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French Pages 424 Year 1984
Le savoir historique 1
Hommes et structures du moyen âge
ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES
Le savoir historique 1
ÉDITIONS DE L'ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES / PARIS & MOUTON ÉDITEUR / PARIS-LA HAYE
GEORGES DUBY
Hommes et structures du moyen âge Recueil d'articles
ÉDITIONS DE L'ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES / PARIS & MOUTON ÉDITEUR / PARIS-LA HAYE
Réimpression 1984 © 1984 École des Hautes Études en Sciences Sociales ISBN 2 7132 0829 7 Imprimé en France
Couverture de Jurriaan Schrofer
© 1973 Ecole Pratique des Hautes Etudes and Mouton and Co. Library of Congress Catalog Card Number : 72-87939 Printed in France
Lorsque je les considère ainsi rassemblés, ces articles m'apparaissent comme des préparations. Ce qu'ils ont tous été, en effet. Ecrits plus librement que les livres, qui tous ou presque me furent commandés. Mais matériaux de ces livres mêmes. Le plus ancien est dans ce cas : ce qu'il expose des institutions judiciaires m'a livré la clé d'un système de relations sociales dont j'ai pu poursuivre ensuite l'analyse, me fondant sur les documents du Maçonnais féodal. D'autres furent les approches successives d'un essai de synthèse, abordant, sous tel ou tel angle, à partir d'un dossier d'archives, à propos d'un livre récent, tel aspect moins bien éclairé de l'économie rurale et de la vie des campagnes médiévales. Quant aux plus récents de ces courts essais, ils aménagent peu à peu les soubassements d'un ouvrage que je voudrais bien écrire et qui traiterait des sociétés aristocratiques européennes aux XIe et XIIe siècles. La lecture de ces travaux peut susciter des réflexions de méthode. J'aimerais qu'elle révèle aussi les progrès hésitants d'une recherche dont, effectivement, l'homme et les structures constituent à la fois l'objet.
CHAPITRE I
Recherches sur révolution des institutions judiciaires pendant le Xe et le XIe siècle dans le Sud de la Bourgogne*
Dans les travaux qui étudient, dans son ensemble, l'histoire des institutions judiciaires médiévales, on trouve une description très précise de l'administration de la justice à l'époque carolingienne ; d'abondants documents officiels, critiqués et commentés par des générations d'historiens, permettent de se faire aujourd'hui une idée claire de la compétence et du fonctionnement des différentes cours publiques de justice et de définir les secteurs limités de la société où s'exerçaient des juridictions privées. A ce tableau succède immédiatement une étude, elle aussi très poussée, des institutions judiciaires de la période féodale classique ; on y insiste avec raison sur le caractère purement privé que prend désormais la justice, sur la complexité et l'enchevêtrement des nombreuses juridictions seigneuriales, sur le contraste qui oppose le châtiment brutal et expéditif qui frappe les petites gens à l'inefficacité des jugements rendus contre les nobles ; au XIIe siècle, les règlements particuliers sont assez nombreux pour attester l'existence des institutions qui plus tard seront décrites par les juristes professionnels. Mais la période qui relie ces deux étapes bien connues est par contre laissée généralement dans l'ombre ; on ne voit pas nettement comment, au cours du X e et du XI e siècle, le système carolingien, simple et cohérent, a cédé la place à une conception aussi confuse de la fonction judiciaire, entièrement déterminée par des relations personnelles et des considérations domestiques. C'est là une déplorable lacune. L'historien du droit, qui ne peut suivre d'un bout à l'autre l'évolution des institutions qu'il étudie, est tenté de franchir cet espace obscur
* Texte publié dans Le Moyen Âge 52 (3-4), 1946, pp. 149-194 et 53 (1-2), 1947, pp. 15-38.
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et de rattacher directement les pratiques judiciaires du XIIe siècle à l'organisation du VIIIe ; c'est ainsi, pour prendre un exemple précis, qu'il est d'usage de chercher l'origine de la notion féodale de justice haute et basse dans la distinction précisée sous Charlemagne entre causae majores et causae minores. Par ailleurs, l'histoire des institutions judiciaires jette, on le sait un jour très vif sur l'histoire de la société tout entière ; en conséquence, il est permis de regretter particulièrement l'imprécision de nos connaissances pendant cette période du haut moyen âge où la société féodale s'est définitivement constituée. Malheureusement, les documents du XIe et surtout du Xe siècle sont trop rares en France pour que l'on puisse nourrir l'espoir de dissiper un jour complètement cette obscurité. Cependant certains travaux de grande valeur, entrepris dans un cadre géographique restreint, montrent que, dans quelques régions au moins, en Flandre et dans la région angevine, par exemple, la recherche peut conduire à des résultats solides et du plus haut intérêt. Parmi les provinces où la documentation est exceptionnellement favorable à ce genre d'études, le Sud de la Bourgogne vient au premier rang : les cartulaires de l'église de Mâcon et de l'abbaye de Cluny offrent en effet une abondante et très complète collection d'actes du Xe et du XIe siècles. Déjà des chercheurs ont songé à les utiliser pour étudier l'administration de la justice à cette époque ; mais leurs travaux réclament, pensons-nous, quelques compléments \ Aussi avonsnous essayé, dans les pages qui suivent, de reprendre l'histoire des institutions judiciaires dans la région qui est la plus vivement éclairée par les documents maçonnais et clunisiens 3 , en utilisant les renseignements complémentaires fournis par les archives monastiques de Tournus et de Saint-Rigaud, par les premières chartes de l'abbaye de La Ferté, et par les cartulaires du prieuré de Paray-le-Monial et de la collégiale de Beaujeu. Le but essentiel de ce travail est de dater, avec la plus grande précision possible, les étapes d'une évolution. Dans ce but, nous commencerons — c'est la démarche qui paraît la plus sûre — par étudier les assemblées judiciaires dont les destinées nous sont le mieux connues : les cours comtales, d'abord, puis les cours privées qui rendent la justice au nom de l'église de Mâcon et de l'abbaye de Cluny. Ensuite seulement, et grâce à l'expérience que nous aurons
I. Voir note 1 et suivantes pp. 46-60.
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pu acquérir, nous tenterons de pénétrer dans le domaine beaucoup plus obscur des autres juridictions seigneuriales. #
Il semble bien acquis que les cours comtales, dans le Sud de la Bourgogne, sont issues directement de l'ancien mallus publicus carolingien, dont peu à peu les caractères se sont altérés 4 . Les documents très abondants qui nous renseignent sur la cour des comtes de Chalon et surtout sur celle de Mâcon permettent de suivre d'assez près la transformation qui, pendant les Xe et XIe siècles, affecte à la fois la composition, le fonctionnement et la compétence de ces assemblées. On pénètre déjà fort loin dans le problème de l'évolution du plaid comtal carolingien en précisant la position sociale des personnages qui, au cours de ces deux siècles, viennent siéger auprès du comte pour l'assister dans ses fonctions judiciaires. C'est particulièrement sur l'étude de la composition de la cour que reposent les conclusions de F.-L. Ganshof. Vers le milieu du Xe siècle, dit-il, les boni hommes, les scabini disparaissent, les assesseurs sont désormais régulièrement les fidèles du comte ; c'est donc dès ce moment que l'ancien mallus publicus s'est transformé en une cour féodale 5 . Il est certain que vers l'année 940 le vocabulaire change Mais, d'une part, ce phénomène peut être mis en rapport avec la faveur nouvelle dont jouit à ce moment le terme fidelis auprès des scribes maçonnais, faveur qu'il conservera jusqu'aux premières décades du XIe siècle 7 . D'autre part, quelle que soit la valeur exacte du mot, il est certain que les relations personnelles qu'il exprime unissaient bien auparavant le comte aux assesseurs habituels de son tribunal *. L'adoption régulière de ce nouveau qualificatif prouve que ces relations passent au premier plan. Mais il n'y a, en tout cas, aucun changement de personnel. Après comme avant, les membres de la cour judiciaire appartiennent à la même catégorie sociale. Ces fidèles ne sont pas en effet, comme le suppose F.-L. Ganshof 9 , d'humbles servants d'armes que le comte contraint à venir siéger à sa cour lorsque le nombre des hommes libres indépendants qui pouvaient tenir le rôle de scabins se réduit. Les Nardouin, les Rathier, les Roclen, les Garoux sont bien connus par ailleurs1® : ce sont les personnages les plus considérables de la région, les ancêtres directs des domini du XIIe siècle ; alleutiers bien pourvus, ils ne répugnent pas sans doute à jouir par surcroît de quelque béné-
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fice, mais leur dépendance vis-à-vis du comte n'a certainement rien de domestique. S'ils continuent à suivre avec le même empressement, avec la même assiduité les sessions judiciaires de la cour comtale, c'est peut-être, mais rien ne le prouve, que leurs relations avec le comte leur imposent cette obligation, c'est surtout que la nature profonde de la cour ne s'est pas transformée ; son importance sociale reste la même ; le tribunal du comte est encore à la fin du Xe siècle, comme l'ancien mallus qu'il prolonge, le point de ralliement normal pour toute l'aristocratie foncière du pays. Le changement véritable se place dans les premières années du XIe siècle, lorsque la force d'attraction de la cour comtale diminue d'une façon brusque et définitive11, les descendants de ces grands qui, au Xe siècle, assistaient régulièrement le comte dans ses fonctions de justicier, cessent de paraître à ce moment aux assemblées ; ils ne viennent que si l'une des parties les touche de près, si le bien en litige est situé dans le territoire où ils sont en train d'étendre leur domination La fin de ces réunions périodiques qui faisaient véritablement du comte le centre de toute la haute société locale a dû singulièrement accentuer la tendance à l'éparpillement des pouvoirs dont elle est elle-même une manifestation. Et surtout, la dispersion de ce groupe homogène d'assesseurs de tout premier plan a porté une grave atteinte aux pouvoirs judiciaires du comte : la cour comtale n'a pu continuer à tenir son rôle éminent ; elle a perdu aux yeux des hommes son caractère de juridiction supérieure. On voit encore parfois, il est vrai, aux alentours de l'an 1100, les proceres patriae " se rassembler autour du comte à l'occasion d'un plaid solennel ; mais ces réunions, tout à fait accidentelles à cette époque, disparaissent complètement dans les années suivantes : en 1097, Humbert de Beaujeu est encore, comme l'étaient ses ancêtres, l'assesseur insigne de la curia comtale, mais quelque trente ans plus tard, son fils Guichard, placé sur le même plan que les comtes, arbitrera leur querelle avec l'évêque ,4 . A l'époque de la première croisade, ceux qu'on appelle les domini sont complètement et définitivement détachés de la cour judiciaire des comtes de Mâcon Désormais la curia est formée essentiellement de deux éléments. Les familiers du comte, son fils, la comtesse1', des ministériaux, en particulier le prévôt de Mâcon, constituent un noyau permanent qui confère au tribunal un caractère nettement privé, familial même. Autour de ce noyau se forme, à l'occasion, un groupe très variable qui rassemble des parents, des amis, des voisins des parties en
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présence". Assesseurs de fortune, ces gens ne sont qu'accidentellement liés au comte par des relations de dépendance ; la cour comtale n'a rien d'une cour féodale classique, d'une réunion régulière de vassaux C'est l'agglomération fortuite de deux groupes cohérents et hostiles représentant les adversaires ; entre les deux, le comte entouré par les siens ne fait plus figure de juge mais d'arbitre et de conciliateur. Dans les dernières années du XIe siècle, en effet, le comte n'est plus capable de faire exécuter les décisions de sa cour Il s'efforce d'obtenir des deux parties un accord qui les satisfasse l'une et l'autre ; on le voit multiplier ses interventions apaisantes10 et, par son insistance à s'assurer des garanties préalables, manifester combien lui-même doute de l'efficacité de son entremise". Par la façon dont ils sont rédigés, les actes qui relatent les sentences de la curia témoignent eux aussi de l'effacement progressif de la juridiction comtale. Les notices restent jusque vers 1020 fidèles aux vieilles formules", mais depuis le milieu du Xe se manifestent déjà les premiers signes d'altération ; peu à peu, elles se transforment en actes d'obligation personnelle signés par le condamné, confirmés par les assistants " . Serment solennel qui engage tous les descendants malédictions et menaces spirituelles1®, participation morale des témoins, si ces surcharges sont nécessaires, c'est que la décision judiciaire n'offre plus à elle seule de garanties suffisantes. Dans les premières années du XIe siècle, la transformation s'achève : les notices sont régulièrement doublées de déclarations formelles de renonciation", ou bien, plus fréquemment, remplacées par des actes de donation", par des récits où les bénéficiaires de la sentence insistent sur les efforts qu'ils ont dû déployer pour obtenir satisfaction et notent avec soin le nom des témoins qui pourront un jour se porter garants". Enfin, aux alentours de l'an 1100, toutes les réunions de la cour comtale se terminent par l'établissement d'un traité ; l'une des parties s'engage envers l'autre à garder la paix pendant un temps déterminé ** ou bien les deux adversaires s'entendent sur des compensations réciproques que garantissent les signatures des parents et des amis Au Xe siècle, un notaire rédige un compte rendu des débats qui, conservé dans les archives du bénéficiaire, possède à lui seul une valeur décisive en cas de contestation ; quelque cent ans plus tard, le comte hâte par ses avis la conclusion d'un accord dont il ne se porte même pas garant51 : on mesure aisément tout le chemin parcouru. L'ancienne juridiction supérieure s'est transformée en une cour d'arbitrage que les plaideurs choisissent pour régler leurs diffé-
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rends pour des raisons privées, de voisinage ou de relations personnelles. Elle est fréquentée de préférence à d'autres par les membres les plus en vue de la classe chevaleresque ; c'est là tout ce qu'elle doit à ses origines officielles. La compétence de la cour comtale a subi une transformation analogue à celle qui a affecté la composition et le fonctionnement de cette cour. On ne peut pas, il est vrai, découvrir de grands changements quant à la nature des causes qui sont portées devant elle : comme le mallus carolingien, la cour des comtes au XIe siècle a pour tâche essentielle de régler les litiges soulevés à propos des patrimoines, contestations d'héritiers 32 , reprises par les lignagers de terres ayant fait l'objet d'anciennes donations 83 , usurpations pures et simples 34 ; aux alentours de l'an 1000 apparaissent les premières plaintes contre l'installation de coutumes injustes sur les terres d'autrui 35 . Par contre, le rayonnement géographique du tribunal comtal a beaucoup changé. Ce n'est pas que soit perdu le souvenir des circonscriptions territoriales où le comte, autrefois, exerçait ses hautes fonctions judiciaires, leurs limites, qui courent à travers la région qui nous occupe, vivent encore, à la fin du XIe siècle, dans la mémoire des hommes, au moins dans la mémoire des scribes qui les utilisent pour localiser les actes qu'ils rédigent 3B . Mais ces cadres, depuis longtemps, ne correspondent plus à rien ; la zone d'influence des juridictions comtales, indifférente aux limites anciennes, s'étend, selon la personnalité du comte, dans les environs plus ou moins immédiats du siège habituel du tribunal. La cour des comtes de Mâcon — c'est ce qui la caractérise — se réunit toujours, comme l'ancien mallus, à l'intérieur des murs de la cité " ; elle a perdu tout contact avec la partie occidentale de l'ancien pagus38 ; en échange, son champ d'activité s'est largement développé dans cette Bresse toute proche qui n'a jamais, semble-t-il, connu de véritable organisation administrative et par où passe la route qu'empruntent fréquemment les comtes pour se rendre dans leurs domaines familiaux du pied du Jura 3 9 . Par contre l'action de la curia chalonnaise se fait sentir dans un rayon beaucoup plus étendu ; elle suit en effet le comte dans ses fréquents déplacements et se réunit dans les châteaux qu'il possède aussi bien dans l'Autunois que dans la région de Chalón, et même parfois sous l'orme de quelque village 40 ; son influence, lorsqu'elle est présidée par des personnages aussi actifs que les comtes Hugues et Thibaud dans la première moitié du XIe siècle, déborde même dans le Clunisois et empiète sur la clientèle ordinaire de la cour de Mâcon Attachés à la personne du comte,
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variables selon ses qualités individuelles et l'étendue de son prestige, les pouvoirs judiciaires comtaux sont, au XI e siècle, des attributs privés ; ils ne gardent plus traces de l'ancienne fonction publique dont ils procèdent. Quels sont, à cette époque, les justiciables de la cour comtale ? Celle-ci est-elle devenue une pure cour de justice féodale, fréquentée seulement par des vassaux qui s'adressent à leur seigneur pour qu'il règle en sa cour les conflits qui les divisent ? Pour être complète notre enquête doit s'efforcer de répondre à cette dernière question. Malheureusement notre champ d'investigation est assez restreint ; à de très rares exceptions près, nous ne connaissons que les procès où sont engagés des établissements ecclésiastiques ; pour eux le recours au comte est normal dans des limites que nous aurons à définir plus loin. Mais l'origine de nos documents nous condamne à tout ignorer du comportement des laïcs. Les chevaliers que nous voyons plaider devant le tribunal comtal sont-ils les clients habituels de cette cour ? Se seraient-ils présentés devant elle si l'abbé ou l'évêque, leur adversaire, n'avait pas pris l'initiative de porter l'affaire devant le comte ? Il n'est pas possible de le savoir et par conséquent de délimiter avec précision les secteurs de la société où le comte apparaît comme le justicier normal. Nous essaierons cependant de préciser la position sociale de ces laïcs qui, aux prises avec des gens d'église, défendent leur droit devant lui. Sur les quatorze personnages que nous font connaître les documents du X e siècle, onze se laissent identifier 42 ; ce sont tous d'importants seigneurs, les égaux de ceux qui se réunissent autour du comte pour former sa cour, parfois même les assesseurs habituels du tribunal43. Quelques-uns d'entre eux sont connus pour être ses fidèles44. Mais, notons-le, à l'inverse de ce qui se passe pour les assesseurs, l'accent dans les notices de jugement n'est jamais mis sur les relations personnelles qu'ils pouvaient entretenir avec lui 45 . On peut donc penser que l'on n'établissait pas de rapport évident entre la qualité du fidèle et la soumission à la juridiction du comte. De plus, certains, nous en avons la certitude, n'ont aucun rapport avec lui. Nous pouvons l'affirmer en particulier pour le seigneur Airoard, dont il est fait mention dans la charte 1179 du recueil de Cluny et que nous connaissons fort bien par ailleurs. C'est la place que ces seigneurs occupaient dans la société qui, semble-t-il, les faisait relever normalement de la juridiction comtale. Au siècle suivant, les rédacteurs des actes ne font jamais mention d'une dépendance personnelle quelconque ; dans un cas précis au moins, il n'existe sûrement aucun
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lien entre le comte et le chevalier qu'il juge ; mais il n'est pas possible de décider dans les autres cas. Par contre, il est certain que la position sociale des justiciables perd, à cette époque, de son éclat : de même qu'ils ont cessé de siéger à la cour, les plus grands seigneurs de la région échappent désormais, et cela malgré les liens de fidélité qu'ils ne dissimulaient pas naguère, à la juridiction comtale ; tous les plaideurs que nous pouvons identifier appartiennent, à partir de 1030, à la classe directement inférieure des milites Malgré l'imprécision de nos connaissances, nous pouvons conclure que les cours comtales, à la fin du XIe siècle, ne sont pas de simples cours féodales, aptes uniquement à trancher les différends des membres du groupe vassalique ; ceux qui se présentent devant elles ne sont pas obligatoirement les hommes du comte. La clientèle qu'elles conservent parmi les chevaliers est assez vaste, mais, depuis les premières années du XI e siècle, elles ont cessé d'attirer les plus importants des seigneurs, ces possesseurs de châteaux qui, nous le verrons, étendent à ce moment, aux dépens de celle du comte, des juridictions indépendantes. Il nous est maintenant possible de préciser l'évolution des pouvoirs judiciaires comtaux depuis la fin du IXe siècle. Pendant le Xe siècle tout entier, la cour du comte conserve les caractères essentiels de l'assemblée publique carolingienne qu'elle prolonge directement. C'est la réunion régulière des hommes libres les plus considérables du comté autour du juge supérieur dont la tâche principale est toujours d'apaiser les conflits qui opposent les plus grands seigneurs fonciers. Dans les trente premières années du XIe siècle se place la transformation complète. L'aristocratie locale cesse de fournir au comte le personnel régulier de son tribunal et n'accepte plus de se soumettre à ses jugements ; les liens de fidélité qui unissaient au comte les plus importants seigneurs, et dont les formules des actes soulignaient depuis 950 l'importance sociale croissante, n'ont pu les retenir ; ce qui prouve, en particulier, qu'il ne faut pas exagérer, à cette époque, la puissance des obligations vassaliques en matière de juridiction48. Les conséquences de cette désertion ont été décisives ; la cour comtale a perdu de ce seul fait son caractère officiel et supérieur. Elle n'est pas réduite, il est vrai, au simple rôle de juridiction féodale ; elle continue d'attirer encore, dans une zone qui dépend de l'activité du comte, les membres de la classe chevaleresque, même s'ils ne se rattachent pas à la vassalité comtale. Mais, désormais réduite à des fonctions de conciliation, on ne la
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distingue plus, si ce n'est par une vague réminiscence de ses origines, des autres cours privées dont le rayonnement s'est accru au moment où elle perdait son éclat.
* Chacun est d'accord pour voir, dans les privilèges d'immunité concédés par les souverains carolingiens, l'une des origines certaines des juridictions privées de l'époque féodale. Dans le domaine de notre recherche, tous les grands établissements ecclésiastiques, l'église de Mâcon, les abbayes de Tournus et de Saint-Marcel-lès-Chalon, l'abbaye de Quny enfin, conservaient dans leurs archives les diplômes solennels qui leur assuraient cet avantage Certains faux qui datent vraisemblablement du XIe siècle, portent témoignage de l'importance que l'on attachait en ce temps à ces concessions royales, toujours considérées comme le gage le plus sûr de l'autonomie judiciaire. Mais les droits de justice qui découlaient légalement de ces privilèges étaient malgré tout assez limités en extension comme en intensité". Or, à la fin du XI* siècle, quelques-unes de ces églises immunistes paraissent en possession de pouvoirs de juridiction beaucoup trop étendus pour n'être que la prolifération des avantages particuliers accordés par les diplômes royaux. Il faut donc chercher d'autres origines à ces pouvoirs ; nous essayerons de le faire pour ceux de Saint-Vincent de Mâcon et de Saint-Pierre de Cluny, sur lesquels nous sommes bien renseignés. Les seigneurs de l'église de Mâcon disposent à la fin du XIe siècle de droits de justice sur les hommes et sur les terres de SaintVincent, qu'il faut considérer comme le développement normal de l'immunité primitive 52 . Mais nous savons très mal, à cette époque, jusqu'où s'étendaient et comment s'exerçaient ces droits. Nous savons seulement que le règlement des différends qui opposaient les seigneurs de Saint-Vincent aux officiers de la seigneurie avait lieu devant le chapitre" et aussi devant des réunions mixtes où étaient présents les amis laïcs des prévôts M . Nous devinons aussi que, les menses épiscopales et canoniales étant strictement séparées, l'évêque et le chapitre ont chacun leur juridiction autonome sur leur patrimoine ; de même chaque chanoine obéancier doit posséder sur les terres et sur les hommes de son obéance la totalité des droits de justice". Mais l'évêque est en possession de pouvoirs judiciaires qui débordent largement le cadre assez restreint des domaines de Saint-Vincent.
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Certains lui viennent de sa position dans la hiérarchie ecclésiastique : à la fin du XIe siècle, on lui reconnaît la compétence exclusive pour toutes les causes où sont impliqués les clercs ; d'autre part, depuis la constitution des institutions de paix, il est chargé de juger toutes les infractions à la paix, à la trêve, et toutes les violations des lieux d'asile89. En 1100, il en est chargé seul, en dehors de toute intervention des juges laïcs et, expressément, du tribunal comtal ; dans ce domaine, sa juridiction a, semble-t-il, gagné du terrain, car, au milieu du XIe siècle encore, les délits de fractio pacis appartenaient conjointement aux justices temporelle et spirituelle Cette juridiction tout à fait indépendante, singulièrement étendue et surtout, on le voit, susceptible d'extension indéfinie, dut s'exercer en fait très facilement non seulement sur les gens d'Eglise mais encore sur tous les laïcs qui pouvaient le souhaiter. Mais, par ailleurs, on peut se demander si la compétence de la cour épiscopale, telle que nous la voyons fonctionner au XIe siècle, n'a pas une autre origine, civile et publique celle-ci, de même nature que celle de la juridiction comtale. Aucun texte ne mentionne formellement un partage des attributions judiciaires officielles entre le comte et l'évêque5S. Mais assez souvent au X e siècle on voit l'évêque présider, aux côtés du comte ou de son représentant, certaines sessions du tribunal comtal58. Rien ne distingue ces sessions des autres, ni la forme de l'assemblée, qualifiée toujours mallus publicus80, ni les caractères de la cause en débat, ni la situation personnelle des plaideurs61. Cette présence du prélat est-elle purement honorifique ? On pourrait le penser car jamais on ne trouve au bas des comptes rendus les signatures de l'évêque et de ses suivants auprès de celles du comte et de ses assesseurs laïcs ; et pourtant, les notices soulignent avec tant d'insistance l'égalité des deux présidents et surtout leur commune situation en face des assesseurs qui sont leurs fidèles ™ que l'évêque semble bien en fait participer à la juridiction officielle du comte. Cependant, si les deux puissances spirituelle et temporelle de la région sont associées, et ceci conformément à l'esprit de la législation carolingienne, jusqu'aux dernières années du X e siècle il n'existe qu'une seule cour de justice dans la cité : le mallus. Mais à partir de ce moment, alors que se laissent percevoir les premiers signes de la décadence de la cour comtale, on voit peu à peu se séparer d'elle une cour épiscopale autonome. D'abord, en l'absence du comte, l'évêque et le chapitre, entourés des assesseurs habituels du mallus, règlent eux-mêmes certains conflits qui les concernent " ; puis, peu à peu, le rôle des ecclésiastiques devient plus considé-
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rabier'4 ; enfin, dans les premières années du XIe siècle, l'évolution est achevée : un tribunal episcopal indépendant fonctionne régulièrement Présidé par l'évêque, il se tient d'ordinaire dans le cloître et se compose de chanoines6" auxquels se joignent quelques laïcs". C'est lui seul qui règle toutes les affaires de l'église de Mâcon, qui, depuis ce temps, ne sont plus jamais portées devant la cour du comte"". Jusqu'à la fin du siècle, nous ne voyons pas qu'il ait été appelé à régler d'autres conflits ; si l'origine de notre documentation n'est pas seule responsable du fait, on peut penser que, pendant un certain temps, la cour de l'évêque a eu pour rôle essentiel la défense du patrimoine de Saint-Vincent contre les attaques menées de l'extérieur. Ce rôle ne serait ainsi que l'extension vers le dehors de la juridiction de l'immuniste, favorisée par l'effacement de la cour comtale et renforcée par la part de souveraineté que l'évêque a pu retirer de sa longue fréquentation des assemblées publiques. Comme, d'autre part, quelques-uns au moins des plaideurs qui se présentent devant la cour épiscopale sont notoirement liés à SaintVincent par la possession de précaires ou de fiefs ou par des relations personnelles69, il semble que certains droits de justice d'essence féodale s'ajoutent à ces pouvoirs. En tout cas, la juridiction de l'évêque suffit, pendant le XIe siècle tout entier, à sa tâche essentielle et règle toutes les affaires où sont en cause les intérêts de l'église. Mais, à partir de 1095 environ, la cour épiscopale, qui n'avait pas cessé jusque-là de s'étendre aux dépens de la cour comtale, s'affaiblit, elle aussi. Tandis qu'elle est choisie par un nombre croissant de plaideurs pour arbitrer des causes qui ne la concernent pas directement70, elle n'est plus capable de contraindre ses propres adversaires à venir discuter devant elle les droits de Saint-Vincent. D'une part, l'évêque reprend son rôle ancien de conciliateur et ne cessera plus de l'étendre ; d'autre part, bien que les menaces spirituelles et les armes ecclésiastiques constituent entre leurs mains un moyen de contrainte dont ne disposent pas les tribunaux laïcs 71 , l'évêque et les chanoines sont eux aussi obligés, pour leurs propres causes, de recourir à des arbitres : souvent le comte mais aussi parfois des personnes privées". L'histoire des pouvoirs judiciaires de l'évêque de Mâcon se déroule en trois phases : 1) au X e siècle, l'évêque est un seigneur immuniste qui jouit, comme tel, de droits de justice sur les hommes et sur les biens qui dépendent du patrimoine de l'église ; associé au comte dans la présidence du mdlus, il participe à ses fonctions judiciaires supérieures ; 2) à la fin du siècle, peu à peu, l'évêque se
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détache, lui aussi, de la cour publique et s'entoure d'une assemblée judiciaire indépendante ; sa clientèle s'étend vite aux dépens de celle du comte : les chevaliers, s'ils sont en conflit avec des clercs, s'ils sont mêlés à quelque affaire qui relève des institutions de paix, s'ils sont en contestation à propos des droits de Saint-Vincent ou s'ils entretiennent avec l'église des relations féodales, sont normalement justiciables de la cour de l'évêque, à la fois cour de chrétienté, cour d'immunité et cour vassalique ; 3) dans les dernières années du XIe siècle enfin, comme la cour comtale, la cour épiscopale perd sa force : les jugements font place à des accords qui souvent rédament l'entremise de personnes étrangères ; mais inversement, de par sa position, c'est l'évêque que l'on choisit le plus fréquemment comme arbitre et sa juridiction d'arbitrage est tout de suite extrêmement active. Des documents plus nombreux vont nous permettre de pousser plus loin des recherches analogues à propos de la juridiction qui dépend de l'abbaye de Cluny. Fondation tardive, ce monastère n'a pas bénéficié des privilèges d'immunité classiques ; mais, en fait, il fut tout de suite placé dans une situation semblable à celle des églises voisines. La condition privilégiée des biens qui constituèrent la donation primitive, les strictes stipulations de la charte de fondation, l'autorité de Guillaume le Pieux sur les judices publici de la région préparaient, sans qu'il fût besoin d'en faire mention expresse, la constitution d'une organisation judiciaire autonome, au moins sur les domaines les plus proches du monastère. Cet état de fait fut sanctionné par un diplôme du roi Lothaire qui mettait les religieux à l'abri de toute intervention judiciaire, mais dans des limites territoriales assez vagues Nous n'avons aucune lumière sur les pouvoirs qui sont nés de cette immunité avant les dernières années du XIe siècle. Cette justice apparaît à ce moment comme essentiellement personnelle : elle s'étend sur tous les hommes de Saint-Pierre, tant interioribus quam exterioribus74 ; lorsque ceux-ci sont en conflit avec les dépendants d'autres seigneurs, Cluny s'efforce de conserver sa juridiction sur eux en imposant aux seigneurs adverses des limites à l'exercice des représailles, et en les obligeant à porter plainte devant sa cour Les pouvoirs judiciaires sont exercés par les doyens qui veillent au bon fonctionnement de chacune des unités seigneuriales qui composent le patrimoine des apôtres ; entre leurs mains, ils sont complets, au civil comme au criminel et certainement vigoureusement exercés, car on ne fait aucune différence entre les profits de justice et les autres rapports du domaine : nous avons,
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par chance, conservé le fragment d'un compte dressé au début du XII e siècle, qui est l'état des revenus en numéraires encaissés par le doyen de Chevignes 78 ; parmi des sommes de provenance diverse, chevages ou cens en argent, produit de la vente des récoltes, on trouve, après la mention d'un délit, une série de noms suivis du montant des amendes™. Rien ne nous permet de deviner la forme que prenait l'activité judiciaire des doyens : nous ignorons quelle était la part que prenaient à cette administration les agents de la seigneurie et s'il existait des assemblées de paysans participant au jugement. Nous ne savons pas non plus jusqu'à quel point cette juridiction patrimoniale avait débordé sur les hommes qui ne dépendaient pas directement de la seigneurie clunisienne. Nous pouvons seulement connaître la manière dont était rendue la justice à l'échelon supérieur de la seigneurie, lorsque la qualité des justiciables réclamait l'emploi d'organes judiciaires plus importants ; il s'agit du jugement de deux prévôts des doyennés de Cluny et de Berzéla-Ville 80 qui ont outrepassé les droits attachés à leur fonction. La solennité de l'assemblée judiciaire présidée par l'abbé 81 et qui rassemble les clients chevaleresques de l'abbaye 81 porte un témoignage de valeur sur la position sociale de ces ministériaux alors en pleine ascension. Mais la rigueur de la sentence qui condamne les coupables à la confiscation totale de leurs biens, fiefs et alleux, et qui les remet, eux et leur famille, à la merci des seigneurs 83 , est celle d'un maître qui punit son homme indélicat ; encore que le luxe de précautions prises pour garantir l'exécution de la sentence, et la restitution gracieuse de la majeure partie des biens confisqués M , empêche d'exagérer l'efficacité que pouvait avoir à la fin du XI e siècle la justice domaniale de l'abbé sur les plus hauts placés de ses dépendants 85. Mais les moines de Cluny ne possèdent pas seulement les pouvoirs judiciaires que comportaient en puissance les garanties d'exception attachées, dès sa fondation, au monastère. Par-dessus cette justice domaniale se sont développés d'une part une juridiction de paix, d'autre part des droits judiciaires définis qui, destinés d'abord à défendre le patrimoine contre les entreprises extérieures et à faire régner le calme à l'intérieur du groupe des vassaux de l'abbaye, étaient capables de s'étendre beaucoup plus largement. Ces pouvoirs se manifestent pour la première fois à la fin du X e siècle, au moment même où se développent entre les mains de l'évêque de Mâcon des droits de caractère analogue, c'est-à-dire au moment où se dessine la décadence de la cour comtale.
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En 994, les décisions du concile d'Anse "6, première expression dans la vallée de la Saône du mouvement religieux des institutions de paix, entourent le monastère de Cluny d'une paix spéciale qui doit le mettre à l'abri de toutes les violences. L'administration des peines ecclésiastiques qui menacent les violateurs de cette paix est confiée aux moines eux-mêmes Ce fut le point de départ d'une juridiction compétente pour tous les crimes et tous les actes de violence commis à l'intérieur du territoire protégé. Et les peines spirituelles étaient accompagnées de punitions temporelles ; l'amende traditionnelle des 600 sous, attachée depuis l'époque carolingienne à la violation de l'immunité B8, fut bientôt considérée comme la satisfaction que Cluny était en droit d'exiger". Au début, la connaissance des infractions à la paix paraît avoir appartenu conjointement à l'abbaye et à la juridiction séculière, c'est-à-dire à la cour du comte : Gilbert et Orné, qui donnent à Cluny deux courtils in emendationem... propter locum quem violavimus ont été, pour le même fait semble-t-il, condamnés par la cour comtale91 ; et en 1041, saint Odilon, dans la lettre qu'il adresse aux évêques italiens pour la propagation de la trêve de Dieu, paraît considérer comme normale l'intervention du justicier laïc, à qui revient la charge d'infliger les punitions temporelles °2. Mais, au début du XIe siècle, on voit l'abbaye infliger seule les dures amendes coutumières : en 1023, Josserand de Merzé, ayant tué un chevalier devant la porte du monastère, vient, conduit par ses amis, se soumettre à la justice du prieur ; il doit donner plusieurs terres, renoncer au bénéfice qu'il tenait de Saint-Pierre et payer les 600 sous Les seigneurs de Cluny, ainsi chargés du maintien de la paix aux abords immédiats des bâtiments monastiques, ont exercé en fait dans un cadre beaucoup plus vaste ce ministère pacifique. Bien des donations accomplies en amende pour des actes divers de violence94 sont certainement les pénitences ultimes de pécheurs repentants95 ou des indemnités destinées à réparer certains dommages ; cependant, nous avons conservé la trace de jugements imposés par les moines pour mettre un terme à des vengeances privées et pour garantir la durée du pardon par la menace d'amendes pécuniairesas. On peut donc penser que dans un domaine, difficile à déterminer, les moines avaient soustrait à la juridiction normale de l'évêque tous les délits de fractio pacis et que depuis le milieu du XIe siècle ils infligeaient régulièrement à la place du comte les sanctions séculières. Mais la pacification de ces délits n'absorbait qu'une part de l'activité de la cour judiciaire du prieur. L'existence de celle-ci se manifeste pour la première fois dans
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les dernières années du X e siècle et, aussitôt, elle fonctionne régulièrement "7. Son siège habituel est à Cluny, mais on la rencontre parfois dans le château voisin de Lourdon où dans un doyenné, à Berzé, en particulier, où séjournait volontiers saint Hugues ". C'est normalement le prieur qui la préside 10°, la présence de l'abbé est plus rare 101 . Formée lorsque la cause est exceptionnelle par le chapitre tout entier 102, elle est couramment composée par six ou sept moines — des spécialistes, sans doute, car ce sont presque toujours les mêmes — auxquels viennent se joindre, en nombre sensiblement égal, des séculiers. Ces assesseurs103 sont parfois des prêtres 104 ou d'humbles gens 105, mais, dans la plupart des cas qui nous sont connus, ce sont les petits seigneurs qui vivent dans le voisinage immédiat de l'abbaye. Beaucoup d'entre eux, peut-être tous, sont liés à Cluny par des rapports féodaux : sur une vingtaine de personnages que nous pouvons identifier au début du XI e siècle, six au moins tenaient, nous en avons la certitude, des précaires de l'abbaye 108 ; plus tard ce sont leurs descendants, qui tiennent eux aussi en fief les terres des apôtres "". Régulièrement, en tout cas, ils sont liés très étroitement à la partie en cause : toujours ses pairs — d'humble condition lorsque le défendeur est lui-même sans éclat —, toujours ses amis ou au moins ses voisins IM , ce sont ces relations qui déterminent leur présence. La cour de Cluny est donc, chaque fois que nous la voyons se réunir, une cour mixte : en nombre égal, les tenants de chacune des parties — les moines représentant les intérêts de Saint-Pierre — s'assemblent sous la présidence du prieur. La cour des comtes de Mâcon présente, nous l'avons vu, un aspect analogue lorsqu'elle se transforme en cour d'arbitrage. Cette assemblée s'occupe uniquement, en dehors des causes relevant directement de la juridiction de paix, de la défense du patrimoine de l'abbaye ; nous n'avons du moins aucun témoignage d'une activité plus étendue. Devant elle se présentent les seigneurs voisins lorsqu'ils sont en conflit avec les recteurs du monastère à propos de terres ou de serfs 109, lorsqu'ils élèvent des revendications sur des biens de leur lignage 110 , lorsque le désaccord porte sur des coutumes injustement levées l u . Toutes ces affaires, tant par la matière que par la condition des personnes en cause, sont pourtant du ressort normal de la juridiction comtale. Pourquoi échappent-elles au comte et sont-elles réglées par cette cour privée, qui ne pouvait, comme la cour épiscopale, revendiquer de par ses origines quelque part des pouvoirs publics de justice ? N'intervenant jamais que lorsque les droits de Saint-Pierre sont mis en question, ces pouvoirs judiciaires
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peuvent être une simple extension de la juridiction normale de l'immuniste. Les moines ont eu d'abord la connaissance légale de tous les conflits qui séparaient leurs hommes ; puis, nous l'avons vu, ils se sont efforcés d'attirer toutes les plaintes dirigées de l'extérieur contre les agissements de ces dépendants ; ils ont été ainsi naturellement amenés à revendiquer toutes les causes qui pouvaient intéresser l'ensemble de la seigneurie. Mais nous ne pouvons conclure sur le seul témoignage de nos documents que la cour de Cluny n'ait jamais jugé d'autres causes ; les archives de l'abbaye n'étaient pas faites pour conserver la trace des sentences qui n'intéressaient pas directement l'état du patrimoine. Il reste donc possible que la juridiction clunisienne se soit étendue à des cas purement laïcs. Un fait peut justifier cette supposition : pour une part, la justice du prieur était une justice féodale. Nous avons déjà remarqué que, la plupart du temps, des liens de dépendance unissaient aux seigneurs de Cluny les séculiers qui les assistent dans leurs fonctions judiciaires ; le fait apparaît encore plus nettement en ce qui concerne les justiciables. Très significatif est, à lui seul, le langage des actes où se manifeste pour la première fois l'activité de la cour de Cluny : régulièrement les plaideurs laïcs y sont présentés comme des vassi "*. Mais ce témoignage est complété par l'identification des dix-neuf personnages que nous connaissons : pour quatre d'entre eux, la tâche est impossible et pour sept autres, nous n'avons pu découvrir la preuve formelle de relations féodales précises ; ce sont simplement des voisins immédiats du monastère, qui sont en rapports constants avec les moines et qui, à l'occasion, viennent s'asseoir auprès d'eux au plaid ; mais six au moins tiennent certainement de Cluny des précaires ou des fiefs114 et deux seulement sont de puissants seigneurs qui n'ont aucune relation féodale avec l'abbaye115. Enfin, nous connaissons au XIe siècle certaines sessions où l'assemblée judiciaire clunisienne porte indiscutablement tous les caractères d'une cour féodale : composée de chevaliers fieffés du monastère, elle contraint, en 1064, Lambert Deschaux à abandonner le fief qu'il tenait après son père et qui avait donné lieu à de longues contestations 116 ; en 1072, Geoffroi de Saint-Nizier doit, pour recouvrer son fief que l'abbé avait confisqué, renoncer à ses revendications devant le prieur, quatre moines et trois vassaux dont le susdit Lambert11T. Nous pouvons voir, à propos de l'abbaye de Cluny, dans quelles directions s'est développée une juridiction d'origine purement privée. Des droits du seigneur renforcés par l'immunité procèdent les dioitt
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de justice revendiqués sur tous les hommes de Saint-Pierre, quelle que soit leur résidence ; cette juridiction domaniale, de caractère personnel, a donc tendance à déborder hors du cadre assez imprécis des possessions foncières. La justice féodale exercée sur les vassaux lorsqu'ils sont en conflit direct avec leur seigneur est aussi une justice personnelle, mais elle dut rayonner au-delà du groupe vassalique et juger les désaccords entre Cluny et les membres de la classe chevaleresque, quels que soient leurs rapports avec le monastère. Enfin, Cluny exerce une juridiction de paix qui, elle, s'étend sur tous les criminels quels qu'ils soient, mais se limite à un domaine territorial assez restreint 1 ". Justice vassalique et justice de paix s'adressaient aux hommes libres de la classe supérieure qui normalement relevaient du tribunal du comte. Au début, elles furent subordonnées à la juridiction comtale ; l'une, parce que les moines n'infligeaient d'abord aux violateurs de la paix que des peines spirituelles, qu'accompagnaient des sanctions séculières ; l'autre, parce que, nous l'avons remarqué à propos de la justice comtale, les relations vassaliques ne contraignent pas encore au début du XI e siècle avec beaucoup de rigueur le vassal à se soumettre à la justice de son seigneur. Aussi, jusqu'au milieu du XI e siècle, bien des procès, même ceux qui l'opposent à ses précaristes ou à ses vassaux, sont portés par Cluny devant les cours des comtes de Mâcon et de Chalon ou sont soumis à l'arbitrage de l'évêque, lorsque celui-ci peut avoir de l'influence sur les adversaires du monastère 1 ". Parfois, il est fait appel au comte lorsqu'une première sentence prononcée par la cour de Cluny n'a pu recevoir d'exécution" 1 , ce qui prouve l'efficacité relative de la justice clunisienne, lorsqu'elle s'adresse aux vassaux. Celle-ci, cependant, devient complètement indépendante aux environs de 1050 ; à partir de ce moment, les moines ne portent plus plainte devant la cour comtale, sauf lorsqu'il s'agit de démêlés directs avec le comte "*. Il faut chercher le motif de cette désaffection dans l'affaiblissement de la justice séculière. Ce n'est pas en effet que Cluny soit devenue avec le temps capable de faire respecter, par les seuls arrêts de son tribunal, ses droits contre les empiétements de ses voisins "*. Au contraire, un nombre croissant d'affaires lui échappent, qui pourtant la concernent directement ; les seigneurs de Saint-Pierre sont obligés, alors, soit de se rendre auprès de leurs adversaires et de s'entendre à l'amiable avec eux 1 M , soit de soumettre la cause aux efforts de conciliation de l'évêque 1 " ou, plus souvent encore, d'une réunion d'arbitres spécialement appelée à cet effet "*.
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Ce refus d'accepter la juridiction du prieur nemane pas seulement de puissants seigneurs comme Bernard Gros ou les frères Enchaînés mais aussi d'obscurs chevaliers 128 et même d'anciens prévôts "*. Tout ce qui compte tant soit peu dans la société d'alors a donc tendance à esquiver la justice de l'abbaye, comme elle esquive celle de 1evêque ou du comte. C'est un fait général que la disparition progressive, au cours du XIe siècle, de toute contrainte judiciaire sur la classe seigneuriale. *
Les seigneuries ecclésiastiques, nanties de privilèges d'immunité, ne sont pas les seules à s'être constitué, au détriment des pouvoirs comtaux, des juridictions étendues. Pendant tout le Xe siècle, il est vrai, les cours ecclésiastiques apparaissent seules auprès des organes publics de l'administration judiciaire. Mais, dans les premières années du XIe siècle, au moment où les pouvoirs comtaux subissent l'affaiblissement que l'on sait, on voit pour la première fois des laïcs en possession de juridictions privées. En 1016, le pape Benoît VIII signale à l'attention de tous ceux qui ont reçu de Dieu la puissance à charge de défendre les fidèles, un certain nombre de graves usurpations commises aux dépens de l'abbaye de Cluny ; il s'adresse d'abord aux comtes de Mâcon et de Chalon comme aux représentants officiels de ce pouvoir, mais aussi, après eux, au puissant lignage du vicomte Guigue, à Oury de Bâgé, à Ansoud de Bourbon-Lancy, à tous les puissants de la région Dès les premières années du XIe siècle, certains optimates, en nombre semble-t-il assez restreint, sont donc jugés capables, au même titre que les comtes, d'administrer aux spoliateurs des saints les punitions temporelles. Cent ans plus tard, lorsque apparaissent les premiers témoignages un peu précis sur les justices seigneuriales, les possesseurs laïcs de droits de justice sont toujours peu nombreux ; mais on peut définir plus nettement leur situation dans la société : ce sont tous des domini, c'est-à-dire, dans le langage du temps, des possesseurs de châteaux Les pouvoirs judiciaires dont ils disposent peuvent être considérés comme la dépendance de ces forteresses m , qui, encore peu nombreuses l s s , sont certainement revêtues aux yeux des contemporains d'un caractère public très net 1 M . Ces châteaux, qui sont devenus les sièges favoris des cours comtales d'abord, d'autres assemblées judiciaires privées ensuite 135 , confèrent à leurs possesseurs de la fin du XIe siècle, aux sires de Brancion, de Berzé, de Bâgé, de Beaujeu et à quelques autres encore, une certaine juridiction sur le territoire environnant,
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et l'on commence à voir, au temps de saint Hugues, les plaids castraux arbitrer, en concurrence avec les cours comtales et ecclésiastiques, les différends qui opposent les seigneurs138. Or ces seigneurs châtelains, dont les fonctions judiciaires se développent au début du XIe siècle, sont précisément les descendants directs de ces grands personnages qui siégeaient, à l'époque précédente, au tribunal comtal. Mettons tout de suite en rapport la constitution de leur juridiction indépendante avec la désaffection dont ils font preuve à l'égard de l'assemblée du comte. L'analyse des pouvoirs judiciaires des châtelains et la recherche de l'origine de ces pouvoirs est rendue malaisée par la rareté et la dispersion des documents antérieurs au XIIe siècle, et nous devrons parfois nous contenter d'émettre des hypothèses. Il ne semble pas, d'abord, qu'il faille supposer à la base de ces droits des privilèges d'immunité analogues, quoique usurpés, à ceux dont ont joui les établissements ecclésiastiques, encore que le patrimoine de certains châtelains soit constitué, entre autres, par des biens d'origine fiscale" 7 qui, de ce fait, échappaient à la juridiction ordinaire. Par contre, on doit considérer que les droits essentiels, ceux qui permettent à la juridiction du dominus de s'étendre bien au-delà des bornes de sa seigneurie foncière et de jouir, aux alentours de l'an 1100, d'une influence égale à celle du comte, proviennent par des voies qu'il n'est pas permis de déterminer avec précision de l'appropriation de certaines fonctions d'origine publique. D'une part, en effet, on peut considérer les châtelains comme les héritiers de la juridiction exercée à l'époque carolingienne par les agents inférieurs du comte ; d'autre part, ces droits se sont ajoutés aux pouvoirs généraux de districtio qui rayonnaient autour de ces forteresses, dont la raison d'être primitive avait été le maintien de la paix publique. L'étude des destinées des pouvoirs judiciaires publics qui n'étaient pas directement exercés par le comte carolingien autorise, semble-t-il, la première de ces hypothèses. Remarquons d'abord qu'il n'y a pas eu dans notre région d'usurpation du titre comtal, pas même aux confins du vaste pagus d'Autun, pas même dans cette Bresse qui échappe absolument au contrôle du comte de Lyon Aucun seigneur n'a donc tenté par l'adoption d'un titre officiel d'ajouter le prestige d'un pouvoir public à la juridiction qu'il avait pu constituer à son profit. La dignité vicomtale a pu servir, dans d'autres contrées, à l'édification de pouvoirs judiciaires de grande envergure. Or, le vicomte de Mâcon du X e siècle n'est jamais sorti de sa position subalterne ; il assiste le comte dans ses fonctions de justicier, siège
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auprès de lui et est chargé, en son absence, de la présidence du rrudlus publicus ; mais il n'exerce pas d'activité judiciaire indépendante. La fonction, qui très vite s'installa dans de grandes familles "*, conférait cependant une aptitude particulière à l'exercice des droits de justice ; le vicomte Guigue est nommé tout de suite après les comtes dans la bulle de Benoît VIII. Dans les premières années du XI6 siècle, le vicomte, comme les autres grands assesseurs, se détacha du tribunal comtal et fit des châteaux qu'il possédait le centre principal de son activité14°. Les Blanc, qui vont retenir définitivement le titre jusqu'à sa disparition" 1 , installés sur leurs alleux autour du castrum de Montmelard, ne paraîtront plus dans la vallée de la Saône141 ; ils vont se créer une importante seigneurie dans la partie occidentale de l'ancien pagus et peu à peu glisseront vers les pays de la Loire. Là, ils jouissaient au XIe siècle de pouvoirs judiciaires étendus dont nous ne savons malheureusement rien, si ce n'est qu'ils reposaient avant tout sur la concentration entre leurs mains de la juridiction de nombreuses vicariae14*. En effet, c'est par l'absorption des anciennes vicariae que se sont constitués essentiellement les droits de justice civile exercés par les châtelains sur les populations rurales des alentours. Pendant tout le Xe siècle, les assemblées vicariales sont encore en pleine activité dans le Sud de la Bourgogne, et nous connaissons avec assez de précision le rôle qu'elles étaient appelées à jouer ,44 . Ces réunions campagnardes qui se tiennent dans l'aître d'une église de village sont formées par les hommes libres du lieu "*, gens d'humble condition assemblés sous la présidence du vicarius qui lui-même, semblet-il, n'appartient pas à la classe supérieure de la société Dans les trois cas que nous connaissons, les notices, rédigées avec une grande fidélité aux anciennes formules par un scribe de campagne, relatent le règlement de procès sur des alleux. La compétence de ces cours, à la fin du Xe siècle, ne semble pas différente quant au fond de celle du tribunal comtal. Contrairement à l'opinion courante qui reste fidèle à l'enseignement des capitulaires de l'époque classique u l , nous pensons que toutes les causes civiles, même les plus importantes, relevaient normalement de la juridiction du vicarius. La différence essentielle entre la compétence respective des cours vicariales et comtales est une différence de clientèle : le vicarius et ses scabins tranchaient les conflits qui séparaient les hommes libres de condition modeste, habitant dans un domaine géographique r e s t r e i n t à l'exclusion des membres de la classe supérieure qui relevaient du tribunal comtal. Les rapports entre ces deux cours seraient semblables à ceux
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qu'entretenaient en Angleterre les cours de hundred et de shire. En 1004, une assemblée de voirie est encore en fonction à deux lieues au sud-est de Cluny 15°. Au même moment, à une vingtaine de kilomètres de là, dans la zone d'influence du château d'Uxelles, la vicaria n'est plus qu'une coutume levée sur les terres du territoire au profit du châtelain. Josseran, l'ancêtre de ces Gros qui, au XIIe siècle, seront les égaux des comtes, remet aux moines de Cluny certains droits hérités de ses parents, qui pesaient sur les terres et les hommes du doyenné de saint Hippolyte : en bonne place, figurent les droits de voirie Dans les premières années du XI* siècle, qui apparaissent décidément comme des années décisives pour l'évolution des institutions judiciaires, les plus puissants des seigneurs laïcs, ceux qui tiennent les châteaux, mettent la main sur les assemblées judiciaires qui fonctionnent, dans les villages des alentours, à l'usage des petites gens. Quelles furent les conséquences de cette appropriation ? D'abord, le voyer est devenu l'officier 1M du seigneur qui a rarement gardé le titre pour lui 1 ". Comme en Lyonnais, en Anjou, en Poitou, en Limousin, ailleurs encore1M, le voyer du XIe siècle est l'humble dépendant qui administre au nom de son maitre, la justice dans le rayon de l'ancienne vicaria et qui, surtout, en recueille les profits. Car c'est là, en effet, la seconde conséquence, qui n'est pas, elle non plus, particulière à notre région : en devenant des droits privés, les pouvoirs judiciaires ont été considérés par les seigneurs qui les détenaient comme une source de revenus ; sous le nom même de vicaria, ils perçoivent, dans toute l'étendue où s'exercent leurs droits, une redevance lucrative "*. Telle est la vicaria que donne Hugues le Blanc dans la région de Charlieu ; tel est, plus nettement encore, le servitiutn vichariale levé, sur deux manses donnés à l'abbaye de Saint-Rigaud, par les frères voyers de Montmelard1,T. Ainsi, les assemblées de voirie n'ont pas disparu par le seul fait que, dans les campagnes, le nombre des hommes libres allait diminuant ; la vitalité de celles que nous connaissons aux alentours de l'an 1000 nous interdit de le penser. Mais elles ont cessé d'apparaître, éclipsées par les pouvoirs privés des châtelains qui les avaient confisquées à leur profit Ce que nous savons du vicarius et de la vicaria des temps féodaux 1,1 nous autorise à donner à notre conclusion une portée générale, qui reste à soumettre au résultat d'enquêtes régionales. En tout cas, dans le Sud de la Bourgogne, les assemblées publiques de voirie ont complètement disparu en toute hâte dans les quartiers qui leur avaient été affectés : dans Nîmes, face au château des Arènes, siège de la puissance vicomtale, se dressèrent les défenses gardées par les hommes de l'évêque, la turris bispalis adossée au rempart et les deux tours flanquant la porte d'Arles71. Ainsi, la formation dans la ville, au cours du XIe siècle, de seigneuries ecclésiastiques autonomes, en établissant dans le territoire urbain des frontières juridiques, en juxtaposant des « bourgs > enclos dont les habitants relevaient d'une autorité différente, accusa ce fractionnement qui caractérise alors la topographie des villes. L'aspect militaire des villes de cette région en fut encore accentué. #
Il est vraisemblable que cette vocation militaire permanente, que la présence dans ces villes d'une forte garnison de spécialistes de la défense contribuèrent, elles aussi, après l'an mil, à la dissolution du pouvoir urbain. Mais ici nous nous aventurons dans un secteur encore beaucoup plus obscur, où les informations sont extrêmement rares et où, dans l'état actuel des recherches, sont seules possibles des hypothèses de travail fondées surtout sur la connaissance, celle-ci beaucoup plus assurée, de la structure sociale du XII e siècle.
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On voit entre 960 et 1050 se répandre dans les documents un terme nouvellement choisi pour désigner une situation sociale parti: culière, celle des laïcs qui disposent des moyens suffisants pour se consacrer entièrement à la vie guerrière : le mot miles Alors que dans les autres régions de la Gaule ces hommes — appelons-les chevaliers — résident soit dans les villages, sur le domaine qu'ils font exploiter, soit dans la forteresse rurale, ici ils vivent dans la ville, parce que celle-ci, je le répète, constitue avec ses forts remparts de pierre le cœur de la défense du pays. Dans la c i t é — et plus exactement dans sa partie la plus fortement gardée, dans le castrum —, ce sont eux qui, vraisemblablement, forment en plus grande partie, sous le nom de boni hommes, la cour judiciaire que préside le comte ou le vicomte". Mais leur fonction principale est militaire : ils garnissent les fortifications urbaines. Les premiers documents explicites qui montrent comment ils s'acquittent de cette tâche datent du XIIe siècle. A ce moment, chaque famille chevaleresque, largement possessionnée dans les campagnes avoisinantes tient en fief du seigneur de la ville, avec obligation d'en assurer la défense, un secteur de la muraille, une porte, une tour ou une fraction de tour. C'est le cas en particulier des trente et un milites castri arenarum de Nîmes des castellani de Carcassonne, astreints par leur serment d'hommage à résider avec leur famille pendant un temps déterminé dans la tour dont ils avaient reçu concession ". C'est le cas par exemple du lignage des Barravi, qui tenait à Toulouse une tour sur le mur de la cité et la rue voisine qui portait son nom". Il n'est pas interdit de situer au début du XIe siècle, sinon plus tôt, l'origine de ces concessions féodales. Dès ce moment en tout cas, les milites paraissent à l'égard des chefs de la ville en situation de vassalité ", dès ce moment, on devine qu'ils commencent à bénéficier de l'octroi par fragments de quelques droits régaliens : ainsi l'archevêque d'Arles Raimbaud (1030-1065) se reprochait-il d'avoir distribué en fief les revenus de son église à ses vassaux militaires, les ancêtres sans doute de ces chevaliers que l'on voit effectivement, un siècle plus tard, se partager morceau par morceau la seigneurie urbaine du siège métropolitain **. Il est probable en effet que l'émancipation de l'Eglise, que la constitution au profit des clercs de seigneuries concurrentes de celles des laïcs, renforcèrent dans la ville la position des hommes armés, qui profitèrent sans doute de la fermentation introduite par la réforme grégorienne pour consolider leurs avantages et leurs privilèges. On devine — et les présomptions sont particulièrement
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fortes pour Arles M — que, dans les dernières années du XIE siècle, les chevaliers, alliés peut-être aux premiers trafiquants enrichis par le renouveau des échanges, se groupèrent, dans les villes agitées par les antagonismes des seigneurs, en ces associations de paix, imitées des conjurations pour la paix de Dieu, qui furent la préfiguration des consulats. La décomposition du pouvoir politique aux XE et XI* siècles est donc semblable dans les villes du Sud-Est à celle qui a été bien étudiée dans d'autres régions de la France. Mais elle a, semble-1-il, été poussée plus loin : les chevaliers de Provence ont accaparé une portion des droits régaliens beaucoup plus tôt que ceux de la France du Nord. Sans doute parce que, au lieu d'être dispersés dans la campagne, ils formaient un corps dans la ville, c'est-à-dire à l'endroit même où les évêques et leur chapitre, d'une part, les comtes ou leurs délégués, d'autre part, se trouvaient affrontés pour la possession du pouvoir. Cette particularité est donc encore un effet de la vocation défensive de la cité, qui est d'abord une garnison. Comme l'évolution de la topographie urbaine, l'histoire de la puissance politique est ici commandée par les nécessités militaires. Telle me parait bien avoir été, du VIIIE au XIE siècle, la situation originale de ces villes, nombreuses, petites, encore peu marchandes, et qui furent avant tout, dans un pays constamment en état d'alerte, les points d'appui majeurs de la défense.
Notos 1. La mise au point la plus récente est de G. SAUTEL, « Les villes du Midi méditerranéen au moyen âge ; aspects économiques et sociaux (ix'-xiir siècles) », in : SOCIÉTÉ JBAN BODIN, La Ville, 2* partie, Institutions économiques et sociales, 1955, pp. 313-370. Cet exposé rapide est fondé essentiellement sur le travail ancien et presque sans références de E. DUPRAT, in : Encyclopédie des Bouches-du-Rhône, t. II, Marseille, 1924, pp. 129-302 et sur la thèse de A. DUPONT, Les cités de la Narbonnaise première depuis les invasions germaniques jusqu'à l'apparition du consulat, Nîmes, 1942. Il comporte une bonne bibliographie. Ajouter aux ouvrages signalés : A. FLICHB, « L'Etat toulousain >, in : F. LOT et R. FAWTIBR, Histoire des institutions franfaises au moyen âge, t. I, Institutions seigneuriales, Paris, 1957, pp. 71-100, et R. BusQUBT, «La Provence», in : ibid., pp. 249-266; J . H . MUNDY, Liberty and Political Power in Toulouse, 1050-1230, New York, 1954 ; J. POURRIÈRE, Recherches sur la première cathédrale d'Aix-en-Provence, Paris, 1939 ; E. GRIFFE, * L'ancien suburbium de Saint-Paul à Narbonne », Annales du Midi 55, 1943, pp. 459-488. Le V* Congrès International d'Archéologie Chrétienne tenu à Aix-en-Provence en 1954 a publié les
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excellentes études de J . HUBERT, BENOÎT, ROLLAND, FÉVRIER, FORMIGÉ
sur les Villes épiscopales d'Aix, Arles, Marseille, Fréjus et Riez, Paris, 1954. Je signalerai aussi la dissertation de E. ÉNGELMANN, Kommunefreiheit uni Gesellschaft : Arles, 1200-1259. 2. DUPONT, op. cit., p p .
266-280.
3. Ibid., p. 313. 4. G. DE MANTEYBR, La Provence du I" au Xir siècle : Etudes d'histoire et de géographie politique, Paris, 1908 ; DUPONT, op. cit., pp. 147-163 ; F. BENOÎT, « Documents historiques sur les incursions des Sarrasins et des Barbaresques en Camargue au moyen âge >, Revue tunisienne, 1932. 5. C. PFISTBR, Etude sur le règne de Robert le Pieux, Paris, 1885, p. 294. 6. A propos d'Aix, critique des sources par POURRIÈRB, op. cit., p. 187, qui doute que la ville ait été détruite en 869-870. Pourtant, un texte de 1092 atteste que l'on croyait à Aix à ce moment-là que la ville avait été rasée par les Sarrasins. 7. Gallia Christiana novissima, I, 535, civitas Forojuliensis acerbitate Sarracenorum destructa atque in solitudinem redacta. 8. Cartulaire de Saint-Victor de Marseille, éd. GuÉRARD, I, 104. 9. D e même aucune indication sur les évêques de Vence entre 879 et 1029, sur ceux de Toulon entre 899 et 1021, GAMS, Sériés episcoporum, p. 554, 558, 6 5 1 , 6 3 6 . 10. FLODOARD, Hist.
remensis
eccl., IV, 22 (M.G.H., SS., X I I I , 5 7 9 ) .
11. Cartulaire de Saint-Victor, I, 3. 12. Chronicon Moissiacense, ad ann. 793 ; J. HUBERT, C La topographie religieuse d'Arles au VI' siècle », Cahiers archéologiques 2, 1947. 13. Sur ce point : F.L. GANSHOF, «Notes sur les ports de Provence du v i l i au X* siècle », Revue historique 183, 1938 ; A. LEWIS, Naval Power and Trade in the Mediterranean, A.D. 500-1100. 14. M. LOMBARD, < La route de la Meuse et les relations lointaines des pays E mosans entre le VIII et le XI* siècle », L'art mosan, Paris, 1953 ; E. SABBB, « L'importation des tissus orientaux en Europe occidentale aux IX* et X e siècles », Revue belge de Philosophie et d'Histoire, 1935. Sur les Juifs de Narbonne, J. RÉGNÉ, Etude sur la condition des Juifs de Narbonne du V au XIV' siècle, Narbonne, 1912. 15. Riche butin ramené des faubourgs de Narbonne par Abd el Malek en 793, Histoire de Languedoc, I, pp. 897-898 ; THÉODULPHE, Paroenesis ad judices, vers 171-176, 210-215, 245-246; donation de l'évêque d'Elne à son église, Histoire de Languedoc, V, col. 135. 16. P. 345 : « La renaissance rurale a certainement entraîné un relèvement de la ville qui reste la source de ravitaillement en produits artisanaux et qui, par son marché, peut répondre d'une façon permanente à la demande du domaine en même temps qu'absorber sa production. » 17. P. 484 : « Brigandages seigneuriaux d'autant plus violents dans le Midi que le terroir est riche et le rendement productif (?) ». 18. P. 487. 19. DUPONT, op. cit., p p . 338-343.
20. M. FONTANA, La réforme grégorienne en Provence orientale, Aix-enProvence, 1957. 21. Nîmes : M. GOURON, C Nîmes au haut moyen âge », Bulletin de l'Ecole antique de Nimes, 1931 ; KAHN, «Les Juifs de Posquières et de SaintGilles au moyen âge », Bulletin de l'Académie de Nimes, 1912. A Narbonne, propriétés rurales juives dans le suburbium, Histoire de Languedoc, V, col. 134. La situation est analogue à celle que j'ai observée en Maçonnais, cf. G. DUBY, La société aux XP et Xir siècles dans la région miconnaise, Paris, 1953, p. 30.
Les villes du Sud-Est de la
Gaule
129
22. H. ROLLAND, Monnaie des comtes de Provence, X1P-XV siècles, Paris, 1956, pp. 101-105. 23. Histoire de Languedoc, V, vol. 536, col. 584 (là encore, on remarque le synchronisme avec la Bourgogne méridionale). 24. Histoire de Languedoc, II, col. 237-238; III, col. 6 9 ; V, col. 320, col. 350. 25. Histoire de Languedoc, V, col. 454, partage des salines entre le vicomte et l'archevêque excepto illo sale quod exierit de alode judaico quod hodie habent. V. pour Arles, ENGELMANN, op. cit., la thèse (inédite) de l'Ecole des Chartes de J. de ROMBFORT, La gabelle du sel des comtes de Provence des origines à 1343 (1929) ; pour Marseille, les salines du territoire de Saint-Victor, Cartulaire de Saint-Victor, n°* 10, 32, 84. 26. Il faut regretter en particulier l'absence de tout plan dans la synthèse d e A. DUPONT.
27. DUPONT, op. cit., pp. 517-520; A. LBWIS, «The Development of Town Government in the XII ,h Montpellier », Spaeculum 22, 1947. 28. Ce transfert vers la plaine du siège épiscopal venaissin est un signe de cette détente dont profite alors la Provence rhodanienne. 29. Cf. note 12 ; en 904, le corps de saint Victor était à l'abri dans l'enceinte de Marseille. 30. Nîmes : Castrum arene, en 876 et 898, MÉNARD, Histoire civile et ecclésiastique de Nimes, Paris, 1750, I, Preuves, p. 10 et 16. 31. Cartulaire de Saint-Victor, n° 10 (904). 32. LESTOCQUOY, < De l'unité à la pluralité. Le paysage urbain en Gaule du V au IX* siècle», Annales ESC, 1953, pp. 159-172. 33. DUPRAT, € Marseille : Evolution urbaine », in : Encyclopédie des Bouches-du-Rhône, t. 14, Marseille, 1935, pp. 73-75. 34. On ne peut suivre DUPONT, op. cit., pp. 419-421, emporté par sa théorie d'une expansion à l'époque carolingienne suivie d'une rétraction < féodale » ; les textes qu'il cite attestent une évolution inverse. 35. Histoire de Languedoc, V, col. 329-334. 36. GRIFFB, op. cit.
37. M. GOURON, Les étapes de l'histoire de Nimes, 1939, p. 31. 38. E. GRIFFB, Histoire religieuse des anciens pays de l'Aude, 1933, p. 156 et sq. 39. De même à Arles — où des témoignages plus anciens n'ont pas été relevés — les deux bourgs sont au XII* siècle organisés autour du marché, ENGBLMANN, op.
cit.
40. Arles en 1194 n'avait peut-être pas plus de 3 000 habitants, F. KLBNER, Verfassungsgeschichte der Provence seit der Ostrogothenherrschaft bis zur Errichtung der Konsulate (510-1200), Leipzig, 1900, p. 173. 41. Sur le changement de sens du mot burgus, E. ENNEN, Prühgeschichte der europäischen Stadt, Bonn, 1953, p. 124 sq. ; DUPONT, op. cit., p. 503, fonde sur la signification militaire du mot bourg son hypothèse d'un arrêt de l'expansion urbaine au XI* siècle. 42. A Narbonne, GRIFFE, op. cit. 4 3 . POURRIÈRB, op. cit., p p . 157-158.
44. Voir la carte suggestive « Klöster und Stift bis zum Tode Ottos III », in : Werdendes Abendland am Rhein und Ruhr (catalogue de l'exposition d'Essen 1956), p. 214. 45. Narbonne, Histoire de Languedoc, II, col. 47-50 (782) ; Maguelonne, Cartulaire de Maguelonne, éd. ROUQUBTTB, I, p. 3 (819). 46. Nîmes, Histoire de Languedoc, II, col. 93-94 (814) ; Narbonne, ibid., II, col. 94-96 (814). 47. Narbonne : concession au siège métropolitain de la moitié des droits comtaux sur les tonlieux, les navires, les salines, ibid., II, col. 237-238 S
Hommes et structures du moyen âge
130
(844). Adge : le tiers des droits comtaux, ibid., II, col. 277-279 (848). 48. Diplôme d'immunité pour Saint-Victor de Marseille, Cartulaire de SaintVictor, I, 8 (790) ; concession des tonlieux à Saint-Victor, ibid., 8, 12. Confirmation à l'église de Marseille des péages et des immunités concédés par Charlemagne et par Louis le Pieux, Gallia christ, nov. Marseille, n " 49 et 50. 49. Première mention en Septimanie en 754, Histoire de Languedoc, II, col. 2 6 ; en Provence en 781, Cartulaire de Saint-Victor, I, 112. DUPONT, op. cit., p. 394, suppose que le comte, à la différence de l'évêque, « est amené à être de plus en plus itinérant » ; on a peine à trouver dans les textes l'appui de cette hypothèse : à Nîmes, par exemple, la justice comtale est toujours rendue aux Arènes, MÉNARD, op. cil., I, Preuves, p. 10, 16. 50. Un comte se maintint à Carcassonne et à Melgueil. 51. L'installation des vicomtes a été bien étudiée par KIENBR, op. cit., pp. 119-125 (rajeuni par BUSQUET, «Le rôle de la vicomté de Marseille dans la formation du comté de Provence et l'origine de ses vicomtes », Provence historique, 1 9 5 4 ) , et par DUPONT, op. cit., pp. 4 5 2 - 4 5 5 . Notons que c'est à ce moment que certaines églises provençales obtinrent des puissances régionales la concession de regalia : en 907, l'archevêque d'Arles reçoit de Louis l'Aveugle le tiers du port, BOUQUET, Hist. Fr., IX, 683, puis la monnaie et les droits sur les Juifs, ibid., IX, 686. 52. Marseille : Cartulaire de Saint-Victor, I, 35-38, 105-106, 124 ; les comtes sont assistés par des judices, KIENBR, op. cit., pp. 131-13353. KlENER, op. cit., pp. 125-126, qui remarque que les comtes de Provence ont installé des vicomtes aux points importants du système défensif. 54. Le dernier diplôme accordé par le roi à l'épiscopat méridional date de 922, Histoire de Languedoc, col. 143-144. 55. Ibid., V, col. 256. 5 6 . DUPONT, op.
cit.,
p. 4 7 3 .
57. Histoire de Languedoc, V, col. 327-328; DUPONT, op. cit., pp. 471-472. 58. Cartulaire de l'ancienne cathédrale de Nice, éd. CAÏS DE PIERLAS, _n° 8. Chartrier de l'abbaye de Saint-Pons hors les murs de Nice, éd. CAÏS S B PIERLAS et SAIGE, n" 6 .
59. G. DOUBLET, Recueil des actes concernant les évêques d'Antibes, 1915, p. LXXXVII. 60. « Structures monastiques et structures politiques dans la France de la fin du XE et des débuts du XI* siècle », Settimane di Studio, IV, Spolète, 1957; du même, «La dislocation du pagus et le problème des consuetudines», in : Mélanges Halphen, Paris, 1951, et «L'exemption monastique et les origines de la réforme grégorienne », in : A Cluny, Dijon, 1950. 61. Par exemple à Nice, KIENER, op. cit., pp. 221-222. 62. A Marseille, le chapitre de la Major, mentionné dès 923, ne reçut son autonomie que beaucoup plus tard, en 1044 ; son premier dévot est nommé pour la première fois en 1060. DUPRAT, in : Encyclopédie des Bouches-du-Rhâne, II, pp. 229-232. 6 3 . Cartulaire de Saint-Victor, I, pp. 2 8 - 3 0 ; DUPRAT, op. cit., pp. 2 2 5 - 2 2 6 . 6 4 . FONTANA, op.
cit.,
p.
18.
65. Ibid., pp. 19-22. 66. DUBY, op. cit., pp. 214-224. 6 7 . DUPRAT, op. 6 8 . KIENER, op. 69. GRIFFE, op.
cit.,
t. X I V , pp.
99-100.
cit., Instr. II, p. 2 7 8 , quando partibus est cum comité. cit., Histoire de Languedoc, V, col. 540; RÉGNÉ, op. cit. Un second accord en 1112 partage entre l'archevêque et le vicomte le sel, les tours et les maisons de la ville, la justice (le vicomte a la justice
Les villes du Sud-Est de la Gaule
131
de sang dans la cité et le bourg ; l'archevêque, la justice des clercs et des hommes manants sur le domaine de l'église cathédrale), Histoire de Languedoc, V, col. 831-833. 7 0 . MUNDY, op.
cit.,
p.
24.
71. M. GOURON, «La cathédrale romane de Nîmes», Bulletin de la Société Archéologique de Nimes et du Gard, 1936-1937. De même à Aix au XII* siècle, l'archevêque, les chanoines, le comte ont leurs propres forteresses, POURRIÈRB, op.
cit.
72. En Provence : KIBNER, op. cit., p. 107, notes 137-138. En Septimanie l'étude n'est pas faite (il est difficile de suivre DUPONT dans ses hypothèses sur l'origine des milites des cités, p. 667). 73- L'évolution du tribunal public, où les successeurs des scabins carolingiens sont finalement remplacés par les vassaux du comte ou du vicomte, a été étudiée de près en Provence par KlENER, op. cit., pp. 131-132 (évolution parallèle dans les cours comtales mâconnaises, cf. supra, chap. I). 74. Ce qui assure précisément cette étroite liaison économique entre ville et campagne que DUPONT a cru pouvoir nier (cf. supra, p. 115). 75. E. MICHEL, « Les chevaliers du château des Arènes de Nîmes », Revue historique 102, 1909, p. 47. 76. J. Poux, La cité de Carcassonne ; l'épanouissement, 1067-1466, Toulouse, 1931, pp. 10-12 ; Histoire de Languedoc, V, col. 919-920 : sic donamus tibi ad fevum et propter castellaniam in tali convenientia ut per quemque annum cum tuis hominibus et tua familia faciès stationem in Carcassona per VII menses et predictam turrem custodire et gaitare faciès omni tempore et ipsam urbem custodies. 7 7 . MUNDY, op.
cit.,
p. 1 0 , n . 3 6 .
78. A Arles en 967, Cartulaire de Saint-Victor, I, 308. 79. Les chevaliers sont exempts des consuetudines, KlENER, Morcellement des consuetudines en 1064, Cartulaire de 107. Authentique du Chapitre d'Arles cité par KlENER, n. 309. Pour le XII* siècle, KIENER, Instr., I et II, pp. 8 0 . KIBNER, op.
cit.,
p p . 2 0 3 - 2 0 5 ; MUNDY, op.
cit.,
p. 2 7 .
op. cit., p. 206. Saint-Victor, II, op. cit., p. 147, 276-279.
CHAPITRE VII
Le grand domaine de la fin du moyen âge en France*
Présenter en France et dans les derniers siècles du moyen âge l'évolution du grand domaine — prenons ce mot dans son sens ancien et son sens strict, en entendant par là ce que les médiévistes français appellent plus volontiers la réserve seigneuriale — n'est pas une tâche aisée. Non point que les sources fassent défaut ; certes, le principal document d'administration seigneuriale de ce temps, le terrier, décrit-il seulement les tenures ; mais les archives des grandes seigneuries ecclésiastiques et même laïques renferment nombre d'inventaires, de comptes, et les fonds notariaux sont d'une inépuisable richesse. Cependant cet abondant matériel est resté jusqu'à présent — quant à l'objet de cette étude — assez imparfaitement exploité. En effet, les historiens économistes du bas moyen âge français se sont intéressés surtout au commerce et aux villes : pour cela les aspects les moins obscurs de l'économie des campagnes sont-ils entrevus pour le moment en fonction de l'activité et des soucis des marchands de Toulouse, de Metz ou de Rouen — point de vue très particulier. Quant aux études portant spécialement sur les phénomènes ruraux, elles restent fort clairsemées ; les plus nombreuses sont l'oeuvre d'historiens du droit, attentifs surtout aux mécanismes juridiques ; la meilleure, celle que Robert Boutruche a consacrée aux campagnes du Bordelais, est moins une œuvre d'histoire économique que d'histoire sociale. La prospection donc est insuffisante. Ajoutons que la France de ce temps est immense et diverse. D'un pays à l'autre, parfois d'un canton à l'autre — Guy Fourquin a fort bien mis en évidence de * Texte publié dans Première conférence internationale d'histoire économique, Stockholm, i960, La Haye/Paris, Mouton, i960, pp. 333-342.
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Hommes
et structures du moyen âge
tels contrastes à l'intérieur de la seule Ile-de-France —, ni la densité de la population, ni l'état des techniques de production ne sont semblables. Prenons le cas des rendements agricoles : sur certains domaines d'Artois, on récoltait bon an mal an dans la deuxième moitié du XIVe siècle huit à dix grains de froment pour un semé, alors que dans les Alpes du Sud le rendement moyen des champs seigneuriaux était de quatre pour un, et souvent ne s'élevait guère au-dessus de deux Or, en bon terroir et sur sol médiocre, les conditions de la grande exploitation étaient bien sûr radicalement différentes. Elles n'étaient pas non plus identiques en pays de vignoble, sur les terres à grains et dans les régions de vocation pastorale — dans les secteurs écartés ou dans les régions au contraire sollicitées par la proximité d'un actif centre de consommation — dans les campagnes ravagées et dans celles qui furent moins touchées par les dévastations*. En outre le marché des denrées agricoles, et spécialement des céréales, se révèle à cette époque extrêmement cloisonné : une description des domaines des Hospitaliers en 1338 montre que, dans le voisinage des diverses seigneuries dispersées dans les Alpes méridionales, les relations entre le prix des grains et les salaires ruraux variaient considérablement d'une vallée, parfois d'un village à l'autre : pour gagner la valeur d'une même mesure de froment, un homme devait travailler cinq jours à la Faye, quatre à Draguignan, trois seulement à Bras "... Extrême diversité donc des possibilités d'écoulement, des conditions de l'embauche, des rapports entre profits et frais de gestion. Extrême diversité par conséquent des facteurs déterminants de l'économie domaniale. Cette diversité même rend dans l'état actuel des recherches, avant que ne soient multipliées les monographies locales soucieuses d'exploiter à fond les ressources des archives, toute considération d'ensemble fort hasardeuse. Voici pourtant quelquesuns des traits généraux qui, dès lors, semblent se dégager. #
Frappante d'abord est, dans le premier tiers du XIV* siècle, l'universelle présence du grand domaine dans toutes les régions françaises qui ont été étudiées de près. Partout des « granges », des « courts » — c'est-à-dire de grosses maisons flanquées de greniers, d'étables, de dépendances, entourées du clos et du courtil, et qui gouvernaient
1. Voir note 1 et suivantes pp. 143-144.
Le grand domaine de la fin du moyen âge en France
135
dans le terroir un bel ensemble de parcelles dont certaines, les « coutures », les « condemines », les « corvées » étaient de larges pièces de labour. A Tremblay, en Ile-de-France, l'abbaye de Saint-Denis, dont les censives s'étendaient sur 1 400 hectares, possédait ainsi en « domaine > 200 hectares de terre et 375 hectares de prés *. Vigueur donc de la grande exploitation : les traces de « lotissements » qui auraient pu la réduire sont, contrairement à ce que pensait jadis Marc Bloch, imperceptibles. Il semble bien au contraire que beaucoup de ces domaines se soient alors récemment étendus par acquisitions et remembrements ; la grange des Prémontrés à Gergovie en Auvergne, celle des Cisterciens à Ouges, en Bourgogne, s'étaient ainsi constituées par un groupement systématique de parcelles dans le cours du X I I I e siècle *. Ajoutons que ces domaines formaient la partie de la seigneurie de très loin la plus productive : en 1300, 2 % seulement des profits de l'abbaye de Saint-Denis venaient des censives; à Pugnafort, en Haute-Provence, le domaine des Hospitaliers rapportait, en 1338, 144 livres et le reste de la seigneurie 3 livres*. A vrai dire, nombre d'entre eux n'étaient plus directement mis en valeur par leurs maîtres, mais baillés à ferme. C'est vers 1300 que les ecclésiastiques de la région parisienne ont commencé à affermer leurs réserves ; en 1350, les « courts » de l'abbaye Saint-Martin de Tournai étaient pratiquement toutes louéesT. Il convient de remarquer toutefois que le fermage restait partiel, le maître conservant généralement en sa main la maison, et souvent les clos de vignes et les prés — que, portant sur l'ensemble des terres labourables qui se trouvaient confiées à un chef d'entreprise pour un temps limité, neuf, douze, quinze années, la concession ne déterminait nullement le démembrement de l'exploitation, pas plus qu'elle ne la détachait durablement du maître —, enfin que ce procédé de gestion ne fut adopté, selon toute apparence, que par les très grands seigneurs nomades et par les importantes communautés religieuses qui vivaient, les uns et les autres, éloignés de leurs domaines et ne pouvaient les surveiller de près. En effet, le faire-valoir direct paraît avoir été alors pratiqué par tous les seigneurs qui résidaient sur leur terre ou assez près pour avoir constamment l'œil sur elle et sur la domesticité. Fort caractéristique est le cas de Thierry d'Hireçon, l'homme de confiance de la comtesse d'Artois : administrateur avisé, il prit en 1320 « en sa main » sa terre de Bonnières, grosse exploitation de 450 journaux de labour ; dès qu'il le put, en 1325, à l'expiration du bail, il mit fin à la ferme de sa terre de Sailly, y établit une « maisnie » de
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Hommes et structures du moyen âge
douze valets et de deux servantes, et s'occupa de la faire valoir luimême ; il résidait en effet de moins en moins dans son hôtel parisien, de plus en plus dans ses maisons rurales artésiennes'. Il est permis de penser que cette attitude était commune aux familles de la noblesse rurale, ancienne et nouvelle : la maison de Pierre d'Orgemont à Gonesse, que pillèrent les bourgeois parisiens en 1358, abritait deux charrues, plusieurs chevaux de labour et six cents moutons ". En tout cas, c'est bien celle des petites communautés religieuses qui vivaient à la campagne. Les Cisterciens exploitaient eux-mêmes à Ouges trois cent cinquante journaux de terre, dont près de la moitié rassemblés dans quelques grandes « corvées » ; les labours en faire-valoir direct des quelque cent commanderies provençales de l'ordre de l'Hôpital couvraient en 1338 plus de sept mille hectares. Sur certains domaines d'église, la main-d'œuvre était fournie par les membres de la communauté : ainsi les vignes de Gergovie étaientelles piochées par les donats de Prémontré ,0 . Mais dans la plupart des granges vivait une équipe de domestiques embauchés à l'année — une dizaine, une vingtaine de travailleurs qui recevaient, outre le logement, la nourriture et le vêtement, un « loyer » en argent strictement hiérarchisé selon les emplois. Cette main-d'œuvre peu stable — dans l'un des domaines de Thierry d'Hireçon, neuf des valets de charrue sur quinze quittèrent leur place entre 1325 et 1328 1 1 — avait le soin des labours et du bétail ; elle recevait l'appoint de quelques corvéables12 et de fortes bandes de journaliers recrutés pour les foins, les moissons, la vendange ou le travail des vignes. Dans la commanderie des Hospitaliers de Comps en Provence, plus de cent livres chaque année étaient distribuées, denier par denier, à ces travailleurs saisonniers. Une bonne part des récoltes était vendue : 65 % dans le domaine de Bras en 1338 — et Thierry d'Hireçon vendait régulièrement ses grains à des marchands de Bruges ou de Gand, ou bien organisait lui-même les expéditions par convois de bateaux vers la Flandre : c'était sa principale recette. Toutefois, les profits de l'exploitation céréalière paraissent avoir été souvent très faibles, spécialement dans les terroirs à rendement médiocre, car les frais de gestion, et spécialement les dépenses de maind'œuvre, étaient fort lourds : ils représentaient à Bras 85 % de la valeur des récoltes. Beaucoup plus profitables étaient en revanche l'élevage et la culture de la vigne. En 1321, Thierry d'Hireçon tirait 135 livres de cent soixante moutons qu'il avait achetés l'année précédente 68 livres ; les salaires des ouvriers de la vigne de Bras n'absorbaient que la moitié de la valeur de la vendange
Le grand domaine de la fin du moyen âge en France
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Après 1340, l'histoire du grand domaine français devient beaucoup plus obscure. On trouve ici et là des indices attestant que parfois le domaine a été en partie loti et que certaines parcelles de la terre seigneuriale furent ainsi converties en censives. Ainsi les chanoines de Notre-Dame de Paris ont-ils concédé en tenure par petits lots cinquante et un arpents de leur réserve de Mitry-Mory entre 1346 et 1348, cent cinquante-sept arpents entre 1352 et 1356. Dans la grange cistercienne d'Ouges, toutes les petites parcelles isolées et certains champs en bordure des grandes corvées furent accensés entre 1380 et 1445 ; le domaine s'est ainsi trouvé concentré sur les meilleures terres, mais diminué du tiers. Celui des Hospitaliers à Rue en Provence était moitié moins étendu en 1411 qu'en 1338. Mais d'autres témoignages montrent que d'une manière générale les réserves se sont maintenues et que même certaines se sont étendues, spécialement au XVe siècle. Voici deux des domaines de Saint-Germaindes-Prés, Thiais et Villeneuve-Saint-Georges ; dans le premier, en 1384, cent quatre-vingts arpents de labours, quarante-quatre de prés, quinze de vigne — en 1510, deux cent cinquante arpents de labours, trente et un de prés, trente de vigne ; à Villeneuve, entre les deux dates, les champs se sont accrus de quarante arpents, les prés de seize, les vignes de trois". On voit aussi, à la fin du XVe siècle, les seigneurs de la Gâtine poitevine avancer de l'argent à leurs tenanciers gênés, les tenir ainsi par le crédit et finalement, rachetant les droits des paysans, intégrer d'anciennes censives à leur domaine On peut donc se demander si, du début du XIV e à la fin du xv e siècle, les rapports entre l'étendue du domaine et celle des exploitations paysannes se sont sensiblement modifiés dans la plupart des terroirs. Mais si le grand domaine ne paraît pas s'être beaucoup transformé dans ses dimensions, les méthodes de gestion ont profondément changé. L'abandon du faire-valoir direct et la pratique du fermage, attestés pour les plus grandes seigneuries au seuil du XIV e siècle, se sont largement répandus par la suite. Dans la plaine de France, progrès réguliers : le mouvement s'est poursuivi au même rythme avant comme après la peste de 1348 Dans bien des régions cependant, il semble s'être accéléré pendant les décennies qui encadrent 1400. La première amodiation de la grange des Prémontrés de Gergovie eut lieu en 1381 ; elle fut suivie d'une autre en 1409. A Ouges, la grange est concédée une première fois en 1382 pour neuf ans ;
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nouveau contrat en 1399. En 1411 tout le domaine de Rue était exploité par des fermiers, et l'on conserve l'une des concessions qui date de 1405 ". Remarquons cependant que, comme au début du XIVe siècle, les vignes et les prés sont restés souvent exclus du bail : à Thiais, en 1384, champs et prés étaient affermés, mais non point les clos ; en 1458, prés et vignes constituaient l'essentiel du « territoire propre » mis en valeur par Jacques Ysalguier, seigneur toulousain ". Les stipulations des contrats, de plus en plus détaillées, sont fort variables (ce qu'on appelle bail à ferme en Ile-de-France est la combinaison d'un fermage en grain et en argent et d'un métayage pour le cheptel vif " ; en Provence, on distingue parfois la « fâcherie > qui est un métayage des grains, et la « mégerie >, association pour l'élevage du paysan et du maître qui apportent chacun leur part du troupeau) — mais généralement le bailleur ne fournit pas seulement la terre, il avance de l'argent, des grains, le train de culture, la valeur des bestiaux surtout ; il semble que dans le cours du XVe siècle, l'intervention du capital, et spécialement du capital urbain, soit devenue plus déterminante. Mais voilà un point fort important pour lequel manquent encore des études précises. Les concessions en tout cas étaient pour la plupart à très court terme, trois ans en Bordelais10, trois, six, neuf ans en Ile-de-France, trois, quatre ou cinq ans en Provence, quatre en Toulousain*1. G. Fourquin remarque que, dans la région parisienne, les fermiers n'ont montré nulle tendance à s'incruster ; tandis que G. Sicard observe en Toulousain un allongement progressif des baux du XIVe au XV* siècle. Toutefois, après 1450, le bail ne porte généralement plus sur des exploitations aussi vastes. Au début du xvi* siècle, la grange de Gergovie était ainsi confiée à plusieurs fermiers, en lots d'étendue moyenne " ; les « bordes » toulousaines du XVe siècle étaient équipées d'une ou deux paires de bœufs seulement, et leur historien suppose qu'elles sont nées souvent d'un démembrement du domaine seigneurial M ; ce fut aussi un train de quatre bœufs et la superficie de terre correspondante qu'un marchand de Fréjus confia pour cinq ans, en 1477, à deux chefs de famille venus de Ligurie Il semble bien par conséquent — et c'est là sans doute le changement majeur — que le grand domaine au cours de la seconde moitié du XIVe et pendant le XVe siècle, sans s'amoindrir notablement et parfois même en s'étendant, ait du moins perdu sa cohésion. Il s'est d'ordinaire morcelé en plusieurs unités d'exploitation. Ainsi s'est formé sans doute ce type d'entreprise agricole bien observé par L Merle dans la Gâtine poitevine, mais aussi par G. Sicard en Toulousain et par G. Four-
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quin dans la plaine de France, et qui, au début du XVI e siècle, s'oppose fortement aux petits ménages paysans, tènements, mas ou masures, que décrivent terriers et livres de cens : la « ferme » ou la « métairie » des campagnes modernes. De grands bâtiments isolés du village, vingt à cinquante hectares de terres bien groupées, souvent encloses, exemptes des contraintes agraires, souvent aussi vouées en grande partie à l'élevage. L'ensemble est tenu par un exploitant point trop aisé, aidé par les avances nécessaires du maître de la terre qui vit à la ville ou dans le château voisin ; plusieurs paysans de son envergure sont fermiers comme lui dans la paroisse, ses alliés par les mariages ; il entretient peu de valets, embauche peu de journaliers, beaucoup moins en tout cas que les seigneurs d'avant la guerre de Cent Ans. Et la position de cette exploitation de taille moyenne est de la sorte bien différente de celle des grands domaines du début du XIV e siècle, beaucoup moins étroitement liée à l'économie paysanne par le jeu des gages et des prestations de services. En vérité beaucoup d'études détaillées sont encore nécessaires pour que l'on puisse observer d'assez près le passage entre ces deux types d'entreprises, entre la grosse grange cohérente de 1300 et le domaine de 1500 divisé en plusieurs « gagneries », pour que soient datées plus précisément les étapes de l'évolution, pour qu'apparaissent les diversités régionales, pour que la formation de la ferme et de la métairie puisse être valablement mise en rapport avec l'état des fortunes seigneuriales et paysannes, et avec la plus ou moins grande cohésion de la solidarité villageoise. Tout un chapitre de l'histoire des campagnes françaises reste à construire. *
Ces faits très imprécis, il est évidemment beaucoup plus difficile encore de les situer dans l'évolution générale de l'économie rurale, que l'on connaît elle-même fort mal. Sans doute quelques éléments numériques sont-ils susceptibles d'être exploités et peuvent donner lieu à des interprétations mathématiques et statistiques : Guy Fourquin a pu disposer en graphiques l'évolution des prix du vin, du blé-méteil, de l'avoine, ainsi que des dépenses d'exploitation du vignoble seigneurial à Saint-Denis entre 1284 et 1342. Mais on ne peut dresser des mercuriales, suivre les variations du cours des métaux précieux et des monnaies que dans les grosses villes. Or on sait combien les valeurs marchandes sont différentes d'un canton à l'autre. Que valent ces données lorsqu'on passe du monde des négociants urbains au monde des ruraux ? En outre, trop d'éléments font défaut
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pour qu'une étude valable de la conjoncture soit possible. On est très mal renseigné sur le marché du travail en milieu agricole, et notre connaissance des conditions de l'emploi demeurera peu sûre tant qu'il n'existera pas d'études sérieuses de l'industrie villageoise : de nombreux « texiers » travaillaient dans les campagnes d'Ile-deFrance à la fin du XVe siècle M . En était-il de même cent ans plus tôt ? Et dans d'autres provinces ? Enfin que sait-on vraiment de la démographie rurale ? En 1949, un bel article d'E. Perroy invitait à étudier attentivement les « crises » du XIV e siècle et à vérifier si les phénomènes que les médiévistes anglais ont mis en évidence s'étaient également produits en France 2e. En fait, cet appel n'a pas encore reçu de vraie réponse, et l'on n'en sait guère plus aujourd'hui qu'alors. Il semble bien toutefois que la « crise frumentaire » des années 1315-1318 n'ait pas eu de répercussions profondes dans la plupart des pays français : les recherches de G. Fourquin montrent qu'en Ile-de-France, l'évolution de l'exploitation domaniale ne fut point infléchie après ces années mauvaises. On découvre en revanche, dans les registres de la graineterie de l'abbaye cistercienne Notre-Dame-des-Prés à Douai, le témoignage d'une chute de la production céréalière en Artois et en Flandre gallicante de 1332 à 1370, le niveau le plus bas se situant entre 1340 et 1 3 6 0 " : de cette régression, les calamités météorologiques ne sont sans doute pas responsables ; elle tient au défaut de main-d'œuvre que provoquèrent à la fois les troubles politiques et les épidémies. D e toute évidence, l'économie de la plupart des régions françaises fut au milieu du XIV e siècle perturbée par des catastrophes et spécialement par la guerre. La détérioration des conditions de l'emploi, la hausse des salaires et la difficulté de recruter des travailleurs ont affecté immédiatement le faire-valoir direct : à Ouges, en 1381, à la veille de la première amodiation, les frais d'exploitation du domaine étaient devenus supérieurs aux recettes de celui-ci et absorbaient même presque tous les revenus des droits seigneuriaux 2 ". L'intérêt évident des maîtres était de concéder leurs labours à court terme contre un fermage mixte en céréales et en numéraire qui, comme l'a montré A. d'Haenens, constituait aussi une assurance contre les mutations monétaires". L'expansion du fermage et du métayage fut donc hâtée par la misère des temps. Encore fallait-il trouver preneur, c'est-à-dire que le marché des produits agricoles et du travail ne fût pas trop défavorable à l'exploitant. Déjà en 1338, les Hospitaliers provençaux devaient malgré eux maintenir dans leur réserve certaines terres, parce que
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nul paysan ne voulait les prendre en fâcherie — et c'était bien sûr les plus mauvaises. Entre 1409 et 1444, c'est-à-dire au paroxysme des ravages militaires, les Cisterciens furent contraints de mettre de nouveau eux-mêmes en valeur leur grange d'Ouges dont plus personne ne voulait se charger M. Le trouble démographique provoqué par les mortalités et les transferts de population explique donc que bien des maîtres aient cherché, entre le milieu du Xiv* et le milieu du XVe siècle, à lotir au moins les franges périphériques les moins fertiles de leur domaine, à attirer des tenanciers par des conditions d'accensement fort avantageuses ; il explique également le maintien plus prolongé du faire-valoir direct dans les régions plus pauvres, qui — on le voit bien en Ile-de-France — souffrirent davantage du pillage des gens de guerre et, par l'exode des paysans, du dépeuplement ; il explique enfin que la concession du domaine en fermage et en métayage de la fin du XVe siècle se soit opérée par lots de dimensions moyennes, à la mesure d'exploitations familiales déchargées d'une domesticité trop lourde, devenue difficile à recruter comme à rétribuer. Ne faut-il pas cependant considérer pestes et hostilités comme des accidents qui vinrent seulement accentuer certains traits, interrompre momentanément ou bien au contraire accélérer des mouvements de profondeur qui se prolongèrent ensuite ? Toutes les études menées sur la remise en état des campagnes françaises après la guerre de Cent Ans mettent en évidence le conservatisme des reconstructeurs. Il importe donc d'observer aussi certains facteurs moins fugaces de l'évolution domaniale, d'examiner les méthodes de gestion en fonction des structures sociales et des mentalités. Robert Boutruche a fort justement noté que le bail à ferme « répond à une mentalité qui recule devant les soucis et les risques de la gestion directe comme du métayage temporaire, et qui préfère un revenu fixe à un revenu changeant, même si celui-ci est plus élevé » Ajoutons qu'il convient spécialement aux maîtres qui ne sont pas toujours là pour surveiller. En revanche, les contrats d'association de capital par « mégerie » ou « gasaille » 31 constituent des procédés d'investissement qu'adoptent volontiers des hommes soucieux de profits et accoutumés aux pratiques du négoce. Par conséquent, pour mieux comprendre les progrès du bail à ferme depuis la fin du XIII e siècle, les remembrements de domaines dans la seconde moitié du xv* siècle, la diffusion du métayage autour des villes pour la production du bétail ou du vin, il serait bon d'examiner de près certaines modifications de la société.
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Beaucoup de maîtres n'ont-ils pas alors changé de genre de vie ? Et en particulier abandonné leur maison des champs parce qu'ils étaient emportés par les mouvements de la guerre, ou parce qu'ils furent sensibles aux attraits de la vie urbaine ? Vingt-quatre seigneurs servis par huit domestiques vivaient en 1338 dans la commanderie provençale de Rue; en 1411, la maisonnée était réduite à six personnes. N'observerait-on pas d'une manière générale la réduction des maisons seigneuriales, l'éclatement de ces fortes compagnies qu'étaient à l'époque féodale les « familles » des hobereaux de village ? Et ce changement ne peut-il être tenu pour l'une des incitations les plus puissantes à l'affermage des réserves ? Il faudrait aussi disposer de données beaucoup plus précises sur le renouvellement du milieu seigneurial, et en particulier sur le passage de certains domaines des mains de la vieille noblesse à celles de la bourgeoisie. Ces nouveaux maîtres enrichis par le commerce et résidant en ville, étaient-ils partout aussi nombreux que dans la banlieue dijonnaise ou toulousaine ? Dans quelle mesure furent-ils responsables des remembrements domaniaux, d'une orientation plus poussée ver l'élevage et les cultures spéculatives, d'une multiplication des contrats de gasaille ? Les bailleurs en métayage des environs de Toulouse étaient pour les trois quarts des bourgeois. Pourtant jusqu'à l'orée du XVIe siècle, très rares furent les grands domaines acquis par les marchands parisiens — et les seigneurs qui construisirent au XVIe et au XVIIe siècle les métairies de la Gâtine poitevine étaient pour plus des deux tiers des nobles résidents, parmi les plus riches et les plus grands Que l'on regarde aussi du côté des agents d'administration, de ce groupe social si dru dans les premières années du xiv® siècle®4. La multiplication des baux réduisit notablement leur rôle : à Rue, au début du XVe siècle, le faire-valoir direct complètement abandonné, il n'est plus trace, dans les comptes, de ces avoués, procureurs, sergents, receveurs qui, cent ans plus tôt, vivaient si nombreux en parasites de la seigneurie. Mais combien parmi ces auxiliaires devinrent fermiers ? En effet, l'évolution de l'économie domaniale serait certainement pour nous beaucoup plus claire si l'on étudiait systématiquement l'origine de ceux qui au XIV* et au XV e siècle prirent à ferme ou en métayage les condemines, les breuils et les clos. Parmi eux étaient-ils nombreux les immigrants sans avoir qui n'apportaient que leurs bras et à qui le maître devait avancer non seulement la semence, mais la nourriture de la première année, tels ces Ligures qui repeuplèrent les villages abandonnés de la Provence maritime à l'extrême fin du XVe siècle35 ? Les fermiers furent-ils au
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contraire d'anciens régisseurs, d'anciens valets, d'anciens maîtres bouviers moins instables que la plupart ? Des tenanciers gênés, ou bien au contraire des laboureurs déjà sortis de la médiocrité et tentés par l'entreprise ? Beaucoup d'enquêtes, on le voit, restent à faire. Celles qui, dans tel domaine, se proposeraient de suivre du côté des maîtres et du côté des exploitants les destins familiaux ne seraient pas, à mon sens, les moins fécondes.
Notes
1. J . M . RICHARD, « Thierry d'Hireçon, agriculteur artésien ( 1 3 . . - 1 3 2 8 ) », Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, 1892 ; IL et L. FOSSIER, < Aspects de la crise frumentaire au XIV" siècle en Artois et en Flandre gallicante », in : Mélanges Clovis Brunei, t. I, Paris, 1955 ; G. DUBY, < Techniques et rendements agricoles dans les Alpes du Sud en 1338 », Annales du Midi, 1958. 2. G. FOURQUIN, «La population de la région parisienne aux environs de 1328 », Le Moyen Age, 1956, et Les campagnes de la région parisienne à la fin du Moyen Age (du milieu du XIII' au début du XVV siècle), Paris, 1964. 3. Cf. infra, chap. IX. 4. FOURQUIN, Les campagnes... 5. G. FOURNIER, « La création de la grange de Gergovie par les Prémontrés de Saint-André et sa transformation en seigneurie (XII*-XVT siècles). Contribution à l'étude de la seigneurie », Le Moyen Age, 1950 ; O. MARTIN-LORBER, < L'exploitation d'une grange cistercienne à la fin du XIV* et au début du XV* siècle », Annales de Bourgogne, 1957. 6. FOURQUIN, Les campagnes... ; G. DUBY, Seigneurs et villageois. 1. A. D'HABNENS, « La crise des abbayes bénédictines au bas moyen âge : Saint-Martin de Tournai, 1290-1350 », Le Moyen Age, 1959. 8. RICHARD, op.
9. FOURQUIN, Les
cit.
campagnes...
10. FOURNIES, op. cit. 1 1 . RICHARD, op. cit.
12. G. DUBY, « N o t e sur les corvées dans les Alpes du Sud en 1338», in : Mélanges Pierre Petot, Paris, 1958. 13. RICHARD, op.
cit.
14. FOURQUIN, Les campagnes... 15. L. MERLE, La métairie et l'évolution agraire de la Gâtine poitevine la fin du moyen âge à la Révolution, Paris, 1958. 16. FOURQUIN, Les campagnes... 17. FOURNIER, op.
cit. ; MARTIN-LORBER, op.
de
cit.
18. P. WOLFF, « La fortune foncière d'un seigneur toulousain au milieu du XV* siècle», Annales du Midi, 1958. 19. FOURQUIN, Les campagnes... 20. R. BOUTRUCHB, La crise d'une société : seigneurs et paysans du Bordelais pendant la guerre de Cent Ans, Paris, 1947.
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21. G. SlCARD, Le métayage âge, Toulouse, 1957. 22. FOURNIER, op.
dans le Midi
toulousain
à la fin du
moyen
cit.
23. SlCARD, op. cit. 24. P. A. FÉVRIER, < La basse vallée de l'Argens : quelques aspects de la vie économique de la Provence orientale aux XV* et XVI* siècles », Provence historique, 1959. 25. FOURQUIN, Les campagnes... 26. E. PERROY,
«A
l'origine
d'une
économie
contractée
: les crises
du
xiv* siècle », Annales E.S.C., 1949. 2 7 . FossiER, op. cit 2 8 . MARTIN-LORBER, op
cit.
29. A. D'HAENENS, « L e budget de Saint-Martin de Tournai, Revue belge de Philologie et d'Histoire, 1959.
1331-1348»,
30. MARTIN-LORBER, op. cit. 31. BOUTRUCHE, op. cit., p. 53.
32. P. WOLFF, Commerces et marchands de Toulouse (vers 1350-vers
1450),
Paris, 1 9 5 4 . 33. SlCARD, op. cit. ; FOURQUIN, Les campagnes... ; MERLE, op. cit. 34. BOUTRUCHE, op. cit. 35. FÉVRIER, op. cit.\ R. JEANCARD, Les seigneuries d'Outre-Siagne, Cannes, 1 9 5 2 , p. 5 2 9 .
CHAPITRE VIII
La noblesse dans la France médiévale Une enquête à poursuivre*
Il y a vingt-cinq ans, Marc Bloch invitait les médiévistes à observer dans les divers pays de l'Occident, et spécialement en France, l'évolution de la noblesse1. Cet appel reçut plusieurs réponses notables, mais la plus riche peut-être et l'une des plus pertinentes vient de lui être donnée tout récemment par L. Génicot, professeur à l'Université de Louvain, qui a consacré le second volume de son ouvrage sur l'économie namuroise dans le bas moyen âge à l'étude des nobles de cette petite contrée'. Dans tout le comté de Namur, c'est-à-dire pour quelque trois cent soixante-dix villages ou hameaux, on ne découvre pas plus d'une vingtaine de familles dont les chefs étaient appelés no biles, au début du XII e siècle, dans le latin des chartes. Très petit groupe donc, mais d'hommes fort riches, jouissant d'une grosse fortune foncière très dispersée, largement répandue dans les provinces avoisinantes et, selon l'hypothèse la plus vraisemblable, constituée quelques générations plus tôt par une dotation princière. Etablies aux lisières de la principauté, les tiges maîtresses de ces lignages paraissent, à la lumière incertaine d'une documentation indigente, avoir possédé des églises paroissiales, souvent un château, en tout cas le pouvoir de commander et de punir. Il semble bien que, dans le vocabulaire des rédacteurs d'actes, « noble » et « libre » étaient interchangeables. Il est certain que tous les nobles étaient dits libres. Mais L Génicot incline à penser aussi — bien que sur ce point on le sente moins assuré — qu'il n'existait pas alors, hors de la noblesse, d'hommes vraiment libres, c'est-à-dire échappant complètement aux coutumes * Texte publié dans Revue historique 226, 1961, pp. 1-22. 1. Voir note 1 et suivantes pp. 164-166.
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banales, qui fussent jugés par les seuls tribunaux publics et qui pussent entièrement disposer d'eux-mêmes. Privilégiée, cette « noblesse > était enfin héréditaire : ses qualités et ses titres se transmettaient par le sang. Aux « nobles » s'opposaient nettement alors des hommes que les textes disent appartenir à la familia, c'est-à-dire à une compagnie de serviteurs groupée autour d'un maître. Qui étaient ces maîtres ? Le comte sûrement ; les grands établissements religieux sans doute ; certains nobles peut-être (à vrai dire, on souhaiterait voir plus clairement si les châteaux n'ont pas été dans ce pays les points de concentration exclusifs de telles maisonnées). Leurs membres n'étaient pas tous d'origine servile, mais pourtant ils ne jouissaient pas de la pleine liberté ; en effet, ils ne possédaient pas de sceau ; ils vivaient en dépendance héréditaire ; ils n'échappaient pas aux exactions. Toutefois, vers 1150, on commence à voir certains d'entre eux distingués par un qualificatif particulier. Le titre de chevalier les décore. Apparemment, le service militaire à cheval les honore ; plus nécessaires au prince, on les sent en tout cas fort à l'aise. Ces milites forment une aristocratie qui se renforce, tout en se maintenant très en dessous de l'élite des familles « nobles » que la prolifération naturelle des lignages a rendue dans le même temps un peu plus nombreuses, donc moins riches. Passé l'an 1200, l'étude s'appuie sur une documentation plus fournie ; elle devient plus fouillée et plus sûre. On voit alors les familles de la noblesse s'affaiblir peu à peu par le morcellement des héritages, la concurrence du prince qui leur dispute le pouvoir banal, la libération des communautés rurales, la baisse des revenus seigneuriaux, compensée pourtant par d'heureuses parades et notamment par le succès de quelques entreprises de défrichement. Seuls quelques lignages réussirent à sauvegarder leur patrimoine : ils constituèrent, au milieu du XIII e siècle, le petit groupe des « pairs >. Mais plus de la moitié des « nobles » n'ont pu se maintenir dans l'aristocratie, et ceci au moment même où la situation des chevaliers se relevait. Beaucoup plus nombreux, détenteurs maintenant des attributs de la puissance, flanquant de tours leur demeure et jugeant les paysans, les milites ont vu, en effet, s'affirmer dans le cours du siècle le prestige de leur titre. On s'est mis à les appeler « messire >, et bientôt eux seuls eurent droit à ce qualificatif ; vers 1280, dans les listes de témoins, la distinction cessa d'être faite entre les nobles et les chevaliers ; on plaça les chevaliers à part de tous les autres et — fait de conséquence dans un monde si attentif aux préséances —
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le noble non adoubé dut passer après les chevaliers non nobles. Enfin, dans le même temps, les chevaliers gagnèrent la liberté personnelle, le prince les ayant exemptés des coutumes banales. Héréditaire, puisque les enfants du chevalier pouvaient en jouir même s'ils ne portaient pas les armes, cette franchise acheva, dans la deuxième moitié du XIIIe siècle, de constituer le groupe des chevaliers en noblesse véritable. Pourtant, les « nobles » de vieille race veillèrent jalousement encore pendant plusieurs générations à ne point se mêler à eux. Ce fut seulement dans les dernières années du XIVe siècle que les alliances matrimoniales et l'extension à tous les chevaliers du titre de « noble homme » confondirent enfin les deux groupes. En 1420, il n'existait plus dans les Namurois qu'une seule classe supérieure de « gentilshommes ». Classe largement ouverte depuis un siècle au moins. Pour s'y introduire, il avait suffi, en effet, à beaucoup d'hommes enrichis par l'administration, les affaires ou même une patiente épargne paysanne, de se soumettre à la cérémonie de l'adoubement. Celle-ci ne paraît pas avoir été strictement contrôlée. Mais il convient de remarquer que les descendants de ces parvenus cessaient bientôt de faire armer leurs fils. Parmi les gentilshommes, les chevaliers se raréfièrent, et très vite après 1350. Il ne manque pas de raisons qui expliquent une telle désaffection pour la qualité chevaleresque. Elle contraignait à des dépenses d'armement et de monture, imposait des obligations gênantes, exposait aux dangers, alors que le simple écuyer était de mieux en mieux considéré. Mais surtout il suffisait de compter un chevalier parmi ses ancêtres en deçà du septième degré pour profiter des privilèges fiscaux, judiciaires et militaires, pour être « libre », pour se ranger parmi les « hommes de loi et de lignage ». Ce fut cette classe juridique qui, dans le Namurois du bas moyen âge, se substitua à la vieille « noblesse » lorsque son souvenir même eut achevé de se perdre. Constituée en majorité par des hommes riches, possesseurs de maisons fortes, avec motte, tour, « bloquehut » et chapelles, elle rassemblait cependant aussi nombre de personnes modestes, d'artisans et même de valets. Car, tout comme l'antique nobilitas, elle fondait son privilège sur la seule naissance et la qualité des ancêtres. Il a semblé nécessaire de donner de ce beau livre un résumé substantiel. Pour mieux en louer d'abord la méthode. Le dépouillement complet de tous les textes écrits qui concernent une petite région assure la rigueur de cette étude, permet seul, en particulier, de suivre d'aussi près l'évolution des patrimoines et de retrouver la trace des destins individuels : pour cela, l'exposé fourmille de notes très
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concrètes et s'anime ainsi d'une vie entraînante3. Mais on notera spécialement que la recherche s'est appuyée d'une part sur l'inventaire systématique, le classement chronologique et même l'examen grammatical de tous les termes qui furent utilisés pour qualifier les hommes de ce temps, d'autre part, et surtout, sur la construction patiente d'un très grand nombre de tableaux généalogiques qui constituent, comme il se doit, l'illustration maîtresse de l'ouvrage. L'allure même de ces arbres familiaux fait ressortir la principale faiblesse de l'étude : avant le début du XIII e siècle, la documentation qui la soutient est fort réduite ; elle est pratiquement inexistante pour le XI e siècle. Cette déficience des sources anciennes réduit notablement la portée des observations de L. Génicot, comme de celles qu'ont formulées, pour la noblesse du Brabant, P. Bonenfant et G. Despy 4 . Une telle indigence interdit, par exemple, de déterminer ici et là avec certitude si, au XII e siècle, les possesseurs de châteaux, les détenteurs du droit de ban étaient bien tous et seuls qualifiés de nobiles. Une telle indigence surtout dresse très vite un seuil contre lequel viennent buter les investigations régressives des généalogistes. Il est impossible de discerner en particulier si, parmi les milites qui apparaissent en Namurois dans la seconde moitié du XII e siècle, certains n'appartenaient pas aux rameaux latéraux des grands lignages de la haute aristocratie. En Saxe 1 et en Allemagne du Sud-Ouest on peut établir, en effet, comme en Mâconnais, l'existence d'une vigoureuse petite noblesse tout entière issue des races dirigeantes et, dans les pays allemands, cette « basse noblesse de souche » partage alors le titre chevaleresque avec la « nouvelle basse noblesse > des ministériaux. Enfin, l'on peut se demander si des témoignages moins clairsemés n'eussent pas permis d'observer de plus près les rapports entre la libertas et la noblesse. L'affirmation de la complète identité, au XII e siècle, des nobles et des libres est, en effet, surprenante, car dans maintes régions de France, d'Allemagne et même de Lotharingie, les textes montrent avec évidence qu'il existait alors beaucoup d'hommes libres qui ne prétendaient point à la noblesse. Même si l'on considère que tous les chevaliers, intégrés à la familia, étaient des ministériaux, il faut tenir compte de l'opinion de nombreux médiévistes allemands qui pensent, comme H. Dannenbauer7, que beaucoup de libres de condition modeste se placèrent au service cavalier des grands ; un acte brabançon de 1180 ne distinguait-il pas trois milites ingenui dans une familia comtale ' ? De la savante étude du professeur de Louvain, il ressort en tout cas que la société aristocratique présentait à l'époque féodale, dans
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ce pays d'Empire, des traits différents de ceux qui marquaient la plupart des provinces françaises : vigueur prolongée de ces troupes domestiques que l'on désignait par le nom de familia ; notion plus complexe, plus différenciée, plus hiérarchisée de la liberté ; influence plus prononcée peut-être de l'ascendance maternelle dans l'hérédité des statuts juridiques. Qu'en Namurois les critères de la noblesse aient été particuliers, qu'ils ne fussent point identiques à ceux que l'on croit pouvoir discerner dans la Bourgogne ou le Forer, il ne faut pas s'en étonner. On connaît les discordances qui ont marqué, en France et en Germanie, l'évolution des structures sociales établies aux temps carolingiens ; A. Borst vient encore de les souligner dans un essai plein d'intelligence, à propos précisément de la dignité chevaleresque, de son extension, de son contenu, de son expression littéraire*. Mais, à l'intérieur même de ces grands corps territoriaux, les coutumes régionales étaient fort diverses, et notamment toute une gamme de transitions entre les types français et les types germaniques s'établissait sans doute dans les pays de la Meuse, de la Saône, du Jura et des Alpes. Les conclusions de L. Génicot n'infirment pas celles des érudits qui, ailleurs, ont essayé de voir clair. Mais elles ont le grand mérite d'apporter une pièce capitale au débat, de le réveiller, de renouveler et rajeunir les anciennes hypothèses de travail. Ainsi, cet ouvrage incite à poursuivre l'enquête dans les pays français, et spécialement dans trois directions principales. *
Il conviendrait, en premier lieu, d'examiner attentivement la manière dont s'est transmise la qualité nobiliaire. Les recherches de L. Génicot mettent en évidence, en effet, un fait désormais incontestable : la noblesse médiévale est indépendante de la chevalerie et lui est antérieure ; c'est une qualité qui vient des ancêtres, une affaire de race. Nulle part cette proposition n'est plus vigoureusement exprimée que dans un livre tout récent d'un autre historien belge, L. Verriest — livre rageur, mal ordonné, défiguré parfois par des sophismes et toujours par un acharnement immodéré à détruire toute opinion qui ne s'accorde pas entièrement avec les idées très originales de son auteur, mais porteur cependant de remarques fort pertinentes Parmi celles-ci, on doit retenir en particulier la critique des thèses de Marc Bloch. Ce dernier, et je l'ai longtemps suivi, pensait que, les familles nobles du haut moyen âge s'étant éteintes, une toute nouvelle noblesse avait dû se reconstituer aux temps féodaux, en fooction
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d'un certain niveau de fortune, d'une manière de vivre distincte de celle du commun et, notamment, d'une aptitude singulière à l'exercice des armes. En fait, on peut considérer maintenant établi que la noblesse carolingienne s'est transmise par le sang dans une abondante postérité féodale, et, d'une façon plus générale, que tout noble se disait d'abord de nobiltbus ortus ou « gentilhomme », c'est-à-dire qu'il ne se référait pas, en premier lieu, à sa puissance ou à sa richesse, mais à ses aïeux. Toute son illustration venait de ceux-ci et non point de sa personne. Il suffit de considérer la conception que notre monde se fait encore aujourd'hui de la noblesse11 pour se convaincre que celle-ci s'est toujours fondée sur l'honneur d'une ascendance, et se renforce naturellement en remontant dans le passé, le long des arbres généalogiques. A tel point qu'il peut paraître vain de s'interroger sur les « origines » de la noblesse, puisqu'il n'est aucun noble qui ne soit poussé en avant par les prestiges d'un ancêtre, fût-il mythique. On a vu que l'étude de L. Génicot était bâtie sur des généalogies. Ainsi, l'enquête sur la noblesse rejoint directement celle, plus ample et non moins ardue, dont l'objet est la famille médiévale. Car une question, tout de suite, se pose : ascendance, mais de quel côté ? Paternel ? Maternel ? Les deux ensemble ? Faute d'indication claire avant l'époque moderne, la réponse de L. Génicot est pleine de circonspection ; elle suppose que la noblesse, impliquant la liberté, ne pouvait comme cette dernière se transmettre que par les femmes ; mais que le prestige croissant de la chevalerie, affaire purement masculine, dut, après 1200, étendre le rôle du père dans la dévolution d'un statut juridique supérieur. L. Verriest tranche plus brutalement. Pour lui, le sang maternel anoblit seul, partout et toujours. A vrai dire, ses allégations reposent sur des textes tardifs et très localisés, qui ne sauraient emporter l'adhésion 12. Pour conclure valablement, il conviendrait de mener dans les diverses régions de la France féodale une étude approfondie des structures familiales Il semble fort utile d'examiner, à cette fin — puisqu'on n'a pas conservé avant le XIVe siècle de dossiers constitués dans le seul dessein de prouver une noblesse —, la littérature généalogique qui a fleuri entre le X e et le début du xiii° siècle dans certaines provinces, et dont des débris notables ont été conservés. De tels documents apprennent, en effet, beaucoup sur l'attitude d'esprit de ceux qui ont ordonné de les établir, sur le souvenir que ces hommes conservaient de leurs aïeux et sur le souci qu'ils avaient de les célébrer. Ils donnent de la conception vécue de la famille une image plus exacte que les arbres
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généalogiques reconstitués par les érudits modernes en fonction de leurs propres schémas. Il conviendrait donc, d'abord, de faire la recension systématique de ces sources, car bon nombre d'esquisses généalogiques sont incorporées dans des œuvres littéraires, et même dans des chartes puis d'en entreprendre l'étude interne, en observant de près dans ces textes la place respective ménagée aux ascendances de ligne masculine et de ligne féminine, ainsi que les qualificatifs employés pour exprimer l'illustration des ancêtres. J'indique, à titre d'exemple, l'intérêt du tableau que brossa de sa propre famille l'auteur des Annales Cameracenses, le chanoine Lambert, né en 1108 On notera que sa mémoire ne remonte pas au-delà des grands-parents, mais englobe largement les consanguins, même lointains, de la génération précédente, et se montre plus fidèle pour les branches les plus illustres. L'accent, en effet, est ici vigoureusement marqué sur la gloire des prédécesseurs, leurs actions guerrières, et sur le souvenir qui s'en maintient dans les « cantilènes des jongleurs». Le titre de miles, enfin, décore aussi bien le grand-père paternel de Lambert que ses oncles maternels et ses cousins des deux lignages ; toutefois, le mot nobilis et ses dérivés n'interviennent qu'à propos de la grand-mère maternelle et de sa parenté. Mais si, dans cet écrit comme dans bien d'autres, les femmes surtout sont dites « nobles », n'est-ce pas aussi parce que « chevalier » n'a pas de féminin et que, comme j'ai cru le voir dans les chartes mâconnaises, nobilis parut le seul terme convenable pour désigner les femmes de condition sociale équivalente ? Cependant, quand l'on se borne à considérer les oeuvres littéraires strictement généalogiques et qui furent composées en l'honneur des seuls seigneurs de très haut rang, il faut bien convenir que la filiation en ligne masculine a retenu presque entièrement l'attention de leurs auteurs, et donc qu'elle avait presque seule du prix aux yeux des grands qui les firent rédiger pour la célébration de leur noblesse. Voici la généalogie des comtes d'Angoulême, incluse dans YHistoria pontificum et comitum Engolistnensium, dont J. Boussard a procuré une excellente édition", et qui fut écrite vers 1160 par un chanoine d'Angoulême. Elle remonte, à travers huit générations, jusqu'au second tiers du X* siècle, jusqu'à Guillaume Taillefer, héros de légende. Elle n'est pas tout à fait indifférente aux filiations féminines, puisqu'elle fait mention, parmi les épouses des comtes, de celles qui donnèrent naissance à leur héritier. Mais elle s'articule strictement de père en fils et ne se déploie jamais en direction des lignes maternelles. Quelques sondages préliminaires opérés dans cette litté-
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rature 17 montrent qu'une semblable disposition linéaire selon les primogénitures mâles, fonction d'une transmission essentiellement masculine de la gloire familiale et de la mémoire des aïeux, fut adoptée très généralement dans la très haute aristocratie au XIIe siècle. Mais une observation attentive révèle que les généalogies plus anciennement composées accordaient sans doute une place beaucoup plus large aux lignées féminines. Les tableaux familiaux du XIe siècle, ceux qui concernent les comtes d'Anjou par exemple, sont construits eux aussi de manière à établir d'abord la filiation du titre comtal transmis de père en fils, mais ils s'ouvrent plus largement sur les alliances matrimoniales et sur les liens de parenté qui se nouent par des intermédiaires féminins. Et, beaucoup plus nettement encore, le plus ancien de tous ces écrits généalogiques, celui-ci qui décrit l'ascendance du comte Arnoul de Flandre et qui fut composé entre 951 et 959, insiste surtout sur les femmes, sur l'illustration de leur lignage ; les seules dates qu'il mentionne sont celles des mariages ; et tout le propos de l'ouvrage est d'assurer la noblesse du comte Arnoul en le rattachant, par sa grand-mère, à la famille carolingienne. Un tel changement de perspective pourrait bien être l'un des indices d'une mutation qui affecta, aux alentours de l'an mil, les structures de la famille aristocratique en Occident et ses représentations dans la conscience collective. Cette constatation peut être, en effet, rapprochée de certains résultats d'une enquête générale sur la noblesse des pays rhénans, menée depuis quelques années à Fribourg-en-Brisgau sous la direction de G. Tellenbach Parmi les travaux déjà publiés, je retiendrai spécialement celui de K. Schmid, parce qu'il propose d'aborder d'un côté nouveau l'étude des lignages dominants de l'époque post-carolingienne et féodale1". Le point de départ de cette recherche est une considération de méthode formulée par G. Tellenbach " ; il devient très difficile de suivre au-delà des ix e -vm e siècles les traces des races aristocratiques ; cette difficulté tient sans doute au fait que les personnages ne portent plus dans les textes de surnoms familiaux, et qu'un seul nom les désigne, que l'on peut confondre avec celui d'autres individus ; mais elle n'est pas seulement affaire de sources ; elle exprime un trait particulier de la mentalité noble qui n'attribuait pas alors aux filiations agnatiques la supériorité reconnue aux époques suivantes, mais situait sur le même plan cognats et agnats. Observant de près la noblesse d'Alémanie, K. Schmid a pu mettre plus clairement en évidence ce contraste. Au XIIe siècle, la conception familiale était résolument dynastique : on remontait vers ses ancêtres
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par les mâles, et lorsque, à la fin du siècle, l'usage des armoiries commença de se répandre, la symbolique héraldique s'organisa de manière à conserver le souvenir de l'origine agnatique commune dans les branches latérales dès que celles-ci se constituèrent en lignages indépendants. Cette représentation s'appuyait principalement sur l'idée d'une résidence commune, berceau de la famille, héritée de père en fils, et dont la lignée portait le nom : la « race » ainsi se présentait comme une « maison ». Or, avant l'an mil, les relations de parenté offrent dans les sources écrites un aspect très différent : plus de noms familiaux, mais des noms individuels ; au Geschlecht, c'est-àdire au lignage réunissant tous les hommes qui se réclament en ascendance paternelle d'un ancêtre commun, s'est substituée la Sippe, groupement flou d'alliés. K. Schmid utilise, pour la première moitié du Xe siècle, époque de très grande indigence documentaire, les libri memoriales où, dans les grands établissements religieux, étaient consignés les noms des bienfaiteurs pour lesquels devait prier la communauté ; la manière dont les noms y sont disposés les uns par rapport aux autres reflète l'image vécue des liens de parenté dans les milieux aristocratiques ; elle fait apparaître que la parenté de la femme et celle de la mère jouaient alors un rôle égal à celui de l'ascendance paternelle dans la vie et dans la conscience de la famille. Attitude que d'autres indications confirment et expliquent : on donnait volontiers aux enfants des noms empruntés à la lignée de leur mère ; des deux côtés de filiation, c'était celui dont la noblesse était la plus éclatante, le prestige le plus grand, les ancêtres les plus glorieux, qui était mis en avant ; comme les filles détenaient un droit à l'héritage foncier, les mariages réunissaient dans une même communauté de biens alliés et descendants des deux lignées ; enfin, les grands n'étaient pas établis dans des résidences stables : dans ces familles aux possessions très dispersées, et mobiles au gré des héritages et des alliances, point de « maison » mais des gîtes multiples. Et, pour cela, point de « race ». L'important serait de mettre en lumière le passage d'un système de parenté à l'autre, qui malheureusement s'est produit pendant la période la plus obscure du moyen âge, de le dater, de le confronter à l'évolution d'ensemble des structures sociales. Voici l'un des champs d'observation qu'il faut proposer aux historiens de la noblesse française. Pour l'Alémanie, K. Schmid ébauche une explication dont le grand mérite, à mon sens, est de rejoindre l'histoire des institutions politiques, car la notion même de noblesse et sa consistance se trouvaient sans conteste étroitement associées aux attributs de la
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puissance. A l'époque franque, il existait tout de même une « maison », celle du roi, et il est notable que la famille royale fut la première à se manifester comme une race, limitant à l'agnatio les noms des fils, confinant dans une situation subalterne les alliances par les femmes. Or, c'était seulement en s'agrégeant à la maison du roi qu'un noble pouvait alors faire sa fortune, en y vivant dans son adolescence parmi les autres « nourris », en obtenant ensuite du chef bienfaits et honneurs. Noblesse toute domestique donc (Hausadel) et qui, pour cela, ne pouvait s'organiser en « maison » particulière. Or, lorsqu'ils redistribuaient les charges, les Carolingiens choisissaient, dans le groupe d'alliance des anciens titulaires, parmi les descendants, les parents par le sang ou les alliés, sans se limiter nullement à la ligne agnatique et encore moins à la primogéniture Ce fut donc seulement lorsque les familles nobles se dégagèrent de la domesticité royale, s'approprièrent un pouvoir autonome, une seigneurie particulière, qu'elles s'ordonnèrent en dynasties. « La maison d'un noble devient une maison noble lorsqu'elle devient le centre et le point de cristallisation indépendant et durable d'une race, à qui elle confère la puissance. » Ainsi, le passage de la Sippe au Geschlecht, le renforcement progressif de la ligne masculine, qui peu à peu se réserva la transmission héréditaire de l'autorité, de la fortune terrienne, de la gloire ancestrale et par conséquent de la noblesse, apparaît comme l'un des aspects de l'avènement de la « féodalité ». Cet avènement se produisit par étapes successives dont le rythme ne fut pas le même dans toutes les provinces, ici plus précoce et là retardé. L'autonomie fut conquise d'abord par les maisons comtales — dont les chefs furent dans les textes latins distingués par le titre de dominus — puis par les maîtres des châteaux et de la puissance banale — dont les familles étaient, en Maçonnais, organisées en lignages avant l'an mil — enfin, mais sensiblement plus tard, par les chevaliers, autour de leur demeure devenue, à la fin du XIIe siècle ou au début du XIIIe, une « maison forte ». L'appropriation du pouvoir de commander et de punir, que l'homme seul peut exercer et qu'il transmet à son fils, l'hérédité purement masculine de l'honneur, du fièf, du titre, du surnom familial, des armes, l'exclusion progressive des filles mariées de l'héritage paternel ont sans aucun doute puissamment contribué à donner aux familles nobles, et d'abord aux plus illustres, leur allure dynastique et, du même coup, à reléguer à l'arrière-plan la filiation maternelle, à restreindre singulièrement son rôle dans la transmission même de la « noblesse ». Il conviendrait d'examiner si ce mouvement ne coïncide pas très exac-
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tement avec l'exaltation de la vocation guerrière, de lepée, de la militia. En tout cas, il importe d'observer de près, pour vérifier ces hypothèses de recherches, la littérature généalogique, l'histoire des coutumes successorales, la politique matrimoniale des grandes familles, l'évolution du blason (l'héraldique est, parmi les sciences auxiliaires, la plus précieuse pour ce genre d'études). On peut attendre d'une telle enquête qu'elle fasse ressortir dans l'ensemble des pays français de fortes diversités régionales, qu'elle délimite plus exactement la zone où, dans l'Empire et sur ses lisières, comme en Champagne, en Barrois, en Franche-Comté et en Namurois, la coutume maintint dans l'usage la transmission par les femmes de la qualité noble, alors que, semble-t-il, elle avait admis ailleurs, dès la fin du XIe siècle, pour la dévolution de la « noblesse » (comme aussi de la condition servile") la prépondérance de l'hérédité masculine. *
L'étude des rapports entre noblesse et chevalerie est une seconde voie où l'on peut souhaiter voir s'engager les chercheurs. Les conclusions de L. Génicot se trouvent rejoindre sur ce point les récents apports de l'érudition allemande qui a fortement distingué la noblesse, liée à la puissance, à la seigneurie, donc à la race, et la chevalerie, affaire de service, d'allure domestique et par conséquent décoration toute individuelle". Contraste entre Herrschaft et Dienst qui, dans les pays germaniques, s'est fort longtemps maintenu, puisque l'aristocratie allemande du XIIIe siècle vivait encore sur l'antithèse entre le herren von geburte fri et le dienestman, ritter und knehtM. Mais l'opposition s'y est peu à peu atténuée par le succès d'un type social exemplaire, celui du miles christianus, du combattant de Dieu, exalté par l'Eglise. Ce succès serait tardif : A. Borst le situe dans la seconde moitié du XIIe siècle et le met en rapport avec l'expansion des ordres religieux militaires dans les pays allemands. Il en fut de même en Lotharingie. Ainsi voit-on les nobles brabançons se faire armer chevaliers et se parer du titre de milites vers 1175, c'est-àdire au moment même où Hospitaliers et Templiers s'implantaient dans le duché". Cependant, la structure sociale des pays d'Empire se caractérisait, on le sait, à cette époque, par son archaïsme et la complexité des « états » que séparaient de nettes distinctions de statuts et de fermes obstacles aux alliances matrimoniales de groupe à groupe. On peut penser qu'en France l'évolution ne fut pas exactement concor-
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dante. Encore convient-il, et toujours t n tenant compte des nuances
régionales, de l'examiner attentivement. Selon toute apparence, on vit en France aussi une haute aristocratie gravitant autour de la maison royale, une nobilitas, se renforcer et s'enraciner à l'époque carolingienne. Une récente étude de K. F. Werner vient d'apporter sur ce point, pour la Neustrie, des informations de première importance". A la recherche des origines des grandes familles princières et du groupe de vassaux qui les entouraient, cette enquête parvient à franchir le seuil que dressent, au milieu du Xe siècle, la raréfaction des documents et plus encore la modification des rapports qui unissaient les individus aux membres de leur parenté. Elle montre clairement que considérer les « nobles » de ces temps obscurs comme des hommes nouveaux est une illusion dont le laconisme des sources est seul responsable. En réalité, dans la Touraine, région plus bouleversée que d'autres par les incursions normandes et qui réclamait l'aide des autres provinces de l'Empire, les familles dominantes étaient déjà solidement implantées en 845 et constituaient, autour de Robert le Fort, un réseau stable de dévouement vassalique. K. F. Werner achève de ruiner les hypothèses de Marc Bloch en établissant, pour le Bassin parisien, la continuité de l'aristocratie entre l'époque carolingienne et le milieu du Xe siècle, point de départ des généalogies féodales sûres. Mais il discerne, dans ce corps social de direction politique, différents niveaux. Au sommet, la Reichsaristokratie, définie par G. Tellenbach, formée de quelques groupes de parenté répandus sur l'ensemble de l'Empire et chargés des plus hauts honneurs : elle est ici fort bien représentée par Robert le Fort, qui arriva de France orientale dans la région de Tours, mais qui trouva sur place parents et amis. Les membres de cette petite élite faisaient preuve d'une grande mobilité et exerçaient ici et là des commandements éphémères. Sous eux, on distingue en revanche, dès le milieu du IXe siècle, une aristocratie régionale beaucoup mieux fixée " et qui se décomposait elle-même en deux échelons : d'une part les comtes et les vicomtes, de l'autre les vassi dominici et les vicarii. Dans le second quart du Xe siècle, ces derniers ont cessé d'être directement liés à l'autorité royale et sont passés sous l'entière subordination des premiers, qui les ont fait participer, par le système de la précaire à la fortune foncière des grands établissements religieux. Ces deux échelons étaient nettement séparés : lorsqu'ils entraient dans l'Eglise, les fils de vassi dominici devenaient chanoines, les fils de comtes, évêques ; on ne voit pas que des alliances matrimoniales se soient nouées d'un groupe à l'autre ; le second était en partie formé par
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les branches latérales des lignées comtales, mais celles-ci, en cas de déshérence dans la tige maîtresse, ne recueillaient jamais les grands honneurs qui étaient aussitôt confiés à d'autres membres! de la catégorie supérieure. Toutefois, les deux groupes constituaient ensemble le corps des « nobles », qu'un large fossé séparait des simples hommes libres. Ceux-ci, vassaux des vassi dominici, ne paraissent pas sur les listes des témoins qui, au IXe et au Xe siècle, souscrivaient les actes des Robertiens. Il existait donc bien, dès le haut moyen âge, une « noblesse » participant à la puissance publique, liée d'abord à la maison royale, mais peu à peu se détachant d'elle, consciente de sa position et de l'honneur de son ascendance et, par conséquent, fermée aux parvenus Cette noblesse est la racine de la haute aristocratie des temps féodaux — les vassi dominici du IXe siècle sont les ancêtres des châtelains du XI* et des « barons > du XII* ; elle tenait ses distances par rapport aux familles de l'aristocratie moyenne, celles qui donnèrent plus tard les chevaliers, mais qui, dès lors, et ceci ne concorde pas avec les déductions de L. Génicot, jouissaient de la liberté juridique. Aux environs de l'an mil, le mot miles se répand dans les pays français comme un titre qui qualifie certains individus. Faut-il voir dans tous ces chevaliers des ministertales, les serviteurs armés des grandes familles, mal distingués des autres valets ? Certains d'entre eux sans doute se tenaient dans une condition fort modeste. P. Petot signalait récemment l'existence en Flandre et en Champagne, mais aussi en Berry et dans la région parisienne, de chevaliers serfs, situés dans un état semblable à celui du Ritter allemand ; ce qui lui fait attribuer à l'esprit de simplification de Beaumanoir la nette opposition que celui-ci propose entre la chevalerie et la servitude Cette remarque engage à examiner de plus près le statut de ces hommes que les textes des XIe et XIIe siècles nomment les milites castri et sur lesquels, pour la Bourgogne, les travaux de J. Richard ont attiré notamment l'attention Quelles relations entretenaient-ils avec le maître de la forteresse à laquelle ils étaient attachés et qu'ils venaient garnir en cas d'alerte ? Sortaient-ils de sa domesticité ? Devaient-ils à sa seule générosité tous les biens fonciers qu'on les voit posséder dans les villages avoisinants et qui leur assuraient une situation économique autonome, fort supérieure en outre à celle des pay$ans ? En fait, il apparaît, au moins dans la France centrale, que les chevaliers du XI* siècle tenaient* des fiefs minuscules et que leur fortune était constituée essentiellement d'alleux. Les remarques de E. Perroy, relatives à deux lignages chevaleresques attachés au
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château forézien de Donzy 3I , rejoignent les observations qu'une documentation d'une exceptionnelle abondance m'a permis de faire dans la région mâconnaise. Là, les chevaliers, incontestablement tenus pour des hommes libres, appartenaient à des familles aisées, et ils se réclamaient pour la plupart des mêmes ancêtres que les châtelains, leurs seigneurs ; pour leurs fils, remplir les fonctions chevaleresques parait avoir été, dès cette époque, une capacité strictement héréditaire. Mais l'image n'est point valable sans vérification pour l'ensemble de la France, et l'on peut d'ores et déjà supposer qu'elle ne s'applique pas à la France du Nord-Ouest, aux régions bordières de la mer du Nord et de la Manche. Au XII e siècle encore dans cette contrée, beaucoup de chevaliers vivaient, en effet, d'une prébende, en condition domestique, dans le château de leur seigneur ; et l'application précoce du droit d'aînesse poussait souvent à l'aventure les fils cadets qui, célibataires, obligés de faire eux-mêmes leur fortune, allaient s'agréger aux compagnies militaires de vassaux, constituées dans la « maison » des puissants32. Il apparaît d'autre part que l'exaltation de la condition du chevalier fut bien plus précoce dans les régions françaises qu'en Germanie. La formation dans les milieux ecclésiastiques d'un concept du miles christi, auxiliaire de l'Eglise, qui gagne son salut en accomplissant dans les cadres de la morale chrétienne les devoirs de son état, doit être placée à l'époque carolingienne33, et ce fut pendant le X® siècle que mûrit rapidement la notion d'un « ordre » de militaires, chargé dans le peuple de Dieu d'une mission générale de protection, digne pour cela de certains privilèges juridiques. Elle était très ferme lorsque furent mises en place les institutions de la paix de Dieu, qui l'assurèrent plus solidement encore. Les règlements de paix, en effet, établirent l'ensemble des milites dans un statut particulier, très supérieur à celui des paysans. C'était le moment même où s'opérait une nouvelle répartition des pouvoirs de commandement, où s'installaient les « coutumes » exigées par les détenteurs du droit de ban, et dont furent exempts les chevaliers. Leur groupe s'affirma donc nettement dès le XIe siècle, et bien avant la fondation des ordres religieux militaires **, comme un corps privilégié au temporel autant qu'au spirituel, à qui l'Eglise proposait l'exercice de vertus particulières et des types exemplaires de vie religieuse spécialement adaptés à son activité professionnelle : Orderic Vital rapporte que, dans l'entourage du marquis de Chester, Hugues d'Avranches, un prêtre, prêchait aux chevaliers Yemendatio vitae et choisissait comme thèmes de ses sermons la vie des saints militaires, Démétrius,
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Georges, Sébastien, Théodore, Maurice, Eustache, et celle aussi du comte-moine Guillaume d'Aquitaine M . A la conception < germanique » qu'exprimait encore au XIIe siècle Honorius Augustodunensis, présentant le genre humain divisé depuis le déluge en trois ordres hiérarchisés, les « libres », descendants de Sem, les chevaliers, descendants de Japhet, et les serfs, descendants de Cham, s'oppose, plus ancien de cent ans, le schéma bien connu d'Adalbéron de Laon qui répartit les laïcs en deux catégories seulement, et place au-dessus des serfs l'ensemble des chevaliers, « protecteurs des églises, défenseurs du peuple » et échappant à toute contrainte". Certes, l'idée se maintint en France d'une noblesse de sang dont l'éclat précédait et dépassait l'honneur de chevalerie. Adalbéron l'exprimait en disant que « les titres des nobles leur viennent de sang des rois dont ils descendent > ,T . Elle était aussi nettement proclamée, à la fin du X I I e siècle, dans la littérature romanesque : Perceval est noble sans le savoir et sa mère a voulu l'élever hors de la chevalerie; pourtant, la force de son sang généreux triomphe de son éducation timide et l'entraîne aux vertus chevaleresques ; « gardez que chevalerie soit si bien emploiée en vos que l'amors de vostre lignage i soit sauve », tel est le conseil que Galaad, dans la Queste du Graaî, donne au fils de roi qu'il vient d'adouber". Mais il est évident que, dès le XIe siècle, les coutumes françaises distinguaient deux groupes juridiques : les chevaliers, francs de l'exploitation banale, parmi lesquels étaient les nobles, et les autres ; les témoins laïcs des actes se trouvaient répartis de la sorte, et les nobles se paraient déjà du titre chevaleresque. Evoquant leur grand-père ou leur grandoncle paternel, les vicomtes de Marseille, en 1040, le désignent comme nobilissimus miles ; leur père, Guillaume, qui trente-six ans plus tôt se faisait recevoir à l'agonie dans la communauté bénédictine de Saint-Victor, proclamait déjà qu'il abandonnait pour le service de Dieu la militia saecularis **. C'est ici qu'apparaît très nécessaire une enquête générale sur la cérémonie de l'adoubement, sur ses rites, sur leur évolution, dont on sait à vrai dire fort peu de chose. En revanche, on voit dès les premières années du X I I I e siècle s'opérer en France centrale comme en Brabant et en Namurois le rapprochement au sein de la chevalerie des différents niveaux de l'aristocratie. Contemporains, les phénomènes sont identiques ici et là : dominus ou messire, qualificatifs réservés jusqu'alors aux détenteurs du pouvoir banal, sont désormais revêtus par tous les chevaliers et par eux seuls ; en même temps, des fils de chevaliers, de plus
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en plus nombreux, ne sont plus adoubés dès qu'ils parviennent à l'âge adulte et sont distingués par un titre nouveau : « écuyer » ou « damoiseau ». Cependant, pour expliquer de tels changements, il ne semble pas que l'on puisse se contenter d'invoquer l'exaltation de la dignité chevaleresque (beaucoup plus ancienne en France, on vient de le voir) et les difficultés économiques de la noblesse (car il n'est nullement certain que la plupart des nobles aient connu la gêne dès cette époque, et puisque, d'autre part, ce ne furent pas, bien au contraire, les familles les plus modestes qui renoncèrent le plus tôt à faire adouber leurs garçons). Le renforcement des pouvoirs princiers paraît avoir joué dans cette évolution un rôle beaucoup plus déterminant. Le nivellement des couches aristocratiques s'est produit, en effet, sous l'autorité reconstituée des princes territoriaux, qui soumit les châtelains indépendants en réduisant leur pouvoir, au moment même où le ban inférieur était abandonné dans la paroisse aux chevaliers de village ; ce fut alors que ceux-ci s'approprièrent un sceau, transformèrent leur demeure en maison forte. L'élévation des simples chevaliers au niveau de l'ancienne nobilitas des maîtres de châteaux coïncide avec la dispersion des droits seigneuriaux, de la taille, de la basse justice, avec une vulgarisation de l'autorité banale. A ce moment d'ailleurs, la reconstitution des états ouvrait, d'une autre manière, une nouvelle phase dans l'histoire de la noblesse. Etre noble, en effet, c'était échapper à la fiscalité. Il importait donc au prince de contrôler l'appartenance à cette catégorie franche. On le vit établir des critères qui autorisaient l'exemption. Ceux-ci d'ordinaire furent doubles — et l'on voit ici noblesse et chevalerie achever de se confondre —, fondés à la fois sur le sang et l'adoubement : pour participer aux libertés fiscales, il fallut se réclamer d'un ancêtre chevalier. Des règlements fixèrent les degrés d'ascendance, le septième pour les « hommes de loi » du Namurois ; traitant des « libertés des chevaliers », les statuts de Fréjus, édictés au XIII* siècle par le comte de Provence, exemptaient de la quiste comtale, outre les chevaliers, les fils et les petits-fils de chevaliers ; mais s'ils ne s'étaient pas fait adouber, passé la trentaine, ces derniers perdaient leur franchise. Ajoutons que, pour conserver leur état, les nobles provençaux étaient tenus, dès cette époque, de ne pas prêter la main à des besognes paysannesM. Le contrôle de l'état introduisit donc très tôt la notion de dérogeance, et l'on ne peut suivre L. Verrièst lorsqu'il nie toute relation entre la condition économique d'un individu et son statut juridique. En tout cas, dès lors, la noblesse
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dut se prouver ; les postulants furent astreints à produire devant l'administration des actes originaux où leurs ascendants portaient des qualifications particulières. Il n'est pas indifférent de remarquer que les titres reçus n'étaient pas semblables, au XVIIe siècle, dans toutes les provinces de la France : « écuyer > et « chevalier » un peu partout, mais « noble » en Flandre, Artois et Hainaut, en Franche-Comté, Lyonnais, Dauphiné, Provence, Languedoc et Roussillon, « noble homme » en Béarn, Guyenne et Normandie. La diversité des qualificatifs nobiliaires est une nouvelle invite a ne point traiter, dans la recherche des rapports entre noblesse et chevalerie aux temps féodaux, la France entière comme un corps homogène. *
Dernier problème : quel fut le degré de fluidité de la noblesse médiévale ? Dans quelle mesure ce groupe social fut-il rajeuni et renouvelé par l'intrusion des parvenus ? L Génicot montre excellemment les quelques familles de la « noblesse » namuroise d'abord proliférant et se diversifiant en rameaux, puis se réduisant peu à peu depuis le XIIIe siècle par l'extinction progressive des lignages. On peut souhaiter qu'à son exemple les historiens se mettent à étudier dans les provinces françaises la démographie des familles aristocratiques, qui peut-être ne présentait pas les mêmes caractères que celle des autres couches sociales. Il est frappant notamment de voir avec quelle rapidité certains lignages nobles de l'époque féodale se sont étiolés et ont disparu. J'emprunte à l'Historia comitum Ghisnensium de Lambert d'Ardres 41 l'exemple de la postérité du châtelain de Bourbourg, Henri, qui mourut après 1151 ; il avait eu douze enfants dont sept fils ; deux de ceux-ci furent clercs, deux autres moururent d'accident, l'un adulescentulus, l'autre déjà chevalier ; un cinquième perdit la vue dans un tournoi, ce qui l'empêcha de briguer la succession de son père et, semble-t-il, de se marier ; Baudouin, l'aîné, successeur d'Henri dans le château, se maria deux fois, mais ses épouses ne purent lui donner de descendance ; le plus jeune des sept fils devint alors châtelain et prit femme, mais son seul héritier mâle mourut encore enfant, en 1194, et toute la belle succession d'Henri de Bourbourg revint à son unique petite-fille en ligne paternelle, Béatrice, proie tentante pour les jeunes nobles en quête d'établissement, et qui fut conquise de haute lutte par Arnoul, fils du comte de Guines. On voit par cet exemple que les destinées biologiques de la noblesse étaient alors fort menacées. En premier lieu 6
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par les périls inhérents à l'existence militaire, vie rude, on le sait, et parfois mêlée de réels dangers. Mais aussi par des habitudes de restriction démographique : poux éviter la dispersion de l'héritage, pour assurer à l'aîné, héritier du titre et de l'honneur, une seigneurie qui ne fût point démembrée, on plaçait le plus possible de cadets dans l'état ecclésiastique et l'on évitait de marier les autres. Le prolongement du lignage était alors à la merci d'un accident guerrier ou d'une union stérile. De rapides sondages dans les généalogies de la haute noblesse du bassin parisien m'ont permis de reconnaître dans ce groupe social la fréquence, au XII e siècle, de deux situations individuelles, d'ailleurs complémentaires : celle de l'aventurier célibataire, contraint de chercher fortune hors de la maison paternelle et qui souvent meurt au combat ; celle de l'unique héritière, point de mire de toutes les stratégies matrimoniales. En étudiant la condition personnelle de soixante nobles du Forez, appartenant à quarante-trois lignages, qui se liguèrent en 1314-1315, contre la fiscalité royale, E. Perroy apporte la plus riche des contributions récentes à la connaissance des structures réelles de l'aristocratie a . Parmi les soixante ligueurs, quatre étaient des veuves de chevaliers, vingt-neuf chevaliers eux-mêmes, mais vingt-sept n'étaient pas adoubés et portaient seulement le titre de « donzeau » ; onze moururent dans cette condition et, des seize autres, six seulement furent armés chevaliers avant la quarantaine, cinq avant cinquante ans, quatre avant soixante, et le dernier encore plus vieux : on ne peut dire que l'empressement ait alors été très vif à briguer l'honneur chevaleresque. Onze ligueurs disparurent sans laisser de descendant mâle, et la postérité de vingt-six autres était éteinte moins d'un siècle après l'alliance de 1315. Ces chiffres permettent de mesurer le rythme qui entraînait alors le renouvellement de la noblesse. Car, pour la défense de leurs communs privilèges, luttaient aux côtés de puissants barons de très ancien lignage, des hommes nouveaux qui s'étaient tout récemment introduits parmi les gentilshommes. C'était le cas de Guillaume Fillet, agent comtal, de naissance roturière, adoubé sept ans auparavant, de Pierre du Verney, encore bourgeois de Montbrison en 1304, fils d'un banquier du comte, de Pons de Curnieu, simple donzeau d'extraction paysanne. J'ajouterai que quatorze de ces cinquante-six nobles avaient épousé des héritières et devaient le meilleur de leur fortune à ces alliances ; il est même permis de penser que ce furent d'heureux mariages de cette sorte qui permirent à Pierre du Verney et à son neveu Guillaume d'accéder à la qualité chevaleresque et, bien que sortis du négoce, de figurer
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parmi les nobles. Toutes ces vues s'accordent parfaitement à celles que les recherches de L. Génicot ont procurées de l'aristocratie namuroise dans les derniers siècles du moyen âge, et font apparaître que, malgré les efforts des princes pour limiter les exemptions fiscales, pour établir un strict contrôle à l'entrée de la noblesse, celle-ci était au XIVe siècle une classe largement ouverte. L'extinction des anciens lignages s'y trouvait constamment compensée par l'accueil de nouvelles familles haussées par leurs alliances, leurs fonctions ou leur fortune. Il m'est pourtant difficile de renoncer à l'image d'une étonnante permanence des familles chevaleresques entre le début du XIe siècle et la fin du XII e , que m'a communiquée l'examen des très abondantes sources mâconnaises. Celles-ci manifestent, en effet, que les descendants de ces mêmes hommes qui, les premiers, avaient arboré après l'an mil la qualité de chevalier dans l'entourage des châtelains, se trouvaient, aux approches de l'an 1200, établis sur les mêmes patrimoines et dans la même supériorité économique que leurs ancêtres ; à leur niveau, point de parvenus, mais des cousins issus des mêmes lignages ; parmi toutes ces familles, celles qui s'étaient ^teintes sans postérité au cours de ces cinq ou six générations paraissent avoir été très peu nombreuses, et le vide qu'elles laissaient fut comblé, non par l'ascension des gens du commun, mais par les rameaux des anciennes races qui trouvaient une place plus large pour s'étendre. Les études généalogiques sur les lignages du Forez, que mène E. Perroy à partir des listes de 1315, montreront si le brassage de la noblesse et son renouvellement rapide, attestés au seuil du XIVe siècle dans le Sud-Est du royaume de France, s'observent aussi vifs antérieurement au XIIIe siècle. On peut, en effet, se demander si, dans beaucoup de pays français, l'aristocratie, que la qualification chevaleresque réunissait en un même corps nanti de privilèges juridiques, mais où les « nobles », élite restreinte formée des rejetons des vieilles races alliées aux rois francs et des héritiers de celles-ci dans l'exercice des droits de ban, demeuraient nettement distincts de la masse des simples chevaliers, leurs cousins des branches adjacentes ou les descendants des hommes libres fortunés du haut moyen âge, ne resta pas fort stable jusqu'aux environs de 1180. N'est-ce point seulement après cette date qu'une circulation monétaire plus active, l'attrait des résidences urbaines et les mutations de genre de vie qu'il suscita, le renforcement de l'autorité princière et la profonde remise en ordre des pouvoirs de commandement et des hiérarchies juridiques qu'il détermina, vinrent
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emporter dans une évolution accélérée les cadres de la société féodale, et déranger en particulier les structures de la noblesse ? Il paraît convenable de clore précisément ce tour d'horizon et cette invitation à poursuivre une enquête par une dernière interrogation.
Notes
1. « Sur le passé de la noblesse française ; quelques jalons de recherches », dans Annales d'histoire économique et sociale, 1936, précédé d'un « Projet d'une enquête sur la noblesse française », établi par le comte DE NEUFBOURG.
2. L'économie namuroise au bas Moyen Age, II : Les hommes, la noblesse. Louvain, i960 (Recueil de travaux d'histoire et de philologie de l'université de Louvain, IV" série, fasc. 20). 3. On regrettera seulement que les schémas cartographiques n'aient fait aucune place aux réalités du paysage. 4. « La noblesse en Brabant aux XII* et XIIIe siècles : quelques sondages », Le Moyen Age, 1958. 5. A. HAGEMANN, « Die Stände der Sachsen », Zeitschrift der SavignyStiftung, Germ. Abt., 1959. 6. K. BOSL, « Der Wettinische Ständestaat im Rahmen der mittelalterlichen Verfassungsgeschichte», Historische Zeitschrift 191, 1960. 7. « Königsfreie und Ministerialen », in : Grundlagen der mittelalterlichen Welt, Stuttgart, 1958. 8. BONENFANT et DESPY, op. cit., p . 4 0 .
9. « Das Rittertum im Hochmittelalter : Idee und Wirklichkeit », Saeculum 10, 1959. 10. Questions d'histoire des institutions médiévales — Noblesse, chevalerie, lignage — Condition des gens et des personnes — Seigneurie, ministérialité, bourgeoisie, échevinage, Bruxelles, 1959. 11. Le petit livre de P. DU PUY DE CLINCHAMPS, La noblesse, Paris, coll. « Que sais-je ? », 1959, ne contient rien de neuf sur la noblesse médiévale, mais en revanche d'utiles indications sur celles d'Ancien Régime et sur ses survivances contemporaines. Les aspects juridiques et sociologiques que revêtit l'institution dans les temps modernes peuvent suggérer aux médiévistes d'utiles réflexions. 12. Je ne pense pas, en particulier, que l'on puisse déduire beaucoup des généalogies dressées pour leur défense par ces sainteurs accusés en justice d'être serfs et qui, dans les régions où la macule servile était d'hérédité strictement féminine, insistaient sur la bonne naissance de leurs aïeules seules, sans rien dire de la qualité de leurs pères, ce qui ne leur eût servi de rien. 13. J'indique qu'une telle étude est entreprise depuis plusieurs années dans le séminaire d'étude des mentalités et structures sociales que je dirige à la faculté des lettres d'Aix, et que la publication de certains résultats partiels est en préparation. 14. M. Vercauteren, professeur à l'université de Liège, attirait naguère l'atten-
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tion des auditeurs de mon séminaire sur celles que Gislebert J e Möns, chancelier du comte de Hainaut, à la fin du XII" siècle, avait l'habitude d'introduire dans les actes qu'il délivrait au nom de son maitre. M. G. H. SS., t. XVI, pp. 511-512. Il appartient à M. Vercauteren, qui a eu l'extrême obligeance de me signaler ce document et de l'expliquer devant mes élèves, d'en donner le commentaire approfondi qu'il mérite. Paris, 1957 (Bibliothèque elzévirienne, nouvelle série, Etudes et documents). L'étude d'ensemble est en cours dans mon séminaire. Cf. A. HÖNGER, « Die Enrwickelung der litterarischen Darstellungsform der Genealogie im deutschen Mittelalter von der Karolingerzeit bis zu Otto von Freising », Mitteilungen der Zentralstelle für deutsche Personen und Familiengeschichte, 1 9 1 4 ; K. HAUCK, «Haus und Sippengebundene Literatur mittelalterlicher Adelsgeschlechter », Mitteilungen des Instituts für österreichische Geschichtsforschung, 62, 1954. G. TELLENBACH, Studien und Vorarbeiten zur Geschichte des grossfränkischen Adels, Fribourg, 1957. « Z u r Problematik von Familie, Sippe und Geschlecht, Haus und Dynastie beim mittelalterlichen Adel. Vortragen zum Thema " Adel und Herrschaft im Mittelalter " », Zeitschrift für die Geschichte des Oberrheins, 105, 1957. « Zur Bedeutung der Personenforschung für die Erkenntnis des früheren Mittelalters », Freiburger Universitätsreden, 1957. Cf. R. LOUIS, De l'histoire à la légende : Girart, comte de Vienne (... 819-877), et ses fondations monastiques, Auxerre, 1946, t. I, p. 5. Dans la région parisienne, les règlements de la mainmorte attestent la précoce primauté de la ligne agnatique dans la population servile, cf. Cartulaire de Notre-Dame de Paris, 1, p. 375 (1109).
23. En dernier lieu, K. BOSL, « Über soziale Mobilität in der mittelalterlichen " Gesellschaft " », Vierteljahrschrift für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte, i960. 2 4 . BORST, op.
cit.,
p.
223.
2 5 . BONENFANT e t D E S P Y , op.
cit.,
p.
39.
26. «Untersuchungen zur Frühzeit des französischen Fürstentums (9-10 Jahrhundert) », in : Die Welt als Geschichte, 1958-1960. 27. « Die Herren an der Loire mögen wechseln, ihre Vassalen bleiben », cf. WERNER,
op.
cit.,
p.
188.
28. « W o es Schichten gibt, die auf ihren Rang achten, ist kein Platz für Emporkömmlinge », cf. WERNER, op. cit., p. 186. 29. « Observations sur les ministeriales en France », résumé dans Revue historique de Droit français et étranger, i 9 6 0 . 30. Les ducs de Bourgogne et la formation du duché du XI' au XIV siècle, Paris, 1954, pp. 99-102, 2 6 0 - 2 6 2 ; «Châteaux, châtelains et vassaux en Bourgogne aux x f et XIIe siècle? », Cahiers de Civilisation médiévale, 1960. 31. «Deux lignages chevaleresques en Forez au XI* siècle», Bulletin de la Diana 34, 1957. 32. Une enquête est commencée dans mon séminaire, sur ces juvenes ; elle s'appuie au départ sur le témoignage de l'Histoire ecclésiastique, d'Orderic Vital, et l'Histoire des comtes de Guines, de Lambert d'Ardres. 33. E. DELARUELLE, « Jonas d'Orléans », Bulletin de Littérature ecclésiastique, 1954. La thèse de doctorat ès lettres entreprise par J. CHELINI, assistant à la faculté des lettres d'Aix, sur la situation religieuse des laïcs dans l'Europe carolingienne, doit permettre de préciser la chronologie de cette évolution mentale. 34. Au lendemain de la première croisade, il semble bien que noblesse et
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chevalerie étaient juridiquement confondues dans le royaume latin de Jérusalem ; les textes utilisés par J. PRAWER dans son article sur « La noblesse et le régime féodal du royaume latin de Jérusalem » (Le Moyen Age, 1959) doivent être sur ce point examinés de près. 35. H. WOLTER, Ordericus Vitalis : Ein Beitrag zur Kluniazensischen Geschichtsschreibung, Wiesbaden, 1958, p. 100. 36. HONORIUS AUGUSTODUNENSIS, « D e Imagine m u n d i », P. L., 172, col. 1 6 6 ;
37. 38. 39. 40.
41. 42.
ADALBERON DE LAON, Poèmes au roi Robert, trad. Pognon, L'an mil, p. 226. Op. cit., p. 219. J. FRAPPIER, « l e Graal et la chevalerie », Romania, 1954. Arch. mun. d'Arles, éd. L. BLANCARD, « Arlulf, origine de la famille vicomtale de Marseille », in : Mémoires de l'Académie de Marseille, 1887. En 1205, une sentence rendue à Arles établit que quisquis possidebat terram si miles est dat decimam, si alius agricultor tascam et decimam ; les chevaliers jouissaient donc normalement de franchises (miles est ici une qualification juridique), et certains d'entre eux s'occupaient de faire valoir des terres (Arch. dép. des Bouches-du-Rhône, 60 H, 24, n° 4). C. 122, « Genealogia Broburgensium », M. G. H. SS. t. XXV, pp. 620621. L'ensemble de ce texte très important pour l'histoire de la famille féodale est l'objet, dans mon séminaire, d'une étude approfondie. «La noblesse forézienne et les ligues nobiliaires de 1314-1315 », Bulletin de la Diana 36, 1959. E. Perroy achève l'étude généalogique de tous ces lignages.
CHAPITRE IX
La seigneurie et l'économie paysanne Alpes du Sud, 1338*
L'extrême rareté des évaluations précises rend très incertaine l'étude de l'économie rurale en France pendant la plus grande partie du moyen âge. Les administrateurs des seigneuries les plus importantes, les plus méthodiquement gérées, recouraient très exceptionnellement à l'écriture, et, dans les très rares textes qui ont été conservés, les notations numériques sont fort peu nombreuses. On se souciait quelquefois de dénombrer les sujets de la seigneurie, d'enregistrer leurs redevances : « tel homme, telle tenure doit à telle date livrer tant de deniers, tant de mesures de grains... » ; ces répertoires, censiers ou coutumiers étaient rédigés, parce qu'il existait des précédents carolingiens, et parce que ces documents pouvaient être utilisés en justice lorsque des contestations s'élevaient à propos de services. Il arrivait aussi que, dans telle communauté monastique, on jugeât bon d'inscrire le montant des rations allouées à chaque membre de la maisonnée, embryon d'un état des besoins annuels en nourriture destiné à faciliter les tâches de répartition. Mais ces écrits sont à peu près les seuls que l'on puisse découvrir dans les fonds d'archives. Pas de mention de prix, ou presque (ici et là dans une chronique, le souvenir d'un niveau insolite, en temps d'extraordinaire abondance ou d'extraordinaire pénurie ; ici et là, dans une reconnaissance de dette, l'équivalence entre la monnaie et telle autre valeur : « Je dois payer telle somme en deniers ou tant de vaches... »). Pas d'inventaire de gestion, pas de bilan, aucun essai de mettre en balance les besoins et les ressources d'une maison seigneuriale. Privé d'une armature de chiffres, l'historien se sent mal à l'aise, ce qui explique sans doute que l'histoire de l'économie rurale soit en France s< peu * Texte publié dans Etudes rurales (2), juillet-septembre 1961, pp. 5-36.
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et structures du moyen
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poussée, par rapport à celle des villes et du commerce, ou par rapport à l'histoire du droit seigneurial. Il convient de remarquer cependant que cette indifférence des milieux ruraux à la précision numérique a commencé à s emousser dans les pays français dans la seconde moitié du XIII e siècle (c'est-àdire bien après que l'usage du chiffre, du compte écrit, de l'inventaire se fût introduit dans l'administration des grands domaines ecclésiastiques d'Angleterre). Ce changement de mentalité apparaît de première importance : le besoin nouveau d'évaluation, le souci de mesurer profits et pertes, le désir de prévoir, impliquent en effet une attitude différente à l'égard des réalités économiques, et l'on peut penser que cette attitude modifia quelque peu les rapports entre seigneurs et paysans et la situation même de la seigneurie dans le mouvement des échanges. Aussi faut-il souhaiter que des études attentives, une exploration méthodique des archives seigneuriales, précisent les étapes de ce progrès technique, et établissent ses liaisons avec le perfectionnement des finances princières, avec le renforcement d'un corps d'administrateurs professionnels, spécialistes de l'écriture et des comptes. Mon expérience se limite à la France du Sud-Est et se fonde sur des sondages encore très incomplets. Voici ce que j'entrevois. Avant le XIVe siècle, je ne connais qu'un seul document qui livre sur l'administration d'une grosse entreprise agricole quelques indications chiffrées convergentes. Il est contenu dans l'un des cartulaires de l'abbaye de Cluny et il fut rédigé vers 1155. Son titre est fort expressif : Constitutio expense, c'est une mise en ordre de la dépense, un plan de gestion de la fortune commune en fonction du ravitaillement des très nombreux consommateurs que réunissait alors le monastère. II présente donc — très grossièrement encore, très brièvement — d'une part l'évaluation des besoins en nourriture, de l'autre l'inventaire, seigneurie par seigneurie, des ressources utilisables. Ce document jette, en plein XII e siècle, un coup de lumière déjà fort vive, mais il est tout à fait isolé. Il vient en effet de Cluny, d'un milieu très en avant-garde ; en outre, cette enquête fut entreprise sur l'initiative de l'évêque de Winchester, Henri de Blois, frère du roi d'Angleterre et grand seigneur d'outre-Manche, qui était alors réfugié en Bourgogne : selon toute apparence, l'influence des méthodes anglaises d'administration fut déterminante1. En vérité, les pratiques nouvelles qui ont préparé le changement d'attitude ne se manifestent qu'un siècle plus tard.
1. Voir note 1 et suivantes pp. 198-201.
La seigneurie et l'économie paysanne
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C'est alors seulement que l'on découvre les premiers livres de comptes, dressés pour leur maître par les responsables financiers, tel ce précieux petit registre, connu sous le nom de « Rationnaire du comte de Provence », qui contient des états de recettes et de dépenses seigneuriales pour les années 1249-1254®. Mais ces écrits renferment seulement le relevé désordonné des perceptions et des débours, et ce qui concerne les domaines ruraux du maître s'y présente inextricablement mêlé à tous ses autres revenus, aux dépenses de toutes sortes. D'autres textes sont liés à un usage propre aux congrégations religieuses, que les papes encouragèrent au x m e siècle : tous les ans, à l'automne, on inspectait les maisons filiales. L'intention première était de contrôler leur état moral, mais les visiteurs sentaient bien que la régularité des mœurs était étroitement dépendante de la situation matérielle ; ils attachèrent peu à peu plus d'intérêt à l'état des bâtiments, aux réserves de nourriture, bientôt au montant des dettes, car c'était précisément l'époque où les emprunts se multipliaient et s'alourdissaient. Dresser l'état des profits et des pertes 3 devint finalement la tâche première des enquêteurs. L'évolution fut lente, à vrai dire. A ma connaissance, en effet, le premier document véritablement explicite qui permette d'étudier en détail, dans le Sud-Est de la France, la gestion d'une seigneurie rurale (encore est-il tout à fait isolé dans son temps) date de 1338. C'est un registre de visite des maisons de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem dépendant du grand prieuré de Saint-Gilles, le procès verbal de la longue tournée que deux dignitaires accomplirent à la fin de l'été, la moisson faite, les greniers pleins, à travers les trente-deux commanderies, les quelque cent vingt seigneuries rurales disséminées à l'Est du Rhône, des environs de la Grande Chartreuse à la Camargue, de l'Embrunais au pays niçois. Cette enquête, d'une exceptionnelle précision, répondait directement aux injonctions pontificales. Le pape Benoît XII voulait réformer les ordres religieux. Cistercien, il s'était intéressé d'abord, et dès 1335, à l'ordre de Cîteaux, invitant en particulier à évaluer avec exactitude la fortune et les ressources de chacune des abbayes, pour mieux fixer le nombre des moines qu'elles pourraient décemment entretenir ; l'année suivante, il étendit sa sollicitude aux Bénédictins et aux autres congrégations. On entreprit donc partout des inventaires à la fin de 1337 et en 1338 ; beaucoup sont encore conservés dans les charniers des établissements qu'ils concernent4. Ces documents, qui présentent au même moment une description des revenus ou des dépenses d'un grand nombre de communautés religieuses, permettraient une étude comparée de
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l'économie régionale d'un bout à l'autre de la Chrétienté. Il serait bon qu'une équipe de chercheurs s'emploie à les découvrir et à les explorer. #
Revenons au registre que conservent les Archives départementales des Bouches-du-Rhône, dans le fonds de l'Ordre de Malte. Trois cent six folios de belle écriture *. Dressé maison par maison, cet inventaire ne décrit que leur état matériel : c'est un tableau de l'économie domestique, organisé selon le point de vue des enquêteurs, qui est déjà fort révélateur. Dans chaque commanderie, ils ont commencé par dénombrer les seigneurs, ceux dont les besoins commandent tout. Il ne s'agit pas de toute la maisonnée, mais de la « famille » des maîtres, strictement hiérarchisée : vient d'abord le précepteur, puis les chapelains, les frères chevaliers, les simples sergents, les « donats » enfin, ces gens du siècle qui s'étaient assuré une retraite paisible au sein de la fraternité religieuse. L'enquête décrit ensuite l'actif, l'avoir, les ressources, et cette fois encore, dans un ordre hiérarchique. Elle présente en premier lieu le « domaine », la terre en faire-valoir direct ; et les labours, richesse majeure, précèdent les vignes, les prés, les bois et pâtures. Les rentes ne viennent qu'après, perceptions de toutes sortes qui sont classées selon leur nature, d'abord ce qui peut se manger et se boire, ensuite seulement les pièces de monnaie. Le dernier tableau est celui des dépenses : on y voit encore les produits de la terre, les rations de grain, de vin distribuées dans la maison aux maîtres et aux serviteurs, passer avant les sorties d'argent, les achats de « denrées », les dettes, la contribution de chaque maison aux frais de l'Ordre. Les enquêteurs ont tout préparé pour que, à l'intérieur d'une même maison comme d'une maison à l'autre, les divers éléments de l'inventaire fussent comparables. Ils ont tout compté très soigneusement. Ils ont noté le prix de chaque chose pour permettre l'entière appréciation en numéraire des récoltes et de la consommation. Us ont enfin converti toutes les valeurs monétaires, les ramenant à une unité semblable, « une monnaie dont un tournois vaut seize deniers » et tous leurs calculs sont presque sans erreur. Un tel soin, cette aisance de gens accoutumés à manier les chiffres facilitent singulièrement l'utilisation de ce gros texte. Certes il laisse sur deux points subsister de l'imprécision. Sur les quantités de grains et de vin d'abord. Les visiteurs qui, familiers des opérations de change, se sont appliqués à convertir les monnaies7, n'ont point réduit à l'unité les
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mesures dont ils se servirent pour évaluer les récoltes, le produit des redevances, la consommation domestique, et pour fixer le niveau des prix. Jugeaient-ils d'un lieu à l'autre leurs variations négligeables ? C'est peu probable : les valeurs du setier, de la charge, de la millerolle étaient, lors de l'introduction du système métrique, très différentes à Aix ou à Orange, à Tarascon ou à Draguignan 8 , et ces disparités existaient déjà de toute évidence au X I V e siècle. En fait, les enquêteurs pouvaient s'épargner ces ennuyeuses opérations de conversion : il leur suffisait de combiner prix locaux et mesures locales pour établir l'état en livres, sous et deniers qui seuls avaient de l'intérêt pour eux. Mais cette négligence empêche de comparer avec précision d'une seigneurie à l'autre les quantités de grains ou de vin. En outre, les données numériques n'ont pas la rigueur que l'on attendrait d'une enquête semblable : qu'il s'agisse du rendement de la semence, des rations allouées tous les ans aux domestiques, des profits de la justice, du nombre des salariés engagés à la journée, du montant des salaires distribués, qu'il s'agisse enfin du prix des denrées, les valeurs enregistrées sont toujours des valeurs « communes ». « Communiter », le mot revient à chaque page : « cette terre rend communément »..., « la charge de blé vaut communément dans cette ville »... Cette attitude à l'égard du nombre vaut d'être remarquée. Les enquêteurs savent que les récoltes, que les prix varient d'un an à l'autre, mais ils tiennent ces variations pour accidentelles et il ne leur paraît pas utile d'enregistrer exactement les données du moment, de cette année 1338 ; ce qui compte pour eux, ce qui est vraiment valable, c'est l'habituel, le « coutumier ». Ces hommes prudents, ces administrateurs avisés et soigneux ont donc alors, ce qui est fort important, le sentiment que les valeurs sont stables et doivent l'être, le sentiment d'une stabilité profonde, foncière, sous-jacente à des modifications qu'ils tiennent pour superficielles et négligeables. Pour l'historien en tout cas, ce parti pris n'est pas sans avantage : il permet de repérer les niveaux que les contemporains considéraient comme normaux. De telles estimations toutefois sont moyennes, subjectives, donc affectées à nos yeux d'un certain coefficient d'incertitude. Ces réserves faites, l'enquête de 1338, par son honnêteté, son ampleur, la large étendue de campagne qu'elle permet d'embrasser d'un seul coup d'oeil, porte un témoignage d'exceptionnelle valeur sur l'économie seigneuriale. Qu'en tirer ? #
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Economie essentiellement domestique : tel est bien le cadre de l'inventaire. En ce temps, c'est la « maison », le groupe « familial » dont il s'agit de connaître les besoins et les ressources. La « famille » seigneuriale est ici quelque peu particulière, puisqu'il s'agit d'une communauté religieuse, puisque son train de vie, son comportement vis-à-vis des richesses se trouvent déterminés par des dispositions particulières, par une règle. Cette discipline ' fait sa part à l'austérité, invite à limiter consommations et dépenses. En vérité, les restrictions étaient légères, et chaque commanderie n'était sans doute pas très différente par sa structure sociale, par ses besoins économiques d'une maison de moyenne noblesse rurale. Elle groupait un petit nombre de maîtres aux goûts militaires, largement nourris et soucieux de leur équipage ; ils étaient cinq ici, trente là, cinquante à Manosque, la plus forte communauté, en moyenne une vingtaine. Auprès d'eux vivaient quelques serviteurs pour « faire la cuisine, pétrir la pâte, laver le linge » 10, deux ou trois « garçons » d'armes pour l'honneur de l'escorte ; ajoutons trois ou quatre chevaux à l'écurie, la table ouverte aux hôtes de passage, l'obligation pour le chef de la compagnie de voyager de temps à autre en bel appareil. Chaque maison de l'Hôpital avait certes ses fonctions — et ses dépenses — proprement religieuses. Elle secourait voyageurs et malades ; c'était là sa mission spécifique. Trois fois par semaine pendant les mauvais mois, de la Saint-Michel à la Saint-Jean de juin, elle distribuait du grain aux pauvres, mais parcimonieusement : quelque deux cents kilos par an de gros blé à Saint-Jean de Trièves, dix-huit quintaux dans la très grosse commanderie de Puimoisson près de Riez, qui en engrangeait dix-huit cents à chaque moisson ; à Bras cette distribution hebdomadaire absorbait moins de 0,4 % de l'ensemble des ressources Réunis, frais d'hospitalité et aumônes atteignaient rarement le cinquième des sommes dépensées pour l'entretien de la maisonnée seigneuriale. S'ajoutaient les contributions en argent pour les besoins généraux de l'Ordre. Mais elles aussi étaient légères. Tout ceci ne dépassait sans doute guère la valeur de ce que chaque année, en offrandes, en rentes d'anniversaires, toute famille noble consacrait à ses pénitences ou à ses dons funéraires Petite ou grosse, la commanderie était donc équivalente à la maison forte, et les dépenses des frères différaient peu de celles d'un lignage de chevaliers. L'enquête montre avec netteté la nature de ces dépenses. Le besoin premier était de grosse nourriture. Pour chaque seigneur, une ration égale : un kilo de pain environ par jour, pain de froment précisons-le Puis du vin, en quantités variables ici et là et difficiles à
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évaluer ; mais on en servait partout, même si le domaine n'en produisait pas assez et s'il fallait l'acheter très cher. Pain blanc, vin pur, voilà déjà ce qui distinguait le train de maison des maîtres. En outre, ils ne mangeaient pas leur pain séc ; une autre dépense était prévue pour le companagium. On entendait par là, outre les nécessités de feux et d'éclairage, toutes les dépenses accessoires de nourriture.
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et structures du moyen âge
Selon l'inventaire de la commanderie d'Echirolles en Dauphiné, ces frais annexes étaient ainsi répartis : un cinquième pour le bois et la chandelle, deux cinquièmes pour la viande, fraîche ou salée, un cinquième pour les œufs, le fromage, le poisson, le reste pour le sel, l'huile et les amandes, l'oignon, l'ail, les épices I4. Cependant l'allocation de companage n'était pas égale pour tous les seigneurs : de 60 sous par an pour le maître de la commanderie, elle était fixée à 35 sous pour un frère, à 25 seulement pour un donat. Dans ce monde par conséquent, la hiérarchie des dignités se marquait en premier lieu au raffinement de la table. Elle était toutefois surtout manifestée par le vêtement. C'est pourquoi les échelons étaient plus nombreux, plus espacés aussi, au dernier poste des dépenses d'entretien : les frais de vestiaire. Pour leur habillement, il était alloué 120 sous au chef de maison, 60 au frère chevalier, 50 au chapelain et au donat noble, 40 seulement au sergent et au donat de petite naissance. Les dépenses de companage et de vêture sont en effet, dans l'inventaire, évaluées en numéraire. On achetait les étoffes, les cuirs et aussi la plupart des denrées que l'on servait à table pour accompagner les miches. Deux catégories, par conséquent, de besoins domestiques (et le plan même de l'inventaire s'organise, on l'a vu, en fonction de cette distinction) : besoins de grain et de vin d'une part, besoins d'argent de l'autre. Comparons-les. A Puimoisson, chaque frère consommait douze coupes de vin, qui valaient 2 sous l'une, et dix-huit setiers de froment à 2 sous ; soit 60 sous pour l'année ; les dépenses en numéraire étaient, comme dans les autres commanderies, de 95 sous pour un chevalier, de 65 sous pour un sergent". Ainsi, dans le groupe seigneurial, les consommations de denrées « extérieures » comme on disait au XIII e siècle, de celles qui faisaient sortir l'argent des coffres, représentaient — même pour ceux qui étaient placés au bas bout des tables — une valeur au moins égale à celle des nourritures que l'on tirait du cellier ou de la grenette ; et la dépense en deniers était beaucoup plus élevée pour les meilleurs de la « famille », particulièrement pour le chef de la communauté, parce qu'à travers lui se manifestait au-dehors la puissance de la « maison ». Tels étaient les besoins. Voyons comment la seigneurie parvenait à les satisfaire.
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Seigneurs, les Hospitaliers de Saint-Jean détenaient en premier lieu le pouvoir d'opérer des ponctions périodiques sur l'avoir des paysans qui étaient leurs hommes ou les tenanciers de leur terre. C'est-àdire sur certains habitants des villages d'alentour, car la seigneurie était tout le contraire d'un bloc territorial homogène : telle famille était sujette, tel lopin relevait de la commanderie, tel oustau se trouvait sous son « empire >. Très dispersés, les droits du seigneur étaient en outre d'une grande diversité, les uns fonciers, les autres personnels. « Exactions >, pouvoirs de commander, donc de juger et d'encaisser les amendes, hautes ou basses, de lever les tailles, protection du marché, donc prélèvement sur le montant des ventes, monopole du four, du moulin à grain ou à huile, des battoirs de drap ou de chanvre, cens perçus sur les maisons ou sur les terres, assortis de taxes de mutations (fort lucratives, ce qui atteste pour cette époque la grande mobilité de la possession paysanne), dîmes enfin, et les multiples profits qui vont au maître de l'église paroissiale, prémices, oblations, droit de sépulture... tout dans l'inventaire est mêlé. En fait, pour les seigneurs, pour les enquêteurs de 1338 (comme aujourd'hui pour l'historien de l'économie seigneuriale), parmi tous ces revenus, une seule distinction importe en vérité : certaines prérogatives autorisaient un prélèvement direct sur les récoltes du dépendant et faisaient parvenir à la maison du maître des biens immédiatement consommables, grain ou vin ; les autres, au contraire, procuraient de l'argent, prises indirectes celles-ci, et qui obligeaient les petits exploitants, pour pouvoir s'acquitter, à vendre les surplus de leur production ou un peu de leur travail. Dans la seigneurie de Saint-Jean de Jérusalem, les revenus en numéraire provenaient presque exclusivement des droits de ban, de la justice, des tailles et des taxes de funérailles". Il s'agissait par conséquent de rentrées irrégulières. Tel homme, dit-on, « rapporte quand il commet un délit » " ; à Figanières, le maître perçoit les amendes dans cinq oustaus, < mais il n'a rien eu depuis dix ans » De ces profits incertains, l'inventaire ne fournit par conséquent qu'une évaluation moyenne. Variables, ces profits étaient généralement faibles. A Bras par exemple, où l'on dénombrait cent quarante feux et dont la senboria appartenait pour moitié aux Hospitaliers, ceux-ci percevaient bon an mal an 6 livres 9 sous, c'est-à-dire à peine ce que dépensait pour son seul vêtement le précepteur de la commanderie. On estimait à 10 sous par an le profit des amendes sur les dix-huit oustaus de Favas, comme sur les dix-huit oustaus de Bresc ou sur les c hommes liges > de Clamensane " ; et des trente
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et une familles de Claret soumises à leur basse justice, les frères tiraient chaque année moins de 11 livres en deniers : 4 livres pour leglise et les dîmes, une livre pour les amendes, 3 0 sous pour les bans, 50 sous pour les cens et les lods so . L'apport de numéraire était donc insuffisant, et en temps normal, trop faible pour couvrir les dépenses d'habillement et de companage des seigneurs. Ainsi au PoëtLaval, les quarante-huit personnes de la « famille » seigneuriale dépensaient 224 livres par an en deniers, alors que les droits seigneuriaux n'en procuraient que 105 ; on percevait 30 livres en numéraire à Saint-Jean de Trièves, où l'on en déboursait 64. Il fallait des circonstances exceptionnelles pour que le montant des deniers ainsi prélevés dans la paysannerie excédât celui des frais d'entretien des seigneurs : ou bien que la seigneurie fût très vaste comme à Puimoisson (recettes : 195 livres, dépenses d'entretien du groupe seigneurial : 135) — ou bien qu'elle avoisinât une ville : tout près d'Arles, et affermant très cher les droits de chasse dans la Camargue, la commanderie de Sallier recueillait presque trois fois plus d'argent que n'en dépensait la petite communauté de six personnes. Première conclusion, très nette : dans cette province et à cette époque, la seigneurie rurale rapportait peu de monnaie. En revanche, dès que la main du seigneur s'introduisait dans une bourgade, elle s'emplissait de deniers : parmi les dépendances de la commanderie de Comps, celle de Pugnafort, sur les hauts plans de Provence, rendait aux frères une livre par an, mais celle de Draguignan, 94. La prédominance des profits en nature, et spécialement des entrées de grains, apparaît donc écrasante dans les revenus seigneuriaux : 65 % à Puimoisson, 8 0 % au Poët-Laval, 85 % à Saint-Jean de Trièves. Mais ce n'était point le ban ni la justice qui procuraient ces revenus en nature ; ils venaient avant tout par le four du village, le moulin, l'église ou les dîmes, sources principales de ces perceptions. Rapport irrégulier encore, suspendu aux aléas de la récolte villageoise, mais beaucoup plus substantiel. Le seul four de Venterol fournissait toute l'année du pain pour huit personnes " ; à Lardiers, 6 0 % des rentes venaient des églises ; à Puimoisson, fours, moulins, et dîmes rapportaient deux fois plus que les cens, huit fois plus que le pouvoir de b a n " . Ces observations confirment ce qu'indiquent tant de documents seigneuriaux français des XIII e et XIVe siècles : le seigneur riche n'était pas celui qui étendait sa justice et son pouvoir de contrainte sur la plus large étendue de campagne, ni le possesseur des plus nombreuses tenures ; c'était le maître des meuniers, le percepteur des dîmes. Et alors que les cens rentraient mal en année
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mauvaise, quand il fallait renoncer à percevoir intégralement les amendes sur des sujets trop pauvres, dîmes, droits de mouture et de fourrage emplissaient les greniers seigneuriaux Toutefois, ces rentes quelles qu'elles fussent, qu'elles permissent de recueillir du blé ou des sous, étaient, tout compte fait, de profit restreint. Car on ne les levait pas sans de gros frais. Frais de chicanes d'abord, parce que ces revenus constituaient la part du patrimoine la moins sûre, la plus disputée par les concurrents (les droits des Hospitaliers se trouvaient en effet entremêlés à ceux d'autres seigneurs), la plus contestée enfin par les assujettis, qui renâclaient et tâchaient de s'esquiver. On devait plaider constamment, donc entretenir avocats et procureurs, gagner des appuis, acheter des complaisances. A Venterol, l'enquête fait état d'une dépense annuelle de 16 livres pour les procès, à Montelier de 10 livres"... En outre, la perception coûtait fort cher. Sans doute, les censitaires étaient-ils tenus d'apporter eux-mêmes leurs redevances ; mais prélever le sou de la livre sur les ventes du marché nécessitait la présence en permanence d'un surveillant intègre. De même, avant d'encaisser les amendes, force était bien de prononcer la sentence, donc de gager des officiers de justice. Il fallait des gens dévoués sur l'aire, à l'entrée du pressoir, si l'on voulait éviter de trop grosses fraudes sur la dîme ou la tasque. Il était sage enfin de laisser à tous ces auxiliaires une part des profits qu'ils étaient chargés de recueillir. Ainsi, à Beaulieu d'Orange, le décimateur gardait pour lui 10 % de sa recette avouée " et le mandataire que, pour faire valoir leurs droits, les frères avaient installé à Clamensane, petit village de vingt maisons, recevait à lui seul pour son salaire 9 livres, le tiers de sa maigre perception On voit ici se dresser, entre le seigneur et ceux qu'il exploite, un petit groupe d'intermédiaires, gens de loi ou collecteurs qui, en tout ou en partie, vivent aux dépens de la seigneurie. Le maître devait enfin tenir en état les édifices et les instruments qu'il mettait contre redevances à la disposition des paysans. Au moulin de Saint-Michel-de-Manosque, par exemple, il fallait tous les quatre ans changer les meules : il en coûtait 100 sous", et c'était 30 livres qu'exigeait chaque année l'entretien du gros moulin de Vinon et de son bief Aux églises de son domaine, le seigneur fournissait l'huile du luminaire, les cierges, l'encens. Surtout, il nourrissait, habillait, rétribuait le desservant. Certes, ces dépenses étaient relativement modestes, car les tâcherons du service religieux recevaient d'ordinaire un tout petit salaire en nature, le companage et l'allocation de vêtement de la domesticité la plus humble. Mais on
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leur attribuait la ration de vin et de grain d'un frère chevalier : les serviteurs de Dieu mangeaient le pain blanc des maîtres. Frais et soucis de gestion étaient donc pesants ; aussi pour s'en libérer et s'assurer un revenu plus régulier, les Hospitaliers concédaient fréquemment fours, moulins, dîmes, églises à des fermiers. Autres intermédiaires qui prélevaient leur part. En fin de compte, le rapport des prérogatives seigneuriales se trouvait fort amputé. Voici PoëtLaval, très grosse seigneurie : trois moulins, deux fours, trois églises, des cens, la justice et le ban dans sept villages. La recette était considérable : 540 livres, en nature et en deniers. Mais sur ce revenu, il fallait d'abord entretenir un clerc, trois fourniers, deux bailes, une dizaine de sergents, gardes-champêtres et percepteurs, qui dévoraient près de 100 livres. Si bien que les innombrables petites exactions levées sur tout un canton paysan ne suffisaient plus à procurer les 520 livres nécessaires tous les ans à la dépense des quarante-trois frères, de leurs serviteurs et de leurs hôtes. En premier lieu, l'inventaire met donc en évidence la faiblesse de la rente seigneuriale. Le bas niveau s'explique sans doute par la pauvreté des sujets. On ne possède aucune information directe sur la fortune paysanne (ce qui réduit beaucoup la portée des enseignements de l'enquête, puisque le poids réel des exigences seigneuriales, le pourcentage de ces prélèvements ne peuvent être appréciés, même de loin). On devine cependant que les rustres soumis aux Hospitaliers étaient, dans la plupart des cantons, de pauvres gens. Population nombreuse (140 feux à Bras, qui compte aujourd'hui moins de 700 habitants ; 18 familles à Favas, 40 à Esparel, ces lieux maintenant quasi déserts au milieu des pierrailles), population trop nombreuse sans doute et réduite au dénuement. Des vingt-huit ménages sujets de la Roque-Esclapon, douze seulement disposaient de bêtes de travail ; à Clamensane, sur vingt foyers, un seul possédait un bœuf, un autre un âne. A Bresc, les dix-huit familles dépendantes ne tuaient à elles toutes jamais plus de trois porcs tous les ans 1 '. Par conséquent, le seigneur pouvait bien tenir en sa main tous les pouvoirs de contraindre et de percevoir. Que pouvait-il extorquer à ces misérables ? D'autant qu'ils étaient très souvent soumis à d'autres exigences, celles du Dauphin, celles du comte de Provence, de ces chefs de principautés dont la fiscalité était en plein essor et qui venaient se servir les premiers... Peut-être les maîtres parvenaient-ils à retirer du paysan tout l'argent ou presque qui lui passait entre les doigts. Mais il en venait peu. Combien de rustres, passibles de fortes amendes, ne furent-ils pas tenus quittes pour quelques mauvaises
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pièces, parce que les juges du maître n'avaient aucun espoir d'en jamais tirer davantage ? Dès que le canton est moins pauvre, le montant des revenus seigneuriaux d'un coup s'élève fortement ; ainsi dans la campagne d'Arles ou dans la vallée de l'Argens. Mais ces zones de prospérité sont exceptionnelles et limitées généralement au voisinage des bourgades. D'ordinaire, la nature est ingrate, les paysans faméliques, et fort maigres les revenus qui parviennent à la maisonnée seigneuriale. * Celle-ci ne pouvait donc s'en contenter, même lorsqu'elle détenait la haute justice, même quand elle possédait la dîme et tous les moulins. Aussi restait-elle très attachée à l'exploitation directe de la terre. En 1338, les Hospitaliers de Saint-Jean tenaient dans ce pays un immense « domaine ». Il contenait peu de bois, et de fort pauvres, quelques amandiers, quelques noyers, quelques oliviers, des prés, des clos de vignes. Les labours en formaient l'essentiel. Les terres à blé de l'Ordre couvraient quelque 7 0 0 0 hectares, en pièces d'étendue variable, inégalement réparties entre les différentes maisons. Certaines étaient fort bien pourvues ; à Manosque, à Vinon, la réserve s'étendait sur 3 0 0 hectares de champs s 0 . J e m'étonne de trouver dans l'inventaire si peu d'indications sur l'économie pastorale. Presque partout, les animaux de trait apparaissent seuls ; on dénombre bien ici et là une trentaine de moutons, mais où sont les grands troupeaux de bêtes ovines, dont il est question à cette époque dans les comptes de certaines commanderies, celle de Manosque, par exemple 31 ? Dans la saison où fut menée l'enquête, ils étaient bien sûr en transhumance. Mais comment un état aussi minutieux des ressources domestiques peut-il rester muet sur les rapports de l'élevage, dans une région dont celui-ci faisait alors la richesse ? Si l'on s'en tient au document, on voit que les enquêteurs ont présenté l'exploitation domaniale comme orientée tout entière vers la production des céréales. Pour eux, les terres arables formaient la portion solide du bien, la partie vraiment nourricière de la seigneurie. Dans la plupart des maisons de Saint-Jean, le rapport brut de la réserve, converti en valeur monétaire, l'emportait en effet de beaucoup sur celui de toutes les redevances réunies. J e prends l'exemple de la commanderie de Comps, dont dépendaient neuf unités seigneuriales dispersées entre le haut Verdon et la côte des Maures. Deux d'entre elles, Esparel et Favas, étaient de simples centres de perception, sans domaine ; les. droits seigneuriaux y formaient la seule recette : 55 et 5 0 livres.
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A Draguignan, seigneurie plus urbaine que rurale, les taxes, très profitables, rendaient 104 livres, le double exactement de ce qui venait ordinairement du vignoble, des prés et d'une pièce de 6 hectares de très bonne terre. Mais partout ailleurs, les gros profits étaient tirés de la terre du maître, 38 livres contre 23 à la Roque-Esclapon, 334 contre 56 à Roquebrune, 6 livres contre une à Riufre, 58 contre 3 à la Faye, 144 contre 74 à Comps, 144 contre 3 à Pugnafort. Et pourtant sur ces terres bien soignées et qui bénéficiaient souvent de longs repos les rendements étaient très faibles. L'inventaire fournit sur ce point cent vingt-trois indications. Dans soixante-cinq des domaines, pour une mesure de grain semée, on en récoltait « communément » quatre. Dans vingt-quatre autres, cinq — mais ces bonnes terres étaient toutes situées dans ses secteurs privilégiés : plaine du bas Rhône autour d'Arles et de Châteaurenard, banlieue de Manosque. Sept fois seulement on a fait état d'un rendement moyen supérieur (il s'agissait alors de ces « ferrages », terres de petites surfaces, voisines des villes et exploitées en culture continue). En revanche, dans vingt et une exploitations le rendement était seulement de trois pour un, et dans cinq terroirs de montagne, d'un grain de blé on ne pouvait attendre plus de deux. Pauvres moissons, sur lesquelles devaient être prélevées la prochaine semence, et même la part laissée aux dépiqueurs (un vingtième, un treizième parfois). On saisit là l'extrême précarité de la vie paysanne. Comment les petits exploitants, qui sans doute ne travaillaient pas d'aussi bons sols, et dont les moyens techniques étaient plus restreints, pouvaient-ils soustraire à ces surplus dérisoires la dîme, la tasque, les droits de mouture et de fournage, et parvenir encore à nourrir leurs enfants ? En tout cas, pour que les greniers seigneuriaux s'emplissent des grosses quantités de céréales enregistrées dans l'inventaire, il importait que le domaine fût fort étendu, et par conséquent nombreux les travailleurs chargés de son exploitation. Problème de main-d'œuvre donc. Pour retourner, sarcler, moissonner ces champs immenses, le seigneur ne pouvait pas compter sur les corvées. Il conservait bien le droit de requérir quelques journées d'hommes et de bêtes, mais seulement dans une vingtaine de villages, parmi les plus reculés de la montagne. Encore n'utilisait-on pas tous ces services, car le corvéable travaillait mal, mangeait trop. Mieux valait le libérer en échange d'une toute petite prestation en deniers : dans l'inventaire, ces corvées sont toujours enregistrées au chapitre des revenus en numéraire. Seuls étaient effectivement accomplis les services de charroi La main-d'œuvre, la grosse main-d'œuvre que réclamaient des
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sols souvent très peu fertiles, devait donc être rétribuée. Ce qui conduit à se demander si, en dépit des apparences, l'exploitation de ces grosses réserves était vraiment profitable. Pour les vignes et les prés — parce que le vin et le foin étaient des denrées chères — le rapport net était élevé. A la Faye, où l'on récoltait deux cents charges de foin, qui valaient à elles toutes une vingtaine de livres, les journaliers embauchés pour faucher, faner et rentrer les chars coûtaient seulement 3 livres 16 sous. A Sallier, on dépensait 21 livres pour faire travailler le clos, mais les 15 muids de vin que celui-ci donnait en année moyenne se vendaient 45 livres. Dans la commanderie de Bras, les frais d'exploitation du vignoble représentaient moins de 50 % de la récolte, ceux des prés 35 % M. Mais pour les labours, l'intérêt du seigneur était beaucoup moins sûr. Observons encore l'inventaire de la commanderie de Bras. Les frères y mettaient en culture plus de 300 hectares. Comme la terre était laissée en jachère deux ans sur trois, une centaine d'hectares portaient chaque année du blé d'hiver ; en outre, on ensemençait quelque 50 hectares en avoine, en orge et en fèves, — culture dérobée sur les chaumes, ce qu'on appelait le « restouble ». C'était un terroir de rendement moyen : quatre pour un. Bon an mal an donc, on récoltait environ 650 quintaux, dont près de la moitié en froment. Cette moisson procurait au maître deux fois plus de grains que, tous réunis, les cinq moulins, la dîme de quatre paroisses et les cens, et elle valait fort cher : 266 livres. Mais pour la préparer il fallait employer douze araires. Ce qui d'abord réclamait le service d'un forgeron, à qui l'on donnait, outre le fer dont il avait besoin, une pension d'un setier de froment par soc, soit 3 quintaux : coût, 5 livres et demie. Ensuite il était nécessaire de nourrir toute l'année à l'étable un important bétail d'attelage, quarante-huit boeufs et huit bêtes de somme, qui consommaient 120 charges de foin et 24 setiers d'avoine ; comme on devait ferrer les mules, remplacer de temps à autre les animaux fatigués, la dépense annuelle atteignait presque 55 livres Le maniement des instruments de labour, le soin des bêtes occupaient de nombreux domestiques, douze conducteurs d'araires, quatre palefreniers, quatre valets de culture. Leur pitance, leur vêtement, leurs gages absorbaient 36 livres en numéraire et près de 700 setiers de seigle (à peu près tout ce que rapportaient les redevances) — c'est-à-dire, le tout réduit en monnaie de compte, 115 livres. Enfin, ces serviteurs permanents ne suffisaient pas à toutes les tâches ; pour les aider, on embauchait, au moment des gros travaux, des journaliers. Le prix de 550 journées de femmes qui sarclaient
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les blés, de 537 journées d'hommes qui moissonnaient, de 190 journées de femmes qui liaient les gerbes, le vannage du grain, le transport : encore près de 50 livres à débourser. Au total, la seule culture des céréales entraînait une dépense de 225 livres, ce qui réduisait le profit net de l'exploitation à une quarantaine de livres, pas plus de 15 % de la valeur de la récolte. Ceci en année « commune ». Qu'advenait-il quand la saison était mauvaise ? Certes le bénéfice était moins faible dans les terroirs de sol plus fertile et de rendement moins bas, mais il ne montait jamais bien haut. Dans la commanderie de Puimoisson, sur 225 des 400 hectares de la réserve, le rendement s'élevait à six pour un, ce qui était tout à fait exceptionnel : pourtant — parce que le froment se vendait ici à bas prix — les quatre cinquièmes de la valeur des grains (235 livres sur 300) étaient mangés par les frais d'exploitation. L'entreprise était évidemment nettement déficitaire dans les cantons ingrats, où les rendements de la semence se trouvaient inférieurs à la moyenne. C'était le cas à Saint-Jean de Trièves : en dépit de la cherté des grains, la moisson n'y valait pas plus de 61 livres ; le seul entretien du matériel et des animaux de labour (on louait quatre bœufs faute de pouvoir les nourrir toute l'année) coûtait presque autant : 56 livres. Venaient alors en déficit tous les frais de main-d'œuvre, et notamment l'entretien de neuf domestiques de culture, c'est-à-dire 79 livres. Dans ces conditions, l'intérêt bien compris des seigneurs n'eût-il pas été de confier la mise en valeur de la terre à d'autres, de bailler ces champs ingrats à des métayers ? Un document comme celui-ci montre avec évidence que les administrateurs de seigneuries françaises qui, de plus en plus nombreux au X I I I e et au X I V e siècle, abandonnèrent le faire-valoir direct et mirent le domaine en fermage, furent engagés dans cette voie par le seul examen lucide de leur bilan. Les Hospitaliers avaient eux-mêmes recours à ces concessions temporaires à part de fruit, qu'on appelait dans la région contrat de «fâcherie». Chaque fois, c'était à leur plus grand avantage". L'une des seigneuries qui rapportait le plus, celle de Sallier près d'Arles, était si profitable parce que 90 % des 200 hectares de « domaine » étaient placés en métayage ; ces terres procuraient, sans aucun frais, pour 434 livres de grains. Pourtant l'affermage en fâcherie des labours était relativement peu développé ; 1 200 hectares de domaine seulement sur plus de 7 000 étaient soumis à ce régime, et le procédé était employé surtout dans les vallées du Rhône, de la Durance, de l'Argens, c'est-à-dire dans les pays les plus ouverts, où précisé-
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ment le sol était moins ingrat, l'exploitation plus rentable et la vie économique plus active. Ailleurs, c'est-à-dire dans les seigneuries où le faire-valoir direct rapportait le moins, lés frères de Saint-Jean avaient peu de métayers. Pourquoi ? Routine ? Méconnaissance de leur intérêt véritable ? Il apparaît que souvent ils étaient obligés de conserver leurs labours parce que personne n'avait voulu les prendre à part de fruit, même lorsque les cinq sixièmes, les sept huitièmes, les huit neuvièmes de la récolte étaient laissés aux exploitants, même lorsqu'on mettait à la disposition des fermiers, comme à la Faye ou à Monfort 37 , ce que les paysans devaient encore en corvée de bras et de bêtes. A Saint-Auban, les 6 0 séterées de la réserve « restent longtemps sans que l'on puisse trouver quelqu'un qui veuille les prendre à fâcherie au tiers » Cette situation est encore déterminée par la grande pauvreté paysanne. Pour s'atteler à la mise en valeur de ces « terres fragiles », pour engager au départ les gros frais de cheptel, d'outillage, de main-d'œuvre en vue d'un profit incertain, il fallait des capitaux, un train de culture bien supérieurs à ceux dont pouvaient apparemment disposer les moins faméliques des habitants de ces campagnes. Comme bien d'autres seigneurs sans doute, les Hospitaliers de Provence en 1338 restaient malgré eux exploitants d'une bonne part de leur terre. Cependant, il n'est pas certain que les dispositions de l'économie domestique aient été dès cette époque déterminées par la seule considération du meilleur profit. Pour expliquer cet attachement tenace au faire-valoir direct, il convient d'invoquer d'autres motifs. Motifs de sentiments, ceux-ci. Confier la terre à des métayers, c'était un peu la perdre. A quoi bon recueillir davantage de grains ? Pour les vendre, accumuler des capitaux ? Ne valait-il pas mieux continuer d'entretenir dans la maison une plus large < famille », ce groupe de domestiques de culture attachés au travail de la réserve, qui formaient autour des seigneurs le précieux entourage de dévouement familier ? On peut penser que, dans la mentalité chevaleresque que partageaient sans aucun doute les frères de l'Hôpital, l'aristocratie rurale préférait encore, au seuil du XIVe siècle, la fidélité d'une valetaille nombreuse et proche, à l'accroissement des revenus en argent par des ventes mieux conduites. C'est pourquoi, semble-t-il, les Hospitaliers, contre leurs intérêts bien compris, vivaient entourés de bouviers et de travailleurs des champs. C'est pourquoi le « domaine » constituait toujours la pièce maîtresse de l'économie seigneuriale. *
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Comment, dans ces conditions, situer celle-ci dans l'ensemble de l'économie des campagnes ? Il apparaît en premier lieu que les exigences de la maison des maîtres stimulaient l'activité des petites exploitations paysannes placées dans sa dépendance. Parce qu'il fallait acquitter la dîme et les cens, chaque ménage — même parmi les plus pauvrement équipés — devait tirer de son bien plus que sa propre subsistance. Dans les terroirs où venait surtout du seigle, il fallait produire tout de même un peu de ce froment que le maître attendait M . Et parce que de temps en temps force leur était de trouver les quelques deniers d'une amende, de la taille, de la taxe de funérailles ou de baptême, les plus humbles paysans devaient s'efforcer de vendre — ce qu'ils pouvaient. La seigneurie se dressait ainsi comme un obstacle de plus à la complète autarcie de l'exploitation paysanne. Elle entretenait autour d'elle par sa simple présence un courant d'échanges. Elle vivifiait la circulation monétaire jusqu'au fond des combes alpestres les plus isolées. 10 livres pour la taille, 8 sous pour les cens, 1 livre 10 sous pour la justice, 8 sous pour le « mortelage » de l'église, 3 livres pour les bans et les taxes de marché, c'est-à-dire plusieurs milliers de pièces de mauvaise monnaie devaient ainsi chaque année, avant d'être récoltées par les gens du seigneur, passer entre les mains des quelques habitants de SaintPierre d'Avez, ce pauvre village aux terres pierreuses, à l'écart des grands chemins Mais le mouvement des richesses se trouvait stimulé de façon plus directe par la gestion seigneuriale. Les revenus du maître, en effet, ne correspondaient pas exactement à ses besoins. Très généralement, moulins, dîme, fours, domaine surtout, mettaient dans ses greniers beaucoup plus de blé qu'il n'en pouvait consommer, lui, ses hôtes, ses valets, les pauvres qu'il entretenait, les bêtes de son écurie ; en revanche ses tonneaux n'étaient pas toujours assez pleins ; jamais il ne recevait assez d'argent de ses sujets. A Bras, par exemple, la maison seigneuriale ne consommait guère que le tiers de ses profits en nature. Il restait en fin d'année un excédent considérable : 350 quintaux de froment, 100 de seigle, autant d'orge et autant d'avoine, du foin, 80 hectolitres de vin. Mais elle ne recueillait pas plus de 21 livres en numéraire, douze fois moins qu'elle n'en devait dépenser pour l'achat de vêtements, des viandes, du sel, des épices, pour les procès, l'entretien des bâtiments, le renouvellement du troupeau, les salaires des journaliers. Ce déséquilibre obligeait donc à convertir en deniers les surplus des récoltes, et spécialement le blé. Par l'étendue de leur domaine céréalier, par l'importance de leurs
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moissons malgré la faiblesse des rendements, toutes les seigneuries qui paraissent dans l'inventaire étaient donc des centres vendeurs, et très gros vendeurs, de céréales. On peut penser qu'une telle disposition se trouvait encouragée, sur ces lisières méditerranéennes, par une forte et constante demande : le ravitaillement des grosses villes, et tout ce qui s'en allait sur la mer. Une bonne part des grains moissonnés dans la montagne descendait sans doute, par longues files muletières, vers Avignon, vers Arles, Fos ou Marseille, vers Fréjus ou vers Nice ; strictement exigées, les corvées servaient à ces transports. Mais l'inventaire des modalités ne révèle rien de ce commerce. Les religieux traitaient-ils directement avec les gros négociants des ports ? Ou bien utilisaient-ils l'entremise de ces modestes hommes d'affaires de bourgade, leurs fournisseurs de sel, de draps, de poissons salés ? Il est sûr, du moins, que la seigneurie favorisait par ses ventes l'aisance des trafiquants, des revendeurs, des courtiers. Nouveau groupe d'intermédiaires, et les mêmes gens peut-être qui, au service de l'Ordre, faisaient aussi fonction de notaires, qui prenaient à ferme dîmes et moulins41. Il est sûr également que les responsables de l'administration seigneuriale, qui répondirent vers l'été 1338 aux interrogations des visiteurs, étaient très au courant du prix des denrées courantes.
BRAS DEPENSAS
RECETTES
Rentes Domaine
près vignes labours
Entretien du seigneur
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200
Jrç*nt nature
L'enquête fournit précisément sur ces prix des indications très nombreuses. Toutefois, celles-ci sont d'interprétation délicate. D'une part, en effet, je l'ai déjà dit, les valeurs indiquées sont des valeurs moyennes, représentent l'estimation subjective d'un taux considéré comme normal parce que coutumier ; d'autre part, les mesures de quantité sont des mesures locales qui ne sont pas identiques d'un
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lieu à l'autre. En définitive, ce document de première valeur livre sur ce point moins qu'on ne pourrait l'espérer. Son principal intérêt est d'offrir au même moment et dans la même unité monétaire, un très grand nombre d'indices disséminés sur un très large espace. Il montre ainsi que le prix de certains produits du sol était relativement uniforme. C'était le cas du foin dont la charge est évaluée très généralement à 2 sous. Jamais plus de 2 sous et demi, jamais moins de 15 deniers, les écarts sont faibles. Ceux qui affectent le prix du vin sont au contraire très forts : le prix de la coupe oscille entre 1 et 4 sous ; mais ici la disparité des mesures rend l'observation très incertaine. Bornons-nous donc à considérer la valeur marchande de la nourriture majeure, le blé. Elle est extrêmement changeante d'un village à l'autre 41 . En premier lieu, les prix des différents grains s'établissent dans des rapports très divers. A Mallemort, la mesure de seigle vaut la moitié de celle de froment, à Puimoisson, les quatre cinquièmes. Le prix de l'avoine est inférieur à celui du froment de 80 % à la Bordette, de 25 % à Fos 4 *. Pour expliquer ces discordances, on serait tenté de les mettre en relation avec une inégale répartition des différents grains dans les terroirs. En fait, la juxtaposition d'une carte des prix et d'une carte des cultures ne témoigne d'aucune liaison évidente. Un exemple : à Puimoisson, le terroir paroissial produit par moitié du seigle et du froment ; aux Omergues, le froment est seul cultivé. Or les prix des deux céréales sont ici et là dans le même rapport. Seconde observation : des variations très fortes affectent également d'un lieu à l'autre le prix d'un même grain. J e considère le froment seul, et pour éliminer ce qui dans les différences d'estimation peut tenir à la disparité des mesures de capacité, je choisis comme unité de comparaison, non point le prix du setier, mais celui de la ration annuelle allouée à chaque frère, qui sans doute variait peu d'une commanderie à l'autre. Ces quelque 350 kilos de grain valaient 25 sous à Mallemort, 36 à Puimoisson, à Fos, à Hyères, à Bras, 48 à Saint-Pierre d'Avez, à Claret, à Manosque, 56 à Aix, 60 à Avignon, 80 à Saint-Jean de Trièves 44 . De tels écarts s'expliquent difficilement. Les prix variaient-ils en fonction du rendement de la semaille ? Apparemment non. Certes, la plus grande cherté s'observe bien à Saint-Jean de Trièves, dans le terroir où le sol était le moins productif. Mais à Orange et à Sallier, où les rendements étaient les mêmes, le setier de bon grain valait ici 38 sous et là 54, Il en valait 48 à Manosque, où le rendement normal des terres de la réserve était de cinq pour un, et autant
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Valeur en sous de la ration annuelle de froment allouée à un frire
à Saint-Pierre d'Avez, où il ne dépassait pas trois. Mais alors ces différences de prix ne tenaient-elles pas, plutôt qu'aux conditions de production, aux conditions de vente, c'est-à-dire à la situation plus ou moins favorable dans le réseau des chemins marchands ?
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En fait, des liaisons plus nettes apparaissent entre la géographie des prix et celle des courants commerciaux. Les points de cherté sont presque tous — Avignon, Arles, Aix, Nice — de grosses villes consommatrices ou des lieux d'exportation, et le froment est généralement meilleur marché en montagne, à Bras ou à Puimoisson. Toutefois des discordances surprenantes subsistent en grand nombre. Pourquoi dans le quartier très reculé de Saint-Pierre d'Avez, le grain vaut-il deux fois plus q u a Mallemort dans la basse vallée de la Durance ? Pourquoi le paie-t-on moins cher à Fos ou à Hyères, ports d'embarquement, que sur les hauts plateaux du Verdon ? Des écarts de cette sorte témoignent surtout d'un très grand cloisonnement du marché des céréales. Ils portent à croire que la valeur marchande de la nourriture de fond manquait de fluidité, que les prix étaient dans une certaine mesure figés dans cette région et à cette époque. Par le morcellement naturel d'un pays de montagne certes, mais plus encore peut-être par les usages. Ces prix « communs » en effet étaient des prix coutumiers. N e dépendaient-ils pas des habitudes et de la tradition beaucoup plus que de facteurs proprement économiques ? Dans ces conditions, les rapports entre l'agencement interne de l'économie seigneuriale et le niveau des prix locaux paraissent complexes. A Puimoisson, le froment ne vaut presque rien, tandis qu'à Arles il vaut très cher. Or, ici et là, le domaine de Saint-Jean en produit énormément. On peut supposer pour Puimoisson que cette forte production excédentaire précisément maintient les cours en baisse, ce qui attire les acheteurs du littoral, entretient par là un courant habituel d'exportation, lequel à son tour stimule la production dans les champs seigneuriaux. On peut avancer avec autant de vraisemblance que les administrateurs arlésiens furent incités par les hauts cours à pousser la culture céréalière. Toutefois dans l'ensemble des domaines de Saint-Jean, on a peine à distinguer des relations claires entre l'organisation de la production domaniale et l'état des prix agricoles.
*
Il est évident pourtant que l'économie de res seigneuries se liait étroitement au commerce et à l'usage de la monnaie. Dans la commanderie de Bras, par exemple, l'état des recettes et des dépenses implique que 65 % des denrées produites ou perçues devaient être vendus. L'une des principales fonctions économiques de la seigneu-
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rie était donc d'introduire dans les circuits commerciaux une partie de la production campagnarde, celle du domaine comme celle des terres paysannes soumises aux redevances et aux dîmes, et de l'échanger contre des espèces monétaires. Que devenait ensuite l'argent parvenu ainsi dans les mains du seigneur ? Une certaine part se trouvait rapidement évacuée hors du milieu rural, livrée aux fournisseurs de marchandises lointaines, dépensée en voyages, ou bien mise en réserve pour les besoins généraux de l'Ordre de Saint-Jean. Mais toute la monnaie ne s'évadait pas de la sorte. Parmi les dépenses qu'ont enregistrées les visiteurs, nombreuses étaient celles qui répandaient le numéraire au voisinage immédiat de la maison seigneuriale. L'achat de certaines denrées du « companage » profitait sans doute aux paysans d'alentour, vendeurs de porcs, d'oeufs ou d'huile. Les deniers surtout étaient distribués en salaires, puisque tout un personnel, permanent ou temporaire, était employé dans les commanderies. Dans chacune d'elles travaillait d'abord une équipe de valets de culture, intégrée dans la « famille ». Groupe plus ou moins nombreux selon l'étendue du domaine ; groupe divers dont les membres se situaient, selon leurs aptitudes, à des niveaux économiques superposés, depuis celui du « souillard », bon à tout, chargé des basses besognes quotidiennes, jusqu'à l'état de « maître bouvier », premier des conducteurs d'araire et véritable chef de l'exploitation. Mais tous ces domestiques vivaient en étroite communauté avec les seigneurs. Egale pour chaque « familier », la ration de grain n'était pas à vrai dire exactement semblable à celle des maîtres ; souvent plus lourde, elle était constituée par des céréales plus grossières, seigle, méteil, orge, ce qui plaçait les valets agricoles au-dessous des serviteurs de maison et des clercs. Ils ne buvaient pas non plus de vin pur, mais de la piquette. Enfin le « companage » qui leur était servi coûtait moins cher : 10 ou 15 sous par an seulement, contre 15 ou 20 sous pour un clerc de service, et 35 pour un frère. A l'intérieur de la cellule économique fondamentale qu'était la « maison », il existait donc une nette hiérarchie des conditions matérielles, et cette pitance plus rustique, dont le pain constituait la part maîtresse, dressait une barrière entre les seigneurs et les travailleurs du domaine, rapprochait ces derniers des paysans. A propos des domestiques de culture, l'inventaire enregistre une autre dépense évaluée en numéraire : le vêtement, « vestiaire » et « chausse ». La somme variait quelquefois un peu selon l'emploi : ici et là, on attribuait au conducteur d'attelage quelques sous de plus qu'au simple valet 45 . Elle variait beaucoup plus d'un centre
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d'exploitation à l'autre — un bouvier avait droit à 10 sous à Marignane, à 100 sous à Trinquetaille " — alors que pour les membres de la communauté seigneuriale elle était partout uniforme. Pourquoi ? S'agissait-il de fournitures directes, le maître achetant les effets d'habillement et les répartissant entre les serviteurs ? On s'expliquerait mal, dans ce cas, de tels écarts dans les dépenses. Le vestiaire n'était-il pas plutôt une allocation en numéraire remise à l'employé, censé se vêtir lui-même, c'est-à-dire un véritable salaire ? Certains passages de l'inventaire incitent à préférer cette seconde hypothèse. Dans le petit domaine de Saint-Pantaléon en pays d'Apt, qui employait quatre domestiques, la dépense de « vestiaire » était établie en sous, 8 pour chacun, mais celle de « chausse » l'était en froment : 8 mesures pour les valets de culture, 4 pour le serviteur de cuisine Curieuse manière d'évaluer ce qui devrait être un achat de tissus ou de cuir. Il ne peut s'agir dans ce cas que d'une rémunération individuelle, d'un supplément de gage. Même indication à Tarascon, où le domestique avait droit à une attribution globale de 16 mesures de froment pour son vestiaire, ses chausses et son salaire Car en effet, outre la nourriture et l'allocation de vêtement, les travailleurs agricoles permanents, comme les serviteurs domestiques, les clercs et les suivants d'armes de la maison seigneuriale, recevaient un « loyer », un salaire, lui-même nettement hiérarchisé. Au maître bouvier de Roquebrune étaient attribués par an 25 setiers de froment, aux deux autres bouviers 16, au palefrenier, au valet et au boulanger 18 La valeur de cette rétribution était généralement supérieure à celle de la ration de blé consommée au réfectoire. Elle était quelquefois payée en argent, comme au col de Menée où l'on donnait 40 sous par an au bouvier ; le gage des domestiques était évalué aussi en numéraire dans toutes les maisons des commanderies de Nice, de Beaulieu, de Sellier". Dans celle de Comps, le salaire était payé en grain, de la Saint-Jean à la Saint-Michel ; mais l'hiver, en sous, 35 pour le maître bouvier, 30 pour le second, 25 pour chacun des autres". Presque toujours cependant l'inventaire fait état d'une allocation en blé. Qu'en faisaient les bénéficiaires ? Faut-il supposer qu'ils nourrissaient une famille hors de la maison seigneuriale? Ou bien qu'ils échangeaient ce froment ou cet orge contre d'autres valeurs ? En tout cas, ce « loyer », ce pécule dont ils avaient la libre disposition leur ménageait au sein de la communauté « familiale » un secteur assez large d'indépendance économique. Cependant puisque beaucoup d'entre eux étaient peut-être, en partie du moins, rémunérés en nature, il n'est pas sûr que l'emploi de ces
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salariés à plein temps ait transféré de grandes quantités d'argent dans l'environnement paysan des seigneuries de l'Ordre. Ce transfert s'opérait davantage par la distribution des gages aux travailleurs embauchés pour les gros travaux. Ceux-ci étaient parfois rétribués à la saison. A L'Hospitalet, à Granbois, pendant deux mois d'automne,
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« l'homme qui suit les araires pour herser le guéret » est entretenu avec les autres domestiques, reçoit la même pitance et touche le même salaire". A Saint-Michel-de-Manosque, cette situation est celle de l'aiguadier qui règle l'irrigation de la Pentecôte à la Saint-Michel
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Mais d'autres fois, pour les vendanges, les foins, le vannage, il s'agissait d'un labeur à la tâche, d'un contrat à « prix fait » ; le seigneur traitait avec une équipe de travailleurs saisonniers, offrant une rémunération forfaitaire, tout entière en argent cette fois". Enfin presque toujours, la main-d'œuvre auxiliaire était embauchée à la journée pour un salaire individuel. On réunissait ainsi de très fortes équipes. Dans le domaine de Bayle dépendant de la commanderie d'Aix, qui était d'étendue moyenne, on payait chaque année 200 journées de femmes pour sarcler les céréales, 200 journées de moissonneurs, 66 journées de femmes qui liaient les gerbes, 12 journées d'hommes pour faire le gerbier, 230 pour les diverses façons du vignoble, 30 vendangeuses, 18 faucheurs, 15 faneurs, 5 hommes qui rentraient les foins Ces emplois déterminaient ainsi de grosses sorties de numéraire : 37 livres par an dans la commanderie de Sallier, où pourtant presque tout le domaine était en métayage, 85 à Bras, plus de 100 à Comps... Tout porte à penser que ces « loyers » quotidiens étaient intégralement soldés en numéraire, indépendamment des avantages supplémentaires en nature, et notamment de la nourriture, dont pouvaient profiter parfois les journaliers Les prix de la journée de travail que mentionne l'inventaire variaient eux aussi, notablement. Non point en fonction du sexe — les femmes qui liaient les gerbes avaient droit souvent au même gage que les moissonneurs qui travaillaient à côté d'elles —, mais en fonction de la tâche accomplie, et plus encore, semble-t-il, de la saison, donc de la durée du jour. Les fortes payes allaient aux faucheurs qui travaillaient au solstice et gagnaient généralement huit fois plus que les femmes qui sarclaient les blés à la première pointe du printemps. Les salaires étaient aussi très différents de canton à canton, de village à village. Si l'on considère les grands ensembles, on peut dire que les gages étaient plus élevés dans les régions les plus ouvertes, celles des forts rendements agricoles. Sur une carte des prix de la journée de moisson, les hauts salaires sont ainsi nettement localisés autour d'Arles, dans la vallée du Rhône, dans le bassin d'Aix. Mais une observation plus minutieuse, plus attentive aux variations locales, révèle que celles-ci, inégales d'ailleurs selon les emplois, étaient fort indépendantes des conditions générales de la vie économique et, notamment, des prix alimentaires. On ne voit pas qu'elles fussent en relation, même lointaine, avec les variations qui affectaient le prix des blés. Pour gagner la valeur d'un setier de froment, un homme de moisson devait travailler 5 jours à la Paye, 4 à Draguignan, 3 seulement à Bras. Le marché du travail paraît 7
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aussi cloisonné que celui des céréales. On peut voir là une autre manifestation de la rigidité des prix, qu'il s'agisse de ceux des denrées ou de ceux du labeur humain, et sans doute une autre preuve de la puissance des usages, des traditions coutumières propres à chaque localité. Toutes ces rétributions sont fortes, et cette constatation s'accorde mal à ce que l'on devine des précaires conditions d'existence dans ces villages qui paraissent surpeuplés. L'embauche sur la terre seigneuriale était fort avantageuse, plus avantageuse incontestablement que le travail individuel d'un lopin de terre. Le fait vaut d'être mis en lumière. Je prendrai pour cela un exemple précis, en isolant d'abord la condition du valet de culture. A Bras, l'entretien complet de l'un d'entre eux pendant une année coûtait à peu près 75 sous. C'était dans ce terroir le prix d'environ 40 setiers de seigle. S'il eût été laboureur indépendant, donc obligé de payer les dîmes et les taxes, de réserver le quart au moins de la moisson pour la semence prochaine, le même homme, pour disposer des mêmes ressources, aurait dû récolter 80 setiers, c'est-à-dire dans l'état des techniques, gouverner une exploitation de 10 ou 12 hectares arables. On voit donc que le bovarius, le conducteur d'araire, vêtu de la même bure, nourri du même pain noir que les paysans, ses voisins, se trouvait pourtant en bien meilleure posture économique que ceux-ci. Car, avantage premier, fondamental dans un milieu misérable, il vivait d'abord dans la sécurité ; pour lui dans la maison seigneuriale, il y avait toujours à manger et à boire; il était assuré d'un surplus régulier, son gage ; tout ce qu'il gagnait, enfin, échappait aux exactions et aux tailles ; et n'oublions pas qu'il participait encore à toutes les grâces recueillies par les prières de la communauté, qu'il avait la bonne conscience de travailler pour saint Jean et pour Dieu. Or les valets de la commanderie de Bras ne comptaient pas parmi les plus favorisés. Aux Omergues, la prébende du domestique de ferme valait 90 sous, à Draguignan 170 La situation matérielle de ces serviteurs se trouvait ainsi très supérieure à celle des desservants de paroisse rurale. D'une manière générale, la part des richesses de la maisonnée qui leur était attribuée était égale ou presque à celle d'un frère sergent, leur maître Entrer dans l'une de ces maisons seigneuriales comme travailleur permanent, c'était en ce temps changer véritablement d'état économique, échapper aux soucis et aux privations des rustres pour partager l'aisance des seigneurs. Aux salariés temporaires, l'économie seigneuriale assurait des gains moins réguliers mais plus importants encore. Dans maints domaines
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des Hospitaliers, il ne fallait pas plus d'une journée à un faucheur, de deux à un moissonneur, de trois à un ouvrier de vigne pour gagner la ration de seigle que consommait en un mois un domestique. Et pour revenir à la commanderie de Bras qui me sert d'exemple, un journalier pouvait en moins d'un quart d'année, en se louant aux moments de presse, quinze jours pendant la fenaison, quinze jours à la moisson, quinze jours pour tailler les vignes, dix jours pour les piocher, quinze autres pour les biner, recueillir en salaire 75 sous, soit l'équivalent de l'entretien annuel d'un domestique ou des profits d'une exploitation paysanne de 12 hectares. Certes, on peut douter qu'il existât alors beaucoup de salariés purs, vivant seulement de l'embauche. Certains, peut-être, des moissonneurs ou des faucheurs engagés sur les domaines venaient, par bandes transhumantes, de villages éloignés 5 S . Mais la plupart d'entre eux sortaient, sans doute, pour un labeur temporaire, des ménages paysans du voisinage, de ceux-là mêmes qui devaient payer aux Hospitaliers les bans et les droits de justice. Pour ces pauvres gens, des salaires aussi élevés constituaient un appoint de première importance, le recours véritable contre la misère. Ainsi, par la culture directe de vastes domaines céréaliers, par tous les emplois qu'elle offrait, la seigneurie se montrait, dans l'économie rurale, véritablement nourricière, beaucoup plus, en tout cas, que par ses maigres distributions d'aumônes aux indigents 6 °. Et même, distribuant en multiples salaires les deniers, elle restituait très largement à la campagne environnante, l'argent qu'elle en avait tiré par les tailles, les cens, les amendes. A Puimoisson, les gages des travailleurs équivalaient à la moitié de l'argent que le seigneur percevait autour de lui ; à Comps, aux deux tiers. A Saint-Jean de Trièves, tous les dépendants réunis livraient chaque année 30 livres en numéraire, mais la commanderie en payait 35 aux journaliers. A Bras, enfin, les deux mille journées de travail valaient quatre fois les recettes en deniers de tous les droits seigneuriaux. Ici, en répandant autour d'elle une part du produit de ses ventes, la maison seigneuriale fournissait en argent le monde rural environnant. Par leurs gros besoins en main-d'œuvre autant au moins que par leurs perceptions, les domaines des Hospitaliers se trouvaient intimement associés à l'économie paysanne. *
Gardons-nous d'étendre trop vite la portée de ces observations. La diversité même des descriptions que contient l'inventaire invite à
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la prudence. Il montre en effet, côte à côte, des seigneuries de structure économique fort différente. Quel contraste entre celle du Poët-Laval, sans domaine ou presque, donc sans salariés, où la communauté des maîtres parvenait difficilement à se suffire du produit des rentes — celle de Puimoisson, très grosse entreprise agricole au contraire, qui embauchait à la journée des milliers de travailleurs — , celle enfin de Sallier, au bilan très largement excédentaire et où l'emploi généralisé du métayage abaissait les frais d'exploitation à moins de 15 % du revenu brut. Méfions-nous aussi du caractère même du document : il place la seigneurie seule en lumière, isolée de l'économie paysanne dont se devinent à peine quelques traits incertains. Risquons cependant, pour finir, quelques conclusions brèves. Le document révèle d'abord que, dans les Alpes du Sud, l'institution seigneuriale devait, pour nourrir dans l'oisiveté un petit groupe de maîtres, pousser en un sol maigre des racines très lointaines, puiser la subsistance sur un large terrain. Ainsi pour entretenir, et modestement, les sept frères et les quatre donats de la commanderie de Roussillon, il fallait 350 hectares de labours, les cens de neuf villages, un four, un moulin, vingt bœufs de travail, et onze garçons de ferme, plus de quatre cents journées de tâcherons... L'économie de la seigneurie était donc, elle aussi, de bien faible rendement. On s'explique ainsi que tant de hobereaux de Haute-Provence paraissent si faméliques dans les documents du début du x i v e siècle. Leurs prérogatives pouvaient à peine leur assurer de quoi vivre. A vrai dire, et c'est le second enseignement de cette enquête, les maîtres étaient loin d'être les seuls à profiter des revenus seigneuriaux. Beaucoup d'autres personnes y prenaient part, et d'abord tous ces intermédiaires que nous avons rencontrés en chemin, ceux qui affermaient revenus, dîmes, églises, terres, les acheteurs et les fournisseurs, tous les notaires, les juges, les procureurs, gens de plume et de chicane, et, rétribués comme eux par des pensions annuelles, les artisans, fabres ou fustiers, qui fabriquaient et rénovaient les araires, les maréchaux-ferrants, les barbiers, les médecins. Une part plus grande encore des récoltes, des perceptions, du fruit des ventes allait, parce que les seigneurs n'étaient pas de purs rentiers du sol, à des travailleurs paysans, domestiques ou mercenaires. Economie de suffisance ou économie de profit ? La question, dans ces conditions, doit être posée en d'autres termes. Il est évident que les administrateurs de chaque commanderie de Saint-Jean ne
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MEMBRES OCLA COMMUNAUTÉ
B U D G E T S TOTAUX («vilu¿< en livrât)
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DÉTAIL DU BUDGET •n pourcentage d u recette« et det dépenses
DÉPENSES
BRAS
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songeaient guère à investir les bénéfices dans l'entreprise pour la développer. Dans l'inventaire qu'ont dressé les visiteurs, la part réservée aux investissements est en effet extrêmement faible, et n'excède pas quelques livres pour la « réparation » de la maison ou du cheptel. La seigneurie du petit hameau de Clamensane procurait 28 livres par an, qui laissaient un rapport net de 19 livres ; on n'y dépensait pas plus de 10 sous pour améliorer l'équipement". 4 livres pour l'entretien général, 8 livres pour le renouvellement du bétail dans
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toute la commanderie de Claret, alors que 5 livres étaient mangées par les seuls frais de procédure 62 . Au Poët, les dépenses d'investissement représentaient à peine plus de 1 % du rapport brut, 7 livres sur 613. Ce'a ne signifie point, en vérité, que les seigneurs n'aient eu aucun souci d'accroître leurs profits. Toutefois, dans leur esprit, ce surcroît de ressources devait avant tout permettre d'étendre encore la « famille ». Leur réticence à affermer le domaine en est une preuve. Etre riche, pour eux, c'était recruter de nouveaux frères, d'autres domestiques, intégrer dans la communauté de la maison une portion plus importante de la société rurale, se gagner au-dehors davantage d'obligés, marchands, acheteurs, salariés. Pour cela encore, comme par l'usage qui était fait de leurs revenus, chacune de ces seigneuries rurales stimulait de façon fort active les échanges de biens et de services. Toute l'économie villageoise s'ordonnait autour d'elles. Mais elles étaient, de ce fait même, par les multiples liaisons qui les mêlaient aux milieux du négoce et à la paysannerie environnante, des organismes fort complexes. On comprend qu'elles aient mal résisté, quelques années seulement après 1338, au dérangement des circuits commerciaux, au dérèglement des prix et des salaires, aux fléaux, pestes et pillages, qui accablèrent ce pays comme tant d'autres campagnes d'Occident.
Notes 1. G. DLIBY, « Un inventaire des profits de la seigneurie clunisienne à la mort de Pierre le Vénérable », Studia Anselmiana 40, 1957, Petrus Venerabilis, pp. 128-140. Cf. supra, chap. IV. 2. Arch. dép. des Bouches-du-Rhône, B. 1500. 3. La visite des prieurés a été instituée dans l'Ordre de Cluny au début du XIII* siècle, puis généralisée sur le conseil des papes, en particulier Grégoire I X et Innocent IV, dans tout le monde monastique. G. DB VALOUS, Le temporel et la situation financière des établissements de l'Ordre de Cluny du XII' au XIV' siècle, Paris, 1935, p. 95 et suiv. ; J. BERTHOLDMAHN, L'Ordre cistercien et son gouvernement des origines au milieu du XIII' siècle, Paris, 1948. Mais les procès-verbaux des visites des maisons clunisiennes sont très laconiques, BRUEL, « Visite des monastères de l'Ordre de Cluny de la province d'Auvergne, 1294 », Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, Paris, LII ; U. CHEVALLIER, « Visites de la province de Lyon de l'Ordre de Cluny », Cartulaire de Paray-le-Monial. 4. Ceux de N o r m a n d i e ont été repérés et utilisés ; L. DELISLB, « Enquêtes sur la fortune des établissements de l'Ordre de Saint-Benoît en 1338 », Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque Nationale, Paris, X X X I X , 1 9 1 6 ; D o m . J. LAPORTE, «L'état des biens de l'abbaye de
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Jumièges en 1338 », Annales de Normandie, 1959; cf. aussi P. J. JONES, « Le finanze délia badia cistercence di Settimo nel XIV secolo », Rtvista Storia délia Chiesa in Italia, 1956. L'enquête concernant les Hospitaliers d'Angleterre, beaucoup moins précise que la nôtre, a été publiée par la Camden Sociéty en 1857 (The Knight Hospitaliers in England : The report of prior Philip de Thame to the grand master Elyan de Villanova for A.D. 1338, éd. L. B. LARKING, introd. par J. M. Kemble). H (D M) 156. L'intérêt du document a été signalé au Congrès des Sociétés Savantes de Toulouse en 1953, par M. J.-A. Durbec, qui a bien voulu mettre à ma disposition le texte de sa communication. Fol. 5 v". Le florin vaut 15 sous 6 deniers de cette monnaie de compte (fol. 7 r°). Seul l'inventaire de la commanderie d'Echirolles exprime les données en monnaie viennoise (fol. 64-72). Au Poët-Laval, les cens sont exprimés dans une monnaie dont 20 deniers valent un tournois, mais les valeurs globales sont ramenées à l'étalon monétaire choisi pour tout l'inventaire (fol. 23 v"). NICOLAS, Tableau comparatif des poids et mesures anciennes du département des Bouches-du-Rhône, Aix, 1802 ; L. BLANCHARD, Essai sur les monnaies de Charles Ier, comte de Provence, Paris, 1868, pp. 343-350. Cf. J. BESSE, art. € Hospitaliers », in : Dictionnaire de théologie catholique, 1922. Fol. 191 v°. Fol. 76 r° ; 187 r° ; 175 r°. Sur les donations pieuses dans les familles nobles à cette époque, cf. R. BOUTRUCHE, t Aux origines d'une crise nobiliaire. Donations pieuses et pratiques successorales en Bordelais du XIII' au XVI* siècle », Annales d'histoire sociale, Paris, 1939. Sauf à Lardiers, à Roussillon et dans les trois commanderies d'Arles où le froment des frères est mélangé au seigle et à l'orge. Fol. 69 : 100 livres de viennois pour la viande fraîche et salée, 22 livres pour 22 quintaux de fromage, 10 livres 10 sous pour les œufs, 24 livres pour le poisson, 16 livres pour l'huile, 10 livres pour le sel, 9 livres pour les épices, une livre pour 20 livres d'amandes, 2 livres pour l'ail et les oignons, 8 livres pour des fèves et des pois, 20 livres pour les cierges et les chandelles. Fol. 186. Fol. 11, 19, etc. Fol. 124. Fol. 159. Fol. 171; 156; 171. Fol. 100. Fol. 16 v». A Puimoisson, 330 livres contre 150 pour les cens, 44 pour les droits banaux ; au Poët-Laval, 320 contre 140 et 88. Cf. DUBY, Inventaire... et « La structure d'une grande seigneurie flamande à la fin du XIII* siècle », Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, 1956. Fol. 20 r° ; 46 v°. Fol. 9 v". Fol. 101. Fol. 213. Fol. 279 V . Fol. 149 ; 101 ; 184. La superficie des terres arables est estimée en « séterées ». Selon la qualité du sol et la capacité de la mesure, la surface de champ qui peut recevoir un setier de semence est fort variable. On semait en moyenne, dans
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46. 47. 48. 49. 50. 51. 52. 53. 54. 55.
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l'agriculture provençale traditionnelle, 200 litres de grains à l'hectare, et la plupart des setiers valaient autour de 40 litres. J'ai donc pris comme valeur d'estimation un hectare de cinq séterées. F. REYNAUD, «L'organisation et le domaine de la commanderie de Manosque », Provence historique, 1956 (Mélange Busquet) ; T. SCLAFERT, Cultures en Haute-Provence : déboisements et pâturage au moyen âge, Paris, 1959. G. DUBY, « Techniques et rendements agricoles dans les Alpes du Sud en 1338 », Annales du Midi, 1958. G. DUBY, « Notes sur les corvées dans les Alpes du Sud en 1338 », Etudes d'histoire du droit privé offertes à Pierre Petot, Paris, 1959. Fol. 147 r° ; 332 r° ; 176 r°. Les frais de renouvellement du bétail ne sont pas évalués dans cette commanderie. A la Motte-du-Caire où il n'y avait que quatre boeufs, la renovatio boum coûtait 8 livres par an. On peut penser que cette dépense absorbait une quarantaine de livres à Bras. L. CAILLET, « Le contrat dit de fâcherie », Nouvelle Revue historique de Droit français et étranger, 1911. Fol. 147 r° ; 163 r°. Fol. 147 r". Pour connaître la répartition des cultures céréalières d'après les inventaires seigneuriaux, il ne faut pas considérer l'ensemble des redevances, mais seulement les revenus qui proviennent d'un prélèvement direct sur les récoltes paysannes, ceux des moulins, les dîmes, les tasques. A Ginasservis (fol. 263 v°), les cens exigés par le seigneur rapportent 164 setiers de froment et 64 d'orge ; la dîme, 160 setiers de froment, 238 de seigle, 20 d'avoine. Dans le terroir, on cultive donc normalement deux fois plus de seigle que de froment, mais ce dernier grain est surtout livré au seigneur. Fol. 93. P. A. FÉVRIER, « La basse vallée de l'Argens : quelques aspects de la vie économique de la Provence orientale aux xv* et XVII* siècles », Provence historique, 1959 ; E. BARATIER, « Le notaire Jean Barrai, marchand de Riez au début du XV* siècle », Provence historique, 1957. A Lardiers, le setier de froment vaut 2 sous, le setier de seigle, 18 deniers ; aux Omergues, à quinze kilomètres, ces grains valent respectivement 20 et 16 deniers le setier (fol. 221-223). Fol. 3 2 0 ; 181 ; 285. Fol. 1 8 1 ; 2 2 3 ; 3 2 0 ; 2 8 5 ; 3 1 2 ; 1 7 0 ; 9 2 ; 1 0 4 ; 1 9 5 ; 2 6 2 ; 2 4 5 ; 73. A Authon, 23 sous pour le bovarius, 18 pour le nuncius (fol. 106) ; à Luc-en-Diois, 50 sous à l'un, 30 à l'autre (fol. 83) ; à Arles, les échelons sont plus nombreux : 30 sous au souillard, 60 au boulanger, 152 au fustier, 84 au « garçon », 30 au domestique des granges... (fol. 353). Fol. 2 9 6 ; 342. Fol. 242 v° ; 243 r°. Fol. 251 r" ; de même à Manosque, le herseur employé de la SaintJulien jusqu'à Noël recevait 8 setiers de seigle « tant pour sa nourriture que pour sa tunique et ses souliers» (fol. 216). Fol. 151. Fol. 9 1 ; 1 2 4 ; 1 3 5 ; 1 3 7 ; 3 0 6 ; 329. Fol. 1 4 3 ; 1 4 6 ; 1 4 8 ; 1 4 9 ; 154. Fol. 192 ; 216. Fol. 2 1 2 ; à Roussillon, «l'homme qui fait le gerbier » est entretenu aussi pendant deux mois. Fol. 59. Fol. 271.
La seigneurie
et l'économie
paysanne
201
56. Chacun des quatre-vingts moissonneurs de la Roque-Esclapon recevait un salaire de 12 deniers ; en outre, une dépense de 30 sous est enregistrée pour leur nourriture (fol. 130) ; de même à Puimoisson : 310 journées de moissonneurs à 12 deniers et 4 livres 10 sous pour leur pitance (fol. 188). 57. Fol. 230; 154. 58. Dans la commanderie d'Avignon, la dépense pour un sergent monte à 135 sous, pour un bouvier à 134 (fol. 249 r°). 59- En Toulousain, les moissonneurs viennent de la montagne ; cf. G. SlCARD, < Le métayage dans le midi toulousain à la fin du moyen âge », Mémoires de l'Académie de Législation, II, Toulouse (s. d.). 60. A Roussillon, les cinquante-trois pauvres qui ont droit à l'aumône hebdomadaire consomment à eux tous chaque année 60 émines de seigle, c'està-dire deux fois et demie seulement la ration d'un frère (fol. 240). 61. Fol. 104 v°. 62. Fol. 107.
CHAPITRE X
Les chanoines réguliers et la vie économique des XIe et XII" siècles*
Rechercher les rapports entre ce grand fait d'histoire religieuse qu'est le mouvement canonial et la vie économique des IX e et XII e siècles est une tâche périlleuse. D'abord parce qu'il importe de laisser aux aspirations proprement spirituelles leur autonomie, et l'historien spécialisé dans les enquêtes économiques et sociales doit se garder de donner aux infrastructures une importance et une fonction qu'elles n'ont peut-être pas eues. Ensuite et surtout, parce que les études préalables, les recherches de détails, les monographies qui pourraient servir de support solide aux conjectures et aux vues d'ensemble font presque absolument défaut. A l'inverse des communautés de moines, les chapitres réformés n'ont pratiquement pas été, pour l'époque qui nous intéresse, l'objet d'études économiques approfondies. Ce rapport ne sera donc pas la mise au point, le bilan de résultats acquis, mais bien davantage un programme de recherches, un plan de travail, un ensemble de propositions, d'interrogations, d'hypothèses. J e ne me dissimule ni le vague, ni l'insécurité de ces considérations trop générales. Mais la discussion, je l'espère, permettra de les préciser et de les rectifier sur plus d'un point. J e pense qu'il faut distinguer au départ deux champs d'investigation. D'une part, l'examen des questions particulières d'adaptation économique que posa dans chaque chapitre l'adoption de la régularité : quels aménagements, quelles modifications de la gestion du patrimoine commun provoqua-t-elle ? Autant de problèmes que je me propose de considérer dans la deuxième partie de mon exposé. Dans la première partie je poserai une interrogation plus générale. Peut-
* Texte publié dans La vita comune del clero nei secoli XI e XII, Milan, Società Editrice Vita e Pensiero, 1962, pp. 72-81.
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Hommes et structures du moyen âge
on discerner des liens entre la multiplication des communautés de chanoines réguliers et les changements qui, à la même époque, ont affecté, dans la chrétienté occidentale, le milieu économique et social ? Il est évident que le mouvement canonial, ce pullulement de collégiales nouvelles, n'est qu'une des formes de la nouvelle jeunesse qui saisit au XI e et au XII e siècle l'ensemble de la civilisation occidentale, du bouillonnement, du renouvellement de toutes les structures — et il semble bien se développer au rythme même de l'expansion économique. Certaines concordances paraissent particulièrement significatives : le moment où le mouvement paraît se déclencher au tournant de l'an mil est aussi celui où se manifestent les premiers indices d'expansion ; la période de plus grande intensité de la réforme canoniale coïncide entre 1070 et 1125 avec la première et décisive ouverture de l'économie rurale dans l'ensemble de l'Europe, l'accélération de la circulation monétaire, la nouvelle animation des routes, une brusque croissance urbaine ; enfin les deux dernières décennies du XII e siècle, où se produit un peu partout une remise en ordre des formules de la vie commune, sont à la charnière des deux âges féodaux, à l'orée d'une époque où la ville, en France au moins, commence à tenir décidément dans l'évolution de la civilisation le rôle prépondérant. Dans ces perspectives très larges, on peut donc tout de suite considérer que, d'une part, l'aspiration à la pauvreté, qui est à la source de la réforme des chapitres, s'est trouvée stimulée par les bouleversements de l'économie, par le passage de la stabilité campagnarde à la mobilité des fortunes marchandes, par l'importance nouvelle de l'argent, la lente et insidieuse pénétration de l'idée de lucre — et relier, d'autre part, la restauration et la multiplication des chapitres à la renaissance urbaine. Mais il faut voir ces phénomènes de plus près et pour cela, je crois nécessaire d'examiner successivement deux points : la réforme des chapitres existants et la création de communautés nouvelles.
1. La réforme, on le sait, est une mise en question des coutumes instituées à l'époque carolingienne, et plus précisément de la règle d'Aix ; ce besoin de rénovation s'inscrit donc au milieu du XI e siècle dans le grand mouvement de réaction contre les structures religieuses carolingiennes, par référence à des usages plus proches des origines chrétiennes, à l'église primitive, à la Vita apostolica. Mais il convient de bien marquer combien la règle d'Aix se trouvait
Les chanoines réguliers et la vie économique
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parfaitement adaptée aux structures économiques et sociales du « premier âge féodal » (pour adopter l'expression de Marc Bloch, qui est commode). Adaptée d'abord à une économie foncièrement terrienne et agricole : l'atténuation de la vie commune, le partage de la fortune collective en parts attribuées à chacun des membres, en prébendes, répondait au cloisonnement naturel d'un monde ruralisé. Chaque fragment du temporel, chaque obedientia se trouvait placée sous la direction directe d'un chanoine qui s'en considérait comme le seigneur, qui l'administrait aidé de ses propres domestiques, des hommes bien à lui et fidèles, qui réglait lui-même les conflits avec les seigneurs concurrents, par le plaid, voire par les armes. Réponse à la nécessité d'un contact physique entre le chef et la paysannerie ; solution au problème difficile des transports de richesses ; suppression des très coûteux intermédiaires, intendants ou fermiers. Mais adaptation aussi à une société dominée par l'aristocratie militaire et rurale. Les concessions à l'individualisme, la possibilité de vivre à part dans sa propre maison du cloître à l'intérieur de l'immunité restreinte, avaient grandement facilité l'entrée dans les chapitres cathédraux régis par la règle d'Aix des fils des grandes familles du diocèse. Ceux-ci, tout en récoltant pour leurs frères et leurs cousins les bénéfices de la prière collective, continuaient d'être seigneurs et cavaliers, et chasseurs et soldats, ils continuaient à participer à la fortune du lignage. Transmise d'oncle à neveu et accrue par la libéralité de ses titulaires successifs aux dépens de l'alleu familial, la prébende n'était au fond qu'une annexe de cet alleu, et cette participation des principales familles chevaleresques au patrimoine capitulaire était comme la matérialisation du lien spirituel entre l'aristocratie des environs de la cité et la cathédrale. Elle assurait l'équilibre entre la seigneurie de l'Eglise et celle des laïcs, facilitait les donations pieuses et la sauvegarde du patrimoine ecclésiastique. Ces considérations permettent, je crois, de comprendre que les chapitres cathédraux soient restés généralement fidèles à la règle d'Aix dans les pays rhénans, l'Allemagne de l'Ouest, la France du Nord et du Centre jusqu'à Lyon, dont l'organisation du chapitre est typique de celle que je viens de décrire — c'est-à-dire dans la partie de la chrétienté la plus profondément marquée par l'empreinte carolingienne, où la constitution plus précoce d'une mense canoniale particulière rendait le chapitre plus indépendant de l'évêque — mais surtout dans la région par excellence de la féodalité rurale, dans les pays où la ségrégation entre la population urbaine et la noblesse demeura nette jusqu'en plein XIIIe siècle, où, avant ce moment, les
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fils des plus riches bourgeois ne pénétraient pas dans les chapitres cathédraux. En revanche, le succès de la réforme, le retour à la stricte vie commune, la renonciation à la possession individuelle furent peutêtre favorisés dans d'autres régions par des conditions économiques et sociales différentes. D'abord par un nouvel aménagement interne de la mense capitulaire — mais, comme je l'ai annoncé, je me réserve d'examiner cet aspect dans la deuxième partie de cet exposé. Favorisé surtout par un milieu social moins exclusivement dominé par une aristocratie militaire et rurale. Il est remarquable que les provinces où la vie commune fut précocement introduite dans les chapitres cathédraux, le Nord de l'Italie, l'Espagne, l'Aquitaine, la Provence, les pays alpins, sont précisément celles où la noblesse résidait communément dans les cités, s'y trouvait plus étroitement mêlée aux élites non chevaleresques, participait aux activités économiques proprement urbaines, disposait d'une fortune plus mobile, moins strictement attachée à l'exploitation directe de la terre. Des recherches locales menées dans les villes où la documentation est la moins parcimonieuse, étudiant de près les milieux où se recrutèrent les chanoines réguliers, confrontant les progrès de la réforme au peu qu'il est possible de connaître de l'évolution économique, de l'essor du négoce et de la circulation monétaire, montreraient peut-être que l'aspiration à la vie commune et à la pauvreté trouva un terrain plus propice dans les milieux plus libérés de l'économie foncière, plus pénétrés par les préoccupations mercantiles. Des recherches de ce genre sont en cours en Italie. Ailleurs, certaines concordances chronologiques sont significatives. Ainsi à Arles : première réforme du chapitre en 1032, c'est-à-dire au moment où s'amorce la renaissance commerciale ; installation de la règle de saint Augustin en 1191, au seuil de la grande phase de prospérité urbaine et de liberté communale. Il existe là incontestablement des liaisons dont l'étude systématique ne saurait manquer d'être féconde. J'ajouterai que, dans les cités du Nord, où le chapitre cathédral, entièrement tenu par la noblesse féodale, a résisté à la réforme, celle-ci s'est souvent introduite dans un chapitre marginal, dans une collégiale du bourg neuf, en rapport beaucoup plus étroit avec la société bourgeoise. Ainsi à Mâcon au XII e siècle : les chanoines de la cathédrale Saint-Vincent sont des fils de chevaliers nantis de prébendes proches de leurs alleux familiaux dont elles sont comme les annexes, mais la vie commune est en pratique dans la collégiale Saint-Pierre, paroisse du bourg neuf
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où les gens de la ville, les artisans et les marchands se font ensevelir, et qu'ils enrichissent de leurs aumônes en numéraire. 2. De la réforme des chapitres anciens, passons à l'autre aspect du mouvement de rénovation, la création de communautés régulières nouvelles. Entre ce fait et les tendances de l'évolution économique et sociale des XI e et XII e siècles, les liaisons sont plus évidentes ; je me contenterai d'indiquer les grandes directions où pourraient s'engager des recherches plus approfondies. a) La multiplication des nouveaux chapitres, l'essaimage des communautés, le succès des fondations nouvelles, de celles en particulier qui groupent autour des clercs des convers laïcs — toute cette brusque expansion de l'ordre canonial dans les décennies qui encadrent l'an 1100 compte parmi les multiples indices de l'essor démographique qui caractérise cette période. Mais il ne serait sans doute pas sans intérêt d'examiner de plus près le phénomène — de voir dans quelle mesure la conversion dans une communauté nouvelle fut pour les familles trop nombreuses (familles nobles, bourgeoises ou paysannes) un moyen de réduire le surpeuplement du patrimoine familial. Comment faisait-on entrer son fils dans la fraternité ? A quel âge ? A quel prix ? En échange de quelle donation initiale ? De telles études de recrutement sont malaisées, elles ne sont pas impossibles. J'en ai jadis tenté une pour un monastère cistercien. Je suis persuadé que, pour les villes du Midi, les documents abondent dans le dernier quart du XII e siècle. b) Il semble également, mais l'enquête ici serait plus difficile, que l'on puisse rechercher si les formes nouvelles du mouvement canonial, celles en particulier qui se développent dans les communautés liées à l'érémitisme, ne peuvent être mises en rapport avec des mouvements sociaux plus profonds, ceux en particulier, encore très mal connus, qui affectent les structures familiales. Dans quelle mesure les conversions dans ces chapitres soumis à la vie commune ont-elles été stimulées par le relâchement des solidarités de lignage, relâchement plus précoce, notons-le, dans les milieux urbains et d'autant plus poussé que le patrimoine familial se trouvait plus dégagé de l'économie terrienne ? Dans quelle mesure les fraternités sont-elles apparues comme des refuges, comme des parentés de remplacement pour des individus mal à l'aise au milieu des hommes de leur sang ? Les belles recherches du professeur Ernst Werner sur la
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question féminine se situent strictement dans ces perspectives ; elles pourraient setendre à ces communautés de sorores conversae qui furent incluses dans l'ordre de Prémontré. c) Il serait utile enfin de considérer bien des fondations nouvelles, et surtout les fonctions spécialisées qu'elles ont senti devoir remplir, comme une réponse à certains besoins nouveaux du peuple, nés de l'extension démographique ou du développement de la circulation, qu'il s'agisse de la cura animarum, du souci de satisfaire des besoins spirituels de groupes humains plus nombreux ou nouvellement implantés à l'écart des anciens lieux de culte. Dans son admirable exposé, M. Lemarignier assignait essentiellement des causes politiques à la fondation des collégiales castrales. Mais ces créations sont aussi une adaptation des structures religieuses aux conditions sociales nouvelles. Je suis frappé de voir en Provence tant de collégiales créées au milieu du XIe siècle aux lisières des diocèses dans des contrées dont l'équipement liturgique était insuffisant : à Barjols, à MoustierSainte-Marie, à Oulx. Besoins nouveaux, ceux que cherchent à satisfaire les communautés de vocations hospitalières. Elle se rattachent à ces formes de piété ouvertes sur l'action charitable qui se développent, semble-t-il (et là encore la passionnante étude reste à faire), d'abord en milieu urbain et bourgeois. Mais surtout elles se fondent en fonction de la nouvelle animation des passages, de ce fait social dont la brusque ampleur remplit cette époque, le voyage. A tel point que leur apparition, leur localisation, leur fortune comptent parmi les plus utiles matériaux d'une histoire de la route. Il me faut maintenant passer, car je tiens à rester bref, à un autre ordre de questions, c'est-à-dire aux problèmes particuliers de gestion économique qu'a posés l'adoption de la vie commune. Mais, pour voir plus clair, il me faut encore une fois distinguer, d'une part, les chapitres simplement réformés — où il s'est agi de modifier, d'adapter aux exigences de la pauvreté individuelle, des structures anciennes correspondant à la règle d'Aix —, d'autre part, les communautés régies par l'ordo novus, les fraternités de tendance érémitique, inspirées par les Pères du Désert, qui, refusant la jouissance de revenus seigneuriaux, se vouant à la solitude, à l'ascétisme, au travail manuel, ont adopté un style de vie original. C'est par ces dernières que je commencerai.
Les chanoines réguliers et la vie économique
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1. Dans ces fondations on voit en effet se développer, au cours du XII e siècle, une forme d'entreprise très particulière : de grosses exploitations rurales, isolées au « désert », c'est-à-dire en terrain en grande partie inculte (je dis en grande partie, car le plus souvent ces exploitations se sont développées autour de petits essarts antérieurement ouverts par des ermites ou des colons paysans), et en tout cas à l'écart des terroirs organisés et des contraintes collectives ; le travail y est fourni par les membres de la « famille », de la fraternité qui, de ce point de vue, se répartissent en deux catégories : les clercs, les canonici qui ne travaillent qu'à certaines heures dans l'intervalle de la célébration liturgique, les convers laïcs sur qui reposent, au contraire, la mise en valeur du patrimoine foncier, la production de la nourriture, et qui reçoivent leur tâche du magister laboris. Structure d'exploitation particulièrement profitable du point de vue économique, car elle avait l'avantage de fournir une solution au problème majeur de l'économie domaniale de ce temps, celui de la main-d'œuvre — problème que, depuis la disparition de l'esclavage, n'avaient pu résoudre ni le servage, ni le système de tenures corvéables, ni l'utilisation, encore très limitée pour des raisons monétaires, du salariat. C'est par ces avant-gardes érémitiques et pionnières que l'institution des chanoines réguliers s'introduit, le plus profondément sans doute dans le mouvement d'expansion économique de ce temps, par sa participation au grand effort de conquête rurale en France, en Angleterre, en Allemagne surtout, et spécialement dans les provinces germaniques de l'Est, en pays slave. Evoquons le rôle tenu dans la mise en valeur du Brandebourg, de la Poméranie, de la Silésie, par les maisons de Prémontré. Il faudrait d'ailleurs étudier de près l'évolution économique des entreprises de colonisation menées par les chanoines réguliers, et ces recherches préciseraient ce que, en l'état actuel, on entrevoit à peine, c'est-à-dire les transformations fondamentales provoquées dans la seconde moitié du XII e siècle d'abord par la difficulté de recruter de nouveaux convers, donc de constituer les équipes de travail. (J'indique entre parenthèses que ces difficultés de recrutement posent à elles seules un immense problème : doit-on les mettre en rapport avec un repli démographique, ou bien avec une modification des cadres familiaux, voire avec un progrès des techniques agricoles qui permit aux vieux terroirs d'absorber entièrement le surcroît de main-d'œuvre libéré par la croissance de la population, ou bien seulement avec un changement d'attitude religieuse, line désaffection pour les formes de piété dont la conversio
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représentait l'idéal ? On voit là combien l'histoire des chapitres se rattache étroitement à celle de l'économie, de la société, de la civilisation.) En tout cas, à ce moment, le défaut de main-d'œuvre semble avoir conduit les communautés canoniales, d'une part, à orienter l'exploitation vers l'élevage (celles au moins dont la règle n'interdisait pas, comme à Notre-Dame d'Hérival par exemple, de posséder des animaux ')> c'est-à-dire, par l'écoulement nécessaire des surplus et spécialement de la laine ou des cuirs, vers l'économie marchande ; d'autre part, à abandonner en grande partie le fairevaloir direct. C'est ce qui se passe en particulier en Allemagne orientale où les chanoines réguliers à la fin du XII e siècle appliquent à leurs possessions foncières le système de la locatio, organisant avec les capitaux fournis par la vente des surplus l'installation de colons tenanciers. Ils offrent à ces pionniers un régime de tenure très avantageux qui réduit à très peu la rente seigneuriale ; le plus clair des profits qu'ils attendent du peuplement leur vient des dîmes et de la perception de taxes ecclésiastiques. Au terme de cette évolution, c'est-à-dire dans le cours du XIII e siècle, les communautés de régime érémitique se trouvèrent dans une situation économique peu différente de celle des chapitres réformés de Vordo antiquus. 2. Pour ceux-ci, la réaction contre les complaisances de la règle d'Aix envers la possession individuelle, l'adoption de la vie commune stricte, nécessita au XI e et au XII e siècle un aménagement de l'économie domestique. a) La réforme, en premier lieu, suppose la consolidation d'une substantia suffisamment profitable pour que les membres de la communauté soient, dans le cloître, à l'abri des pénuries et pour que la célébration liturgique se déroule dans un cadre digne d'elle. Elle se trouve, par conséquent, étroitement liée à la reconstitution du temporel, à l'action menée dans la seconde moitié du XIe et au début du X I I e siècle pour dégager les biens d'Eglise de l'emprise des laïcs, pour récupérer les précaires et les fiefs. Elle fut préparée par le courant d'aumônes dont bénéficièrent, un peu plus tôt, cathédrales et collégiales. En Provence, la réforme des chapitres débute lorsque les fonctions épiscopales échappent aux familles dominantes, lorsque le temporel de la cathédrale gagne son indépendance. Confronter 1. Voir note 1 et suivantes p. 212.
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la chronologie des réformes à l'histoire de la propriété ecclésiastique serait une entreprise relativement facile et riche d'enseignements. b) Encore fallut-il que les revenus du patrimoine aient acquis une certaine souplesse. A la possession de seigneuries foncières administrées directement, convenait, je l'ai dit, le système de la prébende. L'institution de la vie commune interdit aux chanoines réguliers de gérer sur place les domaines, exige un transfert régulier vers le cloître de revenus, de préférence stables, donc un système plus perfectionné de liaison entre la terre et son seigneur collectif. Il faudrait examiner si la réforme s'est accompagnée d'un usage plus étendu de la concession à ferme. Il apparaît en tout cas que son installation fut favorisée par l'acquisition ou la récupération d'un grand nombre d'églises paroissiales et de dîmes. Je considère, par exemple, le patrimoine du chapitre cathédral de Nice que l'évêque Pierre voulut en 1108 ramener à la vie communautaire; il augmente à cet effet la mense capitulaire et lui attribue toute la dîme de Nice, avec les mortalagia, les dîmes et mortalages de dix paroisses, la moitié des revenus synodaux, les prémices et les oblations de Nice. De même la collégiale de Pignans au diocèse de Fréjus, réformée selon la règle de Saint-Augustin, possédait en 1152 trente et une églises avec leurs dîmes. Or, de tels revenus étaient, par arrangement avec le desservant, parmi les plus aisément mobilisables et susceptibles d'être convertis en monnaie. J'ajoute enfin que la vie commune, le ravitaillement du réfectoire et le financement des services spécialisés me paraissent avoir été très facilités par la diffusion, à la fin du XIe et au X i r siècle, des aumônes funéraires sous forme de fondations de services anniversaires, alimentés par des dons en nature ou en numéraire. La sépulture, ia célébration de la liturgie des défunts ont été très souvent dans les villes l'une des principales fonctions sociales des chapitres réguliers, et les revenus qui soldaient ces services, fixes, perpétuels, de perception et d'affectation généralement aisées, ont pu facilement, en particulier par l'organisation des pro curât iones, assurer la subsistance d'une communauté libérée dans son ensemble des soucis d'administration. Je pense que l'étude des obituaires, celle aussi, pour l'extrême fin de la période que nous étudions, des testaments, jetteraient de vives lumières sur cet aspect de la vie économique des chapitres. c) Ceux-ci, enfin, par vocation devaient, une fois leur entretien matériel assuré, assumer des charges particulières, principalement la célé-
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bration liturgique qui engageait aux dépenses de la sacristie et de l'œuvre — mais aussi l'enseignement, donc l'entretien de l'équipe d'écoliers —, enfin l'aumône. L'institution de la régularité s'accompagne souvent de la régularisation des offices spécialisés, pourvus de revenus distincts de ceux affectés à la mensa canonicorum. Ainsi, à Arles, l'archevêque Imbert, qui en 1191 avait restauré la régularité et introduit la règle de saint Augustin dans le chapitre, sanctionna quatre ans plus tard une nouvelle répartition des revenus entre sept dignitaires, le sacriste et l'archiprêtre, l'ouvrier, le capiscol, l'infirmier, le vestiaire et l'aumônier, chaque office recevant essentiellement des parts d'oblations et des cens dus par les églises. d) J'indique pour terminer l'intérêt certain d'études comparatives de la prospérité des différents chapitres réformés, conjointe à celle de l'activité des villes qui les entourent. De telles recherches se relieraient étroitement à l'examen archéologique des constructions conduites par l'œuvre des communautés régulières. Resterait enfin à mesurer la part qui revient à celles-ci des aumônes de la ville et de ses environs, la concurrence qu'elles subissent dans le partage des libéralités pieuses de la part d'autres établissements religieux. A Arles, les premiers testaments bourgeois montrent, par exemple, que les générosités funéraires dont les chanoines de la Cathédrale avaient d'abord reçu la plus grosse part, avaient tendance, dans le premier tiers du x m e siècle, à se transporter en partie vers les institutions charitables, à aller aux Trinitaires, aux Hôpitaux, aux léproseries, puis aux ordres mendiants \ Voici donc quelques voies ouvertes. Cette présentation est sèche, et rares sont les références concrètes à des faits déjà repérés. J'aurais préféré pouvoir m'avancer sur un terrain mieux défriché. Mais j'espère que la discussion va permettre, maintenant, de donner à ces considérations quelque peu abstraites la consistance dont elles sont dépourvues.
Notes 1. A. GALLI, « Les origines du prieuré d'Hérival », Revue Mabillon, 1959, p. 30. 2. E. ENGELMANN, Zur städtischen Volksbewegung in Südfrankreich : Kommunefreiheit und Gesellschaft, Arles, 1200-1250, Berlin, 1959.
CHAPITRE X I
Les « Jeunes » dans la société aristocratique dans la France du Nord-Ouest au XII' siècle*
Dans les écrits narratifs composés au XII e siècle dans le Nord-Ouest du royaume de France *, on voit certains hommes de bonne naissance désignés comme étant des « jeunes », soit individuellement par l'adjectif juvenis, soit collectivement par le substantif juventus. De toute évidence, ces termes sont des qualificatifs précis, utilisés pour marquer l'appartenance à un groupe social particulier. Parfois, ils sont employés à propos de gens d'Eglise, et notamment pour distinguer une certaine fraction de la communauté monastique Le plus souvent, cependant, ils s'appliquent à des hommes de guerre et servent à les situer dans une étape bien déterminée de leur existence. De cette étape, il importe en premier lieu de reconnaître les bornes. Il apparaît très clairement que celui qu'on appelle un « jeune » n'est plus un enfant, qu'il a dépassé le temps de l'éducation et des exercices préparatoires à l'activité militaire. Pour qualifier les fils de la noblesse qui apprennent encore les usages et les techniques propres à leur état, les auteurs de ces récits usent, en effet, exclusivement d'autres mots, puer, adulescentulus, adolescens imberbis. Ces vocables sont employés par eux à propos de jeunes gens qui sont nettement sortis de ce que nous appelons l'enfance, qui ont dépassé quinze, dix-sept et même dix-neuf ans, mais qui n'ont pas terminé leur apprentissage. Le « jeune », par conséquent, est un homme fait, un adulte. Il est introduit dans le groupe des guerriers ; il a reçu les armes ; il est adoubé. C'est un chevalier3. On remarque, d'autre part, que normalement les chevaliers sont appelés « jeunes » jusqu'à leur mariage, et même au-delà : dans l'Histoire * Texte publié dans Annales : Economies, Sociétés, Civilisations 19 (5), septembre-octobre 1964, pp. 835-846. 1. Voir note 1 et suivantes pp. 223-225.
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ecclésiastique d'Orderic Vital, des chevaliers mariés, mais qui n'ont pas encore d'enfants, sont présentés comme étant des « jeunes », alors que tel autre, d'âge moins avancé mais déjà père, est nommé non point juvenis mais vit4. Dans le monde chevaleresque, l'homme de guerre cesse donc d'être tenu pour « jeune », lorsqu'il est établi, enraciné, lorsqu'il est devenu chef de maison et souche d'une lignée. La « jeunesse » peut donc être par conséquent définie comme la part de l'existence comprise entre l'adoubement et la paternité*. Nos sources montrent aussi que cette tranche de vie peut être fort longue. A vrai dire, sa durée est, pour la plupart des individus, difficile à préciser, car ces textes sont très pauvres en indices biographiques qui se laissent exactement dater. Je citerai cependant deux exemples. Guillaume le Maréchal, âgé d'onze ou douze ans, quitta vers 1155 la maison paternelle pour être puer auprès de son oncle Guillaume de Tancarville. Il fut armé chevalier en 1164, courut les tournois en 1166-1167, puis mena une vie d'« aventure » et de « prouesse » Il prit femme en 1189, alors qu'il avait environ quarante-cinq ans ; sa « jeunesse » avait duré un quart de siècle. Sans doute s'agit-il là d'un cas exceptionnel. Mais Arnoud d'Ardres, fils du comte Baudouin de Guines, adoubé en 1181 et marié en 1194, est resté « jeune » pendant treize ans. Ce que l'on entendait alors par « jeunesse », c'est-à-dire à la fois l'appartenance à une classe d'âge et une certaine situation dans la société militaire et dans les structures familiales, pouvait recouvrir une large portion de l'existence chevaleresque. Elle réunissait donc un nombre considérable d'individus. De ce fait, ce groupe constituait à cette époque, au sein de l'aristocratie de ces régions, un corps de poids considérable. Son importance, d'ailleurs, ne tenait pas seulement au nombre, mais au comportement particulier des hommes qui le composaient. La « jeunesse » apparaît en effet, dans ces récits, comme le temps de l'impatience, de la turbulence et de l'instabilité. Dans la période antérieure et dans la période postérieure de sa vie, l'individu est fixé, tant qu'il est « enfant », dans la maison de son père ou dans celle du patron qui 1 eduque, lorsqu'il est lui-même mari et père, dans sa propre maison. Entre-temps, il erre. Ce refus du « séjour », cette errance se révèle comme un trait fondamental, au centre de toutes les descriptions que l'on conserve de l'existence du « jeune ». Celui-ci part ; il est en marche ; il parcourt provinces et pays ; il « erre par toutes les terres » 7. Pour lui, la « très belle vie », c'est « se mouvoir en maintes terres pour prix et aventures quérir », « pour prix et pour honneur conquérir » *. C'est une quête donc, de la gloire
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et du « prix », par le moyen de la guerre, et plus encore du tournoi 9 . Ce vagabondage est, à ses débuts, considéré comme un complément nécessaire de formation, une « étude », studia militiae, celle que poursuit par exemple, « dans les guerres impériales et royales », le jeune Arnould de Pamele, qui, brusquement entré en cours de route dans un monastère, mourut saint et évêque de Soissons 10. Le voyage de jeunesse n'est donc point généralement solitaire. Le jeune, dans les premiers temps au moins de son errance, est flanqué d'un mentor qu'a choisi son père, un chevalier, un « jeune » aussi, mais de plus d'expérience, chargé de le conseiller, de le contenir, de parfaire son éducation, de conduire aussi son itinéraire vers les tournois les plus profitables. C'est le rôle que remplit, dans la Chanson d'Aspremont, Ogier auprès de Roland, et dans la réalité, Guillaume le Maréchal auprès du « jeune » Henri, fils d'Henri II d'Angleterre. Lorsque Arnoud d'Ardres fut adoubé, son père et le comte de Flandre, seigneur de celui-ci, instituèrent comme son conseiller « in torniamentis et in rébus suis disponandis » un homme d'âge, lequel, ne pouvant lui-même se déplacer sans cesse, plaça auprès de lui, en précepteur d'armes, l'un de ses neveux, jusqu'alors compagnon d'Henri d'Angleterre le « jeune » Cependant, de manière plus générale, le « jeune » se trouve incorporé dans une bande d'« amis » qui s'« entraiment comme frères » Cette « compagnie », cette « maisnie » — ce sont les termes propres des textes en langue vulgaire — est parfois constituée, au lendemain même de la cérémonie de l'adoubement, par les jeunes guerriers qui ont ensemble, le même jour, reçu le « sacrement de chevalerie », et qui demeurent unis Le plus souvent elle se cristallise autour d'un chef, qui « retient » les jeunes, c'est-à-dire leur distribue armes et deniers, et qui les guide vers l'aventure et son prix Il arrive parfois que ce conducteur soit un homme établi, mais c'est presque toujours un « jeune ». Souvent, dans ce cas, l'équipe rassemble, autour du fils nouvellement adoubé du seigneur de leur père, les « jeunes » des familles vassales. Orderic Vital montre ainsi Robert Courte-Heuse entraînant derrière lui les fils de son âge des vassaux de son père, jusqu'alors « nourris » et « armés » par celui-ci15. Un essaim d'« enfants », parvenus à l'âge adulte, sort de cette manière de la grande maison seigneuriale, conduit par l'héritier qui vient d'accéder à la qualité chevaleresque et qui s'évade vers les vagabondages de la « jeunesse ». La cohésion vassalique, qui unissait les pères, se reconstitue alors parmi les < jeunes » : au sein de la bande, elle se prolonge pour une nouvelle
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génération. Toutefois, d'ordinaire, la compagnie est de structure un peu plus complexe. Dans la familia qu'entretenait Hugues de Chester, des pueri en cours d'apprentissage, des clercs et des courtisanes se mêlaient aux chevaliers, tous juvettes Quels étaient les « jeunes » qu'Arnoud d'Ardres entraînait à l'aventure ? Deux amis de cœur, ses compagnons inséparables, des chevaliers aussi qui ne sortaient pas de la maison de son père, mais venaient de loin, tel Henri le Champenois, enfin tous les « tournoyeurs » de la principauté paternelle La joie règne dans ces bandes. Le chef dépense sans compter, aime le luxe, le jeu, les mimes, les chevaux, les chiens". Les moeurs y sont fort libres La grande affaire est cependant de combattre, « en tournoiement et en guerres ». Une troupe de chevaliers de France se détourne un jour de sa route pour visiter Clairvaux. On était à trois jours du Carême, et saint Bernard les exhorta à s'abstenir des armes. Mais « comme c'étaient des jeunes et de forts chevaliers, ils refusèrent » et repartirent après boire, vers les jeux militaires". Les compagnies de jeunes forment par conséquent l'élément de pointe de l'agressivité féodale. Aux aguets de toute aventure d'où l'on puisse retirer « honneur » et « prix » et, s'il se peut, « revenir riche > toujours mobiles et prêtes au départ, elles entretiennent l'agitation guerrière. Ces bandes attisent des foyers de turbulence dans les zones instables et fournissent les meilleurs des contingents à toutes les expéditions lointaines". C'est un jeune qui dirige l'action militaire du clan des Erlembaud lors des troubles de Flandre ; ce sont des jeunes, de « pauvres bacheliers », que Guillaume d'Orange harangue lorsque, pour « revêtir sa maisnie », il organise l'expédition contre Nîmes. Et parmi les pèlerins armés, parmi les croisés, combien de jeunes " ? Vouée à la violence, la « jeunesse » constitue, dans la société chevaleresque, l'organe d'agression et de tumulte. Mais elle se trouve par là offerte aux dangers. Agressive et brutale, la jeunesse est, par situation, un corps décimé. Sur ce point, les informations abondent. Dans les textes que j'utilise, les allusions les plus nombreuses aux jeunes concernent effectivement leur mort violente. Celle-ci survient accidentellement, à la chasse ou dans les exercices d'armes, mais plus souvent dans les affrontements militaires". Elle fauche parfois par groupes entiers les rejetons des lignages ; elle y creuse toujours de larges trous. Deux des fils du châtelain Henri de Bourbourg sont morts dans leur « jeunesse », tandis qu'un troisième revenait aveugle d'un tournoi". Lorsque Lambert, l'auteur des Annales Cameracenses, dresse, dans un très curieux passage de ce récit, un
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tableau de sa parenté, il évoque la mémoire des dix frères de son aïeul Raoul, tués le même jour dans un combat dont les < cantilènes des jongleurs » ont prolongé de son temps le souvenir ; et, sur les quinze hommes de son sang que d'autre part il nomme, trois sont morts au combat, un quatrième d'une chute de cheval". La vocation militaire de l'aristocratie, les stimulations d'ordre biologique, et tout ce qui tient à l'âge même de ces hommes, peuvent rendre compte de leur comportement. Mais pour en mieux saisir les ressorts profonds, je pense qu'il faut aussi considérer les cadres familiaux dans lesquels s'insérait le groupe des « jeunes >, car leur structure a beaucoup contribué à aiguiser l'avidité de ceux-ci et à les jeter dans l'aventure et la turbulence. Des sondages statistiques fondés sur un nombre important de généalogies donnent à penser que, dans la société aristocratique de cette région et de cette époque, l'écart moyen des générations était d'une trentaine d'années. Or, à la fin du XII e siècle, le fils aîné parvenait normalement à l'âge adulte et recevait les armes entre seize et vingt-deux ans, c'est-à-dire alors que son père, dans la cinquantaine, tenait encore fortement en main le patrimoine et se sentait très capable de le gérer seul. Il semble bien que les convenances incitaient les pères les plus fortunés et les plus soucieux de la gloire de leur maison à fournir à leur fils aîné de quoi conduire un groupe de « jeunes » dans l'errance pendant un an ou deux après la cérémonie de l'adoubement Au terme de cette randonnée, le « jeune », revenu dans la maison paternelle, s'ennuie. Il étouffe ; il a goûté pendant sa tournée l'indépendance économique et la liberté de dépense, il lui coûte d'en être désormais privé ; il guigne des revenus qui lui soient propres. Si sa mère est morte, de mauvais conseillers l'incitent à demander ce qu'elle a laissé d'héritage : ce que fait, par exemple, Arnoud d'Ardres". Longues discussions, premier affrontement avec le père, qui parfois doit céder. Mais même alors, le « séjour » pèse. Les tensions s'aggravent contre la puissance paternelle. L'histoire des grands lignages est pleine de telles discordes ; elles provoquent souvent un nouveau départ du fils, agressif celui-ci : le « jeune » fils aîné, entouré de ses jeunes compagnons, entre en lutte ouverte contre le vieux seigneur De toutes manières, « long séjour honnit jeune homme ». Aussi, même si la paix de la famille n'est pas si violemment troublée, le jeune héritier, incapable de se satisfaire de sa seule activité domestique, reprend la route Son père lui accorde avec soulagement son congé". Il ne le rappellera que tout à fait
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impotent M . Il semble à chacun normal que le fils chevalier non établi, non marié, prenne du champ et s'en aille au loin. Les règles de gestion du patrimoine aristocratique incitaient donc alors le fils aîné à la quête aventureuse. Mais il avait des frères, et d'ordinaire beaucoup. La lecture d'Orderic Vital donne à penser que, dans les maisons nobles, cinq, six, sept garçons parvenaient normalement à 1 age adulte. Ceux-ci se trouvaient également poussés au départ, et bien plus vigoureusement que le premier-né. Dès le début du XIe siècle, le privilège qu'avait l'aîné de recueillir en succession les pouvoirs seigneuriaux de son père et sa maison était en effet fermement établi dans les lignées des plus hauts seigneurs, les rois, les comtes et les châtelains. Les prérogatives de la primogéniture furent sans doute plus lentement admises dans les familles de moindre volée. A la fin du XIIe siècle, elles s'imposaient pourtant à toute la société chevaleresque, dans cette région où les alleux devenaient rares et où le droit féodal faisait obstacle au morcellement des fiefs. En témoigne le soin que prennent les écrivains à désigner, dans les énumérations généalogiques, l'aîné des garçons et même l'aînée des filles 33. Quel était alors le sort des cadets ? Deux ou trois d'entre eux pouvaient espérer de fructueux établissements dans l'Eglise. Aux autres revenait quelquefois une petite part de l'héritage, constituée généralement par certaines acquisitions récentes ou par les biens de la branche maternelle M. Mais dans ce cas, il s'agissait d'une possession précaire. Et ces bribes entretenaient des discordes entre frères, nourrissaient les avidités, aiguisaient les tentations de s'emparer par la force de la part des autres frères ou des neveux". Privés de tout espoir d'hoirie certaine, les fils puînés ne voyaient qu'une issue : l'aventure. Au niveau des coutumes réglant la dévolution des héritages et la distribution des ressources familiales, il convient donc de placer la racine des pulsions qui jetaient dans la vie errante, après l'adoubement, les chevaliers du XIIe siècle. A ses compaignons ensement Ennuia molt très durement Car esrer plus lor pleiist Qu'a sejornez, s'estre pleiist Quer bien saciez, ce est la somme Que lonc sejor honist giemble homme Encore faut-il, pour mieux éclairer la situation de la « jeunesse », examiner de près le jeu des pratiques matrimoniales et ses inci-
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dences, puisque, on l'a vu, la jeunesse se poursuivait jusqu'au mariage et, pratiquement, se terminait avec lui. Nul besoin d'insister sur le fait que tout mariage était alors une affaire décidée, conduite et conclue par le père et les anciens du lignage39. Ceux-ci, bien sûr, traitaient en premier lieu du mariage du fils aîné. Mais comme cette union mettait en jeu l'avenir de la maison, ils y mettaient beaucoup de prudence ; ils attendaient l'occasion vraiment bonne, et ceci prolongeait d'autant la « jeunesse ». A l'égard des autres fils, leur attitude était beaucoup plus circonspecte encore, pour d'autres raisons. Il importait, en effet, de ne point autoriser trop de cadets à prendre femme, de crainte que ne se multipliassent à l'excès les branches latérales du lignage et qu'elles ne vinssent à étouffer la tige maîtresse. En outre, et surtout, marier un fils c'était toujours amputer le patrimoine, pour établir le nouvel époux et pour garantir la «dot», c'est-à-dire le douaire de sa femme". On s'y résignait pour l'aîné. On se montrait beaucoup plus réticent à le faire de nouveau en faveur d'un autre fils. Les fils puînés étaient voués à une plus longue « jeunesse ». Autre empêchement : dans l'environnement de la famille, les filles susceptibles d'être épousées étaient rares. D'anciennes alliances réunissaient en effet toute la chevalerie d'un pays dans un même cousinage. La notion que ce temps se faisait de l'inceste, les interdits de consanguinité contrôlés par l'Eglise, dressaient là un obstacle formel. Il était renforcé par le jeu vécu des épousailles : les tableaux généalogiques montrent en effet que les chefs de maison traversaient, pour la plupart, plusieurs veuvages : pour que leur mariage fût fructueux, on leur avait en effet donné pour femme une veuve plus âgée qu'eux, ou bien le rejeton malingre d'un lignage en décrépitude biologique ; intervenaient certainement aussi les accidents de l'accouchement. Veufs, en tout cas, et d'autre part établis, fixés, ils cherchaient une nouvelle épouse dans le voisinage. Or leur position, leur prestige, leur entregent, les favorisaient dans la course au mariage. Ils s'adjugeaient les meilleurs partis, et ôtaient ainsi toutes leurs chances aux « bacheliers » sans femme. Tout se conjuguait ainsi pour prolonger la « jeunesse », et pour lancer les « jeunes » dans l'aventure lointaine. En fait, celle-ci se révèle être aussi, et peut-être surtout, une quête aux épouses. Pendant toute son errance, la bande des jeunes se trouvait animée par l'espoir du mariage. Elle savait que son chef, dès qu'il serait lui-même établi, tiendrait pour son premier devoir de marier ses compagnons M. Tous les juvenes guettaient la riche héritière. En apercevaient-ils une, ils s'efforçaient de se la réserver, à
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peine nubile ; parfois, ils entraînaient l'enfant dans leur course, quitte à la restituer au père s'il leur arrivait de trouver mieux en chemin ou si quelque autre jeune venait la réclamer avec trop d'insistance. J'emprunte encore un exemple à l'Histoire des comtes de Guiñes : certain aventurier avait emmené en Angleterre la fille du châtelain de Bourbourg, qui lui était promise ; Baudoin d'Ardres, ayant gagné l'amitié du père par ses entreprises guerrières, obtint que l'on discutât pour faire revenir l'héritière, qu'il finit par épouser L'intention de mariage paraît bien commander tout le comportement du jeune, le pousse à briller au combat, à parader dans les réunions sportives. Ainsi, par ses prouesses, Arnoud de Guiñes tenta d'abord de séduire la comtesse de Boulogne ; puis il se promit à la fille du comte de Saint-Pol ; bientôt, rompant toute attache, il se jeta sur l'héritière des châtelains de Bourbourg dès qu'il la sut bonne à prendre40. La chasse à la fille riche, au bel établissement, n'était donc pas toujours décevante. Mais ses hasards et ses profits ne s'expliquent que par la relative abondance du beau gibier, c'est-à-dire par l'étiolement fréquent des lignages nobles, qui faisait tomber l'héritage entier entre les mains d'une héritière. Or ce phénomène lui-même se trouve étroitement lié à l'existence du groupe des « jeunes », à sa situation particulière, à la vie aventureuse de la « jeunesse » masculine, aux dangers qu'elle court et qui la déciment. Et nous voici par là conduits à revenir à des considérations sur la démographie de ces familles. L'examen des généalogies seigneuriales est ici très instructif et convaincant. Voici deux cas, qui ne sont point exceptionnels. Celui, d'abord, de la descendance du seigneur normand Hugues de Grentemesnil. Il fut père de dix enfants, parvenus à l'âge adulte, dont cinq garçons. Deux moururent « jeunes », au sens précis de ce terme ; deux autres furent éloignés par l'aventure ; l'un se fixa en Pouille, le second, plus près, en Angleterre, où il eut deux fils, mais ceux-ci moururent, en voyage de « jeunesse », dans le naufrage de la Blanche Nef. Un seul fils restait sur le patrimoine, l'aîné, Robert, peut-être parce qu'on l'avait plus vite marié, plus tôt soustrait aux dangers de la « jeunesse » ; celui-ci cependant n'avait qu'une fille, et par elle la fortune familiale passa dans un autre lignage4l. Voici maintenant le cas du châtelain Henri de Bourbourg. Il est établi qu'en vingt-quatre ans sa femme lui donna douze enfants qui vécurent jusqu'à leur maturité (de telles données incitent à ne pas trop exagérer, dans ce milieu social, les effets de la mortalité infantile). Parmi eux, sept fils furent casés dans des prébendes ecclé-
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siastiques ; l'aîné tint le château à la mort de son père, se maria deux fois mais n'eut pas d'enfant ; trois autres — je l'ai dit déjà — moururent ou devinrent infirmes alors qu'ils étaient jeunes ; le dernier né fut châtelain après son frère, se maria, mais son fils mourut sans sortir de l'enfance ; l'héritage entier revint alors à sa fille, celle qui fut happée par Arnoud d'Ardrest2. La « jeunesse », on le voit, ce groupe de turbulence prolongée, exclu par tant de conditions sociales du corps des hommes établis, des pères de famille, des chefs de maison, cette marge instable qui suscita et soutint à la fois les entreprises de la croisade, l'engouement pour les tournois, la propension au luxe et au concubinage, exerça une influence décisive sur la démographie de la noblesse de cette région et sur l'évolution de ses patrimoines. En maintenant la plupart des garçons dans le danger et le célibat, cette structure, certes, réduisit notablement les risques de démembrement des héritages. Mais elle réduisit aussi les chances de survie des lignages, hâta l'extinction de bien des familles et favorisa le renouvellement de la haute aristocratie par les succès matrimoniaux fortuits d'aventuriers de moindre parage. Qui s'interroge sur le comportement et sur les destinées de la chevalerie doit donc examiner de fort près ce groupe social. Je voudrais indiquer encore que la présence d'un tel groupe au cœur de la société aristocratique entretint certaines attitudes mentales, certaines représentations de la psychologie collective, certains mythes, dont on trouve à la fois le reflet et les modèles dans les œuvres littéraires écrites au XIIe siècle pour l'aristocratie, et dans les figures exemplaires qu'elles proposèrent, qui soutinrent, prolongèrent, stylisèrent les réactions affectives et intellectuelles spontanées. Il convient de remarquer tout d'abord que la « jeunesse » formait le public par excellence de toute la littérature que l'on appelle chevaleresque, et qui fut sans doute composée avant tout à son usage. J'ai parlé des mimes qu'entretenait dans sa maisnie Hugues de Chester, des cantilènes qui rappelaient au souvenir de l'auteur des Annales de Cambrai la mémoire de ses dix grands oncles tués au combat Lorsque le mauvais temps retenait le « jeune » Arnoud d'Ardres dans l'ennui du séjour domestique, il se faisait raconter des histoires. Son parent, Gauthier de l'Ecluse, contait pour distraire la bande la légende de Gormont et Isembart, de Tristan et Iseult, mais aussi la geste des anciens seigneurs du château4'. Qu'on ne s'étonne pas si la situation typique de la « jeunesse >, la quête aventureuse, la prouesse d'armes, ont fourni leurs cadres et leurs ressorts aux récits épiques, aux romans,
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— j'ajouterai : aux sermons composés pour les maisnies, puisque Gérald d'Avranches, prêtre de la familia de Hugues de Chester, prenait pour thème de sa prédication, d'ailleurs efficace, à'emendatio vitae la vie des saints militaires, Démétrius et Georges, Maurice et les martyrs de la légion thébaïne, Eustache et Sébastien44. Il ne serait donc pas sans intérêt de considérer à nouveau la thématique de la littérature chevaleresque en fonction des goûts, des préjugés, des frustrations, du comportement quotidien des « jeunes ». Je me bornerai ici à deux points précis. En premier lieu, le transfert, dans la littérature généalogique écrite au X I I e siècle dans le nord-ouest de la France, du modèle majeur, proposé aux rêves et aux espérances des juvenes, celui du jeune aventurier, qui conquiert par sa prouesse l'amour d'une riche héritière, réussit ainsi à s'établir loin des siens dans une forte seigneurie et devient la souche d'une puissante lignée. K. F. Werner a montré que, dans l'entourage des grands seigneurs de cette région, la mémoire collective conservait des schémas généalogiques qui venaient buter sur un obstacle lorsqu'ils atteignaient les l X e - X e siècles : au-delà, plus d'ancêtres connus. On en inventa, et les écrivains spécialisés imaginèrent comme premier ancêtre des grandes familles princières, un étranger, jeune et brave, miles peregrinus, remarqué pour ses qualités guerrières, et conquérant sa seigneurie parfois par un mariage45. Le cas est connu pour les familles d'Anjou, de Blois, de Bellême. Mais Lambert d'Ardres, prêtre au service du « jeune » Arnoud, imprégné de toute la littérature goûtée par la « jeunesse », lorsqu'il remonta la lignée des comtes de Guiñes et parvint au premier quart du X e siècle, plaça ici la figure de Siegfried le Danois. Cet ancêtre est un « jeune » ; il courait l'aventure. Sa quête le conduisit dans la maisnie du comte de Flandre. Là il servit d'amour la sœur du comte ; il ne put l'épouser, mais l'engrossa d'un fils bâtard, lequel devint la souche des comtes de Guiñes46. Ma seconde remarque touchant les transpositions littéraires des attitudes mentales propres à la jeunesse concerne précisément la formation de l'erotique courtoise. Elle m'amène à quitter le Nord-Ouest du royaume de France, à glisser sensiblement vers le Sud, à atteindre les troubadours de la génération de 1150. Cercamon, Marcabru, Allegret ont exalté la notion de Jovens ; par ce terme, semble-t-il, ils désignent moins une vertu abstraite que l'idéal animant le groupe des « jeunes ». « Jeunesse », dont les troubadours eux-mêmes sont les porte-parole, apparaît dans leurs chansons vaincue par la structure sociale : les jeunes ne trouvent pas femme qui les accueille ; elles
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sont toutes mariées. Et quand elles se livrent aux jeux adultères de l'amour, leur partenaire n'est pas un jeune, mais lui-même un mari. Ce qui se révèle alors dans les chansons d'amour de la seconde moitié du X I I E siècle, c'est la proposition d'un nouveau type de relations amoureuses, mieux ajusté à la situation des juvenes : que les maris ne courtisent pas les dames ; qu'ils n'empêchent pas leurs femmes d'accueillir les jeunes et leur service d'amour. Au trio « mari, épouse, amant marié », les poètes de la « jeunesse » ont proposé de substituer le trio « mari, dame, jeune servant de courtoisie ». Us ont voulu briser au profit des « jeunes » le cercle des relations erotiques On sait le succès de ce thème idéal. En fait, le jeu était lui-même vécu, mais il changeait alors quelque peu de teinte. Et pour conclure, je reviendrai une fois de plus à Lambert d'Ardres et à son patron et héros, Arnoud le « jeune ». Sa quête de prouesse l'a fait remarquer de la comtesse Ida de Boulogne qui, restée maîtresse de la seigneurie, lui apparaît une magnifique aubaine, et la promesse d'un admirable établissement. Il échange avec elle des messages secrets d'amour ; il l'aime — ou plutôt fait semblant. En effet, « ad terram tamen et Boloniensis comitatus dignitatem, veri vel simulati amoris objectu, recuperata ejusdem comitisse gratta, aspiravit » Telle est la jeunesse aristocratique dans la France du X I I E siècle : une meute lâchée par les maisons nobles pour soulager le trop plein de leur puissance expansive, à la conquête de la gloire, du profit, et de proies féminines.
Notes 1. Je les utilise dans une enquête générale sur la famille aristocratique aux temps féodaux dont la note ici publiée expose quelques points de vue préliminaires. 2. Ainsi, p a r ODERIC VITAL, Historia
ecclesiastica
( H . E.), éd. LBPRÉVOST
et DELISLE, S. H. F., 3, t. II, p. 47, 94. Pour l'exploitation des livres IIIVII de l'H. E., mes remarques s'appuient sur l'étude inédite de J. PAUL, « La famille et les problèmes familiaux en Normandie au XI* siècle d'après l'Historia ecclesiastica d'Orderic Vital », D.E.S., Aix, i960. 3. H. E., 8 : Robert de Rhuoddan, désigné comme puer jusqu'à ce qu'il soit miles. D'ARBOIS DE JUBAINVILLE, Histoire des comtes de Champagne, VII, I. 70 : Baudouin VI, fils du comte de Hainaut, « juvenis etiam miles ». 4. H. E., 4 (II, p. 219) : Richard, fils de Hugues de Chester, * juvenis adhuc liberisque carens » ; H. E., 3 (II, p. 25) : Ernauld de Montreuil, qui en mourant laisse un fils, est appelé vir.
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5. Pour exprimer cette notion, « bachelier » semble bien, dans la langue romane, l'équivalent exact de juvenis. L'Histoire de Guillaume le Maréchal (G. M.), éd. P. MEYER, S. H. F., v. 1477 ; Charroi de Nîmes, v. 2325 ; Chanson de Roland, v. 3018-1020. 6. G. M., v. 1895 ; 1901. 7. «Errer». G.M., v. 2399, 2444. G.M., v. 1890 : Que nus qui velt en pris monter N'amera ja trop long sejor... .. Ains s'esmovit en mainte terre Por pris e aventure quere Mais souvent s'en revenait riche... LAMBERT D'ARDRES, Historia comitum Ghisnensium (H. GH.), 91 : « torniamenta frequetendo, multas provincias et multas regiones... circuivit. > 8.
Puis mena si très belle vie Que plosors en orent envie En torneiemenz e en guerres E erra par totes les terres. (G. M., v. 754 ; 2997-2998).
9. Notons que les jeunes gens de bonne famille, qui n'étaient pas adoubés mais voués à l'étude des lettres, se trouvaient entraînés dans une errance fort semblable, où la dispute scolastique, occasion de prouesses et de prix, jouait le rôle du tournoi. Le comportement du jeune Abélard, le vocabulaire même qu'il emploie, dans les premières pages de l'Histoire de ses malheurs, sont sur ce point fort expressifs. 10. Acta sanctorum, 15 août III, p. 232 A. 11. Aspremont, v. 7515-7516. G. M., v. 2427-2432, Henri II confie son fils à Guillaume le Maréchal, qui fait en même temps son éducation et le conduit où il y a des tournois ; G. M., 1959-1967 ; H. Gh., 92. 12. A propos du fils de Guillaume le Maréchal et du comte de Salisbury, G. M. 15884. 13. H. Gh., 91. 14. Le jeune Henri d'Angleterre a su « retenir » les jeunes gens ; à son exemple, les hauts hommes distribuent aux jeunes armes et deniers, G. M. 2673-2675, 2679-2685. 15. H. E., 5 (II, p. 381), 7 (III, p. 190). 16. H. E., 6 (III, p. 4). 17. H. Gh., 92. 18. Cf. la familia de Hugues de Chester, H. E. 6 (III, p. 4), dont le chef, in militia promptus, in dando prodigus, entretient jongleurs et prostituées. 19. Lorsque Roger et ses compagnons quittent la maisnie de Hugues de Chester pour se convertir, Orderic Vital les montre revenant quasi de flammis Sodomiae. H. E., 6 (III, p. 16). Sur la dépravation des juvenes, voir, entre a u t r e s , GUIBERT DB NOGBNT, De
20. 21. 22. 23. 24.
vita
sua
(éd. BOURGIN), I , 1 5 , p . 5 7 ;
III, 19, p. 220. Fragmenta Gaufredi, Analecta Bollandiana, t. L (1932), p. 110. G. M., v. 1897. H. E., 3 (II, p. 54) : le duc de Salerne reçoit en renfort de electis juvenibus Normanniae aliquos. Charroi de Nîmes, v. 641-646. Richard, fils de Guillaume le Conquérant, mort à la chasse, H. E., 5 (II, 391) ; Hugues, fils de Giroie, juventute florens, meurt blessé par un javelot dans un exercice, H. E., 3 (II, 29) ; Ernauld de Montreuil, qui n'est pas un jeune, meurt en luttant contre un juvenis, H. E., 3 (II, p. 25) ; Guillaume de Guiñes, strenuissimum quidam militer», sed in flore juventutis apud Colvinam mortuum, H. Gh., 72 ; Simon d'Ardres, jam adultum
Les « jeunes
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» dans la société
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et juvenem mortuum, H. Gh., 134 ; des quinze hommes formant la bande conduite en Pouille par Guillaume Giroie, deux seulement rentrent au pays natal. H. Gh., 122. M. G. H., S.S. XVI, pp. 511-512. Henri le Jeune « bien erra an e demi », G. M. 2444 ; H. Gh., 91. Arnould de Guiñes multas regiones fere per biennium non omnino sitie patri auxilio et patrocinio circuivit. H. Gh., 92. Robert Courte-Heuse, H.E., 5 (II, p. 3 8 1 ) ; le fils aînc de Guillaume le Maréchal, accompagné d'un autre jeune, soutient le parti du roi de France que combattait son père, G. M., 15884. Au XI' siècle, le fils de Robert le Pieux, avec une troupe de socii de son âge, ravage les terres paternelles, RAOUL GLABER, Historiarum libri quinqué, III, 9. H. Gh., 93. Arnoud d'Ardres préfère aller en d'autres pays propter torniamentorum Studium et gloriam, plutôt que de rester dans le pays où il n'y a pas de guerre ; G. M., 2391 (Henri le Jeune) : En Angleterre sejornèrent Près d'un an qu'ils ne s'atornèrent A nule riens fors a pleidier Ou a bois ou a tornoier Mais al giemble rei pas ne ploust Tel sejor, aneéis Ii desplout
31. G.M., 2404 : Henri II donne congé à son fils de partir; Guillaume le Maréchal, jeune, demande congé à son père, G. M., 1391-1394. 32. H. E., 5 (II, p. 457), Ansould de Maule, fils aîné, est rappelé de la croisade par son père vieilli ; il revient, se marie et lui succède. Les autres fils sont loin de la maison. V. aussi H. E. 5, II, p. 463. 33. H.Gh., 6 3 ; Annales Cameracenses, M.Gh., S.S. XVI, pp. 511-512. 34. Dans les pays du Sud-Ouest, le vieux seigneur procédait de son vivant à la dispositio de sa succession. V. Historia pontificum et comitum Engolismensium, 26, 31, 36. 35. Historia pontificum et comitum Engolismensium, 30. 36. H. Gh., 149. Le mariage d'Arnoud d'Ardres est décidé par le père du mari et par les oncles de l'épouse. 37. La dot (H. Gh., 149) ; Manassé, troisième fils du comte Baudouin de Guiñes (le second est mort in juventute), est établi, lors de son mariage, sur une seigneurie constituée par son père et formée de biens récemment acquis. 38. Aspremont, 5572-5573 : le chef de guerre donne des femmes aux guerriers en récompense. H. Gh., 64 : lorsque Arnould de Gand s'établit dans le comté de Guiñes, il appelle tous ses compagnons, en « retient » quelques-uns chez lui, illos in terra maritabat. 39. H. Gh., 39/60. 40. H. Gh., 93, 149. 41. H. E., 11 (IV, p. 167, note 2). 42. H. Gh., 122. 43. H. Gh., 96. 44. H. E., 3, 3-18. 45. «Untersuchungen zu Frühzeit der französischen Fürstentums», in : Die Welt als Geschichte, 1960, pp. 116-118. 46. H. Gh., 9-11. 47. R. NEIL!, Verotique des troubadours, Toulouse, 1963, p. 108 sq. 48. H. Gh., 93. 8
CHAPITRE
XII
Les laïcs et la paix de Dieu*
« En l'an mil de la Passion du Seigneur », écrit Raoul Glaber au IV livre de ses Histoires, les évêques et les abbés commencèrent, « et d'abord dans les pays d'Aquitaine, à réunir l'ensemble du peuple dans des conciles. On y apporta beaucoup de corps saints et d'innombrables châsses pleines de reliques. Depuis là, par la province d'Arles, puis celle de Lyon, et ainsi par la Bourgogne jusqu'aux extrémités de la France, on en vint à annoncer dans tous les diocèses que des conciles seraient tenus en des lieux déterminés, réunissant les prélats et les princes de tout le pays, pour la réforme de la paix et l'institution de la sainte foi. » Ce texte donne une image fort exacte du mouvement pour la paix de Dieu. L'ensemble des documents aujourd'hui conservés confirme en effet que celui-ci s'est développé dans de très larges assemblées, que l'on tenait souvent dans les prés, hors des cités, afin d'y réunir des foules, et où l'ostentation des reliques joua sans aucun doute un grand rôle. L'initiative, d'autre part, semble bien être venue des évêques et des supérieurs des monastères, notamment de l'abbé Odilon de Cluny, et les prélats parvinrent à gagner à leurs vues les membres de la haute aristocratie régionale ; du moins s'efforcèrent-ils de les associer à leur action en obtenant qu'ils présidassent en leur compagnie les conciles de paix. Le mouvement enfin prit effectivement naissance dans le Sud de la Gaule, en Aquitaine et en Narbonnaise ; il progressa vers le Nord par la vallée du Rhône et de la Saône et, en 1033, il était parvenu jusqu'aux frontières septentrionales du royaume de France. En vérité, toutefois, il se * T e x t e publié dans I laïci nella « societas chrtstiana » dei secoli M i l a n , Società Editrice V i t a e Pensiero, 1 9 6 6 , pp. 4 4 8 - 4 6 1 .
XI e Xll,
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déroule plus lentement que le texte de Glaber ne le laisse entendre. Dans letat actuel des sources, on peut situer son départ en 989-990 à Charroux et à Narbonne ; on le voit prendre une première extension jusqu'aux alentours de l'an mil, dans toute l'Aquitaine ; ce fut en 1023-1025 qu'il pénétra dans la Bourgogne, et de là, aussitôt, se répandit dans la France du Nord ; commence alors une seconde phase active qui s'ordonne, conformément à la description de Raoul Glaber, autour de l'année 1033, mais qui s'est développée très amplement entre 1027 et 1041 dans l'ensemble de la Gaule, plus intensément encore cependant dans le Sud 1 . Pendant ce demi-siècle, le phénomène fut donc limité à la Gaule et surtout à l'Aquitaine et à la Provence ; il apparaît de toute évidence d'inspiration ecclésiastique et de direction épiscopale. Dans quelle mesure la situation des laïcs fut-elle modifiée par les règlements qu'il suscita et par les représentations mentales dont il favorisa la naissance ? Pour mieux répondre à cette question, il me paraît utile de ne pas perdre de vue que, comme tous les faits d'histoire religieuse, le mouvement pour la paix de Dieu se présente en fait sous deux aspects ou, si l'on veut, se situe à deux niveaux que l'on peut, en toute fidélité d'ailleurs aux schémas de pensée des intellectuels et des ecclésiastiques de l'époque, opposer franchement l'un à l'autre : le spirituel et le temporel. D'une part, les institutions de paix sont conçues et établies en fonction de certaines aspirations à la perfection et au salut ; elles se présentent comme l'un des moyens de réaliser le royaume de Dieu, et se trouvent pour cela porteuses de valeurs morales ; à ce niveau, elles tendent par conséquent à modifier la situation du laïcat au sein de l'Eglise s . Mais, d'autre part, le mouvement répond à une certaine insertion de l'Eglise au cœur du siècle, de ses problèmes et de ses changements ; l'évolution propre des structures sociales le pousse en avant ; il naît en vérité de cette impulsion ; ce qui fait qu'il traduit aussi, qu'il fixe et, dans une certaine mesure, sacralise les formes nouvelles que revêtirent à cette époque les rapports de puissance et de fortune, les relations politiques et sociales au sein du monde laïc*. En d'autres termes, la paix de Dieu, considérée comme l'agent d'une rénovation de la notion de laïcat, participe, comme l'une de ses manifestations initiales, à cette grande poussée qui bouleversa la chrétienté d'Occident et culmine à la fin du XI e siècle dans ce que nous appelons la réforme grégorienne et dans la croisade ; en même temps, 1. Voir note 1 et suivantes p. 239-240.
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elle coopère à l'avènement de la société dite féodale, dont elle a contribué grandement à fixer les ttaits. II importe, à mon sens, de considérer le mouvement de paix conjointement par ces deux faces. Ce que je me propose de faire en l'observant dans son développement, c'est-à-dire dans un approfondissement qui s'est opéré, au cours du X I e siècle, en trois degrés successifs.
* Lorsqu'il le décrit dans ses Histoires, Raoul Glaber intègre le mouvement de la paix à l'effort général des hauts dignitaires de l'Eglise pour dégager celle-ci des pressions du temporel, pour la situer de ce fait en position dominante et la rendre capable d'une mission jadis royale : la conduite du peuple de Dieu vers son salut. C'était voir juste. Dans les premières années de son essor, le mouvement se trouvait bien orienté dans ce sens, et la récente évolution des forces politiques déterminait cette orientation. Le moment où se réunissent les premiers conciles de paix, la dernière décennie du X" siècle, semble bien en effet correspondre, dans le Midi de la Gaule, à celui où parvenait à son terme la décomposition des institutions publiques carolingiennes. Dans cette partie de l'Occident et dans les années 990, la royauté avait perdu tout pouvoir, toute action sur les puissances locales. Celles-ci exerçaient désormais, à titre privé et pour leur profit, les regalia, les prérogatives de commandement jadis déléguées par le souverain et qu'elles détenaient maintenant par droit héréditaire. Juger, punir, devenait dès lors l'occasion de lever sur les populations des taxes lucratives, les consuetudines. Chacun des seigneurs laïcs qui avait hérité ce droit, cherchait à l'étendre ; il le revendiquait notamment sur les terres et sur les hommes de l'Eglise ; ces terres et ces hommes étaient pourtant protégés par les privilèges d'immunité ; mais la défaillance de l'autorité royale avait rendu ces diplômes sans effet. D'autre part, parmi les regalia qui passaient alors dans le patrimoine privé des comtes figurait aussi, dans la Gaule méridionale, le droit de nommer aux plus hautes dignités religieuses, de disposer des sièges épiscopaux et des fonctions abbatiales. D e deux manières donc, les pouvoirs temporels menaçaient ici les libertés de l'Eglise. La fortune de Dieu et des saints, d'une part, les offices pastoraux, d'autre part, venaient, en 990, de passer sous le contrôle et dans l'exploitation d'une autorité privée, non point sacrée comme l'était celle des rois, mais purement coutumière. Le spirituel en deve-
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nait esclave ; il importait de l'en dégager. C'était du moins le vœu de la portion du haut clergé qui n'était pas trop contaminée par les pratiques simoniaques, et notamment, dans l'église monastique, de ceux qui étaient touchés par le mouvement clunisien, particulièrement actif à l'époque même et dans les provinces où se propageaient les idées de paix. Les dispositions des premiers conciles sont donc fort simples. Elles visent tout bonnement à protéger contre la violence et contre les intrusions des nouveaux pouvoirs laïcs, qui se construisent alors et s'affrontent dans une concurrence agressive, les « choses sacrées », c'est-à-dire les sanctuaires d'abord, les serviteurs de Dieu ensuite, enfin les pauvres. Les textes sont clairs. J'en évoquerai deux, placés aux extrémités de ce que je tiens pour la première phase du mouvement de la paix. 989, Charroux : trois catégories de violences sont réprimées ; l'anathème punira d'abord ceux qui violeront une église et y prendront quelque chose de force, ensuite ceux qui frapperont un clerc sans armes, enfin ceux qui dépouilleront un « paysan ou un autre pauvre» *. 1031, Limoges : levêque Jordan dénonce les « puissances séculières » de son diocèse « qui violent les sanctuaires, qui affligent les pauvres qui lui sont confiés et les ministres de l'Eglise » 5. On a depuis longtemps fait remarquer que, sur ces points, les décisions des conciles de paix reprenaient les termes d'une législation antérieure, ceux notamment des capitulaires et des édits carolingiens 6. En introduisant cependant une modification capitale : la paix qu'évoquaient les textes du IXe siècle n'était ni la paix de Dieu, ni la paix des évêques : c'était celle du roi. Le roi seul avait charge de défendre « les pauvres, les orphelins, les veuves et les églises de Dieu » ; qui violait cette protection tombait sous le coup de l'amende royale de 60 sous. En 857, par exemple, Charles le Chauve avait enjoint à ses missi de respecter les immunités de la sainte Eglise, de n'opprimer en rien les moniales, les veuves, les orphelins et les pauvres, et de veiller à ce que leurs biens ne fussent pas pillés. Que signifient par conséquent les premières stipulations de la paix de Dieu, sinon l'aboutissement dans les années qui encadrent l'an mil du lent transfert qu'entraînait le progressif affaiblissement de l'autorité royale ? Dans une région plus que toute autre privée de roi, les évêques entreprirent d'assumer les fonctions propres d'un souverain devenu décidément absent et sans puissance ; ils voulurent protéger eux-mêmes des choses sacrées, dont ils se sentaient responsables, contre la montée de pouvoirs laïcs, certainement moins brutaux et
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moins avides que ne le proclamaient les décisions conciliaires, mais illégitimes aux yeux des clercs parce que non sacrés. Les évêques feraient eux-mêmes régner la paix de Dieu, en usant de sanctions spirituelles; ils travailleraient, comme il est dit en 1011-1014 au premier concile de Poitiers, « à la restauration de la paix et de la justice » 7, mission éminemment royale. Le mouvement de paix apparaît donc comme une tentative pour pallier la défaillance d'une autorité royale où se confondaient spirituel et temporel. Elle aboutit de ce fait à dresser le pouvoir spirituel des évêques face au pouvoir temporel des ducs et des comtes. Cette tentative conduisait donc — et c'est ce qui nous importe ici — à séparer plus strictement, dans la vie sociale et au plan des statuts juridiques, les laïcs des clercs et des moines. En cela, la restauratio pacis s'inscrit bien dans une aspiration beaucoup plus ample. Elle se situe dans le mouvement de réaction contre les structures carolingiennes qui avaient étroitement mêlé, et jusqu'à les confondre, dans la personne royale, Eglise et chrétienté, mouvement annonciateur des attitudes grégoriennes. Il faut louer Roger Bonnaud-Delamare d'avoir rapproché les prescriptions du premier concile de Charroux des condamnations que prononçait au même moment Abbon de Fleury contre les clercs trop attachés à l'argent ou qui combattaient comme des laïcs*. Il convient aussi de remarquer que le premier concile de Poitiers ne légiférait pas seulement contre les violences menaçant les choses sacrées, mais contre la simonie et le concubinage des prêtres '. Tout est lié. L'Eglise, au sens restreint du terme, est alors un corps qui veut se mettre à l'écart. On lui reconnaît un droit à des protections spéciales, que garantissent des sanctions qui ne sont pas pécuniaires mais spirituelles. Mais au moment même et dans les mêmes perspectives, on commence à vouloir que les clercs respectent des interdits, qui jusqu'alors ne s'imposaient qu'aux moines. Dans ce corps, les deux principaux ordines des schémas sociologiques carolingiens, celui des clercs et celui des moines, tendent à se confondre en un seul, lequel s'isole plus rigoureusement du laïcat. La législation de la paix de Dieu aboutit de la sorte, d'abord, à cette ségrégation plus tranchée entre deux groupes, laïcs et ecclésiastiques. Cependant elle introduit, au sein même de la société laïque, une distinction nouvelle. Dans leur effort pour mieux protéger les choses de Dieu, et pour empêcher notamment, comme le disent les canons du concile du Puy, que les terres d'Eglise ne fussent «déshonorées par quelque mauvaise coutume » 10, les évêques, juges et défenseurs
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des clercs et des moines, furent amenés en effet à prendre également sous leur protection une partie du peuple laïc, celle que les rois jadis avaient mission de sauvegarder. Dès lors, les laïcs, à l'égard du pouvoir spirituel, furent répartis en deux catégories : ceux qu'il fallait défendre et ceux dont il fallait réprimer les tendances agressives. Les premiers, c'étaient les pauvres. Le premier concile de Charroux entend par « pauvres » avant tout les paysans. Agricultoresn, villani u, tels sont les hommes dont l'Eglise se sent responsable, ceux qu'il lui arriva, à Bourges, en 1038, de mobiliser pour la défense de la paix ; aux ruraux, le texte des serments de paix de 10231025 adjoint les marchands, les pèlerins, les femmes nobles 13. Tous ont en commun d'être sans armes — et ce fut effectivement sans armes, multitudo inermis vulgi, que, pour leur plus grand désavantage, l'évêque de Bourges les entraîna en 1038 contre les fauteurs de troubles. Aux pauperes, les textes parfois opposent brutalement les « nobles » 14. Mais ce sont, plus clairement, des milites, des « chevaliers », qu'excommunie l'évêque Jordan de Limoges, maudissant leurs armes et leurs chevaux, c'est-à-dire les instruments de leur turbulence et les insignes de leur position sociale 15. Car en effet, la violence, les convoitises, les exactions, les entreprises préjudiciables aux églises, aux serviteurs de Dieu et aux pauvres, venaient de la classe des combattants professionnels, de ces hommes qui, dans les nouvelles structures de la société, détenaient le privilège de l'action militaire. En fait, dans le laïcat, la ségrégation s'établit en fonction du port des armes. Milites et rustici, chevaliers et paysans, telle est bien l'opposition fondamentale que viennent délimiter, parmi les laïcs, les décisions des conciles de paix. Or, il faut remarquer une coïncidence chronologique de première importance. Au moment où le vocabulaire des décisions conciliaires commence à distinguer chevaliers et paysans, le vocabulaire des chartes rédigées dans la Gaule du Sud s'applique à opposer aussi les mêmes catégories sociales. C'est dans les années 980 que le mot miles prend une signification juridique et sociale. La division de fait de la société laïque en deux classes se trouve alors pour ainsi dire institutionalisée par l'installation, dans les cinquante années qui encadrent l'an mil, de la seigneurie banale, dont l'agencement, en soustrayant les milites, en assujettissant les rustici, aux coutumes seigneuriales et à la justice répressive, achève de faire des premiers des privilégiés et des seconds des exploités. Les prescriptions de la paix de Dieu sont ainsi venues s'ajouter à la division qu'introduisait au sein du peuple laïc la nouvelle répartition et l'ont en quelque sorte légitimée. Car,
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en définitive, ce que la législation des conciles de paix et le mouvement beaucoup plus ample qui la suscita viennent proposer dans les toutes dernières années du Xe siècle, c'est une nouvelle disposition des ordines entre lesquels le Créateur a divisé la societas cbristiana. Trois ordres encore, mais désormais un seul ordre ecclésiastique et deux ordres laïcs. Certes ce schéma préexistait, dans certains secteurs de la pensée religieuse, aux premiers conciles de paix. Mais il faut bien reconnaître que le poème d'Adalbéron au roi Robert leur est tout à fait contemporain, et quand l'évêque Gérard de Cambrai, qui s'opposait aux propagandistes de la paix de Dieu parce que dans son pays le roi pouvait assurer la paix lui-même, leur répondit que « le genre humain a été divisé dès l'origine en trois groupes, les hommes de prière, les guerriers et les agriculteurs » il reprenait en fait à son compte le modèle de société que proposaient les canons conciliaires. *
Aux milites, les premiers conciles de paix n'avaient pas dénié le droit de combattre. C'était en effet leur vocation : les armes qu'ils portaient leur avaient été confiées par la volonté divine ; elles leur conféraient des pouvoirs : celui notamment de juger et de punir. Dès l'origine, la législation de la paix de Dieu prévoit que seuls seront mis à l'abri de la violence séculière les « pauvres » qui n'auront pas mérité, par un délit, d'être dépouillés de leurs biens ". « Que nul ne prenne l'avoir d'un paysan », proclame en 1054 le concile de Narbonne, « sinon son corps pour un forfait qu'il aurait commis lui-même, et que nul ne le soumette à un pouvoir sinon par droit » Ce qui est condamné, c'est le pillage injuste. Sont justes au contraire les amendes de justice et les exactions régulièrement perçues : la puissance banale, la soumission des rustici au seigneur du territoire, au dominus loci, ou au maître de leur corps s'ils sont homines proprii, sortent légitimées de la législation de paix. D'autre part, les chevaliers, hommes dangereux mais également hommes menacés, ont aussi parfaitement le droit d'affronter et d'assaillir leurs ennemis, lorsque ce sont des hommes qui, comme eux, sont en armes, fussent-ils clercs : la paix de Dieu, rappelons-le, ne protège que les clercs désarmés. Le combat, et notamment ce que les textes désignent par le terme werra c'est-à-dire la guerre privée, n'est point condamné. Les premiers conciles de paix ont seulement tenté, par un système de sanctions et d'engagements collectifs, de contenir entre certaines limites cette activité licite ; ils ont protégé, contre l'agression et le
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pillage, des lieux et des catégories sociales déterminés ; ils ont délimité des zones de sécurité interdites à la turbulence chevaleresque. Privilège d'un corps social, l'action guerrière ne devait plus désormais déborder au-dehors. La paix de Dieu, en ses débuts, tendit seulement à cantonner les violences militaires dans un secteur du peuple chrétien, celui des hommes qui portaient le glaive et l'écu et qui allaient à cheval. Toutefois, l'intention de réforme mûrissant et se développant, certains prélats en vinrent bientôt à considérer que la construction du royaume de Dieu réclamait des mesures plus profondes. Dès l'instant où l'Eglise s'était substituée au roi pour guider les hommes dans la voie droite, il lui fallait encore œuvrer pour extirper le péché du monde. Voici que, vers 1020, dans la France du Sud la période instable, où s'étaient mises en place les assises de la société féodale, s'achevait. L'Eglise n'avait plus, comme dans les premiers temps du mouvement de paix, à s'adapter à ces innovations, à s'en protéger, à en hâter l'accomplissement dans une direction qui lui fût favorable et qui préservât les immunités du spirituel. Elle pouvait aller plus avant Alors apparurent les premières décisions qui engageaient l'idée de paix dans un nouveau prolongement. Dès sa naissance, je l'ai dit, l'exigence de paix se trouvait incluse au sein d'une volonté plus générale de purification. Aux yeux de la pan du clergé placée aux avant-gardes du mouvement réformiste, combattre, porter les armes et s'en servir, commençait d'être considéré à la fin du Xe siècle comme une souillure au même titre que le goût de l'argent et que l'acte sexuel. Depuis toujours, se faire moine, c'était renoncer à l'épée, en même temps qu'à l'or et aux femmes. Dans un corps de serviteurs de Dieu où, face au laïcat, l'état des clercs et l'état des moines tendaient à se rapprocher l'un de l'autre et où, de ce fait, les prêtres étaient invités à s'imposer les renoncements et les purifications du monachisme, l'intention pacifique se trouva liée à l'idéal conjoint de chasteté et de pauvreté dont les grégoriens allaient se faire les champions. Il ne manquait pas alors de prélats casqués ni de chanoines entraînés aux exercices de la guerre, pour qui militare ne signifiait pas seulement servir Dieu. Ceux-ci ne furent point protégés par les sanctions qu'édictaient les premiers conciles de paix. Mais Abbon de Fleury déjà avait exprimé l'idée qu'ils n'agissaient pas conformément aux missions de leur ordre. Cette conception chemina, portée par les institutions de la paix de Dieu : les pauvres étaient par définition sans armes ; or, il appa-
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raissait de plus en plus nécessaire que, pour être purs et vraiment dignes de leur état, les prêtres fussent pauvres, menassent comme des moines la vie commune. On en vint vite à considérer qu'ils devaient, comme les moines, déposer les armes et se situer parmi les inermes. Du succès de cette conception, pendant le XIe siècle, l'évolution des formules de paix porte un clair témoignage. Les textes de la fin du siècle interdisent d'assaillir les clercs ; ils ne précisent plus que seuls soient garantis les clercs sans armes : à cette époque, normalement, les clercs n'en portaient p a s " . Mais le même idéal fut très vite proposé aux laïcs, comme un engagement salutaire de pénitence. Il apparaît en effet que les conciles de paix revêtirent après 1020 un caractère pénitentiel beaucoup plus marqué. Rassemblant des foules autour des reliquaires chargés de vertus propitiatoires, imposant aux laïcs réunis une profession collective de renoncement, ils visaient à conjurer la colère de Dieu, à vaincre les fléaux, à faire reculer la famine et les pestes. Peut-être même faut-il alors situer leur intention délibérée de pénitence au sein d'une propagande de purification universelle, suscitée par l'approche du millénaire de la Passion et par l'attente, à certains niveaux au moins de la conscience collective, de la fin des temps. Raoul Glaber en tout cas introduit clairement le mouvement de paix dans ces perspectives ; il le relie à la grande conversion qui faisait alors, dans tous les milieux sociaux, se multiplier les pèlerinages. Et, de toute évidence, lorsqu'en 1028, Adhémar de Chabannes rédigeait sa chronique, il existait dans l'esprit de l'écrivain une relation étroite entre l'épidémie qui sévissait alors, l'intervention prophylactique des reliques et, d'autre part, la prédication de reformatio pacis La paix de Dieu change alors de caractère. Elle n'est plus seulement un pacte social, cimenté par la menace de sanctions spirituelles. Elle prend résolument l'aspect d'un pacte avec Dieu. Il s'agit de L'apaiser par la promesse d'abstinences volontaires ; il s'agit, devant Son courroux, de se purifier du péché. Donc de suivre l'exemple de la profession monastique. Bien auparavant les rites de la pénitence publique imposaient au pécheur de se dépouiller de ses armes, en même temps qu'il renonçait aux biens du monde et se vouait à la chasteté, en même temps qu'il prenait la route du pèlerinage rédempteur. Dans les années qui entourent 1033, l'Eglise proposa donc aux laïcs qui par état étaient armés, aux nobles, aux milites, de s'associer à l'œuvre commune de renoncement. Qu'ils ne se contentent plus de respecter les règlements antérieurs de la paix, en évitant, au cours des opérations militaires ou dans l'exercice de la puissance seigneu-
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riale, de porter atteinte aux églises, aux ministres de Dieu et aux pauvres. Qu'ils acceptent aussi, dans le champ d'une activité permise par le droit mais que l'on commençait à juger périlleuse pour 1 ame, de se priver des joies du combat et du pillage. Les chevaliers furent conviés à s'abstenir de guerre en certaines périodes, comme le peuple tout entier en certaines périodes (et c'étaient parfois les mêmes) s'abstenait de nourritures trop réjouissantes, et ceci dans le même esprit de pauvreté. Les nouvelles dispositions de la législation de paix apparaissent en effet inséparables — et les chroniqueurs de l'époque l'ont bien senti — d'un durcissement des consignes pénitentielles et, notamment, d'un renforcement du jeûne 22 . L'engagement de paix se transforma donc. A l'obligation de respecter la paix, l'ancienne paix royale, gardienne des zones vulnérables de la communauté publique, à la pax vint s'adjoindre la treuga, la trêve, c'est-à-dire une suspension générale et temporaire de l'activité militaire. La guerre est réputée source de péché. C'est un plaisir que l'on doit se refuser. A certaines dates, la classe belliqueuse, par un mouvement de conversion quasi monastique, se l'interdit. Les premières dispositions qui préparaient cette inflexion nouvelle se discernent dans le texte des serments de paix, bourguignons puis français rédigés en 1023-1025. La version proposée par l'évêque Garin de Beauvais 21 étendait la sauvegarde promise aux pauvres par la juridiction de la paix de Dieu, au chevalier qui pendant le Carême s'était volontairement dépouillé de son harnais militaire. Nul ne devait l'attaquer. La mesure était naturelle : pénitent, le chevalier a renoncé à ses armes, il a rejoint les pauvres et, par esprit de pauvreté, il s'est incorporé au groupe des inermes ; il a donc droit aux mêmes sécurités. Mais la stipulation était novatrice en ce qu'elle révélait une inclination peut-être nouvelle parmi les hommes de guerre à considérer l'abstinence du combat comme salvatrice et à la pratiquer pendant le temps de rédemption du Carême. Quatre ans plus tard, le concile d'Elne imposait la trêve chaque dimanche". Mesure toute naturelle encore : en ce jour saint, les travaux serviles étaient réputés illicites et déjà les édits carolingiens leur avaient assimilé la guerre privée25. Ces dispositions préliminaires et l'esprit profond qu'elles traduisaient, cette réprobation de l'action militaire présentée à la conscience publique comme une jouissance condamnable, servirent de fondement à l'établissement de tout un ensemble législatif dont les articles furent pour la première fois réunis en corps au concile d'Arles en 1037-1041 : depuis le mercredi soir jusqu'au lundi matin, la paix devait régner « entre tous les Chrétiens, amis ou ennemis,
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voisins ou étrangers », ceci en mémoire du Christ, de son ascension, de sa passion, de son ensevelissement et de sa résurrection. L'idée de trêve succède ainsi à l'idée de paix. Elle la prolonge et l'approfondit de façon singulière. A la classe chevaleresque, désormais bien établie dans la société nouvelle, elle propose un type d'ascèse, approprié à la fonction de cet ordo. La même morale qui impose aux pauperes de se soumettre de bon cœur à la domination seigneuriale, célèbre l'idéal du chevalier pénitent. Celui-ci tient à honneur, non seulement de ne point attaquer et dépouiller les Chrétiens désarmés, mais pour l'amour du Christ, il ne doit point tirer l'épée pendant les temps saints. La législation de la trêve s'intègre cette fois à l'effort de l'Eglise féodale pour christianiser l'éthique des guerriers ; elle rejoint par conséquent le progrès, assez mal discernable encore dans l'état actuel des recherches, de l'influence ecclésiastique sur le rituel de l'adoubement. *
Mais du moment où, par la paix et surtout par la trêve, se trouvait réprimée l'agressivité des chevaliers, il importait de lui ménager d'autres issues. De fait, la proposition de croisade se trouvait en germe dans les dispositions des conciles de paix. Car ceux-ci avaient progressivement étendu, au sein du peuple de Dieu, le champ interdit à la guerre : certains lieux, certains groupes sociaux d'abord, puis certaines périodes vouées à la pénitence ou à la glorification du Seigneur. Ils en vinrent à la réprouver complètement entre Chrétiens. En 1054, le premier des chapitres concernant la trêve parmi les canons du concile de Narbonne prononce cette condamnation M : « Que nul Chrétien ne tue un autre Chrétien, car qui tue un Chrétien répand sans aucun doute le sang du Christ. » Or le chevalier avait reçu de Dieu mission de combattre. Désormais, il ne lui fut plus permis de le faire qu'à l'extérieur de la communauté chrétienne, qu'à l'extérieur du corps du Christ et contre les ennemis de la foi. A cette guerre pour la foi, la seule qui fût désormais vraiment licite, il devait, selon la morale des assemblées de paix, consacrer entièrement ses armes que les prêtres, dans les cérémonies de l'adoubement, s'étaient mis à bénir. Il était devenu, comme la jeune littérature à son usage le lui répétait sans cesse, le « soldat du Christ ». Voici pourquoi — et nous parvenons ici au troisième degré de la maturation des idées pacifiques — le concile de Clermont, en 1095, fut d'abord
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un concile de paix. En premier lieu, parce qu'il reprit les injonctions de pénitence Ensuite parce qu'il conféra valeur universelle aux stipulations jusqu'ici locales de la trêve de Dieu". Enfin et surtout, parce que l'intervention pontificale étendit à tous ceux qui entreprendraient le voyage de pénitence vers la terre sainte les privilèges assurés jusqu'ici aux pauvres, aux laïcs sans armes29. La croisade sans conteste porte l'exigence de la paix de Dieu à son accomplissement. Car elle suscite le départ du peuple des pauperes vers Jérusalem, c'est-à-dire vers le Royaume, inaugurant ainsi une marche confiante, pacifique, désarmée, mais pourtant irrésistible, comme jadis, en 1038, l'avait été celle de la multitudo inermis vulgi mobilisée par l'évêque de Bourges. C'est aux chevaliers pénitents qu'il convient d'encadrer ce nouvel exode, de le protéger, de forcer s'il le faut son progrès en combattant les mécréants. Toutes les formules de la croisade sont reprises des canons des précédents conciles de la Gaule du Sud, jusqu'au symbolisme de la Croix, rempart contre les violences, signe de protection et d'asile30. Dans le voyage de Jérusalem s'est en fait réalisé l'idéal de la reformatio pacis. Celle-ci avait été rendue nécessaire par la dégradation de l'institution royale et par l'évolution de la société, où l'activité guerrière devenait le privilège d'une classe déterminée. En fait, toutes les dispositions des conciles réformateurs visaient cette classe nouvelle et les puissances d'agressivité dont elle était chargée. Il fallut d'abord s'en défendre, les discipliner, puis s'efforcer de les détourner vers le bien. Aussi seule une portion du laïcat — le groupe des milites — des chevaliers, subit-elle directement l'influence des institutions de paix. Mais celle-ci fut profonde. La réglementation édictée par les conciles fixa d'abord les contours de ce corps social ; elle lui donna sa consistance ; ce fut elle qui le constitua en ordo. Puis elle lui forgea une morale particulière. Au seuil du X I I e siècle la nova militia, revêtue d'armes bénites, se voyait assigner deux tâches conjointes — celles du « prud'homme », celle que saint Louis s'efforcera d'assumer mieux que personne : en premier lieu, défendre l'Eglise et les pauvres ; en second lieu combattre les ennemis du Christ. C'est-à-dire, en fait, faire régner la paix de Dieu.
Les laïcs et la paix
de
Dieu
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Notes
1. La chronologie établie pat B. TÖPFER, Volk und Kirche zur Zeit der beginnenden Gottesfriedensbewegung in Frankreich, Berlin, 1957, peut être rectifiée d'après R. BONNAUD-DELAMARE, Les institutions de paix en Aquitaine au XI' siècle, La Paix, I (Société Jean Bodin, XIV), Bruxelles, 1962. 2. Cet aspect est fort bien mis en évidence dans l'étude de R. BONNAUDDELAMARE parue dans les Mélanges Halphen, Paris, 1951. 3. La relation de l'idéologie de paix avec les structures sociales est placée en pleine lumière dans l'ouvrage de TÖPFER. 4. Malgré ses imperfections, le recueil de textes contenu dans L. HUBERTI, Studien zur Rechtsgeschichte der Gottesfrieden und Landsfrieden, Ansbach, 1892, est le plus utile. C'est à lui que je donnerai référence. Ici, p. 35. 5. Ibid., p. 212. 6. TÖPFER, op. cit., p. 3 5 , note 2 6 ; BONNAUD-DELAMARE, Les
institutions
de la paix..., p. 422. 7. HUBERTI, op. cit., p. 136. Etait-ce bien là le rôle des prélats ? Lorsque le mouvement parvint après 1023 aux lisières de l'Empire, dans des régions où le pouvoir royal apparaissait fort capable de remplir ses fonctions, certains prétendirent le contraire. L'évêque Gérard de Cambrai remontra qu'il < appartenait aux rois de réprimer les séditions, d'apaiser les guerres et d'étendre les rapports pacifiques ; quant aux évêques, ils avaient simplement à exhorter les rois à combattre pour le salut du pays, et à prier pour leur victoire» (ibid., p. 162). 8. BONNAUD-DELAMARE, Les institutions de la paix..., pp. 425-426. 9. Ibid., p. 447. 1 0 . HUBERTI, op.
cit.,
p. 124.
11. 12. 13. 14. 15. 16. 17. 18. 19. 20.
Ibid., p. 35. Ibid., p. 123, 166. Ibid., p. 123, 124. Ibid., p. 183. Ibid., p. 214. Ibid., p. 206. Ibid., p. 35. Ibid., p. 320. Ibid., p. 166. Ibid., p. 406, 417 (1095, concile de Clermont; serment de paix de Foulque d'Anjou et des grands de Touraine). 21. BONNAUD-DELAMARE, Les institutions de la paix..., p. 432. 22. HUBERTI, op. cit., p. 241 : en 1027, les canons du concile d'Elne punissent l'inceste et la répudiation en même temps que les violences ; ibid., p. 203, 205, Raoul GLABER et les chroniques contemporaines indiquent que les conciles des alentours de 1033 ont imposé l'abstinence de vin le jeudi et l'abstinence de viande le vendredi, en même temps qu'ils réformaient la paix. 2 3 . HUBERTI, op.
cit.,
p.
167.
24. Ibid., p. 240 : « Nul homme n'attaquera son ennemi entre la neuvième heure du samedi et la première du lundi. » 25. Capitulaire de 813 cité par HUBBRTI, op. cit., p. 246.
240
26. 27. 28. 29.
Hommes et structures du moyen âge
Ibid., p. 317. Ibid., p. 406 (et notamment la consigne de jeûne). Ibid. Ibid., p. 411. On notera que le concile d'Arles de 1037-1041 avait imposé le pèlerinage à Jérusalem en pénitence d'un homicide commis pendant la trêve de Dieu (Ibid., p. 273). 30. Ibid., p. 408.
CHAPITRE XIII
Le problème des techniques agricoles*
L'essor de l'Europe médiévale, toutes les manifestations d'exubérance qui apparaissent dans une vive lumière après l'an mil, la montée démographique, la renaissance des villes et des échanges, l'affermissement de l'ordre politique, aussi bien que la floraison culturelle, procèdent incontestablement, pour reprendre une expression de Fernand Braudel, d'une « réussite agricole ». Car ce pays était auparavant exclusivement rural ; les traditions alimentaires y imposaient de produire avant tout des grains. Tout le progrès fut par conséquent poussé en avant, sans nul doute, par un accroissement de cette production céréalière. Malheureusement, ce premier départ est tout à fait obscur. D'abord parce qu'il se situe aux niveaux les plus humbles de l'activité humaine, dans une zone qui laisse ordinairement peu de vestiges et qui pratiquement échappe, à toutes les époques, aux curiosités de l'historien. Mais aussi parce que ce progrès s'est produit entre le vin* et le X8 siècle, en un temps très barbare pour lequel la documentation est des plus indigentes. Il serait de premier intérêt de connaître quel était, à ce moment, le niveau des techniques agricoles. Or cette question capitale est presque entièrement insoluble. Comme l'indique le titre donné à mon intervention, je me propose seulement de poser le problème, de le cerner et d'en préciser brièvement les données. L'espace et le temps où s'inscrivent ces remarques — je me limiterai à l'Europe carolingienne entre le VIIIe et le Xe siècle — furent par bonheur le lieu d'une première renaissance culturelle. C'est pourquoi nous ne sommes pas entièrement démunis de textes utiles. La rénovation de l'Etat, dont les rois francs furent les artisans, * Texte publié dans Agricoltura e mondo rurale in occidente nell'alto medioevo, Spolète, Presso La Sede del Centro, 1966, pp. 267-283.
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Hommes et structures du moyen âge
impliquait en effet un effort pour réintroduire l'usage de l'écriture dans l'administration, et notamment dans l'administration des grandes fortunes foncières, celle du souverain lui-même, celle aussi des grands établissements religieux dont il se sentait responsable. En fait, un certain nombre de documents furent alors rédigés et ils n'ont pas tous disparus. Les sources écrites demeurent toutefois, quant aux questions que nous nous posons, d'un intérêt limité. Elles sont d'abord très clairsemées et s'égrènent sur un peu moins d'une centaine d'années, entre le début du IXe et le début du Xe siècle. Les plus explicites, d'autre part, proviennent toutes des seules régions où l'action carolingienne fut réellement efficace, c'est-à-dire des pays d'entre la Loire et le Rhin, du Sud et de l'Ouest de la Germanie, et enfin de la Lombardie. En outre, elles ne concernent jamais qu'un secteur très privilégié de l'agriculture, de très vastes entreprises seigneuriales, gérées de manière exceptionnellement rationnelle par des hommes cultivés qui vraisemblablement appliquaient à leur terre les méthodes les plus évoluées. Ces textes, enfin, sont presque tous des inventaires. Ils révèlent la physionomie d'une exploitation, telle qu'un certain jour elle apparut aux yeux d'enquêteurs envoyés pour la décrire ; or ces hommes avaient pour mission d'enregistrer l'état des biens, meubles et immeubles ; on n'attendait pas d'eux qu'ils dressassent un bilan ni qu'ils missent en évidence le sens d'une évolution. Images statiques donc, isolées les unes des autres et qui ne jettent que quelques traits de lumière très discontinus. Les techniques agricoles n'y sont jamais décrites pour elles-mêmes ; on ne peut en découvrir jamais qu'un reflet, fragmentaire et flou, celui qui avait pu s'imprimer dans la structure de l'une ou l'autre de ces grandes seigneuries rurales. Certes, l'histoire des techniques ne se construit pas seulement avec des textes, et l'on peut même dire que la relation écrite n'apporte jamais sur le travail humain qu'un témoignage partiel. Rien ne saurait remplacer, lorsqu'il s'agit des techniques paysannes, l'observation directe de l'outillage et celle du paysage agraire, c'est-à-dire de l'espace naturel aménagé par l'effort des hommes. L'archéologie doit donc être appelée en renfort et peut efficacement contribuer à étendre et à compléter l'enseignement de l'écrit. C'est ici qu'il faut déplorer le net retard de la recherche archéologique ; elle est beaucoup moins poussée dans la partie carolingienne de l'Europe, l'Allemagne mise à part, qu'elle ne l'est en Angleterre, en Scandinavie ou dans les pays de l'Est. Sur les outils de cette époque, les fouilles n'ont pratiquement rien appris, et l'on ne peut rien attendre de précis de
Le problème
des techniques
agricoles
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l'exploitation du matériel iconographique. Il s'avère, d'autre part, que reconstruire en palimpseste à partir de l'aspect présent des campagnes le paysage rural carolingien est une entreprise fort hasardeuse. La toponymie, et surtout la microtoponymie, ont subi depuis lors de telles altérations que la strate des vm e -x e siècles se trouve, la plupart du temps, inaccessible. On pourrait attendre davantage d'un recours systématique à la génétique botanique, mais, en dehors encore de l'Allemagne, on peut dire que, dans l'espace géographique qui nous occupe, les recherches de ce genre n'ont pratiquement pas commencé. Ces considérations désabusées font pressentir le caractère conjectural et, la plupart du temps, négatif des remarques que je vous livrerai maintenant. #
De toute évidence, le problème des techniques agricoles ne peut être abordé valablement qu'à l'intérieur d'un ensemble plus vaste, du système agraire tout entier, c'est-à-dire du complexe cohérent de pratiques que toute communauté rurale applique au terroir dont elle attend sa nourriture. Le champ de céréales n'est en effet jamais qu'un élément du paysage, et, selon qu'il en constitue un élément majeur ou un élément marginal, ni les méthodes de sa culture, ni même sa fertilité ne sont exactement les mêmes. Il importe donc de partir d'une première interrogation. Quelle place occupait alors l'agriculture dans l'économie rurale ? Autrement dit, quelle était la part respective du saltus, de la nature vierge, et de l'ager, de l'espace cultivé, dans le paysage agraire ? Pour y répondre, deux voies s'offrent à la recherche. On peut s'efforcer de délimiter l'importance relative des grains dans la production paysanne, et par conséquent dans l'alimentation humaine ; on peut essayer de reconstituer la structure ancienne du terroir. Mais ces deux voies ne conduisent jamais qu'à des résultats partiels et décevants. 1. En effet, les seules données précises dont l'historien dispose pour savoir comment se nourrissaient les hommes des temps carolingiens lui sont fournies par les règlements intérieurs des monastères. On y voit que l'usage de la viande était strictement limité et que le pain formait dans les cloîtres la nourriture fondamentale. Ces dispositions expliquent que l'exploitation de la terre monastique, la seule à peu près qui soii connue par les documents écrits, apparaisse résolument orientée vers la production des céréales. Mais l'on doit considérer que
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les abbayes constituaient un milieu très particulier, où le régime alimentaire était fixé par une règle et, en quelque sorte, ritualisé. Et l'on ne saurait en déduire qu'en dehors des communautés monastiques tous les hommes se nourrissaient semblablement, ni que les régisseurs des grands domaines laïcs n'attendaient pas des ressources beaucoup plus importantes de la forêt ou du pâturage. En fait, les très rares textes qui décrivent des domaines laïcs attestent le rôle considérable que pouvait tenir ici l'exploitation de la végétation naturelle. On a remarqué que le capitulaire De Villis, recueil de directives à l'usage des régisseurs des seigneuries royales, s'occupe relativement peu de l'agriculture et qu'il s'occupe bien davantage de l'élevage et de la protection des bois, que les administrateurs du fisc avaient mission de défendre contre l'extension des cultures. Domaine royal, Annapes apparaît comme une vaste exploitation pastorale et, parmi les réserves de nourriture que les enquêteurs y ont inventoriées, les porcs fumés et les fromages occupaient, semble-t-il, une place sensiblement plus large que les stocks de grains. Se dessine ainsi, au moins dans le Nord de l'Europe carolingienne, un premier contraste entre les grandes entreprises gérées pour des seigneurs laïcs et celles qui relevaient des moines. 2. L'archéologie des terroirs révèle d'autres contrastes qui, ceux-ci, sont géographiques. La plupart des données qu'elle fournit aujourd'hui proviennent, à vrai dire, des régions voisines de la mer du Nord, l'Allemagne du Nord-Ouest et les Pays-Bas. On entrevoit ici que l'espace aménagé pour la culture était fort restreint et que les hommes tiraient de la forêt, du taillis, des pâturages et du marécage, par la cueillette, la chasse et l'élevage, de très importants compléments de nourriture ; et les fouilles, d'autre part, attestent également l'importance de l'alimentation carnée. Hors de cette zone géographique, qui correspondait en fait à la partie la plus primitive, la moins évoluée du monde carolingien, on voit à vrai dire beaucoup moins clair. Plus au sud, il existait certainement aussi des régions où la culture des céréales se disséminait en champs de dimensions restreintes dispersés au milieu d'un vaste espace laissé inculte ; c'était le cas, par exemple, à Nully, aux frontières du Perche, dans le plus occidental des domaines de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés. Et si l'on considère les provinces qui, depuis l'époque romaine, avaient été toujours vouées à la production des blés, il n'est pas interdit d'émettre à leur propos l'hypothèse d'un certain retrait de l'agriculture. On peut la fonder notamment sur les déplacements de l'habi-
Le problème des techniques agricoles
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tat rural ; dans les pays les plus proches de la Méditerranée, comme la Provence, l'abandon des sites de plaine pour des sites de hauteur paraît bien résulter d'une modification du système agraire, de l'extension de l'activité pastorale aux dépens de la culture céréalière, et peut être également tenu pour corrélatif à une évolution conjointe du régime alimentaire, à l'extension de la consommation de la viande, dont témoigne l'analyse des résidus de nourriture découverts sur les rares emplacements de villages qui ont été fouillés. Cependant, dans l'ensemble de l'Europe carolingienne, l'image très imparfaite que l'on peut construire sur les données de la toponymie, rend plausible l'hypothèse d'une implantation de l'agriculture nettement moins restreinte que dans les seuls pays du Nord-Ouest : il existait en Ile-de-France de très vastes clairières agricoles ; dans le Maçonnais, la très forte densité de l'habitat rural implique que l'aire cultivée l'emportait nettement sur les espaces incultes. 3. Au demeurant, on peut s'arrêter à deux conclusions sûres. Il est évident, d'abord, que partout l'élevage avait sa place dans l'exploitation rurale. Toutefois une place plus ou moins grande, et j'ajoute tout de suite ces deux restrictions importantes : il s'agit partout essentiellement de l'élevage du petit bétail et spécialement du porc ; donc d'un élevage sauvage, de forêt et de plein vent, et non pas d'étable. D'autre part, les documents écrits (ils concernent tous des domaines relevant d'établissements monastiques, et ceci restreint la portée de leur enseignement) donnent à penser que, hors de la portion la plus septentrionale de l'Europe carolingienne, les étables étaient fort peu garnies dans les plus vastes entreprises céréalières, et qu'elles l'étaient assurément trop peu pour assurer un heureux équilibre agropastoral. J'emprunte deux exemples à l'inventaire de la fortune de l'abbaye de Santa Giulia de Brescia : dans la curtis de Canella, quatre bœufs seulement à l'étable, alors que l'on semait quatre-vingt-dix muids de grains sur les champs de la réserve ; six bœufs et quatre vaches à Porzano, où la terre arable du maître s'étendait sans doute sur quelques soixante-dix hectares. Cette déficience en gros bétail me paraît fondamentale dans la plus grande partie de l'Europe carolingienne, et je me réserve d'y revenir tout à l'heure. Mais, deuxième conclusion sûre, il est non moins évident que partout l'on cultivait aussi des céréales, non seulement sur la terre des seigneurs, non seulement sur la terre des moines. A Annapes, dans une zone de prédominance pastorale, les installations destinées à la préparation du grain placées par le maître à la disposition des
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et structures du moyen
age
paysans d'alentour, les moulins et les brasseries, procuraient chaque année de très grosses quantités de blé, prélevées sur les usagers : plus de mille cinq cents muids, c'est-à-dire autant ou presque qu'il en était semé en automne sur la terre domaniale. On ignore le taux du prélèvement et le nombre des foyers paysans qui le subissaient. Mais l'importance du profit assure que la population rurale, même dans cette région très retardée, très pastorale, fondait en partie au moins son alimentation sur le pain et la cervoise, et qu'elle récoltait pour cela des céréales — des céréales diverses : beaucoup moins de froment que, selon les contrées, d'épeautre, d'orge ou même de mil. Mais partout des champs établis sur les sols légers, les moins rebelles à la culture. Et, sur ce point les textes sont formels, partout des champs permanents.
*
Or, qui dit champs permanents entend la nécessité d'appliquer à la terre des techniques aptes à en renouveler périodiquement la fertilité. Dans le système agraire traditionnel des campagnes européennes, ce but était atteint par l'usage conjoint de trois procédés : d'une part, l'institution d'une rotation des cultures laissant des temps de repos au sol cultivé, restituant celui-ci momentanément, par la jachère, à la végétation naturelle ; l'apport de fumier d'autre part ; enfin, le labour. Qu'en était-il à l'époque qui nous occupe ? J e me suis assez longuement étendu sur cette question dans un ouvrage récent, et je me contenterai de brèves observations. 1. Le premier aspect du problème concerne la jachère et sa situation dans le cycle des cultures. Les inventaires des grands domaines carolingiens évaluent parfois la quantité des différents grains récoltés et semés sur la terre de maître, et, plus souvent, décrivent les prestations en céréales exigées des tenures ; ils indiquent d'autre part comment les services en travail effectués par les dépendants sur les champs de la réserve se disposaient dans le cours de l'année. Ces indications permettent d'établir avec certitude qu'une semaille de printemps — en avoine surtout et, accessoirement, en légumineuses — succédait normalement sur les champs seigneuriaux à la semaille d'hiver, de froment, de seigle, d'épeautre ou d'orge. Malheureusement, comme les enquêteurs ne se souciaient que de la part utile du domaine, comme les intéressaient seulement les surfaces ensemencées
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et les travaux préparatoires qui s'y trouvaient appliqués, il est tout à fait exceptionnel de trouver dans les textes des indications précises sur l'étendue de la jachère. Certes, l'inventaire des domaines de l'abbaye de Saint-Amand atteste avec clarté que les champs de la terre indominicata étaient répartis en trois portions égales, l'une cultivée en blés d'hiver, l'autre en blés de printemps, la troisième laissée au repos. Ici, l'emploi d'une rotation triennale, qui ne laissait chaque année improductif que le tiers de l'espace arable, est assuré. Cet emploi est probable également sur un certain nombre de domaines du centre du Bassin parisien où les corvées s'organisaient en fonction de deux « saisons » équilibrées, l'une d' « hivernage », l'autre de « trémois >. Mais ailleurs, et dans la plupart des cas, on discerne, dans les évaluations de récolte et de semailles, un net déséquilibre entre les deux catégories de céréales ; rarement les blés de printemps l'emportent, d'ordinaire ils ne constituent qu'une part très marginale de la production. Il faut donc considérer que la semaille de printemps n'était souvent répandue que sur une portion seulement de la terre précédemment cultivée en blés d'hiver, laissant le reste au repos total, et que, par conséquent, la jachère s'étendait normalement sur plus d'un tiers des labours. Les documents de l'abbaye flamande de Saint-Pierre-au-Mont-Blandin montrent que les champs n'étaient ensemencés qu'un an sur trois. Il est permis de supposer que la plupart des agriculteurs de ce temps sentaient la nécessité de ménager de très longs repos à la terre. La faim les tenaillait : ils laissaient pourtant en friche une partie importante de l'espace cultivé. Pendant ces périodes de repos, les champs étaient-ils livrés à la libre pâture du bétail ? La question est importante, car le parcours du troupeau concourt efficacement à reconstituer la fertilité du sol. Pour la partie nord de l'Europe carolingienne, c'est-à-dire pour les régions où l'activité pastorale occupait la plus grande place dans l'économie des campagnes, différents textes, les inventaires du domaine, mais aussi les prescriptions des lois, font allusion à ces barrières temporaires, dressées autour des champs dès la première pousse des blés, puis abattues après la moisson, à ces signes que l'on élevait sur les champs ensemencés pour en interdire l'accès au bétail. Ces dispositions prouvent que les bêtes normalement étaient lâchées sur les chaumes et y demeuraient tant que le champ restait en jachère. Mais de telles indications manquent dans les documents qui concernent les autres provinces. Faut-il en déduire que Vager était ici plus strictement isolé du saltus et que les jachères n'étaient pas pâturées ? L'eussent-elles été que, dans ces pays plus agricoles,
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l'insuffisance de l'élevage c!u gros bétail, que j'ai signalée tout à l'heure, eût fortement limité l'apport d'engrais naturel que la terre pouvait recevoir de cette manière. Dans la plupart des cas, on peut donc penser que la période de repos était à elle seule impuissante à reconstituer valablement la fécondité du sol. Il importait donc de nourrir celui-ci d'autre façon. 2. Dans l'ensemble, les sources écrites contiennent fort peu d'allusions à la fumure. Sans doute, l'inventaire des biens de l'abbaye bavaroise de Staffelsee mentionne-t-il que certaines tenures étaient astreintes à répandre chaque année du fumier sur la terre du maître. Mais quatre seulement des manses dépendant du domaine se trouvaient chargés d'un tel service, et chacun ne devait pas fumer plus d'un journal des champs de la terre indominicata, laquelle s'étendait sur 740 journaux : ce n'était donc guère plus de 0,5 % des labours seigneuriaux qui, chaque année, recevait sous cette forme de l'engrais. L'apport apparaît donc dérisoire, et ceci tient encore à la rareté du gros bétail. Le souci majeur, celui de nourrir les hommes, faisait réserver les meilleures terres aux grains, restreignait étroitement l'étendue des prés de fauche et, dans les campagnes les plus évoluées, sur les domaines les plus fermement orientés vers la production des céréales, limitait strictement le nombre des animaux que l'on pouvait alimenter de fourrage à l'étable et qui produisaient du fumier. La plupart des insuffisances de l'agriculture de ce temps me paraissent découler de là. 3. Le procédé essentiel, pour revigorer la fertilité des champs permanents, consistait donc, dans ces conditions, à en retourner la terre avant la semence, à les labourer. Dans les exploitations où les techniques agricoles semblent les plus avancées, dans les grands domaines monastiques du Bassin parisien, on pratiquait trois fois dans l'année cet acte régénérateur ; deux labours préparaient la semaille d'hiver, après la longue jachère, un troisième précédait la semaille des blés de printemps. Arare, ce terme utilisé par les rédacteurs des inventaires, indique que ce travail s'effectuait à l'aide d'un instrument tracté. Toutefois, de la structure de celui-ci, on ignore à peu près tout. Les textes le nomment soit aratrum, soit carruca, mais ce dernier vocable signifie seulement d'une manière certaine qu'il avait des roues. Le soc dont il était muni ouvrait-il seulement la terre ? Ou bien, de structure dissymétrique, parvenait-il à la retourner, renforçant ainsi de manière fondamentale la valeur agronomique
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du labour ? Les documents iconographiques ne permettent aucune réponse à cette question capitale. On m'a montré, sur certains chantiers de fouilles de l'Europe orientale, des socs de fer datant vraisemblablement du X e siècle, mais qui étaient symétriques ; les archéologues néerlandais ont trouvé aussi des socs de fer, qu'ils ne peuvent dater précisément ; ils sont eux aussi symétriques, et l'on ne peut dire s'ils armaient des charrues ou des houes ; enfin on ignore la forme des socs métalliques que certains tenanciers lombards devaient livrer à leurs seigneurs. Quant aux instruments aratoires dont parlent les inventaires dans les pays d'entre Loire et Rhin, me fondant sur des arguments que je ne reprendrai pas ici, j'ai cru pouvoir démontrer que, vraisemblablement, c'étaient des outils de bois, donc à peu près sûrement symétriques. Dans les meilleurs des cas sans doute, la terre carolingienne était donc labourée par des outils qu'il faut techniquement définir comme des araires. Munis d'avant-trains, ceux-ci permettaient parfois, certes, de creuser des sillons profonds ; mais impuissants à retourner véritablement le sol, ils ne contribuaient qu'imparfaitement à le régénérer. Ce qui nécessitait sans doute d'envoyer périodiquement sur les champs, pour renforcer le labourage, des travailleurs manuels, armés d'outils à bras. C'était, je pense, de cette manière, à la main, à la houe, que les dépendants de l'abbaye de Werden devaient, une fois par an, défoncer une certaine étendue des champs seigneuriaux, avant le passage de l'araire. On peut croire que les si lourds services de bras imposés aux tenanciers carolingiens s'appliquaient ainsi aux champs de céréales, par un véritable jardinage, dû, lui, à la nécessité de compléter de temps à autre un labourage trop peu efficace. Mal outillée, insuffisamment associée à l'élevage, l'agriculture de ce temps était donc très extensive ; elle exigeait pour la jachère de vastes espaces libres, et elle absorbait une main-d'œuvre surabondante, dans des campagnes qui pourtant paraissent alors fort peu peuplées, et qui d'ailleurs l'étaient fort peu sans doute pour cette raison même. J'ajouterai que l'agriculture était aussi fort peu productive, et je poserai en dernier lieu le problème des rendements. On ne trouve, dans les textes de cette époque, et d'ailleurs de la plus grande partie du moyen âge, qu'un seul moyen de les évaluer : comparer l'estimation des récoltes de l'année précédente, lorsque les enquêteurs l'ont enregistrée, à l'estimation de la semaille pour la future récolte, lorsque le document la mentionne aussi. La méthode est imparfaite car elle ne livre jamais le produit réel d'un ensemencement. On sait, d'autre part, qu'une seule des sources de cette époque fournit
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sur ce point des indications numériques : l'inventaire du domaine royal dont Annapes était le centre; en outre, les chiffres donnés par cette source unique demeurent d'interprétation très conjecturale. Ces taux sont extraordinairement bas : dans la cour d'Annapes, de l'épeautre récolté aux moissons précédentes, 54 % des grains furent semés, du froment 60 %, de l'orge 62 %, du seigle 100 %, et qui répond à des rendements respectifs de 1,8, 1,7, 1,6 et 1 pour 1 ; toutefois, certains rendements étaient plus élevés dans d'autres domaines du même ensemble seigneurial et s'élevaient parfois, pour l'orge, jusqu'à 2,2 %. Ce document indique par ailleurs que, dans la curtis d'Annapes, où le surplus des blés d'hiver de la présente campagne, après les prélèvements pour la nouvelle semaille, ne dépassait pas 1 340 muids, il restait cependant encore dans les greniers, amassés pendant l'année agricole qui avait précédé l'enquête, des quantités considérables d'orge et d'épeautre : 1 180 muids. Ce qui incite à supposer qu'il pouvait exister des écarts importants, d'une année à l'autre, dans le taux des rendements. Telles sont les données du seul document explicite. Même si l'on tient l'interprétation de ces chiffres pour sujette à caution (et l'on a beaucoup de raisons de le faire), même si l'année de l'inventaire avait été à Annapes exceptionnellement mauvaise, ces taux de rendements, qui se situent entre 1,6 et 2,2 pour 1 semblent bien s'accorder à quelques autres indices, très fugitifs, que l'on peut glaner, çà et là, dans les sources écrites du IX* siècle. J'alléguerai deux de ces indices : dans tel domaine, dépendant de l'abbaye de Santa Giulia de Brescia, les enquêteurs n'avaient en fait trouvé, en 905-906, que 51 muids au grenier, alors qu'on en avait semé normalement 98. D'ailleurs, pour couvrir sa consommation de grains, qui s'élevait à 6 6 0 0 muids, ce monastère en faisait semer chaque année 9 0 0 0 sur sa terre, et les hommes responsables de l'économie domestique n'attendaient pas, par conséquent, des champs domaniaux un rapport supérieur à 1,7 pour 1. Seconde indication convergente : l'organisation de la corvée de battage dans la seigneurie de Maisons, dépendant de Saint-Germaindes-Prés, prouve que, de ce domaine, où l'on semait 650 muids de blé, les moines comptaient tirer normalement une livraison de 400 muids ; c'est-à-dire qu'ils espéraient encore un rapport net voisin de 1,6 pour 1. Il est certain que les grands possesseurs fonciers de l'époque carolingienne fondaient leur prévision de récolte sur ce fait d'expérience : le rendement de la terre cultivée était extrêmement bas. Et voilà bien l'origine de cette peur de manquer, de cette hantise de la disette, que je sais gré à M. Cipolla d'avoir
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désignée comme le trait majeur de ce que l'on pourrait appeler la mentalité économique de cette époque. #
Je reviendrai, pour conclure, à mon point de départ. J'ai dit que l'essor de l'Europe du XIe siècle était le fait d'une « réussite agricole ». Or, que révèlent les sources du IXe siècle, sinon une emprise très précaire des hommes sur le sol cultivé, sinon des techniques très primitives et inefficaces ? Où sont, dès lors, les prémices de la réussite ? Où sont même les signes de progrès ? Telles allusions, fort rares en vérité, dans les inventaires, à de récents essartages ; tel passage d'un édit, promulgué en 864 par Charles le Chauve, qui suggère que, dans les campagnes de la France occidentale, la pratique du marnage s'était introduite au début du siècle. Rien de plus. Cependant, on doit remarquer que les documents écrits au Xe siècle, bien que beaucoup moins nombreux et plus secs, contiennent des indices plus évidents d'une hausse de la productivité. Dans les inventaires établis à cette époque, on peut discerner en effet, d'une part, que les tenures se sont fragmentées, qu'elles apparaissent désormais divisées entre plusieurs ménages, et que, par conséquent, une famille de dépendants était censée tirer sa subsistance d'une moindre étendue de terre arable. On voit d'autre part que les corvées s'étaient fort amenuisées, ce qui permet deux hypothèses : ou bien la superficie de la réserve domaniale s'était elle-même réduite, mais alors c'était que ses champs étaient, eux aussi, devenus plus productifs, ou bien le travail de chaque corvéable avait gagné en efficacité. Toutefois on ne trouve rien non plus dans les textes du X" siècle qui permette d'estimer les rendements, ni de percevoir sur quels perfectionnements technique? pouvait reposer l'intensification probable de la productivité. A mon sens, il n'est qu'un moyen, dans l'indigence documentaire où nous sommes, de dissiper un peu cette obscurité, c'est de comparer aux écrits carolingiens, les premiers inventaires de même type que l'on conserve pour l'Europe continentale, lesquels datent du XIIe siècle. Et, à titre d'exemple, je proposerai un essai de comparaison, me fondant sur la description de dix exploitations agricoles proches de l'abbaye de Cluny, qui firent l'objet d'une enquête aux alentours de 1150. La confrontation fait apparaître deux points d'intérêt capital. D'une part, les services en travail des dépendants étaient devenus au XIIe siècle incomparablement plus légers qu'au IXe et même qu'au Xe siècle ; ils consistaient essentiellement en quelques corvées de
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labour, les corvées manuelles ayant pratiquement disparu. D'autre part, et surtout, les rendements paraissent nettement moins bas. Le document que j'évoque fournit pour six exploitations l'évaluation conjointe des semailles et des moissons. Dans trois d'entre ces domaines, le rapport se situe entre 2 et 2,5 pour 1, c'est-à-dire à peine plus haut que dans les exploitations satellites du fisc d'Annapes ; mais dans deux autres, le rapport atteint entre 4 et 5 ; dans la sixième, il monte jusqu'à 6 pour 1. Par rapport aux vagues indices carolingiens, la hausse est donc sensible ; elle est aussi fort inégale ; mais même modeste, elle a bouleversé les conditions de vie dans les campagnes, car passer d'un rendement moyen de 2,5 pour 1 à 4 pour 1, c'est, en fait, doubler le surplus de la récolte, c'est produire avec moitié moins de terre et de travail autant de denrées alimentaires. Or, le même texte montre que, pourtant, la plupart des pratiques agricoles n'avaient pas changé par rapport à l'époque carolingienne. Point de modifications sensibles quant à la rotation des cultures : un cycle triennal était bien en vigueur dans deux domaines clunisiens, mais dans sept autres, la semaille de printemps était, comme jadis sur les seigneuries carolingiennes, beaucoup plus réduite que celle d'hiver, et la jachère, par conséquent, plus prolongée ; elle durait un an sur deux dans la dixième exploitation. Point de changement notable en ce qui concerne le travail de la terre : dans un seul domaine, la jachère était labourée trois fois au lieu de deux avant l'ensemencement d'automne. Enfin rien ne laisse supposer un renforcement de l'apport d'engrais : aucune allusion non plus à la fumure, et les exploitations clunisiennes du XIIe siècle n'étaient pas mieux équipées en gros bétail que les exploitations monastiques modèles du IXe siècle. Je ne vois donc, pour ma part, qu'une hypothèse pour expliquer l'élévation du rapport de la terre : l'outil majeur — j'entends par là la charrue elle-même et les forces animales qui l'entraînaient — s'était amélioré. Par l'emploi d'un meilleur procédé d'attelage, par une plus grande vigueur des bêtes de traits — plus probablement par une modification fondamentale de l'instrument aratoire, par l'adoption d'un soc à versoir, fabriqué par l'un de ces forgerons que certains textes montrent alors au travail dans la région de Cluny. Simple hypothèse, et fragile. Mais j'invite une fois de plus, en terminant, à scruter attentivement toutes les sources des Xe, XIe et XIIe siècles — époque sans doute d'une rénovation profonde en Europe des techniques agricoles — à la recherche des indices qui permettront peut-être un jour de fonder plus solidement cette supposition.
CHAPITRE XIV
Recherches récentes sur la vie rurale en Provence au XIVe siècle*
Les conditions d'une étude des campagnes médiévales en Provence apparaissent très différentes de ce qu'elles sont dans l'Europe du Nord-Ouest. Cette particularité tient essentiellement à deux raisons : 1. Les structures de la société présentent tout d'abord des caractères originaux. Elles sont dominées, comme en Italie, par l'importance du phénomène urbain. Les villes, au sens économique du terme, c'est-à-dire de grosses agglomérations spécialisées strictement dans des activités commerciales et artisanales, et peuplées essentiellement de bourgeois et de gens de métiers, sont certainement moins denses en Provence que dans bien des provinces d'Occident, et, certainement aussi, beaucoup moins actives et moins peuplées. Il existe certes un nombre considérable de cités d'origine romaine et de fonctions épiscopales, mais au x i v ' siècle elles apparaissent pour la plupart petites et repliées sur elles-mêmes ; les plus actives, Arles ou Marseille, n'atteignent sans doute pas au début du XIV* siècle les 20 000 habitants. En revanche, les formes juridiques urbaines, les habitudes et les genres de vie citadins sont très largement répandus dans le monde rural, et l'aspect du paysage en porte aujourd'hui encore témoignage. Les habitations rurales se groupent étroitement, en agglomérations très concentrées à l'allure de forteresses, et que les textes médiévaux appellent effectivement des castra ; les maisons, construites en hauteur, se serrent les unes contre les autres, et s'organisent autour d'une place, qui est le centre de l'existence active ; ces villages réunissent souvent, surtout dans la Provence de l'Ouest et du Sud, celle des plaines, plusieurs milliers d'êtres dont les activités sont agricoles ou pastorales. D'autre part, entre les habitants existe une solidarité très * Texte publié dans Provence historique,
1967, pp. 97-111.
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étroite ; des institutions de type municipal les rassemblent en un corps, l'universitas, reconnu par le pouvoir ; ce corps prend des décisions, établit des statuts, des règles de discipline collective, organisant notamment l'aménagement du terroir et son exploitation ; parfois même, il possède une plus large autonomie politique : la campagne provençale est parsemée au xiv e siècle d'innombrables petites communautés dont les institutions publiques, le conseil dirigé par des syndics, sont exactement de même type que celles des plus grandes communes urbaines. Ainsi, dans ce pays, les phénomènes urbains et ruraux s'interpénétrent, ce qui amène l'historien de la campagne à formuler de manière particulière ses interrogations. 2. Mais la recherche doit aussi s'organiser différemment, en fonction d'une documentation qui ne ressemble pas à celle de l'Europe du Nord-Ouest. Dans les archives provençales du XIV e siècle, on trouve relativement peu de textes concernant la seigneurie. Il existait alors, bien sûr, partout des seigneuries, mais elles ont laissé peu de documents, et ceux-ci, notamment les livres de reconnaissance, où les obligations de chaque tenancier étaient inscrites, sont fort décevants. Il est donc assez difficile d'observer les formes de relations entre seigneurs et paysans et de pénétrer dans les mécanismes économiques internes de la seigneurie rurale. En revanche, l'historien peut disposer de documents d'une extrême richesse, qui éclairent des aspects souvent peu visibles dans les campagnes médiévales du Nord-Ouest de l'Europe. Les plus importants se groupent en trois catégories : a) Les statuts municipaux et les registres de délibérations communales qui conservent les décisions des universitates rurales permettent de discerner l'attitude de la collectivité face à l'exploitation de son terroir, les intérêts divergents des différents groupes économiques et sociaux dans le village, et les efforts faits pour les concilier. b) Viennent ensuite les documents publics de destination fiscale ou domaniale. Les structures de l'Etat sont en effet très solides en Provence, où elles se sont renforcées très tôt ; le comte détient au XIV* siècle un vaste domaine, qu'il étend par acquisitions ou par échanges ; les enquêtes qu'a déterminées cette politique d'expansion contiennent parfois d'utiles estimations de revenus domaniaux. Le comte, d'autre part, est investi d'une autorité supérieure à tous les pouvoirs seigneuriaux, et qui lui confère en particulier le droit de percevoir des taxes régulières. Dès le début du XIIIe siècle s'est mis en place un système administratif très perfectionné, animé par des fonctionnaires
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instruits, efficaces, aimant l'ordre et utilisant beaucoup l'écrit. Ils ont laissé des archives très importantes conservées pour la plupart à Marseille. Pour répondre aux exigences de l'Etat, les villes, grosses et moyennes, ont également tenu des écritures sur le modèle de l'administration comtale. Il subsiste d'importants débris de ces dossiers. Particulièrement précieux sont des fragments de comptes, et notamment des comptes de péages, des enquêtes précisant les droits du comte, et surtout les dénombrements des unités fiscales, destinés à mieux asseoir l'impôt public. On possède pour le XIVe et le début du XVe siècle un certain nombre de c cadastres >, établis pour telle ou telle communauté, qui contiennent la liste des chefs de famille imposables et l'estimation détaillée de leurs biens, surtout immobiliers. c) Enfin, plus riches que tous les autres documents sont les registres des notaires. Dans la société provençale, le notaire jouait un rôle fondamental, enregistrant d'innombrables actes de la vie quotidienne, non seulement les mutations de biens fonciers, les testaments, les contrats de mariage, mais encore les emprunts, les ventes à crédit de marchandises, les actes d'association de capitaux, les contrats d'apprentissage, etc. Il existait des notaires dans chaque village, qui exerçaient un métier lucratif et honorable, généralement associé à d'autres activités commerciales ou administratives. Des livres qu'ils ont tenus, les plus anciens conservés actuellement datent du xiii® siècle, pour Marseille et Manosque notamment. Mais, dès le début du XIVe siècle, ils constituent souvent des séries continues, qui remplissent des kilomètres de rayonnages dans les dépôts d'archives. Ils forment un matériel documentaire d'une ampleur parfois décourageante, mais dont la richesse est prodigieuse. On peut en compléter l'enseignement en utilisant aussi certains registres judiciaires, qui ont été versés dans les dépôts d'archives en même temps que les documents proprement notariaux et qui sont pleins d'indications sur la vie quotidienne et l'histoire des mentalités. La nature des sources impose donc en Provence à l'historien du monde rural un angle de vue particulier. Il entrevoit mal la seigneurie et même les modalités de la production. En revanche, le mouvement de la possession foncière et de la population, la circulation des biens meubles et les échanges, les associations pour l'exploitation du capital, la hiérarchie des fortunes telle qu'elle apparaissait aux collecteurs d'impôts sont placés en pleine lumière.
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Dans ces perspectives, les recherches ont beaucoup progressé depuis une dizaine d'années. Un vaste chantier est ouvert, et un bon nombre de ceux qui y travaillent sont groupés dans le séminaire d'histoire du moyen âge de la faculté des lettres d'Aix. Cette note se propose d'indiquer sommairement l'orientation de ces recherches. Elle laisse de côté deux aspects de ces travaux, d'une part les éditions de textes, que nous préparons depuis plusieurs années, et dont la première série paraîtra dans quelques mois, et d'autre part, les études déjà publiées. Certaines d'entre elles sont des livres importants, celui de Thérèse Sclafert, Cultures en Haute-Provencecelui surtout d'E. Baratier, chargé du cours d'histoire de la Provence médiévale à la faculté des lettres d'Aix, qui, utilisant tous les dénombrements, a rédigé l'étude démographique la plus satisfaisante qui ait été menée jusqu'alors pour le bas moyen âge et pour une province française * ; d'autres sont des articles publiés par mes élèves ou par moi-même dans différentes revues : Provence historique, Etudes rurales et surtout Annales du Midi'. Il ne sera question ici, ou à peu près, que des recherches inédites dont plusieurs sont encore en cours et loin d'être achevées. M'appuyant sur elles, je préciserai quelques-unes des voies que nous suivons, quelques-uns des résultats que nous avons pu acquérir. Je grouperai ces observations en deux tableaux : le premier, consacré aux relations, au sens très large, entre les villes et la campagne ; le second, aux aspects économiques et sociaux des agglomérations plus petites, des villages. Le réseau des agglomérations de type urbain est fort dense, comme on peut le voir sur la carte dressée par E. Baratier, d'après une enquête de 1315 ; elle situe dans la province les communautés qui groupaient alors plus de deux cents unités imposables. Des études de détails montrent que ce chiffre correspond à peu près à quinze cents et peut-être deux mille habitants. Il s'agit donc de villes et de bourgades. Tout de suite apparaît une différence entre deux zones : le Nord-Est, c'est-à-dire la Provence montagneuse, où ces agglomérations sont beaucoup plus clairsemées, et où il n'y a guère que trois véritables villes : Nice, Grasse et Sisteron ; le Sud-Ouest, c'est-àdire la Provence des plaines, du Rhône et de la mer, où les points sont nettement plus nombreux, sur le rivage, dans la basse vallée de la Durance et le long de la voie romaine d'Italie. Là, quatre grosses villes : Marseille (la seule qui soit vraiment à part du milieu 1. Voir note 1 et suivantes p. 266.
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rural) — Arles, Aix et Tarascon qui, toutes trois, ont encore ou qui ont eu au siècle précédent une fonction politique importante, laquelle explique en grande partie leur supériorité démographique. J e m'occuperai d'abord de situer ces grosses villes-ci dans leur relation avec la campagne proche. Deux de mes élèves, L. Stouff et N. Coulet, travaillent à des thèses importantes, le premier sur Arles, l'autre sur Aix aux XIVe et XVe siècles. Au point où sont arrivées leurs recherches, le cas d'Arles peut être examiné dans ces perspectives. Cette ville, qui depuis cent ans avait perdu la moitié au moins de sa population, abritait au début du XVe siècle certainement beaucoup moins de 10 000 âmes, peut-être pas plus de 5 000. On connaît cette population par une série de trois < cadastres » établis les uns à la suite des autres, qui livrent des indications précises sur la fortune des personnes soumises à l'impôt, ainsi que sur leur situation sociale et professionnelle. Ces documents montrent la part des biens ruraux dans cette fortune, et leur localisation dans le terroir de la ville. En gros, cette population se répartit en trois groupes économiques. Le premier réunissait les nobles, des hommes pratiquant un métier honorable, j'entends les gros marchands et les notaires, enfin et ceci est important, les « nourriguiers », c'est-à-dire des entrepreneurs d'élevage ; dans le second se situaient les hommes des petits métiers, et parmi eux un nombre important de « laboureurs », dont la présence atteste l'ampleur du secteur agricole aux portes de la ville, et même à l'intérieur des murs ; enfin le niveau inférieur rassemblait une plèbe nombreuse constituée essentiellement par des « brassiers » et des « pâtres », c'est-à-dire par une maind'œuvre rurale. Cette insertion de la ville dans l'économie agricole et pastorale apparaît plus nettement encore lorsqu'on examine la structure des fortunes : presque tous les hommes recensés, à l'exception des plus pauvres, possèdent de la terre, hors des murs ; les drapiers et marchands en possèdent relativement très peu, mais la majeure partie des fonds du terroir arlésien (de l'immense terroir d'Arles, de très loin le plus vaste de France) appartenait aux quelque trente-cinq familles nobles ; leur fortune était constituée, dans la proportion de 60 à 85 %, par des biens ruraux ; chacune d'elles possédait environ une centaine d'hectares, en vastes domaines compacts, la plupart à la périphérie du terroir, en Camargue ou en Crau, des terres de peu de valeur, herbages ou terres de pâture, qui étaient louées à des nourriguiers, et qui constituaient autour de la ville une auréole pastorale dont vivait pratiquement la noblesse. L'un des cadastres enregistre le nombre de bêtes possédées par les gens de 9
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la ville, et il manifeste l'importance étonnante de l'élevage dans l'économie urbaine. Encore ne mentionne-t-il pas les énormes troupeaux possédés par les établissements religieux, ni les bestiaux très nombreux accueillis chaque année sur les terres communales ou ecclésiastiques, et venus de Tarascon, d'Avignon, de Nîmes, de la montagne. Seul apparaît le bétail possédé par les Arlésiens soumis à l'impôt : 1 500 chevaux, dont la moitié aux nobles, le dixième aux laboureurs ; 2 000 bêtes à cornes, dont la moitié aux nobles, 16 % aux laboureurs ; enfin et surtout 40 000 moutons, 28 % aux nobles, 15 % aux « nourriguiers », mais aussi 15 % aux pâtres, à ces prolétaires sans terre, des immigrants pour la plupart, venus des Alpes, mais dont certains possédaient deux à trois cents têtes. A travers ces seuls documents, on ne voit rien du rôle joué par la ville dans la commercialisation des produits ruraux, dans la distribution des marchandises ou du crédit, mais on aperçoit clairement trois aspects des liaisons très intimes entre cette capitale du bas Rhône et la terre : la proportion considérable des travailleurs ruraux qui l'habitaient ; l'emprise de la noblesse urbaine sur le terroir environnant, ce qui est un fait méridional, mais qui, beaucoup plus que la propriété marchande très restreinte, rattachait étroitement à l'économie urbaine d'immenses espaces périphériques ; enfin et surtout, la vocation pastorale et la place que tenait l'élevage du mouton, lié à de vastes mouvements de transhumances saisonnières. Deux groupes sociaux en vivaient : en haut de l'échelle des fortunes, les entrepreneurs, les « nourriguiers », et tout en bas, les plus pauvres des Arlésiens. Ces hommes, sans terre à eux, utilisaient les terres communales, l'usage commun de la vaine pâture, et toute la zone de libre dépaissance que leur garantissaient les statuts communaux ; dominés sans doute par les avances de capitaux des nourriguiers, ils en tiraient leur subsistance. Je quitte maintenant les grosses villes, apparemment les moins reliées au monde rural, et j'examine les petites villes, toutes les agglomérations moyennes, et les fonctions qu'elles remplissaient pour les campagnes environnantes. Je m'attacherai surtout à la fonction commerciale, au mouvement des échanges dans le milieu rural. Il y a deux manières de l'observer. On peut d'abord se placer aux points de passage ; c'est-à-dire utiliser des comptes de péages. Il n'en subsiste que des fragments, mais trois d'entre eux ont été récemment exploités ; les deux premiers datent de l'orée du XIV e siècle : l'un vient de Pertuis (1299), l'autre de Valensole (1308-1309) ; le troisième, d'Aix, date des années 1348-1349 ; tous les trois concernent
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des péages comtaux, situés sur le même axe de circulation, celui qui relie la Haute-Provence à la mer. H. Taviani, dans une étude partiellement publiée par les Annales du Midi, a examiné très profondément le compte d'Aix. Celui-ci permet en particulier d'entrevoir à quel point le trafic rural a pu être troublé par la peste noire, et par le mouvement général de dépopulation qui, en Provence, l'a précédée : dans l'hiver 1348, le gros péage d'Aix, au croisement de deux grands itinéraires, est quatre fois moins fréquenté que ne l'était en 1299 le petit péage de Pertuis, à l'ouverture d'une branche latérale de circulation. On voit d'autre part que le trafic intéressant directement le monde paysan, celui des céréales, du sel, des peaux, des laines, des étoffes grossières, a proportionnellement baissé bien davantage que celui des marchandises chères destinées à une clientèle plus aisée. On remarque enfin que, parmi les marchands qui passent, ceux qui viennent de la campagne sont proportionnellement moins nombreux que les gros négociants spécialisés mieux équipés. Tout ceci incite à supposer une forte chute démographique dans les campagnes et un repli général, une fermeture économique du monde rural, consécutifs à l'épidémie. Mais, en écartant ce qui dans le document de 1348 paraît accidentel, le trouble déterminé par la peste noire, et en considérant les deux autres comptes de péage, on peut apercevoir sous deux de ses aspects la participation de la campagne au mouvement commercial, dans le début du XIVe siècle. On discerne d'abord les courants de circulation, qui sont de trois types : 1) un mouvement régulier et de grande amplitude, sur l'axe nord-sud, entre deux régions rurales d'économie complémentaire, la Haute et la Basse-Provence, que l'on observe fort nettement dans le compte de péage de Valensole : de la montagne forestière et pastorale, dont l'économie se fondait sur l'exploitation de l'herbe et du bois, descendaient les peaux en hiver, les bovins en décembre, janvier, février et avril, enfin et surtout les « fustes », c'est-à-dire les poutres pour le bâtiment et les constructions navales, en juin, juillet et août ; de la Basse-Provence montaient en échange, vers les hautes vallées, du blé au printemps et surtout en juillet, du vin tout au long de l'année et du sel en hiver ; 2) un autre mouvement que l'on voit bien dans le compte de Pertuis, plus éparpillé, mais lui aussi très régulier, diffusait vers une grosse clientèle rurale deux denrées essentielles, le sel et le blé, ce dernier acheté sans doute par tous les hommes des villages qui, comme les pâtres d'Arles, ne produisaient pas eux-mêmes des grains ; 3) le troisième
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mouvement était, lui aussi, de diffusion très régulière mais de marchandises moins nécessaires : poissons salés, fruits, draps de qualité, transportés et vendus dans les villages par des colporteurs qui accomplissaient de très fréquents voyages, comme ce petit négociant de Brignoles qui, au péage d'Aix, passait à peu près tous les quinze jours chargé de tels produits. Mais la participation très active des campagnes à l'activité marchande apparaît sous un autre aspect dans ces documents. Ils ont enregistré en effet l'origine des usagers du péage, c'est-à-dire des transporteurs, des muletiers qui se louaient avec leurs animaux aux négociants, et des commerçants eux-mêmes. La plupart d'entre eux étaient des campagnards. A Pertuis, en 1299, les usagers viennent d'une trentaine de petites localités avoisinantes : quarante-six d'entre eux sont originaires de Puyricard, trente-deux de Meyrargues, qui sont des villages ; et à Aix en 1348, où, je l'ai dit, la proportion des gros marchands spécialisés est, du fait de la peste noire, plus importante, il reste parmi les gens qui passent un grand nombre de villageois : douze de Puyricard encore et cinq de Meyrargues. Ces hommes de la campagne pratiquent cette activité commerciale souvent occasionnellement, mais souvent aussi de manière régulière et professionnelle. Toutefois, la fonction de distribution des marchandises plus chères et de moindre nécessité était remplie par des négociants installés dans les petites villes. Ceci conduit à adopter un deuxième point de vue sur les échanges ruraux et à considérer l'activité des marchands dans les agglomérations de moyenne importance. C'est ce qu'a fait O. Bessière4 dans une étude fondée sur l'exploitation de registres de notaires datant des années 1341-1346 et consacrée à Brignoles, agglomération de cinq à six mille habitants, sur l'axe est-ouest, sur l'ancienne voie romaine d'Italie. Dans cette bourgade prospérait alors un grand nombre de négociants professionnels, notamment une vingtaine de bouchers, mais l'étude concerne surtout ceux que les documents appelaient mercatores ou draperii, les drapiers ; quelques-uns étaient également aussi notaires, et tiraient profit de l'association des deux professions. Ils possédaient chacun dans la ville une botega, constituée par un entrepôt et un ouvroir sur la rue. Ils vendaient de tout, notamment du bétail et des céréales, mais leurs plus gros bénéfices, ce qui les classait, venaient du commerce des draps. Les ventes de ces marchandises étaient très nettement saisonnières ; elles avaient lieu en avril, mais surtout dans l'automne, octobre, novembre, décembre, après les récoltes et la perception des redevances. Les clients,
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qui achetaient la plupart du temps à crédit, appartenaient à toutes les conditions sociales ; les nobles se fournissaient en draps de haute qualité, de Flandre, de Champagne et Normandie ou de Languedoc, les laboratores, c'est-à-dire les paysans aisés, en étoffes plus grossières. Mais la plupart des clients étaient originaires de la campagne environnante ; sur la carte de cette clientèle apparaissent tous les villages qui entourent la petite ville dans un rayon d'une vingtaine de kilomètres. On peut découvrir une situation semblable à travers des documents analogues, autour d'autres petites villes de Provence, comme Riez et Forcalquier5. Chaque petite bourgade était donc le centre d'une petite région économique où elle remplissait des fonctions distributrices de marchandises et de crédit. *
Qu'aperçoit-on à la faveur des recherches récentes, des agglomérations plus petites, des villages ? La plupart des études qui les concernent utilisent les méthodes classiques de l'histoire et s'appuient sur le témoignage des documents écrits. Elles montrent d'abord certaines oppositions entre Haute et Basse-Provence. En Basse-Provence, les villages sont beaucoup plus gros, très peuplés. Je prends le cas de Meyrargues, étudié au début du XIVe siècle à travers un texte datant de 1309 6 , un livre de reconnaissances au seigneur, lequel était depuis peu le comte de Provence. Meyrargues comptait alors plus de quinze cents habitants, tous concentrés dans l'agglomération ; en dehors de celle-ci, on n'aperçoit que deux ou trois sites d'habitat dispersés, les bastides. De la structure sociale, voici ce qui apparaît : 1) une petite aristocratie, constituée par trois familles nobles dont la fortune foncière était d'ailleurs très mince et de faible rapport, et par trois notaires, d'une aisance presque égale ; 2) une grosse communauté israélite (voici encore un trait original de la société rurale provençale) : quatorze foyers (à peu près 5 % de la population), certains d'entre eux à la tête d'une belle quantité de terres qu'ils mettaient eux-mêmes en valeur, et possédant par ailleurs des parts dans l'exploitation d'un moulin à blé ; 3) plus du quart des foyers étaient exempts de taxe, parce que trop pauvres ; 4) un fort contingent de marchands enfin ; nous les avons aperçus déjà dans les comptes de péage ; certains ne s'occupaient pas seulement de trafic local ; l'un d'eux, par exemple, transportait régulièrement des poutres entre la montagne provençale et la côte ; mais la plupart cependant ne pratiquaient le négoce et le transport des marchandises que
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de manière occasionnelle, et tous étaient, pour une bonne part de leur activité, des paysans, exploitant eux-mêmes des terres libres et des tenures. Dans la Haute-Provence, dans la partie montagneuse, les villages ont le même aspect, ce sont des castra, des agglomérations très pressées, où les hautes maisons se serrent les unes contre les autres ; mais ils sont beaucoup plus petits et plus pauvres. Voici leur image à travers une substantielle étude, partiellement publiée dans les Annales du Midi7, qui se fonde sur les registres d'un notaire instrumentant, entre 1334 et 1344, dans trois petits villages, Caussols, Cipières et Gréolières. Là, la puissance de la seigneurie privée apparaît beaucoup plus forte. Les villages sont possédés, généralement en copossession, par une haute noblesse, entourée, servie par un groupe nombreux de très petits nobles, « damoiseaux » fort pauvres vivant des fonctions administratives qu'ils remplissent auprès des barons et des cadeaux qu'ils reçoivent d'eux. La distance économique entre la haute aristocratie et la petite noblesse famélique apparaît très nette à travers les contrats qui constituent des dots pour les filles lors de leur mariage : la petite-fille du seigneur de Caussols reçoit 5 000 florins d'or ; la fille aînée d'un « damoiseau », 200 florins que sa famille n'arrive d'ailleurs pas à payer, et ses sœurs sont beaucoup plus maigrement dotées. Quant aux paysans, voici leur condition : a) Pas d'alleux visibles ; la terre est tenue des nobles par toutes petites parcelles, soit en tenure perpétuelle, sous la forme de 1' « emphytéose », c'est-à-dire à charge d'un cens annuel, et d'une taxe de mutation, les « lods et trezain », le seigneur usant fréquemment de son droit de retrait au moment des mutations pour remembrer sa réserve — soit en concession temporaire, par un contrat dit jacheria établi pour trois, quatre ou cinq ans et livrant au seigneur une part déterminée des récoltes. Ces concessions temporaires portent soit sur des parcelles de la réserve, soit sur des tenures en emphytéose souslouées par le paysan, soit sur des champs temporaires ouverts dans la zone inculte du terroir, qu'on appelle la « terre gaste ». b) Aux charges pesant sur la terre s'ajoutaient, beaucoup plus lourdes, les charges sur les hommes, ou plutôt sur les « feux », sur les foyers. Charges imposées, les unes par le seigneur privé du village, les autres par la puissance publique, par le comte. Celui-ci levait une taxe annuelle en argent et la « taille » dans certains cas, et
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cette exigence obligeait les moindres paysans à fournir régulièrement de la monnaie. c) Les villageois de Haute-Provence apparaissent personnellement liés au seigneur du village par un acte d'hommage solennel, une cérémonie très voisine de l'hommage vassalique : le paysan à genoux baise les pouces du maître et lui prête ensuite serment de fidélité. De là découle pour eux l'obligation de résidence, de « faire feu », sous peine de confiscation des terres. Toutefois, cette dépendance est plus ou moins étroite, et les dépendants se répartissent en fait en deux catégories. Pour certains, et qui sont souvent les plus nombreux dans le village (on les appelle, à Caussols, les maleservï), s'ajoutent l'obligation de la « mainmorte » et les corvées de charroi. Cette dépendance plus stricte est liée à la possession d'une tenure, exploitation agricole complète qu'on appelle un « casement », et que charge un très lourd cens en nature. d) Les sources écrites enfin éclairent le mouvement des fortunes. Elles attestent l'existence, parmi ces paysans, de grandes disparités de condition. Comme chez les nobles, ces écarts apparaissent dans les contrats de mariage : ainsi, à Cipières, tel paysan peut offrir en cadeau de mariage à sa femme 75 livres en monnaie, deux literies, un coffre, une tunique en drap de Chalon, un manteau en drap d"Ypres et de Chalon garni de fourrure ; mais tel autre, seulement la tunique et le manteau en drap de Chalon. Remarquons d'ailleurs que l'usage impose aux plus pauvres des parures, donc des achats de tissus de qualité, et voici discernée la large clientèle modeste des drapiers des petites villes. A cette époque, en chacun de ces villages, on distingue un ou deux chefs de famille paysanne nettement plus riches que les autres, qui amassent de la terre et de l'argent et s'emploient à les faire fructifier. Ces hommes sont les bénéficiaires du mouvement, très vif, de mutation foncière ainsi que d'un intense mouvement de crédit, que stimule l'existence d'une paysannerie pauvre et pourtant obligée par le poids de la fiscalité et les convenances sociales à se procurer parfois de la monnaie. e) Ces opérations de crédit revêtent des formes très diverses : avances d'argent garanties par la cession, pour un temps limité, d'une terre dont le débiteur assure l'exploitation, livrant au créancier toute la récolte et réduisant ainsi chaque année sa dette ; contrats d'association dits ad médium lucrum, qui placent pour un certain temps
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une somme d'argent entre les mains d'un homme, lequel, ensuite, doit joindre au remboursement la moitié des profits qu'il en a tirés ; simples avances de blé, mais remboursables en argent, au prix de mai des céréales, c'est-à-dire au prix le plus fort, et avec parfois obligation pour le débiteur d'aller lui-même vendre le grain dans la grosse ville lointaine où les cours sont les plus favorables. Mais les opérations de mise en valeur du capital mobilier se trouvent surtout liées, dans ces villages, à l'élevage. Les registres de notaires sont remplis de baux à cheptel. Il s'agit de contrats de « gasaille », c'est-à-dire du prêt d'un troupeau ou de sa valeur en argent, pour une, deux ou trois années à un éleveur qui livre en fin d'association la moitié des profits — ou bien d'associations de capitalistes, qui, par contrat de « mejerie », constituent un troupeau et le confient à un berger qu'ils entretiennent. Ceci montre clairement, dans l'économie de ces villages, une importance de l'élevage aussi frappante que dans la ville d'Arles. Elle explique que les statuts municipaux des villages de montagne accordent tant de place à la protection des pâturages. Et l'on connaît ici aussi l'existence de paysans sans terre, possédant deux à trois cents moutons et vivant uniquement de cet élevage. Mais il faut aussi évoquer d'autres méthodes de recherches que nous expérimentons pour atteindre des faits qui apparaissent mal à travers les textes. Marc Bloch et Lucien Febvre, ainsi que les travaux des géographes de l'école française, m'ont en effet convaincu que l'histoire des campagnes médiévales ne peut se faire uniquement à l'aide de documents écrits et qu'il est nécessaire d'interroger d'autres vestiges, ceux que conserve l'aspect du paysage actuel. J'ai donc essayé d'orienter le centre de recherches que je dirige à Aix dans cette direction, et ceci de deux manières. J'ai cherché d'abord à constituer des équipes réunissant en étroite collaboration des historiens, des spécialistes de la géographie, de la pédologie et de la sociologie rurales, et à les lancer dans l'étude commune de petits secteurs ruraux, soigneusement délimités, et préalablement soumis à la photographie aérienne. Nous avons exploré, de la sorte, deux zones voisines situées dans les montagnes de la Provence de l'Ouest, le terroir de Saint-Christol et le canton de Banon. Les résultats de ces recherches ont été publiés à la faculté des lettres d'Aix-enProvence dans les Cahiers du Centre d'Etudes des Sociétés Méditerranéennes. Pour Saint-Christol, l'enquête commence à porter des fruits. Il s'agit, à 1 000 mètres d'altitude, d'un terroir de vocation essentiellement sylvestre et pastorale. Au milieu de la « terre gaste »,
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sur les terres les moins mauvaises, s'est constitué, avant le XII p siècle, un petit terroir agricole, exploité intensément, mais de dimension très restreinte, compact et strictement délimité. En son centre, une petite agglomération, un castrum, à l'emplacement du village actuel. Au cours du XIIIe siècle, sous la pression démographique et en fonction du développement de l'élevage ovin, la mise en valeur s'est étendue hors de ce terroir, loin de ce terroir, au milieu de la « terre gaste », par fermes isolées, par bastides. Mais cette extension périphérique s'est résorbée totalement au XIVe siècle, et au xv* siècle la dépopulation a atteint le village même, jusqu'à le faire complètement disparaître : cinq « feux » fiscaux en 1400, un demi-feu en 1441, aucune mention en 1471. Toutefois Saint-Christol s'est repeuplé au XVIe, et à la fin du XVIIe, la croissance démographique a fait renaître les « bastides » dans la zone périphérique. Cette observation permet de replacer les phénomènes démographiques et agraires du bas moyen âge dans un ample mouvement, au sein d'une suite de pulsations multi-séculaires. J'ai tenté d'autre part d'implanter et de développer à Aix un centre d'étude spécialisé dans l'archéologie rurale du moyen âge, confié à G. Démians d'Archimbaud. S'inspirant des méthodes expérimentées en Angleterre et en Pologne, ce centre a ouvert un chantier de fouille sur l'emplacement d'un village, d'un castrum établi au XIIe siècle, qui commença de se dépeupler à la fin du XIIIe siècle et dont le site fut définitivement abandonné au XVe siècle, Rougiers. Les fouilles ont dégagé le plan et la structure des habitations paysannes et livré un abondant matériel, outillage, poteries, débris alimentaires, dont l'étude est en cours. Ils fourniront, je l'espère, les bases d'une stratigraphie indispensable pour la poursuite d'investigations de ce genre, et des éléments très précieux qui, soumis à des examens de laboratoire, permettront de reconstituer en partie le cadre matériel de la vie, les techniques, les éléments de la production du village, et certains aspects de ses liaisons avec les courants commerciaux. Ces notes, très sommaires, ont évoqué seulement quelques-uns des aspects du chantier auquel nous travaillons depuis dix ans. Il s'agit de recherches encore dispersées. Mais l'important est qu'elles se soient récemment multipliées, qu'elles gagnent en profondeur et tendent à se rejoindre. Déjà, des enquêtes plus coordonnées sont en projet, et certains chercheurs commencent à réfléchir sur des travaux d'ensemble, menés dans le cadre d'une thèse de doctorat d'Etat et consacrés soit à la vie rurale des XIVe et XVe siècles en Haute-Provence, soit à la structure foncière du comtat Venaissin au début du XVe siè-
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cle, soit aux institutions municipales dans la Provence rurale de ce temps, soit encore à la guerre et à ses incidences pendant cette période. Sebauchent également des thèses de doctorat d u 3 e cycle qui s'appliquent à résoudre u n type de problème (par exemple, celui de l'alimentation dans la Provence des XIV e et XVe siècles) o u bien à éclairer l'histoire sociale d'un groupe de localités rurales, ou d'une bourgade c o m m e Trets o u Martigues. La tâche est immense, mais l'espoir est grand aussi, et les ouvriers trop peu nombreux encore.
Notes 1. T. SCLAFERT, Cultures en Haute-Provence : déboisements et pâturages au moyen âge, Paris, 1959. 2. E. BARATIER, La démographie provençale du XI1F au XVT siècle, Paris, 1961. 3. J. JUGLAS, < La vie rurale dans le village de Jonquières, 1308-1418 », Provence historique, 1958 ; C. SAMARAN, « Note sur la dépendance personnelle en Haute-Provence au XIV* siècle », Annales du Midi, 1957 ; G. DUBY, « Note sur les corvées dans les Alpes du Sud en 1338 », in : Etudes d'histoire du droit privé offertes à P. Petot, Paris, 1959, «Techniques et rendements agricoles dans les Alpes du Sud en 1338 », Annales du Midi, 1958, « La seigneurie et l'économie paysanne, Alpes du Sud, 1338 », supra, chap. IX ; H. TAVIANI, « Le commerce dans la région aixoise au milieu du xiv* siècle (1338-1349) à travers un fragment de compte de péage d'Aix-en-Provence », Annales du Midi, 1962. 4. O. BESSIÈRE, « Le commerce et la société à Brignoles dans la première moitié du XIV* siècle (1330-1348), d'après les registres de notaire», Provence historique, 1964, pp. 143-181. 5. P. MEYER, « Le livre-journal de Maître Ugo Teralh, notaire et drapier à Forcalquier (1330-1332) », in : Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque Nationale, t. XXXVI, Paris, 1898 ; E. BARATIER, « Le notaire Jean Barrai, marchand de Riez au début du XV* siècle », Provence historique, 1957. 6. T. PERFETTI, La seigneurie de Meyrargues au XIV siicle, d'épris l* reconnaissance au seigneur de 1309, D.E.S., 1962. 7. C. SAMARAN, Etude sur la vie rurale en Haute-Provence oriental*, d'apris le témoignage de deux registres notariés, D.E.S., 1957.
CHAPITRE XV
Structures de parenté et noblesse dans la France du Nord aux XIe et XIIe siècles*
Dans les perspectives d'une histoire des attitudes mentales qui, comme il se doit, s'insère étroitement dans l'histoire sociale afin de la prolonger et de l'éclairer à la fois, j'étudie depuis plusieurs années l'histoire des liens familiaux dans la France féodale et dans le secteur de la société qui seul apparaît suffisamment éclairé par les documents, c'est-à-dire dans l'aristocratie. D e telles recherches s'orientent naturellement dans deux directions parallèles. Elles visent à mieux connaître l'état réel, concrètement vécu, des relations de parenté, en observant l'évolution démographique de la famille, sa fortune, son implantation (lieux de résidence, lieux de sépulture), ses pouvoirs, ses alliances, sa plus ou moins grande dispersion, tous les signes, surnoms patronymiques ou emblèmes héraldiques, qui manifestent extérieurement la cohésion de ses membres. Mais ces recherches visent également à découvrir comment les hommes de cette époque et de ce milieu se représentaient eux-mêmes leur parenté et leur propre situation au sein du groupe ; elles entendent reconstituer l'image mentale des rapports familiaux, pour confronter enfin ces formes idéales à la réalité vécue. D'une telle étude, l'un des instruments de base est, de toute évidence, la généalogie. Or, il existe en vérité deux espèces de généalogies. Celles, d'une part, que reconstruisent après coup les historiens, en dépistant patiemment tous les indices de filiations et d'alliances à travers les cartulaires, les titres de possession et les documents nécrologiques. Les généalogies de cette sorte, toujours incomplètes, souvent incertaines, livrent l'image vraie, je dirais biologique, du groupe familial dans sa durée, et elles sont évidemment indispen* Texte publié dans Miscellanea mediaevalia in memoriam Jan Frederik Niermtyer, Groningue, J.B. Wolters, 1967, pp. 149-165.
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sables pour saisir les conditions matérielles de l'histoire familiale. Alors que les généalogies de la deuxième catégorie, autrement construites mais non moins précieuses, apportent, elles, un témoignage fondamental sur une psychologie de la famille, sur la manière dont étaient sentis à l'époque même les liens de parenté : il s'agit des schémas généalogiques qui furent composés par les contemporains. Ces représentations traduisent une certaine conscience de la cohésion familiale ; en outre, et ceci est fort important, elles ont fixé cette conscience, elles se sont imposées durablement aux membres du groupe et ont guidé dans une certaine mesure leur conduite pendant les générations ultérieures. Il serait évidemment de premier intérêt de comparer de telles figures au réseau des relations réelles. Mais, à vrai dire, les généalogies de ce deuxième type sont rares. J'ai commencé l'étude systématique de la littérature généalogique des Xle-XHe siècles dans le royaume de France. J'indiquerai seulement — c'est un point déjà qui mérite réflexion et qui réclame d'être interprété en fonction des traditions culturelles, des modes littéraires, des systèmes d'éducation, aussi bien que des réalités politiques et sociales — que cette littérature fut particulièrement florissante après 1150 et qu'elle s'est presque exclusivement développée dans les provinces occidentales, depuis la Gascogne jusqu'en Flandre. C'est précisément de la fin du XIIe siècle et de l'extrême Nord du royaume, d'une région qui confine à l'Empire, que proviennent les deux documents dont je propose ici un commentaire. J e tenterai d'en extraire ce qui peut répondre aux interrogations suivantes : quelle image un homme de l'aristocratie pouvait-il alors se faire de sa parenté ? Quelle était l'étendue et la précision de cette image ? Quelle mémoire conservait-il de ses ancêtres ? A combien d'individus, vivants ou morts, se sentait-il lié par le sang et les alliances ? Quelle place tenaient respectivement dans cette représentation la filiation paternelle et la filiation maternelle ? Comment enfin cette structure mentale s'ordonnait-elle par rapport aux deux assises, idéales et réelles, de la société aristocratique, la conscience nobiliaire d'une part et, d'autre part, la puissance seigneuriale ? *
J e dois de connaître le premier de ces textes à Fernand Vercauteren, qui lui a déjà consacré un précieux article 1 . Il émane d'un certain Lambert qui entreprit en 1152 d'écrire une chronique et qui en 1. Voir note 1 et suivantes p. 285.
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poursuivit la rédaction jusqu'en 1170. Tandis qu'il composait cette œuvre historique, connue sous le nom de Annales Cameracenses, Lambert, parvenant à l'année 1108, date de sa naissance, choisit alors d'introduire là ce qu'il appelle la « généalogie de ses ancêtres », genealogia antecessorum parentum meorum *. Témoignage précieux entre tous, et je puis dire unique. D'abord parce que ce tableau d'une parenté ne fut point construit sur commande, et pour autrui, pour la gloire d'un patron et l'illustration d'une grande lignée ; il fut dressé spontanément par son auteur et pour soi-même. Par un « intellectuel », certes, très soucieux de beau langage, par un homme d'Eglise, formé dans un monastère et devenu chanoine régulier à Saint-Aubert de Cambrai, et par conséquent par un individu — ceci déforme quelque peu la vision qu'il se faisait de sa parenté — qui vivait détaché de sa maison familiale, incorporé dans une autre fraternité, et qui surtout avait pris ses distances, du fait de son état, à l'égard du patrimoine ancestral, de l'héritage, auquél il ne participait plus. Mais ce religieux, cependant, demeurait fort préoccupé de son rang et de la valeur de sa race. Cette généalogie d'autre part est, si l'on peut dire, naïve : elle ne s'appuie pas sur des recherches menées dans des archives ; elle se fonde sur la mémoire personnelle d'un homme d'environ quarante-cinq ans, précisée seulement, nous dit-il lui-même, par certains témoignages oraux. Enfin — et c'est ce qui achève de conférer à ce document un prix tout à fait exceptionnel — cette généalogie n'est point d'un grand seigneur mais d'un membre de la petite aristocratie ; Lambert est issu d'un lignage de simples chevaliers de Flandre : son grand-père paternel avait été, à la fin du XIe siècle, chevalier casé (miles et casatus) de l'évêque de Cambrai. Pour analyser convenablement ce témoignage de toute première valeur, il importe de présenter d'abord sommairement le schéma de parenté, en respectant scrupuleusement l'ordre qu'a suivi Lambert pour l'établir. Lambert donc vient de parler de sa naissance et de sa maison natale. Il a nommé son père et sa mère. Il évoque alors son ascendance, et il décrit, en premier lieu, le côté paternel. Pour cela, il remonte immédiatement, par son père et son grand-père, jusqu'à l'oncle de celui-ci, seul représentant de la plus ancienne génération connue par l'auteur, et qui est en tout cas, à ses yeux, son plus lointain « ancêtre ». Parvenu à ce point, Lambert descend de degré en degré ; il évoque les fils de cet homme ; à propos de l'aîné d'entre eux, il parle aussi de ses alliances ; puis il passe aux frères de son père, à leurs épouses, sans nommer leurs descendants, à
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l'exception d'un seul, le plus proche de l'ancêtre commun ; il parvient enfin à ses propres frères et à ses sœurs. Commence alors la description de la branche maternelle, ordonnée de manière identique : le grand-père, ses frères, puis ses sœurs ; la grand-mère, ses frères et les lignées qui en sont issues ; les oncles de Lambert, les tantes et leur descendance. Telle est la disposition de ce schéma simple. Il fait apercevoir aussitôt que, dans l'image que Lambert se formait de sa famille, les hommes ont toujours le pas sur les femmes, et les aînés toujours sur les cadets, enfin que la parenté par alliance tient une large place auprès de la parenté par le sang. Quant au contenu même, il révèle que le champ de la conscience familiale était relativement restreint. Si Lambert fait allusion, et seulement d'ailleurs dans le lignage de sa mère, à quelques rameaux éloignés — de « fameux chevaliers », des « hommes éminents par leur naissance », « certains autres très nobles » —, il n'évoque expressément que soixante-treize individus. Encore n'en désigne-t-il par leur nom que trente-cinq, dixhuit du côté paternel, dix-sept du côté maternel. De ces hommes et de ces femmes qu'il nomme, dix-sept appartiennent à la génération de son père et de sa mère. A la génération antérieure, la troisième, son souvenir perd de sa précision : sept noms seulement. Plus haut dans le passé, à la quatrième génération, seul échappe à l'oubli l'aîné du lignage paternel et son épouse, un homme dont on trouve la trace parmi les documents d'archives aux environs de 1050 et qui, par conséquent, était actif une soixantaine d'années avant la naissance de Lambert, guère plus d'un siècle avant le moment où celui-ci rédige cette description : notons combien la mémoire des ancêtres est courte. Quant aux gens de sa parenté qui appartiennent à sa propre génération, Lambert en parle fort peu. Ceci s'explique : il vit, retiré du siècle, dans une communauté de chanoines réguliers ; son propos, par ailleurs, il le dit nettement, est de parler de ses « ancêtres ». A ce niveau, du côté paternel, il nomme donc seulement deux hommes : l'aîné de ses cinq frères, lequel d'ailleurs est déjà mort, tué dans un combat ; un autre personnage, décoré du titre de « chevalier » que renforce encore l'adjectif potens et qui porte le nom de l'ancêtre le plus lointain (ce chevalier est, en fait, le premier descendant, en ordre de primogéniture masculine, du grand-père paternel ; on peut penser qu'il tient par héritage le fief qui fut jadis concédé à celui-ci ; il s'agit de toute évidence du chef actuel de la lignée). Deux hommes, pas davantage. Surpris par une telle
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restriction, F. Vercauteren a émis, pour l'expliquer, cette hypothèse : si Lambert insiste peu sur ses contemporains de la branche paternelle, c'est que celle-ci, à l'époque où il écrivait, se trouvait en voie de rapide régression économique. Il est à peu près sûr, en effet, que ses neuf frères et sœurs, dont le père et la mère étaient eux-mêmes les derniers-nés de leur famille, devaient se trouver dans une situation de fortune assez médiocre. Du moins, le choix qu'il opère de ce côté de sa parenté est-il significatif : il nomme seulement des hommes, et des hommes de guerre ; il met résolument l'accent sur la primogéniture. Dans son esprit, sa famille paternelle s'ordonne comme une « maison », un lignage de guerriers, où compte très fortement l'aînesse. Du côté maternel, Lambert désigne par leur nom sept individus de sa génération, et ce sont des parents moins proches : le tableau se déploie donc de ce côté-ci plus largement. A vrai dire, et ce peut être l'explication la plus profonde, ces gens sont presque tous d'Eglise : trois cousins germains, l'un moine à Mont-Saint-Eloi, comme Lambert le fut lui-même, les deux autres chanoines réguliers, comme il l'est aussi. Apparaissent encore, dans un cousinage moins proche et rattachés au lignage de la grand-mère maternelle, d'autres ecclésiastiques, ceux-ci de plus haute dignité, deux abbés et une abbesse. Mais le dernier nommé est un laïc qui s'est illustré dans l'ordre militaire, fut porte-étendard du comte de Flandre et mourut lui aussi à la guerre. Autre héros. Ainsi, dans l'image que livre Lambert des parents de sa génération, le côté maternel l'emporte : c'est qu'il est, socialement, mieux situé. Aux degrés successifs de l'ascendance, le côté paternel reprend cependant l'avantage : seize individus nommés, dont douze hommes. 1. Voici d'abord le père, ses trois frères, et le grand-père. Lambert ne dit mot des frères de ce dernier. En eut-il ? La difficulté est que l'on ne dispose pas, malgré les minutieuses recherches de F. Vercauteren, d'un tableau généalogique vrai et complet, que l'on puisse superposer à ce tableau composé de mémoire, ce qui permettrait de délimiter exactement les zones d'oubli. Du moins peut-on justifier la présence exclusive de ces cinq hommes en se fondant sur ce que dit Lambert de son existence familiale. Son grand-père vivait à Néchin, sur un domaine qui lui venait de sa femme. En s'établissant là par un heureux mariage, il avait quitté sa demeure natale et rompu de la sorte la communauté de vie avec son père et avec ses frères, s'il en avait jamais eu. Pour Lambert, né lui-même à
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Néchin, le souvenir de ses grands-ondes et de son arrière-grandpère s'est, de cette manière, effacé : la mémoire qu'il conserve est celle du foyer, de la maison, et des hommes qui véritablement y vécurent en commun. 2. Il se souvient pourtant aussi, à la génération antérieure, la plus lointaine qu'il rappelle, d'un oncle de son grand-père. Il le désigne par son nom et aussi par son cognomen, qui est le nom d'une terre et d'une autre maison : Wattrelos. Pour lui, ce surnom est devenu le symbole même de sa race, et de l'unité de celle-ci. De cette race, cet homme, sans doute par droit d'aînesse, incarnait la tige maîtresse ; voici pourquoi Lambert, muet sur son arrière-grand-père, nomme tous les fils de cet ancêtre, à l'exception d'un seul dont le nom, dit-il, est à présent sorti de sa mémoire. 3. Restent quatre hommes présents dans le côté paternel du tableau. Ils appartiennent à trois maisons alliées par les femmes au lignage de Wattrelos. Ce sont les frères — aînés, donc chefs de maison — de trois épouses : celles des deux oncles de Lambert dont la descendance n'est pas éteinte (l'aîné est mort avant son père, ses enfants ne sont plus vivants, et, pour ces deux raisons sans doute, il n'est pas fait mention du lignage de son épouse) ; celle enfin de l'aîné des fils du plus lointain représentant du lignage. Le quatrième homme est le fils du précédent ; il représente en effet l'alliance la plus brillante, celle qui unit la race de Lambert à une race située à un degré supérieur dans la société aristocratique, une famille de châtelains, les sires d'Avesnes. 4. Enfin, du côté paternel, Lambert nomme quatre femmes : la grand-mère, qui a fait entrer dans le patrimoine du lignage l'alleu où Lambert est né ; les épouses de ses deux oncles ; l'épouse, enfin, du plus lointain chef de la maison de Wattrelos. La seule femme qu'il évoque, sans dire son nom, est une tante, morte sans être mariée : de ce côté, les femmes dont le souvenir se conserve sont celles qui ont participé à l'accroissement du patrimoine familial ou qui, venues d'une autre race, ont partagé la vie de la maison et l'ont unie à d'autres lignages. Du côté maternel, la mémoire se déploie plus loin, mais avec une moindre précision : dix noms seulement dans l'ascendance, et une plus forte proportion de femmes, la moitié. Sont nommés, le grandpère et la grand-mère. De leurs frères respectifs, la valeur sociale est amplement évoquée, mais sans que les individus soient distingués
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personnellement : le souvenir est ici celui d'un éclat, d'une gloire, un souvenir d'honneur, mais non point de familiarité domestique, et surtout, de ce côté, la parenté ne se concrétise pas par un héritage, par une communauté de possession foncière. Sont nommés encore tous les oncles et toutes les tantes de Lambert, mais celui-ci ne désigne pas par leur nom les époux des tantes mariées ; il ne cherche pas à faire connaître la maison où elles sont entrées ; il donne le nom de l'épouse de l'oncle marié, mais non point celui du frère de celle-ci, ni de la maison dont elle sort. De ce côté, les alliances matrimoniales des membres du lignage ne semblent pas retentir dans la conscience familiale comme elles le font dans la branche paternelle. De ce dénombrement, de cette longue analyse, que dégager ? 1. Un fait évident d'abord : les hommes occupent dans la mémoire familiale une place nettement prépondérante : dix-neuf femmes seulement parmi les soixante-treize individus évoqués ; une proportion un peu plus forte (30 %) parmi les individus désignés par leur nom (encore faut-il préciser que toutes les femmes nommées sont des parentes très proches, à l'exception d'une seule, mais qui fut abbesse d'un grand monastère). D'autre part, répétons-le : dans l'ordre de la description, les hommes apparaissent toujours avant les femmes et, par sa construction générale, le schéma généalogique place au premier rang l'agnatio. Cette prééminence masculine est explicable en partie par la situation personnelle de Lambert, qui était un homme lui-même, et de plus homme d'Eglise. Mais elle reflète sans doute aussi très directement l'influence des règles successorales qui réservaient aux mâles l'héritage des biens immobiliers. Ces règles de dévolution, celles en particulier qui s'appliquaient au fief (Lambert vivait dans une région et appartenait à un milieu social où la plupart des terres étaient l'objet d'une possession féodale) explique aussi l'attention qu'il prête à l'ordre des naissances. Il prend grand soin de l'indiquer toujours, et met un accent particulier sur la primogéniture, qu'il s'agisse des fils ou des filles. Précisons cependant que la prépondérance des hommes est plus nettement accusée du côté paternel, où les trois quarts des individus nommés sont masculins, alors que du côté maternel la mémoire fait une place égale aux hommes et aux femmes. 2. Du côté du père, la mémoire s'ordonne très nettement en fonction de la conscience d'une race et d'un sentiment lignager dont l'expression, le soutien est un cognomen, un surnom patronymique.
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Celui-ci désigne un lieu, une terre ; il est porté à la fois par les deux grands-pères de Lambert ; il les relie l'un et l'autre à l'ancêtre le plus éloigné dans le temps et qui, dans l'esprit de l'auteur, représente la racine connue de son lignage. Ces deux grand-pères, surnommés « de Wattrelos », avaient-ils en fait conservé des possessions dans ce terroir ? C'est probable pour le grand-père maternel, dont le fils aîné, chevalier, fut ensuite maire de Wattrelos ; c'est très improbable pour le grand-père paternel, feudataire de l'évêque de Cambrai, qui vint s'établir sur le domaine héréditaire de son épouse, où vécurent ses fils, où naquit son petit-fils. Or, même dans ce cas, même lorsque ces hommes étaient casés sur un fief personnel, installés sur l'alleu de leur femme ou sur celui de leur mère, ils se réclamaient désormais (c'est-à-dire depuis la fin du XI e siècle, au plus tard) du nom de la terre ancestrale, à laquelle pourtant ils n'avaient plus part directement. Ce nom, devenu pour eux abstrait, marquait leur appartenance à une « maison », à une lignée, à une race, organisée de manière strictement agnatique et gouvernée par les règles de la primogéniture. Ciment de la cohésion lignagère, ce nom de la maison-souche du lignage était aussi le support de la mémoire familiale. Et si l'on se demande pourquoi le souvenir de Lambert ne remonte pas au-delà d'un ancêtre de la quatrième génération, d'un homme qui vivait vers 1050, est-il interdit de penser que, dans cette région, le milieu du XI e siècle fut précisément le moment où, au niveau des milites, dans cette couche inférieure de l'aristocratie dont procédait Lambert, les groupes familiaux se constituèrent en lignées, justement en se fixant sur une terre, soit sur des alleux, soit plutôt sur des fiefs indivisibles devenus décidément, selon l'évolution récente des coutumes féodales, héréditaires par droit de primogéniture ? Ce fut seulement alors, par conséquent, qu'ils s'organisèrent en « maisons », adoptant du même coup un cognomen. Auparavant, par-delà ce seuil chronologique, les relations familiales parmi la chevalerie s'ordonnaient sans doute d'une autre manière. Point de maisons, donc point de cognomina familiaux, point de race, mais des groupes de parenté, qui gravitaient autour de la maison d'un seigneur, d'un patron. De ces réseaux familiaux, beaucoup moins cohérents, diffus et changeant au gré des mariages, le souvenir s'est perdu très vite. La mémoire des ancêtres est devenue ferme au moment même où les structures de parenté se sont modifiées et ont pris, autour d'un « casement » foncier, d'un héritage, d'un faisceau de droits définis et bien attachés à un patrimoine, ime allure résolument agnatique. Le témoignage de Lambert de Wattrelos permet-
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trait donc de situer cette transformation fondamentale, dans cette région et dans cette couche sociale, vers le milieu du XI e siècle. Ce que l'on sait de l'histoire de l'aristocratie et des structures féodales ne contredit point à première vue cette hypothèse. Il apparaît clairement d'ailleurs que le côté maternel, dans le schéma de Lambert, se trouve organisé semblablement en lignage : des fils du grand-père, un seul, l'aîné, est marié et c'est lui qui possède les biens héréditaires de la lignée ; de ses trois frères, deux sont restés des « jeunes », entendons des chevaliers d'aventures, célibataires et sans établissement ; le dernier est entré en religion. Toutefois, dans la conscience de Lambert, le lignage de sa mère occupe une position quelque peu différente. Ceci m'amène à considérer un autre point : le rôle des femmes et des alliances matrimoniales. 3. Celles-ci, je l'ai dit, n'ont pas le même poids ni la même résonnance des deux côtés de l'ascendance, et non sans raison. En se mariant, en effet, l'épouse pénètre dans la maison de son mari ; elle s'y incorpore. D u côté paternel, Lambert considère donc les épouses de ses oncles comme annexées. Il les nomme. Mais il nomme également, sinon leur père, du moins leur frère aîné ou le fils de celui-ci, l'homme qui, au temps de la rédaction des Annales Cameracenses, dirigeait leur lignage. Car, par leur intermédiaire, un lien de familiarité s'est établi effectivement entre les hommes de la maison de Lambert et ceux des maisons d'où sortent ces femmes. Un tel lien de familiarité n'est point perçu aussi fortement par Lambert quant aux femmes agrégées par mariage au lignage de sa mère ; sans doute se sont-elles bien incorporées à cette maison, mais celle-ci, à l'égard de la lignée maîtresse, celle du père de l'auteur de cette généalogie, se trouve elle-même en retrait. Quant aux filles de la race, l'alliance matrimoniale les a fait sortir complètement de leur maison, et la mémoire familiale, pour cette raison, ne retient même pas le nom de leur mari. 4. Au plan des relations affectives et concrètes, l'apport des femmes étrangères au lignage apparaît pourtant, à travers la description des Annales Cameracenses, considérable à trois points de vue : a) Le frère de ces femmes, en premier lieu, semble bien exercer une forte influence sur le destin de leurs enfants mâles. Il est pour eux le soutien naturel, le protecteur, et l'on trouve ici l'illustration concrète de la position privilégiée qu'occupaient alors les liens entre neveu et oncle maternel dans le réseau des relations de parenté. Certains historiens de la société féodale, et notamment Marc Bloch,
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avaient interprété dans ce sens quelques-uns des thèmes de la littérature chevaleresque Or voici un témoignage direct qui corrobore ces observations. Il montre clairement que de tels rapports se sont développés sans que les contrarient, bien au contraire, les structures patrilinéaires de la parenté. Ainsi, Lambert : le nom qu'il porte est celui d'un frère de sa mère ; c'est un autre de ses oncles maternels, homme d'Eglise, devenu abbé de Mont-Saint-EIoi, qui l'a guidé dans la carrière, qui l'a pris dans son monastère, puis l'a établi dans sa situation canoniale — comme il a casé d'ailleurs trois des fils de ses autres sœurs. Quant au frère aîné de Lambert, le seul nommé, voué, lui, à l'état militaire, il semble bien avoir suivi, dans l'existence aventureuse des juvenes, des guerriers non mariés, l'un des frères de sa mère, lui-même chevalier d'aventures. b) L'épouse, en se mariant, apporte dans la maison de son mari des biens, certaines richesses qui viennent de son propre lignage et qui sont destinés, à la génération suivante, à se joindre, dans la fortune de ses enfants, aux biens hérités de leur père. Fait significatif : dans le croquis généalogique établi par Lambert, les seuls cognomina cités, hormis le cognomen de sa race et celui des beauxfrères de ses oncles paternels, font mémoire de la maison de sa mère et de celles de ses deux grand-mères, c'est-à-dire qu'ils évoquent des parts d'héritage, des biens introduits par ces femmes dans le patrimoine familial. De quels biens s'agit-il ? La grand-mère maternelle, parce qu'elle avait en grand nombre des frères et des sœurs, n'a point apporté de terres à son mari, mais des biens meubles, des esclaves (servi et ancillae), et son petit-fils s'en souvient encore. En revanche, la grand-mère paternelle, sans doute parce qu'elle n'avait pas de frères, amenait avec elle le beau domaine de Néchin où vécut son mari, où vécurent ses enfants, où naquit son petit-fils. On peut donc remarquer dans la famille de Lambert de Wattrelos un phénomène qui me paraît fort important dans le jeu des relations sociales au sein de l'aristocratie de cette époque. Le mariage unit très souvent des conjoints de fortune inégale, et il apparaît d'ordinaire que l'épouse se situe à un niveau de fortune supérieur à celui de son mari. Le cas est très évident ici pour trois au moins des mâles du côté paternel, l'un des oncles, le fils aîné du grandoncle, le grand-père surtout, ce miles casatus qui épousa l'héritière d'un alleu fort riche. Et c'est peut-être en raison d'une semblable inégalité que Lambert ne tient pas à nommer les maris de ses tantes.
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c) Ce fait m'amène en tout cas à une dernière considération : la femme apporte d'ordinaire au lignage où elle est entrée par mariage un appoint de renommée, c'est-à-dire de noblesse. Dans le schéma présenté par Lambert, très nettement, le côté glorieux, c'est le côté maternel. Par le père de sa mère, par les dix frères de celui-ci, qui, Lambert insiste à plaisir sur ce point, furent tués le même jour dans le même combat, le souvenir familial s'ouvre sur l'épopée, rejoint les « cantilènes » que les jongleurs, au temps de la rédaction des Annales, chantent encore. Mais, par sa grandmère maternelle surtout, Lambert a conscience de toucher à ce qu'il appelle la nobilitas. Nobilis, nobilior, il emploie ces adjectifs exclusivement à propos du lignage de sa grand-mère maternelle, ce lignage largement propagé dont il est fier, et vers lequel il se tourne surtout lorsqu'il veut évoquer, au niveau de sa propre génération, les parentés les plus honorables, les « amis » les plus célèbres. Toute la charge de gloire, d'illustration, de noblesse, est de ce côté-là. Ces réflexions débouchent de la sorte sur l'épineux problème de la noblesse et de ses rapports avec la chevalerie. Dans cette région et à l'époque où furent composées les Annales Cameracenses, existait-il, dans la conscience aristocratique, identité ou différence entre le titre nobilis et le titre miles ? Au premier abord, un texte comme celui-ci, ce qu'il révèle des attitudes mentales à l'égard des relations de parenté, paraît soutenir l'hypothèse des historiens qui considèrent que, dans le Nord de la France, la noblesse au XII e siècle se transmettait en ligne maternelle : c'est en effet par la mère de sa grandmère maternelle que Lambert se plaît à montrer ce qui le rattache aux nobiles de Flandre. Cependant, on peut rétorquer bien vite que, si Lambert applique à sa grand-mère le qualificatif nobilis, c'est en fait parce que le mot miles n'a pas de féminin et qu'il lui fallait trouver un autre terme pour marquer la haute naissance de cette femme. Mais on peut avancer encore d'autres arguments plus décisifs. Cette grand-mère noble avait eu des fils, héritiers de son sang et par conséquent de sa noblesse. Lambert n'eût pas manqué de les désigner eux aussi comme des nobles, si ce titre dans sa pensée eût été différent du titre chevaleresque, et supérieur à lui. Or, c'est bien le mot « chevalier », et ce terme seul, qu'il emploie à leur propos pour indiquer leur rang social. La description prouve donc clairement que, dans cette zone de l'aristocratie, et dès le troisième quart du XII e siècle, le seul qualificatif qui marquât la supériorité sociaie d'un mâle, c'était le mot miles. Ajoutons encore que si la noblesse s'était effectivement transmise par les femmes, le
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tableau n'eût certes pas présenté cette structure d'ensemble si décidément masculine et patrilinéaire. Dans ce milieu d'hommes, de guerre et d'Eglise, les liens de famille, en même temps que la conception de la dignité d'une race, de l'illustration d'un sang, avaient dès lors revêtu une forme strictement agnatique et la notion de noblesse s'était, du même coup, tout à fait confondue avec celle de chevalerie. Il n'empêche évidemment que, dans la conscience du chanoine Lambert, le versant maternel de sa parenté apparaissait briller d'un éclat plus vif. Mais c'était la conséquence fortuite d'une réalité sociale, la fréquence des mariages inégaux, l'effort persévérant des lignages pour marier leurs fils à un niveau supérieur, l'effort, plus efficace sans doute, des grands seigneurs soucieux de caser leurs vassaux domestiques, les « bacheliers » de leur maison, sans trop s'appauvrir eux-mêmes, et qui leur donnaient pour femme la veuve ou la fille fortunée d'un vassal, l'impuissance enfin des maisons aristocratiques, dont les enfants mâles se trouvaient naturellement privilégiés par les coutumes successorales, à découvrir pour les filles de la race, sauf si l'absence de frères les rendaient héritières du patrimoine, des époux qui ne leur fussent pas sensiblement inférieurs. #
Le second texte, le second témoin de la littérature généalogique de la France du Nord que j'ai choisi d'interpréter ici, est un document d'une toute autre ampleur, qui ne remplit pas, comme le texte de Lambert de Wattrelos, une seule page des Monumenta Germaniae Histórica, mais soixante. Il s'agit, d'autre part, d'un ouvrage qui fut, lui, composé sur la commande d'un seigneur par un écrivain professionnel, par un homme qui n'a pas travaillé seulement sur le contenu de sa propre mémoire ou de celle de ses familiers, mais sur toute une documentation, sur des archives, des écrits généalogiques rédigés antérieurement et sur les souvenirs attachés aux tombeaux d'une nécropole familiale. Cette source est donc infiniment plus riche, et contient notamment d'innombrables traits latéraux de psychologie collective que je me réserve d'utiliser ailleurs ; en revanche, le témoignage est beaucoup moins frais, moins spontané, moins significatif d'une certaine image mentale individuelle. Ce document, sur lequel je travaille depuis longtemps déjà et dont je suis très loin d'avoir achevé l'exploration, c'est 1 'Historia comitum Ghisnensium qu'écrivit à l'extrême fin du xii" siècle le prêtre Lambert d'Ardres 4 . Cette œuvre historique s'organise en fonction de la personnalité d'Ar-
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noud d'Ardres, le chef de la maison où Lambert servait en domestique, qui était fils aîné du comte de Guines, l'héritier désigné de celui-ci et qui détenait déjà du chef de sa mère la seigneurie d'Ardres. Le livre est construit comme une généalogie d'Arnoud, c'est-à-dire d'un châtelain, d'un « sire », d'un homme appartenant à une couche aristocratique qui surplombait fort nettement le lignage des chevaliers de Wattrelos, et ce texte introduit par conséquent dans un autre monde, où la « noblesse » est plus éclatante. De cette généalogie, je ne puis reconstituer ici tout le schéma dans son détail ; il est beaucoup trop complexe, et ce serait dépasser très largement les cadres de cet article que l'analyser aussi minutieusement que le précédent. Je me bornerai donc à quelques remarques ; elles viennent en simple complément de l'étude approfondie que j'ai donnée du croquis généalogique laissé par Lambert de Wattrelos : 1. Le soin que prend Lambert d'Ardres à décrire l'adoubement de son héros renforce la conviction que le titre chevaleresque possédait dans ce milieu et à cette époque une valeur des plus éminentes, et qu'un seigneur du plus haut parage, conscient de rejoindre par ses ancêtres les plus lointains la race même de Charlemagne, mettait sa gloire, alors, à s'en parer. 2. Il apparaît, d'autre part, que les deux tableaux de parenté, celui de Lambert de Wattrelos et celui d'Arnoud d'Ardres, présentent une structure très semblable. Celui du châtelain est simplement plus développé dans toutes les directions. Ici deux cents individus sont nommés ; la mémoire s'étend sur huit générations ; elle cherche même à vaincre les résistances et à remonter plus loin encore. Cette extension tient aux capacités techniques de l'auteur de la généalogie. Mais elle tient surtout à la qualité sociale de ce groupe familial, où se mêlent, pour aboutir à Arnoud, des lignages, non pas de chevaliers, mais de châtelains, de vicomtes, de comtes. Ceci dit, la mémoire — cette mémoire que l'écrit même a pour fonction de stabiliser — se déploie de la même manière : 87 % des individus nommés appartiennent aux générations I, II, III et IV, 50 % aux générations I et II, mais la génération même d'Arnoud est moins représentée que la génération immédiatement antérieure, qui rassemble 37 % des individus nommés. 3. Même prépondérance des hommes qui, parmi les individus désignés par leur nom, sont très exactement deux fois plus nombreux que les femmes. Même priorité du côté paternel : c'est par lui que
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l'histoire commence, de ce côté que le souvenir s'enfonce plus profondément dans le passé, et de beaucoup, puisqu'il remonte d'un siècle plus haut. Ce souvenir va s'aventurer même si loin dans cette direction qu'il perd pied et que, pour se prolonger, il lui faut s'engager dans le domaine de la légende, de la fiction, du mythe. Parvenu, en passant toujours des fils à leur père, jusqu'à la huitième génération, c'est-à-dire jusqu'en 928, Lambert d'Ardres se heurte à l'impossibilité d'établir des filiations patrilinéaires sûres. Utilisant un procédé dont K. F. Werner a montré qu'il était couramment employé en ce temps par les auteurs de généalogies princières Lambert invente alors un ancêtre. Il situe à cet endroit celui qu'il appelle auctor gbtsnensis nobilitatis et generis, un personnage qui paraît bien mythique et qu'il traite d'ailleurs en héros courtois. Ce Sifridus, il en parle comme d'un aventurier Scandinave, mais il l'apparente toutefois, et ceci sans aucun fondement documentaire, aux plus anciens seigneurs connus du pays, par un artifice qui manifeste, encore une fois, le souci constant de représenter la famille jusque dans sa plus lointaine durée comme un lignage, comme une succession d'héritiers qui de mâle en mâle se transmettent un patrimoine. Enfin, il fait de ce héros fondateur d'une part, et ceci est fort important, le constructeur du château de Guiñes, de la forteresse qui devait devenir la tête de la puissance comtale et l'assise matérielle de cette lignée ; il en fait d'autre part le séducteur d'une des filles du prince voisin, le comte de Flandre. Par cette union illicite, l'homme devient la racine de cet arbre de Jessé que constitue après lui la genealogía ghisnensium. Avec son fils, bâtard, la puissance familiale reçoit sa légitimation, puisque le nouveau comte de Flandre, son oncle, l'adopte pour filleul, l'arme chevalier (encore un transfert mythique dans le passé des valeurs que possédait l'adoubement à la fin du X I I e siècle), érige sa terre en comté, et enfin la lui concède en fief*. Telle est l'image que les comtes de Guiñes se faisaient à la fin du X I I e siècle des origines de leur famille : pour eux la filiation lignagère commençait dans les années vingt du Xe siècle par l'union de l'ancêtre avec la fille d'un prince, qui lui-même descendait par les femmes des Carolingiens ; l'origine du lignage coïncidait pour eux exactement avec l'institution d'une puissance autonome autour d'une forteresse, du titre et des pouvoirs qui lui étaient attachés, et qui devait former désormais le cœur du patrimoine familial. Si l'on considère maintenant, dans le même texte, la lignée maternelle d'Arnoud, celle des seigneurs d'Ardres, qui eux n'étaient point comtes mais simples châtelains, on voit — et c'est la différence essentielle à mon
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propos — que le souvenir remonte ici beaucoup moins haut vers le passé : le plus lointain ancêtre cité vivait vers 1030. Ainsi, la mémoire d'une filiation lignagère remontait jusqu'au premier tiers du X* siècle dans une famille comtale, jusqu'au premier tiers seulement du XI* siècle dans une famille châtelaine. Ces deux points chronologiques me paraissent dignes d'attention. 4. En tout cas, la parenté apparaît dans les deux branches, dans leurs diverses ramifications et dans toutes les directions ascendantes, de structure absolument agnatique, et l'auteur se soucie constamment de présenter les individus des deux sexes dans l'ordre de leur naissance et de bien distinguer des autres les aînés. C'est à propos du comte qui mourut en 1020 qu'est faite dans 1'Historia la première allusion à une règle de succession par primogéniture. Selon Lambert de Wattrelos, selon Lambert d'Ardres, le schéma généalogique est donc le même. Avec cependant, dans la parenté d'Arnoud, ce caractère particulier : il se trouve que les deux châteaux, d'Ardres et de Guiñes, qui formaient le cœur de son patrimoine ancestral, étaient passés l'un et l'autre une fois, l'un à la troisième génération, l'autre à la quatrième, par extinction des héritiers mâles et par le mariage d'une héritière, entre les mains d'une autre lignée, moins puissante. Autres exemples de ces mariages inégaux, dont j'ai parlé tout à l'heure, et de cette course aux riches héritières qui, je l'ai montré dans une autre étude T , a tenu tant de place dans les préoccupations et dans l'existence aventureuse des juvenes de l'aristocratie de cette région, pendant les XIe et XIIe siècles. Il résulte de ce fait, dans la rédaction généalogique, des décrochements dont l'orientation est d'ailleurs très significative : l'auteur de YHistoria ne poursuit pas très loin, dans la direction patrilinéaire, la description de l'ascendance de l'heureux mari de l'héritière. Il peine sans doute à le faire, car la mémoire des ancêtres de cet homme médiocre, de ce parvenu qui par son mariage avait brusquement avivé l'éclat de sa noblesse, ne s'était pas conservée : il s'agissait d'un homme nouveau. Lambert abandonne donc vite cette voie, il revient à l'épouse et développe alors son récit du côté de l'ascendance de cette femme, du lignage de ses pères, des hommes qui ont été les possesseurs du bien, du château, du titre, du cognomen, c'est-à-dire, en un mot, des vrais ancêtres de la maison. 5. On voit ici encore le rôle des femmes. Certes Lambert d'Ardres, à trois reprises, et toutes les fois du côté paternel, fait allusion à des alliances qui par les femmes rattachent son héros à des ancêtres
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carolingiens. Ici aussi, et très nettement, la mémoire la plus glorieuse s'établit du côté des branches maternelles. Toutefois, l'ensemble de l'histoire en fait, toute la mémoire généalogique que l'on conserve de la maison seigneuriale où vit Lambert, et que son oeuvre a pour but de fixer, s'organise en fonction d'un héritage, de l'héritage d'un double titre et d'une double seigneurie. Le patrimoine paraît bien le support essentiel de la mémoire des aïeux et de la conscience familiale. A tel point que l'auteur étend sa description et la prolonge vers tous ceux qui, contemporains de son héros, pourraient éventuellement prétendre avoir quelque droit sur cette fortune, y compris — chose notable — les bâtards et les descendants des bâtards du père, des grands-oncles, de l'arrière-grand-oncle. Dans ce milieu de haute aristocratie, parmi ces chefs de principautés, le sentiment de parenté s'attache de toute évidence à une maison, au château, support de la puissance, et à la collégiale qui le flanque ; elle remonte avec sûreté jusqu'à l'ancêtre, de quelque côté qu'il soit, qui a bâti la forteresse et qui a fondé de la sorte le pouvoir et la gloire de la lignée. Au-delà, le souvenir se perd.
Je voudrais conclure en insistant sur un point qui me paraît essentiel et en formulant à son propos une hypothèse de recherches. Dans cette région de l'Occident, la mémoire généalogique des hommes qui vivaient à la fin du XIIe siècle paraît bien s'étendre inégalement selon le rang qu'ils occupent : au niveau de la petite chevalerie, elle remonte jusque vers le milieu du XIe siècle ; dans les familles de châtelains, jusqu'aux abords de l'an mil ; enfin dans les familles comtales, jusqu'au début du Xe siècle. Ces seuils, au-delà desquels se perd le souvenir des ancêtres, sont d'autant plus reculés que le lignage est plus haut placé dans la hiérarchie des conditions politiques et sociales. Ceci n'est guère surprenant. Mais il est intéressant d'observer que ces trois points chronologiques se trouvent être exactement ceux jusqu'où parvient la recherche des érudits lorsqu'ils s'efforcent aujourd'hui de reconstruire les filiations réelles des familles, et que de telles recherches ne parviennent pas à pousser plus haut. Ainsi, dans la société du Mâconnais, j'ai pu reconstituer la parenté jusqu'à la première moitié du XIe siècle dans les lignages de chevaliers, jusqu'à la fin du Xe siècle dans les lignages de châtelains, jusque vers 920 dans les lignages des comtes'. Au-delà de ces dates, il m'a été impossible de découvrir qui était le père du plus lointain ancêtre connu. Or, l'obstacle n'est pas dans la documentation, qui ne change
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ni en nature ni en densité. On peut donc croire que cette incapacité (semblable à celle que surmonta Lambert d'Ardres en inventant le personnage de l'aventurier Sifridus) résulte de la transformation même des structures de parenté. La disparition des indices de filiation patrilinéaire dans les sources écrites lorsque, remontant dans le temps, la recherche franchit ces seuils chronologiques, traduit en fait une moindre importance de ces filiations, à partir de cette date même, dans la conscience familiale. Dans les documents dont nous disposons, tout apparaît donc comme si, progressivement, aux différents degrés de l'aristocratie, les structures de parenté s'étaient transformées entre le début du Xe et le milieu du XIe siècle. Antérieurement, pas de lignage, pas de conscience proprement généalogique, pas de mémoire cohérente des ancêtres ; un homme de l'aristocratie considérait sa famille comme un groupement, si je puis dire, horizontal, étalé dans le présent, sans limites précises ni fixes, constitué aussi bien de propinquti que de consanguinei, d'hommes et de femmes liés à lui aussi bien par le sang que par le jeu des alliances matrimoniales. Ce qui comptait pour lui, pour son succès, pour sa fortune, c'était moins ses « ancêtres » que ses « proches », par lesquels il pouvait s'approcher des sources de la puissance, c'est-à-dire du roi, du duc ou du chef local, en tout cas de l'homme capable de distribuer les charges, les < bienfaits >, les honneurs. Il attendait tout de ce senior ; il s'efforçait donc, par des alliances de toutes sortes, de se rattacher plus étroitement à sa maison, de s'y incorporer ; parce qu'il était en fait dépendant de ce patron, l'important pour lui c'était ses relations et non son ascendance. Il était un bénéficiaire ; il n'était pas un héritier. Alors que, plus tard, l'individu se sent pris au contraire dans un groupe familial de structure beaucoup plus stricte, axé sur la filiation agnatique, et d'orientation verticale : il se sent membre d'un lignage, d'une race où de père en fils se transmet un héritage ; l'aîné des garçons assume la direction de cette maison, et l'histoire de celle-ci peut s'écrire sous la forme d'un arbre enraciné dans la personne de l'ancêtre fondateur, qui se trouve à l'origine de toute la puissance et de toute l'illustration de la race. L'individu est devenu lui-même un prince ; il > pris une conscience d'héritier. J'ajoute : il se sent noble, puisque être noble, c'est d'abord se réclamer d'ancêtres connus, c'est se référei à une généalogie. Mais, et voici ce qui importe, aux trois moments successifs où, depuis le haut de l'aristocratie jusqu'à ses moindres niveaux, la mémoire des ancêtres se perd, pour nous autres historiens, comme elle se
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perdait déjà à la fin du XIIe siècle dans l'esprit de leurs propres descendants, paraissent bien se situer aussi d'importantes modifications qui affectent les structures politiques et juridiques. Une telle coïncidence mérite particulière attention. Dans le royaume de France, le début du Xe siècle est en effet le temps où les comtes gagnent leur autonomie par rapport aux grands princes territoriaux et commencent à disposer librement en faveur de l'aîné de leurs fils, de leur « honneur » désormais parfaitement intégré à leur patrimoine : aux alentours de l'an mil, c'est le tour des maîtres des châteaux d'accéder à l'indépendance et de s'approprier les forteresses où jusqu'alors ils commandaient au nom d'un autre ; dans les années trente du XIe siècle enfin, on voit d'une part, au niveau inférieur de l'aristocratie, se multiplier les concessions de fiefs, la tenure féodale prendre un caractère plus nettement héréditaire et se transmettre régulièrement de père en fils par règle de primogéniture, tandis que, d'autre part, la situation de fait de cette petite aristocratie se cristallise en privilèges juridiques autour d'un qualificatif, le titre de « chevalier », et des fonctions particulières qu'il définit. De toutes manières, la conscience généalogique apparaît à l'instant même où la richesse et le pouvoir, ceux du comte, ceux du châtelain, ceux du simple chevalier, revêtent décidément une allure patrimoniale et où commencent d'entrer en jeu, par conséquent, des règles successorales qui favorisent les fils aux dépens des filles, les plus âgés aux dépens des puînés et qui valorisent donc à la fois la branche paternelle et l'aînesse. Je reprends donc volontiers une réflexion de Karl Schmid, qui a singulièrement éclairé mes recherches : « La maison d'un noble devient une maison noble quand elle devient le centre et le point de cristallisation indépendant et durable d'une race. » * Mais en insistant fortement sur l'idée d'indépendance, et en reliant très étroitement un tel phénomène au processus de décomposition de la puissance royale, à cette dissémination de l'autorité, à cette dissociation progressive des pouvoirs de commandement que nous appelons la féodalité. L'apparition de nouvelles structures de parenté dans l'aristocratie et la mise en place du système féodal n'ont-elles pas progressé du même pas ? Il existe en tout cas entre structures de parenté et structures politiques une corrélation intime, une liaison véritablement organique, qui s'exprime au niveau des représentations mentales par la notion même de noblesse, et que cet article — c'est là son seul but — invite à étudier en profondeur.
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Notes 1. « Une parentèle dans la France du Nord aux XI* et XII* siècles », Le Moyen Age 69, 1963, pp. 223-245. 2. Monumenta Germaniae Histórica, Scriptores, XVI, pp. 511-512. 3. Cf. La société féodale : la formation des liens de dépendance, Paris, 1939, p. 213. 4. Ed. H. HELLER, Monumenta Germaniae Histórica, Scriptores, XXIV. 5. K. F. WERNER, «Untersuchungen zur Frühzeit des französischen Fürstentums », in : Die Welt als Geschichte, i960, pp. 116-118. 6. Historia comitum Gbisnensium, c. 7-12. 7. Cf. supra, chap. XI. 8. G. DUBY, La société aux Xi* et X/i* siècles dans la région mâconnaise, Paris, 1953, p. 411 sq. 9. € Zur Problematik von Familie, Sippe und Geschlecht, Haus und Dynastie, beim mittelalterlichen Adel. Vorfragen zum Thema 'Adel und Herrschaft im Mittelalter' », Zeitschrift für die Geschichte des Oberrheins 105, 1957.
CHAPITRE XVI
Remarques sur la littérature généalogique en France aux XI* et XII* siècles*
J'ai entrepris depuis plusieurs années d'étudier les relations de parenté dans l'aristocratie des pays français aux XI e et XII e siècles, étude qui conduit à aborder par des voies nouvelles certains des problèmes centraux que pose la société féodale, celui par exemple des rapports entre noblesse et chevalerie, celui de l'évolution des patrimoines laïques, celui de la distribution de commandement. Ces recherches d'histoire sociale, je m'efforce de les mener conjointement à deux niveaux, au plan si je puis dire matériel, des supports biologiques et économiques de la destinée familiale, mais aussi au plan des attitudes mentales, de la perception des liens de parenté. Le principal instrument de telles investigations est, de toute évidence, la généalogie. Mais il existe en vérité des généalogies de deux sortes, lesquelles, d'ailleurs, correspondent à peu près aux deux niveaux dont je viens de parler. Voici d'une part — et c'est d'abord à celles-ci que l'on pense — les généalogies que les historiens ont construites au cours des âges et qu'ils continuent de construire, ou de rectifier, en recueillant tous les indices de filiation ou d'alliance dispersés parmi les cartulaires, les charniers ou les nécrologes. Toujours incomplètes, souvent incertaines, ces généalogies-ci offrent de telle ou telle famille l'image concrète, dans sa croissance et dans sa fortune. Beaucoup plus rares, et ne pouvant s'accroître que par la découverte de parchemins inconnus, sont les généalogies de l'autre genre, j'entends celles qui furent composées à l'époque même par les contemporains. Or, celles-ci sont également très précieuses par
* Texte publié dans ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLBS-LETIIIES. Comptes rendus des séances de l'année 1967 (avril-juin), Paris, Klincksieck, 1967, pp. 335-345.
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le témoignage qu'elles apportent sur la psychologie familiale et sur les représentations mentales qui formèrent l'armature de la conscience lignagère. A propos de ces derniers documents, je voudrais présenter brièvement dans cette communication les premiers résultats de recherches que j'ai poursuivies avec l'aide diligente de Mlle de Guilhermier, collaborateur technique au Centre National de la Recherche Scientifique. Mon propos est d'abord d'étendre au royaume de France des investigations conduites dans l'Empire par A. H. Hônger 1 et plus récemment par Karl Hauck*, c'est-à-dire de faire un inventaire de ces sources. Je tenterai aussi d'interpréter celles-ci et, m'inspirant des travaux publiés en Allemagne encore, par K. F. Werner ' et par les élèves de Gerd Tellenbach, notamment par Karl Schmid de risquer quelques remarques, lesquelles ouvrent, semble-t-il, des perspectives assez larges, et non pas simplement sur l'histoire sociale, mais aussi sur l'histoire politique et sur l'histoire culturelle.
J'entends me limiter ici à une partie seulement de la littérature familiale, aux écrits proprement généalogiques, c'est-à-dire qui dressent le tableau d'une parenté. J'exclus donc trois catégories de documents, dont certains sont du plus grand intérêt pour l'histoire de la conscience familiale, mais qui me paraissent relever d'un autre genre et mériter des études spéciales : en premier lieu, les histoires et chroniques qui, comme au XIe siècle celle d'Adhémar de Chabannes et, au XIIe, celle de Geoffroy du Vigeois, contiennent de nombreuses ébauches de généalogies, mais qui n'ont point été écrites pour l'illustration d'une lignée ; ensuite, toutes les vitae, qui procèdent direc> tement soit de l'hagiographie, soit des éloges ou des déplorations funéraires ; enfin, certaines listes comtales, souvent liées à des listes épiscopales, qui ne contiennent aucune mention de filiation, comme celle qui figure dans le cartulaire de la cathédrale de Mâcon. Au terme de cette sélection, qui fait écarter en particulier toutes les œuvres composées au XIe siècle dans l'entourage des ducs de Normandie et, aux XIe et XIIe siècles, dans l'entourage des rois de France, reste donc, non comptées quelques continuations, une vingtaine de textes antérieurs à la fin du XIIe siècle. Il s'agit là, bien sûr, du mince résidu d'une production dont on sait avec certitude, et notamment par certaines mentions incluses dans les œuvres qui n'ont pas été perdues, qu'elle fut beaucoup plus abondante. De ce qui subsiste et qui 1. Voir note 1 et suivantes p. 298.
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peut être actuellement repéré dans l'état de l'édition et des études historiographiques voici, sommairement esquissé, l'inventaire : a) On trouve d'abord, très isolée en plein Xe siècle, la généalogie du comte de Flandre, Arnoul le Grand, composée par Vuitgerius entre 951 et 959 et conservée à l'abbaye de Saint-Bertin. b) Entre le milieu du XIe siècle et 1109 se situent une notice sur l'ascendance du comte de Flandre Arnoul le Jeune, rédigée au monastère de Saint-Pierre-au-Mont-Blandin ; une généalogie des comtes de Vendôme, insérée dans le cartulaire de Vendôme ; six généalogies des comtes d'Anjou, enfin, issues de Saint-Aubin d'Angers. c) Des toutes dernières années du XIe siècle datent le premier état de la généalogie des comtes de Boulogne et un fragment d'histoire des comtes d'Anjou que les études critiques de L. Halphen permettent d'attribuer au comte Foulques Réchin. d) Entre 1110 et 1130 apparaissent deux nouvelles généalogies des comtes de Flandre, l'une composée à Saint-Bertin, l'autre insérée par Lambert de Saint-Omer dans son Liber Floridus, et, d'autre part, le premier état conservé de la Geste des comtes d'Anjou, lequel est dû à Thomas de Loches. e) Les environs de l'an 1160 forment une zone de particulière fécondité. Tandis que les généalogies flamandes et angevines font l'objet d'importants remaniements, tels l'écrit que l'on appelle Flandria generosa et les versions nouvelles de la Gesta consulum andegavorum par Breton d'Amboise ou Jean de Marmoutier, paraissent simultanément, outre deux nouvelles esquisses généalogiques composées à Saint-Aubin d'Angers, des écrits consacrés aux sires d'Amboise, aux comtes d'Angoulême, aux comtes de Nevers. De cette époque datent les œuvres de Wace et de Benoît de Sainte-More. Notons enfin que c'est à partir de ce moment même que les auteurs d'histoire et de chronique régionales se montrent beaucoup plus attentifs aux données généalogiques, comme en témoignent par exemple certaines notes provenant de l'abbaye d'Anchin en Artois et de celle de Foigny, dans le diocèse de Laon. /) En 1194, Lambert d'Ardres écrit l'Histoire des comtes de Guines, à la fois le plus riche et le plus significatif des écrits de ce genre. 10
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Ce simple inventaire suscite immédiatement quelques remarques préliminaires, que je limite volontairement à l'extérieur et comme à la surface de ces textes, et plus précisément à leur localisation dans le temps et dans l'espace. 1. Il apparaît au premier coup d'oeil que le genre littéraire qui nous occupe se trouve cantonné à cette époque dans les parties septentrionales et occidentales du royaume de France. Et si l'on met à part le duché de Normandie, dont l'historiographie présente des traits originaux et s'écarte sensiblement des formes proprement généalogiques, celles-ci s'ordonnent autour de deux foyers, le comté de Flandre, où elles apparaissent en premier lieu et où elles demeurent les plus nombreuses, et le comté d'Anjou. Ce n'est qu'après 1160 que, depuis ces deux centres, elles se diffusent, et fort discrètement, vers l'est et vers le sud. 2. Avant l'extrême fin du X I I e siècle, où la chancellerie de Philippe Auguste devient un atelier d'écrits généalogiques, il n'existe pas de généalogies qui concernent proprement les rois de France. Ce genre littéraire relève bien d'une Adelsliteratur, pour reprendre l'expression de Karl Hauck. Toutefois, il ne fleurit d'abord que dans l'entourage de très grandes familles, de races immédiatement inférieures à celles des rois, de lignages établis dans de vastes principautés régionales. Mais on observe aussi que, par l'effet d'un lent processus de vulgarisation, il tend à gagner progressivement des étages moins élevés de la société aristocratique, le niveau d'entités politiques de moindre envergure, tels le comté d'Angoulême, le comté de Guiñes, les seigneuries d'Amboise et d'Ardres. Encore cette pénétration est-elle fort lente et ne peut-elle être attestée avant le milieu du X I I e siècle ; il convient en effet de mettre à part la généalogie des comtés de Boulogne, dressée certes aux alentours de 1100, mais alors que deux membres de ce lignage recueillaient des titres supérieurs au titre comtal, celui de duc de Basse-Lorraine et la royauté de Jérusalem. 3. Les phénomènes d'ensemble se relient incontestablement, d'une part à l'histoire des formations politiques, d'autre part à l'histoire de l'expression littéraire, c'est-à-dire de la culture, et l'on peut à ce propos formuler déjà quelques hypothèses de recherches. a) Il importe, en premier lieu, de souligner que l'établissement de ces généalogies paraît très souvent répondre au souci de légitimer
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un pouvoir. Cette observation peut expliquer l'absence de généalogies royales, le roi n'ayant nul besoin d'assurer une puissance fondée en droit sur l'élection et sur le sacre, alors que, dans le Nord du royaume et dans l'Anjou, la confection de ce type de texte entend apparemment confirmer une prétention à la souveraineté, prouver le bon droit d'un héritier lors d'une succession contestable. C'est le cas des généalogies flamandes composées dans les années encadrant l'an 1100 qui exaltent l'ascendance carolingienne des comtes, de la notice sur le comté de Vendôme qui justifie l'acquisition de cette principauté par le comte d'Anjou Geoffroy Martel, des tableaux dressés à Saint-Aubin d'Angers, alors que le titre comtal angevin vient d'échoir à une branche collatérale, et qui entendent rehausser la gloire de celle-ci en montrant les alliances illustres qui l'attachent aux plus grandes maisons princières de l'époque. Ces textes, par conséquent, doivent être rangés parmi les matériaux qui consolidèrent l'établissement des principautés territoriales nées de la dissolution des pouvoirs régaliens. b) Il convient aussi, et c'est se tourner cette fois vers l'histoire culturelle, de situer ces documents au sein d'une géographie, qui reste tout entière à construire, de la production littéraire. Leur localisation atteste en premier lieu la fécondité et, on peut le dire, la prééminence, dans le XI e et le premier XII e siècle, de certains foyers littéraires de racine carolingienne, ceux de la Basse-Loire d'une part, et ceux de la Lotharingie dont les ateliers flamands constituent en fait les prolongements occidentaux. Il faut remarquer par ailleurs que ce type de littérature est, pendant cette période, le lieu d'un enrichissement progressif. Les plus anciens de ces écrits sont de simples catalogues ; ceux qui leur succèdent prennent l'allure de récits et gagnent peu à peu de l'ampleur. L'opinion de Honger qui, dans les pays d'Empire, voyait dans les catalogues des résumés tardifs de textes antérieurs plus développés, ne peut être appliquée à la France ; il est certain, par exemple, que les Gestes des comtes d'Anjou et celles des seigneurs d'Amboise, que l'Histoire des comtes de Guiñes, furent élaborées à partir de listes généalogiques plus sommaires, et l'on voit les généalogies flamandes se nourrir constamment au cours du XII e siècle de nouvelles adjonctions. Au long de ce progrès continu, deux étapes principales se laissent entrevoir, l'une dans la dernière décennie du XI e siècle, l'autre aux alentours de 1 1 6 0 ; il ne serait sans doute pas inutile de confronter cette périodisation à celle que les historiens de la littérature en langue vulgaire peuvent établir de
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leur côté. Mais cette dernière remarque me conduit à proposer maintenant des interprétations plus profondes, en analysant cette fois le contenu même de ces écrits, en m'efforçant de reconstituer le schéma des structures familiales qu'ils présentent, le modèle des relations de parenté qu'ils fixèrent dans la conscience des contemporains, et de suivre ce modèle au cours des temps dans les modifications qui l'affectèrent. Tous ces écrits dérivent d'un prototype, qui est royal. Le premier de ceux que l'on conserve pour le royaume de France, la généalogie d'Arnoul de Flandre qui, je le répète, date du milieu du Xe siècle, présente en effet un double aspect. C'est d'abord, assorti de prières funéraires, l'éloge d'un prince dont sont exaltées les vertus. Mais pour montrer que les mérites naturels de son héros s'accordent à la noblesse de ses origines, l'auteur adjoint à cet éloge une généalogie véritable, celle des souverains carolingiens. Sur la sancta prosapia domini Arnulfi, laquelle, en ligne patrilinéaire, ne remonte pas plus haut que le grand-père d'Arnoul, le comte Baudouin I er , vient se greffer ainsi, par l'intermédiaire de l'épouse de ce dernier, Judith, fille de Charles le Chauve, une genealogia nobilissimum Francorum imperatorum et tegum, une liste surimposée, utilisée sans critique et empruntée aux scriptoria de Lotharingie®. Incorporée de cette manière à la mémoire familiale des tenants d'une principauté, cette liste royale s'imposa comme un type ; on la voit, en effet, reprise jusqu'au XIIIe siècle, dans tout l'espace culturel qui nous occupe, aussi bien par Guillaume de Malmesbury que par les généalogistes des comtes de Boulogne, par ceux de Foigny et d'Anchin. Ainsi s'introduit dans la conscience de la haute aristocratie un schéma de parenté que l'on peut définir brièvement : filiation strictement agnatique, le titre — à l'instar du titre royal — se transmet de père en fils ; mais comme il arrive parfois que le titre ou la vocation à la puissance s'hérite par l'effet d'une alliance — ainsi les comtes de Flandre reçurent le sang carolingien, ainsi, beaucoup plus tôt, les ancêtres de Charlemagne avaient reçu le sang mérovingien —, le fil généalogique en remontant vers le passé peut subir des décrochements, abandonner la lignée patrilinéaire moins illustre pour, à partir de telle aïeule dont les descendants ont conscience de tirer un héritage plus éclatant, remonter de fils en père cette lignée plus honorable. Que ce cadre mental, où vient désormais s'inscrire, dans la haute aristocratie, la mémoire des ancêtres, procède d'un modèle emprunté à la famille royale, manifeste une appropriation parallèle à l'usurpa-
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don des pouvoirs régaliens sur quoi se fondent les dynasties nouvelles. Cette constatation autorise à étendre à la France certaines remarques énoncées pour les pays allemands par les historiens de l'école de Fribourg, et notamment par Karl Schmid : lorsque la haute aristocratie commença, par l'effet de la décomposition du pouvoir royal, à s'organiser en maisons, en lignages, elle le fit à l'image de ce qui avait été jusqu'alors la seule « maison », la seule race, la seule généalogie véritable, celle du souverain. Se limiter à la filiation masculine et décrire une lignée d'hommes, insister de plus en plus fortement après la fin du XI e siècle sur la primogéniture, tandis que les règles successorales favorisent plus nettement les aînés, puis délaisser les ancêtres paternels au profit de ceux de la mère, si l'héritage est venu par celle-ci, comme le fait Foulques Réchin, et après lui tous les auteurs de généalogies, comme le fait d'ailleurs, du côté germanique, un Otton de Freising, peut aisément s'expliquer : tous ces écrits se préoccupent avant tout de la transmission d'un « honneur » au sens primitif, disons carolingien, du terme. « Moi, Foulques... j'ai voulu confier à l'écriture comment mes ancêtres ont acquis et tenu leur honneur jusqu'à mon temps, et comment moi-même je l'ai tenu, aidé par la merci de Dieu » *, ainsi débute l'écrit attribué au comte Foulques d'Anjou. La geste des comtes d'Amboise insiste sur la constitution progressive d'un patrimoine, sur l'apport dotal des épouses, sur les partages. Et la généalogie composée par Lambert d'Ardres, dont le maître est à la fois l'héritier du comté de Guiñes et de la seigneurie d'Ardres, se présente en fait comme une histoire de ces deux patrimoines et de leur consolidation progressive. Les auteurs de ces écrits s'efforcent de découvrir dans son plus lointain passé l'origine de cette possession héréditaire. Voici qui vient renforcer l'hypothèse proposée par les élèves de Gerd Tellenbach : c'est au moment où les membres de la haute aristocratie cessent de devoir leur fortune aux faveurs temporaires d'un souverain, de tenir un pouvoir et des biens par concession viagère et révocable, au moment où leur puissance s'assied sur un patrimoine librement transmissible de père en fils, que les groupes de parenté, jusqu'alors mouvants et sans consistance, s'ordonnent selon la stricte armature d'un lignage ; point de lignées, point de maisons nobles avant que l'honneur ne devienne franchement héréditaire, c'est-à-dire avant le IX e siècle pour les plus grands princes, avant le X e siècle pour les seigneurs de moindre volée — et j'ajoute, en France, avant le XI e siècle pour les simples chevaliers. De fait, tous les textes qui nous occupent ne se soucient
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pas à proprement parler de décrire toute la parenté, mais seulement la part de celle-ci qui détient le patrimoine. En fait, cette conscience familiale est une conscience d'héritiers. Cependant, entre ceux de ces écrits qui sont antérieurs à la première décennie du XIIe siècle et les autres, il existe une différence notable, dont je voudrais, pour terminer, dire quelques mots. Les premiers demeurent très secs, peu développés, même lorsqu'ils ne sont point de simples catalogues, comme le récit de Foulques Réchin. Ils reposent alors sur une mémoire. Foulques s'est expliqué : il s'appuie sur ses propres souvenirs et sur ce qu'il tient de son oncle Geoffroy Martel ; on ne voit point qu'il ait utilisé les tableaux composés antérieurement dans le monastère de Saint-Aubin ; il avoue ne rien savoir des premiers comtes d'Anjou ; il ignore même où se trouve leur sépulture. Alors que les généalogies du x n e siècle se développent dans toutes les directions, des reprises successives les enrichissent, rajoutant des noms de fils cadets, de filles, d'ancêtres qui n'étaient pas jusqu'alors mentionnés, développant des filiations parallèles... L'arbre dont elles dressent le profil déploie plus amplement ses ramures et pousse plus profondément ses racines. Il importe à l'histoire culturelle autant qu'à l'histoire sociale et à l'histoire politique d'observer de près cette extension. Je ferai à son propos trois remarques. 1. Elle témoigne d'abord d'un progrès des techniques littéraires, d'un accroissement des ressources intellectuelles. Les premières généalogies avaient été élaborées dans des monastères privés, intégrés dans le patrimoine de grandes familles princières. Un rôle majeur fut alors tenu par Saint-Bertin et Saint-Aubin d'Angers, dont respectivement les comtes de Flandre et ceux d'Anjou détenaient l'abbatiat et qui occupaient dans ces principautés la place même que tinrent successivement dans la principauté capétienne Fleury et Saint-Denis. Abbayes nécropoles, et des liens étroits unissent apparemment les premiers tableaux généalogiques aux épitaphes des seigneurs défunts dont on sait par Raoul Glaber que la composition jouait, au seuil du XI® siècle, un rôle majeur dans l'activité littéraireT. Au XIJ* siècle, parmi les auteurs des écrits dont je parle, on trouve encore des moines mais beaucoup désormais sont des clercs, et des clercs domestiques, tels Thomas de Loches, qui fut chapelain de Foulques le Jeune, et le prêtre Lambert attaché à la maison des seigneurs d'Ardres. Par un transfert qui prend place dans un mouvement général de laïcisation de la culture, l'atelier principal de cette littérature devient alors la
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cour du prince ; il utilise certaines des ressources de celle-ci, dont le dépôt d'archives et, on le sait pour les comtes de Guines à la fin du XIIe siècle, sa bibliothèque. Les rédacteurs qui y travaillent sont instruits, formés au métier d'écriture ; certains sont très avertis du droit familial, comme en témoigne l'arbre explicatif des divers degrés de parenté qui illustre aux folios 126-127 le manuscrit du Liber Floridus de Lambert de Saint-Omer conservé à la Bibliothèque Nationale. Ecrivant sur commande, ils manifestent une nouvelle attitude à l'égard de la tâche qu'ils ont à remplir. Il ne s'agit plus seulement pour eux de relater un souvenir, mais de construire véritablement une histoire ; partant d'une biographie de leurs maîtres, ils s'efforcent de bâtir aussi une vita de chacun des personnages qui prend place dans la lignée qu'ils décrivent. Ils réunissent à cette fin une documentation, ils s'appuient sur des textes. Par leur art, la mémoire ainsi se précise, s'étoffe, se prolonge. A travers leurs œuvres on peut suivre l'enrichissement progressif de la technique et de la conscience historiques et découvrir, dans le XII e siècle, un moment capital de l'histoire de l'histoire. 2. Littérature de cour, de plus en plus laïcisée par rapport à ses origines liturgiques et monastiques, la littérature généalogique se trouve être aussi étroitement liée au développement parallèle d'une littérature de divertissement, composée dans le même milieu, dans ce rassemblement chevaleresque où, je l'ai montré ailleurs, les « jeunes », les coureurs d'aventures, jouent alors un rôle culturel de premier plan. Il convient ici d'évoquer les rapports qu'entretiennent les écrits généalogiques du XII e siècle avec les légendes épiques. Leurs auteurs, en effet, n'utilisent pas seulement des textes, mais aussi les histoires qui circulent dans l'entourage du seigneur. Ainsi, Thomas de Loches introduit dans la geste des comtes d'Anjou les récits légendaires qui enveloppaient le souvenir de Geoffroy Grisegonelle. Quant à Lambert d'Ardres, il avoue avoir tiré parti des histoires que racontaient, pour distraire l'héritier des comtes de Guines, trois de ses amis, trois « jeunes » comme lui, spécialement doués pour le conte divertissant. Cette ouverture sur la légende et sur l'imaginaire est fort importante à deux points de vue. Elle explique d'abord la place ménagée aux héros dans les nouvelles généalogies, qui prennent désormais l'allure d'une galerie de types exemplaires, modèles de vertu. Dans son armature profonde, je l'ai dit, la généalogie relate la transmission d'un titre, d'un patrimoine. Mais elle prend subsidiairement après 1110 un autre caractère lorsque, sous l'influçnçç
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des récits épiques et par l'introduction de biographies plus étoffées, elle tend à devenir une suite d'éloges individuels. Les aïeux revêtent de ce fait une autre apparence dans la conscience de leurs descendants. Ils n'ont point seulement transmis les assises de la puissance politique, mais encore un héritage de gloire, un « honneur » — prenons cette fois ce mot au sens moderne du terme — dont les héritiers doivent se montrer dignes. Devenant exemplaire, cette littérature s'insère parfaitement dans le climat de concours permanent qui baigne, autour du prince, le milieu des jeunes. Elle coopère à la construction de sa morale particulière. L'étude de ce genre d'écrits se montre ainsi susceptible d'apporter une utile contribution à l'histoire de l'éthique chevaleresque, de la formation d'une conscience de classe dont le rôle est fondamental dans l'évolution, à cette époque, de la notion de noblesse. 3. Mais l'intervention des légendes, la contamination que subissent alors les textes généalogiques de la part des œuvres de divertissement et d'évasion dans l'imaginaire, se trouvent encore à l'origine de la modification la plus remarquable qui affecte au XII E siècle les généalogies : l'invention d'ancêtres mythiques. Les auteurs de ce temps, je l'ai dit, s'efforcent de pousser plus haut dans le passé la racine du lignage. La première généalogie flamande remontait jusqu'à Baudouin I er , c'est-à-dire jusqu'au dernier tiers du IX8 siècle, jusqu'à un personnage qui peut-être n'était pas le premier de sa lignée à détenir l'honneur comtal, mais qui est bien le premier dont l'érudition puisse contrôler l'existence dans les documents subsistant aujourd'hui. Rédigée après 1110, la genealogia bertiniana prolonge de trois générations cette liste et attribue à Baudouin I er trois ancêtres, dont l'érudition ne peut trouver nulle part ailleurs la trace. De même, en Anjou, les généalogies du XII® siècle enfoncent deux générations plus avant dans le passé les premières séries comtales sur des données invérifiables. Le souci nouveau de pousser le souvenir ancestral jusqu'au cœur de l'époque carolingienne, c'est-à-dire jusqu'au moment privilégié décrit par les chansons de gestes, de dépasser, par conséquent, le seuil chronologique auquel s'arrêtait jadis la mémoire de la parenté et qui dresse aujourd'hui encore un obstacle infranchissable aux recherches érudites, incita donc selon toute apparence les historiographes domestiques à s'aventurer dans le mythe. Le fait a été fort bien mis en évidence par K. F. Werner. Le contenu de l'Histoire des comtes de Guines apporte sur ce point un témoignage de toute première valeur.
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Lambert d'Ardres, étant parvenu dans ses recherches jusqu'en 928, place à cet endroit comme auctor Ghisnensis nobilitatis et generis un personnage étrangement parent des héros de la jeune littérature romanesque. C'est un aventurier, un tiro, un « jeune » batteur d'estrade, comme l'étaient, à l'époque où écrivait Lambert, les chevaliers errants compagnons de l'héritier du comté, de noble naissance certes, mais pauvre et étranger. Il séduit la fille du comte de Flandre, et le garçon qui naît de cette union reçoit plus tard l'investiture du comté de Guiñes, qui vient en fait légitimer l'heureuse, aventure matrimoniale de son père. Ainsi se trouvent à la fois transposés dans ce qui veut être une histoire les thèmes des récits de.-divertissement tels qu'ils se développent alors dans le milieu courtois, et cette réalité sociale du XIIe siècle, parfois concrètement vécue, en tout cas constamment rêvée par tous les jeunes hommes de l'aristocratie de ces régions, l'aventure, l'errance, la poursuite d'une riche héritière, la quête d'un mariage fructueux, qui assurât la conquête d'un établissement et d'un patrimoine où s'enracinât une lignée nouvelle, bref ces unions profitables qui de fait tiennent une place que j'ai déjà fortement soulignée dans les généalogies vraies. Cette inflexion de la littérature généalogique dans le cours du XIIe siècle se montre de la sorte fort significative d'attitudes mentales qui s'établissent alors et peu à peu se fortifient. Sans doute serait-il du plus grand intérêt de rapprocher le témoignage que fournit cette littérature de ce qu'apprennent les chansons de gestes et les romans qui furent composés à l'époque même et dans cette même région de la France du Nord et de l'Ouest, mais aussi d'une histoire des tournois et d'une histoire de l'adoubement qui, ni l'une ni l'autre, ne sont encore faites. Vulgarisation progressive d'un modèle royal, celui du lignage par qui s'effectue le passage de la noblesse fluide des ix e -x e siècles à la noblesse fixée de l'époque féodale, affermissement de la conscience familiale, qui d'abord s'attache à l'hérédité d'un titre et d'un patrimoine, mais qui peu à peu devient plus attentive à la valeur morale des aïeux et aux exemples de comportement qu'ils proposent, je souligne en terminant ce qui me paraît être l'apport principal de ce genre de sources à une histoire sociale, soucieuse de ne pas se fonder uniquement sur l'histoire économique, mais aussi sur celle des structures politiques et de la culture.
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Notes 1. «Die Entwickelung der literarischen Darstellungsform der Genealogie im deutschen Mittelalter von den Karolinger Zeit bis zu Otto von Freising », in : Mitt. der Zentralstelle f . deutsche Personen- und Familiengeschichte, 1914. 2. «Haus- und Sippengebundene Literatur mittelalterlichen Adelsgeschlechter », in : Mitt. des Instituts für öster. Geschieht., 1954. 3. «Untersuchungen zur Frühzeit des französischen Fürstentums, IX. bis X. Jahrundert», V. in : Die Welt als Geschichte, i960. 4. «Zur Problematik von Familie, Sippe und Geschlecht, Haus und Dynastie beim mittelalterlichen Adel », Zeitschrift für die Geschichte des Oberrheins, 1957. 5. M i g n e , Pat. Ut.,
CCIX, p. 929.
6. Chroniques des comtes d'Anjou, éd. HALPHEN et POUPARDIN, p. 232. 7. F. VERCAUTEREN a montré que, au XII" siècle encore, Gislebert de Möns, dont on sait le goût pour les généalogies, composait aussi des épitaphes (« Gislebert de Möns, auteur des épitaphes des comtes de Hainaut Baudouin IV et Baudouin V », dans Bulletin de la Commission Royale d'Histoire. 1960).
CHAPITRE XVII
La vulgarisation des modèles culturels dans la société féodale*
J e me limiterai au cours de cette brève intervention à exposer quelques considérations' de méthode et à proposer à votre discussion l'ébauche d'une problématique. On connaît en effet si peu de choses des attitudes mentales à l'époque médiévale qu'il serait à mes yeux téméraire de s'aventurer aujourd'hui plus avant. J e partirai d'une idée très banale, de la simple constatation d'un fait d'évidence : la tendance des formes culturelles construites pour les catégories supérieures de la société à se vulgariser, à se répandre depuis ses sommets, à descendre de degré en degré dans des couches de plus en plus frustes. Si, prenant le mot culture dans son sens le plus étroit, on s'en tient pour commencer au domaine des créations littéraires ou artistiques, des savoirs, des croyances et des attitudes religieuses, il est très facile de discerner en effet ce phénomène de vulgarisation. C'est pourquoi je puis me contenter de l'évoquer par deux exemples qui concernent le xiv* siècle européen ; deux exemples conjoints, deux exemples parallèles. Chacun sait que, au XIVe siècle, dans les villes au moins, par l'action de propagande des ordres mendiants, le christianisme a commencé de devenir une religion populaire, ce qu'il avait cessé d'être depuis des siècles, et que par le sermon en langue vulgaire, par le théâtre, par les sacre rappresentazioni, par le chant des laudes, se sont peu à peu révélés au peuple laïc un certain nombre de préceptes évangéliques et un aspect du visage du Christ qui lui étaient jusqu'alors inaccessibles. Encore ne s'agit-il pas seulement de la large diffusion en dehors du milieu étroit des gens d'Eglise de quelques * Texte publié dans Niveaux de culture et groupes sociaux : actes du colloque réuni du 7 au 9 mai 1966 i l'Ecole normale supérieure, Paris/La Haye, Mouton, 1967, pp. 33-41.
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textes et de quelques représentations mentales. Cette époque voit s'introduire, dans les couches profondes des sociétés urbaines, des attitudes de piété qui pendant des siècles avaient été propres à un petit nombre d'ecclésiastiques, aux moines et aux chanoines, j'entends la pratique du chant collectif, celle de la méditation solitaire, et pour quelques laïcs au moins, la lecture régulière du livre d'Heures. Parallèlement, pendant le XIVe siècle, on voit dans le monde laïc des hommes, ou plutôt des groupes, groupes familiaux et confréries, situés à des niveaux de plus en plus bas dans la hiérarchie des pouvoirs et des fortunes, s'approprier l'usage de formes artistiques qui jadis avaient été créées pour des élites extrêmement restreintes. Dans le très haut moyen âge les rois seuls avaient une chapelle, faisaient orner leur tombeau ^et possédaient des reliques ; à la fin du XIV® siècle, quantité de familles bourgeoises possèdent un autel privé, entretiennent des chapelains, ont une sépulture et commandent aux artistes de décorer un retable ou de construire des effigies funéraires. On monte des reliques en bijoux de corps pour des hommes de moyenne noblesse. Le procédé xylographique permet de répandre dans des couches sociales extrêmement larges la menue monnaie du grand art aristocratique. Et, phénomène assez curieux, le dessin d'architecture, qui encadre ces images pieuses, fait de ces très vulgaires objets d'art que sont les gravures sur bois, comme des simulacres de chapelle à l'usage des pauvres. Tous ces faits sont très apparents, ils sont d'une étude relativement aisée, ce qui me dispense d'insister. Mais je m'appuie sur ces considérations préliminaires pour poser trois catégories de problèmes. La première peut se résoudre dans cette simple interrogation : le mouvement est-il aussi simple, la procession descendante de vulgarisation n'est-elle pas accompagnée d'un retour ? Autrement dit, dans quelle mesure, aux temps médiévaux, la culture aristocratique (et je me tiens toujours au sens le plus restreint du mot culture) a-t-elle accueilli des valeurs ou des formes issues du plus bas de l'édifice social ? Ici l'observation est infiniment plus difficile parce que. d'une part, les mécanismes de la création culturelle se laissent, à l'époque médiévale, fort mal discerner, et parce que, d'autre part et surtout, s'il est possible à l'historien du moyen âge de découvrir certains traits de la culture aristocratique, parce que celle-ci s'est incarnée, s'est exprimée dans des formes qui ont duré jusqu'à nous, il est à jamais condamné à ignorer presque tout de la culture populaire, et à ne pouvoir même en prouver l'existence. Trois faits seulement, me semble-t-il, apparaissent avec clarté.
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1. Lorsque culture et propagande se rejoignent, et c'est le cas dans le développement du christianisme médiéval, où il s'agit de convertir et pour convertir d'éduquer, il est évident que les ateliers de création culturelle situés aux niveaux supérieurs de l'édifice social, dans les foyers d'avant-garde du corps ecclésiastique, mais œuvrant consciemment à l'usage du peuple, ont volontairement accueilli des tendances diffuses, des schémas, des images mentales répandues dans des niveaux de culture inférieure, ceci afin de les apprivoiser, de les incorporer à leur construction de propagande, et pour que cette propagande, revêtue de traits plus familiers, pût moins malaisément pénétrer dans les masses. Accueil par conséquent de ce qu'on est convenu d'appeler le folklore — et que l'historien ne connaît que par cet accueil même. Le phénomène s'est produit aussi bien à l'époque mérovingienne que dans le XIIIe et le Xiv* siècle, lorsque Dominicains et Franciscains s'appliquaient à rendre le Christ vivant dans le peuple des villes. 2. Mais la culture aristocratique se montre également accueillante au folklore, d'une manière toute naturelle et permanente, par son inclination au « populisme > — inclination très visible, par exemple, dans les milieux princiers du xv® siècle, curieux de bergeries, de divertissements champêtres, et puisant, semble-t-il, certains ornements du décor figuratif de leurs demeures, certains ornements aussi de leur musique de cour, dans les mélodies « populaires », c'est-à-dire, en fait, dans des formes jadis créées pour des cercles très aristocratiques, sacrés ou profanes, mais simplifiées depuis lors, décantées, devenues faussement naïves au cours du long mouvement de vulgarisation qui les avait peu à peu fait adopter par des couches sociales inférieures. 3. Et ceci me conduit à évoquer un troisième fait : tandis qu'ils s'enfoncent peu à peu de niveau en niveau à l'intérieur du corps social, les éléments de la culture aristocratique subissent des transformations qui se traduisent d'une manière générale, au plan des formes et au plan des moyens d'expression, par une simplification, par une schématisation progressive ; quant au contenu, par une dissolution progressive des cadres logiques et par l'invasion de l'affectivité. De telles modifications ont marqué par exemple l'art religieux et les attitudes de piété au xiv* siècle, lorsque le christianisme
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s'est popularisé. Mais il semble bien qu'il se soit alors produit — et c'est là à mon sens le fait important — une sorte de choc en retour, un changement corrélatif dans les données culturelles aux plus hauts niveaux sociaux. Le christianisme de la haute Eglise et celui des cours princières se sont au XIVe siècle incontestablement enrichis des valeurs de sensibilité venues du fonds populaire, qui trouvèrent à s'exprimer à mesure que les créations de l'art et que les attitudes de dévotion pénétraient plus profondément à l'intérieur du peuple. Il s'agirait par conséquent — et ce pourrait être un premier champ d'investigation — d'observer comment le jeu de la vulgarisation des modèles aristocratiques, qui est bien le mouvement essentiel, le moteur déterminant de l'histoire culturelle, établit en fait une communication à double sens entre les fonds culturels des différents niveaux sociaux. Mais le réseau de problèmes se développe lorsque l'on étend l'interrogation en prenant cette fois le mot « culture » dans un sens moins étriqué. On s'aperçoit aussitôt que le mouvement de vulgarisation agit sur un ensemble beaucoup plus vaste qui affecte non seulement les croyances, les savoirs, les attitudes religieuses, mais également les modes, les représentations sociales, la façon dont une société se conçoit elle-même, qui touchent aux comportements individuels, aux valeurs éthiques, bref à tout un style de vie. On s'aperçoit également que le phénomène de vulgarisation revêt un double aspect : réception, imitation, par les couches sociales inférieures, de modèles, d'attitudes proposées par les élites, et, dans le sens inverse, adoption par les élites mêmes de quelques valeurs issues de niveaux moins élevés. Je voudrais le montrer maintenant, en analysant la culture, au sens le plus large de ce terme (au sens que lui donnent aujourd'hui les ethnologues), de l'aristocratie française des XIe et xii e siècles. Voici un groupe social que la formation progressive d'attitudes, de règles juridiques, et de convenances, d'une morale, bref la constitution d'une culture commune a rendu peu à peu plus cohérent, plus homogène, bien qu'il fût en fait primitivement constitué par une quantité de feuillets superposés, bien qu'il rassemblât en son sein des types sociaux très divers, aussi différents, par exemple, que pouvaient l'être les uns des autres un duc de Normandie, les chevaliers que j'ai observés en Maçonnais, et enfin tous ces soldats d'aventure, tous ces chevaliers domestiques issus en partie de la ministérialité, si nombreux autour des familles nobles dans le Nord-Ouest de la France. Cette culture commune s'est forgée essentiellement par
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l'extension à tous les membres d'un groupe que les transformations des structures politiques, que l'implantation de ce qu'on nomme la féodalité avaient aux environs de l'an mil strictement délimité, et dont les contours s'étaient alors fixés, par l'extension à tout ce groupe d'habitudes qui, au départ, n'étaient en fait partagées que par une très mince élite, que par le feuillet supérieur de cette classe, par les vieilles races de la noblesse. Je considérerai deux aspects de ce qui est bien, à l'intérieur de l'aristocratie féodale, un mouvement de vulgarisation culturelle, et j'isolerai d'abord l'une des attitudes mentales qui me paraît vraiment au cœur de la culture aristocratique. Je parle du sentiment dynastique, de la vénération portée aux ancêtres mêmes, du sens lignager, un ensemble de représentations mentales qui forme véritablement l'armature de la notion de rtobilitas. Dans un colloque qui s'est tenu récemment à Varsovie, j'exposais le résultat de mes recherches les plus récentes. Je crois discerner que l'organisation de la famille aristocratique en lignage, en lignée, en maison, en généalogie fondée sur une filiation strictement agnatique, strictement patrilinéaire — et tout ce qui est lié à cette conception, c'est-à-dire les usages matrimoniaux, la notion de primogéniture, l'adoption de surnoms patronymiques, de signes héraldiques, etc. —, est certainement plus récente qu'on ne le croit et constitue en fait une nouvelle structure qui peu à peu s'est installée dans l'aristocratie pour en devenir le cadre sans doute primordial. Mais j'ajouterai que cette installation de nouvelles structures de parenté s'est opérée progressivement, par un mouvement orienté de haut en bas, c'est-à-dire par un mouvement de vulgarisation. En effet, les nouvelles formes de relations familiales sont visibles en France, au niveau de la très haute aristocratie, disons des princes territoriaux et des familles comtales, dans le milieu du Xe siècle ; elles apparaissent au niveau des familles de châtelains vers l'an mil, et elles se répandent enfin au niveau des simples chevaliers vers 1050. Vulgarisation par conséquent. Mais vulgarisation aussi, plus lente en vérité, de certains attributs qui originairement se trouvaient réservés aux membres de la noblesse, de l'aristocratie la plus élevée. Je pense à la tour, considérée comme symbole de puissance, de souveraineté, de domination militaire et judiciaire. La tour fut d'abord un monopole royal, détenue par le souverain lui-même et par ses agents, les comtes, par ses serviteurs, les évêques. Elle devient aux environs de l'an mil possession plus vulgaire, tombe entre les mains de quelques lignages privés, mais encore en petit nombre. Enfin, dans le cours
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du XIIe siècle, on voit les tours devenir moins rares ; certaines passent dans la possession de branches latérales des grandes races dominantes ; aux environs de 1200, de simples chevaliers commencent eux aussi à ériger des tourelles, à creuser des fossés autour de leurs demeures, à faire de leur résidence champêtre, berceau de leur lignage, une « maison forte », c'est-à-dire la réplique réduite des grandes forteresses princières. De même, et au même rythme, se vulgarisent l'exploitation de la puissance seigneuriale, l'usage du sceau, le port d'un titre, dominus, « messire », qui, vers l'an mil, strictement réservé aux seuls possesseurs de châteaux, aux seuls détenteurs de la véritable puissance, vint à qualifier vers 1200 tous les chevaliers, s'appliquant à eux tous et servant à les distinguer des autres. Si bien que l'on pourrait à cette date, à l'extrême fin du XII e siècle, définir l'aristocratie en France comme l'ensemble des hommes partageant des prérogatives, des titres et des usages qui, vers l'an mil, étaient encore le privilège de quelques familles, le privilège des proceres, des optimales et qui sans doute, deux siècles plus tôt encore, étaient même le privilège d'une seule famille, la famille du roi. Toutefois, lorsqu'on analyse la culture de l'aristocratie féodale, on doit reconnaître que l'un de ses axes principaux s'est lui aussi projeté par un mouvement progressif, mais orienté en sens inverse, partant non point du sommet de la couche sociale aristocratique mais au contraire du bas. En fait la culture aristocratique, la culture de l'aristocratie féodale s'ordonne autour de deux notions majeures : la notion de noblesse, qui s'est répandue depuis le niveau supérieur, depuis la petite élite des nobiles de l'an mil, et d'autre part la notion de chevalerie qui, elle, émane incontestablement des couches les moins élevées de l'aristocratie. En effet, au début du XI e siècle, miles est un titre, mais seuls s'en parent les aventuriers ou les seigneurs de fortune moyenne, qui gravitent autour des châteaux et des maîtres des principautés, car, à cette époque, militare ne veut pas dire seulement combattre, il signifie aussi servir. Toutefois, peu à peu, l'usage de ce titre — et, en même temps, la reconnaissance des valeurs qu'il implique, valeurs propres de courage, de compétence militaire, de loyauté, destinées à prendre tant d'importance et pour si longtemps dans l'éthique aristocratique — , l'usage de ce titre s'étend, remonte, pénètre dans des niveaux sociaux de plus en plus élevés. En 1200, l'évolution se trouve achevée : à ce moment les plus grands princes, et les rois eux-mêmes, se targuent d'être chevaliers ; pour eux la cérémonie de l'adoubement marque l'une des étapes primordiales de leur existence. Aussi pourrait-on donner
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de l'aristocratie en France à cette date, à l'extrême fin du XIIe siècle, une définition tout aussi juste que celle que j'ai proposée tout à l'heure, comme l'ensemble des hommes qui partagent les vertus, les capacités et les devoirs spécifiques des milites de l'an mil, c'est-à-dire des garçons décidés dont certains venaient de très bas et qui formaient la familia, la domesticité, l'escorte des grands. Il s'agirait donc, et ce pourrait être un second champ d'investigations, de reconnaître quels sont les mouvements qui interviennent dans la formation des modèles culturels et si, comme c'est le cas dans l'analyse très sommaire que je viens de vous proposer, ils ne proviennent pas fréquemment des deux extrémités d'une même couche sociale. Interrogation très importante parce qu'elle conduirait sans doute à une meilleure compréhension, au plan des représentations mentales, au plan de la psychologie collective, des mécanismes qui conduisent peu à peu à la formation de ce que l'on peut oser appeler une classe. Pour terminer, je voudrais précisément rassembler mes dernières questions autour de cette notion de modèle culturel dont je crois l'importance très grande comme ciment, comme facteur de la cohésion de certains groupes et de leur isolement par rapport à d'autres. Ces modèles concrets de comportement, ces types exemplaires d'accomplissement humain ont été proposés d'abord aux membres de certaines couches sociales, mais bientôt aussi, et très vite, aux groupes que cette couche sociale surplombait, et la fascination qu'ils exercèrent constitue le plus puissant moteur des mouvements de vulgarisation dont j'ai parlé. Dans la société de l'Occident féodal, ces modèles sont en nombre très restreint. Deux seulement sont clairement perceptibles, bien définis, d'ailleurs strictement opposés l'un à l'autre ; l'un tourné vers la part sacrée, l'autre vers la part profane de la culture aristocratique. Encore que l'un et l'autre représentent en fait, à mon sens, les deux faces d'un exemplaire unique et sans doute primitif : le modèle royal, si tant est que ¡a culture du moyen âge central culmine dans la figure du souverain, image de Dieu, si tant est que la source initiale de tout le processus de vulgarisation se trouve, comme je le crois, dans la fascination exercée par l'exemple royal. Ces deux modèles sont, d'une part, celui de l'homme de guerre, disons le chevalier — et je ne m'étendrai pas davantage sur celui-ci — et, d'autre part, celui de l'homme de sacerdoce, celui du clerc. A propos de ce dernier il conviendrait — et ce pourrait être l'une des voies de notre problématique — de mieux saisir comment, dans le courant du XI* siècle, le modèle clérical s'est
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progressivement rapproché d'un modèle différent, d'un modèle supérieur dans la hiérarchie morale, plus prestigieux, plus avancé dans la perfection spirituelle, c'est-à-dire le modèle monastique, mais comment aussi, après 1100, tous les refus, le repli, volontaire ou non, de l'institution monastique, ont rapidement laissé seul au premier plan le type du clerc, c'est-à-dire d'un homme spécialisé dans les exercices de l'intelligence autant que dans ceux de la prière. De ces deux modèles, il faudrait bien sûr analyser attentivement les composantes. Mais d'autres questions surgissent, qui touchent à leur puissance de séduction. A ce propos, je me bornerai — car, en fait, le programme de l'enquête est tout entier à construire — à considérer deux aspects de ce problème. Le premier, qui me paraît fort important, c'est la solidité, la permanence de ces deux modèles, dont les traits sont, en France, tous bien en place vers 1130 et qui ne changent plus guère ensuite, pendant deux siècles et demi au moins. De cette stabilité, voici un exemple que j'emprunte aux recherches de l'un de mes élèves, Jacques Paul. Celui-ci vient d'étudier le vocabulaire, les mots et les divers champs sémantiques qu'utilisa vers 1260 le franciscain Salimbene pour faire l'éloge des hommes qu'il avait connus. Dans cette gerbe de qualificatifs, rien qui dénote la moindre influence de la spiritualité franciscaine, ni la moindre aptitude à se dégager des deux modèles socio-culturels, de la part d'un homme qui pourtant savait observer avec la plus grande attention les paysages et qui savait les décrire de manière tout à fait personnelle. Pour lui, tous les laïcs estimables qu'il a rencontrés sont à la fois « beaux et nobles » — deux mots parfaitement associés. Ils sont docti ad proelium, ils sont courtois, larges, riches (la pauvreté est encore, pour ce franciscain, une tare), ils sont aptes à composer des chansons ; c'est-à-dire, en fait, que ce dont il est fait éloge en eux se réfère très exactement à l'exemplaire chevaleresque. D'autre part tous les hommes d'Eglise estimables sont pour lui à la fois saints et lettrés, c'est-à-dire que le personnage que Salimbene vante en eux est, lui aussi, tQut à fait conforme à l'exemplaire clérical. A quel moment, sous quelles influences, ces modèles en vinrent-ils à se désagréger, voici ce que des investigations bien conduites parmi les témoignages littéraires, parmi aussi les témoignages iconographiques du dernier moyen âge permettraient peutêtre de préciser. Quant à l'origine de ces modèles, quant aux lieux où ils prirent naissance, et qui les firent peu à peu rayonner, je crois que l'attention pourrait utilement, au départ au moins, se concentrer sur un
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milieu social qui fut à mon sens le point de cristallisation de ces représentations collectives : il s'agit des cours princières. Autour du prince, et nourris de ses dons, se rassemblaient les représentants des élites, des deux élites de la société : de l'élite religieuse et de l'élite laïque. Au sein de ce rassemblement que constituait la cour, le dynamisme ne venait-il pas des « jeunes », des juvenes ? — J'ai dit autre part (cf. supra chap. Xi) l'importance dans la société féodale de ce groupe de garçons déjà formés à remplir leur mission militaire, ou religieuse, déjà éduqués, déjà initiés, déjà passés par le cérémonial qui les introduisait dans la société des adultes, mais non pas encore établis, dans un foyer, ni dans une place de chanoine, et cherchant fortune. Je n'ai parlé dans ce chapitre XI auquel je fais allusion que des jeunes de la chevalerie. Mais je suis persuadé que, parmi les clercs, on pourrait aisément discerner des groupements, des attitudes, des frustrations tout à fait comparables. Dans ce groupe à la fois clérical et chevaleresque qui réunit les jeunes de l'entourage princier se situe, je pense, le point central de l'émulation, des rivalités (la notion de valeur, de prix, gagné dans la joute, militaire ou bien oratoire, est ici fondamentale), d'un concours permanent qui prend naturellement référence à des types de perfection dont cette émulation même contribue à fixer des caractères et qu'elle impose à tous. La cour, dans sa partie la plus juvénile, me paraît bien être véritablement le foyer où se forgèrent les modèles et où se créèrent les figures exemplaires du chevalier parfait et du clerc parfait. Dans les joutes qui opposaient les jeunes clercs aux jeunes chevaliers, les disparités entre ces deux modèles se sont accusées, se sont fixées. Evoquons seulement l'un des thèmes majeurs des jeux partis célébrés dans la chambre des dames : qui vaut-il mieux aimer, du clerc ou du chevalier ? Mais également, au sein de ce rassemblement et dans le contact permanent entre clercs et chevaliers, se sont peu à peu opérées des rencontres entre les deux types exemplaires, et ce fut au sein des cours princières que, d'une part, la sainteté, au cours du XI*, prit peu à peu couleur d'héroïsme, et que plus tard, au cours du XIIe siècle, le chevalier inclina peu à peu à devenir, lui aussi, litteratus. Foyer de création par conséquent, mais bien sûr aussi foyer de diffusion, par toutes les voies dont la cour princière était le carrefour, et qui de relais en relais propagèrent ces modèles, à proprement parler courtois, jusqu'aux lisières extrêmes de la société aristocratique, pour ensuite les répandre enfin, d'une manière très large, en contrebas, parmi tous les hommes qui n'étaient pas nobles mais que l'éclat de la cour fascinait. Le prince (c'est-à-dire
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le roi) — près de lui le clerc et le chevalier —, en contrebas la masse, qui admire ces modèles de perfection humaine, tel est le schéma le plus simple de la société féodale. Tel est, aussi bien, le cadre des mouvements de vulgarisation, de ces phénomènes complexes d'emprunts, d'échanges à tous les degrés de ce que l'on peut appeler, faute d'un autre mot, la culture.
CHAPITRE
XVIII
Démographie et villages désertés*
Les limites de mon expérience d'historien m'obligent à fonder sur des observations qui touchent à l'époque médiévale ces brèves réflexions relatives aux rapports entre les mouvements de la population et la désertion des villages. On peut critiquer cette manière de poser le problème : entre le XIe et le XVe siècle, les documents qui permettent d'entrevoir l'évolution démographique sont rares, souvent fort imprécis, et toujours d'interprétation délicate. Avant 1300 il n'existe à peu près pas d'indices numériques utilisables ; passé cette date, quelques éléments susceptibles d'un traitement statistique apparaissent, mais très sporadiques et toujours discontinus ; ajoutons que ces données ont été presque toutes établies dans un but fiscal : les estimations qu'elles proposent ne concernent donc pas le nombre réel des habitants d'une agglomération ou d'une contrée ; elles fournissent tout au plus le chiffre approximatif des unités économiques dont les ressources étaient suffisantes et le statut juridique tel qu'on pût les charger d'impôts. L'image demeure donc extrêmement floue, et les vestiges de la topographie ancienne que l'on souhaiterait placer en regard des dénombrements ne sont guère moins rares, discontinus et incertains. Malgré ces graves imperfections, le point de vue du médiéviste n'est cependant pas sans avantages. Le moyen âge, en effet, est bien la seule période de l'histoire européenne où l'on puisse observer une large régression du peuplement succédant à une phase prolongée d'expansion. C'est pourquoi cette époque constitue pour l'instant le champ de prédilection des savants qui étudient les Wiistungen, le vaste mouvement de repli des cultures et des lieux habi* Texte publié dans Villages désertés et histoire économique, Xl-XVIIF Paris, SEVPEN, 1967, pp. 13-24.
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tés. A peu près tous les sites d'occupation humaine qui, en Europe occidentale, ont jusqu'à présent fait l'objet de fouilles systématiques, sont ceux d'habitats qui furent abandonnés dans les derniers siècles du moyen âge. Je m'appuierai précisément, au départ, sur le résultat de ces recherches, et considérerai d'abord la phase de fléchissement démographique, le XIVe et le XVe siècle. #
Les documents fiscaux attestent pour cette époque dans la plupart des pays d'Europe une diminution considérable du nombre des ménages imposables. Cette diminution résultait sans doute, en partie, de l'appauvrissement des foyers : l'extrême dénuement où étaient tombés certains d'entre eux les excluait des évaluations ; on ne pouvait rien y prendre. Il ne fait pas de doute cependant que la population réelle s'était, elle aussi, très fortement réduite. Elle avait lentement cessé de croître dans la seconde moitié du XIIIe siècle ; stagnation d'abord, puis déclin ; précipité par les épidémies, celui-ci s'accéléra après 1300. Une histoire très sûre de la démographie de la Provence à cette époque établit que cette province, où l'on dénombrait environ 70 000 feux en 1315, n'en comptait guère plus de 30 000 en 1471 '. De tels chiffres cependant concernent l'ensemble d'une région et l'impression globale qu'ils communiquent doit être rectifiée au niveau des structures villageoises. Dans toutes les régions où les érudits ont observé minutieusement ce retrait, ils l'ont vu en réalité fort inégal d'un canton à l'autre. Ce furent les zones marginales de l'espace agraire que les hommes aDandonnèrent. Dans les terroirs fertiles, de sol fécond, aux gros rendements, il ne paraît pas, en revanche, que le nombre des habitants ait notablement fléchi. Ici, les vides que creusèrent les mortalités furent bientôt comblés par la croissance naturelle des familles survivantes, ou par l'arrivée rapide d'immigrants. Sans doute quelques calamités fortuites, notamment l'installation prolongée des gens de guerre, purent-elles bien provoquer, çà et là, la désertion complète de tel ou tel village. Mais, dès que le danger s'écartait, des paysans, anciens occupants ou nouveaux arrivants, venaient s'établir, se mettaient à reconstruire le terroir. Bien vile on voyait revivre le village. Dans ces aires de prospérité agricole ou viticole, que favorisaient la fécondité de la terre ou une heureuse position sur 1, Voir note 1 et suivantes p. 323.
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les voies de la circulation, point d'abandon durable, point de villages désertés. La chute profonde et tenace du nombre des feux que l'on peut relever dans les séries d'estimes ou de dénombrements, les vestiges d'anciens habitats enfouis aujourd'hui sous le manteau de la végétation sylvestre ou de la pâture, la plupart des Wustungen dont la trace se conserve dans la toponymie rurale, se situent en fait dans les « mauvais pays », sur les sols ingrats que seule la pression démographique locale avait porté jadis les hommes à solliciter, à dompter par un effort pénible et de peu de profit. En 1450, dans la région parisienne, à la plaine de France toujours aussi densément occupée qu'autrefois, s'oppose le Hurepoix durablement dépeuplé*. Encore faut-il se demander si, dans ces franges mêmes d'incontestable rétraction, le recul du peuplement a fait réellement disparaître les villages. Il convient alors de regarder de fort près, et je considérerai pour cela deux secteurs de la montagne provençale que des équipes de géographes et d'historiens ont récemment soumis à une étude approfondie. Ici, le terroir de Saint-Christol ; tout à côté un groupe de cinq communes actuelles établies au nord de Banon, sur les pentes de la montagne de Lure 3 . Un pays dur. L'occupation paysanne s'y était, semble-t-il, assez récemment aventurée, poussée en avant par le fort élan démographique des xi e -xn 9 siècles. Sur ces maigres clairières ouvertes au milieu des forêts, l'établissement demeurait fragile. Les dénombrements manquent presque totalement dans ce coin écarté ; de multiples indices attestent pourtant que la chute de la population fut profonde, surtout dans les toutes dernières années du XIVe siècle. Le dénombrement fiscal de 1471 énumère dans la zone étudiée huit villages. Trois d'entre eux ne comptaient plus alors que quelques feux ; trois autres, Saint-Christol, Lardiers et Giron sont déclarés, par les enquêteurs, inhabités. Le coefficient de désertion est donc ici très fort II convient de le réduire, car un examen plus attentif montre que l'un de ces trois villages avait perdu ses habitants bien avant la crise démographique du XIV* siècle. Il s'agit de Giron. Ce fut dans le cours du xiii* siècle que les hommes quittèrent ce site, perché dans la montagne, et vinrent s'établir dans un nouveau village de plaine, L'Hospitalet, l'une des cinq agglomérations rurales encore occupées en 1471. S'achevait alors ici le long transfert qui, au cours des siècles antérieurs — c'est-à-dire, remarquons-le, hors de la phase de dépopulation — avait vidé quelques-uns des oppida pré-romains de cette région. En 1471 Giron
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est bien désert, mais depuis deux siècles au moins. Restent SaintChristol et Lardiers : deux villages sur sept. Dans cette région très défavorisée, le coefficient de désertion demeure donc considérable. Toutefois, il importe de remarquer que l'abandon fut très temporaire. Les textes manquent fâcheusement ; ils apprennent pourtant que Saint-Christol, encore peuplé en 1442, comptait de nouveau en 1540 quatorze maisons habitées; en 1531 Lardiers n'en avait encore que six, mais dès 1494 son four était mis en fermage : le village, par conséquent, n'était déjà plus désert. Tout porte à croire que la période d'abandon total se réduisit à quelques années, à quelques décennies tout au plus. Remarquons encore un sensible retard du mouvement de désertion sur le rythme d'ensemble du peuplement dans cette région d'Europe : dans le troisième quart du XVe siècle, lorsque Saint-Christol perdait ses derniers habitants, l'élan de la reprise démographique était, depuis quelque temps, lancé. Enfin, lorsqu'on examine de très près, les rares textes en mains, la topographie, il apparaît nettement, à Saint-Christol en particulier, que la désertion toucha d'abord un habitat dispersé de bastides nées au x i n ' siècle, que le village retint les derniers occupants et qu'il attira les premiers pionniers, lorsque ceux-ci revinrent mettre le terroir en culture. Il ressort donc que les agglomérations villageoises ont, à cette époque, perdu presque tous leurs habitants. Elles ont pourtant tenu, pour la plupart, et n'ont pas connu un complet abandon. On me dira qu'un village qui ne contient plus que deux habitants n'est plus un village. Certes, mais s'il conserve encore deux habitants, on ne peut le dire déserté. Nous ne possédons pas pour les cantons voisins de la Haute-Provence une analyse aussi fine de la répartition des foyers ruraux. Mais les données plus grossières, globales, des dénombrements, incitent à croire que la rétraction du peuplement y revêtit des formes semblables. Deux des circonscriptions administratives de la Haute-Provence, les Vigueries de Castellane et de Digne perdirent entre 1315 et 1471, si l'on excepte cette dernière ville, les deux tiers de leurs feux fiscaux. Mais elles n'avaient pas vu disparaître les deux tiers de leurs villages. On y dénombrait en 1315, le terroir de Digne encore une fois mis à part, 98 localités : 16 seulement d'entre elles furent entièrement désertées au XIV e siècle, et ne se repeuplèrent pas par la suite *. Dans ces campagnes, que la pauvreté de leurs ressources rendait très vulnérables, 65 % des foyers imposables disparurent ; ne furent pourtant durablement dépeuplés que 16 % des villages, pas davantage.
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Sur ces montagnes arides, et pour cela plus durement frappées par l'effondrement démographique, de très nombreux champs, des quartiers entiers de terroirs retournèrent à la friche, à la « terre gaste », furent abandonnés à l'arbre, aux moutons. Des fermes isolées, de petits hameaux, délaissés, tombèrent en ruines, et l'on a peine aujourd'hui à en discerner les traces au milieu des broussailles. Mais le cœur de la communauté, le village, le centre de la paroisse, le castrum, le tas de maisons agglomérées en un groupe compact solidement défensif, conserva presque toujours quelques âmes. A l'intérieur de l'espace paroissial s'est en fait produit, à une échelle réduite, un reclassement de l'habitat comparable à celui que l'on discerne dans l'ensemble de la province et dont les raisons sont semblables. La population, se réduisant, s'est retirée des zones marginales les moins productives, les plus récemment mises en culture ; l'effort agricole s'est concentré sur les terres les moins mauvaises. C'étaient, bien sûr, les plus proches de l'agglomération centrale. Là s'étaient toujours trouvées les meilleures parcelles, les mieux exposées, celles qui avaient fixé le site du premier habitat. Le labeur intensif des générations successives, la fumure des étables voisines avaient encore fertilisé cette auréole de jardinage. On pouvait en attendre un profit plus sûr que d'un exode incertain vers les bons pays. En conséquence, il est bien rare qu'une ou deux familles ne demeurassent pas ou ne vinssent pas très vite s'établir au village pour s'acharner à tirer parti de son environnement de fertilité, sur le lieu où les premiers occupants s'étaient d'abord fixés et que leur établissement même avait par la suite enrichi. La dépopulation, on le voit, a donc profondément modifié la carte des établissements paysans, mais ce furent les facteurs économiques qui gouvernèrent ses dispositions nouvelles. Or, ceux-ci donnaient presque toujours l'avantage aux sites de villages. L'exemple provençal convie à proposer cette hypothèse de travail : aux XIVe et XVe siècles, dans la période de forte régression de la population rurale européenne, le processus de désertion a faiblement touché le village. Que sont presque toutes les Wiistungen et presque tous les sites abandonnés ? Ceux d'habitat intercalaire et, beaucoup plus nombreux, des lieux-dits, des champs périphériques. #
Il est certain, cependant, que quelques villages disparurent définitivement. Le repli démographique fut-il la cause déterminante de leur désertion ? Faut-il, au contraire, considérer que ce dépeuplement les
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mit simplement en état de moindre résistance et que l'impulsion décisive qui provoqua leur complet abandon vint d'ailleurs ? Pour trancher, il conviendrait de connaître avec précision leur histoire et ses accidents de courte durée dans la période où les hommes les délaissèrent. La fouille, ici, ne suffit pas ; il est bien rare qu'elle établisse des points de repère solides et suffisamment rapprochés. On ne saurait non plus se fonder sur les indices d'ordinaire très discontinus, que fournissent les dénombrements. Pour hasarder ses conjectures, l'historien, à ce propos, ne doit pas observer le seul village, mais tout ce qui l'environne, le terroir, les terroirs voisins, la seigneurie et les seigneuries qui le jouxtent, le dominent. Considérons en premier lieu l'un des lost villages de la campagne anglaise dont la photographie aérienne révèle l'implantation et ses traces aujourd'hui momifiées sous le revêtement des herbages, Tusmore, dans l'Oxfordshire. Vingt-trois familles paysannes y vivaient en 1279. Elles vivaient sans doute assez mal de ce terroir trop humide : la taxe qui fut imposée à la communauté en 1334 était de moitié inférieure à la moyenne locale des impositions villageoises. En 1355, Tusmore ne paye plus rien : la Peste noire l'a vidé de ses habitants. Deux ans plus tard, le seigneur, Roger de Cotesford, reçoit l'autorisation d' « enclore » le village et le chemin qui le traverse, et de transformer tout ce terroir en pâture. Si cette permission lui fut accordée, c'est que, dit le texte, tous les habitants, qui étaient sujets du manoir, avaient alors disparu. La prairie s'installa sur les ruines ; elle les recouvre encore 5 . Voici maintenant en Provence, sur le flanc de la montagne de la Sainte-Baume, le village perché du Vieux-Rougiers, dont on fouille le site depuis trois ans. Presque toutes les données sont ici fournies par l'archéologie. Elles incitent à penser que le village était en voie de lent dépeuplement dans la seconde moitié du XIII e siècle, au moment même où grossissait dans la plaine, au pied de la colline, une agglomération nouvelle — au moment même où, dans la montagne de Lure, la population rurale désertait complètement Giron, dont le site est très comparable. Mais entre 1340 et 1420 il apparaît que les départs cessèrent et que le Vieux-Rougiers accueillit de nouveaux occupants : il fut en cette période plus intensément peuplé que jamais. Le mouvement de désertion reprit après 1420 et aboutit rapidement à l'évacuation totale du village". Dans le cas anglais, l'influence du facteur démographique paraît puissante. Parce que le dépeuplement l'avait profondément affaiblie, l a communauté villageoise n'a pu résister à la pression du seigneur,
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qu'appuyait l'autorité royale. Elle a dû se plier à son désir, le laisser bouleverser à son profit l'économie du terroir ; elle a dû disparaître parce que cette transformation du système agraire était si profonde qu'elle impliquait la destruction du village et la désertion définitive de son site. Dans le cas provençal en revanche, la tendance générale à la dépopulation agit, semble-t-il, de manière beaucoup moins directe. Certes, il est permis d'imaginer qu'en état de pression démographique très forte, quelques hommes se seraient acharnés à demeurer sur l'abrupt du Vieux-Rougiers. Beaucoup plus frappantes cependant sont les discordances entre le rythme de la désertion et la courbe d'évolution de la population régionale. Selon toute apparence, en effet, les premiers départs se produisirent avant que ne fût achevée la phase de surpeuplement du XIIIe siècle. Curieusement, ils s'arrêtèrent au moment où, en 1340, commençait à s'accélérer le lent fléchissement de la courbe démographique. Dans l'époque où la Provence, ravagée par l'épidémie et par les compagnies des gens de guerre, perd les deux tiers de ses feux, Rougiers revit, et le village dépérit de nouveau, il finit par mourir définitivement dans le XVe siècle, alors que la population régionale retrouve sa puissance expansive, qui la fait de nouveau croître, et rapidement. Il est possible d'expliquer par l'insécurité qui régnait en Provence dans la seconde moitié du XIVe siècle la reprise du peuplement et la concentration temporaire de l'habitat autour du château escarpé du Vieux-Rougiers. Mais les deux périodes d'abandon, celle de la fin du X I I I e siècle et celle du milieu du XV e , coïncident avec un ample mouvement de réaménagement de l'espace agricole étroitement lié lui-même à la croissance démographique. Ce mouvement conduisait à ouvrir de nouvelles cultures et à déplacer conjointement les points de concentration de l'activité villageoise. En fait, dans l'un et l'autre cas, à Tusmore comme à Rougiers, la désertion des villages apparaît bien provoquée, avant tout, par une mutation du régime agraire, là, conduite par le pouvoir seigneurial, ici, spontanément et lentement opérée par la communauté paysanne. Il peut donc, en fin de compte, sembler fortuit que cette désertion, et la mutation qui l'entraîne, soient ou non contemporaines d'un déclin général de la population. En effet, l'une et l'autre accompagnent la marche d'un développement dont l'économie paysanne fut ici la bénéficiaire et là, la victime. Ce développement se révèle être le moteur premier, et le mouvement de la population, un phénomène accessoire. On peut observer sans peine, dans une histoire moins lointaine, d'autres formes de développement rural qui se déployèrent en plein essor démo-
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graphique et qui, pourtant, déterminèrent, elles aussi, la disparition des villages. Peut-on jamais, dans toute l'histoire de la France rurale, compter autant de villages abandonnés que dans la grande poussée de croissance du XXe siècle ? *
Ceci conduit à se demander si, en Europe, l'abandon des villages fut plus fréquent aux XlVe-XVe siècles — période de déclin démographique — que dans les trois siècles précédents, alors que de toute évidence la population ne cessait de croître et l'économie rurale de se développer. Ouvrons n'importe lequel des dictionnaires topographiques rédigés jadis en France par les érudits. Dénombrons les toponymes disparus : les plus nombreux sont ceux que les textes des Xe, XIe et XIIe siècles ont enregistrés et dont la trace, ensuite, s'est perdue. A vrai dire cette constatation signifie peu de choses. Qu'est-ce qu'un lieu-dit mentionné dans un document de cette époque, même lorsque le terme villa l'accompagne ? Le nom d'un quartier ? Celui d'un écart ou d'une exploitation isolée ? Ou bien celui d'un village ? Seule une étude très attentive menée sur le terrain avec toutes les ressources de l'archéologie, de l'analyse pédologique et botanique, permettrait parfois de décider. Il est pourtant quelques provinces d'Europe où l'histoire de l'habitat ancien atteint à une précision suffisante pour fournir à ces considérations quelques données utiles. Dans le Norfolk, par exemple, la liste des localités, Nomina Villarum, dressée en 1316, contient sensiblement autant de noms que le Domesday Book établi deux cent trente années auparavant. Mais ce ne sont pas toujours les mêmes : 70 de ces noms ne se trouvaient pas dans le Domesday Book ; en revanche, 69 des 726 noms de villages enregistrés à la fin du XIe siècle ont disparu de la liste nouvelle. Simple changement de toponyme ? Parfois. Mais on peut établir que dans cette région 34 villages, c'est-à-dire 4,6 % des agglomérations rurales, furent désertés entre la fin du XIe siècle et le début du XIVe, c'est-à-dire dans la période de pleine croissance démographique 7 . Les recherches conduites en Bourgogne pour une époque plus ancienne par André Déléage procurent des indications plus saisissantes encore. Dans l'actuel canton de Cluny (on y compte aujourd'hui 25 villages, 71 hameaux, et 283 écarts) une documentation extrêmement abondante mentionne, vers l'an mil, 161 stations humai-
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nés. Or, 77 de ces toponymes ont ensuite disparu, soit une perte de 4 7 % Déchet énorme. On serait tenté de placer ce chiffre en regard d'un autre, 16 % , ce coefficient de désertion villageoise calculé très approximativement et de manière très provisoire sur un examen trop superficiel des données provençales, pour les montagnes de Castellane et de Digne, en correspondance avec la catastrophe démographique du moyen âge finissant. E n vérité, les 77 lieuxdits disparus dans le Clunisois après l'an mil n'étaient pas tous des villages. Il est possible d'établir que certains de ces noms désignaient en fait des exploitations rurales isolées, héritières d'une villa romaine. Mais il apparaît aussi fort nettement que d'autres noms, et relativement nombreux, s'appliquaient bien à des agglomérations de taille moyenne, lesquelles ont effectivement disparu. Et, semblet-il, ces lieux se trouvaient précisément en voie d'abandon au début du XI e siècle, à un moment où le développement rural modifiait sensiblement ici les conditions de la vie agraire. De toute évidence, il s'est opéré dans cette région, pendant la longue période d'expansion économique et démographique des campagnes médiévales, un reclassement de l'habitat rural. Celui-ci paraît au moins aussi profond que les modifications qui furent, un peu plus tard, contemporaines du retrait de la population. Les modalités de ce reclassement mériteraient de la part des historiens et des archéologues une attention plus soutenue que celle dont elles ont jusqu'ici bénéficié. Je risquerai, à leur propos, quelques observations d'approche. La première concerne l'Allemagne du Nord-Ouest aux XII e et XIII e siècles. Ici, les Wüstungen abondent. Non point que ce pays se soit alors dépeuplé. Il est évident que les hommes, comme partout ailleurs, se multiplièrent dans ces régions, quelle que fût l'intensité du mouvement qui tirait de cette contrée des troupes de paysans, les poussant à la conquête des terres incultes au nord et à l'est. Mais l'époque fut ici celle d'un profond changement dans les structures agraires. Jusqu'alors le sol était exploité par des Waldbauern. Dispersés par petites groupes au milieu des forêts, ces hommes cultivaient peu les céréales ; ils jardinaient, ils élevaient des porcs. L'économie de ces campagnes se fondait sur le bosquet de chênes et sur la glandée, sur le travail assidu de quelques petits enclos jouxtant les maisons et, fort accessoirement, sur l'ouverture, chaque année, de quelques champs temporaires dégagés par écobuage au milieu des taillis, et vite abandonnés. Point de labours permanents, point de terroirs stables, point de villages. U n semis de sites habités, Höfe solitaires ou réunies à quelques-unes. Donc, d'innombrables lieux-
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dits. Mais après le milieu du x n e siècle le paysage se transforma par l'effet d'un développement économique, lequel revêtit un double aspect. Les seigneurs, qui détenaient un droit supérieur sur les espaces sylvestres, s'aperçurent que le bois se vendait bien. Il en fallait des quantités pour construire les villes nouvelles, pour alimenter en matière première les forges, les salines et toutes les activités artisanales en expansion. Ils voulurent alors organiser l'exploitation des arbres, les protéger, les défendre contre les brûlis et la divagation du bétail. Utilisant leur pouvoir de commandement, qui précisément se renforçait alors, ils réservèrent à leur seul usage certains secteurs boisés ; ils en firent des « forêts » d'où les paysans furent bannis. L'institution des cantons de forêts seigneuriales provoqua un reflux de l'habitat, un exode paysan, la désertion des écarts. Elle créa de très nombreuses Wüstungen. Or, dans le même temps, l'économie paysanne s'orientait vers la production des blés. Les rustres mangeaient moins de porc, davantage de pain. Le Waldbauer devint un Ackermann. De ce fait il entreprit avec ses voisins d'organiser un terroir, d'implanter des quartiers agricoles. Il émigra de la forêt vers le centre de cette aire de culture permanente. Les habitats disséminés se regroupèrent en villages compacts, cernés de leurs haies, cœur d'une communauté disciplinée qui, sous l'autorité du seigneur, dut respecter des règles collectives, les usages de la vaine pâture, du troupeau commun, l'interdiction de bâtir hors de l'espace villageois. Deux transformations étroitement alliées, le renforcement du ban seigneurial, le passage d'une économie fruste et déprédative de type sylvo-pastoral à un système fondé sur l'exploitation plus rationnelle des bois et des champs cultivés, déterminèrent un complet remaniement de la carte du peuplement 9 . Certes, on ne saurait chercher dans la Saxe de cette époque beaucoup de villages abandonnés. Dans cette période les villages, ici, ne mouraient pas, ils se formaient. Mais leur renforcement même vidait nombre de sites et, notamment, bien des hameaux, d'où l'abondance des Wüstungen. Il est certain que les vieux pays saxons ne furent pas seuls affectés par cette forme de développement de l'économie rurale. Invitons les historiens de l'habitat rural à en rechercher les traces en d'autres provinces et, aussi, en d'autres périodes du moyen âge européen. Je reviendrai donc à la région mâconnaise, dans un temps un peu plus éloigné du nôtre, pendant les XIe et XIIe siècles. Ici, point de bouleversement aussi radical du système agraire, mais seulement un essor régulier et lent des techniques de production qui soutient
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un essor continu et lent de la population. Les travaux d'André Déléage ont montré qu'un nombre important d'agglomérations paysannes furent abandonnées dans ce pays à cette époque. Qui s'interroge sur les modalités de cette désertion doit, à mon sens, regarder du côté de la seigneurie. D'abord parce que toute la lumière de la documentation se concentre alors sur cet organisme, mais aussi parce qu'il commande, dans une très large mesure, le développement économique des campagnes et l'oriente. Pour cela, l'institution seigneuriale a exercé alors une forte influence sur l'évolution de l'habitat paysan, et ceci de diverses manières. Le hameau, ou même le village, gênait parfois l'exploitation seigneuriale dans sa croissance, principalement lorsque les administrateurs du grand domaine se souciaient d'étendre le faire-valoir direct, d'abandonner le système de la tenure productrice de redevances, de regrouper les champs pour en confier la culture à des équipes de domestiques et de corvéables. On sait que les abbayes cisterciennes pratiquaient résolument ces méthodes. Au XII e siècle, au cours de la grande poussée démographique, de nombreux paysans durent, dans toutes les provinces d'Europe, sous la pression des moines blancs, quitter leur demeure pour s'établir ailleurs. Des villages, ainsi, moururent ; sur l'emplacement de leurs maisons détruites des granges s'élevèrent, isolées, exploitées par des convers10. Mais, bien d'autres seigneurs agirent comme les Cisterciens. Je prends le cas de Serciacum : un vrai village, celui-ci, situé à quelques kilomètres de l'abbaye de Cluny sur l'emplacement d'une villa romaine, et groupant une bonne douzaine de manses. Vers 1080, l'un des administrateurs de ce monastère s'employa à acquérir, l'un après l'autre, tous les droits seigneuriaux et tous les titres de possession sur les parcelles de champs, de prés et de vignes, et sur les manses qui formaient l'agglomération. Il traita de la sorte avec dix-huit seigneurs, petits et grands, et quatorze familles d'alleutiers paysans ; il racheta leurs droits respectifs11. Lorsque fut achevé ce transfert de propriété, le village était vide. Les Clunisiens y construisirent une grosse ferme. Serciacum devint la « Grange-Sercie >, comme on l'appelle encore. Pour accroître les revenus seigneuriaux, les détenteurs du pouvoir furent enclins parfois à favoriser, au contraire, la concentration de l'habitat paysan en certains points privilégiés. Ce groupement s'opéra au détriment des localités voisines, dont certaines quelquefois disparurent. On sait que dans l'Allemagne des xin°-xiv e siècles, le mouvement naturel d'urbanisation multiplia les Wustungen : on voit celles-ci
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former une dense couronne autour de chaque petite bourgade dont les franchises avaient attiré les familles d'alentour. Mais, deux siècles plus tôt, dans les campagnes mâconnaises, un semblable mouvement de synœcisme opéra, à une échelle plus réduite, des transferts analogues. Lorsque, dans le cours du XIe siècle, se diffusèrent les règlements pour la paix de Dieu, quelques emplacements reçurent un statut juridique plus favorable que celui de l'espace commun : c'étaient les cimiteria, les aires sacrées voisines de certains sanctuaires. La nouvelle législation les mettait à l'abri des violences, on pouvait y trouver asile ; la famille paysanne qui y établissait sa demeure pouvait ainsi échapper à son seigneur, dénouer les liens de servitude qui l'attachaient à lui ; elle échappait aux exactions. Elle ne se libérait pas tout à fait, car elle devait payer certaines taxes au maître du sanctuaire et subir sa justice. Lorsqu'un seigneur proclamait la liberté d'un lieu, il espérait bien en effet voir s'y installer des travailleurs, dont l'exploitation, si modérée qu'elle fût, lui procurerait de nouveaux profits. En fait, parce que les paysans s'y savaient mieux traités qu'ailleurs, ces « cimetières », ces « sauvetés », toutes ces aires de paix et de franchise que délimitaient les croix dressées sur les chemins, se peuplèrent très vite ; les récriminations des seigneurs des agglomérations voisines et non exemptes, qui voyaient celles-ci perdre leurs habitants, n'y firent rien. On a conservé le texte d'un accord entre le chapitre cathédral de Mâcon et le châtelain local garantissant à la fin du XIIe siècle les franchises particulières dont jouissaient les hommes résidant dans le cimetière du village de Pierreclos En fait, dans le paysage actuel, ce village conserve les traces d'une particulière concentration ; non loin de lui se situaient quelques-uns des toponymes disparus après le XIe siècle. Le jeu des privilèges produisit donc un effet comparable à celui de la mutation du régime agraire dans les pays saxons dont je parlais tout à l'heure : concentration du peuplement en quelques villages, autour des églises paroissiales, de celles du moins dont le maître avait le pouvoir de faire reconnaître les libertés ; affaiblissement parallèle des hameaux du voisinage, qui aboutit parfois à leur disparition totale. Quelques générations plus tard, dans la première moitié du XIIIe siècle, l'octroi, par l'autorité de tel ou tel seigneur, d'une charte de franchise, qui non seulement allégeait le poids de la fiscalité, mais créait un marché, des foires, encourageait le négoce, plaçait la localité dans une situation plus favorable, à une époque où l'économie rurale s'ouvrait largement aux échanges, provoqua des réac-
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tions semblables et des modifications analogues dans la carte de l'habitat. Aujourd'hui encore le taux de concentration est spécialement élevé dans les communes de Salornay-sur-Guye, de Cortevaix, ou de Prissé, qui reçurent des chartes de franchises entre 1220 et 1 2 3 0 " . Il n'est pas interdit de croire que la croissance du village privilégié de Prissé hâta la désertion d'un village voisin, Mouhy, réduit depuis lors à quelques maisons. Dans le Maçonnais des Xi e -XiH e siècles, le grand mouvement d'expansion démographique n'a pas augmenté sensiblement le nombre des agglomérations paysannes. Le pays, en l'an mil, n'offrait plus guère d'espace propice à la conquête agricole : toutes les terres utilisables, ou presque, étaient occupées. Pas de villes neuves donc, très peu même d'exploitation pionnières isolées. Les quelques exemples précédents montrent, en revanche, que parmi les hameaux très nombreux, souvent très proches les uns des autres, qui parsemaient cette contrée avant l'an mil, quelques-uns disparurent, tandis que certains grossissaient pour devenir des villages. Ce mouvement d'agglomération était favorisé par le progrès des techniques rurales de production et d'échange. Cependant il est visible que l'influence déterminante vint des décisions de la seigneurie. # Voici donc mes conclusions, très provisoires et qui prennent essentiellement la forme de proposition d'enquêtes. 1. La toponymie médiévale atteste l'abandon d'un très grand nombre de lieux-dits et, parmi eux, d'un nombre encore considérable de sites effectivement occupés à une certaine époque par des familles paysannes. Mais qui se préoccupe de repérer les villages désertés doit en premier lieu opérer parmi ces noms de lieux un tri sévère. Et d'abord se demander : qu'est-ce qu'un village ? Donc fixer certains critères, ce qui n'est pas commode et implique pour chaque région des définitions appropriées. On connaît sur ce point les hésitations des géographes lorsqu'ils s'avisent de classer dans le paysage actuel les types d'habitat. Il est évident que dans bien des cas la fouille seule peut résoudre les incertitudes, prouver sur l'emplacement de tel toponyme l'existence d'un habitat et donner des indications sur sa taille. 2. Lorsque se développe dans une région une tendance générale de régression démographique, il apparaît que le village offre aux popu11
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lations rurales moins nombreuses un site si favorisé, doté notamment de tant d'avantages pédoiogiques, que les derniers habitants du terroir s'y raccrochent. Ils peuvent se réduire à quelques-uns, et même à une seule famille : il semble exceptionnel qu'ils l'abandonnent tout à fait et pour très longtemps. Les flux et les reflux de la population affectent essentiellement les sites d'habitat périphériques, gonflent et multiplient les écarts ou les fermes isolées, ou bien les vident et les font durablement disparaître. 3. Cependant, tous les sites villageois ne sont pas également favorisés par la nature ou par le droit, et l'histoire de l'économie, celle du pouvoir seigneurial, modifient leur situation respective. Entre eux règne la concurrence ; c'est elle qui, quelquefois, conduit à la complète désertion. Mais il faut bien voir que cette concurrence joue indifféremment dans les phases de repli ou de progrès démographiques d'ensemble. En fait, la croissance ou la diminution du nombre total des hommes paraît exercer une influence fort restreinte en comparaison d'autres facteurs. D'ordinaire, pour que les familles paysannes aient pu vaincre les routines et tout ce qui les attachait à l'habitat ancestral, aient enfin décidé d'abandonner un village, il fallut que les modifications de l'économie rurale aient tout à fait — et généralement de longue date car les résistances de mentalité sont fort puissantes — dépouillé son site de ses anciens avantages, l'aient placé en état de flagrante infériorité par rapport à d'autres emplacements. Ainsi, le retrait de l'agriculture, les progrès de l'économie pastorale dans la période de jonction entre l'antiquité et le moyen âge avaient fait, en Italie, préférer des sites de collines à bien des sites de plaines ; quelques siècles plus tard un retournement inverse du système agraire devait provoquer un inverse transfert. Mais, dans l'économie rurale, la production n'est pas tout. Comptent aussi et pour beaucoup le poids du pouvoir, ses pressions, les ponctions qu'il opère. Ce qui fait que certains villages furent abandonnés parce que le seigneur avait, largement payé le prix d'un exode et d'un nouvel établissement, ou parce que ses agents poussaient plus loin qu'ailleurs l'exploitation fiscale des familles. Les désavantages du statut juridique ont ainsi pu, souvent, outrepasser les avantages qu'offrait le site pour la production ou l'écoulement des denrées. Quelquefois enfin, des villageois furent expulsés par la seule puissance expansive du grand domaine conquérant. L'extension ou la résorption de l'habitat rural intercalaire, le gonflement, l'anémie ou la disparition d'un village, sont évidemment
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des faits d'histoire démographique. Toutefois, ce n'est pas seulement parce qu'ils sont plus ou moins nombreux que les paysans se groupent ou se dispersent de telle ou telle manière sur un territoire campagnard. Depuis quelques années les historiens ont entrepris de dénombrer les familles paysannes. Il faut les convier à observer également, et de très près, leurs migrations et leur répartition dans le terroir. Ce qui exige alors une attention précise aux données locales de l'économie, de l'économie de la seigneurie plus encore sans doute que de celle du village.
Notes B A R A T I E R , La démographie provençale du XII!" au XVI" siècle, avec chiffres de comparaison pour le XVIII'' siècle, Paris, 1961. G. F O U R Q U I N , Les campagnes de la région parisienne à la fin du moyen âge (du milieu du XIII' siècle au début du XVI"), Paris, 1964. D. P O P P E , Satnt-Christol à l'époque médiévale ; L . S T O U F F , « Peuplement, économie et société dans quelques villages de la montagne de Lure, 1 2 5 0 - 1 4 5 0 » , Cahiers du Centre d'Etude des Sociétés Méditerranéennes ( 1 ) , 1 9 6 6 , pp. 3 5 - 1 0 9 . B A R A T I E R , op. cit., pp. 156-160. M. W . B E R E S F O R D et J. K. S . S A I N T - J O S E P H , Médiéval England : An Aerial Survey, Cambridge., 1958, pp. 112-113. Voir la présentation des fouilles par G . D É M I A N S D ' A R C H I M B A U D , in : Villages désertés..., op. cit., p. 287. K . J . A L L I S O N , « The Lost Villages of Norfolk », Norfolk Archeological Review 31, 1955. A. DÉLÉAGE, La Vie rurale en Bourgogne jusqu'au début du XI' siècle, Mâcon, 1941. A . T I M M , Die Waldnützung in Nordwestdeutschland im Spiegel der Weistümer. Einleitende Untersuchungen über die Umgestaltung des StadtLand- Verhältnisses im Spätmittelalter, Cologne-Graz, I 9 6 0 . S. E P P E R L E I N , Bauernbedrückung und Bauernwiderstand im hochen Mittelalter, Berlin, 1960. Recueil des chartes de l'abbaye de Cluny, éd. A. B E R N A R D et A. B R U E L , n " 3026, 3034, 3077, 3642, 3066, 3332, 3475, 3640, 3759. Cartulaire de Saint-Vincent de Mâcon, éd. RAGUT, n° 632. Arch. Nat., J. 398, n° 38 ; M. C A N A T , Documents inédits pour servir à l'histoire de Bourgogne, Dijon, 1863, n° 32 ; Arch. dép. de Saône-etLoire, G. 96, n° 2.
1. E . 2. 3.
4. 5. 6. 7. 8. 9.
10. 11. 12. 13.
CHAPITRE XIX
Les origines de la chevalerie*
Au XIIIe siècle, la chevalerie forme, dans l'ensemble de l'Occident, un corps fort bien délimité et qui s'établit véritablement au centre de l'édifice social. Il s'est approprié la supériorité et l'excellence qui s'attachaient naguère à la notion de noblesse. En lui s'incarnent les valeurs maîtresses d'une culture. Comment se sont forgées les modèles, les images, les représentations mentales qui donnèrent à ce corps son armature et qui l'installèrent dans cette position éminente ? Comment parvint-il à une telle cohérence, comment trouva-t-il ses limites ? Comment l'idée de noblesse vint-elle finalement se conjoindre à l'idée de chevalerie ? Il n'est pas encore possible aujourd'hui de donner des réponses pleinement satisfaisantes à ces questions, qui touchent aux problèmes les plus profonds et les plus ardus que pose l'histoire de la société médiévale. Du moins peut-on risquer à leur propos quelques réflexions, quelques suggestions préliminaires, quelques hypothèses de recherches, en s'appuyant notamment sur certaines enquêtes tout récemment menées au sujet de la notion de noblesse et de la notion de pauvreté. Voici donc un petit nombre de remarques. Elles concernent presque toutes la France, parce que mon expérience personnelle de ces problèmes repose sur l'étude de documents français, mais aussi parce que la lente évolution dont il est ici question fut apparemment plus précoce dans les pays français que partout ailleurs. #
Puisqu'il s'agit de délimiter et de caractériser un certain groupe * Texte publié dans Ordinamenti militari in Occidente mil' alto medioevo Spolète, Presso La Sede del Centro, 1968, pp. 739-761.
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social, de reconnaître comment il put s'insérer parmi les autres catégories de la société, et de discerner en fin de compte l'image que les hommes de l'époque prirent progressivement de sa situation et de ses attributs, il paraît de bonne méthode de se fonder d'abord sur une étude de vocabulaire. Au X I I I e siècle, un mot latin, miles, était uniformément employé pour exprimer l'appartenance à ce groupe cohérent qu'était alors la chevalerie. A quel moment, de quelle manière ce terme s'était-il introduit dans l'usage ? Je ne vois pas, pour ma part, de meilleure façon d'aborder le problème. A condition toutefois de limiter au départ l'enquête à un certain langage, celui des diplômes, des chartes et des notices, le plus révélateur en l'occurrence, puisqu'il est technique, en tout cas beaucoup plus strict que celui des oeuvres littéraires, et parce qu'il se montre par nature spécialement attentif à définir des statuts juridiques, à lesx qualifier, à les distinguer des autres. Sans doute, ce vocabulaire est-il très ritualisé, figé, fort rebelle aux innnovations. On ne doit jamais oublier le retard, parfois très large, qu'il met ordinairement à refléter ce qui modifie dans le concret la condition des personnes. Du moins le moment où il accueille enfin un titre particulier pour désigner spécialement les membres d'une nouvelle catégorie sociale doit-il être tenu sans conteste pour celui où l'existence de ce groupe est unanimement reconnue, consacrée, tout à fait admise par la conscience collective, et transmise comme une structure stable aux générations ultérieures. 1. Pour saisir l'apparition et la diffusion du mot miles dans ce vocabulaire spécialisé, je m'appuierai en premier lieu sur le résultat des recherches que j'ai menées, il y a bientôt vingt ans, dans les documents de la région mâconnaise, et spécialement dans les cartulaires de l'abbaye de Cluny. Le matériel en effet se trouve ici, pour la période charnière de cette histoire (les années proches de l'an mil) d'une exceptionnelle densité. Nulle enquête sur le vocabulaire employé pour désigner l'aristocratie n'a été jusqu'à présent, à ma connaissance, poussée aussi loin, et ses résultats ont subi avec succès l'épreuve de la critique. Je me contenterai de résumer très brièvement les faits que j'ai pu établir, et qui sont publiés dans mon livre sur la société dans la région mâconnaise \ a) C'est très exactement en 9 7 1 1 que le mot miles apparaît dans 1. V o i r note 1 et suivantes pp. 3 4 0 - 3 4 1 .
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les actes qui ont été conservés. Dans certains de ceux-ci, dans les notices qui relatent un accord devant une assemblée judiciaire, dans les concessions de biens en précaire, et dans les actes d'échanges, on voit dès lors ce terme se substituer progressivement à des qualificatifs qui insistaient auparavant sur la subordination vassalique, comme vassus ou fidelis, ou, comme nobilis, sur l'illustration de la naissance. En 1032, le transfert est achevé : le vocable chevaleresque a remplacé les autres formes verbales exprimant la supériorité sociale. On le trouve désormais employé de deux manières : soit individuellement et comme un titre personnel par des hommes qui l'arborent dans le protocole initial ou dans le protocole final des chartes, soit collectivement, pour exprimer la qualité particulière de certains des membres d'une cour de justice ou de certains témoins. Toutefois, pendant longtemps encore, le mot miles demeure d'usage exceptionnel et fort irrégulier. b) Vers 1075, nouveau changement. L'emploi du titre — qui depuis quelque temps s'incorporait beaucoup plus intimement au nom des individus qu'il décorait, s'insérant entre leur nomen et leur cognomen3 — se répand brusquement. Les scribes s'accoutument à l'appliquer systématiquement à tous les hommes qui occupent une certaine position. Aussi, dans le cartulaire du monastère de Paray-leMonial, constitué entre 1080 et 1109, on peut vérifier que tous les personnages qui n'en sont pas parés appartiennent à des couches sociales nettement distinctes de l'aristocratie laïque. c) Enfin, dans les toutes dernières années du XIe siècle, les formules des chartes révèlent trois modifications conjointes. D'une part, les plus hauts seigneurs de la région, tel le sire de Beaujeu, dans les chartes qu'ils font rédiger en leur nom, commencent alors à se parer personnellement du qualificatif chevaleresque4 ; celui-ci, d'autre part, apparaît désormais, dans certaines locutions, définir moins la situation d'un individu que celle d'un groupe familial tout entier" — ce qui implique que la distinction sociale que ce titre manifeste est dès lors considérée comme le bien d'un lignage, où elle se transmet de génération en génération ; enfin, lorsqu'ils établissent des listes de témoins, les scribes, à partir de ce moment, se soucient d'opposer l'un à l'autre, parmi les laïcs, deux groupes, celui des chevaliers, des milites, celui des « paysans », des rustici *. Ces nouveaux emplois du mot miles donnent à penser que, dans la région mâconnaise, le mouvement qui s'était ébranlé avant 980 parvient
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à son terme à l'extrême fin du XIe siècle. Après cette date en effet, le langage des actes juridiques traite la chevalerie comme un groupe cohérent, compact, étroitement rassemblé autour d'une qualité familiale et héréditaire, comme un corps qui s'est annexé les échelons supérieurs de la noblesse et qui, par conséquent, s'identifie à l'aristocratie laïque tout entière. 2. A ces remarques, qui concernent une petite province de la France centrale, il est aujourd'hui possible de confronter d'autres observations, qui, à vrai dire, demeurent elles aussi toutes locales, et qui apparaissent moins solides et moins nettes, car elles reposent sur un matériel documentaire beaucoup plus pauvre. a) J'évoquerai en premier lieu ce qui ressort de quelques sondages opérés parmi les sources, fort clairsemées, de la Provence. Ici, le mot miles, qui se trouve posséder un équivalent, cavalletrius, paraît avoir été adopté par les rédacteurs de chartes après 1025, donc sensiblement plus tard que dans le Mâconnais. Mais en revanche, deux phénomènes se manifestent, beaucoup plus précoces : l'opposition formelle, dans les listes de témoins, entre chevaliers et paysans (premier exemple connu en 1035 7 ) ; l'adoption du qualificatif chevaleresque par les plus grands seigneurs : en 1035, dans le préambule d'une notice du cartulaire de Lérins, la mère des deux « princes » d'Antibes dit de l'un d'eux qu'il est évêque, de l'autre qu'il est chevalier 8. C'est aussi à partir de 975 qu'A. Lewis voit, à l'ouest du Rhône, les mentions de chevaliers se multiplier dans les documents, et, après 1020, le titre chevaleresque porté par des châtelains". b) En Ile-de-France, les recherches minutieuses menées par J. F. Lemarignier dans les diplômes des premiers capétiens montrent le mot miles entrant dans l'usage en 1022-1023, c'est-à-dire au moment même où apparaissent les premiers indices prouvant l'existence de châtellenies indépendantes ; dès 1060, le titre est porté par des châtelains10. c) Qu'il me soit enfin permis de rapprocher de ces observations éparses certains résultats de recherches que je mène actuellement sur les structures familiales de l'aristocratie et sur les écrits généalogiques de la France du Nord. J'en extrais deux remarques complémentaires : ces sources montrent que, dans les pays flamands et, au plus tard, dans le dernier tiers du X I I e siècle, les fils des plus grands seigneurs attachaient le plus grand prix à leur qualité
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de chevalier ; elles montrent d'autre part comme Lambert de Wattrelos, l'auteur qui se situait au degré le plus modeste mencé de s'ordonner en lignage autour vers le milieu du XIe siècle u .
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que la famille d'un homme des Annales Cameracenses, de l'aristocratie, avait comde la qualité chevaleresque
Il importerait, bien entendu, de poursuivre les investigations et de multiplier les enquêtes régionales. On est en droit d'attendre beaucoup, par exemple, des recherches actuellement conduites dans le Sud du royaume de France, en Toulousain et en Catalogne, par les élèves de Philippe Wolff. Mais, dans l'état présent du travail historique, on peut déjà percevoir l'existence d'une évolution qui se développe aux niveaux supérieurs de la société laïque, ou qui, plutôt, modifie peu à peu l'image que les hommes se faisaient à l'époque de l'aristocratie et de son statut juridique. De cette évolution, il est déjà possible aussi de discerner l'orientation et l'amplitude. Sans doute le mouvement fut-il très étalé dans certaines régions, puisque parfois son départ doit être situé au plus tard dans les années soixante-dix du Xe siècle et puisqu'il est encore en marche à l'orée du XII e siècle. Peut-être fut-il plus brusque dans la partie la plus méridionale des pays français, celle où l'institution royale avait plus tôt fléchi. Son moment décisif paraît bien s'établir partout dans le second tiers du XIe siècle. Il aboutit en tout cas à conjoindre, par le commun usage d'un titre, le mot miles, et par une participation commune aux valeurs morales et à la supériorité héréditaire que ce titre exprimait, les diverses couches de l'aristocratie, et à mêler de la sorte les plus élevées de ces strates, celles qui jusqu'alors avaient formé proprement la noblesse, aux plus infimes.
3. Mais si, sans cesser d'employer les mêmes méthodes, on déplace l'observation vers d'autres régions, si l'on franchit vers le Nord et vers l'Est les frontières du royaume de France, on s'aperçoit que le mouvement qui s'achevait en Maçonnais vers l'an 1100 ne gagna qu'un siècle plus tard la Lotharingie et les provinces germaniques. Pendant tout le X I I e siècle en effet, le vocabulaire juridique continue de distinguer nettement, dans ces contrées, une « noblesse », identifiée à la véritable liberté, d'une chevalerie qui est considérée comme étant nettement subordonnée. Léopold Génicot a montré, par exemple, que les formules finales des chartes namuroises, jusque vers 1200, placent soigneusement à part les témoins qui sont des nobiles et ceux qui ne sont que des milites. Comme le font,
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jusque vers 1225, les scribes du duché de Gueldre". Comme le fait dans sa chronique du Hainaut, le très bon observateur des réalités juridiques qu'est Gislebert de Mons Comme le fait encore, en 1207, telle ordonnance de Philippe de Souabe 14. Et d'autres sources qui, celles-ci, ne sont point juridiques, manifestent de manière éclatante l'existence dans les représentations mentales d'une distinction stricte entre noblesse et chevalerie. Dans son traité De imagine mundi, Honorius Augustodunensis explique que le genre humain fut après le déluge réparti en trois catégories sociales, les liberi, fils de Sem, les milites, fils de Japhet, et les servi, fils de Cham 15 . Lui font écho, quelques décennies plus tard, cette chronique alsacienne de 1163 évoquée par Karl Bosl 18 , où l'on peut lire que Jules César, après avoir conquis les Gaules, établit les sénateurs comme principes, les simples citoyens romains comme milites, si bien que depuis lors les chevaliers, supérieurs aux rustres mais inférieurs aux nobles, coopèrent au maintien de la paix. # Tel est l'enseignement d'un certain vocabulaire. Reste à l'interpréter, c'est-à-dire à poser trois questions : pourquoi, en France, à la fin du X e siècle le mot miles commença-t-il à être préféré par les scribes à d'autres termes pour définir une supériorité sociale ? Pourquoi les valeurs que renfermaient ce vocable devinrent-elles le ciment de ce qu'il est permis d'appeler une conscience de classe ? Pourquoi enfin ce mouvement fut-il propre au royaume de France (faute d'études appropriées, on voit encore très mal ce qui se passe en Italie, en Angleterre et dans les royaumes chrétiens d'Espagne) et pourquoi les pays d'Empire, qui accueillirent la notion de chevalerie, ne la confondirent-ils point aussitôt avec la notion de noblesse ? 1. Pour tenter de répondre à la première de ces questions, le moyen le plus sûr est encore de revenir au mot, mais en passant cette fois du dénombrement à la sémantique, en cherchant quelle était sa signification à l'époque où il fut adopté par les rédacteurs de chartes et, dans les pays français, préféré à d'autres termes, comme fidelis, comme nobilis surtout, qu'il finit par éclipser. De quel poids, de quelles valeurs sentimentales était-il chargé par ses usages antérieurs ? Il convient à ce propos d'interroger non seulement les diplômes et les notices, mais un autre langage que j'ai jusqu'ici,
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JJl
pour la France, volontairement mis à part, celui des œuvres littéraires. a) A la fin du Xe siècle, le mot miles (qui n'a pas de féminin, si bien que, lorsqu'il supplante dans les chartes le terme nobilis, l'usage de cet adjectif se maintient fermement pour qualifier les épouses et les filles de chevaliers) apparaît incontestablement porteur d'une signification militaire. On l'utilisait pour désigner des combattants, ou plus exactement une certaine catégorie de combattants, les cavaliers. Témoigne de cette acception l'emploi que fait Richer de ce vocable ; dans la description qu'il donne des combats, il oppose milites et pedites, et il use indifféremment pour exprimer la même réalité sociale de deux expressions : ordo militaris et ordo equestris En témoigne plus clairement encore l'équivalence indiscutable des mots miles et caballarius " dans les chartes qui proviennent du Midi de la France, c'est-à-dire de régions où les termes de la langue vulgaire se sont plus facilement insinués dans le langage des scribes, comme le font nettement apparaître les recherches de F. L. Ganshof sur le vocabulaire féodal. En Provence, en Languedoc, en Cerdagne, en Catalogne, au XIe siècle, sont synonymes le terme latin classique et le terme dialectal latinisé. Une telle équivalence exprime fort clairement que le seul guerrier digne de ce nom était, aux yeux des hommes de ce temps, celui qui utilisait un cheval. En conséquence, le succès du mot miles doit être mis en relation avec l'évolution des institutions proprement militaires, dont l'étude a fait l'objet de notre rencontre. Ce succès traduit en vérité la prise de conscience de trois faits complémentaires : un fait technique, la supériorité du cavalier dans le combat ; un fait social, la liaison entre le genre de vie réputé noble et l'usage du cheval, liaison encore très mal étudiée, mais certainement très profonde et très ancienne (il conviendrait de pousser l'enquête jusqu'aux tombes de chevaux voisines de celles des chefs dans la préhistoire germanique et, dans l'antiquité classique, jusqu'à la signification sociale de l'équitation) ; un fait institutionnel enfin, la limitation du service d'armes à une élite restreinte. Toutefois, ces trois faits étaient tous, à l'approche de l'an mil, fort anciens ; le plus récent sans doute, le troisième, peut être discerné déjà dans des textes du IXe siècle, comme l'Adnuntiatio Karoli ou le Capitulaire de Quierzy, qui réservaient l'obligation de combattre, hormis les cas d'invasion, aux vassaux fieffés des princes Aussi faut-il chercher à l'irruption du vocable chevaleresque dans les chartes de l'an
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mil d'autres raisons que des changements ayant récemment affecté les méthodes de combat et la condition des guerriers. b) En vérité, on s'aperçoit assez vite que le sens proprement militaire n'était sans doute pas en l'an mil le sens le plus profond du mot miles. Et je reprendrai à ce propos certaines observations, un peu trop négligées depuis les travaux de Marc Bloch, de P. Guilhiermoz, dont l'Essai swr l'origine de la noblesse en France au moyen âge demeure l'ouvrage de base pour toute enquête de ce genre, en raison spécialement de son appareil critique, de l'énorme renfort d'érudition sur quoi repose cet ouvrage. Les textes cités par Guilhiermoz incitent à penser que, par sa plus lointaine histoire et par les usages que le moyen âge avait hérité de la Basse Antiquité, le mot miles signifiait, avant tout, servir. Le langage officiel du Bas Empire avait en effet utilisé ce terme, ses dérivés et toutes les expressions métaphoriques qui en découlent, telle l'image du cingulum militiae, pour désigner le service public dans la maison de l'Empereur. Cette signification commanda désormais toutes les interprétations de certains passages de la Vulgate et, notamment, de ces deux textes de saint Paul, que tous les scribes de l'an mil avaient lus et relus : Arma militiae nostrae non carndia sunt (II. Cor. X. 4.) et Labora sicut bonus miles Christi Jesu (II. Timothée, II, 3). La valeur sémantique appliquée à ces vocables explique que les biographes des saints mérovingiens aient parlé de leurs héros comme de milites Dei. Elle explique que dans Grégoire de Tours, comme dans les Evangiles et dans les Actes des Apôtres, miles définisse des auxiliaires subalternes de la puissance publique chargés de garder les prisonniers et d'exécuter les criminels. Elle explique enfin qu'à l'époque carolingienne, alors que renaissaient les études et que le latin se purifiait par un retour aux sources classiques et paléochrétiennes, alors surtout que, dans le cadre de la vassalité, l'action militaire prenait peu à peu l'allure d'un service spécialisé, honorable et privé, celui d'un cavalier gagé par un bénéfice, le terme miles ait été souvent préféré à ceux qui, comme vassus, sortaient des parlers vulgaires, pour qualifier des hommes servant par les armes dans la suite d'un patron, ou bien — c'est le cas dans le De ordine palatii — les jeunes gens de l'aristocratie nourris dans la maison du roi pour y faire leur apprentissage. Incontestablement, pour tous les écrivains de l'an mil, l'expression militare alicui ne pouvait signifier autre chose que servir en vasselage. ç) Mais cette valeur même de subordination qu'emportait avec lui
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le vocable chevaleresque empêchait ces écrivains, Flodoard, Abbon, Richer, Gerbert ou Dudon de Saint-Quentin, contemporains des premiers scribes du Maçonnais qui usèrent du mot miles comme d'un qualificatif social, d'appliquer le vocabulaire de la militia à tous les membres de l'aristocratie laïque. Aucun d'entre eux ne manque d'établir une nette distinction entre les principes, les proceres, les optimates, c'est-à-dire les nobles, et d'autre part, la masse des chevaliers Tous proposaient l'image d'un édifice social à deux niveaux, plaçant les « princes », responsables de la paix publique, soit par une délégation de pouvoirs royaux, soit du fait d'un charisme attribué par Dieu à certaines races, bien au-dessus des auxiliaires qui les aident à remplir cette mission, hommes d'armes comme eux et associés étroitement à leur fonction, mais subalternes, dépendants, nourris et récompensés par leurs dons. Bref, la structure que montrent les œuvres littéraires de la fin du Xe siècle est celle-là même qui devait rester vivante en Lotharingie et en Germanie jusqu'après 1200. Ces remarques permettent donc de comprendre facilement que, dans le vocabulaire des chartes mâconnaises, le mot miles ait pu remplacer des termes comme vassus ou comme fidelis qui évoquaient comme lui la soumission et le service. Mais elles accroissent la difficulté d'une autre interrogation, située celle-ci au cœur du problème : comment ce même mot put-il, peu à peu, évincer nobilis, comment put-il être arboré comme un titre avant la fin du XIe siècle par des nobles incontestables, par les princes d'Antibes, les châtelains de l'Ile-de-France ou les sires de Beaujeu ? 2. Je proposerais pour ma part de relier cette substitution à une double et lente maturation, l'une se situant au plan des attitudes et des représentations mentales, l'autre au plan des institutions publiques. Pour bien saisir le premier de ces phénomènes, il convient d'observer d'abord la germination et l'évolution progressive de la théorie des ordines, c'est-à-dire de partir cette fois du niveau carolingien. Dès que les hommes d'Eglise se mirent à réfléchir à la vocation respective des différents corps de la société humaine, et aux diverses missions que Dieu assigne aux hommes lorsqu'il les place dans telle ou telle condition terrestre, ils découvrirent bien vite qu'il existait en réalité de leur temps deux façons différentes de militare, de servir Dieu et de coopérer au bien public : par les armes et par la prière. Dans une lettre du pape Zacharie à Pépin, datée de 747, le balancement de la phrase oppose aux princes les évêques, aux saeculares hommes les prêtres, aux bellatores les Dei
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servi, qui coopèrent, chacun selon sa propre vocation, à la défense du pays 2 1 ; sous la plume d'Agobard, en 833, l'opposition s'établit entre deux ordines, « militaire » et ecclésiastique, c'est-à-dire entre la saecularis militia et le sacrum ministerium A vrai dire, ces premiers écrits soulignent seulement le partage profond de la société chrétienne entre le service de Dieu et l'état laïc, lesquels devaient demeurer strictement séparés, comme le rappelaient les canons du concile de Meaux-Paris en 845-846 Comme toutes les métaphores qui définissent par l'abandon du harnois militaire l'entrée en pénitence ou la profession monastique, ces textes caractérisent simplement la « milice séculière », la manière de service dans le siècle, par le port de ces « armes charnelles » dont parlait saint Paul. Alors que, dans les Miracles de Saint-Bertin, c'est-à-dire à la fin du IXe siècle, apparaît une autre division, triple cette fois, qui sépare des oratores et des bellatores \'imbelle vulgusi4, et qui conduit tout naturellement au schéma proposé, dans les années trente du XIe siècle, par les évêques de la France du Nord, par Gérard de Cambrai (oratores, agricultores, pugnatores) " et par Adalbéron de Laon (orare, pugnare, laborare)2". A propos de la formation et de la diffusion de ce schéma tripartite, qui représentent un moment capital dans le mouvement d'idée où naît la notion de chevalerie, trois remarques s'imposent : a) Pour désigner les membres de l'ordo que le dessein divin vouait, à leurs yeux, à l'activité guerrière, aucun des écrivains des IXe, Xe et XIe siècles n'employa jamais le mot miles. Ils sentaient tous parfaitement en effet que, dans ce terme, la signification proprement militaire se trouvait en fait éclipsée par la notion de service. Voici pourquoi ces lettrés choisirent dans le latin classique d'autres vocables, bellator, pugnator, où s'exprimait toute pure la vocation au combat. Davantage : lorsque Adalbéron de Laon développe sa pensée, il est très clair que dans son esprit l'opposition entre les « guerriers » et les « travailleurs » s'ajuste à celle qui sépare noblesse et servitude Pour lui, ces « combattants, protecteurs des églises, et qui défendent tous ceux du peuple, grands et petits », ne sont point des milites, ce sont des nobiles, parmi lesquels, au premier rang, il place le roi et l'empereur. b) La délimitation d'un troisième ordre, lequel au seuil du XIe siècle, apparaît chargé d'une mission particulière, qui est de travail et, plus spécialement, de travail rural, paraît bien devoir être rapprochée du progrès d'une conception de l'ordonnance sociale différente de la précédente, celle qui fut récemment mise en évidence par
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Karl BosI et qui, dans le peuple de Dieu, vint placer la distinction majeure entre les « puissants » et les « pauvres » 2 *. Selon ce nouveau schéma, en effet, que précisèrent et vulgarisèrent peu à peu dans le cours du Xe siècle certains mouvements de la pensée religieuse, les pauperes constituaient au sein de l'ordre laïc u n e catégorie qui, tout comme l'ordre des serviteurs de Dieu, se trouvait désarmée, donc vulnérable et qui pour cela réclamait, tout comme les serviteurs de Dieu, une protection particulière. Ainsi, tandis que se répandait cette image, le port des armes et les missions spécifiques qui paraissaient être liées à celui-ci se trouvèrent devenir au sein des représentations mentales que véhiculait la théorie des ordines, comme ils le devenaient d'ailleurs de plus en plus clairement dans la réalité par l'évolution des institutions militaires, le fait d'une portion seulement du laïcat. Ainsi, peu à peu, se déplaça la barrière sociale : jadis elle s'établissait entre noblesse et servitude ; elle vint séparer chaque jour plus nettement de la masse des « pauvres » les puissants, c'est-à-dire, véritablement cette fois, toute la « milice séculière >. c) D e ce transfert découle sans doute la vraie mutation mentale, celle qui lentement mit en place, et notamment dans le clergé, parmi les maîtres à penser, dans le monde des écrivains et des rédacteurs de chartes, de nouvelles attitudes à l'égard de la vocation militaire. Pour cette raison, une place toute particulière doit être faite, parmi les textes qui permettent de percevoir ce mouvement d'idées par l'intermédiaire des formes verbales qui le traduisent, à la vie de saint Géraud d'Aurillac qu'écrivit dans les années trente du Xe siècle l'abbé de Cluny saint Odon Notons que c'est de la France du Sud, c'est-à-dire dans la région qui paraît bien avoir été le creuset des nouvelles structures, anticarolingiennes, où la société féodale trouva certaines de ses armatures, que provient ce texte capital. Il est capital, parce que c'est la première des Vitae dont le héros soit un laïc, non pas u n roi, ni un prélat, mais un prince, un représentant authentique de la nobilitas. Il est capital surtout parce qu'il entend démontrer qu'un « noble », qu'un « puissant » peut accéder à la sainteté, devenir un miles Christi, sans déposer les armes. Le propos de saint Odon est de définir ce que peut être une sainteté laïque, ou plus précisément noble, c'est-à-dire en définitive de conférer à l'activité militaire, fonction spécifique de la noblesse, une valeur spirituelle. Ainsi s'applique-t-il à faire admettre que saint Géraud était parvenu à unir
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l'exercice de la puissance à la pratique de l'humilité et surtout au souci des pauvres, c'est-à-dire à deux vertus proprement monastiques 30. Odon de Cluny surtout précise les missions de l'homme armé. « Licuit igitur laico homini in ordine pugnatorum posito (pas plus qu'Adalbéron de Laon ou que Gérard de Cambrai, Odon n'utilise, pour désigner le groupe des spécialistes du combat, le mot miles qui sous sa plume qualifie ou bien, comme on vient de le voir à l'instant, le serviteur de Dieu, ou bien le « jeune », c'est-à-dire le suivant d'armes d'un seigneur) gladium portare ut inerme vulgus velut irmocuum pecus (le peuple est à la fois désarmé et innocent) a lupis, ut scriptum est, vespertinis defensaret. Et quos ecclesiastica causa subigere nequit, aut bellico aut vi judiciaria compesceret. » 31 Voici donc proposées les deux fonctions qui justifient, au sens le plus fort du terme, le port des armes : la protection des pauvres et la poursuite des ennemis de l'Eglise. Saint Odon reprend cette idée maîtresse dans ses Collationes92, lorsqu'il affirme que les puissants reçoivent de Dieu leur épée, non pour la souiller, mais pour poursuivre ceux qui vont contre l'autorité de l'Eglise en opprimant les pauvres. Voici bien là, très exactement, le point d'insertion dans la théorie des ordines de la dialectique puissance-pauvreté. Dans les pays d'Aquitaine, où plus tôt que partout ailleurs le pouvoir des rois perdit son efficacité, fut offerte pour la première fois aux détenteurs des armes séculières une voie de salut et de perfection spirituelle : reprendre la mission proprement royale en assumant, à la place du souverain désormais incapable de s'acquitter de cette tâche, la défense de l'Eglise et des pauvres, c'est-à-dire des deux autres ordres de la société. Cette proposition s'adressait aux bellatores. Donc, de toute évidence, en premier lieu aux optimates, aux princes, aux nobles. Mais en vérité ceux-ci n'étaient pas seuls à combattre, et ils ne pouvaient remplir le rôle qui leur était assigné sans l'aide de leurs auxiliaires naturels, ces spécialistes de la guerre, ces cavaliers à qui ils distribuaient des fiefs ou qu'ils entretenaient dans leur maison. L'appel concernait donc en fait tous les porte-glaive, c'est-à-dire à la fois les deux groupes, principes et milites, associés par les liens féodo-vassaliques à la « puissance » et à l'activité militaire. En valorisant cette dernière, le progrès de la pensée religieuse dans le cours du X e siècle construisait au plan spirituel un cadre où, dans le service de Dieu et des pauvres, la nobilitas et la militia pouvaient se réunir.
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3. Or à ce moment même, en Aquitaine, en Provence, dans le royaume de Bourgogne, un peu plus tard dans le Nord du royaume de France (mais non point au-delà de ses limites septentrionales, et orientales, dans la Lotharingie et les pays germaniques) se préparait le double changement institutionnel, dont on voit se développer les manifestations entre la fin du X'' siècle et les environs de 1030 (c'est-à-dire au moment précis où le mot miles dans les chartes du Mâconnais se substitue au mot nobilis) et qui favorisait également, non plus cette fois au spirituel mais au temporel, la réunion de la noblesse et de la chevalerie. a) La première de ces modifications concerne la distribution des pouvoirs de commandement. Ce qu'on appelle dans certaines régions le ban perd alors son caractère public ; des seigneurs privés se l'approprient et s'en servent pour lever, dans le cadre de la châtellenie, des exactions. Or, la manière dont s'organise cette exploitation de l'autorité précise et accuse à la fois le clivage entre potentes et pauperes. Seuls les « pauvres », c'est-à-dire les travailleurs, c'est-à-dire les paysans (c'est-à-dire les membres du troisième ordre d'Adalbéron ou de Gérard de Cambrai) subissent les contraintes et les réquisitions du seigneur banal. En sont exempts les nobles — c'est par ce privilège même qu'ils se trouvent définis dans le poème d'Adalbéron : Sunt alii quales constringit nulla potestas Crimina si fugiunt quae regum sceptra
coercit33
Mais en sont exempts aussi tous les milites. Et c'est bien cette situation d'exemption qui juridiquement les caractérise tous, qui érige leur groupe en classe cohérente, nettement délimitée, et qui nécessite (au moment même où les vieilles notions de liberté et de servitude tendent à s'effacer au sein de la classe antagoniste des travailleurs) l'emploi d'un titre capable de définir exactement ce nouveau statut personnel. L'apparition de ce titre dans les actes juridiques répond en fait à l'établissement d'une frontière précise qui cerne l'aristocratie et qui rassemble ses différentes strates dans la participation à un même droit. Miles fut à ce moment choisi et préféré à nobilis parce qu'il était un substantif, pour sauvegarder aussi sans doute le point d'honneur des descendants des vieilles races qui entendaient que leur titre distinctif ne fût point galvaudé, mais surtout, je pense, parce que la nouvelle frontière se plaçait à la base de la couche aristocratique, parce que c'était bien la moins élevée des strates de l'aristocratie, le groupe des chevaliers, qu'il importait
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de séparer nettement du peuple. Ainsi se dressa cette barrière sociale, désormais fondamentale, entre milites et rustici, qui trouva sa traduction dès 1035 dans les formules finales des chartes provençales et, vers 1080, dans celles des chartes mâconnaises. b) Mais l'établissement des châtellenies indépendantes et l'installation des coutumes banales se trouvent étroitement solidaires d'une autre innnovation, la mise en place des institutions de la paix de Dieu, et c'est bien assurément dans les textes qui concernent ces institutions 34, dans les canons des conciles qui se réunirent pour les implanter, que l'on trouve le plus tôt et le plus clairement formulée l'opposition entre les chevaliers et les paysans. J'ai tenté de montrer ailleurs, dans une communication présentée en 1965 à la Semaine d'Etudes de la Mendola que ce mouvement, qui est parti du Sud du royaume de France, des provinces où l'empreinte carolingienne était la plus légère et où était le plus cruellement ressentie la défaillance de la puissance monarchique, fut un effort de l'Eglise pour assurer elle-même, avec le concours des princes mais en usant d'armes essentiellement spirituelles, la défense des pauvres, lesquels, dès le premier des conciles de paix, celui de Charroux en 989, sont définis comme étant des paysans. Cette tentative s'inscrivait dans le cadre mental de la théorie des ordines dont elle hâta singulièrement la maturation (en même temps d'ailleurs qu'elle fournissait une justification à l'établissement et à la répartition des exactions banales). L'action pour la reformatio pacis, ses mots d'ordre, les décisions qui la soutinrent, toutes ses formules et toutes les représentations idéales que celles-ci véhiculaient, contribuèrent très vivement, à partir de 990 et pendant tout le xi1' siècle, à renforcer le sentiment que la chevalerie constituait un groupe social cohérent. D'abord parce qu'elle réunissait la militia, tous les caballarii36, dans une commune réprobation, parce qu'elle organisait contre le corps tout entier, pour s'en protéger, un système d'interdits, parce qu'elle l'englobait, comme le fit l'évêque Jourdain de Limoges en 1031, dans une même malédiction Mais dans une seconde phase, et sans que se dissipent aussitôt les méfiances et les condamnations des hommes d'Eglise à l'égard des chevaliers, l'idéal qui fit se propager le mouvement de paix vint rejoindre les modèles qu'avait proposés cent ans plus tôt Odon de Cluny : l'action pour la paix de Dieu exalta cette fois la fonction militaire, elle l'associa à la construction du royaume de Dieu. Par les prescriptions de la trêve, par cette inflexion de l'esprit de paix qui débouche sur l'esprit de croisade, la chevalerie
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apparut de plus en plus clairement en France, e n t r e 1 0 3 0 et c o m m e l'une des voies de la militia
Dei,
1095,
parallèle au sacerdoce et à
la profession m o n a s t i q u e ; elle se chargea d e tant d e valeurs spirituelles q u e les m e m b r e s de la plus h a u t e noblesse n e
répugnèrent
plus b i e n t ô t à se parer e u x aussi du titre chevaleresque. # Certes, en France, l'aristocratie demeura diverse. E t j e noterai à c e propos, pour revenir en t e r m i n a n t à ces observations linguistiques qui o n t fourni, tout au l o n g de cet exposé, le principal support à mes réflexions, quelques c h a n g e m e n t s très significatifs qui dans le dernier tiers du XI e siècle a f f e c t e n t le vocabulaire. Celui des chartes v o i t en F r a n c e reparaître le m o t nobilis
et ses équivalents, mais c e t t e
c o m m e épithètes h o n o r i f i q u e s adjointes au substantif miles
fois
pour mar-
q u e r l'éclat particulier de tel chevalier, q u e la possession d'un château, la m a î t r i s e du pouvoir
banal, placent au
sommet
de
l'aristocratie
l o c a l e 3 8 . P a r un m ê m e souci de précision, et pour rendre c o m p t e de l'hétérogénéité é c o n o m i q u e et sociale de la chevalerie, les auteurs qui rédigent vers 1 1 0 0 des ouvrages littéraires p r e n n e n t grand soin de
distinguer les milites gregarii des milites primi ou mediae
nobilitatis.
C e p e n d a n t , et c'est b i e n cela qui compte, en dépit de cette diversité, et b i e n q u e divisée en plusieurs couches superposées par
l'inégale
distribution d e la richesse et du pouvoir, l'aristocratie en F r a n c e form a i t un tout dès la fin du XI e siècle. E l l e s'identifiait au vieil pugnatorum,
devenu décidément ordo
la réunissaient
(ici devrait
militum.
prendre place cette histoire d e
b e m e n t q u i reste tout entière à écrire et qui, sans doute, trait de voir plus c l a i r e m e n t
comment
ordo
D e s rites m a i n t e n a n t
se r e n f o r ç a
l'adoupermet-
peu à peu
la
c o n s c i e n c e de classe) autour de la qualité chevaleresque, autour d e la liturgie q u e l'Eglise inventa pour consacrer le miles
Christi
de la morale c o m m u n e q u i prenait progressivement
et autour
plus de corps
dans un cadre d o n t O d o n de Cluny avait é t é le p r e m i e r constructeur. L a Lotharingie, les pays g e r m a n i q u e s
sans doute
accueillirent-ils
c e t t e morale, ces rites et tout ce q u i chargeait d ' u n e valeur
spiri-
tuelle nouvelle la vocation militaire. O n peut en être assuré en mesurant la place considérable que, dans ces contrées, les du X I I e siècle a t t r i b u e n t à la militia
chroniqueurs
des plus grands p r i n c e s 3 9 . T o u -
tefois les propagateurs de la reformatio
pacis
n'avaient pas franchi
la f r o n t i è r e qui séparait du royaume de F r a n c e les terres d ' E m p i r e , d o n t le souverain, a f f i r m a i t vers 1 0 2 5 l e v ê q u e de C a m b r a i , conser-
340
Hommes et structures du moyen âge
vait assez de force pour assurer tout seul le maintien de la paix ; de fait, l'autorité monarchique demeurait ici solide et n'avait point perdu le plein exercice de l'autorité publique. Elle n'était pas fortement affectée par la double mutation — l'établissement de la paix de Dieu et la construction des châtellenies indépendantes — qui avait permis dans le royaume de France et dans le royaume de Bourgogne la fusion des valeurs de chevalerie et des valeurs de noblesse. Ce fut pour cette raison principalement — il est permis au moins de formuler en conclusion cette hypothèse — que, dans les provinces allemandes et lotharingiennes, pendant tout le X I I E siècle et jusqu'à la tardive victoire des modèles culturels transmis par la courtoisie française, la survivance des vieilles structures politiques carolingiennes et royales maintint vivante et pleine de résonances concrètes l'antique distinction qui séparait les chevaliers des princes, porteurs exclusifs de la liberté complète et seuls tenus pour de vrais nobles.
Notes
1. G. DUBY, La société aux XIe et XIF siècles dans la région mâconnaise, Paris, 1953. 2. Recueil des chartes de l'abbaye de Cluny, éd. A. BERNARD et A. BRUEL, n. 1297. 3. Cartulaire de Saint-Vincent de Mâcon, éd. RAGUT, n. 483 (1031-1060). 4. Recueil des chartes de l'abbaye de Cluny, op. cit., n. 3726 (1096). 5. Ibid., n. 3677 (1094), 3758 (1100), 3822 (1103-1104). 6. Cartulaire de Saint-Vincent de Mâcon, op. cit., n. 548 (1074-1096). 7. Cartulaire de l'abbaye de Lérins, éd. MORIS et BLANC, n" 74. 8. Ibid., n. 113. 9. A. LEWIS, « La féodalité dans le Toulousain et la France méridionale », Annales du Midi, 1964. 10. J.-F. LEMARIGNIER, Le gouvernement royal aux premiers temps capétiens, 937-1108, Paris, 1965, p. 133. 11. Cf. supra, chap. XV. 12. J. M. VAN WINTER, Ministerialiteit en ridderschap in Geldre en Zutphen, Groningue, 1962. 13. M.G.H., SS, X X I , p. 571, 578, 584. 14. M.G.H., Constitutiones, II, p. 17. 1 5 . MLGNE, Pat.
Lat.,
CLXXII,
col.
166.
16. « Kasten, Stände, Klassen in Deutschland » : colloque organisé en décembre 1966 par le Centre de Recherches sur la Civilisation de l'Europe Moderne de la Sorbonne (Problèmes de stratification sociale : castes, ordres et classes). 17. I, 5 ; I, 7 ; IV, 11, 18.
Les origines
de la
chevalerie
341
18. Cavallarius : C.artulaire de l'abbaye de Lirins, op. cit., n" 29 (1038) ; Cartulatre de Saint-Victor de Marseille, é> l'un de ses quatre fils. L'autre, à peu près à la même date, affirme que son père, encore vivant, lui a fait déjà « don de son honneur » s'interdisant « d'en rien donner ni vendre à personne, ni à ses fils ni à ses filles » 13. Que déduire de témoignages, si limités, si tardifs ? Ce que l'on sait des pratiques successorales ultérieures dans le Sud de la Bourgogne autoriserait à voir en eux les premières manifestations d'un mouvement qui prit ensuite de l'ampleur. J e resterai pourtant, à ce propos, sur la réserve. Toutefois, même si l'on admet la persistance des principes qui imposaient de laisser à chaque fils une part égale de l'héritage, il est incontestable que l'allure des schémas généalogiques montre clairement, à partir du début du XI e siècle au plus tard, une tendance des lignées familiales à se cristalliser autour d'une seule tige, d'un axe, où, semble-t-il, les fils se succèdent par ordre de primogéniture. Favorisée par le resserrement de la solidarité entre consanguins, par les privilèges de masculinité, et davantage sans doute par les nouvelles dispositions des coutumes matrimoniales, cette cristallisation apparaît pourtant résulter davantage d'une prudente restriction des mariages. Sans doute tous les fils possédaient-ils les mêmes droits à la succession, mais à la mort de leur père ils ne partageaient pas l'héritage. Seul l'un d'entre eux s'était marié, avait engendré des fils légitimes. Ceux-ci, grâce à la pratique de l'indivision prolongée, recueilleraient plus tard sans difficulté les droits de leurs oncles restés célibataires, et la
Lignage, noblesse
et chevalerie
dans la région
mdconnaist
415
totalité de l'héritage, amputé seulement de ce que ces derniers auraient offert à l'Eglise en aumône funéraire. D e cette limitation des alliances à un, à deux garçons tout au plus, les signes abondent. Je reprends l'exemple que j'ai cité tout à l'heure de cette famille de quatre fils, dont deux sont faits moines à Cluny, dont l'aîné seul eut des enfants et dont le dernier mourut non marié. J'ajouterai le cas des seigneurs du château d'Uxelles ; en 1070 ils étaient cinq garçons, deux entrèrent à Cluny, deux autres ne laissent aucune trace, un seul fait souche. J'indiquerai encore que, parmi les donations entre vifs, celles de l'oncle célibataire à l'un de ses neveux sont bien les plus nombreuses et celles dont l'usage se maintient le plus longtemps. J'évoquerai les témoignages incontestables d'hommes qui dressent des actes au nom de leurs frères, qui agissent seuls, les autres mâles donnant seulement leur « conseil », leur consentement. Je renverrai enfin au résultat de mes recherches généalogiques. Sans doute ces résultats sont-ils partiels : on ne peut espérer connaître tous les membres adultes d'une parenté, et ceux qui échappent à l'observation se situent précisément dans les branches collatérales. O n doit cependant tenir compte de ces faits : trente-quatre lignages ; trois seulement d'entre eux ont pris leur individualité dans le cours du XI e siècle par ramification de deux des troncs primitifs ; il n'y en a pas plus de huit autres où, à telle ou telle génération, plusieurs fils aient eu des enfants ; restent vingt-trois tiges uniques dont les rameaux adventices se sont étiolés sans proliférer. Et si l'on considère les maîtres des châteaux, on voit là, très évidente, depuis les alentours de 980, c'est-à-dire depuis l'origine du processus qui a donné naissance aux châtellenies indépendantes, la supériorité de l'aîné sur ses frères : au château de Berzé, par exemple, Gautier, vers 1030, a cinq frères ; il est chanoine ; et pourtant il commande seul — comme le fait cinquante ans plus tard son petit-fils Hugues, dont on connaît au moins trois cousins issus de germain. Notons enfin — et c'est une dernière preuve des privilèges de fait de l'aînesse — que le principe de la supériorité des descendants sur les collatéraux, joint aux effets de la restriction des mariages, fait que fréquemment une fille, en l'absence de frère, recueille, bien qu'elle ait des oncles et des cousins, l'héritage paternel. C'est alors son mari qui le « tient ». Ainsi le château de Berzé fut-il à deux reprises, vers 1060 et vers 1090, entre les mains d e deux gendres, de deux hommes étrangers à la région, de deux parvenus peut-être, alors que les branches collatérales du lignage étaient fort bien pourvues de mâles. Toutes
416
Hommes
er structures
du moyen
âge
les indications que j'ai mises en œuvre sont ténues, mais elles sont convergentes. Et ce nouvel examen me permet de maintenir l'opinion que j énonçais jadis dans mon livre sur la société du Mâconnais, celle d'une condensation, d'un resserrement autour d'une lignée de mâles, celle de la progressive affirmation, plus accentuée sans doute parmi les possesseurs de châteaux, mais commune cependant à toute l'aristocratie, d'un état d'esprit dynastique. *
Reste enfin le dernier des problèmes, mais qui nous ramène à notre interrogation initiale : dans la conscience que cette aristocratie prend d'elle-même, se réfère-t-elle à la notion de noblesse ou bien à celle de chevalerie ? L'intérêt de la mise au point qui précède est, en fait, de mettre l'étude du vocabulaire social et ce qu'il révèle des attitudes psychologiques en relations plus étroites et plus sûres avec la réalité vivante, c'est-à-dire avec les hommes, ou plutôt avec ces trente-quatre groupes familiaux qui se sont mieux individualisés au cours du XIe siècle. Quant au vocabulaire, voici ce que j'ai déjà dit, autrefois, mais qu'un traitement statistique plus rigoureux des sources me permet de préciser et d'affirmer plus fortement ici : 1. Pour manifester l'appartenance de tel individu à l'aristocratie, on utilisait au milieu du Xe siècle l'adjectif nobilis (ou des équivalents, clarissimus, illustris, etc.). Mais, d'une part, cet usage était rare ; d'autre part, dans 80 % des cas, il apparaît lié aux exigences de certaines formules traditionnelles, celles des contrats de précaire et des actes d'échanges, lorsque le terme est employé pour désigner individuellement le bénéficiaire de l'acte, celles des procès-verbaux d'assemblée judiciaire, lorsqu'il s'agit de désigner collectivement les assesseurs du juge. 2. A partir de 970 environ, un double changement se produit. a) L'usage d'abord se répand peu à peu de distinguer des autres les hommes qui appartiennent à la strate dominante de la société laïque. La diffusion des qualificatifs aristocratiques dans le vocabulaire des notices et des chartes atteste que les scribes sentent de plus en plus la nécessité d'exprimer la supériorité de certains personnages. Ceci parce que l'aristocratie prend plus de consistance et
Lignage, noblesse et chevalerie dans la région
mâconnaise
417
plus de poids, parce qu'un fossé s'approfondit à un certain niveau de la hiérarchie des conditions sociales. Ainsi, parmi tous les actes où l'on rencontre des termes marquant l'appartenance à l'aristocratie, la proportion des anciens formulaires où il était de tradition d'employer ces mots se restreint progressivement : lentement d'abord, puis beaucoup plus vite dès la seconde moitié du XI e siècle. Elle passe de 76 % entre 970 et 1000, à 56 % de 1000 à 1030, à 29 % entre 1030 et 1060, à 10 % dans la dernière période. b) En même temps s'introduit parmi ces vocables un terme qui bientôt supplante tous les autres, le mot miles. Dans les documents aujourd'hui conservés, il apparaît pour la première fois, employé dans ce but, en 971. NOTICES D'ECHANGE, DE PRÉCAIRE ET DE PLAID 0 50 100 %
• Il 1
1100. 100%
• Répartition
NOBILIS
|H
MIISS
«
50 0 AUTRES CHARTES ET NOTICES MUES ' e m p l o y é à titre p e r s o n n e l
des qualificatifs nobiliaires dans les notices d'échange, de précaire et de plaid, et dans les autres chartes et notices (pour 100 documents où apparaissent ces qualificatifs)
— Il pénètre dans les anciennes formules traditionnelles, où il prend peu à peu l'avantage sur des mots comme vassus ou fidelii qui exprimaient la subordination vassalique et, plus nettement, sur nobilis. On le trouve dans 20 % des actes de ce type entre 970 et 1000, dans 53 %, entre 1000 et 1030, dans 70 %, entre 1030 et 1060 ; la proportion tombe à 50 % entre 1060 et 1090, mais à ce moment, les formulaires sont presque sortis de l'usage.
418
Hommes et structures du moyen âge
— Le triomphe du titre chevaleresque est plus évident dans les autres actes : les deux tiers des emplois entre 970 et 1000, les quatre cinquièmes entre 1000 et 1030, 87 et 85 % dans les deux tranches chronologiques suivantes. Ajoutons qu'ici il sert de plus en plus de qualification individuelle, attribuée au personnage qui est censé délivrer l'acte, ou à celui qui intervient comme témoin (16 %, 23 %, 33 %, 48 % enfin de tous les actes). 3. Il s'agit bien là d'une substitution véritable comme le prouvent parmi d'autres ces deux exemples, datant l'un de 1002, l'autre de l'an mil. Dans la relation d'un plaid judiciaire que présidait le comte de Mâcon, on parle successivement de ceterorum nobilium hominum qui ante eos stabant et de ceterorum militum qui ibi aderant. Une formule d'échange met en scène un certain Bernard (le seigneur d'Uxelles) : il est désigné comme « vir clarissimus selon la dignité du siècle » ; mais il signe « Bernard, chevalier •». Certes, miles n'élimine-t-il pas tout à fait nobilis, mais il prend sur lui, à partir de 1030, une écrasante supériorité : 31 % des termes employés pour marquer la supériorité sociale entre 970 et 1000, 64 % entre 1000 et 1030, 81 et 82 % ensuite. Mais pour prouver que ceux qui sont appelés nobles et ceux qui sont appelés chevaliers sont les mêmes personnages, il faut quitter le seul examen des vocables, placer derrière ceux-ci les hommes. Reprenons nos cent cinq individus, dont trois, je le rappelle, commandent dans un château, dont quatre-vingt-seize sûrement sont d'ancienne richesse et qui tous sont cousins. L'adjectif nobilis (d'ailleurs sous sa forme superlative) est appliqué à quatre d'entre eux seulement ; trois sont désignés ainsi dans le même acte ; or, ils ne comptent pas parmi les plus puissants, ni parmi ceux dont on connaît les plus lointains ancêtres ; d'autre part, deux d'entre eux sont, ailleurs, appelés chevaliers ; le quatrième est le seigneur d'Uxelles, nobilissimus certes, mais l'obituaire de Mâcon qui le nomme ajoute : nobilissimus miles1*. Considérons un autre qualificatif qui exprime lui aussi la supériorité, le mot dominus : je le trouve utilisé trois fois, mais sans doute dans un souci plus rigoureux d'exprimer la hiérarchie sociale, puisque, des trois personnages qui portent ce titre, deux sont des maîtres de châteaux, celui de La Bussière et celui de Berzé Prenons enfin miles : on le trouve attribué à trente-quatre individus. L'usage est nettement plus large, encore qu'il ne concerne que 32 % des personnes, et vingt lignages sur trente-quatre. Dans quatre de ces groupes familiaux, tous les frères restés dans l'état
Lignage, noblesse et chevalerie dans la région màconnaise
419
laïc le portent ; dans douze autres, il est appliqué à l'aîné seul ; est-ce encore un privilège de l'aînesse ? Parmi ceux qui sont nommés ou qui se nomment eux-mêmes chevaliers, deux seigneurs de châteaux et le cousin du troisième, mais, en même temps qu'eux, des gens dont on ne connaît même pas le père, tels les trois frères de Cray. Restent soixante et onze individus sans titre, dont trente-neuf sont, il est vrai, frères ou neveux d'un chevalier. Ces bases établies, remontant, autant qu'il est possible, dans le passé des lignages, situons-nous aux environs de l'an mil. Sur quarante-sept laïcs mâles repérés comme les ancêtres des cent cinq individus de 1100, quinze portent le titre chevaleresque (c'est-à-dire, remarquons-le, que la proportion, 34 %, est un peu plus élevée qu'à la fin du XIe siècle, bien que, entre-temps, l'usage du mot miles se soit, on l'a vu, répandu). Parmi ces quarante-sept personnages, davantage, proportionnellement, de domini (quatre) et surtout de mobiles (six, c'est-à-dire 13 % au lieu de 4 % en 1100). De ces six « nobles », deux possèdent un château, mais trois, dont ces deux-là, sont appelés aussi, ailleurs ou dans le même acte, chevaliers. Finalement, si l'on considère l'ensemble des généalogies, on ne voit que trois des trente-quatre lignages dont aucun membre n'ait porté, à telle ou telle génération, dans les documents dont nous disposons, le titre de chevalier. De ces trois-là, l'un surgit à ce moment de l'ombre (c'est le seul à propos duquel on puisse émettre l'hypothèse, fragile, d'une irruption de parvenus dans l'aristocratie) ; les deux autres sont d'ancienne puissance ; du représentant de l'un d'eux en l'an mil, il est dit qu'il était prepotens amicus du comte de Mâcon ; l'un des mâles du dernier est appelé « noble » en 1080. Restent tous les autres, c'est-à-dire 92 % de l'ensemble. Pour sept d'entre eux, la qualification chevaleresque n'est attestée qu'à la génération de 1080-1100; elle l'est pour sept autres dès la génération précédente ; pour 18 (53 %), dont deux des seigneurs de châteaux, on la repère, aux environs de l'an mil. Le titre nobilis — ou ses équivalents — ne paraît pas en revanche réservé aux membres d'une petite élite. Les possesseurs de châteaux, pas plus qu'ils n'accaparent les plus lointaines généalogies, ne sont désignés comme étant plus nobles que les autres ; c'est un autre terme, dominus, qui marque leur situation particulière Partout, donc les mots « noble » et « chevalier » paraissent interchangeables ; partout, il y a continuité dans la titulature. Dans toutes les familles, comme dans celle des seigneurs d'Uxelles, il semble bien que l'on puisse appeler indifféremment, et en l'an mil comme en 1100, tel re-
420
Hommes et structures du moyen âge
présentant mâle ; vit darissimus ou nobilissimus miles. Concluons donc, sans hésiter, à l'homogénéité de la société aristocratique. Tout rassemble ses membres en un seul groupe cohérent — et ceci depuis la seconde moitié du Xe siècle, c'est-à-dire avant les grandes mutations qu'illustrent la naissance de la seigneurie banale et la diffusion des institutions de paix : des ancêtres communs, un cousinage que resserre encore la persistance de pratiques endogamiques, une supériorité économique que tend à sauvegarder le raffermissement des structures lignagères, une vocation commune enfin à la puissance et au service d'armes, qui accentue le caractère masculin de cette couche sociale. C'est cette vocation commune qui explique sans doute que l'on ait pu aisément passer, dans un milieu où le fief tenait fort peu de place au regard des alleux, de la notion de « noblesse », sous-tendue par l'image d'une ancienneté de race en même temps que par l'idée d'autorité native et de puissance, à la notion de « chevalerie », étroitement liée, elle, à la notion de service militaire public.
Cette révision me permet donc d'affirmer avec plus d'assurance ce que j'avançais jadis. Dans une zone remarquablement éclairée par une documentation exceptionnellement riche, il existe au XIe siècle une aristocratie foncière bien établie, assise sur des patrimoines que, de génération en génération, tiennent des lignées, issues pour la plupart d'ancêtres plus riches, mais que la défaillance des sources empêche d'apercevoir plus haut que le milieu du Xe siècle. Avant l'an mil, les usages successoraux, la relative indépendance économique des individus menaçaient la cohésion de ces fortunes. Mais, pour que ne fût pas compromise la supériorité du groupe social, les relations de parenté, au sein de coutumes très ductiles, se modifièrent lentement dans le sens d'une accentuation des traits lignagers. Cette contraction fut plus précoce dans les familles qui détenaient les « honneurs », c'est-à-dire, avec un château, la mission de commander et de punir : au niveau des « maîtres », investis d'une puissance d'origine publique, se sont formées les « maisons » les plus tôt cohérentes. C'est ici que se montre l'influence des structures politiques sur les structures familiales. Toutefois, ces hommes qui, se dégageant vers l'an mil de toute subordination effective à l'égard du comte, construisent autour de la forteresse une petite principauté indépendante, sortent de lignées semblables aux autres, ni plus riches, ni plus anciennes. C'est seulement parce que l'évolution des rapports
Lignage, noblesse et chevalerie dans la région
mâconnaise
421
politiques leur permet de s'enrichir par le profit des « exactions » levées sur les paysans, et de devenir les chefs de la militia locale que, dans le cours du XIE siècle, une certaine différenciation commence à se dessiner au sein d'un corps social homogène. Elle isole peu à peu au sommet de l'aristocratie une mince couche dominante, celle des « sires ». Plus riches, plus puissants, certes, mais non pas perçus comme plus « nobles » que leurs cousins, les autres : puisque, dès l'an mil, ils se parent du même titre que ces derniers, le titre chevaleresque. Ce titre, apparemment, ne qualifie pas des parvenus, des hommes élevés brusquement par la fidélité, le service d'armes et l'octroi d'un fief. Il vient désigner de manière plus ferme et plus explicite un groupe social préexistant. La modification que traduit le rapide succès de ce terme affecte non pas la structure matérielle de la société, mais l'image que les hommes se forment de celle-ci. Reste à expliquer que l'on ait préféré un substantif qui met l'accent sur la fonction militaire et le service à des adjectifs exprimant l'éclat, d'intensité variable, d'une naissance. La date de ce changement de vocabulaire incite à le mettre en relation avec des mutations d'ordre politique, la construction de la seigneurie banale et la diffusion de l'idéologie de la paix de Dieu.
Notes
1. Recueil des chartes de l'abbaye de Cluny, éd. A. BERNARD et A. BRUEL, 3034, 3066, 3642. 2. Sans doute, d'ailleurs, à ces cousinages déterminés par une commune ascendance, viennent s'en ajouter d'autres provoqués par de plus récentes alliances matrimoniales, et qui tissent entre ces familles un réseau de liaisons plus serré encore. L'usage du nom Wichardus, par exemple, en même temps qu'il les rapproche des sires de Beaujeu, établit un lien entre six groupes descendants de la souche beaujolaise (1, 2, 3, 23, 5), deux groupes descendants des Evrard (19, 21), trois autres issus d'une même autre souche (8, 9, 15). De même l'usage du nom Humbertus relie-t-il apparemment entre eux, en même temps qu'aux sires de Beaujeu, Sailly II, Sennecé, Barberèche, Hongre et Berzé. On a vu enfin que vraisemblablement Gros, Bissy, Taizé, Cortevaix et Besornay avaient hérité à Sercie d'un ancêtre commun. Enfin, à la génération que nous avons prise pour point de départ, celle de la fin du XI" siècle, et à la génération immédiatement antérieure, les textes font connaître un certain nombre de mariages qui nouent plus solidement 1 echeveau : ainsi Geoffroy de Merzé II se relie par sa femme aux Ménezy et par son beau-frère aux Burdin ; Dalmas de Gigny et Letaud d'Ameugny ont épousé les sœurs des sires d'Uxelles ; des mariages unissent aux Bresse les Créteuil et les
422
3.
4. 5. 6.
7.
8. 9. 10.
11. 12. 13. 14. 15. 16.
Hommes
et structures
du moyen
âge
La Chapelle. Une certaine endogamie pratiquée, en dépit des censures de l'Eglise, rend, semble-t-il, les cent cinq personnages tous cousins, à quelque degré. Notamment Karl SCHMID, « Zur Problematik von Familie, Sippe und Geschlecht, Haus und Dynastie beim mittelalterlichen Adel. Vortragen zum Thema : Adel und Herrschaft im Mittelalter », Zeitschrift für die Geschichte des Oberrheins 105, 1957. Pour la réduire, j'ai ici tiré parti des sources qui concernent non seulement l'aire très étroite choisie pour observer les familles aristocratiques les mieux visibles, mais l'ensemble de la Bourgogne du Sud. Recueil des chartes..., op. cit., 2906. Alexandra fait un don in locum divisiunis à sa fille Landrée ; un peu plus tard, celle-ci, par un acte identique, lègue le bien à sa sœur, Cartulaire de Saint-Vincent de Mâcon, n" 467 et 468 (960 et 997-1031) ; Elisabeth donne « une terre qui m'est venue de ma mère et de mes ancêtres », « ma part d'héritage », ibid., 2860 (1031-1048). Un homme possède la moitié d'un manse, l'autre est à ses sœurs, ibid., 1899 (991) ; un donateur tient de son père les deux tiers d'un domaine, sa tante a l'autre tiers, ibid., îîlA (le partage a eu lieu vers 1050) ; donation des deux tiers d'une église « qui me viennent par droit héréditaire ; l'autre tiers est à mes soeurs...», ibid., 2860 (1031-1048). Ibid., 2118 (1030 env.), 3304 (1080 env.), le beau-frère intervient parmi les signataires de l'acte. Mâcon, 210 (Xe siècle), ibid., 2265 (994), 254 (925-926), 370, 798, 953. Cartulaire de Beaujeu, n° 12 (1087, Mâcon n° 463 (997-1034). Dot donnée à Saint-Vincent de Mâcon « par la main de Bernard, son mari », Mâcon, n° 477 (fin XI' siècle). Dot constituée par d'anciennes aumônes : Recueil des chartes..., op. cit., 3301 (1049-1109); 2528 (début XI' siècle) : la tante avait donné à Dieu des manses : « ma mère, me mariant, ravit ces deux manses, et me les donna en dot... ». Recueil des chartes..., op. cit., 2493. De même, en 1100 (ibid., 3030), « si mes deux fils que je laisse dans le siècle sont morts sans héritier, aucun de mes héritiers ne réclamera rien de cet alleu ». Publié dans le Cartulaire lyonnais, n" 10. Recueil des chartes..., op. cit., 3737, 3031. Ibid., 3104 (vers 1090). Ob. de Mâcon, II, p. 28. Recueil des chartes..., op. cit., 3671, 3565, 3565. A Berzé, le seigneur de l'an mil est appelé miles et dominus, celui de 1100, dominus ; inversement, celui de La Bussière, dominus en l'an mil, miles et dominus en 1100.
Table des matières
Avant-propos
5
I. Recherches sur l'évolution des institutions judiciaires pendant le XE et le XI° siècle dans le Sud de la Bourgogne
7
II. Le budget de l'abbaye de Cluny entre 1080 et 1155. Économie domaniale et économie monétaire
61
III. Géographie ou chronologie du servage ? Note sur les « servi » en Forez et en Maçonnais du XE au XIIE siècle
83
IV. Un inventaire des profits de la seigneurie clunisienne à la mort de Pierre le Vénérable
87
V. La féodalité ? Une mentalité médiévale
103
VI. Les villes du Sud-Est de la Gaule du v m au XI siècle
111
VII. Le grand domaine de la fin du moyen âge en France VIII. La noblesse dans la France médiévale. Une enquête à poursuivre
133
e
E
145
IX. La seigneurie et l'économie paysanne. Alpes du Sud, 1338 X. Les chanoines réguliers et la vie économique des XIE et XIIc siècles XI. Les « jeunes » dans la société aristocratique dans la France du Nord-Ouest au x n " siècle XII. Les laïcs et la paix de Dieu XIII. Le problème des techniques agricoles XIV. Recherches récentes sur la vie rurale en Provence au xiv® siècle
167 203 213 227 241 253
Hommes
424
et structures du moyen âge
XV. Structures de parenté et noblesse dans la France du Nord aux XIe et x n ° siècles
267
XVI. Remarques sur la littérature généalogique en France aux XIe et xu e siècles
287
XVII. La vulgarisation des modèles culturels dans la société féodale XVIII. Démographie et villages désertés XIX. Les origines de la chevalerie XX. Situation de la noblesse en France an début du X I I I e siècle XXL Histoire et sociologie de l'Occident médiéval. Résultats et recherches XXII. Les sociétés médiévales. Une approche d'ensemble
299 309 325 343 353 361
XXIII. Le monachisme et l'économie rurale
381
XXIV. Lignage, noblesse et chevalerie au x n e siècle dans la région mâconnaise. Une révision
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IMPRIMERIE DE NEMOURS - 3, RUE DES PLIANTS, 77140 NEMOURS Dépôt légal, Mars 1984. — Imprimeur, n° 1258. Imprimé en France