livres, mais également ses notes37. Dom Calmet ne retient pas l’idée mais la mentionne, preuve de son actualité, et cite d’ailleurs un mémoire d’un abbé Boileau qui affirme que ce ne peut être qu’une boîte38. Assez curieusement, on retrouve cela dans des travaux très récents39. L’argument d’Estius porte: Cajetan, qui ne pense pas qu’il s’agisse d’une boîte, est sensible à l’idée que c’est une veste contre la pluie qui montre à la fois la pauvreté de Paul et le fait que sa prison n’est pas très stricte, mais qui en même temps est assez insignifiante. Il fait alors l’hypothèse moderne d’un arrêt en Grèce après la captivité romaine, dans laquelle il laisse des compagnons et écrits philippiens. Cette idée d’une captivité non romaine sera reprise par Lenain de Tillemont40: elle sera «redécouverte» au XXe siècle et considérée comme une absolue nouveauté. III. EN
FINIR AVEC L’EFFET DE RÉEL
Le plus frappant dans ces lectures, c’est qu’elles refusent absolument de prendre le manteau pour un manteau, autrement dit d’accorder à la requête de Paul le caractère humble et naïf d’une demande de service. Ils rivalisent d’ingéniosité pour voir dans φελόνης une enveloppe à manuscrits ou une toge, et lorsqu’ils admettent qu’il s’agit bien d’une banale pénule, c’est pour en faire un exemplum moral. Pourquoi ne formulent-ils pas l’hypothèse la plus simple? 36. G. ESTIUS, In omnes divi Pauli apostoli epistolas commentaria, t. 2, Parisiis [Paris], 1658, p. 855. 37. Ibid. 38. CALMET, Commentaire (n. 3), p. 493. 39. LUTTENBERGER, Prophetenmantel (n. 14), pp. 323-343; M. ENGELMANN, Unzertrennliche Drillinge? Motivsemantische Untersuchungen zum literarischen Verhältnis der Pastoralbriefe (BZNW, 192), Berlin, De Gruyter, 2012, pp. 490-493. 40. CAJETAN [THOMAS DE VIO], Epistolæ Pauli et aliorum apostolorum […] iuxta sensum literalem enarratæ, Parisiis [Paris], 1540, p. 189; L. LENAIN DE TILLEMONT, Mémoires pour servir à l’histoire ecclésiastique des six premiers siècles, t. 1, Paris, Robustel, 1701, p. 581.
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1. L’effet de réel: un concept moderne Si les commentateurs anciens ne perçoivent pas ce détail de la pénule comme un «petit fait vrai», c’est parce que ce concept n’existe pas pour eux. Souvenons-nous en effet que l’idée selon laquelle c’est le fait qui produit de l’historicité ne remonte pas avant le XIXe siècle. Depuis Aristote (Poétique 9), en effet, la fiction poétique est systématiquement comprise comme supérieure à la chronique historique, en ce qu’elle représente le monde en référence à l’universel: confronté à des événements à profondeur ontologique, le héros prononce les paroles qui conviennent à la situation. À l’opposé, comme l’a montré Jacques Rancière, la chronique historique se borne à cerner l’événement dans une réalité dont le statut reste infraontologique, car particulier et grevé de contingence: l’événement historique s’est réellement passé, mais au fond aurait pu se passer tout autrement, car il est lié aux circonstances et donc au hasard41. Ivan Jablonka l’a montré: la doctrine du «fait historique» intervient au terme d’une longue histoire42 qui finit par réfuter le principe de la supériorité du fictif – domaine de la nécessité et de l’universalité – sur le réel – domaine de la particularité et de la contingence. Ce bouleversement renversa le canon classique des Belles-Lettres, défit le privilège de la représentation, fit naître un genre nouveau, le roman43. La littérature, en tant que régime moderne de la poétique ancienne, ne représente plus rien à strictement parler, ainsi que l’atteste le projet de Flaubert d’écrire un «livre sur rien» – c’est-à-dire un livre qui tiendrait par la seule force interne de son style44. Barthes et son effet de réel, l’idée partagée par les historiens qu’un fait peut faire accroire une réalité, ne sont que les héritiers de cette mutation achevée au XIXe siècle et qui sépare nettement l’histoire et la littérature. Pour rompre avec les spéculations anciennes de l’histoire maîtresse de vie ou les prétentions philosophiques à la Hegel pour voir une philosophie de l’histoire, les historiens, qui sont devenus une profession, s’attachent au fait comme seul capable de produire de la réalité45.
41. J. RANCIÈRE, Le Fil perdu: Essais sur la fiction moderne, Paris, La Fabrique, 2014, pp. 21 et 101. 42. I. JABLONKA, L’Histoire est une littérature contemporaine (Points, 533), Paris, Seuil, 2017, pp. 21-43 et 121-139. 43. J. RANCIÈRE, La Parole muette: Essai sur les contradictions de la littérature (Pluriel), Paris, Fayard, 1998, pp. 28-30. 44. RANCIÈRE, Le Fil perdu (n. 41), pp. 103-119. 45. JABLONKA, L’Histoire (n. 42), pp. 76-77.
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2. Le mécanisme de construction du personnage de Paul Cette révocation du petit fait vrai se révèle plein d’enseignement pour la construction du personnage dans l’Antiquité, qui est au cœur de cet ouvrage. Elle nous apprend qu’aucun détail n’est «innocent», aucun n’est là pour «faire vrai», comme nous autres modernes sommes tentés de le penser en lien avec des théories contemporaines romanesques. Le moindre petit détail contribue à la construction du personnage ou, plus exactement, à l’expression de sa réalité ontologique. Manteaux, rouleaux et codex expriment la réalité même de Paul. Quelle réalité est-elle ici signifiée? Le fait que les auteurs anciens éprouvent le besoin de commenter le manteau, et pas du tout les codex et les rouleaux, est un précieux indice pour la cerner. La proposition de voir dans φελόνης le tikim d’un Sefer Torah la renforce. Si rouleaux et codex ne font pas difficulté, c’est parce qu’ils font entièrement partie de la représentation que les chrétiens se font d’eux-mêmes. On sait en effet que la culture écrite des chrétiens, très supérieure à celle de leur milieu d’origine, a servi à leur donner une place dans la société et a pu leur donner accès à une aristocratie lettrée: les chrétiens ont accédé à la visibilité par l’écrit46. Grâce à 2 Tm 4,13, Paul est construit comme un personnage lettré, qui possède plusieurs livres et qui s’en préoccupe, ce qui correspond effectivement à la manière dont les lecteurs de l’épître le perçoivent: voilà pourquoi ce détail ne les arrête pas. Et finalement, n’est-ce pas conforme à la réalité historique? Grâce à cette remarque, on peut aller plus loin dans le sens à donner à φαιλόνης, βιβλία et μεμβράναι. En effet, il convient de les comprendre dans ce contexte de la littéralité chrétienne. Pourquoi avoir utilisé le mot latin μεμβράναι alors que διφθέραι (qui signifie aussi «parchemins») aurait amplement pu suffire? L’emprunt au latin pourrait marquer une nouveauté technologique: ce que l’on appelle le codex47. Or on sait que le codex a toujours été employé pour les chrétiens pour servir de support à leurs Écritures et l’explication économique affirmant que c’était pour des raisons de prix ne tient pas. C’était à l’évidence aussi une manière de se distinguer des Juifs qui ont toujours utilisé les rouleaux pour contenir leurs Écritures, et peut-être aussi pour se distancier de toutes les métaphores de l’Ancien Testament sur le rouleau de la Loi48. Paul demanderait 46. J.S. KLOPPENBORG, Literate Media in Early Christ Groups: The Creation of a Christian Book Culture, dans Journal of Early Christian Studies 22 (2014) 21-59. 47. C.H. ROBERTS – T.C. SKEAT, The Birth of the Codex, London, Oxford University Press, 1983, p. 42. 48. I.M. RESNICK, The Codex in Early Jewish and Christian Communities, dans The Journal of Religious History 17 (1992) 1-27.
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ainsi qu’on lui apporte les Écritures juives – sous forme de rouleau – et ce qui allait devenir les Écritures chrétiennes – sous forme de codex. Et dans ce contexte, penser que φαιλόνης est bien le tikim des rouleaux, n’est pas si absurde. Si cette lecture était vraie, le Paul que construirait le texte de la Seconde lettre à Timothée est celui du chrétien idéal: un lettré, qui possède non seulement les βιβλία juifs et leur φαιλόνης protecteur, mais aussi les μεμβράναι chrétiennes, ces Écritures nouvelles conservées sur ce nouveau support du codex, la révolution religieuse étant supportée par la révolution technologique. IV. BRÈVE CONCLUSION MÉTHODOLOGIQUE Que retenir de cette traversée de l’histoire des interprétations de ce verset en apparence anecdotique? Certainement notre propension à l’anachronisme. Nous tenons les effets littéraires des textes sur le lecteur pour transhistoriques et nous estimons que ce que nous repérons avec nos théories littéraires contemporaines correspond à ce que le texte était destiné à produire. En réalité, les effets littéraires ont aussi une histoire. Depuis le linguistic turn des années 1970, nous avons tendance à donner à la fiction, à la narration, un poids des plus considérables dans la construction de la réalité sociale, de l’histoire, de la manière dont les individus se représentent eux-mêmes. Or, ces convictions sont un moment de l’histoire intellectuel et ne reflètent pas ce que des époques plus anciennes, et particulièrement l’Antiquité, tenaient pour acquis. Ainsi les realia servaient-ils la construction du personnage, et pas à susciter une atmosphère de réalité ou faire accroire. À quand une analyse narrative qui prend en compte une histoire des lectures? UCLouvain Faculté de théologie / Institut RSCS Grand-Place 45 / L3.01.01 BE-1348 Louvain-la-Neuve Belgique [email protected]
Régis BURNET
LA FIGURE DE PAUL DANS LA CORRESPONDANCE APOCRYPHE ENTRE PAUL ET LES CORINTHIENS UNE AUTORITÉ ET UNE LÉGITIMITÉ À RECONSTRUIRE
Dès la fin du Ier siècle de notre ère, Paul lui-même mais aussi ses lettres furent l’objet d’échanges, de débats, voire de polémique. L’enjeu était l’interprétation même de ses lettres, dont la doctrine fut jugée difficile dès l’Antiquité (2 P 3,16). Au IIe siècle, entre acceptation totale, approbation modérée voire rejet, la figure de Paul se trouve au cœur de la construction identitaire des premiers chrétiens. En plusieurs cas, s’il y a réception de l’enseignement paulinien, on assiste également à ce qu’on pourrait appeler une certaine domestication, voire un remodelage de cette figure centrale qui parut audacieuse à beaucoup. C’est ce que l’on peut constater dans la Correspondance apocryphe entre Paul et les Corinthiens (3 Co). Avant la découverte du texte grec du P. Bodmer X en 1959 (IVe s.), qui ne présente que cette Correspondance, 3 Co était généralement considérée comme une partie intégrante des Actes de Paul. Le papyrus copte de Heidelberg (P. Heid.), acheté en 1896 par la Bibliothèque universitaire de Heidelberg et édité en 1904, l’inclut en effet dans ces Actes composés de trois parties relativement indépendantes l’une de l’autre1. La première partie contient les Actes de Paul et Thècle (AcPaul III-IV), la deuxième, la Correspondance apocryphe de Paul avec les Corinthiens (AcPaul X,2-6), dite 3 Corinthiens, la troisième, le Martyre de Paul (AcPaul XIV)2. L’ensemble présente un itinéraire cohérent qui conduit Paul de Damas à Rome3.
1. Le papyrus copte n. 1 de Heidelberg date probablement du VIe s. Édition C. SCHMIDT, Acta Pauli aus der Heidelberg koptischen Papyrushandschrift Nr. 1, Leipzig, J.C. Hinrichs, 1904 (2e éd. complétée en 1905, réimpr. Hildesheim, G. Olms, 1965). M. TESTUZ, Papyrus Bodmer X: La Correspondance apocryphe des Corinthiens et de l’apôtre Paul, dans ID. (éd.), Papyrus Bodmer X-XII, Köln – Genève, Bibliotheca Bodmeriana, 1959, 9-45. 2. Les Actes de Paul sont mentionnés par Tertullien de Carthage, dans son ouvrage Sur le baptême 17,5, écrit autour de l’an 200, ce qui permet de les dater vraisemblablement de la seconde moitié du IIe s. de notre ère. Selon Tertullien, ce serait un presbytre d’Asie Mineure qui a forgé cette œuvre, par amour pour l’apôtre Paul. 3. Pour les textes, éditions et traductions, voir F. BOVON et al., Les Actes apocryphes des Apôtres: Christianisme et monde païen (Publications de la Faculté de théologie de l’Université de Genève, 4), Genève, Labor et Fides, 1981, pp. 2-96 et Actes de Paul, dans
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L’histoire textuelle de 3 Co est complexe. La lettre a été transcrite en grec, en copte, en latin, en syriaque et en arménien. Complexe aussi est l’histoire de sa relation avec le reste des AcPaul. Depuis la découverte du P. Bodmer X, l’hypothèse généralement admise est que la forme primitive de la Correspondance ne comprenait que les deux lettres auxquelles s’ajoutèrent les sections narratives lors de l’intégration dans ces Actes. Dans le manuscrit copte de Heidelberg (P. Heid 45-50, 41-42), un tel cadre narratif entoure en effet les deux lettres4. Par contre, ce cadre manque en plusieurs manuscrits: outre le P. Bodmer 10, certains manuscrits latins et arméniens5. Quelques indices de discordance entre 3 Co et le reste des AcPaul, et le fait que les auteurs qui ont parlé de ou ont cité cette Correspondance ne l’ont pas rattachée à ces Actes, suggèrent que 3 Co aurait circulé indépendamment, avant d’être intégrée dans les AcPaul ainsi que dans certaines collections de lettres. La Correspondance semble dater de la première moitié du IIe siècle6. Signalons encore que 3 Co fut incluse, après 1-2 Co, en plusieurs Bibles arméniennes jusqu’au XIXe siècle. Éphrem de Nisibe en a donné un commentaire anti-marcionite, en la considérant comme authentique7. F. BOVON – P. GEOLTRAIN (éds), Écrits apocryphes chrétiens I (La Pléiade), Paris, Gallimard, 1997, 1117-1177. 4. Willy Rordorf y dégageait quatre parties: la première est un prologue à la lettre des Corinthiens à Paul, expliquant les raisons de cet envoi; la seconde est la Lettre des presbytres de Corinthe à Paul; la troisième, un interlude montrant la réaction de Paul à cette lettre; la quatrième, la Lettre de Paul aux Corinthiens: W. RORDORF, Hérésie et orthodoxie selon la Correspondance apocryphe entre les Corinthiens et l’apôtre Paul, dans H.-D. ALTENDORF – É. JUNOD – J.-P. MAHÉ – W. RORDORF – G. STRECKER (éds), Orthodoxie et hérésie dans l’Église ancienne (Cahier de la RTP, 17), Genève – Lausanne – Neuchâtel, Revue de Théologie et de Philosophie, 1993, 24-32 et 46. 5. La Correspondance se présente sous trois formes différentes. 1) Le dossier complet ne se trouve que dans le papyrus copte de Heidelberg (P. Heild.) qui comprend les quatre parties; 2) des mss latins et arméniens ne contiennent pas l’introduction narrative mais les trois autres parties (en un cas, la lettre de Paul est absente: le ms. latin Z); 3) certains mss latins, ainsi que le ms. grec Bod. X ne contiennent que les 2 lettres sans le cadre narratif. 6. Voir le chapitre intitulé Hérésie et orthodoxie dans W. RORDORF, Lex orandi – Lex credendi: Gesammelte Aufsätze zum 60. Geburtstag (Paradosis, 36), Fribourg/CH – Neuchâtel, Universitätsverlag, 1993, 389-431; Actes de Paul (n. 3), pp. 1117-1124 et 1162-1166. Aussi G. LUTTIKHUIZEN, The Apocryphal Correspondence with the Corinthians and the Acts of Paul, dans J.N. BREMMER (éd.), The Apocryphal Acts of Paul and Thecla (Studies on the Apocryphal Acts of the Apostles), Kampen, Kok Pharos, 1996; R.I. PERVO, Acts of Paul: The Formation of a Pauline Corpus (WUNT, 352), Tübingen, Mohr Siebeck, 2013 et The Acts of Paul: A New Translation with Introduction and Commentary, Eugene, OR, Cascade Books, 2014, pp. 253-255, qui donne une date un peu plus tardive (fin du IIe s.). 7. S. JOHNSTON – P.-H. POIRIER, Nouvelles citations chez Éphrem et Aphraate de la Correspondance entre Paul et les Corinthiens, dans Apocrypha 16 (2005) 137-145.
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Et cinq manuscrits latins incluent 3 Co à la fin des lettres pauliniennes dans le Nouveau Testament, une fois en spécifiant qu’elle n’est pas authentique8. La réponse de Paul aux Corinthiens présentant un discours en style direct, c’est elle qui sera analysée dans sa rhétorique, en privilégiant la version en grec qu’en donne le Bodmer X, puisqu’elle semble bien présenter la forme primitive du texte. Avant d’aborder cette analyse, quelques mots sur le genre de la lettre et du «je» qui s’y trouve, car cette lettre est fictive. Et la question qui se pose est: qui parle? I. UNE LETTRE FICTIVE La lettre fictive est apte à donner l’illusion d’une vraie correspondance, même si expéditeur et destinataires sont imaginaires. L’ensemble de la lettre fonctionne comme un puissant effet de réel et de ce fait est susceptible d’avoir un effet sur le réel. Les lecteurs se trouvent en prise directe sur les mots et la pensée d’une figure connue et admirée. On sait que le récit à la première personne crée une intimité confessionnelle d’une grande intensité. Son intérêt est qu’il implique directement le narrateur dont les lecteurs peuvent connaître les pensées, l’état d’esprit et dès lors, s’introduire dans sa vie. Mais surtout, le discours de 3 Co est intimement lié au contexte religieux et culturel du IIe siècle et, en ce sens, il n’est pas seulement fictionnel. Il répond à des attentes et à des questions prégnantes à cette époque. On a cherché à relier une figure et des événements du passé à une histoire et à des interrogations nouvelles auxquelles les premiers ne pouvaient pas répondre. La parole d’un auteur est prise en charge par le personnage, qui s’exprime d’ailleurs à la manière de Paul, en reprenant ses mots ou des expressions apparentées, l’auteur connaissant bien ses lettres. II. PRÉSENTATION DE LA CORRESPONDANCE La première lettre est écrite par Stephanus (1 Co 1,16; 16,15.17) accompagné de presbytres à Corinthe. Ceux-ci invitent Paul, alors prisonnier à 8. Voir V. HOVHANESSIAN, Third Corinthians: Reclaiming Paul for Christian Orthodoxy (Studies in Biblical Literature, 18), New York, Peter Lang, 2000, pp. 3-16; PERVO, The Acts of Paul, 2014 (n. 6), p. 253.
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Philippes, à les rejoindre ou à leur envoyer une lettre en retour, afin de répondre aux vues déviantes qui y circulent, répandues par deux visiteurs: Simon et Cleobius9. Ces vues jugées déviantes sont gnostiques et marcionites. Alors que le reste des AcPaul est un texte de conversion missionnaire orienté vers l’extérieur, vers le monde romain, 3 Co est dirigée vers l’intérieur de la communauté, ce qui explique à mon avis l’emprunt du genre de la lettre. On sait que les lettres ont contribué à façonner l’identité chrétienne, souvent en cas de crise interne10. Qu’enseignaient Simon et Cléobius? Que les prophètes de la Bible juive n’ont pas à être utilisés, que Dieu n’est pas tout-puissant (Il n’est pas un παντοκράτωρ), qu’il n’y a pas de résurrection de la chair, que Dieu n’a pas créé le modelage humain, que le corps du Christ n’est pas sa véritable nature11, qu’il n’est pas né de Marie, que ce sont des anges ou des puissances qui ont créé le monde. Il s’agit en fait, selon Steve Johnston, d’une notice hérésiologique sous couvert d’une correspondance, la première lettre étant un exposé caricatural des doctrines adverses, et la lettre de Paul une réfutation de ces mêmes doctrines12 – deux lettres en miroir. Je ne m’attarderai pas sur les doctrines gnostiques et marcionites que combat la Correspondance. Ce travail a été déjà accompli13. Ce que je veux mettre en lumière ici est le jeu des pronoms personnels qui ne peuvent se comprendre qu’en interaction.
9. On trouve chez Hégésippe les deux mêmes noms, selon EUSÈBE, Histoire ecclésiastique, 4,22.4-6. 10. Voir R. BURNET, Épîtres et lettres Ier-IIe siècle: De Paul de Tarse à Polycarpe de Smyrne (LD, 192), Paris, Cerf, 2003. Selon D. MARGUERAT, The Acts of Paul and the Canonical Acts, dans Semeia 80 (1997) 169-183, l’auteur désire faire le lien entre les lettres de Paul et les Actes canoniques qui passent sous silence l’activité épistolaire de l’Apôtre. 11. Selon le P. Bodmer X, le Christ n’est pas venu dans la chair, ce qui vise les doctrines docètes, mais selon la version du P. Heid., le mot copte désigne plutôt une forme visible: ce pourrait être un corps, mais celui-ci lui reste extérieur ou n’est pas sa nature véritable, ce qui correspond à la vision des textes de la Bibliothèque copte de Nag Hammadi: voir LUTTIKHUIZEN, The Apocryphal Correspondence with the Corinthians and the Acts of Paul (n. 6), p. 83, n. 16. 12. Voir S. JOHNSTON, La correspondance apocryphe entre Paul et les Corinthiens: Problèmes reliés à l’identification des adversaires, dans L. PAINCHAUD – P.-H. POIRIER (éds), Colloque international «L’Évangile selon Thomas et les textes de Nag Hammadi» (Bibliothèque Copte de Nag Hammadi. Section «Études», 8), Québec, Presses Universitaires de l’Université Laval; Leuven, Peeters, 2007, 187-229. 13. La question des adversaires est traitée de manière approfondie par JOHNSTON, La correspondance apocryphe (n. 12), article tiré de son mémoire de maîtrise réalisée, en 2004 à l’Université Laval.
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III. LA RHÉTORIQUE DU
DISCOURS DE
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PAUL
1. L’adresse: une mise en scène du moi Paul, le prisonnier (δέσμιος) du Christ Jésus, au milieu de nombreuses tribulations, aux frères qui sont à Corinthe, salut!14.
La caractérisation de Paul enchaîné, souffrant, missionnaire persévérant, est reprise en conclusion et sert à encadrer l’ensemble de la lettre: «Si vous recevez quelque autre enseignement, ne me causez pas de tracas; moi, en effet, je porte les chaînes aux mains afin de gagner le Christ, et les marques des coups sur mon corps afin de parvenir à la résurrection d’entre les morts». On reconnaît ici plusieurs affirmations pauliniennes (Ga 6,17; Ph 1,7; 3,8.11). Dans le Pap. copte de Heidelberg, qui entoure la Correspondance d’un cadre narratif, un prologue évoque l’anxiété des Corinthiens face à la mort possible de Paul, et la peur que les doctrines adverses ne prennent le dessus après son départ. Puis est montrée la réaction pathétique de Paul au moment où il reçoit la lettre des Corinthiens et y répond dans l’affliction (X,3). Cette image de Paul contraste avec celle qu’en donne le reste des AcPaul, qui le décrivent comme un super-apôtre, infaillible, faiseur de miracles et dont la puissance de la parole vainc facilement ses adversaires. En 3 Co, Paul est opprimé et subit les difficultés dont il parle dans les lettres canoniques et que devaient connaître les lecteurs. On met l’accent sur la faiblesse plus que sur la puissance. Paul ne se nomme pas et n’est pas nommé apôtre15. Comme on va le voir, cet encadrement pathétique peut s’expliquer par la difficulté à défendre les doctrines enseignées par l’auteur. 2. L’exorde Je ne m’étonne pas que les doctrines du Malin progressent si rapidement; mon Seigneur Jésus-Christ, en effet, accomplira sa venue dans peu de temps, puisqu’il est rejeté par ceux qui falsifient ses paroles. Or moi, au commencement, je vous ai donné ce que j’ai reçu de la part des apôtres, qui, avant moi, ont été en permanence avec Jésus-Christ…
Juste après l’idée que la grande diffusion de l’erreur préfigure la venue du Christ ou provoquera cette venue, avec le jugement, Paul affirme: «je 14. La traduction des passages cités de 3 Co est celle de W. RORDORF, avec la collaboration de P. CHERIX et R. KASSER, parue dans BOVON – GEOLTRAIN (éds), Écrits apocryphes chrétiens I (n. 3), pp. 1163-1166. 15. Les Corinthiens saluent Paul en l’appelant «frère» (II.1) et non en le qualifiant d’apôtre.
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vous ai donné ce que j’ai reçu de la part des apôtres». L’affirmation reprend 1 Co 15,3: «Je vous ai transmis en premier lieu ce que j’avais reçu moi-même», associé à une partie de Ga 1,17: «ceux qui étaient apôtres avant moi», ce qui en détourne le sens. Par cette allégation, le conflit est éliminé: ce que Paul enseigne correspond à ce qu’ont toujours enseigné les autres apôtres, depuis le commencement, ceux qui ont vu Jésus humainement. Paul n’a plus l’exclusivité et sa révélation qui ne lui a pas été transmise ni enseignée par un homme mais par Dieu, est passée sous silence (Ga 1,11-12). Il est intéressant ici de faire appel à la distinction rhétorique entre «ethos préalable» et «ethos discursif». La notion d’ethos préalable au discours signifie qu’avant même qu’il prenne la parole, le locuteur est déjà connu, il a une autorité à parler. Mais pour assumer sa légitimité et sa crédibilité, cette identité de départ – cette image préexistante – doit être rejouée dans l’interaction nouvelle, en fonction des circonstances et des buts de l’échange. Le locuteur doit donc dans son discours effectuer sa présentation de soi en reprenant des données antérieures, et en les redisposant, les réorientant, les remodelant. C’est l’ethos discursif. L’auteur de la lettre discerne chez Paul un manque de légitimité, puisqu’il estime nécessaire de l’entourer d’autres figures, des apôtres, afin de lui conférer cette autorité qui est à construire. Paul lui-même a fait peur en raison d’un enseignement souvent en tension, qui a paru difficile dès l’Antiquité. Mais surtout, il a fait peur dans la mesure où, au IIe siècle, il est devenu l’apôtre des marcionites et de certains gnostiques. On se méfie donc des interprétations qui ont été données de son enseignement. La lettre a pour objectif de convaincre des gens influencés par les mouvements gnostiques et marcionites, ou susceptibles de l’être, ainsi que le demandaient les presbytres à Corinthe. Or pour ces milieux marcionites et gnostiques valentiniens, Paul est l’apôtre par excellence. Le texte cherche donc, d’une part, à réactiver cette empathie ou identification passionnelle, l’ethos participant de l’autorité charismatique liée à un individu. Les expressions utilisées montrent que le sujet de l’énonciation se trouve émotionnellement impliqué dans le contenu de son énoncé. L’ethos du personnage de Paul est construit de manière à éveiller une réaction affective, un pathos, afin de susciter la participation active des lecteurs dans ce qui est une interaction. Ils sont appelés à adopter un point de vue par la voie de l’empathie, de l’identification passionnelle tout autant que par l’argumentation16. 16. Sur ces notions rhétoriques, voir R. AMOSSY (éd.), Images de soi dans le discours: La construction de l’ethos, Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1999; La présentation de soi:
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Mais l’enseignement mis dans la bouche de Paul dans cette lettre ne va nullement de soi pour des gens influencés par les doctrines adverses, il est différent de celui qui est véhiculé par les marcionites et les gnostiques et parfois aussi différent de celui de Paul lui-même. Aussi, le texte cherche-t-il, d’autre part, à subordonner Paul à d’autres figures, à des apôtres représentant la doctrine à défendre. C’est ainsi que l’autorité et la crédibilité de Paul sont amoindries, et deviennent non exclusives. À l’opposé, pour Marcion, le seul évangile «apostolique» était celui que Paul avait reçu par révélation du Christ17. 3. La proposition18 …que notre Seigneur Christ Jésus a été engendré de Marie, de la descendance de David, l’Esprit saint ayant été envoyé du ciel vers elle de la part du Père pour que le Christ vienne dans le monde et délivre toute chair par sa propre chair, et pour qu’il nous ressuscite, revêtus de chair, d’entre les morts, comme il en a montré le modèle en lui-même. Et, parce que l’homme a été créé (ἐπλάσθη) par son Père, il fut recherché, alors qu’il allait à sa perte, afin d’être vivifié par l’adoption filiale.
Il n’est nullement question de l’homme céleste dont nous porterons l’image, opposé à l’homme terrestre, ni de l’homme spirituel incorruptible autre que l’Adam «psychique», doué de vie et corruptible (1 Co 15,35-54), mais uniquement de cette créature de chair modelée par Dieu et recevant le souffle de vie, selon Gn 2,7. Le mot «chair» est répété maintes fois, le thème central étant la résurrection, comme on le voit plus loin par l’argumentation: C’est la chair qui ressuscitera. On notera encore que, si le «je» de Paul encadre l’ensemble de la lettre, c’est le «nous» qui ressort à partir de la proposition et dans l’argumentation. 4. Exposé argumenté: création, histoire, incarnation et résurrection C’est pourquoi, en effet, le Dieu de toutes choses, le Tout-Puissant (παντοκράτωρ), qui a fait le ciel et la terre, a envoyé, aux Juifs les premiers, des prophètes pour qu’ils soient arrachés à leurs péchés; car il voulait sauver la maison d’Israël. Ayant donc fait des parts de l’Esprit du Christ, il les envoya Ethos et identité verbale (L’interrogation philosophique), Paris, P.U.F., 2010; D. MAINGUENEAU, L’ethos, de la rhétorique à l’analyse du discours, dans Pratiques 113-114 (juin 2002). 17. TERTULLIEN, Contre Marcion, IV, 3.2. 18. Pour la théologie paulinienne qui s’exprime dans la lettre, voir RORDORF, Hérésie et orthodoxie, dans Lex orandi – Lex credendi (n. 6).
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aux prophètes, lesquels prêchèrent la religion (θεοσέβειαν) sans erreur pendant longtemps. Or le Prince (ἄρχων), parce qu’il est injuste (ἄδικος) et qu’il veut être Dieu, se mit à les faire périr et à enchaîner toute la chair des hommes au plaisir. Mais Dieu, le Tout-Puissant, parce qu’il est juste (δίκαιος) et qu’il ne voulait pas anéantir son propre modelage (τὸ ἴδιον πλάσμα), fit descendre l’Esprit par le feu en Marie la Galiléenne, pour que, par cette même chair en perdition, par laquelle le Malin exerçait son règne, ce dernier fût vaincu et convaincu de ne pas être Dieu. Car le Christ Jésus a sauvé toute chair par son propre corps, afin de consacrer un temple de justice (δικαιοσύνης ναόν) en son propre corps, par lequel nous avons été libérés.
L’utilisation du «nous» comme dans la proposition, montre que Paul reprend un enseignement traditionnel, comme il l’a indiqué au début, celui des apôtres venus avant lui et qui, parce qu’ils ont vu Jésus dans la chair, sont apôtres. Par cette utilisation, il entend signifier qu’il adhère totalement à ce qui est présenté par cette tradition, afin d’en donner une image unifiée. Le «nous» participe à la construction d’un ethos collectif, sans que soit cependant tout à fait abolie la différence entre Paul et la collectivité car sa figure est essentielle pour la crédibilité du message face à des gens qui revendiquaient son enseignement, voire parfois l’exclusivité de celui-ci. On note un équilibre changeant entre l’expression de la collectivité et celle de la personne singulière. Ce «nous», qui reste toujours à construire, est d’abord employé face aux juifs, à la fois distingués et vus positivement. Cette position est sans doute destinée à répondre à ceux qui demandaient une séparation d’avec les juifs pour construire une identité chrétienne spécifique, comme Marcion qui mettait en opposition la Bible juive et l’enseignement de Jésus, messie juif et sauveur chrétien. Elle est remarquable face à l’antijudaïsme qui caractérise généralement la littérature chrétienne ancienne, alors qu’elle reconnaît la valeur des Écritures juives et le Dieu qui y est révélé. La lettre apocryphe présente un Dieu à la fois créateur et sauveur, alors que Marcion et les gnostiques faisaient une distinction entre les notions de création et de salut. Et même si les juifs (ils) et les «chrétiens» (nous qui, avec la venue du Christ, avons été libérés) sont différenciés, Dieu sauve en premier lieu la maison d’Israël: les prophètes ayant reçu des parts de l’Esprit du Christ, prêchèrent la religion (θεοσέβειαν) sans erreur pendant longtemps19. L’auteur, par son narrateur Paul, enseigne à la fois une distinction d’avec le judaïsme et une continuité. 19. Dans l’argumentation, la lettre met l’accent sur les prophètes et l’Évangile. La Torah n’est pas évoquée. En revanche, Satan est présenté comme «injuste», sans loi, ce qui confère à la Loi une certaine place mais sans qu’elle soit problématisée, comme dans
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Mais si la piété était parfaite avant la venue du Christ, pourquoi cette venue? C’est l’intervention du Malin, appelé l’Archonte, qui, après une longue période historique, suscite cette descente: parce qu’il est injuste (ἄδικος) et qu’il veut être Dieu, il se mit à les faire périr et à enchaîner toute la chair des hommes au plaisir. Ici, sont peut-être associés 1 Co 2,6 et 2 Co 4,4, pour assimiler les «archontes de cet Éon» au «dieu» de ce monde qui a aveuglé l’intelligence des incrédules. Cette intervention étant nouvelle, ne s’étant aucunement produite auparavant dans l’histoire d’Israël, on peut suggérer que l’auteur vise l’Empire romain, à travers lequel agit le Malin, avec un empereur désirant être dieu et envisagé comme charnel et persécuteur20. Succédant au temps des prophètes, le monde est maintenant envisagé de manière pessimiste, gouverné par une ou des puissances du mal et de la mort, en face desquelles on se sent impuissant, ce qui a rendu nécessaire la venue du Messie. C’est pourquoi, à l’instar de Paul, me semble-t-il, 3 Co redéfinit de manière christologique l’alliance de Dieu avec Israël, en une espérance messianique tournée vers les nations. Il y a restauration du temple, devenu universel, dans le corps du Christ. Face aux marcionites et aux gnostiques qui opposaient le Dieu de miséricorde au Dieu juste de la Loi, il invoque la toute-puissance d’un Dieu de justice venant sauver son propre modelage. La création est reliée à la rédemption. L’œuvre de rédemption se concentre sur l’incarnation. L’incarnation est plus importante que la croix, notait Willy Rordorf: même si se trouve une théologie du martyr, et donc souffrance et mort, le fait de ne pas insister et de ne pas expliciter la théologie de la croix et de la passion du Christ est révélateur21. En effet, la croix est au centre de la théologie de Marcion22. Rien n’est dit de la naissance virginale, Marie étant seulement ancrée en terre de Galilée (Marie la Galiléenne). Sont omises les réflexions de Paul sur la croix, la Loi et la justification par la foi et la grâce. La lettre reprend à sa manière la doctrine paulinienne du corps mystique du Christ: il «a sauvé toute chair par son propre corps, afin de consacrer un temple de justice en son propre corps, en lequel les hommes sont libérés». En conclusion de l’exposé, qui forme une inclusion avec le début, le narrateur établit une distinction claire entre «nous» et «ils», ce dernier pronom désignant cette fois les adversaires. Le contraste est frappant le milieu marcionite. Dans certains cas, l’utilisation de la rhétorique avait pour but de rendre non problématique une question qui devait se poser. 20. Voir l’interprétation de JOHNSTON, La correspondance apocryphe (n. 12), pp. 215-217. 21. RORDORF, Hérésie et orthodoxie, dans Lex orandi – Lex credendi (n. 6). 22. TERTULLIEN, Contre Marcion III, 10.1; III, 8.2, etc.
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entre le début de cet exposé, où Israël était décrit positivement pour répondre à ceux qui demandaient une séparation d’avec eux, et cette conclusion négative où le «ils» marque une non-présence, ainsi que l’avait bien montré Benveniste23. On ne peut discuter avec les adversaires, d’où la caricature et le caractère hérésiologique du texte: «Ils ne sont donc pas enfants de justice, mais enfants de colère, ceux qui rejettent la providence de Dieu en disant que le ciel et la terre et tout ce qui est en eux ne sont pas des œuvres du Père; car ils ont la foi maudite du serpent; détournez-vous de ces gens et fuyez leur enseignement». Une telle exhortation («détournez-vous», «fuyez») est destinée à frapper l’esprit des destinataires auxquels le locuteur s’adresse maintenant dans son argumentation. En celle-ci, le «vous» prédomine, alors que dans la proposition et l’exposé, la première personne du pluriel était utilisée, puisque la doctrine à défendre y était présentée. Ici débutent les preuves contre ceux qui nient la résurrection de la chair. Le ton change. Comme avant, le narrateur projette une image qui n’est pas seulement la sienne, mais aussi celle du groupe auquel il appartient et au nom duquel il dit parler, mais ce groupe ne forme pas pour le moment un «nous» avec ceux à qui il s’adresse («vous»). 5. Argumentation à partir des Écritures Quant à ceux qui vous disent qu’il n’y a pas de résurrection de la chair, pour ces gens-là, il n’y a pas de résurrection, pour eux qui ne croient pas à celui qui est ainsi ressuscité.
Afin de convaincre de la justesse de son enseignement sur la résurrection de la chair, une doctrine qui devait être difficile à défendre dans le monde gréco-romain, le narrateur utilise 1 Co 15, mais la théologie paulinienne est transformée. On ne trouve plus la subtile distinction entre corps et chair. S’il parle bien de corps dans la résurrection, Paul polémique contre ceux qui s’opposent à la résurrection des morts. La première partie de la preuve correspond donc généralement à ce passage paulinien sur la résurrection, à l’exception de 1 Co 15,50-57 où Paul affirme que ni la chair ni le sang ne peuvent hériter du Royaume, ni ce qui est corruptible, de l’incorruptibilité, phrases chères aux gnostiques24.
23. É. BENVÉNISTE, La nature des pronoms, dans ID., Problèmes de linguistique générale, 1, Paris, Gallimard, 1966, pp. 255-256, etc. 24. Sur la résurrection, voir dans, la BCNH: L’Évangile selon Philippe (NH II, 3) ou encore Rhéginos ou le Traité sur la Résurrection (NH I, 4).
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Alors qu’il y a chez Paul une discontinuité entre le grain nu planté en terre et le corps spirituel de la résurrection, en 3 Co, c’est le même corps semé en terre qui ressuscite, même si ce corps subit une transformation: «Ainsi, ce n’est pas seulement le corps qui a été jeté en terre qui se réveille, mais le corps multiplié, dressé, béni». L’être humain n’étant pas seulement une âme ou un esprit, on peut comprendre cet accent mis sur le corps dans un contexte de persécution, par égard pour la souffrance de la chair. Et pour défendre la résurrection, la lettre ne se contente pas de tirer ses preuves des textes pauliniens. Elle adjoint des versets prophétiques de la Bible hébraïque, sans doute contre ceux qui n’admettaient que les Écritures chrétiennes, et en particulier Paul. Son affirmation est ambiguë: «Mais, si nous ne devons pas tirer notre parabole des semences, vous savez que Jonas, le fils d’Amathias, à cause de son refus de prêcher à Ninive, a été englouti par un monstre marin; après trois jours et trois nuits, Dieu a prêté l’oreille à la prière de Jonas du fond de l’Hadès, et rien en lui ne fut détruit, ni un cheveu, ni une paupière». Le ton est impatient, il établit une distance, comme dans cet argument a fortiori: À plus forte raison, vous, gens de peu de foi, qui avez cru dans le Christ Jésus, vous ressuscitera-t-il, comme lui-même a été ressuscité. Si même les ossements d’Élisée le prophète, lorsqu’un mort fut jeté sur eux par les Fils d’Israël, ont ressuscité le corps de l’homme, de même vous, qui avez été pour ainsi dire jetés sur le corps, les os et l’Esprit du Christ, vous ressusciterez en ce jour-là avec une chair intacte.
Dans l’épilogue également: «Si vous recevez quelque autre enseignement, ne me causez pas de tracas». Puis le narrateur met en balance récompense et jugement: Si quelqu’un reste attaché à la règle qu’il a reçue par les bienheureux prophètes et le saint Évangile, il recevra une récompense lors de la résurrection d’entre les morts. Si quelqu’un transgresse ces instructions, le feu est avec lui et avec ceux qui l’ont ainsi précédé dans cette voie, hommes sans Dieu, qui sont une engeance de vipères. De ceux-là, écartez-vous, par la puissance du Seigneur.
Le fait d’utiliser plusieurs preuves pour défendre la résurrection, le ton utilisé envers l’auditoire, le recours au thème du jugement et de la colère signifient que les tendances gnostiques et marcionites représentent une menace à cette époque. En une rhétorique de forme délibérative, la figure de Paul est utilisée contre ceux qui interprètent ses lettres d’une autre manière. L’Évangile qu’il prêche n’est pas un évangile différent (Ga 1,8), comme le pensait Marcion. Dieu avait promis cet Évangile par ses prophètes, selon Rm 1,2-3.
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CONCLUSION: UNE LETTRE DIALOGIQUE 3 Co est une lettre ouverte bien que, dans la fiction du récit, elle soit adressée aux Corinthiens. En jeu, les doctrines théologiques qui faisaient alors l’objet de débat. L’image d’un locuteur est toujours traversée par la parole de l’autre. Le «je» de Paul est construit en fonction des lecteurs de cette période, lecteurs qui se partagent entre différentes tendances en interaction, selon un schème dialogique. En ce sens, 3 Co est une source importante pour comprendre l’héritage paulinien au IIe siècle. Université Laval Faculté de théologie et de sciences religieuses Institut d’études anciennes Québec, Canada [email protected]
Anne PASQUIER
«ἘΓΩ ΕΙΜΙ»: L’AUTO-CARACTÉRISATION DU PERSONNAGE DE PAUL DANS SES DISCOURS APOLOGÉTICOBIOGRAPHIQUES (AC 21–26)
Les discours ont une fonction importante dans le diptyque lucanien, surtout dans son second volet. Ils représentent environ 36 % du livre des Actes des apôtres et 44 % de l’ensemble de l’ad Theophilum1. Cette proportion de discours est gigantesque pour un récit à caractère (apologético-)historiographique2, comme l’a montré G.H.R. Horsley qui, après une comparaison avec d’autres historiographies antiques, arrive à cette conclusion: If Acts appears to have many more set speeches pro rata than the historians and Longus this may possibly reflect something distinctive, viz., that the Preaching is itself the subject of Acts. […] it is reasonable to conclude that the comparatively heavy, and diverse, use of direct discourse in Acts is likely to be due to the author’s stylistic concern to lighten the narrative, and vivify it3.
Si les discours des Actes contribuent aux visées théologiques de l’œuvre, ils sont également l’un des procédés narratifs utilisés par l’auteur pour caractériser ses personnages, en particulier celui de Paul4. Dans cette contribution, je m’intéresserai au «je» discursif de Paul dans les Actes, notamment à celui qu’il emploie dans ses discours apologéticobiographiques en Ac 21–26, section qui renferme la passion de Paul. À partir d’exemples, je tenterai d’illustrer comment l’auteur des Actes a 1. É. TROCMÉ, Le livre des Actes et l’histoire (Études d’Histoire et de Philosophie Religieuses, 45), Paris, P.U.F., 1957, p. 112; J. DUPONT, Études sur les Actes des apôtres (LD, 45), Paris, Cerf, 1967, p. 127. 2. DUPONT, Études sur les Actes (n. 1), pp. 47-49; D. MARGUERAT, La première histoire du christianisme: Les Actes des apôtres (LD, 180), Paris, Cerf; Genève, Labor et Fides, 1999, pp. 11-42; J.-N. ALETTI, Quand Luc raconte: Le récit comme théologie (LlB, 115), Paris, Cerf, 1998, p. 275; D. MARGUERAT, Luc, pionnier de l’historiographie chrétienne, dans RSR 92 (2004) 513-538; O. FLICHY, La figure de Paul dans les Actes des Apôtres: Un phénomène de réception de la tradition paulinienne à la fin du Ier siècle (LD, 214), Paris, Cerf, 2007, pp. 45-47; G.E. STERLING, Historiography and Self-Definition: Josephos, Luke–Acts and Apologetic Historiography (NTSup, 64), Leiden, Brill, 1992, pp. 311-389; C. CLIVAZ, L’ange et la sueur de sang (Lc 22,43-44) ou comment on pourrait bien encore écrire l’histoire (BiTS, 7), Leuven, Peeters, 2010, pp. 1-197. 3. G.H.R. HORSLEY, Speeches and Dialogue in Acts, dans NTS 32 (1986) 609-614. 4. Sur la caractérisation des personnages, voir A. BERLIN, Poetics and Interpretation of Biblical Narrative (BLS, 9), Sheffield, Almond Press, 1983, pp. 23-42, particulièrement pp. 37-39, et J. GARVEY, Characterization in Narrative, dans Poetics 7/1 (1978) 63-78.
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recours aux discours directs prononcés à la première personne du singulier pour graduellement caractériser le personnage de l’Apôtre. Mais avant cela, je voudrais insister sur certains éléments qu’il me semble indispensable de prendre en considération dans l’étude de la caractérisation des personnages dans les Actes. Ensuite, je m’intéresserai à ce que le lecteur connaît de Paul avant que celui-ci ne prononce ses discours apologéticobiographiques afin de mieux cerner les nouvelles informations qui lui sont révélées dans cette section des Actes. Finalement, je tenterai de montrer quel est l’effet de cette caractérisation progressive sur le lecteur. I. LES
PROCÉDÉS DE CARACTÉRISATION DES PERSONNAGES DANS LES
ACTES DES
APÔTRES
Avant de nous pencher sur les discours directs de Paul dans les Actes, quelques remarques s’imposent afin d’éviter une certaine confusion. Lorsque l’on s’intéresse à la caractérisation des personnages par le discours direct, il convient de le faire du point de vue littéraire et non historique, d’autant plus en ce qui concerne les informations biographiques sur Paul contenues dans les Actes et qui ont fait couler beaucoup d’encre depuis l’Antiquité. En d’autres termes, il ne convient pas de questionner ici la véracité de ces informations, mais plutôt de se demander si, pour un lecteur chrétien appartenant à un lectorat de notables urbanisés et hellénisés du tournant du Ier siècle5 et qui possède une certaine mémoire des événements fondateurs du christianisme et de la figure de Paul6, ces informations biographiques apparaissent vraisemblables, et comment elles contribuent à la construction d’un certain portrait paulinien. Dans ce sens, il est inutile de poser la question des sources utilisées par l’auteur des Actes, ni de comparer les informations biographiques sur Paul contenues dans ses lettres à celles du récit lucanien. Il convient plutôt de s’interroger sur le pôle de réception de l’héritage paulinien qui est en jeu et sur la mise en récit de cet héritage dans les Actes7. On a donc moins accès 5. M.-F. BASLEZ, Le monde des Actes des Apôtres: Approches littéraires et études documentaires, dans M. BERDER (éd.), Les Actes des Apôtres: Histoire, récit, théologie. XXe congrès de l’Association catholique française pour l’étude de la Bible (Angers 2003) (LD, 199), Paris, Cerf, 2005, 63-84. 6. L’utilisation du verbe instruire [de vive voix] (κατηχέω) en Ac 1,4 semble indiquer que l’auteur s’adresse à un lectorat qui connaît déjà les événements racontés ainsi que le vocabulaire qu’il emprunte à la Septante. J.-N. ALETTI, L’art de raconter Jésus Christ: L’écriture narrative de l’Évangile de Luc (Parole de Dieu), Paris, Seuil, 1989, p. 224. 7. D. MARGUERAT, L’image de Paul dans les Actes des Apôtres, dans BERDER (éd.), Les Actes des Apôtres (n. 5), 121-154; ID., Paul après Paul: Une histoire de réception, dans NTS 54 (2008) 317-337.
AUTO-CARACTÉRISATION DU PERSONNAGE DE PAUL EN AC 21–26
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dans les Actes à la figure du Paul historique qu’à la représentation, héritée d’une forme de paulinisme, que l’auteur se fait de son héraut et qu’il veut transmettre à ses lecteurs. Pour comprendre cette caractérisation de Paul, plusieurs éléments doivent être pris en considération. 1. Le contexte énonciatif des discours de Paul Si Thucydide a énoncé les règles de (re)composition des discours dans le cadre d’un récit historiographique8, le Pseudo-Hermogène9 et Ælius Théon10 ont précisé le lien étroit unissant discours et occasion: à chaque occasion conviennent des paroles appropriées, car on ne parle pas de la même manière aux Athéniens sur l’Agora qu’au procurateur romain dans le cadre d’un procès. Pour comprendre le genre de discours directs en Ac 21–26, il faut remonter au chapitre 20 qui sert de transition entre deux contextes énonciatifs. Dans le discours d’adieu qu’il adresse à Milet aux presbytres d’Éphèse, Paul annonce qu’ils ne verront plus son visage et que, lié à l’Esprit, il monte à Jérusalem, où l’attendent des liens et des tourments (20,18-36)11.
8. «[…] en ce qui concerne les discours prononcés par les uns et les autres […], il est bien difficile d’en reproduire la teneur même avec exactitude, autant pour moi, quand je les avais personnellement entendus, que pour quiconque me les rapportait de telle ou telle provenance: j’ai exprimé ce qu’à mon avis ils auraient pu dire qui répondît le mieux à la situation, en me tenant, pour la pensée générale, le plus près possible des paroles réellement prononcées: tel est le contenu des discours». THUCYDIDE, La Guerre du Péloponnèse, 1,22,1, trad. J. DE ROMILLY (CUF), Paris, Les Belles Lettres, 1953. Pour une discussion, voir S.E. PORTER, Thucydides 1.22.1 and Speeches in Acts: Is There a Thucydidean View?, dans NT 32 (1990) 121-142 et M.L. SOARDS, The Speeches in Acts: Their Content, Context, and Concerns, Louisville, KY, Westminster John Knox, 1994, pp. 134-161. 9. «Tu respecteras parfaitement les qualités propres qui conviennent aux personnages et aux circonstances donnés; autres sont en effet les paroles de la jeunesse, autres celles de la vieillesse, autres celles de la joie, autres celles de la tristesse». PSEUDO-HERMOGÈNE, Progymnasmata, IX,5, dans Corpus rhetoricum. ANONYME, Préambule à la rhétorique, APHTHONIOS, Progymnasmata, en annexe: PSEUDO-HERMOGÈNE, Progymnasmata, trad. M. PATILLON (CUF. Série grecque, 460), Paris, Les Belles Lettres, 2008. 10. «Il faut avant tout considérer la qualité du locuteur et celle du destinataire, l’âge qu’ils ont, le moment, le lieu, la condition et la matière donnée comme thème au discours. Et dès lors tâcher de dire les paroles adaptées […]». ÆLIUS THÉON, Progymnasmata, 115,22-25, trad. M. PATILLON (CUF. Série grecque, 374), Paris, Les Belles Lettres, 1997. 11. L’annonce de ces tribulations sera réitérée en Ac 21,10 par le prophète Agabos. Comme l’a souligné J.-N. Aletti, si l’Esprit disparaît complètement de l’horizon du récit entre 21,11 et 28,25, Paul demeure symboliquement lié à lui, car, dans les Actes, c’est l’Esprit qui donne force à la parole et la compétence aux protagonistes pour témoigner. J.-N. ALETTI, Esprit et témoignage dans le Livre des Actes: Réflexion sur une énigme, dans Y. BOURQUIN – E. STEFFEK (éds), Raconter, interpréter, annoncer: Parcours du Nouveau
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Le lecteur assiste alors au passage d’un Paul libre, dans ses actions et sa parole, qui accomplit un service, une mission, soit l’annonce de l’évangile, à un Paul prisonnier, limité dans ses actions et restreint à la parole, ce qui ne l’empêche toutefois pas de poursuivre sa mission: «en arrêtant Paul, l’autorité, loin de mettre fin à sa mission, va lui permettre de témoigner devant les grands de ce monde et de porter l’Évangile dans la Rome impériale»12. Ce passage de l’action/parole à la seule parole et le changement de genre de discours peuvent être illustrés par trois éléments: 1. Par la concentration et la longueur des discours entre Ac 21 et 26. En effet, sur les 16 discours que comporte le cycle de Paul, 4 sont prononcés par Paul dans cette section et la majorité d’entre eux sont particulièrement longs13. 2. Par la qualification de ces discours qui sont désignés comme des apologies14, des plaidoyers de défense dans un contexte judiciaire qui répondent à des accusations portées contre un inculpé, en l’occurrence, Paul15. On passe ainsi du registre de l’annonce de l’évangile par Paul à celui du témoignage apologétique de Paul. 3. Par le contenu de ces discours dans lesquels le genre de parole se transforme, car «le vocabulaire de l’Évangile disparaît après Ac 20,24 (ou 21,8 car y est mentionné l’évangéliste Philippe), alors que celui du témoignage va jusqu’à la fin du livre (Ac 28,23)»16. Dans cette section, c’est donc le vocabulaire du témoignage qui prévaut17. Testament. Mélanges offerts à Daniel Marguerat pour son 60e anniversaire (MoBi, 47), Genève, Labor et Fides, 2003, 232-237. 12. J. ZUMSTEIN, L’apôtre comme martyr dans les Actes de Luc: Essai de lecture globale, dans RTP 112 (1980) 371-390, p. 387. Voir également M.L. SKINNER, Locating Paul: Places of Custody as Narrative Setting in Acts 21–28 (SBL Academia Biblica, 13), Atlanta, GA, SBL Press, 2003, pp. 194-195. 13. Ce sont les discours de Paul au peuple de Jérusalem (22,1-21), devant le sanhédrin (23,1-6), devant Félix (24,10-21) et devant Festus et Agrippa (26,2-23). 14. Le terme ἀπολογία est employé deux fois, en Ac 22,1 et 25,16, et le verbe ἀπολογέομαι cinq fois, en Ac 24,10, 25,8 et 26,1.2.24. On retrouve également ce verbe en Ac 19,33 pour qualifier le genre de discours qu’Alexandre voulait présenter au peuple d’Éphèse afin de se défendre des accusations portées contre Paul, mais sans y parvenir en raison du tumulte de la foule. Le verbe ἀπολογέομαι est également employé deux fois en Lc, en 12,11 et 21,14. À l’exception de 1 P 3,15, les cinq autres occurrences du terme ἀπολογία dans le Nouveau Testament se trouvent dans les épîtres de Paul (1 Co 9,3; 2 Co 7,11; Ph 1,7.16; 2 Tm 4,16). De même, sur les 10 occurrences du verbe ἀπολογέομαι, 8 se retrouvent dans le diptyque lucanien, les deux autres dans les lettres pauliniennes, soit en Rm 2,15 et 2 Co 12,19. Ainsi, dans le corpus néotestamentaire, le vocabulaire apologétique est majoritairement associé à Paul et dans les Actes, exclusivement associé à lui. Sur le terme ἀπολογία, voir DUPONT, Études sur les Actes (n. 1), pp. 536-538. 15. Dans la rhétorique antique, l’ἀπολογία est une partie du discours judiciaire qui a pour objet la défense d’un accusé au cours d’un procès et qui porte, comme le précise Aristote, sur le passé, «sur des actes accomplis que l’un accuse et l’autre se défend». ARISTOTE, Rhétorique I 3,1358b, trad. M. DUFOUR (CUF), Paris, Les Belles Lettres, 1960. 16. ALETTI, Esprit et témoignage (n. 11), p. 226, n. 6. 17. Voir Ac 22,15.18.20; 23,11; 26,16.22; 28,23.
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Les discours directs de Paul compris entre les chapitres 21 et 26 sont donc des discours apologétiques dans lesquels il se défend des accusations portées contre lui en témoignant de sa vie passée. Le temps du témoignage apologétique s’amorce, accomplissant ainsi ce qu’avait annoncé Jésus aux apôtres avant sa passion (Lc 21,12-19). Mais, avant tout cela, on mettra la main sur vous, et on vous persécutera; on vous livrera aux synagogues, on vous jettera en prison, on vous mènera devant des rois et devant des gouverneurs, à cause de mon nom. Cela vous arrivera pour que vous serviez de témoignage. Mettez-vous donc dans l’esprit de ne pas préméditer votre défense; car je vous donnerai une bouche et une sagesse à laquelle tous vos adversaires ne pourront résister ou contredire. Vous serez livrés même par vos parents, par vos frères, par vos proches et par vos amis, et ils feront mourir plusieurs d’entre vous. Vous serez haïs de tous, à cause de mon nom. Mais il ne se perdra pas un cheveu de votre tête; par votre persévérance vous sauverez vos âmes.
Soulignons que c’est Paul, et non les apôtres, qui accomplit véritablement la prédiction de Jésus et qu’apologie et témoignage sont étroitement liés. C’est en témoignant que Paul se défend des accusations portées contre lui. Si le contexte énonciatif est déterminant pour saisir le procédé de caractérisation des personnages lucaniens, il convient également d’être attentif aux phénomènes d’interruption des discours, d’interpellation, de gestuelle et d’émotivité, notamment en ce qui concerne les réactions de l’auditoire18. 2. L’usage des pronoms personnels Un autre élément auquel il convient d’être attentif, c’est l’usage des pronoms personnels19. Dans le cas qui nous intéresse, le «je» (ἐγώ) de Paul revient avec insistance à partir du chapitre 20, particulièrement dans la formulation «ἐγώ εἰμι», «moi, je suis», qui marque l’insistance du locuteur pour son auto-caractérisation identitaire, que ce soit du point de vue de son nom, de son statut social ou civique, de son appartenance ethnique ou religieuse, ou de ses qualités morales. Il faut aussi être 18. Voir P. ASSO, Raconter pour persuader: Discours et narration des Actes des apôtres, dans RSR 90/4 (2002) 555-571; ID., Les discours des «Actes des apôtres»: Un modèle de rhétorique (Thèse), Université Lyon 2, 2000, pp. 37-38 et 133-138. 19. H.P. PALÉOLOGOU, Étude pragmatique des pronoms personnels dans le Nouveau Testament, dans Rivista di Cultura Classica e Medioevale 47 (2005) 305-320; ASSO, Les discours (n. 18), pp. 48-59. Voir également, W.S. CAMPBELL, The Narrator as ‘He’, ‘Me’, and ‘We’: Grammatical Person in Ancient Histories and in the Acts of the Apostles, dans JBL 129 (2010) 385-407 pour l’usage des pronoms personnels par le narrateur.
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attentif au «σὺ εἶ», «tu es», employé par le locuteur pour demander ou confirmer l’identité de son interlocuteur, mais également pour le caractériser20. Dans un contexte judiciaire, où s’opposent accusé(s) et accusateur(s), le premier (je suis) sert à la construction de la caractérisation du personnage, alors que le second (tu es) sert plutôt à sa déconstruction, phénomène nommé «altérité négative»21 et qui se constate particulièrement dans la plaidoirie de Tertullus (Ac 24,2-8)22. Ces éléments permettent de comprendre comment l’auteur des Actes exploite les procédés d’opposition (Je/Tu et Vous) – conflictuelle ou non –, de miroir (Soi/Autre) et de similitude (Je/Nous) entre un locuteur et son ou ses interlocuteur(s). 3. Les procédés d’échos intratextuels et de syncrisis Finalement, il faut être attentif au procédé d’échos intratextuels. D. Marguerat a d’ailleurs souligné avec justesse que l’auteur des Actes exige un effort constant de mémoire de la part du lecteur23. À ce procédé s’ajoute celui de la syncrisis – c’est-à-dire de mise en parallèle des personnages, des situations et des discours –, le procédé narratif dominant en Luc–Actes24. Ce survol des procédés de caractérisation des personnages dans les Actes permet de considérer qu’ils sont combinés, pour ne pas dire imbriqués les uns dans les autres et inséparables des discours apologéticobiographiques de Paul sur lui-même. Parmi les personnages lucaniens, il est celui auquel l’auteur des Actes accorde le plus d’attention quant à sa caractérisation, particulièrement détaillée entre Ac 21 et 26. Mais pour comprendre cette auto-caractérisation de Paul, il convient de se demander ce que le lecteur connaît de lui avant qu’il subisse sa passion.
20. PALÉOLOGOU, Étude pragmatique des pronoms (n. 19), pp. 306-309. 21. J. HESK, La construction de l’«autre» et la construction du «soi»: L’invective et l’elenchos dans l’art oratoire athénien, dans A. QUEYREL BOTTINEAU (éd.), La représentation négative de l’autre dans l’Antiquité: Hostilité, réprobation, dépréciation (Histoires), Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2014, 143-160. 22. Puisque le discours de Tertullus est adressé à Félix, celui-ci n’accuse pas directement Paul à la 2e personne, mais à la 3e personne. Aux accusations portées contre lui, Paul se défend toutefois à la 1re personne. 23. MARGUERAT, Paul après Paul (n. 7), p. 334. 24. A.J. MATTILL, JR., The Jesus-Paul Parallels and the Purpose of Luke–Acts: H.H. Evans Reconsidered, dans NT 17 (1975) 15-46; ALETTI, Quand Luc raconte (n. 2), pp. 69-112; J. NEYREY, The Passion according to Luke: A Redaction Study of Luke’s Soteriology (Theological Inquiries), New York, Paulist, 1985, pp. 84-107.
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II. LE PORTRAIT DE PAUL AVANT SA
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PASSION
Alors que Paul arrive à Jérusalem, le lecteur s’est déjà fait une image du personnage. Résumons les informations qu’il possède et le portrait qui se dégage de Paul à ce moment précis du récit, soit Ac 21,26. Il sait que: 1. Paul assista au martyr d’Étienne et l’approuva alors qu’il n’était qu’un jeune homme (7,58; 8,1); 2. il a persécuté l’Église et fait jeter des disciples en prison (8,3); 3. il reçut, pour les synagogues de Damas, des lettres (9,1-2) et le pouvoir (v. 14) du grand-prêtre afin de trouver des partisans de la nouvelle doctrine et de les amener liés à Jérusalem; 4. un événement décisif se produisit sur le chemin de Damas, moment fort de caractérisation du personnage de Paul qui subit un renversement: de persécuteur des disciples, il devient un instrument de Dieu pour répandre le nom du Seigneur (9,3-31); 5. une mission lui fut confiée, «être la lumière des Nations, pour porter le salut jusqu’aux extrémités de la terre» (13,47); 6. Paul est originaire de Tarse (9,11) et il se rendit dans cette cité après l’événement du chemin de Damas (9,30; 11,25), mais on ne connaît pas le lien qui l’unit à cette cité25; 7. même s’il ne le déclare jamais lui-même, Paul est juif, mais le lecteur n’a pas plus de détails sur cette judaïté; 8. il a deux noms: Saul26, en langue hébraïque, et Paul27, un nom d’origine latine, mais traduit en grec dans le récit; 9. il a reçu avec Barnabas la mission des disciples d’Antioche d’apporter du secours contre la famine aux frères de Jérusalem (13,29-30); 10. il reçut une lettre, contenant les décisions de la réunion de Jérusalem, de Jacques et des Anciens pour les frères d’Antioche (15,23-30); 11. il se réclame d’être romain, mais le lecteur ne connaît pas les détails de cette citoyenneté (16,37-38); 12. il a pour métier celui de fabricant de tentes (18,3); 13. il a accompli des miracles extraordinaires (19,11-12); 14. il a effectué plusieurs voyages, vécu des tribulations et des conflits qu’il a rencontrés avec les juifs, mais également avec les gentils durant sa mission d’évangélisation (13–21); 15. il s’est adressé à des auditoires diversifiés: des juifs synagogaux, des apôtres, des disciples et des anciens de différentes villes, des prosélytes, des craignant-Dieu, des gentils, des philosophes grecs, des représentants du pouvoir romain et juif, etc. 25. Le terme πολίτης n’est pas employé. 26. 7,58; 8,1.3; 9,1.4.8.11.17.19.22.24.26-27; 11,30; 12,25; 13,1-9. 27. Après 13,9, où le lecteur est informé que Saul est aussi appelé Paul, et où s’amorce sa mission, ce second nom sera ensuite employé pour le désigner, sauf lorsque Paul lui-même revient sur l’événement du chemin de Damas dans ses apologies (voir 22,7.13; 26,14).
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16. il a fait l’objet de nombreuses rumeurs publiques mentionnant, entre autres, qu’il «[enseigne] à tous les juifs qui sont parmi les gentils à renoncer à Moïse, leur disant de ne pas circoncire les enfants et de ne pas se conformer aux coutumes» (21,21-22)28.
Le personnage de Paul a donc fait l’objet d’une caractérisation détaillée de la part de l’auteur des Actes. Pour le lecteur, il apparaît comme un juif, tarsiote et romain, ancien persécuteur devenu instrument de Dieu pour l’évangélisation des nations, un voyageur infatigable et une personne influente à qui on a confié des pouvoirs et missions importants, un orateur de talent apte à s’adresser à tous les genres d’auditoire et qui a fréquenté des humbles, mais surtout des personnes de rang économique et social honorable29, et quelqu’un de suffisamment important pour être l’objet de rumeurs publiques. La caractérisation de Paul va encore se préciser dans la suite du récit. III. EXEMPLES DE L’AUTO-CARACTÉRISATION DE (AC 21–26)
LA FIGURE DE
PAUL
Après l’émeute dans le Temple (21,27-36), l’auto-caractérisation du personnage de Paul s’amorce par le premier dialogue avec le tribun Lysias, dans lequel s’opposent deux formes d’identités: l’identité ethnique attribuée à Paul de manière erronée par Lysias et sa véritable identité ethnique et l’un de ses statuts civiques révélés par Paul lui-même. Lysias avait d’abord soupçonné Paul d’être l’Égyptien qui s’était révolté en entraînant dans sa suite de nombreux brigands. Mais, le fait que Paul s’adresse à lui en grec, et l’élégance de sa langue30, le fait douter de cette 28. Voir aussi Ac 9,13. Sur ce genre de rumeurs, voir S. BÉLANGER – M.L. CHAIEB, Φήμη et fama: Enquête sur la rumeur populaire dans la polémique anti-chrétienne et dans la vie des communautés chrétiennes des Ier et IIe siècles, dans J. ROY (éd.), La Bible et ses lecteurs: Rumeurs et renommée. Actes du colloque de l’Université catholique de l’Ouest, Angers (25-27 octobre 2017) [à paraître]. Voir également, dans le présent ouvrage, les contributions de P. MARSCHALL, «J’ai parlé comme un fou! Vous m’y avez contraint» (2 Co 12,11): La mobilisation de l’interdiscours en 2 Co 10–13 au service d’un éloge de soi (317-329) et de P. DE SALIS, «Moi, Paul, en personne je vous exhorte…» (2 Co 10,1): La posture d’épistolier comme acte d’autorité personnelle (309-316), qui abordent la question des rumeurs circulant à Corinthe au sujet de Paul. 29. M. CLAVET-LÉVÊQUE – R. NOUAILHAT, Les Actes des apôtres: L’élaboration d’une idéologie de consensus, dans Dialogue d’histoire ancienne 7 (1981) 247-271, p. 257; J.H. NEYREY, Luke’s Social Location of Paul: Cultural Anthropology and the Status of Paul in Acts, dans B. WITHERINGTON, III (éd.), History, Literature and Society in the Book of Acts, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, 251-279. 30. D. MARGUERAT, Les Actes des apôtres (13–28) (CNT, Vb), Genève, Labor et Fides; Paris, P.U.F., 2015, p. 208.
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identification31. Au «οὐκ σὺ εἶ» de Lysias, Paul répond par un «Ἐγώ εἰμι»: «Moi, je suis juif, de Tarse en Cilicie, citoyen32 d’une cité qui n’est pas sans renom» (21,37-39)33. L’opposition entre ces deux formes d’identités et l’affirmation de ce statut civique doivent être comprises à deux niveaux. (1) À une identification ethnique qui pourrait être considérée comme injurieuse34, Paul affirme son ethnicité juive. Dans tous ces discours apologético-biographiques, l’affirmation de la judaïté de Paul, que l’on ne rencontre pas antérieurement de manière explicite35, est l’élément central de son auto-caractérisation36. (2) À l’affirmation d’appartenir à un mouvement séditieux, Paul répond par l’honorabilité de son statut civique: sa qualité de citoyen d’un important centre économique, culturel et politique. Cette affirmation identitaire (ethnique et civique) de Paul est programmatique de ses autres discours apologético-biographiques: Paul est un juif, originaire de diaspora, qui jouit d’un statut civique honorable et n’est apparenté à aucun mouvement séditieux37. Ce dialogue sert de transition entre l’épisode de l’émeute et le discours que Paul adresse au peuple juif et qui vient préciser cette première auto-caractérisation (22,1-21). C’est d’ailleurs parce qu’il est une personne honorable que le tribun accepte que Paul adresse la parole au peuple.
31. Dans l’imaginaire hellénistique, les Égyptiens étaient considérés comme des barbares ne maîtrisant pas le grec: J. TAYLOR, Les Actes des deux apôtres. VI: Commentaire historique (Act. 18,23–28,21) (EB, 30), Paris, Gabalda, 1996, p. 133; J. CLAYTON LENTZ, Le portrait de Paul selon Luc dans les Actes des apôtres (LD, 172), Paris, Cerf, 1998, pp. 45-46. 32. Comme le fait remarquer J. Taylor, si le terme πολίτης ne se lit que dans le TA, le TO revendique également pour Paul le fait d’être un citoyen de Tarse. TAYLOR, Les Actes des deux apôtres (n. 31), pp. 134-135. 33. Sur la litote bien connue en grec, «une cité qui n’est pas sans renom», voir MARGUERAT, Les Actes des apôtres (13–28) (n. 30), p. 268, n. 24; TAYLOR, Les Actes des deux apôtres (n. 31), p. 134. 34. CLAYTON LENTZ, Le portrait de Paul (n. 31), p. 46. 35. Il est particulièrement intéressant de noter que Paul ne se déclare jamais juif, même si certains personnages le désignent ainsi, comme les maîtres romains de la servante en Ac 16,19, ou le reconnaissent implicitement comme tel, par exemple Gallion, lors du débat qui oppose Paul aux juifs de Corinthe (18,12-16). De même, on notera que jamais la judaïté de Paul n’est contestée dans la section qui précède sa passion. Toutefois, plusieurs indices permettent au lecteur de considérer que Paul est juif, notamment en raison de sa fréquentation des synagogues et du Temple, sa connaissance de la Torah, etc. 36. TAYLOR, Les Actes des deux apôtres (n. 31), p. 137. 37. Tertullus va caractériser Paul en le décrivant comme une «peste» qui «suscite des troubles» et qui «a tenté de profaner le Temple» (24,5-6), ce dont Paul se défend: «On ne m’a trouvé ni dans le temple, ni dans les synagogues, ni dans la ville, disputant avec quelqu’un, ou provoquant un rassemblement séditieux de la foule» (24,12). Voir ibid., pp. 164-171.
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Après l’interpellation initiale, précédée du geste de la main typique de l’orateur (21,40)38, Paul amorce son discours par un «Ἐγώ εἰμι» qui marque une fois de plus l’insistance sur l’identité du locuteur (22,3): Moi, je suis juif, né à Tarse en Cilicie, mais j’ai été élevé dans cette ville-ci, et instruit aux pieds de Gamaliel dans la connaissance exacte de la Loi de nos pères, étant plein de zèle pour Dieu, comme vous l’êtes tous aujourd’hui.
De nouveau, Paul affirme en premier lieu son ethnicité juive. Cette judaïté est accentuée par le fait qu’il s’adresse au peuple en langue hébraïque (en araméen) – ce qui est souligné par le narrateur à deux reprises (21,40 et 22,2)39 –, qu’il désigne ses interlocuteurs comme des «frères et pères» (21,1)40, et qu’il parle de la Loi comme étant celle «de nos pères». En utilisant constamment des adjectifs possessifs inclusifs dans ses discours, il indique qu’il n’a pas rompu ses liens avec le judaïsme et qu’il continue de partager la même foi que les juifs41. Le récit de ses actions, de son renversement et de sa mission est invoqué par Paul pour confirmer cette judaïté: en juif respectueux qu’il est, il n’a fait qu’obéir au Seigneur (22,4-21). Le lecteur apprend aussi que, non seulement Paul est citoyen de Tarse, mais qu’il y est né, alors que cette citoyenneté n’est pas révélée à ses interlocuteurs42. Il précise ensuite que, s’il est né à Tarse, il a cependant été élevé à Jérusalem où il a reçu sa formation de Gamaliel et précise la nature de cette dernière: «la connaissance exacte (ἀκρίβεια) de la Loi de nos pères». Plusieurs commentateurs ont montré que la triade naissance – éducation – formation correspondait à un standard socioculturel particulièrement important dans l’Antiquité, notamment pour juger de la qualité d’un individu, en d’autres termes de son honorabilité sociale, éducationnelle et morale43. Pour W.C. van Unnik, en employant le verbe 38. Par la mention de ce geste, l’auteur des Actes souligne la maîtrise oratoire de celui qui parle (voir 12,17; 13,16; 19,33; 21,40; 26,1). À ce propos, voir MARGUERAT, Les Actes des apôtres (13–28) (n. 30), p. 277, n. 16. 39. En 26,14, le lecteur apprend que c’est aussi en langue hébraïque que le Seigneur s’adresse à Paul. 40. Comme le souligne MARGUERAT, Les Actes des apôtres (13–28) (n. 30), p. 277, «s’adresser à des “frères” postule l’appartenance à une même foi, s’adresser à des “pères” revient à reconnaître l’autorité de l’auditoire. Paul choisit d’afficher d’emblée sa solidarité avec ses interlocuteurs». Ainsi, en les interpellant uniquement comme «frères», Paul ne reconnaît pas l’autorité du sanhédrin en 23,1. 41. Sur l’usage des pronoms dans le cycle de Paul, voir ASSO, Les discours (n. 18), pp. 48-55. 42. Comme le souligne TAYLOR, Les Actes des deux apôtres (n. 31), p. 137, «ceci constitue une information nouvelle car il aurait pu être citoyen de cette ville sans y être né». 43. MARGUERAT, Les Actes des apôtres (13–28) (n. 30), pp. 277-278; CLAYTON LENTZ, Le portrait de Paul (n. 31), pp. 82 et 86; TAYLOR, Les Actes des deux apôtres (n. 31),
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«ἀνατρέφω», l’auteur des Actes indique que Paul est arrivé à Jérusalem dès le plus jeune âge44, renforçant encore plus son lien avec le judaïsme et Jérusalem45, où se sont déroulées son éducation et sa formation, et reléguant au second plan sa naissance en diaspora hellénistique où il ne resta que très peu de temps durant son enfance46. Cela est confirmé quand Paul déclare à Agrippa qu’il a vécu à Jérusalem, au milieu de sa nation, dès les premiers temps de sa jeunesse (26,4). Paul apparaît donc plus hiérosolymitain que tarsiote et plus juif que grec. Un effort de mémoire est exigé du lecteur lorsque Paul affirme avoir été formé par Gamaliel47. Le lecteur connaît en effet ce personnage qu’il a rencontré en 5,34. Il sait que Gamaliel est un pharisien estimé de tout le peuple et qu’il a défendu les «chrétiens» en demandant à Dieu de juger de leurs œuvres. Pour D. Marguerat, «revendiquer une formation “aux pieds de Gamaliel”, c’est se déclarer disciple d’un des plus grands rabbis pharisiens du Ier siècle»48. La formation pharisienne de Paul est implicitement mentionnée par les expressions «la connaissance exacte/stricte» et «Loi de nos pères» qui étaient typiques de l’enseignement pharisien49. Paul confirmera à deux reprises son appartenance au pharisaïsme. Une fois, introduit par l’emploi identificatoire du «ἐγώ εἰμι», lorsqu’il déclare au sanhédrin: «moi, je suis pharisien, fils de pharisien» (23,6)50; l’autre fois, lorsqu’il déclare à Agrippa: «j’ai vécu pharisien, selon la secte la plus stricte (κατὰ τὴν ἀκριβεστάτην αἵρεσιν) de notre religion» (26,5). Ainsi, le lecteur découvre que Paul a non seulement été formé, mais qu’il est de descendance pharisienne. Il a donc été éduqué dans un milieu pharisien, ce qui fait certainement de lui un grand connaisseur de la Loi et une personne respectueuse de la pureté rituelle. Paul n’a donc p. 137; W.C. VAN UNNIK, Tarsus or Jerusalem: The City of Paul’s Youth, dans ID., Sparsa Collecta. I: Evangelia – Paulina – Acta (NTSup, 29), Leiden, Brill, 1973, 259-320. 44. VAN UNNIK, Tarsus or Jerusalem (n. 43), pp. 259-320; ID., Once Again: Tarsus or Jerusalem, dans ID., Sparsa Collecta (n. 43), 321-327. 45. Le lien familial avec Jérusalem est évident lorsque l’auteur des Actes mentionne la présence de la sœur de Paul et de son fils à Jérusalem, mais le lecteur n’est pas informé depuis quand ils y sont (23,16). 46. TAYLOR, Les Actes des deux apôtres (n. 31), p. 140. 47. Sur cette figure, voir R. BURNET, Gamaliel, un docteur de la Loi au secours des apôtres, dans M.-A. VANNIER (éd.), Judaïsme et christianisme chez les Pères (Judaïsme ancien et origines du christianisme, 8), Turnhout, Brepols, 2015, 187-203. 48. MARGUERAT, Les Actes des apôtres (13–28) (n. 30), p. 278. 49. TAYLOR, Les Actes des deux apôtres (n. 31), pp. 141-142. 50. Pour une discussion sur l’expression «fils de pharisien» (υἱὸς φαρισαίων), CLAYTON LENTZ, Le portrait de Paul (n. 31), pp. 74-80. Voir également les remarques de J. JEREMIAS, Jérusalem au temps de Jésus: Recherches d’histoire économique et sociale pour la période néo-testamentaire, Paris, Cerf, 1967, pp. 245-246 sur l’expression «fils de» qui désigne non la descendance, mais le genre.
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pas pu profaner le Temple comme on en l’accuse (21,28; 24,6). On peut se demander si l’auteur des Actes savait que les pharisiens se recrutaient dans toutes les classes sociales, mais davantage dans le milieu laïc aisé, et trouvaient appui dans le milieu lettré des scribes. Si tel est le cas, on peut alors considérer que cet argument contribue également à l’honorabilité socio-économique de Paul. L’honorabilité du statut civique de Paul est invoquée à nouveau à quatre reprises entre Ac 22 et 26, mais elle concerne cette fois sa citoyenneté romaine: (1) lorsqu’il s’offusque d’avoir été fouetté alors qu’il est romain et qu’il n’a pas été condamné (22,25)51; (2) dans le second dialogue avec Lysias (22,28), où il affirme, par contraste avec le tribun, qu’il possède la citoyenneté romaine de naissance, alors que Lysias l’a acquise moyennant une forte somme d’argent – soulignant ainsi que l’honorabilité de sa citoyenneté de naissance est supérieure à celle du tribun; (3) dans la lettre que le tribun envoie au procurateur Félix (23,27) et (4) implicitement par sa demande, que lui permet sa qualité de citoyen romain, de comparaître devant le tribunal de César (25,11). S’adaptant à ses auditoires, l’auto-construction de l’honorabilité ethnique, religieuse, civique, morale, voire économique, de Paul contribue à établir son ethos discursif52 et semble être dirigée dans trois directions: 1. en direction des interlocuteurs juifs, l’auto-caractérisation de Paul met l’accent sur sa judaïté, l’excellence de son éducation et de sa formation judaïques, son appartenance au pharisaïsme et l’exemplarité de sa vie juive, même après son renversement, car ce qu’il annonce se situe en continuité avec le judaïsme; 2. en direction des autorités romaines, c’est l’honorabilité de ses statuts civiques qui est privilégiée; 3. cette caractérisation est également dirigée vers le lecteur, appelé à découvrir progressivement l’honorabilité de Paul à tous les niveaux. À la fin du chapitre 26, après que Paul ait prononcé son dernier discours apologéticobiographique, le lecteur peut se faire une idée très complète du personnage.
Dans tous les cas, Paul apparaît comme un orateur de talent maîtrisant l’art oratoire. J. Zumstein a d’ailleurs montré le contraste évident entre la condition humiliée de Paul en tant qu’accusé et prisonnier, et la gloire que conserve la force de sa parole dans une situation conflictuelle, ce qui contribue aussi à le caractériser dans cette section des Actes53. 51. Paul utilise le même argument en 16,37-38. 52. Sur l’ethos discursif, voir, dans le présent volume, les remarques d’A. PASQUIER, La figure de Paul dans la Correspondance apocryphe entre Paul et les Corinthiens: Une autorité et une légitimité à reconstruire, 343-354. 53. ZUMSTEIN, L’apôtre comme martyr (n. 12), pp. 380-388.
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IV. CONCLUSION: PAUL,
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Ces exemples permettent d’illustrer divers aspects qu’il convient de prendre en considération lorsqu’on s’intéresse à la caractérisation des personnages et l’imbrication des procédés de caractérisation dans le récit lucanien. Ils montrent également comment la caractérisation de Paul est progressivement et finement révélée au lecteur, qui seul possède l’ensemble des informations lui permettant de se forger un portrait du personnage depuis son enfance jusqu’à son transfert pour Rome. Dans cette section des Actes, c’est une identité insoupçonnée de Paul qui lui est ainsi révélée. En terminant, on doit se demander quel pôle de réception de la figure de Paul est en jeu dans les Actes et quelle est la fonction de ces discours apologético-biographiques. D. Marguerat a identifié trois pôles de réception de la figure paulienne (documentaire, biographique et doctoral), soulignant que chacun d’entre eux «sélectionne les traits qui lui conviennent dans la figure de l’apôtre et confère à cette figure un statut spécifique»54. Le pôle biographique, qui s’intéresse aux hauts faits de Paul comme héraut de l’évangélisation et missionnaire des nations, est celui qu’adopte l’auteur des Actes55. Or, toujours selon D. Marguerat, ce pôle biographique n’est pas nécessairement construit à partir des écrits pauliniens, mais à partir d’une «mémoire de la vie et de l’enseignement de Paul préservée dans son milieu», ce qui «fournit un important matériau narratif absent des épîtres»56. Mais si le pôle biographique s’intéresse surtout au Paul missionnaire, comment expliquer cette caractérisation finale du personnage de Paul? J. Clayton Lentz a certainement raison de considérer que l’auteur des Actes a dépeint Paul comme un homme au statut social élevé et de grande moralité en fonction des critères gréco-romains et juifs reçus à l’époque (naissance, éducation, formation, citoyenneté, etc.)57. Ainsi, résume F. Blanchetière, «citoyen de Tarse, citoyen romain, juif de bonne extrace, Paul possède la fortune, est nanti d’une solide éducation, jouit d’excellents rapports avec des personnages d’importance, toutes qualités qui auraient dû le placer parmi l’élite de l’Empire»58. Or, cette insistance sur l’honorabilité de Paul est étroitement liée au contexte énonciatif de cette 54. MARGUERAT, Paul après Paul (n. 7), p. 322. 55. Ibid. 56. Ibid., p. 323. 57. CLAYTON LENTZ, Le portrait de Paul (n. 31), pp. 10-11. 58. F. BLANCHETIÈRE, Recension de John Clayton Lentz Jr., Luke’s Portrait of Paul, dans Revue de l’histoire des religions 211 (1994) 473-476, p. 475.
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auto-caractérisation et au type de discours qu’il prononce: des apologies judiciaires. Si l’on compare cette caractérisation avec celle que l’on trouve dans d’autres discours apologétiques antiques, les similitudes sont indéniables. Ainsi, précise Apulée, c’est pour défendre son honneur et éviter le déshonneur des accusations calomnieuses et mensongères qu’il composa son Apologie59. Si, dans le cadre du récit des Actes, cette auto-caractérisation offre à Paul l’occasion d’exposer son honorabilité, cette dernière permet aussi – dans un contexte où, comme l’a rappelé A. Pasquier60, la polémique à l’encontre de la figure et de la pensée de Paul était encore vive – de défendre sa mémoire et de crédibiliser ses actions, sa pensée, sa connaissance de la Loi, sa foi et sa personne auprès des lecteurs. Cette honorabilité paulinienne offrait également un modèle à imiter par les élites et à revendiquer par les plus humbles du monde gréco-romain61. Reste à se demander, à l’invitation de R. Burnet62, de quelle manière cette honorabilité paulinienne a véritablement été reçue par les Anciens. UCLouvain Faculté de théologie / Institut RSCS Grand Place 45 / L3.01.02 BE-1348 Louvain-la-Neuve Belgique
Steeve BÉLANGER
Université Paris Nanterre Équipe «Textes, histoire et monuments de l’Antiquité au Moyen Âge» (THEMAM) UMR 7041 «Archéologie et Sciences de l’Antiquité» (ArScAn) [email protected]
59. APULÉE, Apologie 3, trad. P. VALLETTE (CUF), Paris, Les Belles Lettres, 1971. 60. Voir PASQUIER, La figure de Paul (n. 52). 61. CLAYTON LENTZ, Le portrait de Paul (n. 31), p. 226. 62. Voir la conclusion de R. BURNET, «Petit fait vrai» et construction du personnage: Réflexions sur 2 Tm 4,13 dans le présent volume, 331-342, p. 342.
III. AUTRES CONTRIBUTIONS
«VOICI LE MAÎTRE DES RÊVES» LE RAPPORT ENTRE DISCOURS DIRECT ET IRONIE DRAMATIQUE EN GN 37; 42–43
Le langage courant a surtout retenu du concept d’ironie sa dimension verbale1, à laquelle la tradition francophone associe inévitablement l’idée de raillerie2. Pourtant, bien des paroles rapportées en style direct dans le récit biblique sont ironiques sans que le locuteur ne «se moqu[e] de quelqu’un ou de quelque chose en disant le contraire de ce qu’[il] veut faire comprendre»3. En fait, ces paroles ne relèvent pas de l’ironie verbale, mais de l’ironie dramatique. Cette catégorie se présente notamment «quand un personnage est inconscient de la portée […] de ses paroles alors que le public, disposant de plus d’information, en connaît les implications»4. L’ironie dramatique dérive donc à la fois de la position supérieure du lecteur et de l’inadéquation à la situation du personnage victime de sa position inférieure, ironie qui, dans notre perspective, est inscrite par le narrateur à même les paroles du personnage. Dans cette contribution, nous proposons d’examiner comment le narrateur, en faisant entendre les paroles des personnages, caractérise ceux-ci comme inadéquats par rapport à la situation dans laquelle ils se trouvent et les prend ainsi pour cibles de son ironie. Pour ce faire, nous observerons, pour des raisons de concision, trois paroles significatives prononcées par le personnage collectif des frères de Joseph en Gn 37 et 42–43, en prenant comme point de départ le titre de «maître des rêves» ( )בעל החלמותqu’ils donnent à leur cadet en 37,19.
1. P. SCHOENTJES, Poétique de l’ironie (Points essais. Série lettres, 467), Paris, Seuil, 2001, pp. 20-22. 2. Ibid., p. 23. À titre d’exemple, on peut citer le Dictionnaire Larousse (en ligne, consulté le 11 septembre 2018), disponible à l’adresse: https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/ironie/44252, qui définit l’ironie comme «manière de railler, de se moquer en ne donnant pas aux mots leur valeur réelle ou complète, ou en faisant entendre le contraire de ce que l’on dit». 3. SCHOENTJES, Poétique de l’ironie (n. 1), p. 18. 4. P. SCHOENTJES, Ironie, dans P. ARON – D. SAINT-JACQUES – A. VIALA (éds), Le dictionnaire du littéraire, Paris, P.U.F., 2002, p. 308. Voir aussi ID., Poétique de l’ironie (n. 1), pp. 57-58; M.H. ABRAMS – G.G. HARPHAM, A Glossary of Literary Terms, Boston, MA, Wadsworth, 102012, p. 186, et S. BAR-EFRAT, Narrative Art in the Bible (BLS, 17), Sheffield, Almond Press, 1989, p. 125.
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I. «ET ILS DIRENT CHACUN À SON FRÈRE: “VOICI LE MAÎTRE DES RÊVES”» (GN 37,19) Au chapitre 37, alors que les frères sont partis paître à Sichem, Jacob envoie Joseph auprès d’eux pour voir – littéralement – «leur paix» et celle du bétail (v. 14). Mais aussitôt les frères aperçoivent-ils Joseph de loin qu’ils se mettent à comploter dans l’intention de le faire mourir (v. 18). Dans cette scène, le narrateur ne se contente pas de révéler luimême leur volonté, il fait aussi entendre la parole des frères qui énoncent, avec leurs propres mots, le funeste destin qu’ils réservent à leur cadet (vv. 19-20). Cet effet de redoublement n’est pas anodin: le contenu du discours ayant été anticipé, l’attention du lecteur se centre sur la forme qui lui est donnée. Les frères commencent par énoncer le mobile et l’occasion du complot: «Voici le maître des rêves: celui-ci arrive» (v. 19b). C’est avec beaucoup d’ironie qu’ils désignent Joseph par l’expression בעל החלמות5. Le terme בעל, en effet, peut signifier à la fois «possesseur» et «maître»6. Ce double sens est tout à fait cohérent avec l’interprétation que les frères donnent du rêve des gerbes (vv. 6-7), qu’ils ont compris comme l’expression de l’aspiration de Joseph à régner et à gouverner sur eux (v. 8): s’il venait à mourir, ses rêves n’auraient certainement pas la possibilité de se réaliser. La fin de leur discours («Et nous verrons ce que seront ses rêves», v. 20b) confirme en effet que leur objectif est de démentir les rêves de leur frère. Or, pour le lecteur qui a été témoin de l’errance de Joseph (vv. 15-17), est-ce bien en «maître des rêves» que celui-ci arrive? Ne va-t-il pas plutôt «derrière ses frères», parce que, entre Hébron et Dotân, il a évolué dans son rapport envers ses aînés7? Jacob l’a envoyé à Sichem (vv. 12-14), et faute d’avoir trouvé ses frères là où le père les croyait, il aurait pu revenir pour lui faire savoir qu’il ne les avait pas trouvés. Mais
5. La nature ironique, voire sarcastique, de cette expression n’a pas échappé aux auteurs, ainsi R. ALTER, Genesis: Translation and Commentary, New York – London, W.W. Norton, 1996, p. 212; E.M. GOOD, Irony in the Old Testament (BLS, 3), Sheffield, Almond Press, 21981, pp. 106-107, ou encore V.P. HAMILTON, The Book of Genesis: Chapters 18–50 (NICOT), Grand Rapids, MI, Eerdmans, 1995, p. 417. 6. Sur ce double sens, voir A. WÉNIN, Joseph ou l’invention de la fraternité: Lecture narrative et anthropologique de Genèse 37–50 (LR, 21), Bruxelles, Lessius, 2005, p. 59. 7. Les idées exprimées dans ce paragraphe s’inspirent d’A. WÉNIN, Les nouvelles lectures synchroniques: Une chance pour le texte?, dans J. NIEUVIARTS – P. DEBERGÉ (éds), Les nouvelles voies de l’exégèse: En lisant le Cantique des cantiques. XIXe congrès de l’Association catholique pour l’étude de la Bible (Toulouse, septembre 2001) (LD, 190), Paris, Cerf, 2002, 247-275, pp. 261-268.
DISCOURS DIRECT ET IRONIE DRAMATIQUE EN GN 37; 42–43
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au lieu de rentrer à Hébron, il erre à leur recherche (vv. 15-16a) jusqu’à ce qu’il apprenne d’un homme qu’il a entendu des gens dire qu’ils se rendraient à Dotân (v. 17a). Or, ces gens – littéralement, des «disant(s)» – ne sont pas nécessairement les frères de Joseph, tandis que l’indication de l’homme est très imprécise. Pourtant, Joseph se rend sur-le-champ à Dotân (v. 17b), une vingtaine de kilomètres plus loin vers le nord8; il ne revient donc pas en arrière vers Hébron, au sud de Sichem. S’il cherche encore ses frères, ce n’est plus parce que son père le lui a demandé, mais parce qu’il le veut lui-même. Le narrateur énonce du reste le point de vue raconté du personnage9: «Et Joseph alla derrière ses frères» (v. 17b). Sa perspective est en opposition avec ses rêves dans lesquels il se situait au centre, et elle atteste qu’il a trouvé «sa juste place dans la fratrie»10. Évidemment, les frères ignorent tout de cela. De plus, leur projet fratricide envers Joseph démontre que, de leur côté, ils n’ont pas du tout changé depuis qu’ils sont partis paître le troupeau. Leur double référence aux rêves de Joseph (vv. 19b et 20b) associe d’ailleurs étroitement leur parole et la scène des songes11 (voir vv. 5-11). Et tandis que Joseph va «derrière ses frères», eux l’excluent tout bonnement de la fratrie. L’introduction narrative de leur discours (v. 19a), en effet, spécifie qu’ils parlent «chacun à son frère» quand ils présentent Joseph non comme «notre frère» mais comme «le maître des rêves». Fort de son surplus de savoir, le lecteur comprend que les frères se trompent quand ils disent voir en Joseph le maître des rêves qui vient. Ils n’ont en effet pas conscience de la modification qui s’est produite du côté de leur cadet alors qu’il allait à leur recherche. Quand le narrateur cite ainsi la parole des frères, le lecteur a la possibilité d’apprécier leur erreur de jugement. L’inadéquation de leur propos fait basculer les frères dans l’ironie, laquelle est renforcée par le fait que leur propre ironie dont Joseph est la cible se retourne contre eux. Ce phénomène contribue à maintenir le lecteur à distance de ces personnages12: après avoir dévoilé leur haine et leur envie dans la scène des rêves, le narrateur donne à présent à entendre leur 8. HAMILTON, Genesis 18–50 (n. 5), p. 414. 9. L’emploi du possessif «ses frères» suggère en effet que la narration épouse le point de vue de Joseph. Sur la question du point de vue raconté, voir A. WÉNIN, Marques linguistiques du point de vue dans le récit biblique: L’exemple du mariage de David (1 S 18,1729), dans ETL 83 (2007) 319-337, pp. 336-337. 10. WÉNIN, Joseph (n. 6), p. 54. 11. L’assonance entre ( וַ יְ ַקנְ אוּv. 11) et ( וַ יִּ ְתנַ ְכּלוּv. 18) lie de surcroît leur envie jalouse et leur complot, la première amenant le second. 12. Selon D.C. MUECKE, Irony (The Critical Idiom, 13), London, Methuen and Co., 1970, p. 45, l’ironie est un procédé efficace pour créer de la distance.
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cynique projet fratricide, auquel s’ajoute leur méprise quant aux intentions de Joseph lorsqu’il les rejoint à Dotân13.
II. «C’EST
POURQUOI CETTE ANGOISSE EST VENUE VERS NOUS»
(GN 42,21) À la fin du premier voyage des frères en Égypte, le narrateur enregistre leur réaction à la nouvelle forme de mise à l’épreuve à laquelle le seigneur égyptien (Joseph) les soumet. Elle comporte deux temps: la formule d’exécution ( ויעשו־כןv. 20c) et une parole en style direct (v. 21). L’introduction narrative de cette parole, «et ils dirent chacun à son frère», est identique à celle de 37,19, où ils formulent leur complot fratricide. C’est donc d’une seule voix fraternelle, exception faite de Ruben qui se singularisera cette fois encore (voir 37,21-22 et 42,22), qu’ils se disent: «Vraiment, nous sommes coupables contre notre frère, dont nous avons vu l’angoisse de l’âme quand il nous demandait grâce, mais nous n’avons pas écouté. C’est pourquoi cette angoisse est venue vers nous». Pour le lecteur qui sait la vérité, pourquoi les frères sont-ils dans l’angoisse? Ce qui fait qu’ils connaissent la détresse à présent, c’est en réalité la seule action de Joseph14. Dans cet épisode, en effet, celui-ci les met par trois fois dans une situation où ils ressentent de l’angoisse. Alors que les frères sont venus se procurer du grain auprès de Joseph qu’ils n’ont pas reconnu (v. 8b), celui-ci, qui les a reconnus (v. 8a), les accuse d’être des espions venus «pour voir la nudité du pays» (v. 9b). L’accusation est extrêmement grave, car le terme ערוהconnote l’idée de vulnérabilité15. De plus, l’activité d’un espion étant par nature secrète, les frères auraient bien de la peine à se défendre d’une telle accusation16. La suite immédiate du récit le démontre: leur tentative de rétablir la vérité sur leur compte (vv. 10-11.13) débouche sur une première mise à l’épreuve: les frères enverront l’un d’eux chercher Benjamin pendant que les autres seront 13. Par la suite, l’ironie se dédoublera du fait que ce qu’ils vont faire pour démentir les rêves conduira à leur réalisation, et cela, quand ils se prosterneront devant Joseph (42,6; 43,26.28). Sur cette question, voir entre autres G.J. WENHAM, Genesis 16–50 (WBC, 2), Dallas, TX, Word Books, 1994, p. 356, et WÉNIN, Joseph (n. 6), pp. 60-61. 14. L. ALONSO SCHÖKEL, ¿Dónde está tu hermano? Textos de fraternidad en el libro del Génesis (Institución San Jerónimo, 19), Estella, Verbo Divino, 31997, p. 281, et ALTER, Genesis (n. 5), p. 247, signalent également que la réaction des frères dérive directement de l’action de Joseph. 15. En ce sens, ALTER, Genesis (n. 5), p. 246, et G. VON RAD, La Genèse (Commentaires bibliques), Genève, Labor et Fides, 1968, p. 391. 16. On trouve la même idée chez WÉNIN, Joseph (n. 6), pp. 144-145.
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retenus en prison (v. 16a), pour que la venue de leur jeune frère démente l’accusation d’espionnage (v. 16b). Au lieu de quoi, ils sont mis aux arrêts pendant trois jours (v. 17). Le troisième jour, changement de stratégie de la part de Joseph: seul l’un d’eux restera en prison (v. 19a), les autres retourneront avec le grain (v. 19b) puis reviendront avec Benjamin afin que leurs paroles soient vérifiées (v. 20a). Accusés d’être des espions, placés en garde à vue, renvoyés en Canaan avec un frère en moins, c’est cette mise sous pression qui les plonge dans la détresse, dans la mesure où elle les renvoie vingt ans en arrière17. Les frères prennent conscience de ce qu’ils ont fait dans le passé, parce que, emprisonnés, ils sont mis à la place de leur victime et parce qu’ils sont sur le point d’être renvoyés à neuf plutôt qu’à dix face à leur autre victime qu’est Jacob18. Joseph a donc manipulé les frères pour les mettre dans des conditions qui provoquent cette angoisse; c’est leur position inférieure par rapport à Joseph qui lui permet d’agir comme il le fait. Les frères, en effet, ne se rendent pas du tout compte de la véritable raison pour laquelle ils connaissent ainsi la détresse; mais la position supérieure du lecteur lui permet de comprendre que ce ne sont pas seulement des faits qui remontent d’eux-mêmes à la surface, mais que c’est quelqu’un qui fait en sorte que le souvenir en soit ravivé. En faisant entendre l’appréciation inadéquate des frères sur la situation dans laquelle ils se trouvent, le narrateur les frappe d’ironie. Celle-ci est, du reste, redoublée du fait que leur erreur de jugement renferme malgré tout une certaine part de vérité, ce dont les frères n’ont évidemment pas conscience. Leur faute consiste, selon eux, à n’avoir pas écouté jadis l’angoisse de Joseph, alors que celui-ci leur demandait grâce (42,21c)19, et ils la lient formellement à la détresse qui les frappe maintenant (v. 21d)20. Or, le lien avec les faits du chapitre 37 est en réalité bien plus direct qu’ils ne le pensent. À leur insu et à leurs dépens, les frères – ou, plus exactement, les contre-projets successifs de Ruben (vv. 21-22) et de Juda (vv. 26-27)21 – ont initié une sorte de réaction en chaîne qui a conduit Joseph dans une position telle 17. À ce sujet, voir en particulier M. STERNBERG, The Poetics of Biblical Narrative: Ideological Literature and the Drama of Reading (Indiana Literary Biblical Series, 1), Bloomington, IN, Indiana University Press, 1987, p. 294, qui démontre comment le passé est recréé au moyen d’un renversement et d’une duplication des rôles. 18. Ce deuxième élément avait déjà été repéré par VON RAD, La Genèse (n. 15), p. 392. 19. Ce qui, du reste, comble une omission dans le récit de Gn 37, ainsi que le remarque WÉNIN, Joseph (n. 6), p. 158. 20. La conjonction relative אשרpeut parfois revêtir un sens causal: voir P. JOÜON, Grammaire de l’hébreu biblique, Roma, Institut biblique pontifical, 1965, §170e, qui cite précisément l’exemple de Gn 42,41. 21. En ce sens, ALONSO SCHÖKEL, ¿Dónde está tu hermano? (n. 14), p. 269.
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qu’il peut désormais les mettre dans une situation qui les angoisse. Telle qu’elle est donnée à entendre, leur lecture des événements atteste qu’ils sont dans le vrai tout en ignorant à quel point ils le sont, ce qui est hautement ironique. Ce phénomène vise ici à entretenir la proximité du lecteur avec Joseph22. Ce dernier joue un jeu ambigu vis-à-vis des frères, que le lecteur pourrait réprouver si le narrateur n’entretenait pas son lien avec le personnage. En raison de l’ironie, en effet, le lecteur ne peut juger Joseph dont il est en quelque sorte rendu complice par le savoir supérieur qu’il partage avec lui. Il n’est dès lors pas attiré du côté des frères, et cela, malgré le fait que le narrateur les ait rendus sympathiques en citant leur parole de vérité23. III. «C’EST
À CAUSE DE L’ARGENT RETOURNÉ DANS NOS SACS AU DÉBUT QUE L’ON NOUS FAIT VENIR»
(GN 43,18)
À peine les frères se sont-ils tenus devant Joseph au début de leur second voyage (v. 15) qu’ils sont emmenés à la maison du maître égyptien sans qu’on leur en explique la raison (v. 17). Ce déplacement suscite en eux de la peur, ce que le narrateur révèle au moyen d’une focalisation interne: «Et ils craignirent, car on les faisait venir à la maison de Joseph» (v. 18a). Il fait ensuite entendre une parole des frères qui explicitent la raison pour laquelle ils pensent être ainsi emmenés: «C’est à cause de l’argent retourné dans nos sacs au début que l’on nous fait venir pour se rouler sur nous et pour tomber sur nous et pour nous prendre pour esclaves, et nos ânes» (v. 18b). Pour le lecteur qui a eu accès à la très brève scène entre Joseph et le majordome (v. 16), les frères ont-ils raison de croire qu’ils passent pour des voleurs? Quand Jacob découvre l’argent au ch. 42, il se dit que les frères ont probablement vendu Siméon24. C’est pourquoi il réagit en disant: «C’est moi que vous privez d’enfant: Joseph n’est pas, Siméon n’est pas, et Benjamin, vous voulez [le] prendre» (v. 36a). Jacob finira toutefois par changer d’opinion sous la pression de la famine qui dure et de la détermination de Juda. Lorsqu’il instruit ses fils pour les envoyer à 22. Le narrateur accentuera bientôt cette empathie avec Joseph en rapportant ensuite ses pleurs (v. 24a). 23. Cette dernière remarque est d’A. BERLIN, Poetics and Interpretation of Biblical Narrative, Winona Lake, IN, Eisenbrauns, 1994, pp. 49-50. 24. Nous empruntons l’idée à STERNBERG, Poetics (n. 17), p. 298. Pour ALTER, Genesis (n. 5), p. 250, par contre, le fait que Jacob (en 42,36) mette en parallèle Joseph et Siméon au moyen du mot איננוne peut signifier que deux choses: «Either he gloomily assumes that Simeon is already as good as dead, or, despite his protestations of grief, he clings to the hope that Joseph, like Simeon, is absent, not dead».
DISCOURS DIRECT ET IRONIE DRAMATIQUE EN GN 37; 42–43
377
nouveau en Égypte, il leur donne de l’argent en double (43,12a): l’argent pour acheter du grain et, surtout, celui qui est mystérieusement réapparu (v. 12b). «Peut-être est-ce une méprise» (v. 12c), précise-t-il. C’est pourquoi il vaut mieux s’assurer que les frères ne passent pas pour des voleurs. S’il faut prendre tant de précautions pour qu’un malheur n’arrive pas à Benjamin, c’est parce que, s’il lui arrivait quelque chose, les frères «fer[aient] descendre [la] tête chenue [de Jacob] en affliction au Shéol» (42,38b). À la base, l’argent avait notamment pour rôle de créer de la confusion chez les frères, en raison de son retour inexpliqué dans leurs bagages. Avec l’argent, Joseph maintient donc la pression en permanence25, et, une fois Jacob impliqué dans l’affaire, elle s’intensifie d’autant plus. Au moment où on les emmène à la maison de l’Égyptien, sans le savoir, les frères craignent en réalité qu’il ne leur arrive ce qui est arrivé à Joseph à cause d’eux26. Les maltraitances qu’ils disent redouter, en effet, évoquent leurs gestes d’autrefois, quand ils dépouillaient Joseph de sa tunique avant de le prendre et de le jeter dans la citerne (37,23-24). Et parmi toutes les punitions possibles pour un vol, ce n’est pas non plus un hasard s’ils pensent à ce que leur cadet a subi vingt ans auparavant: l’esclavage en Égypte. Comme précédemment, c’est donc l’ancienne culpabilité qui les fait parler27. Grâce à son surplus de savoir, le lecteur comprend, dès l’introduction narrative de leur discours, que les frères s’inquiètent pour rien. Les mots que le narrateur met ensuite sur leurs lèvres soulignent l’ampleur de leur méprise: alors que Joseph veut les recevoir à manger, ils pensent qu’ils sont sur le point de subir toutes sortes de brutalités. Dans leur discours respectif, Joseph et les frères emploient chacun le verbe בואau causatif, à cette différence près qu’il est conjugué à l’actif dans la parole de Joseph (הבא את־האנשים, 43,16b) et au passif dans celle des frères (אנחנו מואבים, v. 18b). Le passage du hifil au hofal indique que les frères se disent victimes, parce qu’ils se voient comme le sujet passif de quelque chose qui va leur arriver. Leur peur inadéquate et surtout la manière dont ils l’expriment les frappent à nouveau d’ironie. Du reste, ils font figure d’idiots quand ils pensent directement à mal au moment où on les emmène, tandis que leur inquiétude pour leurs ânes ajoute même une touche comique à leur parole28. 25. Bien qu’il ne parle pas de l’argent, ALONSO SCHÖKEL, ¿Dónde está tu hermano? (n. 14), p. 289, écrit toutefois à propos du v. 18 que «el clima de ignorancia ansiosa continúa y crece, alimentado por José». Voir aussi WÉNIN, Joseph (n. 6), p. 167. 26. C’est également la position de HAMILTON, Genesis 18–50 (n. 5), p. 549, et de WÉNIN, Joseph (n. 6), p. 210. 27. Voir WÉNIN, Joseph (n. 6), p. 210. 28. Un peu différemment, voir ALTER, Genesis (n. 5), p. 256.
378
A. WAUTERS
IV. CONCLUSION Quand le narrateur fait entendre la parole des frères dans ces trois scènes, il a préalablement assuré au lecteur une supériorité manifeste par rapport à ces personnages. En relatant des événements dont ils n’ont pas été témoins (l’errance de Joseph en 37,15-17, son élévation en 41,39-41, et les instructions qu’il donne en vue du repas en 43,16), il lui permet de savoir que c’est un cadet et non un maître qui rejoint ses aînés à Dotân, et que ce n’est personne d’autre que Joseph qui tire les ficelles en Égypte et non pas Dieu à qui les frères pensent pourtant quand ils découvrent l’argent sur la route du retour29 (42,28). À cause de leur position inférieure, les frères sont incapables de saisir la profondeur ou la vérité de ce qu’ils disent. Parce qu’il relève du point de vue asserté, le discours direct est particulièrement propice pour dévoiler la méprise d’un personnage. Le discours direct, en effet, est révélateur, notamment lorsque le personnage s’exprime dans l’intimité d’une relation de confiance, ce qui est le cas des frères qui, dans nos trois exemples, parlent entre eux. C’est pourquoi il s’agit d’une technique privilégiée par le narrateur de la Genèse pour faire poindre de l’ironie dans son récit, parce qu’elle permet de caractériser le personnage qui s’exprime ainsi comme inadéquat par rapport à la situation. Par ailleurs, la distance que l’ironie entretient entre le lecteur et les frères servira, à terme, à permettre à celui-ci d’apprécier au mieux la modification qui se produira chez eux quand la relation privilégiée entre Jacob et Benjamin sera mise en péril dès le début du chapitre 44. UCLouvain Faculté de théologie / Institut RSCS Grand-Place, 45 / L3.01.01 BE-1348 Louvain-la-Neuve Belgique [email protected]
Audrey WAUTERS
29. C.J. SHARP, Irony and Meaning in the Hebrew Bible (ISBL), Bloomington, IN – Indianapolis, IN, Indiana University Press, 2009, p. 56, exprime le même constat.
LA CARACTÉRISATION DE JOB PAR ÉLIPHAZ
Le livre de Job est une œuvre complexe et remplie d’énigmes. La question centrale du livre, la justification de la souffrance du juste, n’y trouve pas de solution, en définitive. Au fur et à mesure qu’il avance dans la lecture du drame, le lecteur est étonné du ton de certains discours aussi bien de Job (24,18-25; 27,13-23) que de ses amis (22,1-11) qui peinent à justifier son misérable destin. Ainsi, il constate que ces derniers, au lieu de compatir à la souffrance de leur ami, prennent progressivement leurs distances vis-à-vis de lui. L’un d’eux, Éliphaz, va jusqu’à conclure ses prises de parole par une série d’accusations qui justifieraient les malheurs de Job. Dans le livre, cet auguste personnage tient trois discours, un dans chaque cycle: 4–5; 15; 22. Il en ressort une évolution contrastée dans la caractérisation de Job, au point qu’il est difficile de concilier le Job du premier discours (4,1-6; 5,1.17-27) avec celui du deuxième (15,216) où Éliphaz fait déjà allusion à son péché (15,5-6.13), et surtout avec le troisième (22,1-11) où il décrit carrément Job comme un méchant (22,5). Pour tenter de voir comment résoudre ce problème, nous commencerons par une étude de chacun des trois passages qui livrent chacun une caractérisation différente de Job. Ensuite nous tenterons d’affronter le problème de ce portrait tout en contraste du personnage principal, à travers une analyse dramatique des trois passages. Du point de vue méthodologique, nous proposons une lecture dramatique des discours d’Éliphaz, laquelle s’intéresse aux relations avec les autres interventions et à la dynamique de progression de l’histoire. Dans ce registre, la modalité de l’action est constituée principalement par les paroles des personnages. Comme le suggère F. Mies, le livre de Job remplit les conditions d’un drame, c’est-à-dire d’une intrigue qui avance à travers les paroles des personnages1.
1. F. MIES, L’espérance de Job (BETL, 193), Leuven – Paris – Dudley, MA, Peeters, 2006, p. 241.
380 I. JOB DANS
C. FOLIFACK
LE PREMIER DISCOURS D’ÉLIPHAZ
(JB 4,2-6; 5,1.17-27)
1. Caractérisation de Job en 4,2-6 a) Contexte de Jb 4,2-6 Le chapitre 4 constitue le début de la première intervention d’Éliphaz après le monologue de Job du chapitre précédent. Après un mot d’encouragement devant l’abattement actuel de Job (4,2-6), Éliphaz invite son ami à faire appel à sa mémoire et à tirer les leçons de l’expérience sur le sort funeste du méchant et celui toujours heureux du juste et de l’innocent (4,7-11). Il termine cette partie par la présentation de la révélation qu’il a eue (4,12-16) sur l’impureté fondamentale de l’homme (4,17-21). b) Caractérisation de Job L’agir de Job est décrit dans les versets 3 et 4. Les vv. 3a et 4a insistent sur l’action par la parole, tandis que les vv. 3b et 4b font écho à son dévouement au-delà du simple réconfort moral. Le verbe יסר, qui signifie «instruire, éduquer ou châtier», désigne dans la littérature sapientielle, l’éducation du fils par le père, laquelle peut s’accompagner parfois d’un châtiment (Pr 19,18; 29,17). En ce sens, ce verset décrit l’action de Job envers ceux qui se sont écartés du droit chemin2. Le v. 4a qui répond au v. 3a renforce cette interprétation, puisqu’il y est dit que, par ses paroles, Job a redressé ceux qui trébuchaient ()כשל. En son sens premier, ce verbe signifie «tomber, faiblir, tituber», mais son sens métaphorique est «s’écarter du droit chemin»3. Il renvoie aussi au malheur qui arrive au méchant ou à celui qui ne se conduit pas selon la sagesse (Pr 24,16.17). Ailleurs, ce verbe désigne la chute des pécheurs lors du jugement4. Si les paroles de Job ont soutenu celui qui chancelait (4,4a) comme il l’a fait pour un grand nombre (4,3a), alors c’est un éducateur des foules5. Peu utilisée dans la Bible, l’expression «( ברכים כרעותgenoux qui ploient») renvoie, au sens physique, à ceux qui sont atteints de faiblesse. L’unique autre usage de l’expression, en Is 42,23, renvoie au fait de se courber pour adorer Dieu. Par ailleurs, la locution ( ידים רפותmains faibles) décrit d’abord la faiblesse physique (2 S 17,2), mais est aussi souvent utilisée pour évoquer le découragement (2 S 4,1; Ez 4,4; Ne 6,9) et la détresse 2. Par exemple N.C. HABEL, The Book of Job: A Commentary (OTL), Philadelphia, PA, Westminster, 1985, p. 124. 3. Pr 4,12.16; 24,16; Ps 31,11; Ez 33,12; 36,15; Ml 2,8. 4. Is 28,13; 31,3; Jr 6,15; 8,12; 18,15; Os 4,5; 5,5; 14,10; Ps 107,12. 5. Cf. J.E. HARTLEY, The Book of Job (NICOT), Grand Rapids, MI, Eerdmans, 1988, p. 105.
LA CARACTÉRISATION DE JOB PAR ÉLIPHAZ
381
qui accompagnera la venue du jour du Seigneur (Is 13,7), ou l’annonce de la destruction (Jr 6,22). En Is 35,3, l’image est utilisée pour désigner des gens en détresse attendant le réconfort, mais est suivie par la description d’une série de personnes physiquement handicapées (muets, aveugles, boiteux) qui seront guéries (35,5-7). Les paroles d’Éliphaz établissent un parallèle entre la détresse actuelle de Job et celle de personnes qu’il a jadis soutenues. Son comportement passé fait de lui un conseiller, un éducateur. Mais son action va au-delà de cet aspect. Elle s’étend aussi à son engagement social envers diverses personnes fragilisées, décrites par l’image des genoux qui ployaient et des mains faibles. Le substantif תםest ainsi utilisé pour caractériser cette intégrité de la conduite de Job au plan social. En plus de la détresse actuelle, Job est, comme dans le prologue décrit par son intégrité et sa crainte de Dieu. 2. Caractérisation de Job en 5,1.17-27 a) Contexte de Jb 5,1.17-27 Ce texte appartient à la deuxième partie du premier discours d’Éliphaz. Dans cette partie de son intervention (ch. 5), ce dernier revient de manière plus détaillée sur les deux versants de la théorie de la rétribution, séparés par un hymne à Dieu créateur et protecteur des petits et des humbles. À partir de ces thèmes, notre séquence (5,1-27) peut se diviser en trois passages: la déchéance de l’insensé (vv. 1-17); le renversement des situations entre riches et pauvres (vv. 8-16); le bonheur du juste (vv. 17-27). Ainsi, le v. 1 appartient à la section du discours sur le sort de l’insensé (vv. 1-7), tandis que les vv. 17-27 correspondent à la partie consacrée au bonheur du juste. b) Caractérisation de Job Une des caractéristiques de ces versets est qu’Éliphaz s’adresse à Job en le tutoyant (2e pers. sing.). Dans les versets qui suivent le v. 1, il décrit le sort du méchant. Pourtant, on peut déjà déceler dans ce verset une moquerie voilée de Job sous forme de question rhétorique. «Appelle: y a-t-il quelqu’un pour te répondre? Et auquel des saints te tourneras-tu?». Job apparaît ainsi comme un homme désespéré qui perd son temps à s’adresser aux saints, alors qu’ils sont considérés comme indignes de la confiance de Dieu (4,17). Il serait donc plus profitable de s’adresser directement à Dieu (5,8). Éliphaz fonde cette invitation sur la toute-puissance de Dieu qu’il présente dans un hymne comme créateur et régulateur du
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C. FOLIFACK
monde cosmique ainsi que comme sauveur des pauvres (5,9-16). Dans les vv. 17-27, il introduit par «voici» une nouvelle section de son discours où il tente de donner une explication à la souffrance de Job et propose une issue à sa crise. Pour l’homme de Théman, puisque Job est un homme intègre (4,6-7), sa souffrance est passagère (5,18). Elle n’est qu’une correction bienfaisante de Dieu qui peut frapper et guérir (5,17), et qui manifeste ainsi sa bienveillance pour l’homme6. Job est invité à ne pas mépriser la leçon et à attendre patiemment sa restauration (5,19-26). Le but de ce discours est de transformer la mauvaise humeur actuelle de Job en une attente optimiste7. Une liste d’actes que Dieu accomplira pour rétablir Job dans sa prospérité d’antan montre qu’Éliphaz perçoit en lui un homme en détresse (5,18). Il affirme que sa demeure a été touchée (5,23), sa postérité perdue (5,24) et son intégrité physique atteinte (5,26). Ce portrait de Job comme homme frappé, désespéré et en détresse est cohérent avec ce qu’en 4,2-6, Éliphaz disait de lui, homme fatigué et troublé par les événements (4,5).
II. JOB DANS LE DEUXIÈME DISCOURS D’ÉLIPHAZ (15,2-16) 1. Contexte de Jb 15,2-16 Ce passage constitue la première partie du deuxième discours d’Éliphaz (15,2-16) sur l’enseignement de la sagesse (חכם: vv. 2.8.18). Dans cette partie de son discours, l’ami de Job lui parle personnellement de l’appropriation de cette sagesse, la deuxième partie portant sur l’expérience de cet ami par rapport au sort du méchant (15,17-35)8. En réalité, Éliphaz se présente comme le détenteur de cette sagesse qu’il veut enseigner à Job. Il lui reproche d’avoir adopté le langage des rusés (v. 5) et de parler sans consistance (v. 3). Cette sagesse, il l’enseigne en deux temps: vv. 14-17 et 20-35. Le premier passage concerne l’impureté de l’homme devant Dieu, tandis que le second porte sur le destin du méchant. Chacun de ces deux passages est précédé par une introduction: vv. 2-12 et 18-19. Dans la première, Éliphaz formule des accusations contre Job que le manque de sagesse entraîne à adopter un langage blasphématoire contre Dieu (vv. 4.13) et à emprunter le langage des méchants (v. 5). Les questions rhétoriques formulées dans cette partie se veulent une preuve que Job 6. Ibid., p. 125. 7. D.J.A. CLINES, Job 1–20 (WBC, 17), Waco, TX, Word Books, 1989, p. 147. 8. Voir HABEL, The Book of Job (n. 2), pp. 248-252, pour le découpage de ce texte. Malheureusement, il ne propose pas une structure pour l’ensemble du chapitre.
LA CARACTÉRISATION DE JOB PAR ÉLIPHAZ
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ignore la sagesse (v. 8). Éliphaz puise donc dans la maîtrise de cette sagesse les motivations pour accuser son ami. Selon cette sagesse, l’homme n’est rien devant Dieu, à plus forte raison Job le corrompu qui ose s’opposer au Tout-Puissant. Dans la seconde introduction, il invite Job à écouter un enseignement plus ample de la sagesse sur le sort du méchant (vv. 20.34.35). 2. Caractérisation de Job Dans ce deuxième discours, trois traits apparaissent chez Job: son manque de sagesse (15,2-3.8-10), son agitation et sa colère (15,12) et enfin son langage blasphématoire (15,4-6.13). D’abord pour Éliphaz, Job est un homme dénué de sagesse. De fait s’il était un sage, il aurait un langage plus consistant et ne répondrait pas par «une connaissance de vent» ou avec «des mots qui ne servent pas ou des paroles qui sont sans profit» (15,2-3). Job est aussi pointé du doigt comme un homme n’ayant aucune expérience d’intimité avec Dieu ou n’ayant jamais participé au conseil de Dieu (15,8)9, seul capable de donner la sagesse. À la différence du premier homme, il n’a jamais vécu dans une certaine proximité avec Dieu pour pouvoir bénéficier de sa sagesse (15,7)10. De toutes les façons, sa prétendue sagesse ne dépasse pas celle des amis (15,9-10). Éliphaz se donne donc pour tâche de la lui enseigner. C’est à cause de ce déficit de sagesse que Job s’agite et se met en colère (15,12) et qu’il tient des propos irrévérencieux sur Dieu (15,4-6.13). De la sorte, il est accusé de manquer de respect envers Dieu, de se retourner contre lui et ainsi de s’assimiler aux rusés dont il utilise le langage pour se justifier de ses fautes11. En d’autres termes, ce personnage blâme son ami de s’opposer à Dieu en péchant comme les méchants, par son langage12. En outre, le long discours sur le sort du méchant peut être perçu comme visant Job lui-même. À travers ces paroles, Éliphaz réagit aux propos de Job dans son discours précédent. Par rapport à la sagesse et la connaissance, ce dernier mettait en question la prétention des amis d’en être les seuls détenteurs (12,2) et affirmait ne pas être, en la matière, inférieur à eux (12,3; 13,2). Las de ne pas recevoir de consolation de ses amis, il osait aller jusqu’à les traiter de «plâtriers de mensonge» et de «guérisseurs de futilités» (13,4) et à les accuser de parler méchamment au nom de Dieu, d’abuser 9. Ibid., p. 253. 10. HARTLEY, The Book of Job (n. 5), pp. 245-246. 11. Ibid., p. 245. 12. Ce n’est pas la position de CLINES, Job 1–20 (n. 7), pp. 348.351, pour qui l’intention d’Éliphaz n’a jamais été de condamner Job, mais de l’encourager.
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de lui (13,9) et de tenir un discours partial (13,10). Cette critique de Job visait les discours vains des amis qui ne parvenaient pas à toucher sa détresse13. Quant aux fautes liées à son langage, à plusieurs reprises, Job a remis Dieu en cause, dénonçant en lui l’auteur de ses malheurs (13,24-28)14 et même le responsable du désordre au plan cosmique et social (9,24; 12,6.10-25). C’est certainement en référence à ces propos contre Dieu et surtout contre ses amis qu’Éliphaz accuse Job de pécher par son langage. Plus précisément, il se rangerait parmi les rusés par sa façon de s’exprimer. Par opposition aux vrais sages, les «rusés» sont identifiables aux méchants, dont Dieu déjoue les plans (5,12-13)15. Les accusations lancées contre Dieu que l’ami dénonce en 15,13 sont aggravées par le fait que Job semble oublier qu’il n’est qu’une créature pécheresse qui ne peut se comparer à Dieu. Il apparaît alors comme un prétentieux qui ose contester Dieu, alors qu’il se situe au bas de l’échelle des créatures, en tant qu’être corrompu et injuste (15,16). Dans la perspective d’Éliphaz, il ne s’agit pas seulement de discours, mais d’un comportement typique de Job.
III. JOB DANS LE TROISIÈME DISCOURS D’ÉLIPHAZ (22,1-11) 1. Contexte de Jb 22,1-11 Ce texte est inséré dans la séquence 22,2-30 qui peut se subdiviser en trois passages: vv. 2-11, 12-20 et 21-30. Dans le premier, Éliphaz accuse Job de méchanceté et énumère ses fautes. Le troisième est parallèle: il lance une exhortation à Job pour qu’il se convertisse. Le passage central est dominé par la référence au méchant et à sa rébellion contre Dieu. Cet ami accuse Job de suivre le chemin des hommes pervers (v. 15) et d’adopter leur langage blasphématoire contre Dieu. Notre passage (22,2-11) est donc le premier des trois. Il est structuré par trois marqueurs introduisant chacun des morceaux: vv. 2-5, 6-9 et 10-11. Les vv. 2-5 sont des questions rhétoriques introduites par la particule interrogative ה, au moyen desquelles Éliphaz remet en cause les vertus de Job, ce qui justifie le jugement actuel de Dieu. Ensuite, la conjonction כיintroduit la série des fautes illustrant la méchanceté de Job 13. Job accuse ses amis à plusieurs reprises de manquer de compassion envers lui: 6,1415; 12,4; 13,4; 16,4-5.20; 19,2-5. 14. On trouve ces accusations de Job contre Dieu, bien plus tôt dans le drame: 6,4.23; 7,20; 9,18.28. 15. HABEL, The Book of Job (n. 2), p. 252.
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(vv. 6-9). La dernière marque structurante est l’expression adverbiale ( על־כןpar conséquent) qui introduit, comme dans les livres prophétiques, le châtiment comme conséquence directe des fautes (vv. 10-11). 2. La caractérisation de Job en 22,1-11 La caractérisation de Job apparaît dans chacun des morceaux qui constituent ce passage. Dans les vv. 1-5, par une série de questions rhétoriques, Éliphaz n’énumère les vertus de Job que pour les mettre en question et finalement les rejeter, tout en le qualifiant de méchant. Il le compare à un brave homme ()גבר, un prudent ()משׂכיל, dont les qualités ne servent pas à Dieu mais à lui-même (22,2). De la même manière sa justice ()צדק et sa perfection ( )תמםsont signalées comme des qualités qui n’ont pas d’intérêt pour Dieu (22,3). Éliphaz affirme aussi que sa crainte de Dieu ( )יראהou «sa piété»16 n’est pas authentique puisqu’il subit les coups et le jugement de Dieu (22,4)17. En mettant en cause les vertus qu’il lui a reconnues auparavant, l’homme de Théman veut trouver une justification à la souffrance actuelle de Job en le classant dans la catégorie des méchants: «N’est-elle pas grande ta méchanceté, et aucune fin à tes fautes?» (22,5). Dans le second morceau de ce passage, Éliphaz (vv. 6-9) s’emploie à énumérer une série de fautes, dont on ignore l’origine. Cependant, il est possible dans un premier temps d’en préciser la nature. Ces fautes18 constituent autant d’actes d’oppression. Dans ce texte, les victimes ne sont pas désignées par les termes habituellement utilisés pour le pauvre, mais par la mention concrète de leurs besoins: le frère sans moyens de subsistance, la personne nue, l’assoiffé, l’affamé, la veuve et l’orphelin et, éventuellement, la personne sans propriété terrienne. Les péchés de Job touchent les moyens essentiels de subsistance: l’eau, le pain, les vêtements, la propriété. Les injustices contre la veuve et l’orphelin (v. 9) ou encore contre l’affamé et l’assoiffé apparaissent avec une certaine clarté (v. 7). En revanche, l’injustice à propos des gages et des vêtements (v. 6) ainsi que l’appropriation de la terre nécessiteraient des clarifications (v. 8), ce qui n’empêche que Job y soit clairement la personne visée. 16. La plupart des commentateurs traduisent ce terme «ta crainte» par «ta crainte de Dieu» ou «ta piété». Par exemple ibid., p. 338. 17. HARTLEY, The Book of Job (n. 5), p. 325. 18. Cette liste de fautes se retrouve dans les liturgies pénitentielles dont le but est la conversion. On peut citer le discours d’adieu de Samuel devant le peuple (1 S 12) et celui de Nathan qui révèle à David sa faute (2 S 12). Sur ce point, voir L. ALONSO SCHÖKEL – J.L. SICRE DÍAZ, Giobbe: Commento teologico e letterario, Roma, Borla, 1985, pp. 379-380.
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C. FOLIFACK
Par cette liste de péchés, Job est ainsi identifié au méchant (15,5; 22,15) dont les amis décrient le comportement tout au long des dialogues. Le dernier morceau de ce passage énonce la sanction méritée par ces fautes (vv. 10-11). C’est par la métaphore des pièges, de l’obscurité, de la masse des eaux, qu’Éliphaz énumère les malheurs qui ont déferlé sur Job et qui expliquent son état actuel. En effet, les catastrophes l’ont soudainement frappé et terrifié comme un animal surpris par un piège duquel il ne peut plus se libérer (22,10). Bildad décrivait aussi le sort du méchant comme celui d’un animal pris au piège (18,8-10). L’obscurité (22,11a) dans laquelle Job est actuellement plongé l’empêche de reconnaître le Dieu qui autrefois l’a soutenu (29,2-6). Or, l’obscurité désigne aussi ces puissances des ténèbres qui assaillent habituellement le méchant (15,20-24)19. Enfin, la rapidité et la violence des malheurs tels qu’ils sont racontés dans le prologue ressemblent au mouvement violent de masses d’eau qui emportent tout sur leur passage (22,11b). Souvent utilisées pour décrire la ruine du méchant, ces images servent à justifier l’assimilation de Job à cette catégorie d’hommes. Bref, dans ce passage, Éliphaz souligne la malveillance de Job. Comme dans le premier discours, la détresse de ce dernier est confirmée. Mais contrairement au premier portrait, les vertus de Job sont noircies par une inhumanité qui se traduit par des attitudes révoltantes contre les pauvres.
IV. CARACTÉRISATION
CONTRASTÉE DE JOB DANS LE DRAME
De ces trois passages, se dégage une caractérisation contrastée de Job. Dans le premier, Éliphaz, tout en se moquant déjà de son ami (5,1-2), affirme clairement son intégrité, alors que dans les deux derniers, Job est le plus «clairement identifié au méchant»20. Dans le deuxième passage la culpabilité de Job est affirmée en des termes généraux, alors que dans le dernier, elle est établie de manière explicite. À présent, il convient se questionner sur l’origine de cette série de péchés dont Job se serait rendu coupable et de tenter de justifier le contraste entre le premier discours d’Éliphaz et les derniers. Ensuite, il s’agira de voir comment concilier cette prétendue culpabilité de Job avec son innocence affirmée dans le prologue et défendue par lui-même tout au long des dialogues? 19. HABEL, The Book of Job (n. 2), p. 339. 20. J. VERMEYLEN, Le méchant dans les discours des amis de Job, dans W.A.M. BEUKEN (éd.), The Book of Job (BETL, 114), Leuven, Peeters, 1994, 101-127, p. 103. C’est aussi le point de vue de G. GUTIÉRREZ, Job: Parler de Dieu à partir de la souffrance de l’innocent, Paris, Cerf, 1987, p. 78.
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1. Rendre compte du contraste entre le premier et le dernier discours d’Éliphaz a) Problème et propositions de solution Les commentateurs sont embarrassés devant le portrait de Job qu’Éliphaz brosse dans son troisième discours (22,1-11) en contradiction avec ses premières paroles (4,2-6). Pour Terrien, l’homme de Théman, incapable de prouver que son ami est coupable, présente une liste de «mensonges grossiers»21 pour l’accabler. N. Tur-Sinai est plus créatif et, sans preuves convaincantes (22,13.17-18 reprendrait 21,14s.), parle d’une citation de Job mise dans la bouche de ce personnage22. Job serait donc en train de demander à Dieu de préciser les fautes susceptibles d’être commises par un homme23. D’après Vermeylen, l’écart entre le premier et le dernier discours, peut s’expliquer de trois manières24. 1) Éliphaz est resté consistant dans ses discours. 2) Sa position a évolué au cours du drame. 3) La différence entre les deux interventions est liée à l’histoire de la rédaction du texte. Reprenons ces trois hypothèses. 1) Clines, qui tente une lecture en synchronie des trois passages, essaie de montrer la cohérence de ces discours en affirmant que, depuis le début, l’attitude d’Éliphaz vis-à-vis de Job n’a pas changé25. Pour cet auteur, l’homme de Théman se montre bienveillant de bout en bout avec son ami souffrant. Ainsi, la mention des péchés de celui-ci renvoie soit à des «péchés par omission»26, soit à des «fautes stéréotypées» que toute personne dans sa position serait en mesure de commettre27. Dans le même sens que Clines, Good défend l’idée que la liste de fautes est une pure «invention» que le premier ami forge pour justifier sa théorie de la juste rétribution28. Nous pensons quant à nous que la gravité des péchés impu21. S. TERRIEN, Job (Commentaire de l’Ancien Testament, 13), Genève, Labor et Fides, 2005, p. 214. 22. N.H. TUR-SINAI, The Book of Job: A New Commentary, Jerusalem, Kiryath Sepher, 1967, p. 338. 23. Ibid., p. 339. 24. VERMEYLEN, Le méchant (n. 20), p. 103. 25. D.J.A. CLINES, Job 21–37 (WBC, 18A), Nashville, TN, Thomas Nelson, 2006, p. 553. 26. D.J.A. CLINES, The Argument of Job’s Three Friends, dans ID. – D.M. GUNN – A.J. HAUSER (éds), Art and Meaning: Rhetoric in Biblical Literature (JSOTS, 19), Sheffield, JSOT Press, 1982, 199-214, p. 202. 27. CLINES, Job 21–37 (n. 25), p. 555. HABEL, The Book of Job (n. 2), p. 338, parle d’un «standard roster of evils typical of an unrighteous leader». H.H. ROWLEY, Job, London, Nelson, 1970, p. 194, va dans le même sens. 28. E.M. GOOD, In Turns of Tempest: A Reading of Job with a Translation, Stanford, CA, Stanford University Press, 1990, pp. 272-273. 2
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tés fait qu’il est impossible de les réduire tous à des fautes par omission ou hypothétiques. En effet, la question rhétorique de 22,5 est une affirmation claire de la culpabilité de Job dont la détresse apparaît comme une conséquence (22,10-11). Pour preuve, au terme de ce chapitre, Job est invité à la conversion (22,21-30). Pour Lévêque, Éliphaz est persuadé dès le début de la culpabilité de Job, et ses paroles d’encouragement dans son premier discours (4,2-6) représentent en réalité «une habile entrée en matière»29 qui prépare l’accusation frontale qu’il formulera plus tard. En ce sens, nous pouvons signaler déjà l’allusion moqueuse au méchant qu’il fait en parlant à son ami en 5,1-2. J. Burnight30 va dans le même sens en affirmant que la logique d’Éliphaz n’a pas changé et que, depuis le début, il n’a jamais parlé positivement de Job. Il propose de lire Jb 4,2-11, non comme un discours d’encouragement, mais comme une critique de l’attitude de Job, surtout de son cri véhément contre Dieu dans son premier monologue (3,20-26). Cet auteur se demande pourquoi l’homme de Théman fait suivre ses paroles de réconfort par un discours sur le sort funeste des méchants31. Mais si l’on interprète 4,2-6 comme une critique de l’attitude de Job, alors les versets suivants (4,7-11) à propos de la chute des méchants se comprennent plus aisément, Job étant identifié clairement comme l’un d’eux. Ainsi, si ces propos ne sont plus considérés comme des paroles d’encouragement (4,2-6), la contradiction avec les accusations contre Job disparaît (22,6-9). La limite de cette position, c’est que l’argumentation de Burnight s’appuie sur l’interprétation d’une série de termes hébraïques dont le sens est ambigu et qu’il voudrait exploiter à tout prix dans le sens de sa thèse32. 2) On peut constater «une progression ou un changement d’attitude» chez Éliphaz par rapport à l’interprétation de la souffrance de Job. C’est le point de vue d’Alonso Schökel33. Son explication de la souffrance de Job permet de dégager, dans les discours du premier ami, une évolution en trois étapes. Il considère, dans un premier temps, que la souffrance fait tout simplement partie de la condition humaine (4,17-20). Ensuite il soutient qu’elle est le fruit du péché qui caractérise la nature humaine 29. J. LÉVÊQUE, Job et son Dieu: Essai d’exégèse et de théologie biblique. Vol. 1 (EB), Paris, Gabalda, 1970, p. 260. C’est aussi le point de vue de HABEL, The Book of Job (n. 2), p. 62, pour qui «the possibility that Job is innocent is never seriously entertained by friends». 30. J. BURNIGHT, Does Eliphaz Really Begin Gently? An Intertextual Reading of Job 4,2-11, dans Biblica 95 (2014) 347-370. 31. Ibid., pp. 363-368. 32. Ibid., pp. 349-363. C’est le cas du verbe יסרpiel en 4,3a, et des substantifs יראה et כסלהen 4,6a. 33. ALONSO SCHÖKEL – SICRE DÍAZ, Giobbe (n. 18), p. 381 (voir aussi les pp. 276-277).
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dont Job fait partie (15,14-16). Enfin il aboutit aux péchés particuliers de Job (22,6-9). Malgré la mention de ces péchés, l’intention de son ami est sincère: il entend lui proposer un rituel pénitentiel de conversion34. Pour J.E. Hartley, le premier message d’encouragement (4,3-4) vise à aider Job à se repentir pour des fautes qu’il ignorait. Mais à cause de son obstination à clamer son innocence, il pousse Éliphaz au «bout de sa patience», le forçant à inventer cette liste de fautes, sur la base d’un simple raisonnement qui établit un lien indu entre la souffrance de Job et son péché35. Terrien signale aussi cette évolution dans les propos de cet ami, qui passe de la courtoisie du début à l’accusation plus ou moins directe puis au sarcasme36. Pour Mies, le changement dans l’interprétation de la souffrance de Job est à lier au facteur temps37. Elle ne doute pas de la sincérité des amis dès leurs premières interventions. Il est clair pour eux, notamment pour Éliphaz, que la souffrance du juste (4,7; 5,17-25) tout comme la prospérité du méchant (5,2-5; 8,13-22; 15,20-35; 18,5-21; 20,5-29) sont des phénomènes passagers. Mais le temps passe et la situation de Job, apparemment, ne change pas, selon ce qu’en croient les amis. Ainsi Éliphaz doit comprendre que sa première interprétation de la détresse de Job était erronée, à moins de remettre en question la justice de Dieu qui paraît pour lui «non négociable». Il doit donc admettre que Job doit avoir péché puisque sa souffrance dure et qu’il l’aggrave par sa rébellion contre Dieu. 3) Pour Vermeylen lui-même, la différence entre les deux discours s’explique par leur origine rédactionnelle38. Les accusations d’Éliphaz en 22,5-9 (ainsi qu’en 15,5-6.13) seraient des additions au texte primitif qui contenait 4,2-6. Bien évidemment, comme Mies le fait remarquer, cet argument n’est pas à placer sur le même pied que les autres, étant donné qu’il postule un effet de l’histoire de la rédaction39. En conclusion, on peut dire que cette difficulté des commentateurs à trouver une interprétation cohérente aux discours d’Éliphaz est déjà en elle-même significative. Avant de nous lancer à la recherche d’une 34. Ibid., p. 379. 35. HARTLEY, The Book of Job (n. 5), pp. 325-326. ROWLEY, Job (n. 27), p. 192, constate aussi ce changement. Pour eux, Éliphaz se sert de mensonges grossiers. 36. TERRIEN, Job (n. 21), p. 214. 37. MIES, L’espérance de Job (n. 1), pp. 503-504. 38. VERMEYLEN, Le méchant (n. 20), p. 102. Cependant dans son dernier livre Métamorphoses: Les rédactions successives du Livre de Job (BETL, 276), Leuven, Peeters, 2015, pp. 15-19, dans le chapitre consacré au livre de Job dans sa forme finale, il propose une lecture synchronique qui lui permet de constater une évolution dans les discours des amis. 39. MIES, L’espérance de Job (n. 1), p. 503.
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possible cohérence dans l’évolution des discours d’Éliphaz, nous pouvons déjà signaler que ses paroles en 15,5-6.13; 22,1-11 témoignent à leur façon de l’inconsistance et de l’insensibilité des amis et en particulier d’Éliphaz. En réalité devant la souffrance de l’autre, la tentation est souvent de dire n’importe quoi pour se donner bonne conscience. À plusieurs reprises, cette insensibilité d’Éliphaz et des autres amis est soulignée par Job (6,14-15; 12,4; 13,4; 16,4-5.20; 19,2-5). b) Cohérence des discours d’Éliphaz Comme le montre la revue de la littérature, il est difficile de rendre compte de l’incohérence de la caractérisation de Job par Éliphaz. En approfondissant la ligne d’interprétation proposée par Alonso Schökel et Mies, il est possible d’expliquer cette incohérence en postulant une progression dramatique entre les trois discours40. Dans son premier discours, il adresse un message d’encouragement à Job. Il reconnaît son engagement social et situe l’origine de ses malheurs non pas dans sa culpabilité mais en lien avec la condition humaine (4,17-20). Job est ainsi invité à considérer sa souffrance, non comme un châtiment, mais comme une correction heureuse de Dieu qui, dans sa grande libéralité, blesse et panse, meurtrit et guérit (5,17). Comme un juste, il est invité à comprendre que sa souffrance est passagère (4,7). C’est d’ailleurs ce que croient les autres amis, Bildad (8,5-7) et Zophar (11,13-19). Avec le temps qui passe et la situation de Job qui ne s’améliore pas, Éliphaz durcit le ton dès son deuxième discours. Il commence à considérer sérieusement la culpabilité de Job en dénonçant ses accusations contre Dieu (15,3-13). Cependant, le péché de Job est à comprendre en rapport avec la nature humaine intrinsèquement faillible (15,14). L’ami souligne l’imperfection de tout homme né de la femme et, de ce fait, foncièrement corrompu (15,16). L’insistance sur cette corruption soutient la mise en évidence de la culpabilité de Job (15,4-5.12-13). La mention de la rétribution du méchant (15,20-35) serait donc une allusion feinte à la punition que le héros subit. Éliphaz ne croit plus que la souffrance de son ami soit simplement éphémère, comme il le pensait; il pense que Job est en train de subir, comme les méchants, une peine proportionnelle à ses fautes. Mais la difficulté va être de trouver ces fautes qui démontrent la culpabilité personnelle de l’homme d’Uz.
40. ALONSO SCHÖKEL – SICRE DÍAZ, Giobbe (n. 18), p. 381; MIES, L’espérance de Job (n. 1), pp. 503-504. Voir aussi D. O’CONNOR, The Comforting of Job, dans Irish Theological Quarterly 53 (1987) 245-257, p. 249, qui propose une lecture thématique du thème de la consolation dans tout le livre.
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La liste des fautes, qu’Éliphaz énumère dans le troisième discours vise à prouver cette culpabilité de Job, non plus en termes généraux, mais de manière concrète. Celles-ci, malgré leur étrangeté, témoignent de la détresse actuelle de Job (22,10-11). Comme l’ont souligné plusieurs commentateurs, l’insistance sur ces péchés vise à établir la cohérence de la théorie de la rétribution. La vérification de cette certitude concernant la culpabilité de Job se trouve dans l’invitation à la conversion qui est faite non plus, cette fois, sous forme conditionnelle comme l’ont fait avant lui Bildad et Zophar, mais de manière impérative et directe: «accorde-toi avec Lui et fais la paix avec Lui, le bonheur te reviendra» (22,21). 2. Innocence et culpabilité de Job dans la dynamique du drame Les propos d’Éliphaz sur Job posent la question de son innocence et de sa culpabilité dans l’ensemble du drame. Une lecture dramatique permet de montrer que l’innocence du protagoniste principal est affirmée par le narrateur et par lui-même et progressivement niée par les amis, spécialement Éliphaz. Dans le prologue, le narrateur et Dieu attestent que Job est un homme intègre, droit, craignant Dieu et s’écartant du mal (1,1.8; 2,3). Malgré ses doutes sur le désintéressement de Job (1,10-11; 2,4-5), le Satan résume ses vertus en parlant de crainte de Dieu (1,9). La femme de Job reconnaît elle aussi cette intégrité, même si elle ne comprend pas que celle-ci ne soit pas récompensée (2,9). Dans les dialogues avec les amis ou avec Dieu, Job clame son innocence à plusieurs reprises41. Et même s’il croit avoir péché, il compte sur la compassion de Dieu (14,16-17; 19,4-5) ou considère ces fautes comme des erreurs de jeunesse (13,26). Ailleurs, il les met au compte de la fragilité humaine (9,2; 14,4) ou encore préfère qu’elles restent cachées (19,4-5). Par contre, les amis mettent en doute42 cette innocence tandis que Job lui-même donne, de temps à autre, l’impression de n’en être plus trop sûr (9,15.20-21.29). Il n’est pas nécessaire de parcourir tout le drame pour retracer intégralement les correspondances entre les réponses de Job et les reproches de ses amis. Arrêtons-nous surtout sur la dernière phase, la plus explicite. À la liste de fautes qu’Éliphaz aligne sans l’étayer d’aucune preuve (22,5-9), la réponse de Job se décline en trois moments. D’abord, dans 41. Jb 6,24a.29; 7,20; 10,2a.7a.13-15; 13,18b.23; 16,17; 23,11-12; 27,5-6; 29,12-17; 31. 42. Jb 8,4.6; 11,14; 15,3.4.13a; 20,4-29; 22,5-9.
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un réquisitoire qu’il présentera à Dieu, Job défendra, comme jamais auparavant43, sa fidélité aux voies, chemins, commandements et paroles de la bouche de Dieu (23,11-12). Ensuite, quand les amis ont pratiquement épuisé leurs arguments, il va, par un serment, clamer son intégrité et sa justice. «Loin de moi de vous donner raison, jusqu’à ce que j’expire, je n’enlèverai pas mon innocence ( )תמהde moi. À ma justice ()צדק, je m’accrocherai et je n’abandonnerai pas. Mon cœur ne me reproche aucun de mes jours» (27,5-6). Dans cette déclaration, Job utilise la racine תםque le narrateur (1,8; 2,3.9), Éliphaz (4,6) et lui-même (9,20-22) ont souvent empruntée et qui résume son innocence44. Enfin, dans le dernier monologue (29,12-17; 30,25; 31), Job poursuit de manière plus explicite encore la démonstration de son innocence. Il répondra aux accusations d’Éliphaz et, plus spécifiquement par le serment d’innocence, il se défendra des autres soupçons et accusations des amis, plus ou moins explicités tout au long des dialogues. Comme le tableau le montre, les paroles de Job répondent pratiquement à toutes les accusations de son ami Éliphaz, à l’exception de celle qui lui reproche d’avoir pris des gages aux frères pour rien (22,6a). Nous pouvons l’inclure cependant dans le serment plus général de n’avoir jamais caché ses transgressions (31,33) ou de ne s’être jamais détourné du droit chemin (31,7). Accusations d’Éliphaz en 22,6-9
Réponse de Job en 29,12-17
Gages pris aux frères pour rien (22,6a)
Réponse de Job en 31,13-23 Job n’a pas couvert ces transgressions (31,33)
Dépouillement de ceux qui sont nus (22,6b)
Job recevait la bénédiction de celui qui périssait (אבד: 29,13a)
Refus de l’eau et du pain à l’affamé et à l’épuisé (22,7)
Job était un père pour les Job ne s’écartait pas des nécessiteux (אביון: 29,16) besoins des pauvres (דל: 31,16a)
Manque de secours à la veuve (22,9a)
Job réjouissait le cœur de la veuve (29,13a)
43. HARTLEY, Job (n. 5), p. 341. 44. HABEL, The Book of Job (n. 2), pp. 380-381.
Job recevait la bénédiction du miséreux (אבד: 31,19a) et du pauvre (אביון: 31,19b) qu’il habillait (31,20a)
Job n’a pas laissé languir les yeux de la veuve (31,16b)
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Manque de secours à l’orphelin (22,9b)
Il délivrait l’orphelin (29,12b)
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Job partageait son pain avec l’orphelin (31,17) il ne l’opprimait pas en justice (31,21)
La fonction du discours d’Éliphaz serait d’abord de porter à son climax les accusations et soupçons de culpabilité des amis et de leur donner une forme explicite. Sa seconde fonction est liée à sa nature: il s’agit d’un mensonge grossier voire d’une invention. Ce mensonge va déclencher une réaction plus vive de Job qui jusque-là et tant qu’il était question d’inculpations générales, n’avait pas recouru aux serments pour appuyer sa défense (27,5-7; 31). Ces serments montrent sa détermination à être lavé de tout soupçon. En ce sens, ce discours met encore plus en lumière l’innocence de Job qui sera finalement confirmée par Dieu (42,7-8). La preuve finale de cette innocence interviendra quand les amis seront sanctionnés pour avoir indûment accusé Job45. Ainsi, c’est pour appuyer les soupçons disséminés tout au long des discours des amis et leur donner une forme concrète qu’Éliphaz invente ces fautes. Ces charges forcent Job à sortir de ses gongs et à rejeter en bloc sous serment cette liste de ses soi-disant injustices, ce que Dieu confirmera en soulignant la droiture des paroles de Job (42,7-8). Le portrait de Job dressé par le narrateur trouve ainsi sa cohérence dans l’ensemble du drame, la liste de fautes d’Éliphaz n’y assumant finalement qu’une fonction dramatique.
CONCLUSION La caractérisation de Job par Éliphaz, dans les trois passages analysés, montre une évolution de la position de celui-ci. Il passe d’un discours courtois et bienveillant à un discours de plus en plus accusateur. Pour Éliphaz, Job doit finalement avoir péché pour mériter un sort aussi sévère. La liste des fautes qu’il établit vient justifier sa souffrance que les amis ont vainement tenté d’expliquer. D’un point de vue dramatique, elle a la fonction de donner une forme concrète aux accusations que les trois amis ont formulées tout au long du débat et de relancer celui-ci. Mais replacé dans le contexte du drame entier et de ses discours, il fait ressortir un portrait plutôt cohérent de celui-ci. Car Job reste l’homme 45. A. SHVEKA – P. VAN HECKE, The Metaphor of Criminal Charge as a Paradigm for the Conflict between Job and His Friends, dans ETL 90 (2014) 99-119, montrent que les dialogues mettent en lumière une controverse (rîb) subsidiaire entre Job et ses amis.
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intègre et droit que le narrateur a présenté d’emblée et qui sera confirmé par le verdict divin. Mais notre analyse de la caractérisation de Job par Éliphaz a mis également en lumière la caractérisation indirecte de ce dernier: elle a montré en effet comment son discours et sa position évoluent par rapport à son ami. En outre, ses paroles témoignent de son manque de sensibilité et de compassion vis-à-vis de Job puisqu’il n’hésite pas à débiter des paroles aussi accablantes devant la souffrance de son ami. Cocody les Deux Plateaux 27 Conrad Aurélien FOLIFACK, s.j. B.P. 884 Institut de théologie de la Compagnie de Jésus (ITCJ) Abidjan Côte D’Ivoire [email protected]
INDEXES
ABRÉVIATIONS AB AnBib BAGD BETL BH BIS BiTS BJ BLS BNT BO BZ BZAR BZAW BZNW CE CESup CNT CUF DCH EB EB.NS EKK ETL ETR HALOT HSM HTK.AT HTK.NT ISBL JBL JSNT JSNTS JSOT JSOTS LD LlB LR L&V
Anchor Bible Analecta Biblica W. BAUER – W.F. ARNDT – F.W. GINGRICH – F.W. DANKER, A GreekEnglish Lexicon of the New Testament Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium Bible hébraïque Biblical Interpretation Series Biblical Tools and Studies Bible de Jérusalem Bible and Literature Series Bible. Nouvelle traduction (dite Bible Bayard) Berit Olam Biblische Zeitschrift Beihefte zur Zeitschrift für Altorientalische und Biblische Rechtsgeschichte Beihefte zur Zeitschrift für die Alttestamentliche Wissenschaft Beihefte zur Zeitschrift für die Neutestamentliche Wissenschaft Cahiers Évangile Cahiers Évangile. Suppléments Commentaire du Nouveau Testament Collection des Universités de France D.J.A. CLINES, Dictionary of Classical Hebrew, 8 vol. Études bibliques Études bibliques. Nouvelle série Evangelisch-Katholischer Kommentar zum Neuen Testament Ephemerides Theologicae Lovanienses Études Théologiques et Religieuses L. KOEHLER – W. BAUMGARTNER, The Hebrew and Aramaic Lexicon of the Old Testament Harvard Semitic Monographs Herders Theologischer Kommentar zum Alten Testament Herders Theologischer Kommentar zum Neuen Testament Indiana Studies in Biblical Literature Journal of Biblical Literature Journal for the Study of the New Testament Journal for the Study of the New Testament. Supplement Series Journal for the Study of the Old Testament Journal for the Study of the Old Testament. Supplement Series Lectio Divina Lire la Bible Le livre et le rouleau Lumière et Vie
398 MoBi Ms. Mss NBS NIBC.OT NICOT NT NTS NTSup OT OTL OTS PG PL P.U.F. RSR RTP SBL SSN SubB TA TDNT TDOT TM TO TOB TOL TWOT VT VTS WBC WUNT ZAW ZNW
ABRÉVIATIONS
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INDEX ONOMASTIQUE
AUTEURS MODERNES AASGAARD R. 294 ABLALI D. 319 ABRAMS M.H. 371 AICHELE G. 56 AITKEN J.K 29 ÅKERLUND T. 294 ALETTI J.-N. 355, 356, 357, 358, 360 ALLISON D.C. 69, 71 ALONSO SCHÖKEL A. 29, 374, 375, 377, 385, 388, 389, 390 ALTENDORF H.-D. 344 ALTER R. XI, 26, 28, 29, 30, 31, 34, 38, 50, 71, 127, 129, 130, 136, 180, 181, 235, 372, 374, 376, 377 AMADOR MORENO C.P. 13 AMIT Y. 207, 218 AMOSSY R. 348 ANDERSON J.E. 37 ANDERSSON G. 4 APPLEGATE J. 236 ARNOLD M. 117 ARON P. 371 ARTUS O. 124 ARZT-GRABNER P. 315 ASSO P. 359, 364 ATKINSON J. 16 ATTRIDGE H.W. 266 AULD A.G. 180, 181, 188 AURELIUS E. 171 AUSLOOS H. 223 BAILLY A. 301 BAKHTIN M. 8, 318 BAL M. 256 BANFIELD A. 132 BARCLAY J.M.G. 294 BAR-EFRAT S. XI, 53, 371 BARRETT C.K. 320 BARTHES R. 68, 100, 334, 340 BASLEZ M.-F. 315, 356 BAUKS M. 137 BAUMANN U. 9
BEAUCHAMP P. 104, 107, 126, 160 BECKER A. 9 BÉLANGER S. XIX, 289-290, 290, 355368, 362 BENNEMA C. 50, 56 BENOIT P. 281, 287 BENVÉNISTE É. 352 BERDER M. 356 BERGE L. 312, 314 BERGER K. 294 BERLEJUNG A. 232 BERLIN A. XI, 26, 53, 355, 376 BETZ H.-D. 310 BEUKEN W.A.M. 386 BEUTLER J. 294 BIERINGER R. 257, 261, 266 BILLON G. XIV, 89, 115-126 BISCHOFF C.J. 8, 18 BLANCHETIÈRE F. 367 BLANCKENBURG F. VON 9-10 BLENKINSOPP J. 97, 98, 99 BLOCK D.I. 193, 207, 210 BOBLET M.-H. 6 BOISMARD M.-É. 281, 287 BOJORGE H. 335 BOLING R.G. 213 BONNARD P. 69 BONNEAU N. XVIII, 145, 251-266, 262, 292 BOURQUIN Y. XIII, 49-65, 55, 357 BOVATI P. 157, 236, 238, 239, 240, 242, 243, 245, 247 BOVON F. 343, 344, 347 BOWENS L.M. 327 BREMMER J.N. 344 BREMOND H. 100 BRES J. 254, 255, 318 BREYTENBACH C. 293, 320 BRINK L. 322 BROOKE G.J. 236 BROWN C. 42
400
INDEX ONOMASTIQUE
BROWN J.K. 269 BROX N. 333, 334 BUBER M. 6 BUCHSTALLER I. 14 BUIS P. 224, 225, 226, 227, 228, 229, 230, 232 BULKELEY T. 236 BURKE T.J. 303 BURNET R. XIX, 290, 311, 312, 331342, 334, 346, 365, 368 BURNIGHT J. 388 BUSH F.W. 40, 42, 44, 46 BUTTICAZ S. 292, 293, 295 BUTTON M.B. 294 CABROL F. 332 CAMPBELL E.F. JR. 42, 44 CAMPBELL W.S. 359 CARAGOUNIS C.C. 293, 304 CARREZ M. 310, 313, 314 CARROLL J.T. 292 CASSUTO U. 148 CAZEAUX J. 210 CHAIEB M.L. 362 CHANTRAINE P. 301 CHARAUDEAU P. 318, 319 CHAUTY E. XIV, 89, 91-101 CHERIX P. 347 CHERUBIM D. 5 CHOURAQUI A. 118 CHRISTENSEN D.L. 157 CLAASSENS L.J.M. 208, 219 CLAVET-LÉVÊQUE M. 362 CLAYTON LENTZ J. 363, 364, 365, 367, 368 CLEMENTS R.E. 240, 241 CLIFT R. 13, 14, 15 CLINES D.J.A. 382, 383, 387 CLINES J.M.S. 29 CLIVAZ C. 355 COATES J. 15 COGAN M. 227 COLLADO BERTOMEU V. 119 COMBET-GALLAND C. 76 CONZELMANN H. 332 COOTE R.B. 236 COSGROVE C.H. 292 COTTER D.W. 39 CULIOLI A. 318 CULLER J. 172
DAVIES W.D. 69, 71 DEBERGÉ P. 372 DE CASTELBAJAC I. 193 DELOBEL J. 293 DELORME J. 51 DE PURY A. 28, 103, 106-107, 193 DE ROMILLY J. 357 DE SALIS P. XVIII, 290, 309-316, 309, 319, 321, 327, 362 DESCREUX J. 236 DÉTRIE C. 318 DETTWILER A. 275 DE VULPILLIÈRES S. XIV, 89, 103-113 DE WARD E.F. 178 DHORME P.-E. 181 DÍAZ RODELAS J.M. 157 DIBELIUS M. 332 DION P.-É. 232 DIONNE C. 169 DI PEDE E. XVII, 221, 235-250, 235 DOBBS-ALLSOPP F.W. 172 DONFRIED K.P. 294 DOOB SAKENFELD K. 42, 43 DORANDI T. 333 DOZEMAN T.B. 148, 150 DRAPER J.A. 51 DUFOUR M. 358 DUPONT J. 355, 358 DURRER S. 16 EGGER E. 301 ELLUL J. 67 EMMOTT C. 10 ENDRIS V. 194 ENGEL J.J. 17 ENGELMANN M. 339 ERDINAST-VULCAN D. 255 ERIKSSON A. 320 ESLINGER L. 236 EVANS C.A. 18 FALCONER R. 333 FERRY J. 235 FICCO F. 162 FINNERN S. 5, 268, 270, 271, 272, 276, 277, 272, 278 FISCH H. 160, 163, 173 FISCHER G. 28, 32 FISCHER I. 40, 42, 43, 44, 45, 103, 108, 109, 110, 111 FISHBANE M. 158, 169
INDEX ONOMASTIQUE
FLICHY O. 355 FLUDERNIK M. 16, 17, 22 FOCANT C. 55, 63-64, 292 FOGEL A. 6 FOKKELMAN J.P. 26, 35, 37, 121, 122, 161, 164, 180, 181, 184, 189 FOLEY J.M. 51 FOLIFACK C.A. XX, 379-394 FOWL S. 292 FRYE N. 295 FUCHS C. 318 GADAMER H.-G. 255 GALVAGNO G. 35 GARDE-TAMINE J. 123 GARRONE D. 224, 240 GARVEY J. 355 GAVENTA B.R. 292, 293, 295, 302, 303-304 GENETTE G. 21 GEOLTRAIN P. 344, 347 GERBER C. 320 GERLEMAN G. 42 GEVARYAHU H.H. 158 GIGNAC A. XVIII, 30, 289-308, 290, 293, 295, 306 GIUNTOLI F. 30, 33, 37 GŁOWIŃSKI M. 13-14 GOFFMAN E. 15 GOLDENBERG G. 128 GOOD E.M. 372, 387 GREENFIELD J.C. 224 GREIMAS A. 100 GROSSMAN J. 41, 42, 44, 45 GÜNTHNER S. 15 GUNKEL H. 27, 30 GUNN D.M. 218, 387 GUTHRIE D. 333 GUTIÉRREZ G. 386 HABEL N.C. 380, 382, 384, 386, 387, 388, 392 HADDOX S.E 208, 215 HAMBURGER K. 4-5, 18 HAMILTON V.P. 28, 30, 32, 35, 38, 39, 372, 373, 377 HANSON A.T. 333, 334 HARPHAM G.G. 371 HARRIS J. 42 HARRIS M.J. 317, 322, 323 HARTLEY J.E. 380, 383, 385, 389, 392
401
HARVEY J. 157 HATAV G. 127-128, 133 HAUSER A.J. 387 HAVEN E.O. 3 HEARD R.C. 26, 27 HEATH J.M.F. 294, 300 HECKEL U. 327 HEITSCH D. 9 HEMPFER K.W. 8, 9 HENDEL R. 28 HENNE H. 5 HENS-PIAZZA G. 224, 225 HERTZBERG H.W. 181 HESK J. 360 HIMBAZA I. 117 HIRZEL R. 10, 11, 12 HÖSLE V. 6-7, 8 HOLQUIST M. 8, 255, 258, 260 HOLT E. 13, 14, 15 HOLTZMANN H.J. 333 HOME H. 9, 10 HOOKER M.D. 291 HORSLEY G.H.R. 355 HORSLEY R.A. 51 HOUTMAN C. 150 HOVHANESSIAN V. 345 HUBBARD R.L. JR. 40, 42, 43, 44 HUBERT M.-C. 123 HUFFMON H.B. 157 HUMPHREYS W.L. 115 HURD R. 10 INVERNIZZI L. XV, 131, 135-151, 136, 137, 148, 153 ISRAEL F. 224, 240 JABLONKA I. 340 JACOB B. 27, 28, 33, 35, 38 JAKOBSON R. 20, 78, 294 JANZEN J.G. 39, 148 JEFFERSON G. 14 JEREMIAS J. 333, 365 JOHNSON E.E. 292 JOHNSON L.T. 334 JOHNSON M. 135, 141, 145 JOHNSTON S. 344, 346, 351 JONGELING K. 128 JOOSTEN J. 117, 118 JOSSELSON R. 15 JOÜON P. 31, 40, 42, 44, 123, 375 JOUVE V. 68, 70
402
INDEX ONOMASTIQUE
JUNOD É. 344 KAESTLI J.-D. 236 KASSER R. 347 KASTBERG-SJÖBLOM M. 319 KELLY J.N.D. 332, 333 KERMODE F. 57 KHAN G. 128 KING P.M. 8, 9 KINGSBURY J.D. 79 KINZEL T. 3, 6, 8, 18, 21 KLEIN L.R. 206-207 KLEIN R.W. 179 KLOPPENBORG J.S. 341 KÖSSINGER N. 8 KOESTER C.R. 257, 261, 266 KROEZE J.H. 179 KUSCHKE A. 157 LACK R. 120 LACOCQUE A. 42, 44, 45 LÄMMERT E. 19 LAFONTAINE R. 156 LAMBRECHT J. 71, 294, 320 LANOIR C. 236, 238, 239, 245, 248, 249, 250 LASINE S. 224, 225 LAUREL L. 225 LAUREYS M. 9 LECLERCQ H. 332 LEECH G. 5 LEGRAND L. 49 LEMAIRE A. 166 LEROY M. 332 LÉVÊQUE J. 388 LEVINSON B.M. 169 LI J. 302 LIEBLICH A. 15 LIVERANI M. 232 LOHFINK N. 124 LORENZ K. 6 LOUW J.P. 304 LUCIANI D. 223 LUTTENBERGER J. 334, 339 LUTTIKHUIZEN 344, 346 LUZ U. 71, 268, 273, 275, 276 MACCHI J.-D. 25, 105, 193 MACÉ M. 85 MAGONET J. 148 MAHÉ J.-P. 344 MAIER C.M. 29
MAINGUENEAU D. 318, 319, 349 MALHERBE A.J. 293, 294, 295, 296, 298, 307 MANDELA S. 16 MARANHÃO T. 6 MARGUERAT D. 41, 69, 70, 83, 235, 291, 292, 293, 294, 295, 302, 303, 311, 346, 355, 356, 360, 362, 363, 364, 365, 367 MARIN L. 153 MARION J.-L. 80 MARKL D. 153, 160, 163, 165, 168, 173 MARSCHALL P. XVIII, 290, 314, 315, 317-329, 323, 362 MARSHALL D.G. 255 MARTI K. 242 MARTIN W. 256 MATHEWS D. 146 MATHIEU Y. XVII, 169, 219, 281-287 MATTHEWS J.F. 332 MATTILL A.J. JR. 360 MAULPOIX J.-M. 172 MAYORDOMO-MARÍN M. 276 MAYS J.L. 240, 241 MAZZINGHI L. 162 MCADAMS D.P. 15 MCCARTER P.K. 181 MCCARTHY C. 168 MCCARTHY M. 13 MCCULLAGH M. 141 MCHALE B. 16 MEEKS W. 265 MEIER S.A. 128, 135, 144 MENDENHALL G.E. 157 MERZ A. 335 MESCHONNIC H. 28, 153 MEYER R. 157 MEYNET R. 236, 238, 239, 240, 242, 243, 245, 247 MIES F. 116, 379, 389, 390 MILBANK J. 258 MILDORF J. XII, 3-23, 3, 4, 6, 8, 16, 18, 21 MILLER C.L. 135, 143, 144, 162 MILLER-NAUDÉ C.L. 128 MIRGUET F. 123, 124, 137 MITTELSTRASS J. 6 MOORE M. 42, 44 MOULTON J.H. 332
INDEX ONOMASTIQUE
MUECKE D.C. 373 MÜLLER W.G. 9, 18 MURAOKA T. 31, 123 MURRE-VAN DEN BERG H.L. 128 MYLNE V.G. 21 NAFFAH J. 43 NAUDÉ J.A. 179 NEHER A. 241, 242 NELSON R. 224, 226, 228, 230, 232 NEYREY J.H. 360, 362 NGANGURA MANYANYA L. 28 NIDA E.A. 304 NIEHR H. 232 NIELSEN J.T. 261, 265, 266 NIETZSCHE F. 159 NIEUVIARTS J. 372 NIGOSIAN S.A. 157, 160 NIHAN C. 105, 137 NOBLE P.R. 240, 241, 243 NOCQUET D. XVI, 223-234, 223, 227 NOUAILHAT R. 362 NUNES A. 13 OBERLINNER L. 334 O’CONNOR D. 390 OIRY B. XV, 153, 175-191, 178 OLBRICHT T.H. 320 ONG W.J. 255 OSTY É. 44, 300 OSWALT J.N. 196 OTTO E. 153, 157, 160, 165, 166, 168, 169, 173 OTTO S. 227, 233 PAGE N. 10, 12, 13 PAINCHAUD L. 346 PALÉOLOGOU H.P. 359, 360 PAPOLA G. 162 PASQUIER A. XIX, 235, 290, 343-354, 366, 368 PASUPATHI M. 15 PATILLON M. 357 PATRON S. 239 PAUL S.M. 236 PAVEAU M.-A. 319 PÊCHEUX M. 318 PECHEY G. 256 PELLAT J.-C. 78 PÉREZ FERNÁNDEZ M. 157 PERVO R.I. 344, 345 PFISTER M. 20, 21, 22
403
PICKSTOCK C. 258 PITT-RIVERS J. 107 POGOR C. XVI, 193-220 POIRIER P.-H. 344, 346 POLAK F.H. 29 POLZIN R. 154 POPLUTZ U. 275 PORTER S.E. 357 PRIOR M. 334, 335, 338 PRIOTTO M. 148, 150 PROPP V. 100 PROPP W.H.C. 150 QUEYREL BOTTINEAU A. 360 RABATÉ D. 172 RABINOWITZ P.J. 19 RAD G. VON 27, 38, 118, 123, 164, 374, 375 RAMLOT L. 242 RAMÓN CASAS F. 157 RANCIÈRE J. 340 RAPPEL D. 173 REBOUL O. 315 RÉDALIÉ Y. 334 REHBOCK H. 5 REISS M. 91, 92 RESNICK I.M. 341 RICŒUR P. 70, 71, 255, 264 RIEGEL M. 78 RIMMON-KENAN S. 145 RINGGREN H. 196 RIOUL R. 78 RIZZI G. 214 ROBBINS V.K. 51 ROBERTS C.H. 341 RÖMER T. 25, 103, 105, 106-107, 117, 193 ROHMER C. XIII, 58-59, 67-85, 71, 79 ROMAN M. XVI, 193-220 RORDORF W. 344, 347, 349, 351 ROWLEY H.H. 387, 389 ROY J. 362 SACKS H. 14 SAILORS T.B. 291, 292, 293, 302 SAINT-JACQUES D. 371 SAKA P. 135, 141, 145 SALMAN É. 35, 37, 38 SANDER N.P. 107 SANDERS P. 160 SANFORD A.J. 10
404
INDEX ONOMASTIQUE
SARNA N.M. 27, 31, 33, 38 SAUERWEIN R. 233 SAVRAN G.W. 128, 129, 130, 131, 133, 135, 140, 154, 155, 156, 176 SCAIOLA D. 42, 44 SCHARBERT J. 41 SCHEGLOFF E. 14 SCHELLENBERG R.S. 320, 325 SCHIPPER J. 40, 43 SCHLOSSER J. 311 SCHMELLER T. 317 SCHMID K. 103, 106-107 SCHMID W. 18 SCHMIDT C. 343 SCHNEIDER T.J. 213, 214, 216, 217 SCHNEIDERS S. 257, 266 SCHOENTJES P. 371 SCOTT B.B. 271, 274, 277 SEBEOK T.A. 20 SÉCHAN L. 301 SELL R.D. 9, 128, 140 SEMINO E. 16 SÉNÉCHAL V. 170 SEYMOUR M. 135 SHARP C.J. 378 SHORT M. 5, 16 SHVEKA A. 393 SIBLOT P. 318 SICRE DÍAZ J.L. 385, 388, 389, 390 SIMIAN-YOFRE H. 163 SIMPSON E.K. 334 SKA J.-L. XI, 25, 41, 53-54, 91, 92, 95, 100, 104, 116, 119, 120, 123, 124, 219 SKEAT T.C. 333, 341 SKINNER M.L. 358 SNYDER J.R. 9 SOARDS M.L. 357 SOGGIN J.A. 236 SONNET J.-P. XV, 116, 121, 124, 127134, 137, 141, 143, 153-173, 154, 156, 161, 166, 169, 172, 175, 186 SPEISER E.A. 26, 95, 96, 99 SPICQ C. 332, 333 STANZEL F.K. 16-17 STEFFEK E. 79, 83, 357 STERLING G.E. 355 STERNBERG M. 4, 16, 122, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 135, 136, 138,
139, 140, 141, 142, 144, 145, 148, 151, 154, 162, 175, 176, 186, 190, 253, 254, 256, 261, 262, 375, 376 STEUCKARDT A. 318 STRECKER G. 344 STROBEL A. 333 STROHSCHNEIDER P. 8 SUMNEY J.L. 317 SWANSON R.W. 58 SWEARINGEN C.J. 6 TADMOR H. 227 TAM J.C. 257, 264, 265 TANNEN D. 14 TASCHNER J. 32, 37 TAYLOR J. 363, 364, 365 TERRIEN S. 387, 389 TESTUZ M. 343 THÉRIAULT J.-Y. 51 THOMAS B. 4, 6, 8, 16 THORNBORROW J. 15 TILLON G. 107 TODOROV T. 100 TOMACHEVSKI E. 100 TRANINGER A. 8 TRENEL I. 107 TRINQUET J. 300 TROCMÉ É. 355 TRUMMER P. 334 TSUMURA D.T. 183 TUCKER G.M. 236, 243, 244 TURNER L.A. 30, 35, 38 TUR-SINAI N.H. 387 ÜBELACKER W.G. 320 UEHLINGER C. 105 UTZSCHNEIDER H. 236 VALLÉE J.-F. 9 VALLETTE P. 368 VAN BELLE G. 275 VANDELANOTTE L. 5 VAN DE SANDT H. 278 VAN DER MERWE C.H.J. 179 VAN DER WOUDE A.S. 121, 236 VAN HECKE P. 393 VANHOYE A. 320 VAN OYEN G. XVII, 251, 267-279 VAN ROMPAY L. 128 VAN SETERS J. 95 VAN UNNIK W.C. 364, 365 VAN WOLDE E. 42, 44, 45, 46
INDEX ONOMASTIQUE
VERHEYDEN J. 275, 278 VERINE B. 318 VERMEYLEN J. 236, 386, 387, 389 VIALA A. 371 VIALLE C. XVI, 193-220, 194, 215, 218 VIBERG Å. 236, 242, 245, 246 VOGELS W. 92, 96, 97-98, 99, 115, 121 VOLOSHINOV V.N. 132 WARD G. 258, 266 WATSON D.F. 320 WATTS J. 158, 160, 173 WAUTERS A. XIX, 371-378 WEDER H. 71 WEIMA J.A.D. 291, 292, 293, 294, 299, 302, 304 WEINRICH H. 4, 11 WEINSHEIMER J. 255 WEISER A. 334, 335 WENHAM G.J. 28, 32, 33, 35, 37, 94, 95, 96, 99, 117, 374 WÉNIN A. XIII, 25-47, 30, 35, 37, 38, 41, 52, 91, 92, 95, 96, 97, 100, 103,
405
104, 107, 109, 110, 117, 118, 121, 122, 124, 130, 202, 235, 292, 372, 373, 374, 375, 377 WEREN W. 278 WESTERMANN C. 32, 38 WHEATON B. 106, 109, 110 WIDMER M. 171 WILDE O. 11 WILEY H.L. 91 WILLIAMS J.F. 57 WILLIAMS R. 253, 262 WILLIAMSON H.G.M. 236 WINDISCH H. 309, 312 WITHERINGTON B. III 362 WOHLENBERG G. 333 WOLFF H.W. 236 WOMACK P. 18 WOODS L. 327 WYNNE M. 16 ZAKOVITCH Y. 26, 30, 31 ZELTCHENKO V.V. 337 ZORREL F. 40 ZUMSTEIN J. 358, 366 ZURLI E. 26, 29
AUTEURS ANCIENS (JUSQU’AU XVIIIE S.) ÆLIUS THÉON 357 AMBROSIASTER 337, 338 APHTHONIOS 357 APULÉE 368 ARISTOTE 340, 358 ATTON DE VERCEIL 338 AYMON D’HALBERSTADT 337-338 CAJETAN (THOMAS DE VIO) 339 CALMET A. (DOM) 332, 339 DAMASE (PAPE) 337, 338 DÉMÉTRIOS 316 DION CHRYSOSTOME 296, 307 ESTIUS G. 339
EUSÈBE DE CÉSARÉE 346 HERVÉ DU BOURG-DIEU 338 JEAN CHRYSOSTOME 336, 337 JÉRÔME DE STRIDON 335, 336, 338 LENAIN DE TILLEMONT L. 339 MARCION 349, 350, 351, 353 MARTIAL 337 NICOLAS DE LYRE 338 PRIMASE D’HADRUMÈTE 337 PSEUDO-HERMOGÈNE 357 SUÉTONE 337 TERTULLIEN 343, 349, 351, 360, 363 THUCYDIDE 357
INDEX DES RÉFÉRENCES I. ANCIEN TESTAMENT (SELON LA BIBLE DE JÉRUSALEM) Genèse 1 1,1-19 1,3 1,20-31 1,26 1,28 2,3.4 2,7 2,16-17 2,18 3 3,1-3 3,6 3,11 3,17 3,22 4,3.4 4,12 4,24 6,3 6,6 6,7 6,9 7,1 7,11 8,21-22 10,8 11–25 11–23 11 11,6-7 11,26 11,27–25,11 11,27 11,29.31 11,30 11,32 12–25 12–22 12,1–16,15
12 115, 205 120 116, 127, 148 120 123, 124, 162 120 120 349 129 123, 124, 162 164 129 110 127 129 123, 124, 162, 164 200 196 214 123, 124, 162 166 124, 162, 166 120 120 228 124, 162 196 89-126, 100, 101 103 99, 105, 111, 112 124, 162 99 89 99, 115 99 92, 104, 105 92 115 124 XV, 121
12,1-7 12,1-3 12,1 12,2-3 12,2 12,3 12,4–25,7 12,4 12,7 12,8 12,10-20 12,10-11 12,10 12,11-13 12,11-12 12,11 12,12-13 12,13 12,14-15 12,14 12,15 12,16 12,17 12,18-19 12,18 12,19-20 13 13,4 13,5-13 13,9-10 13,13 13,14-17 13,15-16 13,16 13,18 14 14,12-24 14,14
89, 95, 97, 98, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 112, 118 117 116 115, 119, 120 104 92, 126 95, 124 121 92, 121 96, 115, 117, 126, 201 201 89, 93, 106, 121 122 224 93, 95 107 96 96, 139 94, 95, 107 93 96 107 94, 107 95, 107, 121 125 95, 96, 127 95 96, 122 201 121 96 121 119 126 120 201 92, 121, 124, 125 121 128
408 14,19-20 14,19 14,22 15 15,1-3 15,5 15,6 15,7 15,8 15,9 15,13 15,17 15,18 16 16,2 16,3 16,4 16,5-9 16,5 16,7 16,16 16,17 17,1–25,18 17–22 17–19 17–18 17 17,1-8 17,1-3 17,1 17,7-22 17,7.12 17,15-16 17,15 17,16 17,17 17,19 17,20 17,21 17,24-25 18–19 18,1–19,28 18 18,1-8 18,1 18,2
INDEX DES RÉFÉRENCES
119, 121 120 120 98, 118, 121, 122 116 118, 120 98, 118, 119, 124 119 118, 119 118 98 118 126 89, 92, 103, 105, 106, 109, 112, 122, 125 109 121 109 121 109 117 121 122 121 XV
122 109 105, 106, 110, 112, 121, 122, 124 104 122 119, 121, 125 122 123 105 104, 201 94, 104, 110, 111, 121 110, 111, 121 92, 105, 108, 110, 111, 122, 123 121 108, 122 121 103 XV, 124 89, 92, 105, 106, 110, 111, 112, 125 122 123, 125, 200 123, 200
18,3-8 18,3 18,4.5 18,6 18,8-15 18,9-16 18,9-10 18,9 18,10 18,12-15 18,12 18,13-16 18,14 18,16 18,17-33 18,17-19 18,18 18,19 18,20-21 18,21 18,22-33 18,32 19 19,1-29 19,18 19,19 19,27 20,1–22,1 20 20,1-18 20,1-17 20,2-3 20,3-7 20,6 20,9 20,10 20,11-13 20,11 20,12 20,13 20,14-16.18 21 21,1-7 21,1-3 21,5 21,6-7 21,8-19 21,9 21, 10
200-201 199, 200 200 227 122 122 200-201 111, 201 122, 201 111 123 111 112, 122 123 122 XV, 122, 123, 124, 162 121, 124 111, 123 121, 123, 124 117 116, 122, 124 97 92, 122 121, 122 44 199 122 103 98, 99, 103, 105, 106, 108, 112, 122, 125 89, 106 121 108 108, 122 97 98 97 93, 125 97, 108 98 95, 108, 139 108 98, 105, 106, 110, 112 122 105 121 110, 111 121 92, 110, 111 110
409
INDEX DES RÉFÉRENCES
21,11-13 21,12 21,16 21,17-21 21,17-20 21,17 21,22 21,26 21,30 22 22,1-19 22,1-2 22,2 22,5 22,7 22,8 22,9 22,11 22,12 22,14.15 22,16-18 22,17-18 22,17 23–25 23 23,1 23,4.8-9 24 24,1 24,3-4 24,3 24,5-8 24,7 24,11-27 24,14 24,28 24,42 24,43-44 24,48 25,3 25,7 25,8-11 25,11 25,22 25,25-26 25,27.28 25,29-34 25,29 25,31 25,32
125 105 117 110 122 120 125 97 98 93, 105, 122 117 119 118, 126 95 119 95, 118, 120 201 119, 120 118, 119, 120, 126 120 117, 126 121 119, 120 XV, 125 105, 111 121 97 93, 94, 115, 119 89 94 120 94 115, 126 115 116, 139 41 115 139 115 27 121 115 121 30 29, 30 29 XIII, 25-30 26 28 27
25,33 26 26,1-11 26,1 26,9 26,24 26,25 27,1 27,6-13 28,1 28,6 28,12-15 28,15 28,20-22 28,21 29,4-8 29,18-19 29,22-29 30 30,1-13 30,1 30,23-33 30,30 30,35-43 30,37-38 30,38-39 30,40-42 30,43 31 31,1-18 31,1-2 31,1 31,2 31,3 31,4 31,5-13 31,5-9 31,5 31,6-7 31,6 31,7-8 31,7 31,8-9 31,8 31,9 31,10-13 31,10-12 31,13 31,14-18 31,22
28 95 106 120, 224 130 121 201 119 29 130 130, 131 37 31, 195 37 31 29 33 31 35 109 108 33 37 35, 37 37 38 37 34 32 XIII
31 32, 34, 35 32, 36 31, 32, 36, 37, 39, 195 31 30, 31-39 32 33, 34, 35, 36 33, 34, 37 196 39 33, 34, 35, 37 32, 33 36 32, 33, 34, 35, 36, 39 32 34, 35 36, 38, 39 38, 39 127
410 32,14 32,18-19 32,19 32,21 33,10 33,20 35,3 37 37,5-11 37,6-8 37,12-14 37,12 37,15-20 37,18 37,19 37,20 37,21-22 37,23-24 37,26-27 38 41,54 41,51-52 41,39-41 42–50 42–43 42,6-13 42,16.17.19 42,20 42,21 42,22 42,24 42,28 42,36 42,38 43,1-10 43,12 43,15-17 43,16 43,18 43,26.28 44,4-5 44,18-34 44,32 45,4-9 45,17-20 46,20 46,33-34 47,29 50,16-17 50,17
INDEX DES RÉFÉRENCES
200 139 200 139 199 201 201 371, 375 373 372 372 119 372, 373, 378 372, 373 XX, 371, 372, 373, 374 372, 373 374, 375 377 375 43 224 211 378 115 371 374 375 374, 375 XX, 374, 375 374 376 378 376 377 30 200, 377 376 377, 378 XX, 376, 377 374 139 30 130 115 139 211 139 199 130 139
50,19-21
115
Exode 2,13 2,23–4,17 3–7 3 3,6 3,7 3,10 3,11 3,12 3,13 3,14-15 3,16-17 3,16 3,18 4,1-9 4,1.10.13 4,22-23 4,22 5,1-5 5,1 5,6-23 5,22 6 6,1 6,6-8 6,13.26 7,9 7,14-25 7,16-18 7,16-17 7,19 7,26-29 8,1.12 8,15 8,16-19 9,1-4 9,13-19 9,16 9,29.33-34 12,3-20 13 13,7 13,13 13,17 14–15 14,3 14,25
141 235 XV, 135-151, 136 138, 196 142 145 142, 196 139, 199, 219 139, 195, 196 139, 140 142, 143, 145 143, 144, 145, 146 147 137-138, 145, 146 200 199, 219 137-138, 144, 145, 146 147 137-138, 147 149 147 199 151 147 145, 147, 148 131 145 150 145, 148-149 144, 150 145 145 145 208 145 145 145 196 237 145 164 162 224 164 205 133 208
411
INDEX DES RÉFÉRENCES
15,6 16,12 17,7 17,15 19,3-6.12-13 20,1-14 20,13 20,19 20,22-26 21,2–23,33 23,33 29,2.40 31,13-17 32–33 32 32,8 32,11 32,12 32,14 33,5 33,11.20-23 34,9 34,13 34,15-16 34,19-21
196 145 197 201 145 155 227 201 145 145 218 227 145 167 218 130 196 166-167 167 145 201 199 202 217 224
Lévitique 2,1.4-6.15 11 11,3 26,38
200 55 224 225
Nombres 11,14-15 13,16 13,32 14 14,13.17 32,5
199 158 225 167 196 199
Deutéronome 1,19-45 4,6 4,28 4,33 5,5-7 5,6-18 5,17 5,24-26 5,26
154 155 171 201 154 155 227 201 81
5,31 6,20-25 7,1 7,12-14 7,16 7,17 8,17 8,18 9,4 9,12.16 9,18-29 9,28 9,29 10,10 12–26 12,20 13 13,3.7.14 14,3-21 15,9.16 17,14 18,21 19,2.7 21,1-9 25 26 26,3 26,5-10 26,12-15 26,17-19 27,15 28,31 28,56-57 28,67 28,69 29,18 29,23-27 30,12-13 31–32 31 31,9-23 31,9 31,16 31,17-19 31,17 31,19-21 31,22 31,24 31,25 31,29
154 155 229 108 218 155, 156 196 156 171 171 155 196 171 155 156 171 156 55 156 156 156 155 169 43 156, 156 156 156 156 171 224 225 156 157 156 155 156 156, 153, 157 156 217 163 156 157 158, 156, 156 171
156
158
162 171
159 158
412 31,30 32 32,1-43
INDEX DES RÉFÉRENCES
32,44-47 32,44-45 32,47 33
158, 159, 162 XV, 153-173, 170, 172 153, 156, 157, 158, 159, 161, 170, 172, 173 170 163 160, 161, 165 XV, 153, 160, 161, 163, 164, 167, 168 165 160, 165 165 161 XV, 153, 160, 166 166, 168, 169 160, 161, 166, 167, 168, 169, 170 XV, 153, 160, 167, 168 172 168, 172 166, 169 160, 166, 168, 169, 170 171 158, 162 170, 172 170
Josué 1,5 1,8 1,9 3 7,10-13 8,30 14,11 23,13
195 156 196 156 144 201 196 218
Juges 2,3 2,6-10 2,11-19 2,20-21 3,5 3,7-9 3,9 3,12-30 3,12-15 3,15.31
218 158, 193 193, 194 194 200 194 196 211 194 196
32,8-9 32,19 32,20-43 32,20-27 32,20 32,28-33 32,29 32,31 32,34-35 32,35 32,36 32,37-42 32,39 32,40 32,41-42 32,43
4,1-3 5 5,30 5,31 6–9 6–8 6 6,1-32 6,1-6 6,1 6,2 6,6-7 6,8-10 6,8 6,11-16 6,11 6,12-17 6,12 6,13 6,14 6,15-18 6,15 6,16 6,17-32 6,17-22 6,17 6,19 6,23 6,24 6,25-32 6,29 6,31 6,32 6,33–7,25 6,33-40 6,33 6,34 6,35 6,36-37.39 7 7,1-11 7,2 7,3-5 7,7 7,9-11 7,9 7,10
194 208, 212, 214 217 193 193, 195 XVI, 193–220 196, 219 194 197, 226 198 200 194 198, 212 196 195 200, 203 208 XVI, 195, 196, 197, 200, 205 197, 200, 210, 219 XVI, 195, 196, 197, 198, 200, 204 197 198, 200, 205, 210, 211, 215 195, 199, 200 199 200-201 202 195 200, 202 218 202, 218 214 211, 218 202 194, 203 204 203, 211 211 XVI
210 219, 211, 213, 228 204, 205 216 206 207 210 205 207
413
INDEX DES RÉFÉRENCES
7,11-14 7,14 7,15-25 7,15 7,20 7,22 7,23-24 8 8,1-3 8,2.3 8,4 8,5-7 8,8-9 8,9 8,10-12 8,10 8,14 8,15 8,18-21 8,19 8,22-25 8,23 8,25-35 8,26.27 8,33 9 9,52 11,1 11,14-27 16 17,4 17,5 18,2.14.17-18 19,23 21,18
204, 208 212 204, 209 208 209 211, 213 211 194, 210, 219 210, 212 215 213 210, 212, 214 210, 212 213, 216 213 211, 214 210, 212, 214 212, 214 210, 214 215 210, 217 XVI, 220 210 217 212, 218 218 213 196 30 196 206 218 218 44 131
Ruth 1 1,1 1,4 1,5 1,6 1,7-14 1,8-14 1,8-9 1,8 1,11.12-13 1,13 2,1 2,10.13
40 197, 224 31 41 31, 41 XIII, 40 30, 40-46 45 44 43, 45 44 196 200
1 Samuel 1 – 1 Rois 2 1 Samuel 2,16 2,27-36 3 3,13 4,6.9 5,3-4 5,7 5,8.10.11 6,5 7,7 7,10 8,6 8,10-18 9,1 9,21 10,16 10,17-23 10,19 11,12 12 13,1-4 13,3.6.7 13,12 13,16-23 13,19 14,1-46 14,1-15 14,1-12 14,1-5 14,1 14,6-8 14,6 14,7 14,8-10 14,8 14,9-10 14,10-13 14,10 14,11-13 14,11 14,12 14,13 14,21 14,36-37 14,40-42 14,52
176
176, 186 40 176 235 127 186 189 186, 190 186 186 186 190 131 30 196, 199 198, 199, 219 127 178 40,176 176 30, 385 179 186 176 179 186 178 XV, 175-191, 176, 190 179 180 177, 178, 179, 186 182 177, 180, 183, 191 181 178 175, 179, 182, 185, 186 XV, 177, 190 179 187, 191 185 186, 187 187, 188, 191 183, 188 186 178 178 196
414
INDEX DES RÉFÉRENCES
15,2-3.18 16,14 16,18 17,10 18,22.25 19,17 20 20,21-22 22,21 23,1-5 23,7 23,9-12 24 24,11 25,4.7 27,4 28,5-6 29,3 29,9 30,7-8
176 226 196 186 176 176 176 133 127 178 127 178 176 176 128 127 178 186 176 178
2 Samuel 2,1 3,34 4,1 5,23-25 5,24 6,19 7,4-16 11–12 11,27 12,23 13,16 15,34 16,3 17,2 17,10 18,20-27 19,12-14 19,19 19,27 21,1 24,11
110 178 189 380 178 228 230 144 106 113 262 44 176 176 380 196 229 176 189 176 178, 224 242
1–2 Rois
110
1 Rois 1,11-31
130
2,29.39 3 10,29 11,2 12,12 20 21,4 21,14-15.16 21,19-20 2 Rois 1,6 3,13 4,16 5–8 5–7 5 5,1–6,23 5,35-37 6–7 6,8-23 6,24–7,20 6,24-31 6,30-31 6,32–7,2 6,32-33 6,33 7,1-2 7,2LXX 7,3-9 7,3-5 7,7-9 7,10-20 7,16 7,17-20 7,17 9,33 14,6 17,36 18–19 18,27 19 19,1 19,35-37 22
127 225 229 131 131 233 131 128 227 144 44 44 232 231 226, 227, 228, 229, 230, 234 233 229 232 223, 226, 227, 228, 229, 230, 234 XVI, 223-234, 223, 231, 232, 233, 234 223, 224, 233 226, 233 223 226, 233 227 227, 233 228 223, 228 233 229 223, 230 231 233 226 231 131 196 232, 233 224 226 226 229, 230 226
415
INDEX DES RÉFÉRENCES
1 Chroniques 17,3-14 21,9 25,5 29,12 29,29
144 242 242 196 242
2 Chroniques 9,29 19,2 20,6 29,25 35,15
242 242 196 242 242
Esdras 8,35
214
Néhémie 1,10 6,9
196 380
Esther 2,10
128
Job 1,1 1,8 1,9-11 2,3 2,4-5 2,9 3,20-26 4–5 4,1-6 4,2-11 4,2-6 4,3-4 4,5-7 4,6 4,7-11 4,7 4,12-21 4,17-20 4,17 5,1-27 5,1-2 5,1
391 391, 391 391, 391 391, 388 379 379 388 380, 389 380, 382 392 380, 389, 380 388, 381 381 386, 379,
392 392 392
382, 387, 388, 389 388 390 390 388 380, 381
5,2-5 5,8-16 5,9-16 5,12-13 5,17-27 5,17-25 5,17 5,18.19-26 6,4 6,14-15 6,23 6,24.29 7,20 8,4 8,5-7 8,6 8,13-22 9,2.15 9,18 9,20-22 9,20-21 9,24.28 9,29 10,2.7 10,13-15 11,13-19 12,2.3 12,4 12,6 12,10-25 13,2 13,4 13,9-10 13,18.23 13,24-28 13,26 14,4.16-17 15 15,2-16 15,2-3 15,3-13 15,3 15,4-6 15,4-5 15,4 15,5-6 15,5 15,7-10
389 381 382 384 379, 389 382, 382 384 384, 384 391 384, 391 390 391 389 391 384 392 391 384 391 391 391 390 383 384, 384 384 383 383, 384 391 384 391 391 379 379, 383 390 391 383 390 382, 379, 382, 383
380, 381, 382 390 390 391
390
384, 390
382
391 389, 390 386
416 15,8 15,12-13 15,12 15,13 15,14-17 15,14-16 15,14 15,16 15,17-35 15,20-35 15,20-24 15,34.35 16,4-5.20 16,17 18,5-21 18,8-10 19,2-5 19,4-5 20,4-29 20,5-29 21,14 22 22,1-11 22,2-30 22,2-4 22,5-9 22,5 22,6-9 22,10-11 22,12-20 22,13.17-18 22,15 22,21-30 22,21 23,11-12 24,18-25 27,5-7 27,5-6 27,13-23 29,2-6 29,12-17 30,25 31 31,7 31,13-23 31,17.21
INDEX DES RÉFÉRENCES
382 384, 390 383 379, 382, 383, 389, 390, 391 382 389 390 384, 390 382 389, 390 386 383 384, 390 391 389 386 384, 390 391 391 389 387 379 379, 384, 385, 390 384 385 389, 391 379, 385, 388 384, 385, 388, 393 384, 385, 386, 391 384 387 386 384, 388 391 391, 392 379 393 391, 392 379 386 391, 392-393 392 391, 392, 393 392 392-393 393
384,
387,
392388,
31,33 42,7-8
392 393
Psaumes 31,11 35,3 46,11 50,5-23 57,8-10 68,23-24 72,20 75,3-11 77,2 78,23 81,6-17 82,2-7 87,4 91,14-16 95,7-11 103,20 105,11.15 107,12 111,6 119 130,5-7 131,3
380 160 160 160 160 160 158 160 81 228 160 160 160 160 160 196 160 380 196 227 227 227
Proverbes 4,12.16 19,18 24,16.17 29,17 30,16
380 380 380 380 108
Cantique 2,10.13 3,4 8,2
117 41 41
Isaïe 1,1 2,1 3,2 6 9,9-20 13,7 28,13 31,3 35,3 36,12
242 242 196 235 225 381 380 380 381 224
417
INDEX DES RÉFÉRENCES
41,7 42,4 42,23 48,9-11 51,5 55,11 63,3
206 227 380 164 227 78 231
Jérémie 1 1,8 1,11.13 6,15 6,22 6,29 8,12 14,7.21 18,15 19,9 22,3 42,8
235 196, 199 238 380 381 206 380 164 380 225 124 237
Lamentations 2,20 4,10
225 225
Ézéchiel 1–3 3,6 4,4 5,10 17,17 20,9.14.22 33,12 36,13-14 36,15 37,10
235 196 380 225 228 164 380 225 380 228
Daniel 2,6 2,9 4,24 8,7.10 11,13.25
40 40 40 231 228
Osée 2,1 4,5 5,5 6,6 14,10
81 380 380 68 380
Amos 1,1-3 2,3.4 2,6-8 2,13 3,7 3,8 3,9-10 4,6-12 5,1 5,5 5,6.9 5,13 5,21-27 5,21-24 6,1-11 6,10 7 7,1–8,3 7,1 7,2 7,3 7,4 7,5 7,6 7,7-9 7,8 7,9-11 7,9 7,10-17 7,10-11 7,10 7,11 7,12-13 7,12 7,13 7,14-17 7,14-15 7,16 7,17 8,1-3 8,2 8,3 8,4-8
237 237 244 248 162, 167 245 244 244 237 241 237 249 241 244 244 249 237 XVII, 235-250 237 237, 248 237, 238 237 237, 248 237 238 239 242 240, 248 235 240, 243, 244 242 247, 248 242, 243, 245 246 241, 244, 246 244 248, 245, 246 247 241, 247, 248 238 248 248, 249 249
Michée 3,5 3,8 3,11
244 196 244
418 Zacharie 13,9
INDEX DES RÉFÉRENCES
Malachie 2,8
206
380
II. NOUVEAU TESTAMENT Matthieu 1–27 1,23 4,3-6 4,17 4,18 4,19 4,20 5–7 5,19 6,4.6 6,30-33 7,16-20 7,28 7,29 8,5-13 8,14-15 9,6.8 10 10,1 10,22-33 11,1 11,27 12,10 12,14 12,25-30 12,31-32 12,33-37 12,37 12,38 13 13,2 13,3-9 13,8 13,10 13,11.17 13,18-33 13,18 13,24 13,34 13,36 13,43 13,44-50
67-85 277 276 80 69 79, 82 83 80 269 272 84 275 69 269 275 74 80, 82 275 269 275 83 269 277 68 68, 272 68 69 68, 69, 70 XIV, 70 69 XIV, 76, 269 76 77 84 76, 77, 78 76 77 76, 84 76 77 76, 77, 78 84 78
13,44 13,45.47 13,51 13,52 13,53 14,22-33 14,27 14,28 14,30 14,31-33 15,9 15,15 15,21-28 16,13-23 16,16-19 16,20-23 16,24-25 17,7 18 18,21 18,23-35 18,26-30 19,1 20,13 21,23-27 21,28-32 21,31 22,1-14 22,11-12 22,15 24–25 24,15 25,14-30 26,1 26,17 26,30-35 26,32 26,34.35 26,50 26,64 26,69-75 26,75 27,1.7
70 76 76, 78 70, 81, 85 76, 79, 269 80, 82 80, 274 80, 81 80-81 81, 275 272 82 74 82 81 81 83 274 269 82 71 72 269 74 275 72 73 73 74 272 269 84 75 269 82 82 274 83 74 63 82, 83 79 272
419
INDEX DES RÉFÉRENCES
27,55-61 28 28,1-20 28,1-8 28,1-7 28,5 28,7 28,8-10 28,8 28,9-10 28,10 28,11-15 28,13.15 28,16-20
271 XVII,
28,16-17 28,18-20 28,19 28,20
251, 267-279 270, 271 267, 273 270 253, 274 271, 272-273 270, 277 272 267, 271, 274, 277 273 267, 270, 271, 272 273 267, 270, 271, 273, 275 274 274, 276, 277 270 269, 272, 275
Marc 1,1-4 1,1 1,3.4 1,7-8 1,11 1,15 1,24 1,27 2,2 2,7 2,8-11 2,12 2,16 2,27-28 3 3,7–6,6 3,11-12 3,11 3,20-21 3,21 3,22.30 3,31-35 4,9 4,10-11 4,11-12 4,13.23 5,7 5,25-34
49-65 51 57 52 52, 61 52, 64 49 59 61 56 60 53 61 60 62 63 56 63 59 55 56, 60 60 55, 56 49 56 53 49 59 52, 55
6,3 6,6–8,30 6,6.8.9 6,14-16 6,17-19 6,23-25.34 7,6-14 7,18-19 7,24-30 7,37 8,29 8,38 9,4.6 9,7 9,40-41 10,6.9.18 10,26-27 10,32-33 11,9-10 11,22 12,6.27 13,2 13,14 13,20.32 14,1–16,8 14,1-2 14,3-9 14,10-11 14,36 14,57-59 14,61-62 14,71 15,5-15 15,29 16,1-8 16,6-7 16,6 16,7 16,8
60 56 54 60 55 54 53 55 55 61 61 62 62 64 62 64 64 63 61 64 64 60 54 64 57 60 55 60 64 60 63 83 54 60 55 65 253 57 49, 57, 271
Luc 1,2 1,4 6,8 9,22 9,29 12,11 16,19-31 21,12-19
252, 287 286 284 282 281 358 285 359
420 21,14 22,67 23,55 24 24,1-3 24,4 24,5-7 24,5-6 24,5 24,7-12 24,13-35 24,17-24 24,23.24 24,25-26 24,27 24,29-31 24,29.32 24,33-35 24,34 24,36 24,37 24,38-39 24,40 24,41-42 24,41 24,43 24,44 24,45 24,46-49 24,46 24,47-49 24,50-53 24,50-51 24,52.53 Jean 1–19 1,5.11 1,14 1,38 1,42-43 1,47-48 2,4 2,12 2,15 2,17.22 2,25 3,11.22
INDEX DES RÉFÉRENCES
358 63 281 XVII, 281-287 281 281 281 282 281, 284, 286 282 283 281, 283 282 281, 283 283, 285 283 281 284 253, 281 281 284 281, 284 284 285 281, 286 286 281, 285 285 281 285 286 281 286 281, 286
253, 257-258, 259, 260, 261, 263, 264, 265 257 266 257, 258 257 257 258 257 257, 258 263 258 257, 258
3,32 4,1 4,3-6 4,18 4,40.43 4,44.47.51-53 5,1 5,6 5,15 5,19.30 5,42 6,1.3 6,5 6,6.11 6,15 6,19-20 6,61.64 7,1 7,10-14 7,30.34.37 7,39 8,1.10 8,6-8 8,20.27.37.55 8,59 9,1 9,3 9,6 9,15 10,14.15 10,22 10,27 10,39.40 11,4 11,6.17 11,33 11,35 11,38 11,41 11,42.51 11,54 11,57 12,1 12,14 12,16 12,27 12,36 13,1 13,3-5 13,5
257 258 257 258 257 258 257 257, 258 257 258 257 257, 258 257, 260 258 257 257 258 263 257 258 258 257 257 258 257, 258 258 257 258 257 258 257 257, 258 257 257, 258 257 258 257 258 263 258 257 257, 258 257
258
258 258
258
258 258
258
421
INDEX DES RÉFÉRENCES
13,12.18 13,19 13,21.26.29 14,26-29 15,15 15,26 16,4.7 16,9 16,13.16 16,19 16,20.22 16,29-32 17,1 17,6-8 18,1 18,4.14.19 19,2-5.17 19,25-26 19,26 19,28 19,29-30 19,31 19,33.34 19,38.40 20–21 20 20,1 20,2 20,5 20,7 20,8-9.12-15 20,14 20,15-17 20,18 20,19 20,20 20,21 20,22-23 20,22.25 20,26 20,27 20,28 20,29 20,30-31 21 21,2 21,4 21,5.6 21,7 21,9-17
258 263 258 263 257 263 264 258 264 258 264 260 257, 258 264 257 258 257 261 257 258 257 258 257 257, 258 XVIII, 253, 257-266 252 259 259 259 257, 259 259 258 262 258, 259 258, 262 258, 259 259, 262 262 259 258, 262 259, 262 264 259, 262, 265 266 252 259 258, 259 262 266 259
21,10.12 21,15-19 21,21 21,22.23 21,24
262 262 259 262 259
Actes 1,4 2,32 3,15 4,10 5,34 7,58 8,1.3 9,1-31 9,13 10,40 11,3.25 12,17 12,25 13–21 13,1-9 13,9 13,16 13,29-30 13,30 13,34 13,47 15,23-30 16,8 16,19 16,37-38 17,15 17,31 18,3 18,12-16 19,11-12 19,33 20 20,5 20,18-36 20,24 21–26 21,1 21,8 21,10.11 21,21-22 21,26 21,27-36 21,28
356 253 253 253 365 361 361 361 362 253 361 364 361 361 361 361 364 361 253 253 361 361 332 363 361, 366 305 253 361 363 361 358, 364 357, 359 332 357 358 XIX, 290, 355-368 364 358 357 362 361 362 366
422
INDEX DES RÉFÉRENCES
21,40 22–26 22,1-21 22,2-21 22,7.13 22,15.18 22,25.28 23,1-6 23,1 23,6 23,11 23,16 23,27 24,2-8 24,5-6 24,6 24,10-21 24,10 24,12 25,8 25,11 25,16 26 26,1 26,2-23 26,4.5 26,14 26,16.22 26,23 26,24 28,23 28,25
364 366 358, 363 364 361 358 366 358 364 365 358 365 366 360 363 366 358 358 363 358 366 358 366 358, 364 358 365 361, 364 358 253 358 358 357
Romains 1,2-3 2,15 3,21-26 4,24 7,1-3 8,11 10,9
353 358 293 253 293 253 253
1-2 Corinthiens 291, 309, 344 1 Corinthiens 1,1–7,4 1,16 2,6 9,1-18 15
317 345 351 325 352
15,3 15,4.20 15,35-54 15,50-57 16,15.17
348 253 349 352 345
2 Corinthiens 2,11 2,14 4,4 7,11 8–9 10–13
317 332 293 351 358 313
10,1 10,2-13 10,2-4 10,2 10,3-6 10,3-4 10,8-9 10,8 10,9 10,10 10,11-18 10,12-13 10,12 10,13 10,18 11,1 11,3-6 11,5-15 11,5 11,6 11,7-15 11,16–12,11 11,16-18 11,18 11,21-30 11,30 12,1-10 12,1.5-6 12,9-10 12,11-18 12,11-12 12,11 12,12 12,16 12,18
XVIII,
290, 309-316, 317-329 309, 313, 314 320 321 313, 319, 323 314 322 322 314, 320 323 310, 315, 317, 318, 322, 323 323 320, 328 318, 323 323 324 309, 320, 325 327 325 314, 317 318, 324 324, 325 325 320 318, 327 320, 326 326, 328 311, 327 320, 328 320 325 327 314, 317, 320, 326 309, 311, 328 318, 324 326
423
INDEX DES RÉFÉRENCES
12,19 12,21 13,2 13,4 13,7 13,9 13,10
358 315 315 320 320, 328 320 314
Galates 1,1 1,8 1,11-12.17 4,19 6,17
253 353 348 293 347
Éphésiens 1,20
253
Philippiens 1,7 1,16 3,8.11
347, 358 358 347
Colossiens 2,12
253
2,5 2,6 2,7 2,8 2,9-12 2,9 2,10 2,11 2,12 2,13-16 2,17–3,13 2,17-20 2,17
1 Thessaloniciens 1,1-10 291 1,1 305 1,10 253 XVIII, 290, 291-307 2–3 2 293, 294 2,1-12 291, 296-298, 300, 304, 306, 307-308 2,1-2 299 2,1 305 2,2 300 2,3-4 299 2,3 301 2,4-7 302 2,4 300
2,18 3,1-13 3,1-5 3,1-2 3,1 3,2 3,3.4 3,5-7 3,5 3,6-13 3,6 3,7 3,8 3,11.13 4,14 5,27
299 306 291, 292, 293, 299 300, 306 302-303 299, 300, 303 303 291, 293, 299-300 301, 303 291 291, 300, 306, 307 296-298, 304 291, 293, 299, 300, 306 291, 293, 300 296-298 304-305 291, 293, 302 305, 306 300, 301 299-300 299, 301 291, 293, 302, 305 305 291, 299-300, 306 301, 302 299, 301-302, 306 303 253 291
2 Timothée 4,13 4,16
XIX, 290, 331-342 358
1 Pierre 1,3.21 3,15
253 358
2 Pierre 3,16
343
III. APOCRYPHES 3 Corinthiens (= AcPaul X,2-6) 343-354 X,3 347 X,4,1 347 X,4,5-7 349
X,4,9-18 X,5,24-25 X,5,31-32 X,5,36-39
349-350 352 353 353
BIBLIOTHECA EPHEMERIDUM THEOLOGICARUM LOVANIENSIUM
SERIES III 131. C.M. TUCKETT (ed.), The Scriptures in the Gospels, 1997. 132. 133. 134. 135. 136. 137. 138. 139. 140. 141. 142. 143. 144. 145. 146. 147. 148. 149.
XXIV-721
p. 60 € J. VAN RUITEN & M. VERVENNE (eds.), Studies in the Book of Isaiah. 75 € Festschrift Willem A.M. Beuken, 1997. XX-540 p. M. VERVENNE & J. LUST (eds.), Deuteronomy and Deuteronomic Literature. 75 € Festschrift C.H.W. Brekelmans, 1997. XI-637 p. G. VAN BELLE (ed.), Index Generalis ETL / BETL 1982-1997, 1999. IX337 p. 40 € G. DE SCHRIJVER, Liberation Theologies on Shifting Grounds. A Clash of 53 € Socio-Economic and Cultural Paradigms, 1998. XI-453 p. A. SCHOORS (ed.), Qohelet in the Context of Wisdom, 1998. XI-528 p. 60 € W.A. BIENERT & U. KÜHNEWEG (eds.), Origeniana Septima. Origenes in 95 € den Auseinandersetzungen des 4. Jahrhunderts, 1999. XXV-848 p. É. GAZIAUX, L’autonomie en morale: au croisement de la philosophie et 75 € de la théologie, 1998. XVI-760 p. 75 € J. GROOTAERS, Actes et acteurs à Vatican II, 1998. XXIV-602 p. F. NEIRYNCK, J. VERHEYDEN & R. CORSTJENS, The Gospel of Matthew and the Sayings Source Q: A Cumulative Bibliography 1950-1995, 1998. 2 vols., VII-1000-420* p. 95 € 90 € E. BRITO, Heidegger et l’hymne du sacré, 1999. XV-800 p. 60 € J. VERHEYDEN (ed.), The Unity of Luke-Acts, 1999. XXV-828 p. N. CALDUCH-BENAGES & J. VERMEYLEN (eds.), Treasures of Wisdom. Studies in Ben Sira and the Book of Wisdom. Festschrift M. Gilbert, 1999. XXVII-463 p. 75 € J.-M. AUWERS & A. WÉNIN (eds.), Lectures et relectures de la Bible. Festschrift P.-M. Bogaert, 1999. XLII-482 p. 75 € C. BEGG, Josephus’ Story of the Later Monarchy (AJ 9,1–10,185), 2000. X-650 p. 75 € J.M. ASGEIRSSON, K. DE TROYER & M.W. MEYER (eds.), From Quest to Q. Festschrift James M. Robinson, 2000. XLIV-346 p. 60 € T. ROMER (ed.), The Future of the Deuteronomistic History, 2000. XII265 p. 75 € F.D. VANSINA, Paul Ricœur: Bibliographie primaire et secondaire - Primary 75 € and Secondary Bibliography 1935-2000, 2000. XXVI-544 p. G.J. BROOKE & J.-D. KAESTLI (eds.), Narrativity in Biblical and Related 75 € Texts, 2000. XXI-307 p.
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