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French Pages 178 [180] Year 1968
L'évolution des techniques du filage et du tissage du Moyen Age à la révolution industrielle
ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTES ÉTUDES - SORBONNE VI'
SECTION
: SCIENCES
ÉCONOMIQUES
ET
SOCIALES
INDUSTRIE ET ARTISANAT IV
PARIS
MOUTON & CO MCMLXVIII
LA HAYE
WALTER
ENDREI
L'ÉVOLUTION DES TECHNIQUES DU FILAGE ET DU TISSAGE du Moyen Age à la révolution industrielle
Traduit du hongrois par JOSEPH TAKACS
avec la collaboration de J E A N PILISI
PARIS
MOUTON & CO MCMLXVIII
LA HAYE
CET
O U V R A G E
PUBLIÉ
AVEC
DU C E N T R E
LE
A
NATIONAL
LA RECHERCHE
ÉTÉ
CONCOURS DE
SCIENTIFIQUE
© 1968 École Pratique des Hautes Études and Mouton. & Co.
INTRODUCTION
L'évolution des instruments de production — bien qu'elle constitue la base de l'histoire de l'humanité — ne peut pas encore être considérée aujourd'hui comme complètement éclairée, même dans ses problèmes fondamentaux. Ainsi, le développement ininterrompu, la distinction des périodes d'évolution et de révolution ne sont pas des faits scientifiques, étayés par les documents mais des conclusions tirées par analogie des thèses de l'économie politique et de la philosophie marxistes, ou simplement des renseignements obtenus par l'observation raisonnée des faits. Il est curieux que la plupart des historiens des techniques se soient faits les adeptes d'un type d'évolution à la Cuvier1. Ces travaux donnent à penser que des périodes comparables à des paliers marquent le développement de telle ou telle branche industrielle ou technique ; qu'au cours des périodes qui se situent entre deux inventions révolutionnaires, les instruments de production et les procédés de fabrication ne changent absolument pas. De tels ouvrages, en niant le fait du mouvement perpétuel, qui a pour fondement l'antagonisme intérieur des choses, falsifient l'histoire des techniques à tel point qu'ils en font l'histoire des inventions ou même celle des inventeurs. Cette tendance est particulièrement inquiétante parce qu'elle ne motive pas l'apparition de ces périodes d'évolution ou parce qu'elle l'explique justement par le génie des inventeurs2. Ce point de vue ne découle pas toujours d'une démarche de pensée idéaliste. La raison en est souvent que les documents facilement 1. Le nom de l'auteur de la célèbre théorie des catastrophes n'évoque que par approximation l'erreur en cause. 2. Il est intéressant de noter une fois de plus la prise de position, généralement connue, de Marx à ce sujet dans le chapitre x m au tome I du Capital : « ... l'histoire de la technologie démontrerait qu'aucune invention du x v m e siècle n'est — et de loin — celle d'une seule personne ».
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ÉVOLUTION
DES
TECHNIQUES
DU FILAGE
ET DU
TISSAGE
accessibles qui subsistent sont liés à une invention « faisant époque ». C'est en effet un travail fastidieux que de rechercher et de décrire les nombreuses solutions techniques intermédiaires entre la roue à aube et l'invention de Savery ou entre la première horloge à roues et la première horloge à ressorts. Pourtant il est évidemment erroné de croire que la technique a attendu, immobile, une grande époque ou une personnalité marquante durant des siècles. Quel que soit le domaine particulier ou l'époque que nous examinions, nous y trouvons le mouvement compliqué des méthodes de production — nouvelles, périmées ou fossiles — , la lutte de l'ancien et du nouveau. Il est donc tout à fait faux de limiter cette lutte à quelques époques révolutionnaires. Des réflexions de ce genre m'ont amené à essayer de mettre en lumière les débuts, très peu explorés, de la grande révolution industrielle dans son domaine le plus souvent étudié. On croit immuables les instruments de l'industrie textile européenne depuis le Moyen Age jusqu'à l'apparition de Hargreaves, Arkwright et Cartwright ; nous sommes peu documentés sur les rendements obtenus. Reconstruire et décrire les instruments de l'industrie textile apparus depuis le haut Moyen Age et combler ainsi la lacune énorme qui existe dans le domaine de nos connaissances d'histoire technique, me paraissait donc une tâche attrayante. Je n'ai pu évidemment entreprendre davantage qu'un exposé des domaines les plus importants de l'évolution des techniques textiles, négligeant certaines techniques spéciales (le tissage des rubans, l'industrie du feutre, par exemple), et laissant à de futurs chercheurs la tâche de découvrir les causes de certains phénomènes1. L'autre but que je m'étais fixé était de démontrer que l'essentiel de ce que l'histoire peut nous apprendre, l'évolution de la productivité, est mesurable même à des époques qui nous ont laissé peu de documents écrits. Dans de tels chapitres, les évaluations à base d'analogies ethnographiques ont naturellement le champ libre ; mais pour les époques plus tardives le dépouillement — un peu plus soigné qu'à l'accoutumée — du matériel d'archives nous fait déjà aboutir à des résultats relativement précis. Comme il n'existe pas, à ma connaissance, pour l'époque étudiée, de chiffres de rendement, le travail servira également d'expérience méthodologique. Quant au résultat, l'indulgence doit naturellement être fonction des chiffres de départ incertains. Ce fait cependant ne doit pas gêner le raisonnement car, entre le x m e et le x v m e siècle, l'évolution est échelonnée. i . J'ai déjà tenté un travail sur l'influence réciproque des facteurs économiques et de l'histoire des techniques (Szdzadok [Siècles], 1957, 1 _ 4) ; cette fois-ci, je n'ai pas pu le faire.
INTRODUCTION
9 xme
xvme
Si j'ai choisi les et siècles pour limites de mon étude, c'est que j'ai accepté comme hypothèse de travail la conception — d'ailleurs critiquable — des deux révolutions industrielles1. Y a-t-il eu une révolution industrielle au x m e siècle ? La recherche ne l'a pas encore révélé de manière convenable mais le présent travail voudrait prouver que l'évolution ne s'est pas arrêtée par la suite. Cependant l'accent est mis — et ceci est le but du travail, les documents d'archives et l'intérêt de notre époque s'y concentrant — sur l'analyse de la situation au XVIII e siècle, nécessaire à la compréhension de la « grande révolution industrielle ». Pour les époques les plus récentes, le matériel des archives et des musées facilite le travail, tandis que, pour l'étude de la période plus ancienne, les documents clairsemés doivent être relayés par les méthodes philologique et ethnographique.
i. Bertrand GILLE, « Les développements technologiques en Europe IIOO à 1400 », Cahiers d'Histoire Mondiale, III, 1956, p. 167, et « Le moulin à eau, une révolution technique médiévale », Techniques et civilisations, 1954 (IH)i p. 1-85 ; CARUS-WILSON, « A n Industrial Revolution in the Thirteenth Century », The Economic History Review, 11, 1941, p. 39-60.
CHAPITRE
PREMIER
LE NIVEAU TECHNIQUE DE L'INDUSTRIE TEXTILE EN EUROPE AVANT LE XIIIe SIÈCLE
Les matières premières. Si nous voulons partir dans notre étude du statu quo ante, nous devons brièvement parler de l'état des matières connues, de leur fréquence d'utilisation et de leur mode d'emploi. A ce point de vue, le haut Moyen Age ne se caractérise pas par la survivance de la tradition romaine. L'époque des grandes invasions avait créé une situation nouvelle, non seulement dans les rapports, à tous égards, du système social et de la composition ethnique, mais elle avait aussi fait connaître à l'Europe des matières premières provenant de contrées lointaines. Parmi celles-ci, le coton et le chanvre étaient tout à fait récents tandis que la soie, article d'importation d'origine obscure, était devenue un produit cher mais utilisé. En Europe, à l'époque romaine, la production et l'industrie très anciennes de la laine s'étaient déjà concentrées en industrie d'exportation autour de quelques foyers plus importants. Telles étaient plusieurs des provinces de la Grèce, de la Sicile, de l'Italie du Sud, de l'Espagne et de la Gaule, qui s'imposaient progressivement à côté des industries pionnières du Proche-Orient ; plus tard, l'Angleterre se présente aussi comme exportatrice 1 . Pendant le Moyen Age, cette situation ne se modifie pas de façon notable mais le centre de gravité se déplace vers les pays du Nord. Le fait que Charlemagne en ait envoyé comme cadeau à Haroun-al-Rachid, prouve la haute réputation des draps frisons aux v m e - i x e siècles2. Il est 1. FORBES, Studies in Ancient Technology, I V , p. 25-27, énumère à ce propos les régions les plus importantes. 2. PIRENNE, Histoire économique de l'Occident médiéval, Bruges, 1951, p. 55. L e Moine de Saint-Gall écrit à propos de ces cadeaux : « ... pallia fresonica... quae in illis partibus rara et multum cara comperit. »
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ÉVOLUTION
DES TECHNIQUES
DU FILAGE
ET DU
TISSAGE
vrai pourtant que la laine anglaise était meilleure que la flamande et qu'on peut prouver son importation bien avant le x m e siècle1. Pendant que l'élevage du mouton et l'industrie de la laine se trouvaient en tête dans les pays occidentaux, on n'élevait que des races donnant une laine grossière dans les pays d'Europe orientale. Dans les tombes de Birka (Suède), du XE siècle, les draps étrangers — d'origine probablement frisonne — se distinguent également2. Les nombreuses trouvailles de laine à Gdansk, des x e -xm e siècles, sont de fabrication locale, de qualité plus grossière. A titre d'exemple, dans l'analyse de trois sortes de laine, la chaîne y varie entre 15 et 110 ¡i, la trame entre 15 et 55 ¡JL3. Mais les pays occidentaux réussirent à maintenir plus tard aussi leur hégémonie dans l'industrie lainière, grâce à la concurrence qui s'exerçait entre eux ; seule l'Italie les rejoint à partir du X I V E siècle. Le lin, comme la laine, est produit et répandu dans toute l'Europe depuis le néolithique. A l'époque romaine, à part le lin d'Égypte, qui jouait alors le rôle le plus important4, nous n'avons connaissance que de l'importation de lin gaulois et espagnol, même si elle se faisait sous forme de tissus de lin. Au Moyen Age on perd sa trace... Elle devient une industrie domestique, la production ne dépassant pas les besoins personnels et le niveau du troc primitif6. Les frais de son transport ne sont pas en rapport avec sa valeur et, de ce fait, la concurrence pour sa mise en circulation ne fait son apparition qu'au cours de la période étudiée. L'Europe connut le coton, probablement lors du déclin de l'empire romain. Son importation de l'Inde, comme celle de la soie venant de Chine, est prouvée depuis le début de l'Empire. Mais jusqu'au vn e siècle, sa culture se limite à l'Asie antérieure et à l'Égypte 6 et, bien qu'à l'époque byzantine elle s'implante en Macédoine et au bord de la mer Noire, c'est par l'Espagne qu'elle pénètre en Europe au VIII e siècle7. Sa transformation en futaine commence au x n e siècle en 1. POSTAN-RICH, Cambridge Economic History, II, Cambridge, 1952, p. 375. On y remarque aussi que les villes flamandes achètent en plus de la laine anglaise, des laines espagnoles puis allemandes à partir de 1250. 2. A. GEIJER, Birka III. Die Textüfunde aus den Gräbern, Upsala, 1938. Les tissus W 10-21 (au nombre de 56) peuvent être considérés comme des importations de ce genre. Les diamètres de fil des découvertes germaniques plus anciennes vont de 75 à 250. 3. KAMINSKA-NAHLIK, Wlokennictwo Gdanskie X-XIII w., Lodz, 1958, p. 26. Un tissu de laine trouvé à Wollin en 1958, qui est en ma possession, est fait de laine de finesse E / F et de poils. 4. FORBES, op. cit., p. 39. La fibre de lin, brute ou peignée était une marchandise à l'époque de l'Empire. 5. Le fil de lin arrive exceptionnellement au marché, comme à la foire d'Arras en 1036. LATOUCHE, Les origines de l'économie occidentale, Paris, 1956, p. 281. 6. Ibid., p. 48-49. 7. SINGER-HOLMYARD-HALL, A History of Technology, Oxford, 1956, p. 199.
NIVEAU
TECHNIQUE
AVANT
LE 13e SIÈCLE
13
France et en Italie du Nord, mais l'Italie continue à se ravitailler en Syrie. Il est curieux qu'un pieux chroniqueur de Venise reproche aux marchands leurs achats de coton à des païens alors que celui-ci pousse aussi dans les pays chrétiens, non seulement dans l'Arménie lointaine, mais aussi en Apulie, en Sicile et en Romanie (Balkans)1. La Syrie fournissait alors le coton de qualité supérieure à l'industrie européenne en voie de formation ; l'île de Malte et l'Italie du Sud le coton de qualité médiocre, la Sicile celui de la plus basse qualité2. Les cotons espagnol et égyptien ne parvenaient sur le marché que transformés. L'Empire avait également connu la soie mais elle n'était pas d'usage courant à cause de son prix élevé. Le fait que la fouille récente de la tombe épiscopale de Brigetio (ive siècle) révèle du tissu de soie pourpre et que l'enveloppe de la relique de saint Paulin (Paulinus) à Trêves, de la même époque, soit aussi un tissu de soie façonné3, est en tout cas instructif. La question est, bien entendu, de savoir si ce dernier est véritablement le produit d'un atelier florentin comme les auteurs de la publication le laissent entendre. Les débuts de l'industrie de la soie en Europe sont plutôt à rechercher dans l'introduction de l'élevage du ver à soie dans le bassin méditerranéen. Avant le x m e siècle les magnaneries byzantines de Grèce et de Syrie (vi e -vm e siècles) et celles des Arabes de Sicile et d'Espagne (vm e -x e siècles) avaient exercé une influence énorme, directe, en un seul endroit sur l'Europe Centrale. Il est à supposer que la raison de l'épanouissement soudain de l'industrie de la soie à Lucques à partir des X I e et X I I e siècles est l'installation de tisserands et teinturiers juifs et grecs de Sicile ou des villes voisines de l'Italie du Sud4. Cependant, la majeure partie des importations de soie venait d'outre-mer5. Le contingent le plus fort était fourni par les pays de la mer Caspienne ; la soie syrienne arrivait en second, puis venaient les soies de Grèce et de Chine. Il est à peine question d'une importation d'Espagne et de Sicile ; on peut supposer que l'industrie locale y consommait alors toute la production. L'expansion du chanvre est très problématique. Dans l'Antiquité il fut cultivé, sans aucun doute, en Égypte®, en Thrace et en Asie 1. WESCHER, « Baumwollbau und Baumwollhandel in mittelalterlichen Orient », Ciba Rundschau, 45, 1940, p. 1647. 2. SINGER-HOLMYARD-HALL, op. cit., p. 199.
3. Ciba Rundschau, 38, p. 1427. 4. Selon certains auteurs le tissage des étoffes de soie et de mi-soie s'y pratiquait déjà en 846. REININGER, « Die Textilgewebe in mittelalterlichen Florenz », Ciba Rundschau, 38, 1939, p. 1405. 5. Edler DE ROOVER, « Die Luccheser Seidenindustrie », Ciba Rundschau, 92. 1950, p. 339°6. LUCAS, Ancient Egyptian Materials, Londres, 1948, p. 171.
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ÉVOLUTION DES TECHNIQUES DU FILAGE ET DU
TISSAGE
Mineure1. Mais il est peu probable qu'il servît à autre chose que pour les cordages. La connaissance du hachisch, en revanche, témoigne que la plante était généralement répandue. Pour les uns, elle est arrivée en Europe Centrale lors de la migration des Goths, pour les autres lors de celle des Slaves. Son utilisation vestimentaire est attestée depuis le v m e siècle, on ne le porte pourtant que dans les couches les plus pauvres de la population. Parmi les autres fibres végétales deux d'entre elles vident la peine d'être citées. Sur l'utilisation de l'ortie, répandue jusqu'au XVIII e siècle, nos témoignages sont relativement tardifs 2 . Une découverte danoise, de la fin de l'époque du bronze3, et l'examen d'une découverte provenant d'une sépulture avare, que je fis pour le Tôrténeti Muséum (Musée d'Histoire) 4 , prouvent cependant sa continuité en Europe jusqu'au x m e siècle. Car, à cette époque, Albert le Grand compare le tissu fait d'orties avec le tissu fabriqué de lin et de chanvre. La situation est analogue en ce qui concerne le travail de l'alfa, limité à l'Espagne 6 . Le filage.
Depuis Aristophane, parlant par la bouche de Lysistrata, ou les Parques fileuses décrites par Catulle6, nous ne possédons aucune mention du moindre changement dans la technologie du filage de la laine avant le XIII e siècle. La méthode antique la plus détaillée du filage du lin nous est laissée par Pline7, ce qui nous prouve que, dans ce domaine non plus, il n'y eut aucune évolution notable en Europe. Le filage de la soie, réduit à la technique du moulinage, était alors tout à fait nouveau : l'Antiquité ne l'avait pas connu et les Arabes transmettaient à l'Occident le procédé chinois. En ce qui concerne le haut Moyen Age nous souffrons souvent du manque de documentation et nous devons ainsi extrapoler, en nous appuyant sur les sources plus éloquentes, soit de l'Antiquité, soit du bas Moyen Age, dans le cas où les deux données extrêmes s'accordent, ou à peu près. 1. F O R B E S , op. cit., p. 5 9 . Il apparaît dans d'autres régions de l'Empire romain mais son importance est insignifiante par rapport à celle de l'alfa. 2 . L A B A U M E , Die Entwicklung des Textilhandwerks in Alteuropa, Bonn, 1955. P- 273 . F O R B E S , op.
cit.,
p. 62.
4. D'une tombe d'Alattyan (non numérotée). 5 . F O R B E S , op. cit., p . 6 0 . 6 . A R I S T O P H A N E , Œuvres
complètes ; C . Y . C A T U L L E , Les Oiseaux, Lysistrata, trad. H. Van Daele, Les Belles Lettres, Paris, 1950, t. III, p. 145. 7. Hist, nat., XIX, I-III.
NIVEAU
TECHNIQUE
AVANT
LE
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SIÈCLE
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Il en est ainsi en ce qui concerne la préparation des matières textiles. Aucune source du haut Moyen Age ne décrit le lavage de la laine ni le rouissage du lin. A la suite des rapprochements faits entre les procédés antiques et ceux de l'époque moderne il n'y a aucun doute que, pour la laine, l'habitude était de la laver dans l'urine et de la rincer dans l'eau courante, pour le chanvre de le faire rouir dans de l'eau stagnante. Ceci est également prouvé par des analogies, démontrables encore aujourd'hui, de l'ethnographie vivante 1 . Aux travaux préparatoires succédaient les premières manipulations nécessitant des instruments d'industrie textile : l'épuration et le démêlage. L'ouverture des mèches de laine se faisait par le battage, probablement avec des bâtons ou un réseau de cordes formant autant de fouets, de la même façon que l'on fabriquait les musettes en poils, naguère, dans les Balkans2. Plusieurs auteurs — comme Stokar et aussi le Hongrois Béla Borsodi3 — admettent l'usage de l'arçon. Il n'y a pourtant pas, avant les xiv e et x v e siècles, de document historique attestant cet instrument tardif, emprunté à la fabrication du feutre. Les impuretés étaient enlevées à la main ; on défaisait en même temps les nœuds les plus gros. Pour le lin, ces manipulations correspondent aux phases du teillage et du macquage et là, on peut déjà s'appuyer sur des découvertes archéologiques. L'auge à teiller et le battoir sont très anciens mais — heureux hasard — des spécimens subsistent en relativement bon état. Lors de fouilles récentes à Gdansk, on a trouvé une auge dans la couche du xi e siècle, un battoir dans celle du x m e siècle4. Ils ne se distinguent pas sensiblement des équivalents populaires actuels. Nous n'avons pas de témoignage de l'emploi de la macque ; il est pourtant vraisemblable qu'elle fut connue dans notre pays avec l'égrenoir à chanvre. Nous y reviendrons. A cette époque, l'opération du cardage se sépare déjà de celle du peignage. Si l'on ne peut pas définir ce que les auteurs antiques entendaient par ces deux notions, en revanche, au XII e siècle, on distingue déjà les ancêtres des procédés actuels. Le cardage ainsi que le lainage se faisaient au chardon à foulon, d'où le nom même de cardage5. Le 1. Le fait que l'exposition à la rosée n'est habituelle, même aujourd'hui, que dans les pays nordiques et alpins mérite d'être observé. 2. Magyarsâg néprajza [.L'ethnographie des Hongrois], I, Budapest, 1941, P- 293. 3. Régi és uj magyar tahdcsmestersêgek [Anciens et nouveaux métiers de tisseranderie hongroise], Budapest, 1942, p. 329. Il se réfère à la présentation des saints tisserands (saint Séverin, saint Jacob) avec l'arçon. La légende selon laquelle ils furent assommés à l'arçon, doit être revisée au point de vue de la datation aussi bien que de la fidélité de la traduction. Jacques de Voragine ne parle par exemple que de bâtons plombés. 4. K A M I N S K A - N A H L I K , op. cit., p . 33 e t fig. 5. 5. S I N G E R - H O L M Y A R D - H A L L , op. cit., I I , p . 1 9 3 .
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ÉVOLUTION
DES TECHNIQUES
DU FILAGE
ET DU
TISSAGE
peignage était primitivement l'opération qui rendait superflu le cardage et même le macquage pour le lin1. Il paraît pourtant plus ancien que le travail du lin, l'exemple de la carde à manche du néolithique, découverte en Suisse, munie d'épines, en est le témoignage2. Le début de son utilisation dans l'industrie de la laine est peut-être le ix e siècle3, ou plutôt les xi e et x n e siècles. Le morceau de peigne, qu'on découvrit lors de la fouille de Gdansk dans la couche du XII siècle, peut être le peigne destiné à tasser la trame sur un métier à tisser vertical4. Sa première représentation se trouve aussi dans un manuscrit anglais du xiv e siècle5 mais des « Camminghe », des corporations de peigneurs de laine en Flandre, il est question beaucoup plus tôt6. La représentation du peigne à lin de la cathédrale de Chartres, du début du X I I I siècle, nous apprend par contre de manière convaincante que le peigne à pied, utilisé jusqu'à nos jours, fut également d'usage courant dès le x n e siècle7. Quant au filage, il est d'ores et déjà nécessaire de dissiper l'idée qu'on se fait conventionnellement du fuseau simple classique. Celui-ci était, sans aucun doute, l'instrument de filage le plus répandu, mais en aucun cas le seul. L'article « Filatura » de l'Enciclopedia Italiana présente vingt-quatre types de fuseau avec trente-sept variantes, ce qui est purement indicatif, mais il y a un bon nombre de types de filage sans fuseau. Le grand spécialiste de la question, H. Th. Horwitz, a donné la classification suivante8 : E
E
1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8.
Filage Filage Filage Filage Filage Filage Filage Filage
sans instrument. au crochet. au fuseau, tenu dans la main. au fuseau, tourné sur les cuisses. au fuseau tournant sur appui. avec tendeur de fil. au fuseau à suspension libre. au rouet.
1. Ibid., II, p. 196. On drégeait déjà le lin dans l'Égypte copte avec des peignes à dents de fer. 2. L A B A U M E , op. cit., p. 28-30. 3. L'origine du peignage est aussi obscure que celle du rouet que j'essaie justement d'éclairer par le présent travail... « des obscurités demeurent, écrit Gille dans son ouvrage cité (L'origine et l'histoire du rouet), le peignage et bien d'autres encore » (p. 107). 4. K A M I N S K A - N A H L I K , op. cit., p. 33. Ceci est valable aussi pour la figure n° 197 de la découverte publiée par W . H E N S E L , Slovianszczyzna WczesnoSredniowieczna, Varsovie, 1956. 5. British Museum, Roy. MS 10 E IV, fol. 138. 6 . G U T M A N , I L'industrie drapiere en Flandre », Cahiers Ciba, n° 11, sept. 1947, p. 381. 7. B R A N D T , Schaffende Arbeit und bildende Kunst, Leipzig, 1927, fig. 435. 8. « Die Entwicklung des Spinnens », Ciba Rundschau, 49, 1941, p. 17951808.
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TECHNIQUE
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LE
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SIÈCLE
Ceci est important, car nous ne savons pratiquement rien des procédés courants au x n e siècle. Même si des formes primitives survivent encore dans l'Europe d'aujourd'hui1, on ne peut pas se faire une image d'ensemble du niveau de la productivité. La fusaïole n'est pas non plus un accessoire indispensable. Au cours d'un voyage en Bulgarie, j'ai vu de très nombreuses fileuses ; les fuseaux bien travaillés, taillés au couteau, n'avaient qu'un seul trait commun : ils étaient dépourvus de fusaïole. Chacun sait que la fusaïole, parce qu'elle est faite d'argile cuite ou d'os, se conserve mieux que le fuseau lui-même. Lors des fouilles de Gdansk on a, malgré tout, trouvé 134 fuseaux et 98 fusaïoles2 qui datent de l'époque 980 à 1080. Il faut noter encore que les formes de production transitoires, qui provoquèrent la découverte ou l'adaptation du rouet primitif, existaient certainement dès le x n e siècle. Cependant elles devaient vite disparaître, sans laisser de traces — et c'est une règle valable d'une façon générale — lors de l'avènement de la solution mûre, définitive. La forme de transition est un produit absurde, aussi bien en paléontologie et en morphologie sociale que dans l'histoire des techniques car elle est plus faible que le type plus primitif ou que le type plus évolué et n'a pas d'autre fonction que de créer cette étape intermédiaire. C'est pourquoi elle ne subsiste qu'isolée, dans des circonstances spéciales, ou bien elle se transforme en un type de niveau plus élevé. Il existait enfin une forme primitive de moulinage du fil de soie3. En 1221 le dictionnaire de Jean de Garlande considère comme bien connu l'instrument nommé « tratale » servant au moulinage. A peine soixante ans plus tard, la première filature de soie est déjà en marche. Le problème de la quenouille mérite encore d'être mentionné. Elle existait déjà bien avant le X I I siècle. A Gdañsk, trente-huit fragments ont été mis au jour ; le plus ancien date de l'an mille environ4. La première représentation de la quenouille dans le manuscrit espagnol Hrabanus (1023)5 est de la même époque. C'est une erreur d'en conclure que la quenouille représente le début du filage sans étirage. Nous connaissons, d'une part, des dessins de vases grecs représentant le filage à la quenouille, d'autre part, ses deux variantes avec la « poupée » et la laine peignée6. Il est également faux de croire que la quenouille E
1. L e drugo (deux bâtonnets qui se croisent) pax exemple est, depuis la Bulgarie jusqu'à la Transylvanie, l'instrument favori de fabrication de la ficelle et du fil de laine grossière. On le connaît partout jusqu'en Afghanistan et même jusqu'en Indonésie. Il y a cinquante ans, on filait encore sans fuseau en Westphalie, en Lettonie il y a trente ans. 2. KAMINSKA-NAHLIK, op. cit., p. 22-23. 3. SCHWARZ, « Der Haspel », Ciba Rundschau, 64, 1945, p. 2356. 4. K A M I N S K A - N A H L I K , op. cit., p . 22, 3 4 e t fig. 6.
5. Présentée par exemple par SINGER-HOLMYARD-HALL, op. cit., II, fig. 165. 6. SZOLNOKY en fait une description excellente, « A kender és feldolgozója
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É VOL UT ION
DES
TECHNIQ
UES D U FILA
GE ET
DU
TISSA
GE
à talon existait avant les xin e -xiv e siècles ; la fileuse passait le manche de la quenouille dans sa ceinture (fig. 8). Le retordage s'effectuait très certainement au fuseau à crochet muni d'un anneau supérieur, instrument connu aujourd'hui sous le nom de fuseau à retordre. Fil simple et fil retors. L'examen méthodique des produits de filage du haut Moyen Age n'a encore jamais été fait. Avec les méthodes conventionnelles il est impossible de définir le titrage des filés en raison des quantités insignifiantes dont on dispose1. L'évaluation de la torsion ne peut être qu'hypothétique à cause de l'extrême fragilité des restes ; l'irrégularité ou d'autres particularités ne peuvent être examinées pour les mêmes raisons. Ce que les chercheurs ont défini dans tous les cas, c'est le sens de la torsion du fil. Les conclusions que l'on en a tirées sont malheureusement fausses, même en ce qui concerne Pfister, car on ne peut pas fixer l'origine du tissu. Comme je l'avais démontré dans ma conférence à Lyon, en Egypte par exemple, les fils simples et les fils retors de torsion gauche ou de torsion droite étaient apparus en même temps parce que les fils, fabriqués avec deux fuseaux, par le filage simultané avec les mains gauche et droite, devaient avoir une torsion de sens opposé2. Le filage à deux fuseaux était d'ailleurs bien connu non seulement dans l'Égypte ancienne mais également pendant la période copte3. Le fait que les tissus de coton du Pérou précolombien présentent toutes les variations des torsions « Z » et « S »4, montre combien il est difficile de tirer partout ailleurs des conclusions d'après la torsion. Pour les fils antérieurs au X I I I e siècle, la situation est évidemment semblable8. A la suite des examens nous pouvons tout de même établir deux règles : Kemencén » [Le chanvre et son travail à Kemence], Ethnogrdphia, 60 (1949), 1-4, p. 10. 1. A m a connaissance, personne n ' a publié le résultat des mesures de la finesse du fil d'un tissu d'origine antique ou médiévale, à part des examens de linceul de momies égyptiennes, faits par moi, au cours desquels, grâce au Musée des Beaux-Arts, j'ai pu défaire quelques mètres de fil à partir de plusieurs fragments, pour définir le nombre des fils : ENDREI-M m e HAJNAL, Ôkori lenszôvetek vizsgdlata [Étude de tissus de lin antiques], M. Textiltechnika, 1959, n ° 1. 2. Conférence de la séance du 25 septembre 1959 du congrès du C I E T A . 3. F O R B E S , op. cit., p . 1 5 9 .
4. « S » désigne le sens de torsion correspondant à la marche des aiguilles d'une montre, « Z » le sens contraire. LOTHROP-MAHLER, A Chancay-Style Grave at Zappalan, Cambridge (Mass.), 1957. Il y a des Z, ZS/Z, ZZ/S, S, SS/Z. Il ne fait aucun doute, en revanche, que le fil retors SS/Z soit caractéristique de l'époque de 2500 av. J.-C. et du littoral Nord, le Z Z / S de l'époque 300 a v . J.-C. et du littoral Sud. E n laine il n'existe que la torsion Z. 5. J'ai examiné la majeure partie des cordons de sceaux pour la période
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TECHNIQUE
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1. Dans la plupart des serges de laine, au Moyen Age, la chaîne et la trame sont de torsion différente. Les avantages connus de ce tour de main furent découverts par la draperie flamande et ce changement se fait progressivement à Gdansk au cours des X I et X I I siècles. Vers l'an mille, 70 % des tissus sont fabriqués avec des fils de torsion identique (« S » — « S »). En 1230 les tissus de ce genre disparaissent et c'est le type avec chaîne « Z » et trame « S » qui domine1 (graphique 1). 2. La torsion du retors est toujours opposée à celle des brins composants. Dans l'Antiquité on s'était déjà aperçu des avantages technologiques de ce procédé qui prévaut encore aujourd'hui. Comme je l'ai déjà mentionné, il est impossible de montrer le nombre de brins des tissus anciens par le rapport entre poids et longueur et c'est pourquoi les auteurs donnent quelquefois l'épaisseur du fil, mesurée dans le tissu. Même si l'on néglige les sources d'erreur découlant de cette méthode, on ne peut jamais simplement assimiler au diamètre la valeur de l'épaisseur du fil. Le fil se déforme dans le tissu ; si l'on suppose — pour simplifier — que sa forme originale est ronde, elle devient une ellipsoïde dont l'archéologue « soigneux » mesure justement le grand axe2. Il en résulte que la reconversion mécanique des diamètres donnés présente une image tout à fait fausse de la finesse du fil. Prenons par exemple la donnée de Pfister : le tissu de laine de Palmyre L ^ dont le E
E
entre l'an mille et 1250 aux Archives Nationales de Budapest, je n'ai pu tirer de conclusion, d'après le sens de la torsion, ni pour l'origine, ni pour l'époque. Il en est de même pour les morceaux de tissu de soie provenant des tombeaux du x n e au x m e siècle, au Musée des Beaux-Arts à Barcelone. 1. KAMINSKA-NAHLIK, op. cit., p. 180-181. On a examiné 200 tissus sergés. 2. Aussi, pour reconvertir les résultats, a-t-on besoin des éléments de correction que j'ai utilisés ci-dessous dans le cas de la laine. Dans plusieurs douzaines de coupes microtomes, j'ai toujours trouvé le rapport des deux axes de l'ellipsoïde de la circonférence du fil compris entre 0,5 et 0,75 ; la moyenne était voisine de 0,7. Comme la superficie du cercle cherché est approximativement égale à la superficie déformée en ellipse : r'n =
abn
où a et b sont les valeurs de la demi-longueur de l'axe elliptique alors que le rapport des deux axes de l'ellipse est de : - j = 0,5 < K < 0,75 r> =
b'K
d'où, dans le cas de la laine, en raison du rapport connu entre le diamètre du fil et les numéros de finesse : Nm
4
Nm
4
6«K
La valeur de la constante est comprise entre 0,61 et 0,91 ; elle dépend de K qui est fonction de la torsion : les fils de torsion forte se déforment moins, même dans les tissus serrés. 3. R. P F I S T E R , Textiles de Palmyre, I-III, Paris, 1934, P-
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fil a 0,15 à 0,20 mm de diamètre donne par reconversion simple la valeur des numéros 40-80. Cet auteur met l'accent cependant sur le fait que le fil est presque invisible : avec la rectification, la finesse numéros 100 à 110 est probable. Si nous examinons les tissus de Gdansk, nous voyons que les finesses atteintes dans l'Antiquité n'ont pas laissé de traces. L'épaisseur des fils de chaîne est voisine de 0,50 mm et les fils de trame présentent des valeurs extrêmes : de 0,3 à 1,8 mm 1 . D'après nos calculs, la valeur du plus fin des fils de chaîne réguliers correspond aux numéros 31 à 47, celle des plus grossiers aux numéros 7 à 10. Parmi les fils de trame, à côté de fils de l'épaisseur d'une ficelle — ceux-ci sont en majorité — on trouve, de temps à autre, des fils des numéros 13 à 20. Nous devons naturellement penser que les fils plus fins sont d'importation flamande, les auteurs en font également mention. Avant 1200, nous rencontrons déjà des fils de soie parfaits en opposition à la décadence des industries du lin et de la laine. Qu'on examine des tissus de soie espagnols ou lucquois, siciliens ou byzantins, on trouve des fils et des moulinés, de faible torsion, dont la finesse dépasse souvent les numéros 80-90 (113-100 den.) maintes fois ornés de lamé d'or2. L'industrie de luxe ne fut guère affectée par les grandes invasions. En revanche, le moulinage le fut. Les fils de 6, 8 ou même 72 brins et les moulinés sont fréquents dans l'Antiquité 3 . On n'en trouve plus de trace, tout au plus les chaînes des tissus de laine les plus fins sont-elles en retors. Puis, à côté du retordage sporadique de la chaîne, on rencontre dans l'industrie de la soie du mouliné ou du moulinage au lamé d'or déjà mentionné, destiné à la fabrication des brocarts. La productivité du filage. Au temps du fuseau simple et même plus tard, la productivité du filage dépendait de la durée de l'opération du finissage. Dans son ouvrage qui sert de modèle, Louis Szolnoky démontre le nombre d'heures de travail que nécessite chaque phase de la transformation de la récolte d'une chènevière de 150 ares. La méthode de travail primitive correspond à peu près au procédé de filage employé vers 1200 ; elle en donne une image fidèle dans ses proportions4. 1. KAMINSKA-NAHLIK, op. cit., p. 64. Parmi celles-ci on a trouvé des diamètres de 0,55 à 1,45 sur un fil de trame. 2. J'ai dû le déduire des restes de tissus espagnols, italiens et byzantins du x i e au x m e siècle, que je possède, car il n ' y a pas d'ouvrage publié à ce sujet. 3. FORBES, op. cit., p. 160-162. 4. SZOLNOKY, « A kender feldolgozâsa Nagylôcon » [La transformation du chanvre à Nagylôc], Ethnogrdphia, 1950.
NIVEAU
TECHNIQUE Arrachage Battage Rouissage Teillage Macquage Égrenage Époussetage Sérançage Filage
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72 heures de travail 6 — 71 — go — 36 — 36 — 6 — 72 — 1 129 — 1 518
—
On peut voir que le filage représente 7 5 % du travail, ce qui, d'une part explique bien le niveau dérisoire de la capacité du filage, et d'autre part fait comprendre que le calcul de la productivité du filage au fuseau est suffisant pour mesurer la productivité de l'ensemble des opérations. Nous n'avons pas de témoignage contemporain sur la vitesse du filage. Cependant, d'après la forme du fuseau et celle de la quenouille et grâce aux représentations figurées de cette activité, nous pouvons affirmer que, dans ce domaine, aucun changement essentiel ne s'est produit. Conscients de cela, d'aucuns ont tenté de reconstituer le travail accompli autrefois à partir des résultats de fileuses de notre époque. Schwarz avait déjà fait, en 1912, des études dans ce sens en Bukovine. Il y avait mesuré chez une paysanne un rendement de 60 à 84 m/h, y compris les opérations préparatoires (l'installation de la quenouille, etc.)1. Plus tard, en Italie du Sud, il constata un rendement de 110 m/h, dans le cas du fuseau à crochet. Il est cependant incontestable que ces données, même si elles représentent des chiffres nets, sont assez basses ; de plus elles ne renseignent ni sur l'état de la matière première, ni sur le nombre de fils. C'est pourquoi les chiffres d'une série de documents finlandais tout à fait récents sont plus intéressants8. Une femme observée à Suojârvi a filé avec un fuseau simple, à partir d'étoupe, 200 à 215 cm et, à partir de la filasse de lin, 240 cm de fil à la minute. Ceci correspond à des vitesses de 120 à 129 m/h ou de 144 m/h si l'on néglige les temps morts3. Dans le cas d'une opération souvent interrompue, on parle d'un rendement journalier de 20 à 21 échevettes de fil de lin fin, qui est considéré comme un bon rendement, soit 2 130 à 2 240 m4. Ce rendement doit cependant représenter de 12 à 14 heures de travail car, ailleurs, on parle de 16 échevettes en 15-16 heures. D'après ce rendement on peut donc compter 1. SCHWARZ, « Die Steigerung der Spindelleistung », Ciba Rundschau, 64, P- 237i2. VEERA VALLINHEIMO, Das Spinnen in Finnland, Helsinki, 1956. 3. Ibid., p. 231. 4. Ibid., p. 228, 1 pdszma (6ch6e) = 60 fils = 106, 74 m.
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ioo à 185 m/h pour le fil fait de brins (dont la grosseur est approximativement celle des numéros 16 à 20), on peut dire que ce dernier résultat est déjà excellent. Pour la laine, dans les mêmes circonstances, on nous parle d'un rendement de 1 kg par semaine, ce qui fait 140 à 160 m de fil du numéro 10, si l'on compte 5 à 6 jours de 12 heures1. Ces résultats coïncident avec ceux de Zelenin qui donne pour la Russie, vers 1927, des chiffres voisins de 60 à 120 m/h. Si l'on considère qu'avant 1200 le fileur n'avait pas de brins bien ordonnés (quenouille) à sa disposition — en raison du caractère rudimentaire des opérations préparatoires du filage, de l'absence de la macque, de la carde à dents métalliques — on doit admettre des chiffres plus faibles que les valeurs présentées ci-dessus. Il n'est, par conséquent, pas vraisemblable que l'on ait généralement filé du fil de lin et de chanvre plus fin que le numéro 10 à une vitesse supérieure à 80-100 m/h ou du fil de laine proche du numéro 8 à une vitesse supérieure à 60-80 m/h. On peut cependant admettre des écarts notables en fonction, soit de la matière première, soit du fuseau, soit de différences individuelles. Cela correspond — si l'on veut avoir une idée de l'ordre de grandeur — à 8-10 g/h/fuseau pour le fil du numéro 10. Quoique j'aie insisté sur l'importance minime de la productivité des opérations préparatoires par rapport à celle du filage, j'ai trouvé un exemple d'évaluation pour le cardage. Les documents du x v m e siècle signalent des rendements journaliers de 2 à 3 livres, soit 1 à 1,5 kg avec une carde à dents métalliques. Avec un peigne à épines on ne devait guère atteindre des résultats supérieurs à 100 g/h. Viennent ensuite les circonstances du travail : les travaux agraires paysans faisaient que ces opérations ne pouvaient être accomplies qu'à l'automne2. Or, les conditions d'éclairage de la maison médiévale étaient misérables en hiver, les journées où l'on ne pouvait même pas compter 8 heures d'éclairage suffisant étaient nombreuses. Le chauffage posait aussi un problème. Entre les doigts engourdis, dans la pénombre, le fil naissait irrégulier, lentement ; d'où la mauvaise qualité des restes qu'on a trouvés dans les pays nordiques, d'où aussi la pénurie de fil qui caractérise l'industrie textile jusqu'au xix e siècle. Il y avait déjà un tisserand pour 5-10 fileurs ; aussi les femmes filaient-elles un peu partout, tout en s'occupant des bêtes et de la cuisine3 ; d'où enfin le rôle important des vêtements en cuir pendant l'époque considérée4. 1. Ibid. 2. Pour les fibres végétales, la maturation et les premiers travaux font reculer le début du filage jusqu'à l'automne. Dans notre pays, par exemple, on commence le rouissage du chanvre à fleurs le 28 juillet, celui du chanvre à grains le 1 5 septembre, le premier dure quatre semaines, le second cinq semaines. 3. E n Suède, par exemple, on exigeait encore au siècle dernier qu'une domestique file 2 à 3 écheveaux par jour, en plus des soins à donner au bétail. 4. Certains comitats hongrois répondent encore au x v i u e siècle, à la circulaire
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Dans toute l'Europe, la série des opérations du filage se faisait en dehors des corporations, et pour longtemps encore. L'exécutante en était la ménagère, fût-elle paysanne ou citadine, personne libre ou domestique. Cependant, la plus grande partie de l'activité exportatrice des centres d'industrie textile, en voie de formation, s'appuyait sur la population modeste des campagnes. La migration des fileurs et des tisserands vers la ville est un phénomène secondaire et, même en Flandre, elle ne débute qu'au XIIIe siècle1. On sait qu'à la même époque, dans le cadre du système de corvées2, sans cesse en recul, payables aussi en produits artisanaux, les produits textiles prennent un rôle important 3 . L'iconographie contemporaine, nombreuse, atteste que les opérations préparatoires et secondaires (tri, broyage, cardage, peignage) étaient également la tâche des femmes. Il en résulta qu'à l'apogée de la puissance des corporations (xiv e siècle), les femmes essayèrent, elles aussi, de fonder des corporations de fileuses. Avant le x m e siècle il arriva, exceptionnellement, que le filage fût fait par les hommes4. Le filage a toujours fait partie des travaux les plus mal payés, ce que nous prouverons plus loin par les documents. Mais cela s'explique aisément par le fait que toutes les femmes filaient constamment, depuis la petite fille5 jusqu'à la vieille femme. La gravure sur bois de Petrarcas Trostspiegel de 1532 présente, à juste titre, la fileuse comme le symbole du renoncement et de l'ascèse. Le tissage. Le processus du tissage et de la préparation du tissage est en rapport étroit avec les propriétés de la matière première transformée6. Les concernant l'état de la fabrication des draps, que le peuple s'habille plutôt en peau de mouton. 1. Selon P I R E N N E , Histoire économique, p. 33, les villes ne sont aux xi e -xn e siècles que des centres commerciaux et non industriels. 2. K U L I S C H E R , Allgemeine Wirtschaftsgeschichte des Mittelalters und der Neuzeit, Munich, 1928, p. 116-117. 3. Pour l'époque en question on a aussi des documents qui s'y rapportent en Hongrie (seconde moitié du x n e siècle) le filage et le tissage de 10 aunes de toile de lin par an était •—• probablement dans le cas de Bakonybél, certainement dans celui de Pannonhalma, le prix du rachat de la corvée que devait accomplir la femme. Louis SZENTMIKLÔSY, AZ drpddkori tdrsadalom \La société arpadienne], 1943, p. 89. 4. Le passage de Grégoire de Tours où le roi Gunthram reproche à quelqu'un d'avoir pour père un peigneur de laine, semble s'y rapporter. 5. Aujourd'hui encore on commence à habituer les filles au filage à l'âge de six ans chez les peuples primitifs. 6. J'ai déjà insisté également sur cette question dans mon article intitulé : « L'apparition en Europe du métier à marche », Bulletin CIETA, juillet 1958. Dans sa polémique avec A. Nahlik, Wroblewski analyse très justement que dans l'Antiquité le métier vertical est l'accessoire caractéristique de la culture de la laine, le métier horizontal est celui du lin.
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phénomènes assez complexes de la préparation sont encore obscurs, alors que j'ai déjà décrit de façon détaillée les formes européennes du tissage vers 12001. Les méthodes du bobinage et de l'ourdissage, quelle que soit la nature du fil, étaient déjà adaptées à la matière première à des époques reculées dans leur pays d'origine. Mais pendant les grandes invasions, un mélange curieux s'est produit, surtout en Europe. Le séran du lin se transforme en peigne à laine, de même que l'arçon des ouvriers du feutre devient un instrument à défaire les mèches de coton, et l'instrument servant à broyer le cuir un égrenoir à lin, ou un instrument de macquage. C'est ainsi que se forma en Europe le syncrétisme de la préparation du tissage. Essayons de reconstituer l'état d'origine. Le métier vertical à tisser la laine, à pesons, ne comportait certainement pas d'instrument de bobinage. Du fuseau simple, le fil passait directement —• à l'aide d'une pince tenant le fuseau — au râtelier de l'ourdissoir2. C'est ainsi qu'un « chef » très soigné au début de la pièce de tissu devint possible. En réalité on tissait déjà ce « chef » sur l'ourdissoir3. Les fils de trame n'étaient pas bobinés mais tantôt on les tissait au fuseau tantôt on en faisait des pelotes. Dans certaines régions on devait se servir de la navette4 des fabricants de filets de pêche. Le nouveau métier vertical5 amena ensuite d'Égypte le dévidoir simple (aspe)6, la technique de l'ourdissage sur pieux à l'aide d'un mur7. Il est cependant probable que l'aspe elle-même demeura longtemps un instrument d'ourdissage. La preuve en est que les Tchangos de Moldavie jettent la chaîne sur le « long matóla » (2,5 à 3 m dévidoir) avec un instrument nommé lene bien que les fils de chaîne soient ourdis sur les pieux après le lessivage. Ces dimensions énormes n'ont de sens que si l'opération était à l'origine un vrai ourdissage8. La 1. W . ENDREI, « A lâbitôs szôvôszék kialakulâsa és feltiinése Eurôpâban » [La formation et l'apparition du métier à marche en Europe], Tôrténeti Szemle, 1958, n° 3-4, cité ci-après, LSzE. 2. Je n'ai pas trouvé facilement une meilleure traduction de l'expression de Scherbock. 3. Plusieurs auteurs, dont ROSENFELD, « Webstuhl und Schermethode in der germanischen Bronze und Eisenzeit », Forschungen und Fortschritte, 28, 1, 1954, l'ont reconstruit d'après l'analogie existante encore en Laponie. Ailleurs, LA BAUME, op. cit., p. 78-79. 4. Ibid., p. 60-62. 5. Sur son expansion à la fin de l'Antiquité voir ENDREI, LSzE. 6. KAMINSKA-NAHLIK, op. cit., p. 40. L a figure 9 présente un dévidoir du x n e siècle. 7. L'ourdissage sur le mur était fréquent il n'y a pas longtemps chez les Finlandais, les Baskires, les Roumains et les Tchangos de Moldavie. L a sztena (mur) est une mesure pour la toile en Russie Blanche et en Grande Russie. A Szurdokpüspöki la chaîne est encore appelée falja (mur). 8. LÜKÖ, « Moldvai csângôk kendermunkâja », Értesitô [Le travail du chanvre chez les Tchangos de Moldavie, Information], 1934, P-
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chaîne resta courte ici aussi, puisque la chaîne sans fin était d'usage pour le type ancien en général comme elle est d'usage aujourd'hui encore sur le métier vertical des Balkans 1 . En ce qui concerne la manipulation de la trame elle a été modifiée tout au plus en ce que, dans certaines régions, après l'avoir retirée de la broche, on la mettait dans un os creux et on s'en servait comme d'une manette à cocon2. L'instrument de tissage horizontal primitif (dit nomade) utilisé pour le lin et plus tard le chanvre est analogue au métier à tisser le lin horizontal égyptien et sa préparation est analogue à celle du nouveau métier vertical 3 . Sous l'influence de la transformation du fil de coton, deux nouveaux perfectionnements d'importance capitale entrent en Europe avec le métier à marches : la navette et le bobinoir. Il est naturellement incertain qu'ils soient arrivés en Europe avec le tissage de la soie, mais il est indiscutable que, même dans les pays sans soie, on peut démontrer l'existence de la navette ou de la canette 4 . Il est probable que la forme primitive du canetage ressemblait à l'envidoir de Sicile5, ce n'était, par conséquent, qu'un fuseau horizontal logé dans un palier avec un anneau un peu allongé qu'on faisait rouler entre les paumes de la main. Son caractère archaïque rappelle le haut Moyen Age 6 . Mais il est possible que la roue à caneter soit déjà apparue en Europe méridionale et que le simple rouet à caneter en ait été seulement la forme abâtardie. Dans ce cas nous avons affaire au rouet indien — la tcharka — qu'on employait alors pour le bobinage puisqu'il ne pouvait pas servir tel quel au filage du lin7. La figure 10 nous renseigne sur sa forme incroyablement primitive. Une autre nouveauté très caractéristique est la méthode indienne de l'ourdissage du coton. Elle a été décrite par Ure en 18368 et un manuscrit inédit de Lyon, un peu plus ancien, illustre magnifiquement 1. Sa description utilisable chez EBNER : « Szûrtarisznyâs mesterség Dunântulon », Néprajzi Értesitô, 1931 [« L'art des fabricants de sacs en tapisserie en Transdanubie », Information ethnographique]. 2. L'unique exemplaire de Mayence, de la fin de l'époque romaine, y fait penser. N E U B U R G E R , Die Technik des Altertums, Leipzig, 1919 (fig. 232). 3. JOHL, Altägyptische Webstühle, Leipzig, 1924. 4. Les canettes de Gdansk (au nombre de 5) datent toutes de la couche antérieure à
1100.
K A M I N S K A - N A H L I K , op.
cit.,
p . 22, e t H E N S C H E L , op.
cit.,
p. 225. D'ailleurs l'existence de la navette est également prouvée par toutes illustrations du début du x m e siècle. 5. Magyarsdg néprajza [Ethnographie Hongroise], p. 311. 6. Sa représentation la plus ancienne se trouve sur le tableau de Pénélope filant de la toile de lin, de Pinturicchio (avant 1500), Londres, National Gallery. 7. En Italie du Sud et dans de nombreuses régions de notre pays on n'emploie la roue à filer que pour le bobinage et le canetage ; elle y a conservé sa forme très ancienne. 8. URE, The Cotton Manufacture of Great Britain, Londres, 1836. J'en donne la description complète dans l'annexe I.
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l'opération1. Le système des pieux, enfoncés dans la terre, en une ou deux rangées ou encore en forme de U en est l'essentiel. En dehors de l'Inde, on ourdit de cette façon en Asie Mineure2, en Bulgarie3, et en Chine pour le coton ; mais, comme nous le verrons, on ourdissait aussi en Hongrie de cette façon (fig. 4, 5, 9, 16). Plusieurs indices montrent que l'ourdissage du coton sur pieux est parvenu jusqu'en Espagne. En effet, un petit ourdissoir à pieux, disposé sur un escabeau est parvenu au Mexique en même temps que le dévidoir. Son origine est certainement à rechercher dans les maisons des colonisateurs4 (fig. 11). Le tissage indien du coton se caractérise en outre par l'absence de l'ensouple. Il se distingue par là de façon décisive du tissage de la soie en Chine, qui a le plus influencé le choix des instruments pour la préparation du tissage en Europe (fig. 14-20, 22). La technique de la préparation de la soie est assez connue grâce aux anciennes gravures sur bois5. La première machine employée est le dévidoir construit auprès de la chaudière. Lors du pelage, les fils de soie, au nombre de quatre à vingt, réunis sur le dévidoir, passaient déjà à cette époque sur un pinceau de bambou ou une brosse à poils durs ; un seul écheveau se formait sur le dévidoir6. Le deuxième temps, la torsion de la soie grège de la trame, ou encore le moulinage de plusieurs brins ne pouvaient se faire qu'à partir d'une bobine. C'est pourquoi on tirait le fil simple du dévidoir à axe vertical ou, tout simplement, de trois à quatre pieux fichés en terre et on le bobinait à la main ou au rouet sur de petites bobines en forme de panier. Le fil y passait déjà par les mailles-guides qu'on accrochait sur une tige souple de bambou pour protéger les fils fragiles7. Il en était de même du moulinage qui s'effectuait sur le simple rouet à rayons comme de nos jours encore au Japon8. 1. J'ai trouvé la série de dessins bien, coloriés dans la bibliothèque du Musée des tissus de L y o n sous le numéro C.227 (Fabrication des pagnes... à Pondichéry). Il est curieux que des foulards de soie aient été fabriqués à cette époque par des procédés propres au coton. Seule, la fabrication de l'ensouple ne p u t être évitée par le tisserand hindou (fig. 14-20, 22). 2. TAGAN GALIMDZSAN, « Néprajzi megfigyelések a kisâzsiai Taurusz hegység dèli részén », Ethnogrdphia [« Observations ethnographiques dans la partie méridionale du Taurus en Asie Mineure », Ethnographie], 1941, p. 242. 3. Compte rendu oral de Louis Szolnoky. 4. Anthropos, 1927, p. 56-57, fig. 10. 5. Par exemple KENG-CSI-T'U, Ackerbau und Seidengewinnung in China, Hambourg, 1913, en édition fac-similé et TIEN-KUNG-KAI-WU, Pékin, 1954, e n édition originale. L a première est la copie analogue de l'édition de 1230, la seconde est celle de l'édition première de 1637. Cette dernière contient quelques extrapolations tardives. 6. TIEN-KUNG-KAI-WU, p. 41-46, 386, Ciba Rundschau, 2351. 7. TIEN-KUNG-KAI-WU, p. 47.
8. Ibid., p. 48.
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Mais à cette époque le type primitif du moulin à retordre à fuseaux multiples était déjà certainement connu, similaire à ceux que possèdent le Conservatoire des Arts et Métiers à Paris et le Musée de l'Inde à Londres1. Ces simples machines, extraordinairement astucieuses, peuvent être considérées comme les précurseurs du moulinage de la soie. Des roues actionnent huit à seize fuseaux de telle sorte que les fils retors, tirés simultanément, passent sur un long dévidoir. Le type indien réalisait déjà le principe le plus important de la filature : par le fonctionnement commun des fuseaux et du dévidoir2 (fig. 6). La forme de levée est encore l'écheveau qu'on rebobine afin que le fil soit propre à l'ourdissage. A ce moment-là, la troisième opération était certainement réalisée au dévidoir horizontal3. La gravure en couleurs du x m e siècle de LouSou, celles de Keng csi t'u et Hokusai (1760-1849) illustrent un tel procédé et, au x v n e siècle, San ts'ai t'u décrit l'opération de la façon suivante : « L'ourdissoir est un instrument dont nous nous servons pour former la chaîne. Nous alignons d'abord les bobines par terre, puis nous tirons chacun des fils à travers les anneaux qui se trouvent sur la poutre supérieure. Nous enroulons ensuite ces fils de chaîne sur le dévidoir, monté sur chevalet. Une personne doit faire le va-et-vient le long des fils pour contrôler si la chaîne s'enroule régulièrement ». La trame était primitivement enroulée sur une navette semblable à une navette à filets, de longueur égale à la largeur du tissu. Cependant, le type parvenu en Europe était déjà la navette conventionnelle. Par conséquent, l'emploi du rouet à caneter peut aussi être prouvé dans l'industrie de la soie. Les instruments de la préparation du tissage en usage avant 1200, correspondant à leur matière première respective, devaient être ceux du tableau ci-dessous. Le tableau n'illustre naturellement qu'une situation simplifiée à l'extrême : la tendance à l'expansion et aux emprunts qu'on peut voir sur la carte n° 1, le syncrétisme déjà saisissable à cette époque des techniques de tissage déterminées par les matières premières. Mais ce qui reste sans équivoque, c'est la spécialisation sensible de l'ourdissage 1. SCHWARZ, op. cit., p. 2356. 2. Il est indubitable que la roue à filer, à deux, trois ou cinq fuseaux, actionnée au pied, est l'ancêtre des appareils de moulinage qu'on apprit à connaître en Europe, sinon ailleurs, au moins à Lucques, d'une façon ou d'une autre. Elle n'a pas laissé de traces parce que lefiiatorium fit disparaître, une fois de plus, les formes antérieures primitives. 3. Car Tien-kung-kai-wu présente un ourdissage denté de t y p e européen (p. 50-51), l'image est une insertion tardive ainsi que l'appareil de pelotagecuisson à pédale, de deux écheveaux. Les autres sources présentent, sans exception, l'ourdissage au dévidoir.
CARTE I.
— Techniques du filage.
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Vieille technique laine. Nouvelle technique linlaine Technique coton Technique soie
X
29
X
X
X
X
X X
X
X
X X X
Vertical avec ensouples Horizontal à pédale et à fosse Horizontal à pédale et à charpente
Métiers
Vertical à poids
Ourdissage
A chevalet
Dévidoir à tourniquet et manivelle
Dévidoir
Aspe
Bobinage et mesurage
SIÈCLE
Ourdissoir tournant
AVANT
Sur chevilles plantées en terre
TECHNIQUE
Sur chevilles plantées dans un mur
NIVEAU
X
aux époques plus tardives aussi1 puisque l'industrie de la soie représentait la technique différenciée la plus évoluée. Maintenant venons-en aux types européens du métier à tisser avant 1200. Les variations du métier vertical ont déjà été décrites2. Le fonctionnement du métier archaïque à pesons et celui du métier à deux ensouples peuvent être considérés comme connus de tout le monde. Je me contenterai donc de décrire d'une manière plus approfondie les formes du métier horizontal à pédales. Le métier à tisser le coton pénétra en Europe vraisemblablement par les Balkans, mais il est certain qu'au x n e siècle il était commun, non seulement dans tout le territoire slave 3 , mais parvint même jusqu'à la Scandinavie des Vikings 4 (carte n° 1). On dira encore un mot de sa modification, produite sous l'influence de la zone froide et de sa transformation en métier sur chevalet. Sa forme originale — telle
1. On ne peut pas accepter la reconstitution par KAMINSKA-NAHLIK d'un poteau d'ourdissage rotatif datant du x n e siècle {op. cit., p. 41) comme je l'avais développé dans mon compte rendu du livre (Tôrténelmi Szemle [Revue Historique], 1958, n° 3-4, p. 468). 2. BLÜMNER, Technologie und Terminologie der Gewerbe und Künste bei Griechen und Römern, Leipzig, 1912/II. JOHL, op. cit. T o u t récemment M. HOFF-
MANN, En Gruppe Vevstoler pa vestlandet, Oslo, 1958. 3. Lors des fouilles d'Opole en 1931 on a trouvé les traces de navette, de poulies supportant les lisses, et de rampes de métier en bois (NASZ, Opole, Wroclaw, 1948, p. 40, cité par KAMINSKA-NAHLIK, op. cit., p. 44). Dans mon compte rendu de ce livre déjà cité, j'ai parlé du métier à tisser de Gdansk, d'une manière plus détaillée. 4. Folk-liv, 1939, p. 2-3 et 232-241. Dans mes travaux précédents j'ai avancé la possibilité d'un intermédiaire khazare.
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que nous la voyons sur l'un des manuscrits Job deByzance 1 (fig. 12) et dont les cinzars albanais2 ont conservé une copie tardive — c'est l'ensemble des appareils de tissage, reconstitués à la suite des fouilles du village de Razom, disparu au x i n e siècle, qui la montre peut-être le plus fidèlement3 (fig. 1). Je vais essayer ci-après d'aller au-delà de mes travaux précédents et de donner une interprétation complète de la hutte de tissage. Chacun sait que, dans l'Antiquité et au Moyen Age, des travaux textiles étaient accomplis dans les huttes de terre des peuples germaniques. Tacite et Pline rendent compte des premières de ces cellules souterraines recouvertes de fumier, mais seul le second affirme qu'on y tissait4. Dans l'ancien haut allemand celles-ci portaient le nom de tung ( = fumier), plus tard elles reçoivent le nom de genez, même geneztunc sous l'influence du genicium ou gynaeceum (en latin « maison des femmes, salle du tissage-filage »)5. On en a mis au jour plusieurs lors des fouilles8 ; les Goths les introduisirent en Thrace 7 et on en trouve aujourd'hui dans les Balkans 8 . Il n'est pas douteux que l'atmosphère chaude et moite de la hutte couverte de fumier favorisait le travail textile, prolongé jusqu'en hiver ; il est certain aussi que cette habitude ne saurait être considérée comme spécifiquement germanique. Un seul problème grave subsiste : comment obtenait-on dans un tel endroit l'éclairage indispensable aux activités de l'industrie textile ? A la suite des découvertes archéologiques, Istvan Mèri ne doutait pas que les maisons n o s 20 et 29 de Razom étaient destinées à l'industrie textile. A part la disposition caractéristique des pieux il attira mon attention sur une circonstance particulière : les deux maisons se distinguaient des autres par deux paires de perches fourchues servant à supporter le faîtage. Pour une raison quelconque elles devaient porter un toit plus lourd ou de montage différent. Les deux poutres de 15 à 20 cm de diamètre sont bel et bien démesurées quelle que soit la forme de toit imaginable pour une hutte de 3 m sur 4 de superficie de base. C'est ainsi que, pour trouver la solution, j'ai conçu l'idée que le double faîtage servait à l'éclairage. Cependant je ne connaissais pas d'exemple ethnographique analogue d'une maison où le trou d'éclaiX. Conservé à la Bibliothèque Nationale de Paris, il date de 1368. 2. RROK ZOJZI, « Studiue mbi veshjen kombetare », Bui. inst, eh Kenesvet, 1950, 1-3, Tirana, fig. 15 et BUSCHAN, Illustrierte Völkerkunde, 1923, I, p. 130. 3. Mon travail sur le métier à marche en Hongrie à l'époque arpadienne, Magyar Tudomdny [Science Hongroise], 1957, 7-8, p. 309-329. 4. Hist.
Nat.,
L.XIX,
II.
5. Bruno SCHIER, Hauslandschaften und Kulturbewegungen, Leipzig, 1932, P- 303-3056. RHAMM, « Altgermanische Wirkgrube auf slavischen Boden », Zeitschrift d. Ver. f. Volksunde, 1911, p. 44. 7. AMM. MARC., 3 1 , 6,6. 8. SCHIER, op. cit., p . 305.
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rage s'étende tout le long du toit à deux pentes entre les deux faîtages. Je me suis renseigné d'abord en Scandinavie où, aujourd'hui encore, le type de maison munie d'un trou plus ou moins large au faîtage pour laisser entrer la lumière ou sortir la fumée du foyer ouvert1 n'est pas rare. On trouve aussi des exemples suédois où il n'y a pas de faîtage dans l'axe de la maison mais, parallèlement à celui-ci, deux longues poutres du toit s'appuient sur deux paires de supports2. Il fallait cependant chercher l'analogie dans les types de maison des peuples frères. En effet, Sirelius3, Heikel4, Manninen6 et Rânk6 avaient plusieurs fois décrit des cabanes où — quoique vestiges rudimentaires — deux poutres horizontales sont disposées en travers de la pièce, en général sur toute la longueur de la maison, parallèlement à l'axe du faîtage7. Manninen décrit la cabane-cuisine tchérémisse, où un chaudron est suspendu à une paire de poutres, au-dessus d'un foyer ; Rânk prend cette cabane pour un lieu de sacrifice. La plus importante est la représentation de Sirelius, bien que celui-ci ne dise rien de sa destination, mais il y a une ouverture tout au long du faîtage8. Cependant, dans les Balkans, nous trouvons aussi des toits ouverts entre des supports doubles9. J'ai donc acquis la conviction que, dans la maison de tissage de Razom, les supports doubles, éloignés de 10 à 20 cm l'un de l'autre, soutenaient une solive, le trou d'éclairage qui existait entre eux était couvert de peaux en cas de pluie comme il est d'usage de le faire en Scandinavie10. Il est cependant possible qu'une sorte de toit-shed primitif ait été utilisé dans ce cas-là, l'un des deux pans du toit (celui du nord) surplombait l'autre, ce qui, bien sûr, réduisait un peu la quantité de lumière reçue mais protégeait contre la pluie. Or, nous avons vu que le caractère particulier des maisons et l'installation du tissage, considéré comme probable dans l'ouvrage cité11, expli1 . B U S C H A N , op. cit., I I , p . 4 6 1 , 4 7 6 , 4 8 3 ; H O F F M A N N , op. cit., p . 4 3 , fig. 44.
2. Sigurd ERIXON, Halmalakstyper is Verige Folkliv, 1948-1949, p. 57, fig. 3. Au tableau n° 4 on voit une photo prise à Gotland en 1926 où le faîtage est ouvert et la double poutre de faîtage est bien visible. 3. « Die primitiven Wohnungen der finnischen und obugrischen Völker », Finnisch-ugrische Forschungen, 1909, p. 17, et 1911, p. 23. 4. Rakennukset Helsingissä, 1887. 5. Die finnish-ugrischen Völker, Leipzig, 1927. 6. Das System der Raumeinteilung in den Behausungen der nordeurasischen Völker, Stockholm, 1950. 7. Ibid., I, p. 109 : « Ein Paar Horizontalbalken die von der einen Giebelwand zur andern laufen ». 8. SIRELIUS, op. cit.,
1909, p. 21.
9. La figure n° 441 de MOSZYNSKI, Kultura ludowa slovian, Cracovie, 1929, représente une cabane de Bosnie. 10. Le musée de Bygdöy possède plusieurs maisons de ce type dont la fente sur le toit porte le nom de Ijore. « Als Regenschutz », écrit M. Hoffmann dans sa lettre du 23 mars 1939, « hatte man... einen Ramen mit der Haut eines Kalbsmagens bezogen... » 11. LSzM, p. 325-329. Je trouve inutile de détailler ici le métier à tisser.
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quaient l'utilisation d'une partie seulement de la superficie de base. On peut évidemment imaginer que les 4 à 6 m2 restants servaient d'habitation ou qu'ils étaient occupés par des fileuses. Cela est cependant contredit par le grand nombre de trous destinés à des pieux et parce qu'on a pu parfois démontrer l'existence des emplacements de plus de cent pieux dans les autres maisons où de semblables creux ont été révélés. Dans une cabane, les emplacements sont disposés en lignes particulièrement visibles, ce qui m'amène à y voir la trace caractéristique du métier à tisser le coton et celle du type primitif de l'ourdissage sur pieux en lignes. La forme la plus ancienne de l'ourdissage se caractérise par une ou deux rangées de pieux enfoncés dans la terre, sur lesquels le tisserand enroule les fils de chaîne à partir des bobines qu'il tient dans sa main. A chaque bâton, il fait une croisée de fils qui est marquée par des contreverges, parfois une douzaine dans le cas d'une ensouple. Cette façon d'ourdir ne subsiste guère qu'en Inde. En Chine aussi, bien qu'au Proche-Orient il n'existe plus qu'une forme plus évoluée où l'on dévide en général les fils de chaîne sur dix à trente bobines à la fois, parfois avec un instrument spécial. Dans le type modifié de l'Eurasie septentrionale, on emploie la façon de faire conventionnelle de l'ourdissage, mais on pose l'appareil par terre ou sur une chaise1. Dans la variante d'Asie Mineure par exemple, on tire le fil d'un râtelier à vingt fuseaux, de façon à mettre cinq pieux à chaque extrémité d'une ligne droite de 15 m de long, en laissant 50 cm d'intervalle entre deux pieux ; entre les deux groupes de pieux, sur une longueur de 10 m, il n'y a pas de croisée de fils2. Les exemples chinois n'ignorent pas la conduite du fil en zigzag, c'est l'application plus économique du même principe. L'ourdissage bulgare est évidemment très proche du turc3. Importante est la mention de Schwarz, selon laquelle il arrive en Inde que l'ourdisseuse se tienne debout au milieu d'un carré matérialisé par des pieux et qu'elle y pose la chaîne en tournant sur elle-même4. Dans une maison de Razom on trouve une série d'aires délimitées par quatre pieux. Il est probable que ces aires, disposées en ligne droite dans la cabane de terre de Razom, sont les traces de l'ourdissage. Le grand nombre des emplacements, leur disposition hétérogène, témoignent — ce que j'ai également souligné dans l'étude du métier à tisser — que les cabanes étaient utilisées pendant longtemps, les lignes de pieux cassés ayant été sans cesse remplacées. Ici s'impose une autre idée difficile à prouver pour le moment. La 1 . M A N N I N E N , op. cit., p . 2 2 3 e t 2. GALIMDZSÄN, op. cit., p . 244.
fig.
192.
3. Le grand nombre des pieux y est motivé par le fait qu'autrement, les fils se colleraient ensemble. 4. SCHWARZ, op.
cit.,
p. 2360.
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roue à filer est la machine la plus caractéristique de la civilisation du coton. Comme sa variante posée sur piquets se trouve aussi dans un ensemble d'instruments primitifs de la région du Taurus (fig. 10) — de plus il existe un instrument de bobinage analogue — , il n'est pas impossible qu'elle existât déjà à Razom sous forme de roue à bobiner et qu'on doive mettre à son compte une partie des emplacements de pieux 1 . Voici un atelier de tissage avec le métier et l'appareil d'ourdissage. Nous pouvons y ajouter par présomption les activités du bobinage, du dévidage et, éventuellement, de l'encollage. Par l'ouverture laissée au faîtage de la maison et par l'entrée orientée vers le sud, la lumière entre en quantité suffisante ; la chaleur, nécessaire au travail, est assurée par le four construit dans un coin de la cabane. Tel devait être le tissage villageois au tournant du x m e siècle dans toute l'Europe de l'Est et du Sud-Est. Le climat opposait cependant une limite à la diffusion du métier « en fosse ». Selon Nahlik l'isotherme o °C de la température moyenne journalière la plus basse représente la limite septentrionale du métier horizontal primitif 2 . Les changements climatiques intervenus depuis le Moyen Age, aussi bien que la limite trop stricte (o °C) peuvent expliquer que, dans le cas du métier de Razom, cela ne soit pas valable, mais il n ' y a pas de doute que, plus au nord, on trouve seulement d'authentiques métiers charpentés 8 . Le principe du métier en fosse est bien illustré par les dessins de Leroi-Gourhan (fig. 2, 3)4. Pourtant le métier de Gdansk, déjà cité, a pu être un vrai métier ; les restes qui en subsistent donnent à penser que sa charpente était volumineuse. Nous devons considérer comme un vrai métier à charpente le métier à tisser la futaine, importé du Sud avec le tissage de la soie dont on ne peut d'ailleurs pas le séparer, même s'il n'a pas été fabriqué avec des poutres. Il est de notoriété publique que le premier tissu de mi-coton vendu en Europe comme article de grande consommation fut la futaine, alors appelée fustiân (de l'hispanoitalien fustano). Son nom vient de Fostât (Le Caire ancien). Ce tissu sergé de 2/2 ou 2/1, duveté à l'envers, devint populaire à l'époque des croisades. Sa fabrication apparaît au X I I e siècle pour la première fois au-delà des limites du monde arabe, dans la Catalogne chrétienne et 1. Cela est contredit peut-être par le fait que la majeure partie du vocabulaire des tisserands turcs est formée de mots empruntés au grec, par conséquent, lors de leur arrivée en Asie Mineure, ceux-ci y avaient déjà trouvé le métier à tisser. Mais le nom de la roue à filer est cark ou cikrik, qui est un mot hindou. Cela peut aussi signifier, bien sûr, qu'ils firent connaissance avec le filage plus tôt. 2. Kwartalnik historii kultury materialnej, 1956, n° 3, fig, 20. 3. Les artisans les plus septentrionaux du tissage en fosse sont aujourd'hui les cinzars d'Albanie, les aromouns en Serbie et les tisserands du Turkestan. 4 . L E R O I - G O U R H A N , L'homme et la matière, Paris, 1943, fig. 528 et 529. 3
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ÉVOLUTION
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dans plusieurs provinces de l'Italie ; son apparition en Champagne est douteuse pour la même époque 1 . Quel était le métier à tisser des futainiers ? Le tissu lourd relativement serré, les trois ou quatre pédales, exigeaient un ros lourd et une certaine solidité, en revanche, une superstructure analogue à celle du métier à tisser la soie n'était pas nécessaire. Imaginons l'appareil de tissage du manuscrit byzantin Job, soulevé à 0,50 m au-dessus du sol : et voici devant nous le métier un peu plus récent (xiv e siècle) de la fondation Mendel de Nuremberg sur ses pieux trapus2. Il se composait de quatre fourches de bois enfoncées dans la terre, destinées à supporter l'ensouple et le rouleau de tissu, d'une banquette pour le tisserand, de tenants de pédale, fixés au sol, de porte-lisses à poulies, accrochés au plafond. Le nouveau métier était évidemment employé alternativement avec d'autres types plus anciens, comme on peut l'observer aujourd'hui encore dans les régions périphériques. Chez certaines tribus du Rif, les femmes travaillent aujourd'hui encore sur métier vertical, les hommes sur métier à marches3. A Gdansk on a également trouvé sept tissus fabriqués sans doute sur métier ancien contre plus d'une centaine faits sur métier à marches4. L'industrie de la laine, qui résista probablement le plus longtemps à l'influence des métiers à marches, fut stimulée par le procédé de fabrication de la soie. La raison en est, pour une part, que depuis les temps les plus anciens le tissu de laine était plus large que la toile de lin. La première réglementation anglaise, l'Assize of Measures, fixa la largeur du drap brut entre les lisières à 2 aunes5, soit au moins 189 cm6. En raison du poids du ros et du maintien nécessaire du plan des lisses, un métier de telle dimension ne saurait être imaginé que s'il est servi par deux personnes. Cela exigeait un échafaudage déjà considérable, qui manquait même au métier à tisser la futaine de quatre lisses. En revanche, pour le métier à soie on trouve des tissus de 1,50 à 2 m de 1. WESCHER, « Die Anfänge der Baumwollmanufaktur auf europäischen Boden », Ciba Rundschau, 45, 1940, p. 1640-1644. Ailleurs (Ciba Rundschau, 72, 2674), Wescher affirme catégoriquement la fabrication de futaines à Bar-surAube depuis 1x79. 2. Ses représentations par exemple : Deutsches Handwerk in Mittelalter, Insel Verlag, sans date, fig. 14, et Ciba Rundschau, 16, p. 569. Les images sont techniquement très défectueuses mais elles illustrent bien les anciens métiers primitifs à tisser le coton. 3. Dans le compte rendu du livre de STEVENS : « Tribes of the Rif », Anthropos, 1933, P - 805. 4. KAMINSKA-NAHLIK, op. cit., p. 200, tableau III. 5. Il y a malheureusement trop d'unités de mesure dites « aune » anglaise : celle de 37 inches, valable jusqu'à 1553 et celle de 45 inches, supprimée en 1600, étaient de véritables mesures de drap. Celle de 40 inches, valable jusqu'à l'année 1439 était généralement employée. 6. POSTAN-RICH, Cambridge Economic History, II, Cambridge, 1952, p. 369. On y attache une importance telle que le chapitre x x x v de la Grande Charte le confirme aussi.
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large, comme on le voit dans le cas de la soie damassée ancienne (voir dans le chapitre « Tissus » l'aperçu sur le damas de Palerme). Surtout, l'absence d'un dispositif adéquat pour former le « pas » s'y faisait davantage sentir. Sur le métier à tisser le coton et sur son type plus évolué, le métier pour la toile de lin, l'ensouple — là où elle existait — était freinée par un simple tendeur. C'est ce qu'on voit sur la plus ancienne représentation européenne du métier à tisser : celle de Trinity College de l'année 1200 environ et sur un bon nombre de métiers populaires hongrois, italiens, polonais. En revanche, sur le métier à tisser le drap, nous voyons un régulateur plus perfectionné avec des roues à cliquet, vers le début du x i v e siècle au plus tard. Le ros et la crémaillère contrôlant les lames nécessaires à la formation de la foule n'apparaissent que sur les métiers à drap, de même que la charpente solide caractérise les métiers à tisser le drap et la soie. Sur les métiers pour le coton et le lin, par contre, le ros et les lames pendent d'une simple barre (dans les régions de langue allemande : Galgen) ou de lattes. Nous y reviendrons lors de l'exposé des changements intervenus au x m e siècle. Nous allons voir comment le lourd métier à soie progressait d'ouest en est, transformant les types dérivés du métier à tisser le coton et se confondant avec eux. Nous avons peu de renseignements concrets sur le métier européen à tisser la soie antérieur au x m e siècle puisque les procédés de fabrication furent tenus complètement secrets. La gamme très large de produits fabriqués sur ce métier indique néanmoins qu'il en exista plusieurs variantes bien distinctes. Il y eut — en plus du métier à taffetas — les métiers à damas et à velours, mais il existait aussi de nombreuses formes intermédiaires. Le métier à soie taffetas était certainement, au XIIe siècle encore, un instrument à la ceinture. Le ros léger pendait d'une ficelle ou on le tenait dans la main. Sa pédale, transformée en système de deux lisses, ne ressemblait pas — il s'en fallait de beaucoup — à celle du métier à tisser le coton, car les lisses de ce dernier pendaient de tiges élastiques ou des cordes de l'arc 1 . Une gravure tardive de Harunobu 2 montre bien que, sur le métier à ceinture à une lisse, où la pédale était encore une ganse, le ros était tenu dans la main ; son chevalet était massif. Dans l'excellent dessin de Leroi-Gourhan, on voit bien que le métier conservait l'inclinaison de 20 à 30 degrés de l'instrument archaïque à ceinture mais que la chaîne s'enroulait sur une planche3. Le chevalet du grand métier, 1. Comme je l'ai exposé dans LSzE, p. 334, le métier oriental à taffetas n'a primitivement qu'une lisse. 2. La représentation de 1765 est publiée par J. K U R T H , Suzuki Harunobu, Munich, 1910. 3. L E R O I - G O U R H A N , op.
cit.,
fig.
523.
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É VOL UT ION DES TECHNIQ
UES DU FILA GE ET DU TISSA GE
appelé métier à damas, ressemblait à celui du métier à taffetas. Il en différait seulement par ses dimensions et par son appareillage pour l'armure. L'ensouple, ainsi que le rouleau de tissu, existaient déjà et le ros était suspendu. Ses lisses, dont le nombre variait, en fonction de l'armure fondamentale, entre six et dix, étaient suspendues à des baguettes souples mais le tisserand les faisait fonctionner par de véritables planches à pédale. De toute manière, chacun des deux métiers ne comportait qu'une foule inférieure. Cependant l'illustration de Tien-kung-hai-wu1 révèle aussi qu'il existait déjà un appareil destiné à détendre la chaîne : à chaque passe de la navette un bras relâchait les fils par l'intermédiaire d'un ensemble de perches passant du ros au début de la chaîne. Le chevalet, qui supporte l'ensouple, est complètement indépendant du métier ; la figure qui illustre l'ourdissage2 prouve que cette opération se faisait ailleurs et que cette partie de la machine fut introduite comme complément. Dans la « tour », audessus du tisserand, l'enfant tireur de lacs assis à côté ou en face du tisserand, travaillait sur les ordres de celui-ci. A ce propos-là, il n'est pas sans intérêt de rappeler le tissage des façonnés en pratique, car diverses légendes circulent à ce sujet3. Je dois avant tout confirmer que le métier à la tire pour le damas n'a pas disparu, je veux attirer l'attention là-dessus dans une étude ethnographique en préparation4. On peut mettre en doute l'existence des cordons distributeurs et principaux à cette époque. En revanche, l'exemple de Fez confirme le fait qu'on « dictait » sur le modèle. L'aide-tireur travaillait, non pas au rythme des poèmes ou des chants, mais suivant les indications du tisserand, que celui-ci lui donnait d'après le modèle posé devant lui. Le tisserand de brocart de Fez, que j'ai déjà cité, dirige son fils dans le choix des cordons de la manière suivante : « Prends-en six, laisses-en quatre maintenant, puis trois encore. Prends-en sept, etc. »5. F. Guicherd (Lyon) a confirmé mes vues à ce sujet. Il me raconta qu'il avait examiné le tissu aux lions, persan ou byzantin, du xi e ou du XE siècle, long de 2,40 m, conservé à la cathédrale de Sens et qu'il y avait trouvé 1. P. 63-64. La figure de Keng-csi-t'u illustre aussi ce phénomène. 2. Ibid., p. 61. 3. HAJÔS l'écrit dans Szôvêstechnolôgia, I \La technologie du tissage], Budapest, 1954 : « Le coolie, accroupi sur la planche du fond, y était aidé par un poème ou une chanson, composé spécialement pour cela, qui durait souvent pendant des semaines, dont les mots ou les sons correspondaient aux fils principaux qu'on désirait soulever. Poésies ou chansons nécessaires au tissage de tel ou tel dessin spécial se transmettaient de père en fils, de fils en petit-fils » (p. 21). D'autres ouvrages décrivent le processus de la même façon, pourtant je n'ai pas trouvé de source qui le confirme. 4. Un bon nombre de ceux-ci fonctionnent encore en Chine aussi bien qu'au Maroc. 5. L. GOLVIN, « Le métier à la tire des fabricants de brocarts de Fès », Hesperis, 37, 1950, p. 21-52. Ouvrage très détaillé, écrit avec des termes techniques arabes.
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des différences essentielles dans la répétition des figures. Il est donc évident que l'on ne mettait pas les fils de chaîne à l'avance mais qu'on faisait l'armure d'après le modèle, pendant le travail 1 . Cela n'exclut pas qu'exceptionnellement, comme dans le cas du tissu aux éléphants d'Aix-la-Chapelle par exemple, on ait employé le rentrage en pointe (voir p. 42). Le métier à petits façonnés à la planche, qui vient certainement aussi de l'industrie de la soie, se place entre le métier à damas et le métier à marche2. Le personnel auxiliaire y tire également, dans l'ordre prescrit, le dessin pris3 sur les six ou huit douzaines de baguettes à lacs qui se trouvent sur la chaîne entre les lisses et l'ensouple, comme j'ai pu l'observer dans un village bulgare. En Hongrie on ne tisse de cette manière que des sangles façonnées4, mais le plus souvent on ne prépare plus de baguettes à lacs, on met seulement des baguettes dans la chaîne suivant l'armure et on les enlève ensuite6. Ce type de métier à soie dut entrer en usage de bonne heure dans l'industrie du lin car le tissage du bakacsin (drap noir) peut être démontré dès les XIII e et x i v e siècles au plus tard et, à mon avis, il devait être tissé de cette façon. Il semble que le métier à tisser le velours uni ait commencé à se répandre au x n e siècle. Quant à sa forme, nous n'avons aucun point de repère puisqu'on n'a rien publié sur les restes de velours de cette époque. Il ne différait probablement pas de manière considérable du métier du x v e . Le tendoir — pour autant qu'il y en eût un — était très rare sur tous les types de métier présentés. La variation du serrage ne peut être mise qu'en partie sur le compte du ros mal attaché, la diminution du serrage en particulier de la lisière du tissu vers le milieu s'explique par l'absence du tendoir6. La productivité. Sur la productivité du travail de tissage il n'existe absolument pas de documents avant le début du siècle dernier. Les raisonne1. Il a publié des recherches dans les numéros des 15 et 30 juillet et du 15 août 1952 du Bulletin des Soies et Soieries. Il y écrit : « Cette forme de tissage... exclut de toute évidence la préparation totale des lacs au rame... » 2. Dans l'étude d'ENDREI, « A nagymintâs szôvés keletkezése », M. Textiltechnika [« La naissance du tissage à grand dessin », Technique textile hongroise], 1956, n° 6. J'ai essayé de faire remonter l'origine du métier précédent à ce type primitif. 3. Pour certains, notre mot szôttes (façonné) vient également de szedettes. 4. K O D O L À N Y I , Baranyai szôttesek [Façonnés de Baranya], Pecs, 1 9 5 7 , écrit qu'il y avait des dessins qui nécessitaient l'emploi de 48 à 50 lisses. 5. L'enquête de L. Szolnoky à Nyiradony le prouve. Une tisseuse dit du dessin symétrique : « ... nous y mettons des tiges de roseaux pour ne prendre sur la planche que celles-ci lorsque nous faisons l'autre moitié du dessin... ». 6. Je l'ai développé en détail LSzE, p. 347.
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ments ci-après n'ont donc qu'une valeur d'évaluation approximative. Selon la conception de Johannesson, au x v m e siècle1, une personne avec un aide tissait 1,5 aune au maximum par jour sur le métier vertical à pesons. Ceci pour un tissu de laine sergé moyen 8 ; mais nous n'avons aucun renseignement sur la densité, la largeur ou le nombre des fils. En prenant pour base le tissu brut large de huit quarts d'aunes, partons maintenant de la densité des tissus de laine sergés du XII e siècle à Gdansk 3 . Cependant, comme nous constatons un montage plus serré de la trame sur le métier vertical 4 , la densité du fil de chaîne qu'on y avait citée doit prévaloir. Elle est de 10,3 cm en moyenne pour le XIIe siècle. Si le nombre d'heures de travail est de 12, le rendement horaire du tissage de la trame est R =
60 X 10,3 x 1,2 — = 61,8 m/h pour une personne, 12
tandis qu'avec de l'aide ce sont, en effet, des chiffres très faibles. Le métier vertical à ensouple ne peut apporter de changement notable, puisque son principal avantage 5 , la grande longueur du tissu et la possibilité du travail assis, n'améliorèrent le rendement qu'indirectement. On peut s'attendre, dans tous les cas, à un résultat inférieur à 100 m/h. Quant aux chiffres de rendement du métier horizontal, nous sommes dans une situation plus favorable. Dans mon étude sur le métier hongrois de l'époque arpadienne, j'ai signalé comme probable le rendement horaire de 0,50 m juste, en supposant une largeur de tissu de 0,50 m 6 . Cela donne 250-300 m/h pour une toile de paysan de 10 à 12 duites au centimètre. En citant une source du x v i e siècle7, H. Hoffmann communique qu'en Norvège on fixa le gain journalier des domestiques à 5 aunes de toile de lin ou 5 aunes de watmal (tissu de laine sergé) ou enfin 7 aunes de toile de sac sur métier à pédales. Leur largeur était de 5 /4 aunes, cela donne le résultat suivant, si l'on admet la qualité d'un tissu semblable : R =
60 x 5 x 10,3 x 0,75
= 193,6 m/h.
1. Selon le renseignement aimablement communiqué le 5 décembre 1959 par M. Hoffmann. 2. Le renseignement est de M. Hoffmann. Selon lui, l'aune variait entre 50 et 60 cm. 3. K A M I N S K A - N A H L I K , op. 4. E N D R E I , LSZE, p . 338.
cit.,
p . 6 1 e t 1 8 3 , fig. 5 6 .
5. ENDREI, «A konvencionâlis szôvôgép néhâny szerkezeti elvének tôrténeti elemzése » [L'analyse historique de quelques fonctions du métier à tisser conventionnel], manuscrit, 1954. 6. LSzM, p. 329. 7. Norges garnie, 100 c IV, Chra, 1885, p. 462.
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Les tissus. Bien qu'on puisse déduire des métiers à tisser présentés les caractéristiques des articles qu'on peut y fabriquer, il est tout de même intéressant de voir quels furent les genres et les qualités obtenus. Mais les développements ci-après ne concernent pas le problème de l'identification technique des dénominations de tissu, connues par la littérature. Les espèces les plus anciennes des tissus de Gdansk, du X I I e siècle 1 , sont des pièces fabriquées au métier vertical déjà mentionné. Toutes sont des serges 2/2, mais une partie se présente avec une lisière tubulaire, l'autre avec lisière frontale, autrement dit avec un chef de pièce établi avant la mise sur métier. Leur caractère archaïque peut être prouvé, d'après des exemples danois analogues, du 111e siècle pour les premiers, des v e -x e siècles pour les seconds ainsi que d'après ceux de Birka ; ils disparaissent partout au X I I I e siècle. Il est curieux que le nombre des tissus étroits à pas de toile2 diminue progressivement à partir du x i e siècle ; ils sont rares aux xii e -xin e siècles, le sergé 1/2 ou 2/1 à trois lisses prend leur place ; à partir du x i n e siècle le sergé est le plus courant des tissus de laine. On en rencontre plusieurs variantes (tissage à deux navettes par exemple). Le sergé 2/2 est également très fréquent avec toutes ses variantes, y compris le chevron et les sergés brisés, de même que l'emploi de la lisière tubulaire et l'emploi de deux navettes pour mieux nuancer le tissu, par des effets optiques (voir armures 1-5, p. 40). Enfin, selon certains auteurs, cinq tissus du X I I e et un autre du début du x m e siècle témoignent déjà de l'emploi du métier de grande largeur pour le drap. Il est probable qu'il s'agit là d'une importation flamande3, mais le fait paraît tout de même invraisemblable et a besoin d'être prouvé sur le plan technique. Il est très curieux que A. Geijer ait distingué un groupe spécial de tissus de laine fins dont elle a limité la densité à 39/16/cm en moyenne4 alors que les plus denses des tissus de Gdansk cités ci-dessus atteignent seulement 22/15/cm6. En revanche, la chaîne très serrée, qui fait penser au métier à marches6, domine déjà à Birka aux ix e -x e siècles : le rapport de densité moyenne y est de 2,5 à 1. A Gdansk, en revanche, un groupe de tissus présente le rapport 1. Ce qui suit est très bien résumé au tableau I I I de KAMINSKA-NAHLIK, op. cit. 2. Il f a u t rappeler que, par suite de la particularité du sol à Gdansk, les tissus, fabriqués à partir de fibres végétales, ont été détruits. 3. PIRENNE, Histoire économique, p. 188. 4. A . GEIJER, Birka, Textilfunde aus den Gräbern, Upsala, 1938. 5. KAMINSKA-NAHLIK, op. cit., p. 80. 6. GEIJER, op. cit., passim. Il n'est pas rare de trouver 50 chaînes p a r centimètre.
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Dessins d'armures
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r A \ w 1-5. Quelques tissus de laine trouvés à Gdansk. La figure 5 représente un tissu à chevron avec lisière tubulaire.
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6-8. Damassés façonnés typiques ( x n i e - x v e siècles).
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inverse (6/19 ; 6/20 ; 8/15 par exemple) donc ceux de 1 à 2, 1 à 3, qui rappellent le métier vertical. L'ornementation des tissus est également intéressante. La rayure en trame avec deux ou trois couleurs domine mais on rencontre parfois quatre couleurs. Dans deux cas nous rencontrons l'entrelacement combiné des couleurs chaîne et trame. Le tableau est complété par les tissus très fins, trouvés à Birka, que Geijer appelle mousselines de laine. Les diamantés à trois lisses y sont très fréquents avec les comptes suivants, par exemple : 52/14 ; 55/60/17 par cm1. La finesse moyenne des cinquante-six pièces est de 40/18. Mais la côteline ou reps est également fréquente. Tous les tissus de laine mentionnés sont des tissus non foulés, mais ceux de Birka sont des draps sergés fortement foulés (2/1, 2/2 et chevron 2 et 2 sur sergé 2/2). Le retrait en chaîne est plus fort puisque sa densité par exemple est de 12/10,14/9,14/13, etc. A Birka on a aussi trouvé des tissus de lin et de chanvre en grande quantité. Il y a, à côté de l'armure toile qui domine, des côtelines et un sergé 2/2. Sur onze tissus quatre sont de chanvre, ce qui est beaucoup pour le Xe siècle. Un morceau de toile de lin hongroise, des xiv e -xv e siècles, de ma collection, est un bon exemple du caractère grossier, irrégulier de la majorité des tissus de Un anciens. En ce qui concerne les tissus de soie, nous pouvons déjà examiner un grand nombre d'échantillons parce qu'ils étaient très estimés. La plupart nous ont été laissés par les trésors ecclésiastiques plutôt que par les découvertes des fouilles. En négligeant l'importation éventuelle, on peut tenir compte des groupes principaux suivants : D'abord le taffetas partout présent et, bien que plus rares, le cannelé de trame et le sergé 2/2 se répandent également2. Leur apparition est générale ; mais on ne peut pas distinguer entre les échantillons européens et ceux de provenance orientale. Les petits façonnés subissent également une forte influence orientale, leur appartenance est donc incertaine. Le sergé diamanté qu'on y rencontre fait partie, en fin de compte, du groupe de dessins en losange chinois3, dont l'un des représentants tardifs est un dessin comportant des flottés à 3-5-7 points ; ce n'est donc pas une copie des armures de Han ou de Kozlov 4 (comptes : 460/540, son armure de fond est de toile). Les tissus de sergé 3/4, tissés sur un fond toile, sont également représentés à Birka ; l'auteur affirme que « der im Mittelmeergebiet zu jener Zeit [xe siècle] gewöhnliche Typ, als dreibindiger Doppelköper 1. W 17 et W 20. 2. Il est probable que ce soient les types de tissu, mentionnés pax Falcandus sous les noms de a/mita, ¿Limita, trimita (Histoire de la Sicile en ngo). 3. PFISTER, Textiles de Palmyre, Paris, 1934-1942, passim. 4. GEIJER, op. cit.,
tissu S 3.
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auf Bindekette und musterbildender Fullkette... » Il apparaît avec différents réglages de 150/240 à 170/8401. La plupart des étoffes de soie qui subsistent sont des chefs-d'œuvre faits sur le métier à damas à grand dessin. C'est à cause de leur valeur exceptionnelle et de leur utilisation comme enveloppes des reliques qu'elles nous sont parvenues, pour la plupart. Ce sont des tissus d'un travail étonnamment soigné qui témoignent de l'emprunt progressif de la technique orientale. Au point de vue technique, les tissus byzantins, siciliens ou espagnols se distinguent à peine les uns des autres. Ils se caractérisent par une chaîne de dessin à un ou deux fils, une découpure à un ou deux fils et par le sergé déjà mentionné à trois, rarement à quatre ou cinq fils. Le dessin unicolore qu'on appelle « dessin diapré » est fréquent mais les dessins avec des fils de chaîne ou de trame de couleur différente, même l'emploi de cinq à huit couleurs, le sont davantage (voir armures 6-8). L'ornementation par la trame est peutêtre plus courante dans les tissus byzantins, mais l'effet obtenu par le dosage adéquat des fils de chaîne et de trame est aussi fréquent. Dans les tissus orientaux, la chaîne est le seul facteur de formation du dessin. Les dimensions des éléments des dessins vont de quelques centimètres à 1,50 m. On peut dire que les raccords de 60 à 80 cm sont très fréquents. La largeur des tissus peut être prouvée depuis 70-80 cm jusqu'à plus de 2 m. Examinons au moins deux pièces caractéristiques2. La largeur du damas multicolore, fabriqué à Palerme vers 1200, qui fut retrouvé dans le tombeau de Charlemagne à Aix-la-Chapelle, est de 2,43 m sur lesquels les deux lisières occupent 5,2 cm. Sur la largeur, dix-huit motifs se répètent, constitués par 180 fils de dessin et 180 fils de chaîne de fond. Sur la longueur cinq motifs subsistent seulement. La densité de la trame à six couleurs oscille entre 400 et 480. Le rapport de couleurs change tous les deux éléments de dessin. La variation de la densité de la chaîne a déjà été traitée. L'armure est un sergé trame à trois fils, avec sillon à droite3. C'est également le tombeau d'Aix-la-Chapelle qui révéla un tissu de soie byzantin, fabriqué vers l'an 1000 : le fameux tissu aux éléphants. Le motif du dessin (80 X 80 cm) se compose de deux fois 720 fils de chaîne à points différents ; à cause de la trame d'effet, de densité plus grande (1 500 fils/dm) il faut compter 12 000 « pas » levés différemment. Le tisserand n'employa le rentrage en forme de coin que pour le petit fleurage sur les pointes du raccord (Zwickel) afin de diminuer le travail. Le dessin dissymétrique l'exclut d'ailleurs. La densité de la 1. Ibid., groupe S/4. 2. Les tissus qui subsistent, témoignent du niveau de cette industrie de luxe par leur diversité extraordinaire. Les deux tissus présentés ne représentent pas un type dominant. 3. F L E M M I N G , Textil Künste, Berlin, sans date, p. 81-82.
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chaîne y varie aussi fortement, ce qui prouve l'absence du templet. La coloration vient de la trame à cinq couleurs1. Bien qu'il existe des fragments de velours antérieurs à i 200, je ne peux pas en parler ici en raison de l'absence de publications. Enfin il ne subsiste aucun tissu de coton de ces temps reculés. Les conditions sociales de la production. Au cours du XII e siècle commença une transformation de la vie sociale de l'Europe qui modifia profondément les formes féodales des modes de production, si caractéristiques au haut Moyen Age. Ce fait est particulièrement notable dans l'industrie textile puisque, jusqu'au xii e siècle, nous n'avons guère connaissance que des draps ou toiles livrés comme redevance féodale8. Les seigneurs féodaux et les monastères s'installèrent dans l'autarcie et, en fin de compte, toute l'économie paysanne s'y vit contrainte puisque le commerce s'était presque éteint durant la période qui avait suivi les grandes invasions et la conquête arabe3. Mais, au même moment, s'étendaient au sud deux empires vastes et riches : l'empire byzantin et le conglomérat des États arabes avec lesquels, au cours des Xe et x i e siècles, les Normands au nord, les pirates et commerçants vénitiens au sud, nouèrent des relations comportant à la fois de gros risques et d'immenses profits. Jusqu'à nos jours on n'a mis en lumière ni le déroulement ni la cause des changements profonds qui en résultèrent, que Pirenne exprime — laconiquement mais en négligeant complètement le problème de causalité — de la façon suivante : « Il était impossible que l'Europe continentale n'éprouvât pas de bonne heure la pression des deux grands mouvements commerciaux qui se manifestaient à sa périphérie... »4. Le fait est que l'Europe, en retard au point de vue culturel et technique sur le monde oriental5, pouvait difficilement produire d'autres valeurs échangeables que des esclaves slaves6, quelques matières premières7 et le seul produit réputé de son artisanat : le drap de bonne qualité. On peut démontrer que les draps flamands, français et anglais furent un article recherché à la fois du commerce baltique et du commerce méditerranéen. Cela ne veut pas dire cependant que les villes fussent
1. Ibid.,
p. 92-93.
2. KULISCHER, op.
3.
cit.,
p. 67-70.
P I R E N N E , Mahomet et Charlemagne, Paris, 4. P I R E N N E , Histoire économique, p. 180. 5 . Selon N E E D H A M , Science and Civilisation
1937.
in China, Cambridge, 1 9 5 4 , I, p. 222, c'est au x v e siècle que la situation avait tourné. 6. P I R E N N E , Histoire économique, p. 172, et K U L I S C H E R , op. cit., p. 84. Ce dernier écrit que la garde du corps du khalife de Cordoue se composait aussi d'esclaves chrétiens vendus. 7. KULISCHER, op. cit., p. 254, cite l'or, le blé et le bois.
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déjà devenues des foyers industriels. A u x X I E et X I I E siècles les villes sont avant tout des centres commerciaux 1 . Jusqu'au début du X I I E siècle mercator et bourgeois sont des synonymes 2 . Là où il y a industrie d'exportation, une part importante de celle-ci dépend de la production des populations villageoises environnantes. Avant le X I I E siècle, les foyers textiles occidentaux — les villes de la Flandre, de l'Angleterre et de l'Italie du Nord — ne connaissent même pas encore les corporations industrielles3 qui se forment progressivement à partir des fratemitates du XIE siècle4. En revanche, les corporations de commerçants — les plus puissantes des associations d'intérêts de la communauté urbaine — existent bien plus tôt. La corporation de la Calimala au début du X I I E siècle, les guildes des villes flamandes au X I E siècle, dirigent déjà la politique urbaine5. C'est sous leur conduite qu'il est possible de secouer le joug de beaucoup de princes ecclésiastiques4, de mettre des princes en dépendance économique7, d'améliorer la vie culturelle, de développer les villes8, d'une manière si décisive au point de vue de l'évolution générale9. Les affaires de crédit fleurissent dès le x n e siècle ; sociétés anonymes, assurances, comptabilité à partie double, maisons de change et lettres de change font leur apparition 10 . Il n'est pas étonnant que l'Église, et souvent aussi la puissance temporelle, observent avec angoisse et haine le renforcement des communes urbaines et des bourgeois 11 . A cette époque, la bourgeoisie commerçante est le leader reconnu de la classe artisanale. Comme le principe fondamental : l'installation en ville apporte la liberté (« Stadtluft macht 1. PIRENNE, Histoire économique, p. 184. 2. Ibid., p. 202. 3. En Allemagne et en Angleterre, elles peuvent être prouvées relativement plus tôt, dans le premier tiers du X I I E siècle ; mais, par exemple, on ne peut pas attester l'existence de la puissante Arte della Lana de Florence avant 1212, bien que son existence dès 1193 soit possible. 4. PIRENNE, Histoire économique, p. 321. 5. La corporation des marchands d'une petite ville comme Saint-Omer, prend en charge déjà entre 1072 et 1083, les frais de l'empierrement des rues et ceux de la construction de l'enceinte, ibid., p. 307. 6. Ibid., p. 207 ; par exemple, Cambrai 1077, Liège 1066, Beauvais 1099, Noyon 1108, Laon 1115. 7. C'est une erreur de croire que la première expérience fut tentée par les Fugger. Le roi d'Angleterre emprunte de grosses sommes à partir de 1160 et son successeur n'eût pu commencer la guerre de Cent Ans sans le prêt des villes lombardes. 8. La première école « bourgeoise » fut créée pax les marchands de Gand vers 1160-1170. 9. Les premières foires de Champagne étaient déjà traditionnelles en 1114 (Bar-sur-Aube et Troyes). 10. PIRENNE, Histoire économique, p. 268 et suiv. 11. Ibid., p. 203 : « Guibert de Nogent par exemple, en 1115, [vitupère les] communes détestables érigées par les serfs contre leurs seigneurs. » Jacques de Vitry les nomme carrément : « violentes et pestifere communitates ». L'Anglais Richardus Divisiensis définit leur rôle de façon aphoristique : « Communia est tumor plebis, timor regni, tempor sacerdotii. »
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frei »), offre la sécurité aux masses des serfs fugitifs, il devient le fondement juridique de la création de la nouvelle classe des artisans1. Sa première formulation vient de la Flandre : « Qui cumque hic per annum unum et per diem unum manserit, liber erit » (1165)2. Il en résulta en Flandre — mais plus tard ailleurs aussi — qu'au x m e siècle l'économie agricole ne pouvait plus assurer le ravitaillement de la population urbaine et que la mauvaise marche des affaires, les famines et l'exploitation croissante opposèrent les deux classes. La conscience bourgeoise réveillée se tourne vers les Arabes et les auteurs du monde antique pour y puiser une base idéologique. Elle s'efforce également d'acquérir les connaissances techniques de ces deux sources. On fait ouvertement l'éloge et de l'industrie romaine3 et des inventions arabes4. Il est curieux que la riche littérature ayant trait à l'influence arabe, pendant la période considérée, ait si peu fouillé les circonstances de la diffusion des perfectionnements techniques acquis par l'intermédiaire arabe. Nous devons ce travail à l'histoire. L'industrie textile, la transformation du coton, le moulinage et le tissage de la soie, la teinture, leur étaient redevables de nombreux tours de main, instruments et recettes. On peut croire que plusieurs douzaines de noms de tissus arabes et persans furent transmis par les commerçants, mais il faut être naïf pour supposer qu'il en allât de même de la fabrication et de l'emploi du dévidoir, de la roue à bobiner, de la fabrication et de l'emploi du métier à damas. Aucune technique ne peut se répandre sans une mise au courant faite par des spécialistes5. L'élucidation de cette question dépasse le cadre de ce travail. Mais je voudrais brièvement esquisser les circonstances de l'emprunt par un petit exemple — celui du rouet, réinventé de nombreuses fois en Occident. L'organisation très ancienne des tisserands de futaine s'était formée, sans doute à Fostât, sur le territoire musulman. On y fabriquait le coton de trame, de faible torsion, au rouet. Nous savons qu'Abderrahman III (912-961) fit enseigner par les Arabes à sa population indigène de nombreux métiers du textile et du cuir pour relancer l'industrie ruinée de l'Espagne du Sud6. Nous savons aussi qu'au XIII e siècle au plus 1. Ibid., p. 217-218, en dehors de la fondation de nouvelles villes et de l'élargissement des anciennes, la colonisation de l'Europe orientale et les croisades contribuèrent également à desserrer les entraves féodales. 2. KULISCHER, op. cit., p. 132. Au x n e siècle ce principe s'imposa dans toutes les villes importantes en Angleterre, en Flandre, en France et en Allemagne du Nord. 3. THORNDIKE, History of Magic and Expérimental Science during the first thirteen centuries of our Era, Londres, 1923, I, p. 762. 4. Ibid., II, p. 174. 5. De l'emprunt du métier à soie légère nous savons, par hasard, comment en Mésopotamie les prisonniers de guerre chinois avaient mis au courant les artisans arabes après la défaite de Talas (751) (PFISTER, Textiles de Halabiyeh, Paris, 1951, p. 63-64). 6. W E S C H E R , op. cit., p .
1741.
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tard, les tisserands de futaine (les fustaneros) formaient de longue date une corporation nombreuse en Catalogne chrétienne. Il est curieux de trouver les premières corporations de type occidental et très tôt aussi des tisserands de futaine, en Champagne, là où l'on peut prouver le plus tôt l'existence du commerce continental arabe1. N'est-il pas plausible d'admettre — quand au X I I siècle il est déjà question de fabrication et d'achat de futaine en Champagne2 — une transmission hispano-mauresque du système de corporations des tisserands de futaine et du rouet ?s. Le fait que les interdictions des corporations drapières urbaines de la France du Nord nous informent les premières sur son existence, a induit les savants en erreur. Ceux-ci ont pensé que le rouet fut inventé pour la transformation de la laine alors qu'à mon avis, il sortit tout naturellement du magasin d'accessoires des fileurs de futaine. Ce qui plaide en faveur de cette hypothèse, c'est qu'il s'agit toujours exclusivement du filage de la trame et surtout, que la première interdiction qui puisse être précisée soit émise par la corporation des bonnetiers parisiens et concerne la fabrication du fil de coton. A l'est, le mode de production féodal ne change pas, tandis qu'en Europe Occidentale les fileurs et les tisserands sont de plus en plus souvent d'anciens serfs qui s'installent progressivement dans la ville où ils sont employés par les bourgeois entrepreneurs. Il paraît presque anachronique, mais le fait est caractéristique d'une évolution retardée, qu'à Pucho, en 1639, Georges I e r Rakóczi mît encore en vasselage des drapiers moraves en les obligeant à lui fournir une pièce de drap par famille, moyennant quoi ils pouvaient s'installer sur son domaine4. Nous verrons qu'au x m e siècle les charges et redevances féodales cessèrent presque complètement d'exister ou se transformèrent en baux. Malgré cela, le développement urbain commença également dans l'Europe de l'Est. Des colons occidentaux — des Allemands en premier lieu, Italiens et Flamands dans une moindre mesure — implantèrent le droit urbain, le système des corporations ; mais cela appartient déjà à l'histoire des xui e et xiv e siècles. Quelques mots seulement doivent être dits des conditions sociales de l'industrie textile byzantine qui se créa dans la partie sud-est de l'Europe. Les artisans, groupés de force dans des corporations depuis Dioclétien, se mirent progressivement à travailler ensemble à partir E
1. ENNEN, Frühgeschichte der europäischen Stadt. 2. W E S C H E R , op. cit., P. 1 6 4 4 .
3. Après une occupation arabe de plusieurs siècles, la Sardaigne et les îles Baléares passent respectivement en 1016 et en 1150 au pouvoir de Pise et de Gênes ; la Sicile est dominée par les Normands depuis 1061, la route est libre pour les artisans arabes vers l'Italie, même vers toutes les provinces normandes. Une partie des provinces espagnoles s'est libérée de la domination arabe avant 1200. 4. Magyar Tôrténeti Szemle [Revue Historique Hongroise'], 1897, p. 536.
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du XE siècle (Léon VI) dans des corporations dont l'appartenance était volontaire et non plus héréditaire1. Au x n e siècle, au bord de la ruine complète de l'Empire, l'admission dans les corporations est déjà recherchée et, par conséquent, elle est fonction du prix d'adhésion. Des esclaves peuvent aussi en être membres. L'achat des matières premières, le calcul des prix et des salaires, se font en commun, sous le contrôle de l'État, mais par décision commune2. L'industrie de la soie — la plus importante — se scinde en plusieurs corporations mais nous constatons, là encore, que la corporation des metaxoprates (commerçants de soie écrue) s'y assure le premier rôle. Elle n'a jamais réussi pourtant à faire figure d'employeur par rapport aux corporations des catartares (moulineurs), des serikares (tisseurs), comme les drapiers flamands et italiens3. Il ne fait pas de doute que la transplantation des tisserands corporatifs byzantins et arabes a eu lieu dès les XIE et X I I siècles. Nous en connaissons un cas concret : selon le témoignage d'Otton de Freising, en 1147, Roger II fait venir des tisserands de soie de plusieurs villes grecques à Palerme4. Mais nous savons aussi qu'au XIE siècle, les Vénitiens disposaient déjà d'ateliers de tissage pour la soie à Constantinople ; les Génois à Athènes et à Thèbes, les Lucquois à Akkon et à Barcelone faisaient tisser des salariés5. Tout semble donc indiquer que les tisserands vinrent dans les villes occidentales avec leurs connaissances et leurs coutumes corporatives. E
1. 2. 3. 4. 5.
HEICHELHEIM, «Byzantinische Seiden», Ciba Rundschau, 84, p. 3133. Ibid., p. 3134. Ibid., p. 3135-3136. SCHULZE, Alte Stoffe, Berlin, 1917, p. 65. Ibid., p. 87.
CHAPITRE I I
LES PROGRÈS DE LA TECHNIQUE TEXTILE AU XIIIe SIÈCLE Aujourd'hui, les propos de Spengler relatifs à la technique faustienne du gothique ancien paraissent presque risibles : « L'invention et la découverte faustienne sont quelque chose d'unique. Le faustien a une puissance élémentaire de volonté, une force lumineuse de vision, une réflexion pratique d'une énergie d'acier, qui doivent paraître effrayantes et inintelligibles à quiconque les regarde d'une culture étrangère, mais que nous avons tous dans le sang... Toutes ces grandes inventions étaient déjà très proches des spéculations bienheureuses des premiers moines gothiques. C'est là où jamais que se révèle l'origine religieuse de toute pensée technique. » Or, de nos jours, cette conception anti-historique se fait encore entendre dans la littérature occidentale du sujet, il n'est donc pas superflu de la combattre sur tous les fronts... On ne peut pas considérer les progrès fulgurants accomplis dans le monde occidental après 1200, le développement de la technique dans de multiples directions : architecture, machines à eau, métallurgie, technique militaire, comme le fruit de ses propres sources d'énergie et de ses efforts spirituels. Ce fut le x m e siècle qui engendra Roger Bacon, Villard de Honnecourt, Albert-le-Grand et non pas ceux-ci qui créèrent la civilisation au x m e siècle. On a tenté de faire de l'architecture gothique l'enfant spirituel de l'Ile-de-France et de l'Allemagne, en niant que chez les Arabes la statique de l'ogive fût connue depuis longtemps. Le rôle du monde arabe comme intermédiaire et comme maître est indéniable en ce qui concerne les mathématiques, la fabrication du papier et du cuir ; mais beaucoup veulent soutenir une supériorité du monde occidental dans certains domaines. Il en est ainsi dans de nombreux secteurs de l'industrie textile : même l'impartial Horwitz conteste l'origine orientale de la roue à filer1. En 1945, Schwarz 1. « Drehbewegung und Spinnen », Ciba Rundschau, 49, 1941, p. 1807 : « Man möchte sein Aufkommen gerne mit den Kreuzzügen in Verbindung bringen. E s stellte sich aber heraus, dass die um das Mittelmeer gelegenen islamischen Länder das Spinnrad erst seit verhältnismässig kurzer Zeit gebrauchen » (I). 4
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osa le premier nier que la filature de la soie fût d'origine lucquoise sans aucun antécédent 1 et, il y a peu de temps, Vâczy affirmait que le métier à marches était une invention autochtone flamande2. Indiscutablement, il arrive qu'on constate en Europe des perfectionnements géniaux mais aucun n'est sans précédent ; or, dans les trois cas cités, le précédent est toujours la technique plus avancée des pays islamiques. Cependant il est aussi indubitable que l'emploi massif de nombreux appareils d'origine orientale ou antique prête un caractère particulier à cette époque. Prenons un seul exemple : la spécialisation du moulin à eau. L'invention, plus que millénaire, se diversifie en des milliers d'espèces. Citons seulement les plus importantes avec la période de leur première apparition vérifiable : Moulin à broyer le blé, moulin à foulon . . Moulin à huile Moulin flottant (sur le Tibre) Moulin à canne à sucre Moulin à marée Scierie mue par l'eau Moulin à papier Moulin à retordre la soie
depuis le XIe siècle x i e - x n e siècle 1158 1166 1220 1245 depuis 1238 ou 1268 1272.
Il faut aussi reconnaître que des inventions proprement européennes apparaissent, moins abondantes, mais en nombre sans cesse croissant. L'emploi de la houille dans les forges (1198), la fonte moderne des cloches (avant 1261) et des canons (vers 1300), l'horloge à roues et la carte de Portolan (vers 1300) représentent une contribution originale de l'Europe au patrimoine technique mondial. E t nous pouvons considérer comme tel le petit perfectionnement qui prit une grande importance, dont il va être question ici. C'est l'introduction du cardage à pointes métalliques qui modifia d'abord profondément les opérations de filage. Nous savons que cette opération reçut son nom de « carda », le cardère de tisserand (dipsacus fullonica), dont on se sert encore aujourd'hui en certains endroits. La découverte de l'aiguille de carde métallique fut faite soit en France, soit en Flandre car l'industrie drapière florentine du x i v e siècle — comme nous le verrons — ne connaît pas encore la technique de la fabrication du fil métallique 3 . Sa première représentation ne vient pas du psautier Luttrell (1338) (fig. 21) comme plusieurs l'écrivent ; à cette époque, elle a déjà un siècle au moins4, car elle figure sur une merveilX. SCHWARZ, op. cit., p . 2356. 2. « A szovôipar technikai és szervezeti âtalakulâsa Flandriâban a 11-13 », Szdzadban [La transformation de la technique et de l'organisation de l'industrie textile en Flandre aux x i - x i n e siècles, Études historiques], I, i960, p. 291-316. 3. Doren, op. cit., p . 380-382. 4. S i n g e r - H o l m y a r d - H a l l , op. cit., I I , p. 203.
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leuse statue intacte d'une voussure du Portail Royal de la cathédrale de Chartres ; elle remonte donc au début du x m e siècle1 (fig. 7, 40). L'avantage qualitatif du cardage à pointes métalliques réside dans la formation régulière du voile. La cardère, étant un corps arrondi, forme des raies dans le voile, même dans le cas où on le dispose sur la planche de cardage de manière très serrée, ce qu'on essaya d'éliminer par des cardages multiples. A cette époque la chaîne et la trame du drap de qualité sont faites de fils peignés. La fabrication de la trame par le procédé du cardé traduisait une concession qualitative. La « Nouvelle Coutume » de 1273 défend sévèrement la fabrication du fil cardé parce que les menus duvets (blousse) qui restent dans celui-ci altèrent ses propriétés. Peu à peu, sous la pression des réalités économiques, on a admis le fil cardé, d'abord pour la trame et plus tard également pour la chaîne. L'amélioration des techniques de cardage y était aussi pour quelque chose. Cela a ouvert la voie à la fabrication et à l'exportation de draps faits avec de bonnes laines à courtes fibres. En France, on autorisa pour la première fois en 1377 la fabrication de la trame par le procédé du cardage. Le cardage se faisait d'ailleurs par la méthode qui resta en usage plus tard. On huilait (ailleurs on beurrait) les fibres et on en accrochait une partie sur l'une des cardes, d'habitude celle que tenait la main droite, on passait l'autre carde au-dessus ; si le passage était difficile, les deux bras tiraient en sens opposé ou bien on la fixait au genou droit par la main droite comme sur la miniature du psautier Luttrell. Cette opération (selon le témoignage de sources plus tardives) était répétée de huit à dix fois et pour recommencer on enlevait quatre fois le voile des aiguilles de carde. Le souci d'avoir un voile tout à fait uni s'accrut sensiblement par la suite. Contrairement aux peigneurs2, les cardeurs ne formèrent d'abord pas un groupe professionnel distinct. Le recensement de 1431 à Ypres ne connaît toujours qu'un cardeur à côté de cinquante-six fileuses, soixante-neuf maîtres drapiers et onze tondeurs, etc. Il est clair, par conséquent, que cette opération était également affectuée par les fileuses3. Il semble qu'à cette époque fut aussi introduite la planche à peigner, fixée au pied, qui devint tout à fait courante par la suite. Après le peigne archaïque, des clous plantés dans une planche, depuis le début du Moyen Age (fig. 40), cette forme devint générale. L'introduction de la broie dans la transformation du chanvre et du lin est d'une importance extrême. Tout porte à croire qu'elle se répandit également au x m e siècle, bien que les sources n'enregistrent 1. BRANDT, op. cit., fig. 434. Le premier livre des Keures de la ville d'Ypres fait déjà la distinction entre « pigneresse » et » garderesse ». (1297). 2. G U T M A N N , op. cit., p . 3 8 1 .
3. PIRENNE, Histoire économique, p. 480. Il est curieux que dans ce tableau les camminghe manquent complètement.
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É VOL UT ION
DES
TECHNIQ
UES D U FILA
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TISSA
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son apparition qu'à partir du xiv e siècle1. Alexandre Ebner a déjà attiré l'attention sur le fait qu'il existe plusieurs « instruments-jalons » parmi les instruments de travail hongrois pour le chanvre que les Hongrois amenèrent de leurs pays d'origine2. Tels sont, pour lui, l'auge à broyer qu'on peut identifier avec la cuve à briser le cuir des Golds et l'égreneuse à axe vertical, employée également comme cuve à cuir. En dehors de ces instruments qui, en fait, n'ont pas franchi les frontières de la Hongrie, Louis Szolnoky croit aussi à l'origine hongroise de la broie. Selon son information, son raisonnement s'appuie sur deux points essentiels. 1. Le mot tilo (la broie) est d'origine turque très ancienne ; il désigne, avec ses dérivés, l'instrument capable de briser le chanvre et le cuir chez la plupart des peuples eurasiens et finno-ougriens. 2. La forme primitive de la broie ; la broie dentée, fabriquée avec un maxillaire, ne manifeste qu'en Hongrie le souvenir de son utilisation d'origine dans l'industrie du cuir. Il semble donc que les Hongrois — qui selon les anciennes expressions turques retrouvées encore dans sa terminologie ont apporté avec eux l'industrie du chanvre — l'avaient utilisé depuis le commencement comme outil pour travailler le chanvre ou le cuir. Plus tard — mais de toute manière avant le x i x e siècle, où elle peut être attestée en Hollande — elle s'étendra à l'industrie du lin et elle sera connue dans toute l'Europe. Comme les premiers grands foyers d'exportation du lin se créent au X I I I ® siècle — ceux de l'Allemagne méridionale et de SaintGall, « tele d'Alemannia » apparaissent dès le X I I I siècle sur les marchés syriens et persans3 ou ceux de Champagne (à la fin du X I I I siècle, Reims produit 48 000 pièces et les exporte en Italie4) — il est juste de situer cette invention dans ce même siècle. L'introduction de la broie a considérablement accéléré l'enlèvement de la chènevotte et elle a provoqué une économie importante de main-d'œuvre® (fig. 13). Une autre innovation, d'importance déjà révolutionnaire celle-là, est la diffusion très large du rouet. Cet instrument est sans doute d'origine asiatique. En présentant des opinions diverses, Forbes situe son invention entre 500 av. J.-C. et 750 ap. J.-C., mais lui-même E
6
1. FORBES, op. cit., p. 30, écrit à ce sujet : « A mechanized flax breaker was invented in the fourteenth century probably in Holland... wooden planks w i t h their edges uppermost and a third plank of blade... t o fall in the space between. » Ce texte passe d'un manuel à l'autre, sans que soit soulevée la question de l'origine. 2. « A Budapest kôrnyéki kôzségek népi kendermunkâja és eszkôzei », Értesitô [« Les instruments de travail populaires du chanvre dans les villages de la région de Budapest », Informationt], 1927, p. 49. 3. LÛTHY, « St. Galler Leinwandindustrie », Ciba Rundschau, 89, 1950, p. 3298. 4. Ibid., p. 2672. 5. Ibid., p. 2556.
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considère cette dernière limite comme trop tardive . De manière ingénieuse et convaincante, Schwarz explique sa création par l'utilisation du dévidoir de l'Extrême-Orient2 et Horwitz a collectionné les nombreuses variations des formes intermédiaires. Le plus intéressant des rouets est celui d'Indonésie, où l'un des paliers du fuseau est maintenu entre deux orteils de la fileuse3 (fig. 24). Les rouets les plus primitifs sont déjà entraînés par la main droite, parce que, dans la forme intermédiaire du filage au fuseau simple, la main gauche conserve son rôle de mise en place du fil de préparation. Le nouveau perfectionnement parvint d'ailleurs en Chine vers le 111 e siècle apr. J.-C. 4 , où fut réalisée sa forme à pédale à plusieurs fuseaux ; puis, aux vm e et IXE siècles, il arriva en Europe avec la conquête musulmane. Il n'est pas vrai, bien entendu, que les limites occidentales des rouets à rayon sans pied soient les îles de Chypre et d'Eubée6 ; la Bulgarie, l'Italie et la Suisse le connaissent encore aujourd'hui, il est donc certain qu'il parvint en Europe sous sa forme indienne originale (fig. 23, 25). Dans le chapitre précédent j'ai déjà souligné ma conviction que le rouet fut apporté en France par les futainiers au cours du X I I siècle. Dans un premier temps, le fustanero se vit obligé de filer sa trame luimême car il ne pouvait acheter aux paysans que la chaîne de lin. Sous la pression de la demande croissante, les fileuses apprirent l'emploi du nouvel instrument. Cependant elles acceptèrent aussi de filer pour d'autres patrons. Cela ressort du fait que le filage successif des matières premières d'origine différente était interdit par de nombreux règlements de corporation6. Les inconvénients du filage de la laine au rouet ne se manifestèrent pas immédiatement. Cependant la raison de la baisse de qualité se révéla dès que les fileurs se laissèrent séduire par la forte augmentation des rendements qu'on pouvait obtenir áu rouet7, et l'on interdit son emploi pour défendre les intérêts exportateurs de la ville ou de la corporation. C'est ainsi qu'on s'explique pourquoi les règlements d'interdiction tiennent le rouet pour un instrument bien connu et n'ordonnent pas son anéantissement, mesure à laquelle on ne se fit pas faute de recourir en d'autres cas8. Les tisserands de futaine considéraient ouvertement le rouet comme un instrument adopté E
1. 2. 3. 4. 5.
F O R B E S , op. cit., p . 1 5 6 . S C H W A R Z , op. cit., p . 2 3 4 1 . H O R W I T Z , op. cit., p . 1 8 0 5 . F O R B E S , op. cit., p . 1 5 6 . H O R W I T Z , op. cit., p . 1 8 0 7 .
6. Les tisserands de futaine d'Ulm par exemple n'autorisèrent pas leurs fileurs à accepter de filer de la laine grossière, WESCHER, op. cit., p. 1654. 7. Selon les plus anciennes de nos sources le filage était payé à la pièce. « Mais, lisons-nous dans un texte de Bruges, le fil que on fila au rousvet a trop de nues » (xiv e siècle). 8. D'après une source française on rend compte, devant la Chambre des
CARTE
2. — Techniques du filage.
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parce qu'il était bien adapté au filage des textiles à courtes fibres. D'autre part, dans les régions moins pointilleuses, ainsi chez les drapiers de Spire, lorsque fut publié l'un des plus anciens règlements d'interdiction (1298), on ne défendait le filage au rouet que pour la chaîne1. Cette mesure devint ensuite générale. Enfin, les pays qui possédaient une industrie drapière mais pas d'industrie cotonnière, ignorèrent ces interdictions. L'Angleterre, par exemple, qui emprunta vraisemblablement le rouet au xiv e siècle, n'a jamais produit, à ma connaissance, de prescription prohibitive. D'après Pilisi2, les plus anciennes interdictions que l'on puisse attester sont : 1224 1268 1288 1292 1298 1305 1308
— -
Venise (restrictions), Nord de la France. Paris (contre le filage du coton au rouet). Abbeville. Sienne. Sienne, Spire, Valence. Nord de la France, Douai. Champagne (inventaire Provins).
Il suffit peut-être d'examiner Sienne, citée deux fois, et son milieu géographique. A cette époque, le tissage de la futaine se faisait déjà en grand dans toute la Romagne et la Toscane, tandis que, à 50 km de là, Cortona (depuis 1274) et Arezzo étaient particulièrement réputées pour leur industrie lainière3. Il est incontestable que la protestation de la draperie contre le rouet s'y explique par le fait qu'il s'agit de l'adaptation d'un instrument de l'industrie cotonnière (carte 2). De plus, depuis le X I I I siècle — comme nous le verrons dans le chapitre consacré au tissage — il est facile de démontrer l'emploi du rouet pour le bobinage. Entre temps le rouet a subi plusieurs modifications. Les rayons minces furent remplacés par des disques pleins (fig. 25). Puis on le monta sur une banquette comme le métier à marches, tout en augmentant, de façon considérable, et le diamètre E
Communes en Angleterre, que les grandes villes (Bruges, Gand, Ypres) « ne voillent soeffrir les petites villes de Flaundres... overir Drapes mes ount destruit leur instrumentz » (1347). Aux environs de Gand, on détruit déjà, en 1314, tous les métiers à tisser et toutes les cuves à fouler. 1 . S I N G E R - H O L M Y A R D - H A L L , op.
cit.,
p . 202.
2. Son renseignement nous fut aimablement communiqué par lettre, août 1956. Il mentionne aussi un manuscrit italien de 1224, Ms. IV, n° 129 du Musée Correr à Venise, Mariegola dell'Arte della Lana, publié par Nella F A N O , secolo, Archivio Veneto, Ricerche sull'Arte della Lana a Venezia, XIII°-XIV° 1936, voi. 55, p. 73-1513. WESCHER, op. cit., p. 1641. Les autres villes, à l'exception de Spire et de Valence, qui se trouvaient sur le chemin du commerce de la futaine, étaient aussi, soit au milieu d'une région productrice de futaine, soit à proximité. En Flandre la futaine est travaillée depuis 1252, en Champagne depuis 1179. Tandis qu'à Paris où, de façon curieuse, c'est la corporation des bonnetiers qui proteste contre un tel emploi de fil de coton, à la fin du x i n e siècle, 202 métiers existaient déjà parmi lesquels se trouvait aussi le tisserand de futaine très certainement.
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DU FILAGE
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du rouet et la distance moyeu-broche. Le résultat commun final de ces deux changements fut que la fileuse — contrairement à la fileuse indienne — se vit contrainte de travailler debout. En outre, le cordon en zigzag qui servait de jante, dirigé entre deux paires de lignes de rayons, disparaît et laisse sa place à une véritable jante, parfois lourde. On met, à titre exceptionnel, de la peau entre les rayons en guise de jante (fig. 21). Les changements de dimension sont suffisamment motivés par le fait qu'il était plus avantageux de filer ainsi de la laine à longues fibres, moins résistante mais plus souple. En effet, plus la partie du fil étiré, tendu par torsion, est longue (distance moyeubroche accrue, travail en position debout), plus on peut obtenir un fil régulier, de torsion lâche, par une rotation plus forte (accroissement de la transmission). Ceci est en rapport avec la transformation en vrai rouet à cordons, à feuillure. Sur le rouet hindou, le cordon tendu glisse sur les cordons en travers, ce qui est impossible en raison du frottement produit par la feuillure du bois et la peau, surtout si l'on prend pour base un montage supérieur à 1,50 m 1 . Enfin le volume croissant du pied du rouet donne un tel moment d'inertie au rouet que celui-ci n'a pas besoin d'être constamment actionné. On peut déduire de cela un nouvel argument en faveur de l'emprunt du rouet aux cotonniers. En effet, le rouet a conservé jusqu'à nos jours sa forme archaïque en de nombreux endroits où il a été employé exclusivement pour le coton et le lin. Sur le littoral de la Romagne, par exemple, dès le XIII e siècle, le tissage de la futaine était déjà intensif (exemple à Rimini aux alentours de 1270), mais il ne s'est pas créé d'industrie drapière ; aujourd'hui le rouet y est encore en usage. Faut-il classer l'invention remarquable qui s'acheva au XIII e siècle, dans le domaine du moulinage de la soie, avec la préparation du tissage plutôt qu'avec le filage ? L'influence du filatorium a, en définitive, fécondé la technique du filage et même l'industrie manufacturière comme telle, par le simple fait de son existence. Sa conception est celle de la machine moderne à têtes multiples ; on n'en inventa pas de semblable jusqu'à l'aube du x v n e siècle ; n'oublions pas que même le « métier à la barre » pour tisser le ruban, et les premières machines à filer, les machines à friser les draps (fin x v n e siècle) étaient actionnées par la force musculaire d'hommes ou de chevaux. Les précurseurs hypothétiques du filatorium ont déjà été mentionnés, les dévidoirs retordeurs à fuseaux multiples de l'ExtrêmeOrient. Il faut cependant insister sur le fait que leur ancienneté ou leur emploi dans l'industrie de la soie soulèvent des doutes8. En effet, 1. Dans le cas du diamètre de 1 m environ, la longueur d'un arc de la surface de portée est supérieure à 200°. 2. L a littérature classique des soieries chinoises l'ignore.
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la fabrication archaïque de la soie en Chine avait toujours évité la torsion du fil. Il n'est donc pas impossible que l'invention soit venue du Proche-Orient (Sassanides ou Byzance) 1 , qu'elle soit apparue à Lucques lors des Croisades ou de la conquête de la Sicile et qu'elle se soit diffusée aussi vers l'Orient. Le fait que le dictionnaire de Jean de Garlande (entre 1210 et 1220) et le Livre des Métiers de Boileau (1260) énumèrent tous deux plusieurs sortes d'instruments, témoigne aussi de l'extension des machines simples à retordre2. Tous les indices portent à croire que la légende racontant la trahison en 1272 (ou 1276) du guelfe Borghesana (ou Borghesiano), réfugié à Bologne, recouvre des faits réels. D'après les données des archives, son fils reçut en 1310 le privilège de monter un filatorium de soie3. Ce qui parle en faveur de la réalité de cette date, c'est que la ville de Lucques atteignit le point culminant de sa puissance au milieu du XIIIe siècle ; en 1210 on dut entourer la ville agrandie d'une deuxième enceinte4 ; vingt-trois tours puissantes s'y dressaient5. Ses agents et ses comptoirs permanents, s'échelonnant d'Akkon à Londres, prouvaient sa domination absolue dans la fabrication des tissus de soie6. A cette époque, les autres villes ne commençaient même pas à produire pour l'exportation, tandis que la Sicile avait déjà perdu de son importance 7 . C'est un phénomène à peu près unique : depuis la fin du x n e siècle, des commerçants français et allemands se rendent à Lucques pour s'approvisionner en tissus de soie8. Mais l'origine du moulinage industriel au x m e siècle est encore appuyée par d'autres preuves. Dès le début du x i v e siècle, les références concernant le filatorium capable de mouliner des fils de soie plus lourds — le torcitorium — deviennent fréquents dans les documents municipaux de Lucques 9 . La réglementation corporative de 1308 menace déjà de mort les fabricants, n'appartenant pas à la ville, coupables de divulguer les procédés secrets. Un document de 1331 atteste la vente 1. J'ai déjà exprimé ce point de vue dans mon ouvrage intitulé Ôbudai selyemfilatârium [Le filatorium de Vieux-Buda\. 2. Dans ce dernier « fïlaresses de soie à grands » ou « petits fusiaux ». 3. SCHWARZ, op. cit., p . 2358. 4. E d l e r D E ROOVER, op. cit., p . 3385.
5. Ibid., dessin de la couverture (fig. 28). 6. Ibid., p. 3390-33937. Il faut noter que les marchands de Lucques vendent aussi des tissus de soie en Sicile. 8. E d l e r D E ROOVER, op. cit., p . 3394.
9. Pour la compréhension de ce qui suit, je donne les équivalents de quelques expressions italiennes appartenant à la terminologie de la machine, tombées complètement dans l'oubli ; valico : ligne de fuseaux avec six à huit dévidoirs ; rocchetta : étui à rebord en bois ; guindala : dévidoir ; cocchi, schacchetti : éléments de fixation du fuseau ; coronella : bonnets à poids de plomb, destinés à freiner le fuseau, l'aile s'y trouvait placée également ; vetris : petits godets en verre dans lesquels les fuseaux tournaient (fig. 26 à 28).
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DU FILAGE
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d'un torcitorium et d'un filatorium muni d'un montage complet, avec deux valicos, pour neuf florins d'or1 : «... unum filacterium ad filandum sericum cum omnibus suis apparitibus et formimentis cum valichis duobus et fusis de ferro ducentis quadrigenti et rocchettis octogentis », et « unum torcitorium novum cum fusis centum ad unum valicum », etc.2. La même année, un certain Lemno Tadolini, commerçant de soie, loue une filature à un maître-moulineur. Ici commence la pénétration du capital commercial dans l'industrie. Un document de vente aux enchères, de l'année 1338, suit de près les deux données de 1331 : «... ad filandum sericum ad duo valica et decem guindala pro quolibet valico, et decem fusos pro quolibet guindalo, cum ducentis quadraginta fusis et totidem cocchis et totidem schacchettis et mille rocchettis et ducentis quadrigenta vetris et ducentis quadraginta coronellis de stagno et triginta stellis de ferro, actum ad laborandum cum marchio et escarpello et trivella et una lucerna »s. En 1371 nous avons connaissance de treize moulinages loués4. D'après un contrat collectif de 1385, deux moulineurs de soie s'associèrent : l'un avec un filatorium à quatre valicos, l'autre avec un torcitorium à quatre valicos ( = 5 x 16 dévidoirs et 96 fuseaux). Le même document indique que les coronellas du torcitorium sont plus lourdes que celles du filatorium ; c'est ainsi que s'explique le moulinage plus lent, c'est-à-dire la torsion plus forte5. Par conséquent, le filatorium parvenu à sa maturité au XIII e siècle ne se différencia guère du type de moulin rond ou moulin de Piedmont connu au x v m e siècle jusqu'à ses moindres détails. Je décris son fonctionnement dans une étude publiée dans L'Industrie textile (Paris, n° 957, mai 1967). Sa diffusion ne commença qu'au xiv e et au x v e siècle, et encore en Italie seulement. Les autres appareils de la préparation ont également évolué pendant le x m e siècle. Dès ce moment-là, le dévidoir, dérivé de l'industrie de la soie, apparaît sous des formes multiples (fig. 15 et 35). Le rouet à caneter se répand alors comme une modification accessoire du rouet à filer. Sa première représentation, excellente, nous est donnée par un vitrail de Chartres8, parmi tant d'autres représentations de métiers. Son mode d'utilisation y est aussi indiqué sans équivoque. Mesurés précédemment à l'aspe ou au dévidoir, les fils, sous forme d'écheveau, sont bobinés en partant du dévidoir afin de produire des bobines plus 1. Le torcitoio servait au retordage plus fort de fils plus lourds. 2. Cité par SCHWARZ, op. cit., p. 2353. 3. Ibid. 4. Le renseignement nous fut aimablement transmis par Feldhaus d'après G. N. P. ALIDOSI), Instruttione, Bologne, 1621, p. 39. 5. Edler DE ROOVER, op. cit., p. 3399. 6. Donné par PARMENTIER par exemple, Album historique, I. Le Moyen Age, Paris, 1895, p. 156, par erreur sous l'étiquette « Cordiers », puis PIRENNE, Histoire de Belgique.
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DES
TECHNIQUES
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grandes et de longueur égale, nécessaires pour l'ourdissage. Ce n'est pas du tout une tendance moderne. Ici, un fait venant de Hongrie mérite d'être noté parce qu'il nous montre l'origine de la bobine croisée moderne, bien que cette petite digression ne puisse s'appuyer que sur des faits linguistiques. Le troisième article de la lettre de maîtrise des tisserands de Gyôr, de l'an 1625, Cette expression mentionne une chaîne ourdie à partir de misers1. paraissait inintelligible ou une faute d'écriture, mais j'ai réussi à découvrir la famille complète des mots et deux changements de sens intermédiaires. En effet, chez les peuples turcs, l'expression masira : « bobine », « étui », est tout à fait courante. Selon l'avis catégorique de Tietze (Istanbul) elle dérive de l'arabe masura : « navette »2. Chez les Bachkirs3 et les Tartares4, elle régressa en suru (sure) et c'est ainsi qu'elle passa dans le vogoul (siéra, zer) ou l'ostiak (zir)B. Le mot, emprunté au turc, se répandit aussi dans les Balkans, mais il n'y prit que le sens de bobine, employée dans l'ourdissage de la chaîne : macyp en bulgare, moszor en tchango6. Par chance, la terminologie hongroise actuelle en conserve aussi le souvenir. En 1930 l'informateur nomme également la chaîne miszor à Monostorpalyi, comitat de Bihar'. Il est certain que si, dans les Balkans, l'expression a gardé le sens original, très large, de navette ou de bobine d'ourdissage, elle l'a perdu en Hongrie avant 1625. Comme le mot est d'origine turque, il ne parvint peut-être chez nous qu'au cours de la seconde moitié du xvi e siècle. Cependant en Occident on peut le prouver pour le xin e siècle et il y est •étroitement lié à l'ourdissage sur dents. Sur le même vitrail de Chartres, on voit aussi cette opération généralisée plus tard. Elle dut relayer la méthode périmée de l'ourdissage sur le mur et l'influence de l'ourdissage de la soie y est également sensible. Car, comme nous le savons, l'ourdissage de la soie au « moulin » se faisait à partir de vingt à quatre-vingts grandes bobines préparées, celui de la laine et du lin à partir d'une ou deux pelotes, ou directement à partir du fuseau. L'ourdissoir à dents est un support en forme de cadre, appuyé contre le mur, dont les poteaux verticaux sont munis d'une série de quatre à huit chevilles. On ourdit la chaîne entre les deux rangées de chevilles, en zigzag à partir de douze à vingt 1. Renseignement de Sândor Neu (Gyôr), lettre du 20 janvier 1958. 2. Dans la lettre du 8 septembre 1956 du docteur A. Tietze, professeur de philologie à l'Université d'Istanbul. 3. T A G A N GALIMDZSAN, « A baskir posztôkikészités », Értesitô [L'apprêt •du drap chez les Baskirs, Information], 1955, 1-4, p. 84. 4. SIRELIUS, Die Handarbeiten der Ostjaken und Wogulen, Helsinki, 1904, P- 355. Ibid., p. 39. 6. Recueilli par Louis Szolnoky. 7. Par exemple « nous faisons glisser la navette par le trou du miszôrt » ^documentation du Musée Déri, Debrecen).
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DU FILAGE
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grandes bobines tournant d'habitude sur une baguette de fer1. Le mizer donc fut primitivement une bobine de ce genre, et c'est pourquoi l'introduction du nouveau mode d'ourdissage et celle du rouet à bobiner allaient de pair, comme l'illustration de Chartres le montre aussi. La fresque de la Kunkelhaus de Constance (vers 1300) le suit chronologiquement. L'ourdissage est bien représenté dans le livre des métiers d'Ypres (vers 1320). On y voit non seulement les maillons-guides en fil de fer (empruntés à l'industrie de la soie), mais aussi l'encroix au bout de la chaîne (fig. 30). On peut trouver des preuves écrites de l'introduction de l'ourdissoir à dents au cours du XIII e siècle dans les réglementations qui limitent la longueur de la pièce. Le plus ancien de ces documents se trouve parmi les prescriptions corporatives de la ville d'Ypres aux environs de 12982. L'article 13 édicté que si l'on trouvait une longueur supérieure à 20 aunes3 on « le coperait en quatre pieches » par punition. L'ourdissoir denté offrait, en effet, la possibilité d'ourdir des chaînes longues, ce qui rendait le travail plus rentable. Pourtant c'est justement la longueur de pièce qui permettait, pour une part, de reconnaître les produits de telle ou telle ville puisque, au moment de la vente, on ne mesurait pas la longueur mais on comptait le nombre de pièces. Comme nous le savons grâce au voyageur Pegalotti, au début du xiv e siècle4, la marque d'origine garantissait à la fois la qualité, la longueur et la largeur d'une pièce6. La méthode qu'emploient certains auteurs pour établir des comparaisons et calculer des moyennes est donc tout à fait inadéquate6. Un document hongrois confirme que les pièces de drap étaient encore courtes au x u i e siècle ; en 1299 on vendait une pièce de 12 aunes de Doorn pour 1 mark7. D'autre part, les villes se défendaient contre la modification de la longueur des pièces parce que, à la suite de la crise de surproduction de la fin du x m e siècle, les tisserands et les commerçants en difficulté qualifièrent ce procédé de concurrence 1. L a bobine croisée moderne dérive de la bobine de soie, laquelle se dévidait toujours dans le sens de l'axe. 2. Je pense qu'en cherchant bien, on en découvrirait de plus anciens. Le texte complet des « livres de toutes les Keures de la ville d'Ypres » est donné par ESPINAS-PIRENNE, Recueil de documents relatifs à l'histoire de l'industrie drapière en Flandre, III, 1920, p. 458. 3. Selon mes calculs 13,74 111 • 4. D Ö R E N , op. cit., p . 84.
5. « ... diese fixierte und zum Gesetz gemachte Stücklänge der Tuche... bot — neben der oft genug gefälschten Stempelung — auch dem Fremden eine gewisse Garantie für die richtige Herkunft des Stückes, das er kaufte », ibid. 6. Par exemple, Albin BALOGH, A magyar pénz tôrténete az Ârpâdok alatt [L'histoire de la monnaie hongroise sous les Arpadiens'}, Budapest, 1912, compte 25 aunes en moyenne pour les tissus de Gand, Doorn et Poperinghe (p. 56). A u x x m e - x i v e siècles la longueur de pièce variait entre 11 et 70 aunes. 7. HÔMAN, Magyar pénztôrténet [Histoire de la monnaie hongroise'], Budapest, 1916, p. 526.
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déloyale 1 . Néanmoins la longueur des pièces s'accroît constamment. A Florence par exemple, on peut démontrer que, jusqu'en 1387, la longueur des pièces, qui était à l'origine de 36 braccia (21,40 m), s'est accrue progressivement jusqu'à 58,25 braccie (34 m)2. La protestation des tisserands anglais contre la nomination du commissaire royal aulnager (mesureur) indique l'absence de l'ourdissoir à dents, et peut-être, marque aussi la survivance du métier vertical large archaïque. Car, jusqu'en 1327, ils tissèrent souvent des pièces de 8 à 10 aunes, alors que le nouveau fonctionnaire exigeait 24, 30 ou 50 aunes3. On ne saurait passer sous silence la probabilité que l'ourdissoir à dents vienne de l'industrie de la soie, quoique, à part deux illustrations, rien ne le prouve. L'une de celles-ci vient de Florence 4 et elle présente l'ourdissage à l'aide de vingt-deux bobines, en 1487. L'autre est la gravure de Tien-kung-kai-wu, insérée ultérieurement (donc du x v i n e siècle au plus tôt) 5 . Toutes deux pourraient aussi bien traduire une influence de l'industrie de la laine, ou de l'Occident. L'ourdissoir à dents est le dernier perfectionnement destiné à uniformiser l'ourdissage et à augmenter la longueur ourdie, jusqu'à l'apparition du moulin à ourdir vertical. Aux x v e et x v i e siècles, comme nous le verrons, il s'agrandit progressivement et ses spécimens, en usage encore aujourd'hui, sont capables d'ourdir 40 à 50 m. En souvenir de l'ancien mode d'ourdissage et de tissage sans ensouple, la méthode d'ourdissage « à la fosse » survit encore, en Bulgarie par exemple. Cette technique typique, dérivée de celle du coton, consiste à attacher la chaîne ourdie à une pierre qu'on met dans une cuvette en bois tandis que l'autre extrémité est attachée à une ensouple fixée derrière des poteaux. Le tisseur, assis au bord de la fosse creusée sous l'ensouple (tissage en creux), commence alors à tourner l'ensouple ; la chaîne, ordonnée par les contre-verges, s'enroule progressivement tandis que la cuve se glisse lentement vers la fosse (Sipka, montagne de Balkan) (fig. 32). Nous avons déjà vu qu'aux X I e et X I I e siècles le métier à marche s'était répandu dans la plupart des régions d'Europe. Par conséquent, l'opinion selon laquelle on devrait le compter parmi les réussites techniques du x m e siècle, n'a pas de base solide6. Le point de vue 1. En cas de manque de marchandises c'est naturellement la manœuvre inverse qui était pratiquée. 2. DÖREN, op. cit., p . 86.
3. ASHLEY, Englische Wirtschaftsgeschichte, II, p. 217. 4. Biblioteca Laurentiana, 389 codex. 5. P. 59-60. 6. Tels sont par exemple WAGENKNECHT, Geschichte der Weberei, Leipzig, 1932 : « Erst seit 1300 haben wir den Nachweis, dass man die Trittvorrichtung konnte. » Plus récent, SWATEK, « Aus der historischen Entwicklung des Web-
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ÉVOLUTION
DES TECHNIQUES
DU FILAGE
ET DU
TISSAGE
de Péter Vâczy sur l'origine autochtone du métier ne tient pas non plus ; néanmoins son assertion relative à l'influence de l'industrie drapière flamande sur l'évolution du tissage est juste : « Dans cette région, la nécessité se faisait donc sentir d'une machine perfectionnée d'une capacité supérieure fournissant un tissu plus soigné. C'est de ce besoin que naquit le métier horizontal à marches, ancêtre de la machine à tisser moderne M1. Sans aucun doute, l'adoption spontanée et précoce du métier à marches revient à la Flandre, mais d'autres régions l'employèrent aussi. Les villes de Flandre avaient-elles d'autres mérites particuliers dans le domaine du perfectionnement du tissage ? Ma réponse n'indiquera malheureusement que des probabilités. Le drap flamand, entre le XIE et le xiv e siècle — et même plus tard — est incontestablement le tissu de laine à la fois le plus cher et le meilleur2. Or, la matière première nécessaire à sa fabrication est anglaise, puis espagnole en partie, mais elle n'est jamais flamande3. Quant à la technique du filage, nous l'avons vu, l'Europe tout entière en reste, au x m e siècle, à l'emploi du fuseau ; le rouet employé en quelques endroits provoqua l'abaissement de la qualité. L'apprêt des draps en Flandre était quelconque puisque, entre 1050 et 1200, la corporation des commerçants (« Calimala ») de Florence achetait des tissus bruts flamands et les apprêtait chez elle ; c'est ainsi qu'elle amorça le début de sa richesse fabuleuse et de sa puissance4. Nous devons donc présumer que c'est dans deux autres domaines que les villes flamandes ont pu trouver la base de leurs avantages : celui de la préparation de la laine pour le filage, et celui du tissage. Dans le premier cas, on procédait incontestablement avec le plus grand soin ; il est vraisemblable que les Flamands étaient en avance dans le domaine des nouvelles méthodes du cardage et du peignage. Cependant, ces connais-
stuhles », Zeitschrift f. d. ges. Textilindustrie, I, 1956, p. 21 : « Heute übliche Schaftform wurde in Europa um 1200 erfunden. » La réfutation détaillée se trouve dans LSzT et LSzM. 1 . V Â C Z Y , op. cit., p . 304.
2. Pour le prouver, on peut citer d'innombrables tarifs de douane et réglementations de prix, de nombreux documents hongrois aussi. 3. GÜTMANN écrit très justement que l'industrie anglaise a dû commencer plus tard, op. cit., p. 351 : « On continua à considérer comme critère d'excellence la qualité de la laine anglaise traitée à la flamande — que celle-ci fût importée en Flandre ou travaillée en Angleterre selon les méthodes et la technique flamande ». 4. Reininger tire cette conclusion, entre autres, du fait que des teinturiers, foulons, ou tondeurs apparaissent en grand nombre dans le document mais jamais des tisserands, peigneurs, ou fileurs. Cependant Pirenne y voit justement l'activité principale de la Calimala, même au début du x i v e siècle (Histoire économique, p. 289). J'ajouterai qu'à Florence nous voyons mentionner la fabrication de métiers à tisser en 1199 pour la première fois (DAVIDSOHN, Geschichte von Florenz).
i . Maison n° 27 des fouilles de Razom, vue en coupe (reconstitution) . Les lames sont suspendues à une poutre de la toiture et actionnées par des étriers. L a chaîne est tendue entre plusieurs pieux et maintenue en nappe au moyen de baguettes d'envergure. L a réserve de chaîne pend sous la poutre maîtresse sous forme de pelote, comme en Asie Mineure. L e peigne n'est pas suspendu.
2. Métier en fosse à deux lames. Forme primitive de l'Inde (d'après LeroiGourhan).
3. Même métier, mais adapté pour un atelier clos et couvert (Éthiopie, d'après Leroi-Gourhan).
4- Cardage, arçonnage, filage et ourdissage en Chine. Pour l'ourdissage, le fil est conduit par le creux d'une tige de bambou.
5. Ourdissage sur le sol (Inde).
6. Retordeuse à plusieurs broches (Chine, Inde), d'après Schwarz.
10. Canetage (Asie Mineure)
11. Ourdissage sur un escabeau (Mexique)
12. Métier à pédale sur fosse. Première figuration européenne. Manuscrit J o b (1368) de Byzance. L'absence de montants prouve que la tisseuse se trouve assise sur le rebord de la fosse. Le rouleau de tissu fixé sur la ceinture indique l'origine extrêmeorientale Photo B.N.
13. Macquage du lin (Allemagne, XVI* siècle)
68
1 4 - 20, 22. Tissage de la soie avec les méthodes de l'inc
1 6 . Ovirïisssge
19. Tissage d'un paone
70
20. Tissage de ruban
21. Cardage et filage de la laine (Angleterre, début du XIV* siècle)
22. Tissage de passementeries, franges et pompons
23. Bobinage au rouet en Bulgarie
»
24. Forme la plus primitive du rouet (Océanie)
25. Rouet avec roue sans rayons
fet
27. Moulin à organsiner d'après Y
Encyclopédie
73
29. Premier dessin de rouet à ailette (vers 1480). Allemagne
30. Ourdissage sur cadre en bois pour le tissage des draps (Keurboek, Ypres, vers 1 3 2 0 )
31. Première figuration du métier à deux tisseurs (Keurboek d'Ypres)
75
32. Ourdissage très primitif dans les Balkans
33. Rouet anglais à deux cordes de transmission
35. M o u l i n à retordre à huit fuseaux ( E n c y c l o p é d i e )
36. M o u l i n quarré à quarante-huit fuseaux
!Encyclopédie)
78
37. Métier vertical d'après une miniature grecque (XIV' siècle)
38. Moulin rond (France, XVIII e siècle. Rapport de l'Inspecteur Brown) Photo A.N.
39. Métier è damas (Chine, début du XVIII" siècle)
79 4 0 - 43. Diverses opérations de la fabrication du drap à Ober-Leutensdorf.
41. Cardage, filage
80
42. Bobinage, ourdissage
43. Dressage de la chaîne sur le métier, tissage, rentrage dans les lisses
45- La première tentative de mécanisation du filage (Branca, 1629).
6
82
ÉVOLUTION
DES
TECHNIQUES
DU FILAGE
ET DU
TISSAGE
sances étaient faciles à assimiler, aussi ne restèrent-elles pas secrètes puisque, dès le début du siècle, la carde à pointes métalliques figure déjà au Portail Royal de la cathédrale de Chartres. La situation est différente en ce qui concerne le tissage. Le tisserand est l'ouvrier le plus important dans le processus de fabrication du drap ; sa machine est l'unique grand instrument compliqué qui intervienne dans la série des opérations car le moulin à foulon n'est pas encore répandu. Le tisserand est l'antagoniste du drapier et, là où il eut le dessus — nous pouvons aujourd'hui en tirer la leçon — il entraîna l'industrie dans sa chute. Le tisserand en drap est le premier ouvrier de l'histoire mondiale qui prit le pouvoir, quoique provisoirement ; sa machine est la première dont l'arrêt permit de lutter par des grèves efficaces. Comment cette machine se présentait-elle ? Le tissu de laine du nord était large depuis l'âge du bronze ; les largeurs supérieures à deux mètres n'étaient pas rares1. Dans l'intérêt de la fabrication des tissus larges, mis en circulation habituellement2, le métier à marches devait subir quelques transformations dont il n'était jamais question dans le cas des tissus de lin, de chanvre ou des tissus de laine étroits. La fabrication des tissus larges et étroits continue parallèlement3. Il est certain que l'ancien métier vertical survécut aussi, bien longtemps encore4. Cependant le nouveau métier large à deux marches est certainement né en Flandre ; il dépassa les autres en solidité, en précision et partout où une industrie drapière compétitive s'établit — en Angleterre6 ou à Jihlava6 — ce fut toujours par l'installation des tisserands flamands. Le métier à deux tisseurs était encore rare au xvin e siècle dans beaucoup de pays évolués7. Le modèle du métier fut importé de Flandre ou de Hollande. En 1730, on se moque encore des Irlandais 1. STOKAR, Spinnen und Weben bei den Germanen, Leipzig, 1938, passim. 2. Pirenne et la Cambridge Economic History qui le suit, affirment à tort qu'on serait passé à la fabrication des tissus larges. Nous trouvons déjà à Gdansk des tissus larges et étroits, pêle-mêle ; il est douteux, bien entendu, que les premiers fussent fabriqués au métier à pédales. 3. POSTAN-RICH, op. cit., p. 380 : à Winchester, par exemple, les tisserands se groupent dans des corporations distinctes, suivant qu'ils travaillent sur métier large ou métier étroit ( x n e siècle). Ailleurs, on tolère que le même tisserand travaille sur deux métiers différents. L'affirmation selon laquelle le métier large « has much developed since the eleventh century » est une erreur naïve, elle n'a pas de fondement. 4. De nombreuses illustrations en témoignent, c'est la miniature du psautier Eadwin (1150) qui correspond à la période considérée. 5. On explique aussi l'impopularité des tisserands anglais par la présence de nombreux étrangers (flamands) depuis la fin du x n e siècle. POOLE, From Domesday Book to Magna Charta, Oxford, 1951, p. 87. 6. WERNER, Urkundliche Geschichte der Iglauer Tuchmacherzunft, Leipzig, 1861, p. 4. 7. A Breslau on ne le connaissait pas encore en 1767.
PROGRÈS
DES
TECHNIQUES
AU
13*
SIÈCLE
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parce qu'ils veulent tisser du drap hollandais sur un métier ordinaire1. Gille — en citant Razy — place par erreur l'introduction du métier large à marches au xiv e siècle2, peut-être parce que sa première illustration vient du Keureboek d'Ypres, de 1320 environ. En revanche, le métier à deux personnes est vraisemblablement un résultat caractéristique de la révolution technique du XIII e siècle. Pour la compréhension de celle-ci on doit expliquer en quoi consistait son avantage. Personne n'a remarqué, en effet, que ce métier possède par rapport au métier étroit à pédale le pouvoir latent d'accroître la productivité. Sans cela, l'industrie de la laine se serait tournée vers la fabrication de tissus étroits, malgré les bonnes traditions. Sur le métier étroit à marches l'ordre des opérations est le suivant : 1. Le pied ouvre la foule ; la main gauche repousse le ros en position arrière. 2. La main droite lance la navette dans la foule. 3. La main droite saisit le ros ; la main gauche lâche le ros. 4. La main gauche reçoit la navette à sa sortie de la foule. 5. La main droite heurte le bord du tissu par le ros ; le pied change le pas. Sur le métier à deux personnes, où les deux ouvriers actionnent simultanément les lames lourdes et le battant long de plus de deux mètres, la main droite de l'un et la gauche de l'autre sont constamment libres. La longueur de trame insérée dans l'unité de temps s'accroît donc, non seulement grâce à la plus grande largeur du tissu, mais aussi en raison de l'élimination complète de la troisième opération ci-dessus. La productivité du métier à deux tisserands atteint donc dès le XIII e siècle celle du futur métier à navette volante. D'où aussi le fait que la navette volante ne se soit jamais répandue dans l'industrie drapière (secteur de l'industrie lainière utilisant des métiers de 2 m2,15 m de largeur). La figure du livre d'Ypres illustre excellemment la méthode de travail (fig. 31). La diffusion de ce procédé de travail — sans parler du prix d'acquisition d'un métier coûteux, de construction soignée — n'a dû se faire que très lentement. Ainsi, plus tard, de nombreuses inventions de la grande révolution industrielle du x v m e siècle ne seront installées en grand nombre que grâce au profit réalisé précisément par les premiers exemplaires, quelques dizaines d'années plus tard. La Jenny fut inventée en 1764, le fuseau « Water » en 1769 ; la 1. Sur une amusante carte à jouer anglaise, on peut lire sous un métier à tisser les vers suivants : « If good St. Patricks Friends should raise a stock, and make on Irish looms true Hollands Duck. » 2. Il entend probablement cela par « le métier à quatre marches » car en étroit, celui-ci a toujours existé, op. cit., p. 76.
84
É VOL UT ION DES TECHNIQ
UES D U FILA GE ET DU TISSA
GE
production s'en est multipliée. Mais l'accroissement accéléré de la production du fil de coton n'a eu lieu en Angleterre que bien après 17801. Il faut admettre que l'influence de l'expansion du métier à deux tisseurs est aussi un phénomène analogue. L'accroissement surprenant et rapide de la production des villes flamandes est le seul fait qui nous permette de conclure à l'emploi généralisé de ce type de métier. Celui-ci entraîne ensuite — à une date différente dans chaque ville, mais de façon générale entre 1280 et 1310 — des maxima de production qu'on ne peut expliquer simplement par l'accroissement subit de la population. Entre 1306 et 1313 Ypres, par exemple, voit sa production passer de 10 500 pièces à 92 500 pièces2. Au même moment Cologne n'en produit que 1 200, Florence 15 à 20 000, Strasbourg 2 ooo3 ; Provins tisse 50 000 pièces par an avant 1280 avec ses 327 tisserands4. Lorsque, vers 1180, Alexandre Neckam se rend de Londres à Paris et décrit le métier à marches pour le drap, il dépeint, sans aucun doute possible, le métier à un tisseur. Il est probable que le métier à tisser le drap à deux ouvriers a été réalisé vers le milieu du xin e siècle et que son extension se soit alors limitée à la Flandre. Car la surproduction énorme n'entraîna pas seulement des crises et des bouleversements politiques, puis la révolution victorieuse des tisserands, mais aussi le déclin de la draperie anglaise. La corporation des tisserands — autrefois nombreuse — disparaît à Lincoln en 1321, à Oxford en 1323, à Northampton en 1334, jusqu'au dernier de ses membres5. L'exportation totale anglaise n'est que de 4 422 pièces pendant l'année économique 1347-1348, vingt ans après le point le plus bas. Le métier large mérite d'être brièvement présenté car, à côté du métier à soie, il est la première machine de construction soignée, destinée à la fabrication en série. Le bâti à quatre pieds a un aspect trapu. Il se différencie du métier habituel de l'époque, en premier lieu, par ses quatre, six ou huit pédales ou marches dispensées par couple qui se placent sous le long banc de tisserand, à 30 ou 40 cm du bord du support, là où sont assis les tisserands. Le poids du ros suspendu et mobile, réglé de façon très précise, est considérable mais on le charge encore de pierres, des deux côtés. On accroît encore le tassement des duites par le double coup de ros et l'humidification de la trame. Les lames pendent des poulies qui, à leur tour, sont fixées sur des bricoteaux mais chaque élément se répète à cause des pédales doubles. La HOFFMANN, K U L I S C H E R , op.
British Industry 1700-1950, Oxford, 1955.
2.
1. M.
5.
P O O L E , op.
p . 8 7 : P O S T A N - R I C H , op.
cit.,
p.
216.
3. Ibid., p. 221-222. 4 . W E S C H E R , « Das französische Textilgewerbe und die Messen der Champagne », Ciba Rundschau, 72. Je ne connais pas sa source mais je me demande s'il ne s'agissait pas de toile de lin. E n revanche, les foires de Champagne s'épanouissent à cette époque et le document est acceptable ainsi. cit.,
cit.,
II, p. 409.
PROGRÈS
DES
TECHNIQUES
AU
13e
SIÈCLE
85
précision du montage de l'ensemble est couronnée par l'apparition du nouveau régulateur. La roue à deux cliquets fait époque dans le réglage de l'ensouple, cet organe mécanique apparaît à peu près à la même époque dans l'horlogerie, son emprunt est une innovation hardie. Selon une source italienne du xv e siècle, que je présenterai plus loin, on freinait l'ensouple au moyen d'une corde tendue par un poids. Enfin tout semble indiquer qu'on employa le templet sur ce métier pour la première fois. C'est en partie vraisemblable parce que les lisières du tissu brut qui tombent du métier ont souvent une largeur supérieure à 2 cm et auraient été fréquemment déchirées ; d'autre part de nombreuses prescriptions anciennes décrètent que le tissu doit être exactement le même à la lisière qu'au milieu, ce qu'on ne peut imaginer sans templet. La lisière d'ailleurs est plutôt formée de fils de chaîne de coton ou de fils de lin. Le métier large survécut sans changement jusqu'au dernier quart du x i x e siècle, sous ce rapport il est le digne partenaire du filatorium de soie. L'amélioration de la productivité sous l'influence des progrès réalisés au XIIIe siècle. C'est l'introduction du rouet à filer qui provoqua le changement le plus décisif, influant sur l'ensemble de la productivité. Il en résulta en premier lieu une diffusion rapide des tissus de coton qu'on pouvait filer à bon marché : cent ans plus tard on fabriquait déjà de la futaine, en plusieurs points de la Hongrie. Puis l'usage du rouet à filer s'introduisit rapidement dans l'industrie de la laine, ensuite dans celle du chanvre, enfin dans celle du lin1. Dès le xiv e siècle la trame des draps de laine est filée au rouet dans l'Europe entière. La productivité du rouet à filer est au moins le double de celle du fuseau. Mais cette productivité oscille entre des limites au moins aussi larges que celle du fuseau, ceci en fonction de la matière première, du degré de préparation de celle-ci, de l'appareillage du rouet, et de l'habileté de la fileuse. Pour élucider cette double question, j'ai pu m'appuyer sur des documents d'archives hongrois, bien que les documents soient des x v n e et x v m e siècles. La plus ancienne source hongroise provient d'une requête présentée en Transylvanie, entre 1680 et 16872, dans laquelle un marchand arménien nommé Etienne Kiss propose à Anne Bomemisza l'établissement 1. Sur les différents mélanges de matières premières dans l'Italie des x n e - x i v e siècles : BORLANDI, « Futainiers et futaines dans l'Italie du Moyen Age », Éventail de l'histoire vivante, II, Paris, 1953, p. 133. 2. O. L. [Archives Nationales], Département fiscal. Recueil Apaffy. Compte rendu dans MGTSz. Revue Historique Hongroise, 1899, p. 325-327
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ÉVOLUTION
DES
TECHNIQUES
DU FILAGE
ET DU
TISSAGE
d'une manufacture. Le troisième point du projet stipule que : « Des rouets à filer sont désirables en nombre égal à celui des apprentis, ils produiront une livre de fil fin tous les jours. » La valeur des calculs du surveillant de la fabrique de Magyarôvar, Blechschmid, pour l'année 17861, qui fixe à deux livres par jour l'opération du filage et du dévidage pour une famille, à raison de deux personnes adultes pour le filage, s'accorde avec ce renseignement. La moyenne journalière d'une livre (de Vienne), soit 0,56006 kg, si l'on prend le numéro métrique 8 qui peut correspondre aux draps moyens de l'époque2 et si l'on admet un travail de 12 heures, donne un rendement de : 8 x 560 12
=
373 m/h
et 46 g/h/fuseau. Cet ordre de grandeur coïncide avec l'exemple de Zilahi-Merényi ; un rouet de 4 000 tours, Nm io 3 , qui file 300 m/h, 30 g/h/fuseau. Mais dans le domaine propre au rouet, dans l'industrie du coton, on peut trouver des documents bien meilleurs. A. Spiess a étudié les archives de la filature de coton de Selmecbânya (1759-1771) et publié de nombreux documents techniques4. Il évalue la norme hebdomadaire à 3 km, ce qui ferait seulement 50 m/h pour 60 heures de travail. Les chiffres fondés sur la production annuelle par tête sont encore moins bons :
Selmecbânya Kôrmôcbânya
300 jours de travail
250 jours de travail
694 m/jour 495 m/jour
833 m/jour 595 m/jour
(données de 1768-1769)
Ainsi pour 7 à 8 heures de travail par jour, on ne peut admettre même à Selmecbânya qu'un rendement maximum de 100 à 120 m/h. En réalité, les fileurs acceptaient ce travail comme un faible revenu supplémentaire. H. Krûger mentionne, pour la même époque, un rendement d'été du filage voisin de 5 à 6 kg par semaine, et il fournit aussi la valeur qu'on peut considérer comme réelle5. Dans une filature
1. O.L.M. Kir. Kanc. [Chancellerie Royale Hongroise], A c t a gen. 1786/4755. 2. L a donnée de Kees, selon laquelle, à son époque (18x9), les titrages 10 à 16 étaient en usage, est exagérée. L e numérotage des fils de laine viennois est d'ailleurs très proche du numérotage métrique, parce qu'il prend pour base l'écheveau de 787,5 aunes (1 aune = 0,77756 m) qui entre dans une livre. 3. ZILAHI-MERÉNYI, A fonds elmêlete [La théorie du filage], I, Budapest, 1951. P- 144. Vivoj pradenia bavlny v Banskej Stiavnici, etc. Historické Studie, V . 24, 109 p. 5. H. KRÜGER, Zur Geschichte der Manufakturen und der Manufakturarbeiter in Preussen, Berlin, 1958, p. 319 et 499.
PROGRÈS
DES
TECHNIQUES
AU
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87
SIÈCLE
de coton, en 1770, on produisait 2 à 3 écheveaux à 4 ou 8 loth par jour 1 . Cela correspond à une production de 3 460-5 190 m par jour de fils dont la finesse est de : Nm =
(800 x 3,25 x 0,668) 58,5 ou 117
= 29,4 ou 14,7.
Si l'on admet une moyenne de 10-12 heures de travail quotidien, et si l'on tient compte des résultats plus faibles pour le fil plus fin Par jour :
Nm 14,7 Nm 29,4
10 heures
12 heures
519 346
432,5 288
La réalité de ces chiffres est corroborée par deux autres. Dans la même source, l'auteur cite l'œuvre de Sussmilch, de 17562, qui prescrit un rendement hebdomadaire de 14 à 15 écheveaux, ce qui fait encore 2 à 2,5 pièces. Intéressante est sa remarque selon laquelle les enfants de sept à huit ans peuvent filer 3/4 d'écheveau (soit 25 à 30 % du rendement des adultes). Nous avons, en outre, les fameux calculs accomplis par Gœthe sur l'industrie du coton à domicile en Suisse (Wilhelm Meisters Wanderjahre) qui correspondent, d'après les calculs de Schwarz, à un rendement de 350 m/h. D'après le tableau ci-dessous, dans le cas du coton filé au rouet, le rendement spécifique est donc : Pour les numéros plus grossiers (Nm 12-16) Pour les numéros plus fins (Nm 28-32)
30-35 g/h/fuseau 9-12 g/h/fuseau
au cours du x m e siècle, par conséquent, la productivité a été multipliée par trois environ. De la même façon, le filatorium de soie exerça une grande influence sur la préparation de la soie, puis plus tard sur la rationalisation des opérations de retordage qui exigeaient beaucoup de travail. Selon la plus ancienne des sources, la description du voyage de Ch. Martin3 de 1745, il y avait 215 ou 240 fuseaux pour une personne, ce qui correspond aux faits, mais ne tient pas compte du personnel auxiliaire que requiert une grosse machine. Une source anonyme de l'année 1744 est, en 1. Ibid., il cite l'ouvrage de BERGIUS, Neue policey und Cammeralmagasin, II, Leipzig, 1775-1780. 2. Ibid., p. 541. SUSSMILCH, Die göttliche Ordnung in den Veränderungen des Menschengeschlechtes. Forberger approche également ce chiffre (100-120 Stück/ Jahr). 3. Compte rendu par Edler DE ROOVER, op. cit.
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É VOL UT ION DES TECHNIQ
UES D U FILA GE ET DU TISSA GE
revanche, pessimiste1 bien qu'elle énonce : « 500 personnes ne peuvent abattre à la main autant de besogne que celle-ci, ici avec seulement 10 ou 80... » ce qui signifie une multiplication du rendement par 25 à 50. La réalité se trouve entre les deux, mais, une fois de plus, elle dépend, en grande partie, de la machine employée et de la matière travaillée. Pour les petits filatoriums à bras (100-200 fuseaux), un homme pour actionner le volant et une rattacheuse suffisaient2. En revanche, vers 1789, les 3 240 fuseaux à filer et les 1 000 fuseaux de la bobine étaient servis par 25 ouvriers mais 25 jeunes apprenties, dont on ne peut pas mesurer la force de travail, étaient employées à l'usine. De toute façon, nous pouvons tenir pour réelle la multiplication du rendement par 100, ce qui est considérable en raison de la grande valeur de la soie3. Il est très difficile de déterminer la production du métier à tisser la laine à deux personnes. Nous possédons, il est vrai, de nombreux documents mentionnant que des maîtres achèvent une pièce en quelques jours... mais les sources gardent le silence sur la longueur de la pièce, son duitage, souvent même sa largeur. De plus les maîtres drapiers s'occupaient souvent, non seulement du tissage mais aussi du lainage, de la teinture, ce qui rend l'évaluation chiffrée impossible4. Dans ces conditions j'ai préféré partir des documents originaux. Le recensement de l'année 1771-1774 est un témoignage précieux6 où quelques maîtres tisserands racontent ce qu'ils pourraient produire si le ravitaillement en matière première et la demande étaient convenables : on pourrait produire tant d'aunes par mois : Qualité supérieure
Moyenne
Ordinaire
180 200
190
200 250
Drap Flanelle
Ils ne faisaient ni filage ni apprêts. On donne également le prix de ces articles (1,42 ; 1,30 ; 1,12 ou 0,45 ; 0,30 breutaer par aune). En partant 1. SCHWARZ, op. cit. 2. Kees, op. cit., p. 133.
3. Toute la question se trouve en détail dans Filatorium, p. 253 et suiv. Le rendement g/h/fuseau est extrêmement bas, même si l'on rectifie les erreurs de calcul. J'ai calculé sur la base de la livre anglaise au lieu de la livre viennoise. La fabrication d'organsin est ainsi de 400 g/i 000/h/fuseau au maximum, celle de la trame de 1 050 g/i 000/h/fuseau. Les Valero n'espéraient pas avoir 1 kg par fuseau, même par année. 4. Les documents mentionnent par exemple deux tendeurs et deux teinturiers à côté des 400-500 drapiers de Jihlava. Il est logique que la plupart des maîtres aient employé le métier vertical, ce qui se laisse déduire aussi d'autres sources, par exemple de la contestation entre teinturiers et tisserands à Paris parce que ces derniers teignaient eux-mêmes leurs marchandises (xm e siècle). 5. O.L. Helytartôtanâcs [Conseil de Lieutenance]. Acta oecon. 1771-1774, ladula D., fasc. 4, n° 13.
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DES TECHNIQUES
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SIÈCLE
de ces chiffres j'ai examiné les caractéristiques techniques des échantillons de l'époque et des analyses faites sur ma demande par l'Institut d'Industrie Textile de Contrôle de la Qualité ; j'ai obtenu les chiffres suivants :
Drap de 1,42 livre 1,30 — — —
1,12
....
—
Flanelle de 0,45 livre . . —
0,30 —
...
Largeur habituelle
Densité moyenne
7/4 7/4
13 cm 11 cm 20 cm 8 cm 6 cm
6/4 6/4
5/4
Coefficient de foulage1 (c'est-à-dire : longueur avant foulage d'une aune) 1,6
1.5 1.5 1.4 1.4
Longueur d'origine
3 1/2 3 23/8 2 t i 7/8
D'après ces chiffres, on peut calculer le nombre des duites insérées dans le tissu au tissage. Sur la base de 250 heures de travail par mois, le résultat est de 500-800 duites/h qui représentent une longueur de trame insérée de 800 à 2 000 m suivant les largeurs. Il faut évidemment tenir compte du fait que le duitage varie en rapport avec le foulage. En fait, seule, la perte dans le sens de la largeur joue un rôle dans nos calculs. Le chiffre approximatif ainsi obtenu exprime, en revanche, le travail de deux tisserands, et c'est pourquoi on doit compter 400 à 1 000 m de trame insérée ou 250-400 duites [h pour comparer les exigences de main-d'œuvre. Voyons un exemple : la valeur de la longueur de montage de la trame du drap de qualité moyenne de 1,30 livre pour une personne est de : Longueur =
3 x 0,77756 x 190 x 0,77756 x I I x 250 x 2
100
= 762 m/h.
Si nous nous souvenons des résultats inférieurs à 300 m/h obtenus au métier à marches pour une personne, il nous vient encore un scrupule. Le métier à deux tisserands, il est vrai, n'a guère changé en cinq siècles : il n'est pourtant pas juste de partir de données du I. J'ai calculé les coefficients de perte au foulage d'après l'ouvrage de intitulé Schauplatz der Zeugmanufakturen, Berlin, 1774, car il est le plus proche des données de départ (1771-1774) et des dessins de l'analyse des tissus (1779-1780), t. II, p. 14g. Selon ses données, on a une pièce finie de 23-30 aunes à partir de la pièce brute de 42 aunes suivant la densité et le nombre et la durée des passages de carde. JACOBSSON,
90
ÉVOLUTION DES TECHNIQUES DU FILAGE ET DU TISSAGE
xviii e siècle pour calculer la productivité. Si nous le faisons tout de même, faute d'autres données, nous devons tenir compte de l'amélioration de la productivité qui s'accomplit certainement pendant ces cinq cents ans par suite des petites modifications et des perfectionnements de la préparation (l'encollage par exemple) et du métier même. A mon avis, ce sont les chiffres minima qui concernent le X I I I E siècle. Une question se pose : pourquoi l'emploi du métier large ne s'est-il pas étendu à d'autres branches industrielles ? Il y a deux réponses à cela. L'une est la tradition, encore solidement ancrée aujourd'hui, qui rend la marchandise invendable lorsque celle-ci s'écarte de la largeur habituelle. Aujourd'hui il n'y a plus d'obstacle technique à l'élargissement rationnel. Les marchés exigent des marchandises traditionnelles de 80, 70 et même 65 cm de large. Mais l'autre facteur, difficultés de l'investissement, pèse encore plus lourd. J'ai déjà mentionné que le métier à deux tisserands était un instrument massif, soigneusement charpenté. Donc, son prix était aussi proportionnellement supérieur à celui des autres métiers. Comparons quelques prix pour la deuxième moitié du x v m e siècle1. Métier à Métier à Métier à Métier à Métier à
tisser le lin (1790) coutil» (1784) taffetas de soie (1769) tisser le drap (1782) damas (1769)
14 thalers 6 groschens 12 — 26 •—• 40 — 106 —
Le pauvre tisserand en lin ne pouvait pas se permettre de tisser avec un métier trois fois plus cher une marchandise qui valait dix fois moins. Entre-temps, le métier étroit s'est perfectionné comme nous allons le voir dans les chapitres suivants. La transformation des conditions sociales de la production au XIIIe siècle. La société libérale bourgeoise qui s'était formée au cours des x i - x n e siècles dans les villes flamandes proclamait, comme le Keure de la ville d'Aire : « Unus subvenit alteri tamquam fratri suo ». L'accord des habitants de la ville dura tant que ceux-ci eurent à défendre leurs intérêts communs contre l'autorité supérieure féodale : le roi de France, les évêques et le comte de Flandre. Mais il s'effilocha dès que les divisions sociales, existant depuis toujours mais insensibles, prirent des proportions sérieuses, divisions qui se concentrèrent
1. KRÛGER, op. cit.,
p . 223.
2. Par Zeug on entendait déjà à cette époque une étoffe en mi-laine.
PROGRÈS
DES
TECHNIQUES
AU
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SIÈCLE
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autour de deux pôles dès la dernière moitié du x m e siècle en de nombreux endroits : autour du maître drapier exploitant et de l'ouvrier drapier exploité. A cette époque la lutte était déjà ouverte en beaucoup d'endroits. D'abord en Angleterre où les conseils municipaux, tenus par les guildes de marchands et les corporations de tisserands et de foulons, rivalisèrent pour obtenir les faveurs du roi. Les marchands remportèrent une victoire complète, au cours du XIIIe siècle, peut-être en rapport avec le déclin déjà mentionné du commerce des draps ; ils passèrent des opérations commerciales à l'exportation des matières premières et ruinèrent ainsi l'industrie. La lutte économique se poursuivait encore vers 1300 dans certaines régions1. Tandis qu'en Angleterre les commerçants essayaient d'entraver par tous les moyens les efforts des corporations de métiers qui visaient à l'autonomie et à une participation dans la direction des affaires urbaines2, en France — à l'exception de Rouen — , en Flandre et en Allemagne, on tenta au x m e siècle pour la première fois de dissoudre les corporations (Dinan 1255, Tournai 1280, Bruxelles 1299)3. Depuis 1242, il existait en Hollande des ligues, comparables aux ententes modernes de capitalistes, qui s'opposaient à l'emploi des ouvriers « comploteurs et réfugiés »4. Aux grèves (takehan en Flandre, Douai 1245, Gand 1274, etc.) succède le soulèvement général et efficace des maîtres drapiers et de leurs compagnons ; la révolte des tisserands atteignit son point culminant à la bataille de Courtrai (1302), où fut vaincu le roi de France qui intervenait contre elle5. En de nombreux endroits, le patriciat urbain disparut, s'enfuit ; là où il persista, il vécut dans une angoisse constante®. Il n'y a pas de doute que les tendances communautaires des ouvriers drapiers allaient tôt ou tard forger l'unité de la bourgeoisie exploiteuse et du monde féodal apeuré, mais ceci appartient déjà à l'histoire du siècle suivant. Il est plaisant d'observer l'attitude naïve, un peu bornée même, des historiens bourgeois vis-à-vis de cette question. L'excellent Pirenne, par exemple, décrit ceci : « Mais l'exaspération de ces éternels révoltés reste d'autant plus grande qu'ils s'indignent de voir qu'en dépit de "tous leurs efforts, et même quand ils détiennent le pouvoir, la situation 1. POSTAN-RICH, op. cit., p. 409. Les burellers se plaignent que les tisserands aient augmenté progressivement le salaire du tissage de la pièce de 15/4 à 35/4 d, qu'ils n'acceptent pas de travail de Noël au 2 février, qu'ils aient diminué le nombre des métiers à tisser, etc. 2. P O O L E , op.
cit.,
p . 87.
3. P I R E N N E , Histoire économique, p. 325. .4. Ibid., p. 329. 5. Ibid., p. 453. 6. Les patriciens habitant Ypres supplient le roi de France de ne pas faire démolir les murs de la ville car ils vivent constamment dans l'angoisse à cause des ouvriers qui veulent les assassiner.
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É VOL UT ION DES TECHNIQ UES D U FILA GE ET DU TISSA GE
ne s'améliore pas. Incapables de comprendre que la nature du grand commerce et de l'industrie capitaliste les condamnait fatalement à l'insécurité du salariat et à la misère des crises et des chômages, ils se croyaient victimes de ces ' riches ' pour lesquels ils travaillaient a1. Ces lignes, bien qu'écrites dans les années trente de notre siècle, eussent été dignes de la plume de Marx. Or, si nous considérons les formes en voie de développement des rapports de production, nous pouvons constater que nous y trouvons toutes les nuances depuis la catégorie de salarié ordinaire (journalier) jusqu'à l'artisan libre, théoriquement autonome. Le journalier cardeur, le journalier peigneur2, l'apprenti tisserand sont des ouvriers liés par contrat qui travaillent et sont payés à la pièce3 ; le maitre tisserand avec ses instruments de production, hypothéqués ou loués déjà en partie, est un artisan indépendant4, mais il reçoit presque toujours son travail par l'intermédiaire du drapier entrepreneur. Il travaille donc dans une dépendance économique complète5. L'essentiel est là. Au x m e siècle le Verlagsystem est entièrement formé en Flandre ; il s'installera un peu plus tard à Florence, en Angleterre, en Allemagne méridionale, alors que Sombart recherche son origine au xvi e siècle6. Le soulèvement de 1280 se tourna contre l'exploitation éhontée exercée par les entrepreneurs et la population villageoise lutta déjà aux côtés des tisserands : « ... et on voit de nombreux foulons et tisserands des villages entourant Ypres prendre part à la grande révolte des ouvriers drapiers de cette ville... ils avaient les mêmes griefs contre les marchands... ils travaillaient pour eux ». Il est caractéristique du degré d'organisation déjà atteint par le Verlagsystem que le point 18 du Keure de Douai, en 1250, prescrit au tisserand de régler son compte quant au poids de la trame et de la chaîne. Le même Keure réglemente le contrôle de la qualité avec minutie ; par exemple « que li tellier tissent bien les dras... sans 1. PIRENNE, Histoire économique, p. 344. 2. Il est presque émouvant d'entendre dans l'aveu d'un ouvrier de passage : « Je suis cardeur de laine... s'il y avait quelqu'un qui me donnerait du travail » ( 1 4 2 7 ) . DÖREN, op. cit., p. 2 3 5 .
3. Il faut noter que ce fut cette couche organisée qui déclencha également la révolution à cette époque. 4 . KULISCHER, op. cit., p. 2 2 0 .
5. GUTMANN, op. cit., p. 374, écrit : « Le tisserand était donc exclusivement un salarié. Son travail lui était assigné par le propriétaire de la matière première : un bourgeois disposant de capitaux, important la laine en grosses quantités, la faisant travailler en Flandre, et vendant lui-même le produit achevé. L'artisan se trouva donc entièrement sous la dépendance du maître drapier qui exerçait également la fonction de marchand. Il ne travaillait que dans la mesure où le maître daignait l'occuper et gagnait tout juste ce que celui-ci voulait bien lui donner. » 6. Tout au moins Die Entstehungsgründe des Verlags (chapitre 16) permet de tirer cette conclusion des exemples du xvi e siècle. W. SOMBART, Der moderne Kapitalismus, Munich-Leipzig, 1924, t. II, p. 859.
PROGRÈS
DES
TECHNIQUES
AU
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SIÈCLE
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double, sans deus, sans crankeille et sans fils rompus... m1. Il est encore plus intéressant de voir que, plus tard, à cause des nombreuses fraudes sur les poids, on interdit aux cardeurs et aux fileuses de posséder une balance parce qu'ils facilitent le règlement des comptes avec un peu d'eau : « ... Item nule pineresse, fileresse ne treckigghe n'aient nul pois de balanche, ne pondel ywichte... » (Ypres 1298)2. On peut apporter un grand nombre de preuves qui montrent le caractère déjà florissant à cette époque du système des maîtres drapiers entrepreneurs. Si l'on oublie que, depuis le x m e siècle, le système s'étend progressivement sur l'Europe entière, et qu'à ce point de vue l'industrie textile marche en tête, on ne peut pas comprendre l'évolution des villes fondée sur l'opposition intérieure des maîtres et de leurs ouvriers. D'après le « testament » de Jehan Boyne Broke de Douai (12801310), nous pouvons nous faire une idée de la façon dont fut imposée la domination du Verlagsystem. Cette pièce à conviction, à charge contre lui après sa mort, donne une excellente image de ce système qu'on appela truck et qui fut employé plus tard par les Médicis et les Fugger, sans modification essentielle. Gutmann le décrit si bien que je livre textuellement son information sans aucun changement 3 : « Boyne Broke était bourgeois et notable de la ville de Douai, son père, son grand-père drapiers comme lui, avaient déjà compté parmi les plus riches et les plus considérés de la cité. Mais ce fut lui qui parvint à étendre son emprise sur presque toute la ville, dont il était devenu le principal créancier. » Propriétaire de nombreux immeubles, il possédait presque tout le quartier industriel de Douai. Ses ouvriers, qui louaient non seulement leurs logements mais encore souvent leurs métiers à tisser, il les avait attirés en leur promettant du travail en suffisance ; mais ensuite il ne les laissait gagner qu'un strict minimum ; le loyer payé il ne leur restait presque plus rien, de sorte qu'ils étaient condamnés à une vie misérable, constamment obsédés par le souci de l'indispensable : nourriture, matières premières, outillage, etc. Boyne Broke, possesseur des marchandises, des terrains, des cultures de plantes tinctoriales, des stocks de laine, livrait tout contre du travail, les ouvriers devenaient ainsi peu à peu de véritables esclaves du drapier qui s'entendait en outre 1 . E S P I N A S - P I R E N N E , op. cit.,
II, p. 71.
2. Ibid., I I I , p. 458. Plus tard, à Florence, les capitalistes sont même allés jusqu'à utiliser la prédication dans les églises pour lutter contre ces fraudes. 3. PIRENNE, Histoire économique, p. 43, qualifie laconiquement la bassesse caractéristique de ces agissements : « Jehan Boinebroke réussit à asservir une quantité de travailleurs en leur faisant des avances de laine ou d'argent qu'ils sont hors d'état de lui restituer et qui les mettent par conséquent à sa merci. » A ma connaissance, ni Marx, ni Sombart ne se sont intéressés à ce t y p e de capitalisme précoce.
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ÉVOLUTION
DES TECHNIQUES
DU FILAGE
ET DU
TISSAGE
à augmenter leurs dettes par toute espèce de manœuvres frauduleuses — falsifications de comptes, fausses pesées, etc. Ces procédés, connus en Flandre sous le nom de truck, étaient réprouvés et interdits en principe dans les grands centres industriels. Mais, à force de menaces et d'intimidations, Boyne Broke réussissait à réduire au silence les petites gens qu'il exploitait. S'ils osaient cependant se plaindre, c'en était fait de leurs moyens d'existence a1.
i . Ciba Rundschau, septembre 1947, n° 11, vol. I, p. 391.
CHAPITRE
III
LES PROGRÈS DE LA TECHNIQUE
TEXTILE
ENTRE LE XIVe ET LE XVIIe SIÈCLE
Les matières premières. Alors que le x m e siècle est une période trop courte pour qu'on puisse rendre compte des changements survenus dans la qualité et la diffusion des matières premières employées, on peut déjà observer à la fin du Moyen Age des regroupements sensibles. En Flandre, au XIIIE siècle, ailleurs au x i v e siècle, on prend conscience de l'importance primordiale de la qualité de la laine dans le processus de travail. La définition archaïque des qualités, encore employée aujourd'hui, se développa alors ; on commença à prescrire l'emploi de certaines catégories de laine pour des fabrications déterminées, à interdire même totalement quelques-unes de ces variétés. Du point de vue de la qualité, les laines anglaises et espagnoles étaient toujours en tête. La laine espagnole avait d'abord joué le même rôle à Florence que la laine anglaise en Flandre. Pour certains chercheurs cependant, la fameuse laine garbo n'était pas d'origine ibérique mais nord-africaine 1 . Toujours est-il que, même au x i v e siècle, on interdit à Florence de filer des qualités inférieures au garbo2, et cette ville passa progressivement à la laine anglaise au x v e siècle3. Il est très intéressant de noter l'énumération du Codex Libro di Gabelle Fiorentine sec. XIV c. de la deuxième moitié du x i v e siècle, 1. L a littérature sur cette question est considérable. SCHULTE présente un raisonnement intéressant : « Garbo, Florenz », Zeitschrift f. d. g. Staatswissenschaft, 1902, 58, qui explique même l'expression merino par l'implantation de la qualité berbère d'outre-mer. 2. Cette ligne de démarcation est intéressante, il existait évidemment plusieurs catégories de qualité supérieure. « Nullus... stamaniolus possit laborare aliquam lanam vel stamen nisi de Garbo-vel meliorem lanam aut stamen quam de garbo. » (1318). Cependant on s'aperçoit dès 1338 que 11 sortes de laine ne peuvent pas être considérées comme supérieures ; ce sont les laines de la Grèce du Nord, de Tripoli, d'Oran, de Bourgogne, de Chypre, etc., op. cit., p. 63. 3. Pour Schulte la laine anglaise domine déjà vers 1300.
g6
ÉVOLUTION
DES
TECHNIQUES
DU FILAGE
ET DU
TISSAGE
quf'contient des tarifs de douane et évalue les laines de différentes qualités 1 : Laine d'agneau anglaise ou laine lavée de Bourgogne. Laine anglaise lavée Laine anglaise brute, laine de tonte Laines de Vérone, San Matteo, Perpignan, Narbonne, Majorque, etc Laine garbo lavée Laine garbo de tonte (non lavée)
g lbr. - s. 7 10 6 6 4 3
8 -
On voit comment la qualité dominante à l'origine passe au second plan. Mais au x v e siècle la qualité de la laine espagnole s'améliore ; on ignore si cela est dû à l'introduction d'animaux de sélection anglaise, et le mérinos remplace le garbo2. Cependant l'exportation espagnole s'oriente déjà vers la Flandre, province qui passera aux Habsbourg espagnols. L'exportation de la laine anglaise fut interdite à plusieurs reprises, toujours pour des motifs politiques3. Mais l'exportation massive ne diminua que lorsque la draperie anglaise se réveilla, puis affirma son hégémonie en Europe 4 .
1347-1348 1392-1395 (moyenne annuelle) Vers 1450 Vers 1550
Laine exportée (sacs)
Drap exporté (pièces)
30000 19 000 8 000 —
4422 43 000 54 000 122 000
Au x i v e siècle le prix de la laine était multiplié par douze, à son arrivée à Florence, après le transport coûteux et les nombreux péages. C'est pourquoi les Florentins n'achetaient que les meilleures qualités, ce qui concourait à la réputation de leurs draps. En 1273, ils absorbaient quand même 24,5 % de la laine exportée. Mais les qualités de la laine anglaise étaient déjà fortement différenciées. En 1454 on en énumère cinquante-quatre sortes, les plus chères sont les laines du Shropshire, du Hersfordshire et des Cotswolds, parmi les médiocres celles du Lincolnshire, du Kent, de l'Essex ; 1. DÖREN, op. cit., annexe p. 494. L'imposition de poids de 450 livres. 2. WITTLIN, « Die Entwicklung der Wollweberei in schau, 29, 1938, p. 1055, exprime l'opinion que la race les moutons anglais arrivés en Espagne avec la dot caster. 3. A S H L E Y , op. cit.,
la douane concerne un Spanien », Ciba Rundmérinos a pour origine de Catherine de Lan-
I I , p. 205.
4. POSTAN-RICH, op. cit., p. 416. Ce qui ne coïncide pas tout à fait avec la statistique donnée à la page 193.
PROGRÈS
TECHNIQUES
ENTRE
LE
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