Espaces et réseaux du haut moyen âge [Reprint 2017 ed.] 9783111535777, 9783111167718


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French Pages 229 [252] Year 1972

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Table of contents :
Avertissement
I. L'or musulman du VIIe au XIe siècle Les bases monétaires d'une suprématie économique
II. Mahomet et Charlemagne. Le problème économique
III. L'évolution urbaine pendant le haut moyen âge
IV. La route de la Meuse et les relations lointaines des pays mosans entre le v n f et le XI* siècle
V. La marine adriatique dans le cadre du haut moyen âge : VII"- xi* siècles
VI. Arsenaux et bois de marine dans la Méditerranée musulmane : vn'-XF siècles
VII. Le bois dans la Méditerranée musulmane : VIF-XI* siècles. Un problème cartographié
VIII. La chasse et les produits de la chasse dans le monde musulman : VLLF-XL siècles
IX. L'Europe et l'Islam : aperçus historiques
Bibliographie
Table des matières
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Espaces et réseaux du haut moyen âge [Reprint 2017 ed.]
 9783111535777, 9783111167718

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Espaces et réseaux du haut moyen âge

Le savoir historique 2

ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTES ÉTUDES — SORBONNE VI' SECTION : SCIENCES ÉCONOMIQUES ET SOCIALES

Le savoir historique 2

MOUTON ÉDITEUR • PARIS • LA HAYE

MAURICE LOMBARD

Espaces et réseaux du haut moyen âge

MOUTON ÉDITEUR • PARIS • LA HAYE

©

1972 École Pratique des Hautes Etudes and Mouton and Co.

Library of Congress Catalog Card Number : 7 2 - 8 5 3 7 3 Couverture de Jurriaan Schrofer

Printed in France

Avertissement

Ceux qui, comme moi, ont eu le privilège d'être, à la VIe section de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, les élèves de Maurice Lombard, savent que Fernand Braudel a raison de le considérer comme un des plus grands historiens de sa génération. Depuis qu'a été publié en 1971, six ans après sa mort, L'Islam dans sa première grandeur (VlIIe-XIe siècle) *, de nombreux lecteurs peuvent le reconnaître. Pourtant Maurice Lombard avait de son vivant acquis auprès d'une élite de spécialistes clairvoyants la réputation d'avoir réveillé l'histoire du haut moyen âge de son sommeil dogmatique. Cette réputation, il la devait à quelques articles, les seuls travaux qu'il ait entièrement écrits, publiés et revus. Ce sont ceux qui sont rassemblés ici. Maurice Lombard y exprime toute sa conception de l'histoire. Le sens des espaces et des routes, routes de terre et routes de mer — au long de systèmes de communication, de réseaux par lesquels cheminent les marchandises, les hommes, les idées. La perception aiguë des rapports qu'entretiennent les sociétés avec les données naturelles, et d'abord avec les matières premières qui ont le moins retenu les historiens, ceux, produits de l'exploitation forestière ou de la chasse, qui ont joué un si grand rôle dans les civilisations à cheval sur la nature et la culture. L'attention portée au phénomène urbain, lieu de concentration, de contact, de création, de redistribution, et au fait monétaire qui lui est étroitement lié. Ce triple intérêt a conduit Maurice Lombard à se pencher sur le grand moment de la soudure des mondes brisés de l'Antiquité : le haut moyen âge où se rencontrent l'Islam, Byzance et l'Occident barbare. * Paris, Flammarion (Nouvelle Bibliothèque Scientifique), 1971.

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Avertissement

On a vu en lui un anti-Pirenne parce qu'il avait retourné l'hypothèse du grand historien belge qui avait fermé la Méditerranée après la conquête arabe. Mais il était un autre Pirenne, aussi grand que lui. Un Pirenne enfin qui avait su utiliser (et d'abord créer), avec une originalité géniale, cet instrument de l'historien des grands espaces et des longs réseaux : la carte. Jacques

LE G O F F

Les cartes dessinées par Maurice Lombard ont été exécutées par le Laboratoire de Cartographie de la VI e Section de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes. Les transcriptions sont celles des articles originaux et les bibliographies sont dans l'état où l'auteur les a laissées.

CHAPITRE PREMIER

L'or musulman du VIIe au XIe siècle Les bases monétaires d'une suprématie économique*

Les conquêtes musulmanes des VII* et VIIIe siècles n'ont pas seulement créé un vaste empire s'étendant de l'océan Indien à l'océan Atlantique ; de toutes les contrées conquises, qui, jusque-là, appartenaient à des aires économiques différentes — Orient sâssânide, Empire by2antin ou Occident barbare —, elles ont fait un domaine économique nouveau, le monde musulman, qui survivra au démembrement du califat, comme le monde hellénistique au démembrement de l'Empire d'Alexandre. Du viii' au XIe siècle, ce monde musulman exerce, sur l'Orient comme sur l'Occident, une suprématie économique incontestée. Il la doit surtout à la possession de l'or et à la valeur universellement reconnue de sa monnaie. L'étude de ces bases monétaires fera l'objet du présent article qui s'insérera ainsi dans la grande enquête ouverte par les Annales sur l'or, les instruments des échanges et la circulation monétaire. Pourquoi les Musulmans sont-ils les maîtres de l'or ? Quel rôle l'or musulman a-t-il joué dans l'histoire économique du haut moyen âge ? Voilà le problème posé.

I L'appauvrissement de l'Occident en or, la concentration de l'or dans les villes commerçantes de l'Orient méditerranéen, la domination du grand commerce par les Levantins, maîtres de l'or —, trois faits à lier fortement, et qui dominent toute l'économie du monde romain à partir de la fin du IIe siècle. La crise de l'Empire au IIIe siècle, * Texte publié dans la revue Annales : Economies, Sociétés, Civilisations 2 (2), avril-juin 1947, pp. 143-160.

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âge

l'abandon de Rome pour Constantinople, les invasions barbares dans la Pars Occidentis vont accentuer ce déséquilibre dans la répartition de l'or entre Orient et Occident. Le commerce que les marchands levantins, les Syri, viennent faire dans l'Occident barbare est exclusivement un commerce d'importation : ils introduisent les coûteuses marchandises orientales, tissus, épices ou autres articles de luxe, et emportent de l'or en échange. Les pays occidentaux ne peuvent, en effet, rien offrir d'autre aux centres de l'Orient méditerranéen : ni articles précieux, ni spécialités renommées, ni fourniture massive de produits de grande consommation. C'est simplement une mine d'or qu'exploitent les Orientaux, qu'ils exploiteront jusqu'à épuisement, ou, tout au moins, jusqu'au moment où l'opération ne rapportera plus des bénéfices suffisants et sûrs. Ce moment est bien près d'être arrivé au vu* siècle. Les stocks d'or que détenait l'Occident se sont progressivement amenuisés : aucun produit d'échange pour redresser une balance commerciale entièrement déficitaire, pas de mines d'or non plus pour nourrir indéfiniment le courant monétaire qui coulait vers l'Orient byzantin. Cette « longue saignée d'or » a été pleinement analysée par Marc Bloch, et aussi ses conséquences monétaires. La raréfaction des pièces d'or dans l'Occident barbare, la diminution de leur poids et la chute de leur titre traduisent, en termes monétaires, le fait économique que nous venons d'indiquer : la fuite de l'or sans contrepartie. Le sou d'or devient de plus en plus rare comme monnaie réelle. Il joue déjà, la plupart du temps, le rôle de simple monnaie de compte. Le triens ou tiers-de-sou est la seule monnaie d'or courant effectivement ; elle est, au Vil* siècle, franchement mauvaise ; son poids est faible, son titre variable et toujours très bas ; certaines monnaies « d'or » sont en argent « saucé ». L'argent, métal indigène, circule de plus en plus ; le denier, d'abord simple monnaie d'appoint, tend à devenir monnaie dominante. Mais le grand commerce méditerranéen, accroché à l'or, ne l'accepte pas. Plus d'or, plus d'importations, et le commerce des Syri périclite : les mentions de leur activité en Gaule se font de plus en plus rares au V I I e siècle. Un domaine desséché que n'irrigue plus aucun filet d'or, dont le grand commerce se retire, où une économie fruste s'organise localement sous le signe de l'argent : tel apparaît l'Occident barbare à cette époque.

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# Avec l'Empire byzantin, nous abordons le véritable domaine de l'or : à Byzance, l'or est plus commun que l'argent et celui-ci ne joue qu'un rôle très secondaire dans le système monétaire. La frappe de l'or est toujours considérée comme le privilège exclusif de l'empereur des Romains et, de fait, si l'on met à part les pièces de plus en plus décadentes, et imitant le type byzantin, qu'émettent en Occident les souverains barbares, le nomisma est la seule monnaie d'or du monde. Où s'alimentent les ateliers monétaires de Byzance ? Stocks d'or déjà existants ? Arrivée d'or neuf importé des pays producteurs voisins ? Entrée d'or monnayée permise par le jeu d'une balance commerciale favorable ? Byzance a puisé à ces trois sources. Des stocks de métal précieux se sont constitués dans les provinces orientales de l'Empire, à la belle époque du grand commerce syroégyptien, quand l'or romain s'échangeait massivement, sur les marchés du Levant, contre les marchandises précieuses de l'Asie. Cet or ne s'échappait pas tout entier vers le royaume des Parthes et les marchés de l'océan Indien : une partie importante en était retenue par la Syrie et l'Egypte, « pays éponges », comme le sont toujours les grands pays de transit. Ces stocks d'or ont permis par la suite à Byzance d'étouffer les crises monétaires provoquées par l'affaiblissement progressif des courants d'or neuf et des importations de monnaies où s'alimentaient ses ateliers de frappe. Sauf les mines de Dacie, qui étaient perdues pour elle depuis que les invasions barbares avaient submergé les pays danubiens, les gisements aurifères auxquels Byzance fait appel, du V° au VIIo siècle, sont toujours ceux où s'approvisionnait la Méditerranée romaine : or du haut Nil (Nubie et Ethiopie du Nord), qui entrait en Egypte par Assouan ; or d'Arménie et du Caucase qui débouchait sur la côte de Colchide et, par Trébizonde, gagnait Constantinople ; or de l'Oural qui, par l'intermédiaire des peuples de la steppe, cheminait jusqu'aux établissements grecs de la Chersonèse taurique. Mais, au v u ' siècle, le contact n'est plus régulièrement maintenu avec toutes ces régions minières : la route de l'or nubien est coupée par les Blemmyes, nomades pillards qui parcourent le désert compris entre le Nil, la mer Rouge et le massif éthiopien ; l'arrivée de l'or d'Arménie, du Caucase, de l'Oural est compromise par les remous de peuples qui agitent la steppe, et par les progrès de la domination et de l'influence sâssânides dans ces régions.

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Au moment où cet apport d'or neuf du Sud et du Nord devient de plus en plus précaire et chaotique, le courant des monnaies drainées de l'Occident barbare par le commerce des Syri est sur le point de se tarir. Nous avons vu pourquoi : le trafic unilatéral des Levantins a presque entièrement vidé d'or l'Occident. *

Question vitale pour Byzance que celle de l'approvisionnement en or : toute la force de son économie reposait en effet sur l'exportation massive de ses monnaies vers les marchés de l'Empire sâssânide, de l'Asie centrale, de l'océan Indien, où elles allaient solder les achats de marchandises précieuses nécessaires aux industries de l'Empire, au luxe de ses grandes villes et à son commerce de transit vers l'Occident. Un très fort courant monétaire, dû à la structure même des échanges, s'échappait de l'Empire byzantin vers l'Est ; auquel il faut ajouter les grosses quantités d'or que le basileus devait verser, comme tribut, au souverain sâssânide : 20 000 à 30 000 pièces d'or, dans chacun des traités conclus entre Grecs et Perses au VIe et au début du VIIe siècle. Cette fuite de l'or byzantin hors des limites de l'Empire, fuite extérieure, se double d'une véritable fuite intérieure, qui, elle aussi, soustrait de très importantes quantités de métal précieux au circuit monétaire : la thésaurisation et plus particulièrement la thésaurisation ecclésiastique. Les trésors des églises et des monastères, à Constantinople, en Asie mineure et surtout en Egypte et en Syrie, renferment d'énormes réserves métalliques, numéraire dormant et mobilier précieux. L'afflux d'or, neuf ou monnayé, qui va en s'affaiblissant, ne peut plus compenser cette double fuite de numéraire. L'équilibre entre les entrées et les sorties d'or se rompt. Le volume d'or en circulation diminue. On a pu calculer que le stock d'or circulant, comparativement aux besoins de l'économie byzantine, a baissée de 20 % entre le v" et le VIIe siècle. A cette diminution de la masse monétaire active correspond un étouffement progressif du grand commerce byzantin ; le premier processus entraîne le second. Vers l'Occident barbare, les exportations se réduisent faute d'un volume suffisant de monnaies occidentales à importer ; le commerce des Syri se dessèche. Vers l'Orient sâssânide, les importations diminuent, faute d'un volume suffisant de monnaies byzantines à exporter ; le nomisma perd de sa force offensive ; le commerce grec, à sa suite, abandonne les

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positions qu'il tenait jusque-là dans l'océan Indien et dans les steppes ponto-caspiennes. Recul à l'Ouest et à l'Est : de plus en plus, le commerce byzantin et, avec lui, le domaine du nomisma, c'est-àdire le domaine de l'or, se restreint au bassin oriental de la Méditerranée, se réduit à n'être plus qu'un cycle à court rayon, jalonné par les places d'Alexandrie, d'Antioche et de Byzance, vivant sur les stocks d'or accumulés aux jours heureux et qu'il épuise peu à peu. Mais, à l'intérieur même de ce domaine rétréci, la densité en or, or thésaurisé ou circulant, n'est pas partout égale ; elle est plus grande en Syrie et en Egypte qu'à Byzance ; la capitale envoie plus d'or à ses provinces orientales que celles-ci ne lui en expédient. A la veille de la conquête musulmane, l'Egypte et la Syrie, avec leurs églises opulentes, leurs productions industrielles de luxe, leur classe commerçante habile et riche, leurs grands ports et leur marine active, sont de toutes les parties de l'Empire celles où subsistent les stocks d'or les plus importants. Ces stocks passeront aux mains des Musulmans. En attendant, ils ont permis à Byzance de maintenir sa monnaie. Symbole et instrument majeur de la puissance économique et politique de Byzance, le nomisma est toujours l'objet des soins attentifs de l'Administration impériale. Son recul quantitatif et géographique ne s'accompagne pas d'un recul qualitatif. Il est toujours taillé à raison de 72 à la livre ; c'est le sou de la réforme constantinienne, le solidus aureus ou dènarion chrusoun, dont les Musulmans feront leur monnaie d'or, le dinar. *

L'Empire sâssânide a pour unique métal monétaire l'argent. L'abondance et la richesse des gisements d'argent qui se succèdent, au Nord de l'Iran, du Caucase à l'Asie centrale, expliquent sans doute cette tradition monométalliste qui règne dans toute l'Asie intérieure et s'oppose au bimétallisme gréco-romain de la bordure méditerranéenne. Les Parthes avaient déjà affirmé ces tendances des populations iraniennes. Ils n'avaient émis aucune monnaie d'or, alors qu'on leur doit une masse imposante de drachmes. Les Sâssânides ont encore intensifié la fabrication de monnaies d'argent dans tout le Moyen-Orient, multipliant leurs ateliers de frappe de la Mésopotamie à l'Indus, de l'Azerbaïdjan au Khorassan. Au début du vu 8 siècle, le développement du commerce et l'expansion sâssânide vers l'Arabie du Sud et les steppes de la Caspienne provoquent une large et intense circulation de l'argent perse qui

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rayonne vers le Sud-Est et vers le Nord-Ouest, occupant les positions abandonnées par l'or byzantin dans l'océan Indien et la Russie du Sud. A la veille de la conquête musulmane, la drachme sâssânide est donc la grande monnaie du commerce pour les pays de l'Inde à la Caspienne. C'est de cette drachme, dvrem. en persan, que dérivera le dirhern musulman, la monnaie d'argent des califes. Dans ce domaine du monométallisme argent, que devenaient donc les énormes quantités de monnaies d'or qui affluaient sans cesse de l'Empire byzantin ? Les monnaies byzantines ne courent pas dans l'Empire sâssânide, pas plus que les monnaies romaines ne couraient dans le Royaume patthe : elles y sont fondues et transformées en lingots, en bijoux, en mobilier précieux de toute sorte, qui vont s'enfouir dans les palais et les harems des souverains et des grands seigneurs perses. L'or qui franchissait la frontière de l'Euphrate était donc perdu pour la vie des échanges. Rôle de « pays mangeur d'or » : tout le métal monétaire arraché au circuit méditerranéen s'immobilise dans les trésors de l'Iran et de la Mésopotamie. C'est là que les conquérants musulmans le trouveront. *

A la veille de l'invasion musulmane, la carte monétaire dessine donc nettement trois domaines qui s'opposent par leur inégale densité en or et par le métal de frappe qu'ils emploient : — L'Occident barbare, à peu près complètement vidé d'or, et où l'argent tend de plus en plus à supplanter une monnaie d'or raréfiée et décadente. — L'Empire byzantin, s'alimentant toujours plus difficilement en métal jaune, mais possédant encore d'importantes réserves, concentrées surtout dans ses provinces orientales, Egypte et Syrie, et maintenant, grâce à elles, son nomisma qui demeure l'unique instrument des échanges méditerranéens. — L'Orient sâssânide, où règne la monnaie d'argent, qui y circule en grandes quantités, et où, en même temps, s'accumulent d'énormes stocks d'or thésaurisé. Les courants monétaires entre ces trois domaines s'orientent, en dernière analyse, d'Ouest en Est, l'Occident perdant son or au profit de Byzance et celle-ci au profit de l'Orient sâssânide. L'or arraché par

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Rome aux monarchies hellénistiques, les trésors des Attales, des Lagides et des Séleucides, les richesses des cités caravanières confisquées par Aurélien sur la reine de Palmyre regagnent leur patrie d'origine, la Syrie et l'Egypte, la Mésopotamie et l'Iran. La marée métallique qui était venue irriguer Rome et, par elle, tout l'Occident, reflue vers les pays d'Orient d'où elle était partie. Et le plus gros du flot va s'immobiliser maintenant dans les trésors perses, où il est perdu pour l'activité monétaire. Mouvement linéaire d'Est en Ouest, puis d'Ouest en Est. Le début du V I I e siècle correspond à un moment déjà avancé de cette seconde phase qui a commencé à la fin du IIe siècle. On va vers un déséquilibre complet dans la répartition de l'or : pénurie d'or monétaire dans les royaumes barbares et l'Empire byzantin, et surabondance d'or thésaurisé dans l'Orient sâssânide. On va aussi vers une victoire de l'argent : amenuisement du volume d'or en circulation et resserrement de son domaine géographique, entre celui de l'argent sâssânide qui se développe victorieusement à l'Est et celui de l'argent barbare qui s'instaure à l'Ouest. Trois causes expliquent cette évolution : la thésaurisation, la faiblesse et l'irrégularité de l'apport minier et, surtout, le caractère linéaire et à sens unique que la balance commerciale impose aux courants monétaires. Les conquêtes musulmanes, en agissant sur ces trois faits : thésaurisation, arrivée d'or neuf, tracé des courants monétaires, vont arrêter l'évolution commencée et la faire repartir dans un autre sens et suivant un autre dessin. II Les pays conquis par les Musulmans dans leur première et rapide poussée sont ceux où s'est accumulé l'or du monde : les « pays mangeurs d'or » (Mésopotamie et Iran sâssânides) et les « pays éponges » (Egypte et Syrie byzantines). Le premier effet de la conquête sera de rendre à la circulation monétaire les grandes quantités d'or thésaurisées dans les palais perses et les monastères grecs. L'importance du butin dans la vie économique, avec tout ce qu'il implique de modifications brusques dans l'équilibre monétaire et économique — accroissement de la puissance de frappe, baisse de la valeur des métaux précieux, montée en flèche des prix, coup de fouet donné au grand commerce —, a déjà été soulignée : butin d'Alexandre en Asie, des Romains en Orient, des Croisés en Syrie, des Conquistadores en Amérique... Mais ce qui se passa au moment des conquêtes

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musulmanes eut des conséquences non moins considérables : qu'on songe à l'énorme volume de métaux précieux accumulés dans les trésors des souverains sâssânides et qu'en un moment le pillage jeta dans la circulation. L'or dormant, soustrait à la vie monétaire par la thésaurisation asiatique, était rendu à son usage méditerranéen : la monnaie. La remise en circulation des richesses accumulées dans les trésors des églises syriennes et égyptiennes s'opéra plus lentement. L'Administration musulmane ne fit, d'abord, que continuer le régime byzantin : comme par le passé, les clercs furent exempts de la capitation, et les biens ecclésiastiques laissés en dehors des recensements officiels. Mais, à partir du califat de 'Abd al-Malik (685-705), les membres du clergé furent, comme les autres sujets, astreints au paiement annuel d'une pièce d'or par tête, et les biens des églises soumis à de lourds impôts. A la fin du VIIIe siècle, pour faire face à des charges sans cesse aggravées, les monastères syriens devaient mettre en gage jusqu'à leurs vases sacrés et, au ix° siècle, en Egypte, le patriarche Michel se voyait contraint de vendre les biens appartenant à l'église d'Alexandrie, et même de céder aux Juifs un lieu de culte à Foustât. Les difficultés matérielles où se débattent alors les églises de Syrie et d'Egypte, si riches à l'époque byzantine, témoignent avec éloquence du processus : du VIIIe au IX* siècle, elles ont dû faire appel successivement au numéraire que renfermaient leurs trésors, puis à leur mobilier précieux, enfin à leurs domaines et à leurs immeubles. Tout l'or qu'elles avaient thésaurisé a été ainsi rendu à la circulation générale. Il est, enfin, une autre source de richesses inactives que les conquérants de l'Egypte devaient exploiter : les trésors enfouis dans les tombeaux pharaoniques. A partir du IXe siècle et jusqu'au XI", les chroniques arabes mentionnent fréquemment d'importantes trouvailles. D'après l'historien Ibn Hammâd, ces découvertes seraient à l'origine des richesses et du luxe des Fâtimides : « Ils tiraient leurs ressources, écrit-il, des trésors qu'Al-Hâkim avait retirés du sol de cette Egypte où foisonnaient, dans l'Antiquité, les temples, les tombeaux, les grandes villes. Ils s'aidaient pour cela de l'astrologie... » Toute une littérature traite de la recherche des trésors, des indices à relever dans les monuments antiques, des influences astrologiques à observer, des conjurations et des paroles magiques propres à procu-

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rer la découverte de ces précieux dépôts. Il venait des fouilleurs de partout, du Maghreb, de Syrie. A partir d'ibn Toûloûn (868-883), les fouilles furent prises en main par l'autorité : les matâlib ou « chercheurs de trésors > formèrent un véritable corps de métier et furent, à ce titre, astreints à l'impôt sur les corporations : le quint des trouvailles devait revenir au souverain et les recherches se faire désormais en présence d'un représentant de l'émir. Cette réglementation fut-elle décidée à la suite de la découverte fortuite, sous ce prince, d'un trésor estimé à un million de dinars ? Un million de dinars, soit quelques quatre mille kilogrammes d'or. N'accusons pas d'exagération « orientale » le chroniqueur qui nous rapporte ce fait : de nos jours, le poids d'or fin entrant dans les objets retirés du tombeau de Tout-Ankh-Ammon a été évalué au double de l'encaisse métallique de la Banque Royale d'Egypte ! La « thésaurisation archéologique » n'existant pas encore, il ne faut pas négliger l'appoint que représente, pour la puissance de frappe du monde musulman, les trouvailles faites dans le sol antique de l'Egypte.

— Vir-VllV siècles : période des conquêtes : butin ; — VIII'-IX' siècles : période d'organisation administrative : rentrée dans le circuit monétaire des métaux précieux accumulés dans les trésors d'église ; — IX'-XI' siècles : période de recherches systématiques en Egypte : mise au jour des richesses renfermées dans les tombeaux pharaoniques. La remise en circulation ainsi échelonnée de grosses quantités d'or thésaurisées dans le Proche et le Moyen-Orient est un des faits capitaux de l'histoire économique du haut moyen âge. A une époque où le volume d'or neuf extrait des mines n'est pas encore très considérable, elle équivaut à la découverte de nouveaux gisements métalliques. Mais, dans le domaine de l'exploitation minière aussi, la conquête musulmane devait marquer une étape décisive. #

La domination et le commerce musulmans poussent en direction de toutes les grandes régions aurifères de l'Asie et de l'Afrique, dont

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ils parviennent bientôt à drainer presque entièrement la production : vers le Caucase et l'Arménie, d'où le commerce byzantin est chassé ; vers les steppes ponto-caspiennes, avant-pays de l'Oural ; vers l'Asie centrale, en direction des mines de l'Altaï, où l'Islam étend son emprise sur les peuplades turques ; vers la vallée de l'Indus et la côte de Malabar, où arrive l'or du Thibet et du Dekkan ; vers la côte orientale de l'Afrique, où les navires arabes viennent charger l'or amené de l'intérieur ; vers la Nubie et le Nord de l'Ethiopie, où, dès 651, le gouverneur d'Egypte lance des expéditions contre les pillards Bedjas (les Blemmyes des auteurs anciens). En 654, Dongola, principal entrepôt du commerce de l'or éthiopien, est occupé et un traité conclu avec les Nubiens : ceux-ci s'engageaient à laisser la frontière ouverte à tous les Musulmans, commerçants ou chercheurs d'or. L'infiltration de prospecteurs et de trafiquants accourus de tous les points du monde musulman s'intensifie alors vers le « Pays des mines », et le géographe Yaqoûbî, au IX' siècle, décrit l'activité fiévreuse des champs d'or du haut Nil : « Le ouadî 'Allâqî est comme une immense ville, très peuplée de toutes sortes d'individus, Arabes et non-Arabes, tous chercheurs d'or. » Sous les Fâtimides, des agents du calife dirigent eux-mêmes les troupes d'esclaves chargées de l'extraction. On est revenu aux beaux temps de l'exploitation ptolémaïque. Mais l'extension de leur domination sur tout le Nord de l'Afrique devait permettre aux Musulmans de capter une source bien plus importante, qui allait alimenter le principal courant d'or neuf vers la Méditerranée du IX" au XV® siècle : celle du Soudan. Après l'introduction du chameau dans l'Afrique du Nord, vers le II" siècle après J.-C., les tribus berbères de l'intérieur avaient progressé vers le Sud, à travers le Sahara ; elles avaient, de proche en proche, pris possession du désert, construit les oasis et, enfin, établi le contact avec la bordure soudanaise. La conquête du Maghreb par les Musulmans, l'établissement de leur domination sur les tribus berbères et l'extension de leur commerce vers le Sud devaient rattacher ce réseau de relations sahariennes au domaine méditerranéen et permettre d'organiser l'acheminement de l'or du Soudan, par les pistes du désert, vers les marchés de l'Afrique du Nord. Sidjilmâsa, fondée au Tafilelt en 757-758, fut la grande cité caravanière, le port d'arrivée du commerce soudanais : chaque automne en partait la « caravane de

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l'or •». Au X' siècle, les taxes qui y étaient levées sur les importations du Soudan rapportaient au Trésor 400 000 dînârs par an. Parallèlement à cette ligne occidentale — Sidjilmâsa, Tichit, le Soudan —, d'autres relations se nouèrent bientôt, au départ d'Ouargla, vers le coude du Niger, par le Tidikelt ; plus à l'Est encore, des pistes joignirent le Djérid et Tripoli à Ghadamès, l'Aïr et le Soudan. Ce sont là les trois routes sahariennes de l'or. Pour la domination de leur terminus dans le Maghreb, une lutte serrée s'engage entre les différents Etats de l'Occident musulman, et nous avons là un fil conducteur pour nous guider dans l'histoire confuse du moyen âge nord-africain. Au IXe siècle, les Umayyades de Cordoue se sont assuré la quasi-vassalité des petites dynasties berbères du Maghreb occidental et l'amitié déférente des Rostémides de Tahert, dont l'autorité ou l'influence s'étendent du Djebel Nefousa jusqu'à Sidjilmâsa, en passant par Ouargla, c'est-à-dire qui, pratiquement, dominent les débouchés de toutes les pistes sahariennes. Mais, dans les premières années du x' siècle, les Fâtimides, après s'être emparé de l'Ifrîqiya, du Djérid et de Tripoli, détruisent la principauté de Tahert et occupent Sidjilmâsa ; ils sont, pour un temps, maîtres de toutes les routes de l'or, ce qui leur permet de constituer d'importantes réserves de métal précieux pour l'accomplissement de leur grand projet : la conquête de l'Egypte. Us peuvent consacrer des sommes considérables à leur propagande dans la vallée du Nil et, lors de leur dernière et victorieuse invasion, transporter en Egypte mille charges d'or pour les frais de premier établissement. A partir de ce moment, le marché égyptien est envahi par les dînârs maghrebi, qu'au siècle suivant admire encore le voyageur persan Nasir-i-Khosrau. Au cours du Xe siècle, les Umayyades parviennent à ressaisir le contrôle de la route occidentale, les Fâtimides restant maîtres des routes orientales : le flux d'or soudanais se divise en deux, et c'est l'apogée, à l'Ouest, du califat de Cordoue, à l'Est, du califat du Caire. Au XI* siècle, le long de la route occidentale de l'or, du Soudan au Maroc, puis en Espagne, se propage la conquête almoravide ; gardant un étroit contact avec la bordure soudanaise, les Almorávides pourront frapper en grandes quantités les beaux « marabotins » que se disputeront les pays de l'Occident chrétien jusqu'au jour où les navires italiens viendront s'approvisionner directement, à Mers-el-Kebir, en or neuf du Soudan. Pendant ce temps, à l'autre bout de l'Afrique du Nord, l'invasion hilâlienne en Ifrîqiya interrompt les routes qui, par le Sahara oriental, le Djérid et Tripoli, approvisionnaient le domaine fâtimide en métal du Soudan ; elle coupe ainsi de l'Eldorado sou-

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danais l'Egypte et, avec elle, tout l'Orient musulman, ce qui n'est pas étranger à l'affaiblissement de ces pays dont profiteront les Turcs, puis les Croisés ; par ailleurs, l'invasion hilâlienne, en isolant le bassin occidental de la Méditerranée du reste du monde musulman, favorisera les entreprises commerciales de Gênes sur les côtes de Berbérie et lui permettra, au XII' siècle, de dérouter l'or du Soudan au profit de l'Occident chrétien. Mais, que les courants d'or neuf partant de l'Afrique occidentale se dirigent vers l'Egypte ou vers l'Espagne, c'est, jusqu'à la fin du XIe siècle, en territoire musulman qu'ils aboutissent. Remise en circulation de l'or thésaurisé et exploitation de tous les anciens gisements aurifères connus dans l'Orient musulman, arrivée de l'or du Soudan dans l'Occident musulman : les Musulmans sont les maîtres de l'or. #

Une telle position donne au monde musulman d'immenses possibilités de monnayage, des possibilités comme n'en avaient jamais connu ni les monarchies hellénistiques, ni l'Empire romain ni, à plus forte raison, l'Empire byzantin, l'Empire sâssânide ou les royaumes barbares d'Occident. Les ateliers monétaires se multiplient de l'Iran à l'Espagne. Des quantités considérables de monnaies d'or et d'argent sont frappées par les califes et, après le démembrement du califat, par tous les souverains des différents Etats musulmans. Le type monétaire musulman, cependant, ne s'établit pas tout de suite. Cela est dû, certainement, au caractère traditionnel que le commerce attache toujours à ses instruments d'échange. Au lendemain de la conquête les pièces d'or byzantines et les pièces d'argent sâssânides continuèrent à courir chacune dans leur domaine propre, et les monnaies frappées par les conquérants n'en furent d'abord que des imitations. C'est le calife umayyade 'Abd al-Malik qui, le premier, vers 694, frappa au type musulman : le nom du calife, ses titres et des légendes pieuses remplacèrent l'effigie du basileus sur l'or et celle du souverain sâssânide sur l'argent ; les anciennes pièces furent graduellement retirées de la circulation, refondues et frappées au coin de la réforme. C'est à cette nouvelle monnaie que certaines de nos sources orientales donnent le nom de manqoâcha, « la gravée, la neuve », terme qui, sous les formes mancus, mancussus, mangon, etc., devait connaître une grande extension dans tout l'Occident chrétien. La monnaie musulmane était créée ; le dînâr prenait la suite du sou d'or byzantin, le dirhem celle de la drachme d'argent sâssânide ; un

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rapport fixe était établi entre ces deux unités, ce qui unissait étroitement le système monétaire byzantin de l'or au système monétaire perse de l'argent. Cependant, les trois anciennes aires de circulation ne fusionnaient pas encore : dans les rôles de l'impôt, les revenus des provinces occidentales (ancien domaine byzantin) sont exprimés en or, ceux des provinces orientales (ancien domaine sâssânide) en argent ; les ateliers espagnols (ancien domaine wisigothique) n'émettent que des dirhems. Mais, au cours du IX' siècle, un profond changement intervient : la frappe de l'or, jusque-là limitée aux ateliers de Syrie et d'Egypte, se décentralise, se propage vers l'Est, à Bagdad, puis dans toutes les grandes villes de Mésopotamie et d'Iran — et vers l'Ouest, en Afrique du Nord, en Sicile, en Espagne. Dans les rôles de l'impôt du début du Xe siècle, les revenus de toutes les provinces de l'Empire 'abbâsside, orientales comme occidentales, sont exprimés en or. Vers la même époque, les Umayyades de Cordoue se mettent aussi à frapper des dinars. Les Fâtimides, de leur côté, intensifient leur monnayage d'or, créant à côté du dinar le quart de dìnàr, roub', en or, dont ils émettent d'énormes quantités en Sicile ; cette petite monnaie, connue dans l'Occident chrétien sous le nom de « tarin », devait dominer tous les rivages de la mer Tyrrhénienne jusqu'au XII* siècle.

Ainsi, du Nord de l'Inde à l'Andalousie, l'or est frappé, l'or circule. La brillante civilisation musulmane, civilisation matérielle et aussi civilisation tout court, ce qu'on a appelé la « renaissance de l'Islam », avec ses artistes, ses savants, ses penseurs, ses lieux d'élection — Bagdad, Le Caire, Cordoue —, est comme portée sur ce flot d'or. Le dìnàr est devenu la principale monnaie du monde musulman, monnaie réelle du grand commerce et monnaie de compte pour l'évaluation des impôts ; le dirhem n'est plus qu'une monnaie d'appoint ou l'instrument des petites transactions locales. Le domaine monétaire de l'or ou, plus exactement du bimétallisme méditerranéen, s'est annexé, à l'Est, les pays où régnait jusqu'alors le monométallisme argent, et, à l'Ouest, ceux où il venait de s'implanter. Cette victoire de l'or au cours du IX* siècle, son extension progressive au monde musulman tout entier, sa poussée vers l'Orient et vers l'Occident, hors du domaine restreint où il était contenu au vii* siècle, comment ne pas les lier à ces deux faits capitaux : la remise en circulation de l'or thésaurisé et l'arrivée de l'or du Soudan ?

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III Le numéraire qui circule partout dans le monde musulman n'y reste pas en entier confiné : une partie importante s'en échappe et se répand dans les domaines économiques voisins. Cette exportation de métaux précieux, sous forme de monnaies, est une force pour le commerce musulman. Par elle rayonne la puissance des grands centres de Bagdad, de Foustât-Le Caire, de Cordoue, de Palerme. Mais, par elle aussi, la carte générale des domaines et des courants monétaires, telle que nous l'avions tracée pour le début du VIIe siècle, va subir de profondes modifications. Là commence ce qu'on peut appeler le rôle mondial de l'or musulman. Pour en apprécier l'importance, il faut suivre le cheminement des monnaies musulmanes sur les routes d'Asie et sur les routes d'Europe. L'examen de la balance commerciale entre le monde musulman et les pays qui l'entourent, le report sur carte des itinéraires commerciaux, le pointage des trouvailles de dinars et de dirhems hors des terres islamiques vont nous fournir les éléments de l'enquête. De ce point de vue, trois horizons sont à envisager : l'horizon oriental, l'horizon byzantin, l'horizon de l'Occident barbare. Par toute sa façade orientale — Asie centrale, golfe Persique, mer Rouge —, le domaine musulman laisse échapper des quantités importantes de numéraire. Bagdad et Foustât-Le Caire ont pris, de ce côté, la suite du grand commerce sâssânide et alexandrin : commerce d'importation des produits précieux de l'Inde, de l'Insulinde et de l'Extrême-Orient, qui nécessite de grosses sorties de numéraire vers l'Est. Le dìnàr se répand largement dans toute la partie occidentale de l'océan Indien, depuis Ceylan et la côte de Malabar jusqu'à Socotora et Madagascar ; aux Xe et XIe siècles, l'or 'abbâsside, arrivant par le golfe Persique, et l'or fâtimide, arrivant par la mer Rouge, y dominent tous les marchés d'escale. De quel or sont faits ces dinars fâtimides que l'on a trouvés à Madagascar ? D e quelque calice de monastère égyptien, d'une statuette pharaonique ou de « tibr » du Soudan ? C'est l'excédent d'or exportable dans les pays du Proche-Orient qui a permis le prodigieux développement des navigations arabes dans les mers du Sud. Dans ces régions, le dìnàr a pris la place qu'occupait, au Vi' siècle, le nomisma byzantin et, au VIIe, le dirhem sâssânide, tout en s'avançant plus loin, vers le Sud et vers l'Est, que ses devanciers. Après l'intermède de l'argent sâssânide, dû à la poussée perse vers l'Arabie méridionale, où elle avait réussi à couper la route au trafic alexandrin,

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toute cette zone commerciale immense, la zone des Moussons, était à nouveau rattachée au domaine monétaire de l'or et, par ce fait, étroitement reliée à l'économie méditerranéenne. # D u côté de l'Empire byzantin, la balance commerciale présente un caractère tout différent. Ici, c'est l'Orient musulman qui exporte ou réexporte les marchandises asiatiques dont il est le seul transitaire, et c'est à son profit qu'en échange s'établit un fort courant d'or byzantin. Tout le marché d'importation de Byzance est, en effet, dans la dépendance de l'Orient musulman, d'une manière bien plus étroite encore qu'il ne l'était vis-à-vis de l'Empire sâssânide ; et ce sont, comme par le passé, des exportations massives d'or qui lui permettent d'acquérir sur les marchés de l'Orient les produits précieux dont dépendent à la fois son luxe et toute son activité industrielle et commerciale. A cette continuelle hémorragie d'or, provoquée par l'appel aux produits orientaux, vint s'ajouter, pendant toute la fin du VIIIe et le début du IX e siècle, un tribut annuel de 7 0 0 0 0 à 9 0 0 0 0 sous d'or que le basileus devait verser à Bagdad. La position monétaire de Byzance, face au monde musulman, ne paraît pas être meilleure que sa position commerciale. La perte de la Syrie et de l'Egypte l'a privée des stocks de métaux précieux que ces deux provinces possédaient encore à la veille de la conquête musulmane. Elle n'a plus d'accès aux sources d'or neuf, dominées désormais par les Musulmans. A la fin du VII e siècle, la réforme monétaire d"Abd al-Malik a fait surgir, en face du nomisma, un redoutable concurrent : le dînâr. Le fléchissement du titre du nomisma et l'accentuation de la baisse des prix, basés sur l'or à la fin du VII* et au début du v m ' , témoignent de la rareté toujours plus grande des métaux précieux et des difficultés où se trouve engagée, de là, l'économie byzantine. Comment expliquer, alors, la reconstitution des stocks d'or que nous constatons à Byzance dès la fin du VIII* siècle, stocks qui prennent d'énormes proportions aux IX*, X e et XI* siècles, et qui permettent le relèvement du titre du nomisma, le renversement de la tendance des prix, l'essor du commerce et des industries ? Or inactif, rendu à la vie monétaire ? Arrivée d'or monnayé permise par une balance excédentaire sur d'autres fronts commerciaux que le front musulman ? L'un et l'autre, ou, d'une façon plus précise, l'un relayé par l'autre.

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La crise iconoclaste, de 726 à 842, a eu pour conséquence la remise en circulation d'une importante partie des richesses amassées dans les églises et les monastères byzantins. Il s'est alors passé à Byzance ce que nous avons vu se produire dans le monde musulman à la même époque, et l'exemple donné par les califes ne dut pas être sans influence sur la politique des empereurs iconoclastes en cette matière. Mais la masse de métal précieux rendue à son usage monétaire par les spoliations des Isauriens n'est pas comparable à celle que les califes devaient arracher aux riches trésors ecclésiastiques de Syrie et d'Egypte ; elle ne fit que permettre à Byzance de doubler le cap des jours difficiles, en ranimant quelque peu son économie défaillante et en contribuant à maintenir le nomisma en face de son nouveau rival, le dînâr ; elle est insuffisante pour expliquer le développement continu de la vie économique et la circulation d'or, de plus en plus intense, que nous voyons à Byzance du IXe au XIe siècle. Un autre fait, à l'action plus lente, mais plus régulière, est venu, à partir du IX® siècle, relayer l'afflux d'or, momentané et limité, provoqué par la crise iconoclaste : l'exportation des produits précieux de l'industrie byzantine reprend vers l'Occident barbare et, avec elle, la réexportation d'une partie des marchandises achetées par Byzance à l'Orient musulman. En d'autres termes, le débouché occidental qui, progressivement, du VI® au Vin' siècle, s'était presque fermé, se rouvre, et de plus en plus largement, aux marchandises provenant de Byzance ou transitées par elle. Ces exportations et réexportations vers l'Occident s'effectuent soit par l'intermédiaire des marines italiennes d'Amalfi, de Salerne, de Gaëte, de Bari et surtout de Venise, soit par l'intermédiaire des marchands russes (scandinaves) qui, de Kiev, descendent le Dniepr et gagnent Constantinople par la mer Noire. Les uns et les autres introduisent à Constantinople des marchandises de faible valeur, surtout du ravitaillement pour la grande ville, et en remportent des produits très précieux et très chers, étoffes de soie, pourpres, épices et autres articles de luxe qu'ils redistribuent dans tout l'Occident. Les navires vénitiens n'acquittent qu'un droit d'entrée de deux sous d'or, tandis qu'il leur faut payer quinze sous à la sortie ; ce rapport deux sur quinze représente, en gros, le rapport de valeur entre les importations de Byzance et ses exportations vers les ports italiens. Il en est de même du côté des fleuves russes, où, à la fin du Xe siècle, Vladimir de Kiev frappe des monnaies d'or pour les besoins de son commerce avec Byzance. Un double courant d'or pénètre donc dans l'Empire byzantin par le Nord et par l'Ouest, coulant de plus en plus

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fort à mesure que s'accroît la puissance d'achat des pays d'Occident qui, par l'intermédiaire de Kiev et de Venise, font appel au marché byzantin. Mais d'où l'Europe barbare, vidée d'or ou presque au vu' siècle, tire-t-elle, à partir du IX®, l'or avec lequel elle achète à Byzance ses précieuses marchandises ? *

Le contact entre le monde musulman et l'Occident barbare s'établit par deux faisceaux de routes, de part et d'autre du domaine byzantin : routes du Nord, au départ des grands marchés d'Iran, de Mésopotamie et d'Arménie, vers la Caspienne et les fleuves russes et, de là, par la Pologne ou par la Baltique et la mer du Nord, vers l'Occident germanique ; routes du Sud, au départ des centres urbains de Syrie, d'Egypte, d'Afrique du Nord, de Sicile, d'Andalousie vers l'Italie, l'Espagne du Nord ou la France du Midi et, de là, par les cols des Alpes ou la vallée du Rhône, vers les pays rhénans. Routes du Sud comme routes du Nord sont activement parcourues par les marchands : marchands scandinaves sur les routes du Nord, vénitiens ou amalfitains sur les routes du Sud, juifs sur les unes et les autres. Comment, le long de ces itinéraires, s'établit la balance commerciale monde musulman — monde barbare ? Les principaux articles de commerce que les pays musulmans demandent à l'Europe barbare sont : les esclaves « saqâliba » (slaves) et les fourrures de la forêt russe, qui constituent l'essentiel d'un vaste trafic qui s'opère aussi bien vers l'Orient musulman, par les routes des fleuves russes, que vers la Méditerranée musulmane, par les routes d'Espagne et d'Italie ; les armes fabriquées dans l'Empire franc, qui empruntent les mêmes itinéraires ; l'étain de Cornouailles, qui, par le pays des Francs, gagne l'Espagne musulmane ou Venise et les ports musulmans ; le bois pour les constructions navales que les Vénitiens tirent des forêts d'Istrie et de Dalmatie et qu'ils introduisent en Ifrîqiya et en Egypte. On a signalé déjà l'ampleur prise par l'exportation des esclaves slaves vers les centres musulmans d'Orient et d'Occident, le fait humain profond qu'elle représente et qu'atteste l'évolution sémantique du mot désignant le slave dans toutes les langues européennes et orientales, où il a fini par signifier l'esclave par excellence, ou l'eunuque. On a insisté aussi sur son importance quantitative : pour la seule ville de Cordoue, des recensements successifs opérés sous 'Abd ar-Rahmân III (912-961) font ressortir un accroissement de dix mille saqâliba en une cinquantaine d'années. Mais on n'a pas suffi-

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samment mis l'accent sur l'importance en valeur de ce trafic et sur l'énorme rentrée d'or qu'il représentait, en retour, pour l'Occident barbare. Marchandise précieuse et recherchée dans tout le monde musulman, les eunuques slaves, les belles esclaves, achetés sur les marchés d'Espagne, atteignaient de très hauts prix : mille dinars et plus, note au début du Xe siècle le géographe Istakhrî. Cette traite des esclaves que nos sources, orientales comme occidentales, nous permettent de faire remonter à la fin du V I I I e siècle, était, au x* siècle, à l'origine des « immenses bénéfices », immensum lucrum, dit Liutprand, que réalisaient les marchands de Verdun spécialisés dans ce trafic ; elle faisait affluer en Bohême « l'or qui porte le malheur avec lui », l'infelix aururn contre lequel vitupère saint Adalbert de Prague ; grâce à elle, la principauté de Kiev, véritable Etat esclavagiste, pouvait frapper ses monnaies d'or. Les fourrures et l'étain étaient aussi vendus très cher aux pays musulmans qui n'en produisaient pas. Quant aux armes et au bois pour les constructions navales, si recherchés, surtout par des pays comme l'Egypte, où manquaient le fer et les forêts, ils donnaient lieu à un véritable commerce de contrebande, interdit par les capitulaires carolingiens, les édits des empereurs byzantins et les bulles pontificales ; commerce où l'on courait de gros risques, mais d'autant plus lucratif, comme tous les commerces interlopes : la cargaison jetée dans les ports levantins, on revenait sur lest, mais la bourse garnie d'or. L'Occident barbare, grâce à l'appel des nouveaux centres de consommation créés dans l'Occident musulman, grâce aussi à l'ouverture de la voie commerciale qui, par les fleuves russes, le met maintenant en relation avec les vieux centres de l'Orient musulman, redevient un pays exportateur, ce qu'il n'était plus depuis l'abandon de Rome pour Constantinople. Il a désormais des marchandises, et des marchandises précieuses, à offrir à des pays qui peuvent les lui acheter, car ils ont de l'or. En face de ces exportations, que le monde barbare dirige vers le domaine musulman, les importations qu'il en tire présentent un volume et une valeur globale bien moindres. Elles consistent essentiellement en tissus de luxe : vela tyrea, panni alexandrini, spaniscum sont des termes qui reviennent souvent dans les inventaires des églises d'Occident. Mais n'oublions pas que beaucoup de ces tissus d'origine musulmane arrivaient par l'intermédiaire du commerce byzantino-kiévien ou byzantino-vénitien, sauf le spaniscum, bien entendu, importé directement des ateliers espagnols.

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La balance entre les deux domaines se soldait donc par un actif en faveur de l'Occident. D'importantes quantités de numéraire musulman pénétraient, sans contrepartie, dans l'Europe barbare. #

Cette conclusion reçoit sa confirmation d'un fait connu : la circulation de monnaies musulmanes dans l'Europe de l'Est et du Nord, où elles pénètrent par les routes des fleuves russes, et dans l'Europe de l'Ouest, où elles entrent par la voie méditerranéenne. Dans l'Europe orientale, le dirhem musulman a pris la place du direm sâssânide qui, au début du vil* siècle, avait imposé la tradition du monométallisme argent à ces pays sans monnayage propre. Des trouvailles très nombreuses, et souvent considérables, de monnaies musulmanes d'argent ont été faites de la Caspienne à la Baltique, en Scandinavie, dans les Iles Britanniques et jusqu'en Islande. Est-ce à dire que l'or musulman ne fut pas exporté vers le domaine du commerce scandinave ? Certainement pas : comme dans tous les pays où règne le monométallisme argent, l'or est transformé en lingots ou en bijoux qui circulent comme marchandises ; le travail de l'or a été important à cette époque dans tous les pays de la Baltique : les collections des musées scandinaves en témoignent. Mais tout l'or drainé de l'Orient musulman vers les pays du Nord par le fructueux commerce des esclaves, des fourrures et des armes, n'était pas fondu et transformé en parures : une grosse partie était réexportée vers Byzance, sous sa forme même de dinars ou sous forme de monnaies kiéviennes, lorsque Vladimir, rompant avec la tradition iranienne du monométallisme argent, se mit à frapper l'or, à la fin du X* siècle. Dans l'Europe occidentale, le dìnàr musulman, sous le nom de mancus, s'est substitué, comme monnaie du grand commerce et comme monnaie de compte, au sou d'or que l'Occident cesse de frapper dans la deuxième moitié du vin* siècle. Partout en Occident, en Italie comme dans l'Espagne du Nord, en Gaule comme en Germanie ou dans l'Angleterre anglo-saxonne, le mancus circule, le mancus est employé comme expression des prix. Cette arrivée de dinars fait baisser la valeur marchande de l'or : le rapport or — argent, qui était de un pour douze en Gaule à la fin de l'Empire romain, était tombé à un pour quinze et même bien plus bas dans les derniers temps du Royaume mérovingien ; au IX* siècle, il est à nouveau de un pour douze. Elle permet aussi au travail de l'or de se développer dans l'Empire carolingien : c'est avec de « l'or arabe », auro

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arabico, qu'était décorée la châsse de saint Vaast, en 852-853. Le dinar est si bien devenu l'instrument privilégié des échanges importants que les souverains occidentaux, lorsqu'ils veulent donner à l'or un aspect monétaire, imitent le type musulman, comme en témoigne la monnaie du roi Offa de Mercie (737-796), reproduisant le dinar frappé par le calife 'abbâsside al-Mansoûr, en 774, ou les « tarins » ad crucem émis au xi* siècle par les cités italiennes de la côte tyrrhénienne sur le modèle du roub' sicilien. Remarquons, toutefois, que cette frappe d'imitation ne dut jamais être bien intense, car l'or qui pénétrait en Occident, venant des pays musulmans, revêtait déjà une forme monétaire : tel quel, il circulait dans toute l'Europe barbare ; tel quel, il servait à payer les importations opérées sur les marchés extérieurs, sur les marchés musulmans comme sur ceux de la Russie kiévienne, de Venise ou de Byzance. La baisse de la valeur de l'or, produit importé, par rapport à l'argent, produit indigène, le travail de l'or dans les pays Scandinaves et dans l'Empire carolingien, la circulation du dìnàr dans l'Europe occidentale comme celle du dirhem dans l'Europe orientale et septentrionale, la frappe de monnaies au type musulman attestent la réalité et l'importance d'un grand commerce d'exportation du monde barbare vers le monde musulman, et, en sens inverse, l'existence et la force du courant monétaire qui y correspond. Grâce à cet afflux d'or qu'il ne connaissait plus depuis longtemps, l'Occident, progressivement, reconstitue quelques réserves métalliques et recouvre son pouvoir d'achat vis-à-vis de Byzance. A peu près complètement arrêtées à la fin de l'époque mérovingienne, faute d'or, les importations en provenance du marché byzantin reprennent dès le début du IXe siècle et leur volume ira en s'accroissant aux Xe et XI® siècles, à mesure que l'introduction de monnaies musulmanes se fera plus intense en Occident. Kiev et Venise, nous l'avons vu, sont les deux places par où arrivent les marchandises byzantines qui, de là, sont redistribuées dans tout l'Occident : l'or qui, en échange, par Kiev ou par Venise, afflue à Byzance est, en réalité, de l'or musulman. *

Ainsi, le commerce extérieur de l'Occident présente deux façades, distinction capitale dont on ne s'était pas encore avisé : l'une, à balance excédentaire, celle qui regarde le domaine musulman, l'autre à balance déficitaire, celle qui regarde le domaine byzantin. Entrée d'or d'un côté, sortie d'or de l'autre : un courant monétaire coule

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à travers l'Europe barbare des pays musulmans vers Byzance. On peut donc parler d'une redistribution d'or musulman dans l'Occident barbare et, par l'intermédiaire de celui-ci, dans le domaine byzantin, les conséquences de ce fait sont d'importance : C'est d'abord l'apparition en Occident de filets de relations générales alimentées par l'or, qui, du domaine musulman, chemine vers le domaine byzantin. Au point où viennent confluer les courants d'or issus du monde musulman et les courants de marchandises arrivant de Byzance, s'allument les foyers d'où partira le renouveau d'une économie d'échange qui s'annonce au IXe siècle, se précise au X8 et s'affirme au XIe. Au Sud, Venise prend son essor ; sa puissance commerciale et sa richesse atteignent, au Xe siècle déjà, un stade de développement remarquable. Au Nord, la Frise, la Flandre, les pays rhénans commencent à jouer le rôle de carrefour commercial privilégié qui sera pleinement le leur à partir du XIe siècle. La renaissance carolingienne, le luxe de la Cour des Ottons sont tributaires, dans une large mesure, de ces filets d'or musulmans qui viennent animer certaines régions, bien restreintes encore, d'un Occident resté, par ailleurs, profondément rural, domanial et barbare. C'est ensuite l'éveil économique des régions de l'Europe orientale et septentrionale, demeurées jusque-là à l'écart des grands courants : le domaine du commerce Scandinave, de la Russie du Sud à la Baltique et à la mer du Nord, est tout entier irrigué par le numéraire musulman ; c'est lui qui a déposé les germes d'activité et nourri le réseau de relations commerciales que les Hanséates rhénans rencontreront et développeront plus tard. C'est enfin l'essor monétaire et économique de Byzance : l'or musulman qui y afflue par le Nord et par l'Ouest compense, et au-delà, les sorties de numéraire vers l'Est. Grâce à lui, Byzance a pu reprendre à son profit le rôle de grande place de transit entre Orient et Occident, la fructueuse position de « pays éponge » qui, jusqu'au vil" siècle, avait fait la fortune de ses provinces orientales, la Syrie et l'Egypte. Sans l'or musulman ne saurait se comprendre le « second âge d'or » de la civilisation byzantine, sous la dynastie de Macédoine. *

Ainsi, avec les conquêtes musulmanes et la création du vaste et puissant domaine économique qui en est la conséquence, la répartition des aires monétaires, leur densité en or, le tracé et la direction des courants entraînant la masse métallique ont été profondément modi-

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fiés, et aussi le sens même de l'évolution tel qu'il apparaissait au vu 6 siècle : à une économie d'où l'or se retirait, happé par le gouffre de la thésaurisation orientale, se substitue une économie où il afflue. La frappe de l'or s'intensifie et les ateliers se multiplient ; le volume d'or actif augmente et le domaine où il circule s'étend. L'or des trésors orientaux rendu à la vie monétaire et l'or neuf arrivant du Soudan ont progressivement repoussé vers l'Est et vers l'Ouest le domaine de l'argent : victoire des champs d'or du Soudan sur les mines de métal blanc de l'Iran du Nord et de l'Europe occidentale. Au vii* siècle, le domaine véritable de l'or, celui du nomisma, est pratiquement limité au bassin oriental de la Méditerranée. Mais, dès la fin du VIIIe siècle, le mancus se répand et est imité dans l'Occident barbare. Au cours du IX' siècle, la Mésopotamie et l'Iran passent à 1''étalon-or ; l'or est frappé en Andalousie, en Sicile. Au X° siècle, le dìnàr est devenu la monnaie dominante sur tous les marchés de l'océan Indien ; le monnayage de l'or commence dans la principauté de Kiev. Au XI° siècle, les villes italiennes de la mer Tyrrhénienne imitent le tarin sicilien, la Catalogne le dinar cordouan. Au XIIe siècle, la Castille frappe des pièces d'or au type musulman ; quelques deniers d'or sortent des ateliers impériaux ou épiscopaux des pays rhénans. Au XIIIe siècle, enfin, les cités de l'Italie du Nord lancent sur les marchés de la Méditerranée et de l'Occident leurs ducats et leurs florins. Ce tableau chronologique résume les conquêtes successives de l'or musulman, métal ou monnaie. Les nouvelles provinces annexées au domaine de l'or sont alimentées en précieux métal par des courants monétaires d'un tracé tout nouveau. Au mouvement de flux et de reflux imprimé à la masse métallique, d'Est en Ouest, par la conquête romaine, puis d'Ouest en Est par l'importation en Occident, sans contrepartie, de marchandises précieuses de l'Orient, à ce mouvement linéaire et à sens unique qui ne représentait pas un véritable courant d'échange, mais bien plutôt un courant d'épuisement alternatif d'une partie du monde au profit de l'autre, succède maintenant un mouvement circulaire. Un double courant d'or s'échappe du monde musulman, pénètre dans l'Europe barbare par le Sud-Ouest et par le Nord-Est, vient confluer à Byzance, d'où il regagne l'Orient musulman. Le circuit de l'or est fermé : du monde musulman à l'Occident, de l'Occident à Byzance, de Byzance au monde musulman. Fait immense dans l'histoire de la circulation monétaire. Fait nouveau : pour la première fois s'amorce un système circulatoire de cette ampleur, intéressant à la fois l'Orient, la Méditerranée et l'Europe tout entière. L'appel des

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centres de consommation musulmans aux produits de l'Europe barbare, appel permis par l'excédent d'or exportable qu'ils possédaient, a supprimé la solution de continuité que représentait, pour les courants monétaires, le dessèchement économique de l'Occident, privé jusquelà de toute possibilité d'exportation. La victoire de la monnaie d'or dans tout l'Orient musulman a fait disparaître le hiatus dans les courants monétaires que créaient la thésaurisation et le monométallisme sâssânides. D'un côté comme de l'autre, l'or musulman est à l'origine de cette transformation radicale dans le tracé et la direction des courants monétaires. Mais l'or qui s'échappe du domaine musulman n'y fait pas tout entier retour. Une partie reste dans l'Europe barbare, une autre, plus importante encore, à Byzance, une autre enfin fuit, hors du circuit, vers l'océan Indien et l'Asie centrale. Cet or musulman, qui se dépose dans les domaines voisins, y joue un rôle actif, un rôle créateur. C'est une parcelle de force économique, force que procure l'or, moteur du grand commerce, qui est ainsi acquise par ces pays : éveil de l'Europe du Nord, renouveau de l'Occident, essor de Byzance, développement du commerce dans l'océan Indien et l'Asie centrale. Cette perte de métal précieux appauvrit-elle l'économie musulmane ? Non, tant que les Musulmans conservent le contrôle exclusif de toutes les sources d'or neuf, tant qu'ils peuvent, surtout, s'assurer la production entière des champs d'or du Soudan, c'est-à-dire jusqu'au XIe siècle. Jusque-là, et à partir du VIIIe siècle, moment où la monnaie créée par 'Abd al-Malik s'est imposée comme principal instrument des échanges internationaux, c'est l'or musulman qui règne en maître sur toutes les routes du grand commerce. Vlile-Xl° siècles : l'âge du dinar et de la suprématie économique du monde musulman. Dans l'histoire monétaire — mieux : dans l'histoire économique mondiale —, les conquêtes musulmanes, qui ont remis en circulation l'or accumulé dans les trésors de l'Orient et capté l'or du Soudan, prennent place entre les conquêtes d'Alexandre, qui ont ouvert au monde grec les trésors achéménides et les mines d'Asie, et les conquêtes espagnoles, qui ont apporté au vieux monde l'or et l'argent d'Amérique.

CHAPITRE II

Mahomet et Charlemagne Le problème économique*

Aux journées franco-belges d'histoire, qui se sont tenues en mai dernier à la Sorbonne, F. Vercauteren, professeur à l'Université de Liège, nous a donné un puissant et clair aperçu des principaux travaux publiés sur le problème « Mahomet et Charlemagne », de 1937 à 1947 : les dix années écoulées depuis la parution de l'œuvre ultime de Pirenne. Dans cet exposé figurait en bonne place, et à juste titre, un très important article de notre collaborateur, Robert S. LopeE, professeur à Yale University \ Sans aborder dans toute leur ampleur les innombrables questions que posent les thèses de Pirenne, R. S. Lopez a fait porter sa critique sagace sur un de leurs points essentiels : les quatre « disparitions majeures » que Pirenne décèle dans l'Occident barbare à partir du VIIIe siècle et où il voit la preuve d'une rupture dans les relations commerciales entre Orient et Occident, rupture causée par l'invasion de l'Islam dans la Méditerranée — cessation de la frappe de l'or sous les premiers Carolingiens, arrêt des importations de tissus orientaux, abandon de l'usage du papyrus par la chancellerie des derniers Mérovingiens, interruption dans l'arrivée des épices sur les marchés de l'Empire franc. E. Sabbe, dans un gros mémoire 2 , s'était déjà attaqué à l'une de ces disparitions, celle des étoffes précieuses orientales, et il annonce vine nouvelle étude sur le parchemin et le papyrus à l'époque mérovingienne 3. Mais la documentation qu'il a si consciencieusement réunie est tout entière occidentale. Comme celle de Pirenne. Des deux parties antithétiques — Mahomet et Charlemagne — Charlemagne seul

* Texte publié dans la revue Annales : Economies, Sociétés, Civilisations 3 (2), avril-juin 1948, pp. 188-199. 1. Voir note 1 et suiv. à la fin du chapitre, pp. 45-46.

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a été étudié. Et Mahomet ? Nous ajouterons : et Byzance ? Pour confirmer ou infirmer la théorie de Pirenne, il semble, en effet, d'une bonne méthode de faire appel des sources occidentales aux sources orientales (arabes et grecques), d'autant plus que, si les premières sont très pauvres pour cette période du vin" et X e siècle, les secondes sont beaucoup plus riches. C'est ce qu'a compris R. S. Lopez. Il a franchi la frontière. Il a fait le premier pas hors du cercle magique qui limitait jusqu'ici la discussion des idées pirenniennes aux documents uniquement occidentaux et aux explications forcément restreintes qu'on en pouvait tirer. C'est cette prise de position, de l'autre côté de la barricade, qui fait l'originalité — et l'importance — de son brillant essai. *

Il semble difficile, écrit R. S. Lopez, de maintenir la « thèse catastrophique » de Pirenne et d'envisager les conquêtes arabes comme la cause d'un brusque écroulement du commerce international avec, par conséquence, une révolution interne dans la vie économique et sociale de l'Occident faisant subitement succéder une période d ' « économie fermée » à une période d' « économie ouverte » : ces nouvelles tendances étaient incluses dans le monde occidental lui-même. Quant au trouble apporté dans l'approvisionnement de l'Europe en certaines matières, la cause doit en être cherchée, non dans une rupture des relations commerciales entre l'Occident et l'Orient qu'aurait provoquée la rapide expansion de l'Islam dans la Méditerranée, mais dans les événements, d'un ordre tout différent, intervenus dans le domaine byzantin et dans le domaine musulman. Trois sur quatre des produits « disparus », d'après Pirenne — la monnaie d'or, les étoffes précieuses, le papyrus — , sont des monopoles d'EtatLeur fabrication et leur mise en circulation sont soumises à des restrictions spéciales dès l'Empire romain. Elles le restent dans l'Empire byzantin, comme dans le califat qui ne change rien à l'organisation antérieure. Cette constatation pourrait, d'après R. S. Lopez, éclairer certains aspects du problème.

La monnaie d'or La frappe de l'or cesse en Gaule seulement dans la seconde moitié du Vin* siècle, donc longtemps après les conquêtes musulmanes. En Italie elle continue jusque vers 800, date sans importance pour le

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califat, mais grande date pour l'Europe. Enfin, après une courte réapparition sous Charlemagne et sous Louis le Pieux, le monnayage de l'or est définitivement abandonné dans l'Occident chrétien. Tels sont les trois grands faits que R. S. Lopez se propose d'expliquer en faisant intervenir surtout la notion de : monnaie, monopole d'Etat. Monopole farouchement défendu par les empereurs byzantins, organisé par le calife 'Abd al-Malik en 692, restauré par Pépin le Bref et Charlemagne. La décadence du monnayage de l'or (quantité, titre et technique de la frappe) commence dans le Royaume mérovingien dès la fin du VIe siècle. Elle est en rapport avec le déclin du commerce, l'anarchie où se débat alors l'Etat franc et le triste état des arts. C'est pour introduire plus d'uniformité dans la frappe et restaurer, partiellement au moins, le monopole régalien de la monnaie que Pépin le Bref supprime le monnayage de l'or et le type à effigie. Le fait que les voisins du Sud, les émirs de Cordoue ne frappent encore que des monnaies d'argent au type épigraphique peut aussi avoir poussé Pépin le Bref dans cette voie. Loin de voir dans les nouvelles tendances monétaires de l'Etat franc une preuve de la rupture des relations commerciales provoquée par l'invasion musulmane, il faut y voir, peut-être, l'indication d'une influence exercée par les tendances parallèles de la monnaie arabe d'Espagne. Après la conquête de l'Italie, Charlemagne continue à y faire frapper des monnaies d'or au type lombard, mais portant son effigie et son nom. Puis, brusque changement après 800 : il arrête les émissions d'or en Italie aussi. Et lorsqu'il frappera à nouveau quelques pièces d'or (les sous d'Uzès de 813), celles-ci seront du type épigraphique. L'explication est à chercher dans les relations de Charlemagne avec l'empereur byzantin : c'est pour ménager les susceptibilités du basileus, toujours imbu de l'idée qu'il a, seul, le privilège de frapper l'or à son image, que le nouvel empereur d'Occident abandonne le monnayage de l'or à effigie. Lorsque Louis le Pieux frappera des monnaies d'or à son nom et à son effigie, il aura soin, pour les mêmes raisons, de lancer cette émission dans le Nord, au voisinage des tribus germaniques barbares, c'est-à-dire le plus loin possible de l'Empire byzantin, là aussi où le prestige du portrait impérial sur l'or pouvait être le plus grand. L'échec de ces deux tentatives — celle de Charlemagne et celle de Louis le Pieux — pour créer une monnaie d'or au type carolingien (épigraphique ou à effigie) doit être imputé à la longue interruption du monnayage de l'or dans le royaume franc, depuis 2

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Pépin le Bref. Leurs successeurs, princes sans prestige, ne pouvaient espérer persuader le grand commerce d'accepter leur monnaie d'or en remplacement du dînâr ou du nomisma : ils abandonnèrent donc définitivement l'étalon-or. Nous ne méconnaissons pas l'importance du facteur prestige politique qui s'attache à la frappe des monnaies d'or où s'impriment le nom et le portrait du souverain, monnaies qui deviennent, pour son influence, de brillants ambassadeurs circulant sans cesse sur les chemins du grand commerce. O n peut en apporter de nombreuses preuves : l'indignation de Procope lorsqu'il mentionne la frappe par Théodebert I " de monnaies d'or à son effigie ; l'anecdote, contée par Cosmas Indicopleustès, du prince hindou et des marchands portant le portrait de leur souverain, le perse sur ses drachmes et le grec sur ses nomismata ; la guerre déclenchée contre le califat par Justinien II lorsque 'Abd al-Malik créa la monnaie d'or musulmane, etc. Cependant, si l'on veut comprendre, d'ensemble, ce qui s'est passé dans le domaine monétaire au V i n ' siècle en Occident, c'est plus sur le plan économique que sur le plan politique qu'il faut poser la question. Le problème de ce qu'on a appelé la cessation de la frappe de l'or en Occident est, en réalité, le problème du passage de la frappe de l'or au type traditionnel, romano-byzantin, à la frappe de l'or au type musulman. L'or musulman commence à affluer en Occident, et à y jouer le rôle de monnaie dominant le grand commerce, dans la seconde moitié du VIIIe siècle. A cette époque nous reportent, en effet, les stipulations en mancus qui apparaissent dans les documents occidentaux à partir de 778, la pièce d'Offa, imitant un dînâr 'abbâsside, qui a été frappée entre 774 et 796, et aussi les débuts du trafic d'esclaves vers l'Espagne et du commerce italien vers les ports musulmans. A la même époque les ateliers carolingiens, en Gaule d'abord (autour de 755), puis en Italie (entre 785 et 800, suivant les localités), abandonnent la frappe des monnaies d'or, sous et tiers-de-sou. C'est que l'or, sous cette forme, n'était plus accepté par les nouveaux maîtres du grand commerce méditerranéen : marchands musulmans ou gravitant autour des centres musulmans. Pour ceux-ci le seul moyen d'échange n'est plus le nomisma (et les monnaies barbares qui l'imitaient et y étaient accrochées) ; c'est maintenant le dînâr, la nouvelle monnaie créée par 'Abd al-Malik en 692 : elle aura mis ainsi une cinquantaine d'années à s'imposer sur les marchés de la Méditerranée occidentale. Il devenait désormais inutile pour l'Occident de frapper des pièces d'or que refusait le grand commerce et qui ne trouvaient pas leur

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emploi dans les transactions locales : pour celles-ci le denier d'argent suffisait ; pour les paiement internationaux, où l'or était exigé, on se servit des pièces musulmanes elles-mêmes, ou bien on imita le type musulman ; et, pour les stipulations en or dans les contrats, on prit comme monnaie de compte le mancus (dinar) avec l'équivalence constante : un mancus égale trente deniers. Expansion du dinar, recul du nomisma, abandon par l'Occident de la frappe de l'or au type traditionnel : ces trois faits sont étroitement liés. Phénomène économique immense que le changement des habitudes commerciales dans ce qu'elles ont de plus enraciné : le moyen des échanges, la monnaie. Phénomène que nous verrons se reproduire, mais en sens inverse, au XIV e siècle, quand les pièces d'or des villes italiennes envahiront les marchés de l'Orient musulman et y provoqueront la cessation de la frappe du dinar. Du début à la fin du VIIIe siècle, la question de l'or, en Occident, peut se résumer ainsi : la pénurie d'or, à la fin de l'époque mérovingienne et la décadence du monnayage qui en résulte, en mettant le marché monétaire en état de réceptivité, ont préparé l'entrée victorieuse du dinar ; l'établissement d'un courant d'exportation de l'Occident vers le monde musulman en a provoqué matériellement l'afflux ; le changement survenu dans les habitudes monétaires du grand commerce a imposé aux ateliers occidentaux l'abandon de la frappe de l'or au type ancien et son remplacement, quand besoin était, par une frappe d'imitation, au type musulman Quant à la reprise momentanée de la frappe de l'or par Charlemagne, puis par Louis le Pieux, il ne faut y voir, croyons-nous, que des tentatives anachroniques et par là même vouées à l'insuccès, pour imposer au grand commerce une monnaie de type chrétien. C'est à une tentative du même ordre que se livreront — et avec aussi peu de résultats — les sultans mamlouks au XVe siècle, lorsqu'ils essaieront de reprendre la frappe du dinar, dans l'espoir d'évincer ainsi le ducat vénitien qui avait envahi toutes les places commerciales d'Egypte et de Syrie6.

Les étoffes précieuses Comme la frappe des monnaies, la production des étoffes précieuses de soie, de pourpre et d'or est, à Byzance, un monopole d'Etat — monopole que les Empereurs défendent avec autant d apreté que le monnayage de l'or. S'il y a une diplomatie du nomisma, il y a aussi,

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la doublant, toute une politique des kékôlyména, ces étoffes très précieuses fabriquées par les corporations d'Etat pour l'usage exclusif du basileus, de sa Cour et aussi des souverains et des églises de l'Occident barbare que le gouvernement impérial cherche, par des dons, à gagner ou à retenir. Les cadeaux diplomatiques des empereurs sont donc à l'origine d'une bonne partie des tissus précieux introduits en Occident. Leur fréquence et leur importance varient naturellement suivant la politique du moment ; c'est ainsi qu'ils se raréfient quand les empereurs sont en froid avec l'Eglise d'Occident ou avec les souverains francs : notamment les empereurs iconoclastes contemporains de Charles Martel et de Pépin le Bref. De même se relâche ou se renforce la rigueur des règlements permettant aux marchands étrangers, vénitiens ou russes, de venir acheter à Byzance les tissus précieux qui ne rentrent pas dans la classe des kékôlyména (c'est-à-dire des produits hors commerce) : tissus de seconde catégorie que les corporations privées manufacturent pour la vente au public sur le marché intérieur et pour F exportation. La même organisation étatique pour la fabrication et le commerce des soieries se retrouve chez les Musulmans, à partir de 'Abd alMalik. Les califes sont moins généreux que les basileis : ils n'ont pas comme eux, il est vrai, l'occasion de faire des largesses aux sanctuaires de l'Occident. Par contre, les restrictions qu'ils imposent aux exportations de tissus précieux sont bien moins sévères que celles des empereurs byzantins. En définitive, l'essor de l'Empire musulman, loin de réduire pour l'Occident les possibilités d'approvisionnement en étoffes de luxe, a dû les rendre plus faciles. S'il y a eu affaiblissement de ce courant à certaines époques, cela pourrait être dû aussi, suggère R. S. Lopez, à un changement dans la mode du vêtement masculin, les seigneurs carolingiens préférant l'accoutrement guerrier germanique aux riches atours où s'étalait la « vanité grecque ». Par contre, l'Eglise, aux costumes traditionnels, demeure la grande consommatrice d'étoffes orientales. Fluctuations dues à la mode ou liées aux variations dans les systèmes d'alliance du gouvernement byzantin, qui resserre ou desserre tour à tour le dispositif de ses règlements sur les exportations de produits monopolisés : les conquêtes musulmanes n'y sont pour rien et il est impossible de voir là l'indication d'une rupture des relations commerciales entre l'Orient et l'Occident. Conclusion logique, à laquelle on ne peut que souscrire. Mais les étoffes précieuses sont-elles pour les empereurs byzantins uniquement une arme diplomatique ? N e sont-elles pas aussi, comme le dit

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R. S. Lopez lui-même dans une autre étude 7 , une source de « revenus considérables pour leur trésor » et l'origine d'un « flot d'or étranger qui se répand dans leurs Etats » ? S'il en est ainsi — et nous en sommes persuadés —, d'où peut venir cet or étranger ? A coup sûr, plus de l'Occident barbare qui ne produit pas d'étoffes de grand luxe que du domaine musulman qui, lui, en fabrique et en exporte de grosses quantités. Nous sommes amenés alors à rechercher la cause des fluctuations dans l'arrivée des tissus orientaux sur le marché occidental là où elle est réellement : dans l'état du marché occidental lui-même, dans les variations de son pouvoir d'achat. Aux VII* et VIIIE siècles, l'Occident barbare n'a plus d'or et le courant d'exportation vers le monde musulman qui en permettra la rentrée progressive ne s'organise qu'à la fin du VIII1 et au début du IX* siècle : ralentissement dans l'importation de tissus orientaux aux vil' et VIIIE siècles ; mentions de plus en plus nombreuses à partir du IXE siècle8.

Le papyrus Monopole d'Etat et monopole de fait, le papyrus est manufacturé exclusivement en Egypte. Cette province est conquise par les Arabes entre 639 et 641. C'est seulement en 692 que la chancellerie mérovingienne cesse d'employer le papyrus pour ses documents officiels. Les autres puissances du monde chrétien — l'Empire byzantin et la Papauté — en continuent l'usage plusieurs siècles encore, jusque vers la fin du X*. Que représentent, dans l'histoire du papyrus, ces deux moments : 692 et la fin du Xe siècle ? En 692, le calife 'Abd al-Malik, en démêlé avec l'empereur Justinien II à propos des formules inscrites sur les papyrus égyptiens destinés à Byzance, met l'embargo sur l'exportation du papyrus. Quand l'embargo est supprimé, la chancellerie mérovingienne ne revient pas à un matériel coûteux ; elle continue à se servir du parchemin, produit local que l'interruption momentanée des arrivages de papyrus lui a imposé : ici, la force de l'habitude a été rompue. Il n'en est pas de même dans les chancelleries impériale et pontificale, milieux beaucoup plus respectueux de la tradition et de la réglementation romaine pour l'établissement des documents authentiques ; les basileis comme les papes s'adaptent aux nouvelles conditions imposées par les califes, et nous possédons encore une bulle pontificale de 876 sur papyrus avec son protocole arabe.

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Vers la fin du Xe siècle, l'usage du papyrus disparaît à Byzance et à Rome parce que sa fabrication cesse à ce moment en Egypte : au cours du X* siècle, le papier l'a remplacé définitivement dans le monde musulman. Donc : partout où les usages romains étaient strictement observés, la disparition du papyrus n'est pas causée par les conquêtes arabes, mais par la victoire du papier, trois siècles plus tard. Là où, par contre, la tradition romaine déclinait, la disparition du papyrus n'est pas causée par la conquête de l'Egypte par les Arabes, mais par l'embargo mis par 'Abd al-Malik sur les exportations de papyrus, cinquante ans plus tard. Nous n'ajouterons que deux remarques à cette claire et convaincante démonstration : ce qui a dû contribuer, pour le moins autant que l'affaiblissement des traditions romaines, à l'abandon du papyrus par les Mérovingiens à la suite de l'embargo musulman, c'est le manque de pouvoir d'achat où, vers la fin du VIIe siècle, était réduit, nous l'avons vu, le marché de la Gaule. Et l'on préféra probablement, par la suite, réserver les quelques disponibilités en or à l'achat de tissus précieux d'Orient plutôt qu'au réapprovisionnement des bureaux en papyrus ! Sans doute, écrivait-on fort peu dans les scrinia mérovingiens, et la production du parchemin, à laquelle d'ailleurs on avait déjà eu recours sporadiquement, suffit largement à faire face à des besoins assez faibles en matériel pour écrire. Il n'en était pas ainsi, certainement, pour les chancelleries impériale et pontificale, infiniment plus paperassières ; leur subite et importante demande en parchemin ne dut pas être facilement satisfaite par l'industrie locale, ce qui incita l'empereur à se plier rapidement aux volontés du calife.

Les épices En l'absence de tout travail spécial sur la question, R. S. Lopez apporte quelques suggestions. Le fléchissement dans la consommation des épices en Occident au VIII° siècle ne serait-il pas la conséquence d'une simple évolution du goût ? Les seigneurs ecclésiastiques ou laïques de ces temps barbares étaient-ils aussi portés sur les mets épicés que les Romains de la décadence ou les hommes de la Renaissance ? L'histoire gastronomique du haut moyen âge n'est pas encore écrite... Avec l'auteur nous le regretterons. Nous ajouterons ceci : beaucoup d'épices

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étaient alors employées comme médicaments et c'est toute la question de la médecine gréco-judéo-arabe et de son introduction en Occident qui se pose, avec ses nouveaux besoins en produits médicinaux exotiques. Mais si l'histoire des drogues a été esquissée en tant qu'histoire de la materia medicinae, elle ne l'a pas encore été du point de vue économique : lacune non moins regrettable. Seconde hypothèse : les fluctuations dans l'arrivée des épices pourraient être dues non à l'état des relations entre l'Occident chrétien et le monde musulman, mais à celui des rapports entre le monde musulman et les pays producteurs depices, Indes et ExtrêmeOrient : la crise religieuse, sociale et politique de l'Inde, les troubles intérieurs de l'Empire des T'ang, dans la seconde moitié du vin* siècle est l'époque de la fondation et du rapide développement de Bagdad, de l'essor du grand entrepôt de Bassorah et des navigations arabes dans l'océan Indien, de l'établissement de colonies marchandes musulmanes dans les ports de l'Inde et de la Chine méridionale. Tous ces faits ne cadrent pas avec un ralentissement des échanges entre la façade orientale du califat 'abbâsside et l'Extrême-Orient. D'ailleurs aucune crise des épices n'est signalée sur le marché de Byzance : bien au contraire, Léon V l'Arménien (813-820), pour limiter les énormes sorties d'or que provoque l'achat des épices sur les places de transit de la Méditerranée musulmane, interdit à ses sujets d'aller faire leurs acquisitions en Syrie et en Egypte, « offrant lui-même des plantes aromatiques comme celles qui nous viennent des Indes ». Enfin, on pourrait penser, avec Paulova", à une concurrence du marché intérieur musulman lui-même : le développement de la civilisation, l'élévation du niveau de vie provoquant un appel plus fort de la consommation, presque tout le volume depices disponible aurait été absorbé par les métropoles musulmanes avant de pouvoir gagner l'Europe. La demande accrue des centres urbains musulmans en plein essor économique est, certes, une notion de première importance et dont on n'a point encore tiré toutes les conclusions utiles. Mais l'objection d'un marché byzantin bien fourni en épices, trop bien fourni même aux yeux de l'Administration impériale, subsiste pour cette hypothèse comme pour la précédente. Et puis, les mentions depices se font de plus en plus nombreuses dans les sources occidentales au cours du IX6 siècle, alors que l'économie des pays musulmans et, avec elle, l'appel de la consommation, ne font que se développer. La solution est à chercher, ici, comme pour les étoffes précieuses, comme pour le papyrus, dans les faibles ressources en or dont dispo-

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sait, au viii" siècle, l'Occident barbare. La recherche d'ersatz, les essais de « politique autarcique », diraient nos économistes modernes, que, vers la même époque, les empereurs byzantins proposent comme remède à la fuite de l'or vers le monde musulman pour y acheter, au prix fort, les précieuses épices, nous orientent aussi vers cette explication. * Si donc, au VIIe et au Vin* siècle, on constate un ralentissement dans les importations par l'Occident barbare des marchandises précieuses et chères de l'Orient (étoffes de luxe, papyrus, épices...), c'est avant tout, nous semble-t-il, parce que le marché occidental a perdu, presque totalement, son pouvoir d'achat : suite d'une évolution déjà longue et dont l'origine se place bien avant l'apparition de Mahomet 10 . Si, à partir du IXe siècle, l'Occident achète à l'Orient de plus en plus de tissus précieux et d'épices, c'est qu'il a reconquis une partie de son pouvoir d'achat : début d'une évolution qui sera longue, elle aussi, et dont il faut chercher le point de départ dans l'appel lancé par les centres musulmans aux produits du monde barbare (esclaves, fourrures, métaux, armes, bois de construction navale...) et dan» l'afflux d'or qui y correspond 11 : afflux d'or musulman, triomphe du dînâr sur le nomisma comme monnaie du grand commerce, ce qui aura aussi pour conséquence de faire cesser, dans l'Empire carolingien, la frappe de l'or au type antérieur, c'est-àdire pseudo-byzantin.

# La critique ingénieuse de R. S. Lopez, comme déjà le gros travail de dépouillement de E. Sabbe, tend, en ses conclusions, à la proposition suivante, purement négative : il n'existe pas de relation de cause à effet entre les conquêtes musulmanes et l'évolution économique de l'Europe occidentale. Si les Carolingiens abandonnent la frappe de l'or, c'est par politique de conciliation vis-à-vis des basileis. Si le papyrus disparaît de la Gaule franque à la fin du VII* siècle, c'est que les traditions romaines y étaient moins vivaces qu'ailleurs. Si l'importation des tissus de luxe et des épices se ralentit un moment dans l'Occident barbare, il faut en accuser soit les transformations de la mode et du goût, soit la politique byzantine des monopoles, soit les difficultés intervenues dans le commerce de l'océan Indien et des mers de Chine. La thèse de Pirenne est donc fausse : l'expansion de l'Islam n'a pas provoqué de modifications profondes dans les

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courants commerciaux qui continuent d'unir, comme par le passé, l'Occident à l'Orient. Doit-on ainsi tourner court et renoncer à suivre la voie indiquée par Pirenne ? Ce n'est jamais sans d'infinies précautions qu'il faut se résoudre à abandonner le champ de recherches ouvert par un grand esprit : et l'immense mérite de Pirenne est justement d'en avoir délimité un en posant le premier la question « Orient — Occident » sur le plan économique. Non : les conquêtes islamiques et leurs corollaires, l'établissement d'un grand et puissant domaine — le « monde musulman » — de l'océan Indien à l'océan Atlantique, ne peuvent être restés sans influence sur l'évolution économique des pays voisins. Pas plus que les conquêtes d'Alexandre et la naissance d'un « monde hellénistique ». Pas plus que les conquêtes de Rome et la constitution d'un « monde romain ». Mais dans quel sens va s'exercer cette influence ? De quel signe l'affecter : négatif, comme le veut Pirenne ? ou positif ? Peut-on admettre que le domaine économiquement le plus développé, le plus fort, le plus entreprenant, ait joué un rôle de pôle répulsif pour le domaine économiquement le plus arriéré, le plus faible, le plus réceptif ? Le domaine musulman en plein essor un rôle de barrière pour le domaine en régression de l'Occident barbare ? Non encore : Pirenne s'est trompé de signe. Loin d'être, pour l'Occident, une barrière, le monde musulman est un centre de dispersion des influences, aussi bien économiques qu'intellectuelles ou artistiques : par sa façade orientale comme par sa façade occidentale, vers les pays de l'océan Indien et de l'Asie centrale comme vers la région des fleuves russes, l'Empire byzantin et l'Occident barbare. Un centre de rayonnement, un centre incitateur, ce que furent, avant lui, le monde hellénistique et le monde romain, dont il regroupe d'ailleurs une grande partie des éléments humains, les vieux peuples de l'Orient classique et de la Méditerranée : navigateurs et caravaniers persans et arabes, marchands levantins (juifs, alexandrins, syriens, arméniens), transporteurs berbères, populations maritimes des détroits sicilien et gaditain. Le monde des ports, des caravanes, des boutiques, des maisons de commerce, qui connaît avec le grand Empire « musulman », et grâce à lui, un véritable et brusque renouveau. Les commerçants de toujours, les intermédiaires-nés, qu'il est par trop injuste de transformer en coupeurs de routes, en « pirates ». Loin d' « embouteiller l'Occident », l'Islam a ouvert des circuits

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économiques nouveaux qui ont peu à peu, morceau par morceau, rattaché cet Occident barbare au courant des relations générales : 1) En soudant les deux grands domaines économiques océan IndienMéditerranée : pour la première fois depuis l'empire d'Alexandre, une même puissance dominait les deux façades de la « région des isthmes » (Caspienne — mer Noire, golfe Persique — Méditerranée, mer Rouge — Méditerranée). La Méditerranée cessait d'être un lac — ce qu'elle était à l'époque romaine —, pour devenir un tronçon de route, de la grande route commerciale qui unissait maintenant l'Extrême-Orient à l'Extrême-Occident. Car cette route ne se terminait par une impasse ni aux frontières orientales, ni aux frontières occidentales du monde musulman : vers l'Asie des Moussons, les navigateurs arabes et persans avaient fondé des colonies commerçantes qui prospéraient, dès le VIII e siècle, dans les ports de l'Inde, de l'Insulinde et de la Chine ; vers l'Occident barbare, par la Méditerranée ou par l'Atlantique, les marchands levantins étaient relayés par les marchands vénitiens, amalfitains, juifs, anglo-saxons, qui poussaient le terminus de cette grande voie commerciale jusque dans les pays rhénans, la Flandre, la Frise et l'Angleterre : « Baritîniya (la Grande-Bretagne) est l'emporium de Roûm (les pays chrétiens) et de l'Andaloûs (l'Espagne musulmane) », écrit dans son traité géographique 12 un anonyme persan du X* siècle. 2) En lançant un nouveau jaisceau de routes à travers l'Europe du Nord-Ouest : de la Caspienne, par les fleuves russes, vers la Germanie et vers la Baltique, où les marchands musulmans étaient relayés par les marchands juifs, slaves et Scandinaves. Courant de relations commerciales issu de l'Orient musulman qui allait confluer, dans les pays rhénans, la Flandre, la Frise, l'Angleterre, avec le courant parti de la Méditerranée musulmane : les fameuses épées de Firandja (l'Empire carolingien), qui faisaient prime sur les marchés musulmans et dont les principaux centres de fabrication parsemaient les pays de ferrières et de forêts de la Meuse et du Rhin, s'exportaient aussi bien vers l'Est, par les marches germaniques et les fleuves russes, que vers le Sud, par le couloir rhodanien et la Méditerranée. 3) En rejetant Byzance vers l'Occident et les pays de la mer Noire : Byzance, privée par les conquêtes musulmanes du blé d'Egypte et des populations maritimes et commerçantes de Syrie, fait appel au blé de

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la plaine du Pô, des Pouilles, de la Campanie et aux marines de Venise, Bari, Amalfi, Salerne, Naples, Gaète ; au blé des terres noires d'Ukraine et aux marchands russes de Kiev. Et quand le marché occidental, grâce à l'or musulman, aura recouvré quelque pouvoir d'achat, il redeviendra pour Byzance le débouché de ses produits industriels et le point d'arrivée de son commerce de transit, c'est-àdire une mine d'or — ce qu'il était à la belle époque du trafic des Syri, aux v' et VI* siècles. 4) En permettant, enfin, l'organisation d'un véritable commerce mondial : par l'appel aux produits de l'Europe barbare, que lancent les vieux centres urbains de l'Orient et les villes créées ou ranimées par les Musulmans dans le bassin occidental de la Méditerranée. Et surtout par une série d'injections d'or se relayant l'une l'autre, qui font partir, puis nourrissent, puis renforcent les circuits commerciaux (remise en circulation de l'or thésaurisé dans les palais sâssânides et dans les monastères syriens et égyptiens, trouvailles d'or enfoui dans les tombes pharaoniques, arrivée d'or neuf de toutes les mines connues, capture de l'or du Soudan). Le texte bien connu d'Ibn Khordadhbeh 13 (milieu du IXe siècle) trace les routes qu'empruntait le grand commerce international, lorsqu'il décrit l'itinéraire des marchands juifs « râdhânites » à partir de l'Empire carolingien : — par mer, vers l'isthme de Suez, la mer Rouge, l'Inde et la Chine, — par mer, vers la Syrie, l'Euphrate, Bagdad, le golfe Persique, l'Inde et la Chine, — par terre, vers l'Espagne, l'Afrique du Nord, l'Egypte, la Syrie, Bagdad, l'Inde et la Chine, — par terre, vers les fleuves russes, la Caspienne, l'Asie centrale et la Chine, — et retour, soit vers Constantinople, soit vers les pays rhénans, « résidence du roi des Francs ». Ce que n'avait pu faire l'éphémère reconquête de Justinien : rendre le bassin occidental de la Méditerranée à l'activité générale et arrêter la régression économique de l'Occident barbare, l'établissement de la domination musulmane, pour de longs siècles, sur l'Afrique du Nord, l'Espagne, la Sicile, devait le réaliser.

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Ainsi naît et se développe dans l'Occident barbare une tendance qu'il ne portait pas en lui-même : éveil commercial, gonflement démographique, développement urbain, économie en progrès. L'origine doit en être cherchée dans le monde musulman, dans l'immense domaine économique unifié par les conquêtes de l'Islam, de l'Inde à l'Espagne, des steppes eurasiatiques au Soudan. Là aussi doit être cherché le secret du renouveau qui se marque à Byzance dès le IX" siècle. N'est-ce pas la réponse qu'il convient de faire à la question qu'il y a peu de temps posait ici même 14 G. Espinas : « D'où vient l'économie ? ». Dans le même article, présentant et situant le débat sur les origines du patriciat, L. Febvre précisait le problème, le gros problème : « villes d'Italie, villes du Nord » Ne faudrait-il pas y ajouter une troisième donnée : villes orientales ? Non pour le compliquer mais pour l'éclairer, car, ne l'oublions pas, des faisceaux de routes commerciales qui partent du monde musulman et de Byzance, les uns aboutissent à l'Italie et les autres à la Flandre. Dans ses Villes du moyen âge, Pirenne a exposé la théorie du renouveau urbain sous l'influence de la reprise du grand commerce, le rôle des marchands immigrés, la place du faubourg dans la genèse de la ville médiévale... Mais il a annulé toute explication possible de cette reprise du commerce en lançant une autre théorie : celle de l'embouteillage de l'Occident par les conquêtes islamiques dans son Mahomet et Charlemagne. Il s'est interdit ainsi de chercher là où elle se trouve, et au moment où elle agit, la cause profonde du renouveau commercial, suivi lui-même du renouveau urbain. Les premiers symptômes d'une remontée de la courbe commerciale, démographique, urbaine — économique en un mot — se décèlent, dans certaines régions de l'Occident barbare, vers la fin du v i n ' siècle — le temps pour les conquêtes musulmanes du VIIe et du début du VIII e siècle de s'organiser et de porter leurs fruits : pour les centres de consommation musulmans de faire sentir leur appel ; pour le dìnàr de pénétrer et de triompher en Occident ; pour le marché occidental de reconstituer son pouvoir d'achat ; pour le circuit (or et, en sens inverse, marchandises) de s'établir du monde musulman à l'Occident, de l'Occident à Byzance, de Byzance au monde musulman. Le renouveau de l'économie reste, à l'époque carolingienne, étroitement limité aux bandes de territoires parcourues par les filets de relations commerciales dont les points de départ se situent dans

Mahomet

et

Charlemagne

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le monde musulman ou byzantin (territoires, remarquons-le en passant, qui, d'après la théorie de Pirenne, auraient dû souffrir le plus d'une rupture des relations commerciales provoquée par l'expansion de l'Islam, puisqu'ils sont les portes de l'Orient) : façade adriatique et façade tyrrhénienne de l'Italie, Catalogne, Languedoc, couloir rhodanien, pays de la Meuse et du Rhin, côtes de la mer du Nord. Mais, de ces régions précocement éveillées à la vie des échanges, le mouvement commercial et urbain s'étendra, par la suite, à des zones de plus en plus larges, avec des avancées et des reculs, des déplacements de centres et des changements de routes : toute la vie d'un réseau économique en construction ; toutes les péripéties de l'attaque d'un domaine économique arriéré par un domaine plus évolué — du grignotage plus exactement, car, plus l'économie est sommaire, plus les transformations qui s'y opèrent sont lentes et mal assurées. C'est l'éveil de l'Occident, du VIIIe au XI® siècle. Puis l'essor, aux X I ' - X H " siècles : une nouvelle période s'ouvre alors dans l'histoire économique ; succédant à une période orientale, c'est une période occidentale qui commence — pour durer jusqu'à nos jours. Cet essor de l'Occident, comment le comprendre sans étudier l'éveil qui le précède et l'explique ? Et cet éveil lui-même, comment en suivre la chronologie, la progression géographique et les modalités, sans analyser le développement économique du monde musulman et byzantin qui lui est contemporain et qui le conditionne ? Le rapport « Mahomet et Charlemagne », posé par le grand historien belge, conserve donc toute sa force d'explications 16 — à condition d'en renverser le sens.

Notes 1. « Mohammed and Charlemagne : A Revision », Speculum 18, 1943, pp. 14-38. 2. « L'importation des tissus orientaux en Europe occidentale au haut moyen âge, IXe et x" siècles », Revue belge de Philologie et d'Histoire 14, 1935, pp. 811-848 et 1238-1261. Voir sur cet article le compte rendu de Marc BLOCH, Annales d'Histoire économique et sociale 8, 1936, pp. 480481. Les objections de P. LAMBRECHTS (« Les thèses de Henri Pirenne », Byzantion 14, 1939, pp. 513-536) n'affectent pas substantiellement la documentation de Sabbe. 3. A paraître dans les Miscellanea Van der Essen. 4. R. S. LOPEZ prépare un ouvrage d'ensemble sur cette question capitale

des monopoles : State Monopolies, Public Corporations and Sovereign

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Prérogatives m the Roman and Byzantine Empires. L'article que nous analysons ici, comme celui dont on trouvera le compte rendu plus loin (« Silk Industry in the Byzantine Empire ») n'en sont que des morceaux détachés. D'autres travaux préparatoires doivent paraître bientôt dans le Recueil Harmenopoulos, de l'Université de Salonique, et dans les Essais en l'honneur de Gino Luzzatto. 5. Dinars de fabrication barbare signalés dans P. LAVOIX, Catalogue des monnaies musulmanes de la Bibliothèque Nationale, t. I, Paris, 1887, p. 1 4 3 , n° 6 0 4 ; M . H . N U T Z E L , Königliche Museen zu Berlin, Katalog der orientalischen Münzen, t. I, Berlin, 1 8 9 8 , p. 1 1 5 , n° 6 6 3 ; St. LANEP O O L E , Catalogue of oriental coins in the British Museum, t. I, Londres, 1 8 7 5 , p.

3 9 , n ° 2 4 . Cf.

U . MONNERET DE VILLARD,

« La moneta

in

Italia durante l'alto medio evo », Rivista italiana di Numismatica 33, 1920, p. 95 et suiv. 6. Cf. M. DE BOÜARD, « Sur l'évolution monétaire de l'Egypte médiévale », L'Egypte contemporaine 30, 1939, pp. 457-458. 7. « Silk Industry in the Byzantine Empire », Spéculum 20, 1945, p. 1. 8 . Cf.

SABBE, op.

cit.

9. « L'Islam et la civilisation méditerranéenne », dans les Vestnik Kralovskè tcheské Spoletchnosti Naouk, (Mémoires de l'Académie tchèque, section philol. et histor.), Prague, 1933, où l'auteur rend compte de plusieurs travaux en langues slaves sur la question. 10. Cf. Marc BLOCH, « Le problème de l'or au moyen âge », Annales d'Histoire économique et sociale 5, 1933. 11. Cf. Annales : Economies, Sociétés, Civilisations 2, 1947, p. 155 et suiv. 12. Houdoud al-'âlam, éd. W . Barthold, Leningrad, 1930, trad. V. Minorsky, Londres, 1937 (Gibb Memorial, N. S. t. XI), p. 158. 13. Kitâb al-Masâlik tva l-Mamâlik, éd. et trad. M. J. de Goeje, Leyde, 1889 (Bibliotheca Geographorum Arabicorum, t. VI), pp. 114-115. 14. Annales, 1946, p. 153. 15. Ibid., p. 139. 16. Il permet, notamment, de souder étroitement histoire occidentale et histoire orientale, comme le souligne fort justement G. I. Bratianu, « La fin du monde antique », Revue belge de Philologie et d'Histoire 18, 1939.

CHAPITRE III

L'évolution urbaine pendant le haut moyen â g e *

Il est traditionnel de centrer le problème urbain du haut moyen âge presque uniquement sur le Nord-Ouest de l'Europe, la France, les Pays-Bas, l'Angleterre, les régions rhénanes et, ainsi centré, de l'inscrire entre deux données irréfutables : un point de départ, un point d'arrivée très nets. A l'origine, une décadence urbaine, qui commence avec la crise économique de l'Empire romain au IIIe siècle, et qui marque l'effacement progressif de la ville antique, des institutions urbaines et du genre de vie urbain dans l'Occident, qui se barbarise et se ruralise de plus en plus. A l'autre bout, un renouveau urbain, qui se marque en Occident à partir du Xe et du XIe siècle. Les villes et formes urbaines y réapparaissent, sporadiques, puis de plus en plus denses. Le mouvement gagne de proche en proche, et la ville prend forme, qu'on appelle proprement la ville du moyen âge. Seulement, cette ville, même quand elle semble renaître des cendres de la ville antique et s'installe sur le site même de la ville gallo-romaine ou à proximité, présente des caractères tout différents. La ville romaine se présente sous la forme d'un noyau monumental, assez resserré, où se pressent le forum, le temple et le praetorium. Tout le reste de l'espace urbain, qu'on appelle la ville antique, affecte un ordre dispersé : villas, cabanes, jardins, cultures forment une zone urbaine mal délimitée ; il n'y a pas de mur d'enceinte pour établir une séparation matérielle entre ville et campagne, le faubourg n'existe pas. La notion de faubourg est une notion médiévale : ce qui est au delà de l'enceinte urbaine. Dans la ville romaine, au contraire, on a l'impression d'une étendue indéfinie de nouveaux quartiers de * Texte publié dans la revue Annales : Economies, Sociétés, Civilisations (1), janvier-février 1957, pp. 7-28.

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résidence. Voilà la ville antique, toute pénétrée de vie campagnarde. Cette ville romaine, dans l'Occident, est habitée par des fonctionnaires qui vivent de leurs émoluments, et par des propriétaires fonciers tirant revenu de leurs terres, c'est-à-dire de la campagne environnante. Et ce sont ces propriétaires fonciers maîtres de la campagne qui forment l'élément dirigeant, l'élément riche de la ville antique. Notons aussi la présence de quelques artisans et marchands, attirés par les plus larges possibilités des marchés de consommation qui s'ouvrent alors. Donc, une ville administrative et militaire, à l'origine du moins, ville créée le long des routes stratégiques romaines et surtout à leurs croisements ; mais aussi le long des anciennes routes gauloises qui préexistaient au réseau romain. Un petit commerce et une petite industrie citadine ne tardent pas à s'y développer pour les besoins de cette population d'administrateurs et de militaires. Puis les propriétaires des environs viennent s'installer dans la nouvelle agglomération, attirés par un genre de vie supérieur, par les commodités qu'apporte la présence de fournisseurs, aussi par l'attrait des spectacles, théâtre, amphithéâtre, enfin par le désir de remplir des fonctions municipales, onéreuses, mais très honorifiques. La ville du moyen âge, si nous parcourons d'un seul bond toute l'évolution, présente un schéma très différent et bien connu : individualisée par son mur d'enceinte qui enserre des maisons étroitement pressées les unes contre les autres ; des faubourgs débordent hors de l'enceinte, faubourgs artisanaux et commerçants qui, peu à peu, sont englobés dans le périmètre urbain ; le plan urbain nous offre alors la série typique des enceintes fortifiées successives. Il s'agit donc de formes urbaines qui débordent continuellement sur les formes rurales des environs, et englobent une grosse partie de la campagne. Même les zones qui, topographiquement, ne sont pas touchées par la prolifération monumentale que provoque l'essor urbain, subissent l'influence de la ville, sont pénétrées d'influences urbaines. Cette nouvelle ville est habitée par des bourgeois, qui vivent surtout du commerce et de la production industrielle, forment un patriciat urbain, une classe riche et dirigeante. Elle est habitée, aussi, par un prolétariat urbain qui permet à la ville de jouer un rôle de centre producteur. En un mot, cette ville du moyen âge est avant tout une ville à fonction économique. Comment et pourquoi, dans notre Occident au vieux fond rural, forestier même, passe-t-on de cette première forme urbaine, celle de la ville antique, à la seconde, celle de la ville du moyen âge ? Surtout, à quels moments se placent, dans l'Occident barbare, cette décadence

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urbaine, puis cette reprise ? Et enfin quel tracé précis et quelle chronologie attribuer à la courbe de l'évolution urbaine du m* au Xi' siècle ? Courbe, nous le savons, qui descend jusqu'à un certain moment, à déterminer, et qui remonte ensuite. Quel est le point le plus bas de la courbe, suivant les endroits considérés, et quelle est la progression dans l'espace, de ce renouveau urbain, qui s'étend comme une tache d'huile ? C'est ce problème d'ensemble, très vaste, de l'évolution urbaine pendant le haut moyen âge, et non pas les différents problèmes d'histoire urbaine, immenses et nombreux, que je voudrais examiner, en me limitant aux sommets de la question.

Pour essayer de retracer avec le plus de précision possible la courbe de l'évolution urbaine, sa chronologie et sa géographie, il faut s'évader du cercle étroit de l'horizon occidental : pendant le haut moyen âge, le rythme du mouvement urbain ne se déroule pas en vase clos à l'intérieur des pays d'Occident. En partant de l'Occident au m* siècle pour y revenir au XIe, nous devons accomplir un assez long périple, méditerranéen et oriental, et nous saisirons mieux ce qu'on a appelé le renouveau urbain, sa chronologie et ses itinéraires. Périple assez long ; surtout difficile, par suite de la multiplicité des langues employées par nos sources : latin et grec, mais aussi arabe, hébreu, syriaque, persan, etc. Or, si le médiéviste connaît généralement très bien le latin et aussi le grec, il ne connaît pas la plupart du temps, sauf exceptions heureuses, les langues orientales. C'est justement par cette ignorance linguistique d'une partie de leur documentation qu'il faut expliquer l'erreur de ceux qui ont fait intervenir le facteur « Orient », « Islam » ou « Mahomet », sans sortir du cadre étroit que leur imposaient les sources occidentales ; et plus particulièrement l'erreur de Pirenne. Le grand historien belge a traduit par une cassure dans l'histoire des relations entre l'Orient et l'Occident ce qui n'était qu'une cassure dans ses sources et dans les données qu'il pouvait en tirer. Une autre erreur apparaît dans l'œuvre de Pirenne (et je pense surtout à ses deux livres de synthèse, Mahomet et Charlemagne et Les villes du moyen âge, où il a mis au point ses théories générales) : un défaut de perspective historique qui lui fait adopter une chronologie trop courte, trop ramassée, pour les influences qu'il croit pouvoir déceler et qui ne peuvent s'être

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propagées si vite qu'il le dit, dans les conditions générales de l'économie du haut moyen âge. Pour lui, les conquêtes « arabes » ne sont même pas achevées que déjà, ipso facto, l'économie est arrêtée en Occident : la ville, qui s'y serait maintenue depuis l'Antiquité, entre en décadence. Notons au passage qu'il disposait de très peu de temps pour placer cette descente de la courbe, provoquée selon lui par l'expansion de l'Islam, avant d'apercevoir, grâce aux sources dont il disposait et qu'il connaissait bien, le début de la remontée, du renouveau urbain de l'Occident. Cette rapidité, qu'il attribue au contrecoup des conquêtes islamiques sur l'économie de l'Occident barbare, il faut l'expliquer, me semble-t-il, par la projection inconsidérée des théories de l'économie contemporaine dans un passé très lointain : les économistes actuels vivent dans une partie de notre monde moderne ; les économies de l'Asie centrale, de l'Afrique noire ou des îles polynésiennes n'apparaissent guère dans les traités d'économie politique. La matière des économistes est avant tout la partie la plus évoluée, la plus fiévreuse de notre planète, celle où un événement qui se passe à New York peut avoir une réaction immédiate le jour même sur les places de Londres ou de Paris ; c'est dans ce cadre d'actions et de réactions presque instantanées que nos économistes modernes ont élaboré leurs théories et leurs lois. Les historiens leur doivent beaucoup ; il n'est pas question de minimiser ici l'importance de leur apport aux nouveaux points de vue où se place maintenant la science historique. Seulement, il faut faire le départ entre la méthode de travail et les résultats du travail. Ces résultats, valables pour notre temps dans la plupart des cas, ne peuvent pas être transportés dans le passé ; et surtout dans un passé très éloigné comme le haut moyen âge, au climat économique tout différent, dont la caractéristique principale est justement l'extrême lenteur des processus, des cycles économiques, des actions et des réactions ; lenteur due naturellement à la difficulté des communications, à l'immensité des espaces caractérisés encore par une économie très peu différenciée. Si, aujourd'hui, les zones d'économie primitive nous apparaissent comme des îlots au milieu du flot de la circulation moderne, à l'époque qui nous occupe — le haut moyen âge —, ces zones de vie primitive s'étendaient sur l'ensemble du globe ; par contre, étaient infimes les points où avaient déjà été acquises une certaine technique des relations générales et une relative différenciation économique. Ils n'étaient que de très petits îlots reliés les uns aux autres par des filets très ténus au milieu d'immenses espaces sauvages et presque vides.

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Il faut donc tenir compte, quand on projette des problèmes économiques dans le passé, de ces conditions matérielles si différentes des nôtres et aussi des cadres mentaux plus différents encore peutêtre. C'est à ce moment que l'historien doit se tourner vers le sociologue, qui l'éclairera sur ces mentalités si étrangères aux nôtres. Ainsi s'impose une collaboration de tous les instants entre l'économiste « pur », le sociologue « pur » et l'historien qu'on pourrait par opposition qualifier d' « impur » puisqu'en lui se mêlent toutes les démarches et toutes les enquêtes pour « infléchir les théories aux courbes du réel », comme disait Bergson ; au courant des derniers travaux des économistes, il projette dans le passé les problèmes que ceux-ci posent pour notre temps, les problèmes et non les résultats, les méthodes et non les théories toutes faites, et cela en tenant le plus grand compte du moment et du lieu social où sont transportés ou, mieux, transposés ces problèmes. Or, une des constatations faites au cours de nos recherches est la corrélation intime qui existe entre l'afflux de métaux précieux et l'augmentation du volume des monnaies en circulation, d'une part, et, d'autre part, le développement urbain, la multiplication et l'accroissement des villes. Autrement dit, les rythmes monétaire et urbain se confondent pendant le haut moyen âge. Toute restriction dans la circulation monétaire (baisse de l'exploitation minière, coupure des routes d'adduction d'or neuf, fuite extérieure causée par une balance commerciale déficitaire, thésaurisation) se traduit par une décadence urbaine, une baisse de l'activité économique des villes et une perte de leur puissance sociale. Au contraire, tout nouvel afflux de métaux monétaires (découverte de gisements, capture de courants commerciaux qui apportent les produits de mines nouvelles, afflux de monnaie causé par une balance commerciale excédentaire, remise en circulation d'or thésaurisé) se traduit par un essor urbain très net, une reprise de l'activité économique et de la puissance sociale de la ville, au détriment des campagnes et du domaine. Véritable problème de vases communicants : lorsque la circulation monétaire se fait plus intense s'effacent progressivement les formes rurales et la puissance sociale de la campagne ; au contraire, ces formes rurales dominent quand il s'agit du phénomène inverse — comme si une économie monétaire recouvrait nécessairement une économie urbaine. Cette affirmation d'une liaison taire et le développement urbain naire ; elle va simplement nous étapes chronologiques, l'extension

intime entre la circulation monén'a d'ailleurs rien de révolutionpermettre de mieux préciser les géographique et les modalités de

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l'évolution urbaine pendant le haut moyen âge, ou tout au moins d'en mieux poser le problème d'ensemble.

Première phase : IIT-IV* siècles Décadence urbaine dans l'Occident romain et essor urbain dans la partie orientale de l'Empire André Piganiol qui résume ses idées dans un volume de la collection Glotz nous parle de la ruine des villes au m® et au IVe siècle : ces villes ont été ruinées par les invasions barbares et par les exactions gouvernementales. En Occident, ces invasions ont été rendues possibles par la lutte des armées rivales du Rhin et du Danube, qui abandonnent les postes sur le limes et refluent vers l'Italie pour mieux se battre et faire triompher leurs candidats à l'Empire. Les Barbares peuvent alors lancer de grandes incursions à travers le monde romain d'Occident : ainsi les Francs en Gaule et en Espagne, de 253 à 268 ; les Alamans en Gaule et en Italie, en 268 ; les Souabes dans le nord de l'Italie, en 270-271. Puis, c'est l'invasion terrible de la Gaule par les Germains, en 275. L'empereur Probus doit reprendre soixante-dix villes avant de repousser les Barbares au-delà du Rhin. Des attaques combinées se multiplient, d'Alamans, de Vandales, de Burgondes, en 286, 288, 291. Les villes pâtissent : pillages, dégâts considérables, villes prises, saccagées, brûlées, etc. Comme le dit un auteur de l'époque, « les hordes barbares ont transporté en Germanie les richesses de la Gaule ». Suit une série de mouvements, de brigandages, de jacqueries dans les campagnes, pendant tout le IVe siècle. C'est la ruine des villes : « Au milieu des décombres des grandes cités, seuls des groupes épars de misérables populations, témoins des calamités passées, attestent encore pour nous les noms d'autrefois. » 2 L'Orient est attaqué, lui aussi, par des peuples iraniens, les Sarmates, ou Caucasiens, les Alains, et surtout par les Germains orientaux, les Goths. Les Goths, en 256, poussent jusqu'à Thessalonique. Depuis la mer Noire, les navires goths et sarmates se lancent à travers l'Hellespont : presque toutes les villes de la côte d'Asie mineure sont détruites. En 269, une véritable coalition de tous les Barbares des steppes 1. Voir note 1 et suiv. à la fin du chapitre, pp. 71-72.

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franchit le Danube. Ils ne sont battus qu'avec de grandes difficultés par Claude II à Naïssos, dans la Haute Serbie. Les villes, pour résister aux Barbares et aux brigands qui continuent les Barbares, s'entourent de murs, aux m " et iv® siècles. En Gaule, elles s'enferment dans de très étroites enceintes et ces enceintes, fait intéressant, retrouvent souvent le tracé du vieil oppidum gaulois. La ville, ce qu'on continue à appeler la ville, prend alors l'aspect de forteresse, si caractéristique des villes du moyen âge, la forme du castrum, du burgus. Ce qui a ruiné les villes, c'est donc, d'abord, le pillage des envahisseurs barbares. Mais aussi, nous dit André Piganiol, les exactions gouvernementales, la politique des empereurs vis-à-vis des villes, qui les privent de leurs richesses et de leur ressort humain. Elles les privent de leurs richesses en supprimant les revenus qu'elles tiraient des terres qui les entouraient, en récupérant ces terres au profit du grand domaine impérial. D'autre part, les magistratures ne sont plus maintenant que des munera. Aux riches, on impose des services gratuits et aux pauvres on demande la force de leurs bras. Les uns et les autres, pour échapper à ces charges de plus en plus lourdes, s'enfuient de la ville. Le riche se transporte sur son domaine rural et le pauvre se réfugie aussi à la campagne ; ils abandonnent la ville où ils sont davantage soumis à l'inquisition de l'Etat. La population urbaine s'appauvrit, la ville est progressivement privée de son matériel humain, de son ressort social. Si les invasions barbares ont démoli matériellement les villes, la politique des empereurs les a démolies socialement, d'où décadence urbaine, place de plus en plus grande prise par le grand domaine, ruralisation. Cette analyse est fort juste. Seulement, elle ne rend pas compte de l'essor urbain très réel dans la partie orientale de l'Empire. La création de Constantinople 3 , qui sera une des plus grandes villes du moyen âge — pendant un certain temps la plus grande — et qui ne cédera la première place qu'à Bagdâd à partir du IXe siècle, s'inscrit entre 324 et 331 : fait immense pour l'histoire urbaine générale et qui ne cadre pas avec l'idée d'une décadence urbaine généralisée à partir du m ' siècle. La cause profonde de la décadence urbaine de l'Occident romain et, d'autre part, de cette poussée urbaine dans l'Orient romain, doit être cherchée ailleurs : dans la répartition inégale des stocks d'or entre l'Orient et l'Occident. L'activité économique qui décline en Occident, mais se maintient en Orient, rend compte de ce décalage des conditions économiques et urbaines entre les deux bassins du

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monde méditerranéen aux III e et IVe siècles. L'article de G. I. Bratianu sur la répartition de l'or à la fin de l'Empire romain 4 met en lumière cette différence de volume des stocks de métal jaune dans les deux moitiés du monde romain. L'Occident se vide de plus en plus de l'or que les conquêtes romaines y avaient accumulé, au moment du pillage systématique des trésors entassés dans l'Orient hellénistique. Cet or, à partir de la fin du IIe siècle, et surtout au cours du m ' et du IVe, fuit vers l'Orient pour solder l'achat des produits de luxe orientaux, devenus essentiels à la civilisation méditerranéenne. Le commerce de ces riches marchandises orientales est tout entier dans les mains des Levantins : Grecs, Egyptiens et surtout Syriens. Les villes d'Egypte et de Syrie sont les centres du transit entre les pays fournisseurs des objets de luxe (c'est-à-dire l'océan Indien et l'Asie, d'une façon générale) et les grands marchés de consommation, qui sont encore, avant le IV' siècle, Rome et les villes de l'Occident. C'est le moment, à partir du m" siècle, où les Levantins vont inaugurer leur rôle de maîtres du commerce de l'Occident. Jusqu'au III e siècle, leur activité a surtout été tournée vers l'Orient. Ils parcourent et dominent les routes de la mer Rouge, de la Mésopotamie et de l'Iran. L'Empire parthe est exploité par eux, et l'océan Indien sillonné par les navires d'Alexandrie. Or, au cours du m* siècle, en Orient, s'organise l'Empire des Perses Sâssânides, qui remplace l'Empire des Parthes Arsacides. A une domination qu'on a pu appeler philhellène, qui laissait les étrangers de la Pars Orientis de l'Empire pénétrer sur son territoire et y commercer fructueusement, succède un Etat xénophobe, à base étroitement nationaliste ; et les hommes d'affaires levantins, au cours du III* siècle, sont peu à peu chassés des routes de l'Orient. Ils se tournent alors vers l'Occident, et c'est le moment où le commerce occidental commence à passer sous la domination de ces Levantins, les Syri du haut moyen âge. C'est le moment aussi où débute, par leurs soins, le drainage de l'or occidental, qui aboutira à un épuisement à peu près total des réserves à la fin du VI" et au début du VII e siècle. L'or s'enfuit de l'Occident romain, cet or qui est le moteur d'une vie économique active et le support d'une vie urbaine prospère5. Au contraire, la circulation de l'or dans la partie orientale de l'Empire, aux III e , IVe et Ve siècles, reste active. C'est elle qui permettra aux vieilles métropoles hellénistiques, Alexandrie et Antioche, de continuer leur activité économique, et qui permettra aussi la création, puis l'essor de la nouvelle grande ville, Constantinople. Cette création constantinienne doit être liée à un autre fait, qui est

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aussi l'œuvre de Constantin : la frappe d'une monnaie solide, le solidus aureus, que l'on appelle, dans les provinces orientales, le dènarion chrusoûn ou denier d'or, désignation qui est à l'origine du mot arabe dindr, la grande unité monétaire du califat. Le mouvement urbain est comme attiré en Orient par cette circulation monétaire qui reste intense, alors qu'en Occident il s'arrête et décroît : anémie urbaine, qui n'est que le corollaire de l'anémie monétaire.

Deuxième phase : V'-VII e siècles Décadence urbaine accentuée dans l'Occident barbare — Stagnation puis recul du mouvement urbain dans l'Empire byzantin — Essor urbain dans l'Orient sâssânide De nouveaux envahisseurs se sont précipités sur l'Occident, achevant de ruiner les villes de la Pars Occidentalis déjà soumises à de rudes épreuves au I I I e et au IV e siècle, et qui, pour la plupart, n'avaient pu relever leurs ruines : nous connaissons les difficultés de la reconstruction en période de dépression économique, l'impossibilité de cette reconstruction quand manque l'argent. Les villes — ou ce qu'il en reste — sont à nouveau foulées et pillées par les grandes invasions du Ve siècle, notamment les villes de la Gaule en 406-407. Un auteur nous dit que toute la Gaule a brûlé comme une torche : Uno fumavit Gallia tota rogo. Les villes d'Espagne et de l'Afrique du Nord sont dévastées par les Vandales, les villes d'Italie par les Huns, les Wisigoths et les Vandales : en 451, Aquilée est complètement détruite, et, au siècle suivant, on ne reconnaissait pas même l'emplacement de cette puissante cité, longtemps la principale place de commerce de l'Italie du Nord et la grande pourvoyeuse du limes danubien. Les habitants d'Aquilée ont fui de tous côtés ; beaucoup sont allés se réfugier dans les lagunes du delta du Pô et de ses affluents ; là, ils se sont installés à un endroit un peu plus élevé, dominant les terres basses, rivum altum, Rialto, la future Venise. Mais Venise ne prend pas tout de suite son départ ; son magnifique développement urbain est reporté à un autre moment, au moment où la monnaie affluera dans cette région du fond de l'Adriatique, permettant à Venise de jouer un rôle d'arbitre entre le monde occidental, à l'étalon d'argent, et le monde oriental, byzantin ou musulman, à l'étalon or. Pour l'instant, seules quelques cabanes de pêcheurs marquent le

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territoire où s'élèvera une des premières villes à être atteintes par le mouvement de renouveau. Les deux sacs de Rome — en 410 par les Wisigoths d'Alaric, en 455 par les Vandales de Genserie — complètent la liste des ruines nouvelles ajoutées aux anciennes. Mais ce qui rend ces ruines irréparables, c'est l'accentuation de la fuite de l'or de l'Occident vers l'Orient. Si la monnaie avait pu affluer dans cette région du monde foulée par les barbares, les tâches de la reconstruction auraient été facilitées et les villes détruites, après le premier moment brutal de la conquête, auraient pu fort bien se relever de leurs ruines. Mais le volume d'or en circulation s'amenuise de plus en plus dans les royaumes germaniques : il diminue, d'abord, par suite d'une thésaurisation massive, qui s'est produite à l'époque des invasions ; on a retrouvé beaucoup de trésors enterrés au voisinage des enceintes jalonnant le périmètre urbain des castra et des burgi. Cet or est entièrement perdu pour la circulation monétaire de l'époque. Quant à l'or non thésaurisé, il est employé à acheter aux pays d'Orient quelques bribes d'un luxe que la décadence des techniques ne permet plus à l'Occident de produire lui-même ; et les Barbares sont férus de beaux costumes et de riches bijoux. Ce commerce d'importation, si nous nous plaçons en Occident, est de plus en plus le monopole des Syri. C'est un commerce à sens unique, sans contrepartie de marchandises, l'Occident n'ayant alors à exporter vers l'Orient rien que celui-ci ne puisse se procurer sur place, en Egypte, en Syrie, dans les pays de la mer Noire ou des Balkans. Insistons sur cet aspect du commerce occidental. Le grand commerce des pays d'Occident, à la belle époque romaine, était essentiellement un commerce d'exportation de denrées et de matières premières, à destination surtout du gros marché de consommation qu'était Rome (qui comptait près d'un million d'habitants, ce qui représentait un centre d'appel énorme) : un commerce de ce que nous appelons matières pondéreuses. Ce commerce va disparaître avec le déclin du marché urbain de Rome, avec l'abandon de Rome pour Constantinople. Une preuve, entre autres, en est, sur le bord du Tibre, le Monte Testaccio, colline entièrement constituée par les débris des amphores servant à contenir l'huile d'Espagne apportée pour être consommée dans la capitale : ces amphores sont datées, et la dernière date relevée sur les tessons est 257 6. Au contraire, le commerce de luxe oriental va survivre. C'est un commerce d'objets très légers et en même temps très chers, qui rapporte beaucoup pour un petit volume de marchandises, et ce commerce va se maintenir, tant que durera en Occident la possibilité

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(et non pas seulement le désir) d'acheter les parures et les riches costumes offerts par l'industrie orientale, donc tant que subsistera en Occident une classe de riches, possédant de l'or : les souverains, les grands seigneurs ou les églises. Ce sont eux qui feront appel aux produits de luxe de l'Orient, apportés par les Syri. Ce commerce va s'amenuisant, tout en se continuant, jusque vers la fin du VIe siècle. A ce moment, on assiste à un dessèchement complet des courants commerciaux dans l'Occident barbare. Les Syri ne viennent plus en Occident parce que l'Occident ne peut plus leur fournir les monnaies d'or qu'ils étaient accoutumés à y venir chercher auparavant. Nous constatons alors une véritable atonie monétaire qui se traduit par un aspect misérable des monnaies 7, par une circulation réduite à l'extrême, par l'arrêt des relations générales. C'est à ce moment que nous pouvons placer le fond de la courbe économique et le point le plus bas atteint par la décadence urbaine : fin du Vle-début du VIIe siècle. L'aspect rural, domanial, l'emporte de plus en plus dans toutes les régions de l'Occident : l'Angleterre, la Gaule, l'Espagne et l'Italie. Le fond rural, qui est celui de l'Occident, le fond forestier même qui est celui de la partie nordique de l'Occident, reparaissent de plus en plus. En Afrique, ce n'est pas le domaine rural qui gagne, mais la tente, le nomadisme ; le fond steppique tournant au désert qui reparaît et se fait envahissant. Le nomade cavalier, le « numide », sur son cheval barbe (berbère), a été refoulé ou fixé par le développement urbain, apporté d'abord par Carthage, ensuite et surtout par Rome. Mais il va reprendre et étendre ses terrains de parcours à partir du IIIe siècle, moment où il dispose d'un nouvel et puissant instrument, le chameau, qui vient d'être introduit en Berbérie par la Cyrénaïque 8 . L'élevage du dromadaire se développe et, avec lui, la tribu chamelière. Des zones de plus en plus importantes sont gagnées à la vie pastorale, aux terrains de parcours, arrachées aux cultures créées pour la nourriture des agglomérations urbaines ; la grande lutte commence entre le nomade et le sédentaire, entre le chamelier et le cultivateur : conflit encore en cours, mais qui s'achève de nos jours au détriment du nomade chamelier. La ville, dans l'Afrique du Nord, n'a pas été dévorée par la campagne. Elle est morte parce qu'il n'y avait plus de campagne autour d'elle, parce que les terres de culture étaient retournées aux pâturages, à la steppe, aux aires de parcours du nomade. Les villes africaines se contractent, se dépeuplent face aux nomades, exactement comme le font les villes de l'Europe occidentale face aux grands domaines ruraux. Ruralisation d'un côté, nomadisation de l'autre, déflation urbaine

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et barbarisation des deux côtés : la ville n'a plus pour se défendre son arme propre, la monnaie. Plus tard, sans que les conditions naturelles aient changé, quand la monnaie reviendra, quand le pays sera à nouveau irrigué par ce médium privilégié des échanges, la vie urbaine renaîtra, dans l'Europe ruralisée comme dans l'Afrique nomadisée. #

Si nous passons maintenant dans le bassin oriental de la Méditerranée, nous constatons d'abord l'arrêt du grand mouvement urbain marqué par la création et les premiers progrès de Constantinople, puis une stagnation et, bientôt, un recul de l'activité urbaine dans l'Empire byzantin. L'essor urbain se ralentit dans la deuxième partie du VIe siècle. Alors se produisent un rétrécissement et un resserrement de l'activité urbaine et, parallèlement, une évolution vers le grand domaine, vers l'ankylose domaniale. Sur le plan social, la seigneurie foncière se construit, la grande maison seigneuriale est en train de se cristalliser. Sur le plan économique, la cellule domaniale fermée est en formation. Au VIIe siècle, dans l'Orient méditerranéen, nous ne sommes pas encore parvenus à la forme presque parfaite que la seigneurie revêt à ce moment dans l'Occident barbare, mais nous nous y acheminons. Nous pouvons en suivre les étapes dans les papyrus égyptiens, masse de documents émanés pour la plupart des bureaux des grands propriétaires 9. Un autre témoignage nous permet aussi de saisir cette évolution pour l'ensemble des territoires byzantins : les rescrits impériaux, qui retracent la lutte incessante menée par les empereurs contre les empiétements des grandes aristocraties foncières, et les efforts parallèles qu'ils font pour rendre une vie nouvelle aux villes. Dans l'Orient byzantin, qui conserve ses formes étatiques, son économie dirigée par les bureaux centraux, les basileis s'efforcent de freiner, avec des succès divers, l'évolution naturelle vers la formule domaniale. Ils ne peuvent empêcher le déclin du mouvement urbain. Les villes du delta égyptien, jadis si riches et si peuplées, s'appauvrissent en monnaies et en hommes. Les bourgeoisies des villes de l'intérieur, plus rapidement touchées, affluent vers Alexandrie, qui reste un centre économique encore actif et qui, de plus en plus, apparaît comme un monde à part, juxtaposé à la terre égyptienne qui, elle, retourne peu à peu à ses formes rurales primitives. Dans l'arrière-pays, ne demeurent plus que la masse des paysans indigènes (les coptes, les fellahs), les prêtres et les moines qui ont accaparé toutes les terres autour de leurs monastères forti-

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fiés 10, et aussi les grands propriétaires fonciers qui vivent sur leur domaine avec leurs officiers, leurs gardes et leurs serviteurs : en résumé, le serf et son seigneur, que ce seigneur soit laïque ou ecclésiastique. Les chroniques ecclésiastiques syriaques rendent le même son : en Syrie comme en Egypte, l'activité se maintient encore dans les cités commerçantes de la côte, mais en arrière il n'y a plus de villes vraiment importantes ; on ne trouve plus que des populations rurales asservies par de grands propriétaires fonciers, parmi lesquelles commencent à s'infiltrer les nomades arabes Même évolution en Asie Mineure, où les villes du plateau anatolien déclinent, alors que quelques ports restent assez actifs sur la mer Egée. Dans l'intérieur, s'édifient les grandes maisons seigneuriales, dont l'indépendance et la turbulence vont par la suite troubler si profondément l'Empire byzantin. Là se développent aussi des formes de nomadisation : extension des zones de pâturage et multiplication des grands troupeaux de moutons, toute une vie pastorale qui s'étend en même temps que s'estompe l'aspect urbain si caractéristique de l'Asie Mineure à l'époque des débuts du christianisme et des premiers conciles. De même dans la péninsule des Balkans, où toute l'activité économique et urbaine se concentre à Constantinople et à Thessalonique, le reste du pays étant soumis à une ruralisation très nette, encore accentuée par l'installation des Slaves, depuis le IVe siècle, dans la Macédoine, la Grèce centrale et le Péloponnèse. Ceux-ci apportent avec eux des formes particulières d'occupation du sol : village dispersé, aux petites maisons séparées par des cultures, la Zadrouga slave, qui n'a plus ni aspect ni fonction de ville, au sens où nous l'entendons — un noyau monumental à valeur économique. Les villes, dans l'Orient byzantin de la fin du vi* et du début du vii e siècle, n'apparaissent donc plus que comme des îlots au milieu de vastes espaces gagnés de plus en plus par une économie rurale et pastorale : recul très net, malgré la lutte désespérée des empereurs pour soutenir le mouvement urbain, lutter contre les grandes maisons seigneuriales et tenir en respect les hordes nomades. Ce sont là les grands faits apparents de l'histoire urbaine byzantine du VIe et du VII e siècle. La raison profonde doit en être cherchée — ici aussi — dans une restriction de la circulation monétaire. C'est le moment où les routes, qui apportaient aux ateliers byzantins l'or de l'Oural et de Nubie, sont coupées par les incursions des nomades ; le moment où s'amenuise le courant d'or monnayé, qui arrivait de l'Occident

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par l'intermédiaire des Syri ; le moment où s'accentue la fuite de l'or : à l'intérieur de l'Empire du fait de la thésaurisation ; hors des frontières, vers l'Est, vers l'Empire sâssânide qui est alors le transitaire obligatoire dominant toutes les routes du commerce entre l'océan Indien et la Méditerranée. Les deux processus se recouvrent l'un l'autre : décadence urbaine et, en même temps, resserrement du volume d'or en circulation. *

Continuons plus loin vers l'Est, et passons maintenant à l'Empire sâssânide. L'Iran, comme la Mésopotamie, sont des régions sèches, des zones de déserts pointillés d'oasis qui se succèdent en chapelet depuis l'Asie centrale jusqu'à la Méditerranée et au golfe Persique. Dans ces oasis, se développe une vie particulière, accrochée tout entière à l'irrigation qui permet la culture en grand du palmier, des arbres fruitiers et aussi celle de plantes à caractère tropical, le riz, la canne à sucre, le coton. Ces cultures irriguées, jardinées, sont des cultures intensives et elles apportent d'immenses possibilités pour la nourriture et l'habillement de grandes agglomérations urbaines. On peut dire que l'oasis appelle et supporte la ville. Alors que la forêt occidentale est hostile à la ville (tant que de larges clairières mises en culture ne l'ont pas aérée et enrichie), l'oasis orientale est favorable au développement de grandes métropoles. Dans la vaste oasis centrale qu'est la Mésopotamie, se sont succédé les grandes capitales de l'Orient : Babylone, puis Séleucie, puis Ctésiphon. A chaque poussée urbaine correspond une extension des terres cultivées. L'époque sâssânide se caractérise par un développement des irrigations, des plantations et, en même temps, par un mouvement urbain en plein essor. C'est un fait capital sur lequel l'accent n'a pas été suffisamment mis. De nombreuses villes ont été créées par les souverains sâssânides, qui furent de grands bâtisseurs, et l'on retrouve encore, dans la toponymie iranienne, leurs noms suivis de la terminaison abad, « la ville » : Firoûzabad, Bahramabad... ou incorporés dans l'appellation de la nouvelle cité : Rêv-Ardachîr, Nêv-Chahpoûhr, Râm-Kavâdh... Autour du double noyau ancien de Séleucie-Ctésiphon s'élèvent entre le IVe et le VIe siècle de nouvelles agglomérations satellites : Vêh-Ardachîr, Mâhôzé 12 ... Ces villes sâssânides sont habitées par une population d'artisans, de commerçants, par une « bourgeoisie » enrichie dans le commerce, population qui n'est pas noble mais qui est libre, qui paie une taxe

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personnelle à l'Etat mais qui n'est soumise ni aux corvées, ni au service militaire. C'est le moment où, aux traditionnelles classes de l'Avesta — prêtres, guerriers et agriculteurs — vient maintenant s'ajouter une quatrième classe, celle des Hûtukhsh (« les industrieux », en pehlvi) 13 , qui comprend à la fois les artisans et les commerçants. Cette classe active de la population ne se crée pas alors, mais la consécration qu'elle obtient dans le cadre religieux indique nettement l'accroissement de sa puissance économique et sociale. Au VIe siècle, le vaste et profond mouvement du mazdakisme — mouvement social teinté, comme toujours en Orient, de messianisme religieux — rend pleinement compte de l'importance grandissante prise par les masses urbaines dans l'Empire sâssânide. Parallèlement, on assiste au déclin progressif des seigneurs fonciers, des dihqâns (« les nobles propriétaires terriens »). Ils perdent de plus en plus leur influence sociale et leur richesse économique ; et, dans l'Iran, dans la Mésopotamie sâssânides, commence une véritable crise nobiliaire, crise de la fortune des nobles, de la fortune foncière, en face de la nouvelle force qui monte, celle des citadins, des « bourgeois », des marchands de la fortune mobilière Dans l'Empire sâssânide, le sens de l'évolution est ainsi tout différent de ce que nous avons pu constater dans l'Empire byzantin et dans l'Occident barbare. Ici, la note dominante est donnée par l'essor des villes et le recul des grandes propriétés terriennes. Nous sommes ici dans un domaine de large circulation monétaire. Ce n'est pas de la monnaie d'or qui court, mais de la monnaie d'argent. L'or est thésaurisé sous forme de lingots, d'orfèvrerie ou de mobilier précieux, et ce qui circule d'une manière intense, c'est la drachme sâssânide, le dkem. Ces pièces d'argent ont été émises en énormes quantités par de très nombreux ateliers monétaires, un peu partout dans l'Empire. Dans ses fouilles de Suse, J. de Morgan a recueilli une très grande quantité de drachmes de Chosroès II (590-628), marquées aux indices monétaires les plus variés, représentant la plupart des grandes villes de l'Empire sâssânide 15 : preuve d'une très active circulation monétaire et d'un grand développement du commerce dans l'Orient sâssânide, au début du VII e siècle, à la veille des conquêtes musulmanes. C'est le moment où le direm perse d'argent rayonne non seulement à l'intérieur du grand Empire sâssânide, mais aussi très loin vers le Sud-Est et le Nord-Ouest : océan Indien et steppes ponto-caspiennes où il a conquis les positions occupées précédemment par le nomisma byzantin.

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Du v " au VII e siècle, on peut donc constater une sorte de repli monétaire de l'Occident vers l'Orient, et ce repli monétaire va de pair avec le mouvement urbain : rythme urbain accordé au rythme monétaire.

Troisième phase : VIP-XF siècles Essor urbain dans le Monde musulman — Début du renouveau urbain dans l'Occident barbare — Développement urbain de Byzance Si nous nous plaçons à l'intérieur même du monde musulman une fois formé, nous constatons partout un prodigieux essor urbain et, là où il était en cours, l'arrêt du processus domanial que les papyrus égyptiens nous ont permis de retracer avec quelque détail. Le témoignage de ces papyrus, nous continuons à l'avoir pour les premiers siècles de la période musulmane ; il nous est précieux pour poursuivre le tracé de la courbe, qui, alors, change d'allure et de sens. A la veille de la conquête musulmane, le domaine, la seigneurie, était en Egypte en train de s'organiser économiquement et socialement : le seigneur et ses serfs. Nous trouvons dans les papyrus d'Aphrodito, avant la conquête, des formules de ce genre : « Le misérable serf Anoup (Anubis) se prosterne devant le très magnifique patricien ; il rampe sur la trace des pas immaculés du puissant duc Athanasios. » Au lendemain de la conquête, cette évolution s'arrête. Il y a éclatement de la cellule domaniale, qui était en voie de complet achèvement, et, désormais, le serf et le seigneur, le très magnifique duc Athanasios et son misérable esclave Anoup sont placés en face du nouvel Etat musulman dans une position à peu près identique. Tous deux payent la capitation et l'impôt foncier, à quoi sont astreints les non-musulmans. Le produit du tribut ainsi perçu était réparti entre les membres de la communauté musulmane. Ceux-ci vivaient dans les villes, ne cultivaient pas la terre, étaient de véritables rentiers du sol, touchant les revenus payés par les gens des campagnes. Ainsi le régime domanial, qui se consolidait au cours de la période précédente, se dissocie et se transforme. Cette défaite du système domanial est encore accentuée par l'importance grandissante prise par la monnaie, par la fortune mobilière. Comme pour beaucoup de nos villes bourgeonnantes contemporaines, la croissance rapide des métropoles musulmanes est en grande partie

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provoquée par l'inflation — ici métallique — et par la hausse des prix qui en est la conséquence. Le brusque enrichissement de la classe marchande des villes lui permet d'investir ses gains dans des achats de propriétés à la campagne. Le propriétaire perçoit le revenu de ses terres, mais il reste à la ville ; lui aussi est un rentier du sol. Ainsi, de plus en plus, économiquement et socialement, la ville domine la campagne environnante, le citadin impose sa direction au rural. Un actif mouvement d'échanges lie à nouveau étroitement la campagne et le marché urbain en plein essor : appel aux produits du sol pour le ravitaillement de la ville ; appel à la main-d'œuvre rurale pour le chantier urbain. L'époque capitale pour une ville est en effet le moment où elle se crée ; et le chantier, au point de vue économique et social, est un énorme centre d'appel qui fait sentir au loin son influence. Le vieil adage — « quand le bâtiment va, tout va » — est tout à fait applicable à ce chantier urbain qui groupe des milliers et des milliers d'ouvriers, réunis hâtivement de partout pour l'érection rapide de la nouvelle ville. De ce mouvement de population des campagnes vers la ville en construction — main-d'œuvre rurale, happée par la ville —, nous voyons de très nombreux exemples dans les longues listes, fournies par les papyrus égyptiens, de campagnards réquisitionnés dans les villages de la vallée du Nil pour les chantiers urbains : on les envoie travailler à Foustât pour édifier les bâtiments publics, le palais du gouverneur, les mosquées ; plus loin même : à Damas, pour participer à la construction de la Grande Mosquée des Umayyades ; à Tunis, pour y construire les bâtiments et les bateaux du nouvel arsenal maritime. Pour fournir la maind'œuvre des arsenaux syriens, des populations sont transportées des côtes du golfe Persique et de la mer Rouge vers les ports méditerranéens Ainsi s'opère un brassage de population, de progrès techniques, de cadres mentaux essentiellement contraire à l'achèvement du processus domanial en cours. Des échanges toujours plus étroits entre la ville et la campagne ont changé le sens de l'évolution ; la cellule domaniale s'est désagrégée sous le choc d'un intense appel parti des centres urbains en expansion. Cette expansion urbaine, ce prodigieux développement des villes, de l'économie et de la civilisation qu'elles représentent, nous apparaît comme la caractéristique essentielle du monde musulman entre le VIIe et le XI' siècle. Cette « période musulmane » est l'un des grands moments de l'histoire générale du mouvement urbain. Fait capital et si peu mis en lumière. Les autres moments de développement des

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villes ont été largement étudiés. Pas le moment musulman. Les essais de synthèse 17 énumèrent « les grandes périodes urbaines » : époque hellénistique, Empire romain, Occident du XIII e siècle, x i x ' siècle. Mais on oublie, entre l'Empire romain et l'Occident du x m " siècle, l'admirable essor urbain que connaît le monde musulman du VU* au xi* siècle. Quel est le sens de propagation du mouvement urbain à travers l'immense domaine économique que viennent de créer les conquêtes musulmanes ? Nous le voyons se diriger de l'Est vers l'Ouest : il s'amplifie dans l'ancien Empire sâssânide (Iran, Mésopotamie), déjà en période d'essor avant la conquête musulmane ; il repart dans les anciennes provinces byzantines (Syrie, Egypte), où il s'était ralenti ; il renaît dans les pays de l'Occident musulman (Afrique, Espagne, Sicile), où il avait disparu depuis longtemps. Cette intense poussée urbaine dans le monde musulman revêt deux formes : soit le développement d'anciens centres qui reprennent une vie nouvelle et se dilatent topographiquement et démographiquement, économiquement et socialement (Damas, Cordoue, Palerme) ; soit la création ex nihilo de villes nouvelles (Kairouan, Bagdad, Fès). Dans l'ancien domaine sâssânide, s'élèvent successivement : Koufa, sur l'Euphrate ; Bassora, le grand port, au fond du golfe Persique (637-638) ; et surtout la grande fondation abbâsside, Bagdâd, sur le Tigre, en 762. Dès le IXe siècle, moins de cent ans après sa création, Bagdad est la plus grande ville du monde. En 8 3 6 une nouvelle ville califale s'élève sur le Tigre, en amont de Bagdâd : Samarra, qui devient très vite, elle aussi, un important centre économique. Le commerce musulman, par ses comptoirs de la Côte orientale d'Afrique, introduit les formes urbaines dans cette partie du continent noir : Mogadixo, Barawa, Kilwa, Mélinda, Mombassa sont créées, villes où arrivent les files de porteurs nègres avec leur chargement d'or et d'ivoire et d'où partent les courants d'islamisation vers le cœur de l'Afrique Dans l'ancien domaine byzantin, partout se marque une reprise urbaine ; des villes se développent, qui s'étaient presque effacées à l'époque précédente (Damas, Alep), de nombreuses petites villes bourgeonnent en Syrie et en Egypte. L'histoire urbaine dans la vallée du Nil est dominée par l'énorme développement de l'ancien petit centre de Babylone d'Egypte, à la pointe du Delta, qui prolifère en projetant autour de lui toute une série de nouvelles cités populeuses : Foustât (vu® siècle), Al-Askar (vin e siècle), Al-Qata'i la toûloûnide (IX e siècle), Al-Qâhira, Le Caire, la fâtimide (x* siècle).

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Dans la Méditerranée occidentale, se créent les villes de Kairouan (670), de Tunis (698), de Mahdia, de Tahert (761), de Tlemcen, de Fès (867), d'Alger (946), de la Qala'a des Benî Hammad (1007), de Marrakech (1077). Au sud du Maghreb, surgissent à l'entrée du désert les grandes cités caravanières, points d'arrivée de l'or du Soudan : Sidjilmâsa (787), Ouargla, les villes du Mzab, Ghadamès, etc. De là, à l'autre extrémité des pistes sahariennes, le commerce musulman introduit les formes urbaines dans le monde soudanais : les villes de l'or et des esclaves naissent dans le Sahel nigérien, Awdaghost, Tadmekka, Tombouctou19. Et, par contrecoup, l'ouverture de cet immense horizon commercial nouveau n'est pas sans jouer un rôle dans le renouveau urbain que connaît l'Afrique du Nord musulmane entre le viiT et le xi' siècle : renouveau urbain plus important et plus étendu que ne l'a été l'urbanisation du pays à l'époque romaine. En Espagne, Cordoue, Tolède, Saragosse, Séville, Malaga, centres antiques réduits à rien pendant la période barbare, reprennent vie, force et rayonnement comme jamais auparavant. Le grand port d'Alméria — l'Aumarie des chansons de geste — est créé à l'époque musulmane. Autour de Cordoue, comme autour de Kairouan, essaiment des villes-résidences : Madinat az-Zahrâ, Madinat az-Zâhira. En Sicile, Palerme prend son essor, monumental et économique. Et l'on ne cite ici que les métropoles, que les villes les plus importantes20. A côté d'elles, une infinité d'agglomérations urbaines, plus ou moins peuplées, et qui auront par la suite des succès divers, contribuent toutes, pour le moment, à augmenter la densité du réseau urbain. *

Quels sont les aspects généraux de cette ville musulmane en pleine poussée de croissance, et d'abord son aspect démographique ? Dans le périmètre urbain, une très grande concentration de population est la règle. Beaucoup de ces métropoles deviennent, en quelques dizaines d'années, les plus grandes villes du monde. A défaut de recensements précis, on peut donner un ordre de grandeur, en tenant compte de ce que nous avons souvent affaire, non pas à des maisons basses, largement étalées, mais au contraire à ce que les Latins appelaient des insulae : de grands blocs de maisons à sept ou huit étages, où vivaient jusqu'à deux cent cinquante et même trois cents personnes81. Bagdad, à la fin du ix' et au X* siècle, période d'apogée pour elle, atteint certainement, dépasse même le million d'habitants. Sa superficie urbaine s'inscrit dans les limites du Paris des 3

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boulevards extérieurs. Damas et Cordoue formaient des agglomérations de trois à quatre cent mille habitants. Le Caire en comptait un peu plus, environ un demi-million. Si l'on met en présence ces chiffres — qui sont des approximations — et ceux que l'on peut attribuer aux villes médiévales d'Occident au moment de leur plein développement économique, c'est-à-dire au XIIIe siècle, on est frappé de l'écart immense qui les sépare : les villes les plus peuplées de l'Italie du Nord ou de la Flandre n'ont guère alors plus de trente ou quarante mille habitants ; et il faudra attendre le XIV* siècle pour que Paris, ville unique dans l'Occident chrétien, atteigne trois cent mille âmes. Mettons à part Byzance, qui approche certainement du million, qui est une ville d'Orient et la grande rivale de Bagdad. Bagdâd et Byzance, « les deux yeux du monde », comme disent les historiens byzantins, qui reconnaissent ainsi la prééminence de la capitale des Califes. Aspect économique et social : ces grandes villes musulmanes sont avant tout des centres de commerce, des cités à rôle essentiellement économique ; cela se traduit dans le plan même de la ville. Au milieu, la traversant souvent d'une porte à l'autre : le soûq, le marché, la rue commerçante et industrielle où les objets sont fabriqués et mis en vente sous les yeux mêmes du client. Aujourd'hui encore les soûqs des grandes villes d'Orient et du Maghreb nous en donnent une image fidèle. Au milieu du soûq, s'élève la grande mosquée, centre moral du marché, dont l'ombre protège, rend plus honnêtes les transactions. A côté, s'étendent les fondoûqs, hôtelleries pour les marchands, et la Kaîsaria, grande halle fermée, aux lourdes portes bardées de fer, qui sert d'entrepôt pour les marchandises précieuses provenant de l'extérieur. Contre la Kaîsaria, on trouve le soûq assaghâ, le marché aux changes, et, si la ville a suffisamment d'importance, l'hôtel de la Monnaie, le Dar as-siqqa. Tout autour de ce noyau central d'organismes commerciaux, sont installés les différents corps de métiers, groupés chacun suivant son quartier, sa rue propre. Le soûq, pôle de l'activité urbaine, entretient une population industrieuse et commerçante, à la vie grouillante et turbulente, depuis le portefaix, l'artisan, le courtier, jusqu'au grand commerçant, dominateur du marché. C'est là que se développe le type du gros négociant enrichi dans le commerce lointain, vivant largement dans son opulent hôtel urbain, au milieu d'une troupe d'esclaves et de familiers : « armature d'argent » de la société urbaine du monde musulman. En même temps s'approfondit la misère des classes inférieures de la population citadine, esclaves ou libres, plèbe

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urbaine dont les révoltes sont parfois terribles : au début du IXe siècle les « nus » se rendent maîtres des rues de Bagdad et mettent à sac plusieurs quartiers de la capitale. Bouillonnement social, oppositons brutales, qui rendent compte de l'intensité de la vie urbaine à cette époque. Dernier aspect de cette expansion urbaine dans le monde musulman du vu* au x i ' siècle, le moins connu et, peut-être, le plus important, car il nous suggère des éléments d'explication : l'aspect monétaire. La monnaie est, en effet, le médium par lequel se crée, s'entretient et aussi se caractérise le mieux cette puissante activité urbaine : construction matérielle de la ville et gros appel du chantier ; achats de denrées à la campagne pour la consommation courante et de marchandises précieuses aux centres de production éloignés pour la consommation de luxe ; fabrication et vente sur place ou au loin des produits de l'industrie locale ; achat par la classe riche de biens fonciers à la campagne... Dans l'économie générale, le marché urbain est un centre privilégié d'appel et de redistribution des masses monétaires. Et, à son tour, l'essor urbain du monde musulman a été permis et supporté par l'afflux d'or et sa circulation de plus en plus intense : or thésaurisé remis en circulation et surtout afflux d'or neuf, d'or de mine et plus particulièrement d'or soudanais, dont le débit grossit à mesure qu'on avance dans le temps, à partir des vm e -ix e siècles. Le fait capital, pour l'histoitre du mouvement urbain pendant le haut moyen âge, est la réintroduction de villes, c'est-à-dire de grands centres d'appel de la consommation dans la Méditerranée occidentale, aux portes mêmes de l'Occident barbare. Et ce mouvement d'urbanisation profonde, de vie citadine, de civilisation, et de rayonnement urbains, que connaissent, aux IX'-X* siècles, le Maghreb, l'Espagne et la Sicile, est comme créé par le flot d'or qui arrive du Soudan. Les pays de l'Islam occidental — que les auteurs arabes englobent sous le nom de Maghreb, « terre d'Occident » — sont, pour les Orientaux, un véritable Eldorado qui attire les aventuriers, les mercenaires, les littérateurs, en quête d'or, de prébendes et de pensions. C'est l'or du Soudan, qui fait affluer en Andalousie, d'Orient, de Bagdad surtout qui est le grand centre rayonnant, les poètes de Cour, les musiciens, les artistes, ceux qu'on a appelés les pionniers de la culture orientale 22 , et grâce à qui les techniques, les formes de pensée raffinée, la civilisation urbaine en un mot sont passées de l'Orient à l'Occident musulman, aux portes de l'Occident barbare.

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• L'appel à la consommation lancé par les grandes villes du monde musulman va permettre au commerce et au mouvement urbain de se propager et de se développer dans l'Occident barbare. Les centres urbains musulmans ont besoin de certaines marchandise (esclaves bois de constructions navales, fer et armes, étain, fourrures), que seul l'Occident barbare peut leur fournir ; et contre ces marchandises, ils envoient à celui-ci de l'or : infiltration d'or, développement du commerce et renouveau urbain, dès le* ix*-xe siècles. Quand les médiévistes ont commencé à écrire l'histoire du renouveau urbain de l'Occident, ils ont commencé par dire : le renouveau urbain est la conséquence des Croisades ; il se fait sentir au XIIe siècle. Puis, poussant plus à fond leur étude, ils ont fait remonter ce renouveau au XIe siècle. Puis, ils ont trouvé des indications très nettes au X* siècle déjà. Les recherches les plus récentes parlent de la fin du IX' siècle et, en certains points très localisés, qui sont justement les points où arrivent les routes commerciales et monétaires issues du monde musulman, apparaissent les premières manifestations de renouveau des villes, de gonflement urbain, dès la fin du vin* et le début du IX* siècle : au moment où l'or musulman, sous la forme du mancus, commence à irriguer l'Occident barbare. C'est ainsi que, dès cette époque, se développent les villes d'Italie : Amalfi, Naples, Gaëte, sur la mer Tyrrhénienne, et surtout Venise sur l'Adriatique, Venise qui doit son précoce essor économique à sa situation au point de rencontre de trois domaines commerciaux, de Byzance, du monde musulman et de l'Occident barbare : elle concourt au ravitaillement de Constantinople privée par les conquêtes musulmanes des approvisionnements qu'elle tirait jusque-là de ses provinces d'Egypte et de Syrie. Elle fait un fructueux trafic de contrebande avec les ports musulmans. Elle importe les produits précieux de l'industrie byzantine qu'elle écoule aux foires de Pavie 23 où ses marchands ont le monopole du commerce des objets orientaux que l'Occident peut maintenant acquérir, grâce aux rentrées d'or musulman. On peut dire que les premiers et rapides progrès de Venise aux VIII*-IX" siècles sont une conséquence — directe et indirecte — des conquêtes arabes et de l'appel lancé par les grands centres urbains du monde musulman. C'est le tour, ensuite, des villes du Nord de l'Espagne, du Langue-

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L'évolution urbaine

doc et du couloir du Rhône, qui se continue par la Saône, la Meuse, les pays rhénans et la Flandre. En même temps, de l'autre bout du monde islamique, se fait sentir aussi l'appel lancé par les grands centres orientaux, créés ou ranimés à l'époque musulmane, et surtout par Bagdad dont l'influence rayonne et s'étend. Appel lancé à l'Occident barbare, par les routes du Nord, routes de la Volga, de la Baltique et de l'Europe centrale. Par là aussi, s'infiltrent les monnaies musulmanes. On en a trouvé d'immenses dépôts le long des fleuves russes, sur les bords de la Baltique et jusqu'en Islande ! Et la création de centres commerciaux, d'embryons de villes a suivi. Ainsi a pris naissance « le Pays des villes », gardariki, comme les Scandinaves appelèrent la région des fleuves russes : villes de bois construites le long des cours d'eau navigables, aux points choisis par le grand commerce, aux endroits où aboutissaient les courants d'argent issus du monde musulman : Itil (Astrakhan par la suite) sur le delta de la Volga, Boulghâr (près du site de la future Kazan) au confluent de la Volga et de la Kama, la « Ville des Bourtâs » (plus tard Nijni-Novgorod) au confluent de la Volga et de l'Oka, Novgorod-la-Grande sur le Volkhov au nord du lac Ilmen, et surtout Kiev24 sur le Dniepr dont l'horizon commercial embrassait à la fois le monde musulman à l'Est, Byzance au Sud, les pays germaniques du haut Danube à l'Ouest et les côtes de la Baltique au Nord. Par les routes continentales de l'Europe centrale et par les routes maritimes des mers nordiques, l'influx commercial et urbain se propage vers les Pays rhénans, les Flandres et l'Angleterre où il rencontre les courants partis de la Méditerranée. Ainsi, l'essor urbain dans l'Occident barbare se localise très tôt aux zones d'entrée des courants monétaires issus du monde musulman C'est le moment où apparaissent les termes portus, « lieu de marché » ; vie, vicus, « faubourg des marchands » 26 ; le moment où la ville déborde de ses étroites murailles et où se constituent des faubourgs commerçants et industriels. Les traces de ce gonflement urbain, à condition de les chercher dans les zones où se nouent les relations commerciales entre l'Orient musulman et le monde barbare, peuvent être décelées dès la fin du VIIIe siècle. *

Byzance, à la même époque, connaît un renouveau semblable qui prépare la floraison des Xe-Xl* siècles, le deuxième âge d'or de l'art byzantin, l'apogée urbaine de Constantinople : qu'on songe aux

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Espaces et réseaux du haut moyen âge

détails fournis par le Livre des Cérémonies, à la description de Constantin le Rhodien qui en célèbre les beautés au X' siècle, aux expressions admiratives du rabbin Benjamin de Tudèle qui visita Byzance au début du XII* siècle, à l'émerveillement des Croisés de 1204 quand ils pénètrent dans la ville « de marbre, de soie et d'or » 27. Les débuts de ce nouvel essor de la vieille création constantinienne se placent fin du vm e -ix e siècle, quand l'or musulman, par le détour de l'Occident barbare, vient remettre en mouvement les industries de luxe en offrant de nouveaux débouchés aux produits byzantins et aux marchandises transitées par Byzance de l'Orient musulman vers l'Occident chrétien. Ici, comme à Venise, la fructueuse position d'intermédiaire entre monde oriental et monde occidental — et l'afflux monétaire qui en résulte — est à l'origine de la poussée urbaine. A son tour, Byzance exporte une partie de son or vers le monde musulman pour y acheter les matières premières nécessaires à son luxe et à ses industries : épices, parfums, soie brute, ivoires, perles, pierres précieuses, etc. Et cet or vient soutenir et amplifier encore l'activité des grandes villes musulmanes. De l'Orient musulman à l'Occident musulman, de l'Occident musulman à l'Occident barbare, de l'Occident barbare à Byzance, de Byzance à l'Orient musulman : le circuit est fermé, circuit monétaire et circuit urbain. #

Géographiquement et chronologiquement, l'évolution urbaine du haut moyen âge recouvre très exactement l'évolution monétaire. Le monde musulman du VU' au XIe siècle, où l'or afflue, apparaît ainsi comme le centre — et l'origine — d'un vaste mouvement de renaissance urbaine qui s'est propagé le long des grandes routes commerciales revivifiées ou nouvellement créées par l'appel de la consommation parti des métropoles de l'Orient islamique : amplification de l'essor urbain dans l'ancien domaine sâssânide ; renouveau des villes dans l'ancien domaine byzantin, dans l'Espagne ruralisée et l'Afrique du Nord nomadisée ; progrès de Constantinople ; création de formes urbaines dans le monde noir (côtes de l'Afrique orientale et Soudan), dans la région des fleuves russes et de la Baltique ; enfin reprise de l'activité urbaine dans l'Occident chrétien. Par son extension, son intensité et aussi par l'ère nouvelle qu'il ouvre pour l'Europe occidentale, ce mouvement marque une époque capitale de l'histoire urbaine.

L'évolution urbaine

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Notes 1. Histoire romaine, IV, 2 : L'Empire chrétien. 2. OROSE, Advenus paganos, VII, 22. 3. C. EMEREAU, « Note sur les origines et la formation de Constantinople », Revue archéologique, 1925 ; R. MAYER, « Byzantion, Konstantinopolis, Istambul : eine genetische Stadt-Geographie », Denkschr. Akad. Wiss. Wien, Phil.-Hist. Klasse 71, 1943. 4. Dans Etudes byzantines d'histoire économique et sociale, 1938. 5. Marc BLOCH, « Le problème de l'or au moyen âge », Annales d'Histoire économique et sociale 5, 1933 ; cf. supra, chap. I. 6. R. THOUVENOT, Essai sur la province romaine de Bétique, Paris, 1940. 7. P. LE GENTILHOMME, Mélanges de numismatique mérovingienne, Paris, 1940. 8. St. GSELL, dans Mémoires de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres 43, 1 9 2 6 .

9. E. R. HARDY, The Large Estâtes of Byzantine Egypt, New York, 1931 ; H. I. BELL, « An Epoch in the Agrarian History of Egypt », in : Recueil d'études égyptologiques dédiées à la mémoire de Champollion. 10. U. MONNERET DE VLLLARD, « Descrizione generale del monasterio di San Simeone presso Aswan », Annales du Service des Antiquités égyptiennes, 26, 1926. 11. R. DUSSAUD, Les Arabes en Syrie avant l'Islam, Paris, 1907. 12. Cf. les comptes rendus des expéditions archéologiques allemandes à Ctésiphon : O. REUTHER, Die deutsche Ktesiphon-Expedition 1928-1929, Berlin,

13. 14. 15. 16.

17. 18.

1 9 3 0 ; E. KUHNEL et O . WACHSMUTH, Die

Ktesiphon-Expedi-

tion, 1931-1932, Berlin, 1933 ; J.-H. SCHMIDT, « L'Expédition de Ctésiphon en 1931-1932 », Syria 15, 1934. E. BENVENISTE, « Les classes sociales dans la tradition avestique », Journal asiatique, 1932. A. CHRISTENSEN, L'Iran sous les Sássánides, Copenhague/Paris, 1936. J. DE MORGAN, Manuel de numismatique orientale, Paris, 1936. A ce propos on peut rapprocher de cette migration de populations maritimes (transfert de nakhoda, « pilotes », du golfe Persique et de la mer Rouge dans les ports syriens au VIII" siècle) le passage de la voile dite « latine » du domaine de l'océan Indien dans celui de la Méditerranée. Par exemple : G. CHABOT, Les villes, Paris, A. Colin. L. M. DEVIC, Le pays des Zendjs ou la côte orientale d'Afrique au moyen âge, Paris, 1883.

19- E. F. GAUTIER, « L'or d u Soudan d a n s l'histoire », Annales

d'Histoire

économique et sociale 7, 1937. 20. Quelques monographies de grands centres urbains musulmans — d'intérêt inégal pour l'histoire des villes — ont déjà vu le jour. Citons : G. LE STRANGE, Baghdad during the Abbasid Caliphate, Oxford, 1900 ; E. HERZFELD, « Geschichte der Stadt Samarra », in : Die Ausgrabungen von

Samarra,

VI, Hambourg,

1 9 4 8 ; J. SAUVAGET et J. WEULERSSE,

Damas, Paris, 1936 ; J. SAUVAGET, Alep, essai sur le développement d'une grande ville syrienne des origines au milieu du XIXe siècle, Paris, 1941 ; M. CLERGET, Le Caire, étude d'histoire et de géographie urbaines, Paris, 1934 ; R. LE TOURNEAU, Fis avant le Protectorat : étude économique et sociale d'une ville de l'Occident musulman, Casablanca, 1950 ; G. MARÇAIS, Tunis et Kairouan, Paris, 1937 ; R. CASTEJON, « Cordoba califal », Boletín de la Real Academia de Córdoba, 1924 ; E. LÉVIPROVENÇAL, L'Espagne musulmane au X' siècle, Paris, 1932, chap. VI : « Cordoue, capitale du califat umaiyade d'Occident » ; R. VELAZQUEZ

Espaces

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et réseaux du haut moyen

âge

BOSCO, Excavaciones en Medina Azzahra (Junta Superior de excavaciones y antigüedades, 1923-1924 et suiv.). 21. Nos sources l'indiquent expressément pour Foustât-Le Caire; cf. par e x e m p l e NASIR-I-KHUSRAW, trad. S c h e f e r , p p .

146-147.

22. Cf. R. BLACHÈRE, « Un pionnier de la culture orientale en Espagne au XE siècle, Sâ'id de Bagdad », Hespéris 10, 1930. 23. Sur les foires de Pavie et le commerce vénitien qui s'y faisait, voir les Honorantie civitatis Papié, publiées par A. SOLMI dans « l'Amministrazione finanziaria nel regno italico nell' alto medio evo », Bollettino della Società Pavese di Storia Patria 31, 1931. 24. Cf. E. SlMOES DE PAULA, O comercio varegue e a Gräo-Principado de Kiev,

Säo P a u l o , 1 9 4 2 . Cf. m o n c o m p t e r e n d u d a n s Annales

:

Economies,

Sociétés, Civilisations 4, 1949. 25. Cf. infra, chap. IV, dépliant hors-texte. 26. H. PLANITZ, « Frühgeschichte der deutschen Stadt », Zeitschrift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte, Germ. Abt. 63, 1943. 27. CH. DIEHL, Constantinople, Paris, 1924. Plan de la ville, dans A. M. SCHNEIDER, « Byzanz, Vorarbeiten zu Topographie und Archäologie der Stadt », lstambuler Forschungen 8, 1936.

CHAPITRE IV

La route de la Meuse et les relations lointaines des pays mosans entre le VIIIe et le XIe siècle *

Ces quelques notes — qui sont plus des interrogations lancées par l'historien à l'archéologue que des mises au point qui se voudraient définitives — permettront, peut-être, de lier quelques problèmes d'histoire de l'art mosan par le commun dénominateur de la route : route commerciale, guerrière, religieuse où, en même temps que les hommes, les marchandises, les monnaies, ont passé les idées, les techniques, les formules architectoniques, les répertoires décoratifs. Comment, en effet, sans une étude géographique, chronologique, économique des routes, poser correctement la question des origines de l'art mosan, de l'autonomie, de l'antériorité des œuvres sorties des ateliers de la Meuse par rapport aux régions voisines de la Moselle et du Rhin qui forment, avec la région mosane elle-même, ce qu'on pourrait appeler le complexe historique, économique et artistique lotharingien ? Comment faire la part des traditions locales et des influences extérieures, proches ou lointaines, qui ont donné à l'art mosan sa sensibilité particulière, sans situer la Meuse dans le réseau de relations générales qui la lie — et combien fortement ! nous le verrons — au reste du monde médiéval ? Sans préciser la valeur de position qui donne aux Pays de la Meuse leur vertu de réceptivité et leur force de rayonnement : entre, à l'ouest, la Francia occidentalis, Reims et Saint-Denis, et, à l'est, les Pays rhénans, les confins germano-slaves et, plus loin dans cette direction, par-dessus le liseré germanique et l'immensité du monde slave, aux terminus des pistes forestières de l'Europe centrale et orientale, les puissantes civilisations de Byzance et de l'Orient musulman ; entre, au nord, l'ouver-

* Texte publié dans L'Art mosan (Journées d'Etudes, Paris, février 1952), Paris, Ecole Pratique des Hautes Etudes (VIe Section), 1953, PP. 9-28

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Espaces et réseaux du haut moyen âge

ture du delta rhéno-mosan sur la mer du Nord, les Iles Britanniques et les voies maritimes ou fluviales qui aboutissent, elles aussi, à l'Empire byzantin et au monde musulman, et, au sud, leventail des routes vers la France du Midi, l'Espagne, l'Italie et, enfin, la Méditerranée byzantine et musulmane ? Conservation des traditions antiques, romaines et gauloises pardelà la Gaule romaine ; apports barbares dans le travail du bois et du métal ; arrivée d'influences lointaines — procédés techniques et partis pris décoratifs — issues de l'Orient byzantin et du monde musulman ; puis diffusion des formes particulières ainsi élaborées vers l'Angleterre, vers les ateliers dionysiens et limousins, vers la Bohême et la Pologne... Réception, puis rayonnement : à l'un et à l'autre moment, les routes sont les mêmes, inscrites dans la nature et dans l'histoire. Mais les courants qui les suivent sont plus ou moins intenses, leur débit — gens, choses et idées — se gonfle ou s'amenuise suivant le déplacement des centres moteurs de l'économie et de la civilisation. Or, la période qui s'étend entre le VIII e et le XI 1 siècle et correspond à la formation, aux premiers chefs-d'œuvre et au début de l'expansion de l'art mosan, représente pour l'Occident un moment capital, celui de l'éveil : éveil économique et urbain, renouveau de la civilisation matérielle et de la civilisation tout court. Sous l'influence de l'appel parti des riches métropoles du monde musulman en plein développement, le commerce extérieur de l'Occident barbare a changé de sens et d'acteurs : d'importateur il est devenu exportateur et, de passif, actif. L'or qui fuyait vers l'Orient pour payer les marchandises précieuses, soieries, ivoires, épices... qu'importaient les marchands levantins, les Syri, afflue maintenant en Occident pour acheter les esclaves, les armes, les fourrures... que les marchands occidentaux et nordiques, les Juifs de l'Empire carolingien, les Italiens, les Anglo-Saxons, les Scandinaves exportent vers le monde musulman \ Cette reprise commerciale, cette profonde transformation dans la structure des échanges se sont traduites par une activité plus grande des relations à longue distance et l'organisation d'un vaste réseau de routes où ont largement circulé les influences les plus diverses, carolingiennes, byzantines, musulmanes, qui devaient aboutir à « l'internationalisme » du premier art roman. Et il n'est pas indifférent de remarquer, d'entrée, que toutes ces routes — routes de commerce et de civilisation — viennent confluer dans la région mosane. 1. Voir note 1 et suiv. à la fin du chapitre, pp. 88-94.

La route de la Meuse

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#

Une carte schématique des grands courants de civilisation entre le vin* et le XI e siècle 2 fait immédiatement apparaître une large bande annulaire de relations générales entourant — et commençant à irriguer par les bords — l'Europe centrale et occidentale encore, pour une immense partie, perdue dans les brumes de ses forêts marécageuses et de son économie primitive. Par la Méditerranée, l'Atlantique, les mers nordiques, la région des fleuves russes, de la Caspienne et de la mer Noire, commence à se dessiner un véritable circuit de routes — routes maritimes ou fluviales raccordées par quelques tronçons terrestres — dont les points moteurs sont Bagdad, Byzance, l'Egypte et l'Espagne musulmanes, avec l'appel de leurs grandes villes en continuel essor, les besoins de leurs civilisations somptueuses et aussi le développement de leurs techniques et la puissance d'achat que leur procure la possession de presque tout l'or du monde 3 . De ce dessin d'ensemble, les géographes du moyen âge musulman ont eu pleine connaissance. Un anonyme persan du X' siècle l'indique quand il note que « Baritâniya (les Iles Britanniques) est l'emporium de Roûm (Constantinople et, en général, l'Empire byzantin) et de l'Andâloûs (l'Espagne musulmane) » 4 . L'historien Mas'oûdî l'esquisse quand il décrit les routes suivies par le commerce des précieuses fourrures de renard noir depuis les zones de chasse du pays des Bourtâs, au confluent de la Volga et de l'Oka, où devaient plus tard se fixer les célèbres foires aux fourrures de Nijni-Novgorod : « On exporte du pays des Bourtâs les peaux de renard noir qui constituent la plus recherchée et la plus chère des fourrures. Le renard noir est le luxe des princes de ces peuples non arabes. Cet article s'écoule dans les régions de Bâb al-abwâb (Derbend, sur la Caspienne) et de Berdaa (en Arménie) et dans d'autres contrées, telles que le Khorâssan et le Kharezm (en Asie Centrale, au sud de la mer d'Aral) où il est travaillé. Il est aussi exporté vers les pays du nord, les pays des Slaves, parce que les Bourtâs se trouvent proches de ces pays du nord. De là, on le transporte dans le pays des Francs, dans l'Espagne musulmane et dans tout le Maghreb. » 5 Aux deux extrémités de ces routes, Saragosse, sur l'Ebre, et Gourgandj, sur le bras de l'Amou-Daria qui se jetait alors dans la Caspienne, sont indiquées par les voyageurs arabes comme les grands

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Espaces et réseaux du haut moyen âge

centres du travail des pelleteries nordiques dans le monde musulman. De ces deux villes manufacturières les riches manteaux, bonnets ou manchons de fourrure étaient distribués dans les grandes villes musulmanes d'Orient et d'Occident : Bagdad, Foustât-Le Caire ou Cordoue. Ce sont les mêmes routes vers l'est et vers l'ouest, au départ des mêmes territoires de chasse — l'immense forêt russe — , que parcourent les troupes d'esclaves « saqâlîbâ » (slaves) destinés aux corps de garde et aux harems des palais musulmans. Itil, à l'embouchure de la Volga, et Verdun, sur la Meuse, sont les grands entrepôts, à la fois centres de groupement, de castration et de redistribution, pour ce commerce mondial des esclaves à destination des pays d'Islam 6. Les mêmes routes aussi que suivent, dès le IX e siècle, les marchands d'armes occidentaux exportant vers les marchés musulmans, soit par la voie du nord (Baltique et fleuves russes), soit par la voie du sud (Méditerranée occidentale et ports du Levant), les fameuses épées de « Firandjâ » (la Francia, l'Empire carolingien), forgées entre Seine et Rhin et écoulées par la vallée de la Meuse, les ports du delta rhéno-mosan au nord ou la tête de ligne de Verdun au sud : « fer flamingr » des Sagas ou « acier verdunois » des chansons de geste. Fourrures nordiques, esclaves slaves, épées franques forment le gros des marchandises que les cités commerçantes d'Italie — Venise, Amalfi, Gaète 7 — et les Juifs « râdhânites » (rhodaniens) du Midi de la France exportent vers les places commerciales de l'Orient musulman. Les itinéraires de ces marchands juifs, itinéraires maritimes de Narbonne aux échelles de Syrie, ou continentaux par l'Espagne, le Maghreb et l'Egypte, que donne un des maîtres de poste de l'Empire 'abbâsside au milieu du IXe siècle, le mésopotamien Ibn Khordâdhbeh 8 , représentent un segment — le segment méridional — de la zone circulaire de relations à longue distance qui enserre alors l'Europe. Les nombreuses trouvailles de monnaies musulmanes faites le long des fleuves russes, sur les rives de la Baltique et de la mer du Nord, et jusqu'en Islande, en jalonnent le segment septentrional 9 . Par là sont passées, avec les dirhems 'abbâssides et sâmânides, les cauris de l'océan Indien trouvés aux environs de Visby, dans les tombes de l'époque des Vikings I 0 , un système de poids emprunté à la Perse par le monde Scandinave n , et, peut-être aussi, les influences qui, parties des villes rondes de Bagdad l"abbâsside et de Boukhara la sâmânide, devaient aboutir aux établissements de plan circulaire récemment découverts au Danemark 1 2 . Dans l'autre sens ont cheminé les marchands « Roûs » 13 (russes : slaves ou scandinaves), transpor-

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tant des fourrures et des armes ou convoyant des esclaves à destination des grands centres urbains du Khorâssan, du Kharezm ou de l'Iraq. Les sources arabes nous les montrent descendant les fleuves russes, trafiquant à Boulghâr, près du confluent de la Volga et de la Kama, germe de la future Kazan, adressant à des idoles de bois leurs prières pour de fructueuses opérations commerciales, ou incinérant le corps d'un de leurs chefs dans sa barque, au milieu de ses femmes immolées sur son cadavre". A Itil, capitale des Khazars, s'achevait leur navigation fluviale. Là ils payaient au souverain un droit de transit sur leurs marchandises, puis traversaient la Caspienne et continuaient leur voyage à dos de chameau jusqu'à Bagdad où les eunuques slaves leur servaient d'interprètes 15 . Outre les métropoles de l'Orient musulman, l'autre principal point de destination des marchands « Rhos » 16 était l'Empire byzantin et la « Mer Romaine » (la Méditerranée) ; à Constantinople un quartier — celui de SaintMammas — leur était réservé et le Basileus prélevait un droit d'entrée sur leurs marchandises. Ils arrivaient de Kouyâba (Kiev) par le Dniepr et y retournaient par Samakhars, « la ville des juifs » (Tmutarakan : Phanagoria sur le détroit de Kertch) 17 . De Kiev, la route continuait vers le nord par l'un des affluents du Dniepr supérieur, puis par le cours de la Lovât, le lac Ilmen, Novgorod-la-Grande, elle atteignait le domaine maritime Scandinave de la Baltique : c'était le « Chemin des Varègues aux Grecs » des premiers chroniqueurs russes1S. A travers la forêt et la steppe de l'Europe orientale, les routes des fleuves russes vers la Caspienne et la mer Noire reliaient l'aire nordique à l'aire orientale et méditerranéenne. Vers l'ouest, par l'Atlantique, des Iles Britanniques à la péninsule Ibérique et au détroit de Gibraltar, le domaine du nord communiquait avec celui de la Méditerranée. Les navigations sur « l'Océan Ténébreux » des Occidentaux, « la Mer Environnante » des géographes arabes — si elles ont perdu leur chroniqueur depuis Festus Avienus et ses Ora Maritima 19 — n'ont jamais cessé pendant tout le haut moyen âge, même après la conquête de l'Espagne par les Musulmans. Jamais les relations n'ont été interrompues entre les ports de Bretagne, d'Irlande, d'Armorique, du golfe de Gascogne et les ports musulmans de la côte lusitanienne, de l'Algarve et de l'estuaire du Guadalquivir : al-Oûshboûna (Lisbonne), al-Qasr Abî Dânis (Alcacer-do-Sal), Ishbiliya (Séville). Quelques notices, empruntées à la littérature géographique arabe 20 ou aux chroniqueurs latins 21 , prouvent cette intercourse et indiquent l'arrivée, par cette voie, de fourrures, d'esclaves, d'armes.

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d'étain 22 en provenance de l'île de Bretagne. A partir du IX e siècle, les Normands — les « Madjoûs » des auteurs musulmans — devaient, dans leurs expéditions de commerce et de piraterie le long des côtes atlantiques, prendre le même chemin, s'attaquer aux grands ports de l'émirat de Cordoue23 et, franchissant le détroit, se répandre dans la Méditerranée. C'est à l'un de leurs chefs, résidant dans une des îles danoises, que l'Umayyade de Cordoue 'Abd ar-Rahman II (822-852) envoyait en ambassade son poète de cour, al-Ghazal". C'est cette route de l'Atlantique qu'empruntaient, au XI e siècle, les navires de pèlerins anglais à destination de Saint-Jacques-de-Compostelle ou de Jérusalem 25 et la flotte de Winnemer de Boulogne portant secours à Baudouin de Boulogne établi à Tarse lors de la première croisade2e. N'oublions pas que le Moine de Saint-Gall, écrivant à la fin du IXe siècle, mentionne, dans un port de Narbonnaise, la présence de navires « bretons » (c'est-à-dire anglais) à côté de bateaux de négociants juifs et de barques de pirates normands Ainsi le circuit — commerce, piraterie, échanges en tous genres — se ferme : Baltique, fleuves de l'Europe orientale, Caspienne ou mer Noire, Méditerranée, océan Atlantique, Manche, mer du Nord, Baltique. De ce tracé rend compte la double attaque conjuguée, lancée en 859-860 par les Normands de Rurik et d'Hasting contre Constantinople par les routes commerciales des fleuves russes et de la mer Noire d'un côté et, de l'autre, par celles de l'Atlantique et de la Méditerranée. #

Sur ce vaste courant de circulation annulaire qui entoure l'Europe du haut moyen âge, des faisceaux de routes s'embranchent qui toutes vont confluer dans la région mosane. La Meuse moyenne prend ainsi, sur la carte, l'aspect d'un centre où viennent aboutir, ou se croiser, les principaux itinéraires commerciaux partis de la mer du Nord, du Bassin parisien et des Pays rhénans, du domaine méditerranéen (France du Midi, Espagne, Italie) et des contrées de l'Europe centrale et orientale. Par ces routes, qui les rattachent aux lointaines et puissantes civilisations de l'Orient byzantin et musulman, les Pays de la Meuse ont joué, entre le VIIIe et le XIe siècle, un rôle que l'on peut qualifier de « mondial » ; avant de passer le flambeau, au cours du XII e siècle, aux villes flamandes vers l'ouest et aux villes hanséatiques vers l'est. Le delta commun du Rhin, de la Meuse et de l'Escaut, par son lacis de bras et d'îles basses, ouvre largement sur la mer du Nord et sur

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la côte d'en face : l'estuaire de la Tamise. A Londres (anc. Londinium ; au v m e siècle : Lundenwic, envisagée comme place de commerce, ou Lundenburg, comme place de défense) aboutissent les deux vieilles routes : la Watlinga Straete venant du nord-ouest, de Chester (anc. Legionis castrum) et l'Ermina Straete du nord-est, d'York (anc. Eboracum) et de Lincoln (anc. Lindum Colonia). Ces routes, entre le IXe et le XIe siècle, servent de débouché à plusieurs régions économiquement importantes, où se sont fixées de grandes foires : Winchester, Boston, Northampton, Saint-Yves. Par l'intermédiaire du commerce anglo-saxon et surtout frison 28 , d'actifs échanges ont lieu entre les ports de la côte anglaise et ceux du delta osmosé rhéno-mosan : Deventer sur l'Ijssel, Utrecht au confluent du Wecht et du VieuxRhin, Dorestad, principalement 29 , au confluent du Vieux-Rhin et du Leck, Tiel sur le Waal, Witla sur la Meuse, puis Anvers sur l'Escaut et Bruges sur le Zwyn. Tous ces centres n'ont pas existé au même moment comme grandes places commerciales : ils se sont succédés dans le temps. L'ouverture sur la mer de l'arrière-pays rhénan, mosan ou scaldien a ainsi toujours été maintenue. Par là ont transité l'étain et le cuivre d'Angleterre mis en œuvre par les fondeurs et batteurs de Liège, de Huy ou de Dinant, les esclaves anglo-saxons et celtes à destination du grand centre de redistribution de Verdun, et, sans doute aussi, les échanges intellectuels et artistiques qui lient si fortement, au Xe et au XIe siècle, les écoles mosane et anglaise 30 . A Maestricht (l'antique Trajectum ad Mosam), la Meuse était franchie par l'ancienne route romaine de Reims à Cologne par Bavai et Tongres ; à Verdun, par celle de Reims à Strasbourg par Metz, avec embranchement vers Mayence et vers Coblence par Trêves : itinéraires toujours suivis pendant le haut moyen âge 81 . Au nord comme au sud de la forêt des Ardennes, les Pays de la Meuse moyenne ouvraient donc d'un côté sur le Bassin parisien et de l'autre sur la façade rhénane. Les rapports entre le groupe de miniaturistes de Reims et celui de la Meuse, comme entre les orfèvres mosans et ceux de Saint-Denis ont été signalés. Quant au « complexe rhéno-mosan •», il fait toujours l'objet de recherches et de discussions passionnées 32 : l'étude précise de la géographie et de la chronologie du réseau routier dans ces régions donnerait à ces problèmes d'antériorité et d'influences une base plus solide et, certainement, plus objective. Par la route de Cologne et le portus de Maestricht très fréquenté par les marchands 3S, la batterie de Dinant et de Huy recevait une partie du cuivre qu'elle travaillait : plusieurs documents des Xle-XHe siècles 34 mentionnent ces achats de matière première par les Dinantais et les

80

Espaces et réseaux du haut moyen Âge

Hutois sur les marché de Cologne et trans Rhenum, c'est-à-dire en Saxe, aux mines du Harz. Par la route de Mayence, Verdun voyait affluer dans ses maisons de force les longues chiourmes d'esclaves razziés aux confins germano-slaves de la Saale et du Main". Elles s'y joignaient aux esclaves anglo-saxons transportés par la mer du Nord et la Basse-Meuse et aux prisonniers slaves capturés sur les bords de l'Elbe inférieur et qui parvenaient à la voie mosane par la Saxe, la Thuringe et Cologne ou Coblence36. Les marchands juifs de Verdun les transformaient en eunuques, puis allaient les vendre sur les marchés de l'émirat de Cordoue, réalisant par ce trafic « d'immenses bénéfices » La localisation dans les murs de Verdun 38 de ce très important trafic d'esclaves était due à la valeur de position de la vieille forteresse mosane : au point où se termine la navigation facile de la Meuse par de grandes barques, ce qui nécessite une rupture de charge ; au point, aussi, où la grande voie de commerce nord-sud est coupée par la route ouest-est qui, à travers les défilés de l'Argonne et la Woèvre, relie le Bassin parisien à la vallée du Rhin. De Verdun à l'Espagne musulmane, l'itinéraire principal, aux VIIIMX" siècles, s'établissait par le sillon de la Saône et du Rhône. Un trajet terrestre, par la haute vallée de la Meuse, Langres et Dijon conduisait les marchands ou les ambassadeurs M aux premiers portus de la Saône où l'on reprenait la route fluviale. Suivant les époques, les ports d'embarquement les plus fréquentés étaient Auxonne, Saint-Jean-de-Losne ou Chalon-sur-Saône. Jusqu'à Lyon, la Saône au cours lent et calme permettait une navigation de tout repos. Mais à Lyon, pour affronter le Rhône rapide et tumultueux, un nouveau transbordement s'opérait. Une riche et influente communauté juive marquait l'importance du relais lyonnais sur la route d'Espagne. C'est à ces Juifs, à leurs richesses, à leur trafic d'esclaves que, dans la première moitié du IXE siècle, devait s'en prendre l'évêque de Lyon, Agobard, les accusant de voler des enfants chrétiens et de les mêler aux troupes d'esclaves païens destinés aux marchés espagnols40. Le trajet fluvial s'achevait à Arles, où l'on abandonnait les barques du Rhône pour les navires de mer : Arles que le missus Théodulphe, évêque d'Orléans, nous décrit, en 798, comme un marché où affluent les perles de l'Inde, les tissus d'or orientaux, les cuirs de Cordoue et les dînârs musulmans41. Ici, comme à Verdun ou à Lyon, un faubourg occupé par une grosse colonie juive renfermait les entrepôts pour les marchandises et les maisons de force pour les esclaves en attendant leur embarquement à destination de Narbonne42, le grand port dont l'activité dépassait celle d'Arles, centre,

Routes terrestres Routes maritimes des Juifs Radhânrtes [ IX: S.! Grands centres de consommât 1 Foires 1 Entrepôts et grandes places Cuivre

Trouvailles

musulm;

500 K m

Prag«! Verduì

Cordo«®

iidjilmâsa

, Annales de Géographie 42, 1933, et d u m ê m e auteur, « Anciennes et nouvelles forêts en région méditerranéenne », Etudes rhodaniennes 9, 1933, p. 85 et suiv. 5. PLINE, Hist. Nat., L. ra, ch. II, 6 et ch. XV, 3 (Le Liban), L. V, ch. V (La Cyrénaïque) ; Economie Survey of Ancient Rome, t. XV, Africa, pp. 52-53 (l'Afrique d u N o r d ) , STRABON, Géogr., L. III, ch. IV, 10 (forêts au-dessus du territoire de Carthagène et de Malaga). Le déboisem e n t du Liban avait, d'ailleurs, déjà commencé à l'époque romaine, causant la décadence de Byblos, le grand centre antique de travail et d'exportation du bois, inquiétant les autorités romaines : d ' o ù les mesures prises par elles p o u r l'enrayer ; R e n a n (Mission de Phénicie, p. 302) a relevé, tout autour du village de Kartaba, dans la m o n t a g n e au-dessus de Djebaïl-Byblos, une série d'inscriptions du temps d'Adrien portant établissement de réserves forestières dans le Liban. 6. Cf. les papyrus égyptiens : P. Lond. IV, Introduction de H . I. Bell, pp. XXX et suiv. 7. THÉOPHANE (Chronographia, éd. de Boor, p. 395) note q u e la g r a n d e expédition navale de 717 contre Constantinople avait mis en ligne plus de dix-huit cents navires ; MICHEL LE SYRIEN (il, p. 4 8 4 ) parle m ê m e de trois cents gros navires et de cinq mille petits. Cf. P. KAHLE, « Z u r Geschichte der mittelalterlichen Alexandria », Der Islam 12, 1922, p. 33. 8. BAKRI, Description de l'Afrique septentrionale, trad. de Slane, dans Journal asiatique 12, 1858, pp. 5 0 9 - 5 1 0 ; et IBN KHALDOÛN, Prolégomènes, trad. de Slane, II, 1865, pp. 39-40. Après la conquête définitive de Carthage, en 698, u n arsenal est créé à T u n i s par H a s â n i b n anN o ' m â n , qui y fait venir u n millier de Coptes spécialistes de la construction navale. 9. Cf. M. AMARI, Storia dei Musulmani di Sicilùt, t. I, nouv. éd., 1933, et M. VONDERHEYDEN, La Berbérie orientale sous la dynastie des Benoû'lArlab (800-909), Paris, 1927. 10. Sur les flottes des Omeyyades de Cordoue, voir E. LÉVI-PROVENÇAL, L'Espagne musulmanne au X' siècle, Paris, 1932, p. 152 et suiv. 11. lbid., p. 153. Chacune des deux flottes était forte d'environ 2 0 0 unités. 12. AL-MAQQARI, Analectes, t. I, p. 270. 13. Sur la marine fâtimide et les arsenaux égyptiens, voir les notes importantes de G. WLET, Corpus Inscriptionum Arabicarum, Egypte, II, p p . 165-169. 14. Sur les chantiers de l'Ifrîqiya, voir G. MARÇAIS, La Berbérie musulmane et l'Orient au Moyen Age, Paris, 1941, p. 64 et suiv. 15. Cf. J. MASPÉRO, L'organisation militaire de l'Egypte byzantine, Paris, 1912. 16. P. Lond. IV., Introd., p. 23. 17. NASIR-I-KHUSRAW, Sefernameh, trad. Schefer, p . 115. 18. M. H . ZAKY, Les Tulunides, Paris, 1933, p p . 173-175 et surtout G . WlET, C.I.A., loc. cit. 19. Les mentions de navires portant mille h o m m e s et plus se font nombreuses du IXe au XIe siècle, dans les sources arabes, grecques, syriaques et arméniennes. 20. MAQRIZI (Khitât chapitre des tentes, dans E. QUATREMÈRE, Mêm. sur l'Egypte, pp. 381 et suiv.) parle d'une tente fabriquée à A l e p vers 4 4 0 H. (1059 J.-C.) et soutenue par u n e colonne centrale fait d u m â t le plus élevé qui se trouvât sur les navires fréquentant les ports de Syrie ; cette colonne mesurait « 4 0 coudées de haut et 2 4 empans de tour » : soit 18,48 m de hauteur (s'il s'agit de la dhiracoudée cou-

Espaces et réseaux du haut moyen âge

142

rante de 0,462 m) ou 19,73 m (s'il s'agit de la coudée noire 'abbâside de 0,49326 m) ; et 5,544 m de circonférence (l'empan = 0,23 m), soit 1,076 m de diamètre. Les dimensions plus importantes encore des antennes obligeaient souvent les charpentiers à les fabriquer de deux pièces raboutées. 21. C'est ce que j'ai essayé de faire en construisant « la carte du bois » avec l'aide précieuse de mon collègue et ami le cartographe Jacques Bertin. [Cette carte n'a pas pu être reproduite ici. Nous renvoyons le lecteur à l'édition originale citée au début de ce chapitre (cf. supra, p. 107 note).] 22. Voir la carte des pluies dressée par J. WEULERSSB, Le pays des Alaouites, Paris, 1940. 23. Ibid., p. 40. 2 4 . IDRISI, Géographie,

trad. J a u b e r t , II, p . 2 3 5 .

25. STRABON, L. XIV, ch. V, 3. Cf. R. DUSSAUD, Topographie historique de la Syrie, Paris, 1927, p. 66. Economie Survey of Ancient Rome, t. IV, Syria, p. 134. 26. YA'QOUBI, Bibliotheca Geographorum Arabicorum, VIII, p. 258 et trad. Wiet, p. 49. 27. ISTAKHRI, Masâlik wa l-mamálik, BGA, I, p. 63 ; IBN HAWQAL, Kitâb dmasâlik wal-mamâlik, BGA, II, p. 121. 28. DUSSAUD, op. cit., p. 440. Aujourd'hui le Djebel Arsoûs ou Moûsa Dâgh. 29. « La petite noire »: c'est l'explication que donne IBN SHIHNA, Perles choisies, éd. Cheikho, p. 231. 3 0 . YA'QOUBI, B G A , VII, p. 2 5 8 et trad. W i e t , p. 4 9 ; cf. VAN BERCHEM et

FATIO, Voyage en Syrie, t. I, p. 241, note 1. 31. IDRÎSÎ, trad. Jaubert, II, p. 132. 32. « Hisn at-Tinât, sur la mer de Roûm, où l'on rassemble tous les bois de pin pour la mâture des navires que l'on transporte ensuite en Egypte, en Syrie et dans les Thoughoûr (les Marches syriennes dont Tarsoûs était le centre) ». ISTAKHRI, BGA, I, p. 63 ; notice reprise, dans les mêmes termes, par IBN HAWQAL, BGA, II, p. 121 et IDRÎSÎ, trad. Jaubert, II, p. 132, où at-Tinât est devenu « el-Tabnat ». 33. Encyclopédie de l'Islam s.v. ; M. GAUDEFROY-DEMOMBYNES, La Syrie à l'époque des Mamlouks, Paris, 1923, p. 272 ; CAETANI, Chronographia islamica, p. 182 ; ZAKY, Tulunides, pp. 174-175. 34. « Isti sunt hommes silvestres, habitu et moribus Boideuinis quos vocamus, Arabibus símiles, non habitantes sub tecto... », WILBRAND D'OLDENBOURG, éd. Laurent, dans Peregrinationes medii aevi, p. 171. 35. Minâ'l-qasab (Chaladros, Portus Vallis), Minâ'l-Basît (Posidium), Minâ'lFasrî (Pasieria, Fexero), Minâ'l-Baida (Leukos Limen), Ibn Hanî (Diospolis, Glorieta). Cf. DUSSAUD, loc. cit. C'est au mouillage d'al-Basît (Posidium) qu'en 1839 la flotte d'Ibrahim Pacha prit ses quartiers d'hiver et se refit en bois. 36. Cf. QALQASHANDI, Sobh, iv, p. 145. G. LE STRANGE, Palestine, p. 490. M. GAUDEFROY-DEMOMBYNES, La Syrie, pp. 113-114; Encyclopédie de l'Islam, s.v., III, p. 3. 37. Charte concédant un droit de pacage dans ces forêts aux religions du Mont-Thabor, qui avaient une de leurs maisons à La Liche (Laodicée), dans E. REY, Colonies franques, p. 236. 3 8 . WEULERSSE, op. cit., p. 4 1 .

39. Ibid., pp. 311-314. 40. DUSSAUD, op. cit., p. 137 ; aujourd'hui la déforestation de cette vallée est intégrale. Voir les photographies données par Weulersse, op. cit., IL, pl. L X X I X , fig. 1 6 1 et 1 6 2 .

143

Arsenaux et bois de marine dans la Méditerranée

4 1 . YAQOUT, Mou'djam,

H, p . 2 5 ;

G . LE STRANGE, Palestine,

p. 4 5 9

et

suiv. ; GAUDEFROY-DEMOMBYNES, La Syrie, p. 116. 42. ABOU L-FIDA', Géographie, p. 255 ; Yaqaût, Mou'djam, I, p. 729. 43. E. REY, Colonies franques, p. 237. 44. IDRISÎ, trad. Jaubert, II, p. 235. Les actuels chantiers de l'île Rouad (l'Arad des Phéniciens) sont les héritiers de ceux d'Antartoûs (Antaradus : « en face d'Arad »)• 45. « Planifies ista multa habet... pulchra nemora... et multa ligna. » BURCHARD DE MONT-SlON, éd. Laurent dans Peregrin, med. aevi, p. 29. 46. BENEDICTUS DE ACCOLTIS dans Histor. Occident, des Croisades. V, p. 597 et s u i v . ; RAOUL DE CAEN, ibid., m , p . 6 8 0 . 4 7 . DUSSAUD, op. cit., p . 9 1 et s u i v .

48. Par exemple : THÉOPHANE, Hist. Plant., L. m , ch. IL, 6 et ch. XV, 3 ; PLINE, Hist.

Nat.,

L. XLLL, 5 2 et 5 4 ; cf. LOEW, Die

Flora

der Juden,

III

(1928), p. 14 et suiv. 49. MOUQADDASI, trad. Le Strange, p. 90 ; THEODORICUS, De locis sanctis, dans Tobler et Molinier, Itinera hierosolimitana, p. 8. 50. IDRÎSÎ, trad. Jaubert, il, p. 355. 51. YA'QOUBI, BGA, vil, p. 327, trad. Wiet, p. 178. 5 2 . AMMIEN MARCELLIN, L. XIV, c h . VIII, 14.

53. Cf. WELHAUSEN dans Gott. Nachr., 1901, p. 418 et suiv. ; Encyclopédie de l'Islam, s.v., I, p. 905. 5 4 . C f . BALADHORI, éd. d e G o e j e , p p . 1 5 2 - 1 5 8 . 5 5 . THEOPHANE, Chron., p . 3 6 3 . 5 6 . IBN HAWQAL, B G A , II, p . 1 3 6 ; MOUQADDASI, t r a d . L e S t r a n g e , p . 8 2 .

57. G. SCHLUMBERGER, Un empereur byzantin au X e siècle, Nicépbore cas, p. 398 et suiv.

Pho-

5 8 . STRABON, L. XIV, ch. VI, 5.

59. IDRÎSÎ, trad. Jaubert, II, p. 30 ; cf. J. de MAS-LATRIE, Histoire de l'ile de Chypre, I, Introduction. 60. Encyclopédie de l'Islam, I, p. 901. 61. Cf. E . W . BROOKS, « The Arab ocupation of Crete », English Historical Review, pp. 441-443. 6 2 . IBN HAWQAL, B G A , II, p . 1 3 6 .

63. PLINE, Hist. Nat., XVI, 197 ; Code Théodosien, XLLL, 10 ; cf. Economic Survey of Ancient Rome, t. IV Africa, pp. 52-53. 64. Sur le citrus de Maurétanie (Thuya articulata), cf. Economic Survey, IV, p. 25 et PAULY-WLSSOWA, Real Encyclopâdie, s.v. 65. Abies maroccana, simple variété de Y Abies pinsapo des chaînes bétiques d'Espagne, dont les massifs kabyles marquent la limite d'extension vers l'Est. Cf. A. BERNARD, L'Afrique septentrionale, G.U., XI, 1. 66. Protectorat tunisien, Dir. Agric., Comm. et Colon., Les Forêts de la Tunisie, 1931. (Publ. du Centenaire.) 67. BAKRI, trad, de Slane, Journal asiatique 13, p. 72. 68. IBN HAWQAL, trad, de Slane, Journal asiatique, 1859, p. 181 et suiv. ; cf. aussi BAKRI, Journal asiatique 13, p. 73 et suiv. ; IDRÎSÎ, éd. et trad. DOZY, p. 1 3 5 / 1 1 6 . 6 9 . BAKRI, loc. cit.

70. Bois du djebel Yadoûgh (Edough )qui étaient aussi employés comme combustible. IDRÎSÎ, éd. et trad. R. DOZY, p. 136/117. 71. BAKRI, Journal asiatique 13, p. 149. 72. YA'QOUBI, BGA, vu, p. 351, trad. G. Wiet, p. 214, Iskîda est l'ancienne Rusicada, Skîkda de l'époque arabe, sur l'emplacement de laquelle s'élève Philippeville. Qal'at Khashshâb, ainsi située entre Djidjelli et Philippeville, doit donc se trouver du côté du cap Bougaroun : c'est un des ports du bois dont parle Bakrî. Marsâ Sanhâdja, est à rechercher

144

Espaces

et réseaux du haut moyen

âge

au pied Ouest de l'Edough, à l'embouchure de l'Oued Sanhâdja, ou Oued el-Kebîr, qui coule au milieu d'une région boisée setendant jusqu'au golfe de Stora. 73. IBN HAWQAL, trad. de Slane, p. 183. 74. IDRISI, éd. et trad. Dozy, p. 90, 91, 105. Les forêts des environs de Bougie fournissaient aussi un combustible précieux pour le traitement du minerai de fer que l'on trouvait dans la région. 7 5 . MARMOL, II, p p . 3 9 4 - 3 9 5 , d a n s LÉON L'AFRICAIN, é d . S c h e f e r , m , p . 6 5 ;

c'est la forêt de cèdres et de chênes verts qui couvre actuellement encore une petie partie du djebel Chenoua, immédiatement à l'Est de Cherchel. 76. BAKRI, Journal asiatique 13, p. 135 ; Kitâb al-lstibsâr, pp. 42-43 et p.

1 1 5 e t s u i v . ; ABOU'L-FIDA', II,

1, p p .

1 7 1 - 1 7 3 ; LÉON L'AFRICAIN,

m, p. 70 et suiv. 77. BAKRI, Journal asiatique 13, p. 166 ; — Nakoûr était située à quelque distance de la mer, sur l'Oued Nakoûr (Rio Nekor) qui se jette dans la baie d'Alhucemas (Al-Mazamma). 78. IBN SA'ID, dans LÉON L'AFRICAIN, app. il, p. 324 et suiv. ; c'est l'Oued Lao, sur les bords duquel se trouve Chéchaouène. D'importantes forêts de cèdres, auxquelles se mêlent même des sapins (Abies maroccana), couvrent les hauteurs qui dominent Chéchaouène à l'Ouest. 7 9 . IDRÎSÎ, é d . et t r a d . DOZY, p .

170/203.

80. BAKRI, Journal asiatique 13, p. 310 et 321 : « Qal'at Ibn Kharroûb, à une journée de Tanger, vers Fès. » 81. Près de l'actuelle Velez de la Ghomera. STRABON déjà (L. XVII, ch. III, 6) mentionne les arbres élevés dont est couvert le Mont Abilè, sur le détroit des colonnes d'Hercule. Au XIII" siècle, IBN SA'ID (Bibl. nat., fonds arabe, ms. 2234, fol. 57) note que « de la Montagne de Ghomara [le Rif] on exporte à l'étranger du bois de cèdre pour la construction des navires et la fabrication des meubles pour le palais des rois ». Au XVI* siècle, MARMOL ( d a n s LÉON L'AFRICAIN, é d . S c h e f e r , a p p . I l , p . 4 6 7 )

82. 83. 84. 85.

86.

met

eu

parallèle les deux richesses de Bâdis : les sardines pêchées dans le port, salées et vendues aux montagnards de l'intérieur, et les énormes quantités de bois de chêne et de cèdre, descendues par les montagnards au port pour la construction des bateaux ou pour l'exportation par mer. LÉON L'AFRICAIN (II, p. 258) insiste aussi sur la richesse en bois des environs de Bâdis : « Le port de Bâdis est entouré de forêts fournissant un excellent bois de galère, dont il se fait une grosse exportation. » Appelée aussi Qasr al-Awwal ou Qasr Masmoûda. Cf. BAKRI, Journal asiatique 13, p. 310. L. EMBERGER, « Les limites naturelles de la forêt de la Mamora », Bulletin des Sciences naturelles du Maroc, 31 décembre 1928. IDRÎSÎ, éd. et trad. DOZY, pp. 169/201-202 ; Kitâb al-lstibsâr, p. 52. IDRÎSÎ, éd. et trad. Dozy, pp. 72-73/83 et Kitâb al-lstibsâr, p. 53. Cf. L. BRUNOT, La mer dans les traditions et les industries indigènes de Rabat et Salé (Publ. de l'IHEM, VI (1921) ; sur le travail du bois à Sala dans l'Antiquité, Mélanges d'archéologie et d'histoire XLVIII, 1931, p. 27, et Economie Survey of Ancient Rome, IV, p. 52 et suiv.; sur la course salétine : R. CoiNDREAU, Les Corsaires de Salé, Paris, 1948. IBN HAWQAL, trad. de Slane, p. 238 ; IDRÎSÎ, éd. et trad. Dozy, p. 61/ 71.

87. Cf. E. LAOUST, « Pêcheurs berbères du Sous », Hespéris 3, 1923, pp. 297346. 8 8 . STRABON, L. III, c h . il, 3 , 10. C f . THOUVENOT, Bétique, pp. 252-253. 8 9 . STRABON, L. m , ch. il, 6 ; SIDOINE APOLLINAIRE, Carmen VII, vers 4 9 ; PROCOPE, Hist., L. m, ch. xxiv, 11.

145

Arsenaux et bois de marine dans la Méditerranée

90. Sur cette organisation de la transhumance et ses origines, cf. J . KLEIN, The Me s ta : A study in Spanish economic History, p. 5 et suiv. 91. Par exemple, le campo de Montiel et les bords du Jucar. 92. Voir dans IDRÎSI (pp. 2 1 3 - 2 1 4 / 2 6 5 - 2 6 6 ) la description, reprise dans le Rawd al Mïtàr (p. 1 0 / 1 5 ) de la mine de mercure voisine d'Almaden, avec ses 10 0 0 0 ouvriers et toutes ses batteries de fours qu'une équipe spécialisée a pour charge d'alimenter constamment en bois de chauffe. 9 3 . LÉVI-PROVENÇAL, op. cit., p . 1 6 5 .

94. C'est en pins de l'Algarve que fut construite aux XV* et x v f siècles une grosse partie des armadas portugaises et espagnoles de l'Adantique. Cf. P. CHAIINU, Seville et l'Atlantique, t. VII, p. 36 : chantiers de construction des navires.

9 5 . LÉVI-PROVENÇAL, op. cit.,

p. 155.

96. Lagune de Setubal, nom où l'on retrouve celui de Shatoûbar. 9 7 . IDRÎSÎ, éd. et trad. D o z y , p . 1 8 1 / 2 1 9 ; IBN ' A B D AL-MUN'IM AL-HIMYARI,

ar-Rawd al-mïtâr, éd. et trad. Lévi-Provençal, p. 1 6 1 / 1 9 3 ; — sur ALQasr et ses chantiers de constructions navales, cf. IBN 'IDHARI, Bayân, II, p. 2 5 4 / 2 9 4 , et aussi R. DOZY, Histoire des Musulmans dEspagne, T éd., 1 9 3 1 , II, p. 2 5 8 . 98. IDRÎSÎ, éd. et trad. Dozy, p. 1 8 0 / 2 1 7 ; Ar-Rawd al-mïtâr, pp. 1 0 6 / 1 2 9 130. La sierra de Monchique, au nord-ouest de Silves, est encore couverte de grandes pinèdes. 99. IDRÎSÎ, p. 1 7 9 / 2 1 7 ; Ar-Rawd al-mi'tàr, pp. 1 1 4 - 1 1 5 / 1 4 0 - 1 4 5 . 100. Ar Rawd al mi'târ, p. 1 1 1 / 1 3 6 ; IDRÎSÎ, p. 1 7 9 / 2 1 6 . 101. Ar-Rawd al-mïtâr, p. 1 4 5 / 1 7 3 . 102. Ibid., p. 7 3 / 9 1 ; IBN 'IDHARI, Bayâan, m , p. 104. 1 0 3 . IDRÎSÎ, éd. et trad. D o z y , p .

104. Ar-Rawd

al-mïtâr,

117/213.

pp. 3 7 / 4 6 - 4 7 .

1 0 5 . STRABON, L. ILL, ch. II, 6 ; ch. IV, 2 et 1 0 ; AVIENUS, Ora

marítima,

V,

p. 435. 1 0 6 . L E M O R O RAZI, éd. P . de G a y a n g o s , p. 3 9 ; IDRÎSÎ, p . 2 0 1 / 2 4 6 ; YAQOUT, Mou'djam al-bouldân, I, p . 2 7 9 et III, p . 3 1 6 ; IBN FADL A L L A H AL-OMARI, trad. G a u d e f r o y - D e m o m b y n e s , p . 2 2 5 ; MAQQARI,

Analectes, I, p. 91. 107. M. SORRE, Péninsule Ibérique, G.U., V, p. 116. 108. IDRÎSÎ, éd. et trad. Dozy, p. 193, 235. 1 0 9 . « La campagne des chênes » (Quercus Bellota). Actuellement : district de Los Pedroches, « Les Pierrailles », c f . YAQOUT, Mou'djam, I, p. 733 ; LÉVI-PROVENÇAL, op.

cit.,

p . 1 4 9 et 1 6 5 .

110. IDRÎSÎ, p. 1 9 5 / 2 3 7 . Dans le Diccionario de España de MADOZ, paru au milieu du XIXE siècle, cette pratique du flottage du bois de pin des forêts de Cuenca (pins Laricio, pins sylvestres, pins pignons) par le rio Cabriel et le Júcar, jusqu'à l'embouchure de ce dernier, à Cullera, est indiquée comme encore en usage. 111. Les chantiers de Dénia sont signalés par IDRÎSÎ lui-même (p. 1 9 2 / 2 3 3 ) et par le Rawd al-mïtâr, p. 7 6 / 9 5 . C'est du Royaume de Dénia, petit Etat issu du démembrement du Califat de Cordoue au début du X Í siècle, et de ses positions avancées des Baléares que devaient partir les flottes musulmanes qui pendant tout le siècle harcelèrent la Sardaigne. 112. « On y construit [à Tortosa] de grands vaisseaux avec le bois que produisent les montagnes qui l'environnent et qui sont couvertes de pins d'une grosseur et d'une hauteur remarquables. Ce bois est employé pour les mâts et les antennes des navires ; il est de couleur lie-de-vin, son écorce est luisante, il est résineux, durable, et il n'est pas, comme les autres, sujet à être détérioré par les insectes. Il a une grande réputation. >

146

Espaces et réseaux du haut moyen

âge

(IDRÎSÎ, p . 1 9 0 / 2 3 1 ) . LE M O R O RAZI (éd. P . d e G a y a n g o s , p . 4 1 )

indi-

que lui aussi la grosse exportation de pins de Tortosa. 113. Sur l'arsenal de Tortosa, cf. LÉVI-PROVENÇAL, op. cit., p. 154. L'inscription de fondation datée de 333 (944) figure dans les Inscriptions arabes d'Espagne, réunies par E. LÉVI-PROVENÇAL, n° 86, pp. 83-84. 114. Les Pityuses, grec : Ai Pituoussai, « abondantes en pins ». Ibiza, phénicien : Ibusim, « Les pins ». Wb.Ar-Rawd al-mïtâr, éd. et trad. LÉVI-PROVENÇAL, p. 198/240; QAZWINI, Cosmographie, p. 186. 116. Cf. LÉVI-PROVENÇAL, L'Espagne musulmane, loc. cit. 117. IBN SA'ID, dans FAGNAN, Extraits inédits relatifs au Maghreb, p. 22 et note 4. 118. Sloria dei Musulmani di Sicilia, nouv. éd., II, p. 508 et III, p. 809. 119. Dans ÁMARI, Biblioteca Arabo-Sicula, p. 35. 120. AMARI, Storia, II, p. 508. 121.Soiis l'Empire romain, les Monts Nebrodes (chaîne septentrionale) et l'Etna apparaissaient comme la grande région boisée de l'île (SlLIus ITALICUS, XIV, p. 237 ; STRABON, VI, 11, 8) et aussi la région d'Agrigente (Economie Survey of Ancient Rome, III, p. 276) qui ne porte plus de forêts au moyen âge. 1 2 2 . AMARI, op. cit., il, p . 5 0 3 e t 5 0 8 . 1 2 3 . YAQOUT (Mou'djam al-bouldân, dans

AMARI,

BAS,

pp.

204-205)

et

QAZWINI ('Adjâ'ib al-makhloûgât, ibid., pp. 235-236; l'un et l'autre d'après le chroniqueur sicilien Aboû 'Ali al-Hasân ibn Yahyâ.

1 2 4 . C i t é p a r AMARI, op. cit., p . 5 0 8 .

125. IDRÎSÎ, éd. et trad. Schiaparelli, p. 19/21 ; — IBN SA 'ID, dans FAGNAN, Extraits inédits relatifs au Maghreb, p. 25. 126. IDRÎSÎ, Schiap., p. 27/31 ; IBN DJOBAIR, éd. et trad. Schiaparelli, p. 320/ 327.

127. IDRÎSÎ, Schiap., p. 26/30. 128. YAQOUT, Mou'djam, dans AMARI, BAS, p. 191- Haluntium (S. Marco d'Alunzio) était déjà un centre de constructions navales au IER siècle av. J.-C. : il doit fournir un vaisseau à la flotte romaine (CLCÉRON, II Verrine, v, p. 86 et 90). 1 2 9 . IBN HAWQAL d a n s AMARI, B A S , p . 2 3 ; MOUQADDASI, é d . d e G o e j e , B G A , m , p . 2 3 2 ; IDRÎSÎ, S c h i a p . , p . 2 2 / 2 5 ; IBN DJOBAIR, S c h i a p . , p. 3 2 5 / 3 3 1 . 1 3 0 . IDRÎSÎ, S c h i a p . , p . 2 7 / 3 1 .

131. Cf. STRABON, L. VI, ch. I, 9, sur les grandes forêts du Bruttium, le bois de marine et le goudron qu'on en exportait. « Le bois tiré de la Sila est suffisant pour toute l'Italie : maisons et vaisseaux » écrivait Denys D' HALICARNASSE (L. X X , c h . XV, 1 6 ) . 1 3 2 . IDRÎSÎ, S c h i a p . , p . 1 1 0 / 1 3 0 .

133. Ibid., p. 80/96. 134. Cf. J. GAY, L'Italie méridionale et l'empire byzantin de 867 à 1071, Paris, 1904, p. 249. 135. En Galilée, deux massifs peu étendus de petits chênes, de térébinthes et de pins : au sud de Nazareth et sur les pentes du Mont Thabor (DANIEL, dans Itinéraires russes, Soc. de l'Orient latin, p. 68). Au sud de Césarée, la forêt d'Axsoûf composée de chênes noueux et très espacés (ABOU L-FIDA', Taqwîrt al-bouldân, il, 1, p. 60) ; c'est la forêt d'Arsur des Croisés (REY, op. cit., p. 239) Aux environs de Ramleh quelques bois de genévriers (NASIR-I-KHUSRAW, Sefer Nameb, trad. Schefer, p. 65). Des sycomores sur les collines autour de Jérusalem, d'Emmaiis, de Bethléem (DANIEL, op.

cit.,

p. 2 6 ;

MOUQADDASI, t r a d . Le S t r a n g e , p . 5 3 ;

REY,

op. cit., p. 239). Des pins sur les hauteurs au nord d'Hébron, des sumacs

147

Arsenaux et bois de marine dans la Méditerranée

sut la route de Jérusalem à Hébron (NASIR-I-KHUSRAW, p. 98). Enfin, à Ascalon et à Gaza, des sycomores célèbres (MOUQADDASI, p. 54 ; cf. Encyclopédie de l'Islam, I, p. 495 et REY, op. cit., p. 240). 136. BAKRI, trad, de Slane, Journal asiatique 12, pp. 509-510. 137. IDRÎSÎ, éd. et trad. Dozy, p. 132/158. 1 3 8 . PLINE, Hist.

Nat.,

L. V, c h . v .

139- ABOU L-FIDA', Taqwim al-bouldân, II, 1, p. 204 et note 3. Genévriers à Qasr Lakhm (IDRÎSÎ, Dozy, p. 138/165), à Magga, près de Barka (BAKRI, Journal asiatique 12, p. 424) ; genévriers, térébinthes, pins à Tolmaitha-Ptolémais (ibid.) ; arâk (Cissus arboera) à Adjdâbiya (BAKRI, p. 426 ; IBN AL-HOUSAIN, trad. Codazzi, p. 78). 140. BAKRI, Journal asiatique 13, p. 156. 1 4 1 . BAKRI, Journal asiatique 12, p. ABOU L-FIDA', Taqwîm al-Bouldân,

4 2 3 ; IDRÎSÎ, II, 1, p . 1 7 9 .

Dozy,

p.

138/165 ;

142. Le voyageur persan du début du XI* siècle, NASIR-I-KHUSRAW (Sefer Nameb, p. 153) note qu' « il y a plus de barques à Misr [Foustât-Le Caire] qu'à Bagdad et Bassora réunis ». IBN BATTOUTA (I, p. 69), au milieu du XIV" siècle, évalue à « 36 000 les embarcations du Caire qui vont et viennent, remontant vers le Saîd ou descendant vers Alexandrie et Damiette avec toutes sortes de marchandises d'un commerce avantageux ». 143. L. II, ch. 96. Le même procédé de construction par petits éléments assemblés, sans virures ni membrures, se retrouve identique dans les barques mésopotamiennes figurées sur les monuments assyriens comme dans les embarcations actuelles du Tigre et de l'Euphrate. Cf. J. POUJADE, La route des Indes et ses navires, Paris, 1946. p. 197. La plaine alluviale de Mésopotamine, comme celle d'Egypte ne produit pas de grands arbres. 144. C f . P.

ASCHERSON

et

G.

SCHWEINFURTH,

Illustration

de

la

flore

d'Egypte, dans Mémoires de l'Institut égyptien, 1889, p. 72. 145. Bois de Saft Rashîn, Minbâl, Astâl dans la province de Bahnasa (MAQRIZI, Khitât, éd. G. Wiet, II, p. 108). Cf. J. MASPÉRO et G. WlET, Matériaux, p. 105. 146. E. QUATREMÈRE, Mémoires géographiques et historiques sur l'Egypte, l, p. 196. 147. MAS'OUDI, Tanbih, p. 35 ; 'ABD AL-LATIF, trad. S. de Sacy, p. 33. 148. Cf. les Papyrus égyptiens : P. Lond. IV, n°" 1414 et 1433 : « 7 acacias à envoyer pour les acatenaria qui sont dans l'île de Babylone » ; P. Ross.-Georg. iv, n° 6, pp. 22-29 ; PERE, n° 577, p. 146... 149. Lebek dans les papyrus coptes : cf. L. STERN, Faiumische Papyri im, ägyptischen Museum zu Berlin, dans Zeitschr, für ägypt. Sprache 23, 1885, p. 33 ; J. VON KARABACEK, dans OEst. Monatschr. für d. Orient, 1885, p. 4 ; A. GROHMANN, « Aperçu de papyrologie arabe », Etudes de papyrologie 1, 1932, p. 75. Mention de labak dans P. GIESS, n° LCA (GROHMANN, Aperçu, p. 75) ; SOUYOUTI, Housn al-mouhadhâra, II, p. 231 et 235. 150. Trad. S. de Sacy, p. 47. 1 5 1 . YA'QOUBI, B G A , v i l , p . 3 3 1 , t r a d . G . W i e t , p . 1 8 6 ; ABOU SALIH, t r a d .

Evetts, p. 3 1 4 ; MAQRIZI, éd. G. Wiet, I, p. 115, et III, p. 3 0 8 ; QALQASHANDI, III, p . 3 8 1 . 1 5 2 . MOUQADDASI, B G A , m , p . 2 0 3 ; 'ABD AL-LATIF, t r a d . S. de Sacy, p . 19 ;

P. Lond. IV, n° 1414. 153. P. Lond. IV, n 0 ' 1371 et mores... à envoyer pour les 154. P. Lond. IV, n°" 1371 et 1 tronc de palmier entier...

1433 : « 1 tronc de sycomore, ... 4 sycoacatenaria qui sont dans l'île de Babylone. » 1433 : « 7 troncs de palmier refendus... à envoyer pour les acatenaria qui sont dans

148

Espaces et réseaux du haut moyen

âge

l'île de Babylone ». Le même emploi généralisé du palmier est signalé par STRABON (L. XVI, ch. I, 5) en Mésopotamie, où la pénurie de bcis d'oeuvre est identique à celle de l'Egypte 155. Il est à noter que certaines mesures avaient déjà été prises dans ce domaine à l'époque byzantine, notamment le cadastrage des arbres. Cf. G. ROUILLARD, L'administration civile de l'Egypte byzantine, 2" éd. Paris, 1928, p. 130. 156. IBN KHALDOUN, Prolégomènes,

trad. de Slane, II, p. 42.

157. Cf. entre autres : P. Lond. IV, n " 1362, 1375, 1378, 1414, 1433 (II) ; PERE, n° 577... 158.Listes d'acacias mentionnées dans P. Lond. IV, n" 1433 (II); liste de palmiers, dans P. Lond. IV, n* 1631. Réquisition de quatre personnes pour préparer le « registre des acacias » d'Aphrodito, pour le recensement de 706-707, dans P. Lond. IV, n° 1433 (II). Cf. A. GROHMANN, Aperçu de papyr. or., p. 81 et note 1. 159. P. Ross.-Georg., IV, n° 6, pp. 22-29 (Papyrus d'Aphrodito conservé dans la collection Licatchef, à Tiflis). 160. RENAN, Mission de Phénicie, p. 302. 161. Ce droit de sont s'élevait à un dinar pour cent charges. La charge (hamla) est d'environ 75 kg. 162. Le bois était déchargé sur un emplacement spécial, le sâhil as-sant (« Quai du bois d'acacia ») ; un droit de sâhil (droit de débarquement) y était perçu, qui se montait au tiers du produit de la vente. 163. Sur cette organisation forestière de l'Egypte fâtimide, cf. IBN MAMMATI, Qawanin ad-Dawawin (« Les règlements des bureaux »), éd. Bahgat, p. 18 et suiv. et l'article qu'en a tiré ALI BEY BAHGAT, « Les forêts en Egypte et leur administration au moyen âge », Bulletin de l'Institut égyptien (4E série), I, 1901, pp. 141-158. 164. Monopole du bois de marine qui se complétait par celui du fer, du goudron, de l'étoupe : l'ensemble des produits nécessaires pour la coque, la mâture, les ferramenta. Les produits textiles pour la voilure et la matière première pour les cordages et agrès ne posaient aucun problème à l'Egypte riche en lin et en chanvre. 165. L'Egypte antique faisait appel aux bois du Liban, aux forêts syroanatoliennes, aux cyprès de Chypre et de Crète, aux bois de Cyrénaïque. A la fin du VIE siècle, le pape Grégoire le Grand fait expédier à Alexandrie des bois achetés en Gaule (M G H Epist., I, p. 388). Au XIIE siècle Pise paye à Saladin un tarif douanier de faveur grâce à ses importations de bois à Alexandrie ; aux XIII'-XIV* siècles les navires vénitiens et génois importeront en Egypte du bois d'Occident, malgré les prohibitions sévères de la Papauté. En 1290, le sultan Qalawun obtiendra du roi d'Aragon l'autorisation de laisser importer du bois en Egypte. (Cf. G. WIET, Précis de l'histoire d'Egypte, II, p. 258 et 279). Alors que les bulles pontificales interdisaient toute livraison de bois aux marines musulmanes, il est à noter que tous les traités conclus entre l'Egypte musulmane et les villes commerçantes d'Italie font mention expresse de ce commerce. 166. MAS'OUDI, Mouroûdj adh-dhahab, I, pp. 242-243 : sur le teck de l'Inde et sur les produits de la forêt cinghalaise. G. FERRAND, « Le K'ouen Louen et les anciennes navigations dans les mers du Sud », Journal asiatique (2* série) 13, 1919, p. 172, et les sources citées sur le teck de Birmanie. — IBN SA'ID, fol. 28, v. : « Bois Qala'i (de Qala', sur la côte ouest de la presqu'île malaise) avec lequel on fabrique les meilleurs navires de l'océan Indien... » — ISTAKHRI, BGA, III, p. 96 : Bois pour les constructions navales importés à Aden et à Sîrâf du pays des Zandjs (côte orientale d'Afrique).

Arsenaux

et bois de marine dans la

149

Méditerranée

167. IBN KHORDAHEH, B G A , VI, p p . 4 2 - 4 3 ; MOUQADDASI, B G A , III, p . 9 7 ;

NASIR-I-KHUSRAW, p. 246; Les merveilles de l'Inde, trad. J. Sauvaget, p. 280 et suiv. Nous avons noté déjà, l'appel lancé au teck de l'Inde par le calife Mou'tasim, lors de la construction de Samarra (Cf. YA'QOUBI, BGA, vu, p. 258).

168. MAQRIZI, Khitât,

éd. G . W i e t , I, p p . 3 3 2 - 3 3 3 .

169. Mouroudj adh-dhahab (Les Prairies d'or), m, p. 12. 170.Le teck (Tectonia grandis; sanscrit : zâka, persan : sdg, arabe : sâdj) est un grand arbre dépassant trente mètres de hauteur ; il fournit un bois de coque des plus remarquables qu'on connaisse pour sa lourdeur, sa dureté et sa durée. Il forme de grandes forêts sur le rebord des Ghâts occidentales qui dominent la côte du Komkana (Konkan) et du Malayalam (Malabar). Arrivée du teck de l'Inde signalée par : IBN KHORDADHBEH, B G A ,

vi,

p.

42 ; MOUQADDASI,

BGA,

m,

p.

97 ;

MAS'OUDI,

Mouroûdj, I, pp. 242-243 et M, p. 12 : IDRISI trad. Jaubert, I, p. 397 ; IBN BATTOUTA, I, p. 271. Sur le teck de Birmanie (« Royaume de Rahmâ » des géographes arabes), cf. G. FERRAND, Le K'ouen Louen, p. 172 et les sources citées. Le bois de fer (Draœna ferrea), bois darzandjî des géographes arabes, a les mêmes propriétés que le bois de teck ; on l'extrait des forêts de l'Inde centrale : MAS'OUDI, Mouroudj, I, p. 243. ISTAKHRI (p. 127) et MOUQADDASI (p. 96) signalent aussi à Sîrâf et à 'Aden des bois de construction navale arrivant de l'Afrique orientale (pays des Zandjs : en persan, Zangbâr) et ressemblant au teck (sâdj) ; peut-être s'agit-il du m'zimbati de la côte orientale d'Afrique qui a beaucoup de ressemblance avec le teck de l'Inde et qui sert encore actuellement pour les bordages et les grosses pièces droites (cf. M. DEVIC, Le Pays des Zendjs, p. 149 et GUILLAIN, La côte orientale d'Afrique, p. 23, note 1). 171. Dans les eaux tièdes et chargées de sel des mers tropicales, où le bois des coques pourrit rapidement, les baggalas arabes, construites en teck du Malabar, se maintiennent près d'un siècle. Cf. Amiral E. PARIS, Essai sur la construction navale des peuples extra-européens, I, p. 9. 172. En teck de l'Inde étaient faites aussi les architectures de bois qui s'élevaient, alors comme aujourd'hui, dans tous les ports d'escale de la mer d'Oman, du golfe Persique, du Yémen et de la mer Rouge. (Cf. IDRISI, trad. Jaubert, I, p. 50 et p. 397 ; IBN BATTOUTA, I, p. 271). Les ateliers de menuiserie et de sculpture de Bagdad, de Samarra, de Foustât-Le Caire le travaillaient également. (Cf.

L. HAUTECŒUR et G . WLET, Les

Mos-

quées du Caire, p. 142-143.) Le teck de l'océan Indien, comme bois d'ébénisterie, poussait encore plus loin vers l'Ouest ; des marchés de Mésopotamie ou d'Egypte il gagnait l'Occident musulman ; l'Ifrîqiya et l'Espagne; au IX* siècle des panneaux de teck sont envoyés de Bagdad pour la construction du minbar de la grande mosquée de Kairouan ; au XE siècle, le teck apparaît dans les incrustations décorant le minbar de la grande mosquée de Cordoue ; au XI* siècle, il est employé pour le cercueil de la mère du Ziride al-Moû'izz. 173. Cf. J. F. SCHOUW, « Les conifères d'Italie », Annales des Sciences naturelles, Botanique, LUI, 1845, p. 269 et suiv. 174. « Dans le pays de Venise, il y a des forêts immenses, mais les montagnes d'Esclavonie qui lui font suite produisent encore plus de bois de marine » (IBN SA 'ID, fol. 95, v°). 175. Planches de frêne ou de peuplier n'excédant pas cinq pieds de long (moins de 1,75 m). 176. DANDOLO, Cbron. dans MURATORI, Scr. Rer. Ital., XII, p. 170.

Espaces et réseaux du haut moyen âge

150

177. TAFEL et THOMAS, Urkunden zur älteren Handels- und Staatsgeschichte Venedig, dans Fontes Rer. Austr., XII, p. 2 1 et suiv. 178. Cf. C. MANFRONI, Storia délia marina italiana, I, p. 76. 179. C'est à cette fourniture de bois de marine, si essentielle pour les flottes du domaine fâtimide, que les Vénitiens durent leurs premiers privilèges commerciaux à Alexandrie. Aux xvil' et XVIIIE siècles, les corsaires barbaresques de Tunis et de Tripoli recourront au même procédé pour se procurer le bois de marine indispensable à la construction de leurs galères et de leurs chébecs : moyennant de fortes sommes, des privilèges commerciaux et l'engagement de ne pas attaquer leurs navires marchands, ils s'entendront avec les Anglais, les Hollandais et les Danois pour que ceux-ci approvisionnent leurs chantiers en longs bois du Nord. Sur l'importance du commerce de contrebande vénitien vers les ports de la Méditerranée musulmane — commerce du bois de marine, du fer et des armes — pour le renversement des courants monétaires entre Orient et Occident, cf. supra, chap. I. 180. BLANCHARD, Asie occidentale, G.U., VIII. Le sapin de Turquie, Ab te s cilicica, est l'essence caractéristique de ces forêts du Taurus. Cf. WEULERSSE, Alaouites, p. 40. 181. STRABON, L. XIV, ch. V, 3, décrit un de ces petits ports du bois : « Hamaxia, non loin de l'antique Korakésion [l'Alaya des géographes arabes, sur la côte orientale du golfe d'Adalia], petite localité bâtie sur un piton rocheux avec une anse au-dessous d'elle qui sert de port et vers laquelle on dirige de l'intérieur tout le bois destiné aux constructions navales... » 182. WEULERSSE, op. cit., ch. IV : « Le grand commerce traditionnel, Rouad », pp. 172-190. 183. Trad. Jaubert, II, p. 134. 1 8 4 . STRABON, L. XIV, ch. m , 6 .

185. THÉOPHANE, Chronogr.,

éd. C. de Boor, I, p. 385.

1 8 6 . IBN 'ABD AL-HAKAM, Foutoûh,

dans Am art, B A S , I, p. 1 6 2 ; MAS 'OUDI,

Tanbih, p. 158. 187. Cf. E. REY, « Les périples des côtes de Syrie et de la Petite Arménie », Archives de l'Orient latin 2, 1884, p. 329. 188. Cf. Encyclopédie de l'Islam, IV, p. 222.

1 8 9 . MAS 'OUDI, Tanbih,

p. 2 4 1 et pp. 2 5 5 - 2 5 8 .

190. Thèma plôidzomènôn ou thema caravisianorum (Constantin Porphyrogénète, De Thematibus, p. 41) ; cf. Ch. DIEHL, « L'origine des thèmes dans l'empire byzantin », Études byzantines, pp. 280-281. 191. Thèma kibyrrhaiotai (THÉOPHANE, Chronographia, p. 454 ; cf. Ch. DlEHL, loc. cit. et H. GELZER, Die Genesis der byzantinischen Themenverfassung, p. 72 et suiv.

1 9 2 . THÉOPHANE, Chronographia,

193. Qitâl dhoiiïsawâri Tanbih,

I, pp. 3 4 3 - 3 4 4 .

: IBN 'ABD AL-HAKAM, BAS, p. 162 ; MAS 'OUDI,

p. 1 5 8 ; MAQRIZI, Khitât,

I, p . 2 7 2 et III, p. 3 0 9 ; IBN TAGHRI

BLRDI, An-Noudjoûm az-zâhira, éd. T . G. Juynboll, I, p. 9 0 ; THÉOPHANE, Chronogr., pp. 345-346. Cf. sur la bataille des mâts : J . WELHAUSEN, « Die Kämpfe der Araber mit den Romäern in der Zeit der Umaijiden », Gött. Nachr., 1901, p. 4 1 9 et P. KAHLE, « Zur Geschichte der mittelaterlichen Alexandria », Der Islam, 12, 1922, p. 32.

1 9 4 . THÉOPHANE, pp.

353-354.

195. Sur la préparation de ces raids, leur fréquence et la recherche des bois de marine, voir les très nombreux renseignements que fournissent les papyrus d'Aphrodito publiés par H. I. Bell : P. Lond. IV, Introduction et n"' 1353, 1354, 1362, 1374, 1375, 1378, 1394, 1404, 1414, 1433 à 1435, 1438, 1449 à 1453, etc. et aussi PERF, n° 577.

Arsenaux

et bois de marine dans la

Méditerranée

151

196. Kourson Anatolès, P. Lond. IV, n° 1438, p. 342. 197.THÉOPHANE, p . 385. 1 9 8 . THÉOPHANE, p . 3 9 1 . 1 9 9 . GEORGES LE MOINE, é d . C. d e B o o r , p . 8 0 1 .

200. TABARI, Annales, éd. de Goeje, III, p. 1449. 201. Cf. E. W. BROOKS, « The Arab occupation of Crete », English Hist. Review 28, 1913, et « The relations between the Byzantine Empire and Egypt », Byzant. Zeitschrift, 1913. 202. Les pins Laricio de Corse fournissaient un superbe bois de mâture que les Vandales, à la fin du VE siècle, avaient déjà recherché pour les chantiers de Carthage. Voir à ce sujet l'écrivain ecclésiastique Victor de Vita (III, 20) : « lussi estis in Corsicanam insulam relegati, ut ligna profutura navibus dominicis incidatis. » Ils en firent autant pour les bois de Sardaigne (GSELL, Histoire ancienne de l'Afrique du Nord, IV, p. 302). 203. M. AMARI, Storia dei Musulmani di Siilia, nouv. éd., I, p. 290 et suiv. 204.Annales regni Frane orum, éd. Kurze, (SRG), a. 812, 813. Cf. DAVE, Corsica und Sardinien... (Sitzungsber. d. philos.-phil. u. hist. Klasse d. Akad. z. München, 1894, pp. 211-216) et pour les expéditions du XIe siècle : ROQUE CHABAS, « Mocheid, hijo de Yusuf, y Ali, hijo de Mocheid », Homenaje Codera, Saragosse, 1904. 205.Leonis III Epistolae, X, 1; cf. LOKYS, Die Kämpfe der Araber mit den Karolingern, Heidelberg, 1906. 206. AMARI, op.

cit., i, p . 2 4 8 .

207. Chantiers de Castello de Ampurias et, plus tard, de Barcelone. Cf. LÉVI-PROVENÇAL, L'Espagne

musulmane,

p . 5 4 , n o t e 2 ; e t A . KLEIN-

CLAUSZ, Charlemagne, 1934, p. 332 et sources citées note 1. 2 0 8 . CONSTANTIN

PORPHYROGÉNÈTE,

De

admmistrando

imperio,

P. G.,

CVIII, pp. 163-164 ; cf. DVORNIK, Les Slaves, Byzance et Rome au IX' siècle, 1926, pp. 47-52 et J. GAY, L'Italie méridionale, pp. 41-76. 209. Cf. GAY, L'Italie méridionale, pp. 49-76. 210. Vita Basilii dans THÉOPH. ¿ONT., L. V, p. 190. 2 1 1 . Sac d e T h e s s a l o n i q u e , e n 9 0 4 : JEAN CAMENIATE, De excidio Thessalonicensi ( d a n s T H É O P H . CONT.) p . 4 8 7 et suiv. C f . G . SCHLUMBERGER,

Nicéphore Phocas, p. 35 et suiv. 212. L'embargo mis par le basileus sur les bois de marine livrés par les Vénitiens aux ports musulmans d'Egypte et de Syrie est, nous l'avons vu, de 971. 213. Voir le carton joint à la carte qui retrace schématiquement ce recul et cet appauvrissement : « L'appel de l'Egypte fâtimide aux bois de marine méditerranéens et au teck de l'Inde ». 214. Le même transfert de la domination maritime et commerciale devait s'opérer, au cours du XVF siècle, sur les routes des Indes et de l'Amérique, des flottes ibériques aux flottes nordiques ; et, en grande partie pour la même raison profonde : richesse en excellent bois de marine d'un côté, pénurie de plus en plus accentuée de l'autre.

CHAPITRE VII

Le bois dans la Méditerranée musulmane Vlle-Xle siècles Un problème cartographié *

Une géographie rétrospective des productions — qui sont aussi des objets de commerce et, comme tels, à l'origine de tous les problèmes de consommation, d'échanges, de circulation, de routes, de centres moteurs... — est la seule possibilité de tracer les linéaments d'une histoire économique solidement accrochée au réel. Que serait une étude de l'économie actuelle qui n'aurait pas comme point de départ la répartition des faits de production dans leur extension géographique, leur pointage précis sur une carte, sur une série de cartes ? Pour un moment historique choisi en raison de son importance particulière (et aussi, il va de soi, en raison d'une masse suffisante de documents exploitables dans les cadres imposés par l'étape actuelle des techniques de l'histoire), une cartographie la plus poussée possible des produits clés (denrées alimentaires, matières textiles, bois, métaux, etc.), à condition de les envisager chacun comme un problème dont il faut dégager les aspects et les éléments, serait une contribution importante à la connaissance de la période étudiée. D'autant plus que la série de cartes ainsi dressées devient à son tour un ensemble de documents, de cadres originaux où se noue tout un réseau de relations alors — mais alors seulement — perceptibles, ouvre un champ neuf de réflexions propres et se révèle nouveau moyen de connaissance : magie de la carte, de l'image dans une société qui, s'y référant de plus en plus, prépare l'esprit à mieux y découvrir de nouvelles voies de raisonnement. Mais pas plus que de données non rapportées à l'espace, la science * Texte publié dans la revue Annales : Economies, Sociétés, Civilisations 14 (2), avril-juin 1959, pp. 234-254 (avec une carte en couleurs). Cf. supra, p. 107, note.

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Espaces et réseaux du haut moyen âge

économique ne peut se nourrir de données non rapportées au temps : rétrospective ou non, une géographie sans épaisseur ne saurait être une véritable géographie, c'est-à-dire une étude des relations entre l'homme et la nature, puisque les deux protagonistes évoluent sans arrêt, à des rythmes tout différents et sans cesser de s'influencer l'un l'autre. Aussi bien, pour saisir et caractériser nettement les aspects multiples — spatiaux et évolutifs — de ces problèmes de production, est-il nécessaire d'avoir recours à un cadrage suffisamment vaste des régions à étudier et d'envisager une suffisante épaisseur de temps. Surface et durée à délimiter d'autant plus largement que l'objet de la recherche se situe à une époque plus reculée, où les révolutions cycliques sont beaucoup plus lentes et les documents infiniment plus sporadiques. Il nous faut donc choisir un « volume » adapté à la nécessité où l'on est de rassembler en assez grand nombre des renseignements que l'on puisse localiser avec précision : servitude et aussi grandeur de la carte qui ne s'accommode guère de flou, de repentirs et de points d'interrogation. Ces renseignements provenant de milieux divers, touchant des régions différentes, se rapportant à des dates concordant rarement avec précision — sources écrites et non écrites, archéologiques ou géographiques — , toute cette masse d'indications, détails, énumérations, allusions, une fois soigneusement passée au crible de la méthode la plus classique de critique interne et externe et portée sur la carte, aboutit à ce qu'on a pu appeler très heureusement un « montage photographique », c'est-àdire un rapprochement suggestif mais justifié de données exactes mais valorisées : démarche naturelle de tout essai de synthèse historique. C'est la remise d'ensemble des différents aspects du problème dans leur contexte naturel. Quitte ensuite, par d'autres méthodes et en faisant appel à d'autres séries de faits, à dégager les éléments d'évolution que sont les durées, les courbes de temps au tracé plus ou moins raide — de la « longue durée » au « temps court » — et dont les points d'intersection sont autant de conjonctures majeures qui jalonnent une chronologie et suggèrent une périodisation : liaison de l'espace et du temps, des espaces et des temps, appréhendés les uns et les autres dans toute leur étendue, leur épaisseur et leur densité ; ambition de toute histoire économique, histoire sociale, histoire géographique, ou histoire tout court, qui se veut tentative d'explication.

Le bois dans la Méditerranée

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I Avec ces préoccupations de méthode et d'esprit, je poserai le problème d'un produit clé, celui du bois, dans le cadrage spatial : Méditerranée musulmane, et dans l'épaisseur chronologique : vn e -xi e siècle, au point de confluence de plusieurs séries de sources — orientales, byzantines, occidentales — dont les données éparses peuvent être utilement vivifiées par la connaissance des conditions physiques et humaines propres au milieu méditerranéen. Et, pour le mieux poser, d'abord le cartographier 1 : ce que j'ai fait avec l'aide précieuse de mon collègue Jacques Bertin. Puis — et c'est l'objet des lignes qui vont suivre — de ces cartes tirer quelques commentaires et réflexions qui pourront peut-être aboutir sinon à des conclusions du moins à des considérations plus générales et à un essai de chronologie. #

Au simple examen de la c a r t e l e s pays musulmans de la Méditerranée apparaissent comme extrêmement pauvres en ressources forestières : aucune tache de forêt véritable depuis la Syrie du Nord, du Liban où s'accrochent les dernières effilochures de la masse boisée syro-anatolienne, jusqu'aux monts de Kroumirie, à l'ouest de Tunis, qui amorcent la série de massifs forestiers de la côte du Maghreb, d'ailleurs vite dégarnis après les Kabylies et qui ne reparaissent que fragmentairement sur les côtes du Rif et de l'Ibérie méditerranéenne. La Syrie du Sud, le Sinaï, l'Egypte, la côte des Syrtes, l'Ifrîqiya sont des pays pratiquement sans arbres. Et cette nature asilvatique s'étend loin vers l'est et vers le sud, en arrière des côtes méditerranéennes : l'Asie centrale, l'Iran, la Mésopotamie, l'Arabie, le Sahara y sont inclus et aussi les rivages de l'océan Indien jusqu'aux forêts de l'Inde occidentale et de l'Afrique orientale. Pris entre le désert et la mer, les pays musulmans du bassin oriental de la Méditerranée ont pour se ravitailler en bois la seule ressource des côtes d'en face : le double arc boisé que forment les massifs littoraux d'Anatolie, de Dalmatie, d'Italie, d'Espagne et du Maghreb et, en avant, la chaîne des îles encore très riches en forêts : Chypre, Crète, Sicile, Sardaigne, Corse, Baléares ; ou alors, bien plus loin, par-delà la zone désertique, les forêts côtières de l'océan Indien. 1. Voir note 1 et suiv. à la fin du chapitre, pp. 174-176.

156

Espaces et réseaux du haut moyen âge

L'étoile dont les multiples et longues branches convergent au centre du delta égyptien l'indique clairement : le commerce du bois sera pour la Méditerranée musulmane un commerce maritime à longue distance, c'est-à-dire un commerce complexe qui engagera de gros capitaux, des effectifs humains importants ; un commerce onéreux — si l'on songe qu'il dévore lui-même, sous forme de navires, une partie de sa propre substance — et fragile : routes coupées ou baisse des moyens monétaires. Si l'on regarde la carte d'un peu plus près, d'autres limitations se précisent qui s'ajoutent à la pauvreté foncière en ressources forestières : les difficultés à sortir le bois et à le transporter, surtout lorsqu'il s'agit de pièces de grandes dimensions. Relief et hydrographie se conjuguent ici, en effet, pour gêner l'extraction et l'acheminement des bois. Le flottage ne peut se pratiquer qu'en quelques points très localisés : dans la péninsule Ibérique, sur les côtes du Levante et de l'Algarve ; dans l'Italie du Sud, sur le golfe de Tarente ; dans le Sud de l'Asie Mineure, des forêts de Lycie, de Pamphylie et d'Isaurie par les torrents qui descendent du plateau anatolien*. Le transport par voie de terre de cette marchandise encombrante qu'est le bois de construction est tout aussi difficile : le relief ne se prête guère qu'au portage par animaux de bât, mode de transport qui élimine les pièces de grandes dimensions. Le roulage n'apparaît que très localement : charrettes et chariots ne sont mentionnés, et encore fort rarement, qu'en Andalousie et en Sicile. N i flottage étendu, ni roulage développé ; le seul moyen pratique reste le transport par bateau. La vue schématique : grand commerce du bois = commerce maritime, se confirme. Une série de petits ports du bois s'égrènent au pied des massifs forestiers de la côte ; un cabotage actif s'établit entre eux et les relie aux centres de consommation : de la Syrie du Nord vers la Palestine et l'Egypte, du Maghreb vers l'Ifrîqiya, du Levante espagnol vers les chantiers de la côte Sud, de l'Algarve vers l'embouchure du Guadalquivir \ Ces facilités plus grandes de sortie du bois et de transport par mer rendent compte de la marche de l'exploitation forestière en Méditerranée : de la côte vers l'intérieur, mais jamais bien loin. Cependant, le bois est une marchandise trop précieuse, trop indispensable pour que sa quête se limite strictement aux zones les plus faciles d'accès et d'extraction. Hors des circuits dessinés par le grand commerce maritime du bois le long des côtes ou depuis les rivages forestiers du Nord de la Méditerranée ou même depuis l'Inde, un commerce continental, « caravanier », du bois apparaît aussi sur la

Le bois dans la Méditerranée

157

carte ; et cela malgré les difficultés de transport et comme, au contraire, valorisé par elles : — Des massifs syriens vers le grand centre d'appel qu'a toujours été la Mésopotamie avec ses énormes agglomérations, son importante batellerie et ses ports du golfe Persique ; depuis le rebord intérieur du Casius et de l'Amanus directement vers le coude de l'Euphrate où l'on retrouve le plan d'eau et, partant, de bonnes conditions pour l'acheminement du bois. Encore à la fin du siècle dernier, on voyait souvent à Biredjik, le principal point de transit sur le fleuve, des caravanes du bois comprenant jusqu'à cinq mille chameaux attendre le passage des bateaux ; — Du Liban vers l'oasis de Damas ; — Des monts de Kroumirie et de la Medjerda vers Tunis et vers Kairouan : les premiers gouverneurs envoyés d'Orient par le Calife imposèrent aux Berbères, comme obligation perpétuelle, d'y amener à force de bras, par les chemins de l'intérieur, le bois nécessaire aux chantiers maritimes et urbains ; — Du cercle de forêt (Rif, Mamora, Atlas) qui forme son horizon lointain, vers Fès, ses chantiers de construction et ses ateliers de boissellerie ; — De « l'île du Maghreb » vers les oasis du Sahara et le Sahel soudanais : mâts et piquets de tente, pièces pour bâti de selles, bois résineux pour torches, charbon de bois, goudron... Le bois et les produits forestiers forment un poste important du commerce transsaharien « descendant » ; — De la bordure boisée (Sierra Morena, Fahs al-balloût ou « Campagne des chênes », pentes intérieures de la Sierra Nevada) vers les centres d'appels urbains, Cordoue, Madînat az-Zahra, Séville... et la batellerie du Guadalquivir. Le manteau forestier s'élimine ainsi sur deux de ses bords, attaqué à la fois par le commerce maritime et par le commerce caravanier. Mais les difficultés de sortie et de transport du bois limitent toujours les possibilités d'exploitation à une étroite bande de versants littoraux ou désertiques. Malgré la pénurie des ressources et l'active demande des centres de mise en œuvre, la carte des zones boisées déborde infiniment celle des forêts exploitées ; la « forêt utile »

158

Espaces et réseaux du haut moyen

âge

n'est qu'une assez faible partie d'une surface boisée déjà pourtant bien amenuisée5. #

Le problème du bois s'est toujours posé dans le monde méditerranéen. Et avec une acuité plus grande sur ses rives méridionales de la Syrie à l'Espagne, celles qui n'ont pas pour arrière-pays la profonde forêt européenne, celles que devait conquérir l'Islam. Problème toujours posé, mais en des termes de plus en plus sévères à mesure que se dégradent et se restreignent les peuplements forestiers originels. Il importe de marquer le mieux possible l'étape du processus de déboisement où l'on est rendu aux vn e -viil e siècles, quand se crée et agit à son tour la puissance économique du domaine musulman. A la limite ici de sa zone climatique, la forêt est fragile ; les arbres y sont « en pleine bataille contre la sécheresse » 6 ; le manque d'humidité atmosphérique et la destruction des sols en rendent le renouvellement naturel presque impossible. Détruite ou même simplement abîmée, la forêt ne se reconstitue pas d'elle-même, et les civilisations antiques l'ont exploitée sans ménagements, la détruisant ou l'abîmant irrémédiablement en beaucoup d'endroits : économie destructrice de richesses déjà bien parcimonieusement accordées ; destruction inconsciente, considérée au contraire par les contemporains comme un bienfait, une victoire sur la nature : parlant de Chypre, Strabon écrit : « Toutes les parties basses de l'île, anciennement, étaient tellement boisées que les arbres envahissaient tout et ne laissaient pas, à proprement parler, de place à la culture. L'exploitation des mines, à vrai dire, enraya un peu le mal en nécessitant de fréquents abattis d'arbres pour cuire et fondre le cuivre et l'argent ; puis à ce premier remède vint s'ajouter le développement des constructions navales... » 7 Recherches de nouveaux sols agricoles, traitement des minerais et travail des métaux qui absorbent un très gros volume de bois de chauffe ou de charbon, appel des thalassocraties successives aux matériaux de choix pour la mâture, la coque, les rames de leurs navires : voilà les facteurs de déboisement qu'indique Strabon pour Chypre. Nous les retrouverons ailleurs. Il faut y ajouter le rôle actif joué par le nomade pasteur : l'incendie qu'il allume pour transformer la forêt en pâturage, c'est-à-dire par la suite en maquis, puis en

Le bois dans la Méditerranée

159

steppe ; et aussi les déprédations de ses troupeaux ; à Chypre la dent des chèvres 8 a continué l'attaque initiale menée par la charrue, la forge et le vaisseau que nous décrit Strabon. Mais au VII e siècle le cycle de déboisement est loin detre achevé à Chypre : les chaînes du Troodos, au Sud, et surtout du Karpas, au Nord, où le climat est moins sec, connaissent encore d'importantes ressources forestières : quelques cèdres, des pins et surtout des cyprès, qui, de la première expédition de Mou awiya contre Chypre, en 649, jusqu'à la reconquête de l'île par Nicéphore Phocas, en 965, devait fournir en bois de marine les arsenaux musulmans de Syrie et d'Egypte. Si Chypre donc, malgré une exploitation continue, a pu rester pour la période qui nous occupe un centre important d'exportation de bois, il n'en est pas de même pour d'autres secteurs des côtes méditerranéennes où, dès le VII e siècle, le déboisement est déjà un fait accompli. Le Liban, s'il produit encore du bois à brûler, du charbon et du goudron, ne dirige plus ses fameux bois de cèdre vers l'Egypte ou la Mésopotamie. Le centre d'exportation des longs bois de marine a reculé vers le nord : pins du Casius et de l'Amanus et surtout cyprès des côtes d'Isaurie, de Pamphylie, de Lycie. La masse boisée syroanatolienne, jusque-là solitude sauvage, sort peu à peu de son isolement et se substitue au Liban dans son rôle de fournisseur de bois de choix pour les arsenaux et les chantiers urbains. La Cyrénaïque qui envoyait aux ateliers ses bois d'oeuvre — le cyprès et plus particulièrement le précieux citrus (thuya articulata) — n'exporte plus que le goudron de son maquis vers les arsenaux du Delta. Les sculpteurs sur bois de Foustât-Le Caire, successeurs de ceux d'Alexandrie, doivent maintenant faire appel à une matière première plus lointaine : thuyas du Maghreb, mélèzes d'Espagne, pins laricio de Sicile, sapins d'Anatolie ou même bois précieux de l'océan Indien. Les grandes zones de production de bois auxquelles l'Egypte s'adressait depuis si longtemps se sont retirées plus loin vers le nord et vers l'ouest. Dans le Sud de la péninsule Ibérique on décèle le même processus de recul des anciens centres fournisseurs et l'entrée en jeu de nouvelles zones d'exploitation et d'exportation du bois. Les « épaisses forêts » que Strabon signalait immédiatement au-dessus de Carthagène et de Malaga et dont on tirait alors journellement d'énormes quantités de bois pour le traitement des minerais et les chantiers de la côte, n'existent plus quelques siècles plus tard : l'exploitation

160

Espaces et réseaux du haut moyen âge

intensive par les Romains les ont fait disparaître et, certainement, dès le IV® ou le Ve siècle. Aussi, lorsque le travail reprit dans les mines et dans les arsenaux avec les Musulmans, les centres d'extraction du bois se trouvèrent-ils déplacés loin vers l'intérieur et la grande création portuaire de l'Espagne musulmane, Almeria, privée d'un immédiat arrière-pays forestier, dut, pour ravitailler ses chantiers, faire appel aux bois de la côte d'en face, le Rif, qu'elle recevait directement par mer, comme à ceux des forêts du Levante et des Baléares que lui apportaient les bateaux cabotant le long de la côte est de la Péninsule. Les centres consommateurs lancent leur appel à des régions productrices toujours plus éloignées. Les routes du commerce du bois s'allongent. Les nécessités de son financement augmentent, le problème des coûts devant s'accommoder par force du caractère indispensable de l'objet demandé. Déplacement des centres d'exportation : par conséquent appel à un horizon forestier non encore utilisé et rattachement au grand réseau commercial de régions jusque-là demeurées en dehors, c'est-à-dire entrée dans le courant économique général de zones de vie encore sauvage : — Bûcherons-charbonniers nomades des massifs sud-anatoliens qui descendent leurs billots aux Echelles de la côte ; — Populations forestières clairsemées de l'Amanus méridional qui sortent leurs bois vers l'ouest, vers les ports syriens et l'appel égyptien ou vers l'est, vers le marché intérieur d'Antioche et l'appel mésopotamien ; — Dans le mont Casius, homines silvestres, comme les appellent les voyageurs occidentaux de l'époque des Croisades, « hommes des bois » qui quittent temporairement leurs forêts ; — Bûcherons disséminés dans les clairières des massifs de Petite Kabylie qui, au Xe siècle, vont fournir les premiers fidèles tenants du mouvement fâtimide ; — Tribus des Ghomara du Rif qui apportent leurs bois à Fès et aux arsenaux du Détroit ; — Villages des hautes vallées des sierras de Segura, de Cazorla, de Alcaraz où se développe maintenant une active industrie de la boissellerie dont les produits « étaient vendus partout en Espagne et dans la plus grande partie du Maghreb ». Toute une nouvelle et active vie du bois, suscitée par des appels lointains, s'introduit ainsi dans des domaines jusque-là peu touchés

1 : LE BOIS D E M A R I N E Principales masses forestières Zones forestières exploitées pour la construction des navires du domaine musulman Goudron, poix, résines Commerce Contrebande > du bois de marine Capture J Approvisionnement des arsenaux extérieurs au domaine musulman

et l'appel des arsenaux *

m X

O

,

Anciens chantiers devenus musulmans Nouveaux chantiers créés par les musulmans Chantiers provisoires musulmans Chantiers hors du domaine musulman Extension et recul de ia domination musulmane (Vill«-Xl e S.) La "garde au b o i s " byzantine

2 : LE BOiS D E CONSTRUCTION et l'appel des chantiers urbains ^^^

Principales masses forestières Zones forestières pour le bois de construction employé dans le domaine musulman Commerce du bois de construction

O • O f - "

Villes anciennes en expansion » créées aux VII 0 et VIII e S . » » » IX e , X e et XI e S . Extension de la domination musulmane

3 : L E BOIS D ' Œ U V R E Principales masses forestières Zones forestières exploitées pour le boiscTœuvre travaillé dans le domaine musulman Commerce du bois d'œuvre de la Méditerranée » » » » » l'Océan Indien » » » » » la forêt nordique Entrepôts et centres de commerce

et l'appel des ateliers

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Centres de fabrication de boissellerîf Autre travail du bois Exportation de boisselierie Zones d'irrigation (Appel de bois po machines hydrauliques) Marches (Appel de bois pour l'arm machines de guerre) Places fortes des Marches * Extension de la domination musulma

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Le bois dans la

161

Méditerranée

par les courants du grand commerce et met en jeu des populations neuves qui sortent peu à peu de leur isolement et de leur barbarie.

II Destruction des ressources forestières provoquées par la consommation des civilisations urbaines et par les déprédations des sociétés nomades ; —

allongement des routes de commerce pour mettre en

exploitation de nouvelles zones boisées, ce qui exige des moyens accrus de financement ; — qui s'intègrent

appel à de nouveaux effectifs humains

progressivement

dans les aires d'activité

générale,

avec, à l'arrière-plan, la pauvreté foncière en bois des pays méditerranéens : ces trois mouvements lents et d'origine ancienne marquent l'étape de l'exploitation forestière où sont arrivés les pays méditerranéens que l'Islam vient de conquérir ; ils doivent être confrontés avec les conditions neuves, nées de la création même du domaine musulman

et

des

conséquences

économiques

que

cette

création

entraîne. Nouvelles conditions, mieux : nouveau climat économique caractérisé par un extraordinaire développement de l'appel de la consommation. Fait immense, le plus important de toute l'histoire du haut moyen âge avec l'afflux d'or dans le monde musulman. La demande en bois grandit dans d'énormes proportions : bois de marine, bois de construction, bois d'oeuvre, bois de chauffe que réclament en quantités toujours plus massives les nouveaux arsenaux, les chantiers urbains en continuel essor, la fabrication d'un outillage en bois multiplié par l'extension des irrigations, le développement des industries du feu. D e ces aspects du problème rendent compte les quatre cartes particulières dont les notations ont été extraites de la carte générale, schématisées et regroupées (voir le dépliant publié dans ce chapitre).

Le bois de marine et l'appel des arsenaux * Le facteur essentiel est ici la poussée de constructions navales. D u milieu d u VII e au début du IX e siècle, les Musulmans s'installent sur les rives méridionales de la Méditerranée. La guerre entre deux puis6

162

Espaces et réseaux du haut moyen âge

sances navales — Califat et Empire byzantin — se substitue à une hégémonie incontestée et double brutalement les besoins en bois de marine : il faut aux Musulmans créer de toutes pièces des flottes de guerre et de course, ajouter aux anciens de nouveaux chantiers de construction (huit pour l'Egypte musulmane contre deux pour l'Egypte byzantine) 10 . Au Xe siècle la lutte pour la domination du Maghreb et du bassin occidental de la Méditerranée qui met aux prises les Fâtimides et les Omeyyades d'Espagne s'accompagne de nombreuses rencontres navales dont les arsenaux d'Almeria et de Tortosa d'un côté, et ceux de Tunis et de Mahdiya de l'autre — tous d'origine musulmane 11 —, sont chargés de réparer les pertes. Au Xe et au XIe siècle des expéditions musulmanes partent contre la Galice de l'arsenal d'Al-Qasr (Alcacer do Sal), la grande création atlantique du califat de Cordoue. Des flottes de guerre et aussi des flottes de commerce, des flottilles de pêche (chantiers de Marsa'l-Kharaz pour la construction des grandes barques de corailleurs), des flottilles de transport fluvial (batelleries du Nil et du Guadalquivir, et aussi du Tigre et de l'Euphrate dont l'appel mord sur les massifs boisés de la Syrie du Nord). Ne pas négliger non plus le facteur technique. Augmentation des dimensions des navires, substitution de la longue antenne oblique « latine » à la courte vergue horizontale antique, emploi plus fréquent de bateaux à deux mâts : toutes innovations qui poussent à une dépense accrue en solide bois de coque et en longs fûts pour la mâture. Le navire « mangeur de forêts » est surtout un puissant instrument de « sélection à rebours » par la recherche incessante qu'il nécessite pour se procurer les plus beaux individus aptes à fournir les bois de marine de grandes dimensions. L'importance de cet appel, et aussi les difficultés à y faire face, se traduisent sur la carte par de longues flèches d'adduction convergeant vers les grands centres consommateurs que sont les arsenaux de la Syrie méridionale, de l'Ifrîqiya, de la Cyrénaïque et surtout de l'Egypte. Tout l'horizon forestier est mis à contribution. Appel aux bois de la Syrie septentrionale. De l'Amanus et du Casius : vers le sud, vers les ports syriens et surtout vers le Delta égyptien ; — vers l'est, vers la Mésopotamie, ses chantiers de construction pour les barques du Tigre et de l'Euphrate ; — vers le nord, vers la plaine cilicienne dépourvue d'arbres et l'arsenal de

Le bois de la Méditerranée

163

Tarsoûs (Tarse), la principale base de départ des flottes de course musulmanes contre les côtes byzantines d'Anatolie. Appel aux bois des rivages byzantins. Dès le milieu du VII e siècle, de nombreux raids pour se procurer du bois de marine sont lancés par les flottes syro-égyptiennes contre Chypre, la Crète et surtout les riches boisements de cyprès de la côte anatolienne 12 : expéditions souvent couronnées de succès, malgré la garde au bois vigilante montée par Byzance (organisation de son front maritime, croisières d'interception et contre-raids menés par la flotte des thèmes) ; Constantinople, au centre d'un véritable « empire des bois » (forêts des Balkans, d'Asie Mineure, de la mer Noire), défend de toutes ses forces les sources de sa puissance sur mer ls . Appel aux bois du fond de l'Adriatique. Raids contre les côtes dalmates ou recours au commerce de Venise qui concentre pour l'exportation les produits d'un très riche hinterland forestier. Mais ici aussi il faut échapper à la surveillance jalouse des Byzantins, et le commerce vénitien du bois de marine à destination des arsenaux musulmans devient un vaste trafic de contrebande d'autant plus fructueux pour les vendeurs, mais d'autant plus onéreux pour les acheteurs 14. Appel aux bois de la Méditerranée occidentale. Ici aussi les raids pour le bois lancés du nouvel arsenal de Tunis contre les rivages boisés de la Sicile, de l'Italie du Sud, de la Sardaigne, de la Corse, ont précédé la conquête, l'exploitation forestière organisée, donnant naissance à un vaste commerce à longue distance des forêts occidentales vers les chantiers orientaux dépourvus de matériaux de construction. Appel aux bois de l'océan Indien. Enfin, par la voie des moussons et de la mer Rouge, les arsenaux égyptiens reçoivent les bois de la côte occidentale de l'Inde (teck du Konkan et du Malabar) et: ceux de la côte orientale d'Afrique

Le bois de construction et l'appel des chantiers urbains " Un des aspects les plus caractéristiques de l'énorme développement que prend dans le monde musulman l'appel de la consommation

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est, à coup sûr, la demande intense lancée par les chantiers urbains qui s'ouvrent un peu partout. A une période de stagnation urbaine dans le bassin oriental de la Méditerranée, de profonde décadence dans le bassin occidental, succède une ère de prodigieux essor dans toute la Méditerranée musulmane : villes anciennes qui se dilatent, villes nouvelles qui se créent et se développent (et quelles villes ! ), avec Constantinople les plus peuplées de la Méditerranée d'alors Ces métropoles en continuelle extension sont autant de chantiers permanents qui réclament du bois de construction, de charpente, d'huisserie, de menuiserie, et aussi du bois pour les échafaudages, pour le chaînage de leurs édifices de brique, pour le coffrage de leurs murs en pisé, pour le cintrage de leurs voûtes. Tenir compte aussi, dans cette surexcitation du bâtiment urbain, des besoins d'une nouvelle religion qui a hâte de rivaliser avec les précédentes pour la beauté et la grandeur de ses édifices : dômes en bois des mosquées de Jérusalem, porte d'Al-Azhar au Caire en sapin d'Anatolie, plafonds à caissons, solives peintes, consoles sculptées des mosquées de Kairouan, Tlemcen, Fès, Cordoue. Appel des villes syriennes. La reprise d'activité qui se marque dans toutes les vieilles villes de Syrie (Antioche, Alep, Jérusalem, les Echelles de la côte, Damas surtout, la capitale des califes omeyyades) provoque un intense appel aux bois de la Syrie du Nord. Les vallées du Liban qui s'ouvrent au-dessus de Damas, épargnées par le déboisement « maritime » dont est victime le flanc ouest, ont conservé d'assez riches peuplements de noyers : ceux-ci fournissaient les charpentes des toitures qui abritaient — et qui abritent encore de tradition ancienne — les rues commerçantes de la capitale syrienne. Appel des villes égyptiennes. La vallée du Nil est une « rue de villes » dont le tronçon le plus animé est, à la pointe du Delta, l'agglomération proliférante de Foustât - Le Caire : Foustât (VIIe siècle) et les villes qu'elle projette successivement vers le nord : Al-'Askar (vn e siècle), Al-Qata'i (ix 8 siècle), Le Caire enfin, la grande fondation fâtimide (Xe siècle). Création continue (maisons, palais, édifices officiels, mosquées, université, remparts, portes monumentales), qui réquisitionne pour ses chantiers tous les bois, quelle que soit leur qualité, que peuvent lui fournir les maigres ressources du pays : trônes de palmier, acacias, tamaris — et qui surtout importe à grands frais les bois de Syrie et d'Anatolie, de Chypre et

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de Crète, de Sicile et du Maghreb, le teck et les autres essences de l'océan Indien. Appel des villes d'ijrtqiya. Si Tunis ne fait que prendre la ^ ite de Carthage et raviver l'appel de la vieille cité punique aux bois de Numidie et de Sicile, Kairouan bâtie au milieu de la steppe aride (671) détermine un nouveau centre de consommation dont les besoins en bois vont s'accentuant avec son bourgeonnement de villes satellites : au IXE siècle, les fondations aghlabides d'al-Qasr al-Qadîm (ou Al-'Abbâssiya) et de Raqqâda ; au XE siècle, Sabra-Mansoûriya, résidence des Fâtimides. Si le bois des oliviers du Sahel était pour les Kairouanais un excellent combustible — quoique très cher étant donné l'importance de la demande —, ils devaient faire venir de plus loin leurs matériaux de construction : des montagnes boisées de l'Ouest, et même pour la grande mosquée importer du teck de l'Inde. Même problème et mêmes solutions lointaines et coûteuses pour al-Mahdiya, la vraie capitale des Fâtimides, bâtie à partir de 915 sur un étroit rocher de la côte orientale. Appel des villes musulmanes de la Méditerranée occidentale. Pour les villes du Maghreb, de Sicile et d'Andalousie, le problème se pose différemment ; sauf pour Almería, isolée à la pointe du SudEst ibérique déboisée déjà depuis le V siècle, les massifs forestiers ne sont jamais très éloignés et fournissent amplement le bois de construction courant aux chantiers urbains du voisinage, quitte à faire venir de plus loin des matériaux plus nobles pour un chantier palatin ou religieux : par exemple, pin de Tortosa pour les plafonds de la grande mosquée de Cordoue. Cependant la demande des chantiers urbains fait progressivement reculer l'horizon forestier auquel elle s'adresse : notons 18 l'aspect circulaire, « régularisé », de cet horizon fournisseur de bois tout autour de Fès, de Cordoue, de Séville. Appel des villes mésopotamiennes. Ne pas omettre, par ailleurs, l'importance de l'appel adressé aux bois de charpenterie de la Syrie du Nord par les chantiers urbains de la Mésopotamie : au vu 6 siècle ceux de Koufa et de Bassora ; au VIII® siècle celui de Bagdad, la plus grande ville du monde ; au IXE siècle celui de Samarra, la nouvelle capitale des califes. Pour Samarra (en 836), « le calife donna l'ordre par écrit... d' [y] faire transporter toutes sortes de bois... de grandes poutres d'Antioche et de tout le littoral de la Syrie » 19.

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Appel aux bois syriens des villes du Tigre et de l'Euphrate d'un côté et, nous l'avons vu, des villes du delta du Nil, de l'autre : on retrouve ici les deux routes millénaires qui, par mer ou par caravane, ont acheminé les matériaux de construction vers les antiques civilisations urbaines d'Egypte et de Mésopotamie.

Le bois d'oeuvre et l'appel des ateliers

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Pour le bois d'oeuvre, le bois de travail, fourni aux artisans citadins ou ruraux, aux artistes sculpteurs, ciseleurs et marqueteurs des ateliers urbains ou palatins, les essences recherchées sont celles qui se travaillent le plus facilement (cèdre, frêne, peuplier...) ou celles qui ont le grain le plus fin (buis, chêne, sycomore, érable, teck...), ou encore celles dont la couleur et les veinures produisent l'effet le plus •décoratif (racines de thuya, acacia labakh, bois de santal jaune et rouge...). Certains de ces bois sont importés de l'extérieur, souvent de fort loin 8 1 : planches de frêne et de peuplier de Venise 22 ; teck, ébène, santal des rivages de l'océan Indien ; érable (bois de Khalang, mot où l'on a pu retrouver le vocable commun à toutes les langues slaves : klion) depuis la forêt nordique vers le Kharezm et la Caspienne et de là vers les centres de boissellerie de l'Orient musulman. Ces bois sont utilisés pour la fabrication de l'outillage, pour la boissellerie ou pour la décoration sculptée. Pas de mobilier, mais des tapis ; sauf dans les mosquées quelques minbar (chaire à prêcher), maqsoûra (clôture ajourée), dikka (tribune pour la lecture du Coran) : le monde musulman n'est pas une civilisation du bois, mais une civilisation du tissu. Posons une question au passage : beaucoup de techniques chinoises ont filtré à travers le monde musulman et s'y sont répandues, mais pas l'imprimerie xylographique. Ce dernier l'a connue, mais elle n'y a pris aucune véritable ampleur. L'imprimerie « mangeuse de forêts » 2 3 a-t-elle buté ici sur ces espaces asilvatiques ? Outillage en bois. A la demande traditionnelle et diffuse du « marché rural » en pièces de bois nécessaires à son outillage, l'économie musulmane en expansion est venue ajouter un énorme supplément : que l'on songe, en effet, au très grand développement pris par les cultures irriguées sur le pourtour de la Méditerranée musulmane et l'on imaginera sans peine l'important accroissement de ses besoins

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en bois d'oeuvre pour la construction des machines hydrauliques et le cuvelage des puits". Les grandes roues élévatoires de l'Oronte, du Sebou, du Tage étaient des constructions monumentales". Ajoutons aussi l'introduction de la canne à sucre et de l'industrie sucrière avec sa demande de nouveaux pressoirs et de nouveaux manèges **. Dans la vallée du Nil, les massives pièces de bois dur pour les moulins, les presses à sucre, et surtout pour le bâti et les différentes parties des chadoufs et des norias valaient jusqu'à cent dinars et donnaient lieu à une véritable lutte entre les propriétaires et les agents du gouvernement, ces derniers entendant réserver toute pièce de bois convenable pour l'usage exclusif de la marine. La demande du « marché urbain » " aussi se gonfle de tout le besoin rapidement croissant où l'on est de bois d'œuvre pour la construction des nouveaux métiers à tisser que réclame le développement des industries textiles. Comme s'amplifie aussi l'appel du « marché militaire » ss , des Thoughoûr, des « Marches », dont la large bande se déroule aux frontières de la Syrie — Mésopotamie — Arménie comme à celles de l'Espagne musulmane : demande d'arcs, de flèches, de bâtis de selles, de machines de siège et de défense 1 " : les ports syriens d'Hisn at-Tinât et de Tortose étaient spécialisés dans l'expédition aux forteresses de la frontière de ces bois propres à la fabrication des machines de guerre, tours, mangonneaux, échelles, etc.30. Boissellerie. Dans la Méditerranée musulmane, surtout dans les sociétés nomades des steppes et des bordures désertiques, intense est la demande en plats, récipients, ustensiles divers en bois taillé, creusé, tourné, parfois s'emboîtant les uns dans les autres (comme les fameuses cuillères de Baalbek). Nous sommes ici en présence d'une production nettement localisée et individualisée — certains centres de fabrication ont une importance mondiale — donnant naissance à un commerce actif, à longue distance". Commerce « interrégional » entre les différents pays de la Méditerranée musulmane (centres exportateurs de Tortosa, Quesada Segura en Espagne, du Rif et de Fès, de Miliana, dans le Maghreb, de Baalbek en Syrie) ; commerce « international » aussi : l'Orient musulman fait appel aux importations de boissellerie en provenance de Venise 33 par les routes méditerranéennes, et de Ratisbonne par les routes de l'Europe centrale, de la steppe et de la Caspienne, — Venise et Ratisbonne, plus que des centres fabricants, étant les points de concentration et d'exportation de toute une production locale disséminée dans les vallées

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des Alpes orientales et de l'avant-pays alpin du Nord. Il fait appel aussi aux produits fabriqués à R a f f y et dans les villes du Tabaristan avec les ressources locales ou avec le Khalang importé de la forêt nordique. La Méditerranée musulmane elle-même exporte ou réexporte de la boissellerie vers la mer Rouge et vers les oasis sahariennes et le Sahel soudanais. Travail précieux du bois. Dans les ateliers d'art musulmans34 le bois est travaillé suivant une technique délicate et minutieuse ; il est refouillé avec précision, ajouré, employé en nombreux panneaux assemblés avec adresse. Division en petits champs qui est aussi bien une précaution climatique pour empêcher le jeu de l'ensemble sous l'influence du soleil et de la sécheresse qu'une manière de faire l'économie des matériaux de grandes dimensions et aussi d'utiliser les moindres retombées : le bois est une matière rare et précieuse et traité comme telle. On lui associe volontiers d'autres matières précieuses : ivoire, nacre, or, argentUne habileté technique particulièrement avancée s'est développée ici dans un climat de pénurie de matière première — et, peut-être, dans une certaine mesure à cause de lui ? — qui contraste avec la rudesse et la massivité des exemplaires sculptés qu'ont pu nous laisser les civilisations du bois de la même époque. C'est aux artisans mudéjars, ces « Moros » passés sous la domination chrétienne et héritiers des techniques de l'Andalousie musulmane, qu'au XIVe siècle encore les papes d'Avignon demanderont de venir assembler les plafonds artesonados (lambrissés et à caissons) de leur palais.

Le bois de chauffe et l'appel des industries du feu 35 Les préhistoriens ont raison d'insister sur l'importance du feu et de la « première révolution industrielle » que son invention représente avec ce qu'elle entraîne : chauffage, éclairage, cuisson, céramique, métallurgie... et tort les historiens de n'y plus même faire allusion quand ils traitent de sociétés, de civilisations où, faute de bois à brûler, la possibilité de faire du feu ne va pas d'elle-même (cadres mentaux d'Occidentaux pour qui le problème ne se pose pas ?), avec tout ce que cette simple constatation suggère : d'abord pénurie de combustible qu'il faut faire venir souvent de très loin et à grands frais (et encore les essences méditerranéennes les plus courantes, les

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résineux, sont-elles un mauvais bois de chauffage qui flambe trop vite sans donner beaucoup de chaleur) ; — solutions d'économie ensuite : économie de poids et d'encombrement au transport en transformant le bois en charbon et économie de charbon en le faisant brûler dans de minuscules braseros, dans de petits réchauds portatifs en terre ou dans ces fourneaux en maçonnerie au foyer de très petites dimensions qui sont si typiques de la maison méditerranéenne, de la « romaine » à la « mauresque » ; — économie de calories aussi en chauffant les bains par un système d'hypocauste et les chaudières à sucre par des appareils à tubulures ; — enfin recours aux produits de remplacement les plus variés : paille, feuilles de palmier, déchets de toutes sortes, bagasse de canne à sucre... Encore tous ces procédés et palliatifs n'empêchent-ils pas de grandes agglomérations comme Le Caire, où l'approvisionnement en combustible est toujours difficile, de manquer souvent à peu près totalement de matière à brûler Mais la conséquence la plus grave de cette insuffisance et de cette incertitude de ravitaillement en combustible, c'est la limitation qu'elles finiront par imposer aux industries du feu dans le monde musulman : céramique et verrerie, métallurgie, fabrication du sucre37. Entre le VIII e et le XI e siècle, ces activités sont en plein essor et en considérable extension : l'appel en combustible (bois et charbon de bois) que ce développement provoque est, pour les pays musulmans de la Méditerranée, un important facteur de déboisement et aussi d'incitation commerciale. Appel des industries de la céramique et du verre. Le nombre des fours, le volume et la perfection technique de leurs produits (carreaux de faïence vernissée : zellîdj-azulejos ; poterie dorée ; glaçures au plomb, émaux, lustre métallique, ce dernier procédé introduit de l'Orient avec la domination musulmane) donnent à la céramique syrienne, égyptienne, maghrebine, andalouse, une importance de premier plan — non seulement esthétique, mais aussi économique ; ils supposent un très important développement des arts du feu, c'est-àdire un gros appel de combustible. S'y ajoutent naturellement les nombreuses briqueteries et tuileries que nécessite la multiplication des chantiers urbains et religieux, comme aussi les méthodes de construction prédominantes (emploi de la terre cuite). Il en est de même pour les industries du verre : aux centres antiques du delta égyptien et de la côte phénicienne viennent s'ajouter maintenant ceux de la Syrie du Nord, du Djerid dans le Sud tunisien, du Maghreb extrême (le Maroc) et d'Andalousie : c'est un

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Cordouan, "Abbâs ibn Firnâs, qui, dans la seconde moitié du IX* siècle, découvrit le procédé de fabrication du cristal 38 . Appel de la métallurgie. Le traitement des minerais et le travail des métaux — fabrication des armes, des ustensiles en cuivre, des ferrures pour les navires ; fonte de bronzes artistiques ; orfèvrerie ; frappe des monnaies — reçoivent une impulsion nouvelle de la remise en exploitation, après l'assoupissement de la période barbare, des mines d'Afrique du Nord et d'Espagne comme de l'arrivée des métaux du Caucase et de l'or du Soudan ; notons que la ferrure des chevaux, qui représente un effort immense pour la métallurgie, se répand, à partir du IXe siècle, dans les pays méditerranéens. Le grillage du minerai, le procédé au bas-fourneau, les forgeages multiples, les corroyages répétés entraînent une consommation de masses considérables de bois et de charbon de bois 39 . Le procédé au creuset avec lequel on obtient l'acier « indien » en exige plus encore : plus de quarante tonnes de combustible (charbon de bois et bois) pour moins de huit cents kilogrammes de fer affiné 40 . N e pourrait-on voir ici une ébauche d'explication de la non-propagation à travers le monde musulman du procédé au creuset, donc de la technique de l'acier fondu, et de son cheminement par les montagnes boisées de l'Asie centrale vers l'autre grand centre métallurgique de l'Altaï 41 ? Comme la technique de la xylographie, celle de l'acier au creuset serait-elle venue buter sur les étendues asilvatiques des pays musulmans ? Appel de l'industrie du sucre. Comme bien d'autres productions, du fait de la soudure économique entre Orient et Occident que la construction du monde musulman a permise, la culture de la canne à sucre s'est introduite et répandue dans le domaine méditerranéen. Et la fabrication du sucre qui l'accompagne a provoqué d'immenses besoins en bois : bois d'œuvre pour les presses, nous l'avons indiqué, mais surtout combustible pour chauffer les chaudières. N e pas oublier que le développement de l'industrie sucrière devait provoquer la déforestation presque complète, au XVIe siècle, de l'île de Madère (cependant île « du bois »), et, aux xvii e -xvm e siècles, celle des Antilles. III Les quatre petites cartes, tirées de la grande par soustraction méthodique, nous ont permis de présenter les principaux aspects du pro-

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blême ; et de ce problème nous pouvons maintenant isoler les éléments majeurs ; les isoler pour mieux les caractériser et pour finalement, en les réajustant les uns aux autres, retrouver la carte d'ensemble — une carte désormais singulièrement dynamisée et parlante. On peut ainsi distinguer : 1) Un élément « structurel » : la pauvreté foncière en bois du domaine méditerranéen, plus particulièrement de ses rivages sud et est la fragilité de la forêt dans ces régions qui marquent sa limite climatique ; 2) Un élément « longue durée » : la dégradation continue du manteau forestier (qualité et étendue des boisements) exploité sans ménagement depuis l'Antiquité ; 3) Un élément « conjoncturel » : la triple série de processus à évolution plus rapide qui viennent interférer avec la lente et majestueuse courbe du déboisement méditerranéen et, tous, pour l'accentuer encore : a) Conjoncture économique : un énorme accroissement de la demande provoqué par l'essor du monde musulman : nouvelles flottes, nouvelles villes, nouveaux édifices du culte, nouvelles zones d'irrigation à équiper en machines hydrauliques, nouvelles mines dont il faut traiter le minerai ; b) Conjoncture technique : arrivée dans le monde méditerranéen de nouvelles techniques maritimes nécessitant plus de bois d'oeuvre, de nouvelles techniques de fabrication (industrie du sucre) exigeant plus de bois de chauffe ; c) Conjoncture militaire (domination d'espaces importants pour leur valeur de production) d'abord favorable : extension de la domination musulmane aux pays moins pauvres en ressources forestières du bassin occidental de la Méditerranée, de la Sicile et de l'île de Crète ; puis défavorable : perte de certaines régions vitales pour le ravitaillement en bois des centres musulmans : Crète, Syrie du Nord, Sicile41. Il faut enfin faire intervenir un dernier ensemble de faits où pourraient être recherchés certains éléments d'explication : les questions de financement. Comme nos cartes en témoignent, le commerce du bois est, pour les centres marchands de la Méditerranée musulmane,

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un commerce important, complexe, multiforme : cabotage et aussi transport à longue et même très longue distance — importation autorisée et aussi trafic de contrebande —, échanges réguliers et aussi razzias lancées contre les rivages adverses... Un commerce de toute façon très onéreux par les moyens techniques qu'il demande, par l'importance des transports qu'il nécessite et par les effectifs humains qu'il met en jeu. Onéreux surtout par sa nature unilatérale : à peu près complètement démunis de ressources propres, les centres consommateurs de la Méditerranée musulmane vont acheter parfois très loin et toujours fort cher la matière indispensable qui leur manque. Commerce d'un produit clé accroché et comme suspendu aux possibilités d'un financement continu et massif, c'est-à-dire à la domination des routes et des centres commerciaux extérieurs par une monnaie forte, le dînâr 43. Quand ce médium privilégié des échanges viendra à manquer, vers la fin du XIe siècle, la Méditerranée musulmane manquera vraiment de bois. *

Nous pouvons esquisser maintenant une chronologie du problème du bois tel qu'il s'est posé, du VIIe au XIe siècle, dans les pays de la Méditerranée musulmane à peu près dépourvus de ressources forestières propres — Syrie du Sud, Egypte, côte des Syrtes, Ifrîqiya. Vlle-VUle siècles. Jusqu'au début du VIII e siècle, ces pays ne disposent encore que d'une seule zone forestière importante : la Syrie du Nord. C'est cependant le moment où le besoin de bois se fait le plus pressant : pour les chantiers urbains de Damas, de Foustât, de Kairouan, de Tunis, et surtout pour les chantiers maritimes de Syrie et d'Egypte engagés dans une grande lutte pour l'hégémonie navale contre les flottes byzantines. Tout est mis en oeuvre pour se procurer le bois nécessaire : réquisitions et contrôle sévère des faibles ressources locales dans la vallée du Nil ; exploitation intensive des forêts de la Syrie septentrionale ; très nombreux raids lancés sur les côtes boisées d'Anatolie, de Chypre et de Crète pour en tirer rapidement le précieux bois de marine. VIIIe-Xe siècles. Au VIII e siècle, l'établissement définitif de la domination musulmane sur le Maghreb et la conquête de l'Espagne ouvrent de nouveaux horizons forestiers. Un arsenal est créé à Tunis, alimenté en bois des massifs kroumirs par les corvées berbères. Les

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pins de la côte occidentale d'Espagne sont acheminés vers l'Ifrîqiya. Des raids sont, dès cette époque, lancés contre la Sicile. Les conquêtes du IXe siècle vont élargir considérablement ces bases d'approvisionnement : Crète, Sicile, Italie du Sud et occupation temporaire de certains points boisés des côtes provençales et dalmates. C'est le moment aussi où nous rencontrons les premières indications d'un appel au commerce de l'océan Indien pour la fourniture de teck. Deuxième moitié du IXe siècle et première du Xe : moment où les chantiers navals de Syrie, d'Egypte, d'Ifrîqiya sont bien ravitaillés, où les flottes musulmanes affirment leur puissance dans le bassin oriental de la Méditerranée. Alors s'organisent certains circuits du bois : Syrie-Egypte des Toûloûnides, puis des Ikhshîdides ; Ifrîqiya — Maghreb central — Sicile des Aghlabides, puis des Fâtimides ; Espagne — Maghreb extrême des Omeyyades, regroupés ensuite dans les deux domaines rivaux des califes du Caire et des califes de Cordoue dont les flottes puissantes se heurtent souvent. Xe-XIe siècles. Cette situation avantageuse devait être profondément modifiée au cours de la seconde moitié du Xe siècle. La reconquête byzantine des zones forestières de Crète, de Chypre et surtout des massifs de la Syrie septentrionale, privait l'Egypte de son traditionnel marché d'approvisionnement en bois, mettant dans une situation critique les Fâtimides qui s'installaient alors dans la vallée du Nil et y ouvraient le grand chantier urbain du Caire (969). D'où les « efforts extraordinaires » — le mot est d'Ibn Khaldoûa — que déploie la nouvelle dynastie égyptienne pour maintenir un ravitaillement suffisant en bois : à l'intérieur, organisation d'un sévère code forestier pour faire rendre tout ce qu'elles peuvent aux maigres ressources du pays ; à l'extérieur, appel redoublé lancé aux forêts des provinces occidentales du domaine fâtimide (Maghreb et Sicile), au commerce vénitien malgré l'embargo mis par le basileus sur les bois de marine du fond de l'Adriatique, aux bois de l'océan Indien enfin qu'on nous décrit alors arrivant « dans leur longueur naturelle » aux entrepôts d'Egypte. Au milieu du XIe siècle, la rupture du calife fâtimide avec ses clients zîrîdes d'Ifrîqiya et la perte de la Sicile privent les chantiers égyptiens des ressources que leur fournissaient jusque-là les forêts maghrébines et siciliennes. Réduite alors, pour sa fourniture en bois, aux importations tirées des lointaines forêts de l'océan Indien et au trafic de contrebande de Venise, épuisée financièrement par ces commerces coûteux à un moment où se restreignent les arrivées d'or du

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Soudan, la flotte fâtimide diminue rapidement. Son rôle sera insignifiant pendant les Croisades 44 . Mais le bois n'est pas seulement l'objet de commerce que les pays pauvres en forêts de la Méditerranée musulmane cherchent à importer avec le plus d'avidité parce qu'il est la condition première de leur puissance navale. Il est aussi pour eux la possibilité même de tout commerce maritime, de toute industrie développée, de toute civilisation urbaine. En face d'un Occident encore étouffé de forêts, mais qui commence à les utiliser pour ses navires, pour ses constructions, pour ses industries, le monde musulman décline et cède le pas.

Notes 1. C'est ici la première réalisation d'un ensemble de cartes inscrites dans le cadre plus vaste de mon Atlas économique du Monde musulman (VIF-VIII' siècles), qui permettra la confrontation de plusieurs aires, maritimes (Méditerranée et océan Indien) et continentales (Asie intérieure, Europe orientale et Afrique soudanaise). La partie « Productions et Objets de commerce » est en cours d'exécution dans le Laboratoire de Cartographie de la VI° Section de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes. 2. Cf. la carte générale publiée dans le numéro des Annales d'où est extrait ce chapitre, et surtout le carton d'ensemble, « L'appel de l'Egypte fâtimide aux bois de marine méditerranéens et au teck de l'Inde », où apparaît avec plus de netteté le caractère asilvatique et la position du Monde musulman entre les grands réservoirs à bois de la forêt nordique et de la forêt tropicale. 3. Cf. le peu d'étendue du réseau flottable reporté sur la carte générale. 4. Voir, sur la carte générale, l'importance de ces divers groupements de ports caboteurs du bois. 5. Voir, sur la carte générale, la localisation des points d'exploitation (attestés par nos sources) par rapport aux zones forestières (esquissées d'après des critères pédologiques et phytogéographiques). Voir aussi, sur les cartes schématiques, la portion restreinte des surfaces boisées mise en œuvre pour les différents emplois du bois. 6. P. DEFFONTAINES, L'homme et la forêt, Paris, 1933, p. 15. 7. Liv. XIV, ch. vi, 5. Strabon écrit aux environs du début de l'ère chrétienne. A la bataille d'Actium, en 31 avant J.-C., les galères égyptiennes étaient construites en cyprès de Chypre. Au IV* siècle encore, Chypre pouvait, c par ses seuls moyens, équiper un navire de la quille aux voiles » (AMMIEN MARCELLIN, Liv. XIV, ch. VIII,

14).

8. Cf. A. H. UNWIN, Goat Grazings and Forestry in Cyprus, Londres, 1928. 9. Carte 1. Pour une étude plus détaillée, cf. supra, chap. VI. Voir aussi, pour le côté byzantin de la question, H. ÉLBICOU, « Problèmes de la marine byzantine », Annales ESC 13 (2), 1958, pp. 327-338.

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10. Cf. la carte 1, où l'on a distingué les anciens et les nouveaux chantiers de constructions maritimes. 11. Nous avons conservé l'inscription de fondation de l'arsenal de Tortosa, créé par 'Abd ar-Rahmân III en 333 H . / 9 4 4 J.-C. (dans : Inscriptions arabes d'Espagne, réunies par E. LÉVI-PROVENÇAL, n" 86, pp. 83-84). 12. Voir la carte générale, où sont indiqués avec leur date les raids les plus importants parmi ceux que signalent les auteurs arabes, grecs, syriaques, arméniens. 13. Cf., sur la carte 1, le réseau de défense et le dispositif d'interdiction byzantins pour protéger le précieux bois de marine contre les tentatives musulmanes. 14. La carte 1 distingue les raids, le commerce et la contrebande. 15. Cf. le carton de la carte générale : « L'appel de l'Egypte fâtimide aux bois de marine méditerranéens et au teck de l'Inde ». 16. Carte 2. Pour l'essor urbain dans la Méditerranée musulmane entre le VIIE et le XI* siècle, cf. supra, chap. III. 17. Pour plus de schématisation, sur la carte 2, les villes ont été réparties en trois groupes : villes anciennes, villes musulmanes fondées aux VIÍVIIIE siècles, puis aux IXVXI* siècles. 18. Sur le carton de la carte générale où sont reprises avec plus de détaill les régions exportatrices de bois du Maghreb et de l'Andalousie. 19. YA'QOUBI, Les Pays, p. 49 de la trad. G . Wiet. 20. Carte 3. 21. Voir, sur la carte 3, les flèches d'adduction des matériaux destinés à être travaillés dans les ateliers de la Méditerranée musulmane. 22. Planches n'excédant pas 5 pieds de long (moins de 1,75 m), pour qu'on ne puisse les utiliser comme bois de marine (DANDOLO, Cbron., dans MURATORI, S.R.I.,

XII, p.

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23. La première édition des 5 048 chapitres du Canon bouddhique gravée sur l'ordre du premier empereur Song, de 971 à 983, comportait 130 000 planches de bois. L'imprimerie a contribué pour une large part au déboi sement de la Chine. 24. Voir, sur la carte 3, l'indication des principales zones d'irrigation. 25. Cf. G. S. COLIN, « La noria marocaine et les machines hydrauliques dans le Monde arabe », Hespéris 14, 1932, p. 22 et suiv. 26. L'introduction de la culture de la canne et la chronologie de son extension dans la Méditerranée musulmane sont notées sur la carte 4, « Le bois de chauffe et l'appel des industries du feu », les besoins en bois de feu étant encore plus importants que les besoins en bois d'oeuvre pour les appareils. 27. Voir, sur la carte 2, l'appel des villes et sa chronologie. 28. Voir, sur la carte 3, la localisation de ces zones d'appel au bois d'oeuvre. 29. Cf. par exemple, le récit du siège de Kamachon (Qamah) en Arménie, sur l'Euphrate occidental, par l'armée 'abbâsside, en 766-767, chez l'écrivain syriaque Ps. DENYS DE TELL-MAHRÉ (pp. 74-76 de la trad. J . B . Chabot, Paris, 1895). 3 0 . ISTAKHRI, B G A , I, p . 6 3 ; IBN H A W Q A L , B G A , I I , p . 1 2 1 ; IDRÎSÎ, t r a d .

Jaubert, II, p . 132 et 235. 31. Voir, sur la carte 3, le réseau commercial de la boissellerie. 32. « A Qaishâta [Quesada], on fabriquait au tour des plats ronds, à rebord, grands et petits, et toutes sortes de récipients en bois, vendus partout dans l'Espagne musulmane et dans la plus grande partie du Maghreb » (IDRÎSÎ, éd. et trad. Dozy, p. 203 et 249, et ar-Rawd al-mttár, éd. et trad. Lévi-Provençal, p. 165 et pp. 198-199). 33. Comme le bois de menuiserie de petites dimensions, les ustensiles en bois étaient soigneusement distingués des grandes pièces de bois de

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et réseaux du haut moyen

âge

marine et leur exportation vers les pays musulmans n'était pas prohibée par les autorités byzantines. La carte 3 localise les centres de travail artistique du bois attestés par les sources écrites ou par la conservation en place de pièces datées. Au IX" siècle, l'émir Ibrahim ibn al-Aghlab faisait venir de Bagdad le bois de sâdj (teck) destiné à la construction du minbar de la grande mosquée de Kairouan ; au XIe siècle, c'était en bois des Indes qu'était fabriqué le cercueil de la mère du prince zîrîde al-Moû'izz ; bien d'autre bois sculptés, conservés en Ifrîqiya ou signalés par nos sources, ont la même origine. Carte 4. Cf. pour une époque plus récente, celle des Mamlouks, le Journal d'un bourgeois du Caire, de IBN IYAS (trad. G. Wiet, II, p. 88, 266, 273) et le Voyage de Jean Tbenaud (éd. Schefer, p. 7) : « Ilz sont necessiteuz de bois ; pour ce font cuyre leur pain et viandes de fiantes de bestes, de branches de palmiers et de terre meslée avecques paille. » Zones et centres les plus importants de ces industries sont figurés sur la carte 4. On y a porté aussi les « fours à poulets » (couveuses artificielles), technique répandue surtout dans la vallée du Nil ; mais pour obtenir une température douce et égale on n'employait comme combustible que de la paille hachée mêlée à de la terre. E. LÉVI-PROVENÇAL, L'Espagne musulmane au X' siècle, Paris, 1932, p. 184. Voir dans IDRÎSÎ (pp. 213-214 et 265-266) la description de la mine de mercure voisine d'Almaden, avec ses 10 000 ouvriers et toutes ses batteries de fours que des équipes spécialisées ont pour charge d'alimenter constamment en bois de chauffe. D'après BALL, Manual of the Geology of India, liv. III, chap. VIII consacré à l'acier indien. Si l'on accepte l'hypothèse d'une origine chinoise pour cette technique (A. MAZAHÉRI, « Le Sabre contre l'Epée, ou l'origine chinoise de 1' " Acier au creuset " », Annales ESC 13 (4), 1958 pp. 669-686), le problème de la non-réception de la technique par le monde musulman se pose dans des termes analogues. Voir, sur la carte 1, le recul de la domination musulmane à partir de la fin du XE siècle. Pour un exposé d'ensemble des problèmes de financement, cf. supra, chap. I. Voir le carton de la carte générale qui retrace schématiquement ce recul et cet appauvrissement.

CHAPITRE

VIII

La chasse et les produits de la chasse dans le monde musulman VIMe-Xle siècles *

Touffues et giboyeuses, les forêts d'Occident ont joué un rôle capital dans la réalité quotidienne et dans les représentations collectives du moyen âge ; la chasse, cette forme sportive de la vie noble, sublimait par le jeu les rapports anciens et nécessaires entre l'homme et un milieu hostile, qui fournissait nourriture et vêtement. Dans le monde musulman, les forêts étaient fragiles, « à la limite de leur zone climatique », et, activement exploitées depuis la plus haute Antiquité, ne se reconstituaient pas d'elles-mêmes 1 ; l'importance économique de la chasse était moindre qu'en Occident et dans le nord de l'Europe, mais son rôle social de divertissement violent répondait aux mêmes exigences : « L'amour de la chasse est une des qualités naturelles de l'homme noble », écrit, au XI e siècle, le souverain poète de Séville, al-Mu'tamid Le goût pour la chasse s'inscrivait dans une double tradition : chasse royale dans les vastes réserves de la Perse sassanide — les « Paradis » — , dont la mode passa dans le monde méditerranéen vers le milieu du IIe siècle avant notre è r e 3 ; chasse des Bédouins d'Arabie, chantée par la poésie préislamique, course à cheval à travers les libres espaces du désert 4 . Les thèmes littéraires et décoratifs du monde musulman font une large place à la chasse, distraction favorite des grands et de la cour, passion des Umayyades de Damas, des Abbassides, qui chassaient au bord de l'Euphrate et dans la steppe

* Texte publié dans la revue Annales : Economies, Sociétés, Civilisations 24 (3), mai-juin 1969, pp. 572-593. Nous remercions M. Braunstein qui a contribué à mettre en f~rme les pages qui suivent, fragment d'une oeuvre laissée inachevée. 1. Voir note 1 et suiv. à la fin du chapitre, pp. 198-204. 7

178

Espaces et réseaux du haut moyen âge

herbeuse autour de Raqqa, l'ancien territoire de chasse des rois d'Assyrie. L'Aglabide de Kairouan, Muhammad II (804-875) devait à son goût de la chasse son surnom d' « Abûl-Garânîq » (« l'homme aux grues ») ; Toulounides et Fatimides entretenaient des fauconneries célèbres ; Usâma ibn Munqid décrit dans des récits vivants, avec la précision du technicien, les chasses des Hamdànides d'Alep et des émirs syriens dans les bas-fonds marécageux et sur les flancs des montagnes dans la vallée de l'Oronte, à la poursuite des oiseaux aquatiques, des mouflons et des chèvres sauvages, des chevreuils et des lièvres, des gazelles et des onagres 5 . Il serait possible de constituer un vaste dossier iconographique sur la chasse pendant le haut moyen âge, dans le monde méditerranéen, grâce aux nombreuses représentations peintes, gravées, sculptées ou tissées, qui fournissent de précieux renseignements sur les pratiques de la chasse et son importance sociale. Les techniques de la chasse à courre et de la fauconnerie ont été empruntées par le monde méditerranéen aux civilisations équestres du Touran et de la Perse. Le chasseur à cheval, armé d'un arc, d'une lance, d'un épieu ou coutelas de chasse 6 , était accompagné de chiens, lévriers du désert (slûqï) pour la chasse aux animaux rapides, braques, employés de concert avec les faucons (saqr), pour la chasse aux oiseaux 7. Dans la poursuite du gros gibier, le chasseur recourait à l'aide d'oiseaux de proie, combinée à celle de guépards dressés Selon la tradition, Yazld I " , calife umayyade de Damas (680683), aurait le premier dressé un guépard à monter en croupe derrière le cavalier ; lorsque le gibier avait été forcé par le chasseur et retardé par les attaques d'un oiseau de proie, on lâchait le félin, qui, en quelques bonds, saisissait la bête, l'immobilisait ou l'étranglait. Les guépards, assis, les yeux bandés, sur la croupe du cheval, sont souvent représentés dans les scènes de chasse figurées sur les ivoires, les miniatures, les objets de métal travaillé et les émaux de Syrie, d'Irak ou de Perse, du XI e au XVe siècle 9 ; on sait que la technique de la chasse au guépard pénétra dans le monde byzantin et en Italie du Sud 10. La chasse musulmane conserva en outre l'usage de tous les pièges et engins connus dans l'Antiquité, collets, appeaux, filets, et, pour les fauves les plus redoutables, fosses couvertes de branches, boyaux sans issue, cages dissimulées à trappe mobile. Saint Louis, chassant le lion en Syrie, utilisa, comme les Gétules de l'Antiquité le stratagème de la pièce d'étoffe jetée sur la tête du fauve, qui, entravé, était tué à 1 epieu.

La chasse et les produits

de la chasse

179

Outre son rituel sportif, la chasse a toujours eu plusieurs visages. Comme le monde antique, le monde musulman a pratiqué la chasse de destruction, qui s'attaquait aux animaux malfaisants, les bêtes féroces dont on redoute les incursions, les lapins et les lièvres, dont la prolifération risquait d'être inquiétante par exemple aux Baléares, les chèvres et bouquetins voraces des petites îles de Méditerranée (Pantelleria) ou des montagnes de Syrie et d'Asie Mineure. On pratiquait, d'autre part, nous l'avons vu, la capture d'animaux que l'on dressait à la chasse : les faucons les plus estimés venaient des environs de Lisbonne, de l'île de Cerné (insula accipitrum), d'Afrique du Nord et de Libye, du Taurus 1 3 ; des hautes montagnes, du Caucase à l'Inde ; les Musulmans faisaient venir diverses variétés de rapaces chasseurs, les meilleures étant celles du Hwârizm et du Hurâsân 1 4 ; du pays des Hazar , d'Angleterre et de Norvège, les faucons blancs arrivaient en Méditerranée par les cols des Alpes et par la voie des fleuves russes 15. Les guépards étaient capturés en Asie méridionale, surtout dans le Fârs, en Syrie et dans quelques contrées d'Afrique. La plupart des éléphants apprivoisés qu'importait le monde musulman venaient des forêts de l'Inde, et surtout du bassin du Gange, depuis la disparition, à la fin de l'Antiquité, des petits éléphants d'Afrique du Nord. Les éléphants étaient dressés à plusieurs usages : pour la guerre, pour la pompe des cortèges, le transport exceptionnel, les exécutions capitales. On ne doit pas oublier que la chasse approvisionnait les ménageries, dont le goût était resté très vif depuis l'Antiquité ; les éléphants voisinaient avec les lions, les girafes, les ours, les gazelles, les autruches dans le vaste parc installé à Samarra, dans le jardin zoologique des califes abbassides à Bagdad, ou dans celui de Humârawaih, fils de Ahmed ibn Tûlun, au Caire 16 ; animaux sauvages ou rares (tortues, singes de l'océan Indien, perroquets d'Afrique) peuplaient cages et volières, réserves sans cesse renouvelées, qui fournissaient aux souverains matière à cadeaux de prestige 1T. Le gibier était aussi — c'est un but fondamental de la chasse — un appoint alimentaire dans la nourriture des nomades du désert ou des sédentaires de Méditerranée : gibier à poil, chassé dans les forêts d'altitude d'Espagne et du Maghreb et sur la bordure du désert, chevreuils et cerfs d'Espagne et du Maroc, gazelles et antilopes de Syrie et d'Afrique du Nord, onagre à la chair très estimée ; gibier à plumes, comprenant surtout les oiseaux aquatiques et les migrateurs, qui volent en formations serrées, comme les cailles et les grives. Le calendrier de Cordoue (961) indique les dates d'apparition des dif-

180

Espaces et réseaux du haut moyen

âge

férentes espèces ailées : en mars, les grues deté ; en mai, les canards sauvages ; en juin, les oiseaux aquatiques ; en juillet et septembre, les grives noires et blanches ; en octobre, les grues d'hiver ls . On pourrait dresser la liste des terrains giboyeux privilégiés, des marais du Guadalquivir aux îles près de Tunis, des lacs du delta égyptien aux marais de l'Oronte et aux lacs de Syrie. Dernier aspect de la chasse, la conquête d'un butin de prix sur la dépouille des animaux, richesse naturelle exploitée parfois jusqu'à l'épuisement des espèces : fourrures, peaux et plumes, ivoire, furent dans le monde musulman l'objet d'un immense trafic, en fonction d'une demande à laquelle la mode dicta sa loi ; les produits de la chasse contribuent, en effet, à la définition d'une civilisation raffinée, qui a oublié son mépris pour les formes primitives de la vie forestière. Le même sentiment se retrouve chez tous les héritiers des vieilles civilisations urbaines : le vêtement de peau ou de fourrure décèle la « barbarie » ; pellitus est synonyme de « sauvage », et Rutilius Namatianus écrit avec dégoût au Ve siècle : « Rome elle-même était envahie par des hordes vêtues de peaux de bêtes... » 19 Les caprices de la mode contredisaient depuis longtemps les professions de foi de la « romanité » et les contempteurs du temps présent ; il est juste aussi de distinguer entre les peaux de bête d'une armée farouche et les délicates fourrures dont se paraient les élégants ; depuis deux siècles, on trouve de fréquentes mentions des vêtements de castor (castorani vestes) et des robes fourrées (sisyrae), lorsque ce luxe tombe sous le coup de ledit somptuaire de 416. A l'époque romaine, le grand réservoir à fourrures était constitué par la zone forestière du Nord, de la Bretagne à la Sibérie. Au i " siècle de note ère, Strabon mentionne les entrepôts de l'île de Bretagne, des Alpes, de l'Illyricum, de la côte nord du Pont-Euxin, qui draine les fourrures scythes, de Caesarea de Cappadoce, marché des fourrures du Caucase, de Palmyre, marché des fourrures parthes 20. Plus loin encore, les entrepôts du Bas-Indus, où aboutissaient les routes d'Asie centrale, recevaient les précieuses fourrures teintes de Chine Avec les invasions barbares, l'usage et le luxe de la fourrure prirent une nouvelle expansion dans l'Empire romain " et se transmirent à Byzance, tandis que Parthes et Perses sàssanides, en contact avec les peuples nomades de la steppe, aimaient à revêtir pelisses et bonnets fourrés. Dans la civilisation musulmane, héritière des traditions perses et byzantines et qui subit l'influence grandissante des pays iraniens et

La chasse et les produits de la chasse

181

touraniens, la fourrure tient une grande place dans la richesse vestimentaire et le luxe palatin et urbain ; on l'utilise pour la confection de vêtements chauds ou pour des découpes décoratives23 ; elle sert à fabriquer des coussins, des couvertures de prix, des tapis, et les auteurs arabes dressent un véritable palmarès des spécialités24. Pour satisfaire à la demande des grands centres musulmans, et en raison des faibles ressources locales, il fallait faire appel au grand commerce. Comme pour le bois, matière de première nécessité, la pénurie sur place de fourrures, marchandise de luxe, exigeait le maintien d'un réseau routier et d'une monnaie solide pour permettre les importations. En provenance de la forêt, les routes des fourrures recouvrent les routes du bois et convergent vers le monde musulman : de la façade forestière du Nord, à travers les steppes de l'Asie centrale, de la Caspienne et du Pont, vers l'Orient musulman et l'Empire byzantin ; de la façade forestière occidentale, par l'Angleterre, la Gaule, l'Espagne du Nord et l'Italie, vers le monde musulman de l'Ouest.

Production propre au monde musulman Elle se réduit à peu de choses, mais elle est importante en ce sens qu'elle détermine la localisation des centres du travail des fourrures : au nord de l'Espagne musulmane, au nord-ouest et au nord-est du plateau iranien. Dans la haute vallée de l'Ebre, dans la région de Saragosse et de Tudèle, Strabon signalait la présence de castors au bord des cours d'eau 25 ; les géographes arabes nous apprennent que les castors étaient devenus rares, et que l'on chassait surtout, de leur temps, la martre 26 (l'arabe « sammur » a donné « zamor » dans le bas latin de la péninsule Ibérique), le lapin, qui au IXe siècle ruinait les cultures à Minorque, le renard et le fénec. Le mot arabe « fanak », passé dans les parlers ibériques et dans les textes latins (alphaneke) 27, désigne en fait deux animaux différents, le petit chacal des sables, dont la fourrure était utilisée au XIe siècle dans l'Occident chrétien, ou la belette, la martre commune (« comadreja » en espagnol) vivant en .Espagne septentrionale et en Gaule, et dont al-Mansûr rapporta des peaux lors de sa grande expédition contre Saint-Jacques-de-Compostelle à la fin du Xe siècle28. Les centres du travail des fourrures dans l'Espagne musulmane

182

Espaces et réseaux du haut moyen âge

étaient Tudèle (Turila) et surtout Saragosse (Saraqusta) 2 8 ; situées dans les régions de chasse, ces villes utilisèrent la production locale, puis, quand cette dernière vint à manquer, traitèrent des fourrures importées. L'importante communauté juive de Saragosse était célèbre pour sa science dans le traitement et la teinture des fourrures, qui arrivaient du Nord de l'Europe en traversant les cols pyrénéens ou en remontant, de Castro Urdiales, la vallée de l'Ebre. A l'autre extrémité du monde musulman, la production locale avait aussi fixé l'industrie, à Barda'a (ar-Rân), entre le Caucase et l'Arménie. On chassait, dans la forêt ponto-caspienne, l'ours d'Arménie à la belle fourrure brune à reflets blancs 3 0 , le lynx, la martre et l'hermine des montagnes de Géorgie. Mais l'approvisionnement des ateliers était dû surtout aux fourrures importées par Itil et Derbend du pays des Hazar judaïsés et de la région des fleuves russes. Au nord-est du plateau iranien, on chassait, dans les montagnes d'Asie centrale, la martre et le renard (« ta'âlib ») du Ma warà'anNahr, entre l'Amou-Daria et le Syr-Daria. Ces fourrures étaient travaillées à Tirmid, mais surtout dans les centres du Hwârizm, au sud de la mer d'Aral, dans les villes de Gurgang, Kàt, Khiva, points d'arrivée des lignes de commerce des nomades turcs entre la forêt russo-sibérienne et le monde musulman. Dans les trois zones considérées, aux confins de l'espace musulman, l'évolution est comparable. Les aires de chasse aux animaux à fourrure s'épuisent et reculent vers le Nord ; il est dès lors nécessaire de faire appel à un commerce toujours plus lointain pour approvisionner des centres de travail des fourrures, qui demeurent immuables. Les communautés juives jouent dans ces villes le rôle de conservatoire des techniques anciennes ; mais la formation du monde musulman favorise la diffusion de techniques jusque-là restées l'apanage de certains pays lointains : c'est le cas des fourrures teintes de Chine, importées dans l'Empire romain par les ports du Bas-Indus et l'océan Indien (tarif de la mer Rouge), ou par les itinéraires Mésopotamie-Syrie (tarif de Palmyre) : à l'époque musulmane, la teinture des fourrures est pratiquée à Saragosse, à la porte de l'Occident barbare. Entre ces trois points extrêmes, ouvertures de l'Iran musulman sur l'Asie centrale et sur la Caspienne et façade de l'Espagne musulmane sur le monde barbare, il n'y avait pas à proprement parler d'aires de chasse aux animaux à fourrure ; mais on utilisait les peaux des grands fauves, lions et panthères, et les plumes. D e l'Afrique du Nord à l'Iran, quelques taches forestières pone-

La chasse et les produits

de la chasse

183

tuent les steppes et les déserts, repaires de lions, de panthères et de léopards ; mais ces territoires ne cessèrent de se restreindre, et les espèces de se raréfier. Les lions étaient encore nombreux au Maroc, dans la forêt de la Ma'mora, à la fin du moyen âge 31 ; des forêts du Maghreb central, ils reculèrent progressivement au désert ; on les chassait en Libye, en Numidie, en Ethiopie. En Syrie, ils se multipliaient au VIIIe siècle, au point qu'al-Walîd I e r introduisit des milliers de buffles dans les marais de l'Oronte 32 ; le buffle est en effet le seul animal capable de lutter contre le lion. Encore au XIIIe siècle, on trouvait des lions en Syrie du Nord, sur les bords du Jourdain et en Haute Mésopotamie M. En Arabie, dès l'époque préislamique, le lion était rare, et l'on n'en rencontre plus aujourd'hui que dans les montagnes du Yémen. Pline l'Ancien parle des panthères Africanae de Numidie 34 et les géographes arabes en mentionnent dans toute l'Afrique du Nord, depuis le désert Libyque et la Cyrénaïque jusqu'au sud du Maroc et dans les montagnes de Bougie. A l'époque musulmane, le développement des cultures et l'essor urbain les forcèrent à chercher refuge au désert, mais les centres d'apprêt des peaux restèrent dans la région côtière, à Kairouan et à Barca, où affluaient les peaux de panthères du Fezzan, d'Afrique orientale et d'Ethiopie 35 ; elles servaient à fabriquer des selles que le monde musulman exportait chez les Turcs d'Asie centrale et vers Byzance, où elles devenaient un important objet d'échange avec les peuples du Danube et de la Russie du Sud 36. Il faut enfin attirer l'attention sur le rôle de la plumasserie dans l'art du vêtement et de la coiffure. Les principaux oiseaux chassés pour leurs plumes étaient le pélican et l'autruche. Oiseau des marais, le pélican (« hawsal ») possède un jabot employé comme fourrure ; on le chassait en Hurâsàn, dans la Syrie du Nord, sur les bords de l'Euphrate, dans le delta du Nil, sur le lac Fezzara, aujourd'hui asséché, près de Bône 37 . Les manchons de plumes faits avec la peau des pélicans de l'Euphrate étaient très appréciés en Russie au XIXe siècle, et c'est ainsi qu'on imagine les précieux vêtements auxquels fait allusion le moine de Saint-Gall dans ses Gesta Karoli : il raconte comment Charlemagne, solidement vêtu more Francorum, entraîna à la chasse ses compagnons habillés de délicats vêtements orientaux « en peaux d'oiseaux de Phénicie », c'est-à-dire en plumes de pélican de Syrie, qu'ils venaient d'acheter à la foire de Pavie, et dont ils laissèrent les lambeaux aux fourrés *'. L'autruche était, dans l'Antiquité, très répandue en Berbérie, et

Espaces et réseaux du haut moyen

184

l'on

faisait c o m m e r c e de ses œufs et d e ses plumes

âge

dans tout

le

m o n d e méditerranéen. Les autruches ont aujourd'hui disparu d e T r i politaine et des H a u t s - P l a t e a u x algériens, et sont devenues rares dans le désert au sud du M a g h r e b , d'où elles r e m o n t e n t vers l'Atlas à la fin du p r i n t e m p s . Le grand réservoir à autruches était, jusqu'à l'époq u e m o d e r n e , la région du K o r d o f a n et du D a r F o u r : des caravanes, parties de la haute vallée du N i l , apportaient en E g y p t e les plumes d'autruche q u e réclamait, a u x XV e et XVI e siècles, la m o d e des panaches et des plumets a u x toques, chapeaux et heaumes de tournois. Au XIe

siècle, Ibn H a f â g a décrit une autruche dans un

poème

célèbre ; peut-être en avait-il vu en E s p a g n e , où elles avaient amenées du M a g h r e b dans le jardin z o o l o g i q u e de C o r d o u e

39

été

. Géo-

graphes et voyageurs musulmans en signalent au M a r o c et e n Ifrïqiya

40

, mais, en comparaison d e la situation à l ' é p o q u e c a r t h a g i n o i s e 4 1 ,

on ne peut qu'indiquer la tendance irréversible à la disparition d'une espèce a n i m a l e et à l'épuisement d'une source d'exportation. On

peut faire une constatation analogue pour le p e t i t

éléphant

carthaginois, furieusement chassé dans l ' A n t i q u i t é pour les spectacles du cirque, et surtout p o u r le c o m m e r c e de l'ivoire ; il disparut dans les p r e m i e r s siècles de l'ère c h r é t i e n n e 4 Z . Au l " siècle, déjà, d'après Pline, on n e trouvait plus en A f r i q u e du N o r d q u e de petits échantillons d'ivoire ; au VII e siècle, Isidore de Séville é v o q u e la chasse à l'éléphant

de Mauritanie, q u i

n'est plus qu'un

lointain souvenir

« M a i n t e n a n t , seule l'Inde, dit-il, produit des éléphants. »

: